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LLECTION PAYOT

e Droit Pénal

ÉVOLUTION -- ÉTAT ACTUEL

PAR

E. GARÇON

PROFESSEUR DE LÉCISL.\T!OW CRIMINELLE

ET DE DROIT PÊNA! COMPARÉ

A LA FACULTÉ DE DHo ., ,.NlVERSîTi^

DE PARIS

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1922

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Stephen B. Roman

From the Library of Daniel Binchy

DE 1850 A 1920

Tome I (ISOO-1852) Tome II (1852-1900)

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N' 5. LOUIS LEGER

Membre de l'Institut, Professeur au Collège de France

LES ANCIENNES CIVILI- SATIONS SLAVES

N'^ 6. PAUL APPELL

Membre de l'Institut Recteur de l'Université de Paris

ÉLÉMENTS DE LA THÉO- RIE DES VECTEURS ET DE LA GÉOMÉTRIE ANA- LYTIQUE

7. C DE CIVRIEUX

LA GRANDE GUERRE (1914-1918)

APERÇU d'histoire MILITAIRE

N^' 8. HENRI CORDIER Membre de l'Institut

LA CHINE

N" 9. ERNEST BABELON Membre de l'Institut, Conservateur du cabinet des Médailles Professeur au Collège de France

LES MONNAIES GRECQUES

APERÇU HISTORIQUE

N"10. GEORGES MATISSE

Docteur ès-sciences

LE MOUVEMENT SCIENTIFIQUE

CONTEMPORAIN EN FRANCE

I. - LES SCIENCES NATURELLES

N-ll. D' PIERRE BOULAN Chef du service de radiologie et d'éleclrothérapie à l'hôpital de Saint-Germain

LES AGENTS PHYSIQUES ET LA PHYSIOTHÉRAPIE

N''12. HIPFOLYTELOISEAU Professeur de langue et de littérature allemandes à l'Université de Toulouse

LE PANGERMANISME

CE qu'il FUT CE Qu'iL EST N"13. EMILE BRÉHIER

Maître de conférences à la Sorbonne

HISTOIRE DE LA PHILO- SOPHIE ALLEMANDE

N" 14. E. ARIÈS

Correspondant de l'Institut

L'ŒUVRE SCIENTIFIQUE DE SADI CARNOT

INTRODUCTION A l'ÉTUDE DE LA THERMODYNAMIQUE

N" 15. MAURICE DELAFOSSE

Ancien Gouverneur des Colonies,

Professeur à l'École coloniale et à

l'École des Langues Orientales

LES NOIRS DE L'AFRIQUE

N" 16. AUGUSTIN CARTAULT

Professeur bonoraire de poésie latine à l'Université de Paris

LA POÉSIE LATINE

17. L. MAQUENNE

Membre de l'Institut, Professeur au Muséum d'Histoire naturelle

PRÉCIS DE PHYSIOLOGIE VÉGÉTALE

NM8. D'G. CONTENAU Chargé de Missions archéologiques en Syrie

LA CIVILISATION ASSYRO-BABYLONIENNE

N" 19. H. LECHAT

Professeur à l'Université de Lyon Correspondant de l'Institut

LA SCULPTURE GRECQUE

M. EMILE GARÇON

M. Garçon, docteur en Droit de la Faculté de Poitiers, fut d'ahord avocat. En 1879 il occupa la chaire de droit pénal à la Faculté de Douai, puis de Lille, lorsque cette Faculté fut transférée dans cette dernière ville. En même temps il y fut chargé d'un enseignement de l'histoire du droit. Appelé à Paris en 1898 il fut nommé à la chaire qui avait appartenu avant lui à Ortolan et à Léveillé. Il a organisé dans cette Fa- culté une salle de travail et un enseignement criminologique se sont formés un grand nombre de magistrats, d avocats et de professeurs qui ont marqué leur place dans les Universités françaises et étrangères.

M. Garçon n'a été et n'a voulu être que professeur et a consacre toute sa vie à l'étude du droit criminel : son œuvre capitale est un commentaire du Code Pénal il a systématisé toute la jurisprudence du XIX® siècle. Cette œuvre, qui n'est pas encore terminée, lui a coûté 30 années de travail. La mé- thode rigoureuse, suivie dans cet ouvrage, considérable, fait disparaître l'opposition traditionnelle de la pratique et de la doctrine. Ce code annoté est aujourd'hui dans toutes les mains, au Palais comme à l'école. Mais M. Garçon n'est pas seule- ment un juriste. Aucun des grands problèmes sociaux et moraux que soulève l'application du droit répressif ne 1 a laissé indifférent. Aussi éloigné des théories dites classiques que des nouveautés hasardeuses et dangereuses, il est, comme l'a dit un de ses élèves, un des chefs de l'école néo-classique. Ces idées, M. Garçon les a exposées dans un grand nombre d'articles de revues, de rapports et de discours. Il est depuis de longues années l'un des principaux rédacteurs de la Refus pénitentiaire II a été président du groupe français de l'Union internationale de Droit pénal, et de la Société des Prisons. Ce sont ces doctrines que M. Garçon a voulu résumer dans le livre que nous donnons aujourd'hui au pablic.

COLLECTION PAYOT

E. GARÇON

PROFESSEUR DE LEGISLATION CRIMINELLE

ET DE DROIT PENAL COMPARÉ

A LA FACULTÉ DE DROIT DE LUNIVERSITÉ DE PARIS

LE DROIT PENAL

ORIGINES - ÉVOLUTION - ÉTAT ACTUEL

PAYOT & C^ PARIS

106. BOULEVARD SAINT-GERMAIN

1922

Tous droits réservés

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 3

CHAPITRE PREMIER. - LE DROIT PÉNAL PRIMITIF 7

CHAPITRE :i. LES ORIGINES DU DROIT DE PUNIR DE

L'ÉTAT 29

C//.4P/rRE ///.- L'ANCIEN DROIT PÉNAL 58

CHAPITRE IV. LE DROIT PÉNAL CONTEMPORAIN 81

CHAPITRE K. - LES QUESTIONS ACTUELLES 130

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays Copuright \92\,bu Pavot & C".

INTRODUCTION

Le crime, en entendant cette expression dans un sens très général, peut être défini : un acte contre lequel la société réagit au moyen d'une peine. Le crime et la peine sont donc des phénomènes sociaux, soumis aux lois de la sociologie, et ainsi conditionnés par tous les changements apportés à l'organisation sociale, par exemple, par les variations du milieu économique et, plus encore, par l'état des croyances morales et du degré de culture de chaque époque et de chaque peuple. Mais en dépit de ces diver- sités, les concepts du crime et de la peine ont toujours été dominés par un certain nombre de principes fondamentaux, qui apparaissent à travers les coutumes primitives, qu'on retrouve, sous des aspects divers, pendant le cours des siècles historiques et qui persistent deins le droit pénal des peuples parvenus au plus haut degré de civilisation, parce qu'ils tiennent à la nature même de l'homme et aux lois élémentaires de son esprit.

C'est un fait que l'homme n'est pas simple mais com- plexe. D'une part, il cherche à assurer le développement de sa propre personnalité et la satisfaction de ses besoins et de ses passions individuelles, et, d'autre part, il est un être sociable, soumis aux nécessités de la vie en commun. On ne saurait méconnaître ni l'une ni l'autre de ces ten- demces sans s'exposer à tomber dans les plus graves erreurs.

La vie en société est une nécessité imposée à l'homme par sa nature même, et à laquelle il ne saurait se soustraire

4 LE DROIT PENAL

sans périr. Personne n'oserait plus soutenir aujourd'hui, qu'à une époque présociale, il a vécu dans un état de nature, isolé des autres et parfaitement libre. Cette hypothèse aprioristique de la philosophie du XYIII*^ siècle n'a pas résisté à l'observation des faits, dès qu'on a appliqué à la science sociale les sûres méthodes expérimentales. L'homme, aussi mal armé pour l'attaque que pour la défense, n'a pu échapper aux dangers de destruction qui le menaçaient de toutes parts, il n'a pu l'emporter dans la lutte pour la vie que par la force de l'association. Seule elle lui a permis de faire usage des ressources de son intelligence pour assurer la fortune de sa race. Par la parole, cet instrument social par excellence, il a pu communiquer aux autres les fruits de son expérience, lesquels trîmsmis à ses descendants, accrus de générations en générations, ont porté les connais- sances humaines au haut degré de culture elles sont parvenues. Il est donc parfaitement inutile de chercher l'origine de la société : comme les sociétés animales, elle s'impose comme un fait.

Mais ce serait une erreur non moins grave de considérer l'homme comme s'absorbant dans le milieu commun et, simple cellule sociale, perdant toute individualité. Il a des intérêts, des besoins, des désirs et des passions qui lui sont propres, et il porte en lui une volonté de puissance qui le pousse à affirmer sa personndité, fusse au dépend des autres, même à exploiter la société à son profit et à son avantage. Et ce sentiment égoïste est aussi nécessaire pour lui permettre de vivre et de progresser. L'initiative individuelle et l'intérêt personnel sont les puissants moteurs de l'effort et du travail. L'homme qui ne sentirait et ne penserait que socialement, sans aucun souci de son bien propre et qui pratiquerait ce complet oubli de soi-même.

INTRODUCTION 0

marcherait évidemment à sa ruine. Quelques moralistes ont prophétisé, comme dernière étape du progrès, une société ainsi composée de purs altruistes. Simple fantaisie d'imagination, qui, comme l'état de nature, se heurte et se brise à l'observation des faits.

Il est manifeste que ces deux sentiments, la sociabilité et l'égoïsme, se contredisent. D'une part, la vie commune exige l'établissement d'une discipline imposant à chacun des obligations, et, d'autre part, le moi semble se refuser à toute contrainte et ne saurait d'ailleurs, dans l'intérêt même de la société, être comprimé au delà d'un certain point critique. Ne pouvant supprimer ni l'une ni l'autre de ces tendances, force a bien été de les concilier par des règles qui, à la fois, reconnaissent et garantissent les droits de l'individu, et déterminent les devoirs qui lui sont imposés pour fissurer l'ordre public. Mais pour faire accepter ces devoirs, il a fallu de longs siècles de luttes douloureuses, luttes mêmes qui ne sauraient prendre fin, car aussitôt que les forces qui les imposent se relâchent, les passions indivi- duelles reprennent leur libre cours, et la société retombe dans le désordre. Tâche immense et incessante, mais dont la civilisation est le prix.

La morale, les religions, le droit criminel sont les trois principaux moyens employés pour déterminer et préciser ces règles essentielles au maintien de la discipline sociîile et pour établir les sanctions sans lesquelles elles seraient sans force. L'une de ces sanctions se trouve d'abord dans la conscience humaine qui, guidée par une sorte d'instinct social, honore ceux qui vivent selon les lois, et frappe de réprobation les indisciplinés qui prétendent s'en affranchir. On a pu nier que la morale de l'honneur fut suffisante pour courber les volontés malfaisantes, mais on ne saurait

6 LE DROIT PENAL

méconnaître que le désir d'acquérir l'estime des autres, et la crainte de l'infamie, soient parmi les plus puissants mobiles qui gouvernent la conduite pratique des hommes. Le sentiment religieux et les sanctions surnaturelles qui en sont la suite n'ont pas concouru moins efficacement à imposer le respect des préceptes nécessaires à la vie sociale. La foi commande avec la puissance souveraine d'un prin- cipe d'action qui ne tolère aucune discussion. Étrangère à toute logique rationnelle, c'est un impératif auquel on ne peut se soustraire sans s'exposer aux châtiments inéluc- tables de la justice divine. Mais ces sanctions purement morales et religieuses sont insuffisantes. Il y a des pervers qui bravent le déshonneur, et il y a toujours eu des incré- dules et des impies, sur lesquels la foi reste sans force.

Il a donc fallu établir des sanctions humaines purement terrestres, en infligeant un mal à celui qui désobéit aux lois, se met en rébellion contre la communauté et empiète sur les droits des autres. Ce mal a pris les formes les plus diverses depuis les pures représailles inspirées par la ven- geance, jusqu'à la peine reposant sur une pure idée de justice. Ces progrès ont été accomplis par la science juri- dique dont tous les efforts ont tendu à fixer les conditions et les limites de la répression. C'est l'histoire de cette évo- lution que nous nous proposons de retracer. Elle n'est rien moins, sous un de ses aspects les plus caractéristiques, que l'étude du problème moral dont l'humanité poursuit la solution à travers les siècles, et de laquelle dépend, beaucoup plus que de ses conquêtes sur le monde physique, les véritables progrès et l'avenir de la civilisation.

CHAPITRE PREMIER LE DROIT PÉNAL PRIMITIF

L'étude du droit primitif n'a été entreprise que récemment et la sociologie seule en a montré l'importance scientifique. Ayant pour objet la recherche des lois naturelles qui gou- vernent les phénomènes sociaux, et pour méthode l'obser- vation des faits, elle a été naturellement amenée à remonter aux origines. Les lois sociologiques sont en effet de deux sortes : les unes sont statiques et dominent les phénomènes dans un milieu social donné : par exemple le crime chez les peuples civilisés et qui pratiquent la grande industrie. Mais il y a aussi des lois sociales dynamiques, qui gou- vernent, diuis le temps, les chemgements, les progrès et les régressions des institutions répressives. Pour les décou- vrir et les formuler, il est évident qu'il faut rechercher tous les faits qui peuvent tomber dans le champ de nos observations et jusqu'aux plus anciens.

Mais dès que ces recherches ont été commencées, on s'est vite aperçu que les institutions primitives échappent à toute chronologie. On les retrouve, avec tous les traits qui les caractérisent, depuis l'antiquité la plus éloignée jusqu'à aujourd'hui. En réalité, elles naissent dans un certain milieu, et sont les mêmes, partout les mêmes conditions sont réalisées, quels que soient les lieux et les temps.

Or, pour reconstituer les institutions primitives, on peut d abord utiliser les documents législatifs anciens. Mais

8 LE DROIT PÉNAL

ces sources sont peu sûres et ont toujours besoin d'être interprétées. Longtemps les historiens du droit ont cité, comme les plus vieilles lois connues, la loi des XII Tables et la loi salique, dont ils se bornaient à répéter les formules, sans en comprendre exactement l'esprit et sans en pénétrer la véritable signification. En réalité, ces textes ne nous livrent qu'un droit fort évolué et ils ont été écrits à une époque le droit primitif était déjà en pleine décadence. On en pourrait dire autant des lois d'Hamourabi qui, chronologiquement, remontent à la plus haute antiquité, mais qui ont été faites pour un peuple ayant depuis long- temps dépassé la période sociologique primitive. Les Gragas, qui datent du XII® siècle, se tiennent peut-être plus près des origines, mais sont loin pourtant de les pré- senter dans leurs formes pures.

Les œuvres littéraires : les poèmes homériques, les Sagas, les livres sacrés de l'Inde, la Genèse nous fournissent des documents plus précieux peut-être et qu'on ne saurait négliger. Mais aucune d'elles non plus ne sont à propre- ment parler contemporaines des temps primitifs. Elles ont été écrites ou recueillies alors que la civilisation avait déjà fait de grands progrès, que les coutumes et les croyances originaires étaient profondément modifiées, et que les mœurs antiques n'étaient plus que des souvenirs lointains et presque effacés sous la floraison riche des légendes popu- laires.

Ainsi ces lois et ces poèmes ne nous livrent que des sur- vivances. Pour en tirer des conclusions scientifiques, il faut d'abord les soumettre au plus sévère examen critique, et se livrer à un travail de reconstruction, avec toutes ses chances hypothétiques. Cependant les études entreprises en ce sens ont déjà conduit à des résultats positifs, et qui

LE DROIT PENAL PRIMITIF 9

ont éclairé d'une vive lumière l'obscurité de ce lointeiin passé.

Mais nous avons une autre source de renseignements, qui nous permettent, heureusement, de pénétrer plus intimement ces institutions si étrangères au monde auquel l'esprit moderne est accoutumé. Il existe encore des peuples qui, n'ayant pas dépassé le stade de la civilisation primi- tive, ont conservé, dant toute leur pureté, les mœurs et les coutumes antiques. En les voyant fonctionner sous nos yeux, elles apparaissent dans leur simplicité et nous en sai- sissons facilement la raison d'être, l'esprit et la portée. Elles vivent devant nous. Grâce à ces données ethnolo- giques, les documents historiques s'éclairent et des textes qui seraient passés inaperçus, ou qui seraient restés abso- lument incompris, prennent une valeur nouvelle. Mal- heureusement, il faut l'avouer, ces observations ont rare- ment été recueillies avec une rigueur scientifique suffisante. Parmi les voyageurs, qui ont parcouru les pays inconnus, beaucoup connaissaient les sciences de la nature, mais il ne paraît pas qu'on ait jamais songé à adjoindre aux mis- sions, envoyées à la découverte, des historiens du droit. Aussi ont-ils passé à côté des faits les plus importants sans les comprendre. Ils relatent le plus souvent comme des particularités, qui les ont eux-mêmes surpris et étonnés, des usages qui rentrent dans les catégories les plus connues et les plus banales des coutumes primitives. D'autre part, les conquêtes coloniales diminuent, chaque jour, le nombre des peuplades qui ont conservé ces mœurs archaïques, et on peut prévoir l'heure elles auront toutes disparu. Seuls quelques rares sociologues ont poursuivi ces études avec une méthode rigoureuse, et consciente du but à at- teindre. Mais leurs observations n'en sont que plus pré-

10 LE DROIT PÉNAL

cieuses, et elles sont si fécondes qu'elles ont permis d'as- seoir, sur les bcises scientifiques les plus sûres, la recons- titution de tout l'ensemble du droit primitif.

Le principe fondamental qui ressort de toutes ces études, et qu'on peut aujourd'hui considérer comme définitive- ment acquis, est qu'il existe un rapport nécessaire entre les institutions sociales et le milieu dans lequel elles se sont formées et développées, et qu'elles dépendent avant tout des faits économiques et de l'état des découvertes scienti- fiques et des inventions industrielles qui ont permis à l'homme de maîtriser les forces de la nature.

L'homme, qui se nourrit exclusivement de la cueillette, de la chasse et de la pêche, n'a guère vécu autrement qu'en horde, et cette horde, qui apparaît ainsi comme le plus archaïque des groupements sociaux, est encore presque complètement inorganique. La domestication des animaux et des plantes, en assurant sa subsistance régulière, lui a permis au contraire d'établir un certain ordre et une cer- taine discipline sociale. Autour du troupeau, qui constitue un capital commun, s'unissent des intérêts permanents et s'organisent des institutions stables. Elles se perfectionnent le jour la pratique de l'agriculture a fixé la demeure du groupe. Cet agrégat repose alors essentiellement sur un lien familial. Mais la famille doit être entendue ici dans le sens le plus large, comme comprenant, dans une même unité, plusieurs générations descendant d'un auteur com- mun, dont le souvenir est ordinairement perdu ou est devenu légendaire : tels la tribu sémitique, le y^vo; grec, la gens latine, le douar arabe, le village lorsque le clan est devenu sédentaire.

Chacun de ces groupements a son gouvernement, qui peut affecter les formes les plus diverses. La plus commune

LE DROIT PÉNAL PRIMITIF II

sans doute est la royauté absolue, le chef, désigné par la naissance, concentre entre ses mains tous les pouvoirs et est, à la fois, chef militaire, prêtre, juge et administrateur de la communauté. Mais on trouvera ailleurs ce chef élu et ne pouvant agir, dans les circonstances importantes, sans l'assentiment des anciens ou même de tous les membres du groupe. Les plus vieilles familles paraissent Jiinsi avoir connu et essayé toutes les formes constitutionnelles, la forme monarchique, ou aristocratique ou démocratique.

Mais le point le plus important, pour nos études parti- culières, est la situation réciproque de ces tribus familiales entre elles. Elles sont absolument et essentiellement indé- pendantes les unes des autres, et forment, en réalité, de petits états autonomes. Pour employer une expression juridique très claire, elles sont souveraines. Personne ne peut donc s'immiscer dans leur administration intérieure, personne non plus dans leurs relations respectives, puis- qu'il n'existe au-dessus d'elles aucun organe quelconque, ayant le droit ou possédant le pouvoir de fait de leur donner des commandements.

Ce n'est même pas assez dire que ces tribus sont indé- pendantes les unes des autres ; elles vivent à peu près sans relations et, en vérité, tout les sépare : leurs dieux parti- culiers, leurs mœurs, leurs coutumes et surtout leurs intérêts. Entre celles qui habitent des territoires limitrophes surtout, les causes de disputes sont fréquentes. Il est vrai que quelques-unes ont de lointaines origines communes : les tribus se propagent par sissiparité et forment des colo- nies qui s'établissent sur de nouveaux territoires et qui gardent entre elles et avec le groupe originel des croyances et une langue commune. Mais la cause de l'émigration se trouve souvent dans une première mésintelligence. D'ml-

12 LE DROIT PÉNAL

leurs certaines tribus composées de véritables brigands n'exercent guère d'autre industrie que le pillage de leurs voisins.

Ainsi la famille patriarcale se replie sur elle-même. Les parents qui la composent, les clients qui y ont été reçus, avec les esclaves, le territoire sur lequel elle est établie, les troupeaux qu'elle possède, ses richesses économisées, tout cela forme un tout indivisible. Le lien qui enserre les membres d'un clan est particulièrement étroit et ferme. La solidarité qui les unit a pour fondement le sentiment de la consanguinité, les croyances religieuses, le patrimoine qu'ils possèdent en commun, les intérêts les plus visibles et les plus clairs. En ce milieu si simple, tout individu sent que sa vie, sa liberté, sa subsistance, dépendent de la puis- sance de son groupe. Seule sa force collective peut assurer sa sécurité. Mais à l'inverse, aucun lien social n'existe entre ceux qui appartiennent à des tribus différentes. On exagère en disant qu'ils se considèrent toujours comme ennemis. Il y a des clans qui vivent sur un pied de paix, au moins momentanément. Mais deux individus, de groupes distincts, sont des étrangers dans le sens le plus absolu du mot. Il n'y a entre eux aucun rapport de droit. Summer Maine a exprimé cette idée, sous une forme pittoresque et saisissante, lorsqu'il a écrit cette phrase souvent citée : « Il serait à peine exagéré de dire que les chiens qui suivent le camp avalent plus de part à son existence que les membres d'une tribu étrangère et sans lien de parenté. »

C'est dans cette organisation sociale qu'a pris naissance et qu'a fonctionné le système dit de la vengeance privée et des compositions. Ce système fait corps avec toutes les institutions de la tribu patriarcale, et s'explique par elles.

LE DROIT PÉNAL PRIMITIF 13

Telle que l'ont décrite longtemps les historiens, la ven- geance privée constituerait la première phase de l'évolution du droit pénal. A l'origine, en effet, lorsqu'un crime avait été commis, la victime aurait eu le droit de se venger même en tuant le coupable, car cette vengeance n'avait pas de limite. Elle serait un droit ; le mal infligé au coupable une véritable peine, légitime et méritée, si bien que, s'il fallait en croire quelques-uns, le vengeur aurait été à l'abri de toutes représailles. D'ailleurs, les familles de l'offenseur et de l'offensé auraient été associées à la vengeance ; mais, , en lisant certains auteurs, on voit qu'ils entendent par là, la famille telle qu'elle est à peu près constituée de nos jours. En un mot, dans cette conception, on se représente le droit de vengeance privée comme la Vendetta Corse. Cependant dans une seconde étape, la victime et sa famille auraient renoncé à se faire justice moyennant une indem- nité, c'est-à-dire moyennant le paiement d'une compo- sition pécuniaire, comprenant à la fois, la réparation du préjudice causé et la peine du crime. Enfin, dans une troisième phase, l'Etat serait intervenu pour obliger le coupable à payer et la victime à recevoir cette composition, dont il aurait fixé le montant par voie d'autorité.

Présenté avec ces déformations, ce système est incom- préhensible. Il semblerait, en vérité, qu'il a existé un temps un homme riche aurait pu, à son gré, selon son caprice et ses passions, commettre un vol, un assassinat, le plus révoltant des attentats : il lui aurait suffi de verser à la victime ou à sa famille quelques sous d'or pour être quitte !

Cependant, tout devient simple, logique et pratique, lorsqu'on rétablit ce système dans son milieu, et dcins sa pureté primitive. Il suffit de considérer, qu'à l'origine, il n'a fonctionné que dans les rapports de fîunille à famille.

14 LE DROIT PÉNAL

de tribu à tribu, telles que nous venons de les décrire, absolument indépendantes les unes des autres. Le pré- tendu droit de vengeance privée et les compositions appa- raissent alors comme dérivant de la nature même des choses. Ils sont ce qu'ils doivent être, parce que rien autre n'est possible. Mais ce ne sont pas en réalité et à proprement parler des institutions de droit pénal.

Lorsqu'un clan a causé un dommage à un autre clan, il n'existe aucun pouvoir qui puisse régler et imposer la réparation du dommage et punir le coupable, puisque ces clans sont souverains. La tribu offensée ne peut donc compter que sur elle-même, et sur ses propres forces, pour assurer la sauvegarde de ses biens et la sécurité de ses membres. Lorsqu'elle est attaquée, elle n'a d'autres res- sources que de prendre les armes et de repousser l'agres- seur. Quand une bande de pillards a reizzié les troupeaux d'une tribu, celle-ci ne peut que courir après les voleurs, leur livrer bataille, reprendre ses bêtes, porter à son tour la désolation dans le camp ennemi, brûler ses tentes, ou ses cabémes, et le ruiner. Si le clan offensé tire une vengeance éclatante de l'injure qu'il a subie, il inspirera une crainte qui détournera ses ennemis de toute entreprise nouvelle. Mais s'il souffre le mal, l'impunité encouragera ses agres- seurs, et il pourra tout redouter de leur audace.

Il n'est pas moins facile d'expliquer comment ce droit de vengeance apparaît sous une forme collective et non pas individuelle. Nous avons dit quelle étroite solidarité lie tous les membres de la tribu familiale. L'injure faite à l'un ne lui est péis personnelle, elle atteint forcément tous les autres et tous la ressentent également. D'ailleurs les biens sont communs et le tort matériel causé par le vol et le pillage est causé au groupe tout entier. Une razzia de

LE DROIT PÉNAL PRIMITIF 15

ses troupeaux réduit à l'indigence et à la famine tous ceux qui en font partie. Et la responsabilité passive ne s'impose pas moins. D'abord, l'entreprise criminelle sera d'ordinaire le fait de tous : c'est une expédition guerrière. Mais en supposant un fait commis par un seul individu causant un préjudice à une tribu étrangère, le vol de quelques mou- tons, l'enlèvement d'une femme, un eissassinat même, la victime et son clan sont dans l'impossibilité d'en assurer la répression. Le coupable est hors de leur pouvoir et de leur juridiction. Ils n'ont sur lui aucune emprise. Ils ne sauraient donc le saisir et se venger sur sa personne. Sou- vent d'ailleurs ils ne le connaîtront pas. Ils ne peuvent en conséquence s'adresser qu'à son groupe. On s'est étonné de cette responsabilité collective qui heurte toutes nos conceptions modernes. Si on y réfléchit, c'est dîins ce milieu social la responsabilité individuelle qui serait inexplicable et incompréhensible.

Dans ce monde primitif, la nécessité d'assurer la sécurité du groupe, et de tous ceux qui le composent, en ne laissant impunie aucune attaque venant de l'extérieur, apparaît si clairement qu'elle s'impose à la conscience de chacun. L'instinct de la conservation individuelle et collective commîinde si fortement de venger les injures faites au clan que personne ne songe à se soustraire à une pareille obli- gation. C'est le patriotisme sous sa forme élémentaire : la défense de la récolte et du troupeau, de la terre sur laquelle les ancêtres ont vécu, qu'ils ont appropriée, qu'ils ont défrichée et cultivée, la défense des personnes mêmes, exposées à être tuées ou réduites en esclavage par le groupe ennemi. S'associer à la défense commune devient le plus impérieux des devoirs.

Les croyances religieuses fortifient de leur côté chez

16 LE DROIT PÉNAL

beaucoup de peuplades le sentiment de ce devoir. Mais comme elles varient à l'Infini et se manifestent sous les formes les plus diverses, il devient aussi difficile que péril- leux d'en présenter un tableau général. On est exposé à se heurter aux faits les mieux constatés et à recevoir le démenti de textes Irrécusables, parce qu'ils se rapportent à des croyances particulières. La seule méthode légitime est, en recherchant ces faits et ces textes, de les exposer sans essayer de dangereuses généralisations. De nombreuses études fragmentaires ont été ainsi entreprises, dont quel- ques-unes ont projeté une vive lumière sur cette double histoire des religions et du droit pénal primitif ; et, sous le bénéfice de ces observations on peut en tirer de très pré- cieuses indications.

Si le culte des morts n'est pas un fait universel, il est au moins très général : on le retrouve chez les peuples et chez les races les plus différentes. L'ombre des morts erre autour des vivants, comme un fantôme qui inspire surtout la crainte, et dont il semble qu'on a tout à redouter. Pour l'apaiser, il faut d'abord lui donner une sépulture elle puisse reposer en paix. Il faut déposer auprès du défunt ses armes et les objets dont il aimait à s>e parer. Il faut, surtout, par des sacrifices sur son tombeau, satisfaire à tous ses besoins, et à tous ses plaisirs, partager avec lui la nourriture et les boissons. Si les vivants s'acquittent de ces devoirs pieux, le mort deviendra pour eux une divinité tutélalre ; mais s'ils y manquent, il sera méchant : il fera périr les troupeaux, manquer les récoltes, avorter les femmes, il les trahira dans les combats et les tourmentera de toutes les manières.

Mais toutes ces obligations deviennent particulièrement strictes envers celui qui est tombé victime d'un homicide.

LE DROIT PÉNAL PRIMITIF 17

S il reste sans sépulture, c'est un damné dont l'ombre errante ne connaîtra pas de repos. Pour qu'il trouve ce repos, il est nécessaire que son seing soit vengé ; il ne sera satisfait que si son meurtrier ou un des siens ou, mieux encore, le meurtrier et les siens, sont sacrifiés à ses mânes. Ainsi, la vengeance du sang prend un caractère essentiel- lement expiatoire. Ole devient pour les parents de la victime une obligation religieuse et sacrée à laquelle nul ne saurait se soustraire sans encourir les sanctions les plus redou- tables : la haine du mort et la réprobation des vivants.

Maintenant si la victime et le meurtrier appartiennent à des tribus différentes, ce devoir religieux pèsera sur tous les membres du groupe activement et passivement. Sems doute, un vengeur pourra être particulièrement désigné ; l'obligation d'assurer la vengeance pourra être imposée plus ou moins fortement à différentes catégories de parents, mais tous ceux qui font partie du clan devront leur prêter assistance et prendre part à la lutte. D'autre part, l'auteur de l'homicide trouvera dans son propre groupe un asile sûr et des défenseurs, prêts à le protéger contre toutes représailles. L'homicide qu'il a commis n'est pas un crime aux yeux de ses propres parents ; peut-être même sera- t-il considéré par eux comme une action d'éclat. Ainsi la vengeance du sang ouvre une véritable guerre entre deux clans. Cette guerre est ce qu'on appelle d'ordinaire le droit de vengeance privée.

La composition, dans sa simplicité primitive, s'explique de la même manière, par la nécessité même qu'impose le milieu. On a beaucoup discuté sur la nature de cette com- position et si elle était la réparation et l'expiation du crime, ou bien un procédé pour soustraire le coupable à la vengeance de la victime et des siens. On a donné de bonnes raisons à

2. GASCON.

18 LE DROIT PÉNAL

l'appui de l'une ou l'autre opinion parce que les deux idées contiennent également une part de vérité. Mais le vice commun de toutes ces explications est de ne point remonter à la véritable origme du système.

Si le droit de vengeance est le droit de guerre entre deux groupes, indépendants et souverains, la composition est le traité de paix qui termine ou prévient les hostilités. La guerre, en effet, ne peut pas être éternelle ; un jour vient le plus faible se déclare vaincu et demande la paix. Le vainqueur peut, sans doute, continuer la lutte jusqu'à l'extermination de son adversaire. Mais il arrive aussi que lui-même est las de combattre et aspire à mettre fin aux hostilités. D'ailleurs, les forces peuvent être encore sensiblement égales. On discute alors les conditions de la paix, et elles varieront évidemment à l'infini selon les cir- cpnstances. Elles pourront être dictées par le vainqueur, et le vaincu subira toutes celles qui lui seront imposées. Souvent aussi, l'une des parties fera des offres, qui seront débattues et qui aboutiront à un accord. Il n'est pas impos- sible, non plus, que cette transaction intervienne avant toute ouverture des hostilités. La tribu à laquelle appar- tient l'auteur d'un fait dommageable, d'un vol, de l'enlè- vement d'une femme mariée, d'un assassinat, redoutant la vengeance de la tribu offensée, ayant conscience que le bon droit n'est pas de son côté, cherchera à éviter la guerre en offrant des satisfactions préalables. Enfin il arrivera que des familles étrangères au litige, s'interposeront entre les parties pour obtenir un accommodement. Les chefs des tribus neutres, les vieillards, joueront le rôle non point d'arbitres, car leur sentence ne saurait avoir aucun caractère obligatoire, mais de conciliateurs. On a remarqué avec beaucoup de raison que pour obtenir du vainqueur ou de

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l'ofîensé qu'il renonce à poursuivre sa vengeance, il faut tenter sa cupidité. On lui offrira de riches présents : des chevaux, des moutons, des bœufs, des armes, des vases d or ou d'argent, tout ce qui constitue la richesse de ces temps primitifs. Cependant, en cas d'homicide, il faut que la victime trouve aussi les satisfactions qui lui sont dues. Ses parents exigeront la livraison du coupable, même d'un certain nombre de jeunes gens, de filles, d'esclaves, qu'on égorgera sur le tombeau. Mais il arrivera aussi, grand progrès ! que ces sacrifices humains seront remplacés, par des sacrifices rituels d'animaux dont le sang répandu apaisera les mânes du défunt.

Lorsque les conditions de la paix sont enfin arrêtées, que les tribus sont tombées d'accord, que la composition a été acceptée et payée, une coutume très généréJe, et qu'on rencontre dans les temps et dans les milieux les plus diffé- rents, veut qu'on entoure la paix de cérémonies rituelles. On célèbre des sacrifices religieux, chaque partie promet de garder à l'autre une amitié éternelle ; on échange les serments les plus solennels, enfin on se réunit dans un banquet commun. Heureux, comme le remarque un auteur, si, dans l'ivresse qui suit ces libations, quelques nouvelles disputes et quelques nouveaux meurtres ne provoquent pas de nouvelles vengeances.

Et tout ce que nous venons de dire explique aussi pour- quoi ce droit primitif ne fait aucune distinction entre le dommage voulu ou non voulu. Dans la pensée des tribus patriarcales, le préjudice qu'elles ont éprouvé doit être réparé, c'est un pur fait matériel qui doit entraîner dans tous les cas un dédommagement matériel. Qu'importe que le meurtre ait été commis intentionnellement, ou par simple imprudence, l'ombre menaçante de la victime

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exigera toujours la même vengeance, les mêmes sacrifices expiatoires et rituels.

Ce système, ^n le voit, tel qu'il se présente dans sa sim- plicité originaire, n'a que des rapports très éloignés avec le droit pénal. Sans doute, la vengeance et les compositions participent, si on veut, du caractère de la peine. La ven- geance tend incontestablement à l'intimidation des ennemis de la famille et à les détourner de commettre envers elle de nouvelles injures. En cas d'homicide, elle repose sur une idée d'expiation. La composition peut, dans certains cas, représenter la réparation du préjudice injustement subi. Mais, en réalité, nous n'apercevons dans tout cela qu'un état préjuridique, la violence est seule maîtresse, et prime le droit. En dernière analyse, le prétendu droit de vengeance privée n'est rien autre chose que le pouvoir de fait qui appartient collectivement à la famille patriarcale d'employer la force pour se défendre contre une attaque injuste et en obtenir réparation. Seulement il convient de ne pas oublier que ce même pouvoir de fait permet aussi à une tribu puissante de se livrer à une attaque injuste, et d imposer au vaincu des conditions qui violent le plus outrageusement le bon droit.

Tout cela est la conséquence inévitable de l'indépen- dance des familles qui se trouve à l'origine de toutes les civilisations ; et c'est si vrai, que ce même système se retrouve, avec tous ses traits essentiels, chaque fois que l'absence d'un pouvoir supérieur met en présence deux souverainetés.

Lorsque l'Etat eut sombré, avec la monarchie Girlovin- gienne, dans l'anarchie du moyen-âge, un certain ordre social se reconstitua dans l'agrégat féodal. Les faibles se cherchèrent un protecteur, les paysans se groupèrent autour

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d'un seigneur qui leur promettait une certaine sécurité, au pied du château ils pouvaient trouver un asile au cas de danger. Pour obtenir cette protection, ils acceptèrent toutes les servitudes. Mais chacun de ces seigneurs fut souverain, et dès lors, on vit renaître les guerres privées, seul moyen de vider les querelles, puisque l'Etat n'exis- tait plus, à la justice supérieure duquel on put recourir. Au fond, on ne l'a peut-être pas assez remarqué, il existe une grande ressemblance entre la famille patriarcale et l'agrégat féodeJ ; l'une et l'autre de ces organisations sociales s'expliquent par des raisons analogues et en tous cas, le droit de guerre reconnu à tout seigneur de fief, n'est peis essen- tiellement différent du droit de vengeance qui, dans le monde primitif, appartient au clan.

Et n'est-ce pas ce système que pratiquent encore aujour- d'hui les nations les plus orgueilleuses de leur civilisation dans leurs rapports les unes avec les autres. A défaut d'un pouvoir supérieur commandant à toutes, auquel chacun pourrait demander justice, et qui posséderait la force d'imposer l'exécution de ses arrêts, elles n'ont d'autre moyen, pour assurer leur sécurité, que de répondre à la violence par la violence, à la force par la force. Certes ! la guerre est légitime, lorsqu'elle est faite pour repousser une agression, puisqu'elle est la seule ressource possible contre l'injustice. Mais elle peut aussi être entreprise, par tout Etat souverain, dans le but le plus inique, et dans un pur esprit de conquête. Après la victoire, le vaincu subira la loi du vainqueur. Tant mieux si le bon droit triomphe, tant pis si la paix imposée consacre la plus atroce iniquité. L'indemnité que stipulent tant de traités de paix est-elle au fond très différente de la très vieille composition des peuples primitifs ? Comme elle, elle

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n'est une réparation légitime que lorsqu'elle est payée par celui qui a causé des dommages par une attaque injustifiée. Dans ces relations mternationales, la responsabilité n'est- elle pas restée collective comme elle l'était dans la famille patriarcale ? L'État moderne a le droit et le devoir de protéger ses nationaux, mais cette protection ne peut s'exercer contre le ressortissant d'un autre Etat qu'en s'adressant à celui-ci. Lorsque des douaniers allemands ont tué un Français en tirant sur lui un coup de fusil par-dessus la frontière, lorsqu'un de nos soldats a été assassiné à Berlin, nous ne pouvions songer à punir le coupable qui était hors de notre pouvoir juridictionnel. C'est l'Allemagne qui a payé l'indemnité que nous avons exigée. Est-ce bien autre chose que le prix du sang ? N'est-ce pas parce que nous sentons cette solidarité que nous refusons de livrer nos nationaux par l'extradition ?

Nous venons de montrer que la vengeance et les com- positions ne sont, dans leur origine première, qu'une sorte de droit international entre des familles patriarcales, indé- pendantes et souveraines. C'est à tort que beaucoup d'his- toriens y ont vu un système de droit péned primitif. Mais ces auteurs semblent croire, en outre, que, à cette période sociologique, on ne connaissait aucun autre moyen de réprimer les crimes et les délits, et cette seconde erreur n'est pas moins grave que la première. Personne n'en saurait plus douter aujourd'hui. Le droit pénal, en effet, caractérisé par une peine, infligée au coupable par une autorité qui assure, par cette sanction, la discipline sociale, a été pra- tiqué dès les temps les plus reculés, et parallèlement au système de la vengeance et des compositions. Seulement, il faut le chercher existe un pouvoir social organisé,

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c'est-à-dire à l'intérieur de la famille, de la tribu, du clan ou de la gens.

Nous l'avons dit, la vie commune, que la nature impose à l'homme, ne se conçoit pas sans une certame discipline, sans une autorité à laquelle chacun obéit, soit volontaire- ment, soit par contrainte. Cette discipline n'est même pas complètement absente dans la horde sauvage. Mais elle s'affirme déjà très énergiquement dans la famille patriar- cale. Cette famille, en effet, groupe des parents, ayant une conscience claire du lien de parenté qui les unit, et, avec eux, des clients, des hôtes, des esclaves ; elle possède des troupeaux et des biens en commun, souvent même, le territoire sur lequel elle est fixée ; entourée de dangers, exposée aux attaques de ses ennemis, elle doit perpétuelle- ment lutter pour eissurer sa sécurité. Tout cela exige une autorité qui administre les biens, commande les forces de la tribu dans les expéditions guerrières, impose la paix entre les différents membres du clan, et règle les différents qui peuvent s'élever entre eux. Sans cette autorité qui commande et se fait obéir, le groupe se dissoudrait dans l'anarchie et deviendrait la proie de ses voisins mieux organisés.

Or, le chef de la tribu patriarcale, pour remplir sa mission, doit nécessairement pouvoir employer la contrainte. Si ses commandements se heurtent à une résistance, il doit la briser, si la discipline généraJe du groupe est troublée, il faut qu'il la rétablisse. 11 ne le peut, évidemment, que s'il a le pouvoir d'établir des sanctions.

Et cette hypothèse, jusqu'ici simple déduction ration- nelle, se trouve expérimentdement confirmée par des docu- ments historiques irrécusables et par les observations les plus démonstratives. Ce ne sont pas seulement les survi-

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vances de cette justice familiale jusqu'aux époques histo- riques qui affirment son existence antérieure, ce sont des témoignages directs qui, bien compris et bien interprétés, la montrent en plein fonctionnement. Partout s'est conservée, avec une suffisante clarté, cette organisation patriarcale, on constate que l'autorité qui y gouverne exerce le droit de punir.

Ce très ancien droit criminel manque évidemment de toute réglementation juridique. 11 serait ridicule de vou- loir apporter des précisions rigoureuses qu'il ne comporte pas et, par exemple, de tenter de dresser une liste des incriminations. Cette liste n'a jamais existé ; en aucun temps, ni nulle part, elle n'a été dressée, ni écrite, ni piomulguée. Elle dépendait certainement de l'arbitraire du chef -juge, des sentiments qui l'animaient, de ses passions et des ses colères. Moins peut-être, cependant, qu'on ne pourrait le croire, car ce chef est soumis au contrôle et à la surveil- lance constante de tous les membres du groupe, et il est tenu de respecter les traditions et les coutumes. En réalité, les crimes sont tous les actes antisociaux, qui soulèvent la réprobation de ce groupe, qui blessent ses mœurs, ses croyances, ses manières de penser, ses intérêts vitaux, qui compromettent la paix et l'ordre de la communauté. Or, ces éléments d'appréciation varient à l'infini.

Cependant, il ne paraît pas impossible de donner sur ces crimes primitifs quelques indications générales. A coup sûr, ils étaient peu nombreux. Dans ces sociétés simples, on ignore évidemment quantité de délits que prévoient les codes des peuples civilisés. On n'y connaît pas la fausse monnaie, il n'existe point de monnaie ; ni les faux en écri- ture, on n'écrit point ; ni la plupart des délits contre la propriété, elle est commune à tous ; ni la mendicité ou le

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vagabondage, ni les délits de chasse et de pêche, et cette liste pourrait être continuée longtemps. Mais on punissait le traître qui entretenait des intelligences avec une tribu ennemie, le déserteur qui fuyait dans les combats, car leur crime menace directement la sécurité du groupe familial. On réprimait aussi les impiétés et les sacrilèges, qui ou- tragent les sentiments religieux et qui peuvent attirer sur le groupe tout entier la haine des morts et la colère des dieux. On frappait d'une peine certains crimes contre les mœurs et, avant tout, l'adultère, qui détruit la présomption légale qui rattache le fils à son père, présomption qui est le vrai et solide fondement du lien familial et du culte des ancêtres. On considérait encore comme des délits la paresse dans l'accomplissement des devoirs imposés pour le bien commun. Le berger auquel était confié la garde d'un troupeau et qui laissait s'égarer quelques bêtes ou ne les défendait pas contre les fauves, ne restait certai- nement pas sans punition.

Mais au premier rang des crimes relevant de la justice domestique, il faut placer l'homicide, commis par un membre de la famille sur un autre membre de la famille. On sait que les plus anciennes lois ne le prévoyaient pas. Faut-il en conclure qu'il restait impuni ? Est-il vrai que le vieux législateur grec avait refusé de punir le parricide, parce que ce crime était trop horrible pour être prévu ? L'absurdité de ces opinions saute aux yeux. L'explication est bien plus simple. Ces vieux textes fixent un tarif de com- positions. Or, entre ceux qui font partie du même groupe social, il ne peut être question de composition, puisque les biens sont, en général, communs. Surtout, ces lois res- pectent encore la souveraineté des familles et abandonnent la punition du meurtre d'un parent par un parent à la

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justice domestique. A elle seule appartient de punir le coupable. Les autres groupes n'ont aucune raison pour intervenir dans la répression d'un forfait qui ne leur a causé aucun préjudice, qui n'a lésé aucun de leurs droits, et qui leur demeure absolument étranger. D'ailleurs, pour ces crimes particuliers qui sont les crimes de sang, il faut tenir compte, même lorsqu'ils sont commis dans l'intérieur de la famille, des croyances religieuses que nous avons rappelées plus haut. Parce qu'il a été frappé par un parent, par un fils, par sa femme, le sang de la victime n'en crie pas moins vengeance ! Et si le groupe entier ne l'assure pas, alors, dans le sein même de la famille, se lèvera le justicier désigné, celui auquel incombe le plus sacré des devoirs pieux, qui frappera le coupable, sans pitié, sans miséricorde, en expiation de son crime. Douloureux con- flits de devoirs, qui a torturé l'âme des primitifs et dont l'écho retentit dans la tragédie grecque.

Le système des peines pratiquées par la famille patriar- cale n'est pas plus susceptible de précision que la liste des crimes. Il importe seulement de bien comprendre que ce sont de véritables peines : elles en ont tous les caractères. Elles sont prononcées par une autorité sociale ; elles ont pour but l'élimination ou la correction du coupable ; elles sont expiatrices et exemplaires ; elles tendent enfin à assurer l'ordre et la discipline dans le sein d'un groupe socieJ organisé. Mais quelles étaient-elles ? A coup sûr, les peines privatives de liberté n'y tenaient pas une grande place, ni les peines pécuniaires, puisque la propriété privée était encore peu développée. Les plus usuelles, bien qu elles n ap- paraissent que très rarement dans les textes, devaient être les châtiments corporels : quelques coups de fouet ou de bâton corrigeaient les fautes les moins graves et les plus

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communes. Assurément, aussi, la réprobation publique, la note d'infamie jouait un rôle important dans ce système de répression. Enfin, dans les cas les plus graves, le coupable était condamné à la peme de mort et au bannissement.

Après tout ce que nous avons dit, on comprendra faci- lement que la famille, indépendante et souveraine, avait le droit de vie et de mort sur chacun de ses membres, et elle exerçait ce droit en exécutant celui qui avait commis un grand crime. Celui qui avait été ainsi frappé, et dont le cadavre avait été jeté au delà des frontières, n'avait pas de vengeur. Mais il semble que la substitution de l'exil à la peine capitale ait été un fait très fréquent : Peut-être répu- gnait-on à verser le sang d'un parent ? Mais le bannisse- ment n'était guère moins redoutable que la mort même. Il fonctionnait d'abord comme peine éliminatrice, purgeant la communauté de ses mauvais éléments, et pour le con- damné il était un châtiment terrible. pouvait, en effet, se réfugier l'exilé ? Dans la brousse ? il était voué à y périr de faim ; dans une tribu voisine ? il courait grand risque d'y être tué et, s'il y était reçu, d'y être esclave. Mais sur- tout, et voilà le pire, ce bannissement était une excom- munication. Le banni ne participait plus au culte de la famille, il n'avait plus de dieux domestiques. S'il venait à mourir, son ombre errante ne devait jamais connaître le repos .

D'ailleurs, il faut l'avouer, bien des incertitudes sub- sistent sur ce très ancien droit familial. L'organisation même de la famille patriarcale reste entourée d'obscurité. Ainsi, en particulier, nous ignorons quels étaient, dans cet état social primitif, les rapports du groupe général, de la tribu, du clan, avec chacune des familles, au sens restreint du mot et comprenant le père, ses femmes et ses enfants.

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qui en faisaient partie intégrîinte. Les romanistes ne nous ont point dit quels étaient les droits réciproques de la gens et de la famille agnatique. Les travaux des historiens et des sociologues les plus avertis, laissent subsister sur ce point une grande confusion. N'existait-il qu'une seule justice pénale dans la tribu, ou bien plusieurs justices l'une exercée par le chef du clan, l'autre par le père sur les siens ? Ce point n'a jamais été bien élucidé. On peut con- jecturer, d'ailleurs, que cette organisation a varié : elle a être différente selon les peuples, elle a évolué au cours des temps, et cette diversité, autant que l'indigence des textes, rend toute affirmation périlleuse.

Cependant, on peut, croyons-nous, considérer comme définitivement acquis les principes généraux que nous venons de dégager. L'existence d'un droit pénal social, fonctionnant dès les temps les plus reculés à l'intérieur des groupes familiaux, nous semble indéniable. Le véritable droit criminel primitif est et pas ailleurs. Beaucoup en ont méconnu l'importance parce qu'ils ne l'ont pas trouvé dans des textes législatifs. Mais comment s'en étonner ? Les coutumes péneJes en usage dans la famille patriarcale n'étaient pas de nature à être rédigées. Ce droit a laissé des survivances jusqu'à aujourd'hui, sous la forme du pouvoir disciplinaire du père et de la mère. A coup sûr, personne n'a jamais songé à écrire ce code pénal domestique.

BIBLIOGRAPHIE V. les ouvrages cités à la fin du chapitre suivant.

CHAPITRE II LES ORIGINES DU DROIT DE PUNIR DE L'ÉTAT

Nous avons montré, dans le chapitre précédent, comment, dans la période vraiment primitive, le droit de punir fut exercé par le seul pouvoir qui était eilors organisé, c'est-à- dire par les chefs qui gouvernent la famille patriarcale. Les relations de ces familles entre elles ne se réglaient que par la violence. Mais la création de l'État, chez tous les peuples appelés à un plus haut degré de civilisation, devait amener la ruine de ces antiques institutions et la formation d'un droit pénal tout différent. Sans doute, nous l'avons dit, le recours à la force et le droit de la guerre subsistent dans les rapports des États entre eux ; mais d2ins les limites de sa souveraineté intérieure, l'État se substitue à la puis- sance domestique, et assure sur une base beaucoup plus large, avec plus de justice, la discipline socieJe, en assumant la charge de punir tous les faits qui troublent l'ordre public. Ce sont les origines de ce système nouveau qui doivent maintenant attirer notre attention.

L'origine de l'État a soulevé de longues controverses, qui ne sont peut-être pas encore épuisées. Au XVIII® siècle l'opinion commune la recherchait dans un contrat socieJ : Jean- Jacques, non sans quelque confusion d'ailleurs entre la société et l'État, la trouvait dans une convention délibérée et librement consentie entre les individus, las de vivre indépendants et libres. Il paraît superflu de réfuter aujour-

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d'hui cette erreur. La société, est-il besoin de le répéter, est aussi ancienne que l'homme même puisqu'elle lui est imposée par sa nature. L'État, au contraire, est de création secondaire, il a été précédé par des organisations socijJes plus rudimentaires, par des groupements moins perfec- tionnés. Personne ne soutiendra plus qu'il soit né, avec toutes les attributions qu'on lui reconnaît aujourd'hui, de la volonté consciente de chacun des associés, et du con- sentement exprès des individus qui sont soumis à sa sou- veraineté.

Une autre théorie a eu, dans la seconde moitié du XIX® siè- cle, une certaine fortune. Darwin venait de faire connaître sa doctrine de la sélection naturelle et de la lutte pour la vie. On crut qu'elle apportait aussi la solution du problème de la formation de l'État. Il aurait été fondé par la conquête. Le groupe social le plus fort, le mieux organisé, le plus moral, aurait vaincu les groupes moins bien adaptés aux nécessités de la vie et les aurait soumis à son autorité. La souveraineté aurait ainsi passé aux vainqueurs qui seuls auraient eu le droit de commander, et ils en auraient usé pour imposer la paix définitive entre les anciens groupe- ments, maintenant absorbés dans une unité supérieure, et pour assurer ensuite l'ordre public en punissant les crimi- nels. 11 est impossible de nier qu'il y ait une part de vérité. L'histoire est remplie du récit des annexions obte- nues par la force, et les plus puissants empires ont été fondés par la conquête. Dans nos expéditions coloniales, notre premier soin n'est-il pas d'interdire aux indigènes les razzias et de leur imposer la paix française ? Ne nous hâtons-nous pas aussitôt notre autorité établie, de publier un code pénal ?

Mais l'observation des faits prouve que la violence n est

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pas le seul mode de formation de l'État. Il peut aussi être organisé par le libre consentement de groupes préexistants. Même, il ne serait peut-être pas téméraire d'affirmer que si l'accroissement des Etats a été le plus souvent le résultat de la conquête, leur commencement, au contraire, doit plutôt être cherché dans des conventions. Seulement ce contrat social fédératif est bien différent de celui qu'avaient imaginé les publicistes du XVIII® siècle. Il intervient, non pas entre des individus vivant antérieurement dans un état de nature, et parfaitement libres, mais entre des clans fami- liaux antérieurement constitués. Il naît en vue d'un but spécial et limité et avec des attributions extrêmement res- treintes. Plusieurs tribus, jusque-là indépendantes et sou- vent ennemies, sentent l'impérieux besoin de s'unir pour résister aux attaques de voisins qui, chaque année, les pillent et les razzient ; ou bien, au contraire, ce sont des clans dont la guerre est la principale industrie, qui, pour mieux assurer le succès de leurs expéditions, établissent l'unité de commandement et désignent un chef qui dirigera toutes leurs forces. De semblables accords étaient d'ailleurs faciles entre familles patriarccJes qui, nées d'une souche com- mune, s'étaient essaiminées sur des territoires limitrophes, qui parlaient la même langue et avaient des coutumes et des croyances semblables. Ainsi, les cités grecques appa- raissent comme des fédérations de ysvr, ; Rome comme une fédération de gentes, créées peut-être artificiellement à l'imitation des gentes latines. Les Francs, dont Tacite Ignorait le nom, ne sont rien d'autres qu'une fédération de tribus germaniques, organisée pour la conquête, que Clovis et Charlemagne devaient conduire à l'apogée de sa puis- sance. D'ailleurs, combien d'exemples n'avons-nous pas d'Etats modernes, parmi les plus florissants^ qui ont pour

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origine une convention fédérative, et qui sont encore cons- titués en Etat fédératlf . Au fond, ce n'est pas un phénomène différent que nous observons dans le lointain de l'histoire de la famille patriarcale.

Dès qu'il fut établi, le gouvernement politique, j'entends par le gouvernement de l'État, possédant une supersouveraineté au-dessus des groupes sociaux antérieurement indépendants, dut nécessairement s'efforcer d'assurer le règne de la paix entre ces groupes. Si ce gou- vernement s'est établi par la violence et la conquête, il ne tolérera, ni une révolte des vaincus contre lui-même, ni des guerres des vaincus entre eux. Et s'il a été organisé par une convention sur une base fédérative, son devoir le plus clair sera d'empêcher les familles, qui sont sous son autorité, de s'entre-détruire par des guerres intestines. Ayant la charge de leur sûreté extérieure, commandant les forces communes, il ne saurait souffrir qu'elles s'îifîai- blissent dans des luttes privées. D'ailleurs, on pourrait fournir des exemples historiques qui démontreraient que, quelquefois, l'institution d'un pouvoir central a eu préci- sément pour but d'améliorer les rapp)orts entre les clans familiaux, de prévenir les vengeances en apaisant leurs querelles et en facilitant leurs accords pacifiques. En pareil cas, l'Etat ne prend plus une forme militaire, mais une forme judiciaire ; le pouvoir n'est pas confié à un soldat, mais à des vieillards pacifistes et à un tribunal, qui pré- sentent d'abord le caractère d'une institution purement arbitrcJe, dont les décisions sont dépourvues de sanctions matérielles et qui ne s'imposent aux adversaires que par la force de la raison et de leur intérêt propre.

De ces humbles commencements, par un progrès cons- tant qu'on observe dans l'histoire de toutes les civilisations.

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est sorti l'État, tel que nous le concevons aujouid'hui, auquel est confié le soin d'assurer la sûreté extérieure et intérieure d'une nation, qui a pour mission prmcipîJe de maintenir la discipline sociale, de protéger les droits et les libertés individuelles, et qui y pourvoit en organisant la répression de tous les faits qui troublent l'ordre et la paix publique. Mais du point de départ au but, le chemin a été long et hérissé d'obstacles.

Cette lutte entre le gouvernement politique, qui tendait à la centralisation, et la famille patriarcale qui défendait jeJousement son indépendance, soulevait, en effet, les pro- blèmes les plus ardus, et était de nature à exciter les pas- sions les plus âpres et les plus violentes. Mais l'Etat repré- sentait les idées de paix, de justice et de liberté, et ce furent ces forces morales qui, en définitive, devaient assurer son succès et celui de la civilisation. Les guerres, qui éclataient entre les tribus et les clîins, la vengeance engendrait la vengeance, pouvaient être subies comme une inévitable fatalité, et acceptées comme un pénible et rude devoir, mais elles étalent détestées comme le pire des fléaux et redoutées comme un exécrable malheur. L'Etat apportait la paix à laquelle, quoi qu'on en puisse dire, l'humanité a toujours aspiré comme à un bien suprême. Bella matribus detestata. Rome même, la plus guerrière des nations, saluait de ses acclamations la fermeture des portes du temple de Janus. Sans doute, il ne faut rien exagérer, les guerres extérieures restaient un danger, mais c'était déjà un grand progrès de mettre fin à celles qui déchiraient les familles entre elles.

D'autre part, les luttes sans fin entre clans ennemis abandonnaient tout à la décision de la force brutale et à la fortune des combats. Il était trop visible que le bon droit

3. GARÇON.

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pouvait y succomber, et la famille offensée, qui prenait les armes pour venger un des siens, était toujours menacée de subir une lourde défaite, parfois même d'être exter- minée toute entière. L'Etat parlait de justice et donnait quelque protection au faible. Dans l'intérieur même de la famille, la discipline était rude et oppressive. L'homme l'avait acceptée tant qu'il y avait été contraint par la néces- sité, alors que toute autre vie sociale lui était impossible. Mais il ne supporta plus qu'impatiemment cette contrainte, le jour il put sentir la sécurité de sa personne et de ses biens assurée par l'intervention de l'Etat politique. Celui-ci lui imposait une règle moins rigoureuse, plus flexible, tenant compte de ses instincts individualistes, de ses droits et de sa liberté. D'ailleurs, tout ce mouvement se limt à des changements dans les conditions du milieu économique. L'introduction de la petite industrie et une certaine division du travail, qui en était la conséquence, rendait possible l'extension de la propriété mobilière et immobilière. L'Etat favorisait ce mouvement auquel résistait la vieille organi- sation de la famille patriarcale. Enfin et plus que tout le reste, peut-être, la justice de l'Etat paraissait moins arbi- traire que la justice domestique. Certes ! dans ses commen- cements et pendant de longs siècles encore, elle sera loin d'être soumise à des principes rationnels, légaux et fixes. Mais elle eût, dès l'origine, une certaine teinte juridique, et ce fut îissez pour qu'elle parût constituer un réel pro- grès.

Ainsi, dans sa lutte contre les forces conservatrices du groupe familial, et contre son organisation aristocratique, l'Etat rencontra dans les individus, dans les opprimés, dans la plèbe, son appui le plus ferme et son fondement le plus solide. Aucune grande révolution politique ou sociale

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ne saurait s'accomplir sans le consentement et la volonté du plus grand nombre. La victoire de l'Etat n'a été rendue possible que par la coopération de ceux qui cherchaient, en lui, un pacificateur des guerres interfamiliales, et un protecteur contre la tyrannie de la justice domestique.

Cependant les difficultés étaient grandes, et tout semblait devoir s'opposer à l'établissement de la souveraineté du gouvernement politique. Il fallait que l'Etat détruisit l'indépendance des clans pour les fondre en un tout homo- gène, auquel il aurait seul le droit de commander. Il devait, en assumant la charge de réprimer les crimes commis contre les familles et du dehors, et dans l'intérieur des fîimilles, interdire les guerres privées, et abolir les juridic- tions domestiques. Evidemment, le groupe familial ne devait pas sans résistance abdiquer ainsi sa souveraineté, renoncer au droit de venger par ses propres forces les offenses qui lui étaient faites et qui avait seul, jusque-là, assuré sa sécurité extérieure, consentir enfin à ne plus exercer le droit de punir les fautes des siens qui troublaient sa propre sécurité intérieure. Une pareille révolution devait se heurter à toutes les forces conservatrices, car il ne s'agis- sait de rien moins que de violer les plus vieilles coutumes, de rompre avec des traditions respectées et de renverser des croyances sur lesquelles les familles avment vécu pen- dant des siècles.

L'œuvre était immense : pour l'accomplir, un long temps fut nécessaire, et les efforts d'un grand nombre d ouvriers. Les chefs militaires, les rois et leurs ministres, y employèrent leur activité et mirent au service de l'Etat qu'ils représentaient, la force dont ils disposaient et sans laquelle il eût été impossible de briser certaines résistances, et d'assurer les sanctions sociales. Mais surtout, dès ces

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temps reculés, il s'est rencontré des hommes qui, par la sagesse de leurs conseils et par leur autorité morale, ont su, peu à peu, imposer des règles pour l'apaisement des conflits interfamiliaux, pour la répression des crimes qui mettaient en péril, non seulement le bon ordre du gouverne- ment politique, mais encore la sûreté de la personne et des biens des particuliers. On n'a peut-être pas assez remar- qué tout ce que la cause du progrès et de la civilisation doit à ces pacifistes : prêtres, légistes, arbitres, juges, diplo- mates et législateurs. Tour à tour, ils ont employé la per- suasion et la force ; ils ont se plier aux circonstances, ne procéder que prudemment et par degrés successifs, attendre l'opportunité pour reprendre leur œuvre inter- rompue. Leur méthode fut d'abord et avemt tout de fixer des jurisprudences, de tourner en précédent tout ce qui contribuait à l'accomplissement de leur tâche pacifica- trice, et de créer ainsi des traditions nouvelles. D'ailleurs, leur activité ne fut pas exclusivement judiciaire ; elle fut aussi créatrice, et ils surent au besoin, lorsqu'ils en virent la possibilité, procéder par innovations hardies. Ainsi, ils ont mis au service de la cause de la paix et de la discipline sociede, une profonde habileté politique et une inlassable persévérance. Longtemps, la science juridique, qui s'était ainsi constituée, et qui affectait bien souvent un caractère religieux, fut transmise par voie de tradition orale. Elle restait même secrète. Lin jour vient, enfin, elle prit la forme plus stable et moins mystérieuse d'un texte écrit, et le travail immense de tant de générations d'hommes se résuma dans une loi solennellement promulguée. Souvent cette œuvre est restée anonyme ; quelquefois seulement un nom y est attaché, éclairé par les clartés diffuses de la légende, et pieusement conservé dans la mémoire des peu-

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pies, tels : Moïse, Dracon, Solon, Lycurgue, ou Numa Pompilius.

Ces lois de transition nous sont parvenues en grand nombre et les sources sont ici particulièrement riches, mais la lutte pour la souveraineté de l'Etat a infiniment varié dans ses moyens et ces lois ont besoin d'être bien comprises. Ainsi que nous l'avons déjà dit, il faut les dater et les interpréter, non pas chronologiquement, mais sociô- logiquement. Leur caractère est fort différent, par exemple, l'Etat est organisé pour la première fois, et il a subi l'influence de modèles antérieurs. Le gouvernement politique ne s'est pas établi, de la même manière, chez les Hébreux, chez les Egyptiens et dans la Grèce primitive. Faut-il répéter qu'à l'époque Rome apparaît dans l'his- toire, il semble que la notion de l'Etat était déjà clairement dégagée chez les Latins et chez les peuplades qui les en- tourent, et qu'il existait chez eux un certain nombre de crimes punis par la cité. Lorsque les barbares envahirent l'Empire, ils étaient constitués en corps de nations, ils avaient des chefs, des rois, une organisation politique, et la tribu primitive était en pleine voie de désagrégation. De plus, ils s'établissaient dans des pays l'État, pleinement évolué, possédait tous les attributs de la souveraineté et fonctionnait en particulier un droit pénal très perfec- tionné. Or, si l'influence romaine est peu sensible dans la loi salique, elle se montre au contraire beaucoup plus clai- rement dans la lex antiqua Wisigotomm et dans la Gombette. A ce point de vue, ces deux derniers textes présentent un intérêt tout particulier, que les historiens du droit n'ont peut-être pas suffisamment aperçu. On y trouve les rensei- gnements, les plus curieux et les plus précieux, sur le moment précis les vieilles coutumes germaniques

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finissent, la propriété collective cède la place à la pro- priété individuelle, les rois barbares cherchent à s'em- parer, pour les crimes les plus graves, du droit de punir. D'un autre côté, les lois rédigées par ordre de Charlemjigne pour les peuples conquis, bien que promulguées très pos- térieurement et qui datent d'une époque les pouvoirs de l'Empereur, se sont imposés, mais qui sont faites pour des peuples demeurés étrangers à la civilisation romaine, sont beaucoup plus près des coutumes primitives. Enfin, les capitulaires Mérovingiens et Carlovingiens, multi- plient les pemes sociales ; mais l'autorité de ces ordonnances législatives, qui imposent les innovations par voie législa- tive, paraît avoir été beaucoup plus fragile. Correspondant moins à la conscience populaire, parce qu'ils n'avaient p«is été élaborés par elle, ces textes furent mal obéis. D'ailleurs, sous les derniers Carlovingiens, l'Etat central s'effondre dans toute l'Europe, et la féodalité établit un système nou- veau de répression.

Il résulte de tout ce que nous venons de dire que la décadence du droit primitif fut le résultat de circonstances qui ont varié à l'infini, selon les temps et les lieux, selon les conditions sociales et économiques, selon le degré de culture des peuples et leur aptitude à la civilisation. On ne saurait donc en retracer que des histoires spécieJes et frag- mentaires, et toute tentative de généralisation serait témé- raire et contraire aux saines méthodes scientifiques. Nous nous contenterons donc d'indiquer quelques-uns des faits les plus connus et les plus caractéristiques, qui permet- tront de mieux saisir ce stade décisif de l'évolution de droit criminel.

L'un des premiers moyens employés par les pacifistes.

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pour apaiser les guerres entre familles, fut de leur imposer la loi du talion. Cette loi a été longtemps considérée comme la plus atroce et la plus barbare des représailles ; mieux comprise aujourd'hui, elle apparaît comme un très grand progrès. La vengeance, inspirée par la colère, ne connaît pas de mesure. La tribu offensée, quelle que fut l'offense, pouvait donc faire à l'ennemi tout le mal possible. Qui donc aurait pu l'en empêcher, puisqu'il n'existait aucun pouvoir supérieur capable d'intervenir entre les belligé- rants ? Il fallait donc, d'abord, leur faire accepter l'idée que la réparation était légitime, dans la limite du préjudice éprouvé, et qu'elle n'était légitime que dans cette mesure : œil pour œil, dent pour dent, membre pour membre. La loi d'Hamourabi n'autorise-t-elle pas celui dont le fils a été tué à exiger la mort de l'enfant du meurtrier ? C'était la seule justice qui put s'imposer à ces consciences obs- cures et rudimentaires. Elles n'en pouvaient concevoir aucune autre. En vain, on a objecté qu'en fait, on ne pouvait rétribuer le mal par un mal absolument semblable, que 1 offensé ne pouvait mesurer ses coups, que le coupable pouvait succomber à la blessure faite en représaille d'une simple blessure. La logique d'un primitif ne s'embarrasse pas de ces conséquences.

Nous ignorons, d'ailleurs, comment la règle du talion s est introduite dans des coutumes primitives si diverses. On peut conjecturer, sans grande chance d'erreur, qu'elle était déjà pratiquée avant l'époque nous la trouvons for- mulée dans les textes qui nous sont parvenus. Les arbitres, les chefs civils et religieux ont intervenir d'abord, pour amener les familles offensées à accepter cette satisfaction comme suffisante ; et d'autre part, les familles d'un offen- seur ont sans doute accepté sans trop de résistance qu'on

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infligeât au coupable un mal semblable à celui qu'il avait causé ; elles se déchargeaient ainsi d'une solidarité lourde, et évitaient une lutte sanglante et de chance incertaine. Cependant, la loi de Moïse parlant aux Israélites au nom de l'Eternel, la loi des XII tables, toutes celles se trouve le talion, et elles remontent à une époque l'État existait déjà depuis longtemps, apportaient un notable progrès en rendant cette pratique obligatoire. La partie lésée ne peut plus rien exiger au delà de cette satisfaction à laquelle le coupable, de son côté, fut obligé de se soumettre. Et c'était là, si on y songe, une grande nouveauté, qui devait exercer la plus heureuse influence pour prévenir les ven- dettas. D ailleurs, en même temps, la rudesse et la barbarie des vieilles coutumes s'humanisait par le système des com- positions, qui permit d'éviter le mal physique du talion en indemnisant la victime et en rachetant son œil, sa dent ou son brcis, comme on pouvait racheter sa vie elle-même.

C'est, en effet, en intervenant dans le règlement des compositions, que l'Etat est surtout parvenu à prévenir les guerres privées entre les familles et à leur imposer la paix nécessaire à l'établissement de l'ordre social. Le talion se rencontre dans des législations primitives d'inspirations fort différentes, mais d'autres l'ont ignoré: les Germains, par exemple, ne paraissent pas l'avoir pratiqué. Au con- traire, la coutume d'éviter la vengeance de la victime en l'in- demnisant est un phénomène général. A la période que nous étudions, on pourrait presque affirmer qu'il est universel.

Nous avons dit que même à l'époque les familles étaient souveraines, leurs querelles pouvaient se terminer par une paix dont les conditions, variant selon le sort de la bataille, étaient imposées par le vainqueur au vaincu. Des tiers, des familles désintéressées dans la lutte, des neutres, s'in-

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terposaient seulement comme arbitres, pour faciliter ces arrangements et les organes de l'État naissant furent tout désignés pour remplir cet office.

Le principal obstacle que rencontraient les pacificateurs était évidemment les prétentions exagérées de la famille offensée, auxquelles la famille de l'offenseur ne voulait ou ne pouvait accéder. On devait, dans chaque affaire, discuter le montant de l'indemnité. Pour rendre ces tran- sactions plus faciles, les arbitres invoquaient alors la force des traditions et des coutumes. Des vieillards se souve- naient que, dans un cas semblable, pour un préjudice ana- logue, la composition avait été autrefois fixée à un certain nombre de têtes de bétail, ou à telle somme d'argent. Ce précédent suffisait souvent pour amener l'offensé à renoncer à se faire justice lui-même et à conclure la paix. D'autant plus que l 'amour-propre des deux partis était ainsi sauve- gardé. Le point d'honneur, qui poussait la famille de la victime à la venger, était sauf. On pouvait, sans honte et sans déshonneur, accepter une composition consacrée par la coutume. Lorsque l'Etat fut suffisamment affermi et que le progrès des connaissances le permit, ces coutumes, comme nous l'avons dit, furent écrites. Ces premières lois, on le sait, étaient presque exclusivement un tarif de com- position.

Il ne faudrait pas croire, d'ailleurs, que ces lois se bor- naient à consacrer ainsi une jurisprudence antérieure. En étudiant ces textes anciens, on se convainc facilement qu'ils contenaient de véritables innovations législatives, ayant pour but préconçu de favoriser les accords pacifiques. Je n en veux donner ici pour exemple que les dispositions, fréquentes dans ces lois primitives, qui établissaient une composition différente, plus élevée pour le flagrant délit.

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moins élevée pour le d^it non flagrant. Le crime n'est pas plus grave dans un cas que dans l'autre et le préjudice éprouvé est le même. Mais lorsqu'il a été commis depuis un certain temps déjà, le ressentiment de l'offensé a eu le temps de se calmer et il est relativement facile de lui faire accepter une indemnité. Lors, au contraire, que le coupable est pris sur le fait, il sera beaucoup plus malaisé d'apaiser la colère de la victime, de l'amener à se faire jus- tice elle-même, et on cherchera à y parvenir en lui offrant une composition importante lui permettant de réaliser un gain qui dépassera la perte qu'elle a subie.

La coutume de l'exil volontaire qui fut surtout pratiquée dîms la Grèce antique, s'explique de la même manière. Celui qui a commis un homicide, et qui est exposé à la vengeance du sang, cherche à échapper au danger qui le menace en quittant le pays. Ce n'est point une peine et on ne saurait y voir un châtiment soit public, soit privé. Mais en prenant la fuite, en disparaissant, il oppose un obstacle de fait à l'exercice de la vengeance ; il permet ainsi au temps de faire son œuvre et de calmer les colères. Quelquefois son exil était perpétuel ; mais bien souvent, le répit ainsi obtenu permettait aux pacificateurs d'inter- venir utilement et de négocier une transaction entre les tribus auxquelles appartenaient le vengeur et le meurtrier. Même, nouà le verrons, à Athènes, cette coutume de l'exil volontaire fut utilisée pour alléger le poids de la solidarité de la famille et pour permettre de faire pénétrer, dans la conscience populaire, la distinction du meurtre volontaire et de l'homicide par imprudence. La durée du bannisse- ment de celui qui avait tué involontairement durait moins longtemps et finissait par une transaction intervenue avec un seul membre de la tribu offensée.

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Ailleurs, on chercha à atteindre le même but par l'éta- blissement de lieux d'asile. Ils permettaient, à ceux qui étaient menacés d'une vengeance, de se mettre à l'abri des coups de leurs ennemis et leur donnaient le temps néces- saire pour offrir et réaliser la composition légale. C'est avec ces fugitifs que Romulus, dit-on, peupla sa ville naissante. A l'époque la raison de ces vieilles institutions n'était plus comprise de personne, on a prétendu, qu'ainsi, la Ville éternelle fut d'abord un repaire de tous les bandits de l'Italie. Il est plus exact d'y voir un Heu de refuge offert aux familles latines, en danger de vendettas, auxquelles la nouvelle cité promettait la sécurité garantie par une puissante fédération de gentes. Mais, le plus ordinairement, l'asile devait son efficacité au sentiment religieux. Il est superflu de rappeler comment dans l'empire romain, les coupables se réfugiaient dans les temples aux pieds des statues des empereurs, et comment, après l'invasion des barbares, lorsque reparut le droit de vengeance privée, les évêques parvinrent à interdire l'exercice de toute violence contre les malheureux fugitifs, qui s'étaient réfugiés dans certains siuictuaires. Les plus terribles vengeances s'arrê- tèrent souvent, saisies de crainte, à la porte du tombeau de Saint-Martin.

La dissolution de la famille patriarcale qui fut, nous l'avons vu, une des conséquences de l'établissement de l'Etat, devait aussi amener des changements propres à ruiner le vieux système de la vengeance privée et à rendre plus fréquentes les transactions pacifiques. L'individualisation de la peine et la pratique de l'abandon noxal en fourniront deux exemples caractéristiques.

La responsabilité pénale collective, avons-nous dit, est un fait qui s'affirme, avec une singulière énergie, dans le

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monde primitif. Elle est la conséquence directe et nécessaire de la solidarité du groupe familial. A cette époque sociolo- gique, l'attaque était souvent menée par une tribu toute entière, qui razziait et pillait une tribu voisine. Que la responsabilité pesât alors sur tous, rien, à coup sûr, n'est plus naturel. Mais il n'en était pas autrement en cas de crime individuel. La famille de l'offenseur était alors indi- visiblement responsable du préjudice causé par un des siens, comme la famille de l'offensé avait l'obligation d'exiger la réparation de l'injure et, en cas d'homicide, de venger le sang de la victime. Cependant, le lien de solidarité allant se relâchant, les expéditions en commun devinrent plus rares, et, pour le crime d'un seul, la responsabilité indivi- duelle tendit de plus en plus à se substituer à la responsa- bilité collective. Lorsque les arbitres, puis les organes de l'Etat, intervinrent pour limiter la vengeance et, plus tard, pour punir les crimes, ils ne purent que favoriser cette tendance qui secondait leurs desseins. D'ailleurs, la res- ponsabilité individuelle correspond à une idée d'équité et de justice que la conscience humaine n'a, croyons-nous, jamais méconnue. fonctionnait, originairement, le droit répressif, c'est-à-dire dan» l'intérieur de la famille, le châtiment atteignait bien le véritable coupable et lui seul. La logique rationnelle conduit à cette solution que confirmeraient au besoin les faits historiques. Si un berger laisse un fauve s'emparer des moutons dont il a la garde, c'est lui qu'on punira évidemment et point un autre avec lui ; la femme adultère sera frappée de peines sévères par la justice domestique : ses parents seront ses juges ; qui pourrait songer à les punir ? Et pourtant, il ne faut rien exagérer. L'hérédité des fautes est une conception que J 'esprit humain n'a jamais pu dépouiller toute entière.

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quelqu'injuste qu'elle soit. Nous verrons qu'en pleine civi- lisation, on a encore puni les proches parents des grands criminels. Et si nos lois ont enfin répudié cette iniquité, la conscience populaire n'en est pas complètement libérée.

Quoi qu'il en soit, les faits montrent que, même dans les relations interfamiliales, le concept de la responsabilité personnelle est apparu beaucoup plus tôt que ne semblent le croire certains auteurs. Le talion, dont à coup sûr l'origine est amcienne, la suppose nécessairement admise. Apparem- ment, c'est bien l'œil du coupable qui sera sacrifié en répa- ration de l'œil de la victime, et si par une aberration qu'ex- plique la mentcdité de certains primitifs, le père, dont le fils a été tué, a le droit d'exiger la mort du fils du meur- trier, ce n'est point pour punir cet enfeuit innocent, mais bien l'assassin lui-même.

L'abandon noxal est peut-être plus caractéristique encore de cette période de transition entre la responsabilité col- lective de la famille et la responsabilité individuelle du coupable. Cette institution est un des meilleurs exemples qu'on puisse fournir de l'universeJité des lois sociologiques, car on la retrouve partout, à ce stade de la civilisation : en Grèce, à Rome, chez les Celtes, les Germains et les Slaves et jusque chez les peuplades barbares que nous pouvons aujourd'hui observer. Et rien non plus ne confirme mieux ce que nous avons dit de l'incompétence juridique des voyageurs qui ont rencontré ces coutumes primitives. Il est bien amusant de voir ceux qui ont décrit l'abandon noxal chez les indigènes de l'Afrique australe, s'étonner de leur découverte, sans se douter qu'il constitue un phé- nomène juridique très connu et très commun. Combien de documents précieux de sociologie et de droit primitif se sont perdus par de semblables ignorances 1

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L'abandon noxal remonte aux temps les plus reculés et a certainement été pratiqué à une époque antérieure à toute organisation de l'Etat politique. Il est tout naturel, en effet, que la famille exposée à de terribles et sanglantes représailles par la faute de l'un des siens, cherche à se dégager de cette lourde responsabilité. L'exil du coupable tend bien à ce résultat, mais il ne suffisait pas toujours à mettre les parents du coupable à l'abri de la vengeance. Les offensés pouvaient encore s'en prendre à eux, et pour que la paix fut assurée, leur consentement était nécessaire. L'abandon noxal est un moyen plus sûr de l'obtenir. Les plus anciennes traditions de la Grèce sont, sur ce point, particulièrement Intéressantes. La famille de l'offenseur pouvait donner satisfaction aux offensés en jugeant le cri- minel elle-même, en punissant le crime commis hors du groupe, nous allions dire, le crime commis à l'étranger : Dardanos condamne Idaia à mort et la fait exécuter. Ou bien, et plus fréquemment, elle extrade le coupable et le livre à la discrétion de l'offensé, qui pourra le sacrifier aux mânes de la victime dont le sang crie vengeance, ou le réduire en esclavage et lui imposer un travail qui compen- sera le préjudice éprouvé.

D'ailleurs, la famille ne répondait pas seulement de la faute de ses membres, mais encore du dommage causé par ses esclaves, par ses animaux et même par les choses Inanimées qui lui appartenaient. 11 le fallait bien, puisqu'il n'y avait aucun autre moyen d'obtenir la réparation du préjudice. N'en est-il pas de même, aujourd'hui, pour le délit civil commis par un mineur, par un animal ou une chose dont on a la garde ? Dans les temps primitifs, il ijarut tout naturel de livrer la cause du dommage à titre d'in- demnité, comme on livrait le coupable conscient. Cette

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offre pouvait être d'autant plus facilement acceptée qu'elle était de nature à devenir une source de bénéfice pour celui à qui elle était faite.

En effet, à l'origine, l'abcindon noxal devait être volon- tairement accepté par la partie offensée. Celle-ci était libre ou de refuser la satisfaction ainsi offerte, et de courir les chances de la lutte en se faisant justice elle-même, ou d'exiger outre la personne auteur ou la chose cause du dommage, quelque autre prestation. Mais les arbitres et l'État, dès qu'il fut organisé, s'attachèrent à faire pénétrer dans la conscience populaire des règles juridiques qui devaient exercer une influence décisive sur la notion de la responsabilité pénale. D'abord, lorsque la victime con- sentait à transiger, on posa, en principe, qu'elle n'aurait droit à rien de plus qu'à la chose ou à la personne qui avait causé le préjudice ; puis on admit que si la famille du cou- pable le répudiait, si, par quelque cérémonie symbolique, elle brisait toute solidarité avec lui, si elle offrait de le livrer, l'offensé ne pouvait plus exercer sa vengeance que sur lui seul. Dès ce jour la responsabilité pénale était indi- vidualisée.

Les divers procédés que nous venons d'indiquer avaient pour but de limiter ou de prévenir les vengeances privées, mais ils laissaient, malgré tout, subsister la possibilité d'un recours à la force, incompatible avec tout ordre social régulier. Il en fut ainsi, tant que l'Etat politique, encore imparfaitement organisé, ne put imposer la paix. Mais partout il parvint à établir sa souveraineté et à faire reconnaître son autorité, il s'attacha à assurer la discipline sociale, d'abord en interdisant toute violence de la part des particuliers, ensuite en organisant lui-même la répres-

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sion de tous les faits susceptibles de troubler l'ordre et la paix publique.

Les explications que nous avons données jusqu'ici montrent que l'interdiction des vengeances privées fut la conclusion d'une longue préparation historique. Le temps vint, en effet, les querelles entre familles se termmaient, le plus souvent, par des transactions volontaires, et la pratique des compositions tarifées était devenu usuelle. Il fut alors facile aux organes de l'Etat de rendre ces tran- sactions obligatoires. La transition fut insensible, et rien ne parut d'abord changé. On sembla respecter les vieilles coutumes, en donnant à la victime et à sa famille le droit d'exiger une satisfaction devenue déjà traditionnelle ; en réalité, un progrès décisif fut accompli le jour on admit que personne n'a le droit de se faire justice à soi-même ; que la victime doit s'adresser aux pouvoirs publics pour obtenir la satisfaction qui lui est due et que le coupable ne peut pas la refuser.

D'ailleurs ce nouveau changement ne s'accomplit lui- même que lentement, et par degrés successifs. Il fallut agir avec prudence, tenir compte de l'opportunité, ne tenter que ce que les circonstances et les mœurs permettaient d'obtenir. Ainsi le droit de vengeance put d'abord être défendu vis-à-vis de certaines personnes seulement, ou bien l'exercice n'en fut interdit qu'à certaines époques, ou pendant un certain temps. Ainsi, dans notre moyen- âge, la paix de Dieu et la quarantaine le Roi, furent établies par l'Eglise et par la Royauté française, pour rendre moins fréquentes les guerres entre seigneurs féodaux. Des insti- tutions analogues ne sont pas sans exemple à l'époque s'accomplit la révolution qui supprima la vengeance entre tribus patriarcales.

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En même temps que l'État intervenait ainsi pour rendre la composition obligatoire, il s'immisçait, d'une autre façon, dans leur règlement, en contraignant le coupable à lui verser, à lui-même, une certaine somme. Dans les législa- tions grecques et, en particulier, dans le Code de Gortyne, il existait ainsi une sorte d'amende payée à la cité à côté de la composition due à la victime du délit. Le Fredtan germanique, que Tacite mentionnait déjà, et que nous retrouvons dans les lois barbares, est trop connu pour qu'il soit nécessaire d'y insister. Cette institution a d'ailleurs soulevé de vives controverses, notamment pour savoir comment se calculait cette somme due à l'Etat et quel en était le caractère. Dans le droit grec, elle paraît une sorte de peine, qui frappe celui qui, refusant de remplir volon- tairement ses obligations, motive une intervention de la justice sociale. Quant au Fredum, on a soutenu qu'il consti- tutiit une peine encourue par le coupable pour le trouble apporté à la paix publique. J'admettrais plutôt, pour ma part, l'opinion de ceux qui y voient un droit à l'autorité qui s'est entremise pour assurer une transaction entre les parties, et peut-être même le prix de la garantie donnée par cette autorité pour en assurer l'exécution. Quoi qu'il en soit, on comprend facilement l'importcmce de ces taxes perçues par l'Etat : les auteurs insistent sur l'influence qu'elles ont exercée sur le développement de l'amende péncile. Elles ont surtout contribué à faire pénétrer dains la conscience publique la notion que l'Etat est, autant et plus que la victime, intéressé à la répression des crimes. L'in- térêt fiscal fit que l'autorité ne l'oublia pas non plus.

Parmi les moyens employés par les coutumes primitives pour obliger le criminel à payer la composition, il faut encore mentionner la mise hors la loi. La Friedlosigkeit

4. GARÇON.

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chez les Germains a aussi soulevé des difficultés épineuses qui ont divisé les historiens du droit. Le Wargus ne pouvait trouver asile nulle part, personne ne devait le recevoir, et tout le monde avait le droit de l'abattre impunément, comme on tue une bête sauvage. Quelques-uns ont vu la plus ancienne des peines qui réprimaient les crimes contre les particuliers. Mais cette opinion a rencontré de nombreux contradicteurs. Il semble que cette institution n'a pas le même caractère dans les sources du nord et dans les lois germaniques, et qu'elle a subi dans le cours des temps de nombreuses et profondes modifications. D'autre part, la loi salique proscrit le contumace : « Si quis ad mallum venire contempserit, si nec de compositione, nec ineo, nec de ulle legem facere voluerit, tune ad régis presentia ipso mannire débet. Tune rex... extre sermonem suum ponet illum. » Voilà, certes ! des moyens coercitifs éner- giques qui ne permettaient guère au criminel de refuser de payer la composition.

Ainsi disparut peu à peu le droit de se faire justice à soi-même. Mais les vieilles institutions ne disparaissent jamais tout entières. Elles laissent après elles de longues survivances. Certaines institutions du droit primitif ont traversé les siècles, et on ne saurait les comprendre, dans leur dernier état, si on en ignore l'origine historique. E!st- il rien qui semble plus absurde que le droit d'asile, lorsqu'il a pour effet de soustraire un assassin aux recherches de la justice sociale. Pourtant, il a subsisté sous cette forme, en France, jusqu'au XVI^ siècle et en Espagne jusque dans la seconde moitié du XIX^ siècle. L'abandon noxîJ, devenu obligatoire et légalement libératoire, fut conservé par des législations très perfectionnées. De même, si la solidarité passive de la famille disparut, en général, d'assez bonne

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heure, et si les parents parvinrent à se dégager de toute responsabilité pour des fautes qui ne leur étaient point personnelles, la solidarité active semble être demeurée beaucoup plus longtemps en usage. Le droit de guerre privée avait depuis des siècles disparu dans les souvenirs popu- laires, l'Etat ne tolérait plus aucun acte de violence privée, alors que la loi reconnaissait encore aux parents de la vic- time le droit de poursuivre la vengeance du sang. Elle ne pouvait plus, sans doute, l'exercer qu'après l'avoir fait reconnaître par les tribunaux réguliers, mais c'est à elle qu'était souvent confiée l'exécution du jugement. Ces coutumes n'ont pas même encore disparu partout.

Mais les compositions surtout ont subsisté dans les légis- lations parvenues au plus haut degré de développement. A Athènes, le monopole de la poursuite du crime d'homi- cide appartint toujours aux parents de la victime. Même après Dracon, même après Solon, au temps encore de Démosthène, les transactions sur le prix du sang étaient encore en usage et le meurtrier échappait à tout autre châtiment en indemnisant la famille de celui auquel il avait donné la mort. Le droit romain conserva toujours les délits privés. Le préteur, loin d'abroger ce vieux sys- tème, chercha à le compléter et à le corriger. Pour l'injure, il donne une action qui permettait au juge de fixer le mon- tant de la composition ex equo et bono. Pour le vol, il créa des actions au quadruple contre le voleur, surpris en fla- grant délit, et contre les receleurs. Et ces principes exis- taient encore à peine retouchés dans les compilations justi- niennes. A la vérité, le voleur pouvait aussi être poursuivi par la voie criminelle et frappé d'un châtiment corporel ; mais comme on l'a remarqué, avec beaucoup de sagacité, en face d'un voleur solvable, la victime devait souvent

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préférer la vieille action civile, qui lui assurait non seule- ment la restitution de la chose qui lui avait été ravie, mais encore un beau bénéfice. En France enfin, et en Allemagne, le système des compositions survécut longtemps après la période barbare et jusqu'à une époque relativement récente. Il était encore fort usité au moyen-âge et certaines chartes, certaines « bonnes coutumes », ne sont rien autre chose qu'un tarif de compositions. Il ne disparut que lorsque, sous l'influence du droit romain renaissant, l'autorité publique fut assez forte pour reprendre en mains l'œuvre de la justice répressive.

En effet, tout le mouvement que nous venons de retracer, par lequel l'Etat politique limita la vengeance privée, puis l'interdit, s'immisça dans le règlement des compositions, les rendit obligatoires, et finalement les supprima, demeu- rerait incompréhensible si on ne savait pas que, parallèle- ment, ce même Etat établissait un nouveau système de répression, en punissant lui-même les crimes de peines afflictives, intimidantes et exemplaires. C'est, nous l'avons dit, parce que ce système était plus efficace et plus juste, parce qu'il garantissait mieux l'ordre public, la cécurité des personnes et des biens, peirce qu'il donnait plus de garanties aux droits individuels, que d'elles-mêmes, les coutumes primitives se transformèrent et finalement tom- bèrent en désuétude.

A mesure que le système des compositions eJlait en décli- nant, et lorsqu'elles furent devenues obligatoires, les crimes commis de famille à famille n'auraient plus eu d'autre sanction que la somme d'argent payée comme indemnité à la victime. En d'autres termes, même les délits les plus graves contre les personnes n'auraient été punis que d'une

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amende pécuniaire. II est possible que, pendant une période de transition, il en ait été quelquefois ainsi. Mais, un pareil état de choses ne pouvait évidemment point subsister comme système général. Il est clairement incompatible avec tout ordre social régulier. On a vite senti que ces crimes interfamiliaux, même s'ils ne semblaient léser directement que des intérêts particuliers, portaient en même temps une atteinte intolérable à l'ordre public, que l'État était intéressé au plus haut point à leur répression, et qu'il avait le droit et le devoir impérieux de punir lui-même les coupables. Ainsi, la vengeance et les compositions tombèrent en déca- dence pendant que grandit la justice pénale de l'Etat et ces deux phénomènes sont corrélatifs. Il serait même facile de montrer que, dans notre moyen-âge français, le vieux système des compositions reprenait une nouvelle vigueur, toutes les fois que l'autorité publique désorganisée cessait de remplir sa fonction judiciaire pénale. Et de toute cette histoire du droit criminel, on peut dégager ce principe fondamental, que l'observation vérifie toujours, à savoir : que pour pouvoir refuser à l'individu le droit de se faire justice soi-même, il faut que les droits de tous et de chacun trouvent une protection suffisante dans la justice sociale. Toute défaillance de cette justice, entraîne nécessairement une réaction individuelle qui se manifeste par des vio- lences.

Eji même temps que les compositions disparaissaient, 1 abandon des vieilles coutumes et la désagrégation des familles amenaient une autre conséquence, bien plus insup- portable encore et plus incompatible avec tout ordre social. La composition devenue obligatoire, laissait au moins sub- sister une sorte d'amende ; mais la justice domestique étant tombée en désuétude, les crimes familiaux n'eurent plus

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de sanction du tout. C'est en effet ce qui se produisit à Athènes pour le parricide. Comme on y avait conservé, pour l'homicide, le système de la vengeance, et que la poursuite y était réservée aux seuls parents de la victime, ce crime odieux pouvait rester impuni. On a montré seule- ment par quels détours et quelles subtilités le génie grec avait, en pratique, cherché à combler cette lacune, sans y réussir d'ailleurs d'une manière satisfaisante. Mais c'est un cas exceptionnel. En réalité, le droit de punir du chef de famille ne tomba en désuétude que le jour l'autorité publique fut en mesure d'assurer la répression des crimes graves qu'il était autrefois seul compétent pour châtier. Mais ce jour-là, la justice domestique put disparaître sans danger pour l'ordre public, car elle était remplacée par la justice socicile, qui, toute imparfaite qu'elle fût encore, offrait une certaine organisation juridique, et semblait, malgré tout, moins arbitraire. Le père de famille conserva sans doute sur les siens une large autorité et, pendant de longs siècles ce pouvoir fut encore très fortement constitué. Même pour certains délits, le droit primitif laissa après soi de longues survivances. Pour le délit d'adultère, par exemple, notre droit actuel n'en est pas encore complètement libéré. Mais, d'une manière générale, et en principe, la juotice socide se saisit de tous les crimes ou délits, même de ceux qui ont un caractère particulièrement familial. Le chef de famille n'a conservé qu'un pouvoir disciplinaire, mais qui ne saurait plus faire obstacle à l'exercice du droit de punir de l'Etat.

Pour tout résumer, le droit de punir est un attribut essentiel de la souveraineté. Cette souveraineté appartint d'abord au groupe familial, mais chez les peuples appelés à un haut degré de civilisation, elle devait s'effacer et dis-

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paraître devant la souveraineté de l'Etat. Bien entendu, ici encore, cette évolution se fit lentement et successive- ment. Les premiers crimes que l'Etat a directement punis paraissent avoir été partout ceux qui sont dirigés contre sa propre sécurité. Comme, ainsi que nous l'avons dit, sa raison d'être fut d'abord d'organiser des guerres défensives ou offensives, il réprima en premier lieu des délits mili- taires. Ce sont là, en effet, les crimes publics que connais- saient les Germains au temps de Tacite : « Proditores et transfugas arboribus suspendunt ; ignavos et imbelles aut corpore infâmes, cœno ac palute, injecta super crate, mer- gunt, » Mais dès que l'Etat eut pris quelques forces, la liste des crimes se compléta peu à peu et comprit enfin les crimes contre les mœurs, contre les personnes et contre les biens.

Il est difficile d'ailleurs de retrouver l'histoire de ces progrès successifs dans chaque législation particulière. En France, cette œuvre s'accomplit sous l'influence du droit romain, des capitulaires et des ordonnances royales, des chartes municipales et de la jurisprudence. Mais si on veut apporter des précisions et déterminer à quelle époque et dans quels lieux les seigneurs justiciers d'abord, puis les justices royales ont frappé chaque crime de peines afflic- tives, on se trouve en présence d'obscurités qui n'ont pas été dissipées et qui sont peut-être impénétrables. En Italie, les statuts des villes du nord fournissent des documents importants et curieux : un auteur a pu dire que : « Les cités s inspirant du principe romain et chrétien levaient haut leurs vues et punissaient les délits en eux-mêmes et pour le bien commun ». Ainsi encore, la Carta di Loga pour la Sardaigne punissait de peines afflictives l'homicide, le vol et le faux, et les constitutiones regni Seculi, réunies en Code

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par Frédéric II en 1231 , abolissaient les guerres privées et le duel judiciaire. En Espagne, les fueros, les 5ie/e partidas nous fournissent aussi des documents qui ne sauraient être négligés. En Allemagne enfin, les lois d'Empire et spécialement les Landfrieden, les statuts des villes, les miroirs, obéissent à la même tendance. Dans le miroir de Saxe, en particulier, de nombreux délits sont punis de mort. Ce mouvement se continue au xv^ siècle par la réformation de Wurzburg, la Numberger halsgerichtsordnung, la Tiroler Malefizordnung et enfin, au XVI® siècle, par l'ouvrage de Schwarzenberg, publié d'abord par l'Evêque de Brandberg et qui trouva sa forme définitive dans la Caroline publiée en 1532 par Charles-Qulnt. Ce Code devait rester en vigueur pendant trois siècles et forma comme le droit commun de l'Allemagne en matière pénale, sans préjudice d'ailleurs des lois locales réservées par la Slavatorsche clausel.

Au surplus, ces détails sont surtout objet d'érudition historique. Pour nous, le résultat seul Importe. L'État nous apparaît enfin, lorsque ce mouvement fut accompli, en pleine possession du droit de punir. Il aissure par les organes d'une justice régulièrement organisée, la discipline sociale, l'ordre et la paix publique. Les violences pourront ainsi être comprimées, la sûreté des personnes et des biens protégée et garantie par la puissance publique. Les cri- minels seront maintenus dans le respect des lois par la crainte des châtiments. A l'abri de ces institutions, la civi- lisation et les œuvres de paix pourront grandir et se déve- lopper.

BIBLIOGRAPHIE

On pourra consulter sur le droit primitif : Kovalewsky, Cou- tume contemporaine çt loi ancienne ; droit coutumier, Oisétien, Paris,

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Larose, 1893. Glotz, La solidarité dans le droit criminel en Grèce, Fontemoing, 1904. MAXWELL, Le concept social du crime et son évolution, Alcan, 1914. Fauconnet, La responsabilité, Alcan, 1920. Adde, Les travaux de Sommer Maine.

Sur l'origine du droit de punir de l'Etat on trouvera une bonne bibliographie des autres travaux dans le livre de M. Fauconnet. On pourra se reporter notamment à : Du BoYS, Histoire du droit criminel des peuples modernes. Dareste, ses trois séries d'Études d'histoire du droit. ToNiSSEN, Études sur l'histoire du droit criminel, F Histoire du droit pénal de la République Athénienne, T Organisation judiciaire et le droit pénal dans la loi Salique. Pardessus, la loi salique. Girard, son Manuel de droit romain et un article dans la Nouvelle Revue Historique de 1886, p. 284. CuQ, Les institutions juridiques des Romains. Glasson, Histoire du droit et des institutions de la France. EsMEIN, Son livre de Mélanges et son Cour'i d'histoire élémentaire du droit français.

En langue allemande : ViLDA, Strafrecht des Germanen. VoN Bar, Geschichte des deutschen Strafrecht, ouvrage traduit en aii^lais et complété par Thomas S. Bell. Mommsen, Romîsches Stra- frecht, traduit en français 'par M. DuQUESNS.

CHAPITRE III L'ANCIEN DROIT PÉNAL

Après avoir montré comment l'Etat prit possession de son droit de punir, je dois rechercher maintenant de quelle manière il a organisé la répression. Or une étude attentive prouve, ici encore, que les institutions criminelles se sont développées de la même manière chez les peuples les plus divers. Sans doute, chaque législation particulière accuse des différences nombreuses, et ce sont ces dirsemblances que relèvent d'ordinaire ceux qui étudient le droit comparé. Mais les ressemblances sont bien plus frappantes encore. La raison en est simple : tous les peuples chez lesquels on retrouve ces institutions pénales semblables sont par- venus à un même degré d'évolution sociale et de culture morale. La justice y est rendue au nom de l'autorité pu- blique, la famille patriarcale a fait place à la famille naturelle, tous pratiquent l'agriculture et la petite industrie et recon- naissent la propriété individuelle mobilière et immobi- lière. Leur droit criminel a donc nécessairement pour base un fond commun de principes sociaux et d'idées moréJes. Il répond aux mêmes nécessités de défense sociale, sanc- tionne les mêmes obligations vis-à-vis de l'Etat et de la famille, les mêmes droits économiques, et par la force même des choses, il incrimine essentiellement les mêmes faits. D'autre part, le système des peines qui prend comme but principal, sinon comme but unique, l'intimidation, cherche

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surtout à effrayer par la rigueur des châtiments ; les peines corporelles y tiennent une place prépondérante. Ainsi se dégage un droit pénal commun qui, dans ses traits généraux, se retrouve dans l'antiquité païenne et dans l'Europe chré- tienne. 11 n'est pas en réalité différent chez les nations poli- cées du continent et en Angleterre, le droit s'est pour- tant développé d'une manière indépendante. Bien plus ; les peuples d'Extrême-Orient ont connu ce même système répressif, et le Code chinois, en vigueur sous la dernière dynastie, était beaucoup plus proche qu'on ne le croit d'ordinaire des lois pratiquées en Europe jusqu'à la fin du XVIII^ siècle. Ainsi se vérifie de nouveau, pour cette période historique, l'existence de lois scientifiques, qui dominent le phénomène de la répression, aux différentes périodes de l'évolution sociale.

Je n'ai point entrepris d'écrire une histoire universelle du droit pénal comparé, ni d'exposer ici chacune de ces législations, semblables dans leurs principes, différentes par l'infini diversité des détails. Je dois me borner à mettre en lumière leurs traits généraux et caractéristiques, et pour y parvenir, la meilleure méthode est, je crois, de prendre comme exemple des législations de cette inspiration, celles qui sont arrivées à leur plus haut degré de perfectionnement. Or il en est deux qui, à ce point de vue, semblent devoir attirer l'attention : le droit romain, d'une part, celui de l'Europe aux XVI^, XVII® et XVIII^ siècles.

On fait ordinairement remarquer que le droit criminel des Romains a été bien inférieur à leur droit civil. Il y a dans cette affirmation, comme dans tous les lieux communs, une grande part de vérité ; mais il convient cependant de ne point l'exagérer. D'abord, l'histoire du droit pénal romain reste, pour nous, sur certains points, fort incertaine.

60 LE DROIT PÉNAL

Cependant si, tel que nous pouvons le connaître, nous le comparons à celui des autres peuples de l'antiquité, même à celui des peuples modernes qui se sont développés sans subir son influence, il nous paraît encore supérieur. Il présente un caractère pratique et scientifique qu'il est impossible de méconnaître. Enfin, les institutions crimi- nelles que nous livrent les Pandectes et les Codes de Théo- dose et de Justinien, sont un droit pénal tout déformé et rendu méconnaissable.

Vers la fin de la République et au commencement de l'Empire, en efîet, la législation romaine pénale s'était élevée à un haut degré de perfectionnement. On ne suivit pas, en matière criminelle, la méthode qui consistait à maintenir théoriquement en vigueur des lois caduques, tout en les modifiant par l'application. Bonne pour le droit privé, qui s'élabore lentement, elle se prêtait mal aux innovations hardies qu'on Introduisit alors dans la répres- sion. On procéda par vole d'autorité législative, et toute une série de leges judiciorwn publicorum, établit une réforme complète et radicale des institutions criminelles. Chacune de ces lois prévoyait une catégorie de crimes particuliers : telles les lois Julia magestatts, Julia de adulteriis, Comelia de sicariis et veneficiis, Pompeia de parricidiis, Julia peculatm, Corneîia de testamentis, Julia de vi priûata, Julia de vi publica, Julia de ambitu, Julia repetundarum, Julia de annone. Système législatif excellent et qu'on peut estimer bien supérieur à celui d'une codification unique. Ces lois abrogeaient la vieille institution du jugement par le peuple, devenu Impraticable dans Rome agrandie, mais elles conféraient à des jurés la décision des affaires criminelles. En déterminant les incriminations, et en fixant les peines, elles proscrivaient l'arbitraire dans l'administration de la

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justice pénale ; la peine de mort avait presque cessé d'être en usage et la torture était abolie pour les citoyens romains, grands progrès ! que la Révolution française reprendra dix-huit siècles plus tard.

Mais ces institutions étaient incompatibles avec le régime impérial et devaient disparaître avec la liberté politique. Les Qucestiones perpetuœ tombèrent en désuétude, le jury criminel cessa de fonctionner et le pouvoir de juger les criminels passa aux magistrats, aussi bien à Rome que dans les provinces. L'arbitraire fut rétabli : les juges s'arro- gèrent le droit de punir des faits encore bien qu'aucune loi ne les eût incriminés. Ils modifièrent les peines légales ; Hodie licet, disait le jurisconsulte Ulpien, qui extra ordinem de crimine cognoscet quam vult sententiam ferre, vel graviorem, vel leniorem, ita tamen ut in utroque modo, rationem non excédât. Mais qui donc estimera cette mesure ? La cons- cience du juge, dira-t-on, cela signifie pratiquement son arbitraire et ses passions. La seule garantie des accusés se trouvait dans la faculté de faire appel, c'est-à-dire de soumettre la décision à un autre arbitraire. En même temps, et comme conséquence logique de ces principes, les peines devenaient inégales et la torture la plus usuelle des pra- tiques judiciaires.

Ce fut ce droit formé ou, si on le préfère, déformé par le despotisme impérial que les glossateurs retrouvèrent dcins les compilations justiniennes et qui devait exercer une influence décisive sur les destinées du droit criminel des peuples civilisés modernes. La réception et l'adaptation de cette législation varia naturellement de pays à pays ; elle ne s'accomplit pas de la même manière en Italie, en France, en Allemagne, sans parler de l'Angleterre le droit criminel s'est développé d'une meinière plus indé-

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pendante. D'autres éléments ont contribué à la formation de chaque législation moderne. Mais on peut affirmer, sans sortir de la vérité, que dans l'Europe continentale, le droit romam a tenu une place prépondérante. On exa- gérerait à peme, en disant que l'ancien droit pénal est une simple continuation du droit pénal romain et comme une nouvelle phase de son évolution propre.

Cela est vrai particulièrement en ce qui concerne la formation de notre droit pénal français. Le système des compositions a péri sans presque laisser de traces. On peut remarquer seulement que les justices du moyen-âge avaient donné au droit répressif un caractère marqué de fiscalité, qu'elles avaient souvent transformé les compositions en amendes et en confiscations au profit des seigneurs justi- ciers et que ces droits féodaux ont subsisté jusqu'à la Révo- lution. En cherchant bien, on trouverait même quelques survivances de très vieilles coutumes dans certaines incri- minations et surtout dans le système des peines demeuré encore en vigueur au xviii^ siècle. Mais, d'une manière générale, l'ancien droit familial avait bien disparu. Cela est si vrai qu'on ne trouve pour ainsi dire aucune disposition pénale dans les coutumes rédigées. Sauf certaines coutumes exceptionnelles, comme celle de Bretagne, par exemple, on ne rencontre dans aucune d'elles ni un système d'incrimination, ni un système de pénalités. Il n'y eut point, pour le droit cri- minel, de pays de droit écrit, ni de pays de droit coutumier.

Le rôle du droit promulgué, dans la formation de l'ancien droit pénal, ne doit pas non plus être exagéré. A la vérité, il a tenu une large place en Angleterre. Mais ailleurs, il apparaît tout imprégné lui-même de droit romain et semble avoir contribué surtout à le faire pénétrer dans la pratique judiciaire. Chez nous, de grandes Ordonnances, celle de

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1 670 surtout, ont établi les règles de la procédure criminelle en l'empruntant d'ailleurs au droit canonique. Mais la Royauté française ne paraît jamais avoir songé à publier un code pénal, définissant les infractions et fixant les peines. L'autorité royale s'est contentée de légiférer sur certains crimes particuliers, comme le duel, le braconnage, la con- trebande, le péculat, l'empoisonnement, la non-déclaration de grossesse. Mais ce n'étaient que des dispositions de circonstance, des dispositions fragmentaires et exception- nelles, qui restaient souvent sans application ou qui tom- baient rapidement en désuétude.

On pourrait croire que le droit criminel ancien dut beaucoup plus au droit canonique. Son influence se fit certainement sentir sur l'instruction criiViinelle, puisque la procédure inquisitoriale fut son œuvife propre. Dans le domaine du droit pénal, les lois ecclésiastiques et la théo- logie élaborèrent certainement des théories nouvelles. Elles ont dégagé avec plus de clarté que le droit romain lui- même, le concept de l'imputabilité et de la responsabilité morale. La peine reste intimidante et exemplaire, mais son caractère expiatoire reprend, sous une forme nouvelle et rajeunie, une force singulière. En même temps s'affirme, dans le droit canon, l'idée qu'elle doit être corrective, qu'elle doit tendre à l'amendement du coupable et qu'il peut par son repentir, par sa contrition obtenir son pardon et sa réhabilitation. Ainsi, la doctrine de la rédemp- tion pénètre dans le domaine de la justice humaine. Les peines que l'Eglise institue elle-même sont d'ordre moral et sont humaines : Abhorret a sanguine. Toutes ces doctrines ont trouvé leur belle expression dans le monitum du concile de Trente que le canon 2214 du nouveau Codex juris cano-' nid a littéralement transcrit et conservé.

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Mais on se tromperait en pensant que toutes ces nou- veautés, qui forment le fond de notre droit actuel, péné- trèrent immédiatement et profondément dans notre ancien droit. Comment apercevoir leur influence lorsqu'on con- sidère la barbarie des mcriminations et des peines qui étaient encore en usage au XVI il® siècle. Le droit répressif laïque était resté absolument distinct du droit canon et nos crimincilistes ne citaient guère le corpus juris canonici. Ce qu'on peut dire de plus exact, c'est que, sous l'influence de la doctrine chrétienne, la conscience populaire, obscu- rément, lentement, modelait la notion du crime sur celle du péché, et le concept de la peine sur celui de la pénitence. Ainsi se préparaient les grandes réformes de l'avenir ; mais pour rester dans la vérité, il faudrait dire, peut-être, que ces conceptions ne devaient trouver leur véritable réalisation dans le domaine du droit répressif que dans les lois de la Révolution et surtout dans les réformes du XIX® siècle.

Ainsi, le droit romain, les ordonnances royales, le droit canonique, dans la mesure que nous venons d'indiquer, peuvent être considérés comme les sources de notre ancien droit pénal. Il y faut joindre encore la jurisprudence des tribunaux supérieurs et en France, des Parlements. Il s était formé, touchant les incrimmations et les peines, une tradition judiciaire, créatrice d'un véritable droit coutumier. Nous verrons, dans un insteint, l'importance pratique de cette limitation apportée à l'arbitraire des juges. Cependant, cette jurisprudence, formée par des décisions fragmentaires et éparses, restait encore obscure et incertaine. Le progrès décisif devait être obtenu par les efforts spontanés de la doctrine. En effet, à l'époque de la Renaissance, le droit criminel prit, dans toute l'Europe continentale, une forme

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juridique. Des criminalistes éminents fondant dans leurs travaux toutes les sources antérieures, constituèrent un véritable droit criminel scientifique.

Dans cette œuvre immense de systématisation, la pre- mière place revient certainement à l'Italie. Dès le XV® siècle. Angélus Aretinus publiait son de maleficiis et Hippolyte de Marsigly une practica rerum criminalium, et un commen- taire du digeste : De Quœstionihus et Tormentis. C'étaient des précurseurs. Au XVI® siècle, Julius Clarus écrivait ses septem libri sententiarum receptarum, seu practica avilis et criminalis, dont le cinquième livre, consacré au droit cri- minel, est resté classique. Mais tout s'efface devant l'im- mense travail de Farinacius. Ses Concilia, practica et theoria criminalis qui comportent plusieurs volumes in-folio cons- tituent pour l'ancien droit criminel l'ouvrage fondamental. Son influence fut décisive. Les criminalités français du XVIII® siècle le citent à chaque page, on le consultait couram- ment au commencement du XIX® siècle et on peut encore l'utiliser avec profit.

A côté des Italiens il faut citer en Allemagne Benedictus Carpzov dont la practica nova imperialis saxonica rerum criminalium eut dans toute l'Europe un grand succès et inspira bientôt le législateur germanique. En Hollande, Damouder publia à Anvers sa Practica rerum criminalium ; en Espagne enfin Covarruvias mérite de figurer parmi ces fondateurs du droit pénal moderne. Cette œuvre construc- tive nous paraît ainsi une œuvre collective à laquelle colla- borèrent tous les peuples de l'Europe continentale civilisée. Et rien ne montre mieux l'unité fondamentale des insti- tutions criminelles de cette époque. Aucun des ouvrages que nous venons de citer ne semble écrit pour un pays et en vue d'une législation déterminée, et les principes qu'ils

5. GARÇON.

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dégagent ont un caractère général et pour ainsi dire uni- versel.

La France, il faut l'avouer, n'eut dans ce grand mou- vement scientifique qu'une part assez effacée. Nos vieux coutumiers s'étaient bien occupés du droit criminel : Beaumanoir nous donne des renseignements précieux sur la preuve et sur l'instruction criminelle. Mais j'ai dit que ce droit était destiné à périr. On trouve un effort plus heureux dans la Somme rurale de Boutellier ; nos romanistes commentaient les libri terribiles et contribuaient ainsi à l'œuvre commune. Mais nous ne pouvons citer aucun grand criminaliste au XVI® siècle. Il serait injuste pourtant de ne pas mentionner Pierre Ayraaut, esprit libre et cri- tique, mais qui a écrit surtout sur la procédure pénale, et Domat qui formula, sur le droit criminel et sur le pro- blème de la répression, des principes qui méritent de ne pas tomber dans l'oubli.

C'est au XVIII® siècle que parurent nos véritables crimi- nalistes français. Serpillon, Guy Rousseau de la Oambe, Jousse et Muyard de Vouglans. Ils n'eurent aucune pré- tention créatrice, et ils ne songèrent ni à réformer ni à innover. Leur but était de présenter les règles du droit et de la procédure criminelle en usage de leur temps, mais ils ont tracé avec une merveilleuse clarté un tableau sais- sissant de notre ancien droit pénal dans les deux derniers siècles de la monarchie.

C'est ce droit français que nous allons maintenant exposer dans ses traits généraux, comme un exemple particulier du droit criminel de tous les peuples parvenus au même degré de culture, et, spécialement, du droit de l'Europe occidentale aux XVII® et XVIII® siècles.

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Pour le bien comprendre, il importe d'abord de dégager les idées générales sur lesquelles il reposait. On ne peut mieux les exprimer et les résumer que ne l'a fait notre vieil Argou, lorsqu'il écrivait : « La vengeance est défendue aux hommes ; il n'y a que le roi qui puisse l'exercer par ses officiers, en vertu du pouvoir qu'il tient de Dieu. »

Le droit de vengeance, en effet, appartenant aux parti- culiers a définitivement disparu. L'Etat a assumé la charge de maintenir la discipline sociale, en réprimant le crime qui trouble l'ordre public et menace les intérêts individuels. Mais le droit de châtier qu'il exerce ainsi, dans un but de défense sociale, n'a pas changé de nature et apparaît encore comme un acte de vindicte publique. C'est, sous cette forme renouvelée, que se manifeste le sentiment de réaction instinctive et de répulsion que soulève le crime dans la conscience populaire. Punir, c'est encore exercer une ven- geance et, cette vengeance par sa nature même, reste toute imprégnée d'indignation, de passion, et de colère. Ainsi s'explique fondamentalement la rigueur des châtiments.

Cependant, ce serait une grave erreur de penser que le droit de punir reposait exclusivement sur cette idée rudi- mentaire. Le concept de la peine était infiniment plus complexe et, pour le bien saisir, tel qu'il s'imposait à la conscience générale, dans les derniers temps de la monar- chie, il faut tenir compte de certaines théories théologiques et des doctrines alors courantes sur la nature du pouvoir royal.

Je viens de dire que le droit canonique n'eut que peu d'influence sur la formation du droit pénal juridique, mais en ajoutant que les idées religieuses ont exercé leur empire sur la conception même de la peine. Comment en aurait-il été autrement, dans un temps la foi dominait

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toute la mentalité sociale, et toutes les manifestations de la vie individuelle et collective ? G)mme je l'ai fait remarquer, l'idée très ancienne que la peine est une expiation prend, avec les croyances chrétiennes, une forme particulière, modelée sur la conception du péché. La notion du pardon au repentir, de la miséricorde même pour le coupable, n'avaient point encore pénétré dans le droit laïque, mais la peme sociale est considérée comme une rétribution du mal causé par le crime et le châtiment de la faute moréJe. Et ainsi se mêle, à l'idée de vengeance, la notion de la justice, car quoi de plus juste que de venger sur le criminel, la victime, la société offensée, et la morcJe religieuse ? D'ailleurs, cette justice n'est-elle pas à l'image de celle de Dieu. La colère divine ne s'exerce-t-elle pas sur les méchants, avec une inéluctable sévérité, et n'est-elle pas sans pitié pour le pécheur qui ne s'est pas repenti ?

Ainsi la justice humaine se modèle sur la justice divine et elles finissent par se joindre et se confondre dans la doc- trine du droit divin. Dieu a préposé les rois pour gouverner les peuples. Le souverain et les officiers qui jugent en son nom, châtient le criminel par délégation même de Dieu. se trouve le fondement du droit qui appartient au magis- trat de prononcer des condamnations et d'envoyer les cou- pables au supplice. La puissance du juge criminel a sa source dans la puissance même de Dieu et participe de sa nature. La justice humaine est une forme anticipée de la justice divine.

Telles sont les doctrines qui dominaient l'administration de la justice jusqu'à la veille de la Révolution. Elles expli- quent ses caractères distinctifs et son inexorable sévérité. Dans beaucoup de consciences, sans doute, elles étaient confuses et obscures, mais de grands esprits les avaient

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conçues et exposées avec autant de clarté que de précision. Nul pourtant ne le fit avec autant d'éloquence que Joseph de Maistre, leur dernier théoricien et leur apologiste. Elles le conduisirent, par une impeccable logique, à affirmer l'infaillibilité du juge et la mission surnaturelle du bour- reau. Mais, lorsqu'il écrivait les soirées de Saint-Péters- bourg, ces idées avaient déjà péri.

Ces doctrines politiques expliquent aussi, au moins dans une certaine mesure, l'arbitraire qui caractérisait essentiellement notre ancien droit criminel. D'ailleurs, cet arbitraire dommait alors toutes nos institutions. Le roi est absolu ; sa volonté souveraine n'a d'autre limite que son bon plaisir, et il déléguait ce pouvoir à ceux qu'il instituait pour gouverner, administrer et juger en son nom.

J'ai montré que le droit criminel ne fut jamais codifié dans l'ancienne France. Ainsi la liste des crimes resta toujours ouverte et incertaine. L'incrimination demeura, en principe, abandonnée à la conscience du juge, qui avait le pouvoir de châtier tous les faits qui lui paraissaient mériter d'être réprimés. La loi ne fournissait aux accusés aucune garantie, aucune protection légale. Sans doute, il convient de ne rien exagérer : il ne faudrait pas croire que le juge punissait n'importe quel acte de n'importe quelle peine. En droit il en avait le pouvoir, mais en fait il en allait tout autrement. Ce pouvoir était limité par la jurisprudence et, comme nous l'avons montré, par ces ouvrages des criminalistes qui, la résumant et la systéma- tisant, avaient réussi à mettre un peu d'ordre dans cette confusion en donnant une liste au moins démonstrative des crimes et en en fournissant les définitions juridiques.

Et pourtant, même ainsi entendu, et tel qu'il était en

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redite, ce système avait conduit aux plus criants abus. Faire confiance aux magistrats pour déterminer les incri- minations c'est abandonner les accusés à leur bon vouloir, et aussi à leurs passions, car étant hommes, ils sont fail- libles. Sous des influences diverses, politiques ou reli- gieuses, il arrivait souvent que le juge punissait sans mesure et par conséquent sans justice. Il châtiait des faits en eux- mêmes indifférents ou qui n'avalent aucune gravité et que leur auteur avait pu de bonne foi considérer comme abso- lument licites. Ainsi cet arbitraire menaçait la liberté de tous ou plutôt était incompatible avec toute liberté civile.

Et pour couronner cette construction, apparaissait la théorie de la justice retenue, établie sur de fortes bases juridiques, et qui permettait au roi de faire exécuter toute mesure répressive, sans qu'il eût à observer aucune forme judiciaire. Tout pouvoir émanant de lui, il pouvait révo- quer la délégation qu'il avait donnée à ses juges et prononcer lui-même la condamnation. Il n'avait point à respecter les lois écrites de procédure ; puisqu'il les fait lui-même, il peut s'en affranchir. Sa sagesse lui inspirera toujours la sentence juste et nécessaire pour le bien de l'État. En vertu de ce raisonnement, les légistes de Henri III lui affirmèrent, après l'assassinat du duc de Guise, qu'il n'avait fait qu'user de son droit en condamnant un sujet rebelle, coupable d'attentat contre la sûreté de l'Etat. Cette conséquence extrême ne passa pas pourtant dans la pratique et Louis XIV ne prononça jamais aucune peine capitale sans jugement ; il en chargeait ses commissaires. Mais nos rois se recon- naissaient, et personne ne leur contestait le droit, de faire enfermer dans une prison d'Etat ou de bannir ceux dont la présence leur paraissait dangereuse.

On discute encore sur les lettres de cachet et, naguère,

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on cherchait à les excuser. Nous n'insisterons que sur un seul point : on a dit que ce droit d'emprisonner ou de bannir ne comportant aucune condamnation était hors de la sphère du droit pénal. Nos anciens criminalistes n'en faisaient en effet aucune mention, et on peut ajouter que l'emprison- nement n'était pas rangé au nombre des peines légales. Mais le bannissement était au contraire un châtiment fré- quemment prononcé par les tribunaux et, d'ailleurs, dans la réalité des choses, il est de la dernière évidence que les lettres de cachet servaient à punir certains délits politiques, la plupart des délits de presse, et même souvent, des délits que nous considérons aujourd'hui comme des délits de droit commun. La détention dans une prison d'Etat avait, malgré tout, les caractères d'une véritable peine : elle infligeait un mal dans un but d'intimidation et d'exem- plarité et éliminait temporairement ou pour toujours ceux dont on voulait se débarrasser. Il est vrai que les lettres de cachet intervenaient quelquefois contre des individus qui n'avaient commis aucun fait punissable, mais pour injuste que fut la détention ou l'exil d'un innocent, elle n'en restait pas moins une peine.

Quoi qu'il en soit, parmi les crimes les plus graves, on s'accordait pour ranger d'abord les crimes de lèse-majesté divine. Dans un temps de foi ardente, personne n'avait même l'idée de la liberté de conscience, les gouvernements et les magistrats considéraient non seulement comme un droit indiscutable, mais encore comme un impérieux devoir, de punir avec sévérité la propagation de toute croyance, la manifestation de toute foi qui ne se conformait pas à la confession officielle : au moyen-âge, l'inquisition fut éta- blie pour réprimer ces crimes religieux. La Réforme posa la question sous un aspect nouveau et tandis que les catho-

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llques étaient tenus pour des criminels dans les états pro- testants, les huguenots étaient impitoyablement punis dans les catholiques. La résistance tourna en révolte ouverte et en guerre civile, dont est remplie toute l'histoire du XVI^ siè- cle. En France, la répression contre les protestants, un moment assoupie par l'Edit de Nantes, s'exerça bientôt avec une vigueur nouvelle, encore accrue après la révoca- tion et dura, en réalité, jusqu'à la Révolution, et de fait, bien des ministres expièrent dans les bagnes le crime d'avoir prêché leur foi.

Muyard de Vouglans, qui écrivait dans la seconde moitié du XVIII^ siècle, rangeait parmi les crimes de lèse-majesté divine, d'abord, le blasphème et le sacrilège. Pour s'en être rendu coupable, le Chevalier de la Barre fut exécuté en 1766; puis l'hérésie, l'apostasie et le schisme, crimes des protestants ; enfin l'athéisme, le déisme, le théisme, le polythéisme et le tolérantisme ! Ces derniers crimes ne se commettaient que par écrit et étaient à proprement parler des délits de presse. Une Ordonnance de 1 757 les punissait de la peine de mort, des galères et de la confiscation. Il convient d'ajouter d'ailleurs qu'elle ne paraît guère avoir été exécutée.

Le même criminaliste plaçait encore parmi les délits contre la religion la magie, les sortilèges et l'astrologie, qu'il ne faut pas confondre, ajoutait-il, avec l'astronomie qui est une science permise. 11 déclarait passible du feu les sortilèges proprement dits, « qui se font pour causer du mal, pour tourmenter quelqu'un, pour faire périr des ani- maux ou qui s'emploient dans la vue de corrompre la pudeur des femmes, de procurer un avortement, d'empêcher la génération et même de procurer la mort aux personnes. » Et ce n'étaient pas de pures théories ; très fréquents au moyen-âge et au XVI® siècle, les procès de sorcellerie se

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continuèrent jusqu'à la veille de la Révolution Française, et celui de la Cadière en fournit un mémorable exemple. Il faut pourtant ajouter que Jousse qui écrivait à peu près à la même époque que de Vouglans était beaucoup moins superstitieux ; manifestement il ne croit plus à la magie, et s'il veut encore punir les sorciers, et même sévèrement, c'est comme escrocs.

Léo crimes de lèse-majesté humaine étaient considérés à la fin de l'ancien régime, comme aussi graves que les crimes de lèse-majesté divine. Au premier chef, ils com- prenaient le régicide, de tous les forfaits le plus atroce ; les attentats contre les princes du sang et contre la cou- ronne, c'est-à-dire contre la sûreté intérieure et extérieure de l'Etat, les révoltes et les complots. Au deuxième chef, la concussion et le péculat, une des grandes plaies de l'ancien régime, dont la répression était tantôt d'une faiblesse déplorable, tantôt d'une implacable sévérité. Ajoutons encore quelques autres délits comme les usurpations de souveraineté, la fausse monnaie, par exemple, et les délits de presse et libelles contre le roi et le pouvoir royal.

Ejifin, la dernière classe de crimes comprenait les crimes contre les personnes, homicides, violences, attentats aux mœurs, faux et vols. C'est en ce qui touche ces derniers délits que s'était fait sentir surtout l'influence du droit romain. Pourtant on peut y découvrir quelques théories originales, comme celles des circonstances aggravantes du vol, par exemple, qui a passé dans notre droit moderne.

Ces règles générales et ces définitions des infractions, nous l'avons dit, limitaient en fait dans une assez large mesure l'arbitraire du juge en matière d'incrimination. Mais cet arbitraire s'exerçait beaucoup plus librement en ce qui touchait la détermination de la peine. Le magistrat,

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en effet, en l'absence de tout texte, avait le pouvoir de fixer, dans chaque cas particulier, le châtiment du coupable, selon les seules inspirations de sa conscience. Les Ordon- nances, qui prescrivaient expressément de punir certains faits, négligeïiient souvent de fixer les peines et se conten- taient d indiquer qu'ils seraient punis de « peines exem- plaires « ou « d'amendes arbitraires ». Et cette liberté du juge était si fortement entrée dans la pratique que, même lorsqu'un Edit royal fixait les peines, on lui reconnaissait le droit de les mitiger, quelquefois même de les aggraver, à raison des circonstances qui accompagnaient le délit. Sans doute, les magistrats suivaient, même pour la fixation des peines, une certaine jurisprudence, et, au XVIII^ siècle, il était universellement admis qu'ils ne pouvaient prononcer que les peines « en usage dans le royaume ». Ainsi, le tarif des châtiments était dans chaque juridiction gouverné par des usages. Mais comme les circonstances du crime variant nécessairement pour chaque espèce, ces traditions et ces coutumes judiciaires étaient en fait mal établies et souvent méconnues. Le juge, selon que le crime lui paraissait plus ou moins grave, l'accusé plus ou moins coupable, au gré de ses émotions, de ses impressions, de ses passions, pou- vait prononcer une peine légère ou d'une implacable sévérité. D'ailleurs, le système généraJ des peines est un des traits les plus caractéristiques du droit criminel antérieur à la Révolution. Il avait conservé le caractère le plus archaïque, et n'avait reçu aucun changement depuis le moyen-âge. Tout a été dit sur la cruauté des châtiments et sur la bar- barie de ses supplices et, à la vérité, on reste étonné et on a peine à croire qu'il put encore être pratiqué dans un monde aussi policé et aussi « sensible » que le fut la société française au XVIII® siècle.

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Nous avons déjà eu l'occasion de rappeler que la priva- tion de liberté n'était pas considérée comme une véritable peine légale. 11 y avait bien des prisons on enfermait pêle-mêle, dans la plus dégradante promiscuité, tous ceux de la personne desquels on voulait s'assurer : les accusés, les aliénés, les débiteurs insolvables, les condamnés qui attendaient l'exécution de leur sentence, d'autres encore. Ces détentions administratives ou judiciaires, avaient une durée arbitraire et illimitée ; elles étaient quelquefois per- pétuelles. Mais, juridiquement, elles n'étaient point regar- dées comme des peinej. Les juges ne prononçaient point l'emprisonnement pour la répression des crimes.

La peine des galères elle-même n'était pas considérée comme une peine privative de liberté, mais plutôt comme une peine corporelle. Ce n'est point ici le lieu de décrire le régime auquel étaient soumis les forçats. On a peine à imaginer, même lorsqu'on a consulté les documents ori- ginaux les plus sûrs, ce qu'étaient ces lieux de désolation et de souffrances physiques et morales on ne tolérait ni la paresse, ni la fatigue, ni l'épuisement, ni la maladie. On voudrait douter que des hommes aient pu infliger à d'autres hommes un traitement aussi barbare. Nulle idée de justice, nul souci de corriger le coupable, n'avait présidé à l'élaboration des règlements des chiourmes. Mmntenir la discipline par la menace et le fouet, paraît le seul but que visèrent ceux qui les rédigèrent. Cet abominable régime ne fut guère modifié, lorsque les progrès de la construction navale firent abandonner les galères et les rameurs. Les bagnes furent seulement établis dans les ports, les condamnés employés aux travaux de la marine, mais les règlements ne furent qu'à peine modifiés.

La peine du fouet était légalement considérée comme

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plus légère que celle des galères et elle était certainement moins rigoureuse, en fait. Elle était souvent accompagnée du bannissement hors du territoire de la justice qui avait prononcé la condamnation. On appliquait surtout ces fustigations aux voleurs simples, aux filous et coupeurs de bourse. A la veille de la Révolution, on frappait le condamné non plus avec un fouet, mais avec une verge, sur les places et les carrefours, ce qu'on appelait le « tour de ville ». Les mutilations de nez, des oreilles, du poing et de la langue, qui avalent été fort en usage au XVI® et au XVII® siècle, paraissent avoir, sinon disparu complètement, au moins avoir été moins utilisées au XVIII®, bien que les crimina- listes les citent encore.

A côté du fouet et se cumulant souvent avec lui, il faut encore mentionner les peines qui agissaient par voie d'hu- miliation. Elles étaient fréquemment prononcée^ et on peut les considérer comme formant une des assises fondamen- tales de l'ancien système pénitentiaire. E!lles étaient inspi- rées par le sentiment élémentaire de réprobation que sou- lève la vue du crime, et elles avaient manifestement pour but d'imprimer dans la conscience publique la honte qui s'y attache. Elles tiraient leur efficacité des règles les plus élémentaires, mais en même temps les plus profondes de la psychologie collective. Tels étaient l'amende honorable, le pilori, le carcan, et cette peine qui consistait à promener le condamné par les rues d'une ville, souvent en le frappant de verges, à pied, ou monté sur un âne, la tête tournée du côté de la queue, et portant sur sa poitrine un écriteau indiquant le crime qu'il avait commis.

Les peines pécuniaires, amendes et confiscations, tenaient aussi une large place dans l'ancien système pénal ; la con- fiscation générale surtout. Comme elle profitait au roi ou

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au haut seigneur justicier, elle constituait pour le trésor public une ressource importante et pour les seigneurs un revenu aléatoire appréciable. On ne comprendrait pas les protestations que cette peine avait soulevées et son impo- pularité, si on ne se souvenait de cet aspect fiscal. Dès le moyen-âge, ce fut un des privilèges que conquirent les bourgeois des villes de ne pouvoir être frappés de cette peine.

Mais à tout cela il faut joindre la torture et la peine de mort.

La question préalable était donnée avant l'exécution d'une sentence capitale, pour contraindre le coupable à dénoncer ses complices ; elle faisait pour ainsi dire partie du supplice. La question préparatoire était ordonnée pour obtenir 1' « aveu du crime » dont il y avait d'ailleurs des preuves considérables, dit un ancien auteur, en telle sorte qu'il ne manque plus que cet aveu « pour opérer l'entière conviction ». Chaque juridiction avait ses tourments par- ticuliers qui variaient à l'infini : l'imagination hummne a toujours été d'une effroyable fertilité pour inventer les supplices. A Paris, on donnait la question par l'eau et les brodequins ; ailleurs par le chevalet ou l'estrapade. Lorsque les philosophes demandèrent l'abolition de ces abominables iniquités, et lorsque le roi Louis XVI abolit la question préparatoire en 1780 et la question préalable en 1788, cette réforme se heurta à la plus vive résistance des prati- ciens, si bien que le Roi fut obligé d'insérer des réserves dans son Edit, et de dire : « Nous réserveint, bien qu'à regret, de rétablir la dite question, si, d'après quelques années d'expérience, les rapports de nos juges nous apprenaient qu'elle fût d'une indispensable nécessité. » Ces praticiens invoquaient surtout, pour s'opposer à cette abolition, la

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nécessité d'assurer la répression et de ne pas laisser les crimes impunis. Ils faisaient aussi valoir, suprême sophisme ! que l'accusé était ainsi constitué juge dans sa propre cause, puisque s'il n'avouait pas, il échappait au châtiment. On reste confondu en constatant que, jusqu'à la fin du XVIII® siècle, des méigistrats ont pu fonder leur conviction sur un aveu arraché par la torture, et condamner sur cette preuve non seulement inhumaine, mais si manifes- tement fragile et trompeuse. Ils suivaient une pratique immémoriale, appuyée sur des textes, et cela suffisait à rassurer leur conscience. Comme le remarquait Nicoleis, qui écrivit, sous Louis XIV, un livre contre la torture, très courageux et injustement oublié, on aboutissait ainsi à condamner les innocents qui préféraient la mort aux tourments, et à justifier les coupables qui pouvaient résis- ter à la souffrance. D'ailleurs il faut reconnaître que, dans certains cas, la question pouvait amener à la découverte de la vérité. Supposez, dit un vieil auteur, qu'un voleur nie le crime qui lui est reproché ; si tourmenté il avoue le lieu ou il a caché les objets volés et si on les y trouve, ne sera-t-il pas convaincu et justement condamné. Assu- rément : mais la seule leçon que l'on puisse tirer de cette constatation, est que l'efficacité d'une peine, ou d'un moyen d'instruction, ne saurait établir sa légitimité ni sa justification.

Faut-il maintenant répéter que la peine de mort était très fréquemment prononcée ; on n'exagérerait pas beau- coup en disant que les juges condeunnaient alors à être pendus des délinquants, des voleurs en récidive, par exemple, que nos tribunaux correctionnels envoient aujour- d'hui en prison pour quelques mois, voire pour quelques jours. Cependant, dans les dernières années du règne de

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Louis XVI, il semble bien que les exécutions étaient moins fréquentes. Le mode de ces exécutions variait d'ailleurs selon les crimes et la jurisprudence de chaque juridiction criminelle. Dans notre très ancien droit, les coupables étaient précipités du haut d'un rocher, enterrés vifs (comme les amants des brus de Philippe le Bel) ou coupés en mor- ceaux, ou bouillis dans l'huile. Ces supplices avaient cessé d'être en usage au XVIII® siècle. Pour les crimes ordinaires, les roturiers étaient pendus et les nobles décapités. Mais on brûlait encore les parricides, les empoisonneurs, les incendiaires et les auteurs de certains crimes contre nature. Quelquefois seulement, et par indulgence, on ordonnait que le coupable serait étranglé sur le bûcher avant que le feu fut allumé. Enfin, pour les forfaits les plus graves, on géminait les supplices, et nous ne pouvons conclure plus clairement cet exposé du système pénal de notre cincien droit qu'en reproduisant le supplice qui fut infligé aux régicides, tel qu'il est rapporté par les vieux auteurs :

« Le criminel après avoir été appliqué à la question ordinaire et extraordinaire, et avoir fait amende honorable, est conduit nu, en chemise, dans un tombereau au lieu du supplice, l'on a précédemment construit (au milieu d'un parc entouré de palis, assez étendu pour que les che- vaux aient une place suffisante pour tirer) un échafaud haut de trois ou quatre pieds, sur lequel le criminel est posé à plat sur le dos, et attaché avec des liens de fer dont on entoure la poitrine vers le cou et l'autre les hanches vers le bas ventre. Ces liens sont vissés dans le bois de l'échafaud afin que son corps ne cède pas à l'effort des chevaux, que l'exécuteur achète au moyen d'une somme qui lui est déli- vrée, et qui sont harnachés comme les chevaux qui tirent les bateaux. L'exécuteur lie ensuite à la main du criminel

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l'arme dont il s'est servi, et la lui brûle 'avec du soufre. On lui arrache ensuite avec des tenailles des lambeaux de chair aux mamelles, aux bras, aux cuisses, aux gras des jambes et l'on asperge ses plaies d'une composition de plomb, huile, poix, récine, cire et soufre fondus ensemble. On attache ensuite une corde à chaque membre du patient (savoir aux jambes, depuis le genou jusqu'aux pieds, et aux hras, depuis l'épaule jusqu'au poignet). Le bout de chaque corde s'attache au palonier de chaque cheval, qu'on fait ensuite tirer par plusieurs petites secousses. On se détermine enfin à faire tirer les chevaux de toute leur force, en tous sens, pour écarteler les membres. Mais comme il arrive ordinairement que les tendons et les ligaments résistent et ne quittent point, malgré l'effort des quatre chevaux et même d'un plus grand nombre, on est enfin obligé de couper les ligaments vis-à-vis de la jointure des os. Alors les chevaux entraînent chacun son membre et après les avoir détachés de la corde et le tronc de l'échafaud, l'on jette le tout sur un bûcher qu'on allume sur le champ : et quand le tout est réduit en cendres on jette ces cendres en l'air avec des pelles. «

Et Muyard de Vouglans ajoute froidement : « Le sup- plice de Damiens a duré deux heures, lui vivant. »

BIBLIOGRAPHIE

Les ouvrages de Angelus Aretinus, HiPPOLVTE DE Marsi- GLY, de JULIUS ClARUS, de FaRINACIUS, DE CaRPZOV, de DaMOUDER et de CoVARRUViAS, cités au texte.

Pour le droit français : JousSE, Traité de la justice criminelle, 4 vol. in-4°. Muyard de Vouglans, Les lois criminelles de la France dans leur ordre naturel (in-folio) et ses instituts (in-4°). Serpillon, Code criminel de la France, 2 vol. in-4*'. GuY ROUS- SEAU DE LA Combe, Traité des matières criminelles. Merlin et le nouveau Denizard. Du BoYS, Histoire du droit pénal.

CHAPITRE IV LE DROIT PÉNAL CONTEMPORAIN

Le droit pénal moderne présente une nouvelle pheise de l'histoire de la répression. On commettrait pourtant une erreur en pensant qu'il ne doit rien au passé. Il se lie au contraire intimement à lui et le continue. Il reste défi- nitivement acquis que, dans un État constitué, aucun par- ticulier n'a le droit de se faire justice à lui-même, et, d'autre part, les principes juridiques dégagés par les vieux crimi- nalistes subsistent comme le solide fondement de la tech- nique du droit criminel. Le progrès nouveau a consisté essentiellement à introduire dans la législation répressive plus de liberté et surtout plus d'humanité.

Cette grande réforme, inaugurée chez nous par la Cons- tituante, s'est d'ailleurs poursuivie et développée pendant tout le cours du XIX® siècle. Les Codes de 1791 et de Bru- maire de l'an IV, conçus et votés en quelques mois, avaient tous les défauts des œuvres improvisées. Ils ont été rem- placés par le Code de 1811 qui est encore en vigueur. Mais il a été lui-même tellement amendé, réformé et com- plété par des lois plus récentes, qu'on peut dire, en vérité, que la législation criminelle françeiise a cessé d'être codifiée. Telle qu'elle est aujourd'hui, avec toutes ces retouches successives, on peut affirmer qu'elle n'est inférieure à aucune autre et que, sur certains points, elle paraît être parvenue à un plus haut point de perfectionnement.

6. GARÇON.

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D'ailleurs, s'il est vrai que la France a pris une très large part à l'élaboration du droit criminel moderne, et que, même, elle en fut la véritable initiatrice, il est juste de reconnaître que tous les pays civilisés ont collaboré à cette grande œuvre et que nous avons aussi emprunté à d'autres des progrès qu'ils avaient déjà réalisés. Si on compare les codes étrangers avec notre propre législation pénale, ou si on les compare entre eux, on constate, qu'avec des différences qui portent surtout sur la technique juridique, ils reposent tous sur des assises fondamentales communes. Les plus récents, et, par exemple, les codes Hollandais, Italiens, Japonais, Norvégiens et Égyptiens, les projets qui sont actuellement discutés en Suisse comme en Chine, s'inspirent des mêmes principes, et présentent, au fond, une très remarquable unité. Il y a comme un droit pénal commun, qui régit aujourd'hui non seulement les peuples de race blanche, mais encore les pays d'Extrême-Orient. La loi d'imitation explique, sans doute, en partie, ces ressemblances ; les législationô nouvelles s'inspirent de celles qui les ont précédées, et toutes ont pour ancêtre commun notre vieux code de 181 1. Mais cette pénétration réciproque des lois répressives n'a été possible que parce qu'elle répondait aux besoins de la civilisation actuelle et aux aspirations de la conscience publique universelle. Ainsi, pour notre temps, se trouve encore vérifiée la vérité de l'universalité des lois positives, dans un même milieu sociologique.

On attribue d'ordinaire aux philosophes du XVIII^ siècle l'honneur d'avoir formulé des théories et préparé les ré- formes d'où est sorti le droit pénal moderne. Il est incon- testable, en effet, qu'ils ont exercé une influence décisive sur les lois de la Révolution. Montesquieu, au Livre VI

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de Esprit des Lois, montrait que les mauvaises lois pénales n'ont d'autre effet que d'augmenter la criminalité. Surtout il révélait à la France les principes d'un droit public libéral, qui s'était lentement développé en Angleterre, et qu'allaient affirmer solennellement les pères de la Constitution Amé- ricaine. Ainsi, il ruinait cet arbitraire qui infestait toutes les institutions de la monarchie absolue, et dont le droit répressif était si fortement imprégné. C'est le petit livre de Beccaria qui a dénoncé la cruauté, comme l'inutilité, du vieux système des peines, qui a montré l'iniquité de la procédure criminelle alors en usage dans toute l'Europe continentéile, qui a sapé et détruit l'ancien droit tout entier, et convaincu l'opinion publique, rendue honteuse de sa barbarie, de la nécessité de reconstruire le droit répressif sur les bïises de la justice et de l'humanité. Voltaire a répandu et popularisé les mêmes idées en annotant la traduction du traité des Délits et des Peines, et en menant ses mémo- rables campagnes pour le Chevalier de la Barre et pour Calas. Quant à Rousseau, son influence pour s'être exercée dans une autre direction ne fut pas moindre. 11 n'a consacré au droit pénal qu'un seul chapitre du Contrat Socicd pour y légitimer la peine de mort. Il affirme que le criminel doit être retranché de la Société « par l'exil comme infracteur du pacte, ou par la mort comme ennemi public » car, ajoute-t-il, « c'est alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu ». Mais il se hâte d'affirmer que : « Au reste, la fréquence des supplices est toujours un signe de faiblesse et de paresse dans le gouvernement. Il n'y a point de méchamt qu'on ne puisse rendre bon à quelque chose. On n'a le droit de faire mourir, même pour l'exemple, que celui qu'on ne peut conserver sans danger. » Ce ne sont des idées, ni bien profondes, ni bien claires. Mais Jean- Jacques

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persuada que l'homme est bon et honnête et que, seule, la Société l'a rendu mauvais et pervers. Cette Société pouvait-elle donc se montrer impitoyable pour le cri- minel ? Surtout le philosophe de Genève mit la sensibilité à la mode. Or quelle « âme sensible » pouvait s'accommoder d'une répression cruelle et barbare, qui cherchait unique- ment à intimider le coupable par l'horreur des supplices.

Tout cela est exact. Mais il faut se garder de croire que les théories de ces penseurs ont seules contribué à l'élabo- ration du droit criminel moderne. Cette vue simpliste serait trompeuse, et la réalité est beaucoup plus compliquée et fuyante. Depuis que l'homme a commencé de philo- sopher, il a tenté de résoudre la question que le châtiment du crime pose à sa conscience, et toutes les réponses qui ont été données ont contribué à former sa mentalité héré- ditaire. Le génie de la Grèce a agité ce redoutable problème, ses tragiques l'ont débattu sur la scène, ses philosophes ont cherché à lui donner une solution rationnelle, et à travers la scolastlque, la Renaissance, l'art et la raison antiques n 'ont-ils pas façonné la civilisation moderne ? Nous l'avons déjà dit, le droit répressif moderne porte les traces ineffaçables de la théologie chrétienne et le concept du crime et de la peine est modelé, dans l'âme populaire, sur la notion du péché et de la pénitence. Les idées modernes sur l'amendement du criminel et sa réhabilitation, sont Imprégnées du dogme de la rédemption qui promet le pardon de la faute et accorde le salut à la contrition même imparfaite. Et ce ne serait peut-être pas un paradoxe de soutenir que c'est seulement par le droit révolutionnaire que ces hautes conceptions morales ont vraiment pénétré dans le droit pénal laïque.

Si les principes qui ont présidé aux grandes réformes

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des lois pénales, lors de la chute de la monarchie absolue, ont ainsi des origines très anciennes, les doctrines qui ont exercé leur influence sur le droit postérieur et jusqu'au- jourd'hui, ne sont pas moins complexes. A aucune autre époque, les deux grandes théories qui, depuis l'antiquité, se partagent les esprits, sur le fondement du droit social de punir, n'ont été plus profondément discutées, critiquées, reprises et présentées sous des cispects différents. L'une, à laquelle Kant a donné sa plus complète expression, qui fait reposer le châtiment sur le seul impératif de la justice, et assigne à la peine l'expiation pour but, l'autre qui, avec Bentham et les philosophes positivistes, justifie la répres- sion par sa nécessité et par ses fins utilitaires.

Mais ce ne sont pas, semble-t-il, ces hautes spéculations qui ont le plus contribué à la formation des idées qui dominent la mentalité commune de notre temps. Pour la saisir dans sa complexité, il faut tenir compte des travaux sans nombre, qui, dans tous les pays, ont étudié sous les aspects les plus divers, le problème de la répression : Livres, brochures, articles de revues et de journaux, dis- cours et rapports au Parlement et dans les congrès, réquisi- toires des accusateurs publics, plaidoiries des défenseurs, leçons dans les chaires universitaires, conférences et j'en omets. Sous toutes ces formes et par tous ces moyens, on a agité devant l'opinion publique tous les problèmes que soulèvent la marche générale de la criminalité, le crime et ses causes, le criminel et ses passions, ses instincts, sa psychologie, la peine et sa nature, son efficacité, ses moyens d exécution. Bien plus ! la littérature d'imagination s'en est mêlée, le roman et le théâtre se sont plu à peindre les amours meurtriers et les exploits des pires scélérats. Le romantisme, avec son sentimentdisme exaspéré, qui a

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excusé la passion dans tous ses excès, et entrepris la réha- bilitation du vice et de la violence, expliquent, pour une large part, bien des verdicts et, chose plus grave, bien des lois inconsidérées.

Ce sont toutes ces idées générales, qui sans souci de logique, se sont mêlées et confondues pour former l'opi- nion populaire contemporaine. Ce sont elles dont s'inspire inconsciemment et comme instinctivement la raison pra- tique ; elles auxquelles obéissent les législateurs lorsqu'ils écrivent leurs décrets, les juges criminels lorsqu'ils rendent leurs sentences ; elles qui dominent la pensée de tous ceux qui collaborent à l'œuvre de la justice répressive ou qui s'y intéressent. Ceux-là même qui, théoriquement, préten- dent accepter une doctrine rationnelle, en subissent l'in- fîuence et ne s'en éloignent guère lorsqu'ils agissent sur le terrain des faits.

Au commencement du XIX® siècle, les éclectiques, appliquant leur méthode philosophique à la recherche du fondement du droit social de punir, ont cru le trouver dans la conciliation des deux théories de la justice et de l'utilité. La loi pénale ne doit punir que lorsque l'intérêt de la société l'exige et cette peine est légitime parce qu'elle est expiatrice. Les doctrines de cette école ont été contes- tées et réfutées ; aucun philosophe, je crois, n'oserait aujour- d'hui s'en avouer. Pourtant elle est encore admise par un grand nombre de criminalistes, et elle demeure, dans le vrai sens du mot, la doctrine classique. Je crois en avoir donné la raison : c'est elle qui se rapproche le plus près de concept du crime et de la peine tel qu'il existe, à l'heure actuelle, dans la conscience commune des peuples civi- lisés.

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Ces Idées génércJes dégagées, on comprendra mieux, croyons-nous, les progrès accomplis par le droit pénal depuis la Révolution, et les traits qui le distinguent du droit cintérieur.

Avant tout, il est devenu légal. Ce principe essentiel et fondamental a été proclamé par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1 789, dont on ne peut se dis- penser de rapporter ici les termes. Article 5 : « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société ; tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint de faire ce qu'elle n'ordonne pas. » Article 7 : « Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu, que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient ou exécutent ou font exécuter des ordres arbi- traires, doivent être punis, mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant ; il se rend cou- pable par sa résistance. « Article 8 : « La loi ne peut établir que les peines strictement et évidemment nécessaires et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appli- quée. »

Ces textes débordent le droit criminel, et établissaient les règles du droit public d'un peuple qui voulait être libre. A l'arbitraire ancien, ils substituaient le régime de la légalité. Désormais, c'est à la loi seule qu'il appartient de définir les infractions punissables, d'en dresser la liste limitative et de fixer la peine. Comme elle statue d'avance sur des cas généraux, sans connaître ni les espèces ni les personnes, elle échappera aux entraînements de la peis- sion ; comme elle est applicable à tous, même à ceux qui la font, il est à présumer qu'elle ne sera pas oppressive.

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Ainsi, on peut l'espérer impartiale et juste dans la mesure au moins une œuvre humaine est susceptible de l'être. En déclarant qu'aucune peme ne peut être appliquée sans loi, on transformait ainsi le caractère des codes criminels, et ils devenaient du même coup l'une des bases les plus fermes et les plus solides de la liberté civile. Cette con- ception nouvelle des lois répressives dressait un obstacle à la fois contre le despotisme et contre la licence. Le des- pote a besoin, pour exercer son autorité, de punir arbi- trairement. Ainsi seulement il contraindra les volontés rebelles à ses ordres et qui refusent d'obéir à ses comman- dements. La conception du droit pénal légal itaire, qui exige l'intervention du pouvoir législatif, brise entre ses mains cette arme redoutable, ou tout au moins en régularise l'usage et la rend moins dangereuse. Mais, d'autre part, on ne court pas le risque de tomber dans l'anarchie et dans un désordre incompatible avec la paix publique, car la discipline sociale est maintenue et garantie par des lois écrites qui comportent des sanctions efficaces. Tout ce qui n'est pas défendu est permis : voilà pour la liberté ; mais nul ne peut faire ce que la loi défend sans s'exposer à subir un châtiment : voilà la garantie de l'ordre social. Sub lege liber tas.

Ces principes ne sont pas purement théoriques ; ils pénètrent au contraire le droit pénal tout entier, et com- portent de nombreuses conséquences pratiques.

La première s'impose au législateur lui-même, et lui interdit de donner à aucune disposition pénale un effet rétroactif. Pour que la liberté soit vraiment garantie dans un pays, il faut qu'en consultant les lois en vigueur, le citoyen y trouve une réponse définitive sur ce qu'il doit faire ou ne pas faire. Il ne doit pas pouvoir être privé de

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ses biens, de sa liberté et de sa vie pour un acte qu'il était autorisé à regarder comme au moins indifférent, puisque la loi n'y attachait aucune peine. Dans certains pays ce principe de la non rétroactivité des lois est consacré par la constitution même, et, en France, une constitution au moins l'a reconnu. Mais les lois constitutionnelles de 1875 sont muettes, et d'ailleurs on sait que le pouvoir judiciaire n'a point compétence pour apprécier la constitutionnalité des lois. Aussi les civilistes, en commentant l'article 2 du Code Civil, répètent-ils les uns après les autres, que le législateur aurait la faculté de faire des textes régissant expressément le passé comme l'avenir. Ils ajoutent même que de semblables exceptions au principe peuvent, dans certains cas, être nécessaires. Cette doctrine, à condition de l'entendre prudemment, peut être admise lorsqu'il s'agit de dispositions de droit privé. Mais elle est inaccep- table en ce qui concerne les lois pénales. Aucune raison d'Etat, aucune circonstemce exceptionnelle, ne saurait justifier, ni excuser, la violation d'une règle aussi essen- tielle de notre droit public moderne. Les régimes auto- ritaires, les gouvernements les plus réactionnaires qui ont régi la France au XIX® siècle, n'ont point osé commettre un pareil attentat contre les libertés publiques, et, depuis la Révolution, on ne connaît aucun exemple de loi péneJe rétroactive. Ainsi ce principe doit-il être considéré comme faisant partie de ce droit constitutionnel coutumier, res- pecté de tous, et qui s'impose par la force de l'équité et de la raison autant que par la puissance des traditions libé- rales déjà plus que séculaires dans notre pays. Nos vieux légistes appelaient de pareils principes une lex sacrosancta quœ reges ipsos adstringit. Le principe de la légalité du droit pénal ne limite pas

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seulement le pouvoir législatif qui ne peut statuer que pour l'avenir, il interdit encore aux pouvoirs exécutif et administratif toute immixtion dans l'œuvre de la répression. Ainsi les lettres de cachet sont abolies et les prisons d'État détruites. La prise de la Bastille fut la victoire symbolique de cette conquête libérale, la conscience française ne s'y est jamais trompée. Sans doute. Napoléon I^"" chercha à rétablir ces institutions en les déguisant sous une forme nouvelle. Plus tard, on transporta en masse les insurgés de juin, et Napoléon III fît les décrets de sûreté générale, établit les commissions mixtes, et ordonna à son tour des transportatlons et des bannissements sans jugement. Mais, en définitive, ces tentatives réactionnaires ont échoué ; elles ont seulement montré le péril qu'elles faisaient courir aux libertés publiques.

Ce n'est pas tout. Le pouvoir exécutif et le pouvoir administratif n'ont pas seulement perdu le droit de punir eux-mêmes et arbitrairement, mais encore celui d'incri- miner, c est-à-dlre de munir leurs commandements d'une sanction répressive. La violation des règlements adminis- tratifs est, il est vrai, punissable, mais ce n'est qu'en vertu d'une délégation formelle du législateur et la peine elle- même est toujours établie et fixée par la loi. Sans doute le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif se sont quelque- fois trouvés confondus au cours du XIX® siècle. Napoléon I®' et Marie-Louise ont fait des décrets qui, par le jeu des textes des constitutions impériales, avalent force de loi. Quelques- uns ont établi des délits et fixés des peines et sont encore aujourd'hui en vigueur. Cette exception aux principes s'explique par les tendances réactionnaires des institutions que Napoléon avait Imposées à la France. On trouverait aussi des dispositions concernant le droit criminel parmi

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les décrets lois du gouvernement provisoire de 1848, du gouvernement de la défense nationale de 1871, et du gouvernement dictatorial issu du Coup d'Etat de 1851. On était alors en pleine Révolution. D'ailleurs la Restau- ration a échoué dans une entreprise semblable et les jour- nées de juillet furent provoquées par les Ordonnances de Charles X. Au contraire, le principe de la légeJité a été respecté pendant toute la guerre de 1914. Le gouvernement républicain n'a péis cru nécessaire de le violer sous prétexte de raison d'Etat ; il n'a point cédé aux suggestions de ceux pour qui l'énergie d'un pouvoir fort ne se conçoit pas sans la violation de la loi. Ainsi l'expérience a démontré que les nécessités de la répression dans les conjonctures les plus tragiques et les plus exceptionnelles, à l'heure même la patrie était en danger, n'étaient point incompatibles avec les garanties de la liberté civile.

Enfin, et toujours comme conséquence des mêmes prin- cipes, les limites du pouvoir judiciaire se sont trouvées tra- cées. En Angleterre, on a cherché la protection de la liberté individuelle dans l'intervention de la magistrature. On a cru que, pour la garantir, il suffisait qu'aucun citoyen ne put être puni ou emprisonné sans ordre du juge, tout en lais- sant d ailleurs à ce magistrat un large pouvoir pour détermi- ner, dans les ténèbres du droit coutumier et de la jurispru- dence, et les faits punissables, et les peines. UHabeas Corpus a toujours paru aux Anglais la clef de voûte des institutions libérales. Les hommes de 89 ont poussé plus loin, chez nous, la séparation des pouvoirs. Ils ont pensé que l'arbi- traire était dangereux, même chez les juges, qu'ils sont fail- libles et qu'ils ont des passions, puisqu'ils sont hommes, et qu'on devait les soumettre eux-mêmes à l'autorité de la loi. Ils doivent l'appliquer, mais n'ont jamais le droit de

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la {aire. En conséquence, on leur a interdit de publier aucun règlement et leur compétence est limitée au jugement des affaires contentieuses qui leur sont soumises. En droit criminel, si la loi est muette, ils doivent se garder de la compléter, ils ne peuvent que refuser de punir. D'où il suit encore qu'ils sont tenus d'interpréter les textes stric- tement : ils ne sauraient faire indirectement et sournoise- ment ce qu'il leur est interdit de faire franchement et ouvertement, et ils manqueraient à leur premier devoir s'ils appliquaient un texte en en élargissant les termes, et en le détournant de sa véritable signification. Il vaut mieux laisser eJler un homme qui paraît coupable, et qu'il serait peut-être utile et juste de punir, que de porter atteinte au principe supérieur du caractère légal du droit pénal.

Cependant, dans l'application de ce prmcipe, les lois révolutionnaires avaient dépeissé la mesure. Le Code des Crimes admettait le système des peines fixes : le juge, après avoir constaté l'existence de l'infraction, n'avait qu'à appliquer le châtiment déterminé par le texte légal. Seul le code correctionnel se relâchait de cette rigueur et laissait quelque latitude au juge. Le législateur avait cru que telle devait être la conséquence de la légalité des peines.

Ainsi, sans doute, nul arbitraire n'était à redouter. Mais dès que ce système fut mis en application, on s'aperçut qu'il se heurtait à la nature des choses, comme aux senti- ments les plus élémentaires de justice. 11 admettait comme un axiome que tout homme, non aliéné, a une responsa- bilité égale. Or nous dirons que cette opinion théorique a cessé d'être la foi de la conscience publique. Elle prétend, au contraire, mesurer la peine sur le degré de responsa- bilité, variable selon les individus. Même objectivement et

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en se plaçant au point de vue purement utilitaire, les crimes doivent être punis plus ou moins sévèrement, selon les circonstcinces qui les accompagnent et que la loi est impuis- sante à prévoir d'avance, parce qu'elles changent selon l'infinie diversité des espèces. Enfin, l'amendement du coupable n'exige pas toujours le même traitement, et on peut espérer corriger tel voleur avec quelques jours d'em- prisonnement, alors que tel autre, coupable d'un délit semblable, ne semblera pouvoir être intimidé que par de longs mois de détention.

Le XIX® siècle a corrigé ces erreurs. Déjà le Code de 1810 fixait pour toutes les peines temporaires un meiximum et un minimum, entre lesquels le juge pouvait se mouvoir. Il n'avait conservé les peines fixes que pour les peines per- pétuelles. Mais ce système était encore beaucoup trop rigide. On ne fait pas impunément violence à la conscience des juges et des jurés. En les mettant dans l'alternative, ou de prononcer une peine qui leur semblait dépasser la mesure et qui répugnait à leur esprit de justice, ou d'acquitter le coupable, on s'exposait à leur voir choisir le dernier parti. Ainsi se vérifiait une fois de plus ce principe que l'exagé- ration des peines légales conduit en réalité à l'énervement de la répression parce qu'on ne les applique plus. Ainsi les lois de 1824 et de 1832 ont-elles permis, en organisant le système des circonstances atténuantes, d'abaisser toutes les peines, de changer la peine de mort en peine privative de la liberté, les peines perpétuelles en peines temporaires, et les peines criminelles les moins sévères en peines correc- tionnelles. Pour les délits, on est même allé plus loin, et, en fixant le minimum à 1 franc d'amende, on l'a pratique- ment supprimé. Ainsi s'est formée une théorie juridique, qu'on a pu qualifier d'arbitraire juridique, et qui concilie

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le principe de la légalité des peines avec le pouvoir qui ne peut être refusé au juge dans leur application judi- ciaire.

Mais il faut se garder de l'exagérer à son tour, et, sous prétexte d'individualisation de la peine, de revenir par des chemins détournés aux anciens abus. Il est incontestable que la tendance actuelle est vers l'accroissement des pou- voirs du juge. On réclame la suppression de tout minimum, et certains codes étrangers ont franchi ce dernier pas. On veut que le jury soit « maître de la peine ». Il ne faut pcis oublier que si le meiximum dont personne ne demande l'abolition protège l'intérêt des accusés, le minimum est nécessciire pour garantir l'intérêt de la société. L'expé- rience apprend que le jury cède facilement à l'indulgence, et que l'habitude de juger, chez le magistrat professionnel, conduit à l'abaissement progressif des peines ; l'abus des courtes peines, dont le mal est certain, n'a pas d'autre cause. Pour obtenir l'application de la loi sur la relégation, le législateur a revenir à la peine fixe. Le minimum, conséquence logique du système de la peine légale, est nécessaire pour maintenir la fermeté de la répression.

Nous venons de montrer toute l'importance du principe de la légalité du droit criminel, reconnu par la Déclaration des droits. Mais elle introduisait encore d'autres réformes et proclamait que : « La loi est égale pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » et que « tous les citoyens sont égaux à ses yeux ». Ce principe qui domine le droit public moderne de tous les peuples, dont les conséquences s'étendent sur l'ensemble du droit privé et du droit fiscal, signifie, en droit pénal, que tous sont soumis aux mêmes obligations légales, sous les mêmes sanctions, qu'ils seront jugés par les mêmes juges et dans les mêmes formes.

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Certes ! il est facile de montrer que cette égalité n'est pas absolue. Dans une société qui reconnaît la propriété indi- viduelle et par conséquent une inégalité économique, les peines pécuniaires sont plus sensibles aux pauvres qu'aux riches. Mais à l'inverse combien d'autres peines sont plus dures pour ces derniers. La plupart des peines privatives de droits laisseront fort indifférents les délmquants profes- sionnels ; l'interdiction légale touchera peu un vagabond ou un mendiant. Les peines qui procèdent par voie d'humi- liation seront d'autant plus rigoureuses qu'elles s'appli- queront à une personne jouissant d'une plus haute consi- dération sociale. Même, les peines privatives de liberté seront plus pénibles aux uns qu'aux autres, selon leurs îintécédents, leur situation mondmne, leur tempérament et jusqu'à leur humeur. Tout compte fait, c'est aux plus fortunés que, bien souvent, les peines seront les plus sévères. Aucune révolution ne fera jamais que les hommes sentent, de la même façon, les mêmes maux, et souffrent, de la même manière, d'un traitement semblable. Mais parce que l'égalité absolue est inaccessible, il n'en reste péis moins que l'égalité des hommes devant la loi a fait disparaître une des plus criantes iniquités de l'ancien droit, et qu'elle constitue un progrès dont il est impossible de méconnaître l'impor- tance.

La liberté de conscience n'est pas une moindre conquête de la Révolution. L'Etat moderne a abdiqué toute préten- tion de résoudre les controverses métaphysiques ou théolo- giques et d'imposer une foi par. des supplices et par des peines. Ainsi ont disparu de nos lois non seulement des délits imaginaires, comme la magie et la sorcellerie, mais encore les crimes d'apostasie, d'hérésie et de schisme. Pourtant l'esprit sectaire a eu des retours offensifs, La

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Restauration a fait la loi du Sacrilège, abrogée aussitôt après la Révolution de Juillet, et la loi du dimanche qui a disparu à la fin du XIX^ siècle. Peut-être pourrait-on considérer, comme entachée du même vice, la loi qui soumet actuellement les congrégations religieuses à un régime spé- cial. Si on pense que les associations menacent la paix publique et que l'Etat a le droit et le devoir de les sou- mettre à une active surveillance, ou même dans certains cas de les interdire, il semble que toutes au moins, même celles qui ont un caractère religieux, devraient être soumises au droit commun. Mais au fond, et à y bien regarder, toutes ces lois ont eu des buts plutôt politiques que reli- gieux. A l'étranger, au contraire, certains codes ont main- tenu de véritables crimes religieux et, en Angleterre, les vieilles lois protectrices de l'Eglise établie ne sont pas encore toutes abrogées. Mais n'est-il pas vrai, que le progrès consiste à bannir du droit criminel tous les délits inspirés par cet esprit d'intolérance ?

Bien que nous ne traitions ici que de l'évolution du droit pénal, il est impossible, enfin, de ne pas mentionner les grandes réformes que la Révolution a introduites dans l'instruction criminelle. Elle l'a rendue publique et contra- dictoire : l'accusé est réputé innocent tant qu'il n'a pas été reconnu coupable, la liberté de sa défense est assurée, il ne prête plus serment, il peut se faire assister d'un avocat, il contrôle les preuves, et le jugement des crimes est déféré au jury. Ces règles avaient été élaborées en Angleterre, et elles forment les assises solides de toute procédure libérale, ou, pour mieux dire, de toute procédure ration- nelle et humaine. Cependant des résistances opiniâtres se sont affirmées dans ce domaine plus qu'en aucun autre. Notre code d'Instruction criminelle, même après les timides

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retouches qu'il a subies, en porte les traces visibles, et, à l'étranger, ces principes ont été souvent méconnus. Cependant, il est facile de voir que les peuples libéraux tendent aujourd'hui à y revenir. C'est dans une meilleure organisation de la police judiciaire qu'ils cherchent main- tenant les moyens plus efficaces pour découvrir les mcJ- faiteurs et pour les convaincre, et d'autre part, les garan- ties auxquelles la société ne saurait renoncer sans péril.

L'œuvre de la Révolution a été violemment contestée. La déclaration des droits de l'homme a été critiquée, tournée en dérision, et une intelligence, pourtant très ouverte, ne lui reconnaissait naguère qu'une « valeur historique ». De nos jours, en matière économique, notamment en ce qui concerne le droit de propriété, les impôts, la liberté du travail, et le droit des associations, les principes de 89 ont reçu de cruelles atteintes et on est revenu aux concepts fondamentaux de l'ancienne France. Mais en droit criminel, les réformes de la Révolution demeurent inattaquables, et paraissent devoir rester définitives. On n'en veut pour preuve que l'approbation qu'elles ont trouvée et trouvent encore dans la conscience universelle des peuples civilisés. Les règles que nous venons de dégager, et qu'elle a fait pénétrer dans le droit positif, sont aujourd'hui bien banaJes. C'est qu'on oublie facilement la valeur d'un bien dont on jouit paisiblement. Il ne faut pcis méconnaître pourtant les grands progrès qu'elles ont réalisés, ni perdre de vue que les abus qu'elles ont corrigés, reparaîtraient infailli- blement si elles tombaient en désuétude. On peut affirmer que toutes les fois qu'on s'en est éloigné, on a fait une œuvre contestable, et, qu'en s'y conformant, on a toujours marché dans la voie droite.

7. GARÇON.

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Le droit criminel moderne se différencie encore pro- fondément du droit antérieur par son système général des peines. Ici encore, la Révolution a introduit dans nos lois des réformes que l'avenir devait seulement développer. Mais ce problème fondamental a suscité un mouvement considérable d'idées et d'mnovations pratiques, qui s'est poursuivi pendant tout le cours du Xix® siècle, et qui caractérise, peut-être mieux que tout le reste, les tendances de l'esprit moderne dans le domaine de la répression.

Dès le XVIII^ siècle, les libres esprits avaient préparé cette réforme, en dénonçant l'horreur des anciens châti- ments, et en montrant leur inefficacité. Beccaria, Mon- tesquieu, Brissot de Warwille, Servan, Mirabeau et jusqu'à Robespierre avaient élaboré les théories nouvelles que Lepelletier Saint-Fargeau exposa dans son mémorable rapport à l'Assemblée Constituante, véritable préface du code de 1791. L'Anglais John Howard visitant toutes les prisons de l'Europe, montrait, dans un livre qui eut un immense retentissement, leur Ijmnentable état, et convain- quait l'opinion publique de la nécessité de leur complète réformation. Presqu'à la même époque, Bentham publiait son Panopticum. En France, ces études favorisées par la Restauration, brillèrent d'un vif éclat sous le gouvernement de Juillet et dans les premières années de la troisième République avec les Beaumont, les Tocqueville, les Luccis, les Léon Faucher, les deux Bérenger, les d'Haussonville, les Voisin, les Desportes. En Belgique, Ducpéciaux et Stéven ont publié des ouvrages qui sont restés classiques, et le prince Oscar de Suède s'intéressait, jusque sur le trône, à la réforme des prisons. Des congrès pénitentiaires siégeaient, à côté les uns des autres, les représentants officiels des gouvernements et ceux de la science libre.

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ont tenu jusqu'à la guerre de 1914 leurs sessions quiquen- nales dans toutes les capiteJes de l'Europe et jusqu'aux États-Unis. Ainsi, par un immense travail, auquel ont collaboré toutes les nations, s'est formée la science péni- tentiaire, véritable science sociale, qui s'est peu à peu séparée du droit pénîJ considéré comme pure science juridique.

L'une des plus importantes conséquences de ces idées nouvelles a été l'abolition des peines corporelles, des mutilations, des verges et du fouet. Il est superflu de rap- peler les critiques qu'elles avaient provoquées, et les raisons de leur suppression : elles sont bien connues. Une expé- rience séculaire a prouvé qu'elles ne corrigeaient guère les malfaiteurs, et le Knout n'a jamais réussi à assurer la paix soci2Je. Mais serait-il vrai qu'elles fussent intimi- dantes, l'efficacité d'une peine, nous l'avons dit, ne suffit pas pour la justifier. Une société civilisée a d'autres moyens pour se défendre, que de donner l'exemple de la violence et de la brutalité. En France, au moins, cette cause est souverainement et définitivement jugée.

11 faut en dire autant de ces peines d'humiliation que la Révolution avait conservées et qui ont disparu comme la marque et le carcan en 1832, l'exposition publique en 1848. Elles affirmaient énergiquement la réprobation publique qui s'attache au crime, et on ne peut leur refuser une force psychologique. Mais elles avaient pour effet de rendre extrêmement difficile l'amendement du coupable, et sou- vent de l'endurcir dans le crime. D'ailleurs l'exposition tournait souvent en sccmdale et son effet était, ainsi, pré- cisément contraire au but qu'on se proposait d'atteindre.

Nous n'avons pas non plus à discuter ici la question de la légitimité de la peine de mort. Chacun au surplus a

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son opinion faite, et d'autant plus fermement qu'elle se fonde d'ordmaire beaucoup plus sur des sentiments que sur des raisons. Mais l'histoire de cette peine est pleine d'enseignements.

Cette controverse est très vieille et remonte à l'antiquité. Elle fut agitée au XVl^ siècle par les théologiens catholiques et protestants ; mais c'est surtout au XVIII^ que les philo- sophes la discutèrent pour la résoudre d'ailleurs dans les sens les plus opposés. Les opinions étaient fort divisées, lorsqu'éclata la Révolution française, A la tribune de la Constituante, dans un débat mémorable, la thèse de l'abo- lition fut soutenue par Lepelletier Sain t- Far geau, Duport, Pétion et Robespierre ; mais l'Assemblée ne les suivit pcis et la peine de mort fut maintenue. Il semble, toutefois, que dans la pensée des constituants, la suppression devait être seulement différée jusqu'à l'époque les prisons auraient été réorganisées.

L'esprit humain est plein de contradictions. Ce fut la Convention qui, dans les derniers jours de son existence, comme effrayée du sang qu'elle avait versé, vota l'abolition, mais en reportant la mise à exécution de cette loi au jour de la paix générale. Bonaparte l'abrogea la veille du jour cette paix fut signée à Amiens. Après la Révolution de 1 830, la suppression de la peine de mort fut de nouveau votée par la Chambre des Députés. Les libéraux arrivés au pouvoir ne voulaient pas envoyer à l'échafaud les ministres de Charles X. Mais la Chambre des Pairs refusa d'accepter ce projet, qui étendait la suppression à tous les crimes, même ceux de droit commun, et elle sauva la tête des mi- nistres par une autre voie, en se reconnaissant, comme Cour de Justice, le droit de fixer arbitrairement la peine. Depuis cette époque, la suppression de la peine capitede

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a fait l'objefde nombreuses discussions devant les Chambres françaises, mais elle a toujours été repoussée. On peut constater seulement, qu'à la fin du second Empire, la majo- rité était devenue faible, et les abolitionmstes purent croire leur victoire prochaine. Mais les discussions postérieures ont montré que leur cause avait perdu du terrain et, en 1908, c'est sous la pression de l'opinion publique et d'une violente campagne de presse, que la Chambre des Députés rejeta un nouveau projet déposé par le Gouvernement, et approuvé d'abord par la commission, qui tendait à sup- primer le châtiment suprême.

Cependant cette même opinion publique a au contraire approuvé, et souvent inspiré ou imposé, les changements qui, au cours du XIX® siècle, ont profondément modifié cette peine, et ont rendu son exécution de plus en plus rare. Tout d'abord, la Révolution a aboli tous les supplices et déclaré qu'elle ne constituerait plus que la simple privation de la vie. Elle s'exécute par la décapitation ancienne peine des nobles au moyen d'une machine qui tue sans souf- france et avec sûreté. La corde, le feu et la roue ont disparu. En 1832, on a supprimé la mutilation du poing que le code avait conservée pour les parricides. L'exécution qui se fît longtemps sur un échafaud, élevé au milieu d'une place publique, à midi, a lieu maintenant au petit jour dans une voie publique rendue déserte. On demande même qu'à l'exemple de ce qui se fait à l'étranger, le bourreau accom- plisse son œuvre dans l'intérieur de la prison.

D autre part, les crimes que la loi punit de mort sont devenus de moins en moins nombreux. On a rayé de cette funèbre liste tous les crimes politiques. En fait cette sup- pression date de 1830, le roi Louis-Philippe ayant gracié tous les criminels politiques, condamnés à mort sous son

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règne ; en droit elle a été légalement proncticée par la Constitution de 1848. Pour les crimes de droit commun, on l'a effacée dans un très grand nombre de cas, par exemple, pour la fausse monnaie, le vol, l'incendie, l'infanticide commis par la mère. Aujourd'hui, le code la réserve exclu- sivement aux attentats contre la vie humaine, et, pratique- ment, on ne la prononce plus que pour l'assassmat et le parricide consommés. Ce n'est pas tout : depuis 1832, le jury, a toujours la faculté d'écarter le châtiment suprême en accordant aux coupables le bénéfice des circonstances atténuantes, et il en use largement même au profit des pires scélérats. Enfin ceux qui ont la mauvaise fortune d'être condamnés à mort ont encore de grandes chances d'obtenir une commutation de peine, souvent sollicitée par le jury et conseillée par les magistrats qui ont requis la condamnation. Ainsi, du consentement de tous, les exécutions sont devenues de moins en moins nombreuses et ne se chiffrent que par de rares unités.

Or, ce mouvement ne s'observe pas seulement en France, il est universel. Ailleurs on a même été plus loin que chez nous. Dans plusieurs pays, on a laissé subsister la peine de mort dans les lois, mais les souverains font grâce systé- matiquement à tous les condamnés. Pour ne citer qu un exemple, en Belgique, dont la criminalité est semblable à celle de nos départements du Nord, les Rois n'ont permis aucune exécution depuis 1863 jusqu'en 1914. D autres pays enfin ont supprimé le châtiment capital. On peut citer notamment la Roumanie en 1864, le Portugal en 1866, la Hollande en 1870, l'Italie en 1891. Une loi fédérale l'avait aussi abolie en Suisse en 1 874 ; mais une violente campagne menée par le parti des libertés cantonales a fait abroger cette loi en 1879. Quelques cantons ont en effet

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rétabli la peine de mort, mais les exécutions ont été extrê- mement rares. En Allemagne, avant la Constitution de l'empire, cette peine avait été également supprimée dans quelques Etats, et elle l'aurait peut-être été par le code fédéral, sans l'intervention personnelle de Bismarck. Con- vient-il d'ajouter que le châtiment capital était aboli en Russie depuis la grande Catherine, pour les crimes de droit commun et conservé seulement pour les crimes politiques. Les auteurs du dernier code impérial avaient même décidé que la suppression totale serait soumise au Tzar. Mais on ne saurait affirmer que ces lois aient été scrupuleuse- ment observées et, en tous cas, le Knout a subsisté pendant tout le XIX® siècle. A l'heure nous écrivons, il ne paraît pas que le gouvernement des Soviets ait versé dans les théories humanitaires et sentimentales.

De tous ces faits se dégage une tendance manifeste de toutes les législations civilisées vers l'abolition. Ceux qui en sont partisans invoquent aujourd'hui des raisons expé- rimentales. Les crimes politiques ne sont pas devenus plus fréquents, au contraire, depuis qu'ils ont cessé d'être punis de mort et la criminalité de sang n'est pas plus élevée en Belgique qu'en France bien que cette peine y ait été supprimée pendant plus de cinquante ans. En pratique, la peme de mort est à peu près abolie pour les femmes dans notre pays. Les crimes de sang commis par elles n'ont pas augmenté. D'autre part, pour que la peine soit efficace, il faut qu'elle soit appliquée strictement et qu'elle paraisse inévitable. Elle pouvait le sembler lorsque les exécutions étaient pour ainsi dire quotidiennes. Nos mœurs ne le toléreraient plus, et les coupables ont maintenant tant de chances d'échapper à l'échafaud, que la menace a perdu beaucoup de son effet d'intimidation. Cependant il paraît

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certain que l'opinion publique s'inquiéterait aujourd'hui d'une abrogation légale : l'expérience apprend que la sup- pression n'a jamais été obtenue dans un pays qu'après une longue période de paix.

Les châtiments corporels étant abolis, et la peine de mort réservée aux crimes d'une extrême gravité, les peines privatives de liberté sont devenues, dans le droit moderne, la base de tout le système répressif. Aussi la science péni- tentiaire a-t-elle tendu principalement à la réforme des prisons.

Nous avons dit que cette réforme a introduit dans l'exé- cution des peines plus d'humanité. Mais en étudiant avec profondeur le problème pénitentiaire, la science nouvelle a mis en lumière une autre idée essentielle. Elle a montré que, pour établir une répression efficace, il fallait avant tout distinguer entre le délinquant primaire et occasionnel, et le récidiviste délinquant professionnel et d'habitude. Ce n'est pas sans doute une révélation. Le simple bon sens avait de tous temps imposé cette distinction aux juges, on la retrouverait aisément dans de très anciennes lois. Mais c'est de nos jours qu'on en a tiré toutes les consé- quences pour l'organisation d'un système pénitentiaire rationnel. A ces deux catégories de criminels, doivent cor- respondre des peines différentes par leur but, leur caractère et leur régime. Le criminel qui a cédé à un égarement accidentel doit être amendé ; il faut résolument mettre l'incorrigible dans l'impossibilité de nuire.

Or pour qu'on put songer à l'amendement des détenus, il fallait d'abord faire cesser les abus des vieilles prisons. On a peine à imaginer, aujourd'hui, l'état dans lequel elles se trouvaient dans l'ancienne France. C'étaient, pour la plupart, d'infectes cloaques tout manquait, quelque-

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fols même la nourriture. La République et l'Empire amé- liorèrent à peine cette situation. On affecta seulement aux services pénitentiaires de vieux châteaux et d'anciens couvents, devenus biens nationaux, et Napoléon I^'' porta le désordre à son comble en mettant les prisons de courte peine à la charge des départements. Dans ces établissements, les détenus étaient livrés à l'arbitraire, à la cupidité et à la brutalité de gardiens, sans discipline et sans moralité^ recrutés au hasard et mal payés. Ces prisons ne révoltaient pas seulement tous les sentiments de pitié et d'humanité, leur effet le plus sûr était de précipiter dans le mal ceux qu'on y enfermait. Or le sage précepte Primum non nocere n'est pas moins vrai en science pénitentiaire qu'en médecine, il faut que la prison corrige le coupable, mais avant tout il faut qu'elle ne le corrompe pas.

C'est pourquoi, la science pénitentiaire ^'attacha avant tout à dénoncer le danger des prisons les condamnés sont tous mêlés et confondus dans la plus complète pro- miscuité. Il fut facile de montrer que ces prisons communes sont très rigoureuses pour ceux qui ont gardé quelques sentiments d'honneur et de respect d'eux-mêmes, mais qu'elles sont à peu près indifférentes aux meJfaiteurs d'habi- tude, qui y fixent volontiers leur résidence et y reviennent sans regrets chercher un abri dans les temps difficiles. Les pires y corrompent les moins mauvais et achèvent de les pervertir. Là, se nouent les camaraderies funestes, et les amitiés redoutables. se forment les bandes qui, au jour venu de la libération, exerceront leur activité mal- faisante. Là se recrutent les troupes d'élites de la crimi- nalité la plus dangereuse.

Ces défauts des prisons communes ne sont pas niables. Mais la difficulté commence lorsqu'il s'agit de trouver le

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système qui doit les remplacer. Tous ceux qui ont été proposés ont aussi leurs inconvénients et se sont heurtés à de graves objections.

Beaucoup des maîtres de l'école pénitentiaire, et des plus illustres, ont cru trouver la solution complète, parfaite et définitive de la question dans l'emprisonnement cellu- laire. Chez quelques-uns cette conviction est devenue une sorte de foi fanatique. A les en croire, la cellule présen- terait tous les avantages : elle n'aurait pas seulement pour effet d'empêcher la contagion morale entre les co-détenus, elle les intimiderait par sa rigueur, et, en même temps, les amenderait par la retraite qu'elle leur impose. Placé en face de sa conscience, dans le silence et le recueillement, visité et conseillé par des hommes de bien qui lui prodi- gueront des paroles de sagesse et d'encouragement, n'est- il pas certain que le coupable sentira l'horreur de son crime, qu'il en aura le remords, et parviendra à la contrition par- fedte ? La vertu de la cellule serait telle, enfin, qu'elle suffi- rait à tout, aux longues comme aux courtes peines, aux scélérats les plus endurcis comme aux délinquants pri- maires. Le remède de la récidive se trouverait dans un temps de détention plus prolongé, et la peine de mort, devenue inu- tile, pourrait être remplacé par un encellulement perpétuel.

Ce système pénitentiaire a reçu, en effet, les plus larges applications pratiques. Toutes les nations civilisées l ont accepté, et ont bâti des prisons il est en usage. On peut citer comme exemple : les prisons de Saint-Gilles à Bru- xelles, de Fresne à Paris, de Tégel à Berlin. Pékin vient d'être doté d'un établissement semblable et des plus per- fectionnés. En France, une loi de 1875 a rendu la cellule obligatoire pour toutes les prisons qui seraient construites à l'avenir par les départements.

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Mais au contact des faits, bien des illusions se sont dis- sipées. Il faut bien avouer que l'instinct de sociabilité ne s'accorde pas toujours d'une réclusion qui sépare un homme du reste du monde pendant des einnées, et que le séjour trop prolongé dans la cellule n'est pas sans danger pour la saine raison du détenu. Il est impossible de ne pas recon- naître que les établissements construits en vue de l'empri- sonnement individuel sont très coûteux, et grèvent lourde- ment les finances publiques. L'évidence a prouvé que ce système, même pratiqué avec tous les perfectionnements dont il paraît susceptible, n'a pas donné tous les résultats qu'on en attendait et n'a pas suffi pour supprimer la réci- dive.

Soit ! Mais un criminaliste révolutionnaire est allé vrcii- ment bien loin lorsqu'il déclarait naguère que la cellule était « la plus grande erreur du siècle ». Il reste vrai, en dépit des critiques, que l'isolement est le meilleur et peut-être le seul moyen pratique de préserver le détenu amendable de la pernicieuse influence qu'exercent sur lui les mîilfaiteurs invétérés, vivamt à ses côtés dcms la prison commune. L'emprisonnement individuel reste un progrès très réel auquel on ne renoncerait pas sans dommage et qu'il faut seulement se garder de compromettre par des applications excessives. Il n'est utile que pour les détenus qu'on peut raisonnablement espérer corriger et reclasser et il n'est humain que si on ne soumet au régime de la cellule que les condamnés à d'assez courtes peines. En France, elle ne peut être imposée pour une durée de plus d'une année, laquelle même est, en réalité, réduite à neuf mois. C'est sans doute à cet esprit de mesure qu'il faut attribuer la modération des critiques qui se sont produites chez nous contre ce régime pén2il.

108 LE DROIT PÉNAL

D'ailleurs la science pénitentiaire moderne a proposé, ou a mis en usage et tenté, bien d'autres moyens qui ont tous pour but de corriger le coupable, de le remettre dans la voie droite et de faciliter son reclassement.

C'est d'abord le système irlandais ou progressif qui com- bme l'emprisonnement individuel et l'emprisonnement en commun. Tout détenu subit d'abord sa peine en cellule, puis il travaille dans les ateliers communs son sort s'améliore selon qu'il le mérite. Enfin, il peut être libéré avant le temps fixé pour l'expiration de sa peine, mais sous condition qu'il sera remis en prison si sa conduite n'est pas satisfaisante. Ce système pratiqué par lord Crafton, qui l'avait imaginé, a donné les meilleurs résultats. Ce succès l'a fait admettre dans un grand nombre de pays, et il a été introduit en France par une loi de 1885. Mal- heureusement il a été chez nous assez mal compris : on y a vu une sorte de mesure administrative gracieuse, et d'indulgence. Tel n'est pas son véritable but. Pour que la libération conditionnelle produise ses effets utiles, il faut que le libéré se sente surveillé et sous la menace constante d'une révocation. Or, pratiquement, cette révocation n'in- tervient guère en France qu'en cas de récidive.

En Amérique, on a poursuivi le même but par la vole, toute différente, de la sentence indéterminée, pratiquée d'abord dans le « reformatory « d'Elmlra. Dans ce système, le juge prononce contre les jeunes délinquants, qui paraissent amendables, une longue peine, d'ordinaire le maximum de la peine légale. Mais il appartient à l'administration de l'abréger si le recleissement du détenu paraît possible avant son expiration. La sévérité de la peine effraye le coupable et la rend exemplaire ; la promesse de la libération anticipée intéresse le détenu à se bien conduire dans la

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m

prison et à s'amender ; enfin la légalité du châtiment est sauvegardée, puisqu'après tout il ne dépasse pas le maximum fixé par la loi. Mais on a reproché à ce système de ne point proportionner la peine à la culpabilité du délinquant, de rendre la prison si riante et si douce qu'elle perd tout efïet d'intimidation, et, surtout, de laisser une place be^iucoup trop large à l'arbitraire de l'administration. Comment d'ailleurs pourra-t-elle savoir si le détenu est véritablement amendé ? Ces critiques expliquent peut-être pourquoi la sentence indéterminée et le reformatory sont aujourd'hui contestés même en Amérique.

L'Angleterre a récemment inauguré un autre procédé qui consiste essentiellement, semble-t-il, dans une nouvelle réglementation du régime intérieur de la prison ; on rem- place la discipline, à forme militaire, en usage dans tous les établissements pénitentiaires, par une règle plus souple, laissant au détenu plus d'initiative, et faisant surtout appel au sentiment de la responsabilité individuelle. Les Anglais paraissent se féliciter de cette innovation. Mais peut-être convient-il d'attendre avant de porter sur cette institution un jugement définitif ?

On est allé beaucoup plus loin. L'emprisonnement, quel que soit son mode d'exécution, présente toujours des inconvénients graves. Celui qui a franchi une fois les portes d'une prison redoute beaucoup moins d'y revenir. Son effet intimidant tient pour une large part à la déchéance sociale qu'elle entraîne, mais celui qui a déjà subi cette flétrissure ne la craint plus. 11 est donc d'une habile poli- tique de l'éviter au délinquant amendable. On y est par- venu par deux procédés différents. Chez les peuples anglo- saxons, le juge remet le prononcé de la sentence jusqu'après une période d'épreuve. Si le coupable se conduit bien,

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il lui pardonne ; si la conduite laisse à désirer, il le condam- nera avec sévérité. Chez nous, aux termes de la loi Bérenger, le tribunal prononce immédiatement la peine, mais en décidant qu'elle ne sera subie que si le condamné tombe en récidive. Dans le premier système le sursis s'applique à la condamnation, dans le second à la peine. Chacun a ses avantages et ses inconvénients. On peut remarquer seulement qu'en Amérique, le juge peut mettre des con- ditions à son indulgence et soumettre le coupable à une surveillance qui garantit son amendement.

Enfin l'école pénitentiaire a enseigné que le devoir comme l'intérêt de l'Etat était de protéger le reclassement du libéré. Pour lui permettre de trouver du travail, on a supprimé la surveillance de la haute police, et rendu men- teur le casier judiciaire. On a promis une complète réha- bilitation à celui qui est revenu à une vie honnête. Des lois successives en ont simplifié les conditions, facilité la procédure, élargi les effets et l'ont enfin accordée systé- matiquement et sans aucune formalité à ceux qui, dans un certain temps d'épreuve, n'ont encouru aucune condam- nation nouvelle.

Au reste, pour que les institutions pénitentiaires modernes fonctionnent normalement et portent leurs fruits, il est utile que le détenu soit consolé et conseillé dans sa prison, aidé et soutenu le jour de sa libération. Il faut bien le recon- naître, en effet, la peine privative de liberté, quel que soit son mode d'exécution, porte souvent le désespoir dans l'âme du coupable, et la transition de la vie de la geôle à la vie libre présente des difficultés qui découragent les meilleures résolutions. L'Eglise a senti depuis longtemps qu'il y avait une œuvre de charité à accomplir et a placé la visite dans les prisons au nombre des œuvres pies. Mds

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seule, la science pénitentiaire a montré comment les patro- nages formaient le complément nécessaire d'un système pénitentiaire rationnel, a précisé leur mission, suscité les initiatives pratiques, et amené le législateur à leur donner la reconnaissance légcJe. Ce mouvement de solidarité hummne est devenu universel et on peut beaucoup attendre de son développement.

Tout ce que nous venons de dire ne concerne que les peines correctionnelles, en entendant ce mot dans son sens littéral, et désignant les peines applicables aux coupables qui paraissent amendables. Mais, nous l'avons dit, les criminologistes contemporains ont établi qu'il existe, sinon des criminels-nés, au moins des criminels incorrigibles. Pour assurer contre eux la discipline sociale, il faut recourir à d'autres moyens.

Les lois modernes et particulièrement notre code pénal avaient bien aperçu la nécessité de réprimer la récidive et ils avaient cru y parvenir en prolongeant la durée de la peine. L'erreur de ces législateurs avait été de confondre les récidivistes avec les incorrigibles qui, pourtant, forment deux catégories de délmquîints distincts. D'une part, en effet, tout individu déjà frappé par la justice, et qui commet une nouvelle faute, n'est peis forcément insuscep- tible d'amendement ; souvent, on peut encore espérer le corriger avec une peine plus rigoureuse, et ce n'est qu'après plusieurs tentatives infructueuses qu'on aura le droit de le considérer comme définitivement perdu. D'autre part, un criminel qui n'a jamais subi de condamnation antérieure peut être un délinquant inassimilable, soit qu'ayant commis des méfaits multiples, il ait seulement été assez habile pour ne pas se faire prendre, soit que son forfait unique suffise à prouver des sentiments extrêmement pervers et

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antisociaux. Or si l'aggravation de la peine est raisonnable contre les simples récidivistes, il est vain d'employer le même moyen contre les incorrigibles. Puisque les peines ordinaires sont inefficaces contre eux, il faut bien employer, pour briser leur audace, des procédés plus énergiques et dont les effets seront sûrs. Toute faiblesse, toute indul- gence, devient alors un danger social, et une duperie. Le médecin appelé auprès d'un malade ordonne d'abord un remède ; si le mal persiste, il peut doubler ou tripler la dose avec l'espoir d'un meilleur succès. Mais si, après cela, le malade n'est pas guéri, et s'il persiste dans sa drogue, c'est un simple entêté : Puisque le remède est inefficace, il faut en changer et appeler le chirurgien. Il en est de même du juge criminel. II peut d'abord employer les peines correctives, mais si elles restent infructueuses, il doit résolument mettre le délinquant dans l'impossibilité de nuire, et l'éliminer du milieu social.

Mais la nécessité de ces peines éliminatrices étant recon- nue, on s'est trouvé en présence du problème le plus difficile lorsqu'il s'est agi de les organiser pratiquement.

Il en est une pourtant, fort ancienne, qui n'est autre que la peine de mort. Les partisans les plus résolus de sa suppression ne peuvent nier au moins qu'elle ne permet aucune récidive. Par s'explique pourquoi elle était autre- fois si fréquemment appliquée. La société n'avait guère d'autre moyen de se protéger contre les délinquants d'ha- bitude que de les envoyer à la potence. Mais personne ne saurait songer aujourd'hui à appliquer la peine capitale à tous les incorrigibles, même à ces délinquants qui n'ont commis aucun crime grave, et qui ne menacent dangereusement l'ordre public que par la répétition de délits médiocres, les- quels pris isolément ne présentent aucun caractère sérieux.

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Certains criminalistes, conscients de la nécessité d'établir des mesures de sûreté pour protéger la société contre les délinquants professionnels, ont proposé de faire usage du système des peines indéterminées. Mais tandis qu'en Amérique, il a été pratiqué, il s'appliquait aux jeunes délinquants amendables, pour un temps ne dépassant pas le maximum légal, utilisé contre les récidivistes, il prendrait un tout autre caractère. Le juge ordonnerait que le condamné, soit à l'expiration de la peine méritée par le dernier délit, soit principalement et à l'exclusion de toute autre peine, serait placé dans un établissement spécial sans limitation de durée. Il ne serait libéré que lors- qu'il serait devenu inoffensif. Sous ces apparences, ce système consiste à prononcer une peine perpétuelle évi- demment éliminatnce, avec faculté de libération anticipée. Ses partisans discutent d'ailleurs entre eux si cette libéra- tion doit être accordée par le juge ou par l'administration. Eji dépit de grands efforts, ce système n'a eu aucun succès pratique. On lui a reproché d'être injuste, car il punit d'une peine extrêmement rigoureuse un délit peut-être léger, de subordonner la libération à une preuve impossible d'amendement, enfin d'abandonner en fait le condamné à un pur arbitraire.

Mais il existe d'autres moyens d'éliminer les criminels et ce sont, par exemple, le bannissement et la transporta- tion.

L'exil hors du milieu le crime a été commis remonte, nous l'avons dit, aux temps primitifs et il était en grand usage dans l'ancienne France. Mais si cette peine met le coupable dans l'impossibilité de nuire dans le territoire d il est banni, elle lui permet d'exercer son activité criminelle il s'est réfugié. Or tous les pays com-

8. GARÇON

114 LE DROIT PÉNAL

prennent aujourd'hui qu'ils sont solidaires deins la répres- sion et qu'ils n'ont pas le droit de se rejeter leurs malfaiteurs les uns chez les autres. D'ailleurs chaque Etat se reconnaît la faculté de ne pcis recevoir les indésirables, parmi lesquels les criminels se placent au premier reing. Au contraire, cette peine a conservé sa raison d'être pour les crimes poli- tiques. Le conspirateur, banni de son pays, et séparé de ses partisans, devient beaucoup moins dangereux et, d'autre part, les Etats étrangers lui donnent volontiers asile, les traités d'extradition le prouvent.

Les peines colonises, au contraire, répondent à toutes les nécessités des mesures éliminatrices. Les Romains ne les aveiient point ignorées et plusieurs peuples modernes en ont fait usage. La Russie a déporté en Sibérie ; mais le tzarisme, abusant des déportations politiques, par mesure administrative et de police, a provoqué des protestations qui ont été entendues en Occident et qui ont compromis ce système de peines aux yeux de certains publicistes. L'Angleterre a déporté d'abord en Amérique, puis en Australie, et la ville de Sidney a été fondée par le Commo- dore Arthur Philippe et ses convicts. Cette transportation n'a cessé que le jour les colonies, devenues prospères et puissemtes, ont refusé de recevoir les déchets de la popu- lation anglaise.

Sur ce point encore, chez nous, la Révolution française a aperçu, du premier coup, la solution juste et pratique. Le Code de 1791 décidait que les récidivistes de crimes seraient transportés aux colonies et le Code de 1811 avait inscrit la déportation au nombre des peines affllctlves et infamantes. Mais les guerres de la République et de l'Em- pire ne permirent pas de mettre ces peines à exécution et c'est seulement dans la seconde moitié du XIX® siècle

LE DROIT PÉNAL CONTEMPORAIN 115

qu'elles sont entrées dans le domaine de la pratique. Après l'abolition de la peine de mort en matière politique, des lois de 1850 et de 1872 désignèrent des lieux de dépor- tation et fixèrent le régime de cette peine. En 1854 on décida que les condamnés de droit commun aux travaux forcés seraient transportés et on ferme les bagnes. Enfin, la loi de 1 885 a établi la relégation des récidivistes, qui soumet les délinquants d'habitude à une mesure de sûreté perpé- tuelle. Ainsi, pendcint qu'à l'étranger, les crimineJistes cherchaient péniblement à résoudre la question des incor- rigibles, et n'y parvenaient pas, la France admettait la solution la plus hardie, conforme aux plus audacieuses conceptions de l'école positive, et établissait une peine purement éliminatrice, sans aucune proportion ni avec la gravité objective du dernier délit, ni avec la culpabilité morale du délinquant.

Cependant, ces peines ont été violemment critiquées. Il est vrai qu'elles n'ont pas répondu aux espérances de ceux qui comptaient sur la main-d'œuvre péneile pour la mise en valeur de nos colonies de peuplement. Il a toujours manqué à nos transportés et plus encore à nos relégués, fort différents des convicts qui ont peuplé les colonies anglaises, l'énergie physique et morale et toutes les qu2Jités nécessaires pour faire de bons colons. Les défKîr- tés n'ont jamais songé à coloniser, ils ont attendu l'heure inévitable de l'amnistie. Ni les uns ni les autres, sauf de rares exceptions individuelles, ne sont devenus à la Nou- velle-Calédonie ou à la Guyîinne, des eigriculteurs attachés à la terre. S'imaginer qu'on ferîùt des conservateurs avec les condamnés de la Commune en les rendant proprié- taires, était une illusion vraiment trop naïve et croire qu'on métamorphoserait des criminels de droit commun en

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honnêtes gens, parce qu'on les aurait transportés sous d'autres cieux, est une espérance qu'il faut perdre.

Mais on ne peut du moins contester que ces peines coloniales ont éloigné de France des criminels particuliè- rement dangereux. Il court la légende que la relégation n'est pas exécutée. C'est une erreur de fait que réfutent les statistiques les plus sûres. Depuis moins de quarante ans, vmgt mille récidivistes ont été envoyés au Maroni, et les libérés du bagne, astreints à la résidence dans les colonies, ont cessé de terroriser la population honnête. Cette redoutable armée de malfaiteurs a été mise dans l'impossibilité d'exercer son activité criminelle dans la métropole. Il ne serait peut-être pas impossible d'utiliser les transportés et les relégués pour exécuter des travaux publics dans notre vaste empire colonial ; en tous cas, ils sont sans danger au Maroni puisque cette terre est inhabitée. Qu'on songe aux délits et aux crimes qu'ils auraient commis en France, si on n'avait pas pris contre eux ces mesures éliminatoires et on sentira quel péril courrait la sécurité publique si on y renonçait.

II faut l'avouer, d'ailleurs, la science pénitentiaire est encore trop récente pour qu'on puisse tenir toutes ses doctrines pour définitives. Même à l'heure actuelle, il semble qu'un vent de réaction risque d'emporter une partie de son œuvre. On l'accuse d'avoir versé dans la « sensiblerie », d'avoir créé des prisons si luxueuses que l'honnête homme peut les envier aux coquins, et d'avoir énervé la répression.

Et certains de ces griefs ne manquent pas de tout fon- dement. Certains maîtres de l'école pénitentiaire ont fait de l'amendement du coupable le but principal et même le but unique de la peine, méconnaissant ainsi qu'elle doit

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être avant tout Intimidante et exemplaire. Si elle ne tendait qu'à corriger le coupable, il ne faudrait plus punir ceux dont la récidive paraît improbable, et ainsi s'expliquent, en effet, certains acquittements scandaleux du jury et l'abus que les tribunaux correctionnels ont fait de la loi Bérenger. C'est pour avoir cru que la transportation avait pour but de changer les eisscissins en inofîensifs colons qu'on a pendant un temps compromis l'efficacité des travaux forcés. Quelques-uns ont eu trop confiance dans l'indulgence des juges, et dans la douceur des peines pour amener les criminels au repentir. D'autres ont cru, de bonne foi, que tout progrès consistait à adoucir toujours les châti- ments et sont tombés dans une dangereuse faiblesse. Quelques théories, inspirées par le zèle le plus pur et le désir le plus vif de « faire le bien » ne sont que puérilités et niaiseries. L'intérêt social exige plus de fermeté, on en peut convenir.

Mais ce n'est pas une raison pour se jeter dans une aveugle réaction et pour renoncer aux progrès accomplis. Il n'est pas nécessaire pour assurer la sécurité sociale d introduire le knout dans notre pays. On pourra et on devra perfectionner les réformes que la science péniten- tiaire a réalisées, mais il doit rester du moins ses principes généraux et nous dirions volontiers, l'essence de ses doc- trines. Elle est dans la vérité lorsqu'elle enseigne que la peine n'est pas un acte de passion, de colère et de brutale vengeance, mais une œuvre de raison et de justice. Elle a marché dans la voie du vrai progrès en bannissant toute cruauté dans l'exécution des peines, en refusant d'infliger aux coupables des souffrances inutiles, en cherchant à les amender, en faisant pénétrer l'humanité dans les prisons, en laissant luire l'espoir du pardon et de la réhabilitation

118 LE DROIT PÉNAL

pour qui les mérite par son sincère repentir, en un mot en respectant la dignité humaine même dans le coupable le plus déchu. Ces idées sages, prudentes, généreuses, s'imposeront dans l'avenir autant par leur justice que par leur valeur rationnelle, et la conscience humaine ne saurait y renoncer bans retomber dans la barbarie.

Nous avons dégagé jusqu'ici les deux traits principaux qui caractérisent le droit pénal moderne, et montré les réformes qu'il a réalisées, d'une part en substituant le prmcipe de la légalité à l'ancien arbitraire, d'autre part en organisant un système de peines rationnel, conscient des buts divers que doit poursuivre la répression sociale. Mais ce ne sont pas les seuls progrès accomplis pendant le cours du siècle dernier. Des théories nouvelles ont été élaborées, inspirées d'ailleurs des mêmes idées fondamen- tales, qui indiquent encore la marche des sociétés contem- poraines vers un idéal de meilleure et de plus haute justice. Nous n'en voulons citer que deux exemples, tant à cause de leur importance pratique que par la grande part que la France y a pris. C'est d'abord la législation relative à l'enfance coupable, ensuite la distinction des crimes poli- tiques et des crimes de droit commun.

Les deux codes pénaux de 1791 et de 1811 avaient fixé la majorité pénale à seize ans. Au-dessous de cet âge, le juge devait se poser la question de savoir si l'enfant avait agi avec ou sans discernement. Si le discernement existait, le coupable était condamné à une peine, mais il bénéficiait d'une excuse atténuante ; s'il faisait défaut, le mineur était acquitté, et rendu à sa famille ou renvoyé dans une maison de correction pour un temps qui ne pouvait dépasser sa vingtième année.

Il semble bien que, dans la pensée de ces législateurs.

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l'enfant devait recevoir une éducation réformatrice dans les établissements il serait placé. Mais quels seraient la nature et le régime de ces établissements ? Dans la ter- minologie du code impérial, la maison de correction dési- gnât les prisons les condamnés adultes subiraient la peine d'emprisonnement, et les maisons les mineurs condamnés étaient « détenus », et enfin celles les mineurs acquittés seraient « élevés ». En fait, il n'existait aucun établissement spécial destiné à recevoir les enfants, et l'ad- ministration pénitentiaire ne songea point à en créer. Les mineurs étaient simplement enfermés dans les prisons départementales, même dans les prisons centrales, presque toujours mêlés et confondus avec les détenus majeurs.

Ce fut l'initiative individuelle qui trouva le premier remède. M. de Metz, ému du sort réservé à ces enfants, ainsi jetés dans la promiscuité des prisons communes, se démit de ses fonctions de conseiller à la Cour d'appel de Paris, pour se consacrer tout entier à l'œuvre de leur relè- vement. Un ministre libéral comprit la grandeur de cette entreprise, et consentit à lui confier, en violation de la lettre du code, un certain nombre de ces détenus mineurs qui paraissaient susceptibles d'amendement. En 1837, M. de Metz, à la tête d'un groupe d'adolescents qu'il avait été chercher dans une prison centrale, et qu'il avait amené étape par étape jusqu'à Mettray, fondait la première colonie pénitentiaire. La renommée de cet établissement se répan- dit dans le monde entier ; il suscitait partout des imitations, et on peut dire, sans rien exagérer, que toutes les réformes relatives à l'enfance coupable sont sorties de là.

Ce ne fut que treize ans après la fondation de Mettray qu'on songea à donner à ces maisons d'éducation correc- tionnelle un statut légal. Cette loi, après plus de 70 ans.

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nous régit encore sans changements. Sagement, elle admet- tait des colonies publiques, à côté des colonies privées, comptant sur leur pacifique rivalité pour en assurer le perfectionnement. Elle créait des établissements spéciaux pour les indisciplinés, enfin par une initiative hardie, elle permettait la libération conditionnelle des enfants qui semblaient corrigés, leur placement au dehors de la colonie et organisait leur surveillance dans la vie libre. Une légende veut que ces « Maisons de correction » soient les pires foyers de corruption. De vilains romans, de détestables comédies, des paroles malheureuses prononcées par des voix auto- risées, ont contribué à répandre l'opinion que tous les enfants qui en franchissent le seuil sont définitivement perdus. Certes ! la loi de 1850 n'est pas sans défauts. L'expérience a montré qu'elle s'était trompée en imposant à tous les mineurs, indifféremment, une éducation profes- sionnelle purement agricole. On peut souhaiter certaines réformes dans le régime des colonies publiques. Toutes les colonies privées n'ont pas été dirigées avec le pur esprit de dévouement qui animait M. de Metz. Même, il faut l'avouer, elles ne corrigent pas tous ceux qui y sont élevés et on s'en étonnera moins si on songe, qu'aujourd'hui surtout, elles ne reçoivent que les pires mauvais sujets, ceux dont personne autre n'a voulu se charger. Cependant, c'est justice de protester contre les attaques si exagérées dirigées contre ces colonies. Il est certain, les documents les plus sûrs le prouvent, qu'elles ont sauvé beaucoup d'enfants, qu'elles en ont fait de bons soldats ils l'ont montré pendant la guerre et d'honnêtes gens. Seulement ceux-là ne reparaissent pas devant les tribunaux, et on les ignore. Pourtant, et tout en reconnaissant les services rendus

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par les colonies pénitentiaires, on ne peut faire difficulté pour reconnaître que l'éducation familiale est de beaucoup préférable. Le code l'avait bien compris puisqu'il per- mettait de rendre à ses parents l'enfant acquitté. Mais si la famille n'offrait pas les garanties morales suffisantes, le placement dans la maison de correction s'imposait néces- sairement. En vain, la charité privée offrait de se charger de certains mineurs, de veiller à leur éducation, de les placer soit dans des internats appropriés, soit chez des particuliers honnêtes ils trouveraient une direction familiale, d'exer- cer enfin sur eux une surveillance attentive et éclairée, les tribunaux, liés par le texte, devaient refuser de les leur confier. La nécessité d'une réforme était universel- lement reconnue, mais il fallut attendre jusqu'à la fin du XIX^ siècle pour qu'elle fut réalisée, encore ne fut-ce, pour mnsi dire, que par surprise. C'est dans une loi relative aux crimes commis sur la personne des enfants que M. Bérenger fit voter un amendement permettant aux juges de confier l'enfant soit à une personne charitable, soit à un patronage, soit même à l'assistance publique. L'enrôlement, dans les armées de terre ou de mer a toujours été un des moyens employés, par les familles mêmes, pour sauver les jeunes gens en péril moral. En les soustrayant ainsi à l'influence de fréquentations funestes, et à des tentations mauvaises, en les plaçant dans un milieu sain et sous la règle d'une exacte discipline, le régiment a permis à beaucoup d'adolescents de revenir dans la voie de l'honneur. M. Voisin, président d'une association qui favorisait ces engagements, avait vu souvent son œuvre entravée par des condamnations prononcées contre des adolescents de plus de 16 ans. C'est pourquoi en 1907 une loi reporta la majorité pénale à 18 ans, en ajoutant toutefois

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que le coupable âgé de 16 à 18 ans, qui serait reconnu avoir agi avec discernement, ne bénéficierait d'aucune excuse.

Jusque-là notre législation s'était développée, selon le propre génie français, sans aucune influence étrangère et elle était arrivée à un haut degré de perfectionnement. On ne pouvait guère lui faire qu'un reproche sérieux : la décision ordonnant une mesure éducative était définitive et irrévocable. Ainsi l'avait décidé la cour de Cassation. Si donc un enfant rendu à sa famille ou confié à un patronage donnait de graves sujets de mécontentement, le juge mieux informé ne pouvait pas réformer sa sentence. Pour qu'il fut possible de prescrire une mesure plus efficace, il fallait que le mineur commit un nouveau délit. Mais la pratique avait déjà trouvé des moyens de tourner cette difficulté. L'un des meilleurs consistait à renvoyer l'enfant dans une colonie pénitentiaire, mais l'administration le libérait avant même qu'il y fût entré et le confiait à un patronage, quel- quefois même à sa famille. Il y avait le germe d'une réforme très heureuse, Le mineur, sous le coup de la révo- cation de la faveur qui lui était accordée, et qui se sentait surveillé, avait de fortes raisons pour se bien conduire. S'il venait à faillir, la sanction était immédiate.

C'est ce système dans notre pays et conforme à nos mœurs qu'on aurait pu s'attacher à régulariser et à perfec- tionner. On préféra aller chercher des inspirations dans les législations américaines.

Aux États-Unis, les lois fixaient en général un âge au- dessous duquel l'enfant étant considéré comme irrespon- sable, ne pouvait être traduit devant les tribunaux. La p>olice des grandes villes se trouvait ainsi impuissante en face d'une véritable armée de petits délinquants, vagabonds,

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mendiants, voleurs ou pis, eissurés d'une impunité com- plète. On ne pouvait même les soumettre à aucune mesure éducative. Une réforme législative fut jugée avec raison indispensable et elle fut nécessairement conforme au génie propre des institutions américaines. On institua un juge particulier auquel on donna de grands pouvoirs, et on utilisa le vieux système qui consistait à ajourner le jugement jus- qu'après un délai d'épreuve, en chargeant un citoyen ou la police de surveiller la conduite du prévenu pour en rendre compte au juge. Lorsque cette institution fut révélée en Europe, grâce à une active propagande, elle y devint de mode, et tous les pays firent leur loi sur les tribunaux d'enfants.

Notre propre loi de 1912 est sortie de ce mouvement législatif. Elle a consacré les réformes qui étaient déjà depuis longtemps réalisées chez nous, mais elle en a intro- duit de nouvelles. Elle a fixé à treize ans l'âge au-dessous duquel l'enfant jouit d'une irresponsabilité légale absolue ; elle organise une procédure qui oblige le juge à s'enquérir de la moralité du milieu l'enfant a grandi, elle supprime la publicité de l'audience, elle permet au juge de réformer les mesures éducatives qu'il a ordonnées, enfin elle a intro- duit dans notre législation l'institution anglo-saxonne de la liberté surveillée. Certaines de ces innovations ont d'ail- leurs été critiquées et semblent en effet contestables. Le texte de la loi, insuffisamment étudié, qui présentait des lacunes graves et des dispositions inconciliables avec les nécessités pratiques, a déjà fait l'objet d'une révision.

Quoi qu'il en soit, le problème de l'enfance coupable demeure l'un des problèmes les plus douloureux de l'heure présente. Les statistiques les plus sûres comme les obser- vations les plus faciles, prouvent, d'une part, que la crimi-

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nalité juvénile s'accroît dans des proportions fort inquié- tantes, et, d'autre part, que l'âge moyen de la criminalité s'abaisse selon une courbe très rapide. Il est inutile d'insister sur la gravité de ce mal : c'est dans la criminalité précoce que se recrute la criminalité dangereuse du lendemain. On l'a compris dans le monde entier, et partout, moralistes, philanthropes, sociologues, crimincJistes et législateurs cherchent les moyens de remédier à un si grand danger social. De leurs travaux innombrables et de leurs efforts multipliés se sont dégagés du moins quelques idées géné- rales qui se rattachent directement au mouvement du droit pénal contemporain et en caractérisent les tendances. On a d'abord compris que l'intérêt de la société, comme son devoir, était non de châtier et de punir l'enfant, mais de le réformer. Pour lui, l'amendement doit être le seul but à poursuivre, et on peut espérer l'atteindre parce qu'il est éducable. L'expérience de tous les temps a reconnu et la science moderne a établi que le milieu social contribue beaucoup plus que l'hérédité à la formation de la vie morale. L'éducation, dans un milieu sain, en fournissant des exem- ples auxquels la loi de l'imitation oblige l'enfant à se con- former, en imposant des habitudes qui commandent ensuite aux pcissions, en soumettant la volonté à une dis- cipline qui l'assouplit et la dirige, l'éducation disons-nous, exerce une influence décisive sur la mentalité de l'adulte. Voilà pourquoi on a unanimement reconnu que la peine qui intimide par la souffrance n'était pas faite pour l'enfant. Il faut l'instruire et lui donner une bonne éducation morale puisque ce moyen présente des chances sérieuses de réus- site. Mais cette éducation ne peut être que l'œuvre du temps ; ce n'est pas en quelques jours, ni en quelques mois, qu on modifie un caractère et qu'on modèle une âme. On ne tiendra

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donc compte en poursuivant ce but utilitaire, ni du degré de responsabilité du jeune coupable, ni de son discerne- ment plus ou moins développé, ni de la gravité du délit qu'il a pu commettre. Les mesures prises, dans son intérêt et pour le sauver du péril moral qui le menace, ne devront cesser que lorsque l'œuvre de l'éducation sera accomplie.

Ce tableau de l'état actuel du droit criminel serait trop incomplet si nous ne signalions en terminant la théorie des crimes politiques qui, sous un autre aspect, le carac- térise encore.

L'idée que les crimes politiques doivent être distingués des crimes de droit commun est récente. Longtemps même on les a rangés parmi ceux qui devaient être le plus sévèrement punis. Et cette conception n'est pcis fausse si on ne considère que la gravité du mal causé. Celui qui cherche à renverser et à détruire les lois fondamenteJes d'un pays, qui suscite des insurrections et allume les guerres civiles, qui jette le trouble dans tous les rapports écono- miques, qui ruine les finances publiques et les fortunes particulières, occasionne un trouble social infiniment plus profond que le plus coupable des criminels de droit commun. D'ailleurs faut- il s'étonner qu'un gouvernement estime très coupable ceux qui méditent de le renverser ? Aussi les crimes de lèse-majesté humaine étaient-ils punis dans notre ancien droit avec une grande rigueur, et la Révolution suivit cette tradition sans y rien changer. Les soldats de Condé, les émigrés qui excitaient les rois étrangers à faire la guerre à la France, leurs complices supposés à l'intérieur, furent considérés comme méritant les châtiments que la loi réservait aux plus grands criminels, et la Restauration à son tour appliqua les mêmes peines aux conspirateurs libéraux et bonapartistes. Contre ces délinquants qui mena-

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çaient le salut de l'Etat, la peine de mort parfiissait légitime aux consciences les plus droites. L'histoire de ces temps troublés est incompréhensible si on ne tient compte de ces conceptions juridiques anciennes.

Ce fut Guizot qui, dans deux brochures retentissantes, parues en 1821 et en 1822, sous le titre, l'une «Des cons- pirateurs et de la justice politique », l'autre « De la peine de mort en matière politique », affirma la nécessité de ne pas confondre les délinquants politiques, avec les assassins et les voleurs. Le moment était d'ailleurs favorable. Chacun des partis en présence avait été tour à tour vainqueur et vaincu. Royalistes, Jacobins, Bonapartistes s'étaient mutuel- lement envoyés à l'échafaud. La Terreur avait laissé ses scunglants souvenirs dans la mémoire de tous les contem- porains, et les exécutions de la « Terreur blanche » soule- vaient l'indignation de beaucoup de bons citoyens. Guizot pouvait montrer par des expériences récentes que le crime politique a, en quelque manière, un caractère conditionnel, et que l'insurgé peut être, ou le juge, ou l'accusé, selon la fortune des armes ou le hasard des Révolutions. 11 dénon- çait le péril des peines irréparables, appliquées aux cons- pirateurs. Il prouvait que loin d'eissurer la sécurité de l'État, les exécutions la compromettent plutôt par les vengeances qu'elles provoquent, et qu'il est de mauvaise politique de faire des martyrs. Il insistait enfin sur les mobiles hono- rables : désir du bien public et amour de la patrie, qui inspirent, ou au moins semblent inspirer, les délinquants politiques et qui ne permettaient pas de les confondre avec ceux qui tuent par cupidité. Cependant Guizot ne demandait pas que la peine de mort fut abolie en droit pour les crimes politiques. Il conseillait seulement au Roi de faire grâce et de ne plus permettre que les conspi-

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rateurs expient leur crime sous la hache du bourreau.

Les libéraux de 1830 tinrent au pouvoir les promesses qu'ils avaient faites dans l'opposition. Dès le lendemain de la Révolution de Juillet, une loi déférait au jury les délits correctionnels politiques. En même temps, le Gou- vernement déclarait solennellement à la tribune que la France n'accorderait pluo aucune extradition pour crime politique et n'en demanderait jamais, et la réforme du code pénal en 1832 créait une échelle spéciale des peines poli- tiques. D'autre part, la Cour des Pairs condamnait les ministres de Charles X à la prison perpétuelle, pour des crimes que la loi punissait de mort, et le Roi Louis-Phi- lippe, se conformant aux suggestions de Guizot, commua tous les conspirateurs ou insurgés condamnés, sous son règne, à la peine capitaJe. Ainsi fut préparée en fait l'abo- lition qui fut prononcée en droit par la constitution de 1 848. Depuis cette époque, des lois nombreuses ont fait de nou- velles applications pratiques de cette théorie, par exemple en matière de relégation et de sursis à la condamnation. Mais surtout, elle a de plus en plus pénétré dans la cons- cience publique et elle est aujourd'hui une de celles qui sont acceptées unanimement par tous les partis.

Mais cette théorie, ainsi instaurée par des hommes politiques, manquait de toute précision juridique. Ils avaient seulement oublié de définir le crime politique 1 Aussi la pratique s'est-elle trouvée en face des plus graves diffi- cultés. On a cru d'abord et on soutient encore qu'il faut considérer comme politique tout délit commis dans un but politique et qui est inspiré par un mobile politique. Mais la jurisprudence a toujours refusé d'admettre cette interprétation qui dépasserait certainement les intentions des auteurs de la réforme. Elle ne range parmi les infrac-

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lions politiques que celles qui sont telles par leur objet, par exemple l'attentat contre la sûreté de l'État et le complot. En conséquence, on a déclaré la peine de mort applicable aux assassins du général Bréa, et si, en 1871, on a tenu pour criminels politiques ceux qui avaient fait partie de l'armée insurrectionnelle, et les hommes qui avaient exercé des fonctions dans le gouvernement de la Commune, on a fait exception pour les incendiaires et pour les assassins des otages. A fortiori, a-t-on refusé la qualité de délinquants politiques aux anarchistes qui tuent ou qui volent sous prétexte de détruire la société bourgeoise. Au cours de la guerre de 1914 la cour de cassation a jugé que les attentats contre la sûreté extérieure de l'État, sont passibles de la déportation dans une enceinte fortifiée lorsqu'on applique le code pénal, et de la peine de mort lorsque l'état de guerre rend le code de justice militaire applicable même aux civils. Ajoutez encore que la juris- prudence internationale n'est pas moins incertaine. Après controverse, les traités d'extradition autorisent aujourd'hui l'extradition des régicides et le juge anglais a décidé que les anarchistes étaient bien des délinquants de droit com- mun ; mais après 1871, les puissances étrangères ont refusé de nous livrer des insurgés coupables de crimes que nos conseils de guerre punissaient de mort.

Ces incertitudes et des contradictions indiquent que la théorie des crimes politiques est encore en voie de formation. Même aujourd'hui elle n'a pénétré que faiblement ou n'a pas pénétré du tout dans les législations étrangères. D'ail- leurs, dans les pays la peine de mort est absolument abolie, elle perd une partie de son intérêt pratique. Il serait certes téméraire de chercher à prévoir quel avenir lui est réservé dans les sociétés nouvelles, agitées par les luttes

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sociales. Mais on peut affirmer du moins qu'en distinguant le délinquant politique du délinquant de droit commun, en établissant des peines différentes pour l'un et pour l'autre, en abolissant la peine de mort pour les crimes contre la sûreté intérieure de l'État, la France a accompli une heu- reuse réforme, dont elle a le droit d'avoir quelque fierté, et qu'on ne saurait abandonner sans trahir la cause du progrès. Peut-être même cette théorie du crime politique n'est-elle qu'une première ébauche d'une théorie plus générale qui établira un système de peines parallèles pour touô les crimes et pour tous les délits.

BIBLIOGRAPHIE

Pour le droit révolutionnaire : Archives parlementaires, notam- ment pour la préparation du code pénal de 1791 . Henri Remy, Les principes généraux du code pénal de 1 791 . Jui.LIOT DE LA Mo- RANDIÈRE, De la règle nulla poena sine lege.

Pour la philosophie pénale : Franck, Philosophie du droit pénal. TiSSOT, Le droit pénal. ViDAL, Principes fondamentaux de la pénalité. Saleillfs, L'individualisation de la peine.

Pour le code pénal de 1811 : LoCRE, Les travaux préparatoires du code pénal. Moniteur et Journal Officiel, les travaux préparatoires des lois complémentaires du code pénal. Les recueils de SiREY et de Dalloz en donnent en général d'assez bons résumés. Les commentateurs du code pénal et notamment traités de Blanche, Chauveau et Helie, Garraud, Trebutien Ortolan, Molinier et Vidal, Laborde, Degeois, Roux. Addè, Notre code pénal annoté.

Pour la science pénitentiaire '. La Revue pénitentiaire (Bulletin de la Société des Prisons). D'Haussonville, Les Établissements pénitentiaires en France et dans les colonies. CuCHE, Traité de science et de législation pénitentiaires. On trouvera en outre une bibliographie sommaire de la Science pénitentiaire dans notre code pénal annoté, tome I, page 38 et celle des crimes politiques, page 1 1 .

9. GARÇON.

CHAPITRE V LES QUESTIONS ACTUELLES

Nous avons montré jusqu'ici de quelle manière l'Etat a conquis le droit de punir, qui appartenait à l'origine aux groupements primitifs, puis comment ce droit a été cons- titué en corps de science juridique, pour parvenir enfin au point il apparaît actuellement dans les Codes des peuples civilisés. Pour terminer ce rapide exposé de l'évo- lution du droit criminel, nous devons maintenant chercher à dégager les questions qui sont à cette heure le plus vive- ment discutées et dont la solution paraît actuellement urgente. On a souvent parlé de la « crise « du droit pénal et de la « banqueroute » de la répression. Ces expressions sont excessives et manquent de justesse. Mais il est cependant indéniable que le mouvement général des idées à notre époque et les méthodes scientifiques contemporaines ont ébranlé les bases traditionnelles de la répression, posé le problème de la criminalité sous un aspect nouveau, et provoqué enfin des doutes devant lesquels hésite la cons- cience publique.

Pour apercevoir ces difficultés avec quelque clarté, c est naturellement aux théories sur le fondement du droit de punir qu'il faut remonter, car ce sont elles qui, toujours, consciemment ou inconsciemment, dominent la vie pra- tique.

Or, la philosophie contemporaine ne paraît avoir fait

LES QUESTIONS ACTUELLES 131

aucune tentative sérieuse pour renouveler la doctrine spi- ritualiste, qui place ce fondement dans l'expiation de la faute commise par le coupable. Non pas qu'elle ne compte encore de nombreux partisans et des plus autorisés ; de très hauts et de très fermes esprits la professent encore. Mais l'école éclectique qui, pour la rendre plus acceptable, l'a tempérée de considérations utilitaires, paraît avoir été son dernier effort créateur. Cette grande doctrine est restée sur ses positions traditionnelles. Ceux qui l'admettent se sont attachés, moins à donner de nouvelles raisons à l'appui de leur croyance, qu'à combattre les théories de leurs adversaires.

Toutes ces questions, au contraire, ont été reprises et renouvelées par les philosophes positivistes.

Ils ont d'abord soumis à la critique la plus aiguë la doc- trine dite classique. Ils ont affirmé qu'elle conduisait à punir trop ou trop peu. Trop, car toute faute morale exi- geant un châtiment, la loi pénale devrait incriminer tous les faits immoraux ; trop peu, car la peine étant une expia- tion, ne devrait atteindre que les faits immoraux. Or, c'est une double impossibilité. Les codes ne sauraient certaine- ment pas atteindre tous les actes immoraux, et, d'autre part, ils punissent un grand nombre de faits qui, il faut bien le reconnaître, sont indifférents en morale. Il ne faut pas tomber dans une telle confusion : le domaine de la morale et celui du droit pénal positif doivent demeurer distincts. Ce ne sont même pas, comme on l'a dit à tort, deux cercles concentriques ; ce sont deux cercles qui se coupent, qui ont une surface commune, mais aussi chacun une surface qui leur est propre. Sans doute l'école éclec- tique a tenté d'échapper à ces objections en déclarant que, parmi les actes immoraux, la société ne doit punir que ceux

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qui lui nuisent. Mais cette doctrine, en laissant à la peine son caractère expiatoire, ne parvient pas à justifier l'incri- mination des faits indifférents en morale. Et, en réalité, le législateur de tous les temps n'a jamais pris en considé- ration que l'utilité sociale toute pure quand il a dressé la liste des incriminations punissables et déterminé les peines applicables. Tout le reste est phrases et déclamations.

Mais il y a plus. Toute doctrine qui donne à la peine un caractère expiatoire, repose essentiellement sur la res- ponsabilité humaine. Mais cela suppose résolue la question métaphysique du libre arbitre. Or, beaucoup de philosophes le nient et, en tous cas, c'est un postulat non démontré. Q)mment édifier le droit pénal positif sur une base aussi controversée et aussi fragile ? D'ailleurs, en supposant que l'homme soit libre et responsable et qu'en conséquence le châtiment doive être proportionné à la faute morale, qui donc mesurera ce degré de responsabilité ? Comment le juge pourra-t-il pénétrer le secret de la conscience de l'accusé. Toute appréciation sur ce point est nécessairement et essentiellement subjective. Le juge ne peut interroger que sa propre conscience, non celle du coupable, et en réa- lité, c'est bien ce qu'il fait : il cherche à juger autrui en supposant, par un effort d'imagination, qu'il est cet autre. Mais pour que le raisonnement soit juste, il faudrait que leur conscience fut identique. Or, non seulement, elles ne le sont pas, mais rien ne dit qu'elles soient semblables, et même on peut affirmer qu'elles ne le sont pas, car chacun obéit à des influences héréditaires ou de milieu qui varient à l'infini. Ainsi, même si l'homme est libre, la justice hu- maine doit renoncer à mesurer le châtiment à la respon- sabilité du coupable. Dieu seul le peut.

Enfin quelle commune mesure veut-on établir entre la

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faute morale et la peine sociale ? La faute morale s'expie par le repentir et, théologiquement, par la contrition ; en quoi une souffrance physique peut-elle la réparer ? Com- ment une amende ou une privation de liberté sont-elles une réparation d'un vol avec escalade ou d'un attentat à la pudeur ? Quelle proportion établir entre le nombre de francs d'amende et les journées d'emprisonnement, et le degré de responsabilité morale du coupable, en admettant qu'on puisse le connaître et le préciser.

Ces critiques ont conduit les philosophes positivistes à donner à la peine un fondement purement utilitaire. Ils considèrent le crime comme un phénomène socid soumis à des lois naturelles, que la science doit découvrir et for- muler. D'autre part, d'illustres sociologues voient dans la société un organisme, composé de cellules vivant de leur vie propre, et qui ont pourtant pour fin la conservation de l'organisme tout entier. L'homme se développe individuel- lement, mais doit s'adapter au milieu social dont il fait partie intégrante. La répression n'apparaît dès lors que comme une application de la loi naturelle de conservation qui s'impose à tout organisme. La société peut être menacée par deo dangers extérieurs ou intérieurs. Lorsqu'un Etat est menacé par un autre Etat, la réaction se produit souo la forme d'une guerre défensive. Contre l'ennemi intérieur, c est-à-dire contre le criminel qui menace la sécurité sociale, cette réaction défensive s'affirme par la peine qui ira, s'il le faut, jusqu'à l'élimination du coupable. On n'a jamais douté qu'un pays ait le droit de prendre les armes pour repousser l'envahisseur. Il n'est pas nécessaire de chercher ailleurs, ni plus loin, le fondement du droit de punir. C'est une réaction nécessaire et instinctive de l'organisme social. La peine n'est pas le châtiment de la faute commise, mais

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une simple mesure de sécurité publique. Cette réaction doit s'exercer contre tous ceux qui menacent l'ordre dans l'Etat, sans qu'il soit nécessaire de rechercher et d'affirmer s'ils sont libres ou ne le sont pas. Le droit de défense existe contre la brute privée de toute raison. La mesure de sûreté prendra seulement des formes diverses et son régime variera selon qu'il s'agira d'un délinquant occasionnel ou d'un incorrigible, d'un criminel possédant l'usage de toutes ses facultés intellectuelles ou d'un aliéné, mais elle aura dans tous les cas pour mesure, non plus le degré de res- ponsabilité de l'agent, mais ce qui est indispensable pour assurer l'ordre public.

Cette théorie séduisit beaucoup d'esprits. Cependant il est facile d'apercevoir qu'elle n'est nouvelle qu'en appa- rence et qu'elle n'est autre que la très vieille doctrine utilitaire. Cette théorie a pris selon les temps les formes les plus diverses. Au XVIII^ siècles on l'a présentée comme une conséquence du contrat social ; Bentham l'a montrée sous un autre jour. Les positivistes l'ont seulement exprimée d'une façon différente qui correspondait mieux aux idées courantes de leur temps, en lui donnant une allure scien- tifique, et en employant une terminologie empruntée à la biologie et à la médecine. Je dirais volontiers qu'ils l'ont habillée à la mode du jour. Mais, au fond, ils n'ont pas changé grand chose à des idées depuis longtemps connues. Il ne faut donc pas s'étonner si on leur a opposé deux ordres d objections : les premières sont celles qu'on a toujours faites aux doctrines utilitaires quelles qu'elles soient ; les secondes qui s'attaquent à l'identification de la société et d'un organisme vivant. C'est, a-t-on dit, une comparaison qui, si on la pousse trop loin, manque de toute justesse et de toute rigueur scientifique. Et il est possible, en effet,

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que par certains côtés cette construction soit fragile. Meus il est impossible de ne pas reconnaître l'influence que cette grande doctrine a exercée plus encore, peut-être, par sa critique de la peine expiatrice que par ses propres affirma- tions.

Au surplus, ces théories étaient l'œuvre de philosophes qui, cherchant un système général du monde, avaient trouvé sur leur route la question de la répression et qui l'avaient résolue en passant. Avec eux, elles n'étaient pas sorties du domaine de la spéculation pure. Mais elles allaient être acceptées et vulgarisées par l'Ecole d'Anthropologie criminelle, dont toute l'activité scientifique s'est exclusi- vement concentrée sur le problème pénal et qui a exercé sur l'opinion publique une influence encore beaucoup plus directe.

Cette Ecole a eu pour chef et pour fondateur le docteur Lombroso, Ses premiers travaux ont paru dans les comptes- rendus de l'Institut Lombard de 1871 à 1876. Ils furent ensuite reproduits et complétés dans VUomo dehnquente et les autres ouvrages que Lombroso a publiés, sans inter- ruption, pendant tout le cours de sa vie scientifique. Il a trouvé en Italie et dans tous les pays du monde des dis- ciples fervents et convaincus. En France, ses idées furent un moment acceptées dans le cercle de la Revue que diri- geait à Lyon le docteur Lacassagne. D'ailleurs, tous les procédés de propagande ont été mis en œuvre pour répandre la doctrine nouvelle : livres, leçons, conférences et discours, revues et congrès, articles de journaux et interviews. Ainsi elle a pénétré dans les milieux les plus divers. Avec ses allures révolutionnaires, son mépris de « l'école classique », sous des formes d'ailleurs souvent incomplètes et inexactes, elle a joui pendant un temps d'une véritable popularité.

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Il est impossible de résumer en quelques pages les tra- vaux considérables des anthropologistes, et, en le tentant, on risquerait seulement de dénaturer leur pensée. Ils pro- fessent d'abord toutes les doctrines des philosophes posi- tivistes, au point qu'ils ont eux-mêmes désigné leur secte sous le nom « d'Ecole positiviste ». Ils assignent à la peine un but utilitaire sans aucun caractère expiatoire, et nul mieux que l'un des plus fermes disciples de M. Lombroso n'a appliqué au droit criminel les théories de la société organisme vivant, de l'évolution et de la sélection naturelle. Mais, nous l'avons dit, de nombreux philosophes l'avaient fait avant les anthropologistes et leur originalité n'est pas là. L'œuvre propre de l'école d'anthropologie criminelle est d'avoir introduit dans les études de criminologie les mé- thodes de la science de l'anthropologie créée en France par Broca et ses élèves. Elle a prétendu pouvoir par déterminer les caractères du type criminel, comme on a pu préciser le type mongol et le type caucasien. On a donc pesé et mesuré les criminels détenus dan» les prisons ita- liennes, relevé leurs anomalies physiologiques, étudié leurs fonctions, leur psychologie, leur argot, leur écriture, leurs tatouages, on a comparé ces observations à celles relevées sur des soldats, des étudiants, des fonctionnaires, ou tous autres réputés honnêtes gens, parce qu'ils n'ont pas de casier judiciaire, et de cette comparaison on a prétendu tirer la conclusion que certaines tares se rencontreraient plus fréquemment chez les condamnés que sur ceux qui ne l'ont jamais été. Lorsque ces tares seraient réunies, elles caractériseraient le criminel-né, voué au mal par fata- lité héréditaire.

Cependant, ces doctrines se sont heurtées à des objec- tions nombreuses, puissantes et décisives. Il n'a pas été

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difficile de montrer que le type du criminel-né n'avait aucune réalité objective, et combien il serait hasardeux de prétendre diagnostiquer le délinquant sur de simples mensurations et quelques constatations purement physio- logiques, La méthode expérimentale exige plus de circons- pection et le véritable esprit scientifique plus de rigueur. Aussi, après avoir brillé d'un vif éclat, l'école d'anthropo- logie criminelle paraît déjà sur son déclin. Elle paraît des- tinée au même sort que la phrénologie qui eut aussi son heure de succès et qui est tombée si rapidement dans l'oubli. 11 semble qu'on ne sortira pas de la vérité en disant qu'elle n'a plus guère qu'une valeur historique.

Pourtant, on l'a dit avec raison, ce grand effort des anthro- pologistes n'est pas demeuré stérile. On a pu contester ses conclusions, réfuter ses erreurs, et il appartiendra à de nouvelles recherches de les corriger. Mais construire des hypothèses hasardeuses, qui s'écroulent sous le poids de la critique, procéder par retouches successives, marcher en hésitant, au milieu des conjectures, n'est-ce pas, après tout, l'allure ordinaire de la science. En appelant l'attention des pénalistes et du grand public sur les questions qu'elle a soulevées, l'école d'anthropologie a puissamment con- tribué au progrès des études criminologiques. Il serait mjuste de méconnaître les services que l'école italienne a rendus en posant le problème de la criminalité sur le terrain expérimental. La médecine a été transformée le jour elle a compris qu'elle devait soigner les malades et non plus discerter sur les maladies. C'est un progrès semblable que les études criminologiques ont fait, quand les anthro- pologistes se sont préoccupés non plus du crime, simple entité juridique, mais du criminel qui, lui, est bien une réalité vivante et agissante. C'est dans cette voie qu'il

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faudra marcher si on veut constituer une criminologie vraiment scientifique. Les dissertations rationnelles sur le délit, les impressions vagues des magistrats et des avocats, même les observations générales et les statistiques, ne nous livrent que des conclusions confuses et incertaines. L'obser- vation individuelle du délinquant, portant sur sa consti- tution physique et son hérédité, et à la fois sur le milieu il a vécu, sur sa psychologie, sur ses qualités et sur ses vices, en un mot, sur toutes les Influences qui se sont exer- cées sur lui, et l'ont amené au crime, permettra seule de formuler des conclusions démonstratives et sûres.

Mïiis on n'aurait qu'une vue très incomplète du mouve- ment scientifique contemporain relativement au crime et au criminel, si on oubliait les travaux des aliénistes. Ce sont eux, en effet, bien plus que les philosophes et les anthro- pologlstes, qui ont exercé une influence sur la pratique de la répression. Médecins experts, devant les tribunaux, ils ont contribué dans la plus large mesure à créer une jurispru- dence qui, respectant en apparence les bases traditionnelles du droit pénal, en ont en réalité bouleversé l'application.

Dès que la médecine mentale a commencé à se cons- tituer scientifiquement, on a aperçu le lien étroit qui unit la folle et le crime. Dans notre ancien droit, les aliénés criminels étalent jetés dans les prisons, quelquefois con- damnés et exécutés à mort. Mais depuis Pinel, les choses ont changé. On a admis que ces malades, considérés comme irresponsables, devaient échapper à toute répression et cette cause de justification a été formellement reconnue et consacrée par tous les codes pénaux. Cependant, dans la première moitié du XIX® siècle, on ne mit ainsi hors du droit répressif que les malheureux dont la raison avait complètement sombré, et dont le désordre d'esprit était

LES QUESTIONS ACTUELLES 139

évident, les fous furieux, les déments incapables de tout discernement. Mais les progrès de la psychiatrie montrèrent bientôt qu'il existe des formes de folies, qui ne se révèlent par aucune excentricité, par aucun trouble apparent des facultés intellectuelles et qui pourtant constituent des cas pathologiques parfaitement caractérisés. Ces monomanies conduisent souvent le malade le persécuté persécuteur par exemple aux pires violences. Ce sont encore des fous et même des aliénés particulièrement dangereux. Plus encore : les aliénistes ont établi, avec une évidence scien- tifique qui force toutes les convictions, qu'il existe entre la raison et la folie, une limite incertaine. C'est une grave erreur de croire que les hommes sont ou aliénés ou raison- nables, responsables ou irresponsables. Il y a au contraire des esprits plus ou moins lucides, des volontés plus ou moins vacillantes, sans qu'on puisse reconnaître avec pré- cision, où cesse la raison et commence la folie. Il est impossible de dire qu'ils sont aliénés, il ne serait pas moins téméraire d'affirmer qu'ils sont sains d'esprit. Tels sont en particulier les dégénérés. Ils portent d'ordinaire le poids d'une très lourde hérédité, souvent d'une hérédité alcoo- lique, et on constate sur leur personne des stigmates et des tares qui, au fond, sont précisément ceux que Lom- broso a retrouvé chez un grand nombre de criminels. Au moral, ils sont imprévoyants, vaniteux, menteurs, vicieux, instables, paresseux par neurzisthénie, impatients de toute discipline, surtout impulsifs. Que ce soit parmi ces défec- tueux que se recrutent un grand nombre de délinquants, il est impossible de ne pas l'avouer. Les préjugés philoso- phiques, les croyances religieuses, les habitudes d'esprit et les partis-pris n'autorisent pas à nier une vérité établie par tant de preuves et avec une si complète certitude.

140 LE DROIT PÉNAL

Toutes les théories que nous venons d'indiquer ont été agitées dans le domaine de la science pure. Il faut mainte- nant chercher à dégager l'influence qu'elles ont exercée sur la vie pratique du droit criminel.

On peut affirmer d'abord, croyons-nous, sans s'expKjser à commettre aucune erreur, que ni les doctrines des philo- sophes, ni les affirmations des déterministes, ni les obser- vations des anthropologistes, n'ont fait disparaître de la conscience humaine deux idées qui en sont l'honneur et en font la dignité, celle du mérite et du démérite d'une part, celle de la justice d'autre part.

La vertu est honorée et le vice flétri. La meilleure récom- pense de l'honnête homme est d'obtenir l'estime des autres, et la honte que ressent celui qui est chargé de l'op- probre public une des plus vives souffrances qui puisse affecter l'âme humaine. Ces sentiments élémentaires, qui se sont imposés aux consciences les plus obscures et les plus primitives et qui sont les premières à s'éveiller dans 1 esprit de l'enfant constituent une des forces les plus puis- santes qui maintiennent l'ordre social, soutiennent les mœurs, dirigent le monde moral. Il est possible qu'ils soient nés des nécessités impérieuses de la vie en commun, et qu'ils résultent de l'instinct social lui-même. Mais ils sont indissolublement liés à l'idée de la responsabilité humaine. L homme vertueux mérite une récompense par la même raison que le criminel doit expier sa faute : parce que l'un et l'autre l'ont mérité, c'est-à-dire parce qu'ils l'ont voulu. Que l'homme soit libre ou qu'il ne le soit pas, il est certain qu il croit l'être, et nul raisonnement n'est jamais parvenu à faire disparaître cette foi. C'est un fait qui s'impose comme tous les autres faits sociaux et dont la sociologie ne peut pas ne pas tenir compte. Ce serait une grande illusion

LES QUESTIONS ACTUELLES 141

de croire qu'on pourra abolir cette croyance par des lois, et qu'il suffirait d'écrire et de promulguer des codes pénaux, faisant abstraction de toute notion de responsabilité, pour qu'elle soit détruite dans la conscience humaine et sup- primée dans la pratique de la répression.

L'idée de Justice n'est pas moins profondément gravée dans le cœur humain. Elle est générale et universelle. L'ethnographie en constate l'existence chez les racco les plus arriérées, l'histoire chez les peuples les plus primitifs, et tout le monde sait combien il est vif chez l'enfant et même chez le criminel le plus endurci. Sans doute, on a critiqué cette notion de justice. On a dit qu'elle manquait de précision et de fixité, variant suivant les temps et selon les lieux : elle est autre pour la raison du moraliste, arrivé à un haut degré de culture, autre pour la conscience frustre d'un primitif. Dans tous les cas elle semble se réduire au concept fondamental, unique et très simple d'une équation. A l'origine, elle prend la forme du talion et pour l'esprit moderne d'une égalité entre le châtiment et le degré de responsabilité du coupable. Tout cela est possible. Mais il n'en reste pas moins vrai que le désir de réîiliser cette justice est une des lois fondamentales de l'esprit humain, et qu'elle lui apparaît comme un bien suprême dont il cherche à s'approcher le plus qu'il peut, qu'il fait de vains efforts pour l'atteindre, mais qu'il regarde au moins comme un idéal vers lequel il doit tendre.

Mais si ces idées de responsabilité morale et de justice restent intactes dans la conscience humaine, les doctrines modernes ont, au contraire, gravement affecté les consé- quences pratiques qu'on en doit tirer. En dernière analyse on peut même dire qu'elles ont eu pour résultat d'en assurer des applications nouvelles plus exactes et plus logiques.

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Tant qu'on a considéré la responsabilité comme indi- visible, la tâche du juge a paru aisée. Il ne devait résoudre qu'une seule question : L'accusé est-il sain d'esprit ou aliéné ? On estimait d'ailleurs que ce juge pouvait la ré- soudre lui-même sans se livrer à aucune recherche parti- culière et sans recourir à aucune expertise. S'il pensait que le coupable était responsable, il appliquait la peine, en se plaçant surtout au point de vue objectif, en tenant compte surtout des nécessités de la répression sociale. Cette peine était juste puisqu'elle était méritée par le crime.

Ce sont ces vues simplistes que les théories modernes ont ébranlées. Personne ne nie plus que la volonté humaine soit conditionnée et on en tire cette conséquence que la responsabilité a des degrés, et qu'elle varie pour chaque coupable selon des contingences Infiniment diverses. Et à mesure qu'on a mieux étudié le problème, ces causes d'atténuation de la responsabilité se sont multipliées. Avec les aliénistes on les a trouvées d'abord dans les tares phy- siologiques, qui obscurcissent plus ou moins le discernement et rendent la volonté plus ou moins ferme. Sans croire au délinquant-né de Lombroso, il a bien fallu reconnaître, nous l'avons dit, qu'il existe des défectueux, qui cèdent facilement à leurs impulsions, à leurs paissions mauvaises, à leurs instincts pervers. Avec les sociologues on recon- naît encore que les influences sociales du milieu sont plus agissantes mêmes que les influences héréditaires. La mau- vaise éducation, les exemples pernicieux, les entraînements d'un entourage medsain, le paupérisme, le chômage, les tentations de la vie urbaine, pèsent lourdement sur les résolutions des criminels. La Société même, au sein de laquelle se développent ces causes du crime, est-elle tout

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à fait sans reproche ? N'est-il pas équitable de tenir compte de toutes ces atténuations de responsabilité, et de punir ces criminels avec moins de sévérité puisqu'ils sont moins coupables ?

Ainsi la bonne logique a conduit à mitiger les peines de tous ceux qui, pour une raison quelconque, paraissent avoir une responsabilité seulement limitée. Lorsque le médecin légiste conclut à la responsabilité atténuée on applique le minimum de la peine. La jurisprudence fran- çaise, et surtout la pratique, ont accepté cette doctrine, et notre système des circonstances atténuantes a trouvé en elle un fondement rationnel et légal. De nombreux codes étrangers l'ont formellement acceptée, et on a considéré qu'ils avaient ainsi accompli un véritable progrès.

Mais les graves inconvénients pratiques de ces théories, les objections pressantes auxquelles elles se heurtent, n'ont pas tardé à apparaître.

D'abord, cet adoucissement général des peines a con- tribué dans une large mesure à l'affaiblissement de la répression. On pose en principe que l'homme est respon- sable, seulement il arrive que, pour le plus grand nombre des coupables, on trouve quelque raison de considérer leur responsabilité comme limitée. L'homme normal doit subir intégralement la peine déterminée par la loi, c'est entendu ; mais presque tous les accusés ou prévenus, si on y regarde attentivement, paraissent, soit des anormaux, soit des malheureux, contre lesquels les juges doivent mitiger la peine. L'abus des circonstances atténuantes, l'abus des courtes peines, l'abus du sursis s'expliquent en grainde partie par là. Or, si la justice semble imposer cette indul- gence, la peine ne va-t-elle pas perdre toute son efficacité et cesser d'être intimidante, parce que trop douce, d'être

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correctlve, parce que l'amendement du coupable exige une détention assez prolongée, d'être exemplaire, surtout, parce que personne ne redoute plus un châtiment sem- blable ? On dit que le dégénéré, l'anormal cèdent facilement à leurs impulsions et que leur volonté est trop fragile. Ils ont donc besoin d'être mieux et plus fortement déterminés par la crainte d'une peine, aussi sévère qu'inéluctable. En sorte qu'on aboutit à cette antinomie : On prononce contre les coupables des peines d'autant plus douces que leur volonté est plus vacillante et, par conséquent, leur responsabilité plus légère, et ce sont précisément ceux-là qu'il faudrait effrayer davantage par la rigueur du châti- ment. En justice, la responsabilité limitée est une cause d'atténuation de la peine, au point de vue utilitaire elle devrait l'aggraver. Et, en réalité, n'est-ce pas ce qu'on fait lorsqu'un véritable danger menace la discipline sociale : parmi les relégués, combien sont précisément des instables, des impulsifs, des délinquants-nés de Lombroso ?

Mais ce n'est pas tout. Pour appliquer la théorie de la responsabilité limitée, il faut, d'une part, déterminer le degré de cette responsabilité et, d'autre part, fixer la peine qui y correspond. Or, nous avons montré à quelles diffi- cultés on se heurte lorsqu'on veut résoudre ces questions.

Comment, d'abord, établir, même approximativement, quelque proportion entre le châtiment et la faute morale. La thèse de la responsabilité limitée a paru pour la première fois en cour d'assises dans une affaire capitale. La con- clusion des experts était alors fort claire : ils invitaient les juges à ne pas prononcer la peine de mort, et on peut voir dans leur réponse une nouvelle manifestation de la tendance moderne à écarter ce châtiment. Mais on ne fait pas la part à de semblables théories. Si un grand criminel

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peut voir atténuer sa peine parce que, sans être aliéné, il n'est cependant pas complètement normal, la même solu- tion s'impose pour tous autres délinquants, pour le violent qui frappe sous l'empire d'une impulsion, pour le sadique qui se rend coupable d'un attentat aux mœurs, pour la voleuse qui cède à l'attraction de chiffons amoncelés dans un étalage, pour le vagabond neurasthénique. Mais alors apparaît en plein l'impossibilité de déterminer le montant de l'amende ou la durée de l'emprisonnement qui assureront le châtiment du coupable dans la mesure de sa responsa- bilité atténuée.

Enfin et surtout, la théorie de la responsabilité limitée se heurte à l'objection fondamentale, formulée par les philosophes, et que la pratique a confirmée d'une manière décisive. Comment fixer le degré de responsabilité du criminel ? Les juges ont bien senti qu'ils ne pouvaient résoudre une pareille question et ils ont confié la solution aux experts aliénistes . . Ceux-ci ont accepté d'abord de répondre à la question qui leur était ainsi posée, et c'est précisément alors qu'ils ont imaginé la théorie de la res- ponsabilité limitée, qui parut satisfaire tout le monde. Mais on s'aperçut vite qu'elle manquait de précision. Quelques médecins ont eu la prétention d'arriver à une solution mathématique et ont fixé cette limite en nombre fractionnaire ; ils ont déclaré, par exemple, l'accusé res- ponsable dans la proportion de huit dixièmes. Mais en vérité n'est-ce pas la meilleure réfutation qu'on puisse fournir de tout le système ? Aussi les experts les plus avisés refusent-ils aujourd'hui de se prononcer sur aucune ques- tion de responsabilité. Ils veulent bien déclarer si un accusé est normal ou anormal, s'il est sain d'esprit ou affecté de quelque trouble mental, mais ils déclarent que

10. GARÇON.

146 LE DROIT PÉNAL

la science positive ne leur permet d'aller plus- loin et ne se croient pas le droit de tirer de ces constatations médi- cales des conclusions métaphysiques. En sorte- que les magistrats avalent cru pouvoir se décharger sur les alié- nlstes de la redoutable tâche de fixer le degré de respon- sabilité du criminel, qu'aujourd'hui les médecins se récusent à leur tour et renvoient la question aux magistrats et, qu'en définitive, elle court le risque de rester sans solution ! D'autre part, on a accusé les théories sentimentales et humanitaires d'avoir altéré la conception fondamentale de la peine et d'avoir ainsi énervé la répression. L'école péni- tentiaire, a-t-on dit, a cru que l'amendement du coupable constituait le but essentiel, sinon unique, de la peine. Sans doute, ses maîtres les plus illustres ont continué à croire au caractère expiatoire du châtiment, mais ils n'ont plus tiré de cette idée aucune conséquence pratique. Ils ont oublié que la peine, pour être efficace, devait être intimi- dante et exemplaire. En organisant le système pénitentiaire, on s'est attaché surtout à faciliter le reclassement du détenu. Aux colonies, on veut transformer le forçat en un honnête colon ; en France, on adoucit le régime des prisons, on permet de libérer le détenu avant le jour fixé pour l'expi- ration d^ sa peine, on dispense le délinquant primaire de la subir en lui accordant le sursis, on s'attache à cacher l'infamie de la condamnation et on va dans cette voie jusqu'à commettre un faux légal en écritures publiques, et à rendre le casier judiciaire menteur. On multiplie les grâces et les amnisties pour les délits de droit commun les plus graves. Ainsi la répression devient impuissante devant la criminalité grandissante. Il y a dans ces accu- sations beaucoup d'exagération. En réalité, ce ne sont pas tant les lois nouvelles, empreintes d'humanité, qui sont

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blâmables, que l'usage qu'on en a fait, et que les abus dans lesquels on est tombé en les appliquant. Mais ces abus sont indéniables.

Ainsi, et en résumé, d'un côté, on prétend, théorique- ment, pour obéir à la justice, proportionner la peine à la responsabilité du coupable, et, pratiquement, on aboutit à atténuer toutes les peines. D'un autre côté, par un sen- timent d'humanité, qui est l'honneur de la conscience contemporaine, on a voulu assurer l'amendement du cou- pable et faciliter sa réhabilitation, et l'exécution de ces peines est devenue si douce qu'elles ont perdu une grande partie de leur efficacité. Nous en sommes là. Comment s'étonner dès lors que la conscience du juge hésite, que sa fermeté se déconcerte et qu'il éprouve un certain décou- ragement. La Société elle-même n'a plus la claire notion de son devoir de punir ; les doutes l'assaillent à la fois sur la justice et sur l'efficacité de la répression. L'indulgence systématique est considérée comme une preuve de libé- rdisme, et on en est venu à croire que le progrès du droit criminel consistait uniquement dans un perpétuel adoucis- sement des peines. Voilà les causes profondes du meJaise actuel de la justice criminelle non pas seulement en France, mais dans tous les pays, car le mal est général.

Un tel état de choses ne saurait se prolonger sans danger grave pour l'ordre social, et les problèmes ainsi posés devront recevoir leur solution. D'ailleurs, la longue évo- lution du droit pénal, dans le passé, contient un enseigne- ment, pour l'avenir. On ne saurait croire que les concepts actuels sur le crime, sur le criminel et sur la peine sont définitifs. Il est évident que des changements profonds pourront venir encore les modifier.

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Il est téméraire de chercher à prévoir quels seront au juste ces changements. Sans cloute, il ne manque pas de prophètes qui, du haut de leur dogmatisme, affirmeront, avec une imperturbable assurance que l'avenir réalisera leurs propres conceptions. Toute foi, religieuse ou scien- tifique, a de semblables audaces. Cependant l'avenir garde son secret. Il est possible que les sociétés futures acceptent des solutions qui nous paraissent, aujourd'hui, déraison- nables et utopiques, ou dont nous n'avons aucune idée. Ceux qui viendront après nous, jugeront peut-être nos lois actuelles aussi sévèrement que nous jugeons nous- mêmes les barbaries de notre ancien droit. Mais qui pour- rait affirmer que d'autres ne se jetteront pas dans une aveugle réaction et n'abandonneront pas les progrès que nous croyons définitivement acquis ? Sous l'empire de troubles sociaux profonds, de catastrophes et de ruines mettant en péril la civilisation même, qui pourrait assurer qu'on ne reviendra jamais aux formes élémentaires de la répression et à la pure intimidation par la rigueur des peines, et par la terreur des supplices ?

Sous le bénéfice de ces observations, on peut au moins chercher à indiquer les réformes qui paraissent actuelle- ment nécessaires, et à indiquer les tendances générales qui permettent, dans une certaine mesure, de les prévoir.

Une commission officielle nommée en Italie pour réviser le Code Pénal, vient de publier un avant-projet qui tente de résoudre ces questions par les moyens les plus révolu- tionnaires. Cet avant-projet constitue le manifeste législatif de l'école d'anthropologie criminelle. A la vérité, le cri- minel-né, reconnaissable à ses tares héréditaires, n'y tient pas une aussi grande place qu'on aurait pu le croire ; mais le code est largement inspiré par la pure doctrine positive de

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la défense sociale. Toute idée de responsabilité morale et d'expiation en est bannie. Le criminel répond non de sa faute, mais de son fait, sans qu'il y ait lieu de rechercher s'il l'a commis avec une volonté plus ou moins libre. Ainsi, l'aliéné, le dégénéré, le mineur doivent rendre compte socialement de leurs actes, comme le délinquant à l'esprit le plus sain.

Mais contre aucun de ces délinquants on ne prononcera de peine. Ce mot qui rappelle la doctrine condamnée de l'expiation est banni de la langue du droit criminel. La Société appliquera à tous indifféremment des « Sanctions », c'est-à-dire les mesures qui paraîtront les plus efficaces et les mieux appropriées pour zissurer la sécurité sociale. Pour atteindre ce but, on tiendra compte exclusivement de la timibilité du criminel. Contre le délinquant très dan- gereux, récidiviste ou professionnel, on ordonnera des me- sures, on ne doit peis dire sévères, mais au moins très rigou- reuses et qui pourront aller jusqu'à l'élimination. Les cri- minels d'occcision seront au contraire soumis à des mesures correctives qui devront logiquement cesser dès que leur présence dans la société paraîtra sans péril. Les délinquants « infirmi de mente » seront enfin renvoyés dans des établis- sements qui varieront selon la nature et la gravité de leur état pathologique. Les fous seront soignés dans des établis- sements spéciaux d'aliénés : Les alcooliques et ceux qui sont frappés d'une grave anomalie physique, seront isolés dans des colonies de travail. Les mineurs enfin seront, selon les cas, confiés à des familles honnêtes, ou éduqués dans des écoles professionnelles, ou de correction, sur un navire-école, dans des maisons de travail ou des colonies agricoles. Pour choisir entre toutes ces sanctions, le juge devra tenir compte de la nature du criminel lui-même

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beaucoup plus que de la gravité du crime qu'il a commis. Tout un titre du projet italien est consacré au criminel. Un article énumère 27 cas de maggiore periculosita del delinquente, obligeant le juge à prononcer contre lui des mesures de sécurité particulièrement graves, et un autre article, 8 cas de minore periculosite, qui doivent amener un adoucissement de ces mesures. Enfin le juge ne fixera pas comme le voulaient les vieux codes classiques le terme de la peine. Le projet italien fait une large place au système de la sentence indéterminée. Le jugement de condamnation déterminera seulement une période de temps pendant laquelle le condamné pourra être retenu dans les établissements désignés de cinq à dix ans par exemple. S'il paraît corrigé, on ne le gardera que pendant le temps minimum ; s'il paraît encore dangereux, jusqu'au maximum. Même le projet complique ce système en établissant des sanctions relativement ou absolument indéterminées, les unes tem- poraires les autres perpétuelles.

A tout bien considérer, ce projet est peut-être moins hardi qu'il ne le paraît d'abord et qu'il veut surtout le paraître. 11 envoie les aliénés à l'asile, il soumet les mineurs à des mesures éducatives, il admet le sursis, le pardon, la libération conditionnelle, l'imputation de la détention préventive, enfin il élimine les incorrigibles. Toutes ces innovations sont déjà réalisées dans un grand nombre de législations et particulièrement dans notre législation française. Mais il heurte ouvertement et délibérément toutes les idées traditionnelles sur la responsabilité humaine. Les codes actuels affirment cette responsabilité et, nous l'avons montrée, c'est leur point faible. Le projet itîdien tranche dans le sens déterministe cette même controverse métaphysique, et c'est qu'il pèche le plus. Ceux qui

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croient au libre arbitre, et ils sont nombreux, ne lais- seront pas chasser ce principe de la loi pénale sans résis- tance. Aussi le projet de la commission italienne a-t-il soulevé déjà la plus vive opposition, même en Italie ; il n'est peis certain qu'il soit discuté devant le parlement ita- lien, plus douteux encore qu'il soit adopté. Fut-il voté, ce code se heurterait encore à la pratique lorsqu'il s'agirait de l'appliquer. Nous l'avons dit, c'est une grande erreur de croire qu'on supprimera la croyance à la responsabilité humaine par décret. Les juges continueraient à tenir compte de la culpabilité du criminel pour fixer la peine ou la sanction qu'il paraîtrait mériter. Cependant ce projet, même s'il n'aboutit pas, conservera une valeur théorique, qui attirera longtemps l'attention des criminalistes.

Autant qu'on peut le présumer, les réformes prochaines se feront en suivant une autre voie. Le droit criminel se tiendra de plus en plus dans une prudente réserve sur la question du libre arbitre. C'est déjà l'attitude qu'il a prise, et avec succès. Personne n'a sérieusement protesté lorsque notre loi de 1885 a établi la relégation des récidivistes. Le délinquant d'habitude ayant expié ses délits antérieurs n'est plus débiteur envers la société que de son dernier délit ; or ce délit était peut-être sans aucune gravité objec- tive, et on ne peut établir aucun rapport entre l'exil per- pétuel avec obligation de travail dont son auteur sera frappé et sa faute morale. Mais cette mesure a paru néces- saire pour assurer la sécurité publique, et elle a paru juste parce que le récidiviste est d'une manière générale très coupable. Tout le monde a approuvé les lois qui renvoient dans une colonie pénitentiaire, jusqu'à sa majorité, un mineur coupable d'un léger délit qui aurait mérité à un majeur quelques jours d'emprisonnement avec sursis.

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encore, il n'y a aucune proportion entre la mesure prise, et la faute morale commise. Il a suffi pour apaiser tous les scrupules de dire que le renvoi dans une colonie péniten- tiaire n était pas une peine, mais une simple mesure d'édu- cation. Il n'est pas téméraire de présumer que le législateur continuera à marcher dans ce chemin, il gardera une sage neutralité philosophique en se bornant à consacrer les solutions pratiques, qui pourront être acceptées par les spiritualistes comme par les déterministes. Ces lois ne heurteront les croyances de personne et ne seront précédées d'aucune profession de foi tapageuse. Il suffira que les réformes qu'elles introduiront constituent, aux yeux de tous, un progrès socialement utile et que la conscience publique les considère comme équitables, humaines et justes.

Il serait possible d'abord, de perfectionner le système des peines et sur ce point il semble qu'il suffirait de pour- suivre et de développer des évolutions commencées. Pen- dant un temps on a soutenu que le progrès consistait à unifier et à simplifier les peines, et que le but, vers lequel on devait tendre, était une peine privative de liberté unique allant de un jour à perpétuité. Cette conception paraît constituer une erreur à la fois théorique et pratique. Le traitement de tous les criminels ne peut pas être le même. Il faut au contraire donner au juge le choix entre plusieurs mesures à prendre car elles doivent varier selon la nature du crime et selon le caractère du délinquant.

Il semble qu'on devra distinguer de plus en plus entre les peines proprement dites et les mesures de sûreté. La législation française est entrée dans cette voie lorsqu'elle a établi la relégation. Ces mesures ont pour but, moins de corriger le délinquant, que de le mettre dans l'impossibilité

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de nuire et au besoin de l'éliminer du milieu social sa présence présente des dangers particuliers. L'interdiction de séjour réorganisée, l'exil et les peines coloniales devraient à ce point de vue prendre une place de plus en plus large dans la législation pénale. Pour l'application de ces mesures, on ne tient compte exclusivement que de la timibilité du criminel. La transportation et la relégation confondues dans une peine unique ne serait ainsi applicable qu'aux criminels incorrigibles.

D'autre part, la distinction des peines politiques et des peines de droit commun paraît susceptible de nouveaux développements. La théorie du crime politique, nous l'avons vu, est en voie de formation. Si on la considère d'assez haut, il semble qu'elle conduit à considérer, pour fixer la peine applicable, à la fois le mobile de l'agent, et les moyens qu'il a employés pour atteindre son but. Mais ces idées ne doivent-elles être appliquées qu'aux délinquants poli- tiques ? Les lois actuelles ne permettent aux juges de ne tenir compte du mobile de l'agent que pour abaisser la peine dans la mesure du minimum légal et des circonstances atténuantes. Ne serait-il pas bon de leur donner la faculté de changer la nature de la peine, lorsque le mobile ne paraî- trait péis inspiré par des sentiments bas et honteux et que le mode de perpétration du crime ou du délit ne semble pas révéler des instincts pervers ? L'établissement d'un sys- tème de « Peines parallèles » n'introduirait-il peis dans la législation criminelle plus de justice tout en rendant la répression plus sûre ? On peut d'autant mieux le penser que certaines législations étrangères sont déjà entrées dans cette voie nouvelle.

Tout cela ne constituerait pourtant que des perfec- tionnements du système classique des peines. Mais le

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mouvement déjà commencé semble indiquer une tendance à modifier complètement, dans certains cas, le caractère même des mesures que la société peut prendre pour assurer la défense de l'ordre public. L'assistance publique et privée, qui a pris dans la civilisation contemporaine un si large développement, fournira, peut-être, la solution des problèmes actuels les plus troublants, et qui, à cette heure, restent sans solution.

Cette substitution de l'assistance à la répression est accomplie depuis plus d'un siècle pour les aliénés. Personne ne songe plus à les punir s'ils ont commis un fait défendu par la loi pénale. On les met dans un asile est leur véri- table place. Nous n'admettons pas même pour notre part, qu'on les retienne dans des établissements spéciaux. Le fou dit criminel ne se distingue bien souvent des autres aliénés que parce qu'il a été interné trop tard.

Toutes les réformes qui ont été faites touchant les mineurs délinquants s'expliquent au fond de la même manière. D'un consentement unanime, l'enfant est aujourd'hui sorti du droit répressif. On a compris que la peine n'était pas la mesure qui convenait pour lui ; qu'il ne s'agissait pas de le faire souffrir pour l'intimider, mais bien plutôt de lui donner une suffisante Instruction primaire et profes- sionnelle, et surtout une bonne éducation morale. On a reconnu qu'il serait déplorable d'attendre que l'enfant ait commis un délit pour lui donner cette direction lorsqu'elle lui manque, et nos lois françaises permettent en effet de le soustraire à une autorité paternelle corruptrice, ou trop manifestement négligente, pour le confier à des œuvres publiques ou privées chargées de le ramener dans la voie droite. Toutes les mesures que l'on peut prendre pour atteindre ce but, depuis le placement familial jusqu'à

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l'envoi dans une colonie pénitentiaire ne sont au fond que des mesures d'assistance.

Or, si on y réfléchit, on s'aperçoit vite que d'autres situations trouveraient dans cette même voie une solution satisfaisante. On a reconnu depuis longtemps que le vaga- bondage et la mendicité sont des délits artificiels, de créa- tion simplement légale. Est-il juste que la paresse permise aux riches, soit punie de prison chez le pauvre. D'autre part, n'est-il pas démontré que cette peine est absolument inefficace pour corriger cette sorte de délinquants ? Ne serait-il pas préférable de les placer dans des établissements d'assistance, les invalides seraient hospitalisés et on ferait travailler les autres. Les vieilles Ordonnances de nos rois, les lois françaises depuis la Révolution se sont ins- pirées de ces idées, elles ont été cent fois exprimées dans les congrès, les sociétés de bienfaisance, à la tribune du parle- ment, approuvées par tous ceux qui se sont occupés de ces questions. Elles ont trouvé dans les pays étrangers des réalisations pratiques. Si elles ont échoué chez nous, c'est uniquement parce que les budgets de l'assistaince ont été insuffisants ; mais la solution est là.

Nous en dirons autant, sans crainte de nous tromper, pour la répression de l'alcoolisme. Les lois sur l'ivresse qui considèrent l'ivrognerie habituelle ou manifeste comme un délit, sont convaincues d'impuissance par une expérience décisive et universelle. On ne guérit point un alcoolique de son vice, il vaut mieux dire de sa maJadie, en l'envoyant en prison. Sa place est dans un asile de buveur on le soignera, ou tout au moins on a des chances de le guérir.

Enfin qui sait si ce n'est pas dans cette même voie qu'on trouvera la solution de l'angoissant problème de la respon- sabilité limitée? Nous venons de le montrer, la peine atténuée

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qu'on prononce aujourd'hui contre le défectueux, le dégé- néré, l'impulsif, ne protège plus suffisamment la société. D'autre part, les médecins affirment que s'il ne convient pas de confondre ces demi-responsables avec les aliénés, ils relèvent cependant de leur autorité médicale, parce que ce sont des malades, souvent incurables, quelquefois guérissables, dans tous les cas des mdades. Elst-ce que cela ne démontre pas qu'eux aussi appartiennent à l'assistance plutôt qu'à la répression ? Ils seraient ainsi soustraits à la peine et soumis à des mesures qui permettraient à la fois de les soigner et de les mettre dans l'impossibilité de nuire. Mais ses mesures se calculeraient non sur la gravité objective du délit commis, ni sur la responsabilité du délinquant, mais sur sa timibilité et sur l'état de sa santé morale et physique. De nombreuses propositions ont été fmtes en ce sens, et on les discutera certainement un jour. On a demandé que ces mesures de sûreté succèdent à la peine, atténuée et insuffisante, ou bien, ce qui paraît infini- ment plus logique et pratiquement meilleur, qu'elles se substituent à la p>eine. Si cette réforme venait à s'accomplir, le juge n'aurait plus à se livrer à la recherche impossible du degré de responsabilité du criminel, il devrait seulement se demander si, pour protéger la société et pour obéir à la justice, ce criminel appartient à la répression ou à l'assistance, s'il faut l'envoyer en prison ou dans un asile. S'il relevait du droit pénal rien ne ferait plus obstacle à l'application d'un châtiment suffisamment rigoureux pour être intimidant et exemplaire. S'il convenait plutôt de l'assister, un internement à long terme dans un asile garan- tirait du moins la sécurité publique.

Mais ces mesures d'assistance ont cela de particulier qu'elles sont imposées à l'assisté et qu'ainsi elles consti-

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tuent une violation manifeste de la liberté individuelle. Cette liberté serait en grand péril si un citoyen pouvait être interné arbitrairement, sous prétexte qu'on ne lui fait pas subir une peine, mais qu'on l'assiste. La transforma- tion des peines en mesures d'ïissistance forcée serait trop chèrement achetée s'il fallait la payer du sacrifice des progrès, si lentement et si péniblement acquis, que la Révo- lution a consacrés, et qui doivent rester intangibles. Nous en avons montré l'importance sociale, il ne faut à aucun prix les abandonner. Ces mesures d'êissistance ne doivent être laissées à l'arbitraire, ni de l'administration, ni du pouvoir judiciaire, ni de commissions de philanthropes, ni de médecins experts. La meilleure garantie de la liberté se trouvera toujours dans la règle que le danger socieJ doit être révélé par un acte défendu par la loi et défini par elle. On ne saurait être trop prudent pour admettre les mesures d'assistance forcée préventives et elles ne saurjuent être autorisées que dans des cas tout à fait exceptionnels, oii le péril social est évident, et d'ailleurs légalement déter- minés.

Au surplus, ces mesures d'assistance nous font ainsi pénétrer dans un domaine nouveau et différent de celui que nous nous sommes proposé de parcourir, c'est-à-dire dans le domaine de la pure prévention. Nous ne pouvons ici nous y engager ; mais il est impossible de ne pas dire, en terminant, que, pour combattre la criminalité, ces moyens préventifs sont meilleurs et souvent plus efficaces que les moyens répressifs. Toutes les études contemporaines ont mis en pleine clarté les causes sociales du crime et du délit, et c'est en les détruisant qu'on obtiendra les résultats les plus sûrs. Le percement des routes, l'invention des chemins de fer, ont plus fait pour la sécurité des campagnes.

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que toutes les condamnations de chauffeurs et de brigands. Pour ne citer que des exemples clairs et qui sont indiscu- tables, toutes les mesures prises pour combattre l'alcoo- lisme, et, en particulier, la suppression des cabarets, seraient aujourd'hui un puissant moyen de raréfier les crimes et les délits. Des expériences nombreuses et jamais démenties l'ont prouvé avec la force de l'évidence. La promiscuité de l'habitation ouvrière n'est pas moins malsaine au point de vue moral qu'au point de vue physique et en donnant au peuple des travailleurs des logements convenables, on fera une œuvre morale salutaire autant qu'on tarira la source de la tuberculose. Le taudis, que fuient le père et les enfants, est une des principales causes de la désorgani- sation de la famille ouvrière urbaine et par de la crimi- nalité. Les écoles d'apprentissage qui encadrent l'adoles- cent, et le maintiennent sous une discipline utile à l'âge dangereux, éviteraient bien des chutes sociales. Toutes ces idées ne sont pas absolument nouvelles. Mais tandis qu'elles étaient senties instinctivement et par conséquent obscurément, les méthodes scientifiques modernes les ont fait apparaître sous un jour nouveau et avec plus de clarté. Certes, la criminologie est une science qui est loin d'être faite. Les lois naturelles qui dominent le phénomène du crime sont encore bien incertaines. Mais on aperçoit la voie dans laquelle on doit s'engager pour les découvrir et les préciser.

On voit, et ce sera notre conclusion, quel a été dans le passé et quel est actuellement le rôle des criminalistes.

Pendant de longs siècles, ils ont lutté, pour assurer à l'État son droit de punir les actes qui troublent et compro- mettent l'ordre et la sécurité sociales. Ce premier pas fait,

LES QUESTIONS ACTUELLES 159

ils se sont attachés à soumettre ce droit à des principes légaux et à formuler une science juridique d'abord coutumlère, et enfin précisée dans des textes écrits. Ils ont ainsi détruit l'arbitraire des incriminations et des peines, limité les pouvoirs des administrateurs, des juges et du législateur lui-même, et, par là, donné le plus solide fondement à la liberté civile. Ils ont enfin fait pénétrer dans le système répressif les idées d'humanité et de justice qui seront l'éternel honneur de la conscience humaine. Pour accomplir cette œuvre, il a fallu des siècles de lutte et une inleissable persévérance. Souvent elle a paru détruite et on a pu croire qu'elle avait disparu pour toujours. L'in- vasion des Barbares n'a-t-elle pas replongé le monde romain dans les ténèbres du droit primitif ? Mais les fondements de l'édifice avaient subsisté et, sur ces bases, les juristes ont reconstruit un droit pénal qui a assuré de nouveaux progrès.

Ce sont ces progrès que les criminîJistes ont aujourd'hui le devoir de ne pas laisser compromettre. Ils ont été trop chèrement achetés pour qu'on souffre qu'on y puisse porter aucune atteinte. Nous devons veiller en particulier à la garde de ces principes de droit public qui garantissent la liberté individuelle ; nous devons même nous appliquer à en faire une plus exacte et meilleure application et nous sommes sûrs ainsi de marcher dans la voie féconde. Mms voici que la science contemporaine est venue maintenant élargir encore, et singulièrement élever, la mission des crimindistes. Ils savent aujourd'hui qu'il ne leur suffit plus d'étudier le crime, qu'il leur faut pénétrer les secrets de la conscience du criminel, qu'ils doivent s'attacher à connaître son hérédité et sa constitution physique, sa psy- chologie et ses passions, les causes individuelles et sociales

160 LE DROIT PÉNAL

du crime pour en découvrir les remèdes. Aucune plaie sociale ne saurait les laisser indifférents. Ils ne peuvent se désmtéresser d'aucun des grands problèmes moraux et sociaux qui troublent la conscience contemporaine. Ainsi ils continueront l'œuvre civilisatrice de leurs grands devan- ciers en garantissant, par des moyens meilleurs, l'ordre et la discipline sociale, sans rien sacrifier de la liberté indivi- duelle et en faisant pénétrer dans les lois plus de pitié pour les malheureux, plus d'humanité et de justice.

BIBLIOGRAPHIE

Ali MENA, / limiti e i modificatori deW imputabilità. CucHE, De la possibilité pour l'école classique d'organiser la responsabilité pénale en dehors du libre arbitre. (Annales de l'Université de Gre- noble.) — Paul Fauconnet, Lm responsalnlité (1920). Henrico FerrI, Sociologie criminelle (Édit. Franc., 1905). FrancK, La philosophie pénale. Garofalo, La criminologie (Paris, 1897).

Grasset, De la responsabilité des criminels (1902). Demi- fous et demi-responsalles (1907). LoMBROSO, L'homme criminel. L'homme de génie. Le crime, causes et remèdet. LucCHlNI, Le droit pénal et les théories nouvelles (trad. Henri Prudhomme, 1892).

Prins, Science sociale et droit positil (1899). La défense sociale et les transformations du droit pénal (1910) Rappaport, La lutte autour de la réforme pénale en Allemagne (Travaux de la Conférence de D. P. de la Faculté de Paris). J.-A. Roux, Répression et pré- vention (1922). Saleilles, L'individualisation de la peine. Tarde, La philosophie pénale. Les lois de l'imitation. ViDAL, Principes fondamentaux de la pénalité.

Pour les revues consulter spécialement : Revue pénitentiaire et de droit pénal. Archives d'anthropologie criminelle de Lyon. Bulle- tin de l'Union internationale de droit pénal. Zeitschrift fur die gesamte Strafrechtswissenschaft.

FIN

ABBEVILLE. IMPRIMERIE F. PAILLART

N" 20. H. ANDOYER

Membre de l'Académie des Sciences

et du Bureau des~ longitudes.

Professeur à la Sorbonne

L'ŒUVRE SCIENTIFIQUE DE LAPLACE

N" 21. JEAN BECQUEREL

Professeur au Muséuw National d'Histoire Naturelle

EXPOSÉ ÉLÉMENTAIRE

DE LA

THÉORIE D'EINSTEIN

ET DE SA

GÉNÉRALISATION

SUIVI d'un APPENDICE A l'usage DES MATHÉMATICIENS

N" 23-24. MAURICE CROISET

Membre de l'Institut, Administrateur du CoUège de France

LA CIVILISATION HELLÉNIQUE

APERÇU HISTORIQUE N" 25-26. ETIENNE GILSON

Chargé de Cours à la Sorbonne,

Directeur d'Etudes à l'Ecole pratique

des Hautes Etudes Religieuses

LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

N^a?. EDOUARD BRANLY

Membre de l'Institut

LA TÉLÉGRAPHIE

SANS FIL

N<'28. D^ CAPITAN Membre de l'Académie de Médecine, Professeur au Collège de France et à l'Ecole d'Anthropologie

LA PRÉHISTOIRE

N" 29. E. GARÇON

Professeur de législation criminelle et

de droit pénal comparé à la Faculté

de droit de l'Université de Paris

LE DROIT PÉNAL

ORIGINE ÉVOLUTION ÉTAT ACTUEL

N" 30. F. ROMAN

Chef des travaux de Géologie 5 l'Université de Lyon

PALÉONTOLOGIE ET ZOOLOGIE

N" 31. ALBERT GRENIER

Professeur d'Antiquités nationale-,

et rhénanes à la Faculté des lettrei de

l'Université ce Strasbourg

LES GAULOIS

Dans les volumes de la COLLECTION PAYOT, des savants fran:ais rcsu.-ne.it la somme de leurs connaissances.

(La France).

. La COLLECTION PAYOT est de date récente mais elle a conquis tout de suite une place de choix dans l'estime du public cultivé, tant par l'excellence de SCS travaux (dont la plupart sont vraiment hors ligne) que par la beauté d'une typcgraphie qui nous donne en 150 pages in-16 la matière largjment de 303 pages in-12, et ctla avec une lisibilité que l'on ne rencontre guère que dans des publi- cations de luxe.

(L'Ami du Clergé).

PRINCIPAUX COLLABORATEURS

DE LA « COLLECTION PAYOT ^

HENRI ANDOYER, Membre de l'Institut, Professeur à la Sorbonne. PAUL APPELL, Membre de l'Institut, Recteur de l'Université de Paris. L'-C E. ARIES, Correspondant de l'Institut. ,

AUGUSTE AUDOLLENT, Doyen de la Faculté des Lettres de Oermont. ERNEST BABFXON, Membre de l'Institut, Professeur au dllègc de France. F.. BAILLAUD, Membre de l'Institut, Directeur de l'Observatoire de Paris. LOUIS BARIHOU, de l'Académie Française, ancicnj'résident du &>nseil. PAUL BECQUEREL, Docteur es Sciences chargé d'Elnseignement pratique à \x

Sorbonne. GABRIEL BERTRAND, Professeur à la Sorbonne et à l'Institut Pasteur. MAURICE BESNIER, Professeur à l'Université de Caen. G. BIGOURDAN, Membre de l'Institut, Astronome de l'Observatoire de Paris.

F. BOQUET, Astronome de l'Observatoire de Paris. Abbé J. BOSON, Docteur en Philolojie orientale.

EDMOND BOUTY, Membre de l'Institut, Professeur à la Sorbonne.

E. BRANLY, Membre de l'Institut, Professeur à l'Institut Catholique.

M. BRILLOUIN, Professeur au Collège de France.

D' CAPITAN, Membre de l'Académie de Médecine, Professeur au Collège de

France, Professeur à l'École d'Anthropologie. J. CARCOPINO, Ancien Membre de l'École de Rome, Professeur à la Sorbonne. EUGÈNE CAVAIGNAC, Professeur à l'Université de Strasbourg.

G. CHAUVEAUD. Directeur de laboratoire à l'École des Hautes-Études. HENRI CHERMEIZON, Chef de travaux à la Faculté des Sciences de Strasbourg. HENRI CORDIER, Membre de l'Institut, Prof à l'École des Langues orientale!. M. COURA.NT, Professeur à l'Université do Lyon.

MAURICE CROISET. Membre de l'Institut, Professeur au Collège de Franc.-. EDOUARD CUQ. Membre de l'Institut, Professeur à la Faculté de Droit. L.'DAUPHINÉ, Docteur es sciences, chargé d'Ens»ignemcnt pratique à la Sorbonne. MAURICE DELACRE. Membre de l'Académie Royale de Belgique, Professeur

a l'Université de Gand. M. DZLAFOSSE, Ancien Gouverneur dcî Colonies, Profe.s. à l'Ecole co'oniilc. CH. DEPÉRET, Membre de l'Institut, Doyen de la Faculté des Sciences de Lyon. C H. DIEHL, Membre de l'Institut, Professeur à la Sorbonne.

G. DOTTIN, Correspondant de l'Institut, Doyen de la Faculté des Lettres de Rennes. ALBERT DUFOURCQ. Professeur à l'Université de Bordeaux. CH. DUGAS. Professeur à l'Université de Montpellier. JEIAN DUHAMEL, Secrétaire du Comité Central des Houillères de France. Comte P. DURRIEU, Membre de l'Institut, Conservateur honoraire au Louvre. RENÉ DUSSAUD. Conservateur au Louvre, Professeur à l'École du Loj/re. CA.MILLE ENLART, Directeur du Musée de Sculpture Comparée. C EMILE ESPÉRANDIEU. Membre de l'Institut. P. FABIA. Correspondant de l'Institut, Professeur à l'Université de Lyon. HENRI FOCILLON, Professeur à la Faculté des lettre» de l'Université de Lyon. E. GARÇON, Professeur de législation criminelle et de droit pénal comparé à la

Faculté de droit de l'Université de Paris. G. FOUGÈRES, ancien Directeur de l'École d'Athènes, Professeur à la Sorbonne. E.-F. GAUl 1ER, Professeur à la Faculté des Lettres d'Alger. PAUL GIRARD. Membre de l'Institut, Professeur à 'a Sorbonne.

PRINCIPAUX COLLABORATEURS

DE LA « COLLECTION PAYOT

GUSTAVE GLOTZ. Membre de l'Institut, Professeur à la Sorbonne

A ("DCMICD D-_t ll'II-: -...IJ-C. 1

KJV 7962 .637 1922 SMC Garçon, Emile Auguste, Le droit pénal

^4