PRINCETON, N. J.
Division. BX.1.530
Section .
L É G LISE ET L'ÉTAT
sous LA
MONARCHIE DE JUILLET
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.
Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en novembre 1879.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
E. Plox et O, éditeurs
ROYALISTES ET RÉPUBLICAINS, essais historiques sur des questions de politique contemporaine : I. La Question de Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 bru- maire; II. V Extrême Droite et les Royalistes sous la Restau- ratio?!; III. Paris capitale sous la Révolutio?i française, par Paul Thureau-Dangin. Un vol. in-8<> vélin glacé. Prix. . 6 »
LE PARTI LIBÉRAL SOLS LA RESTAURATION,
par Paul Thtjreau-Dangin, Un vol. in-8°. Prix 7 50
Pari*. — E. de Soye et Fil?, imp., pL du Panthéon, 5.
'ÉGLISE ET L'ÉTAT
SOUS LA
MONARCHIE DE JUILLET
PARIS
PLON et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10 1880
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AVANT-PROPOS
L'attention publique se porte aujourd'hui vers les luttes qui, en d'autres temps, se sont engagées autour des questions de liberté d'enseignement et de liberté religieuse. Les plus importantes, les plus ardentes et, aussi parfois, les plus imparfaitement connues de ces luttes sont celles qui ont rempli les dernières années de la monarchie de Juillet. C'est alors vraiment que l'idée de la liberté d'enseigne- ment a fait son apparition et que des Français ont appris à combattre pour elle. Il nous a semblé que le moment était opportun pour essayer de faire re- vivre cette grande bataille, et pour exposer môme, d'une façon plus générale, quelles ont été, de 1830 à 1848, les relations entre les catholiques et les divers partis, la religion et la politique, l'Église et l'Etat. La plupart des champions de la liberté reli- gieuse à cette époque, qui étaient nos maîtres, ne sont plus; leurs efforts, leurs victoires et leurs échecs appartiennent à l'histoire. A ce titre, la génération qui est entrée dans la vie, quand ces combats étaient finis, et qui en a recueilli le profit sans en avoir eu la charge, a qualité pour en étudier
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et en raconter les péripéties; il est de son devoir, surtout aux jours où il faut défendre le terrain si la- borieusement et si vaillamment conquis, de cher- cher, dans les souvenirs d'hier, les exemples ou les avertissemenis, les encouragements ou les leçons qui s'en dégagent.
S'il a paru utile, nécessaire, de rappeler ce passé, ce n'est pas que nous perdions de vue ce qui le distingue de l'époque actuelle, et il convient, dès le début, de mettre les esprits en garde contre un rap- prochement qui pourrait être dangereux. Sous la monarchie de Juillet, les catholiques militants for- maient, dans la société politique, un petit groupe en quelque sorte excentrique ; presque tous les con- servateurs les traitaient en étrangers, sinon en sus- pects ou même en ennemis ; cet état de minorité et d'isolement leur permettait une grande liberté et hardiesse d'allure; pour faire violence aux distrac- tions et à l'indifférence d'un public peu soucieux des choses religieuses, ils pouvaient croire néces- saire de frapper très fort, sans se sentir contraints à ces ménagements de personnes, à cette prudence de tactique, à cette modération de doctrine, qu'im- posent la communauté d'action avec des alliés nom- breux et la possibilité d'une victoire prochaine. Aujourd'hui les conditions sont tout autres, et rien ne serait plus malhabile qu'une imitation aveugle de ce qui a été fait alors. Les catholiques ne sau- raient songer à défendre une place conquise et dont ils sont, depuis longues années, en possession régu- lière, a\ec les procédés qui convenaient à une offen- sive d^avant-garde. Et surtout ils n'ignorent pas qu'ils ont désormais, soit des alliés fidèles, soit des
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ipeetateurs bienveillants et des juges impartiaux, dans plusieurs des régions où ils rencontraient au- trefois des adversaires. Aussi doivent-ils veiller à ne pas reprendre, dans les armes de leurs pères, celles qui risqueraient de blesser des hommes qu'il est habile et juste de traiter en amis. D'ailleurs, dans les héritages politiques, il est toujours une partie qu'il faut répudier : ce sont les petites passions, les ani- mosités passagères, et, par suite, les exagérations, qui se mêlent fatalement aux luttes les plus nobles et les plus pures.
Une autre raison nous a fait penser qu'il était opportun de retracer les luttes religieuses de la monarchie de Juillet. N'en a-t-il pas été souvent question, depuis quelque temps, dans des documents publics, et des hommes politiques, bien empressés, pour des républicains, à se couvrir d'exemples mo- narchiques, n'ont-ils pas feint de trouver, dans les souvenirs de cette époque, un précédent et comme une justification pour leurs entreprises? La préten- tion d'une semblable analogie ne peut s'expliquer que par une ignorance ou une mauvaise foi, aux- quelles il est bon d'opposer la vérité des faits. Ce n'est pas cependant que nous nous croyions obligé de démontrer que tels ou tels personnages n'ont pas qualité pour se dire les héritiers de MM, Guizot, Cousin, Yillemain et de Salvandy, et il suffit de citer ces noms pour faire justice d'un rapprochement qui serait avant tout ridicule. Quoi de commun entre des doctrinaires éminents, dont quelques-uns ont pu être trop lents à comprendre l'avantage et la né- cessité du secours religieux, trop confiants dans la seule puissance de la raison humaine, dans les
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AVANT-PROPOS
forces d'une génération entre toutes brillante et. ambitieuse, dans les ressources de leur régime po- litique si ingénieusement pondéré, mais chez qui, après tout, l'orgueil n'était pas sans quelque excuse, — et des politiciens d'aventure, poussés, pour peu de jours, au pouvoir, parles hasards humiliants de la décadence démocratique, médiocres, sans prin- cipes, sans illusions grandioses, qui ne représentent rien, si ce n'est des haines, ou, moins encore, des convoitises? Quoi de commun entre des conserva- teurs qui voulaient sincèrement résister à la per- version intellectuelle et à l'ébranlement révolution- naire, mais qui croyaient à tort pouvoir le faire avec la seule doctrine et la seule politique du « juste milieu » ; qui, en déclinant, pour cette résistance, le concours des catholiques militants, s'imaginaient, dans leurs préjugés un peu étroits, écarter une exa- gération en sens contraire, — et des révolutionnaires par passion ou par faiblesse, tout occupés h donner pâture aux appétils mauvais, poursuivant, plus ou moins ouvertement, l'œuvre de destruction politique et religieuse, et qui, pour bien montrer ce que signifie à leurs yeux la proscription des jésuites, réhabilitent en même temps les hommes de la Commune?
D'ailleurs, faut-il donc rappeler à ceux qui ont toujours à la bouche le mot de « progrès », qu'en effet, sous l'action du temps et par la leçon des évé- nements, il s'accomplit, dans l'esprit public, des changements dont on ne peut méconnaître le carac- tère définitif, sans mériter d'être traité de rétro- grade; qu'autre chose est d'avoir, au début, hésité à s'engager dans des chemins alors inconnus, ou de
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vouloir, après coup, revenir en arrière; autre choso, de n'avoir pas su jadis devancer les préjugés ré- gnants, et de n'avoir pas été les premiers h com- prendre la légitimité d'une réforme, ou de prétendre aujourd'hui supprimer violemment, sans raison, sans prétexte, des droits acquis. Oui, dans la pre- mière moitié du siècle, bien des conservateurs et dos libéraux avaient des vues imparfaites sur les rap- ports de l'État et de l'Église, sur la liberté reli- gieuse et sur la liberté d'enseignement. Leur état d'esprit révélait un mélange bizarre de gallica- nisme et de voltairianisme ; ils étaient probable- ment encore trop près de l'ancien régime, pour s'être dégagés de certaines traditions, qu'ils trans- portaient, à contre sens, de la vieille royauté catho- lique à notre état moderne; trop près de la révolu- tion, pour n'avoir pas gardé à leur insu un reste d'hostilité antireligieuse. C'était moins' la faute de tel parti et de tel gouvernement que celle de la société entière, et l'histoire équitable doit, en cette circonstance, faire le procès du temps plutôt que des individus. Depuis lors le progrès s'est fait : les mêmes hommes qui avaient édicté les ordonnances de 1828 ou marchandé la liberté d'enseignement avant 1848, ont contribué à faire les lois de 18$0 et de 1875; ils ont, avec M. Thiers, confessé loyale- ment et réparé leur erreur. Désormais il n'a plus été possible d'être conservateur, sans avoir dos senti- ments de bienveillante justice à l'égard de l'Église; d'être un vrai libéral, sans avoir l'intelligence com- plète de la liberté religieuse. Et il serait aussi dérai- sonnable de vouloir réveiller, chez les monarchistes constitutionnels, des préventions surannées, qu'il
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serait peu juste de mesurer la responsabilité des acteurs d'hier, d'après les idées plus larges qui ont cours aujourd hui.
La France n'est pas le seul pays où de tels progrès se sont accomplis. Rien ne paraissait plus naturel aux tories anglais du commencement du siècle, que de se refuser à ouvrir aux catholiques la porte, depuis longtemps fermée pour eux, du parlement. Or, quel est maintenant celui de leurs successeurs qui ne regarderait comme odieuse et absurde la seule pensée de retirer le bill d'émancipation? Et s'il se trouvait, au delà de la Manche, quelque en- nemi fanatique de l'Église romaine capable de faire une telle proposition, tolérerait-on, à la Chambre des lords ou aux Communes, qu'il assimilât son extravagance intolérante aux opinions soutenues, avant l'émancipation, par lord Wellington, lord Castlereagh et tous leurs amis? Tel de nos ministres actuels ne mérite pas d'être mieux accueilli, ni d'être pris plus au sérieux, quand il prétend s'autoriser, pour ses desseins d'oppression, de la conduite suivie autrefois par certains hommes d'État de la monar- chie parlementaire. Si ceux-ci vivaient encore, ils seraient les premiers à protester contre l'outrage et l'outrecuidance d'un tel rapprochement : « Vous n'êtes pas notre héritier, — diraient-ils avec une sévérité dédaigneuse ; — vous êtes l'héritier de ces révolutionnaires que nous avons toujours détestés; il nous a suffi précisément de les voir en face et sans voile, après 18-48, pour nous dégager de nos pré- jugés, pour nous éclairer sur la nécessité du secours catholique et par suite de la liberté religieuse ; c'est contre ces hommes que nous avons fait la loi de
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1850. comme c'est contre vous que nous la défen- drions, i Dans le silence de ces anciens que la mort nous a ravis, cette réponse et cette protestation se- ront faites au besoin par leurs descendants légitimes, par ceux qiû sont demeurés fidèles, — non aux er- reurs passagères et partielles dans lesquelles nulle opinion n'est jamais assurée de ne pas tomber à quelque moment, — mais à la partie saine, haute et durable de leurs traditions; ils sauront renvoyer, avec indignation, ces prétendus imitateurs de leurs ancêtres aux seuls modèles dont ils puissent se réclamer, c'est-à-dire, en France, aux Jacobins ; hors frontière, à M. Falk de Berlin, ou à M. Carteret de Genève.
C'est assez, c'est même trop s'occuper des contro- verses actuelles. Nous craindrions de rabaisser et de rétrécir une étude qui prétend être œuvre d'his- toire, non de polémique. Ces controverses ont pu être l'une des raisons qui nous ont déterminé à mettre aujourd'hui en œuvre des documents réunis et des recherches commencées auparavant en vue d'un travail plus étendu et plus général; mais elles n'ont aucune place dans ce livre. On y raconte le passé; on n'y discute pas le présent. Non qu'il con- vienne de se désintéresser des conclusions que chacun en peut tirer pour la crise actuelle, des arguments qu'y rencontre la bonne cause; seulement, ces argu- ments et ces conclusions ressortiront du seul exposé des idées et des événements. Il suffît d'écrire sincère- ment cette histoire, sans se préoccuper d'autre chose que d'être exact dans les faits et juste envers les hommes, pour être assuré que nul n'y trouvera une justification de certaines entreprises contempo-
VIII AYANT-PROPOS
raines, et il n'est certes pas à craindre qu'aucun gouvernement retire de cette expérience d'hier, une fois bien connue, le moindre encouragement à pré- férer, dans les questions religieuses, la guerre à la paix, la persécution à la liberté.
Novembre 1879.
CHAPITRE PREMIER
LA RÉACTION RELIGIEUSE AUX DÉBUTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET
1830-1841
I. L'irréligion maîtresse après 1830. Tentative et échec da journal V Avenir. Le catholicisme vaincu et compromis. — H. La- cordaire à Notre-Dame, en 1835. Retour des âmes vers la reli- gion, à la suite et sous le coup de la révolution de Juillet. Témoi- gnages et explication de ce retour. — III. Part de la jeunesse dans le mouvement religieux. Les étudiantscatholiques et Ozanam. — IV. En quoi la prédication de Lacorda're convenait aux hommes de son temps. Contradictions qu'il rencontre. Sa retraite en 1836. — V. Le mouvement religieux continue. Le P. de Ravi- gnan à Notre-Dame. Lacordaire et le rétablissement des Domini- cains en France. — VI. Pendant ce temps, M. de Montalembert arbore lo drapeau catholique à la Chambre des pairs. Son iso- lement et son courage. L'impression qu'il produit et l'attitude qu'il prend.
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Dans la première moitié de la monarchie de Juillet, — soit au début, pendant la lutte drama- tique de Casimir Perier et du ministère du il oc- tobre contre le parti révolutionnaire, soit plus tard, de 1836 à 1840, lors de cette confusion impuissante à laquelle les compétitions d'ambitions rivales et la mêlée de partis disloqués paraissaient avoir réduit le régime parlementaire, — on eût cherché vainement la question religieuse parmi celles qui
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CHAPITRE I. LA RÉACTION RELIGIEUSE
occupaient les hommes politiques. Ceux-ci se croyaient, à cette époque, indifférents, ils se fus- sent dits volontiers supérieurs, aux préoccupations de ce genre. Cette question ne se posa et ne s'im- posa qu'en 1841, dans la première année du long ministère de M. Guizot. Elle n'était pas en réalité aussi subite et imprévue qu'elle put le paraître alors au monde officiel, distrait et absorbé, depuis 1830, d'abord par des périls visibles et pressants, ensuite par des querelles de personnes singulière- ment ardentes, quoique stériles. Si, en effet, on y avait regardé de plus près, on aurait observé qu'en dehors du cercle un peu étroit où se concentrait la vie politique, il s'était opéré un travail intime au fond des âmes, et une sorte d'évolution dans l'atti- tude des catholiques français vis-à-vis de la société moderne : prélude, quelquefois imparfaitement aperçu par les contemporains, de la campagne de la liberté d'enseignement, mais dont l'historien doit tout d'abord rappeler les phases successives, s'il veut faire bien connaître et comprendre cette campagne elle-même.
On sait ce que la religion était devenue enFrance, sous le coup de la révolution de 1830 et de la réaction contre la politique de Charles X : le ca- tholicisme vaincu au même titre que la vieille monarchie dont on affectait de le croire solidaire, tandis que le voltairianisme se jugeait appelé à partager la victoire du parti libéral; les croix dé- truites par les mêmes mains que les fleurs de lys ;
AUX DÉBUTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET 3
l'Archevêché saccagé en même temps que les Tui- leries; partout, dans la presse, dans la caricature, au théâtre, une débauche et comme une repré- saille d'impiété; — des évêques chassés par l'é- meute ; Mgr de Quélen réduit à se cacher, durant plusieurs mois, dans Paris, ainsi qu'un missionnaire en Corée; d'autres prélats, comme accablés sous le poids de leur défaite et intimidés parleur impo- pularité, qui « se tenaient cois1 », et ne sortaient guère, ni moralement, ni matériellement, de leurs palais épiscopaux; des séminaires fermés et le recrutement clérical menacé d'interruption ; l'im- possibilité pour les ecclésiastiques insultés, mal- traités, de se montrer en soutane dans les rues ; le principal organe de l'Eglise de France conduit à déclarer que le clergé était frappé « d'une sorte de mort civile2 » ; les préventions et les haines ne désarmant pas môme devant l'épouvante du cho- léra; les prêtres avides de dévouement, obligés de se déguiser et de subir, dit l'un d'eux, « dln- croyables avanies », pour se glisser dans les hôpi- taux auprès des mourants, et le fléau régnant avec je ne sais quoi de plus hideux et de plus désolé sur ce peuple qui paraissait être sans Dieu jusque devant la mort; — les foules d'en bas devancées et entraînées dans l'irréligion par les classes d'en liant ; des « messieurs bien mis » se mêlant aux
1 Expression do M. Louis Veuillot. (Rome et Lorette, t. I", p. 40.)
2 Ami de la Religion du 2 juillet 1831.
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CHAPITRE I. LA RÉACTION RELIGIEUSE
dévastateurs de Saint-Germain-l'Auxerrois ; la pré- sence d'un jeune homme dans une église provo- quant, au dire d'un contemporain, presque autant de surprise que « la visite d'un voyageur chrétien dans une mosquée d'Orient » ; partout, dit un autre, le sentiment que « le christianisme est mort » ; beaucoup de conservateurs d'accord sur ce point avec les révolutionnaires, et le plus illustre, le plus ferme des défenseurs de l'ordre à cette époque, Casimir Perier, disant à des prêtres, sans intention hostile, comme s'il mentionnait avec in- différence un fait qu'il croyait incontestable : « Le moment arrive, où vous n'aurez plus pour vous qu'un petit nombre de dévotes1 »; — le gouver- nement, vis-à-vis de la religion, sans passion agres- sive, mais, au début du moins, sans intelligence de ses devoirs ni même de ses vrais intérêts; dési- reux, ne serait-ce que pour s'épargner un embarras, de contenir ou de limiter les violences impies, seulement y faisant preuve de la défaillance qui était alors la marque de toute sa politique, et moins disposé encore à se compromettre contre la révo- lution, quand les droits de Dieu étaient en jeu, que quand il s'agissait des siens propres; laissant passer les désordres de la presse ou de la rue,
* Go propos a été rapporté plus tard par Mgr Dévie, évêque de Belley, dans une lettre adressée, en 1843, au ministre des cultes. Il avait été, dit le prélat, tenu pu- bliquement « à plusieurs ecclésiastiques de sa connais- sance ». (Vie de Mgr Dévie, par M. l'abbé Gognat t. If p. 225.)
AL X DÉBITS DE LA MONARCHIE DE JUILLET 5
avec une telle faiblesse, parfois une telle complai- sance, qu'on l'accusait, à tort probablement, de voir sans déplaisir détournée vers une église l'insur- rection qu'il redoutait pour le Palais-Royal; docile d'ailleurs à sanctionner en quelque sorte l'œuvre de l'émeute, à supprimer administrât'! vement les croix .que celle-ci avait détruites, à fermer les tem- ples qu'elle avait pillés, à lancer des mandats d'amener contre les prélats qu'elle avait pour- chassés : par reac tion contre la dévotion impo- pulaire d'un roi ayant suivi dans les rues les processions du jubilé un cierge à la main, un autre roi hésitant, dans ces premiers temps, à pro- noncer le mot de « Providence » et présidant, dans le Panthéon paganisé, aux cérémonies d'un culte officiel, où la Marseillaise et la Parisienne, chantées par les artistes de l'Opéra, remplaçaient les psaumes de David ; une monarchie qui se lais- sait louer (( de ne pas faire le signe de la croix », et qui consentait à supprimer l'image du Christ dans les salles des tribunaux criminels ; presque plus aucun signe public d'une société chrétienne, si bien que M. de Montalembert a pu dire : « Ja- mais et nulle part on n'avait vu une nation aussi officiellement antireligieuse », et que M. de Sal- vandy écrivait alors : « Il y a quelques mois on mettait partout le prêtre ; aujourd'hui on ne met Dieu nulle part l. »
1 Seize m<ji<, ou la Révolution et les Révolutumncareg, 1831.
6 CHAPITRE t. LA RÉACTION RELIGIEUSE
Au lendemain et clans la fièvre même de la révo- lution, une tentative éclatante, hardie, bien extraor- dinaire pour l'époque, avait été faite par le journal Y Avenir. Tirer le catholicisme de sa situation de vaincu, le dégager des ruines de la Restauration, lui faire prendre, comme d'assaut, sa place dans la société nouvelle, chercher pour lui, dans le droit commun et la liberté, une force qu'il ne pou- vait plus trouver dans la faveur du gouvernement et une popularité que cette faveur ne lui avait jamais attirée, tel était le dessein de ce nouveau journal. Dans ses colonnes, en tête desquelles bril- lait cette belle divise : Dieu et la liberté, que de talent et d'inexpérience, de bonne foi et de passion, d'aperçus prophétiques et de chimériques illu- sions! Lacordaire et Montalembert, y apportaient l'élan de leur jeunesse et la fraîcheur de leur pre- mier enthousiasme ; mais Lamennais, aigri et fa- tigué par le long chemin qu'il avait déjà fait à tra- vers tant d'opinions opposées, y mêlait la note plus triste de son exaltation assombrie, de son dépit amer et de son éloquente irritation. Sous l'influence de cette nature absolue et violente qui poussait tout à l'extrême et à l'absurde, et aussi sous l'ac- tion, toujours funeste, de l'esprit révolutionnaire régnant alors , le mouvement fut bientôt exa- géré, faussé, dévoyé. On y vit apparaître ce je ne sais quoi de présomptueux et de déréglé, signe certain d'un prompt avortement. Dans son empor- tement à réagir contre « l'union du trône et de
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l'autel )>, V Avenir poursuivait le divorce absolu de l'Eglise et de l'Etat. Parler de liberté ne lui suffisait pas : il lui fallait proclamer le droit divin de la licence. Il répudiait le vieux gallicanisme monarchique, mais il se jetait dans la chimère d'une théocratie inconnue à Rome. S'il se déga- geait du parti royaliste, c'était pour courtiser la démocratie et la république. Son désir de voir le clergé sympathiser avec toutes les causes géné- reuses l'égarait dans le rêve violent et parfois san- glant d'une sorte de révolution universelle, sur laquelle planerait la croix et à laquelle présiderait la Papauté. Ainsi se trouvaient promptement obs- curcies les vives lueurs que Y Avenir avait d'abord parujeter.il s'aliénait les évèques et une bonne •partie du clergé, qui. naturellement prévenus contre les idées nouvelles, s'en sentaient encore plus éloignés quand ils les voyaient mêlées cà tant d'exagérationset d'erreurs. Enfin, couronnant toutes leurs témérités, ses rédacteurs finissaient par con- traindre eux-mêmes Rome, qui voulait se taire, à parler et à les condamner.
L ne àme périt dans cette catastrophe, l'àme de Lamennais. Pendant que s'écroulait cette renom- mée qui appartenait plutôt à l'époque antérieure, et dont la mine s'ajoutait à toutes celles du passé, que devenaient ces écrivains plus jeunes, sem- blant renfermer en eux, non plus la gloire d'une société tombée, mais l'espérance religieuse des nouvelles générations? Lacordaire, le premier, se
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CHAPITRE I. LA REACTION RELIGIEUSE
refusa à suivre plus longtemps le maître, dans une voie qui conduisait à la révolte : il brisa avec lui ; mais combien meurtri, isolé, désorienté, déraciné, sans foi en lui-même et suspect aux autres ! « Je rapportais, a-t-il écrit plus tard, une célébrité où il me semblait que j'avais perdu ma virginité sa- cerdotale, bien plus queje n'avais acquis de renom, une apparence de trahison à l'égard d'un homme illustre et malheureux, enfin mille incertitudes, mille contradictions dans le cœur, aucun ancien ami et pas un nouveau... Il y a des moments où le doute nous saisit, où ce qui nous a paru fécond nous semble stérile, où ce que nous avons jugé grand n'est plus qu'une ombre sans réalité. J'étais dans cet état; tout croulait autour de moi, et j'a- vais besoin de ramasser les restes d'une secrète énergie naturelle pour me sauver du désespoir » Le jeune Montalembert, moins prompt à se déga- ger, se débattait dans la plus douloureuse des in-
1 Testament du P. Lacordaire, p. 72. — Lacordaire, du reste, est souvent revenu sur la désolation de cet in- stant de sa vie ,• on sentait quelle impression profonde et douloureuse il en avait conservée. Il a dit, par exemple, dans sa notice sur Ozanam : « Frappé de la foudre à l'entrée de ma vie publique, séparé d'un iiomme illustre en qui j'avais cru trouver le génie de la conduite avec celui de la pensée, j'errais au dedans de moi, dans des incertitudes douloureuses et de terribles prévisions. » Ailleurs, parlant de Mn,c Swcteliinc, dont l'ingénieuse et tendre sollicitude lui fut alors si secourablc : « J'abor- dais, dit-il, au rivage de son âme, comme une épave brisée par les Ilots. »
AUX DÉBUTS Dli LA MONARCHIE IjE JUILLET 9
pertitudes : d'une part les fascinations du génie, les illusions généreuses de son amitié, rendue plus tendre et plus dévouée par le malheur ; de l'autre les inspirations de sa droite conscience et les solli- citations d'amis éclairés. Quand, après deux années â'angoisses, à la vue d'une apostasie qui ne chei- chait plus à se dissimuler, il rompit à son tour ce lien si cher à son cœur et si flatteur à son intelli- gence, ce fut pour tomber dans le môme vide, dans la même désespérance que naguère Lacor- daire : il se déclarait perdu, vaincu à jamais, pro- clamait que « tout était fini pour lui » et que « sa vie était à la fois manquée et brisée ».
Cette campagne avortée paraissait donc avoir en pour principal résultat, de compromettre irré- médiablement les idées et les hommes par lesquels la cause religieuse avait chance de se relever. Après cet effort malheureux, le catholicisme, en France, semblait être retombé plus bas, dans un état hu- mainement plus désespéré. Aussi le silence se faisait-il autour de lui, silence plus inquiétant encore que les cris de haine et de colère; car qui eût oublié les promesses éternelles aurait pu croire (pie c'était le silence de l'oubli et du tombeau.
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Trois ans ne se sont pas écoulés depuis la con- damnation de Y Avenir, et voici qu'en 1835 la vieille basilique de Notre-Dame est remplie d'une
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CHAPITRE I. LA RÉACTION RELIGIEUSE
foule immense et inaccoutumée. Sous ses voûtes si longtemps désertes et dont la solitude avait été à peine interrompue, depuis un demi-siècle, par les pompes officielles de l'Empire et de la Restau- ration ou par les profanations de l'impiété révolu- tionnaire, six mille hommes, jeunes pour la plupart, représentant toute la vie intellectuelle de l'époque et toutes les espérances de l'avenir, se pressent pour entendre la parole d'un prêtre. A les consi- dérer seulement pendant les heures d'attente , causant, lisant des livres profanes, déployant des journaux, tournant le dos à l'autel, on reconnaît bien que cette réunion n'est pas composée de gens habitués à fréquenter les églises. C'est vraiment la société nouvelle du dix-neuvième siècle, telle qu'elle est sortie de la révolution de 1830, en quelque sorte déchristianisée ; c'est elle qui, après avoir assisté indifférente ou même souriante, au sac de Saint-Germain-l'Àuxerrois, vient former, quatre ans plus tard, autour d'une chaire chré- tienne, un auditoire tel qu'on n'en avait peut-être pas vu depuis saint Bernard; c'est elle qui rétablit ainsi ses relations interrompues avec la religion, et, par sa seule affluence, donne au catholicisme, naguère proscrit ou, ce qui est pis, oublié, un témoignage tout nouveau d'importance et de popularité : transition subite du mépris à l'hon- neur, dont les chrétiens, ayant connu les deux époques, avant et après 1835, n'ont pu se rappeler ensuite l'émotion et la surprise, sans sentir « leurs
AUX DÉBUTS DE LA MONARCHIE 1)E JUILLET 1 l
veux se mouiller de larmes involontaires)) et sans a tomber en actions de grâces devant Celui qui est inénarrable dans ses dons n '. Pour compléter le contraste et faire mieux mesurer le chemin par- couru, le prélat qui préside à ces cérémonies, et sous la bénédiction duquel la foule s'incline res- pectueuse, est ce môme archevêque, hier chassé de son palais saccagé et réduit à se cacher dans sa ville épiscopale. L'orateur, quel est-il? Quel est celui dont le nom a attiré cette foule, dont la parole la retient et en fait un auditoire si fixe, si indestructible , qu'il devait survivre à tous les changements de choses et d'hommes, et qu'il subsiste encore aujourd'hui? Quel est celui dont l'éloquence incomparable charme, saisit, émeut, transforme ces curieux, d'abord frivoles ou même hostiles, et les conquiert, si ce n'est tout de suite à la foi complète et active, du moins au res- pect et au souci des vérités religieuses, à la sym- pathie pour l'Eglise? Quel est l'acteur principal de cet événement, Fun des plus extraordinaires et des plus décisifs dans l'histoire religieuse de la France moderne, puisque de Là date le mouvement qui devait ramener au christianisme les anciennes classes dirigeantes ? ('/est précisément ce jeune prêtre qui s'échappait naguère meurtri, suspect et découragé, des ruines de L'Avenir : L'abbé La- cordairel 11 vient de passer trois ans dans la mo
' Lacordaire, Nôtice sût Ozanam.
12 CHAPITRE I. LA RÉACTION RELIGIEUSE
notonie obscure et solitaire d'une vie de travail, de prière et de pacification, à peine interrompue par des conférences prêchées dans la petite cha- pelle d'un collège. Sans impatience de paraître et de se relever humainement de son échec, il atten- dait l'heure de Dieu N'est-ce pas vraiment cette heure qui a sonné, quand Mgr de Quélen, suivant une inspiration trop étrangère à la direction habi- tuelle de ses idées pour n'être pas providentielle, a subitement et presque brusquement offert à l'ancien rédacteur de Y Avenir la chaire de Notre-Dame?
D'où venait l'auditoire? Par quelle évolution cette foule, si hostile en 1830 et 1831, s'est-elle trouvée, en 1835, disposée à rentrer dans une église? Depuis quelques années et à la suite même de la révolution de Juillet, s'était opéré dans les âmes un travail trop intime pour être remarqué des spectateurs distraits, mais qui n'échappait pas aux observateurs rendus clairvoyants par leur souci même des choses religieuses. Dès le 11 avril 1833, Mme Swetchine écrivait : « Depuis dix-sept ans que je connais Paris, je n'y avais encore vu ni une telle afîluence dans les églises, ni un tel zèle. » El elle ajoutait, en dépit de ses préférences royalistes : « Combien la Restauration, avec ses impulsions
1 11 écrivait le 30 juin 1833 : « Vivre solitaire et dans l'étude, voilà mon âme tout entière... L'avenir achèvera de me justifier, et encore plus le jugement de Dieu... Un homme a toujours son heure : il suffit qu'il l'attende et qu'il ne fasse rien contre la Providence. »
AUX DKULTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET \'ô
religieuses, avec les exemples de ses princes, a été loin d'obtenir de tels résultais ! » Elle écrivait en- core, l'année suivante :
De tous les centres de l'erreur, nous arrivent de brillantes conquêtes faites par la vérité. Chaque coupable folie engendre quelque généreux défenseur de la foi. Ces saints-simoniens, sur lesquels vous aviez vu jeter tant de blâme et tant de ridicule plus juste encore, sont une pépinière comme une autre d'âmes parmi lesquelles Dieu choisit ses élus... Ce mouvement existait bien avant la révolution de 18IÏ0 ; mais c'est elle qui, sans aucun doute, lui a donné plus d'essor. 0 altitudol L'esprit de contradiction, Tamour-propre ou môme la délicatesse, affranchis de la crainte du soupçon de quelque avantage poli- tique, ont mis beaucoup de gens à Taise.
Vers la môme époque, M. de ïocqueville exposait, dans une lettre fort curieuse, écrite à un de ses anus d'Angleterre qui l'avait interrogé sur ce sujet, l'état religieux de la France l. Après avoir indiqué comment toutes les faveurs des .Bourbons envers le clergé n'avaient fait que le rendre plus impopu- laire et qu'exciter davantage l'irréligion, il ajoutait, en parlant de ce qui avait suivi 1830 :
Du moment où le clergé eut perdu son pouvoir politique, et dès qu'on crut apercevoir qu'il était plutôt menacé de persécution que l'objet de la faveur du gouvernement, les haines qui l'avaient poursuivi
' Lettre écrite eu mai 1835. Cor resp. inédite, t. II, p. iS.
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CHAPITRE I. LA REACTION RELIGIEUSE
pendant toute la Restauration, et qui du prêtre étaient passées à la religion, ces haines commen- cèrent à s'attiédir d'une manière visible. Gela n'eut pas lieu tout à coup et en tous lieux. Les instincts irréligieux, que la Restauration avait créés ou fait renaître, se montrèrent souvent sûr quelques points du territoire. Mais en prenant l'ensemble du pays, il fut évident que le mouvement de réaction, qui allait entraîner les esprits vers les idées religieuses, était commencé. Je pense qu'à l'époque où nous sommes arrivés ce mouvement n'échappe plus à personne. Les publications irréligieuses sont deve- nues extrêmement rares (je n'en connais même pas une seule). La religion et les prêtres ont entièrement disparu des caricatures. Il est très rare dans les lieux publics d'entendre tenir des discours hostiles au clergé où à ses doctrines. Ce n'est pas que tous ceux qui se taisent ainsi aient conçu un grand amour pour la religion; mais il est évident qu'au moins ils n'ont plus de haines contre elle. C'est déjà un grand pas. La plupart des libéraux, que les passions irréligieu- ses avaient jadis poussés à la tête de l'opposition, tiennent maintenant un langage tout différent de celui qu'ils tenaient alors. Tous reconnaissent l'u- tilité politique d'une religion, et déplorent la fai- blesse de l'esprit religieux dans la population.
En 1837, le mouvement catholique a acquis assez d'importance pour que M. Saint-Marc Girardin s'écrie, à la tribune de la Chambre des députés : « Messieurs, que vous le vouliez ou non, depuis six ans, le sentiment religieux a repris un ascen-
AUX DÉBUTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET
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dant que nous n'attendions pas ; 0 et cherchant comment s'est accompli ce qu'il ne craint pas d'ap- peler une (( résurrection », il y montre l'œuvre non du «pouvoir », mais de la « liberté» 4.
Suflit-il, pour expliquer cette « résurrection » si rapide et si surprenante, de rappeler les méfiances disparues depuis que le clergé était dégagé de toute attache politique et de toute faveur officielle ? Il y avait d'autres mobiles moins extérieurs, plus intimes et peut-être plus efficaces encore. La raison humaine, un moment exaltée de sa pleine victoire,
* Cette transformation que déterminaient, dans les sentiments religieux de la nation, la situation même laite au clergé par le régime nouveau et la façon dont il y conformait son attitude, a été indiquée, avec précision et autorité, par M. l'abbé Meignan, aujourd'hui évéque de Ghàlons. Il a écrit, en rappelant les souvenirs de cette époque : « Sans doute le clergé n'avait point pour lui la force; s'il se fût montré un seul instant provocateur, il eût été infailliblement écrasé; mais il triompha par ce mélange de fermeté et de conciliation, de force et de douceur, par ce désintéressement, cette humilité, cette abnégation que la religion seule inspire. Il n'arracha point les armes à ses ennemis, mais ceux-ci les déposè- rent eux-mêmes. On ne saurait dire combien le prêtre grandit promptement dans l'estime des populations cal- mées, parla déclarationqu'il fit de rester étranger à toute préoccupation politique, par le devoir qu'il s'imposa de pratiquer une franche neutralité, par l'activité, l'intelli- gence, la discrétion dont il fit preuve, en organisant, par- tout où il pouvait, des œuvres de charité, en ouvrant des asiles, des ateliers, des écoles, par le zèle qu'il déploya à instruire, à consoler, en un mot par le simple exercice de son pieux ministère. » — ( D'un mouvement antire- ligieux en France, Correspondant du 25 février 1800.)
16 CHAPITRE I. LA RÉACTION RELIGIEUSE
en était devenue singulièrement embarrassée. Elle était effrayée du vide qu'avaient fait ses destruc- tions, humiliée et troublée de son impuissance à rien construire pour remplir ce vide. Que de décep- tions douloureuses et salutaires venaient chaque jour, dans tous les ordres de faits et d'idées, punir et éclairer l'orgueil de cette raison révoltée! En même temps, l'ébranlement de toutes choses, l'agi- tation universelle, suites de la révolution, rendaient plus désirables et plus nécessaires à chaque âme, la paix et la stabilité intérieures. Où les trouver, si ce n'est dans la religion? Et cette religion, il ne pouvait être question, après l'avortement ridicule du messie saint-simonien, de la chercher ailleurs que dans le christianisme. M. de Sacy, qui avait été, sous la Restauration, un a libéral » et un « vol- tairien » — lui même en a fait la confession dans ses vieux jours l, — écrivait, en 1835, cette page, expression éloquente du malaise ressenti par les esprits nobles de ce temps :
Le dix-huitième siècle a eu le plaisir de l'incrédu- lité; nous en avons la peine; nous en sentons le vide. En philosophie comme en politique, c'est un beau temps que celui où tout le monde est de l'op- position. On se laisse aller au torrent... Il ne s'agit que de savoir le mot d'ordre ; avec cela, on est fêté, caressé, adoré partout; on a du talent, de la vertu; c'est l'opinion qui s'idolâtre dans ses moindres re-
*Nolù:c sur M, Doudan,
U.\ DÉBUTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET
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présentants. Oui, mais gare le réveil, c'est le mo- ment où il n'y a plus rien à attaquer, rien à dé- truire,... le moment où il faut compter avec soi- même et voir un peu où l'on en est avec ses idées, ce que l'on ne croit plus et ce que l'on croit encore, et où l'on s'aperçoit trop souvent, non sans surprise, que l'on a fait le vide en soi-même et autour de soi, et que, dans le temps où l'on croyait acquérir les idées nouvelles, on chassait tout bonnement des idées acquises. Ce jour du réveil, c'est notre époque!... Le sentiment vrai, c'est le sentiment du vide; c'est un besoin inquiet de croyance; c'est une sorte d'éton- nement et d'effroi, à la vue de l'isolement où la phi- losophie du dix-huitième siècle a laissé l'homme et la société : l'homme aux prises avec ses passions, sans règle qui les domine, aux prises avec les chances de la vie, sans appui qui le soutienne, sans flambeau qui l'éclairé ; la société aux prises avec les révolutions, sans une foi publique qui les tempère et les ramène du moins à quelques principes immuables. Nous sentons notre cœur errer comme un char vide qui se précipite. Cette incrédulité, avec laquelle le dix-hui- tième siècle marchait si légèrement, plein de con- fiance et de folle gaieté, est un poids accablant pour nous ; nous levons les yeux en haut, nous y cher- chons une lumière éteinte, nous gémissons de ne plus la voir briller 1 .
Le travail religieux qui s'opérait alors dans les intelligences a été également décrit et analysé par M. Guizot, clans un article d'une inspiration fort
1 De la Réaction religieuse. [Variétés, t. II. i
18 CHAPITRE t. LA RÉACTION RELIGIEUSE
élevée que la Revue française publiait en 1838, sous ce titre : L'état des âmes. L'auteur montra comment ses contemporains avaient appris des événements à quoi s'en tenir sur les illusions or- gueilleuses et généreuses du dix-huitième siècle ; ils étaient devenus plus sages et plus modestes ; mais « sans comprendre encore la raison de leur sagesse » ; ils étaient « plus domptés que convaincus » ; de là leur abattement et leur sécheresse ; leur tort était de ne pas regarder, au delà de ce monde, « ce qu'il y a de divin » ; il leur fallait revenir à la religion : là les conduisaient toutes les leçons de l'expérience. M. Guizot constatait que ce retour était commencé, non consommé ; et voulant inarquer le point où l'on en était alors, il écrivait : « Les âmes sérieuses mêmes sont encore obscures et agitées... Pourtant nous sommes rentrés dans la voie. L'homme ne se précipite plus loin de Dieu; il s'est retourné vers l'orient; il y cherche la lumière... Ce n'est pas encore l'adoration, mais la crainte de Dieu, ce com- mencement de la sagesse. » Quelques années plus tard, le comte Molé, mesurant le chemin que ve- naient de faire les intelligences , depuis 1830, disait : « L'esprit humain, après avoir décrit sa parabole, est arrivé promptement à cette extré- mité des choses humaines, où se terminent tous les enthousiasmes, et où la profondeur du mécompte amène parfois une salutaire réaction. »
D'ailleurs, chez ceux-là mômes qui avaient été les chefs et les guides de cette jeune génération,
AUX DÉBUTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET 10
naguère si orgueilleusement confiante dans ses forces propres et si dédaigneuse du catholicisme, on pouvait noter le découragement, l'hésitation et parfois les premiers symptômes d'une conversion religieuse. Quel était à cette époque le sentiment intime et dominant de l'homme qui, par son talent, par l'élévation de son esprit et de sa doctrine, par sa sincérité, avait le plus contribué à éloigner de la foi l'élite de ses contemporains, de Théodore Joulfroy? Quel mal secret marquait alors son front d'une tristesse si inconsolable et donnait à sa parole un accent si poignant? C'était l'impuissance dou- loureuse et découragée du rationalisme. Il l'avouait loyalement et mélancoliquement. Et bientôt, à la veille de sa mort *, le même homme qui, sous la Restauration, avait écrit, dans le Globe, le trop fameux article : Comment les dogmes finissent, tristement désabusé, sinon pleinement guéri de son incrédulité, disait avec une sorte de repentir : « Je ne suis pas de ceux qui pensent que les sociétés modernes peuvent se passer du christianisme; je ne l 'écrirais plus aujourd'hui » ; et dans le même temps, parlant des inventions de la raison éman- cipée : « Tous ces systèmes ne mènent à rien; mieux vaut mille et nulle fois un bon acte de foi chrétienne 2. »
Partout donc, et dans les régions naguère le^
1 II est mort en 1842.
- Propos rapportés par M. A. de Margerie, Correspon- dant du 2fi juillet 187G.
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CHAPITRE I. LA RÉACTION RELIGIEUSE
plus acquises à la libre pensée, on rencontrait l'indice de cet ébranlement des intelligences, de ce désenchantement de l'incrédulité, de ce besoin de religion; partout on entrevoyait ces regards tournés vers Dieu : conséquences inattendues d'une révolution qui, en facilitant et précipitant la révolte de la raison humaine, avait rendu ses déboires plus prompts et plus sensibles. Un tel état des âmes ne les préparait-il pas à entendre le nouveau saint Paul qui venait prêcher, dans l'Athènes moderne, « le Dieu inconnu » ? Aussi conçoit-on l'indicible fré- missement, le murmure ému qui parcourut l'audi- toire si mélangé de Notre-Dame, quand, dès son premier discours, Lacordaire, de sa voix vibrante, lui jeta brusquement ce cri, répondant si direc- tement aux nécessités et aux souffrances de ceux qui l'écoutaient : a Assemblée, assemblée, que me demandez-vous, que voulez-vous de moi ? La vérité? Vous ne l'avez donc pas en vous-mêmes, puisque vous la cherchez ici ! »
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Dans la lettre où, dès 1835, il décrivait le mou- vement catholique, M. de Tocqueville a noté un fait, entre tous, significatif et consolant. « Le changement le plus grand, disait-il, se remarque dans la jeunesse. Depuis que la religion est placée en dehors de la politique, un sentiment religieux,
AUX DÉBUTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET 21
vague clans son objet, mais très puissant déjà dans ses effets, se découvre parmi les jeunes gens. Le besoin d'une religion est un texte fréquent de leurs discours. Plusieurs croient ; tous voudraient croire. » Et il citait, à l'appui de son assertion, « les cinq mille jeunes gens » qui, disait-il, se pressaient, cette année même, à Notre-Dame, pour entendre l'abbé Lacordaire. M. Saint-Marc Girardin, bien placé pour observer les étudiants, s'écriait vers la même époque : « Je vois la jeunesse cherchant, au milieu des désordres du siècle, où se prendre et se retenir, et demandant aux croyances de ses pères, si elles ont un peu de vie et de salut h lui donner ». Ce fait frappait même des observateurs plus frivoles : la femme d'esprit qui, sous le nom clu vicomte de Launay, écrivait « le Courrier de Paris )) du journal la Presse, Mmc Emile de Girardin, constatait ce retour des générations nouvelles, et, signe du temps, s'en félicitait. « C'est plaisir, disait-elle, de voir cette jeunesse française venir d'elle-même, indépendante et généreuse, chercher des enseignements, apporter des croyances, au pied de ces mêmes autels, où jadis on ne voyait que des fonctionnaires publics en extase... Dites, n'aimez-vous pas mieux cette jeune France, in- struite et religieuse, que cette jeunesse Touquet 1 que nous. avions autrefois et qui a fourni tous nos
1 Allusion au libraire Touquet, ancien ofiicior de L'Empire, éditeur, sous la Restauration, du Voltaire Touquet, dos Evangiles Touquet, de la Charte Touquet, et
22 CHAPITRE I. LA RÉACTION RELIGIEUSE
grands hommes d'aujourd'hui » ? Comment ne pas espérer, ajoutai t-elie, « d'un pays où la jeunesse prie et espère 1 » ?
D'ailleurs, dès le lendemain de 1830, dans ce monde des écoles, dont la partie la plus bruyante était alors engagée si avant dans les agitations ré- volutionnaires, il s'était formé un petit groupe d'étudiants catholiques. Presque tous venaient de la province, où la religion s'était mieux conservée qu'à Paris. Ardents à confesser leur foi et à déployer leur drapeau, prêts à souffrir en martyrs ou à combattre en chevaliers, ils étaient cependant enfants de leur siècle, étrangers aux partis du passé, soucieux de rester en sympathie et en com- munion avec les aspirations libérales de leurs contemporains. Y avait-il, dans quelque village de la banlieue, à Nanterre par exemple, une de ces processions publiques devenues si rares à cette époque, ils allaient gaiement, humblement et fiè- rement s'y joindre, à Fébahissement des paysans. Se produisait-il en Europe quelque incident où étaient engagés les droits de la conscience et la liberté religieuse, ils signaient des adresses ou des protestations. Ils fondaient des conférences de philosophie et d'histoire, pour traiter les questions intéressant le passé et l'avenir de l'Eglise, et ils y
autres publications do propagande « libérale » et voltai- rienne.
1 45 mars 1837.
AL.K DÉBUTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET 23
provoquaient] leurs camarades non chrétiens à des débats courtois, dans lesquels, grâce à leur zèle et à leur union, ils avaient généralement l'avantage. S'ils entendaient, à la Sorbonne ou au Collège de France, un professeur attaquer la croyance ou l'hon- neur catholiques, ils lui adressaient une réponse ferme, étudiée, respectueuse; celle-ci souvent était lue, discutée, parfois elle était applaudie de l'audi- toire, ou même amenait les excuses et la rétrac- tation du maître. « Messieurs, — disait avec éton- nement M. JoulTroy, en 183*2, après un incident de ce genre. — il y a cinq ans, je ne recevais que des objections dictées par le matérialisme ; les doctrines spiritualistes éprouvaient la plus vive résistance. Au jourd'hui les esprits ont bien changé, l'opposition est toute catholique l. » Fait étrange, en effet, si peu de temps après la révolution ! Dans la jeunesse, c'était désormais du côté des croyants qu'on pre- nait l'offensive; là étaient l'action, l'entrain, la vie et jusqu'à l'attrait de la nouveauté ; à eux les espoirs généreux qui naguère avaient animé la gé- nération rationaliste du Globe, à eux de rêver le glorieux triomphe de leurs idées et de s'écrier à leur tour : « Nous touchons à une grande époque 2 ! p
* Lettiv d'Ozanam du ?5 mars 1832.
2 C'est ce qu'écrivait vers cette époque, le jeune Pierre Olivaiut, tout récemment converti (Vie du P. Olivaint, par le P. Clair, p. 158). Dans cette même lettre, Pierre Olivaint disait : « Je serais infini, si je te racontais ce que font à Paris des jeunes gens du monde; j'en connais
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CHAPITRE L LA RÉACTION RELIGIEUSE
Ces étudiants catholiques reconnaissaient pour chef un jeune Lyonnais de vingt ans, à l'âme haute et modeste, ardente et pure, tendre et vail- lante, qui faisait déjà aimer et qui devait bientôt illustrer le nom d'Ozanam. En quittant le pieux foyer de sa famille pour entrer seul dans ce Paris de 1831, où le catholicisme était répudié, il lui avait semblé qu'il tombait « au milieu d'un abîme vide et muet1 ». Mais s'il sentait vivement les misères de son siècle, il l'aimait et en espérait beaucoup. Dans une lettre enthousiaste, écrite peu d'années après, en 1835, à un de ses amis de province, il se comparait, lui et ses camarades catholiques, aux « chrétiens des premiers temps, jetés au milieu d'une civilisation corrompue et d'une société croulante » ; puis il ajoutait :
A des maux égaux, il faut un égal remède. La terre s'est refroidie; c'est à nous, catholiques, de ranimer la chaleur vitale qui s'éteint, c'est à nous de recom- mencer aussi Tère des martyrs. Car être martyr, c'est chose possible à tous les chrétiens ; être martyr, c'est donner sa vie en sacrifice, que le sacrifice soit consommé tout d'un coup comme l'holocauste, ou qu'il s'accomplisse lentement, et qu'il fume nuit et jour sur l'autel; être martyr, c'est donner au ciel tout ce qu'on a reçu : son or, son sang, son âme tout entière.
quelques-uns qui, l'année dernière, ont empêché plus de cinquante suicides. »
1 Notice sur Ozanam, par Lacordairo.
vrx DÉBUTS de la monarchie de juillet 2T>
L'humanité d'alors lui apparaissait semblable au voyageur dont parle l'Evangile :
Elle a aussi été assaillie par des ravisseurs, par les larrons de la pensée, par des hommes méchants qui lui ont ravi ce qu'elle possédait : le trésor de la foi et de l'amour, et ils l'ont laissée nue et gémissante, couchée au bord du sentier. Les prêtres et les lévites ont passé, et cette fois, comme ils étaient des prêtres et des lévites véritables, ils se sont approchés de cet être souffrant et ils ont voulu le guérir. Mais dans son délire, il les a méconnus et repoussés. A notre tour, faibles samaritains profanes, osons ce- pendant aborder ce grand malade. Peut-être ne s'ef- frayera-t-il point de nous. Essayons de sonder ses plaies et d'y verser de l'huile ; faisons retentir à son oreille des paroles de consolation et de paix ; et puis, quand ses yeux se seront dessillés, nous le remet- trons entre les mains de ceux que Dieu a constitués les gardiens et les médecins des âmes f...
Qui n'admirerait la hardiesse généreuse et élo- quente de ce programme d'étudiant ? A certains accents, il semble qu'on retrouve quelques-unes des bonnes inspirations de X Avenir. En effet, Oza- nam et ses amis avaient été les lecteurs, parfois émus, de ce journal ; s'ils paraissent s'être tenus à l'écart de Lamennais, ils aimaient, en 1832 et dans les années suivantes, à se réunir dans le salon du jeune comte de Montalembert, et allaient, vers
* Lettre du ï:\ février 1835.
26 CHAPITRE t. LA RÉACTION RELIGIEUSE
la même époque, frapper à la porte de la chambre de couvent où Lacordaire cherchait la solitude et la paix. Et cependant que de différences entre l'apostolat ardent, mais modeste, réglé, de ces adolescents, et l'entreprise que Lamennais avait marquée de sa nature violente, troublée et pré- somptueuse ! Ozanam voulait-il indiquer comment, le cas échéant, il comprendrait l'opposition à la tyrannie : « les Prisons de Silvio Pellico, disait-il, et non les Paroles d'un Croyant » . Il n'«avait pas la prétention de refaire à lui seul et du premier coup le monde : « Nous autres, écrivait-il, nous sommes trop jeunes pour intervenir dans la lutte sociale. Resterons-nous donc inertes, au milieu du monde qui souffre et qui gémit? Non, il nous est ouvert une voie préparatoire; avant de faire le bien public, nous pouvons essayer de faire le bien de quelques-uns; avant de régénérer la France spirituelle, nous pouvons soulager quelques-uns de ses pauvres; aussi je voudrais que tous les jeunes gens de tête et de cœur s'unissent pour quelque œuvre charitable 1 . »
Nous voilà loin de Lamennais ; et tandis que ce dernier, après l'échec de sa brillante tentative, s'abîmait, en laissant compromis les nobles esprits et les idées justes qui avaient été mêlés à son entreprise, Ozanam et ses amis faisaient humble- ment de bonnes œuvres qui se trouvaient être, à
« Lettre du 21 juillet 1834.
AUX DÉBUTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET 27
leur insu, de grandes œuvres; ils fondaient, en 1S33, la Société de Saint-Vincent -de- Paul ; ils avaient aussi les premiers, dès cette même année, l'idée des conférences de Notre-Dame, et c'était après leurs démarches réitérées que l'archevêque de Paris se décidait, deux ans plus tard, à com- mencer cette grande prédication. Des écoliers étaient ainsi les promoteurs de deux événements qui devaient à la fois marquer le rôle transformé du catholicisme dans la société moderne, et exercer l'influence la plus efficace sur le retour religieux des nouvelles générations. Trop modestes pour se croire une mission importante, ils ne songeaient qu'à se sanctifier eux-mêmes par la visite des pau- vres, ou à s'édifier en entendant la parole de Dieu. A peine les remarquait-on, mêlés aux auditeurs de Lacordaire, plus enthousiastes que tous autres à célébrer son succès, s'écriant, avec Ozanam, au sortir de Notre-Dame : « Voilà qui nous met du baume dans le sang 1 n ; bien peu nombreux sans doute, au milieu de la foule des curieux, des indif- férents ou des hostiles qui les enveloppaient, mais y représentant le ferment sacré qui devait faire lever toute la pâte.
IV
En janvier 1834, quand Ozanam et ses cama- rades étaient allés demander, pour la seconde fois,
1 Lettres dOzanam du 2 mai 183 i.
28 CHAPITRE I. LA RÉACTION RELIGIEUSE
à Mgr de Quélen, l'ouverture des conférences de Notre-Dame, ils avaient insisté pour obtenir un enseignement qui traitât les questions actuelles, et qui « sortît du ton ordinaire des sermons »;. En effet, si, depuis 1830, la société nouvelle s'était peu à peu inclinée vers les choses religieuses, il fallait cependant, pour qu'elle les comprît et con- sentît seulement à les entendre, qu'on lui en parlât dans une langue et qu'on les lui présentât sous une forme appropriées à ses goûts et à son état d'esprit. L'archevêque avait accueilli les jeunes pétitionnaires avec une bonté paternelle, mais son point de vue était absolument différent. Aussi, dans cette année 1834, au lieu de l'apostolat tout nouveau rêvé par Ozanam, il avait fait prêcher à sa cathédrale une série de sermons, conçus par lui, sur les vieux plans et d'après les modèles anciens. En dépit du talent des orateurs, parmi lesquels était l'abbé Dupanloup, le résultat avait été nul. Cette parole n'avait ni touché le cœur, ni même atteint l'oreille du public.
Tout autre se montra Lacordaire, quand, l'année suivante, l'archevêque, revenant soudainement à l'idée suggérée par les étudiants catholiques, l'ap- pela dans la chaire de Notre-Dame. Ne savait-on pas déjà, avant de l'entendre, qu'il était fils de son siècle, qu'il en avait partagé les souffrances, les espoirs, les illusions, et même, dans une certaine mesure, les erreurs; si bien qu'il pouvait dire « que toute sa vie antérieure, jusqu'à ses fautes, lui avait
AUX DÉULTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET 29
préparé quelque accès clans le coeur de son pays et de son temps » ? Sans doute, c'était toujours la même éternelle vérité qu'il prêchait, mais il pré- tendait lui donner « une jeunesse de formes et d'idées, nullement incompatible avec son immuable antiquité ». Ses mains hardies, parfois presque téméraires, brisaient le moule ancien de la prédi- cation. Et surtout, à l'entendre, on reconnaissait un contemporain, qui, la veille, avait ressenti les troubles auxquels il voulait arracher ses auditeurs, qui partageait encore les plus pures et les plus nobles de leurs aspirations. Loin de vouloir les ramener en arrière, la prédication qu'il leur faisait entendre pouvait être justement appelée « une pré- dication pleine d'espérance ». Il n'était pas jus- qu'aux locutions familières, aux néologismes tout modernes, qui , en s' échappant de cette chaire étonnée en quelque sorte de les entendre, ne cau- sassent à l'homme du monde « le même plaisir que fait au voyageur en pays lointain, l'accent subi- tement reconnu du pays natal1 ». Aussi Lacordaire a-t-il pu écrire un jour : « J'ose dire que j'ai reçu de Dieu la grâce d'entendre ce siècle que j'ai tant aimé, et de donner à la vérité une couleur qui aille à un assez grand nombre d'esprits. »
Prétendons-nous que son goût fût toujours abso- lument pur? Proposerons-nous sa méthode comme
1 Expression du prince Albert uV Broglie dans son discours do réception à l'Académie française.
30 CHAPITRE f. LA RÉACTION RELIGIEUSE
un modèle sûr et permanent à ceux qui s'adresse- raient à un autre public et qui surtout n'auraient pas son génie? Non, mais cette prédication était merveilleusement adaptée aux nécessités du mo- ment, et le meilleur éloge à en faire est de rappe- ler l'impression saisissante et ineffaçable qu'elle a produite sur les contemporains, le nombre des âmes auxquelles elle a fait faire le premier pas sur la route qui devait les ramener à Dieu. Aussi bien, la vue même de ces résultats extraordinaires n'ar- rachait-elle pas à M. de Quélen, l'homme le moins ouvert, par nature et par situation, aux idées mo- dernes, un cri public d'admiration et de reconnais- sance ? Ne le voyait-on pas, à la fin de la première station, se lever en face de la chaire et remercier solennellement Dieu d'avoir suscité, pour les hommes de son temps, celui qu'il ne craignait pas d'appeler un « prophète nouveau h ?
L'hommage que Lacordaire recevait ainsi du représentant le plus éminent du vieux clergé, n'em- pêchait pas qu'il ne rencontrât de ce côté des con- tradictions très vives et parfois douloureuses *. Il fallait s'y attendre. Dans cette entreprise si nou- velle et si hardie, tout — procédés, formules, doc- trines, jusqu'à la personne et aux antécédents du jeune prêtre ultramontain et libéral qui y présidait — était fait pour troubler les habitudes, choquer
1 Sur co sujet délicat nous ne pouvons que renvoyer à la Vie du P. Lacordaire, par M. Foissct. On ne saurait consulter un témoin plus sage et plus sûr.
AUX DÉBUTS DE LA. MONARCHIE DE JUILLET 31
les idées, froisser les affections du vieux clergé royaliste, gallican, accoutumé à chercher le salut de l'Église et de la société dans un retour plus ou moins complet à l'ancien régime; tout était fait pour inquiéter la sagesse timide, routinière et vieillissante de ceux qui voulaient surtout éviter « de donner du mouvement aux esprits ». La poli- tique n'était pas étrangère à cette émotion : l'idée seule de voir tenter une grande action religieuse, en dehors et au-dessus du parti royaliste, parais- sait à plusieurs une sorte de renversement des traditions, une façon à la fois sacrilège et révolu- tionnaire de séparer ce qui devait rester étroite- ment uni. En réalité la question qui se débattait •et que le succès même des conférences paraissait trancher, était celle de savoir si un changement considérable allait être apporté dans l'attitude des catholiques, en face de la France du dix-neuvième siècle, en face des partis et des écoles qui la divi- saient. Lacordaire le comprenait : « Notre clergé, disait-il, est divisé en deux partis : l'un veut l'an- cienne Eglise de France avec ses maximes et ses méthodes, l'autre croit que la France est dans un état irrémédiablement nouveau. Je suis l'homme non encore reconnu, mais enfin l'homme possible de cette dernière fraction; on le sent, et des haines de détail prises dans des souvenirs s'unis- sent aux haines profondes des partis K »
1 Lettre du 3 janvier 1837.
32 CHAPITRE L LA REACTION RELIGIEUSE
On vit alors une opposition sourde, insaisis- sable, mais obstinée, s'attacher à toutes les dé- marches, à toutes les paroles de l'orateur. Les mécontents racontaient qu'il « n'osait pas même nommer Jésus-Christ en chaire » ; qu'il prêchait des « doctrines empreintes de l'esprit d'anarchie » ; on le qualifiait de « tribun », de « républicain forcené », de « révolutionnaire relaps » . Il se ren- contrait même des vicaires généraux pour cen- surer les doctrines du prédicateur comme hétéro- doxes. « Je sentais tout autour de moi, écrivait Lacordaire, une fureur concentrée qui cherchait quelque part une issue à son mauvais vouloir. Le Pape me mettrait la main sur la tête pendant toute ma vie, que je ne perdrais pas une injure, une calomnie, pas une mise en suspicion souterraine. » M. de Quélen était assailli de dénonciations qui mettaient sa naturelle irrésolution et ses penchants contradictoires à une épreuve embarrassante; par ses idées, par son origine, il était avec le clergé d'ancien régime; d'autre part il aimait le prêtre qu'il avait patronné dans ses disgrâces; il était fier de l'orateur brillant auquel il avait ouvert la carrière; ce grand succès, dont il avait sa part, consolait son cœur d'évêque si longtemps éprouvé, et il n'était pas insensible à cette popularité qui rejaillissait un peu sur lui. De là des alternatives d'appui et d'abandon qui faisaient dire à Lacor- daire : « L'archevêque a eu des moments sublimes pour moi; mais c'est un fardeau sous lequel il
AUX DÉDUIS DE LA MONARCHIE DE JUILLET 33
ploie sans le vouloir. » Malgré ses succès, le jeune prédicateur souffrait d'être si àprement attaqué et si imparfaitement soutenu. La faveur du public ne l'empêchait pas de se sentir isolé au milieu des hostilités qui l'enveloppaient. Il prit alors, en plein triomphe, à la fin de la station de 1836, le parti d'interrompre ses conférences, et d'aller chercher à Home la paix clans le présent et la force pour l'avenir. Il comprenait d'ailleurs, a-t-il écrit plus tard, qu'il n'était pas « assez mûr encore pour fournir la carrière d'un seul trait ».
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Ne pouvait-on pas craindre qu'une retraite si brusque ne fit perdre ce qui avait été gagné pendant ces deux années? que dans le sein du clergé elle ne rendit aux idées et aux tactiques d'ancien ré- gime le crédit que le succès des conférences leur avait enlevé ? que dans le public elle n'arrêtât et peut-être ne fit reculer le mouvement religieux ? Il n'en fut rien. L'évolution, dont la prédication de Notre-Dame avait donné le signal, continua à s'accomplir dans l'attitude des catholiques; Lacor- daire avait été, sur ce point, plus complètement et plus définitivement vainqueur que lui-même n'a- vait pu s'en rendre compte, dans la fumée de la bataille. L'élan -jjÊhmû à la vie chrétienne ne se ralentit pas. Chaque année l'alHuence était plus
34 CHAPITRE I. LA RÉACTION RELIGIEUSE
grande dans les églises. On relevait dans les cam- pagnes les croix de missions abattues en 1830. Les processions publiques étaient rétablies dans plusieurs des villes où elles avaient été interdites. Des œuvres nouvelles de prières, de charité, de propagande, se fondaient. Sur plusieurs points s'ouvraient des monastères nouveaux de Trappistes et de Chartreux, parfois aux applaudissements des « libéraux » eux-mêmes, comme pour la Chartreuse de Blosserville, près de Nancy. Un jeune prêtre angevin, ancien disciple de Lamen- nais, l'abbé Guéranger, qui, dès 1833, s'était in- stallé à Solesmes, avec quelques compagnons, pour renouer en France la grande tradition bénédic- tine, y prenait l'habit monastique en 1836; et l'année suivante, une décision pontificale déclarait le monastère, ainsi ressuscité, chef d'une congré- gation nouvelle de l'ordre de Saint-Benoît, la « con- grégation de France » , qui était reconnue héritière des anciennes congrégations de Cluny, de Saint- Maur et de Saint- Vannes. Les statistiques de la librairie constataient le nombre croissant des livres de piété ou de théologie, des ouvrages de tout genre publiés par des écrivains catholiques. Les prédications de MM. Cœur, Dupanloup, Deguerry, sans avoir le retentissement de celles de Lacor- daire, s'imposaient assez à l'attention publique pour que les journaux, les plus étrangers d'ordi- naire aux choses ecclésiastiques, jugeassent néces- saire de s'en occuper. Enfin les conférences de
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Notre-Dame, elles-mêmes, n'étaient pas interrom- pues par le départ de l'orateur qui les avait créées, et le Père de Ravignan montait à son tour dans cette chaire qu'il devait occuper pendant de lon- gues années.
L'impression fut différente, mais elle ne fut ni moins profonde, ni moins efficace, ni moins inef- façable. Tout contribuait à la produire : le talent du nouvel orateur; son accent d'une conviction imposante ; l'autorité en quelque sorte visible de sa vertu; cette physionomie, cette attitude d'une noblesse si sainte qu'on a pu dire : « quand le P. de Piavignan paraît en chaire, on ne sait vrai- ment s'il vient de monter ou de descendre » ; et jusqu'à ce fameux signe de croix qu'il traçait len- tement et grandement sur sa poitrine, après le si- lence du début, et qui était à lui seul une prédi- cation. Sans doute, il eût été impuissant à faire ce que Lacordaire venait d'accomplir; il n'aurait pas su trouver la note inattendue et saisissante de ce cri d'appel qui avait pénétré au plus intime d'un siècle désaccoutumé des choses religieuses et souf- frant, a son insu, d'en être privé ; ce n'est pas lui qui aurait, du premier coup, attiré en foule les générations nouvelles sur le chemin de l'église qu'elles avaient oublié ; mais il arrivait à son heure pour compléter l'œuvre de son prédécesseur. Celui-ci avait eu pour mission, comme il le disait, de « préparer les âmes à la foi ». Le P. de Ravi- gnan les y faisait entrer davantage. Aussi, —
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tout en restant, autant que le permettait la nature différente de son esprit, dans le genre créé par Lacordaire, tout en gardant les mômes ménage- ments pour les susceptibilités et les préjugés de l'époque, tout en bravant les critiques et les dé- nonciations de ceux qui ne lui épargnaient guère plus qu'à son devancier le reproche de ne pas oser être assez chrétien, — il faisait peu à peu avancer ses auditeurs sur le chemin qui devait les conduire du porche au sanctuaire du temple. Chaque année, il était consolé par des progrès nouveaux : non seulement des sympathies d'opinion, mais des conversions d'âmes. La foi gagnait dans les régions qui avaient paru lui être le plus inaccessibles. A l'École normale, par exemple, se formait un groupe de catholiques, la plupart récents convertis des conférences de Notre-Dame. On avait com- mencé par les appeler « la bande des niais » ; mais bientôt ils imposaient à tous respect et sympathie par leur vertu et leur sincérité généreuse : foyer singulièrement ardent de foi, de charité et de pro- pagande chrétienne, dont la chaleur et la lumière gagnaient jusqu'aux professeurs1. En 1839, le P. de Ravignan pouvait écrire au Père général de la Compagnie de Jésus :
J'ai reçu bien des lettres consolantes, aucune ano- nyme ou injurieuse. J'en ai reçu une très bien tour-
1 Parmi ces jeunes gens plusieurs se firent prêtres : trois notamment devinrent jésuites, Pitard, Verdière et Olivaint, le futur martyr de la rue Haro.
AUX DÉDUTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET 37
née, au nom des élèves de philosophie du lycée Saint-Louis, à Paris. Les proviseurs et professeurs de l'Université menaient presque tous leurs élèves de philosophie aux conférences. 11 paraît qu'une bonne influence en résultait. Vingt élèves de la grande École normale universitaire de Paris sont, depuis un an ou deux ans, chrétiens pratiquants: eux et d'autres suivent avec intérêt les conférences. On en parle dans un bon sens à l'Ecole... 1
Dans cette même année, Ozanam écrivait à La- cordaire, alors à Rome :
Vous le savez, sans avoir besoin de l'entendre répéter encore, le mouvement auquel vous donnâtes, du haut de la chaire de Notre-Dame, une si puis- sante impulsion, n'a pas cessé de se propager parmi les multitudes intelligentes. J'ai vu de près ces hommes du carbonarisme républicain, devenus d'humbles croyants, ces artistes aux passions ar- dentes, qui demandent des règlements de confrérie. J'ai reconnu cette désorganisation, ce discrédit de l'école rationaliste, qui l'a réduite à l'impuissance, et qui force ses deux principaux organes, la Revue française et la Revue des Deux Mondes, à solliciter la collaboration des catholiques, ou, comme le dit M. Buloz, des honnêtes gens. En môme temps que M. de Montalembert parvient h réunir dans la Chambre des pairs une phalange disposée à com- battre pour le bien, M. de Carné assure qu'une cin- quantaine de voix s'accorderont bientôt en faveur
i Vie du P. de Ravignan, par le P. de Ponlevoy.
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38 CHAPITRE I, LA RÉACTION RELIGIEUSE
des questions religieuses, à la Chambre des députés. D'un autre côté, la petite Société de Saint-Yincent-de- Paul voit grossir ses rangs d'une façon surprenante : une conférence nouvelle s'est formée d'élèves des Écoles normale et polytechnique; quinze jeunes gens, composant environ le tiers du séminaire de l'Université, ont demandé, comme une faveur, de passer deux heures chaque dimanche, leur seul jour de liberté, à s'occuper de Dieu et des pauvres. L'an- née prochaine, Paris comptera quatorze conférences, nous en aurons un nombre égal en province : elles représenteront un total de plus de mille catholiques impatients de marcher à la croisade intellectuelle que vous prêcherez \
Après plusieurs années de ces progrès continus, le P. de Ravignan put enfin ajouter aux confé- rences la retraite de la semaine sainte et cette grande communion de Notre-Dame qui furent vraiment sa création propre2 : couronnement de cette magnifique campagne et signe le plus écla- tant de la rentrée de Dieu clans la société de 1830. L'effet en fut immense; ce spectacle, si extraor- dinaire dix ans après la révolution de Juillet, arra- chait au plus sceptique des observateurs ce cri d'étonnement et aussi de déplaisir :
Il faut parler de la semaine de Pâques. Décidé- ment toutes les réactions sont complètes et triom-
1 Lettre du 26 août 1839.
2 La retraite fut inaugurée en 1841, et la communion générale en 1842.
AUX DÉBUTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET 39
phantes. La foule, à Notre-Dame, était prodigieuse. M. de Ravignan prêchait trois fois par jour. On s'y pressait, on s'y foulait, on y pleurait. Je ne sais combien Ton comptera de communions pascales, mais je crois que le chiffre n'aura jamais monté si haut, depuis cinquante ans. Le clergé est organisé, actif et zélé, la société indifférente, mais avide d'é- motions et de quelque chose. Personne ne lui offre rien; la philosophie n'existe pas, ou elle se proclame l'amie de la religion et de l'orthodoxie quand même. Dans cet état, incertitude, curiosité, engouement, on se pousse dans un sens, et, si l'on n'y prend garde, cela devient sérieux : l'entraînement suit. Les vieux peuples, comme les vieilles gens, sont tentés de revenir à leurs patenôtres et de n'en plus sortir. Se pourrait-il que la France finalement fût catholique, comme Bénarès est hindoue, par impuis- sance d'être autre chose 1 ?
Pendant que le P. de Ravignan continuait et développait la première œuvre de Lacordaire, celui-ci était conduit à en entreprendre une autre, non moins importante, dans l'histoire de la restau- ration religieuse en France. Il rencontrait à Rome, sans l'y avoir cherchée, la vocation monastique. Ce n'était pas seulement, chez lui, le désir de trouver, dans un couvent, la règle et le point d'appui qui lui avaient tant manqué, aux heures d'agitation et d'isolement de sa jeunesse sacerdo-
1 Sainte-Beuve, Chroniques parisiennes,^. 21. Ces chro- niques étaient envoyées, eu 18 i3; à la Rente suisse.
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CHAPITRE F. LA RÉACTION RELIGIEUSE
taie; son dessein, d'un intérêt plus général et plus français, était de faire rentrer les moines, la tête haute, dans son pays l. Tentative singulièrement hardie, en face des préventions de l'époque ! Mais Lacordaire croyait tout possible sur le terrain si nouveau où il s'était placé, et où, par l'exemple même de son succès, il cherchait et peu à peu par- venait à attirer l'Eglise. La faculté, pour un citoyen libre, d'observer la règle et de porter le costume de Saint-Dominique, il ne la sollicita pas du gou- vernement comme une faveur; il la réclama de l'opinion publique comme un droit, et adressa, en 1839, « à son pays » ce fameux « Mémoire pour le rétablissement en France des Frères Prêcheurs », d'un accent éloquent et original, fier et cares- sant, audacieux et habile, où l'homme moderne apparaissait sous le froc antique, où il parlait de liberté et faisait appel à toutes les idées contem- poraines, en poursuivant la restauration d'une in- stitution du treizième siècle, liée aux souvenirs impopulaires de l'inquisition. Une fois de plus, Lacordaire vit sa tactique couronnée d'un plein succès. Il ne gagna pas seulement le concours de plusieurs disciples, recrutés précisément dans la
{ Lacordaire avait été sans doute devancé, dans le rétablissement des ordres monastiques en France, par dom Guéranger qui, comme on l'a dit plus haut, s'était établi à Solesmes dès 1833, et avait revêtu l'habit de Saint-Benoit en 183G. Mais cet événement n'avait pas eu de retentissement; il avait élé en quelque sorte tout local.
AUX DÉBITS DE LA .MONARCHIE DE JUILLET I 1
partie de la jeunesse qui avait le plus pris goût aux idées nouvelles ; le jour venu, dans les pre- mières semaines de 18 il, il put, sous son nouveau costume, traverser la France étonnée, mais géné- ralement sympathique et respectueuse, intéressée par ce que cette hardiesse avait de vaillant, flattée par la confiance témoignée en sa tolérance et en sa justice. Arrivé à Paris, il lit plus encore, pour prendre solennellement possession de la liberté qu'il venait de reconquérir : violentant quelques timidités amies, il parut dans La chaire de Notre- Dame, avec sa robe blanche et sa tète rasée, ayant à ses pieds dix mille hommes, parmi lesquels tous les chefs du gouvernement et de l'opinion ; et alors, sous ce froc du moyen âge, il prononça, par un contraste voulu, le plus moderne de ses discours, celui sur « la vocation de la nation fran- çaise ».
Après cela, n'était-il pas fondé à dire, en mon- trant sa robe blanche : « Je suis une liberté » ? Il venait, par ce coup d'éclat, d'arracher au pays lui-même ce que les pouvoirs publics n'eussent pas sans doute voulu ni osé accorder du premier coup; il avait gagné devant l'opinion le procès, non seulement des dominicains, mais de tous les ordres religieux. Les jésuites, qui jusqu'alors ne s'étaient établis en France que d'une façon équi- voque et en se prêtant à une sorte de dissimulation convenue, ne furent pas les derniers à en profiter : dès l'année suivante, pour la première fois, en
42 CHAPITRE I. LA RÉACTION RELIGIEUSE
annonçant les conférences de Notre-Dame, on dit le « Père de Ravignan » et non plus « l'abbé de Ravignan ». Quel progrès, si l'on se reporte au lendemain de 1830, et même à la Restauration î Le nouveau moine, lors de sa rentrée en France et de son discours à Notre-Dame, avait été invité chez le ministre des cultes ; il y avait dîné en froc. On raconte que l'un des convives, ancien ministre de Charles X, M. Bourdeau, se penchant vers son voisin : « Quel étrange retour des choses de ce monde, dit-il ! Si, quand j'étais garde des sceaux, j'avais invité un dominicain à ma table, le lendemain, la chancellerie eût été brûlée. »
Aussi, peu de temps après, un prêtre éminent repassait dans son esprit les changements ines- pérés, accomplis, depuis 1830, dans l'ordre reli- gieux ; il considérait les âmes ramenées vers Dieu par l'effet même de l'agitation et du trouble qui avaient paru d'abord les en éloigner, le clergé ces- sant d'être suspect par suite de sa ruine politique, et retrouvant, grâce à une attitude nouvelle, une popularité plus fructueuse que n'avait jamais pu l'être la faveur officielle. Alors conduit, contraint en quelque sorte, à reprendre la pensée, si étrange au premier abord, qui avait été déjà indiquée, en 1834, par Mmc Swetchine, il constatait que « la révolution de Juillet avait été, sans le vouloir, la première origine de la réaction religieuse1. » Les
1 L'abbé Dupanloup, De la Pacification religieuse, 1845.
AUX DÉBUTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET 43
adversaires eux-mêmes étaient réduits à confesser ce retour si inattendu. L'un d'eux, M. Dubois, l'ancien fondateur du Globe, disait, vers I8/1O, à un élève de l'École normale : « Mes sentiments sont bien connus, j'ai toujours combattu le catho- licisme ; mais, je ne puis me le dissimuler, il se prépare pour lui un siècle aussi beau et plus beau peut-être encore que le treizième1. » Or, c'était le même homme qui, en 1831, visitant, comme inspecteur général de l'Université, le collège de Rennes, s'était écrié, après avoir rendu au passé de la religion catholique un hommage d'une hau- taine bienveillance : « Messieurs, nous marchons vers une grande époque, et peut-être assisterons- nous aux funérailles d'un grand culte2. »
VI
Pendant que Lacordaire ramenait les généra- tions nouvelles dans les églises, son frère d'armes de Y Avenir 1 le comte de Montalembert, travaillait à faire reprendre aux catholiques la place qu'ils avaient perdue dans le monde politique. C'est le \h mai 1835, au moment même où finissait la première station de Notre-Dame, que le jeune pair
1 Ce propos est rapporté dans une lettre du jeune Pierre Olivaint. ( Vie du P. Oliuaint, par le P. Clair, p. 158.) * Ami de la Religion du 4 août 1831.
CHAPITRE I. LA REACTION RELIGIEUSE
prononçait son maiden speech dans la Chambre haute.
Lui aussi, il avait du sortir de l'arène, pour reprendre haleine, après le faux départ de YA- venir. Seulement, ces années de retraite que le prêtre avait passées, isolé et comme immobile, dans sa chambrette d'aumônier de la Visitation, le gentilhomme les avait employées à parcourir les grandes routes d'Allemagne et d'Italie, se pas- sionnant partout à la recherche des vestiges, jus- qu'alors mal compris et imparfaitement goûtés, des grands siècles catholiques, particulièrement des monuments artistiques du treizième et du quinzième siècle. Le hasard des voyages — où le poussait peut-être l'agitation d'un esprit encore mal remis des excitations et des secousses de la crise récente — lui avait fait rencontrer, dans un coin de la Hesse, les traces, presque complète- ment effacées par la haine protestante et par l'oubli populaire, du culte dont avait été l'objet « la chère sainte Elisabeth » . Séduit et indigné, touché et conquis, il avait fait de la royale sainte la dame de ses pensées, de son imagination, de ses études; il s'était armé son chevalier, pour venger cette mémoire méconnue, pour ranimer cette dévotion éteinte, et avait trouvé dans la pré- sence constante de cette charmante et douce vi- sion la direction de son esprit, la paix de son àme, la consolation de ses déchirements et de ses déceptions, et comme le bienfait d'une sérénité
AUX DÉBUTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET 45
supérieure venue du passé et descendue du ciel.
Mais cette vie d'érudit ou de dilettante chrétien ne pouvait longtemps suffire à une nature aussi militante. Ce n'était pas seulement dans l'histoire, c'était dans les luttes présentes et quotidiennes de la vie publique qu'il voulait relever le nom catho- lique. Quand, au lendemain de la révolution de Juillet, il avait vu < la croix arrachée du fronton des églises de Paris, traînée dans les rues et pré- cipitée dans la Seine, aux applaudissements d'une foule égarée », il s'était promis de poursuivre la revanche de ces jours d'humiliation et d'outrage. Il le rappelait plus tard à la tribune : « Cette croix profanée, s'écriait-il , je la ramassai dans mon cœur, et je jurai de la servir et de la défendre. Ce que je me suis dit alors, je l'ai fait depuis, et, s'il plait à Dieu, je le ferai toujours *. » C'était pour tenir ce serment de ses vingt ans, que le jeune pair, qui avait été, après 1830, l'un des derniers à recueillir le bénéfice de l'hérédité bien- tôt abolie, s'empressait, dès que son âge le lui permettait, de siéger dans la Chambre haute et de prendre part à ses débats 2.
On ne saurait s'imaginer aujourd'hui de quel courage, de quelle audace même, un homme po- litique devait alors faire preuve, pour se poser en
1 Discours du 14 avril 1845.
1 Les pairs admis par droit d'hérédité n'avaient voix délibérative qu à trente ans; mais ils pouvaient siéger et parler dès vingt-cinq aus.
3.
4*6 CHAPITRE I. LA RÉACTION RELIGIEUSE
chrétien. M. de Montalembert, rendant hommage, en 1855, à la mémoire de l'un des rares pairs qui s'étaient joints à lui, au comte Beugnot, a rappelé « l'impopularité formidable qu'il fallait braver, au sein des classes éclairées et du inonde politique, quand on voulait arborer ou défendre les croyances catholiques... » ((Personne, ajoutait-il, ou presque personne, parmi les savants, les écrivains, les ora- teurs, les hommes publics, ne consentait à se laisser soupçonner de préoccupations ou d'enga- gements favorables à la religion... L'impopularité qu'il s'agissait d'affronter n'était pas seulement cette grossière impopularité des masses, ces dé- nonciations quotidiennes des journaux, ces insultes et ces calomnies vulgaires qui sont la condition habituelle des hommes de cœur et de devoir clans la vie publique... Mais il fallait de. plus entrer en lutte avec tous ceux qui se qualifiaient d'hommes modérés et pratiques, avec la plupart des conser- vateurs non moins qu'avec les révolutionnaires, avec l'immense majorité, la presque unanimité des deux Chambres, avec une foule innombrable d'honnêtes gens aveuglés, et, ce qui était bien autrement dur, avec une élite d'hommes considé- rables qui avaient conquis une réputation enviée, en rendant d'incontestables services à la France, à l'ordre, à la liberté. Enfin il fallait braver, jusque dans les rangs les plus élevés de la société fran- çaise, un respect humain, dont l'invincible inten- sité a presque complètement disparu dans les
AUX DÉBUTS DE LA MONARCHIE DE JUILLET 47
luttes et les périls que nous avons traversés de- puis lors *. »
En parlant ainsi de M. Betignot, M. de Monta- lembert ne pensait-il pas à ses propres débuts? Quand, en 1835, il entra à la Chambre haute, avec le dessein d'y défendre la cause catholique, il s'y trouva absolument isolé : il ne pouvait même pas s'appuyer sur les légitimistes, plus favorables aux idées religieuses, mais dont sa coopération à Y Avenir l'avait publiquement séparé. Les hommes, d'ordinaire, hésitent à se compromettre pour une cause, lorsqu'ils savent devoir être seuls à la dé- fendre; l'inutilité probable de leur effort sert d'excuse à leur défaut de courage. Tout autre était le jeune comte de Montalembert. Il semblait avoir le goût des causes vaincues : plus elles lui parais- saient désespérées , abandonnées de tous, plus il se sentait porté vers elles, plus il trouvait d'at- trait et d'honneur à s'y montrer fidèle et dévoué. Sans espoir ni peur, disait une vieille devise de
1 Ailleurs, M. de Montalembert a écrit, en faisant allusion à la même époque : « On vit ensemble, pendant des années entières, dans un corps politique, dans un tribunal, dans un conseil ou une assemblée quelconque, et l'on est tout étonné, de découvrir un jour, par quelque hasard, qu'on a, pour collègue ou pour voisin, un homme qui croit à la vérité catholique, et qui pratique sa croyance, sans que personne s'en doutât : tant l'organi- sation sociale laisse chez nous peu de placo à la foi reli- gieuse, tant elle en rend la profession inutile, impopu- laire, dangereuse ou ridicule. » [Œuvras polémiques, t. I, p. 313.)
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ses ancêtres. « Je confesse, déclarera- t-il fièrement vers la fin de sa vie, que je ne suis pas tout à fait étranger à ces instincts rétifs que les sophistes repus reprochent aux ennemis vaincus de César... J'aurais joui du succès tout comme un autre : mais j'ai su m'en passer. Une àme un peu haute, dit Vauvenargues, aime à lutter contre le mauvais destin : le combat plaît sans la victoire... J'ai tou- jours défendu les faibles contre les forts;... et nul ne pourra dire que j'ai conspiré avec la fortune et attendu, pour servir les idées ou les personnes, qu'elles fussent victorieuses et. toutes-puissan- tes *. )> N'est-on même pas autorisé à penser que l'abaissement de la religion, au lendemain de la révolution de Juillet, fut l'un des motifs de la pas- sion généreuse avec laquelle il arbora le drapeau catholique? N'est-ce pas lui qui, à vingt et un ans, devant le sac de Saint-Germain l'Àuxerrois, avait déclaré se sentir au cœur « une ardeur nouvelle, une ardeur sanctifiée par la douleur », pour cette foi outragée? « S'il nous eût été donné de vivre au temps où Jésus vint sur la terre et de ne le voir qu'un moment, écrivait-il alors, nous eussions choisi celui où il marchait couronné d'épines et tombait de fatigue vers le calvaire ; de même nous remercions Dieu de ce qu'il a placé le court instant de notre vie mortelle, à une époque où sa sainte religion est tombée dans le malheur et l'abais-
1 Avaut-propos des Discours de M. de Moutalembert.
AUX DÉBUTS DE LA. MONARCHIE DE JLTLLL'T i'J
sèment, afin que nous puissions lui sacrifier plus complètement notre existence, l'aimer plus tendre- ment, l'adorer de plus près »
Grand fut l'étonnement des vénérables pairs, ces sceptiques d'origine, encore refroidis par re\périence, ces survivants du dix-huitième siècle, blasés davantage par les révolutions du dix-neu- vième, quand ils virent se lever, au milieu d'eux, ce jeune croyant si enthousiaste. L'entrée dans la cpur du Luxembourg d'un chevalier portant l'armure du moyen âge et la croix sur la poi- trine ne leur eut pas paru plus étrange et moins raisonnable. Avec son nouveau champion, la reli- gion ne se présentait plus dans une attitude humble, voilée et résignée; elle avait quelque chose de hardi, on eût presque dit de cavalier. Toutefois il se mêlait à cette hardiesse une sorte de bonne grâce hère et modeste qui l'empêchait de paraître outrecuidante : « Je ne descendrai pas de cette tribune — disait le jeune orateur, en ter- minant un des premiers discours où il revendiquait les droits du clergé — sans vous exprimer le regret que j'éprouverais, si je vous avais paru parler un langage trop rude ou trop étranger aux idées qui y sont ordinairement énoncées. J'ai es- père que \ous m'excuseriez d'avoir obéi à la fran- chise de mon âge, d'avoir eu le courage de mon opinion. Quoi qu'il en soit, j'aime mille fois mieux
1 Avenir du L9 février H31 .
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qu'il me faille vous demander pardon ici publi- quement de vous avoir fatigués ou blessés par mes paroles, que demander pardon, dans le secret de ma conscience, à la vérité et à la justice, de les avoir trahies par mon silence 4. » Ce langage sur- prenait les nobles pairs, mais ne leur déplaisait pas ; ils ressentaient une sorte de curiosité indul- gente pour les audaces imprévues de celui dont la jeunesse leur rappelait une hérédité regrettée ; leur tolérance ratifiait la liberté qu'il avait prise de tout dire, et lui permettait de troubler, par une vivacité inaccoutumée dans cette enceinte, le calme décent, la froide politesse de leurs délibé- rations : souriant aux saillies et même aux écarts de son éloquence impétueuse, « comme un aïeul, à la vivacité généreuse et mutine du dernier enfant de sa race 2. »
Du reste, si le jeune pair n'était pas déjà, à vingt-cinq ans, l'orateur éminent et complet des discours sur le Sunderbund ou sur l'expédition de Rome, ce n'en était pas moins un spectacle plein d'intérêt et de charme, de contempler ce talent dans la fraîcheur de sa fleur première et de le suivre ensuite dans son rapide épanouissement ; talent vif, alerte, ardent, où se mêlaient le sar- casme et l'enthousiasme, la fierté provocante et la générosité sympathique. M. de Montalembert
1 Discours du 19 mai 1837.
2 Expression du prince Albert de Broglic, dans son discours de réception à l'Académie française.
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travaillait beaucoup ses discours; il les lisait alors, comme avaient fait plusieurs orateurs de la Restau- ration, entre autres Royer-Collard et le général Foy; plus tard seulement, il prit le parti de réciter, ensuite de parler surs impies notes. Mais il lisait avec une aisance et une chaleur qui rendaient sa lecture presque aussi entraînante qu'une improvisation. Il avait peu de geste ; la voix y suppléait, souple, claire, vibrante, admirablement faite pour l'ironie ou le pathétique, avec un de ces accents qu'on n'oubliait plus ; et par-dessus tout, ce je sais quoi d'aisé dans la véhémence, de noble dans la passion, de naturel dans la hauteur, qui révèle la race, et •qui donne cà l'éloquence aristocratique un caractère à part auquel n'atteignent jamais ni la faconde de l'avocat, ni la solennité du professeur, ni la décla- mation du rhéteur.
M. de Montalembert n'appartenait pas à un parti politique ; il ne pouvait être contredit, quand il se défendait « d'avoir jamais combattu systématique- ment aucun ministère ». Cependant alors, dans beaucoup de questions, il paraissait en harmonie avec les hommes de gauche. Son premier discours, en 1835, avait été une attaque contre les lois de septembre sur la presse. Et surtout dans la poli- tique étrangère, avec quelle amertume il reprochait au gouvernement « les humiliations » de la France ! Ces exagérations d'un libéralisme un peu jeune, ces exaltations d'un patriotisme parfois plus géné- reux que clairvoyant et sensé, étaient comme un
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reste de Y Avenir, qui devait s'atténuer avec le temps et avec l'âge. D'ailleurs, il y avait là, chez M. de Montalembert, à côté d'entraînements très sincères, de convictions très ardentes, une part de tactique : pour faire sortir les catholiques de leur état d'isolement, d'impopularité et de proscription morale, pour leur refaire une place digne dans le monde politique, il lui paraissait utile que l'ora- teur, connu pour être leur champion, se montrât un libéral aussi hardi, un patriote aussi suscep- tible, un défenseur aussi dévoué des nations oppri- mées, un ami aussi ardent de toutes les causes généreuses, enfin un citoyen aussi intéressé aux aflaires publiques, qu'aurait pu l'être aucun homme engagé dans le mouvement du siècle. Une telle attitude lui était d'autant plus facile que ces senti- ments étaient naturellement les siens. De là tous ces discours qui se succèdent sur la liberté de la presse, sur la Pologne, la Belgique, l'Espagne ou la Grèce, sur les réformes philanthropiques en matière d'esclavage, de régime des aliénés ou de travail des enfants dans les manufactures. Rare- ment, dans ces premières années, il aborde les questions religieuses proprement dites : à peine, de temps à autre, engage-t-il quelque rapide escarmouche sur l'aliénation des terrains de l'Ar- chevêché, sur un appel comme d'abus, ou sur le régime des petits séminaires. Mais, ne vous y trompez pas, c'est le catholicisme qu'il a toujours en vue, même quand il traite d'autres sujets; ces
AUX DÉBUTS DE LA MONARCHIE DB JUILLET
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discours sont en réalité pour lui des préludes, une Façon de préparer le monde politique et de se pré- parer lui-même à sa mission spéciale, à celle qu'il avait proclamée le jour où, à vingt ans, devant la Chambre des pairs, il avait voué sa vie à la cause de la liberté religieuse et particulièrement de la liberté d'enseignement
1 Discours prononcé le 20 septembre 1831. dans « le procès de l'Ecole libre ».
CHAPITRE II
LE GOUVERNEMENT ET LE MOUVEMENT CATHOLIQUE
1830-1841.
I< Les chefs du mouvement catholique se séparent du roya- lisme. Jugement de leur attitude. — II. Sagesse et réserve politi- ques de la plupart des évèques, après 1830. Mgr de Quélen. Le clergé se rapproche de plus en plus de la monarchie de Juillet. Il y est poussé par la cour romaine. — III. Politique religieuso du gouvernement. Violences et vexations du début. Cette poli- tique s'améliore. Ses lacunes et ses progrès. L'opinion est plus favorable au clergé. — IV. Les hommes d'État et la question religieuse. Un écrit de M. Guizot et un discours du roi. — V. Rai- sons politiques et parlementaires qui doivent déterminer, en 1841, le gouvernement à s'emparer de la question religieuse et à satisfaire les catholiques. — VI. Le péril social et le désordre intellectuel, à cette époque. Nécessité de la religion pour y remé- dier.
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I
<( Êtes-vous bien sûr que l'abbé Lacordaire ne soit pas un carliste ? » demandait, en 1837, Louis- Philippe à M. de Montalembert. C'était une pré- vention habituelle aux hommes de 1830, de soup- çonner le « carlisme » là où ils voyaient quelque ardeur de propagande religieuse. N'eùt-il pas été en effet assez naturel, après la conduite des vain- queurs de Juillet envers le clergé, que celui-ci se rapprochât de l'opposition de droite, et que la
56 CHAPITRE II. LE GOUVERNEMENT
réaction religieuse prît une direction hostile au pouvoir ? Et cependant le contraire s'était plutôt * produit. En dépit des plaintes du vieux parti légi- timiste, dénonçant ce qui lui paraissait une défec- tion et une ingratitude, l'un des caractères du nouveau mouvement catholique était sa séparation du royalisme, et ceux qui étaient à sa tête affec- taient, à l'égard de la monarchie de Juillet, une attitude parfois bienveillante, toujours sans hostilité préconçue. Rien donc ne justifiait l'alarme un peu méfiante dont la question du roi paraissait l'indice, et le doute émis prouvait qu'à la cour on était mal informé des choses ecclésiastiques.
Quels étaient, par exemple, les sentiments poli- tiques du prédicateur de Notre-Dame? « Après cinquante ans que tout prêtre français était roya- liste jusqu'aux dents, écrivait Lacordaire, j'ai cessé de l'être; je n'ai pas voulu couvrir de ma robe sacerdotale un parti ancien, puissant, générale- ment honorable, mais enfin un parti. » N'avait-il pas été un jour jusqu'à dire, dans une réunion de jeunes gens, au grand scandale des légitimistes : « Qui se souvient aujourd'hui des querelles anglaises de la rose rouge et de la rose blanche ? » Il n'était pas pour cela devenu « républicain », « démo- crate » , ou « philippiste » , comme le lui repro- chaient les royalistes mécontents. Dès 1832, il avait protesté contre l'espèce d'alliance que Lamen- nais paraissait vouloir conclure avec le parti répu- blicain, et cette opposition avait été l'un des
ET LE MOUVEMENT CATHOLIQUE ,r)7
motifs de sa rupture. « Je n'ai jamais écrit une ligne ni dit un mot, lit-on dans une de ses lettres, qui puisse autoriser la pensée que je suis un démo- crate. » Il se vantait d'autre part de « n'avoir pas voulu davantage se donner au gouvernement nou- veau», estimant que les vrais hommes d'Eglise (( ont toujours tenu, vis-à-vis du pouvoir humain, une conduite réservée, noble, sainte, ne sentant ni le valet, ni le tribun <> . Aussi écrivait-il, dès 1834 : « Quelques-uns au moins me comprennent; ils savent que je ne suis devenu ni républicain, ni juste-milieu, ni légitimiste, mais que j'ai fait un pas vers ce noble caractère de prêtre, supérieur à .tous les partis, quoique compatissant cà toutes les misères. » Il se félicitait d'être sorti a du tourbillon fatal de la politique, pour ne plus se mêler que des choses de Dieu et, parles choses de Dieu, travailler au bonheur lent et futur des peuples». Mais, si Lacordaire pouvait se défendre avec raison de « s'être donné » à l'opinion régnante, celle-ci du moins n'avait sujet de lui reprocher aucune hosti- lité. Dans sa Lettre sur le Saint-Siège, ne louait-il pas « les dispositions bienveillantes que Louis- Philippe montrait pour la religion»? Dans son discours sur la Vocation de In nation française, ne rendait-il pas hommage cà la prépondérance de la « bourgeoisie », à laquelle il rappelait en même temps ses devoirs envers le Christ? Enfin, quand il était question, pour la première fois, de rétablir les dominicains en France, ne pouvait-il pas, toul
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CHAPITRE II. LE GOUVERNEMENT
en maintenant, en dehors des quéstions de parti, la neutralité et la dignité de son rôle de prêtre, faire donner au gouvernement l'assurance qu'il n'éprouvait à son égard que des sentiments de « justice » et de « bienveillance 1 » ?
M. de Montalembert, homme politique, était tenu à moins de réserve : aussi se séparait-il plus nettement du parti légitimiste et se ralliait-il plus ouvertement à la monarchie nouvelle. Dans presque tous ses discours, de 1835 à 1841, il se déclarait « partisan sincère de la révolution de Juillet, ami loyal de la dynastie qui la représentait 2 » . C'était même dans les termes les plus sévères et les plus durs qu'il désavouait certains procédés de l'oppo- sition royaliste 3 ; et il pouvait dire en 18/il : « Personne, à dater du jour où j'ai abordé pour la première fois cette tribune, n'a brisé plus complè- tement que moi avec les regrets et les espérances du parti légitimiste4. » Dès 1838, il exposait, dans la France contemporaine, ce que devaient être, selon lui, les « Rapports de l'Eglise catholique et du gouvernement de Juillet » : il engageait les catholiques à « accepter » le pouvoir nouveau « comme un fait établi et consommé, et, sans se livrer à lui, en abdiquant, au contraire, cette
1 Montalembert, Notice sur le P. Lacordaire.
2 Voir notamment les discours du 8 septembre 1835, du 19 mai 1837, du 6 juillet 1838 et du 14 avril 1840.
3 Voir, par exemple, le discours du 11 janvier 1842.
4 Discours du 31 mars 1841.
ET LE MOUVEMENT CATHOLIQUE 59
idolâtrie monarchique qui, sous une autre race, a été si impopulaire et si stérile, à apporter au pays un concours digne et fécond ». Une telle conduite lui paraissait conforme à l'exemple du Saint-Siège et aux principes constants de l'Église, « qui n'a jamais proclamé la prétendue orthodoxie politique qu'on voudrait lui imputer ». D'ailleurs, tout en reconnaissant qu'il y avait encore beaucoup à demander au gouvernement, M. de Montalembert estimait que « nulle part, si ce n'est en Belgique, l'Église n'était plus libre qu'en France » ; et il se plaisait à témoigner publiquement de sa confiance dans la bonne volonté de la jeune monarchie et dans les bienfaits de la liberté.
Tels étaient aussi les sentiments de cette jeunesse, où il fallait chercher l'expression la plus vivante de la réaction religieuse. N'était-ce pas tout d'abord une façon de trancher avec les anciennes habi- tudes, que cette fondation de la Société de Saint- Vincent-de-Paul, où l'on déclarait ne vouloir con- stituer que « le parti de Dieu et des pauvres » , et d'où l'on excluait absolument cette préoccupation politique, mêlée plus ou moins, sous la Restaura- tion, à toutes les associations pieuses et charita- bles? « J'ai, sans contredit, pour le vieux royalisme, écrivait Ozanam, le 21 juillet 1834, tout le respect que l'on doit à un glorieux invalide, mais je ne m'appuierai pas sur lui, parce qu'avec sa jambe de bois il ne saurait marcher au pas des générations nouvelles. » Il ajoutait, le 9 avril 1838 ; « Pour
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CHAPITRE If. LE GOUVERNEMENT
nous, Français, esclaves des mots, une grande chose est faite : la séparation de deux grands mots qui semblaient inséparables, le trône et l'autel. » Le 21 février 18/jO, il exposait ainsi ses opinions politiques : t< Je n'ai pas foi à l'inamissibilité du pouvoir. Les dynasties ont, à mes yeux, une mis- sion dont l'accomplissement fidèle est la garantie de leur durée, dont l'infraction entraîne leur dé- chéance. D'ailleurs, les questions de personnes, celles même de constitutions, me semblent d'un médiocre intérêt en présence des problèmes sociaux qui dominent l'époque présente. Je dois à l'étude mieux approfondie du catholicisme un sincère amour de la liberté et l'abjuration de ce culte inin- telligent du passé auquel on façonnait notre enfance, dans les collèges de la Restauration. »
Quand M. Louis Veuillot prendra, en 1843, la direction de Y Univers et en formulera le pro- gramme, l'inspiration sera la même : « Après un demi-siècle d'incomparables désastres, dira-t-il, nous comprenons tous les deuils, mais nous n'y voulons pas ensevelir notre liberté. Nous ne deman- dons rien pour nous-mêmes, nous ne voulons rien regretter; nous n'aimons pas la destruction, nous ne glorifions pas les destructeurs ; cependant ces destructeurs sont nos frères. » Et plus loin : « Sans outrager aucun linceul, nous laissons mourir ce qui meurt et ce qui veut mourir. » Quelques an- nées après, cet écrivain, ayant occasion de rap- peler quels avaient été les sentiments des catho-
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tiques sous la monarchie do Juillet, disait : « On avait, môme en politique, une conduite générale bien arrêtée : l'absence de toute hostilité systé- matique contre le pouvoir. On admettait 1830 avec sa Charte, son roi, sa dynastie, et l'on se bornait à tâcher d'en tirer parti pour la liberté de l'Eglise. La résolution était formelle de n'aller ni à droite ni à gauche, de ne faire aucun pacte avec le parti légitimiste, aucune alliance avec aucune nuance du parti révolutionnaire l. »
Dirons-nous que les hommes du mouvement religieux eussent également raison sur tous les points? S'ils étaient, par exemple, grandement fondés cà vouloir dégager le catholicisme d'une solidarité temporelle, d'une alliance politique, qu'avait rendues naturelles et honorables une longue communauté de gloire et de malheurs, mais qui étaient devenues, dans l'état nouveau de la France, périlleuses pour les deux causes, — peut- être ne faisaient-ils pas toujours la rupture d'une main assez légère et assez douce. Peut-être aussi avaient-ils, dans la vertu propre du libéralisme et dans les dispositions des hommes qui le représen- taient, une confiance excessive , à laquelle les faits ne devaient pas toujours donner raison, et dont la généreuse candeur est de nature à faire parfois un peu sourire l'expérience vieillissante et triste-
1 Articles sur ln « parti catholique », publiés par l'Univers, on juin 185G.
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CHAPITRE II. LE GOUVERNEMENT
ment désabusée de notre génération. On venait de constater et d'éprouver quels inconvénients pré- sentait la formule, naguère exaltée, de « l'union du trône et de l'autel » : était-on assuré que la devise du nouveau parti, « catholique avant tout, » ne risquât pas aussi, dans l'avenir, d'être mal interprétée et d'aboutir à cette variante, dénoncée plus tard par M. de Falloux : « catholique indifférent à tout et prêt à tout » ? Était-il sans danger pour le clergé de se trouver privé de toute tradition politique, au milieu de nos agitations et de nos changements, et ne pouvait-on pas craindre qu'un jour telle fraction de ce clergé ne fût tentée de remplacer, par des dépendances moins honorables et aussi périlleuses, la vieille foi royaliste dont on l'avait détaché? Sans doute ces considérations ne peuvent faire contester l'utilité, la nécessité de l'œuvre entreprise par M. de Montalembert et ses amis ; mais elles nous rappellent comment chaque question est toujours plus complexe, la vérité plus partagée entre les divers partis, qu'on n'est disposé à le croire dans le premier entraînement des réac- tions. Et l'on comprend alors pourquoi l'histoire est d'ordinaire amenée à porter des jugements moins absolus que les contemporains.
D'ailleurs, si nous avons rappelé les contradic- tions qui séparaient, après 1830, les légitimistes et les hommes du mouvement religieux, ce n'est pas pour ranimer une querelle éteinte, encore moins avec le dessein de prendre parti, après
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coup, dans un conflit qui a perdu tout intérêt, n'ayant plus aujourd'hui de raison d'être. La cause de ce conflit avait été dans la situation pas- sagère des divers partis sous la Restauration - et sous la monarchie de Juillet. Depuis 1848, la défaite commune a pacifié bien des animosités, dissipé bien des malentendus, redressé bien des erreurs, comblé bien des fossés qu'on croyait être des abîmes. Les légitimistes, comprenant mieux chaque jour qu'il était de leur devoir et de leur avantage de servir la religion et non de s'en servir, sont bientôt devenus les plus ardents à seconder, à continuer cette campagne de liberté religieuse, entreprise d'abord en dehors d'eux. Ce change- mënt s'est produit dès les dernières années du règne de Louis-Philippe, lors des luttes sur la question de l'enseignement. Ne suffit-il pas de rappeler que M. de Falloux a été le principal auteur de la loi de 1850? Aussi, quand M. de Montalembert, vers la fin de sa vie, retrouvait, en publiant ses discours et ses écrits d'autrefois, la trace de ses anciennes vivacités contre les roya- listes, était-il presque tenté de leur en demander | pardon, et tenait-il au moins à proclamer que ceux- I ci étaient devenus, depuis lors, « les champions les plus éloquents ét les plus intrépides de la li- berté religieuse et de l'indépendance de l'Eglise 1 » . i Si donc nous avons tenu à mettre en lumière
* Avant-propos, placé eu tête du premier volume des | Discours de M. de Montalembert (1860).
64 CHAPITRE II. LE GOUVERNEMENT
l'absence d'hostilité préconçue et même le mou- vement spontané de confiance et de sympathie qui marquaient la conduite de ces catholiques envers la monarchie de 1830, c'est uniquement pour faire ressortir les raisons que devait avoir le gouvernement de considérer sans déplaisir et sans prévention cette réaction religieuse. Une telle observation n'était pas inutile pour aider à me- surer les responsabilités dans le conflit qui éclatera bientôt.
Il
Sans doute, tous les membres du clergé ne partageaient pas, sur le parti royaliste et sur la monarchie de Juillet, les idées de Lacordaire et de Montalembert. En 1830, beaucoup avaient pour les Bourbons une affection, et ressentaient de leur chute un regret que les outrages de la presse, les violences de l'émeute, l'hostilité mépri- sante de l'opinion, les vexations, ou tout au moins l'indifférence peu respectueuse de l'administration, n'étaient pas faits pour affaiblir. Chez la plupart néanmoins, ces sentiments, demeurés au fond des cœurs, ne se traduisirent par aucun acte d'hosti- lité, n'empêchèrent ni la soumission loyale, ni même une sorte de bonne volonté conciliante en- vers le nouveau gouvernement. Ainsi se condui- sirent notamment la généralité des évêques. L'un
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jfes membres les plus éclairés de l'épiscopat actuel ▼rendu, à la sagesse de ses prédécesseurs de 1830, un juste hommage : h Eprouvé sous La main sé- vère de Dieu, a écrit M. Meignan, depuis évèque de Chàlons, le clergé de France ne désespéra point de l'Eglise. Il prit une attitude humble, mais digue; il revint à son rôle conciliateur, à sa vie laborieuse et cachée. Tel on l'avait vu au retour de l'exil, tel il parut au lendemain de 1830. Jamais l'épiscopat français ne montra plus de sa- gesse et plus de véritable grandeur » Ecoutez, en effet, les conseils que les évêques donnaient à leurs piètres, au lendemain de la révolution, quand ta blessure laite à leurs vieilles affections était encore saignante :
Ne prenez aucune part aux discussions politiques, et ne vous passionnez pas, comme les enfants des hommes, pour des intérêts qui seraient étrangers à la mission spirituelle dont vous êtes chargés. Pre- nez garde qu'en associant imprudemment des pen- sées profanes aux maximes saintes, pures et inno- centes de la religion, vous ne la rendiez le jouet de loua les intérêts et de toutes les passions humaines. (Lettre de l'archevêque de Tours.)
Évitons avec soin les discussions politiques : vu 1 la disposition des esprits, elles ne peuvent qu'en- fanter la division et le désordre. Voyons dans les événements les dispositions de cette Providence
1 1) un mpuvemeni antireligieux en Frande, par M. L'abbé Meignan. Correspondant du -36 février 1859.
a.
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CHAPITRE II. LE GOUVERNEMENT
qui, maîtresse de l'univers, le fait mouvoir à son gré. Contentons-nous de demander au Seigneur que sa volonté s'accomplisse pour ses plus grandes gloires et notre salut. (Lettre de l'archevêque de Sens.)
On veut se passer de nous, messieurs, eh bien, tenons-nous calmes dans cette espèce de nullité... Rendons-nous utiles par nos prières à ceux qui ne veulent pas de nos services, et cependant tenons- nous prêts à nous dévouer de nouveau et aux jeunes et aux vieillards, lorsque l'expérience aura dissipé certaines préoccupations. L'attitude du clergé de France, dans les circonstances actuelles, malgré les calomnies et les bruits absurdes qu'on a si perfide- ment propagés, a dû prouver jusqu'cà l'évidence que ce n'est pas contre la liberté civile que nous com- battons, mais contre l'impiété, dont il semble qu'on affecte injustement de la rendre inséparable. Ce n'est pas telle forme de gouvernement que nous sou- tenons; mais nous cherchons, nous désirons avant tout le maintien de la paix, la conservation de la religion catholique, dont la foi et la discipline peuvent s'unir à tous les genres de gouvernement... Continuons de nous tenir en dehors des mouve- ments contradictoires qui agitent la France... N'ou- blions jamais l'objet principal de notre ministère ; respectons et observons les lois; prenons peu de part aux événements journaliers qui agitent le monde ; ne froissons les opinions libres de personne. (Lettres de l'évêque de Belley.)
Tel était aussi le langage des évêques de Stras- bourg, de Troyes, d'Angers, des vicaires capitu-
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laires d'Avignon. Ceux des prélats qui avaient à se plaindre de quelque vexation, ou à résister à quelque prétention abusive, le faisaient sans éclat agressif, parfois même avec une sorte de timidité. Leurs réclamations étaient plus tristes qu'irritées. Le clergé régulier ne recevait pas de ses chefs d'autres instructions : le 17 mai 1833, le P. Roo- than, général des jésuites, écrivait au P. Re- nault, provincial de France : « Je finis par ce qui me tient le plus à cœur, dans les circonstances actuelles. Que tous aient le plus grand soin de se tenir enfermés dans la sphère de notre vocation : notre devise est : Pars mea Dominus. Nous n'a- vons aucune mission pour nous mêler des choses d'ici-bas. » Aussi Y Ami de la Religion, qui ce- pendant, par ses sentiments intimes, se rattachait à la Restauration, faisait-il, dès le mois d'octobre 1830, au nom de l'Église de France, dont il était l'organe, la déclaration suivante : « A l'exemple des premiers fidèles, les chrétiens peuvent dire qu'il n y a point parmi eux de partisans de Niger, d'Albin et de Cassius. .. Ils ne demandent aux rois de la terre qu'une vie tranquille, afin de pratiquer les vertus qui leur donnent l'espérance d'une vie meilleure et de biens plus durables. »
A peine pourrait-on noter une conduite diffé- rente chez quelques personnages ecclésiastiques, plus engagés avec le régime tombé, ou plus mal- traités par le régime nouveau. De ce petit nombre fut l'archevêque de Paris, Mgr de Quélen. Chassé
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CHAPITRE IL LE GOUVERNEMENT
par l'émeute de son palais deux fois saccagé, il avait du se cacher pendant plusieurs mois, enten- dant, de sa retraite, crier dans la rue les titres ignobles et obscènes des pamphlets dirigés contre lui. Les passions irréligieuses et révolutionnaires de l'époque avaient fait de ce prélat comme le bouc émissaire du clergé royaliste. Pourquoi lui plus qu'un autre? Sans doute, par ses sentiments per- sonnels comme par les traditions de sa vieille race bretonne, il était attaché aux Bourbons; mais il n'avait pas joué, dans les affaires de la Restau- ration, le rôle actif et compromettant de tel de ses collègues : il pouvait déclarer que « la politique ne lui avait jamais confié ses secrets » et qu'il « n'en avait jamais connu les ressorts 1 ». Ses adversaires étaient eux-mêmes obligés de lui ren- dre sur ce point témoignage 2. Rien donc n'expli-
1 Lettre pastorale du 6 mai 1832.
2 M. Baude, le préfet de police qui avait, au moment du sac de Saint-Germain l'Auxerrois et de l'Archevêché, décerné un mandat d'amener contre Mgr de Quélen, lui délivrait quelques jours après, le 19 février 1831, à titre de réparation, l'attestation suivante : « ... Je déclare que, pour apprécier la valeur des imputations que la rumeur publique faisait peser sur Mgr l'Archevêque, j'ai dû faire sur ses relations des recherches multipliées. Il en est résulté la preuve la plus évidente que, depuis plus de trois ans, terme au delà duquel j'ai jugé inutile de pousser les investigations, Mgr l'Archevêque est de- meuré complètement étranger à toute combinaison poli- tique, et s'est exclusivement renfermé dans les devoirs et les vertus de son état. » i D'Exauviilex, Vie de Mgr de Quélen, t. 11, p. 78.1
et le mouvement catholique 69
quait l'impopularité passionnée dont il était l'objet, sinon ce rôle d'expiation qui semble attaché, de notre temps, au siège épiscopal de Paris, et qui est comme la marque, toujours douloureuse, par- fois sanglante, de sa prééminence.
L'archevêque n'avait pas commencé par se montrer hostile : il avait, au début, sous le dégui- sement alors nécessaire à sa sécurité, fait visite à la reine et au roi ; il avait ordonné de célébrer des services pour les morts de Juillet. Mais bientôt devant les mauvais procédés de l'administration, et surtout devant l'espèce de sanction qu'elle donnait aux violences de l'émeute, en fermant Saint-Germain l'Auxerrois et en achevant, malgré ses protestations, la démolition de son palais épiscopal, il prit, à l'égard du pouvoir, cette atti- tude froide, dédaigneuse, et parfois, dans les détails, un peu boudeuse, qu'il devait garder, non sans quelque obstination, jusqu'à sa mort. L'Ar- chevêché et les Tuileries furent, sinon en état de guerre ouverte, du moins dans la situation de deux puissances qui ont interrompu leurs relations diplomatiques. Les légitimistes s'attachaient natu- rellement à donner aux actes ou aux abstentions de l'archevêque le caractère d'une protestation politique, et M. de Quélen qui, comme gentil- homme , partageait leurs regrets , leurs répu- gnances et leurs aspirations, les laissait faire. Cette conduite n'était pas sans inconvénient pour les intérêts religieux du diocèse, mais elle était,
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CHAPITRE II. LE GOUVERNEMENT
après tout, politiquement assez excusable ; et nul, dans les régions officielles, n'avait le droit, ni de s'en beaucoup étonner, ni de s'en effaroucher.
D'ailleurs , ces hostilités publiques contre le pouvoir, déjà rares dans le monde ecclésiastique au lendemain de la révolution, le devenaient plus encore à mesure qu'on s'en éloignait, que les hai- nes s'apaisaient, que le gouvernement, mieux in- spiré ou plus fort, assurait davantage à l'Eglise, sinon la protection, du moins la paix et la liberté. Plus que jamais, le clergé s'appliquait à se tenir en dehors des luttes politiques. Le 7 octobre 1837, à l'occasion d'élections générales, l'évêque du Puy écrivait aux prêtres de son diocèse : « Si vous êtes jaloux de conserver la paix de votre âme, l'affec- tion et l'estime de vos ouailles, éloignez-vous des élections. Mettez une garde sur vos lèvres, pour ne pas dire un seul mot de blâme ou d'approba- tion sur les vues des candidats. » Il invitait même les prêtres électeurs à ne pas user de leur droit : « Votre politique n'est pas de ce monde », leur disait-il. L'âge ou la maladie faisait disparaître, les uns après les autres, les derniers tenants du clergé d'ancien régime. Aussitôt M. de Quélen mort, en 1840, les vicaires capitulaires de Paris se joignaient aux corps constitués, pour compli- menter Louis-Philippe à l'occasion de sa fête. Un témoin autorisé rappelait, quelques années plus tard, comment peu à peu le clergé s'était ainsi rapproché du gouvernement nouveau. « En 1830,
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disait-il, nous nous sommes tus, nous avons at- tendu, mais nous ne nous sommes pas éloignés. Les funestes événements de l'année suivante, si douloureux pour la religion, ne nous firent môme pas sortir de cette réserve; nous laissâmes faire le temps, et, sous son influence, on ne peut nier qu'en 1837 un rapprochement notable ne se fût opéré. » Il rappelait alors « cette bonne volonté qui, pendant sept ou huit années, était allée au- devant du gouvernement » , ces sentiments « qui étaient déjà de l'affection et du dévouement » ; il invoquait, du reste, avec confiance les témoigna- ges des ministres des cultes, dont plusieurs étaient arrivés avec de graves préventions, mais qui tous « avaient avoué que leurs relations avec le clergé Jes avaient détrompés et leur avaient laissé les plus heureux souvenirs. » C'est que, disait-il, si le clergé « n'aime pas, ne doit pas aimer les révolu- tions, il les accepte cependant à mesure qu'elles se dépouillent de leur caractère » ; les faits qui en sont issus a se régularisent pour lui, à mesure qu'ils s'améliorent 1 » .
Pendant que les vieilles idées politiques étaient partout en déclin dans l'Église de France, l'école nouvelle, celle dont l'orateur de Notre-Dame était le représentant le plus en vue, y faisait au con- traire de rapides progrès. Ozanam les signalait à Lacordaire, en 1839, et celui-ci se félicitait « des
1 L'abbé Dupauloup, Première lettre à M. Je duc de Bro- glie, 1844.
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modifications produites dans la direction du clergé et dans les opinions de plusieurs hommes qui avaient contribué à lui faire une fausse position. » C'est, ajoutait-il, « un mouvement général qui devient partout visible [. » L'année suivante, Oza- nam écrivait à un autre de ses amis :
Il est évident que le mouvement qui se produisit sous des formes diverses, tour à tour faible pu vio- lent, pusillanime ou indiscret, philosophique et lit- téraire, le mouvement qui a amené le Correspondant, la Revue européenne, Y Avenir, Y Université, les Annales de philosophie chrétienne, Y Univers, les conférences de Notre-Dame, les bénédictins de Solesmes, les do- minicains de l'abbé Lacordaire, et jusqu'cà la petite Société de Saint- Vincent-de-Paul — faits assurément très inégaux d'importance et de mérite — il est évi- dent, dis je, que ce mouvement, corrigé, modifié par les circonstances, commence à entraîner les des- tinées du siècle. Justifié d'abord par le prosélytisme qu'il a exercé sur les incroyants, par raffermisse- ment de la foi dans beaucoup d'âmes, qui, sans lui peut-être, l'auraient perdue, fortifié par l'adhésion successive des membres les plus distingués du sacerdoce , le voici encouragé par le patronage du nouvel épiscopat ; et la triple nomination de MM. Afl're, Gousset et de Bonald, sur les trois pre- miers sièges de France, lève nécessairement, pour le clergé, la longue quarantaine que nos idées, un peu suspectes, avaient dù subir -, »
« Lettre du 26 août et du 2 octobre 1839. 2 Lettre du 12 juillet 1840,
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La sagesse et la modérât ion du clergé, son éloi- gnement de toute opposition, de toute politique de parti, ne pouvaient qu'être affermis par les con- seils et les instructions qui lui arrivaient de Rome. Aussitôt après la révolution de Juillet, Pie VIII, in- terrogé par plusieurs évèques sur la licité du ser- ment au nouveau gouvernement et des prières pour Louis-Philippe, donna, dans un bref en date du 29 septembre 1830, une réponse affirmative : « Ce n'est pas non plus un faible sujet de joie, écrivait-il dans ce bref, que la confirmation de ce fait que notre très cher fils en Jésus-Christ, le nouveau roi Louis-Philippe, est animé des meilleurs sentiments pour les évèques et tout le reste du clergé l. » S'eut retenant avec le docteur Gaillard, que M. de Quélen lui avait envoyé pour le consulter sur ce sujet, le Saint-Père lui disait : « Les temps sont bien malheureux pour La religion, bien malheu- reux, monsieur le docteur: cependant, je suis tout à fait de votre avis, il ne faut pas briser le roseau penché, et, comme vous encore, je pense qu'on ne réussira à améliorer l'état actuel des choses que par les seuls moyens de douceur et de persuasion ; mssi j'en suis tellement convaincu, que je promets n'avance, et vous pouvez le dire, qu'à moins qu'on ue vienne à attaquer la religion, tout le temps j [u'il plaira à Dieu de prolonger mon pontificat, on ! ne verra émaner d'ici que des mesuies de douceur
1 Vie de Mgr Dévie, par M. l'abbé Cognât, t. II, \\
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et de bienveillance. » Dans la même conversation, il exprimait le clésir que M. de Quélen, après avoir prêté le nouveau serment, donnât sa démission de pair; il ne voyait aucun avantage, et trouvait beau- coup d'inconvénients, à ce qu'un évêque fût mêlé aux discussions qui devaient s'engager dans les Chambres, a Mon opinion, ajouta-t-il, dites-le bien hautement, est que le clergé ne doit en rien se mêler de politique l. » Grégoire XVI, qui succéda àPieVlII le 2 février 1831, n'eut pas une autre conduite; il désapprouvait les rares membres du clergé qui gardaient, par esprit de parti, une atti- tude hostile envers le gouvernement. La conduite de M. de Quélen, cette sorte d'opposition dont nous avons indiqué l'origine et le caractère, lui causaient un déplaisir qu'il ne cherchait pas à dis- simuler. Son secrétaire d'Etat, le cardinal Lam- bruschini, s'exprimait sur ce sujet avec une viva- cité particulière, étendant son blâme au parti légitimiste tout entier 2. Le 12 février 1837, M. de
\ Vie de Mgr de Quélen, par d'Exauvillez, t. II, p. 45-46.
2 Article do M. Foisset sur M. de Montalembcrt (Cor- respondant du 10 septembre 1872, p. 814). — Le blâme pontifical ne suffisait pas à vaincre chez le prélat l'obs- tination du Breton et le point d'honneur du gentilhomme. « D'une parole, — répondait Mgr de Quélen, le 9 août 183P), à l'abbé Lacordaire, qui lui avait fait connaître le mécontentement du Pape — on peut me faire changer de sentiments et d'allures, mais je ne connais que l'obéissance qui soit capable d'opérer cette métamorphose. J'espère être prêt à obéir lorsqu'on aura commandé, car alors je ne répondrai plus de rien. Toutefois je ne pense pas!
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Monta lembert, alors en voyage à Rome, avait une audience du Pape; l'entretien ayant porté sur M. de Quélen : « Je déplore extrêmement, dit Grégoire XVI, l'intervention de l'archevêque dans la politique ; le clergé ne doit pas se mêler de la politique. Ce n'est pas ma faute si l'archevêque se conduit ainsi. Le roi sait, l'ambassadeur sait, et vous saurez aussi que j'ai fait tout ce qui dé- pendait de moi pour le rapprocher du gouverne- mont. L'Eglise est amie de tous les gouverne- ments, quelle qu'en soit la forme, pourvu qu'ils n'oppriment pas sa liberté. Je suis très content de Louis-Philippe, je voudrais que tous les rois de l'Europe lui ressemblassent *. »
C'est, sans aucun doute, sous l'impression de 9ea paroles, crue M. de Montalembert se croyait autorisé cà écrire, l'année suivante, les réflexions dont il a été déjà question, sur les Rapports de t Église rt (ht gouvernement de Juillet, et h in- voquer l'exemple du Souverain Pontife pour en- gager les catholiques à accepter la royauté nou- velle. Vers la même époque2, le jeune pair rele- vait, dans les bulles pontificales récentes, les témoignages de la bienveillance du Pape envers
qu'on veuille en venir là : ce serait prendre sur soi une grande responsabilité. » Le 20 décembre, il mettait, [comme condition à sa soumission, « qu'on lui permit de rendre publics los ordres du Pape. »>
1 Article précité de M. Foisset, p. 813.
2 Article publié dans {'Univers «lu 7 octobre 1838.
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la monarchie de 1830, et notait quelle « encoura- geante justice » y était rendue « au zèle de Louis- Philippe pour la religion » Si Grégoire XVI blâmait M. de Quélen et accueillait bien M. de Montalembert, ce n'est pas cependant qu'il enten- dit prendre parti pour la nouvelle école religieuse et en quelque sorte la cautionner. On ne devait pas s'y attendre de la part d'un pontife, par bien des points, attaché aux traditions de l'ancien ré- gime. Eût-il été d'ailleurs plus convenable de voir le Pape se compromettre avec l'avant- garde que s'attarder avec l'arrière-garde ? Sa prudence lui inspirait une conduite plus réservée : il laissait pleine liberté à Lacordaire et à Montalembert, leur témoignait personnellement une grande bienveil-
* Ces manifestations des sentiments de Rome, sur les affaires de France, ne laissaient pas que de causer un certain désappointement dans le monde légitimiste. « Lorsque, l'année dernière, écrivait Montalembert dans l'article mentionné plus haut, on commença à se douter en France des dispositions réelles du Saint-Siège, qu'on se permit d'affirmer qu'elles étaient pleines de bienveil- lance paternelle pour la dynastie et la France actuelle, qu'on s'en félicita dans l'intérêt de l'Eglise et de la con- ciliation des esprits, il y eut une explosion de fureur de la part de certaines feuilles, dont la politique exagérée aspire au monopole des sympathies religieuses. Elles déclarèrent que les faits que l'on citait étaient impossi- bles, et par conséquent faux; qu'il n'y avait que des dé- bris du dix-huitième siècle et des disciples de Ghàtel qui pouvaient avancer de semblables indignités. L'évé- nement a démontré de quel côté étaient alors la passion et la sincérité. »
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lance, dédaignait les dénonciations qu'on lui adressait contre eux, mais sans se prononcer pour leurs thèses ou leur tactique. Il disait un jour, en souriant, à l'orateur de Notre-Dame, avec un mélange de sagesse romaine et de linesse ita- lienne 1 : (( Vous autres, Français, vous êtes har- dis, entreprenants; nous n'avons pas le même caractère. Nous devons avoir toujours l'avenir présent à l'esprit, et un long avenir : un coup mal porté a des conséquences infinies. » Admi- rable et profonde parole qui contient tout le secret de la politique pontificale!
III
Il ne tenait donc pas aux catholiques et au clergé, que la France ne goùtàt pleinement et pour long- temps les inappréciables bienfaits d'une paix reli- gieuse, d'un accord entre l'Église et l'État, qui fussent été également féconds pour l'une et pour l'autre. On ne pouvait attendre, en tout cas, de ceux qui avaient été traités en vaincus, à la chute delà restauration, moins de ressentiment à l'égard de leurs vainqueurs, plus de bonne volonté et [d'esprit de conciliation. Du coté du gouvernement des sentiments n'étaient pas aussi manifestes, les lémarches étaient un peu hésitantes et parfois
1 Le 19 avril 1841.
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contradictoires; cependant on pouvait discerner chez lui, à mesure qu'il s'éloignait de la révolu- tion, une tendance méritoire à se dégager dé plus en plus, dans les choses religieuses, du mauvais esprit de 1830. La nouvelle monarchie d'ailleurs,
— c'est une justice que nous lui avons déjà rendue,
— ne s'était jamais, même dans les heures les plus troublées, montrée animée par elle-même d'aucun désir de persécution. Dès le 8 août 1830, au moment où Louis- Philippe constituait son pre- mier ministère, le duc de Broglie l'entretenait de la politique à suivre, entre un clergé mécontent, hostile, et la réaction voltairienne et révolution- naire qui déjà s'attaquait de toutes parts au catho- licisme. « Un tel état des choses et des esprits, disait-il, devra nécessairement placer tout ministre des cultes dans une position délicate et double- ment périlleuse; il lui faudra tenir ferme entre deux feux, porter respect au clergé et le tenir en respect;... il faudra surtout se garder d'engager avec lui aucun débat qui touche de près ou de loin à la controverse, sous peine, dans un temps comme le nôtre, de s'enferrer dans quelques-unes de ces querelles théologiques, où l'on ne tarde pas à voir contre soi toutes les bonnes âmes, pour soi tous les vauriens, et qui ne finissent jamais que de guerre lasse. — Vous avez bien raison, inter- rompait le roi ; il ne faut jamais mettre le doigt dans les affaires de l'Église, car on ne l'en retire pas; il y reste. » Politique très sage et très pru-
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dente : il ne suiîirait pas cependant que les bonnes dispositions d'un gouvernement envers la religion vin -sent uniquement de la crainte de se créer des einbairas; la conséquence serait, en effet, que le jour où ce gouvernement croirait trouver plus d'embarras à résister qu'à céder aux passions antireligieuses, il pourrait être tenté d'y céder. Faudrait-il chercher là l'explication des défail- lances des premiers ministères, devant tant de vio- lences impies et sacrilèges, de ce laisser aller, de cette complaisance qui parfois faisait presque croire à de la complicité? L'ère des violences gros- si èl 'es fut courte : celle des vexations, des suspi- cions mortifiantes, des taquineries souvent pué- riles, devait se prolonger après la période révolu- tionnaire. C'est sous Casimir Périer qu'on inter- dirait, par toute la France, la procession du Vœu de Louis XIII, qu'on expulsait les trappistes de la Meilleraye, qu'on s'emparait, par mesure de police, d'une église, pour y faire rendre, malgré l'autorité ecclésiastique, les honneurs religieux à Grégoire, ancien conventionnel et évèque schis- matique. A diverses reprises, sans pousser d'ail- leurs les choses bien loin, les ministres successifs des cultes essayaient d'exhumer quelques-uns des articles organiques. Le budget ecclésiastique subis- sait des réductions, que M. Guizot qualifiait « de misérables ». Jusque dans les petits détails, le clergé se sentait mal protégé ; il voyait que dans tout conflit entre le curé et le maire, celui-ci était
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sûr de l'emporter; les évêques se plaignaient de n'avoir plus aucun crédit. C'était du reste surtout par omission que péchait le pouvoir ; la religion était sans hommage public, et, pour n'avoir plus de culte d'État, il semblait que la France eût un gouvernement, sinon hostile, du moins étranger au christianisme.
Cependant, avec le temps, les relations s'amélio- rèrent; le gouvernement devint plus juste, plus bienveillant. A défaut de faveur, l'Église se vit mieux assurée d'avoir la paix et la liberté. Les passions ennemies étaient contenues ou désar- maient d'elles-mêmes. Par honnêteté publique, si ce n'était par scrupule religieux, le pouvoir faisait un usage irréprochable de son droit de proposer les évêques *. Les œuvres catholiques étaient large- ment tolérées, parfois encouragées. Cette tolé- rance s'étendait aux congrégations elle-mêmes; des monastères et des couvents se fondaient sans obstacle; ceux qui avaient été fermés en 1830 se rouvraient. Nul ne songeait à inquiéter l'abbé Guéranger, reprenant possession de Solesme au nom des bénédictins, et M. Guizot, pendant qu'il était ministre de l'instruction publique, accordait au nouveau monastère une allocation annuelle pour la continuation de la Gallia christiana. Lacor- daire rencontrait dans le gouvernement toute faci-
1 Les écrivains ecclésiastiques les plus prévenus contre la monarchie de Juillet ont dû rendre, sur ce point, hom- mage à sa conduite.
ET LE MOUVEMENT CATHOLIQUE SI
lité pour les préliminaires du rétablissement des frères prêcheurs. Les jésuites, qui avaient été atlministrativement frappés en 1828, et violemment dispersés par l'émeute en 1830, revenaient, sans faire de bruit, mais sans se gêner, à leurs pieux travaux ; ils remplissaient les chaires et les con- fessionnaux ; les ministres les laissaient faire avec un sentiment mélangé d'indifférence et d'estime ; ils rendaient même parfois hommage à leur sagesse et à leur zèle; en 1833, quelque émotion s'étant produite parce que deux jésuites étaient mandés comme précepteurs auprès du duc de Bordeaux, M. Thiers avait été le premier à rassurer le père provincial de Paris, dans les conférences qu'il avait eues avec lui à ce sujet; après comme avant cet incident, aucune entrave n'était apportée aux œuvres de la Compagnie de Jésus K Les monu- ments religieux étaient libéralement dotés. Peu
1 Dès 1832, les hommes naguère les plus animés contiv les jé>uites constataient qu'ils étaient ou demeurés jou revenus et ils n'en éprouvaient aucune émotion. On lisait dans le National du 18 octobre 1832 : « La Restau- ration est tombée et avec elle les jésuites: on le croit • lu moins. Cependant toute la France a vu La famille des Bourbons l'aire route de Paris à Cherbourg et s'embar- quer tristement pour V Angleterre. Quant aux jésuites, pon ne dit pas par quelle porte ils ont fait retraite; per- sonne n'a plus songé à eux le lendemain de la révolu- tion de Juillet, ni pour les attaquer, ni pour les défendre. Y a-t-il, n'y a-t-il pas encore des congrégations non autorisées par les lois? Il n'est pas aujourd'hui de si petit esprit qui ne se croie, avec raison, au-dessus d'une pareille inquiétude. »
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à peu il y avait comme un retour aux mœurs chré- tiennes, dans la conduite extérieure des pouvoirs publics J. Enfin, en 1837, M. Molé profitait du moment où il accordait une amnistie politique, pour rouvrir l'église Saint-Germain l'Auxerrois, dont la fermeture, depuis le 13 février 1831, était comme un hommage persistant à l'émeute et un outrage aux catholiques. Il faisait aussi rétablir le crucifix dans la salle de la cour d'assises de Paris : exemple bientôt suivi dans les autres cours de jus- tice. « Le moment était arrivé, écrivait M. le pre- mier président Séguier au Journal des Débats, où le garant de la justice des hommes devait retrouver la préséance sur le tribunal. » L'effet fut grand dans le monde religieux. « Vous le savez, disait alors M. de Montalembert, à la tribune de la Chambre des pairs, d'excellents choix d'évêques, des allures plus douces, une protection éclairée, une tolérance impartiale, tout cela a, depuis quelque temps, rassuré et ramené bien des es- prits. Ce système a été noblement couronné par le gage éclatant de justice et de fermeté que le | gouvernement vient de donner en ouvrant Saint- Germain l'Auxerrois. En persévérant dans cette
1 On lit, par exemple, dans le journal inédit d'un con-« temporain, à la date du 12 mai 1836 : « Aujourd'hui jouij de l'Ascension, les Chambres ne siègent pas, les salons du président de la Chambre et des ministres sont fermés.f Cette observation d'une fête religieuse eût paru bien étrange dans les premiers temps qui ont suivi la révo- lution de Juillet. »
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voie, il dépouillait ses adversaires de l'arme la plus puissante; il conquérait, pour l'ordre fondé par la révolution de Juillet, les auxiliaires les plus surs et les plus fidèles 1 ».
Cette bienveillance du pouvoir n'était pas, il est vrai, sans quelques intermittences. Dans le dis- cours même que nous venons de citer, M. de Mon- talembert se plaignait que le gouvernement, au moment où il effaçait l'œuvre de l'émeute en rou- vrant Saint-Germain l'Auxerrois, la confirmât sur un autre point, en aliénant définitivement, malgré la protestation épiscopale, les terrains de l'arche- vèché; il y avait à cette occasion, appel comme d'abus contre M. de Quélen. Même mesure était prise contre l'évèque de Clermont, pour le punir (i'a\oir refusé les derniers sacrements à M. de Montlosier. C'était aussi le ministère de M. Molé qui faisait découvrir ce fronton du Panthéon, encore plus ridicule que sacrilège, où David d'Angers associait pêle-mêle, dans les honneurs du culte officiel et de la canonisation laïque, Bichat, Voltaire, J.-J. Rousseau, le peintre David, Cuvier, la Fayette, Manuel, Carnot, Berthollet, Laplace, Maloherbes, Mirabeau, Monge, Fénelon, Bona- parte et Kléber 2. Ne racontait-on pas enfui que la
1 Discours du 10 mai 1837.
2 C'était M; Giiizot qui avait choisi David d'Angers poxu faire ce travail ; il lui avait Laissé toute liberté. Ud peu plus tard, M. d'Argout,' effrayé du programme de l'artiste, avait arrête les travaux. Le veto fut levé par
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CHAPITRE U. LE GOUVERNEMENT
censure théâtrale avait, le plus naturellement du monde, remplacé, dans une pièce, les mots « ce damné ministre » par « ce damné cardinal »? C'est qu'en dépit de ses bonnes intentions, le gouverne- ment n'avait pas ce tact supérieur que donne, dans les rapports avec l'Église, le sentiment chrétien, et ([ue l'habileté, ou même la droiture politique, ne saurait suppléer. M. de Montalembert le remarquait à cette époque, dans un écrit pourtant fort bien- veillant et où il engageait les catholiques à se rap- procher du gouvernement : « 11 manque à ce gou- vernement, disait-il, un sentiment plus intime et plus hautement avoué de la valeur du pouvoir spirituel. Il lui manque le courage de reconnaître le vaste domaine de ce pouvoir, l'immortalité de cet empire et la force que lui, pouvoir temporel, pourrait en retirer. 11 lui manque ce respect délicat et sincère pour la religion qui, s'il l'avait, l'empê- cherait de froisser, par des torts irréfléchis, des consciences susceptibles » Il était visible que si, des deux parts, on cherchait par raison un rappro-
M. Thiers, en 1836. L'œuvre était achevée en 1837. Le ministère eut d'abord quelque hésitation à faire décou- vrir le fronton. Quand il s'y décida, l'émotion fut vive dans le monde religieux et, Mgr de Quélen fit une pro- testation publique fort véhémente, contre laquelle on n'osa prendre aucune mesure.
1 Article publié, le 15 mai 1838, dans la France con- temporaine. — Plus tard, M. de Falloux; racontant les origines du parti catholique, constatait « l'attitude bien- veillante » du gouvernement : mais, ajoutait-il, tout en « rendant justice à la doctrine et à la charité du chris-
ET LU MOUVEMENT CATHOLIQUE 85
chôment, il n'y avait pas cependant cette pleine et mutuelle confiance qui eût été nécessaire pour établir une harmonie durable. C'est ce que M. (iuizot parait avoir assez justement observé : n L'Etat et l'Église ne sont vraiment en bons rap- ports, dit-il, que lorsqu'ils se croient sincèrement acceptés l'un par l'autre, et se tiennent assurés qu'ils ne portent mutuellement, à leurs principes es- sentiels et à leurs destinées vitales, aucune hostilité. Telle n'était pas malheureusement, depuis 1830, la disposition mutuelle des deux puissances; elles vivaient en paix, non en intimité, se soutenant et sentr'aidant par sagesse, non par confiance et attachement réciproque. Au sein même de l'Eglise officielle et ralliée au pouvoir nouveau, apparais- saient souvent des regrets et des arrière-pensées favorables au pouvoir déchu, et l'Église, à son tour, se voyait souvent en présence de l'indiiïérence ironique des disciples de Voltaire ou de l'hostilité brutale des séides de La Révolution !. »
Le gouvernement en faisait néanmoins assez pour mériter les attaques de ceux qui conservaient, contre le catholicisme, les préventions et les animo- sités primitives. Certains journaux « libéraux » essayaient de réveiller le fantôme du « parti prêtre », affectaient une terreur patriotique en face de ses - empiétements, reprochaient amèrement au gouver-
tianisme », on « demeurait inquiet et jaloux de ce qui fait L'inspiration, la vie même do l'Eglise. » ' Mémoires do M. Uuizot, t. III.]). 104.
86 CHAPITRE II. LE GOUVERNEMENT
nement, sa « courtisanerie » et ses « cajoleries » à l'égard des catholiques. Le Siècle publiait des articles, avec ces titres menaçants : « Invasion du clergé, accroissement des couvents, leurs privi-. Iccjes, révolte des évêques. » Le Constitutionnel exprimait la crainte que la réouverture de Saint- Germain l'Auxerrois ne « devînt le prélude de concessions nouvelles aux tendances envahissantes du haut clergé ». Il dénonçait « le retour des influences sacerdotales dans le gouvernement ». « La congrégation refleurit! » s'écriait-il. Le Courrier français, à la vue du développement des congrégations religieuses, rappelait les mesures prises après 1830 : « C'était bien la peine, disait-il, d'expulser les trappistes de la Meilleraye et d'Alsace, ainsi que les liguoriens. » Ce journal avait fait d'ailleurs une enrayante découverte : il s'agissait d'un billet d'enterrement, sur lequel, reprenant une vieille formule, à peu près aban- donnée depuis 1830, on avait mentionné que le défunt avait été « muni des sacrements de l'Eglise » ; le Courrier voyait là une « nouvelle exigence du clergé », et il ajoutait avec gravité : « Au train dont les choses marchent, nous ne sommes pas éloignés de revoir les billets de confession *. » M. Isambert se chargeait d'apporter à la tribune de la Chambre, l'expression de ces intelligentes et nobles alarmes, et il accusait les ministres de fai-
1 Articles divers en 1838 et 1839,
ET LE MOUVEMENT CATHOLIQl E 87
blesse en face des sœurs de charité, des frères de la doctrine chrétienne, des évêques et du Pape. Mais, en dépit de toutes ces attaques, l'opinion restait froide. Dès 1835, le principal organe du gouver- nement, le Journal des Débats, faisait, avec sévérité, la leçon à ceux qui prétendaient réveiller les vieilles préventions anticléricales, et il caracté- risait ainsi cette détestable politique :
On humilierait le clergé, on l'abaisserait par tous les moyens imaginables; on ne lui jetterait son sa- laire qu'à regret et avec des paroles de mépris ; on aurait bien soin de lui faire entendre qu'on espère, le plus tôt possible, se passer de lui et qu'on est fort au-dessus de toutes ces superstitions, et si le clergé s*a\isait de se plaindre, on le traiterait en révolté. Ce ne sont pas de simples suppositions. Rappelez- vous ce qui s'est dit à la tribune depuis quatre ans, tout toutes les tentatives qui ont été faites pour troubler le clergé'sur son avenir et pour l'humilier.
Quand un évèque était accusé d'abus devant le Conseil d'Etat, pour avoir refusé les sacrements à un mourant, les écrivains libéraux étaient les pre- miers à faire ressortir le ridicule d'une censure exercée par des laïques, peut-être non catholiques, sur un acte purement spirituel- l. La Chambre accueillait mal certaines thèses antireligieuses qui
1 Voir notamment les polémiques qui, à la fin de 1S3S, ont suivi l'appel comme d'abus dirigé contre Tevèque de Clermont, à l'occasion de la mort de M. do Montlosier-
88 CHAPITRE H. LE GOUVERNEMENT
avaient été naguère les siennes ; elle interrompait impatiemment, par exemple, les avocats du divorce, et ne tolérait même pas qu'ils lui rappelassent comment, après 1830, elle avait voté deux fois de suite, à une grande majorité, contre l'indissolubi- lité du lien conjugal. Il n'était pas jusqu'aux mots naguère les plus redoutables, qui ne fussent devenus sans effet : les rieurs paraissaient être avec M. Saint-Marc Girardin, raillant à la tribune ceux qui avaient « peur des jésuites 1 » . M. de Lamartine était applaudi, même par la gauche, quand il s'écriait : « Il faudrait déclarer le fantôme du jésuitisme plus puissant que jamais, s'il avait la force de nous faire reculer devant la liberté. » L'opinion avait à ce point changé, que le Journal des Débats, qui devait, quelques années après, être le plus ardent à crier « Au jésuite ! » s'exprimait ainsi en 1839 :
Est-ce bien sérieusement que Ton redoute aujour-
1 Gomment, Messieurs, vous avez peur de cette So- ciété sans cesse traquée et toujours immortelle? Vous avez je ne sais combien d'éditions de Voltaire, espèce d'artillerie qui combat sans cesse les jésuites; vous les avez répandues partout; vous avez plus que les anciens parlements, vous avez la tribune, tous les pouvoirs pu- blics;... et, malgré tant de pouvoir et de puissance qui vous viennent de vos devanciers, de vous-même, de vos écrivains immortels et de vos lois, malgré tout cela, vous avez peur? Mais je ne mets pas si bas la civilisation de 89, qu'elle ait peur des jésuites!... Et quant à moi, je ne ferais jamais un aveu qui nous abaisserait à ce point dans l'opinion de l'Europe. » (Discours du 12 mars 1837.)
ET LE MOUVEMENT CATHOLIQUE 8'.»
dPhni les empiétements religieux et le retour de la do- mination cléricale? Quoi ! nous sommes les disciples du siècle qui a donné Voltaire au monde, et nous craignons les jésuites? Nous vivons dans un pays où la liberté de la presse met le pouvoir ecclésiastique à la merci du premier Luther qui sait tenir une plume, et dans un siècle où l'incrédulité et le scepticisme coulent à pleins bords, et nous craignons les jésuites ? Nous sommes catholiques à peine, catholiques de nom, catholiques sans foi, sans pratique, et l'on nous crie que nous allons tomber sous le joug des congrégations ultramontaines? En vérité, regardons- nous mieux nous-mêmes, et sachons mieux qui nous sommes ; croyons h la force, à la vertu de ces li- bertés dont nous sommes si fiers. Grands philo- sophes que nous sommes, croyons au moins à notre philosophie. Non, le danger n'est pas où le signalent nos imaginations préoccupées. Vous calomniez le siècle par vos alarmes et vos clameurs pusillanimes 1 .
Quand, clans la Chambre, M. Isambert cherchait à faire grand tapage de ce que le ministre des cultes avait assisté au premier discours prononcé par Lacordaire en costume de dominicain, et quand il évoquait, à ce propos, tout l'appareil du
4 Journal des Débats du 4 janvier 4830. — Déjà, ou 1835, dans l'article que nous citous plus haut, le même journal raillait ceux qui évoquaient le fantôme jésui- tique. Quand il n'y aurait plus de jésuites dans le monde, disait-il, l'opposition en ferait, pour avoir le plaisir de dire que le gouvernement de Juillet favorise les jé- suites... Le tour des jésuites et de la congrégation devait Venir; il est venu; c'est tout simple. » (10 octobre 1835.)
90 CHAPITRE il. LE GOUVERNEMENT
spectre monastique, M. Martin du Nord pouvait se borner à répondre en souriant : « Je suis catholi- que, et il m' arrive, autant que je le puis, d'en remplir les devoirs; oui, je l'avoue, je vais à la messe, je vais au sermon : si c'est un crime, j'en suis coupable. » D'ailleurs il redevenait de conve- nance et d'usage, dans les cérémonies publiques, de bien parler du clergé et de la religion, dont naguère nul ne se fût risqué à prononcer les noms ; et la chronique, rendant compte, en 1840, d'une séance académique, rapportait, en notant du reste le fait comme nouveau et extraordinaire, qu'on y avait osé proclamer que « les ministres de la religion devaient exercer une influence morale sur les choses de leur temps 1 ». Dans cette séance, M. Dupin lui-même proclamait que « le clergé français ne donnait plus d'ombrage », et qu'il « voyait chaque jour s'accroître le respect des populations et la juste considération qu'on lui portait » .
IV
Parmi les hommes d'État de la monarchie de Juillet, plusieurs ne devenaient pas seulement, dans la pratique, plus bienveillants; ils s'élevaient jusqu'aux principes, et montraient, par un langage alors tout nouveau, qu'ils avaient acquis une in-
1 Le vicomte do Launay, Lettres parisiennes, t. III, 1>. 106.
ET LE MOUVEMENT CATHOLIQUE 01
telligence plus complète de l'importance sociale de la religion. M. de Tocqueville, dans les deux parties de son livre sur la Démocratie en Amérique^ publiées l'une en 1835, l'autre en 1840, revenait sans cesse sur cette idée, que plus le régime d'une nation était démocratique et libéral, plus la reli- gion lui était nécessaire. « C'est le despotisme, disait-il, qui peut se passer de la foi, non la li- berté... Que faire d'un peuple maître de lui-même, s'il n'est pas soumis à Dieu?... Si l'homme n'a pas de foi, il faut qu'il serve, et s'il est libre, qu'il croie. » M. Molé, naguère premier ministre, disait à l'Académie, en 1840 : « Le clergé sera le sublime conservateur de l'ordre public, en préparant les générations nouvelles à la pratique de toutes les vertus : car il y a moins loin qu'on ne pense des \ertus privées aux vertus publiques, et le parfait chrétien devient aisément un grand citoyen! » M. Saint-Marc Girardin ne pensait pas autrement, I quand il s'écriait : h Si quelque espérance m'a- i nime, c'est que je ne puis pas penser que la reli- gion puisse longtemps manquer à la société ac- tuelle. Ou vous périrez, Messieurs, sachez-le bien, ou la religion viendra encore visiter votre société ! » Aussi concluait-on de cette importance sociale de la religion, à la nécessité de l'harmonie entre les deux puissances. « Nous voulons, disait le même M. Saint-Marc Girardin, à la tribune de la Chambre, en 1837, l'accord intelligent et libre de l'Église et de l'Etat ; nous voulons que cesse enfin ce divorce
92 CHAPITRE II. LE GOUVERNEMENT
funeste, et nous ne croyons pas que les deux pou- voirs qui soutiennent la société, le pouvoir public et le pouvoir moral, puissent longtemps rester clans une espèce de lutte, sans qu'il en résulte un grand péril pour la société. »
Mais, de tous les hommes du gouvernement de 1830, celui qui parlait avec le plus d'élévation et de justesse des choses religieuses, était M. Guizot. En 1838, il publiait, dans la Revue française, trois articles d'une éloquence grave et triste; qui avaient un immense retentissement C'était le cri d'a- larme de la raison humaine et de la science poli- tique, qui sentaient leur impuissance et appelaient la religion à leur aide : « Le mal est immense, disait M. Guizot; pour peu qu'on le sonde, pour peu qu'on regarde sérieusement et de près l'état moral de ces masses d'hommes, l'esprit si flottant et le cœur si vide, qui désirent tant et qui espèrent si peu, qui passent si rapidement de la fièvre à la torpeur de l'àme, on est saisi de tristesse et d'effroi. Catholiques ou protestants, inquiétez-vous de ceux qui ne croient pas ! » Il montrait les « docteurs populaires » parlant au peuple un langage tout différent de celui que tenaient jadis ses « précep- teurs religieux », lui disant que cette terre a de
1 Le la Religion dam les sociétés modernes (février 1838). Ru Catholicisme, du Protestantisme et de la Philosophie en France (juillet). Le Vétat des A mes (octobre). Nous avons déjà eu l'occasion de citer quelque passage du dernier de ces articles.
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quoi le contenter, et que, s'il ne vit pas heureux, il doit s'en prendre à l'usurpation de ses pareils; et n l'on s'étonne, ajoutait-il, de l'agitation pro- fonde, du malaise immense qui travaille les nations et les individus ! » Dans la religion seule est le remède; et, entre toutes les religions, l'écrivain protestant rendait un hommage particulier au catholicisme, qu'il déclarait être « la plus grande, la plus sainte école de respect qu'ait jamais vue le monde ». Puis il ajoutait :
La religion, la religion! c'est le cri de l'humanité .•il tons lieux, en tout temps, sauf quelques jours de » ri se terrible ou de décadence honteuse. La religion, pour contenir ou combler l'ambition humaine ! La religion, pour nous soutenir ou nous apaiser dans nos douleurs, celles de notre condition ou celles de notre âme! Que la politique, la politique la plus juste, la plus forte, ne se flatte pas d'accomplir, sans la religion, une telle œuvre. Plus le mouvement so- cial sera vif et étendu, moins la politique suffira à diriger l'humanité ébranlée. 11 y faut une puissance plus haute que les puissances de la terre, des pers- pectives plus longues que celles de cette vie. Il y faut Dieu et l'éternité.
Dès lors, M. Guizot estimait qu'il fallait établir, « entre la religion et la politique, entente et har- monie )). Il insistait sur l'importance de cet accord, qu'il ne voulait « faire acheter ni à l'une nia l'autre, par aucune lâche concession, par aucun sacrifice
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onéreux ». « Un respect profond, disait-il, est du aux croyances religieuses. La politique qui ne voit pas ces faits-là, ou ne s'incline pas respectueuse- ment quand elle les voit, est une politique futile qui ne connaît pas l'homme et ne saura pas le di- riger dans les grands jours. » Et il déclarait haute- ment ne pas se contenter « d'un respect superficiel et hypocrite, qui couvre à peine une froideur dédaigneuse, qui résiste mal aux épreuves un peu prolongées, et qui humilie la religion, si elle s'en contente, ou l'irrite et l'égaré, si elle refuse de s'en contenter ». Or le mal du moment était que, « par le cours des événements, par des fautes réciproques, l'harmonie entre la religion et la poli- tique avait été profondément altérée,.. . mal im- mense qui aggravait tous nos maux, qui enlevait à l'ordre social et à la vie intime leur sécurité et leur dignité, leur repos et leur espérance », Il fallait donc « guérir ce mal, rapprocher l'esprit chrétien et l'esprit du siècle, l'ancienne religion et la société nouvelle, mettre un terme à leur hostilité ». M. Guizot comprenait de quel secours pouvaient être, pour une pareille œuvre, les catholiques de la nouvelle école ; aussi s'intéressait-il à leur œuvre, louait-il leurs efforts, et se félicitait-il de voir ainsi « l'esprit religieux rentrer dans le monde, pour conquérir sans usurper 1 » .
1 Déjà M. Guizot avait exposé ces idées, en 1832, à une époque où les défiances étaient encore toutes vives. Après avoir rappelé au gouvernement de Juillet la néces-
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On no saurait prétendre, sans doute, que ces hautes idées fussent alors complètement comprises et partagées par tous les hommes politiques du régime do Juillet. Mais, en dépit du sourire railleur avec lequel les beaux esprits de la Revue des Deux Mondes parlaient alors de « l'onction », de « l'ascétisme » et des « vues si célestes » de II. Guizot, ce langage ne rencontrait aucune con- tradiction sérieuse; il était écouté avec respect et sympathie ; il était reproduit par le Journal des l)rl><it*% la Presse, le Journal général; il donnait le ton aux journaux du gouvernement, dont plu- sieurs se mettaient à parler du mouvement reli- gieux, dans des termes d'une gravité et d'une sympathie inaccoutumées. L'un d'eux, constatant hi réalité et l'importance de la réaction catholique, saluait avec respect, presque avec reconnaissance, cette « pensée d'un Dieu s' élevant sur les ruines
si té d'avoir la religion pour alliée, il ajoutait : « Ne m mis trompons pas par les mots, il ne s'agit pas de formes polies, de respect extérieur, de pure convenance; il faut donner au clergé la ferme conviction que le gou- vernement porte un respect profond à sa mission reli- gieuse, qu'il a un profond sentiment de son utilité so- ciale; il faut que le clergé prenne "confiance dans le gouvernement, sente sa bienveillance. Il lui donnera, en retour, l'appui dont je parlais tout à l'heure, et qui peut, plus qu'un autre, vous remettre en état de lutter contre les ennemis dont vous êtes investis. ■?» (Discours du 10 février 1832.) — Cette idée préoccupait tellement M Guizot, que, dans un discours du 16 février 1837, il revenait sur cette nécessité d'une « bienveillance sin- cère, respectueuse, active envers le clergé. »
% CHAPITRE H. LE GOUVERNEMENT
des illusions terrestres » ; il reconnaissait que « ce mouvement était libre et spontané », qu'il a mon- tait d'en bas vers la religion, ne descendait pas du gouvernement dans les masses » ; « c'est un cri de conscience, ajoutait-il, c'est un mouvement d'opi- nion ». Puis, s' adressant à ceux qui affectaient de s'en effrayer, il s'écriait :
En présence des inquiétudes d'une société, dans le sein de laquelle vous voyez se multiplier chaque jour des actes de violence et de folie, à l'aspect de ces listes nombreuses de suicides, d'assassinats, de désordres de toute espèce, excités par mille circons- tances, au nombre desquelles, il faut compter les appétits matériels,... dites- nous -le franchement, êtes-vous sérieusement affligés de voir qu'on cherche à calmer de jeunes imaginations par des habitudes morales et religieuses!... C'est vous qui cherchez à substituer une intolérance philosophique, que vous ne réussirez pas à créer, à l'intolérance religieuse, que le bon sens national et la sagesse du pouvoir ont su réprimer 1 . . .
Le roi lui-même, qui, par plus d'un côté, avait paru jusqu'alors personnifier, non sans doute l'hos- tilité, mais l'indifférence quelque peu voltairienne de la génération de 1830, en venait à comprendre la nécessité, pour son gouvernement, de « l'appui moral » du clergé, et à le lui demander publique-
x Article reproduit par Y Ami de la Religion du 3 juillet 1830.
ET LE MOUVEMENT CATHOLIQUE îW
malt. U disait le Ie* janvier ISVl, en réponse aux félicitations de l'archevêque de Paris :
Plus la tâche de mon gouvernement est difficile, plus il a besoin de l'appui moral et du concours de tous ceux qui veulent le maintien de l'ordre et le règne des lois. C'est cet appui moral et ce concours qui peuvent surtout prévenir le renouvellement de ces tentatives odieuses, sur lesquelles vous venez de voua exprimer d'une manière qui m'a si vivement touché. C'est cet appui moral et ce concours de tous les gens de bien qui donneront à mon gouvernement la force nécessaire à l'accomplissement des devoirs qu'il est appelé à remplir. Et je mets au premier rang | de ces devoirs celui de faire chérir la religion, de combattre l'immoralité et de montrer au monde, quoi qu'en aient dit les détracteurs de la France, que le respect de la religion, de la morale et de la vertu, est encore parmi nous le sentiment de l'immense majorité.
A en croire même Y Ami de la Religion, qui disait tenir ce renseignement d'un des ecclésiasti- ques présents, le roi se serait servi de termes plus expressifs, montrant encore mieux l'effroi que lui causait « la vue du précipice où les doctrines d'impiété et d'anarchie entraînaient la France », et le besoin qu'il avait, dans ce péril, du secours de la religion. En lisant l'écrit de M. Guizot ou le discours de Louis-Philippe, combien on se sent loin du lendemain de 1830, de l'époque où l'homme d'Etat qui précédait alors M.- Guizot à la tète du
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parti conservateur, Casimir Périer, déclarait que désormais le catholicisme pouvait à peine compter sur la fidélité de quelques rares dévotes, et où le roi n'osait même plus prononcer le mot de « Pro- vidence! »
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C'est alors, en 18M, — quand cette transfor- mation inespérée de la conduite et même des idées religieuses du gouvernement, paraît en plein pro- grès, — que la monarchie de Juillet se trouve tout à coup saisie du problème de la liberté de l'ensei- gnement secondaire, problème capital, dans la solution duquel sont intéressés tous les principes de la liberté de conscience et les rapports mêmes de l'État avec l'Église. Ne peut-on pas croire le moment favorable ?
A la même heure, pour donner place à cettcp question, il semble que le vide se fasse sur la scène politique. En prenant le pouvoir, le 29 octo- bre 18/ïO, M. Guizot avait eu tout d'abord beaucoup à faire pour détourner les menaces de guerre et de révolution qu'avait soulevées et accumulées l'étour- derie téméraire de M. Thiers, pendant son court et désastreux ministère du 1" mars. Il avait dû, comme Casimir Périer après M. Laflitte, se donner pour but de sa politique le raffermissement de la paix etdel'ordre, également ébranlés. Mais en 18M, cette œuvre première et préliminaire est à peu près
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terminée : au dehors, l'entente cordiale avec l'An- gleterre garantit la France contre un retour à l'i- solement périlleux de 18/jO; au dedans, les partis révolutionnaires semblent découragés, et le minis- tère a acquis une homogénéité, une autorité parle- mentaire, des conditions de durée, auxquelles on n'était plus habitué depuis cinq ans. Dès lors, que \ a-t-on faire des loisirs qu'assure cette paix, des forces dont dispose ce gouvernement? « J'avais une autre ambition, a dit M. Guizot, que celle de tirôf mon pays d'un mauvais pas. » Moins que namais, d'ailleurs, on pouvait impunément laisser (l'opinion à elle-même, sans lui donner un aliment, pans lui montrer un but. 11 lui fallait, semblait-il, mielque chose d'extraordinaire et de saisissant. L'imagination nationale avait pris, dans les boule- versements révolutionnaires et les guerres impé- riales, des habitudes qui ne la disposaient pas à se i| on tenter des œuvres modestes et patientes de la politique quotidienne. Ce goût d'aventures, com- iiné avec l'égoïsme un peu terre à terre d'une jociété bourgeoise, avec le scepticisme né de tant le déceptions, et avec la lassitude produite par i ant de secousses, ne laissait pas que de rendre ) ssez malaisée la tache d'un ministre. « Il y a dans l|3 gouvernement de ce pays, écrivait, vers cette jtaoque, M. de Barante à M. Guizot, une difficulté idicale; il a besoin de repos, il aime le statu quo, tient à ses routines; le soin des intérêts n'a rien je hasardeux ni de remuant. D'autre part, les
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esprits veulent être occupés et amusés, les imagi- nations ne veulent pas être ennuyées ; il leur sou- vient des révolutions et de l'empire !. »
Où donc trouver le programme qui répondrait à ces conditions presque contradictoires ? Quel serait le « cri » de cette nouvelle politique ? Pouvait-on se proposer une grande entreprise diplomatique ? L'attitude persévéramment pacifique de M. Guizot était la seule possible ; et elle était même, au point de vue de l'influence extérieure de la France, plus féconde qu'elle ne le paraissait. Mais, par le mal- heur de la situation, elle était alors plus sage que fière, plus utile que flatteuse. La retraite qu'il avait fallu faire après les témérités de M. Thiers, la rendait moins plaisante encore aux imaginations. « La prudence qui vient après le péril, disait à ce propos M. Guizot, est une vertu triste » ; d'autant plus triste qu'en 18/lO, le froissement d'amour- propre avait été pour plusieurs comme une bles- sure nationale, et qu'il en était résulté, dans l'esprit public, une susceptibilité maladive, portée à voir partout des humiliations. Heureux temps que celui où nos « humiliations » étaient la « convention des détroits » , le « droit de visite » , ou « l'affaire Pritchard ». Depuis lors, elles se sont appelées le , Mexique et Sadowa, et plus tard, hélas ! de noms plus douloureux encore. Quoi qu'il en soit, l'in- térêt du gouvernement n'était pas de diriger l'opi-
1 Loi Ire du 27 octobre 1842.
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mon uts ces questions étrangères, où il ne pouvait lui promettre d'avantages brillants et où il risquait même de lui faire rencontrer plus d'un sujet de mortification et d'irritation.
Devait-on donner le signal de quelque progrès libéral, de quelque réforme intérieure? Mais L'idée de M. Guizot était précisément qu'après une révo- lution dont l'ébranlement se faisait encore sentir, le pays avait surtout besoin de stabilité dans les Institutions; qu'avant d'entreprendre de nouvelles conquêtes, il fallait assurer et régulariser la jouis- sance de celles qu'on avait faites depuis si peu de temps et qui étaient encore si précaires. Aussi ; refusait-il nettement de a donner satisfaction » à j ce qu'il appelait « le prurit d'innovation », travail- lant alors les parties les moins saines de l'opinion i 11 n'avait pas tort. Mais, pour sage et nécessaire • qu'il fût, ce programme négatif, aboutissant obsti- nément à ne rien changer, fournissait peu d'ali- ment à l'esprit public. Au lendemain de 1830, I quand la monarchie de Juillet, entre les insurrec ïtions carlistes, les barricades républicaines et les i menaces de coalition, semblait chaque jour en péril jde mort violente, une politique purement défensive avait suffi à occuper, à diriger, à entraîner l'opi- nion. Gouverner alors était ne paspérir : échapper à la foudre, éviter lesécueils, tenir tête aux vents, ne fût-ce qu'en louvoyant sans avancer, c'était
1 Dis ours du 15 février 18 il.
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déjà beaucoup en ces jours de tempête. Plus tard, le calme extérieur paraissant rétabli, les passagers devenaient plus exigeants, ils voulaient savoir où on les menait, ils se plaignaient impatiemment, si on ne leur promettait pas d'aborder à quelque terre nouvelle. Le mot d'ordre de la « résistance », qui, proclamé par Casimir Périer au fracas des émeutes, avait fait tant d'impression sur les conservateurs, paraissait suranné et déplacé quand il était répété dix ans plus tard, par M. Guizot, en face de périls moins visibles, sinon moins réels.
Dès lors, il se produisait dans le monde poli- tique, un malaise étrange; il y avait en quelque sorte disette d'idées neuves, comme un vide d'es- prit et de cœur qu'une grande nation ne saurait longtemps supporter. 11 semblait que tout eût été dit et usé, de 1815 à 1830 ; au lieu de ces débats grandioses qui, sous la Restauration, avaient mis en présence, avec Foy et de Serre, Benjamin Cons- tant et Villèle, Royer-Collard et Martignac, les principes les plus élevés, les intérêts les plus con- sidérables, les passions les plus profondes et les plus chevaleresques, on paraissait réduit à des luttes d'ambitions personnelles, à des manœuvres de coteries. De là, ces crises énervantes qui se sont succédé presque sans interruption, de 1836 à 18/jO, et qui ont eu leur triste apogée, lors de la coalition. . Les partis ne pouvaient plus guère se distinguer que par des noms d'hommes, et les cabinets, par les dates du calendrier. Après 1840, si le minis-
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1ère était devenu plus stable, lé mal n'avait pas pour cela complètement disparu, et le mécanisme parlementaire n'en semblait pas moins trop souvent fonctionner à vide. A l'approche de chaque session, ( les meneurs créaient la question factice sur laquelle ils jugeaient utile d'engager la bataille; ils provo- quaient autour d'elle, par les journaux, une émotion absolument hors de proportion avec son intérêt réel, et s' expliquant seulement par l'usage qu'en voulaient faire l'ambition de quelque aspirant mi- nistre ou l'animosité de quelque groupe. Les questions étrangères, précisément par ce qu'elles avaient de mobile et d'arbitraire, se prêtaient mieux que d'autres à ces tactiques ; aussi étaient- elles devenues, à cette époque, l'objet presque unique des grandes luttes de presse et de tribune : véritable désordre qui mettait en péril les plus graves intérêts du patriotisme, et qui faussait ab- solument le régime représentatif.
L'admirable talent, dépensé dans ces débats, ne pouvait longtemps faire illusion sur leur vide et leur péril. Il en résultait un sentiment de fatigue, presque de dégoût qui tournait dans les masses, à l'indifférence pour la chose publique, dans les esprits élevés, à une sorte de découragement de toir établir en France le gouvernement parlemen- taire. Aussi, parmi ces derniers, que de plaintes à cette époque ! C'est Tocqueville, déplorant « la mobile petitesse, le désordre perpétuel et sans grandeur du monde politique », et s'attristant de
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vivre au milieu de « ce labyrinthe de misérables et vilaines passions », de « cette fourmilière d'inté- rêts microscopiques qui s'agitent en tous sens, qu'on ne peut classer et qui n'aboutissent pas à de grandes opinions communes » ; regrettant l'é- poque où, comme sous la Restauration, « les sen- timents étaient plus hauts, les idées, la société, plus grandes » ; où « il était possible de se pro- poser un but, et surtout un but haut placé » , tandis que désormais « la vie publique manque d'objet » ; appelant vainement « le vent des véri- tables passions politiques, des passions grandes, désintéressées, fécondes, qui sont l'âme des seuls partis qu'il comprenne », et poussant, à la tribune, ce cri d'alarme : « Il y a en France quelque chose qui est en péril, c'est le régime représentatif» J. C'est M. Rossi, écrivant dans la Hernie des Deux Mondes : « Le présent décourage, l'avenir effraye; tout le monde se demande où l'on va, ce qu'on veut, et nul ne le sait; toute confiance a disparu ; on est incertain sur toutes choses, sceptique sur tous les principes, et, quant aux personnes, il n'est plus de sentiment honorable, digne, dans les rap- ports d'homme à homme ; » puis, après avoir tracé ce triste tableau, se demandant si l'on a voulu (( prouver à la France que le gouvernement repré- sentatif est impossible avec notre ordre social2 ».
1 Lettres d'octobre 1830, 24 août et octobre 1842, dis- cours du 18 janvier 1842.
2 Chronique du 15 mars 1840.
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C'est, dans la même revue, M. de Camé, s' écriant : « Pourquoi ne pas avouer que la foi publique est ébranlée dans l'ensemble du mécanisme constitu- tionnel »? » C'est Royer-Collard, gémissant sur ce que « la politique est maintenant dépouillée de sa grandeur 2 ». C'est M. de Salvandy, dénonçant h L'inexprimable lassitude de la vie publique ». C'est M. de Rémusat lui-même, rappelant avec mélancolie les illusions de sa jeunesse, et se défen- dant à peine contre les désenchantements de L'expérience8. C'est M. de Lamartine, reprochant au gouvernement de ne savoir « donner aucune action » aux « générations qui grandissent », et concluant par cette parole, qui n'est pas sans un fâcheux écho, et que M. de Tocqueville devait bientôt répéter : « La France est une nation qui s'ennuie! » Ainsi, de cette génération libérale qui a tout fait, même une révolution, pour établir le gouvernement des Chambres, s'échappe, à l'heure même où on la croyait en pleine possession de sa victoire, un cri de malaise, de découragement et d'inquiétude : singulier contraste avec la confiance hardie, l'allégresse triomphante de son entrée en campagne, vingt ans auparavant!
Pouvait-on pousser le pays à chercher l'oubli et la compensation des déceptions de la politique par- lementaire, dans les questions économiques et les
' Livraison do septembre 1839. ! Lettre aux électeurs de Vitry. 3 Etude sur JouU'roy, dans Passé et Présent.
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progrès matériels? On était arrivé précisément à l'é- poque d'une immense transformation industrielle et commerciale, et quelques amis du pouvoir sem- blaient parfois entrevoir de ce côté une occupation et un dérivatif pour les esprits1. A entendre même les saint-simoniens qui, pour ne plus exister à l'état de petite église, n'avaient pas moins inoculé leur esprit dans une partie de la société d'alors, la construction des chemins de fer constituait à peu près toute la civilisation moderne ; et les disciples d'Enfantin montraient là, avec un mélange étrange de spéculation financière et mystique, comme la propagation d'un nouvel évangile, destiné à rem- placer l'ancien. Sans doute on ne saurait nier qu'il y eût, dans cet ordre de faits, beaucoup de progrès légitimes et utiles à accomplir ; mais on ne pouvait, sans compromettre gravement l'avenir des mœurs publiques, en faire l'objet principal et exclusif de la pensée et de l'activité nationales. Les amis clair- voyants de la monarchie de Juillet comprenaient ce danger, et M. de Rémusat gémissait, en 1843,
1 Le Journal des Débats disait, le 16 octobre 1841, à propos des chemins de fer : « Qu'on y songe bien, il est d'urgence, dans l'état présent des esprits, de saisir l'opi- nion d'une grande pensée, de la frapper par un grand acte. Pour lutter contre le génie de la guerre, le génie de la paix a besoin de faire quelque chose d'éclatant. A l'œuvre donc, et que la question soit promptement résolue! Il le faut, pour que l'honneur national reste sauf, et pour que la dynastie s'affermisse; il le faut, pour le renom et la durée de nos institutions; il le faut, pour l'ordre des rues et pour celui des intelligences. »
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de voir « l'industrialisme s'appliquer à tout, régner jusque dans la vie politique et la vie littéraire ». Plus tard, M. Renan a reconnu et signalé cette <( direction matérialiste » ; elle n'avait pas existé, selon lui, sous la Restauration, alors que la société a songeait à autre chose que jouir et s'enrichir » ; elle s'était manifestée après 1830 : véritable « dé- cadence », dit-il, qui était « devenue tout à fait sensible vers IS/iO » *. Avec un tel mal, avec ses conséquences nécessaires d'égoïsme individuel et de lâcheté publique, c'en serait bientôt fait de la dignité morale et de la liberté politique d'une nation. Un gouvernement ne trouverait même pas là une force suspecte : l'erreur serait grande en effet de croire qu'il peut s'appuyer exclusivement sur les intérêts. Comme l'a dit encore M. Renan, « le matérialisme en politique produit les mêmes effets qu'en morale : il ne saurait inspirer le sa- crifice, ni par conséquent la fidélité ». Plus que tout autre, le régime de Juillet devait être en garde contre ce péril. Déjà ses adversaires ne repro- chaient que trop à la bourgeoisie régnante, une sorte d'étroitesse d'esprit et de cœur; ils la mon- traient u prosternée devant le veau d'or », dé- i nonraimt la « bancocratie », comme autrefois l'aristocratie, et commençaient à lancer, non sans exagération ni calomnie, cette accusation de « cor- ruption », avec laquelle on préparait une révolu-
Honnn. Réforme intelleehiolle et morale de h Fremee.
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tion, qualifiée d'avance, au nom de la prétendue austérité démocratique, de « révolution du mépris ». La prudence conseillait au moins d'éviter tout ce qui pourrait fournir des raisons, ou même des prétextes, à cette malfaisante campagne.
Le gouvernement semblait donc rencontrer une égale difficulté à laisser la scène vide et à la rem- plir; il sentait et le péril de toutes les questions, et la nécessité d'en poser une. Ce problème de la liberté d'enseignement qui venait, à un pareil moment, s'emparer des esprits et s'offrir au pouvoir, n'était-il pas une indication et une faveur de la Pro- vidence? Bien loin de l'accueillir comme un em- barras nouveau à écarter par violence ou par expé- dient, ne fallait-il pas s'y attacher comme au moyen de sortir de tous les embarras antérieurs? N'était- ce pas tout d'abord un noble sujet, fait pour rem- placer avec avantage les querelles de personnes, les questions artificielles et les passions de cir- constance? N'était-ce pas jeter une semence féconde sur ce champ parlementaire qui paraissait stéri- lisé à force d'avoir été moissonné ? N'était-ce pas rajeunir le programme un peu vieilli et usé de la politique conservatrice? N'était-ce pas agran- dir et élever ce qu'il y avait d'un peu étroit et abaissé dans cette société bourgeoise, et apporter le meilleur contrepoids à la prépondérance des préoccupations matérielles? N'était-ce pas une po- litique singulièrement vaste, large et féconde, que celle qui eut entrepris à la fois de créer les che-
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mina de fer et de relever, par la liberté, l'éducation morale et religieuse du pays? N'était-ce pas une occasion de donner aux hommes d'Etat d'alors cette moralité, cette grandeur, ce prestige, qu'ils ne peuvent avoir quand rien n'indique chez eux le souci des principes supérieurs, et dont M. Guizot, dès 1882, regrettait l'absence et sentait le besoin pour la monarchie de Juillet l? Une telle réforme n'était-elle pas précisément celle qui ne devait point effrayer un ministère opposé aux inno- vations, et la liberté religieuse n'était-elle pas celle à laquelle on pouvait faire la part la plus large, se confier avec le plus de sécurité : « la moins redoutable de toutes les libertés, disait le courte Beugnot, puisqu'elle n'est réclamée que par des hommes de paix et de bonne volonté? » Loin d'augmenter ainsi l'instabilité, qui était comme le mal constitutionnel de ce régime issu d'une révolution, ne la diminuait-on pas? En gagnant, pour la royauté de 1830, l'adhésion et la recon- naissance des catholiques satisfaits, ne corrigeait-
1 " La religion donne a tout gouvernement un carao •!v d'élévation »>t de grandeur qui manque trop souvent ■ans elle. Je me sens obligé de le dire : il importe extrê- mement à la révolution de Juillet de ne pas se brouiller ivec tout ce qu'il y a de grand et d'élevé dans la nature itimaine et le monde. Il lui importe de ne pas se laisser lier à rabaisser, à rétrécir toutes choses. Car elle pour- ait fort bien à la fin se trouver rabaissée et rétrécie lle-méme. L'humanité ne se passe pas longtemps de randeur o | Discours du 16 février 1832.)
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on pas cette faiblesse morale qui résultait de l'hos- tilité des hautes classes, demeurées fidèles au parti légitimiste? En enlevant aux royalistes la possi- bilité de se poser, contre le gouvernement, en champions de la liberté religieuse, ne leur retirait- on pas le moyen le plus efficace de rafraîchir leur programme et de recruter, dans la meilleure partie des générations nouvelles, leur armée affaiblie?
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Des considérations plus graves encore devaient alors déterminer le gouvernement à saisir cette occasion d'un accord plus intime avec les forces catholiques, d'une liberté d'action plus grande concédée à la religion. C'est la tentation du régime représentatif, à raison même de l'intérêt de ses débats et de ses luttes pour les nobles esprits, que ses hommes d'État ne regardent guère au-delà ou au-dessous des assemblées. Tentation singulière- ment dangereuse, et qui expose acteurs ou specta- teurs à être surpris, au beau milieu du drame par- lementaire, par l'irruption soudaine de terribles trouble-fête. Or, si à l'époque même où nous sommes arrivés, vers la fin des dix première? années de la monarchie de Juillet, on jetait lef yeux et prêtait l'oreille en dehors de ce qui s'ap pelait « le pays légal », que voyait-on, qu'en tendait-on? On voyait surgir et grandir le spectn
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du moderne socialisme, et on entendait « un bruit de voix tel qu'on n'en avait jamais connu, ces voix s'élevant toutes ensemble pour réclamer, comme leur droit, ce qui leur manquait, ce qui leur plaisait ». Sans doute, il y a eu de tout temps des utopistes rêvant je ne sais quel remède aux maux qui résultent de l'inégale distribution des richesses. Mais ces fantaisies n'avaient rien d'a- gressif. Le saint-simonisme lui-même, — bien qu'il ait servi, en quelque sorte, de transition entre la chimère inoffensive des Salente d'autrefois et la réalité destructive du socialisme contemporain, bien qu'il contint en germe toutes les erreurs et toutes les convoitises des sectes plus récentes, — Hait demeuré cependant un mouvement pacifique, étranger aux partis politiques. Ce qui était nouveau, tlans l'agitation dont on commençait à noter les ;ymptùmes vers 18 'i0, c'était le rêveur devenant Iribun, la secte transformée en faction, et la thèse (l'école en mot d'ordre d'une insurrection. L'utopie faisait alliance avec les passions démagogiques, »oursuivait parla violence révolutionnaire la réali- sation immédiate de ses plans, et trouvait dans 'immense prolétariat industriel, né, à cette époque 'îème, de la transformation économique, des souf- Vances pour entretenir, aviver ses appétits et ses aines, des demi-instructions pour se prendre à ■es sophismes, des forces pour mettre en œuvre bs desseins de renversement. Alors Louis Blanc, vec sa rhétorique venimeuse, commençait à dé-
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noncer, dans son livre de P Organisation du travail, la bourgeoisie comme l'obstacle au bonheur popu- laire; alors Proudhon, avec sa brutalité gogue- narde et tapageuse, avec son audace sophistique, faisait son entrée, en proclamant : « La propriété, c'est le vol » ; alors le faux bonhomme Cabet sédui- sait les niais avec les mensonges de son Icarie; alors pullulaient les associations, les publications communistes, et partout il se faisait, dans le peuple des villes et des campagnes, une propagande toute nouvelle de négation antireligieuse et antisociale ; Proudhon lui-même en déclarait « les progrès effrayants » ; « c'est maintenant seulement, disait- il, que l'esprit de 93 commence à s'infiltrer dans le peuple 1 ». Il suflisait d'ailleurs de sortir un peu du palais Bourbon, pour voir le mal et entendre la menace. Henri Heine, en 18/iQ, avait l'idée de par- courir les ateliers du faubourg Saint-Marceau, et
1 Proudhon, après avoir constaté que le peuple com- mençait à ne plus vouloir de baptêmes, de premières communions, de mariages ni d'enterrements religieux, après avoir indiqué tout ce qui pourrait amener un jour l'avènement de ces « prolétaires jacobinisés », signalait la propagande socialiste faite par les membres des sociétés secrètes, « à la barbe du parquet ». « Je connais person- nellement à Lyon et dans la banlieue, disait-il, plus de deux cents de ces apôtres qui tous font la mission er travaillant. C'est un fanatisme éclairé et d'une espèct plus tenace qu'on n'en ait jamais vu. En 1838, il n'y avait pas à Lyon un seul socialiste; on m'affirme qu'il sont aujourd'hui plus de dix mille... » (Lettre du 1 août 1844. Correspondance de Proudhon, t. II, p. 132,)
ET LE MOUVEMENT CATHOLIQUE
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ce sceptique était épouvanté des passions « démo- iliaques )> qu'il y voyait fermenter 1 . Revenant sur c même sujet, Tannée suivante, il disait : «Lejour l'est pas éloigné, où toute la comédie bourgeoise ?n France, avec ses héros et ses comparses de la jcène parlementaire, prendra une fin terrible au nilieu des sifflements et des huées, et on jouera ensuite un épilogue intitulé : Le règne des com- munistes 2. » Si ce travail redoutable s'accomplis-
' J'y trouvai plusieurs nouvelles éditions des dis- ours de Robespierre et des pamphlets de Marat, dans i's livraisons à deux sous, l'Histoire de la Révolution, par labet, là Doctrine et la conjuration de Babœuf par Buo- larotti, etc..., écrits qui avaient comme une odeur de ang; — et j'entendis chanter des chansons qui sem- blaient avoir été composées dans l'enfer et dont les rc- [rains témoignaient d'une fureur, d'une exaspération,
Iui faisaient frémir. Non, dans notre sphère délicate, on e peut se faire aucune idée du ton démoniaque qui omine dans ces couplets horribles; il faut les avoir \ atendus de ses propres oreilles, surtout dans ces ini- îenses usines où l'on travaille les métaux, et où, pen- i ant leurs chants, ces ligures d'hommes demi-nus et •mbres battent la mesure avec leurs grands marteaux 4 1er sur l'enclume cyclopéenne. Un tel accompagne- I lient est du plus grand effet; de même que l'illumina- on de ces étranges salles de concert, quand les étincelles
1 furie jaillissent de la fournaise. Rien que passion et , umrne, flamme et passion! » (Lettre du 30 avril 1840,
hitèce, p. -20.1 — On sait que les lettres rassemblées ins ce volume avaient été adressées à la Gazette d'Auys-
2 Lettre du 11 décembre 1841, Lutèce, p. 200 el sq.— eine ajoutait : . Lt>- doctrines subversives se son! ent- rées eu France des classes inférieures. Il ne s'agit
! |us de légalité des droits dans l'Etat, mais de l'égalité
114 CHAPITRE II. LE GOUVERNEMENT
sait en quelque sorte sous terre, il se produisait de temps à autre comme des crevasses qui laissaient entrevoir la flamme du volcan et même échapper quelque éruption de lave incandescente : ainsi, en 1840, lorsque Arago proclamait, pour la pre- mière fois à la tribune, la nécessité de « l'organi- sation du travail », et que des grèves menaçantes et simultanées apportaient à cette déclaration leur sinistre commentaire ; ainsi en 1841, lors des révé- lations qu'amenait l'instruction de Fattentat de Quénisset contre le jeune duc d'Aumale. Le monde politique prêtait alors un moment l'oreille; il poussait un cri d'alarme et de terreur; le Journal des Débats déclarait que la question n'était pas de savoir comment serait résolu tel problème parle- mentaire, mais « s'il y aurait un ordre social ». Puis, au bout de peu de jours, chacun se laissait re- prendre par les luttes de coterie, et oubliait le mal.
D'ailleurs, qu'y pouvaient faire les hommes d'État, réduits à leurs seules forces ? L'école éco- nomique, avec sa thèse du laisser faire, était trop sèche, trop froide, pour satisfaire des aspirations fondées sur le besoin, pour désarmer des passions alimentées par la souffrance. Quelle autorité avait, pour prêcher la résignation dans le dénûment,
des jouissances sur cette terre... La propagande du com- munisme possède un langage que chaque peuple com- prend : les éléments de cette langue universelle sont aussi simples que la faim, l'envie, la mort: cela s'apprend facilement. »
M LE MOUVEMENT CATHOLIQUE 115
cette bourgeoisie qu'on dépeignait chaque jour au peuple tout affamée de pouvoir, d'argent et de jouissance ? Heine, qui était loin d'être un mystique et un sentimental, constatait cette débilité d'une société qui, pour résister au communisme, « ne possédait, malgré toute sa puissance, aucun appui moral en soi », qui « ne se défendait que par une plate nécessité, sans confiance en son droit, même sans estime pour elle-même, absolument comme cette ancienne société dont l'échafaudage vermoulu s'écroula lorsque vint le fils du charpentier1 ». Pour cette résistance, il n'y avait qu'une force, la religion. Le socialisme était la contradiction de toute la doctrine du christianisme ; il était, suivant un de ses docteurs, « une tentative pour matéria- liser et immédiatiser la vie future et le paradis spirituel des chrétiens 2 a ; il mettait tout le bonheur sur terre, avertissant ceux qui ne le trouvaient pas, que la faute en était aux hommes et aux institu- tions. A ce redoutable sophisme, on ne pouvait •opposer que la pleine vérité chrétienne; elle seule donnait au pauvre l'explication et l'espérance qui lui faisaient accepter sa souffrance, au riche la «compassion et le renoncement nécessaires pour aborder et résoudre le problème social. Aussi voyait-on les hommes de la nouvelle école catho- lique empressés a s'occuper de ce problème crue
' Lettiv du -25 juin 1843 [Lutèce, p. 380). 2 Bteni, Histoire de la Révolution de 1848.
116 CHAPITRE II. LE GOUVERNEMENT
négligeaient tant deleurs contemporains. Dès 1837, Ozanam, considérant d'un côté « le camp dès pauvres, de l'autre le camp des riches, dans l'un l'égoïsme qui veut tout retenir, dans l'autre l'égoïsme qui voudrait s'emparer de tout » , de- mandait « qu'au nom de la charité, les chrétiens s'interposassent entre les deux camps, qu'ils allas- sent, transfuges bienfaisants, de l'un à l'autre, obtenant des riches beaucoup d'aumônes, des pauvres beaucoup de résignation », qu'ils se fissent « médiateurs » entre « un paupérisme furieux et désespéré » et « une aristocratie financière dont les entrailles s'étaient endurcies » ; et alors, dans le rêve généreux de sa jeunesse, il voyait « cette charité paralysant, étouffant l'égoïsme des deux partis, diminuant chaque jour les antipathies ; les deux camps se levant, jetant leurs armes de colère et marchant à la rencontre l'un de l'autre, non pour se combattre, mais pour se confondre, s'em- brasser et ne plus faire qu'une bergerie sous un seul pasteur, unum ovile, iinus pastor 1 » .
La nécessité de cette intervention du christia- nisme et des chrétiens s'imposait à tous les esprits réfléchis. N'était-ce pas la vue du mal social et de l'impuissance de tous les autres remèdes qui pous- sait M. Guizot à jeter, en 1838, à la religion cet appel d'une éloquence si désespérée2? Quand,
1 Lettres du 0 mars 1837 et du 12 juillet 1840.
2 Voir la citation que nous avons déjà faite de cet écrit, plus haut, p. 03.
ET LE MOUVEMENT CATHOLIQUE
117
en 1848, le danger dévoilé apparaîtra aux plus aveuglés dans sa brutalité terrible, n'est-ce pas au catholicisme que, pressée par l'instinct du salut, cette nation, naguère si sceptique, adressera la prière des disciples: « Seigneur, sauvez-nous, nous périssons ? >j Mais fallait-il attendre que le mal lut consommé pour aller demander ce secours? Ne fallait-il pas le faire au moment même où, comme vers IS'iO, éclataient les premières menaces? Ne fallait-il pas surtout se bien rendre compte que i liaque entrave apportée à l'action religieuse était une force de plus donnée à la perversion socialiste? Sur la lin de son règne, Louis-Philippe, amené >ar l'expérience à regarder les événements d'un )eu plus haut qu'il ne le faisait peut-être au début, lisait mélancoliquement à M. Guizot : « Vous avez nille fois raison; c'est au fond des esprits qu'il faut combattre l'esprit révolutionnaire; car c'est là ju'il règne; mais, pour chasser les démons, il
audrait un prophète, » Ce prophète que le roi ne paraissait pas connaître et qu'il semblait déses- >érer de trouver, il était là, auprès de lui : c'était "Kglise qui avait reçu du Christ le pouvoir de chasser les démons » aussi bien des sociétés que les individus.
Convient-il maintenant de quitter un moment i sphère politique et sociale, qui constituait plus amédiatement le domaine du gouvernement, pour ■ter un regard sur les régions intellectuelles, dont e vrais hommes d'Etat ne devraient cependant pas
118 CHAPITRE II. LE GOUVERNEMENT
se désintéresser? Là encore on rencontrerait le sentiment du même vide et du même besoin. Qu'était devenue cette génération littéraire, si bril- lamment entrée en campagne vers 1820, avec le dédain du passé et la confiance dans l'avenir, ayant fait serment de réussir là où ses pères avaient échoué, résolue à tout refaire, s'étant crue et ayant paru vraiment l'avant-garde d'un grand siècle ? Qu'était devenu le rationalisme du Globe, qui avait célébré, avec une politesse hautaine, les funérailles du christianisme? Qu'était devenu le romantisme qui s'était annoncé si bruyamment comme devant renouveler le théâtre, la poésie, le roman, toutes les branches de l'art? Partout beau- coup de talents, mais des talents faussés, pervertis, stérilisés ; des écoles dissoutes ; le désordre ou l'impuissance; l'anarchie ou le découragement; tout ébranlé et rien de fondé. À l'époque où nous sommes arrivés, Lamartine a brisé les cordes de sa lyre ; le drame romantique, né d'hier, est plus caduc que la vieille tragédie classique ; le roman, systématiquement immoral et antisocial, est tombé, dans sa descente rapide, de George Sand et de Balzac à Eugène Sue ; les chevaliers de l'art libre ont pour disciples les industriels du roman-feuil- leton ; la confiance orgueilleuse des prophètes de la raison émancipée a abouti au désespoir de Rolla, au cynisme de Vautrin ou à la gouaillerie de Robert Macaire ; M. Jouffroy se consume dans la désola- tion de son impuissance philosophique, n'entrevoit
ET LE MOUVEMENT CATHOLIQUE 110
un peu de lumière qu'en se rapprochant du loyer de vérité chrétienne dont, jeune homme, il s'était éloigné, et meurt de cette blessure morale, en laissant échapper comme l'aveu d'une entreprise manquée ; M. Cousin doit sans doute h ce côté de sa nature qui a fait dire de lui à Sainte-Beuve : « c'est un sublime farceur », d'avoir moins souffert que Jouffroy et de dissimuler plus habilement son échec : mais il a déserté sa chaire, il cherche dans la politique, auprès de M. Thiers, et s'apprête à trouver dans la littérature, aux pieds des femmes du grand siècle, des distractions souvent passion- nées : l'éclectisme, moribond dans ses grandeurs officielles, voit avorter entre ses mains cette belle réaction spiritualiste du commencement du siècle, qu'il a empêchée de remonter jusqu'à son terme logique, le christianisme, et qu'il a arrêtée en quelque sorte à mi-côte, sur une pente où l'esprit humain ne pouvait trouver aucune assiette pour rien fonder, et surtout aucun point d'appui pour résister au vieux matérialisme et au jeune positivisme.
Aussi du monde des lettres, plus encore peut- être que du monde politique, s'échappe-t-il alors une plainte désenchantée. A la vue de ce qu'il appelle une « anarchie intellectuelle », un « gâchis immense », un « vaste naufrage », Sainte-Beuve, rappelant le brillant départ de « cette génération si pleine de promesses », s'écrie : « Ne sera-t-on en masse et à le prendre au mieux qu'une belle déroute ? i> Il fait cet aveu : « Passé un bon moment
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CHAPITRE II. LE GOUVERNEMENT
de jeunesse, tous, plus ou moins, nous sommes sur les dents, sur le flanc » ; puis il conclut : « Déci- dément l'esprit humain est plutôt stérile qu'autre chose, — surtout depuis juillet 1830 l. » Le mot de « déroute» est aussi celui qui vient sous la plume de M. de Rémusat, l'un des princes de la jeunesse de 1820, et il est réduit à déplorer « la dispersion funeste des forces morales de la société2» . Jouf- froy compare les deux pentes de sa vie, celle qu'il avait montée, jeune et confiant, sous la Restauration , et celle qu'il descend depuis : la première « riante, belle, parfumée, comme le printemps » ; la seconde « avec ses aspects mélancoliques, le pâle soleil qui l'éclairé et le rivage glacé qui la termine » ; et il ajoute, en parlant de cette seconde pente : « Si nous avons le front triste, c'est que nous la voyons5. » Augustin Thierry dénonce « l'espèce d'affaissement qui est la maladie de la génération nouvelle», et gémit à la vue de « ces âmes énervées qui se plai- gnent de manquer de foi et ne savent où se pren- dre 4 » . Un critique plus jeune, M. Saint-René Taillandier n'est pas moins attristé; il constate cette stérilité maladive qu'il attribue cà a l'infa-
1 Le la littérature industrielle (1839). — Dix ans après en littérature (1830). — Quelques vérités sur la situation en lit- térature (1843). — Chroniques parisiennes (1843).
2 Passé et Présent.
3 Discours prononce à une distribution do prix, vers 1840, cité par M. Tainc, dans son livre des Philosophes du dix-neuvième siècle.
4 Préface de Dix ans d'études historiques.
BT LE MODVBMENT CATHOLIQUE L2J
(nation » d'une littérature qui, « après avoir débuté avec enthousiasme, s'est arrêtée tout à coup, dès le commencement de sa tâche, et s'est adorée avec une confiance inouïe 1 » . Le secret de cet avorte- ment, tous le reconnaissent plus ou moins expli- citement, il est surtout dans le défaut d'une règle morale supérieure et d'une foi divine. De là, le désordre de tant de révoltes, le scandale de tant de corruption ; de là, le scepticisme découragé ou ricanant, et la dégradation de la littérature indus- trielle; de là, les humiliations et les douleurs de la raison émancipée et impuissante. Or cette règle et cette foi, qui peut les rendre à ces esprits trou- blés? Le christianisme seul.
Ainsi, de quelque côté que le gouvernement prête alors l'oreille, s'il sait comprendre le gémis- sement plus ou moins distinct qu'arrache à cette société, le sentiment universel de ses déceptions et de ses besoins, il doit y discerner ce cri qu'avait recueilli M. Ciuizot : « la religion ! la religion! » Et puisqu'à cette époque môme, par une heureuse coïncidence, l'une des plus graves et des plus fécondes entre toutes les questions religieuses, celle de l'enseignement s'offre, s'impose à lui, ne va-t-il pas la résoudre dans cet esprit d'accord et- de bienveillance réciproque qui paraissait être celui des catholiques, et que, à plusieurs symptô- mes, on pouvait espérer être celui du pouvoir? Ne
1 Article publié par la Revue des Deux Mondes, eu 1847.
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CHAPITRE II. LE GOUVERNEMENT
va-t-il pas saisir cette occasion de donner large- ment au christianisme, non pas une faveur qu'on ne demandait plus et qui serait compromettante pour tous, mais cette liberté que réclamaient seule, les chefs du nouveau mouvement religieux, et qui était conforme aux principes du régime politique d'alors? N'a-t-il pas, pour l'encourager, l'exemple tout récent des hommes d'État anglais, qui vien- nent précisément d'assurer le bonheur de leur patrie et l'honneur de leur nom, en imposant aux vieux préjugés protestants l'émancipation des catholiques? Enfin, cette œuvre de justice ne l'ai- clera-t-elle pas précisément à trouver ce dont il a le plus besoin en ce moment : une direction pour la politique désorientée, un rajeunissement des débats parlementaires, une force morale pour la monarchie qui souffre de son origine révolution- naire, un préservatif contre le matérialisme poli- tique vers lequel n'est que trop portée la bour- geoisie régnante, la seule arme efficace contre la menace grandissante du socialisme, le redresse- ment des intelligences dévoyées et la consolation des âmes souffrantes ? En un mot, n'est-ce pas la meilleure chance d'écarter, s'il en est temps encore, la banqueroute imminente de la plupart des espé- rances politiques, sociales, intellectuelles, qui avaient animé l'ambitieuse et brillante génération de 1820, dont on avait cru, en 1830, saluer le triomphe définitif, et dont, en 1840, on pouvait craindre l'avortement universel ?
CHAPITRE III
LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT
(1830-1844)
L La promesse de la liberté d'enseignement dans la Charte de 1830. Le procès de l'école libre. Lîuloi de 1833 sur l'instruction primaire. Le projet de 1836 sur l'instruction secondaire. Le projet de 1841 et les petits séminaires. Protestations de l'épis- copat. La lutte est engagée. — IL L'état religieux des collèges. La philosophie d'Etat. Les évoques et l'éclectisme. — III. M. de "Montalembert et le programme du parti catholique. En quoi l'existence d'un parti catholique est un fait accidentel et anor- mal. — IV. M. de Montalembert et les évêques. Comment ceux- ci arrivent à demander la liberté pour tous. Leurs premières répugnances contre l'action publique et laïque. Timidité de Mgr Affre. Intervention décisive de Mgr Parisis. — V. M. de Montalembert agitateur incomparable. Il dépasse parfois un peu b mesure. Le charme qu'il exerce, môme sur ses adversaires. — VI. Violences d'une partie de la polémique catholique. Le livre du IfeJMpafc universitaire. VUnirers et M. Louis Veuillot. Les violences sont regrettées par les catholiques les plus considéra- bles. — VII. Le parti catholique fait brillante figure et la cam- pagne est bien commencée. Emotion joyeuse de Lacordaire, en 1844.
I
Comment ta Charte de 1830 s'était-elle trouvée contenir un article qui promettait, « dans le plus court délai possible », une loi sur « la liberté de l'enseignement »? Qui donc, dans la précipitation un peu confuse de la revision constitutionnelle,
124 CH. Ilr. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
avait inséré cette disposition? On ne saurait le dire, et l'abbé Dupanloup pouvait s'écrier, quinze ans plus tard : « Oui, c'est par hasard que la liberté d'enseignement a été écrite dans la Charte. Vous qui l'avez faite, vous ne savez ni pourquoi ni com- ment vous y avez mis cette promesse.. . Nul de vous ne sait dire qui en eut l'inspiration et quelle main en a tracé, sans le comprendre, le droit im- prescriptible, la parole désormais ineffaçable *. »
Ce n'était pas, en tout cas, l'œuvre du clergé; celui-ci n'avait pas alors voix dans les conseils du pouvoir, et les constituants improvisés qui enlevaient au catholicisme son caractère de re- ligion d'Etat, n'étaient pas suspects d'avoir voulu servir ses intérêts. Pouvait-on dire d'ailleurs que les catholiques eussent été, sous la Restauration, unanimes à réclamer la liberté de l'enseignement? Sans doute, dès l'origine, plusieurs, Lamennais en tête, avaient attaqué vivement l'Université, dénoncé ses écoles comme « les séminaires de l'athéisme » et « le vestibule de l'enfer », réclamé pour tous, et surtout pour l'Église, le droit d'enseigner; sans doute, après les ordonnances de 1828, cette idée avait fait quelque progrès parmi les partis de droite, et on la trouvait très nettement formulée dans le Correspondant, fondé en 1829. Mais elle était demeurée comme une thèse d'avant-garde, non encore adoptée par ceux qui, dans le gouver-
1 De la Pacification religieuse ^ 1 845) .
POUR LA LIBERTÉ DR L'ENSEIGNEMENT
Dément ou dans le clergé, paraissaient avoir le plus qualité pour parler au nom de la religion. Quand les royalistes avaient été au pouvoir, pen- dant le ministère de M. de Villèle, ils avaient borné leurs eflbrts, avec plus de zèle que d'adresse et de succès, à faire pénétrer une inspiration chré- tienne dans l'Université : c'est dans ce dessein que la direction en avait été remise à Mgr Frayssi- nous. Quant aux évèques, ils s'étaient montrés exclusivement préoccupés de développer les petits séminaires qu'une ordonnance de 181 \ avait placés sous leur seule autorité, et qui, grâce au régime de tolérance bienveillante interrompu en 1828, de- venaient peu à peu de véritables collèges ecclésias- tiques, partageant en fait, avec ceux de l'État, le monopole de l'instruction secondaire. Au con- traire, la liberté d'enseignement était alors pro- clamée et revendiquée par la nouvelle école libé- rale, par II. Benjamin Constant dans des écrits divers par M. Dunoyer dans le Censeur 2, par If. Dubois et M. Duchàtel dans le Gloôe*: ces
1 Voir notamment le Mercure d'octobre 1817.
- Dès 18 18, M. Dunoyer combattait le monopole uni- versitaire comme « l'une des plus criantes usurpations » du despotisme impérial, et réclamait la pleine liberté, telle que l'ont revendiquée plus tard les catholiques. [Œuvres de Dunoyer, t. II, p. 46 et sq.)
3 Voir notamment le Globe du 17 mai, du 5 juillet et du 6 septembre 1828. Dans un article publié le 21 juin 1*2*. M. Dubois invitait les amis des jésuites « à se lover pour l'abolition du monopole. » « Les amis de la Liberté, disait-il, ne manquèrent pas à l'appel. » Mais il
126 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
écrivains y étaient arrivés par logique et par sin- cérité de doctrine, par réaction contre le despo- tisme impérial, et aussi un peu par crainte que l'Université ne prît un caractère ecclésiastique, sous la direction de M. Frayssinous. Dans le bar- reau, MM. Renouard, 0. Barrot, Dupin, ne pen- saient pas autrement !. La Société de la morale chrétienne, dont les membres principaux étaient le duc de Broglie, M. Guizot et Benjamin Con- stant, mettait au concours, en 1830, un Mémoire en faveur de la liberté d'enseignement. A la même époque, dans le National, M. Thiers attaquait vio- lemment le corps universitaire auquel il reprochait d'être « monopoleur et inique2 » . Aussi, au milieu de la révolution, le 31 juillet 1830, La Fayette, dans sa proclamation aux habitants de Paris, met- tait-il la liberté d'enseignement au nombre des conquêtes populaires. C'est donc évidemment de ce côté qu'il faudrait chercher la main inconnue qui a fait insérer, dans l'article 69 de la Charte, la promesse de cette liberté.
Quoi qu'il en soit de cette origine mystérieuse, où, derrière le hasard apparent, il est permis d'a- percevoir la réalité providentielle , une fois la pro- ajoutait : « N'espérons pas d'eux cette preuve de loyauté ; cette confiance dans la bonté de leur cause, ils se garde- ront bien de la donner. »
1 M. Renouard, dans des Considérations sur les lacunes de l'éducation secondaire en France (1824), parlait du « dogme de la liberté d'éducation».
* National du 6 mai 1830.
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT
127
messe faite, les catholiques furent les premiers à s'en emparer et à en demander l'exécution. Ce fut l'une des revendications de Y Avenir : manifestes, polémiques, pétitions, débats judiciaires, tout fut employé par Lamennais et ses disciples, pour pro- voquer quelque agitation autour de cette ques- tion. On sait à quel procédé, singulièrement nou- veau dans nos mœurs françaises, eut alors recours Lacordaire, assisté de MM. de Montalembert et de Coux. Quel lecteur du Correspondant ne con- naît cet épisode du « procès de l'Ecole libre », qui de loin nous apparaît comme une charmante et vive légende, marquant l'âge héroïque de nos luttes pour la liberté religieuse? Ce prêtre et ce gentilhomme annonçant qu'ils ouvrent, malgré la loi et en vertu de la Charte, une classe pour les enfants pauvres 1 ; le futur orateur de Notre-Dame transformé en maître d'école ; la leçon interrompue par le commissaire de police ; une scène de résis- tance légale, aboutissant au procès souhaité; M. de Montalembert appelé à la pairie par la mort de son père, et la Chambre haute devenue compétente pour juger le jeune pair et ses complices ; les pré- venus se défendant eux-mêmes avec une éloquence précoce, saisissant cette occasion de confesser leur foi religieuse et libérale avec une audace pleine de grâce et de générosité; et, pour dénouement de ce petit drame, une condamnation bénigne à
1 Eu avril 1831.
128 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
100 francs d'amende! Toutefois, il ne semble pas que cet épisode ait produit alors sur le public toute l'émotion qu'il éveille aujourd'hui, chez ceux qui en lisent Je récit. L'originalité de la démarche frappait peu une curiosité qui était alors blasée par tant d'excentricités nées de l'agitation révo- lutionnaire. Les hommes d'État et les pouvoirs publics étaient trop préoccupés de la terrible ba- taille qu'ils livraient sous les ordres de Casimir Perier, pour discerner ce qu'il y avait, au fond, de sérieux dans ce qui semblait une fantaisie de jeunes gens. Du côté des catholiques, la ques- tion, un moment soulevée, disparut en quelque sorte au milieu des ruines de Y Avenir, et plu- sieurs années devaient s'écouler avant qu'on osât reprendre une thèse compromise par cette ori- gine. Ce fut donc comme un coup de feu isolé, à peine entendu dans le tapage général ; tout au plus quelques têtes s'étaient-elles retournées un instant; mais on n'avait pas réussi à engager la bataille.
Rien n'indiquait, d'ailleurs, qu'une bataille serait nécessaire et que le gouvernement ne s'exécuterait pas de lui-même. Lors du « procès de l'École libre », le procureur général, M. Persil, avait dit, dans son réquisitoire : « Quand nous invoquons le mono- pole universitaire, nous nous appuyons d'une légis- lation expirante, dont nous hâtons de tous nos vœux la prompte abrogation. » Aussi, à peine fut- on sorti des embarras et des luttes du début, que
POUR. LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 129
M. Guizot, devenu, à la fin de 1832, ministre de l'instruction publique, se donna pour tâche de réaliser les promesses de la Charte. Il commença par l'instruction primaire, qu'organisa la fameuse loi du 28 juin 1833. La place qui y était accordée à la religion n'était pas suffisante : le ministre avait fait, à regret, ce sacrifice aux préjugés régnants. Mais du moins la liberté promise était, pour le premier degré de l'enseignement, loyalement éta- blie, le monopole supprimé, la concurrence ou- verte à tous. Aussi, dans les luttes qui vont rem- plir la fin de la monarchie de Juillet, ne sera-t-il jamais question de l'instruction primaire. On ne s'en occupera de nouveau qu'après 1848, quand, à la vue des instituteurs devenus en grand nombre des précepteurs de socialisme et de démagogie, les anciens voltairiens de 1830 comprendront, avec effroi, combien il avait été imprudent de mar- chander à la religion sa part d'influence dans les écoles du peuple i.
Pour l'instruction secondaire, le problème était plus délicat et plus irritant. D'après la législation existante, l'Université avait seule le droit d'ensei- gner et de faire passer les examens. Les institu- tions privées ne pouvaient exister à coté d'elle
1 Pour saisir, sur Le vif, L'expression de cet effroi éfr, pour ainsi dire, de ce remords, il convient de se reporter à ce que M. Thiers a dit, à ce sujet, dans la commis- sion d'enseignement de 1849,
130 OH III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
qu'avec son agrément, sous son autorité, et clans les conditions qu'il lui plaisait d'imposer. Seuls, les petits séminaires lui échappaient, placés, depuis 181 4. sous la dépendance des évêques, au même titre que les grands séminaires. Encore n'était-ce qu'une sorte de faveur précaire, accordée par or- donnance, et pouvant être retirée ou limitée de même. Tout y était combiné d'ailleurs pour empê- cher ces établissements de faire concurrence aux collèges ; le nombre des élèves était limité ; ceux- ci étaient obligés cle porter le costume ecclésias- tique, et ne pouvaient se présenter au baccalauréat qu'en justifiant avoir fait leur rhétorique et leur philosophie dans un établissement de l'État : der- nière condition, chaque jour plus gênante, en pré- sence du nombre croissant des carrières à l'entrée desquelles on exigeait le diplôme de bachelier. Cette législation n'était-elle pas à refaire en entier? « Une seule solution était bonne, a dit plus tard M. Guizot : renoncer complètement au principe de la souveraineté de l'État en matière d'instruc- tion publique, et adopter franchement, avec toutes ses conséquences, celui cle la libre concurrence entre l'État et ses rivaux, laïques ou ecclésiasti- ques, particuliers ou corporations. C'était la con- duite à la fois la plus simple, la plus habile et la plus efficace... Il valait beaucoup mieux, pour l'Université, accepter hardiment la lutte contre des rivaux libres, que de défendre, avec embarras, la domination et le privilège contre des ennemis
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acharnés t Mais qui eût voulu suivre alors cette grande politique se fût heurté à beaucoup de pré- tentions et de préventions, aux situations acquises des membres de l'Université, comme aux méfian- ces encore toutes vives, soulevées, dans le public, contre le clergé et surtout contre les jésuites. Aussi M. Guizot, dans le projet déposé en 1836, n'osait- il pas présenter la réforme complète et définitive qu'il eût désirée. Néanmoins il posait nettement le principe de la liberté, permettait la concurrence à tous les rivaux possibles de l'Université, prêtres ou laïques, sans exclure personne, sans imposer à qui que ce soit de conditions particulières : projet, après tout, plus large que ceux qui devaient être ultérieurement proposés en 1841, 18M ou 18/|7. La commission de la Chambre était entrée dans le même esprit, et son rapporteur, M. Saint-Marc Girardin, quoique universitaire, se montrait animé du libéralisme le plus loyal, le plus respectueux des choses religieuses, le plus intelligemment soucieux d'établir l'accord entre l'Église et l'Etat. Bien loin d'accepter de mauvaise grâce le principe de la liberté d'enseignement, il disait dans son rapport :
J'ose dire qu'avant la Charte elle-même, l'expé- rience et l'intérêt même des études avaient réclamé la liberté de l'enseignement : il y a plus, ils l'avaient obtenue, et là, comme ailleurs, il est vrai de dire que c'est ln liberté qui est ancienne et l'arbitraire qui
1 (Uiizot, Mémoire, t. III, pp. \0l, 103.
132 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
est nouveau. Je ne veux point prouver le principe de la liberté d'enseignement, puisqu'il est reconnu par la Charte. Je veux seulement montrer que cette li- berté nécessaire aux progrès des études a toujours existé sous une forme ou sous une autre. Les études ont besoin d'émulation... Autrefois la concurrence était entre l'Université de Paris et les diverses con- grégations qui s'étaient consacrées à l'instruction de la jeunesse : émanées de principes différents, animées d'un esprit différent, l'Université de Paris et les congrégations luttaient Tune contre l'autre, et cette lutte tournait au profit des études. Aussi, quand, en 1763, les jésuites furent dispersés, un homme qu'on n'accusera pas de préjugés de dévotion, Vol- taire, avec son bon sens et sa sagacité ordinaires, regrettait l'utile concurrence qu'ils faisaient à l'Uni- versité. « Ils élevaient, dit-il, la jeunesse en con- currence avec les universités, et l'émulation est une belle chose. »
Plus loin, M. Saint-Marc Girarclin abordait de front la prévention régnante, la peur des jésuites :
Ce que beaucoup de bons esprits craignent de la liberté de l'enseignement, c'est bien moins l'influence qu'elle pourra donner aux partis politiques, que l'in- fluence qu'elle va, dit-on, donner au clergé. Les prê- tres, les jésuites vont, grâce à cette loi, s'emparer de l'éducation. Dans la loi sur l'instruction secondaire, nous n'avons voulu créer ni privilège ni incapacité. Le monopole de renseignement accordé aux prêtres serait, de notre temps, un funeste anachronisme; l'exclusion ne serait pas moins funeste. La loi n'est
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faite ni pour les prêtres ni contre les prêtres : elle BBfl faite, en vertu de la Charte, pour tous ceux qui voudront remplir les conditions qu'elle établit. Per- sonne n'est dispensé de remplir ces conditions, et personne ne peut, s'il a rempli ces conditions, être exclu de cette profession. Dans le prêtre, nous ne voyons que le citoyen, et nous lui accordons les droits que la loi donne aux citoyens. Rien de plus, mais rien de moins. Nous entendons parler des congrégations abolies par l'État, et qui, si nous n'y prenons garde, vont envahir les écoles. Nous n'avons point affaire, dans notre loi, à des congrégations ; nous avons affaire à des individus. Ce ne sont point des congrégations que nous recevons bachelier ès lettres et que nous brevetons de capacité : ce sont des individus. Nous ne savons pas, nous ne pou- vons pas savoir si ces individus font partie de con- grégations; car à quel signe les reconnaître? com- ment s'en assurer?... Pour interdire aux membres des congrégations religieuses, la profession de maître et d'instituteur secondaire, songez que de précautions il faudrait prendre, de formalités inventer; quel code tracassier et inquisitorial il faudrait faire; et ce code, avec tout l'appareil de ses recherches et de ses pour- suites, songez surtout qu'il suffirait d'un mensonge pour l'éluder.
Il est curieux de voir comment, à cette époque, les principes de liberté, de justice, de bon sens et de saine politique étaient ainsi proclamés par un universitaire éminent, rédacteur du Journal des Débats, et ami peu suspect de la monarchie de
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134 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
1830. S'ils avaient alors triomphé, tout conflit eût été prévenu; et même encore aujourd'hui, ce lan- gage ne semble-t-il pas renfermer la doctrine sur laquelle devraient s'accorder tous les esprits justes et libres1?
Le gouvernement ne pouvait reprocher alors aux catholiques de se montrer trop exigeants, de ne pas lui tenir compte des difficultés qu'il rencon- trait, et de ne pas répondre, par une bonne volonté égale, à celle qu'il leur témoignait. « Le clergé, a dit plus tard l'abbé Dupanloup, se tut profondé- ment : je me trompe, il ressentit, il exprima une juste reconnaissance, et c'est à dater de cette époque qu'il se fit, entre l'Église de France et le gouvernement, un rapprochement depuis long- temps désiré et qui fut solennellement proclamé 2. »
* C'est au cours de la discussion que M. Saint-Marc Gîrardin eut occasion de prononcer, sur l'importance sociale de la religion, sur le désir et l'espérance qu'il avait de la voir reprendre possession des âmes, sur la nécessité de mettre fin au divorce qui séparait l'Église et l'État et de pratiquer envers le clergé une politique de justice, de bienveillance et de respect, les paroles que nous avons déjà citées. M. Guizotfit aussi, dans ce débat, des déclarations analogues.
2 De la Pacification religieuse. — M. de Montalembert, lui aussi, a rappelé, après coup, dans un de ses discours, le bon accueil fait au projet de M. Guizot. Il disait le 12 juin 1845 : « Vous avez présenté, on 1836, une loi pleine de tolérance, pleine de générosité, contre la- quelle pas une voix ne s'est élevée au sein du clergé... Il fallait continuer dans cette voie, et tout aurait été sauvé. »
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 135
Sans cloute, dans la discussion qui s'ouvrit à la Chambre, en 1837, l'Université fut vivement atta- quée ; on lui reprocha d'être un instrument de despotisme, de donner une mauvaise éducation morale; on se plaignit que le projet eût accordé à la liberté une part trop étroite : mais ces critiques n'étaient pas faites par des catholiques ; elles venaient des hommes de gauche, qui n'avaient pas encore oublié que la liberté d'enseignement avait été un des articles de leur programme et qu'ils l'avaient eux-mêmes introduite dans la Charte K
Pouvait-on donc espérer que la question allait être résolue du premier coup, sans conflit entre L'État et l'Eglise, comme elle l'avait été pour l'in- struction primaire? C'eût été ne pas compter avec les préjugés de cette masse d'esprits courts et médiocres qui en étaient restés aux vieux ressen- timents d'avant 1830. Un député, M. Vatout, pro- I posa un amendement par lequel tout chef d'éta- blissement était tenu, non seulement de prêter le serment politique, mais encore de jurer qu'il n'appartenait à aucune association ou corporation non autorisée. L'amendement fut repoussé au nom de la commission par M. Dubois, l'ancien rédac- teur du Globe; le ministre eut le tort de ne pas croire nécessaire ou possible de le combattre à la
1 Voir notamment les discours de MM. Arago, Sal- verte, de Tracy, de Sade, Charles Dupin, de Lamartine.
136 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
tribune; et après un débat très sommaire, nulle- ment en rapport avec la gravité du sujet, cette disposition se trouva votée, malgré la commission et le ministère, sans qu'aucun homme considérable fût venu l'appuyer. La peur des jésuites avait suffi. « C'était, a dit M. Guizot, enlever à la loi proposée son grand caractère de sincérité et de droit com- mun libéral ; ... en restreignant expressément, sur- tout pour l'Eglise et sa milice, la liberté que la Charte avait promise, on envenimait la querelle au lieu de la vider l. » La conséquence fut qu'on laissa tomber la loi, sans la porter à la Chambre des pairs. Ainsi, non par le fait des catholiques, mais par l'intolérance de leurs adversaires, le gouverne- ment échouait dans cette première tentative. Ce fut un malheur et la cause originaire de tous les conflits qui devaient éclater plus tard.
Pour le moment, cependant, le clergé ne sortit pas de son attitude pacifique. On a vu comment, à cette époque, une politique bienveillante et parfois réparatrice l'avait disposé à plus de confiance dans la monarchie de Juillet. Il continuait clone à attendre silencieusement qu'on voulût bien exécuter la pro- messe de la Charte. Les ministères successifs n'y songeaient guère alors, absorbés qu'ils étaient par des crises parlementaires incessantes, préludes de la trop fameuse coalition. A peine, en 1839, com- mença-t-on, du côté des catholiques, à parler tout
1 Mémoires, t. III, p. 108, 109.
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haut de cette liberté, si longtemps ajournée. M. de Montalembert en disait un mot à la Chambre des pairs *. L'archevêque de Toulouse profitait de la visite du duc d'Orléans, pour se plaindre des entraves apportées aux écoles religieuses : « vY un si grand mal, disait-il, un seul remède : liberté d'enseignement, mais liberté donnée à tous et d'une manière franche et loyale 2. » En 1840, il se for- mait, sous la présidence d'un ancien Lamennai- sien, l'abbé Rohrbacher, une société ecclésiastique pour « dénoncer le monopole universitaire à la France libérale et à la France catholique ». Mais c'étaient des faits isolés et sans retentissement. La grande masse des catholiques demeurait dans l'expectative. Ceux d'entre eux qui s'occupaient le plus de la question ne pensaient pas à engager une campagne d'opposition ; ils tâchaient d'arriver, par des négociations pacifiques, à une transaction entre le clergé et l'Université. M. de Montalembert fut mêlé assez activement aux pourparlers de ce genre, engagés, en 1839 et en I8/1O, avec MM. Yillemain et Cousin qui s'étaient succédé
1 Discours du 23 mai 1839. V Ami de la Religion du 19 septembre 1839. — Lacor- dairo, dans une lettre à Ozanam, notait ce fait comme Le signe du changement qui se faisait dans les idées du vieux clergé. « L'archevêque de Toulouse, disait-il. celui qui a été le promoteur de la censure contre l'abbé de Lamennais et ses amis! C'est le cas de s'écrier avec Joad :
Et quel temps fut jamais si fertile en miracles? »
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138 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
au ministère de l'instruction publique. L'esprit de conciliation, qui paraissait régner de part et d'autre, avait fait un moment espérer le succès; mais, chaque fois, les ministres tombèrent avant que rien fût conclu. Ces négociations furent reprises, lorsque le cabinet du 29 octobre 1840 fut constitué et sorti de ses premières difficultés. Les réclamations des catholiques, sans avoir pris encore de caractère hostile, devenaient plus pressantes. Enfin, en 1SM9 un nouveau projet fut déposé.
Ne devait-on pas s'attendre à ce qu'il fût au moins aussi satisfaisant que le projet de 1836 ? On était plus loin encore des préjugés et des passions de 1830. Tout, depuis, avait tendu à rapprocher ceux qui étaient naguère séparés. Nous avons dit ailleurs combien, à cette date, toutes les raisons politiques, sociales, et même les raisons de tactique parlementaire, devaient déterminer des ministres clairvoyants et prévoyants à résoudre cette question dans un esprit large, libéral et bienveillant, à saisir cette occasion de contenter les catholiques, d'aug- menter l'action de la religion, et de s'assurer son concours. Enfin le principal ministre était M. Guizot qui avait fait la loi de 1833, présenté la loi de 1836, et qui, dans toutes les circonstances, avait admirablement parlé de l'importance sociale du christianisme. Et cependant ces espérances, qui semblaient si fondées, devaient être déçues. Que s'était-il donc passé? M. Guizot, absorbé dès lors par les grands débats parlementaires et par la
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direction des affaires extérieures, n'avait-il pas eu le tort de laisser tout faire au ministre de l'instruc- tion publique, M. Villemain, plus homme de lettres qu'homme d'Etat et d'un esprit plus vif que large? L'Université, mise en éveil par les attaques dont elle avait été l'objet en 1837, n' avait-elle pas pesé sur le ministre, en faisant appel a l'attachement naturel que devait avoir pour elle un de ses pro- fesseurs les plus renommés ? Celui-ci, connaissant imparfaitement le monde ecclésiastique, s'était- il rendu un compte exact de la portée de sa loi, de l'émotion qu'elle devait soulever, et surtout de la force de résistance dont étaient devenus capables les catholiques naguère si humiliés, si dociles, si peu disposés aux luttes publiques? Dans cet acte qui devait avoir de graves et lointaines consé- quences, qui commençait la guerre là où la paix était si désirable et semblait si désirée, n'y avait-il pas, sûrement chez M. Guizot, peut-être aussi chez M. Villemâin, plus de négligence et d'inadvertance que d'hostilité voulue et préméditée? N'était-ce pas la conséquence d'une lacune, déjà signalée dans les dispositions de ce gouvernement qui, tout en souhaitant sincèrement de se rapprocher du clergé, n'avait pu encore acquérir le sens complet des susceptibilités de la conscience, l'intelligence large et le respect délicat des choses religieuses?
Quoi qu'il en soit d'ailleurs des sentiments des divers ministres, qu'il y aura lieu d'étudier de plus près, à mesure que la lutte les mettra à l'épreuve
140 en. m. les catholiques et les premières luttes et en relief, l'effet produit par le projet de 1841 fut mauvais. Les dispositions en étaient et en paru- rent rédigées dans un esprit tout différent de celui qui avait inspiré M. Guizot en 1836. L'exposé des motifs, à rencontre du rapport de M. Saint-Marc Girardin, semblait contester jusqu'au principe posé dans la Charte. « La liberté de l'enseigne- ment, y lisait-on, a pu être admise en principe parla Charte, mais elle ne lui est pas essentielle, et le caractère même de la liberté politique s'est sou- vent marqué par l'influence exclusive et absolue de l'État sur l'éducation de la jeunesse. » Les exi- gences de grades et les autres conditions compli- quées, gênantes, parfois blessantes, imposées aux concurrents de l'Université, rendaient à peu près illusoire, dans la situation où chacun se trouvait alors, la liberté nominalement concédée. Il semblait que ce projet fût marqué du vice le plus propre à détruire tout l'effet d'une réforme libérale, le manque de sincérité. « Là où le principe de la liberté d'enseignement est admis, a écrit fort jus- tement M. Guizot, il doit être loyalement mis en pratique, sans effort ni subterfuge pour donner et retenir à la fois. Dans un temps de publicité et de discussion, rien ne décrie plus les gouverne- ments que les promesses trompeuses et les mots menteurs1. » Et cependant, s'il n'y avait eu que ce défaut, l'opposition n'eût peut-être pas été bien
1 Guizot, Mémoires, t. YII, p. 377.
POUR LA, LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT lïl
bruyante, tant on était alors, du côté des catho- liques, peu disposé à livrer bataille. Mais le ministre avait commis la faute de toucher aux petits sémi- naires : son projet leur enlevait l'espèce de privi- lège, chèrement acheté, qui les avait laissés jus- qu'ici sous la direction exclusive des évêques; il les soumettait au droit commun de la loi nouvelle et les plaçait sous la juridiction de l'Université. I no telle mesure eût pu se comprendre si ce droit commun avait établi une liberté sincère : mais tel n'était pas le cas, et, en fait, les évêques estimaient, non sans raison, que les conditions du régime nou- veau compromettraient l'existence des écoles ecclé- siastiques et leur rendraient notamment à peu près impossible de trouver des professeurs.
On attaquaitainsi l'épiscopatsur le terrain étroit, modeste, strictement enclos qu'on lui avait réservé, en dehors du large domaine de l'Université; on l'atteignait directement, au point le plus sensible, en entravant le recrutement même du sacerdoce, ce recrutement devenu si nécessaire après la sté- rilité de l'époque révolutionnaire, et rendu si difficile par les conditions de la société moderne. Jusqu'alors les évêques s'étaient tenus à l'écart des polémiques relatives à la liberté d'enseigne- ment, thèse un peu nouvelle pour leurs habitudes d'esprit ; d'ailleurs, par un reste de cette intimida- tion qui, au plus vif de l'impopularité de 1830, les avait empêchés de se montrer en soutane dans les rues, ils avaient répugné à toute démarche
142 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
qui les eût fait sortir du sanctuaire et descendre pour ainsi dire sur la place publique, en pleine mêlée des partis. Mais, cette fois, c'était dans ce sanctuaire même qu'ils se croyaient menacés. Ils ne purent se contenir. Spontanément, sans y être poussés par aucun homme politique, par aucun journal, en dehors même de M. de Montalembert, qui ne fut pour rien dans ce premier mouvement *, la plupart laissèrent échapper un cri public d'alarme et de protestation. Les journaux se trouvèrent remplis, pendant plusieurs mois, des lettres que les prélats adressaient, l'un après l'autre, au gou- vernement, presque toutes d'un ton grave et triste, quelques-unes d'un accent plus vif et presque comminatoire2. Ébranlé par cette plainte générale de l'épiscopat, mal accueilli d'ailleurs par la com- mission de la Chambre plus libérale que le ministre, non soutenu par le gouvernement surpris et désap-
1 Rappelant plus tard ce qui s'était passé alors, M. de Montalembert déclarait qu'avant le projet de 1841 , bien loin de pousser à la guerre, il s'était employé à éta- blir une entente entre l'Église et l'État. « Un projet de loi, ajoutait-il, a été présenté en 1841, projet contre lequel tout l'épiscopat a réclamé avec raison, mais sans que j'y fusse pour rien; et à dater de ce moment la lutte a été engagée. » (Discours du il juin 1845.)
2 En 1842, M. de Montalembert disait que 56 évêques étaient « descendus dans l'arène ». J'en ai compté 49 dont les protestations publiques sont citées ou men- tionnées dans Y Ami de la Religion de 1841. Il y avait alors 76 évêques. Presque toutes ces protestations ont été réunies dans une brochure publiée par le Journal des Villes et Campagnes (chez Pillet aîné, 1841).
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 148
pointé de l'orage qu'il avait soulevé, le projet fut retiré avant d'avoir été même l'objet d'un rap- port.
Mais les conséquences de cette tentative mala- droite et malheureuse devaient survivre au retrait de la loi : sans le vouloir, et presque sans s'en douter, on se trouvait placé en face de l'Église, dans une situation toute nouvelle ; on avait fait sortir les évôques de l'expectative muette, patiente, presque confiante, où, malgré le vote de 1837, ils s'étaient renfermés depuis dix ans ; on avait fait naître l'a- gitation, dans une région naguère calme et silen- cieuse ; on avait commencé la bataille sur un sujet où les catholiques étaient disposés à garder la paix, pourvu qu'on les traitât seulement comme M. Guizot l'avait fait en 1833, pour l'instruction primaire, et l'avait voulu faire en 1836, pour l'instruction secondaire. Dans l'entraînement et l'excitation croissante de la bataille, sous l'impression des coups donnés et reçus, il ne restera bientôt plus rien des dispositions réciproques de conciliation, de bienveillance et de confiance qui avaient paru naguère animer l'Église et l'Etat. Et qui peut dire désormais ix quoi se limitera cette lutte commencée? Pour apprendre à combattre en faveur des intérêts généraux, il faut, d'ordinaire, avoir été d'abord frappé dans ses intérêts particuliers. C'est un peu ce qui est arrivé aux évêques : en les atteignant dans leurs petits séminaires, on va les conduire a défendre la liberté complète de l'enseignement.
144 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
Sans doute, leurs protestations contre le projet de 1841 portaient principalement, presque exclusive- ment, sur les dispositions relatives à leurs écoles cléricales ; à peine, sous forme cleprétérition timide, indiquaient-elles les défauts du projet, en ce qui concernait les établissements libres ; quelques pré- lats déclaraient même, comme l'archevêque de Tours, que cette dernière question n'était pas de leur ressort. Mais attendez : le champ de bataille ne tardera pas à s'élargir.
II
Ceux des évêques qui, suivant l'entraînement d'une polémique une fois engagée, se hasardèrent bientôt à sortir du cercle où les avait enfermés la défense de leurs petits séminaires, le firent tout d'abord pour examiner la valeur morale et religieuse de cette éducation universitaire à laquelle on paraissait ne vouloir permettre aucune concur- rence, et surtout aucune concurrence ecclésias- tique. Telle fut la première forme du débat : ce n'était pas la moins délicate ni la moins irritante. Mais fallait-il s'étonner que des prélats, princi- palement préoccupés du soin des âmes, fussent conduits tout d'abord à envisager la question à ce point de vue? On ne peut nier que l'état reli- gieux des collèges, depuis lors bien modifié, ne fût de nature à émouvoir leur sollicitude. Les
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 145
témoignages abonderaient1 : nous n'en retiendrons que deux, produits au moment même où les évoques commençaient à se plaindre et émanés de personnages peu suspects de partialité pour le clergé catholique. Voici ce qu'écrivait alors un protestant, ancien élève de l'Université, M. Agénor de Gasparin :
L'éducation religieuse n'existe réellement pas dans les collèges... Je me souviens avec terreur de ce que j'étais au sortir de cette éducation nationale. Je me souviens de ce qu'étaient tous ceux de mes cama- rades avec lesquels j'avais des relations. Étions- nous de bien excellents citoyens? Je l'ignore; mais assurément nous n'étions pas des chrétiens; nous Savions pas môme les plus faibles commencements de la foi et de la vie évangélique 2,
1 On pourrait rappeler notamment ce qu'ont dit le P. Lacordaire, le P. Gratry et M. de Montalembert, de cette épreuve du collège dans laquelle la foi des deux premiers avait succombé.
- Pendant que M. de Gasparin s'exprimait ainsi, dans son ouvrage sur les Intérêts généraux du protestantisme en France, un pasteur protestant, M. Coquerel, dans une lettre à L'archevêque de Lyon, prenait, au contraire, parti pour l'enseignement universitaire; il constatait qu'aucun ministre de l'Eglise réformée ne s'était plaint : « Notre tranquille silence, ajoutait-il, rassurera plus que les vives censures n'alarmeront, et l'on tirera de ce contraste cette irrésistible conséquence, que le protestantisme n'a nulle peur de la philosophie, et que le catholicisme, au contraire, dès qu'il se fait ultramoutaiu et jésuite, ne peut vivre avec elle. »
146 CH. III, LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
M. Sainte-Beuve, bien placé pour observer les faits, et moins suspect encore, écrivait en 1843 :
L'archevêque de Paris pourtant a raison sur un point. En masse, les professeurs de l'Université, sans être hostiles à la religion, ne sont pas religieux. Les élèves le sentent, et de toute cette atmosphère, ils sortent, non pas nourris d'irréligion, mais en indifférents... Quoi qu'on puisse dire pour ou contre, en louant ou en blâmant, on ne sort guère chrétien des écoles de l'Université... Les collèges produisent des lycéens bien appris, éveillés, de bonnes ma- nières, et qui deviennent aisément de gentils liber- tins. Le sentiment moral inspire peu les gros bon- nets, les chefs, et tout le corps s'en ressent \
Puis, parlant des « horreurs » racontées par les écrivains catholiques sur « les mœurs de l'Univer- sité », M. Sainte-Beuve ajoutait : « Sur les mœurs (entre nous) ne pas trop crier à la calomnie; moi, je ne crie qu'à la grossièreté. » Sans doute c'était le mal du temps, plus encore que la faute de tels ou tels hommes et surtout de tel ou tel gouver- nement. L'Université était l'image de la société, telle que l'avaient faite le dix-huitième siècle et la Révolution. L'état des collèges n'avait pas été meil- leur sous la Restauration, au temps de M. Frays- sinous. Peut-être avait-il été pire, et la religion
1 Chroniques parisiennes, p. 100 et 122. — Voir aussi, p. 127, ce que M. Sainte-Beuve dit, à un autre point de vue, de l'éducation morale de l'Université.
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 147
s'y était-elle trouvée plus impopulaire, à raison même des efforts que le gouvernement tentait alors pour la propager Cependant, depuis 1830, à côté de cette situation générale, sur laquelle il était plus naturel de gémir qu'il n'était aisé d'y remédier, il s'était produit un fait particulier qui donnait précisément prise aux critiques de l'épis- copat. Une doctrine, une école, paraissait régner 1 sur l'Université et en quelque sorte la person- nifier : c'était l'école « éclectique », qui préten- dait s'appeler «la philosophie », comme l'Église s'appelait le christianisme. A défaut de la reli- 1 gion d'État supprimée, on avait une « philosophie | d'État » . Tel est le nom même que lui donnaient I des rationalistes indépendants. « La tendance de cet éclectisme, écrivait encore M. Sainte-Beuve, a été de se rédiger en une sorte de religion philo- sophique officielle », et il ajoutait que « les esprits I vraiment libres n'y trouvaient pas plus leur compte ■que les catholiques orthodoxes 2. » M. Cousin et jses amis se présentaient comme une « église
1 Les douloureuses confidences du P. Lacordaire, du [\ (t rat i v et de M. de Montalembert se rapportent aux: ïollèges de la Restauration. On peut voir, d'ailleurs, jlans un mémoire rédigé, peu avant la révolution de Tuillet, par les aumôniers des collèges de Paris, des iétails navrants, et pour ainsi dire l'effrayante statis- ique des naufrages dans lesquels périssaient les âmes es jeunes collégiens. (Voir des extraits de ce mémoire, ans la Vie du P. Lacordaire, par M. Foisset, t. I, p. 86
ai.)
2 Vhroniques parisiennes, p. '211.
148 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
laïque » — le mot est d'eux — ayant reçu du gouvernement et de la société de 1830, pour former les jeunes intelligences, des pouvoirs et une mission analogues à ceux qui étaient con- tenus dans la parole du Christ aux apôtres : Ile et docete. Prétention qui peut paraître singulière, à l'heure même où l'un des plus illustres maîtres de cette philosophie, M. Jouffroy, était réduit à en confesser l'impuissance, les déceptions doulou- reuses et presque tragiques. Mais si le chef de l'éclectisme, M. Cousin, n'avait pu réellement créer une doctrine, il avait su du moins créer une école — ses adversaires disaient une coterie — manœuvrant avec discipline sous ses ordres, sachant s'emparer des postes importants du monde intellectuel et les défendre contre les prétentions rivales ou les révoltes intérieures. Avec quel esprit de domination, quelle jalousie de toute indépen- dance, quel ressentiment de toute contradiction, quelle impétuosité de passion, presque naïve par- fois dans sa dureté et dans son absence de scru- pules, le maître exerçait sa dictature spirituelle, on le devine, pour peu qu'on prête l'oreille aux échos discrets de l'Université elle-même, ou qu'on surprenne les confidences de ceux qui approchaient alors ce « philosophe » d'une compagnie à la fois si séduisante et si redoutable *.
4 Voir, par exemple, les plaintes publiées alors parmi professeur de collège : [VEcole éclectique et l'école française, par M. Saphary, professeur de philosophie au collège
TOUR LA liberté de l'enseignement 140
L'omnipotence incontestée de l'école éclectique faisait peser sur elle une responsabilité que les défenseurs de l' Université eux-mêmes étaient les premiers à reconnaître Ainsi les évêques furent conduits à lui demander compte du mal d'irréligion qui régnait dans les collèges. Si l'éclectisme avait heureusement réagi contre le sensualisme du dix- Bourbon). Voir aussi ce que disent du caractère domi- nateur et passionné de M. Cousin, M. Doudau, dans l'abandon de ses lettres intimes (lettre du 5 mars 1842), et M. Sainte-Beuve, dans répanchement malicieux de ses Notes et Pensées (à la fin du t. XI des Causeries du Lundi). Voir enfin la conduite de M. Cousin envers le jeune Herscheim, l'un des libres penseurs les plus hardis <ki l Ecole normale, mais qui avait cru pouvoir penser au.ssi librement sur la philosophie du maitrc que sur le christianisme. {Vie du P. Olivaint, par le P. Clair, p. 65 à 7-2.1
1 Le Journal des Débats disait, le 6 novembre 184-?, dans un jour de franchise indépendante : « L'école éclectique, pour l'appeler par son nom, est aujourd'hui maîtresse, et maîtresse absolue des générations actuelles. Elle occupe toutes les chaires de l'enseignement; elle en a fermé la carrière à toutes les écoles rivales ; elle s'est fait la part du lion; elle a tout pris pour elle, ce qui est assez politique, mais ce qui est un peu moins philosophique. Le public a donc le droit de demander compte à cette école du pouvoir absolu qu'elle a pris, et que nous ne lui contestons pas d'ailleurs. Elle a beaucoup fait pour elle, nous le savons ; mais qu'a-t-elle fait pour le siècle, qu'a-t-elle fait pour la société ? Où sont ses œuvres, ses monuments, les vertus qu'elle a semées, les grands caractères qu'elle a formés, les in- stitutions qu'elle anime de son souffle ? Il est malheu- reusement plus facile de s'adresser ces questions que d'y répoudre. »
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huitième siècle, s'il avait répudié l'impiété hai- neuse ou ricanante, s'il se proclamait même par- fois, avec M. Cousin, l'ami et l'allié de l'Église, il n'en demeurait pas moins un pur rationalisme, n'acceptant ni le surnaturel ni la révélation divine ; il n'accordait guère au christianisme qu'une poli- tesse dédaigneuse; il affectait d'y voir « la plus belle », mais « la dernière des religions », une institution utile pour la partie de l'humanité qui ne sait pas encore réfléchir, mais inférieure à la philosophie, et destinée à être remplacée par elle à mesure que les intelligences se développeraient : idée indiquée dans cette phrase fameuse, et alors souvent citée, de M. Cousin : « La philosophie est patiente, elle sait comment les choses se sont passées dans les générations antérieures, et elle est pleine de confiance dans l'avenir. Heureuse de voir les masses, le peuple, c'est-à-dire à peu près le genre humain tout entier, entre les bras du christianisne, elle se contente de leur tendre dou- cement la main, et de les aider à s'élever plus haut encore. » Il eût fallu n'avoir aucune opinion de ce qu'est une Église convaincue de la divinité de son institution et de la vérité de sa doctrine, pour croire qu'elle pouvait reconnaître à cette philo- sophie la suprématie que celle-ci réclamait, et se contenter à côté d'elle, au-dessous d'elle, du do- maine abaissé et rétréci où on la tolérait avec une bienveillance hautaine et transitoire. Les évêques devaient surtout juger une telle doctrine dange-
POUR LA LIBERTÉ DE L* ENSEIGNEMENT 151
mise pour l'éducation de jeunes intelligences. La courtoisie même du langage, les professions exté- rieures d'amitié et de respect, ne pouvaient-elles pas leur paraître un péril de plus, en prêtant à l'équivoque et en contribuant à endormir la vigi- lance de parents qu'une négation plus brutale eut au contraire avertis ?
Aussi les plaintes épiscopales étaient-elles chaque jour plus émues. Elles prenaient même un carac- tère de particulière vivacité dans les écrits de l'é- ; vêque de Chartres, Mgr Clausel de Montais, prélat de la vieille école, gallican et royaliste, d'un carac- tère fort respecté, et dont l'âge n'avait pas attiédi l'ardeur. C'est lui surtout qui porta la parole dans cette première phase de la lutte; 'il prodiguait les lettres et les réponses, les accusations et les apo- logies, et s'attaquait personnellement à MM. Cou- sin, Joullroy, Damiron ou autres chefs de l'école ofticielle, avec une véhémence qui, pour être par- fois excessive, n'était que l'expression d'une très sincère conviction et d'un zèle tout apostolique. En 1843, l'archevêque de Paris, Mgr Affre, intervint à son tour dans la controverse : il combattait le rationalisme d'État d'un ton plus froid, plus posé, gardant une modération qui n'ôtait rien à la fer- meté et à l'eflicacité de son argumentation, par- lant des personnes avec une courtoisie parfaite, évitant de généraliser certains reproches, faisant largement la part de la raison, désavouant les vio- lences et les exagérations de certaines polémiques.
152 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
Bien loin de prendre, envers l'Université et ses membres, le ton agressif de quelques-uns de ses collègues, il protestait « de ses dispositions bien- veillantes » pour cette institution; dès 18M, il écrivait dans une lettre publique : « Je suis pour la liberté, parce que l'épreuve ne peut en être funeste aux hommes distingués que l'Université possède en si grand nombre. C'est avec sincérité que, dans une autre occasion, j'ai loué leurs talents, la bonté de leurs méthodes, l'exactitude de leur discipline, et tout ce qui donne une si juste célé- brité à leurs écoles. » Il voyait sans doute le mal et le péril : seulement il ne voulait pas l'enve- nimer au lieu de le guérir ; il s'attachait à ne rien exagérer et à tenir compte de tout ce qui pouvait être une excuse ou une atténuation. Sa pensée tout entière apparaissait d'ailleurs mieux encore dans des observations confidentielles qu'il adres- sait à cette époque, de concert avec six autres prélats, à tous les évêques cle France. On trouve là, ce nous semble, l'appréciation la plus exacte et la plus équitable de ce qu'était alors, au point de vue religieux, l'enseignement de l'Université. On y lisait notamment :
Les torts que les écrivains catholiques signalent, sont réels ; ils ont donné, de l'impiété des membres qui occupent dans l'Université les emplois les plus éminents, les preuves les plus irrécusables. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire les ouvrages cités. C'est se moquer du public que de soutenir sérieu-
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 153
Bernent que les ouvrages de MM. Cousin, Jouffroy et Damiron, etc., ne sont pas contraires au catholi- cisme. Les feuilles religieuses, loin d'exagérer l'im- moralité des collèges, ont dissimulé sa gravité et son étendue, parce qu'il était impossible de dire la vérité tout entière. Il est vrai que, pour rendre leur critique moins sanglante, ils auraient pu l'adoucir par certaines considérations. En jugeant la situation religieuse et morale des collèges et des pensions placés sous le régime de l'Université, ils auraient dû tenir plus de compte qu'ils ne l'ont fait, des obstacles opposés par les familles et par la disposition géné- rale des esprits à une éducation solidement chré- tienne... Le tort le plus grave des professeurs de l'Université est moins encore dans leur empresse- ment à répandre de mauvaises doctrines, que dans le spectacle d'une vie qui laisse deviner aisément l'absence de foi et de sentiments sincèrement chré- tiens. C'est une profession négative de la religion catholique, ou môme du christianisme, qui ne peut produire dans l'esprit des enfants que l'indifférence pour toute espèce de culte et de croyance. L'aumô- nier dont le ministère est réduit aux faibles propor- tions d'un enseignement accessoire, tel, par exemple, que celui de la langue allemande, échouera toujours contre cette impiété muette qui frappe tous les re- gards. Le tort, ainsi atténué, est assez grave encore. Or on peut affirmer, sans crainte de se tromper, qu'il est presque général. Parmi les exceptions, les unes sont aggravantes, puisqu'il y a malheureuse- ment des professeurs qui enseignent sans détour le mépris de la religion; les autres sont honorables et formées par des professeurs que distinguent leur
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attachement à la foi et leurs vertus. Les journaux religieux auraient pu dire, à la décharge de l'Uni- versité, que depuis quelques années, à Paris du moins, les proviseurs manifestent de meilleures dis- positions, que les professeurs s'imposent plus de réserve, que les élèves sont moins mal disposés. Mais combien le mal est grand encore ! Il est im- mense dans les maîtres d'étude, chargés cependant de l'éducation, puisqu'ils président* à la prière, au travail, à la police des dortoirs, aux récréations, aux promenades.
L'ar.chevêque ajoutait, en^ parlant des doctrines philosophiques de l'école dominante :
Il n'y a pas un professeur de l'Université qui n'ait reçu ces doctrines, soit dans les cours des collèges royaux, soit dans ceux de l'École normale. Ces doc- trines sont la source réelle de l'indifférence qu'ils professent. Elle est communiquée aux élèves par les exemples des professeurs d'humanités, avant que les professeurs de philosophie la leur insinuent d'une manière plus directe. Si on nous reprochait de carac- tériser trop sévèrement l'enseignement philosophi- que de l'Université, nous répondrions qu'il suffit au chrétien le moins instruit de le comparer avec nos dogmes, pour le trouver antichrétien * .
Tous ne savaient pas garder la modération un peu froide de Mgr AfFre. L'évêque de Belley, in-
1 Voir le texte complet de ces observations confiden-
POUR LA LIBERTÉ DE L*ENSEIONEMBNT 155
cligné de faits graves qui lui étaient signalés dans plusieurs collèges, employait le langage singuliè- rement énergique des Ecritures, pour détourner « les fidèles d'envoyer leurs enfants dans les écoles do pestilence ». Chez d'autres, la controverse pre- nait un caractère plus personnel ; par exemple, dès février 1842, l'archevêque de Toulouse, Mgr d'As- tros, dénonçait et réfutait, dans un mandement, les doctrines manifestement antichrétiennes d'un pro- fesseur à la faculté de cette ville, M. Gatien Ar- nould. La presse religieuse s'engageait avec ar- deur dans cette voie : les plaintes faites contre l'enseignement de M. Ferrari à Strasbourg, de M. Bersot à Bordeaux, obligeaient le ministre à suspendre ces deux cours; Y Univers, dans une lettre à M. Villemain, dénonçait nominativement dix-huit professeurs *. Des publications diverses, plusieurs violentes ou même grossières, sur les- quelles il y aura lieu de revenir plus tard, accu- saient les professeurs de l'Université, et l'Uni- versité elle-même, d'une sorte de conspiration d'athéisme et d'immoralité. En 18/|3, le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, en venait à me- nacer publiquement de retirer les aumôniers des
tielles dans la Vie de Mgr Dévie, par M. l'abbé Cognât, t. Il, p. 405 et sq.
1 C'étaient : MM. Cousin, Jouflïoy, Charma, Gatien Arnould, Nisard, Ferrari, Labitte, Bouillier, Jules Si- mon, Michelet, Lerminier, Joguet, Quinet, Philarète Chasles, Michel Chevalier, J. Ampère, Laroque, Dami- rou. (Lettre du 31 mars 1S42.)
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collèges, si l'on y donnait un enseignement con- traire à la doctrine catholique ; et les évêques de Ghâlons, de Langres et de Perpignan, s'asso- ciaient à cette démarche.
On conçoit sans doute comment, dans l'effroi du péril couru par tant de jeunes âmes, dans l'émo- tion des confidences douloureuses qu'ils recevaient sur l'état intérieur de tel ou tel collège des évêques se trouvaient peu à peu conduits à ces polémiques. Pour réveiller d'ailleurs les con- sciences de leur torpeur, pour alarmer et mettre en mouvement les catholiques, peut-être était-il né- cessaire que la lutte commençât ainsi. Des dis- sertations plus politiques sur la liberté pour tous, ou plus savantes sur les vertus de la concurrence, n'eussent probablement pas produit, à ce moment, les mêmes résultats. Toutefois, ce genre de débat n'était pas sans inconvénient : il semblait aboutir à une accusation d'indignité, portée par le clergé, contre l'Université. On blessait et on soulevait ainsi un puissant et redoutable esprit de corps. La lutte risquait de s'irriter et de se rapetisser dans les querelles de personnes. Les polémistes subal- ternes, une fois lancés dans cette voie, devaient être tentés d'accuser à tort et à travers, sur des témoignages pas toujours assez éclairés, et de s'engager dans des dénonciations passionnées
1 Voir les lettres non publiques écrites par Mgr Dévie, jSvêque de Bellev, au garde des sceaux {Vie de Mgr Dévie, t. II, p. 215 à 226).
POUR LA LIBERTÉ DE l'eNSEIGNEM KM
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qui ont d'ordinaire assez mauvaise apparence et sont peu propres à gagner la sympathie des spectateurs indifférents. Il importait donc que le débat, commencé à l'occasion du projet de 18 VI, ne demeurât pas renfermé dans les questions un peu étroites et dangereuses, sur lesquelles il avait d'abord naturellement et peut-être nécessairement porté.
III
Ici apparaît l'action du jeune pair qui avait, dès 1830, à vingt ans, prononcé le serment d'An- nibal contre le monopole universitaire, et qui, depuis 1835, attendait et préparait l'occasion de faire reprendre aux catholiques position dans la vie publique. L'émotion ressentie par les évêques, à la vue des dispositions du projet de 1841, rela- tives aux petits séminaires, s'est produite sponta- nément, en dehors de M. de Montalembert. Mais celui-ci s'en empare aussitôt, afin d'amener le clergé et les fidèles sur le terrain, nouveau pour eux, où il veut les voir se placer. Quelle con- clusion tirera-t-on de l'insuffisance religieuse de l'enseignement universitaire ? S'attachera-t-on à modifier et à améliorer cet enseignement? M. de Montalembert met les catholiques en garde contre une telle illusion. Il ne croit pas que l'Université puisse « représenter autre chose que l'indiffé- rence en matière de religion » : il « ne lui en fait
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pas crime; c'est le résultat de l'état social ». Seu- lement, il n'admet pas que cette éducation soit imposée à ceux qui se préoccupent de conserver la foi de leurs enfants. Aussi, la seule conclusion à laquelle il veuille faire tout aboutir est la liberté d'enseignement, la même, déclare-t-il, dont on jouit pour l'instruction primaire : la liberté pour tous ; il désavoue hautement, devant ses adver- saires, la moindre arrière-pensée de monopole pour le clergé, et il montre à ses amis combien il serait « impossible » de « vouloir refaire de la France un État catholique, telle qu'elle l'a été depuis Clovis jusqu'à Louis XIV 1 ».
Si M. de Montalembert parle, lui aussi, du caractère antichrétien de l'enseignement univer- sitaire, ce n'est donc pas pour se perdre en con- troverses sur les doctrines philosophiques, ni en récriminations irritées ou plaintives contre les per- sonnes, c'est uniquement pour y trouver la raison qui doit pousser les catholiques à invoquer la liberté. Il n'entend pas qu'on s'attarde à ce point de départ : c'est sur la thèse libérale qu'il désire voir porter tout l'effort. Il cherche ainsi à modifier quelque peu la direction donnée d'abord à la lutte, par l'émotion des sollicitudes épiscopales. Cette intention apparaît clairement d'ailleurs, dans le langage que tenait alors, en commentant un des
' Voir les discours prononcés par M. do Montalembert à la Chambre des pairs, le 1er mars et le G juin 1842*
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manifestes de M. de Montalembert, l'un de ses plus sages et plus fermes amis, M. Foisset :
Le salut est dans l'action politique, non dans les doléances religieuses. Le moment est venu de se rappeler le mot de saint Paul : Civis romanus sum. C'est comme citoyens en effet que les catholiques doi-
I vent réclamer, et qu'ils finiront par obtenir justice. Voyez O'Connell : certes les vœux des évêques d'Ir-
j lande l'accompagnent dans la lutte, mais sa ligne d'opération (qu'on me passe ce terme) est toute politique... Pourquoi ne suivons-nous pas ce grand exemple? Pourquoi s'épuiser en récriminations con- tre les hommes du monopole?... Que ne demandons-
. nous tous d'une seule voix, tous d'un même cœur,
I la liberté belge, qui n'est que l'application loyale des principes inscrits dans la Charte française? Voilà un but simple, saisissant, nettement défini 1 .
De ces conseils, comme de l'exemple invoqué, il i ressort qu'on ne se contentait pas de pousser les catholiques à soutenir une thèse libérale : on vou- lait surtout les voir agir. Cette liberté d'enseigne- ment si nécessaire, il ne fallait pas l'attendre hum- blement de la bienveillance du gouvernement. « Depuis trop longtemps, dit M. de Montalembert, > les catholiques français ont l'habitude de compter surtout, excepté sur eux-mêmes... La liberté ne se reçoit pas, elle se conquiert. » Il sait quelles ressources on peut trouver dans les institutions
* C'nic^tondnnt, t. IV, p. 443.
160 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
dont la France était en possession ; il connaît cette atmosphère dans laquelle un monopole et une injustice ne pouvaient longtemps se maintenir, cette sonorité qu'avaient à cette époque toute pro- testation et toute plainte publiques, cette logique qui s'imposait aux plus rebelles et par laquelle la li- berté appelait nécessairement la liberté : aussi engage-t-il ses coreligionnaires à se- servir de ces institutions, au lieu de conserver pour elles « une défiance absurde ou une indifférence coupable ». Avec la presse, la tribune et le pétitionnement, que ne peuvent-ils pas faire? Alors reviennent sans cesse sur ses lèvres et sous sa plume les noms de cette Irlande, où il avait voyagé tout jeune en 1830, où il avait approché le grand agitateur au glorieux lendemain de l'Émancipation, et de cette Belgique à laquelle son mariage l'a si étroitement attaché. On ne saurait s'imaginer à quel point ces deux exemples agissent sur son esprit et possèdent en quelque sorte son imagination. C'est là qu'il faut chercher l'origine de sa tactique l. 11 montre aux catholiques français, peu habitués à se servir des
* Plus tard, en 1847, quand O'Connell mourant traversa la France pour se rendre à Rome, et que Montalembert lui rendit hommage à la tète d'une députation de catho- liques, il lui rappela comment, tout jeune, « il avait recueilli ses leçons ». Puis, lui montrant combien ces leçons avaient fructifié depuis lors en France, il ajoutait : « Nous sommes tous vos enfants, ou, pour mieux dire, vos élèves. Vous êtes notre maître, uotre modèle, notre glorieux précepteur. »
POUn LA LIBERTÉ ÛE L'ENSEIGNEMENT
aimes de la liberté et surtout à s'y confier, com- ment, par ces seules armes, O'Connell et Félix de Mérode avaient donné à la cause religieuse des succès et une popularité jusque-là inconnus. Ou bien, repassant une seconde fois la Manche, il pro- pose encore comme modèle la ligue formidable qui vient d'être fondée par Cobden, contre les corn laws et qui, à ce moment même, remue toute l'Angle- terre. Lui aussi, il veut créer une « ligue » et soulever une « agitation ». Trop souvent, dit-il, les catholiques français ont été « à la queue d'au- tres partis » ; qu'ils constituent eux-mêmes un parti ; qu'au lieu de continuer à être « catholiques après tout » , ils soient a catholiques avant tout », ayant pour programme exclusif, auquel tout serait subordonné, la liberté de l'enseignement. Si, à eux seuls, ils ne sont qu'une minorité, ils formeront du moins presque partout, cet appoint d'où dépend la majorité,, et ils la porteront du côté où l'on donnera un gage à leur cause. C'est sans doute se séparer du gouvernement et des partis existants; mais, ajoute M. de Montalembert, on ne comptera avec les catholiques que du jour où ils seront pour tous «ce qu'on appelle en style parlementaire un em- barras sérieux 1 ».
Cette idée d'un « parti catholique » était toute nouvelle en France, et il eût fallu remonter jus-
1 Voir notamment la brochure sur le Devoir des catho- liques dans la question de la liberté d'enseignement (1843).
162 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
qu'à la Ligue pour trouver un précédent. Elle a été fort discutée depuis lors, surtout quand on a pu craindre qu'elle n'eût des applications et des corollaires de nature, il faut bien l'avouer, à lui faire quelque tort. Interprétée, en effet, comme certains semblaient disposés à le faire, elle n'eût tendu à rien moins qu'à fausser complètement le rôle des catholiques dans la vie publique, en les réduisant à un état permanent de minorité étroite, exclusive, étrangère en quelque sorte aux préoc- cupations du reste du pays, et eût produit ainsi un résultat diamétralement opposé à celui-là même qu'avait poursuivi M. de Montalembert *. Avant tout, il ne faut pas perdre de vue que, dans la pensée de son fondateur, l'existence de ce parti était un fait accidentel, passager, anormal, qui tenait aux conditions particulières de la société po-
1 Mgr Guibert, actuellement archevêque de Paris, faisait allusion à cette notion faussée du « parti catho- lique », quand il disait, en 1853, dans une lettre célèbre « au sujet du journal V Univers » : « Ils (les rédacteurs de Y univers) se sont appelés le parti catholique, expression tout à fait malsonnante, car il ne doit jamais y avoir de parti dans l'Église. On conçoit que, dans un pays où les catholiques sont en petit nombre, comme en Angle- terre et dans quelques États d'Allemagne, on donne cette qualification à une minorité qui combat pour ses droits ; encore n'est-ce pas elle qui se la donne, elle la reçoit de ses adversaires. Mais, se présenter devant la France catholique sous le nom de parti catholique, c'est évidem- ment s'isoler, faire une scission, ou du moins une chose dont on cherche la raison, sans pouvoir la trouver. » (Œuvres pastorales de Mgr Guibert, t. I, p. 357.)
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 163
Jitique de 1830. Où en avait été la raison d'être? Ce n'était pas seulement dans ce fait que les catho- liques avaient des droits considérables à revendi- quer. Il y avait plus : aucun des deux grands partis qui se disputaient le pouvoir et l'influence, ne pa- raissait alors disposé à appuyer, ou seulement à écouter ces revendications. On se trouvait en face de conservateurs qui se méfiaient de la religion, au lieu d'y chercher le fondement de toute politi- que conservatrice ; de libéraux qui ne comprenaient pas que la liberté religieuse était la plus sacrée de toutes les libertés. Cette anomalie passagère, qui tenait au malheur des temps, était la cause, souvent indiquée par M. de Montalembert lui- même, de la formation d'un parti spécial. Com- ment les catholiques qui voyaient dans la liberté d'enseignement la nécessité capitale et urgente du moment, se seraient-ils contentés d'apporter leur concours à des opinions qui, l'une et l'autre, ne se souciaient pas de cette réforme? Ne pouvaient-ils pas se croire autorisés cà profiter de l'isolement où on les laissait, pour s'organiser à part, avec une sorte d'égoïsme que justifiait l'indifférence ou l'hos- tilité des autres? Ne devaient-ils pas chercher, un peu par tous les moyens, à s'imposer à ceux qui ne voulaient pas s'occuper d'eux, cà stimuler leur né- gligence, à forcer leur dédain, à violenter leur mauvaise volonté? Ils le faisaient avec d'autant moins de scrupules et de périls, qu'à cette époque, dans ce pays légal un peu artificiel formé par le
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suffrage restreint, les questions débattues entre les partis politiques, paraissaient être surtout des ques- tions de personnes, de circonstances, au-dessus ou à côté desquelles on pouvait momentanément se placer sans faillir au patriotisme.
Mais n'était-il pas évident que cette conduite ne devait point survivre aux conditions exception- nelles qui l'avaient motivée et justifiée? M. de Mon- talembert le comprendra lui-même, quand, après ISZiS, il se trouvera en face d'un parti conservateur que des désenchantements et des terreurs salu- taires auront dépouillé de ses préventions antire- ligieuses, quand il verra engager sous ses yeux une bataille où sera en jeu l'existence même de la société. Il ne se posera plus alors en chef d'un parti distinct et isolé, presque indifférent à ce qui ne serait pas son programme particulier : il se mêlera à ceux-là mêmes qu'il combattait la veille, pour former avec eux « le grand parti de l'ordre », ne réclamant que l'honneur de combattre en tète, de donner et de recevoir les premiers coups. En faisant ainsi largement son devoir de citoyen, il rencontrera d'ailleurs, comme par surcroît, le suc- cès de sa cause spéciale. En effet, si l'existence du parti catholique avait été nécessaire pour poser la question de la liberté d'enseignement, l'attitude différente, prise après ISIS, permettra seule de la résoudre, en rapprochant ceux qui pouvaient former une majorité, et en les conduisant, de part et d'autre, à ces transactions qui doivent, à leur
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heure, remplacer les revendications exclusives et les résistances aveugles.
Est-il besoin d'indiquer laquelle des deux con- duites suivies, avant et après 1848, peut aujour- d'hui nous servir de modèle? N'est-il pas mani- feste, qu'à considérer la situation actuelle des catholiques, leurs relations avec les partis en pré- sence, cà voir où ils rencontrent leurs adversaires et leurs amis, les analogies sont avec la seconde époque? N'est-il pas naturel, en particulier, pour défendre la loi de 1850, que nous nous efforcions de reproduire, autant que possible, les conditions d'alliance, d'action commune, dans lesquelles elle a été votée, et non de recommencer l'initiative exclusive et isolée qui avait pu être nécessaire au début? Désormais, sans doute, par le fait même de nos adversaires, la lutte politique tend à devenir principalement religieuse, et, à les entendre eux- mêmes, il semblerait que les mots « catholique » et (( anticatholique)), ou, pour parler leur langage, a clérical » et « anticlérical », dussent devenir comme les marques distinctives des deux armées en présence. Nous n'aimons pas et nous n'accep- tons pas ces dénominations; mais, en tout cas, si l'on employait, à tort selon nous, le mot de « parti catholique », il signifierait tout autre chose que sous la monarchie de Juillet. Ce serait, comme actuellement en Belgique, le grand parti conserva- teur avec toutes ses nuances, amené, par l'attaque même, à mettre en tète de son programme la dé-
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fense des intérêts religieux aussi bien de la so- ciété que des individus. Au moment même où se présentait pour la première fois l'idée du parti catholique, ces remarques n'étaient peut-être pas inutiles, afin de prévenir les rapprochements à contre-temps et les maladroites imitations, contre lesquelles, dès le début de cette étude, nous avions tenu à mettre les esprits en garde.
IV
En appelant les catholiques à combattre par la liberté et pour la liberté, M. de Montalembert reprenait une des idées de YAveni?\ Seulement X Avenir avait procédé comme les entreprises révo- lutionnaires, agitant toutes les questions à la fois ; faisant table rase du passé, pour réorganiser, d'un seul coup et sur des bases absolument nouvelles, les rapports de l'Église et de l'État; prodiguant, comme à plaisir, les formules alarmantes ou irri- tantes; apportant sur chaque point des solutions extrêmes. Cette fois, on s'en tient à une question précise, soulevée par les événements eux-mêmes, admirablement choisie pour intéresser toutes les consciences et faire faire aux catholiques, sans trop d'alarme, l'expérience d'une tactique libérale; on ne touche au problème plus large de la situation de l'Église dans la société moderne que dans la mesure où les faits l'imposent, sans l'étendre té-
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 167
méraircment et sans sortir des conclusions pra- tiques, simples et limitées.
Ce n'est pas le seul point par lequel on se dis- tingue de Y Avenir : les anciens compagnons de Lamennais avaient le souvenir trop présent et trop douloureux d'une des causes principales de leur échec, pour vouloir tenter quelque chose en dehors de l'épiscopat. « Rien, écrivait alors Lacordaire à M. de Montalembert, ne peut réussir, dans les affaires religieuses de France, que par les évêques ou du moins avec leur concours *. » Mais solli- citer les chefs du clergé d'entrer dans une cam- pagne si nouvelle pour eux, de s'associer à une tac- tique rendue plus suspecte encore par l'abus qu'en avait fait Lamennais; demander à des prélats, habitués jusqu'alors à voir l'Église en possession d'immunités et de faveurs, de se confier désormais aux libertés du droit commun, n'était-ce pas leur proposer une sorte de révolution ?
Déjà sans doute, ils avaient dù être préparés à cette révolution par les réflexions faites, depuis 1830, sur les déboires du passé et sur les nécessités du présent, par les exemples venus du dehors, no- tamment d'Irlande et de Belgique, par la leçon éclatante que renfermait le succès de Lacordaire. Avant même le projet de 1841, M. de Montalem- bert avait obtenu de Mgr Aiïre une lettre dans la- quelle celui-ci, se plaçant en face de la société
1 Lettre du 30 septembre 1844.
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actuelle, se prononçait nettement pour la liberté d'enseignement, liberté donnée à tous les citoyens comme au clergé l. A la même époque, l'arche- vêque de Bordeaux déclarait que l'épiscopat de- mandait « la liberté pour tous », qu'il ne voulait a d'autre privilège que le droit commun 2 » : et le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, inaugu- rant une formule qui devait être souvent employée, réclamait a la liberté d'enseignement telle qu'elle existe en Belgique3 ». Dans les protestations si nombreuses que les évêques dirigèrent contre le projet de 1841, on pourrait relever plusieurs décla- rations semblables4. Le plus grand nombre cepen- dant ne parlèrent alors que des petits séminaires : ils paraissaient désirer, pour ces établissements,
1 Lettre à M. de Montalembert, du 25 février 1841.
2 Note du 9 février 1841, adressée au ministre de l'in- struction publique et aux membres des deux Chambre*.
3 Lettre à M. Villemain, du 5 mars 1841.
4 L'archevêque de Tours : « Nous eussions désiré la liberté pour tous, sans privilège, comme sans exception pour personne ». — L'évêque d'Amiens: « L'Église ne demande ni privilège ni monopole, elle ne demande que le droit commun; mais le droit commun dans la liberté, non le droit commun dans la servitude. » — L'évêque de Nantes : « Liberté pour tout le monde, laïques ou ecclésiastiques, libres d'élever autel contre autel, d'op- poser les méthodes aux méthodes, les écoles aux écoles. » — L'archevêque d'Albi et ses sufïragants : « La liberté d'enseignement franche et entière. » — L'évêque du Mans: « La liberté non seulement pour nous, mais pour tout le monde..., une liberté franche et loyale, comme en Belgique. » — L'évêque de Saint-Flour : « La liberté telle que l'entendent nos voisins de Belgique. »
POLR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 169
plutôt te maintien et le développement du pri- vilège qu'un régime de droit commun. Ceux-là mêmes qui exprimaient le vœu d'une liberté géné- rale ne le faisaient le plus souvent que d'une façon accessoire, et laissaient voir qu'ils seraient prêts à transiger si on améliorait la situation de leurs écoles ecclésiastiques : disposition d'esprit qui devait se retrouver encore, en !S/r2 et 1843, chez quelques- uns même des prélats les plus fermes1. Les habiles du gouvernement désiraient vivement que l'épisco- pat s'engagecàt dans cette voie. Aussi If. de Mon- talembert n'était-il pas sans inquiétude : il mettait le clergé en garde contre le piège que lui tendaient ceux qui cherchaient à lui faire sacrifier la liberté générale de l'enseignement, au prix de faveurs accordées à ses petits séminaires, faveurs douteuses, précaires, toujours révocables par ordonnances. Il s'efforçait d'intéresser sa conscience et son honneur
I à ne pas accepter le partage humiliant et funeste par lequel, pour assurer tant bien que mal l'édu-
[ cation de ses ministres, il livrerait celle des fidèles ;
I il le détournait de se laisser confiner dans la sa- cristie, comme s'il n'avait rien à voir dans le reste
1 Cette disposition apparaît, par exemple, dans une I lettre écrite en 1S43, par Mgr Dévie, évéque de Belley,
i M. le garde des sceaux : et pourtant le prélat était, à Ihe moment, engagé dans un conflit assez aigu avec le
iouvernement, à l'occasion précisément du mandement i m il avait qualifié les collèges d'écoles de pestilence. | Vie
le Mur Drrlr, par l'ald.é Cuuuat. t. II,p.-2r2 à 22 î . )
170 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
de la société1. Sa parole fut entendue, et bientôt l'épiscopat quitta lui-même le point de vue trop étroit où l'avait d'abord placé le souci exclusif de ses petits séminaires. Aussi les évêques de la pro- vince de Paris pouvaient dire, en 18M, dans un mémoire adressé au roi : « Nous ne parlerons même pas, Sire, de nos petits séminaires, parce que la question n'est plus là aujourd'hui. Elle y était encore, il y a trois ans; elle n'était même presque que là pour nous. Moins éclairés sur le véritable état des choses, nous ne pensions guère qu'à stipuler les intérêts de nos écoles cléricales. Maintenant, nous demandons davantage, parce que l'expérience s'est accrue, parce que la lumière s'est faite 2. »
Sur ce premier point, M. de Montalembert ne pouvait donc qu'être satisfait. Mais il demandait plus aux évêques : il leur demandait d'en appeler directement, ouvertement, à l'opinion, des hésita- tions ou des résistances du gouvernement ; de des- cendre, en quelque sorte, sur la place publique, pour prendre leur part dans l'agitation légale qu'il voulait provoquer à l'instar de l'Irlande et de la Belgique. C'était un rôle auquel l'épiscopat ne semblait guère préparé par ses antécédents. Sous
1 Voir notamment la brochure de M. de Montalembert sur le Devoir des catholiques dans la question de la liberté d'enseignement.
2 Recueil des actes épiscopaux relatifs au projet sur l'in- struction secondaire, 1. 1, p. 29 (1845).
TOUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 171
l'Empire, l'Église de France, encore meurtrie de la persécution révolutionnaire, éblouie par les bien- faits du Concordat, « n'avait eu juste que le cou- rage nécessaire pour ne pas sacrifier à la toute- puissance du maître du monde, la majesté et la liberté du Souverain Pontife1 ». Sous la Restau, ration, elle n'avait pas songé à s'adresser à d'au- tres qu'aux princes qu'elle aimait et dans lesquels seuls, elle espérait. Après 1830, l'embarras de son impopularité, l'instinct des périls auxquels l'aurait exposée, à un pareil moment, la moindre apparence d'intrusion dans la politique, lui avait inspiré une sorte de timidité patiente, attristée plus souvent qu'irritée. Ces habitudes gênaient l'ardeur de M. de Montalembert : il était disposé parfois à les qualifier sévèrement. On ne saurait nier qu'il n'y eût là quelque faiblesse, tout au moins un défaut d'éducation publique : il faudrait se garder cepen- dant de trop blâmer la réserve, peut-être exces- sive, des évêques; cette lente hésitation, avant de se jeter ouvertement dans des agitations qui, pour avoir un objet religieux, n'en risquent pas moins de devenir ou de paraître des luttes de parti, -tait après tout conforme à la mission de l'Église; jet il valait mieux, en pareil cas, pécher par excès, ]ue par défaut de prudence.
Le leader du parti catholique avait précisément 'ennui de rencontrer cette hésitation sur le prin-
1 Testament du P. Lacordaire.
172 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
cipal siège de l'épiscopat français, chez Mgr Affre qui avait succédé à Mgr de Quélen en 1840. Si le nouvel archevêque était dégagé des attaches poli- tiques du vieux clergé, il partageait ses répu- gnances pour les éclats de la vie publique moderne ; il avait conservé, dans les rapports avec le gouver- nement, les anciennes habitudes d'action discrète, en quelque sorte silencieuse et cachée. Il avait gardé, de Saint-Sulpice, cette maxime que « le bien ne fait pas de bruit et que le bruit ne fait pas de bien ». Son esprit plus solide et plus sensé que bril- lant, sa nature froide, tout, jusqu'à son défaut d'extérieur et sa gaucherie de manières, sem- blait peu fait pour lui donner le goût d'agir à la façon du P. Lacordaire ou de M. de Montalembert. Ce n'était certes ni le courage, ni le souci de la dignité ou des intérêts de l'Eglise qui lui man- quaient, et il devait le prouver en plus d'une cir- constance ; mais il croyait plus convenable et plus efficace de les défendre par des réclamations non publiques. Aussi le voit- on, à plusieurs reprises, au début des luttes pour la liberté d'enseignement, recommander à ses collègues non l'abstention, mais le secret. « On ne pense pas — écrivait-il, en 1843, dans une note confidentielle, communi- quée à tous les évêques de France — qu'il soit à propos de publier aucune critique de l'Université par la voie des mandements ou même de la presse. On croit que des lettres, dans le sens de ces obser- vations, seraient le seul moyen à employer, du
POUR LA LIBERTÉ DE l'eNSEIGNEME NT 173
moins en commençant, peut-être toujours !. » Il était facile de lui répondre qu'on avait usé de cette discrétion depuis 1830, et que le résultat en avait été nul. D'ailleurs, à ce propos même, se produisit un incident bien fait pour montrer ce qu'avait d'un peu puéril cette recherche du secret sous un régime de presse libre. La note « confidentielle », dans laquelle Mgr Aiïre détournait ses collègues de toute publicité, tombait peu de temps après aux mains de ses adversaires et était imprimée dans les pam- phlets de MM. Libri et Génin. Une autre fois, l'ar- chevêque, mettant en pratique ses propres conseils, adressait, de concert avec ses suffragants, un mé- moire secret au roi 2 : quelques jours ne s'étaient pas écoulés, qu'à son grand déplaisir il retrou- vait le mémoire en tète des colonnes de Y Uni- vers 3.
1 Voir le texte complet de cette note, dans la Via de Mgr Dévie, par L'abbé Cognât, t. II, p. 405 et sq.
* Actes épiscopaux, t. I, p. 9 et sq.
3 Chez un évêque, un seul, il est vrai, le cardinal de la Tour-d'Auvergne, évêque d'Arras, la répugnance pour l'action publique était telle, qu'il écrivit à son clergé, le 14 janvier 1844, une lettre où il disait: « ... Je vous conjure, monsieur le curé, de ne signer aucune péti- tion collective. Le clergé ne peut trop rester étranger à des mesures que la véritable sagesse ne dicte point et qu'une judicieuse discrétion pourrait blâmer. Je vous préviens du reste, monsieur le curé, que je veille, pour mon diocèse, sur les intérêts qu'on veut ainsi soutenir, je suis en instance auprès du gouvernement pour cet objet, que je regarde comme très important et mémo très grave. »
10.
174 ch. m. les catholiques et les premières luttes
Dans l'agitation à laquelle M. de Montalembert conviait le clergé, il était une autre nouveauté qui, non moins que la publicité, troublait les habitudes, inquiétait la prudence de plusieurs évêques et de Mgr Affre en particulier : pour la première fois, des laïques partageaient en quelque sorte avec l'é- piscopat la direction de la défense de l'Église, et y avaient même, à raison de la nature des luttes, le rôle le plus en vue, l'initiative prépondérante. Ces répugnances se manifestèrent principalement quand il fut question de constituer un comité, aux mains duquel devait être concentrée toute l'action. Les négociations furent singulièrement laborieuses. Certains prélats étaient tentés de voir là une at- teinte à l'organisation de l'Église, et l'un des plus respectés, l'archevêque de Rouen, Mgr Blanquart de Bailleul, n'allait-il pas jusqu'à écrire à M. de Montalembert que « les laïques n'avaient pas mis- sion de défendre la religion ? » C'était, sans con- tredit, exagérer une idée juste, et mal comprendre les conditions des luttes que l'Église est obligée de soutenir dans la société moderne. Et cependant qui oserait affirmer, aujourd'hui, que tout fut vain dans l'appréhension un peu timide, éveillée alors, chez certains évêques, par l'intervention des laïques? Qui nierait que, à côté d'avantages réels et surtout de nécessités supérieures, il n'y eût là un danger sérieux; qu'on ne pût craindre de voir ainsi, peu à peu, s'établir dans l'Eglise, à côté et quelquefois presque au-dessus de la hiérarchie ecclésiastique,
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 1 7 5
une influence passionnée, bruyante, une autorité tyrannique, sans responsabilité, sans garantie de sagesse, de science et d'assistance surnaturelle?
Du côté du gouvernement, on n'ignorait pas ces répugnances d'une partie du clergé pour la campagne publique et laïque entreprise par M. de Montalembert. Le ministre des cultes, dans sa correspondance avec les évèques, touchait volon- tiers cette corde : il s'appliquait à entretenir, à exciter leur méfiance; il leur donnait à entendre que tout irait bien mieux, que les solutions satis- faisantes seraient plus vite trouvées, si l'on n'avait affaire qu'à « la sagesse » et à « la prudence » de l'épiscopat. Tout .était compromis, ajoutait-il, par cette action tapageuse, irritante, du « parti reli- gieux », par cette prétention des laïques de se mettre à la place des autorités ecclésiastiques. De telles insinuations pouvaient n'être pas toujours ; sans effet : aussi M. de Montalembert s'employait- il vivement à déjouer cette tactique auprès des évèques. C'est dans ce dessein qu'il leur faisait un tableau piquant de ce que devenaient les plaintes confidentielles et les démarches isolées :
Un évêque arrive à Paris, le cœur chargé d'amer- tume et de tristesse par la connaissance qu'il a de l'état déplorable de l'instruction publique dans son diocèse; il se rend au château, écoute un auguste interlocuteur qui, de son côté, écoute fort peu ou n'écoute point; il recueille les touchantes paroles l'une reine si grande par sa piété et par ses épreuves.
176 CH. 111. LES CATHOLIQUES ET LES PPEMIÈRES LUTTES
mais dont le plus grand malheur, assurément, serait de voir sa piété servir de voile à l'indifférence ou à l'hostilité du pouvoir contre l'Église. Il descend ensuite vers le ministre, et, là, comme plus haut, ne reçoit que des expressions vagues de sympathie et de confiance dans l'avenir, des promesses sans ga- rantie et sans valeur. On porte, lui dit-on, les in- térêts de la religion dans son cœur; on désire les servir de son mieux; mais les difficultés sont grandes, les esprits sont échauffés; il faut surtout se garder du zèle imprudent qui gâte tout; les choses s'arrangeront ; le gouvernement est animé des meil- leures intentions ; le bien se fera petit à petit ; le projet de loi sera présenté très prochainement, pourvu toutefois que le ministère ne soit point gêné par les déclamations inopportunes du parti reli- gieux; sur quoi l'on accorde quelque faveur insigni- fiante et passagère. L'évêque s'en va, en pensant peut-être qu'après tout, ce ministre n'est pas si mau- vais qu'on le dit. Le ministre se félicite, avec ses. confidents, de ce qu'après tout, avec de bonnes pa- roles, on peut venir à bout de la majorité sage et prudente de l'épiscopat : et pendant ces conversa- tions, comme avant, comme après, le monopole s'é- tend et s'enracine de plus en plus h.
A lui seul, M. de Montalembert serait-il par- venu à changer complètement les habitudes du haut clergé, à vaincre ses hésitations et ses répu- gnances? Il eut la fortune de rencontrer, dans les
1 Du devoir des catholiques dans la question de la liberté de l'enseignement (1843) .
POUR LA LIBERTÉ DE ^ENSEIGNEMENT 177
rangs mêmes de l'épiscopat, un très utile et très puissant allié. Rien n'avait fait pressentir le rôle qu'allait jouer Mgr Parisis. Nommé évêque de Lan- gres à quarante ans, en 1834, il s'était renfermé dans son ministère pastoral ; il passait plutôt alors pour être peu favorable aux idées nouvelles, et s'était montré au début « l'un des plus chauds ad- versaires » de Lacordaire Mais, en 1843, un voyage en Belgique, où il fut en rapport avec l'é- vèque de Liège lui fit comprendre, par une sorte de révélation, le rôle qui convenait à l'Eglise dans la société moderne. A peine de retour en France, il commença la publication de ces brochures qui devaient, pendant toute la lutte, se succé- der si rapides, suivant chaque incident, chaque phase nouvelle de la bataille3. L'attitude qu'il y
{ Correspondance du P. Lacordaire avec Mme Sivetchine, p. 392.
2 Ce prélat avait publié, eu 1840, sous ce titre : Exposé des vrais jtrincipes sur l'instruction publique, un livre qui avait exercé une influence considérable en Belgique.
:i Voici une liste, que nous ne prétendons pas être complète, des écrits alors publiés par Mgr Parisis : Quatre Examens sur la question de la liberté d'enseigne- ment (1843 et 1844) ; — trois Lettres à M. le duc de Bro- p£e 1 18 i ii ; — trois Examens sur la question de la liberté de l'Église : 1° Des empiétements, 2° Des tendances, 3° Du silence et de la publicité (1845 et 18iG); — Des gouverner ments rationalistes et de la religion révélée, à propos de l'en- geignement; — Lettre à M. de Salvandi/ (18i7); — Cas de cn/Kciriue à propos des librr/rs récl<iiuéi-< pur 1rs catlui-
liques (1847). De 1848 à 1850, il publiera d'autres ou- vrages, notamment de Nouveaux cas de conscience.
178 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIERES LUTTES
prenait était, sur tous les points, celle que conseil- lait M. de Montalembert.
Tout d'abord Mgr Parisis s'attache à enlever au débat ce caractère de querelle entre le clergé et l'Université, que les premières manifestations des évêques tendaient trop à lui donner. « On s'ob- stine, dit-il dès son premier écrit, à répéter que nous ne défendons que la cause du clergé; il faut bien faire voir que nous défendons la cause de tous, même la cause de ceux contre qui nous ré- clamons h ; et plus loin : « On dit qu'à l'occasion de la liberté d'enseignement il y a guerre entre l'épiscopat et l'Université. Cela peut être, mais ce n'est qu'un résultat de la question, ce n'est pas la question elle- même... L'épiscopat combat pour la France autant que pour l'Église, . . . pour la Charte constitutionnelle en même temps que pour l'E- vangile. » Il n'invoque pas le droit divin des suc- cesseurs des apôtres, mais la liberté promise à tous les Français : c'est comme citoyen qu'il ré- clame ce qu'on a refusé à ceux qui se présentaient comme prêtres. Le titre même de sa première bro- chure indique qu'il entend « examiner » la liberté d'enseignement « au point de vue constitutionnel et social » . Conduit à étudier, d'une façon plus générale, l'attitude du clergé dans la France nou- velle, il désavoue toute arrière-pensée légitimiste. « Les prêtres, dit-il dans le Deuxième examen^ qui, par leur éducation, leurs relations, leurs souf- frances, étaient attachés à l'ancien ordre de choses,
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 179
deviennent plus rares tous les jours. Un nouveau clergé s'élève et se répand, étranger aux révolu- tions, acceptant, sans regret et sans point de com- paraison, les faits accomplis, comprenant mieux peut-être l'état social actuel, mais aussi, par cela même, sentant plus vivement le besoin de la pleine liberté de son ministère. » Et il ajoute dans le même ordre d'idées : « Nous laisserons les morts ensevelir les morts. » La société, telle que les siècles l'ont faite, il l'accepte, la mettant seule- ment en demeure d'appliquer les principes qu'elle a posés en dehors de l'Église et quelquefois contre elle, cherchant et trouvant, dans les libertés qu'elle a établies, le moyen de défendre la cause religieuse. Bientôt même, il traitera, en quelque sorte ex pro- fesse*, cette question alors si nouvelle et demeurée si actuelle et si brûlante. Le titre seul de ce nouvel écrit en indique l'objet et l'esprit : Cas de con- science à propos des libertés exercées ou récla- mées par les catholiques, ou accord de la doctrine catholique avec la forme des gouvernements mo- dernes l. Dès le début, l'auteur y expose qu'il a rencontré deux sortes de contradicteurs : des ad- versaires qui l'accusent « de professer, en fait de liberté, ce qu'il ne croit pas », et des amis qui « lui reprochent de professer ce qu'il ne doit point » . 11 répond aux uns et aux autres, en examinant suc-
1 Chez LecofTre et Sirou (1847). Malheureusement ce liviv est épuisé, ou a été retiré du commerce.
180 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
cessivement sept « cas de conscience » , touchant la liberté des cultes, la religion d'État, le culte public, la séparation de l'Église et de l'État, la liberté de la presse, la liberté de l'enseignement, le journalisme profane et religieux. Sur toutes ces questions, il donne, des enseignements de l'auto- rité religieuse et notamment de l'Encyclique Mi- rari, une interprétation faite pour dissiper bien des malentendus, pour désarmer bien des préjugés; tout en se plaçant avec soin en dehors des exagé- rations révolutionnaires, des thèses absolues que cette Encyclique avait condamnées dans Y Avenir, il montre que la doctrine catholique laisse place au libéralisme pratique le plus large, et permet l'accord le plus fécond entre les prêtres de l'an- tique Église et les citoyens de la France nouvelle. Sa conclusion est que, dans les circonstances ac- tuelles, (( tout bien pesé, nos institutions libérales, malgré leurs abus, sont les meilleures et pour l'État et pour l'Église », que « dans ces circonstances, la publicité et la liberté sont plus favorables à la vé- rité et à la vertu que le régime contraire » et que, dès lors, « les catholiques doivent accepter, bénir et soutenir, chacun pour sa part, les institutions libérales qui régnent aujourd'hui sur la France » . Pour lui, « la grande œuvre des temps modernes m doit être « la solution pratique du problème dont il a essayé d'offrir les principes élémentaires, et qui se résume en ce peu de mots : l'union des droits de l'Église et des libertés publiques. »
POUR LA. LIBERTÉ DE l'kN&EKINBMEUT 181
Bien loin d'hésiter à prendre part à l'agitation légale que recommandait M. de Montalembert, l'évêque de Laagres s'attache à dissiper, sur ce point comme sur les autres, les scrupules du clergé. Dès son Second examen, il répond, avec force, à ceux qui, du dedans ou du dehors, blâmaient une telle conduite comme inconvenante et téméraire. C'est dans le même dessein qu'il publiera plus tard une brochure spéciale, sous ce titre : Du si- lenee et de la publicité. Il se charge aussi de ras- surer ceux des évèques qui s'effarouchaient de l'intervention des laïques; en ISVi, il écrit deux lettres publiques à M. de Montalembert [, la pre- mière pour affirmer l'accord de l'épiscopat avec le noble pair, la seconde pour établir, par les rai- sons les plus sérieuses, la nécessité de ce concours des laïques dans notre société moderne ; il y réfutt; directement ceux qui objectaient le défaut de « mis- sion )>. engage solennellement M. de Montalem- bert à « persévérer dans la voie où il est coura- geusement entré », lui déchue qu'il est « tout ensemble, le centre et l'âme de l'action catholique dans toute la France », et termine par ces graves paroles : « Vos plus dures épreuves ne vous vien- dront peut-être pas de vos adversaires naturels : vous vous rappellerez alors ce que saint Paul eut à souffrir de ses compatriotes et de ses faux frères, periculis px génère... periculis in falsis fratri-
1 Lt'ttivs du ïo mai et du 15 août 1844.
il
182 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
bus. Mais le jour de la justice viendra, même en ce monde, et alors la honte sera pour les aveugles et les lâches, la gloire et la récompense, pour les hommes de cœur et de foi. »
A si peu de distance de la Restauration, presque au lendemain de la condamnation de Y Avenir, une telle attitude et un tel langage étaient, de la part d'un évêque français, choses singulièrement nou- velles. L'effet fut considérable. Au début des con- troverses, en 1841 et 1842, le vieil évêque de Chartres avait, par l'ardeur et la fréquence de ses écrits, paru à la tête du clergé militant. Mais on sentit bientôt que la note si différente de F évêque de Langres était la vraie, la mieux appropriée à l'état des esprits et des institutions, que sa parole plus froide, aussi ferme, mais moins désolée, plus politique et pour ainsi dire moins cléricale, portait davantage. C'est que Mgr Parisis était vraiment Fé- vêque de son temps, tandis que Mgr Clausel de Montais, tout respecté, courageux, apostolique qu'il fût, représentait une génération vieillie et dé- passée. En même temps que par son ton modéré * simple, par son allure grave, mais dégagée de toute solennité et de toute lourdeur inutiles, par son intelligence des préoccupations modernes, F évêque de Langres plaisait aux gens du monde et aux hommes d'Etat, il éclairait et rassurait les con- sciences ecclésiastiques par une science des prin- cipes, une précision de doctrine et une rigueur de méthode qui rappelaieut le théologien. Aussi
POUR LA LIBERTÉ DE l'e.NSEIQNEMENT 183
a-t-on pu dire qu'il était alors « le premier évèque de France1 ». A sa suite, les autres prélats s'enga- gèrent, chaque jour plus résolus et plus nombreux, sur le terrain où les appelait M. de Montalembert. Leurs manifestations publiques se multiplièrent2. On sentit bientôt que l'épiscopat avait pris défini- tivement position et qu'il ne reculerait plus. Il semblait presque parfois qu'on eût plutôt à modé- Irér qu'à exciter son libéralisme, par exemple quand Févêque d'Ajaccio faisait cette déclaration d'une générosité que les esprits froids et sceptiques trou- veraient peut-être exagérée : « Si la liberté ne doit pas triompher dans la lutte, j'estime qu'il vaut mieux succomber avec elle que de lui survivre. Nous ne voulons être libres qu'à la condition de l'être avec tout le monde, nous confiant à la Pro- vidence pour l'heure où il lui plaira de nous aiïran-
hir tous 3. »
V
11 était d'autant plus précieux à M. de Monta- ^mbert d'avoir gagné le plein concours des évê-
j 4 Expression de M. Foisset.
Il * Voir, à la fin du tome II des Actes épiscopaux relatifs y projet de loi sur 1 instruction secondaire, la liste des écrits t'Yi'ijurs publiés de la iin de 1811, au commencement Iî 1844. Or, tandis qu'en 184*2, il y en avait 8, dont 5 de pvèque de Chartres, on en compte '24 en 1843, et 5 dans jseul mois de janvier 184 4. Ce sera bien autre chose [land le projet de 1844 aura été déposé.
1 ?8 Lettre du 21 mai 1844.
184 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
ques, qu'il lui fallait d'autre part lutter contre la mollesse des catholiques laïques. Eux non plus n'avaient pas pris dans le passé l'habitude des résistances publiques. Un esprit de conservation mal comprise les avait plutôt accoutumés à une sorte de docilité, ou, tout au moins, de résignation silencieuse. Par une humilité bizarre, que l'Évan- gile ne commandait pas, ils semblaient avoir accepté que l'activité, la parole bruyante, l'influence, le pouvoir, fussent généralement du côté de leurs adversaires. Combien d'entre eux, d'ailleurs, que le respect humain détournait de se poser ouverte- ment en chrétiens ! « Les catholiques en France, écrivait alors M. de Montalembert, sont nombreux, riches, estimés ; il ne leur manque qu'une seule chose, c'est le courage. » Et ailleurs : « Jusqu'à présent, dans la vie sociale et politique, être catho- lique a voulu dire rester en dehors de tout, se donner le moins de peine possible et se confier à Dieu pour le reste. » Ou bien encore : « Les catho- liques de nos jours ont, en France, un goût prédo- minant et une fonction qui leur est propre : c'es le sommeil. Dormir bien, dormir mollement, dor- mir longtemps, et, après s'être un moment ré veillés, se rendormir le plus vite possible, telle été jusqu'à présent leur politique. »
Pour secouer celte torpeur des laïques, comir tout à l'heure pour écarter les scrupules des év( I ques, M. de Montalembert déployait une activi I et une énergie passionnées. Ses colères contre 1 |
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 185
pusillanimes étaient terribles. Il avait de ces cris, on dirait presque de ces gestes incomparables, comme en trouvent les capitaines-nés pour enlever les soldats hésitants en pleine bataille. Du reste, il regardait comme sa tache propre de rendre aux catholiques la confiance et le courage dont ils avaient perdu l'habitude. « C'est là mon métier, écrivait-il, et je le ferai jusqu'au bout l. » Pas un instant il ne laisse languir le combat. Rien ne l'ar- , frète. A la lin de 18 V2, la santé ébranlée de Rlme de Montalembcrt l'oblige à quitter la France et même , l'Europe, pendant deux années. Ni la préoccupa- tion ni la distance ne refroidissent un moment son , zèle. 11 stimule, dirige de loin ses amis. De Madère, il lance, vers la fin de 1843, cette fameuse brochure sur le Devoir des catholiques dans la question de la liberté d enscujnoment^ qui est vraiment le ma- nifeste et contient tout le programme du nouveau parti. Et surtout de quel accent il y presse les hésitants, réchauffe les tièdes, malmène les lâ- ches ! Écoutez l'explosion de la fin :
Si vous vous laissez tromper par les paroles tantôt doucereuses, tantôt insolentes et hautaines, des chefs ^le l'Université ; si vous vous endormez avec une ^)éate confiance dans je ne sais quelles promesses cent 'ois démenties; si, chaque fois qu'il s'élève parmi pus des voix désintéressées et intrépides pour flétrir a tyrannie, vous criez au danger et à l'imprudence,
1 Lettre du 7 juillet 184 i.
186 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
alors, vous pouvez y compter, cette tyrannie durera et se fortifiera en durant. Comptez-y aussi, vous serez punis de votre lâcheté et de votre mollesse dans votre postérité : le germe infect qui vous effraye se transmettra et se propagera de génération en génération, et les enfants de vos enfants seront exploités, comme l'ont été leurs pères, par des rhé- teurs, des sophistes et des hypocrites. Dormez main- tenant, si vous le pouvez, ilotes volontaires, en pré- sence d'un tel avenir : mais cessez de vous plaindre, en dormant, d'un mal dont le remède prompt et facile est entre vos mains, et subissez en silence le sort que vous aurez voulu ejt que vous aurez mérité.
M. de Montalembert menait cette campagne avec toute l'ardeur, on pourrait presque dire avec tout l'emportement de la jeunesse : pas tant la jeu- nesse de l'âge — bien qu'il eût alors à peine trente-quatre ans — que la jeunesse du cœur. Loin de s'en défendre, il s'en vantait à la tribune l. Il se serait plutôt mis en garde contre une sagesse prématurée. « Vous êtes trop vieux, disait-il à M. de Carné qui refusait de se laisser entraîner dans le mouvement de Y Avenir; à vingt-cinq ans vous parlez toujours comme si vous en aviez cin- quante2. » Tel d'ailleurs il est resté jusqu'à la fin, même aux heures les plus sombres de la maladie et de la déception. Qui de nous ne l'a entendu, presque mourant, reprocher aux hommes de notre
* Discours du 26 avril 1844.
2 Souvenirs de ma jeunesse, par M. de Carné.
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 187
génération fatiguée, désabusée par tant d'expé- riences, de ne savoir plus être jeunes, et, tout bouillonnant de l'impuissance où le réduisait la souffrance, leur jeter ce cri :
Donnez-moi vos vingt ans, si vous n'en faites rien!
Rare vaillance, merveilleusement appropriée à l'œuvre de 1843, alors qu'il s'agissait de mettre en campagne une minorité qui devait compenser son petit nombre par son ardeur, d'entraîner des catho- liques non habitués à l'action, et de forcer l'atten- tion d'une société indifférente ou dédaigneuse pour les questions religieuses! If. de Montalembert était un incomparable agitateur. Avait-il au même de- gré cette sagesse qui ne dépasse jamais la mesure ? Dans son horreur des tièdes et des timides, pre- nait-il toujours garde de ne pas aller, de son côté, trop vite et trop loin? Dans sa préoccupation de pouvoir se rendre, « au déclin d'une vie de dévoue- ment et d'honneur, le témoignage d'avoir méprisé les conseils pusillanimes de la prudence humaine 1 » , avait-il un souci suffisant de cette même prudence qui, après tout, est une noble et grande vertu, digne de figurer à côté de l'honneur et du courage? En donnant aux catholiques militants une vie propre, une organisation à part, l'habitude de se sentir les coudes et de ne plus être mêlés aux in-
1 Du devoir des catholiques dans la question de la liberté d'enseignement.
188 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIERES LUTTES
différents ou aux ennemis, en les rendant confiants en eux-mêmes et hardis à arborer leur drapeau, ne risquait-il pas de les séparer trop du reste de la société et de leur donner un peu l'apparence d'une secte excentrique et batailleuse? Ce qui lui paraissait nécessaire pour enlever ses troupes, ne pouvait-il pas quelquefois irriter par trop ses ad- versaires, ou, ce qui était plus fâcheux, effarou- cher les spectateurs des régions moyennes? Pour relever ses coreligionnaires de leur attitude trop humiliée et trop humble, n'était-il pas tenté de pousser la fierté jusqu'à la provocation, le mépris du respect humain jusqu'à la bravade? S'il avait répudié les erreurs de l'Avenir, n'en avait- il pas conservé certaines habitudes d'esprit, un goût de la véhémence dans la forme et des exigences trop absolues dans le fond? Notre admiration pour M. de Montalembert n'éprouve aucun embarras à recon- naître qu'éminent par certaines qualités, celles qui étaient précisément alors le plus nécessaires, il a pu posséder d'une façon moins complète les qualités pour ainsi dire opposées. On sentait que l'homme qui devait écrire plus tard avec un accent si sai- sissant : « Je suis le premier de mon sang qui n'ait guerroyé qu'avec la plume; mais qu'elle de- vienne un glaive à son tour! » était en effet d'une race de guerriers plutôt que de diplomates Il
1
1 C'est ce qui faisait dire à M. Thiers, causant avec Mgr Dupanloup, cette parole que rapportait naguère un
POUR LÀ LIBERTÉ DF. L'ENSEIGNEMENT
189
semblait d'ailleurs que lui-même fût le premier à s'en rendre compte. « Je ne suis qu'un soldat, écrivait-il au plus fort de la lutte, tout au plus un chef d'avant-garde. Nous avons une place à rem- porter : la liberté. Ceux qui y sont entrés avant nous ne veulent pas nous y laisser pénétrer; mais la brèche est faite, il faut l'escalader. J'y succom- berai très probablement, mais je servirai de mar- chepied à mes successeurs ; de cette façon nous arriverons à la crête du rempart. Ce nous ne veut pas dire moi, mais qu'importe1? » Il pressentait qu'un jour viendrait où il faudrait d'autres quali- tés, et, d'avance, le soldat cédait, pour ce jour, la place aux diplomates, a Nous savons bien, disait- il, que d'autres moissonneront là où nous aurons semé... Dans toutes les grandes affaires de ce bas monde, il y a deux espèces d'hommes : les hommes de bataille et les hommes de transaction, les sol- dats qui gagnent les victoires, et les diplomates qui passent les traités, qui reviennent chargés de décorations et d'honneurs, pour voir passer les soldats aux Invalides 2. n
Les meilleurs amis de M. de Montalembert eux- mêmes avaient parfois le sentiment qu'il dépassait quelque peu la mesure. Lacordaire n'était pas
des témoins de la mort do réminent prélat : « M. de Montalembert est un grand guerrier; M. de Falloux est un grand homme d'État. »
1 Lettre du 7 juillet 18 i i .
- Ha devoir des catholiques dans les élections (1846).
il.
190 CH. ÏIX, LES CATHOLIQUES ET L^S PREMIÈRES LUTTES
entré personnellement clans la lutte ; il se consacrait exclusivement au rétablissement des Dominicains, autre moyen, et non le moins efficace, de servir la cause de la liberté religieuse; mais il était de cœur avec son ami. Dans les conseils qu'il lui adressait, il l'exhortait principalement « à ne pas vouloir tout à la fois, à ne pas se lancer dans des théories sans fond ni rive, et surtout à ne pas fournir aux ennemis un prétexte de crier sur les toits qu'on voulait renverser de fond en comble la société française » . Cet homme, au premier abord si ar- dent, si passionné, croyait beaucoup à la force de la patience ; de l'épreuve de Y Avenir il avait rap- porté le sentiment très vif du péril des exagéra- tions. « Regarde, avait-il écrit à M. de Montalem- bert, au moment où il s'était séparé de Lamennais, regarde dans l'histoire de nos troubles quels sont ceux dont la mémoire est demeurée pure : ceux-là seuls qui n'ont jamais été extrêmes. Tous les au- tres ont péri dans l'estime de la patrie. » Et plus tard : « Le modus in rébus est une des choses à quoi je m'applique le plus, étant persuadé que la mesure est à la fois ce qu'il y a de plus rare et ce qui contient le plus de force. » Or la guerre contre l'Université lui paraissait menée d'une façon « un peu âpre et égoïste. » « La nature, écrivait-il à M. de Montalembert, a mêlé à mon énergie un ingrédient d'extrême douceur qui me rend mal- propre à TA prêté de presque tous ceux que je vois manier nos intérêts. » 11 se préoccupait beaucoup
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 191
a des tièdes, des indifférents, des politiques et de la masse flottante » . N'allait-on pas les effrayer, les aliéner? Ne faudrait-il pas leur montrer davan- tage « le désir de la paix et l'esprit de concilia- tion ? m II craignait aussi qu'on ne prît une attitude trop militante vis-à-vis du pouvoir, et il souhaitait qu'à cet égard on « rentrât dans la voie de concilia- tion suivie depuis 1830 1 ». Ozanam, dont la posi- tion était assez délicate entre l'Université à laquelle il appartenait et les amis dont il partageait la foi et les aspirations, était également disposé à trouver qu'on avait commencé la bataille un peu vite et qu'on la poussait un peu vivement. L'idée même du « parti catholique » l'inquiétait : « Je ne vou- drais pas qu'il y eût un parti catholique, disait-il, parce qu'alors il n'y aurait plus une nation qui le fut. »
Plus tard, du reste, M. de Montalembert n'a pas été le moins empressé «à faire sa confession, avec une loyauté à la fois humble et fière. Dès 1849, dans son célèbre discours sur la loi de la presse, il éprouvait le besoin de faire une sorte de meâ eulpâ public, pour avoir poussé trop loin, contre la monarchie de Juillet, son opposition dans les questions religieuses. Les écrivains de Y Univers ayant critiqué cette expression d'un repentir que, pour leur part, ils ne ressentaient pas, M. de Mon-
1 Lettres diverses, citées 'par M. fie Montalembert et par M. Foisset,dans leurs ouvrages sur le P. Lacordaire.
192 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
talembert précisa sa pensée : il ne répudiait sans doute pas la cause pour laquelle il avait combattu, mais il se reprochait de n'avoir pas suffisamment « apprécié toutes les intentions de ses adversaires, pris compassion de leurs difficultés », et de n'avoir pas assez veillé à « ne jamais séparer le désir de la paix des ardeurs de la guerre 1 ». Quelques an- nées après, en rassemblant ses écrits et ses discours de cette époque, il désavouait « les exagérations, les personnalités que les habitudes des anciennes polémiques rendaient à peine excusables, les em- portements non seulement de la parole, mais de la pensée, commandés par la passion du moment, démentis par l'expérience du lendemain 2. » Il semble donc qu'on obéisse à M. de Montalembert, en ne dissimulant pas ce qu'il a spontanément reconnu et regretté avec une si noble franchise. Par là, cette grande et brillante figure n'est ni diminuée ni obscurcie; son image n'en est que plus vraie, plus vivante, et, par suite, plus em- preinte de cette séduction qui agissait tant sur ses contemporains, sur ses adversaires eux-mêmes.
C'est que tout, chez lui, jusqu'à ces légers dé- fauts, se présentait avec un caractère particulier de dignité aristocratique, de sincérité vaillante, pure et désintéressée. Dans ses exagérations, rien
1 Montalembert, Discours, t. III, p. 218 à 222 et 227- 228.
2 Avant-propos des Discours de M. de Montalembert, t. I, p. xiv et xx.
POUR LA LIBERTÉ DE L ' E N S E I ( i X E M E N T 103
d'étroit, de raide, d'obstiné, et Berryer pourra lui dire un jour : « Vous n'êtes pas un homme ab- solu; vous êtes un homme résolu. » Dans ses plus grandes vivacités de forme, combien on se sent loin de ces violences amères, grossières, méchantes, trop fréquentes dans nos luttes publiques, où les mœurs de la démocratie envahissent même la po- lémique de ceux qui se donnent pour mission de la combattre. Les coups qu'il portait, si rudes fus- sent-ils, étaient comme les coups de lance que les chevaliers se donnaient dans les tournois : pour coûter parfois la vie à l'adversaire, ils ne révélaient aucune passion basse chez les champions, et pou- vaient être applaudis des nobles dames assises autour de l'arène. Aussi, ceux-là mêmes qu'atta- quait si vivement M. de Montalembert, pour peu qu'ils eussent l'àme haute, ne se défendaient pas d'éprouver à son égard estime et sympathie. Tel était notamment M. Guizot. En pleine bataille, il remerciait l'orateur catholique de ce que a son opposition était une opposition qui avait le senti- ment de l'honneur et pour ses adversaires et pour elle-même » ; il ajoutait, non sans mélancolie : « Nous n'y sommes pas accoutumés, depuis quel- que temps '. » Plus tard, les luttes finies, parlant dans une région plus sereine, l'ancien ministre de Louis-Philippe rappelait à M. de Montalem- bert qu'il recevait à l'Académie, quelle impression
1 Discours du 2 août 1847.
194 CH. m. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
il avait ressentie autrefois en le rencontrant :
Des pensées si sérieuses avec des émotions si vives, tant de gravité dans le cœur avec tant d'ardeur dans l'imagination, votre foi profonde et naïve, votre physionomie, votre langage plein en même temps de réflexion et de passion, et votre extrême jeunesse laissant éclater toutes ces richesses de votre nature, avec son inexpérience impétueuse, ses grands désirs et ses beaux instincts, tout cela vous donnait, monsieur, un caractère original et plein d'attrait qui, dès ce jour, me saisit vivement et me fit pres- sentir pour vous un noble avenir.
Puis, faisant allusion aux controverses de la li- berté d'enseignement, M. Guizot ajoutait :
Malgré tant et de si graves dissentiments, je n'ai jamais cessé, monsieur, de ressentir pour vous l'in- térêt et le goût que vous m'aviez d'abord inspirés. Au milieu des luttes de la vie publique, et quoique souvent atteint de vos coups et forcé de vous porter aussi les miens, j'ai toujours eu l'instinct d'une se- crète sympathie qui unissait au fond, du moins dans leur but intime et dernier, nos vœux et nos efforts, sentiment dont probablement vous ne vous êtes guère douté, que je n'écoutais point quand j'a- vais à vous combattre, mais que j'ai plus d'une fois retrouvés au moment même du combat, et que je prends plaisir à vous exprimer aujourd'hui 1 .
1 Dans une autre cérémonie académique, M. (Guizot disait de M. de Montalembert, qu'il « laissait dans l'es- jiril des spectateurs tranquilles », de ceux-là mêmes
POUR LA LIBERTÉ DE t/eNSETGNEMENT 195
Quels lutteurs que ceux qui, après le combat, sont capables de s'adresser et dignes de recevoir de pareils hommages !
VI
Les hautes et charmantes qualités qui, chez M. de Montalembert, rendaient noble et aimable la véhémence elle-même, ne se retrouvaient pas malheureusement chez tous ses alliés. On rêve- rait volontiers pour les défenseurs de l'Église une supériorité constante de dignité et de charité. On voudrait pouvoir dire de chacun d'eux ce que Lacordaire a écrit d'Ozanam : « Il fut doux pour tout le monde et juste envers l'erreur. » Mais faut-il s'étonner et se scandaliser, si la réalité n'est pas toujours conforme à cet idéal? Déjà, sous la Restauration, Lamennais avait introduit dans la polémique religieuse, des habitudes de violence, de sarcasme et d'outrage, qui étaient de nature à corrompre le goût d'une partie du clergé 1. On s'en aperçut, quand la lutte pour la liberté d'en- seignement s'anima, à la violence regrettable de certains écrits. L'un des plus retentissants fut un ouvrage, d'abord anonyme, publié sous ce titre :
dont il « choquait la sagesse », une « impression de satisfaction bienveillante » .
4 On me permettra de renvoyer, sur cette influence mauvaise de l'exemple de Lamennais, à ce que j'ai dit ailleurs dans mes études sur la Restauration. Voir Roya- listes et Républicains, p. 255.
196 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
le Monopole, universitaire, destructeur de la reli- gion et des lois. Plus tard, l'abbé Des Garets y apposa son nom ; mais il n'en était pas le véri- table, ou tout au moins l'unique auteur. L'arche- vêque de Paris, à ce moment même, reprochait à l'écrivain d'avoir « confondu des hommes dont il aurait clù séparer la cause, fait des citations dont l'exactitude matérielle ne garantissait pas toujours l'exactitude quant au sens, et pris un ton fort injurieux, ce qui était une manière fort peu chré- tienne de défendre le christianisme; à ces incon- vénients il avait ajouté celui de mal choisir son temps, ses expressions et ses adversaires, de porter ses coups au hasard et de gâter ainsi, par des torts accessoires, une cause bonne en elle- même 1 ». Quelques pamphlets du même goût suivirent, entre autres le Simple coup dœil de l'abbé Védrine et le Miroir des collèges. On ne saurait mettre sur le même rang le Mémoire à consulter de l'abbé Gombalot, l'un des prédica- teurs les plus populaires et les plus zélés de cette époque; le talent et l'inspiration étaient d'un autre ordre; toutefois cet écrit ressemblait plus à l'im- précation d'un prophète de l'ancienne loi, qu'à la discussion d'un prêtre de la nouvelle ; et le fou- gueux auteur ne dépassait-il pas la mesure, quand il paraissait exclure toute éducation laïque, quand
1 Observations sur la controverse élevée au sujet de la liberté d'enseignement, par Mgr Affre ( 1 8-43) .
POUR LA LIBERTÉ DE i/EXSElGXEMEXT 197
il conseillait aux évèques de mettre en interdit les chapelles des collèges et de ne pas accepter leurs élèves à la première communion?
Ici nous rencontrons l'action d'un journal qui, en parlant chaque matin, devait contribuer plus que toute autre publication à donner le ton aux polémiques religieuses. V Univers n'avait pas alors, dans le clergé, tout le crédit dont il jouira plus tard : son autorité était contestée; mais déjà il devait à son principal rédacteur d'être de beaucoup le plus en vue des journaux catholiques. La part qu'il a prise à la campagne pour la liberté d'en- seignement a été trop importante pour pouvoir être passée sous silence. Fondé, peu après 1830, par l'abbé Migne, il avait eu successivement plu- sieurs rédacteurs en chef, entre autres un homme qui s'est fait un nom estimé dans la presse reli- gieuse et royaliste, M. de Saint-Chéron : mais, au moment même où la lutte religieuse devenait vive, il lui arrivait un collaborateur, ancien journaliste ministériel, converti de la veille au catholicisme, qui apportait, avec le dévouement ardent et en- thousiaste du croyant, l'expérience et l'énergie d'un lutteur aguerri. Ce nouveau venu, malgré les résistances opposées par certains patrons du jour- nal, en devint aussitôt le maître par le droit d'un talent supérieur : et désormais on put dire que YUnivers était M. Louis Veuillot. Contraint par les nécessités mêmes du sujet de parler de l'œuvre et de l'homme, il convient de le faire, en lais-
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sant de côté tout ressentiment des controverses qui ont pu s'élever plus tard. Aussi bien , ces controverses n'étaient-elles pas encore nées à cette époque, et n'y avait-il, entre M. Veuillot et M. de Montalembert, aucune contradiction sur les ques- tions de doctrines qui devaient plus tard les di- viser. Les écrivains de Y Univers ne le cédaient alors à personne en ardeur, peut-être en illusion libérale, et un moyen assuré de s'exposer à leurs plus terribles représailles eût été de paraître douter de leur sincérité sur ce point f.
L'entrée en scène de M. Veuillot donnait aux catholiques ce qu'ils n'avaient plus clans la presse quotidienne, depuis Y Avenir : un polémiste alerte, vigoureux, tel qu'aucun autre journal n'en possé- dait à cette époque; un écrivain né, dont la langue pleine de trait et de nerf, et dont la verve de franc jet, avaient, on l'a remarqué avec raison, quelque
1 On lit par exemple dans V Univers du 21 janvier 1845 : .« Cherchant à concilier les besoins du catholicisme avec les entraînements les plus légitimes de ce siècle, qui est le nôtre et que nous acceptons, nous avons fait retentir d'une voix convaincue,... un cri d'alliance entre l'Évangile et la Charte... Dieu et la liberté! » Et plus loin, Y Univers se vantait d'avoir crié : « Vive la liberté des cultes, vive la liberté de la presse, vive la liberté dos associations, vive la Charte !» Le 9 juillet suivant, il disait : « Les catholiquos veulent et demandent la liberté pour tout le monde » ; et le 20 juillet : « Nous aimons plus la liberté que nous ne redoutons le mal qu'elle peut faire. » On pourrait multiplier à l'infini ces citations.
POUR Là LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 199
chose du parler des servantes de Molière ; un sati- rique habile et implacable à saisir et parfois à créer les ridicules, et qui se servait, au nom de la religion, de cette ironie dont elle avait eu si souvent à souffrir ; un batailleur courageux, hardi à prendre l'offensive, se faisant détester, mais écouter et craindre, donnant à un parti, jusqu'alors humilié, le plaisir de tenir à son tour le verbe haut, d'avoir le dernier mot, et quelquefois le meilleur, dans les altercations de la presse, satis- faction par certains points analogue à celle qu'a- vaient procurée aux catholiques, dans les régions plus élevées des luttes parlementaires, la hardiesse chevaleresque et les fiers défis de M. de Monta- lembert. L'avantage était grand, et nous ne pré- tendons certes pas en rabaisser le prix ! Mais, si brillante qu'elle fut, la médaille n'avait-elle pas un revers? C'est la marque de l'importance et du talent de M. Veuillot, qu'il créait un genr enouveau de polémique religieuse et fondait une école. Ce genre et cette école ont fait trop de bruit et sont aujourd'hui trop connus pour qu'il soit besoin de les définir et de les apprécier. Le moins qu'on en pourrait dire, n'est-ce pas que le journal tendait ainsi parfois a devenir un pamphlet quotidien, et qu'on n'y paraissait pas toujours assez soucieux de ne point contredire la fameuse parole de M. Guizot : a Le catholicisme est la plus grande, la plus sainte école de respect qu'ait jamais vue le monde » ? Rendons cette justice à M. Veuillot, qu'il n'y
200 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
avait pas eu chez lui préméditation. Au début, dans la fraîcheur attendrie de sa conversion et dans la candeur de ses premières impressions de néo- phyte, il s'était fait un tout autre idéal de la polé- mique chrétienne; il disait, en 1843, à la fin de l'espèce de manifeste où il exposait « le programme de Y Univers » :
Nous n'aimons pas la destruction,nous ne glori- fions pas les destructeurs; cependant ces destruc- teurs sont nos frères. Rien ne nous empêchera d'aller vers eux, pour les amener, par un langage qu'ils puissent comprendre, dans les bras ouverts de l'Église, notre mère commune, où se sont disciplinés bien d'autres barbares que n'avaient pu soumettre ni l'éloquence ni l'épée... Sans fermer les yeux sur le mal, nous ne ravageons pas le champ par trop de hâte à détruire cette ivraie que le père de famille veut bien laisser croître jusqu'à la moisson. Notre rôle est le combat dans la patience et la charité 1 .
Admirable programme, qui fait beaucoup d'hon- neur à celui qui en a eu l'inspiration, ne fut-ce qu'un moment ! Mais l'écrivain qui l'avait tracé, avec une sincérité de résolution dont on n'a nulle raison de douter, se trouva bientôt entraîné dans des voies différentes. Il y fut poussé tout d'abord par la nature même de son talent. Ces esprits de franche race gauloise, chez lesquels déborde si naturellement la sève des écrivains du seizième
1 Mélanges de M. Veuillot, t. ÏT. p. 6 e1 7.
POL'R LA. LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 2QI
siècle et en qui on croit reconnaître parfois la descendance littéraire de Rabelais, ont peine à sacrifier aux convenances mondaines ou même à la charité chrétienne, la tentation et le plaisir d'un mot bien trouvé, d'un mordant sarcasme, d'une caricature amusante et meurtrière, d'une invective vivement troussée. Plus la lutte s'anime, plus on risque de voir le tempérament l'emporter : chez eux, ce n'est pas tant la colère qu'une sorte d'eni- vrement d'artiste; ils en veulent moins à la victime qu'ils ne se complaisent dans l'art avec lequel elle est exécutée. Ainsi M. Veuillot était conduit, un peu aux dépens du prochain, à se reprendre aux jouissances batailleuses dont il avait acquis na- guère l'habitude dans le journalisme profane, trou- vant dans l'ardeur très sincère de sa foi nouvelle moins une leçon de douceur qu'une raison de se livrer à ces polémiques avec une conscience plus tranquille et plus satisfaite. Ne connaissait-on pas déjà, aux siècles de foi profonde, mais rude, de ces convertis qui s'imaginaient donner la mesure de leur dévouement à l' Eglise par le degré de vigueur avec lequel ils maltraitaient les infidèles, ou môme parfois ceux qui n'étaient pas fidèles à leur guise ? Lacordaire était d'un sentiment différent quand il déclarait que le premier devoir de « l'homme con- verti » était « d'avoir pitié » ; autrement, ajoutait-il, « ce serait comme si le centurion du Calvaire, en- reconnaissant Jésus-Christ, se fut fait bourreau, au lieu de se frapper la poitrine
202 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
Il ne faudrait pas pourtant, dans la direction donnée à la polémique, imputer tout à un homme et méconnaître ce qui vient du public religieux. Ce n'est pas que ce genre nouveau n'ait soulevé d'abord plus d'une alarme et d'une répugnance, dans les parties élevées de ce public, principa- lement chez les évêques et jusque chez quelques» uns des propriétaires de V Univers1; M. Veuilloi lui-même parlait alors avec impatience de ces catho- liques qui « s'accrochaient à ses vêtements pour le retenir, criant qu'il les compromettait 2. » Mais il avait compris d'instinct que derrière cette élite de délicats était une foule dont le goût était moins fin et la passion plus violente, derrière l'aristo- cratie épiscopale, la grande démocratie cléricale, ces fils de paysans qui, en si grand nombre, occu- pent et honorent aujourd'hui les presbytères de nos campagnes ou même de nos villes : race forte,, saine et féconde, dans laquelle il est heureux de voir l'Église se recruter, mais qui n'était raffinée ni par nature ni par éducation ; elle préférait la verve agressive du nouveau journal à la sagesse somnolente du vieil et respectable Ami de la religion, ou à l'impartialité un peu terne du Journal des villes et campayurs, et trouvait, avec plaisir, dans ces rudes représailles de la plume, la revanche de tant d'humiliations injustement
1 FoisseU Vie du P. Lacordaire, t. Il, p, 95 et sq.
2 Univers, 25 mai 1843.
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT '203
subies, la consolation de déchéances douloureuse- ment senties. C'est à ces niasses profondes du clergé populaire que M. Yeuillot s'adressait directement, en quelque sorte par-dessus la tète des évèques ; c'est sur elles qu'il s'appuyait, en cela beaucoup plus « moderne », plus démocrate qu'il ne croyait l'être et que ne l'étaient en face de lui, à cette époque, les hommes politiques du suffrage restreint. Entre elles et lui s'établit bientôt une étroite com- munication et comme une action réciproque. Ce rôle joué par la presse religieuse était un fait grave dans l'histoire de l'Église de France ; on assistait à l'avènement d'une puissance nouvelle dont on ne voyait pas bien la place dans la hiérarchie cle la société catholique, et dont le danger possible n'échappait pas aux intéressés clairvoyants, sur- tout aux évèques l. Mais il y avait là une force considérable, et chacun en pouvait juger alors, à la popularité étendue, profonde et passionnée, que la cause de la liberté d'enseignement acquérait auprès du clergé, lecteur de Y Univers.
C'était ce qu'on serait presque tenté d'appeler le côté révolutionnaire de l'homme qui a, toute sa vie, avec autant de passion que de sincérité, com-
1 Telle a été, pendant plusieurs années, la préoccupa- tion de nos prélats les plus éclairés : et le désordre qui pouvait en résulter a été signalé, quelques aimées plus tard, en 1853, dans une lettre déjà citée de Mgr Guibert, aujourd'hui archevêque de Paris. [Œuvres pastorale*, 1. 1, 356 et sq.)
204 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
battu et maudit la révolution. Dans cette contra- diction apparente, n'y avait-il pas une part d'ori- gine qu'il serait injuste de ne pas mettre en lumière, et dont il convient de tenir compte? Question plus personnelle, plus intime, mais que l'écrivain nous a, en quelque sorte, invités à abor- der, en publiant sur soi un livre dont l'accent rap- pelle parfois les confessions des grands convertis *, Lui-même nous y a raconté, avec une franchise qui ne lui coûtait ni ne le rabaissait, la douloureuse et émouvante histoire de ses premières années. Lui-même nous a fait connaître comment , fils d'ouvriers honorables, mais sans instruction et sans religion, il avait reçu ses premières impres- sions, enfant, dans les pauvres leçons et les exem- ples détestables de l'école mutuelle, a l'infâme école mutuelle », a-t-il écrit, puis au milieu des propos cyniques d'une étude d'avoué où il était petit clerc; jeune homme, clans les polémiques violentes du journalisme, où il avait été jeté presque sans pré- paration, et où chacun, disait-il, n'avait guère d'autre « foi » que celle de ses « besoins » et de ses « intérêts ». Lui-môme nous a révélé n'avoir pu garder de ce qu'il appelait tous ces « mauvais chemins » un seul souvenir pur, tendre et conso- lant, fut-ce celui de sa première communion, et n'en avoir remporté, au contraire, que des senti- ments de mépris amer pour les hommes, de révolte
1 Rome et Lurette; voir notaniiii"ii( Y Introduction.
TOUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 205
irritée contre !a société : sentiments d'autant plus profonds et douloureux qu'ils s'étaient gravés dans une àme d'enfant. On en pourrait juger au seul accent avec lequel il rappelait l'effet produit sur lui par cette « société sans entrailles » et a sans intelligence)), à laquelle « il ne devait rien », par le spectacle « des oppressions, des distances ini- ques et injurieuses du hasard de la naissance, heu- reux pour d'autres, insupportable pour lui ». Si radicale qu'avait été sa conversion, si renversant qu'avait été le coup de la grâce dans ce nouveau chemin de Damas, si entier qu'était son dévoue- ment à sa foi nouvelle et son désir d'y conformer désormais sa conduite, tout le vieil homme avait-il été détruit chez lui? Le pli imprimé à cette intelli- gence, dès le jeune âge, avait-il été complètement effacé? Qui saits'il ne faudrait pas remonter jusque- là pour trouver l'origine de certaines notes qui rendaient, par exemple, les àpretés de M. Veuillot si différentes des vivacités de M. de Montalembert? Quand, dans la chaleur de ces luttes vaillantes et brillantes, le rédacteur de l'Univers maltraitait si fort les hommes de 1830 et les lettrés de l'Uni- versité, on était parfois tenté de se demander si, à côté du chrétien néophyte qui se faisait un pieux devoir d'immoler les voltairiens sur ses nouveaux autels, il n'y avait pas aussi, à son insu, quelque chose du démocrate d'origine, de l'ancien révolu- tionnaire par éducation et par souffrance, qui se plaisait à frapper sur le bourgeois? Après avoir
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dit ce qu'avait de fâcheux la nouvelle polémique religieuse, il était équitable, croyons-nous, d'in- diquer cette explication : elle est, dans une certaine mesure, une excuse pour M. Veuillot, innocent après tout du malheur de son premier âge, et les souvenirs douloureux qu'il a été le premier à faire connaître, en inspirant compassion pour l'enfant, ne peuvent qu'adoucir le jugement porté sur l'homme. Faut-il ajouter qu'en montrant comment certains caractères un peu compromettants de cette polémique étaient en partie imputables à une première éducation intellectuelle faite en dehors du catholicisme, on décharge aussi, à un autre point de vue, la cause religieuse elle-même?
C'est le souci de cette cause qui faisait tant regretter aux catholiques les plus considérables et les plus éclairés, le ton de certaines brochures et de certains journaux. De ce sentiment il im- porte d'indiquer brièvement les témoignages, non pour insister sur le tort de quelques écrivains, mais pour dégager la responsabilité du catho- licisme et mettre en relief la mauvaise foi de ceux qui voulaient le rendre solidaire des excès de quelques-uns de ses défenseurs. Il était no- toire alors que la majorité des évêques n'approu- vait pas le tour donné aux polémiques, et s'in- quiétait de l'effet* produit sut* la partie de l'opinion qu'il y avait chance et nécessité de conquérir [.
1 Foisset, Vie du P. Lacordaiw, t. Il, fi. 99.
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 207
a L'amertume du langage aliène les cœurs, disait à ce propos M. Aflfre ; combien d'hommes, jus- qu'alors paisibles spectateurs de ces luttes, se sont irrités et sont descendus dans l'arène pour défendre leurs droits si violemment attaqués! combien de personnalités injurieuses dont plusieurs étaient de graves injustices ! Des hommes sincèrement chré- tiens ont été traités comme des impies. » Ayant su que M. Saint-Marc Girardin avait été attaqué, l'archevêque se hâtait de lui rendre visite, en ré- paration de ce tort. Conseils, menaces de désaveu, essais de comités de direction, il avait recours à tout, mais vainement, pour obtenir de Y Univers plus de modération et de mesure l. Il jugea même nécessaire de blâmer publiquement quelques écrits, notamment le Monopole universitaire. Mais, peu de jours après, Y Univers publiait deux docu- ments : le premier était une protestation dans laquelle M. Des Garets déclarait « ne pouvoir accepter le blâme » de l'archevêque de Paris ; le second, une lettre par laquelle l'évêque de Char- tres louait le pamphlet en question, critiquait la démarche de son métropolitain et croyait de- voir informer le public que ce titre de métro- politain, n'était qu'une « prééminence honori- fique, n'entraînant point de supériorité quant à l'enseignement ». M. Aflïe fut fort ému de cet incident : y trouvait-il le premier signe d'un dés-
1 Foisset, Vie du P. Lacordafre, t. II, p. 0.") à 08.
208 CH. UT. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
ordre dont il avait eu le pressentiment dès qu'il avait vu l'importance prise par la presse, dans l'intérieur même de l'Église? Il en demeura, dit un de ses biographes, « pâle et défait pendant plu- sieurs jours ». S'il ne valait mieux abréger ces souvenirs d'anciennes dissidences entre catholi- ques, on pourrait citer les pages où le « premier évêque de France » à cette époque, M. Parisis, après avoir rendu hommage à la haute mission et aux grands services du journalisme religieux , lui adressait les plus graves et les plus sévères avertis- sements 4. Bornons-nous à un dernier témoignage d'une autorité particulière. Le P. de Piavignan ne dissimulait pas qu'il désapprouvait certaines polé- miques; dénoncé, à ce propos, auprès du P. Roo- thaan, général des jésuites, il lui écrivait :
Quand le livre du Monopole parut, je ne sais si j'ai appelé la situation créée par ce livre malheur immense; mais j'y ai vu, avec les esprits les plus gra- ves, les plus dévoués à l'Église et à la Compagnie, un obstacle à des résultats que le mouvement reli- gieux prononcé semblait amener plus paisiblement. J'ai blâmé en ce sens les formes injurieuses du livre. J'ai pu exprimer des craintes sur les conséquences. Quant à l'existence de la Compagnie en France, je savais toute l'irritation des hommes du pouvoir contre nous à ce sujet. J'ai pu dire et penser que cette publication ainsi faite était dangereuse, ino-p-
s C<is de conscience, p. 213 à 215.
roun la liberté de l'enseignement 200
portune peut-être; je ne crois réellement pas avoir dit ni pensé autre chose.
Et le P. Roothaan lui répondait : « J'ai mainte- nant le cœur tranquille et dilaté. Votre conduite a été celle d'un véritable enfant de la Compagnie. Vous ri avez fait, à l'égard du Monopole, que ce que f ai fait moi-même !. »
Le général des jésuites exprimait d'ailleurs, en cette circonstance, le sentiment dominant à la cour romaine. Dès 1843, le nonce désavouait les polémiques violentes, dans ses conversations avec M. Guizot 2. Et quelques années plus tard, l'une des premières paroles de Pie IX sera pour mettre les catholiques français en garde contre les en- traînements auxquels plusieurs d'entre eux n'a- vaient pas toujours su résister. « 11 faut, dira-t-il, continuer à réclamer la liberté d'enseignement avec fermeté, avec courage , mais aussi avec cha^ rite. Nous autres, quand nous combattons, nous
1 Vie du P. de Ravignan, par le P. de Pontlevov, t. II, p. 272 à -274.
* Nous lisons, à la date du 4 juin 1843, dans un jour- nal inédit rédigé par un homme qui occupait alors un poste élevé au ministère des affaires étrangères: « Le nouveau nonce est venu spontanément déclarer à M. Guizot que la cour de Rome désapprouvait les atta- ques injustes et passionnées dirigées contre le corps universitaire. Il a blâmé sans réserve la polémique vio- lente du journal ÏUnivers, faisant remarquer 3 'ailleurs qu'il ne contenait pas un seul ecclésiastique parmi ses rédacteurs. »
12.
210 CH.. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
devons le faire toujours avec la confiance en Dieu dans le cœur, et la confiance en Dieu inspire tou- jours la charité V»
VII
C'est assez nous arrêter sur ces imperfections inévitables dans les choses humaines, et qui ne doivent pas nous détourner de saisir et d'admirer l'ensemble du mouvement. Le mieux eût été sans doute que la lutte ne fût pas nécessaire, et que la conciliation se fît dans les conditions où elle avait été acceptée, en 1833, pour l'instruction primaire, et où elle avait été tentée, en 1836, pour l'instruc- tion secondaire. Mais du moment où cette lutte est engagée, ne semble-t-il pas, à voir où en sont les catholiques, au commencement de 18/jZu après les premières années de tâtonnement et de mise en train, qu'on assiste à un beau départ, que l'impul- sion est vivement donnée et la direction bien prise ? Le jeune leader a le droit d'être fier des résultats obtenus. Les évêques ont surmonté définitivement leurs scrupules; presque tous, ils se jettent les uns après les autres dans la bataille, acceptant le terrain nouveau, les armes d'abord suspectes, qu'on leur offrait ; et tout à l'heure, quand sera déposé .
1 Ces paroles ont été rapportées par l'abbé Dupanloup, auquel elfes avaient été adressées, dans une brochure publiée en 1847, sous ce titre: Du nouveau projet de loi sur la /ilirrfé (VcriMio-nemcnt,
POUR LA LIBERTÉ DE ^ENSEIGNEMENT î \ 1
le nouveau projet de M. Yillemain, on verra quelle sera l'unanimité et l'énergie de leur intervention. Le clergé paroissial proteste publiquement contre ceux qui cherchent à le séparer des évêques. De nombreuses brochures, des écrits de divers genres révèlent l'activité et l'élan des esprits : tous, grâce à Dieu, ne ressemblent pas à ceux qu'il nous a fallu blâmer; bientôt même les publications du P. de Ravignan et de l'abbé Dupanloup vont donner à la polémique catholique un accent dont la dignité s'imposera aux adversaires eux-mêmes. La presse religieuse se développe et se fortifie l. On com-
4 Voici quoi ('tait, vers 1843, l'état de la presse catho- lique : l'Univers avait environ 2800 abonnés, il en avait 1800 on 1842 et en aura 6000 en 1845. — Le Journal des villes et campagnes faisait peu de polémique, mais il avait environ 6500 abonnés, desservants ou maires de communes rurales. — UAmi de la Religion, très modéiv, légèrement gallican à la faeon du vieux clergé, peu sym- pathique à V Univers, comptait 1700 lecteurs. — Il faut ajouter la presso royaliste, la Quotidienne (3000 abonnés), rédigée par M. Laurentie, dévouée à la liberté d'onsei- gnement, tout en désirant absorbor le « parti catholiquo » dans le parti légitimiste, ot la France do MM. Lubis et Dollé (1400 abonnés). Quant à la Gazette de France (3500 abonnés) sous la direction fantasque de M. do Go- noude, elle contrariait souvent la campagne de la liberté religieuse. — Parmi les rovues, il faut signaler les Annales de philosophie chrétienne de M. Bonnety, et Y Université catholique, ayant chacune environ 700 lectours. La plus importante était le Correspondant, qui vouait d'être re- constitué en 1843, et où écrivait l'élite des publicistes catholiques. — En province, il y avait une vingtaine de journaux oatholiquos, presque tous légitimistes!
212 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
mence à faire circuler et signer des pétitions. Un conseil de jurisconsultes s'est constitué. Enfin, après des pourparlers laborieux, la direction du mouvement se concentre aux mains d'un comité composé de laïques et présidé par le comte de Mon- talembert : derrière ce comité, se groupent tous les catholiques agissants.
Quelle ardeur ! et surtout, — en dépit des di- vergences que nous avons signalées et qui portaient sur le ton, non sur le fond de la polémique, — quelle union ! Les légitimistes, qui avaient été d'abord en méfiance à l'égard de la nouvelle école religieuse, sont presque tous venus, avec un intel- ligent et généreux oubli des ressentiments passés, prendre rang dans l'armée catholique; leurs ora- teurs défendent la liberté d'enseignement à la tri- bune de la Chambre des députés, et l'un des signataires des ordonnances de 1828, M. de Yati- mesnil, accepte noblement, à côté et au-dessous de M. de Montalembert, la vice-présidence du « comité pour la liberté religieuse ». Plus de ces vieilles divisions d'ultramontains et de gallicans ; plus de ces méfiances, naguère si vives, contre le libéra- lisme, et de ces controverses provoquées par les imprudences de X Avenir ! Prêtres et laïques, tous sont dévoués à la papauté et confiants dans les institutions modernes. Tous, suivant la belle expres- sion du P. Lacordaire parlant du P. de Ravignan, « servent la liberté chrétienne sous les drapeaux de la liberté civile ». Et ceux qui soutiennent le
POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 213
combat n'ont pas le déplaisir d'entendre, au plus fort de la bataille, un ami contester publiquement la légitimité même des armes dont ils se servent ; ils ne risquent pas, pendant qu'ils font bravement face à l'ennemi du dehors, de voir une partie de ceux même qu'ils défendent les fusiller par derrière. Dans ce noble élan vers la liberté, n'y a-t-il jamais, chez aucun des orateurs ou des écrivains, quelque formule trop absolue ? Reste-t-on toujours en deçà de la limite, délicate à fixer, qui sépare l'hypothèse politique de la thèse théologique? Ce n'est pas le lieu de le rechercher : nous faisons de l'histoire non de la doctrine. En fait, on ne saisit alors au- cune plainte, aucune dissidence. Les principes sont posés, avec une autorité reconnue de tous, par l'ôvêque de Langres. Quant aux laïques, soumis avec bonne foi et simplicité à tous les enseigne- ments de l'Église, ardemment dévoués au Saint- Siège, ils acceptent, ils respectent la vérité catho- lique tout entière, cherchant seulement, pour la défendre, des moyens qui aient action sur les contemporains, en imposent aux adversaires et attirent la sympathie des spectateurs sans parti pris.
Au même moment, comme pour augmenter en- core l'éclat et la popularité de la cause catholique, les prédications de Notre-Dame, qui avaient été le point de départ du mouvement, reçoivent un nou- veau développement. Vers la fin de 1843, le P. Lacordaire, alors arrivé à la pleine maturité de
214 CH. tir. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
son talent, remonte, à côté du P. de Ravignan, dans cette chaire qu'il avait quittée en 1836 et où, cinq ans après, il n'avait paru qu'en passant. Les hommes de ce temps ont cette fortune incompa- rable d'entendre le dominicain pendant l'A vent et le Jésuite pendant le Carême, tous deux attirant des foules chaque jour plus nombreuses, plus émues, plus conquises. Les stations de Paris ne suffisent pas au zèle infatigable des deux éloquents apô- tres ; ils vont remuer par leur parole les grandes villes de province, et l'enthousiasme public y prend parfois des proportions et un caractère plus ex- traordinaires encore. Il n'est pas jusqu'aux régions universitaires, jusqu'à l'antique Sorbonne, où dans ces jours vraiment privilégiés les catholiques ne reparaissent alors avec honneur. Le savant M. Le- normant y confesse courageusement sa foi reli- gieuse en face d'un public à dessein ameuté. À côté de lui, nous retrouvons Ozanam, le plus jeune, non le moins éloquent ni le moins populaire des professeurs de la faculté !, sur la tombe duquel un de ses anciens, M. Victor Leclerc, pourra dire qu'il était « cher à la jeunesse, aimé de ses con-
* Ozanam était arrivé, en 1841, à la suppléance do M . Fauriol, par son succès relatant clans le premier grand concours d'agrégation. Il devint professeur titulaire en 1844. On me permettra d'ailleurs de renvoyer, pour ce qui regarde l'enseignement d'Ozanam, à l'article publié par mon ami, M. François Beslay, dans le Correspondant du 25 décembre 1863. *
POUR LA LIBERTÉ DE l'e.NSEIUiNEMENT
frères, honoré de tous » ; grâce à la loyauté char- mante, à la chaleur attendrie et sympathique de sa parole, il parvient à faire applaudir par la jeu- nesse un enseignement dont il ne craint pas de faire une apologie du christianisme et la réfutation des impiétés tombées des chaires voisines *.
Grand spectacle, bien extraordinaire pour qui se rappelle quelles étaient en France, peu d'années auparavant , les humiliations du catholicisme ! " Aussi comprend-on que l'un des hommes qui ont le plus contribué à ce changement, Lacordaire, le considère avec émotion, et qu'il laisse échapper, dans les lettres de cette époque, ces cris de joyeuse reconnaissance et d'espoir triomphant :
Quelle différence entre 1834 et 1844! Il a suffi de dix ans pour changer toute la scène... Ce que nous avons gagné, dans cette dernière campagne, en vé- rité, en force, en avenir, est à peine croyable. Quand même la cause de la liberté de l'enseignement serait perdue pour cinquante ans, nous avons gagné plus
I Ozanam écrivait, le 5 juin 1843 : « Pendant que M. Michelet et M. Quinct attaquaient le catholicisme même sous le nom de jésuitisme, j'ai tâché de défendre, dans trois leçons consécutives la papauté, les moines, l'obéissance monastique. Je l'ai fait devant un auditoire très nombreux, composé de ce même public qui la veille trépignait ailleurs. Pourtant je n'ai pas vu de tumulte, et en continuant l'histoire littéraire d'Italie, c'est-à-dire d'une des plus chrétiennes contrées qui soient sous le soleil, je rencontrerai à chaque pas, et je n'éviterai ja- mais l'occasion d'établir l'enseignement, les bienfaits, les prodiges de l'Église. »
216 CH. HI. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
qu'elle-même, parce que nous avons gagné l'instru- ment qui nous la procure '.
Ce succès rappelle à Lacordaire l'époque de ses premiers espoirs, suivis d'une si prompte décep- tion; il revoit l'élan et la chute de Y Avenir ; dans l'émotion de ce souvenir et de ce contraste, sa pensée se reporte vers son ancien maître : « Si ce pauvre abbé de Lamennais avait voulu attendre, s'écrie-t-il, quel moment pour lui!... Il suffisait d'être humble et confiant dans l'Église... Plus jeunes et plus simples, nous avons accepté la direc- tion de l'Église ; nous avons reconnu avec droiture nos exagérations de style et même d'idées, et Dieu... a daigné ne pas nous briser et même se servir de nous. » Aussi son humilité considère-t-elle, avec reconnaissance, « la grande récompense don- née à la soumission » et, avec effroi, « le châti- ment terrible infligé à la révolte2 ». Mais ce qui le réjouit le plus, c'est de voir qu'on est a en veine d'union et d'unité générales » :
Avez-vous remarqué que c'est la première fois, depuis la Ligue, que l'Église de France n'est pas di- visée par des querelles et des schismes? Il n'y a pas quinze années encore, il y avait des ultramontains et des gallicans, des cartésiens et des mennaisiens, des jésuites et des gens qui ne l'étaient pas, des
1 Lettres du 15 mai et du 25 juin 1844, * Lettres du 11 mars et du 23 juin 1844.
POUR LÀ LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT 217
royalistes et des libéraux, des coteries, des nuances, des rivalités, des misères sans fond ni rive; aujour- d'hui tout le monde s'embrasse, les évêques parlent de liberté et de droit commun, on accepte la presse, Sa Charte, le temps présent. M. de Montalembert est serré dans les bras des jésuites; les jésuites dînent chez les dominicains ; il n'y a plus de cartésiens, de mennaisiens, de gallicans, d'ultramontains ; tout est fondu et mêlé ensemble. Voilà, je vous l'avoue, un incroyable spectacle, un vrai tour de force de la Providence, et la lutte sur la liberté d'enseignement n'eùt-elle servi qu'à produire ce résultat, il faudrait encore la bénir à jamais. Il y a donc un clergé de France, un clergé qui parle, qui écrit, qui se con- certe, qui fait face aux puissances, professeurs, jour- nalistes, députés et princes, un clergé sorti des voies passées, ne s'adressant plus au roi, mais à la nation, à l'humanité, à l'avenir. Quatorze ans et une occa- sion ont suffi pour cela. 0 altitude* ! Et que les voies de Dieu ne sont pas nos voies ! Je ne crois pas que l'histoire ecclésiastique présente nulle part une aussi surprenante péripétie. Ah! chère amie, où allons- nous donc, et qu'est-ce que Dieu prépare? Que de- vons-nous voir un jour { ?
Généreuse confiance, dont l'accent seul suffit à révéler qu'alors, au début de 1844, les catho- liques se sentaient à l'une de ces heures de grands espoirs, pendant lesquelles on est heureux d'avoir vécu, dussent-elles être suivies plus tard de dou-
1 Lettre du 1G juin 1844.
13
218 CH. III. LES CATHOLIQUES ET LES PREMIÈRES LUTTES
loureuses déceptions. Ils n'étaient pas les seuls du reste à être frappés de la grandeur du spectacle. Un homme peu disposé à donner aux choses, et surtout aux choses religieuses, plus d'importance qu'elles n'en avaient réellement, M. Sainte-Beuve, reconnaissait, à la fin de 18/i3, que là était désor- mais l'intérêt de la politique : « Cela m'a tout l'air, disait-il, d'une question qui vient se poser et se fonder pour longtemps ». Il constatait l'attitude si nouvelle du clergé, et il était obligé de confesser que « l'armée catholique était assez bien rangée en bataille, réclamant cette liberté d'enseignement qui, une fois obtenue, lui rendrait sa sphère d'ac^ tion et sa carrière d'avenir » . C'étaient « les gens du siècle, les philosophes, » qu'il avait besoin de mettre en garde contre leur étonnement « de re- trouver le clergé français si puissant1 ». Que se passait-il en effet de cet autre côté du champ de bataille, chez les adversaires de la liberté d'ensei- gnement? C'est ce qu'il importe maintenant d'exa- miner, avant de rechercher quelle suite devait avoir la campagne si brillamment commencée.
1 Chroniques parisiennes, p. 117, 118.
CHAPITRE IV
LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE ET LA DIVERSION TENTÉE CONTRE LES JÉSUITES.
I. L'Université défend son monopole. Comment l'éclectisme répond aux reproches des catholiques. Ses protestations d'orthodoxie ne sont pas prises au sérieux. Renaissance du voltairianisme. Effroi et plaintes de la philosophie officielle. — II. Les « libé- raux » renient la liberté quand elle est demandée par les ca- tholiques. Ils prennent l'offensive contre le « parti prêtre ». La polémique contre les livres des cas de conscience. — III. Les jésuites depuis 1830. Explosion contre eux en 18!|2. Qui avait donné le signal? Raison de cette diversion. Le catholicisme attaqué sous le nom de jésuitisme. — IV. La question des jésuites au Collège de France. Ce qu'avaient été jusqu'alors M. Quinet et M. Michelet. Leurs leçons contre les jésuites. Le scandale de ces cours. Leur caractère antichrétien et révo- lutionnaire. — V. La défense des catholiques au sujet des jésuites. Le P. de Ravignan et son livre de l'Existence et de f Institut des Jésuites. Étendue et raison de son succès.
I
Dans ces premières années de la lutte, quels étaient les défenseurs du monopole? Que faisaient- ls? Offraient-ils un spectacle aussi intéressant que a petite armée catholique? Retrouvait-on chez eux e même élan, la même nouveauté généreuse dans es doctrines, la même hardiesse à se dégager des
220 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
préjugés rétrogrades, la même résolution habile et heureuse à choisir le terrain du combat, et, en tout, ce je ne sais quoi qui révèle la cause en progrès et présage le succès d'avenir? Il semblait, surtout au premier moment, que ce fût l'Université qui soutînt le combat et fit face au clergé. Elle ne s'é- tait pas encore approprié les idées si larges sur la liberté d'enseignement, développées dès 1836, par un de ses membres les plus dévoués et les plus émi- nents, M. Saint-Marc Girardin l. Elle se crampon- nait, au contraire, à son monopole avec un égoïsme craintif, et M. Sainte-Beuve ne pouvait s'empêcher de relever alors le caractère « mesquin » de ces « anxiétés de pot-au-feu2 ». Fallait-il être beau- coup surpris de cette attitude? Les nuilsdu !\ août sont rares dans l'histoire des privilégiés. D'ail- leurs, le tour pris à l'origine par une partie de la polémique catholique, la façon dont celle-ci avait poursuivi, en quelque sorte, la déchéance de l'Uni- versité pour cause d'indignité religieuse et morale, par-dessus tout, les dénonciations irritantes du livre sur le Monopole universitaire, étaient de nature, en blessant les amours-propres, à provo- quer, de la part de la corporation tout entière, une résistance plus passionnée. C'était, avec les luttes actuelles, une différence capitale qu'il im-
1 Voir le rapport de M. Saint-Marc Girardin sur le projet de 1836, chap. III, § I.
2 Chroniques parisiennes, p. 148-149,
Et LA DIVERSION TENTÉE CONïnE LES JÉSUITES 2*2 1
porte tout d'abord de marquer. Aujourd'hui, parmi ceux qui attaquent la liberté d'enseignement, nous voyons des politiciens engagés dans des manœuvres de partis, des jacobins affamés de despotisme, des sectaires enivrés de haine antireligieuse : mais nous ne voyons pas l'Université. Eclairée par trente ans d'expérience sur l'innocuité, bien plus, sur l'avantage et l'honneur de la libre concurrence, elle se tient à l'écart, et si quelqu'un de ses mem- bres se mêle à la lutte, c'est le plus souvent pour se ranger du côté de La liberté
La première attaque de l'épiscopat et de la presse catholique avait porté, on s'en souvient, j sur l'enseignement philosophique. Les représen- 1 tants de cet enseignement témoignèrent une grande surprise de se voir accusés au nom du christia- nisme. Ils se posèrent presque en persécutés, tout au moins en pacifiques que des voisins contrai- gnaient à la lutte par leur esprit d'empiétement et de querelle. lis oubliaient volontairement que le conflit était principalement imputable à ceux qui avaient, depuis dix ans, obstinément entravé l'exé- cution de la promesse de la Charte, qui avaient fait échouer, en 1837, la transaction oiferte par le gouvernement et acceptée des catholiques, qui, ' en 1841, avaient imposé à M. Villemain son ma- lencontreux projet et fait ainsi sortir l'épiscopat
•C'est ce qu'ont fait MM. Jourdain, Bouillier, Albert Du ru y, etc.
222 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
de la réserve patiente où il se fût volontiers main- tenu. M. Cousin surtout affecta des airs d'inno- cence méconnue et indignée. On l'entendit affirmer à la tribune du Luxembourg, avec la solennité émue de sa parole, qu'il « ne s'enseignait aucune proposition qui pùt directement ou indirectement porter atteinte à la religion catholique1 ». Sans doute, depuis qu'il était passé de l'opposition au pouvoir, le chef de l'éclectisme, désireux de jouir en paix de l'autorité acquise, avait, sans rien désa- vouer ni rectifier, laissé clans l'ombre les parties agressives ou les lacunes suspectes de sa doctrine ; il avait même fait des avances de courtoisie au christianisme 2. Peut-être aussi y était-il poussé par cet attrait qui devait, jusqu'à la dernière heure, le rapprocher davantage de la vérité religieuse, sans le déterminer cependant à faire le pas suprême. Mais ces politesses de tactique ou ces velléités incomplètes lui permettaient-elles de crier à la calomnie et presque- à l'ingratitude, quand les catholiques dénonçaient l'insuffisance et le péril de sa philosophie? L'autorisaient-elles, suivant- l' expression de M. de Montalembert, à « traiter l'Eglise de France comme une protégée qui s'é- mancipe » ?
Ses protestations n'avaient pas, du reste, la
1 Discours du 12 mai 1843.
8 L u indépendant, M. Taine, a fait une peinture assez piquante et quelque peu irrévérente de cette évolution de M. Cousin. {Le* Philosophe* du dix-neuviè me siècle, p. 306.)
Eï L\ DIVERSION TENTEE CONTRE LES JÉSUITES 219
chance d'en imposer beaucoup, non seulement aux éVêques, mais aux spectateurs les moins suspects de partialité catholique. M. Sainte-Beuve trouvait étrange la prétention de l'éclectisme. « ce scepti- cisme déguisé », de prendre place à côté de la religion, comme autrefois le cartésianisme, et la défiance du clergé lui paraissait fort naturelle. « L'éclectisme, ajoutait-il plaisamment, ne serait en réalité qu'un compagnon habile qui, tout en respectant l'autre, finirait, j'en demande bien par- don, par le dévaliser... Au bout de quelque temps de ce voyagé entre bons amis, le catholicisme se
I trouverait fort dépourvu et amoindri : il le sent, aussi n/accepte-t-il pas les avances, et il tire à boulets contre l'ennemi qui a beau se pavoiser de
! ses plus pacifiques couleurs. La force des choses l'emporte l. » Un autre jour, il racontait à ce propos une piquante anecdote :
On se souvient encore et l'on raconte que, dans son zèle pour la christianisation au moins appa- rente et officielle de l'Université, Cousin avait, il y a
1 quelques années, rédigé — oui, rédigé de sa propre et belle plume — un catéchisme. Cet édifiant caté- chisme était achevé, imprimé déjà, et allait se lancer dans tous les rayons de la sphère universitaire,
1 quand on s'est aperçu tout d'un coup, avec ellVoi, qu'on n'y avait oublié que d'y parler d'une chose, d'une seule petite chose assez essentielle chez les
1 Chroniques parisiennes. [> . 1 50- 152.
221 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
catholiques : quoi donc ? du purgatoire. Il fallut vite tout arrêter, détruire toute l'édition ; les philosophes, en fait de théologie, ne pensent pas à tout *M
Le même observateur croyait parfois retrouver dans cette tactique quelqu'un de ces traits qui lui faisaient dire, un jour, de l'éloquent philosophe : « C'est un sublime farceur. >> Il écrivait, à la date du 24 mai 1843 :
Voir, dans les Débats d'aujourd'hui, l'allocution de Cousin à l'Académie des sciences morales, à propos du Spinoza de Saisset, et la phrase sur la divine providence, avec force inclinaison de tête. C'est cette religion officielle de l'éclectisme et du charlatanisme qui est un peu impatientante. Lcà où d'autres disent les saintes Écritures, Cousin dit les très saintes Écritures
C'est à propos de cet incident académique que Henri Heine s'écriait avec Figaro : « Qui trompe- t-on ici? » et il reprochait à M. Cousin, que ce- pendant il admirait fort, ce qu'il appelait son « hypocrisie » et son « jésuitisme 3 ». D'autres libres penseurs s'exprimaient plus brutalement, témoin Proudhon, qui écrivait le 9 mai 1842 :
4 Chroniques parisiennes, p. 119. *2Ô2rf.,p 53.
:i Lettre du 8 juillet 1813, adressée à la Gazette d'Augs- bourg. {Lutcce, p. 38G.)
ET LA DIVERSION TENTÉE CONTRE LES JÉSUITES 225
J'aurais voulu qu'au moins un des universitaires dénoncés, au lieu de crier à la calomnie, répondit hardiment : « Non je ne suis plus catholique, et vous, vous êtes stupides. » Mais ces messieurs ont préféré faire comme Voltaire, qui écrivait contre l'in- fâme, tout en faisant ses pâques. — C'est Cousin qui a fait la plus triste figure; quoi de plus ignoble que de l'entendre dire qu'il croit cà la Trinité, voire à l'Incarnation, et citer en preuve deux ou trois lam- beaux de phrases platoniques sur le logos, ce logos qui n'eut jamais le sens commun? Tout cela est in- digne '.
M. Cousin avait du malheur : à l'heure où il s'efforçait de faire prendre au sérieux ses protestations, celles-ci étaient contredites par la franchise imprudente de plusieurs de ses profes- seurs. Au moment où il tâchait de convaincre les autres et où il se persuadait peut-être lui-même de l'orthodoxie de sa doctrine, ses plus chers dis- ciples, soit dans leur enseignement, soit dans leurs écrits et jusque dans leurs réponses aux critiques catholiques, laissaient voir le scepticisme qui était au fond et surtout au ternie de cette doctrine ; ils trahissaient leur hostilité dédaigneuse à l'égard de cette Eglise si savamment caressée par le maître. Chaque jour les catholiques aux aguets pouvaient relever quelque fait de ce genre. À cette époque, la publication des fragments posthumes de M. Jouf-
1 Correspondance de Proudhon.
13.
2*26 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
froy ne donnait-elle pas un démenti plus retentis- sant encore à ceux qui soutenaient que la philoso- phie officielle était pour le moins inoffensive au point de vue religieux? La séparation douloureuse du christianisme y apparaissait et y était comme confessée en des pages mémorables et navrantes. Vainement l'éditeur, disciple de M. Cousin, M. Da- miron, avait-il, afin de se conformer à la tactique du maître, mutilé le texte, et en avait-il retiré les négations par trop vives, il n'avait pu en effacer assez pour que la rupture n'éclatât pas à tous les yeux; la maladresse même de cette mutilation, bientôt découverte et dénoncée avec fracas par des libres penseurs plus hardis, n'avait fait que mettre davantage en lumière ce qu'on avait cherché à dissimuler.
Il était dans l'Université une école qui, rebelle à l'éclectisme, ne se gênait pas pour dévoiler et railler ce qu'elle appelait les timidités hypocrites de la philosophie d'Etat. La Revue indépendante était fondée pour servir d'organe à cette école. Par une sorte de malice, elle reproduisait, en tête de son premier numéro, le fameux article que le plus illustre allié de M. Cousin, Jouffroy, avait publié, en 1825, dans le Globe, sous ce titre: Comment les dogmes finissent. M. Génin, ancien élève de l'École normale et professeur de faculté, polémiste durement passionné, des écrits duquel M. Sainte- Beuve disait alors : « C'est acre, violent et du pur dix-huitième siècle, » — raillait, dans cette revue,
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(( les hommages d'une sincérité suspecte » rendus par l'éclectisme à la religion, et « les efforts pour concilier, du moins en public, le catholicisme et la philosophie » . Tel était aussi le langage de M. Quinet, qui venait de quitter la faculté des lettres de Lyon pour le Collège de France. Avant même d'avoir pris l'attitude violente que nous au- rons plus tard à signaler, il protestait contre « les concessions trompeuses » de la philosophie ofli- cielle,et il ajoutait :
La philosophie s'est vantée d'être orthodoxe ; dé- guisant ses doctrines, elle a souvent affecté le lan- gage de l'Eglise ; après l'avoir bouleversée au siècle dernier, elle a prétendu, dans celui-ci, la réparer sans la changer. Dans cette confusion des rôles, que de pensées, que d'esprits ont été faussés ! et pour résultat quelle stérilité!.. Que devenait la philoso- phie sous son masque de chaque jour? Obligée de détourner le sens de chacune de ses pensées, se mé- nageant toujours une double issue, Tune vers le monde, l'autre vers l'Église, parlant à double en- tente, elle retournait à grands pas vers la scolas- tique... Il faut même à un certain point, féliciter l'É- glise de s'être lassée la première de la trêve menteuse que l'on avait achetée si chèrement de part et d'autre...
Puis, faisant allusion aux protestations d'ortho- doxie prodiguées par M. Cousin, au nom de l'Uni- versité, il ajoutait : « A-t-on bien songé cependant
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à quoi l'on s'engage quand on parle d'un enseigne- ment strictement catholique 1 ? »
A ces dissidents se joignait M. Libri. Ce réfugié italien, de vive et souple intelligence et de petite moralité, qui devait se faire plus tard un renom criminel par son trop de goût pour les livres de nos bibliothèques, était alors en grande faveur clans le monde universitaire. Sa fortune avait été singu- lièrement rapide : naturalisé Français, il était de- venu bientôt, et presque coup sur coup, membre de l'Institut, professeur à la faculté des sciences et au Collège de France, membre du Conseil aca- démique de Paris, officier de la Légion d'honneur. Il se jeta avec passion dans les polémiques de la liberté d'enseignement, et publia, en 1843 et 18M, sous ce titre : Lettres sur le clergé et la liberté' d'enseignement, le plus perfide et le plus haineux des pamphlets 2. Plus aucune trace des précau- tions de M. Cousin. « C'est un philosophe du dix- huitième siècle, écrivait alors M. Sainte-Beuve, qui pousse sa pointe à travers ce débat, et ne songe qu'à frapper son vieil ennemi. » La note était même un peu aiguë pour l'opinion régnante ; «c'est, disait- on, trop voltairien et trop dix-huitième siècle 3 ».
Plus, en effet la lutte s'animait, plus on voyait
1 Un mot sur la polémique religieuse. (Revue des Deux Mondes du 15 avril 1 842.)
- Quelques unes de ers Lettre.; parurent dans la Revue
des Deux Mond/js.
3 Chroniques parisiennes, p. 38 et 210.
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reparaître cet esprit du dix-huitième siècle que l'éclectisme s'était flatté d'avoir chassé et rem- placé. On évoquait ce nom de Voltaire auquel on revient fatalement dans toute lutte cle ce genre. A tort ou à raison, on prêtait à M. Thiers ce mot : « 11 est temps de mettre la main de Voltaire sur ces gens-là. » Il est vrai que cet homme d'Etat avait peine à reconnaître, autour de lui, les descen- dants du philosophe de Ferney : « S'il vient un nouveau Voltaire, disait-il avec finesse dans un des bureaux de la Chambre, je souhaite qu'il ait au- tant de bon sens que le premier. » Et un autre délicat, M. Sainte-Beuve, écrivait, à la vue de cette campagne : n C'est bien peu imiter Voltaire que de faire cela. Que ferait donc Voltaire de nos jours? Oh ! je ne sais quoi, mais tout autre chose. » Il n'était pas jusqu'à l'Académie française qu'on ne mêlât aussi, un peu par surprise, à cette mise en scène voltairienne. En juin 1842, sur la propo- sition de M. Dupaty, elle mettait au concours « l'é- loge n de Voltaire, dette résolution, combattue par M. Molé et M. de Salvandy, avait été appuyée par M. Mignet, et même par M. Cousin, oublieux, en cette circonstance, des prudences de sa tac- tique. L'émotion fût vive, et chacun y vit une ma- nifestation. Pour en atténuer le caractère, l'Aca- démie substitua après coup, dans le programme du concours, le mot de « discours » à celui « d'éloge. »
Le feu duc de Broglie le disait énergiquement au roi, dans une conversation deja citée : c'est le
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malheur de tous ceux qui engagent une lutte avec le clergé, d'avoir bientôt « contre eux toutes les bonnes âmes, et pour eux tous les vauriens ». L'Université en faisait alors l'épreuve; il suffisait de lire ce qui se publiait dans certaines brochures, et particulièrement ce qu'écrivaient dans les jour- naux les plus bruyants de ses défenseurs. Une telle polémique ne contribuait pas peu à déranger la tactique de ceux qui auraient voulu ne pas four- nir de prise trop apparente aux critiques du clergé. De tout temps, parmi les membres du corps ensei- gnant, parmi les anciens élèves de l'École nor- male, à côté de ces professeurs modestes, labo- rieux, consciencieux, tout entiers à leurs devoirs pédagogiques, il y a eu des esprits agités, ambi- tieux, incapables de s'en tenir aux devoirs de leur état ; ceux-ci se jettent d'ordinaire dans les che- mins de traverse du journalisme, y apportant, avec le talent qu'on leur a fait acquérir pour une autre œuvre, l'amertume inquiète de tous les déclassés, nous allions dire de tous les défroqués, le goût des révoltes intellectuelles et religieuses, la préten- tion de parler au nom du corps dans lequel ils n'ont pu rester et qu'ils compromettent au lieu de le servir. C'étaient eux qui alors, "dispersés dons les divers journaux, y défendaient la cause univer- sitaire ; ils le faisaient avec une âpreté et une vio- lence qui leur donnaient peu de droit à se plaindre de la vivacité regrettable de certains écrits catho- liques et à se voiler la face devant les exagérations
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du livre du Monopole. Ils répondaient aux plus graves réclamations des prélats, en dénonçant « l'é- meute épiscopale » et en parlant de « l'insolence de ces gens-là » ; mais surtout ils donnaient à la po- lémique universitaire un caractère de plus en plus antichrétien. Tel était le langage de tous les jour- naux de gauche ou de centre gauche, du National, où écrivait M. Génin, du Courrier français, qui déclarait que « le clergé était un ennemi devant lequel il ne fallait jamais poser les armes » , du Constitutionnel, rédigé encore à cette époque par les survivants du dix-huitième siècle; tel était aussi celui de la principale feuille conservatrice d'alors, de l'organe attitré du ministère, de la cour et du gouvernement : obéissant moins aux inspirations de ses patrons politiques qu'aux passions et aux ressentiments propres de plusieurs de ses rédac- teurs, universitaires personnellement atteints par les plaintes des catholiques, le Journal des Débats faisait campagne avec les feuilles contre lesquelles il défendait chaque jour la monarchie ; il refusait de voir que les passions qu'il servait ainsi étaient des passions révolutionnaires, menaçant autant le gouvernement que l'Église, et il se faisait remar- quer, entre tous les autres journaux, par la viva- cité de sa polémique antireligieuse, et notamment par une sorte de spécialité à reproduire le vieil accent voltairien1. « Voltaire, s'écriait-il, désor-
1 Le Journal des Débats disait par exemple, quelques
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mais c'est notre épée, c'est notre bouclier ! » Un des arnis politiques de cette feuille, nullement favo- rable aux réclamations du clergé, mais observateur de sang-froid, écrivait alors, dans des notes iné- dites, rédigées au jour le jour : « Le Journal des Débats se distingue par l'ardeur, la passion voltai- rienne, avec laquelle il attaque le clergé. C'est tout au plus s'il a la précaution de mêler à ses argu- ments et à ses épigrammes quelques protestations banales et vagues en faveur cle la religion. Il ramasse avec soin tout ce qui lui paraît propre à discréditer, à ridiculiser le catholicisme. » Aussi M. de Tocqueville, après avoir constaté que tous les journaux étaient « dans un paroxysme de vraie fureur » contre le clergé et contre la religion elle- même, ajoutait que, sur ce point, « les journaux du gouvernement étaient peut-être pires que ceux de l'opposition 1 » . Seul, de toute la presse, le Journal des Débats obtint plus tard cet honneur particu- lier, qu'un évêque crut devoir ordonner des prières,
années plus tard, en réponse à ceux qui se plaignaient des entraves apportées à la propagande chrétienne en Algérie : « C'est à tort qu'on nous lait une mauvaise ré- putation : on dit que nous ne croyons à rien; le fait est que nous croyons à tout. Nous protégeons également l'Evangile et le Coran ; nous bâtissons à la fois des églises et des mosquées, et notre drapeau flotte impartialement sur la croix, et le croissant. Il n'y a donc pas de danger que les musulmans nous soupçonnent de n'avoir pas de religion : car nous les avons toutes, en y comprenant la leur. »
1 Lettre du 0 décembre 1843.
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en réparation des impiétés d'un de ses articles. Ce qui paraissait sacrilège aux rédacteurs de cette feuille, c'était la moindre attaque contre l'Univer- sité, dont l'un d'eux, M. Cuvillier-Fleury, décla- rait la cause « sainte » ; ces attaques causaient même à cet écrivain une telle émotion, qu'il en venait, dans un style qui, cette fois, n'avait rien de Voltaire, à les qualifier d'œuvres « de quelques plumes honteuses, trempées dans le fiel d'une réac- tion avortée 1 » .
Nous voilà bien au delà des limites prudentes où M. Cousin aurait voulu d'abord renfermer la justi- fication de l'Université. Aussi l'un de ses disciples les plus autorisés, M. Saisset, finissait-il par pous- ser un cri d'alarme sur ce qu'il appelait la Renais- sance du voltairianisme 2. Il prenait sans doute beaucoup de précautions oratoires, déclarait « ab- soudre pleinement le voltairianisme dans le passé et ne senlir pour lui qu'une juste reconnaissance » ; il proclamait a n'admettre », pour son compte, « aucune vérité surnaturelle » et ne reconnaître « d'autre source de vérité, parmi les hommes, que la raison » ; mais il s'effrayait de voir que des alliés, plus logiques et plus impatients — on dirait aujour- d'hui moins « opportunistes » — concluaient à la destruction immédiate des institutions religieuses,
1 Discours prononcé par M. Cuvillier-Fleury à uuc réunion des anciens élèves de Louis-le-Grand, présidée par M. Villemaio (22 décembre 1844).
3 Revue des Deux Mondes du Ier février 1845.
234 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
et il confessait, d'une façon assez naïve, la terreur ressentie par la philosophie officielle, à la vue des responsabilités qui, dans ce cas, pèseraient sur elle :
Il y a, dans le monde, deux puissances spirituelles, la religion chrétienne et la philosophie. La philoso- phie est-elle capable, à l'époque où nous sommes, d'exercer à elle seule le ministère spirituel ? Voilà la véritable question... Il ne s'agit pas ici d'avoir plus ou moins de courage, mais d'avoir plus ou moins dé bon sens... Voilà les philosophes chargés de parler aux hommes de Dieu et de la vie future... L'homme du peuple, courbé sur le sillon, s'arrête, pour songer à Dieu, pour se relever dans cette pensée. Il sent peser sur lui le fardeau de la responsabilité morale, et le mystère de la destinée humaine. Qui lui parlera de Dieu? Seront-ce les philosophes? Les philosophes font des livres. Qu'importe au peuple, qui ne les peut lire, et qui, s'il les lisait, ne les comprendrait pas?.... D'ailleurs, tout besoin universel de la nature hu- maine demande un développement régulier. Si ce besoin est laissé à lui-même, il se déprave, il s'égare. Supposez le peuple le plus éclairé de l'Europe mo- derne, privé d'institutions religieuses : voilà la porte ouverte à toutes les folies. Les sectes vont naître par milliers. Les rues vont se remplir de prophètes et de messies. Chaque père de famille sera pontife d'une religion différente. Si donc la philosophie veut exer- cer le ministère spirituel, il faut qu'elle lutte contre cette anarchie de croyances individuelles, qu'elle donne aux hommes un symbole de foi, un caté- chisme... Or ce catéchisme si nécessaire, qui le coin-
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posera? Un concile de philosophes ? Qui déléguera leurs pouvoirs à ces nouveaux docteurs? On peut se passer à la rigueur d'une église ou d'un pape ; mais encore faut-il un évangile. Quel homme osera dire : Voilà l'évangile de l'humanité? Et, s'il en est un assez orgueilleux pour le dire, en trouvera-t-il un autre qui veuille le croire ? S'il est donc une chose palpable, évidente à tout homme de bon sens, c'est que la philosophie est incapable de se charger à elle seule du ministère spirituel dans les sociétés mo- dernes.
Les indépendants avaient beau jeu contre M. Sais- set. Après l'avoir traité de « jeune homme », de (( jésuite », et l'avoir déclaré digne d'écrire dans Y Univers, M. Génin montrait comment, au fond et de son propre aveu, le défenseur de l'éclectisme n'était pas plus chrétien que ceux qu'il blâmait; comment il voyait, ainsi qu'eux, dans le christia- nisme, une religion fausse ; comment enfin sa thèse aboutissait à a écraser la vérité dangereuse, pour prêter la main à une imposture utile ». Puis, s'a- musant des timidités contradictoires de M. Cousin, il ajoutait avec malice : « Franchement, j'avais cru l'article de M. Saisset inspiré, suggéré peut-être, par M. Cousin. Tout le monde s'y est trompé. Mais M Cousin dément ce bruit en tërtnès formels et qui ne permettent pas le doute. » Une telle polé- mique n'était pas faite pour déplaire aux catholi- ques : ceux-ci y trouvaient la confirmation de ce qu'ils avaient toujours dit sur la négation reli-
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gieuse qui faisait le fond de la philosophie officielle. Et n'étaient-ils pas fondés à demander de quel droit cette philosophie, si épouvantée à la pensée de recueillir la succession de la religion détruite, prétendait, après un tel aveu d'impuissance, former seule les jeunes intelligences, et refuser aux minis- tres de cette religion la liberté de prendre part à l'enseignement? Ainsi, entre leurs adversaires de droite et leurs alliés de gauche, la situation des doctrinaires de l'Université était de moins en moins tenable.
II
Les partisans du monopole avaient eu peine à se défendre contre l'évêque de Chartres et contre les écrivains qui, à sa suite, avaient dénoncé l'en- seignement philosophique et religieux de l'Univer- sité; étaient-ils plus heureux contre ceux qui, comme M. de AJontalembert et Mgr Parisis, por- taient ailleurs la controverse, et réclamaient, au nom de la Charte, de la justice, du bon sens, la liberté pour tous? Découvrait-on quelque bon argu- ment pour justifier l'obligation, imposée à tous les enfants, de subir un enseignement que leurs pa- rents, à tort ou à raison, trouvaient mauvais et dan- gereux? La thèse était au moins ingrate. Cepen- dant un magistrat de quelque renom, héritier des légistes du bas-empire et futur théoricien du césa- risme moderne, M. Troplong, lisait, en 18/13 et 1844, à l'Académie des sciences morales, un mé-
ET LA DIVERSION TESTÉE CONTRE LES JÉSUITES "237
moire sur le pouvoir de F État dans renseignement, d'après l'ancien droit public français. Sans pren- dre explicitement parti dans la controverse con- temporaine, il soutenait qu'autrefois, en France, l'éducation était un « droit régalien », une sorte de « propriété de l'État », et que la liberté d'ensei- gnement était une idée toute récente. Aussitôt les « libéraux)) de la presse, ne se rappelant plus que, jusqu'alors, la marque de l'ancien régime n'était pas une recommandation à leurs yeux, applaudis- saient à cette thèse, opposaient à la liberté moderne le vieux droit évoqué et du reste souvent mal com- pris par M. ïroplong. ('/était merveille de voir l'ai- sance avec laquelle presque tous les écrivains de gauche oubliaient que la liberté d'enseignement avait été un des articles de leur programme, que leurs maîtres du Censeur et du Globe l'avaient proclamée sous la Restauration, que leurs amis l'avaient insérée dans la Charte de 1830 et s'étaient montrés les plus vifs à critiquer l'Université dans la discussion de 18*37. Le Natiônal, en 1S42, était encore un adversaire du monopole; il déclarait alors « l'éducation >j de l'Etat « impie, immorale, incohérente » ; c'était, à ses yeux, une « école d'é- goïsme et de corruption prématurée », et « l'Uni- versité » n'était qu'une « caisse » ; mais bientôt, par haine du clergé et sous l'impulsion de son col- laborateur, M. Génin, il devenait l'un des défen- seurs les plus passionnés de ce monopole, et criait
aux congrégations religieuses « On ne vous doit
r
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que l'expulsion! » Le Temps, dès 1841, deman- dait qu'on « déclarât, par une loi, l'incompatibilité des fonctions de prêtre avec celles de professeur» . Le Courrier français, en février 1842, disait de ceux qu'il appelait « les prêtres intolérants » : « Qu'ils prennent garde d'éveiller chez nous cette autre espèce d'intolérance que les disciples du dix- huitième siècle montrèrent en 1793. » Les feuilles ministérielles n'avaient pas plus de scrupule, et c'était le Journal des Débats qui, pour se débar- rasser de la promesse de la Charte, répondait allè- grement que les catholiques n'avaient pas qualité pour invoquer cette Charte, faite « non pour eux et par eux, mais contre eux ». On ne trouvait guère quelque pudeur libérale que clans le Commerce, organe du petit groupe Tocqueville, dans la Presse de M. de Girardin, et, par intermittence, dans la Réforme, feuille radicale. Aussi, avec quel accent de mépris douloureux M. de Montalembert stigma- tisait, à la tribune, cette palinodie, dont alors on avait encore la naïveté d'être surpris :
Un fait infiniment douloureux, c'est l'accueil qui a été fait à cette grande évolution de l'esprit catho- lique, par les hommes qui, parmi nous, ontlongtemps usurpé le monopole du libéralisme. Je ne sache rien, pour ma part, de plus propre à donner une idée mi- sérable des préventions et des passions de notre temps... 11 faut le dire avec tristesse : dès que ces prétendus libéraux ont vu que la liberté pouvait et devait profiter au catholicisme, ils l'ont reniée, et ils
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ont évoqué contre nous toutes les traditions et ton les les ressources de la tyrannie 1 . — ... Chose étrange ! Chaque fois qu'il arrive au moindre citoyen d'élever une plainte contre ce qui le gêne ou l'opprime, aus- sitôt il rencontre de nombreuses sympathies... Mais chaque fois qu'un évéque, qu'un prêtre, qu'un catho- lique élève la voix et proteste au nom de son opinion, de sa conscience, aussitôt une meute acharnée de journalistes... se déchaîne contre lui, on cherche à présenter soit comme un forfait, soit comme une grave inconvenance, chez lui, ce qui est le droit na- turel et habituel des autres citoyens -\
Devant ces reproches accablants, on n'avait qu'à baisser la tête, et la défensive, sur ce point, ne paraissait aux champions de l'Université ni plus agréable, ni moins gênante que sur la question philosophique. Ne devaient-ils pas, dès lors, cher- cher à prendre l'offensive à leur tour, en choisissant quelque sujet d'attaque où la passion put facile- ment l'emporter sur la raison? Telle est l'explication des diversions où les défenseurs du monopole firent bientôt en sorte de porter tout l'effort de la lutte.
On essaya d'abord de ressusciter le vieux fan- tôme du « parti prêtre » dont il avait été fait si grand usage sous la Restauration. On se mit à dé- noncer le clergé comme travaillant à s'emparer du monopole et à établir sa domination politique. Mais, au lendemain de 1830, avec « un gouverne-
1 Discours du 13 janvier 1845. • a Discours du 16 avril 18-44.
240 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
ment qu'on ne confessait pas » *, il était malaisé d'éveiller, sur ce point, de bien sérieuses alarmes : d'ailleurs, à ces accusations, tous les défenseurs de l'Église, depuis les évêques jusqu'aux journa- listes, opposaient le plus énergique démenti, dé- clarant, avec une unanimité embarrassante pour leurs adversaires, ne vouloir que la liberté et la liberté pour tous. On eut recours à une insinua- tion plus précise : la campagne de la liberté d'en- seignement, disait-on, cachait une manœuvre car- liste; et le Journal des Débats, en 1843, découvrait une relation entre la publication de tel manifeste de M. de Montalembert et une visite faite par les royalistes à M. le duc de Bordeaux. Mais le pair catholique répondait victorieusement, en rappelant et en renouvelant les adhésions qu'il avait tant de fois données à la monarchie de Juillet. Les jour- naux se rabattaient alors sur les petits scandales, les faits divers médisants ou calomnieux ; ils ra- contaient ou inventaient, contre le clergé, des historiettes de captation de succession ou d'atten- tats aux mœurs, servant ainsi la niaiserie haineuse d'une partie du public : genre misérable de polé- mique, fort usité sous la Restauration, et dont avaient été chargés, au Constitutionnel de 1826, « les rédacteurs des articles bêtes » 2 ; mais il parais- sait avoir été complètement délaissé depuis 1830.
1 Expression de M. Dupin.
- \ oir le Parti libéral pendant la Restauration, p. 323.
ET LA DIVERSION TENTÉE CONTRE LES JÉSUITES 241
Bientôt on crut avoir découvert quelque chose de plus nouveau. Dans tous les séminaires, quand les jeunes clercs sont sur le point de recevoir le sacerdoce, pour les mettre à même d'exercer le ministère de la confession, on leur fait étudier une certaine partie de la théologie morale, celle qui traite des cas de conscience les plus délicats. Là, comme dans les thèses de droit criminel, il faut, pour définir les degrés de culpabilité et la gravité des peines, recourir à des distinctions que l'igno- rant superficiel peut être tenté de regarder comme subtiles. Là, surtout quand il s'agit des péchés contre le sixième et le neuvième commandement, on est réduit à approfondir les plaies les plus hon- teuses de l'âme, comme il est fait, dans les livres de médecine, pour celles du corps : répugnante, mais nécessaire dissection, qui n'est pas plus im- morale dans un cas que dans l'autre. Les règles de cette science, s'appliquant non à des faits créés par une imagination pervertie, mais à ceux que fournit l'expérience des confesseurs, sont réunies dans des ouvrages spéciaux, écrits en latin, pour les mieux soustraire aux mauvaises curiosités l. L'un de ces ouvrages tomba, en 18/13, sous les yeux d'un protestant de Strasbourg qui y vit pré-
1 Ce cours spécial est confié à l'un des directeurs les plus expérimentés et les plus âgés. Comme il a clé dit, n'y assistent que ceux qui doivent recevoir la prêtrise dans l'année. De là le nom de Diacoiutles qui a été donné à ces pénibles, mais nécessaires leçons.
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242 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
texte à un petit pamphlet qu'il publia sous ce titre : Découvertes d'un bibliophile. Il accusait les professeurs des séminaires d'excuser le vol, le par- jure, l'adultère et jusqu'aux débauches contre na- ture, de pervertir la conscience et de corrompre l'imagination de leurs élèves, et il affectait l'effroi d'une pudeur indignée, à la vue des ignominies où se complaisait l'enseignement ecclésiastique. Il s'appuyait sur des citations audacieusement tron- quées et dénaturées, ou sur des contresens comme on en commet toujours, quand on veut traiter au pied levé d'une science quelconque, dont on ignore l'ensemble, les principes, la méthode et môme la langue.
Une telle accusation pouvait-elle un moment se soutenir? N'avait-on pas aussitôt victorieusement rétabli le texte ou le sens des citations fausses ou mal comprises? La conclusion nécessaire eût été que de tout temps le clergé avait été élevé dans des principes d'immoralité honteuse ; ne suffisait-elle pas à manifester l'odieuse absurdité de ce grief? Mais peu importait aux polémistes peu scrupuleux qui saisissaient cette occasion de représailles flat- teuses à leur ressentiment, et qui n'étaient pas fâchés de faire ainsi diversion à des controverses devenues embarrassantes. « Je ne sais, écrivait alors M. Libri, de quelle source il est parti, mais certes ce trait a été lancé par une main habile, et il a eu pour résultat de forcer les pieux assaillants à défendre leur propre morale. » Aussi quel tapage
ET LA DIVERSION TENTÉE CONTRE LES JÉSUITES 243
dans toute la presse, contre ces « catéchismes d'im- pureté », où l'on s'indignait de voir les « questions traitées avec un calme, avec une sérénité de con- science qui étonneraient chez un libertin des plus dépravés ». M. Génin et M. Libri donnaient le ton, et, derrière eux, il n'était pas si mince plumitif qui ne se crût un Pascal, en pourfendant à son tour les casuistes et la casuistique. N'était-ce pas une bonne aubaine, pour tel journal, de pouvoir à la fois servir les haines et amuser la curiosité malsaine de son public, en étalant sous ses yeux les détails les plus secrets de la médecine des âmes, quitte à feindre de grands airs effarouchés, comme si l'im- moralité n'était pas tout entière du fait du journal lui-même '? Et l'on s'étonnait que le gouverne- ment ne fît pas « flétrir » par les tribunaux ces ignominies de l'éducation cléricale. Il est piquant 1 de voir quels étaient ces moralistes scandalisés du I relâchement et de la corruption théologiques. L'é- crivain le plus âpre à dénoncer, chez les casuistes, ces distinctions où il prétendait trouver l'excuse de i tous les crimes, et en particulier du vol, était
1 L'évèque de Chartres écrivait à ce propos en 1843 :
I « Vous vous êtes montré semblable à celui qui, après
II s'être glissé dans un amphithéâtre d'anatomie, où un professeur vertueux offre à ses élèves le spectacle inno-
I cent et nécessaire des objets les plus propres par eux-
II jmêmes à blesser la pudeur, irait, aidé de quelques-uns lide ses compagnons d'impiété et de libertinage, s'emparer lide tout cet appareil et le transporter effrontément sur la I place publique. »
244 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
M. Libri : peut-être avait-il déjà commencé, dans nos bibliothèques, les soustractions qui devaient lui attirer, peu après, une condamnation infamante. Nul ne s'était autant complu à cette campagne que le Journal des Débats, nul n'avait dénoncé, d'une langue plus énergique et d'une conscience plus émue, les « honteux écarts de l'enseignement ecclé- siastique », la « boue de la casuistique », la « sale et honteuse morale des traités de théologie », les « citations impures qui font frémir la morale 1 ». Or que publiait alors ce journal, non plus dans un latin barbare, scientifique et à l'usage exclusif de quelques initiés, mais en français, sollicitant, par toutes sortes d'appâts, les curiosités inavouables, spéculant sur elles dans un intérêt industriel, et se servant du crédit de son pavillon pour faire pénétrer la marchandise corruptrice dans les mai- sons respectables et jusque sur la table des femmes du monde? Il publiait les Mystères de Paris, l'un des plus grands scandales de cette littérature du roman-feuilleton, qu'un rédacteur du Journal des Débats ne craindra pas, après 1848, à la vue des résultats produits, de qualifier de « satanique2 ».
1 Une autre fouille ministérielle, le Globe, blâmait sévè- rement, en mai 1843, « les inexcusables diatribes » du Journal des Débats, et déclarait « qu'il n'y avait rien de plus triste et de plus inqualifiable » que sa polémique sur les cas de conscience.
- M. Saint-Marc Girardin, Littérature dramatique, t. I, 1». 373.
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La coïncidence était d'une précision plus acca- blante encore, contre ces pharisiens d'un nouveau genre: en eflet, à la fin de mai 1843, au moment où il s'indignait le plus contre les hypothèses des cas de conscience, qui, disait-il, excitaient et salis- saient l'imagination des jeunes clercs, le Journal des Débats en était arrivé au passage le plus sen- suellement obscène du roman d'Eugène Sue, à cet épisode de la Cécily, que M. Sainte-Beuve appelait alors des chapitres h d'appât et d'ordure », des « scènes priapiques », et dont il écrivait, dès le 3 juin : a Les deux feuilletons des Débats sur Cécily ont révolté unanimement la morale pu- blique !. »
Au premier abord, il semblait que ni cette in- dignité des accusateurs, ni l'absurdité de l'ac- cusation, ni les réfutations nombreuses et pé- remptoires qui en avaient été faites, ne pussent décourager une manœuvre chaque jour plus inju- rieuse et plus bruyante. Au bout de quelques mois, cependant, le bon sens et le dégoût général en
4 M. Sainte-Beuve, qui n'était pas un juge d'une aus- térité ridicule, ne trouvait pas de termes assez énergiques pour flétrir le roman accepté, publié, répandu et, eù quelque sorte, patronné par le Journal des Débats: c'é- tait, disait-il, une œuvre « impure », où il découvrait « un fond de Sade » dont « L'attrait principal était une odeur de crapule », et il détournait les yeux avec dégoût de ce qui lui paraissait « une. plaie ignoble et livide ». [Chroniques parisiennes, p. G3 et 10'J. Portraits contempo- rain*, t. m, p. 1 15-116, 128-429J
LV
246 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
avaient fait justice. Nul n'osait la continuer. Il n'en restait que le souvenir du plus honteux épi- sode des luttes de cette époque. Et c'est là qu'après trente-six ans les adversaires actuels de la liberté d'enseignement ont été chercher leur modèle ! C'est dans les factums de M. Libri et de M. Génin qu'ils ont ramassé des calomnies usées, démenties, jugées, abandonnées! Seulement, au- jourd'hui, ce ne sont plus quelques pamphlétaires qui accomplissent cette vilaine besogne : elle est faite, à la tribune nationale, par un homme qui parle au nom de la majorité, qui est l'ami, bien plus, le protecteur du cabinet; le ministre l'ap- plaudit et le seconde. Le 25 janvier 18M, un per- sonnage assez isolé et quelque peu ridicule dans son rôle d'adversaire du clergé, M. Isambert, ayant osé porter à la Chambre l'écho des calomnies odieuses répandues par la presse contre l'ensei- gnement ecclésiastique, le ministre des cultes, M. Martin (du Nord), avait aussitôt pris la parole, et cet orateur, d'ordinaire si calme dans son uni- verselle amabilité, avait fait entendre cette pro- testation, dont l'accent inaccoutumé révélait la vivacité de son émotion et de son indignation :
Il n'est pas possible de traduire ainsi, devant la Chambre, des hommes qui font lous les jours preuve d'abnégation et de désintéressement, qui sont voués aux sacrifices, à la pratique constante des devoirs les plus sacrés; il n'est pas permis, dis-je, de venir prétendre que l'éducation qu'ils donnent est une
ET LA DIVERSION TENTÉE CONTRE LES JÉSUITES 247
éducation pervertie, et que les doctrines qu'ils pro- fessent sont des doctrines infâmes. Messieurs, s'il en était ainsi, vous n'auriez rien autre chose à faire : il faudrait immédiatement fermer les petits sémi- naires, déclarer la guerre au clergé. Grâce à Dieu, il n'en est pas ainsi; les ministres de la religion sont dignes de leur sainte tâche, et tant que la confiance du roi me conservera la noble mission qui m'a été donnée, je viendrai les défendre à cette tribune, avec la conviction d'un honnête homme, d'un homme qui veut franchement que le clergé se renferme dans les devoirs qui lui sont imposés, mais qui veut aussi que justice lui soit rendue. Je désirais parler avec calme, et je demande pardon à la Chambre d'avoir cédé à quelque émotion.
Et voilà comme les politiciens, aujourd'hui au pouvoir, sont autorisés à se dire les continuateurs des hommes d'Etat de la monarchie de Juillet !
III
La diversion des cas de conscience avait été un moment fort vive, mais il avait fallu promptement y renoncer. On en avait imaginé une autre qui, pour n'être pas neuve, devait être plus durable. Presque dès le début, on avait jeté dans la lutte le nom des jésuites. Pourquoi? Ceux-ci s'étaient- ils mis en avant, dans les premières controverses de la liberté d'enseignement? Non. Pouvait-on redouter de leur part une domination politique,
248 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
analogue à celle qu'on leur imputait sous Char- les X, aux beaux jours de la « congrégation » ? Pas davantage. Si, depuis 1830, ils avaient suivi et développé leurs œuvres de confession et de prédication, c'était sans bruit, sans même prendre officiellement leur nom. Ils n'enseignaient plus en France, depuis 1828, et leurs collèges de Bru- gelette, de Fribourg et du Passage étaient hors frontières. Nul surtout ne pouvait leur reprocher de s'être mêlés aux partis politiques. Le P. Guidée, alors provincial à Paris, écrivait, en 1838, dans une note destinée au roi, où il exposait ce qu'a- vaient fait les jésuites :
... Leur est-il échappé une seule parole adressée aux passions politiques? Étrangers, par inclination autant que par devoir, à tous les partis hostiles à la tranquillité publique, ils ont pour principe de se con- former aux institutions qui régissent les pays où ils vivent, et de se soumettre, avec sincérité et respect, au roi qui nous gouverne, parce que, à leurs yeux comme aux yeux de la religion, il est le représentant de la Majesté divine. Plus d'une fois, depuis 1830, la modération de leur langage et la justice qu'ils ren- daient hautement aux intentions bienveillantes et aux actes émanés du pouvoir en faveur de la reli- gion, ont étonné des esprits exaltés ou prévenus, et les ont ramenés à des sentiments de paix et d'union... Ils ne réclament que l'application du droit commun, et ils sont fondés à l'invoquer avec confiance 1 .
1 Via du P. Guidée, par le P. Grandidier.
ET LA DIVERSION TENTÉE CONTRE LES JÉSUITES 249
Est-ce cette conduite qui les fera bientôt accuser fort amèrement par la Gazette de France d'avoir plaidé à Rome la cause de la monarchie de Juillet et de lui avoir rallié une partie du clergé1?
Nous ne prétendons pas sans doute que les jé- suites fussent tous devenus grands admirateurs du régime parlementaire et partisans des théories modernes. Nul n'avait le droit de l'exiger. Mais, en tout cas, les idées d'ancien régime n'avaient plus alors chez eux le même crédit que chez cer- tains vieux jésuites, revenus d'exil en 1814 : changement qu'il est intéressant de voir noté par an membre même de la Compagnie : Le P. Daniel écrivait, il y a quelques années, à M. Guizot :
Peut-être, monsieur, dans votre jeunesse, aux jours de la Restauration, auriez-vous, par hasard, rencontré, sur votre route, quelques jésuites voués, comme tous les membres du vieux clergé, comme tous les catholiques de ce temps, a la défense du trône et de l'autel, deux causes, ou, si vous aimez mieux, deux cultes qui paraissaient alors insépara- bles. Vétérans des combats de la foi, cruellement maltraités par la Révolution, proscrits, emprison- nés, émigrés, quelques-uns, que voulez-vous? n'a- vaient pas pris goût au régime nouveau. Entrés tard dans notre ordre, ils y apportaient toutes les vertus du prêtre, mais aussi des idées toutes faites, et ces idées, ils les avaient puisées aux divers courants théologiques de leur temps, non à nos grandes et
1 Gazette de France, du 'V.) décembre 18 ii.
250 CHAPITRE IV. LES DEFENSEURS DU MONOPOLE
larges sources doctrinales. Que vous ayez cru, mon- sieur, remarquer chez plusieurs d'entre eux quelque chose de rétrograde, je suis loin de m'en étonner; mais il ne faudrait pas attacher à ce fait trop d'im- portance. Depuis, soit dit sans la moindre méta- phore, les révolutions nous ont fait voir du pays. Ils sont bien rares, dans la génération suivante, ceux d'entre nous qui n'ont pas visité au moins deux ou trois contrées de l'ancien ou du nouveau monde, et subi le contact d'autant de nationalités, d'autant de régimes politiques différents. Avec cela, monsieur, on ne s'inféode guère à une caste, à une coterie, et les préjugés de naissance ou d'éducation dont on pouvait être atteint ne jettent pas dans les esprits de profondes racines 1 .
Depuis 1830, aucun ministre n'avait élevé la moindre plainte sur la conduite des jésuites. Plu- sieurs même, entre autres M. Thiers et M. Ville- main qui devaient plus tard les combattre, leur avaient donné des témoignages particuliers de bienveillante tolérance, le premier, en 1833, lorsque l'appel de deux Pères auprès du jeune duc de Bordeaux avait causé quelque émotion, le se- cond, vers 1837, à propos de l'ouverture, rue du Regard, d'une sorte d'école de hautes études ec- clésiastiques. Si les préjugés n'avaient pas encore complètement disparu dans les parties basses de
* La liberté de l'enseignement, les jésuites et la cour de Rome en 1845, lettre à M. Guizot, sur un chapitre de ses Mémoires, par le P. Ch. Daniel. (1866.)
ET LA DIVERSION TENTÉE CONTRE LES JÉSUITES 251
l'opinion, ils avaient du moins singulièrement perdu de leur vivacité. En 1838 et 1839, M. Isam- bert et quelques personnages de même esprit s'étaient alarmés des progrès des jésuites et avaient tenté de réveiller les anciennes passions. Nous avons déjà vu comment ils avaient échoué, comment M. Saint-Marc Girardin, à la tribune, et le Journal des Débats, dans la presse, avaient raillé dédaigneusement ceux qui avaient « peur des jésuites1 », D'ailleurs, parmi les esprits éclai- rés, on en venait, ce semble, à se demander compte des préventions historiques et doctrinales que jusqu'alors on avait reçues, sans guère les contrôler, des jansénistes et des parlementaires d'ancien régime. Ainsi commençait à se former sur cette question, naguère si brûlante et si obscurcie par la passion, le jugement plus froid, plus libre et plus équitable qui tend aujourd'hui à prévaloir chez les honnêtes gens. N'était-ce pas un symptôme de cette évolution, que de voir M. Doudan, qui était le contraire d'un dévot, écrire à M. d'Haus- sonville, le 10 avril 1840:
Je lis Port- Royal par Sainte-Beuve. J'entends matines et laudes, mais je ne suis pas non plus de ces gens de Port-Royal. J'ai quehmefois la pensée que les jésuites ont été calomniés; que ce terrible
1 Voir les paroles de M. Saint-Mare Girardin et l'ar- ticle du Journal des Débat*, chap. II, £ 3.
252 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
christianisme d'Arnauld n'a ni la grandeur, ni la lumière, ni le vaste horizon du vrai christianisme; que plusieurs de ces pauvres diables de jésuites ont voulu donner un peu d'air et de jour à ces tristes cellules où l'on tentait, à Port-Royal, d'enfermer la pensée. Je voudrais faire une suite de biographies des grands jésuites, sages, à l'esprit ouvert et bien- veillant. Je suis sûr qu'en cherchant bien je trouve- rais de grands jésuites. Les épiciers de Paris croient que les jésuites enseignent les sept péchés capitaux. Je voudrais que le plus honnête des honnêtes gens qui croient cela ressemblât à un jésuite moyen. Nous gagnerions beaucoup en douceur, en patience, en modération dans les désirs, en pardon des injures et même en vérité dans les discours... Après cela je ne tiens pas aux jésuites.
Or c'est à ce moment que, tout d'un coup, on se remet, dans la presse dite « libérale », à crier : Au jésuite ! comme sous M. de Villèle. Le Journal des Débats est le plus ardent de tous à agiter le fantôme dont il se moquait naguère avec tant de verve. Le pamphlet principal de M. Génin a pour titre : les Jésuites et f Université, et, dans ses Let- tres, M. Libri se pose cette question : Y a-t-il en- core des jésuites ? N'emploiera-t-on pas même bientôt, dans cette bataille l'arme nouvelle du ro- man-feuilleton, et ne verrons-nous pas, à la fin de 18/iZi, M. Sue entrer en lice, avec son Juif-Errant [?
1 Le Juif-Errant a commencé clans le Constitutionnel le 25 juin 1844.
ET LA DIVERSION TENTÉE CONTRE LES JÉSEITES ^-V]
II n'est pas jusqu'aux écoliers que des défenseurs compromettants de l'Université n'aient l'incon- venance de mêler à ces querelles; dans plusieurs collèges de Paris, en 18/12, on donne pour sujet de discours français Arnauld demandant, au nom de l'Université, devant le Parlement, l'expulsion des jésuites, accablant ces derniers des accu- sations les plus violentes et les plus injurieuses, et faisant, par contre, un éloge enthousiaste de l'U- niversité'. Que s'est-il passé? La Compagnie de Jésus a-t-elle fourni aucun grief? Non, mais il a fallu se défendre contre les partisans de la liberté d'enseignement. Et vraiment, à voir le tour que prend le débat, il semble que le sujet n'en soit plus l'Université, mais l'ordre des jésuites; ce qui faisait dire spirituellement à M. Rossi qui n'était pas de leurs amis : « Je ne sais si l'humilité chrétienne I est parmi les vertus de cette congrégation, mais i elle aura quelque peine à ne pas céder aux séduc- \ tions de l'orgueil, tellement est grande la place 1 qu'elle a occupée dans nos débats. » La polémique fi n'est pas du reste plus sérieuse que sous la Res- • tauration : c'est la même façon de transformer les actes les plus simples de dévotion ou de charité en noirs complots, les humbles demeures des re- ligieux en redoutables et mystérieuses forteresses. L'Archiconfrérie de Notre-Dame des Victoires,
■ Le texte même de ce sujet de discours, tel <[u'il avait été donné aux élèves, se trouve dans Y Amitié lu Religion du 28 avril 1842.
254 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
fondée par M. Desgenettes, en dehors des jésuites, est présentée comme une terrible société secrète, dont les 50 000 affiliés sont les agents de la puis- sante Compagnie, a Rien ne se fait, dit gravement M. Libri, sans que les jésuites y prennent part », et il les montre ayant pied dans toutes les classes de la société, particulièrement dans « le boudoir des jolies femmes », les faisant quêter et détour- nant le produit de ces quêtes, pour former « les fonds secrets de la congrégation ». Guerres, révo- lutions, tout ce qui s'accomplit dans le monde est l'œuvre des jésuites. Ils ont du reste, dans leur maison mère, à Rome, « un immense livre de police qui embrasse le monde* entier », et où est admirablement racontée la biographie de tous les hommes auxquels ils ont eu affaire. « Un de mes amis a vu le livre », affirme M. Libri. Registre fan- tastique, car on s'est amusé à calculer que, dans les conditions où le décrit M. Libri, il doit avoir 128 millions de pages. Ce sont ces sottises qui i finissent par impatienter Henri Heine lui-même: il raille ceux qui attribuent tout aux intrigues des jésuites et s'imaginent sérieusement qu'il réside à Rome un général de la Compagnie qui, par ses sbires déguisés, dirige la réaction dans le monde entier* « Ce sont, ajoute-t-il, des contes pour de grands marmots, de vains épouvantails, une superstition moderne'. » Mais M. Libri n'en est pas moins tout
* Heine ajoutait quo le véritable esprit jésuite, dans
ET LA DIVERSION IWlAl CONTRE LES JESUITE? 255
entier à l'épouvante irritée que lui cause l'envahis- sement croissant de cette congrégation. Sa perspi- cacité ne laisse échapper aucun signe de cet envahissement; quelques églises commençaient alors à être chauffées : n'est-ce pas la preuve, demande le savant professeur, que la morale re- lâchée des jésuites gagne et domine tout le clergé?
On a le regret de constater que le signal de cette triste et souvent bien sotte campagne était parti d'assez haut. N'avait-il pas été donné par le grand maître de l'Université, M. Villemain, qui, le 30 juin 184*2, en pleine Académie, h propos d'un con- cours sur Pascal, avait semblé inviter à reprendre les vieilles polémiques « contre cette Société re- muante et impérieuse que l'esprit de gouverne- ment et l'esprit de liberté repoussent également »? Il est vrai que la « jésuitophobie > avait, dans cet esprit si brillant et ce cerveau si faible, le caractère d'une manie maladive: et, quand bientôt M. Vil- demain perdra momentanément la raison, l'obses- sion du jésuite sera l'une des formes de sa folie. Avant même cette crise violente, il était, sur ce 'sujet, victime de véritables hallucinations. Il croyait
e mauvais sons du mot, se retrouverait plutôt chez wtains champions de l'Université, notamment chez Vl. Villemain et M. Cousin. Du reste, comme naguère Doudan, il en venait à se demander si même histori- fuement il n'y avait pas lieu de reviser 1" procès des ! 'suites. < U< ont été exéeiit.-s. non jugés, disait-il, mais e jour viendra où on leur rendra justice. » (Lettre du • juillet 1 843 . Lutèce, p. 383 à 387.)
256 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
toujours voir auprès de lui des jésuites le guet- tant et le menaçant. Un jour, à cette époque, il sortait, avec un de ses amis, de la Chambre des pairs où il avait prononcé un brillant discours, et causait très librement, quand, arrivé sur la place de la Concorde, il s'arrête effrayé. — « Qu'avez- vous? » lui demande son ami, médecin fort dis- tingué. — (( Comment! vous ne voyez pas? — Non, » — Montrant alors un tas de pavés : « Tenez, il y a là des jésuites; allons-nous-en. » M. Sainte- Beuve a raconté, à ce propos, l'anecdote suivante :
Un jour que Villemain avait été repris de ses lu- bies et de ses papillons noirs, il avait à dicter à son secrétaire, le vieux Lurat, un de ces rapports an- nuels qu'il fait si bien. Il se promenait à grands pas, dictait à Lurat une phrase; puis, s'arrêtant tout à coup, 'il regardait au plafond et s'écriait : A l'homme noir ! Au jésuite! Puis, reprenant le fil de son discours, il dictait une autre phrase qu'il inter- rompait de môme par une apostrophe folâtre, et le rapport se trouva ainsi fait, aussi bien qu'à l'ordi- naire. Des deux écheveaux de la pensée, l'un était sain, l'autre était en lambeaux. Quelle leçon d'hu- milité ! 0 vanité de talent littéraire ' !
L'exemple de M. Villemain était suivi, à l'Aca- démie, par M. Mignet, dans la séance du 8 décem- bre 18/i42; àlaSorbonne,parM. Lacretelle, ouvrant, l'année suivante, son cours d'histoire. Un inspec-
1 CaliiiT* de Sainte-Beuve, p. 30-:] I.
ET LA DIVERSION TENTÉE CONTRE LES JÉSUITES 257
teur d'académie, désireux d'imiter son chef, faisait, au collège de Nevers, un discours contre la Com- pagnie de Jésus. Les vieilles préventions parle- mentaires venaient au secours des rivalités univer- sitaires, et, en 1843, deux procureurs généraux, M. Dupin, à la cour de cassation, M. Borely, à la cour d'Aix, attaquaient les jésuites dans leurs dis- cours de rentrée. Enlin un pair de France, homme du monde et homme d'esprit, le comte Alexis de Saint-Priest, publiait un volume d'histoire sur la suppression de l'ordre au dix-huitième siècle.
Qu'il y eut une part de préjugés sincères, nous ne le nions pas, et quelques-uns des noms que nous venons de citer en sont la preuve : toutefois, la i façon dont cette attaque a éclaté de toutes parts, si subitement et sans prétexte apparent, révèle une tactique raisonnée ou instinctive. C'est une «ruse de guerre», disait alors Henri Heine, qui déclarait en même temps « cette dénomination de jésuites, appliquée aux adversaires de l' Uni- versité, aussi dépourvue de justesse que de jus- tice ». On avait compris l'avantage de ce mot, pour soulever les passions et pour rendre impopulaire la liberté elle-même. Comme le disait M. de Mob- talembert, « les défenseurs du monopole ont fait ce qu'on fait dans une place assiégée ; ils ont fait une diversion habile, une sortie vigoureuse ». Aussi le comte Beugnot disait-il, à la tribune des pairs, en évoquant les souvenirs de la Restaura- tion :
258 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
Vous vous rappelez, messieurs, la croisade que nous fîmes alors contre les jésuites; je ne sais si mes souvenirs me trompent, mais il me semble qu'en 1828, nous poursuivions tout autre chose que les jésuites? Aujourd'hui que veut-on dire par jé- suites ? Prétend-on indiquer les deux cent six jé- suites qui, au dire de quelques écrivains, existent en France? Non, messieurs, par jésuites, on entend la concurrence au monopole de l'Université. J'admire l'Université: elle a choisi le mot le plus propre à échauffer les esprits, à les irriter, à les enflammer pour sa cause. C'est un trait d'habileté sublime ; mais enfin souvenons-nous de ce qu'il y a au fond de tout cela : c'est l'Université qui s'est fort ingé- nieusement rappelé 1828 en 1844.
Ce mot de jésuite paraît si commode et à lui seul si efficace, qu'on l'applique à tous ceux que l'on veut combattre. A propos des cas de conscience, a-t-on à parler des ouvrages des abbés Moullet, Sœttler, etc., on a bien soin de les appeler le « Père » Moullet ou le « Père » Sœttler, pour faire croire qu'ils appartiennent à la Compagnie de Jé- sus. Tout ce qu'on reproche au clergé, dans le présent ou dans le passé, on l'attribue aux jésuites, même ce pour quoi ils pourraient répondre :
Comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né?
Bénédictins, dominicains, prêtres séculiers, M. Génin les appelle tous indistinctement jésuites : Lacordaire est un jésuite, et le pamphlétaire écrit, en s' adressant au chef laïque du parti catholique :
ET LA DIVERSION TENTÉE CONTRE LES JÉSUITES 259
(( Vous êtes le comte de Montalembert, pair de France et jésuite. » Mais alors il apparaît, chaque jour avec plus de clarté, que, contrairement aux vues premières de quelques-uns 'de ceux qui ont étourdiment engagé ce combat, par exemple de M. \ illemain, on attaque, sous ce nom de jésui- tisme, le catholicisme lui-même. C'est ce qui se produit toujours en pareille circonstance. La fic- tion gallicane ou janséniste, derrière laquelle on cherchait à dissimuler l'hostilité antichrétienne, était déjà bien usée sous la Restauration, quoiqu'on eût M. de Montlosier et M. Cottu, et que la société de cette époque se rattachât encore, par quelques points, aux traditions d'ancien régime. Mais, après 1830, ce déguisement est absolument démodé, et, en réalité, il ne peut plus faire illusion à personne. Aussi, répondant au Journal drs Débats qui s'est un jour défendu d'avoir attaqué « la religion du pays » et prétend n'en vouloir qu'à « la super- fétation honteuse du jésuitisme », une autre feuille ministérielle, le Globe, lui dit : u Soyez donc plus francs et plus hardis, ne lancez plus vos attaques obliquement, laissez là les épithètes de jésuites et de casuistes, allez droit au but , ayez la hardiesse de votre inconsidération. Osez dire aux évêques de France : Nos injures sont pour vous, n Et un allié que le Journal des Débats pouvait trouver com- promettant, mais auquel il ne pouvait opposer aucune contradiction sérieuse, la Reçue indépen- dante, s'écrie le 25 mai 18/i3 :
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CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
Qu'on ne se trompe pas sur le sens de la réaction qui s'est manifestée si énergiquement, ces derniers jours, contre les empiétements souterrains du jésui- tisme. Le jésuitisme n'est ici qu'une vieille formule qui a le mérite de résumer toutes les haines popu- laires, contre ce qu'il y a de rétrograde et d'odieux, dans les tendances d'une religion dégénérée. En dépit des distinctions que l'on établit entre le clergé français et les Pères de la foi, tout le monde voit bien ce qui est au fond de cette querelle ; il s'agit en réalité de savoir qui l'emportera du catholicisme exclusif ou de la liberté, des idées anciennes ou des idées modernes, de la révolution ou de la contre- révolution.
Donc, de l'aveu de tous, il s'agit de bien autre chose que du sort d'une congrégation particu- lière. « C'est, selon le mot de M. de Montalem- bert, un grand procès qui se débat sous le pseu- donyme des jésuites1. » D'ailleurs, qui eût pu conserver quelque doute sur le caractère que pre- nait de plus en plus cette lutte, en voyant ce qui se passait alors dans deux des principales chaires de l'État?
A la même heure, en 1843, deux professeurs du Collège de France, non les premiers venus, M. Qui- net et M. Michelet, transformaient leurs cours en une sorte de diatribe haineuse contre les jésuites.
s Lettre inédite au P. Rozaven.
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La surprise fut grande. Ce qu'on savait alors de ces deux hommes ne devait pas faire supposer qu'ils s'abaisseraient à ce rôle de pamphlétaire. Les atteintes de fièvre révolutionnaire et belli- queuse, que M. Quinet avait ressenties an 1830 et en I8/1O étaient considérées comme des accès passagers, dans une vie qui paraissait d'ailleurs absorbée par des travaux d'érudition et de poésie. S'il n'était pas chrétien, il n'avait pas apporté jusqu'ici, dans les choses religieuses, de passion agressive, et on croyait voir en lui un penseur noblement troublé, cherchant le Dieu qu'il souffrait d'avoir perdu. Du reste, aussi éloigné que possible de toute question pratique et contemporaine, il vivait plutôt dans les nuages, cherchant si peu les applaudissements vulgaires qu'un de ses amis pouvait dire : « Que voulez-vous? Quinet a tou- jours eu un talent particulier pour cacher ce qu'il fait. » << Une bonne pâte d'Allemand, écrivait de son côté Henri Heine,... et quiconque le rencontre dans les rues de Paris le prend à coup sur pour quelque théologien de Halle qui vient d'échouer | dans son examen, et qui a traîné ses pas lourds en France, afin de dissiper son humeur chagrine... Une bonne grosse face honnête et mélancolique. Redingote grise et ample, qui parait avoir été cousue par notre pieux écrivain tailleur, Jung
* Voir, dans sos Œuvra complètes, les brochures qu'il a publiées à ces diverses époques.
15.
262 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
Stilling. Des bottes qu'a ressemelées peut-être jadis le cordonnier philosophe, Jacques Bœhm. »
M. Michelet avait été jusque là considéré par les catholiques, sinon comme un des leurs, du moins comme un allié. C'était M. Frayssinous qui l'avait nommé à l'École normale, et l'on avait compté sur lui, pour y contre-balancer l'influence voltairienne de professeurs plus « libéraux ». Il avait été alors membre de la « Société des bonnes études », avec la fine fleur de la jeunesse catho- lique et royaliste. On l'avait choisi pour enseigner l'histoire à la fille du duc de Berry, en attendant qu'on lui donnât pour élève, après 1830, la prin- cesse Clémentine. Nul n'avait semblé goûter plus vivement cette poésie du christianisme que Cha- teaubriand venait de révéler à son siècle ; nul n'a- vait mieux senti le moyen âge, rendu un plus tendre hommage au rôle maternel de l'Église envers la jeune Europe ; nul n'avait baisé, d'une lèvre plus émue, la croix du Colisée ou les pierres de nos cathédrales gothiques. « Toucher au chris- tianisme! s'écriait-il, ceux-là seuls n'hésiteraient point qui ne le connaissent pas » ; et pour exprimer la nature des sentiments que la vieille religion lui inspirait, il rappelait ce qu'il avait éprouvé auprès du lit de sa mère malade1. Aussi pouvait-il écrire, en 18/13 : « Les choses les plus filiales qu'on ait dites sur notre vieille mère l'Église, c'est moi peut-
1 Mémoires de Luther, préface, p. 14.
ET LA DIVERSION TENTÉE CONTRE LES JKSUITES 2C3
être qui les ai dites. » Du reste étranger aux pas- sions et aux intrigues du dehors, tout entier à ses vi ux documents ou à ses élèves qu'il aimait éga- lement, sorte de bénédictin soucieux de ce qu'il appelait « sa virginité sauvage », il donnait à tous, par sa personne comme par ses écrits, l'idée d'un talent dont la note dominante était une naïveté tendre et enthousiaste; Henri Heine l'ap- pelait alors « le doux et paisible Michelet, cet homme au caractère placide comme le clair de lune. »
Et cependant, ce sont ces deux hommes qui, à peine atteints, comme tant d'autres, par le livre du Monopole universitaire, bondissent fu- rieux et deviennent, à l'étonnement de tous et au regret de leurs amis l, les adversaires les plus vul- gairement passionnés du clergé et du catholicisme. Peut-être y avait-il, dès cette époque, chez M. Oui- net, un fanatisme révolutionnaire et antichrétien plus profond qu'on ne le croyart; ses lettres, ré- cemment publiées, révèlent en effet, de 1830 à 1843, une sorte de misanthropie irritée contre le gouvernement et la société, qui rappelle parfois la correspondance de laMennais2. Quant à M. Miche-
1 « C'est déchoir, écrivait alors M. Saiute-Beuvej pour un homme aussi élevé que Quinet, que de 8e faire controversiste auticatholique. L'auteur d'Ahasvérus avait mieux à l'aire que de se jeter sur les jésuites, comme l'a fait l'auteur du Juif-Errant, a (Chroniques parisiennes t p. 238.)
2 Correspondance de Quinet, Lettres à sa mère. Voir par
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let, à côté des tendresses de sa nature littéraire, il avait une sensibilité douloureuse, venant peut- être de la misère et des blessures d'amour-propre qui avaient marqué son enfance et souvent même son âge mùr. La longue et laborieuse solitude où il avait vécu sur soi, accumulant dans le silence bien des amertumes, avait ajouté à cette suscep- tibilité quelque chose de concentré et une sorte d'exaltation intérieure qui n'attendait que l'occa- sion de faire explosion. Il y avait en outre, chez lui, un grand orgueil, une vanité plus grande encore. N'est-ce pas surtout par là qu'il est tombé ? Ne semble-t-il pas qu'à cette époque le démon Tait transporté sur la montagne de la tentation, qu'il lui ait montré à ses pieds et offert, s'il voulait servir des passions mauvaises, le royaume de la basse popularité. M. Michelet crut voir là une revanche des humiliations mondaines dont il avait souffert. Il se laissa séduire, et aussitôt le vertige s'empara de lui.
Ce fut à propos des littératures méridionales de l'Europe, sujet officiel de son cours, que M. Quinet trouva moyen de faire six leçons sur les jésuites ou plutôt contre eux. Prétendant analyser et définir le jésuitisme, il s'attaqua, avec une violence extrême, aux Exercices spirituels de saint Ignace ; par des
exemple les lettres du 2 novembre 1830, des 18 et 25 mars 1831, de septembre 1832, du 22 novembre 1837, des 14 et 29 octobre 1840, des 20 février et 45 juillet 1843.
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citations mal traduites ou falsifiées qui eussent, en matière profane, déshonoré à jamais un historien aux yeux du monde savant, il chercha à rendre odieuse et ridicule cette grande méthode de vie intérieure, et montra, dans l'esprit qui en émanait, une influence mortelle à toute civilisation : « Ou le jésuitisme doit abolir l'esprit de la France, con- cluait-il, ou la France doit abolir l'esprit du jésui- tisme. » Cette dernière œuvre était, à ses yeux, la mission propre de l'Université et la raison d'être de son monopole. Estimant que le catholicisme — il l'appelait alors le jésuitisme — était incompatible avec la Révolution, il voulait que l'Etat fondât une religion nouvelle, destinée à rétablir, au-dessus des divisions actuelles de sectes, l'unité morale de la nation; l'enseignement public lui paraissait le moyen d'imposer ce nouvel évangile aux jeunes générations 1. M. Quinet devait bientôt laisser
1 Ce rôle, attribué par M. Quinet à l'enseignement d'Etat, apparaît dans la lettre qu'il a écrite, en 18't3,à L'archevêque de Paris, en réponse à quelques critiques de ce dernier sur son cours. Un de ses disciples et apologistes, M. Chassin, dans un livre qui a unique- ment pour objet d'exposer la doctrine de sou maître, a dit, à prqpos de cette lettre : « M. Quinet posa le vrai principe de l'enseignement public, principe repris plus tard et mieux développé dans ï Enseignement du peuple, lequel est, non pas le partage entre une communion par- ticulière ou même entre Les diverses communions et l'État athée, mais l'État dominant, absorbant plutôt toutes les communions, tirant de lui-même une vie re- ligieuse générale, représentant plus que Le christianisme,
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voir que cette religion se confondait, dans sa pensée, avec l'idée révolutionnaire. Pour le mo- ment, soit incertitude, soit timidité, il s'en tenait à des niaiseries de ce genre : « Puisqu'on nous le demande, nous le dirons bien haut : nous sommes de la communion de Descartes, de Turenne, de Latour d'Auvergne, de Napoléon. » Qu'on ne s'é- tonne pas de trouver là ce dernier nom ; le bona- partisme tenait alors beaucoup de place dans la démocratie de M. Quinet, et, quand il parlera, l'année suivante, sur Yultramontanisme, l'un des reproches qu'il fera à la papauté, sera de n'avoir pas délivré Napoléon, prisonnier à Sainte-Hélène f. Il est impossible de discuter bien sérieusement ces divagations : notons seulement que cet homme qui reprochait si amèrement au jésuitisme de n'a- voir pas respecté la liberté des consciences, rêvait d'imposer à la nation, au moyen de l'enseignement monopolisé, une religion qui, pour être inventée par lui, n'en eut pas moins été la plus tyrannique des religions d'État.
De telles idées eussent toujours causé une vive émotion : mais le scandale était beaucoup plus grand, quand elles étaient professées du haut
la Révolution. » (Edgar Quinet, sa vie et son œuvre, par CL. Ghassiii, p. 52.)
i « Où est l'homme, s'écrie M. Quinet, qui n'eût été frappé, ébranlé jusque dans le fond de son cœur, à la vue de ce Prçméthée délivré du vautour par l'Hercule chrétien ! »
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d'une chaire publique, clans une enceinte où de- vait régner la sérénité de la science, devant un jeune auditoire dont il fallait instruire l'esprit, non soulever les passions, et par un personnage qui se plaisait lui-même à dire : « Je suis un homme qui enseigne ici publiquement, au nom de l'État. » Faut- il s'étonner que l'amphithéâtre du Collège de France ressemblât parfois plus à la salle d'un club qu'à celle d'un cours? Chaque leçon était « une bataille », dit M. Chassie. La partie ardente de la jeunesse catholique, ainsi provoquée, venait protester contre les outrages que le professeur jetait à sa foi. « Plus d'une fois, raconte encore M. G bassin, entendant des cris formidables, l'administrateur accourut, par les couloirs intérieurs, jusqu'à la chaire du professeur, et, pâle d'effroi, lui conseilla de lever immédiate- ment la séance : * Je ne sais pas, disait-il, si ce soir il subsistera une pierre du Collège de France. » Après quelques scènes de ce genre, les étudiants catholiques, obéissant aux conseils des chefs de leur parti, notamment du P. de Ravignan, renon- cèrent à ces protestations tapageuses. Au milieu des passions qu'il soulevait, M. Quinet apportait une sorte de fanatisme mystique dont on trouve la trace dans sa correspondance, se croyant un apôtre et presque un martyr, quand il faisait œu- vre de détestable pamphlétaire. 11 s'enivrait d'ail- leurs de cette popularité bruyante. « J'ai trouvé, écrivait-il le 15 mars l'opinion, l'auditoire,
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si électrique, si vivant, qu'il a bien fallu se donner tout entier à la position morale qui se présentait... Nous voilà embarqués à pleines voiles et sur une grande mer. J'y suis dans le fond très tranquille, parce que je me sens dans le vrai... Enfin nous vivons, nous agissons! Ce qui nous manque, c'est un journal tout à nous et à notre heure. »
Encore avec M. Quinet y avait-il une apparence d'enseignement, une certaine gravité chez le pro- fesseur, un plan suivi. Rien de tout cela avec M. Michelet. Chargé d'un cours d'histoire et de morale, les sujets traités par lui jusqu'alors ne le conduisaient pas à s'occuper des jésuites. Mais sa passion fantaisiste dédaignait même la feinte d'une transition ; il disait à ses élèves :
Hier encore, je l'avoue, j'étais tout entier clans mon travail, enfermé entre Louis XI et Charles le Téméraire, et fort occupé de les accorder, lorsque, entendant à mes vitres ce grand vol de chauve- souris, il m'a bien fallu mettre la tête à la fenêtre et regarder ce qui s'y passait. Ou'ai-je vu? Le néant qui prend possession du monde, et le monde qui se laisse faire, le monde qui s'en va flottant comme sur le radeau de la Méduse, et qui ne veut plus ramer, qui délie, détruit le radeau, qui fait signe : à l'avenir, à la voile du salut? non, mais à l'abîme, au vide. L'abîme murmure doucement : « Venez à moi, que craignez-vous? Ne voyez-vous p;is que je ne suis rien? »
Et voilà pourquoi M. Michelet jugeait à propos
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de parler des jésuites. Devant quel auditoire! Il suiîit d'y jeter un regard, pour voir jusqu'où ce professeur faisait descendre l'enseignement. Lne foule tapageuse fait queue aux portes. On se bouscule pour entrer. Dans la salle comble, en attendant le maître, on s'interpelle, on crie, on écbange de grossiers lazzis, on chante la Marseil- laise, ou Jamais f Anglais ne régnera, ou des couplets de Béranger dont chaque refrain est ac- cueilli par un hurlement: A bas les jésuites! quel- quefois des chants pires encore. Un jeune homme prolite d'un intermède pour déclamer des vers patriotiques, un autre quête pour la Pologne. Enfin M. Michelet fait son entrée : tète cou- verte de grands cheveux déjà presque blancs, ligure longue et line, bouche un peu contractée, regard ardent, et, dans toute sa physionomie, quelque chose de fébrile et de troublé. Il s'as- sied. Les bras pendants sous la table, il s'agite, se balance, et commence d'un ton saccadé, en style haché. Il n'est pas orateur : les mots lui viennent rares et pénibles; souvent il se gratte le menton, en paraissant attendre l'idée. Sur quoi va porter la leron? On ne s'en doute pas. Le sait-il lui-même? Son début est parfois des plus étranges : tel jour, il parle d'un incident vulgaire qui a frappé un moment son regard, en venant au Collège de France. Il veut charmer et amuser ses auditeurs; il veut surtout les flatter et obtenir leur applaudissement, en faisant écho à leur pas-
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sion du moment. Cette recherche lui attire parfois quelque mésaventure. Uu jour, les jeunes gens, en l'attendant, s'étaient mis à chanter une chan- son obscène qui avait pour refrain un mot ignoble, hurlé en chœur. Sur ce mot, qu'un de nos députés radicaux a récemment fait entrer dans la langue parlementaire, la porte s'ouvre, le silence se fait, et M. Michelet paraît. N'ayant entendu de loin que le vacarme, il s'imagine qu'on chantait la Marseil- laise ; empressé, suivant son usage, de s'unir aux sentiments des assistants, il commence : « Mes- sieurs, dit-il, au milieu de ces chants patrioti- ques... )> Un immense éclat de rire couvre sa voix, et le professeur est obligé de chercher un autre exorde, en face d'un auditoire rendu, par cet in- cident, plus tumultueux et plus inconvenant encore que de coutume l.
Nul ne pourrait se flatter d'analyser les leçons de M. Michelet sur les jésuites. 11 y règne une haine violente, une colère folle et furieuse, et comme une terreur grotesque, que tout révèle, jusqu'au trouble inouï du style et de la composi- tion. « Pour bien combattre, il faut moins d'em- portement » , disait alors un écrivain de la Revue des Deux-Mondes, M. Lerminier, et il ajoutait :
1 Ce dernier incident a été rapporté par M. Heinricfa, dans un excellent article sur M. Michelet {Correspondant du 10 mars 1874). Signalons aussi, sur le même sujet, la brillante étude du vicomte Othenin d'Haussonville. [Revue des Deux Mondes du 15 mai et du 1er juin 1S7G.)
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« En lisant ce que M. Michelet a écrit contre les jésuites, on se met parfois à prendre contre lui leur défense. » Dans toutes ces divagations agres- sives, rien qui puisse se saisir. Le plus souvent, le professeur s'attaque aux hypothèses que crée son imagination, aux perfidies, aux égarements, aux corruptions qu'il suppose possibles, que dès lors il prend comme réels et sur lesquels il fonde sa satire et son réquisitoire Du reste, dans cette vision troublée, tout défile et se môle en désordre, passé, avenir et présent, philosophie, politique, pein- ture, Pologne, bals du quartier latin, architec- ture, façou dont les babys mangent de la bouil- lie, et presque toujours il aboutit à parler de soi ; c'est lui qui a tout fait, qui a tout vu ; il est la personnification de l'humanité ; il est le précur- seur d'un nouveau Messie, s'il n'est ce Messie lui-même. Aussi M. Sainte-Beuve écrit-il à cette époque, le 28 juillet 1843 : « On voit que si Ba- rante est le père de l'école descriptive en histoire,
A Par exemple, M. Michelet était convaincu que les jésuites cherchaient, à prix d'argent, à débaucher tes jeunes gens qui suivaient son cours, « leur olïïant une bourse pour acheter leur conscience ». Il parlait sérieu- sement des « tentatives hardies faites sous ses yeux, pour corrompre les écoles ». Il montrait, avec, effroi, comment ces jeunes gens ainsi gagnés « livreraient aux Jésuites la société tout entière : nom me médecins, le secret des familles ; comme notaires, celui des fortunes; comme parquet, L'impunité. » Ce fantôme était devenu pour lui une réalité, et il y revenait sans cesse.
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Miclielet y est le fondateur de lecole illuminée. Jamais le je et le moi ne s'est guindé à ce degré. C'est menaçant. » 11 déclare que ce cours est « un peu burlesque, œgri somnia » ; puis il ajoute : « Michelet ne méritait pas l'outrage : nou, mais il méritait le sourire1. » En effet, l'impression qui domine, quand on essaye de relire après coup ces leçons, est celle du ridicule, mais d'un ridicule qui attriste plus qu'il n'égayé.
M. Michelet a néanmoins la plus haute idée de son œuvre. « Chacune de mes leçons est un poème », dit-il; il déclare « n'avoir jamais eu un sentiment plus religieux de sa mission, n'avoir jamais mieux compris le sacerdoce, le pontificat de l'histoire ». Et pourtant quoi ressemble moins à l'enseignement d'un professeur? N'est-ce pas plutôt un tribun politique, s'inspirant de la passion du jour? M. Michelet lui-même avoue qu'il préparait les notes de son cours le matin de chaque leçon. « Je ne pouvais écrire plutôt, ajoute-t-il; d'une leçon à l'autre la situation changeait, la question avançait, par la presse ou autrement. » Aussi, quelque temps après, M. Biot peut-ii lui répondre
1 Chroniques parisiennes, p. 80. — Heine, grand admi- rateur de M. Michelet, était cependant obligé d'avouer qu'il y avait là « une bizarrerie poussée jusqu'à la grimace, une surabondance enivrée, où le sublime touche au scurrile, et le profond à l'absurde... (Vêtait L'oeuvre, ajoutait-il, d'un historien somnambule. » (Lettre du Ier juin 1843. Lutèce, p. 355.)
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dans une réunion des membres du Collège de France : « Vous êtes professeur d'histoire et de morale, et je ne trouve dans vos leçons ni histoire ni morale. » M. Michelet est d'ailleurs le premier à convenir qu'on n'apprend rien à son cours. « Au contraire, dit-il aux jeunes étudiants qui {'écoutent, c'est moi qui viens ici m'instruire, et il en doit être de même dans tous les ordres de choses : l'enfant enseigne sa mère, alors qu'elle croit l'élever; le disciple enseigne le maître; ici9 messieurs, vous enseignez , vous professez , moi j'apprends. » C'était une des formes de cette fla- gornerie, attitude habituelle du professeur envers ses élèves. On reconnaît Là ce mal de la courti- sanerie populaire qui semble propre à notre dé- mocratie, qui a perdu tant de belles intelligences, et qui accompagne le plus souvent, comme pour le châtier, un orgueil poussé jusqu'à la folie.
Triste décadence d'un brillant esprit, que rien désormais n'arrêtera plus. Le cours de 18/|3 a été une époque décisive et fatale dans la vie de M. Mi- chelet. L'une des extravagances de sa dernière manière sera de prétendre distinguer deux Fran- çois Ier, l'un avant, l'autre après f abcès, deux Louis XIV, l'un avant, l'autre après la fistule : comme on l'a dit spirituellement, on serait mieux fondé à distinguer deux Michelet, l'un avant, l'autre après le jésuite. Le second n'a rien du premier, et prend ou quelque sorte plaisir à lo contredire. Le talent même s'est troublé. Les dé-
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fauts sont aggravés, les qualités se sont voilées. L'écrivain paraît de plus en plus sous l'empire d'une folie malsaine dans laquelle un sentiment domine : une sorte de haine satanique contre le christianisme. Ce fut une des grandes ruines mo- rales et intellectuelles de ce siècle qui en a tant connu, et cette ruine date du jour où le professeur s'est mis à pousser le cri : Au jésuite!
L'émotion des cours de MM. Quinet et Michelet s'étendait au delà de l'enceinte du Collège de France. Les journaux publiaient, au fur et à mesure, chaque leçon. « Le soir même, disait alors M. Mi- chelet, je cours à la presse; elle haletait sous la vapeur, l'atelier n'était que lumière, brillante ac- tivité; la machine sublime absorbait du papier et rendait des pensées vivantes... Je sentis Dieu, je saisis cet autel. Le lendemain j'étais vainqueur.. . » Ces leçons ainsi publiées « soulevaient partout, a dit un de leurs admirateurs, M. Chassin, de si ardentes discussions, que l'on pouvait croire au renouvellement delà bataille philosophique et reli- gieuse du dix-huitième siècle. » Pour prolonger l'agitation, les deux professeurs publiaient ensem- ble leurs leçons de 18.43, dans un volume intitulé : les jésuites, qui obtint aussitôt un assez vif succès de pamphlet.
Les cours de MM. Michelet et Quinet n'étaient pas alors le seul scandale du Collège de France : à côté d'eux professait Mickiewicz, poète polonais, à l ame exaltée, à la parole tourmentée, mais non
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sans puissance, à l'imagination orientale et possé- dée d'une sorte de mysticisme révolutionnaire1* Sous prétexte d'enseigner la langue slave, il prê- chait une religion nouvelle, le messianisme, dont l'objet devait être la délivrance de la race slave, sa régénération par les armes de la France, et la déification de Napoléon. La jeunesse se plaisait à unir ces professeurs qui tous trois, ainsi que l'a dit un apologiste de VI. Michelet, M. Monod, « se croyaient appelés à une sorte d'apostolat philoso- phique et social. » En 1844, on faisait frapper, par souscription, une médaille où étaient gravées les trois têtes, avec cette inscription : « Ut vnum omnes sint. » « Ce sera pour moi une gloire im- mortelle — disait alors M. Michelet avec la mo- destie qui devait désormais le caractériser - — d'avoir fait partie de la trinité de ces grands hommes. » Le Collège de France avait ainsi une physionomie si inaccoutumée et si étrange, qu'au dire d'un témoin impartial cet antique établisse- ment (( ressemblait à une maison de fous ».
Ces cours, qui furent le plus grand désordre des luttes religieuses de ce temps, eurent au moins un avantage. Dès lors il ne fut plus possible de soutenir qu'en attaquant les jésuites, on ne s'en prenait pas au clergé tout entier et à la religion elle-
* « Mickiewicz, disait M. Michelet au Collège (|e France, c'est un saint, — c'est un Oriental, — un homme à légendes ; — e'est un saint. »
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même. Les deux professeurs dédaignaient de dissi- muler la vraie portée de leurs coups. M. Michelet eu venait bientôt à soutenir que le christianisme était un obstacle aux progrès de l'humanité, une décadence par rapport, non seulement au paga- nisme, mais au fétichisme; la « cité du mal » par opposition à la Révolution, qui était la « cité du bien », et il déclarait qu'il fallait « détrôner le Christ ». Quant à M. Quinet, son apologiste, M. Chassin, nous le montre, dans son cours, pour- suivant le catholicisme à travers tous les siècles, « se rangeant du côté de ses grands ennemis du dix-huitième siècle, détrônant l'Église, et décer- nant à la Révolution française la papauté univer- selle et le gouvernement des âmes » .
Cette franchise brutale dérangeait bien des tactiques. Au premier moment, tous les partisans du monopole, depuis le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes, jusqu'au National et à \& Revue indépendante, avaient applaudi à la sortie des deux professeurs; mais les habiles ou les pru- dents y trouvèrent bientôt plus d'embarras que de secours. Dès l'apparition du livre des Jésuites, la Revue drs Deux Mondes disait : « La publica- tion a réussi, le coup a porté, trop bien peut-être. » Peu de temps après, elle se plaignait de cette « renaissance du voltairianisme », où elle voyait tout au moins une maladresse. Elle était d'ailleurs obligée de reconnaître que l'attaque était aussi faible dans le fond que violente dans la forme,
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(( qu'aucune des assertions de M. Michelet ne tenait contre une discussion régulière », et qu'on ne pouvait s'instruire, « en prenant M. Quinet pour guide a Protestation sans résultat, et qui mani- festait, une fois de plus, quelle est l'illusion de ceux qui s'imaginent pouvoir engager une lutte contre le clergé et La maintenir dans certaines limites.
Un autre fait se dégageait des scandales du Collège de France, c'est que le mouvement soulevé contre les jésuites était en réalité un mouvement
i révolutionnaire, s' attaquant à la monarchie de Juillet aussi bien qu'à l'Église catholique. Dès 1843, M. Quinet ne s'écriait-il pas, du haut de sa chaire, que la question des jésuites était « l'affaire d'un trône et d'une dynastie »; et M. Michelet : « Pour chasser les jésuites, ceux qui ont chassé une dynastie en chasseraient dix, s'il le fallait encore! »
|l A chaque incident, à chaque parole des maîtres, à chaque manifestation des élèves, ce caractère révo- lutionnaire apparaissait plus marqué et plus agressif. M. Michelet ne considérera-t-il pas comme une suite logique du pamphlet contre les jésuites, d'écrire, à cette même époque, son Histoire dp ta Révolution, réhabilitation de la démagogie de 93, et. au même titre que YHistoire de M. Louis Blanc ouïes Girondins de Lamartine, préambule delà
1 Voir los articles do M. Lerminier sur los livros de MM.Micbelet ot Quinet (15octobre I843e< lern«»ùi 1844), >t L'article do M. Saissot sur la Renaissance du voltairia- nkme \ Vr février 1845),
1G
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révolution de 18/18? M. Ghassin, le disciple de M. Quinet, ne le loue-t-il pas de ce que, après deux ans de son cours, « la jeunesse des écoles avait cessé d'être catholique et était devenue républi- caine »? Ne montre-t-il pas cette jeunesse se met- tant, sous l'action d'un tel enseignement, « en guerre ouverte avec la royauté constitutionnelle »? Ne déclare-t-il pas, en parlant des événements de 1848, que a les cours du Collège de France peu- vent être considérés comme une des causes les plus directes de ce réveil national et universel » ? Et n'ajoute-t-il pas, à propos du rôle cle M. Quinet le 24 février : « Au jour de l'action, il fut à son poste; il avait, si j'ose dire, armé les âmes ; il devait donc se jeter en personne dans la bataille... Un des premiers, il entra aux Tuileries, le fusil à la main. L'alliance conclue par l'idée fut ainsi scellée dans le sang » ?
Il y a là une leçon pour les hommes d'État h courte vue qui s'imaginent que le cri : À bas les jésuites! ne menace pas l'État, ou qui même quel- quefois croient habile de détourner de ce côté les passions gênantes ou redoutables.
V
La diversion, chaque jour plus violente et plus tapageuse, tentée contre les jésuhes, obligea les catholiques qui avaient pris d'abord l'offensive contre le monopole universitaire à se défendre,
ET LA. DIVERSION TENTÉE CONTRE LES JÉSUITES 279
à leur tour, sur le terrain où on les attaquait, et qui, à raison des préjugés encore régnants, pouvait paraître moins favorable *. Non pas sans doute qu'on fut arrivé à produire un mouvement d'opi- nion bien profond. Rien de comparable à ce qu'on avait vu sous la Restauration, lors de la grande bataille contre les jésuites. Ces querelles, disait M. Sainte-Beuve, le 2!i mai 1843, « sont telle- ment du réchauffé, qu'après quinze jours on est à bout, et que le monde, qui devient dégoûté, n'y a jamais mordu ». Il écrivait encore l'année sui- vante :
La passion n'est, dans tout ceci, qu'à la surface ; on a besoin d'occasion, de sujet pour s'occuper, pour se combattre, pour s'illustrer. Faute d'autre, la question des jésuites s'est offerte, et on s'y est jeté avec activité, on l'a cultivée, on l'a réchauffée et elle a produit. Production de serre chaude, après tout! Si elle venait à manquer, on serait fort embar- rassé, on ne saurait que faire de son activité, de son talent, de ses colères.
1 M. de Montalcmbert avouait, un peu plus tard, a l'embarras qu'avait causé aux catholiques cette (''vo- cation des jésuites : « Il y a, disait-il à la tribune, le 15 juillet 1845, des embarras pour tout le monde, il y jen a dans toutes les causes de ce monde, il faut savoir les accepter. Nous avous accepté celui de l'impopularité injuste, inique, absurde, monstrueuse, (fui s'attache, en vertu de préjugés invétérés, aux Jésuites; nous l'avons accepté avec courage, avec bonheur, et, j'ose le dire, avec honneur, comme on doit accepter des embarras qui n'ont rien que d'honorable. »
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Mais si les esprits libres prenaient peu au sérieux cette évocation d'un vieux fantôme usé, on devait compter avec la masse des badauds, que la répé- tition et la véhémence des calomnies finissaient par émouvoir. « La question des jésuites, disait encore M. Sainte-Beuve, si artificielle, si factice qu'elle soit de notre temps, est enfin inoculée, et, sans agiter, occupe. Les livres se publient coup sur coup à ce sujet, se débitent et se lisent avec intérêt et curiosité K » Il fallait donc faire face à l'attaque. Journaux, revues, brochures, livres, tout fut employé. Mentionnons, entre autres, l'ouvrage du P. Gahours, des Jésuites, par un Jésuite, réfuta- tion vive, railleuse sans amertume et avec belle humeur, dans laquelle M. Michelet et M. Quinet étaient pris en flagrant délit de citations fausses et d'erreurs de fait. Mais un écrit surtout effaça tous Jes autres : en janvier 18M, le P. de Ravignan publia son livre de ï Existence et de ï institut des jésuites.
Rare fortune pour la Compagnie de Jésus, de posséder alors dans ses rangs un prédicateur célèbre dont les hommes de tous les partis étaient les auditeurs assidus et les admirateurs, un reli- gieux dont la vertu en imposait à ce point, que personne n'osait l'attaquer. A la fin de 1842, dans cette Académie où M. Villemain venait d'attaquer les jésuites, à la séance même où M. Mignet allait
' Chroniques parisienne*, passim.
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répéter cette dénonciation, n'avait-on pas entendu taire l'éloge de « l'abbé de Ravignan »? Et celui qui lui rendait un si solennel et public hommage, était l'un des hommes les plus considérables de l'époque, peu sujet aux entraînements irréfléchis et aux maladresses de conduite, plutôt porté contre la Compagnie par ses traditions de famille : c'était le chancelier Pasquier. M. Sainte-Beuve ne résistait pas à ce pieux prestige, et il écrivait, dans une revue protestante, le h avril 1844 '•
M. de Havignan a plus que de la candeur et de l'onction; il a une haute vertu évangélique, de l'aus- térité, de l'autorité; il se tue à faire le bien; il prêche depuis toute cette semaine, trois fuis le jour, à Notre-Dame ; il crache le sang et continue jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'il ait gravi tout son calvaire. Il y a du vrai chrétien dans une telle pratique 1 .
Aussi les adversaires de la Compagnie, gênés par cette réputation, répandaient-ils le bruit que le P. de Ravignan allait quitter son ordre, ou répé- taient-ils sur lui le mot de Royer-Coliard : « VoiLà un homme qui se croit jésuite, il a la candeur de croire qu'il l'est; il est vrai que si on lui montrait ce que c'est que les jésuites, il ne le croirait pas 2. » Le Journal des Déhats était plus brave ; la sainteté du P. de Ravignan ne l'intimidait pas, et il s'écriait :
1 Chroniques parisiennes., p. '200. - Ce mot est rapporté par M. Sainte-Beuve, à qui il a été dit, dans son Histoire de Port-Royal, t. III, p. 78.
16.
282 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
(( Qu'importe que les moines de la rue des Postes ou de la rue Sala soient des saints, s'ils cachent dans les plis de leur robe d'innocence, le fléau qui doit troubler l'État ! Qu'ai-je à faire de vos vertus,, si vous m'apportez la peste 1 ? »
C'était déjà beaucoup pour les jésuites, qu un tel homme prît leur cause en main, et, au jour du péril, les personnifiât en quelque sorte devant le monde. Son nom, à lui seul, était une force et une protection; mais de plus son petit livre était, en lui-même, excellent. Traitant successivement des Exercices spirituels de saint Ignace, des Constitu- tions, des missions et des doctrines de la Compa- gnie, il était une réfutation brève, simple et forte, de toutes les accusations portées. Et surtout, quel accent incomparable avait cette courte apologie, fière sans rien de provocant ni d'irritant, où l'auteur se défend sans s'abaisser au rang d'accusé : mélange singulièrement saisissant de l'humilité du religieux, qui parle par obéissance, avec un absolu détachement de tout ce qui le touche personnelle- ment, et de la noblesse d'âme du gentilhomme, soucieux de l'honneur de son drapeau. Et quelle sérénité dans une œuvre de polémique ! A peine, par moments, un peu d'impatience, à la vue du bon sens et de la bonne foi si outrageusement méconnus, mais sans aucune pensée petite, amère,
1 Journal des Débats du lu mai 1845, article de M. Cu« Villier-Moury.
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sans aucune animosité contre les hommes ; toujours cette politesse du langage qui, chez l'écrivain, était à la fois la marque de l'homme bien né et la manifestation d'une ardente charité chrétienne; depuis la première page jusqu'à la dernière, une émotion où l'on ne sait ce qui domine, l'amour de la cause qu'il défend ou celui des âmes qu'il veut toucher, et, par place, des cris du cœur d'une admirable éloquence. Quel contraste avec les œuvres troublées auxquelles il répondait, et aussi, il faut le- dire, avec quelques-unes de celles où avait été défendue jusqu'alors la cause catholique!
Qui ne connaît les paroles par lesquelles débu- tait le P. de llavignan :
La prudence a ses lois, elle a ses bornes.
Dans la vie des hommes, il est des circonstances où les explications les plus précises deviennent une haute obligation qu'il faut remplir.
Je l'avouerai : depuis surtout que le pouvoir du faux semble reprendre parmi nous un empire qui paraissait aboli, depuis que des haines vieillies et des fictions surannées viennent de nouveau corrom- pre la sincérité du langage et dénaturer les droits de la justice, j'éprouve le besoin de le déclarer : je suis jésuite, c'est à-dire religieux de la Compagnie de Jésus.
... Il y a d'ailleurs, en ce moment, trop d'igno- minie et trop d'outrages à recueillir sous ce nom, pour que je ne réclame point publiquement ma part d'un pareil héritage.
284 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
Ce nom est mon nom : je le dis avec simplicité : les souvenirs de l'Évangile pourront faire compren- dre à plusieurs que je le dise avec joie.
La fin n'était ni moins noble ni moins tou- chante :
Que si je devais succomber dans la lutte, avant de secouer, sur le sol qui m'a vu naître, la poussière de nies pas, j'irais m'asseoir une dernière fois au pied de la chaire de Notre-Dame. Et là, portant en moi-môme l'impérissable témoignage de l'équité mé- connue, je plaindrais ma patrie, je dirais avec tris- tesse :
Il y eut un jour où la vérité lui fut dite ; une voix la proclama, et justice ne fut pas faite; le cœur manqua pour la faire. Nous laissons derrière nous la Charte violée, la liberté de conscience opprimée, la justice outragée, une grande iniquité de plus. Ils ne s'en trouveront pas mieux; mais il y aura un jour meilleur, et, j'en lis dans mon âme l'infaillible assu- rance, ce jour ne se fera pas longtemps attendre. L'histoire ne taira pas la démarche que je viens de faire ; elle laissera tomber sur un siècle injuste tout le poids de ses inexorables arrêts. Seigneur, vous ne permettrez pas toujours que l'iniquité triomphe sans retour ici-bas, et vous ordonnerez à la justice du temps de précéder la justice de l'éternité.
Dans la publication du P. de Ravignan, il y avait plus qu'une belle parole, il y avait un grand acte. Jusqu'à présent les jésuites ne s'étaient défendus, on quelque sorte, que par la vieille méthode, at-
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tendant tout de la tolérance du gouvernement sol- licitée sans bruit, faisant parler d'eux le moins possible, évitant même de se nommer. En 1838, par exemple, ils avaient été menacés : le provin- cial de Paris, le P. Guidée, avait fait alors parvenir au roi un mémoire secret, où il trouvait moyen de justifier son ordre sans en prononcer une seule fois le nom : il s'y faisait même un mérite de cette espèce de dissimulation : « A l'époque du Concor- dat, disait-il, quelques prêtres se réunirent pour travailler de concert, avec plus de succès, au réta- blissement de la foi et des mœurs ; mais ils ne prirent aucun titre, n'adoptèrent aucun costume, aucune singularité, qui put les faire distinguer des autres membres du clergé*. » Il était une autre méthode inaugurée par Lacordaire, avec son Mé- moire pour le rétablissement des Frères Prêcheurs, suivie par M. de Montalembert, Mgr Parisis, et les autres chefs du mouvement catholique. Elle con- sistait à se défendre par la publicité, par toutes les armes que fournissaient les libertés modernes, à s'adresser à l'opinion plus qu'au gouvernement, à faire acte de citoyen : tactique nouvelle et pour- tant bien ancienne, puisqu'elle avait été celle de saint Paul, prononçant son fameux Civis Romanus sum. Par sa brochure, le P. de Uavignan s'engage et engage avec lui résolument sa Compagnie dans cette voie libérale. Tout d'abord il se nomme, avec
1 Vie du P. Guidée, par le P. Graadidier, [>. LBI et sq.
286 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
une hardiesse dont la nouveauté étonne les adver- saires K II n'invoque pas le droit divin de l'Église-, mais le droit public de la France; il s'appuie, non sur les bulles des papes, mais sur la Charte. « La Charte a-t-elle proclamé la liberté de conscience, oui ou non? » Tel est le fond de son argumenta- tion. Il se défend d'être l'ennemi des principes auxquels il fait appel. « On nous transforme, dit- il, en ennemis des libertés et des institutions de la France : pourquoi le serions-nous ? » Afin de compléter sa démarche et sa thèse, il publie, en même temps, une lettre et une consultation de M. de Vatimesnil qui établissent la situation légale des congrégations, notamment des jésuites, et qui déterminent ainsi le terrain de la résistance légale et judiciaire. Il les fait précéder de cette déclara- tion :
J'ai, comme M. de Vatimesnil, cette conviction profonde, que la Charte et les lois nous protègent, et qu'on ne saurait proscrire l'existence religieuse, in- térieure et privée, des associations non reconnues, sans violer la loi fondamentale, sans porter atteinte à la liberté de conscience, dans ce qu'elle a de plus intime et de plus sacré.
* M. Libri écrivait alors : « M. l'abbé de Raviguau s'intitule publiquement membre de la Compagnie de Jésus, ce qu'on n'avait jamais osé faire sous la Restau- ration. » Et M. Guvillier-Fieury disait dans le Journal des Débals : « Rs ont osé, quatorze ans après la révolu- tion de Juillet, ce qu'ils n'avaient jamais tenté même sous la Restauration; ils se sont nommés. »
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L'effet du livre sur V Existence et r institut fies jésuites fut immense. Il s'en vendit plus de vingt- cinq mille exemplaires, dans la seule année 1844 : chiffre considérable pour l'époque. Pendant que Lac or d aire proposait au Cercle catholique « trois salves en l'honneur du P. de Ravignan », celui-ci recevait l'avis que, dans les Chambres, « sa bro- chure avait produit très bon effet, qu'on en avait beaucoup parlé dans un bon sens, que MM. Pas- quier,Molé, de Barante, Sauzet, Portalis et autres, l'approuvaient hautement», que les ministres eux- mêmes, M. GuizotetM. Martin (du Nord), la jugeaient favorablement *. Le premier président, M. Séguier, venait voir le P. de Ravignan pour le féliciter 2. Il n'était pas jusqu'à M. Roycr-Collard, si imbu de préventions jansénistes, qui ne lui envoyât une lettre d'admiration : <c Les jésuites ne passeront pas, disait-il après avoir lu leur apologie; ils ont un principe d'immortalité dans le christianisme et dans les passions guerrières de l'homme. » L'action de ce livre s'étendait jusque sur un écrivain dont nous nous sommes plu à citer souvent le témoi- gnage, comme étant celui d'un spectateur clair- voyant et non suspect de partialité catholique : M. Sainte-Beuve écrivait alors dans la Revue suisse :
{ Lettres inédites du R. P. do Ravignan.
2 « Il est venu me voir, sans que je i'ussr» allé chez lui. Il no m'a pas trouvé; il m'a écrit lui-mémo au parloir un mot très aimable de compliment. » (7c/.)
288 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
M. de Ravignan, jésuite et prédicateur célèbre, vient de publier une brochure qui obtient un grand succès et qui le mérite : c'est le premier écrit sorti des rangs catholiques, durant toute cette querelle, qui soit digne d'une grande et sainte cause... Ce livre est de nature à produire beaucoup d'effet; il s'en vend prodigieusement; cela réfute, du moins en partie, Michelet et Quinet. M. de Ravignan n'arri- vera pas à prouver que les jésuites soient une bonne chose en France; mais il forcera ceux qui parlent en conscience à y regarder à deux fois, et à distin- guer ce qui est respectable \
Aussi le P. de Ravignan écrivait-il modestement au Père général : « Dieu a béni cette publication, malgré l'inconcevable indignité de l'instrument; pas un blâme encore, que je sache, pas un inconvé- nient signalé, au contraire. » Fait remarquable : les adversaires n'osaient s'y attaquer directement. Cet effet si considérable ne s'est-il pas prolongé? Depuis lors, toutes les fois que les jésuites se sont vus attaqués, leur premier soin n'a-t-il pas été de réimprimer le petit livre du P. de Ravignan? Ne viennent-ils pas d'en publier la neuvième édition? Un succès si vif, si fécond et si durable contient une leçon. N'oublions pas qu'il est dù à deux causes : d'abord la modération et la dignité du ton, l'esprit large, juste et charitable qui anime l'auteur, sa préoccupation, non de flatter les pas- sions de ses amis ou de meurtrir ses adversaires,
1 Chroniques parisienne*, p. 181,
BT LA DIVERSION TENTEE CONTRE LES JÉSUITES "289
mais de convaincre et d'attirer tous les hommes d'entre-deux; ensuite l'avantage du terrain nouveau où il s'est placé, de la thèse de liberté et de droit moderne sur laquelle il s'est fondé. Il a pris, pour une défensive devenue nécessaire, les armes dont les chefs du parti catholique s'étaient servis na- guère pour l'offensive; il l'a fait avec un succès égal, et il a empêché ainsi que les partisans du monopole ne trouvassent, par la diversion contre le jésuitisme, un moyen de réparer l'échec moral subi par eux, sur la question même de la liberté d'enseignement.
Après avoir ainsi passé successivement en revue l'armée des amis et celle des adversaires de la li- berté d'enseignement, telles qu'elles se sont mon- trées dans ces premières années de lutte, de 1841 a I 844, il semble qu'on soit en mesure de les com- parer, de dire laquelle faisait alors la plus bril- lante figure, laquelle a jusqu'ici remporté cette victoire morale qui tôt ou lard passe dans les faits. Peut-être s'étonnera-t-on que, dans ce tableau des forces en présence, il n'ait pas encore été question du gouvernement. Cette omission ou du moins ce retard serait en effet inexplicable, si, dans cette matière, le gouvernement avait pleinement rempli son rôle, s'il avait gouverné. Mais, en dehors de l'initiative imprévoyante par laquelle, en présentant le projet de 1841, il avait, sans le savoir et sans le vouloir, donné le signal de la lutte, il n'a rien dirigé : on se battait par- dessus sa tète, et, entre
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290 CHAPITRE IV. LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE
les deux partis, il gardait une attitude embarrassée, indécise, en quelque sorte subordonnée, qu'il con- vient maintenant d'exposer, mais qu'il était natu- rel et logique d'exposer en dernier lieu.
CHAPITRE V
LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT ET LE*PROJET DE LOI DE 1844.
1. Les dispositions personnelles de M. Guizot. M. Martin du Nord et M. Villemain. — II. Le sentiment du roi. Louis-Philippe et Mgr Affrc. — III. La gauche et la liberté religieuse. Les regrets de M. de Toequeville. Les préventions des conservateurs. M. Guizot n'essaye pas d'en triompher. Ce qui peut excuser sa faiblesse. — IV. Les bons rapports entre le gouvernement et le clergé sont altérés. Difficultés avec les congrégations, avec les Çvèques. La question des articles organiques. — V. Les uni- versitaires mécontents du gouvernement. Défis échangés par- dessus la tète des ministres. M. Dupin et M. de Montalembert. — VI. Le projet de 18yi. Le rapport du duc de Droglie, plus libéral que le projet, bien qu'encore insuffisant. — VIL La dis- cussion à la Chambre des pairs. Attitude des divers partis. Échec infligé à l'Université. Les catholiques, quoique battus au vote, sortent plus forts du débat.
Le gouvernement n'avait pas saisi du premier coup toutes les raisons de justice, d'honneur, de stabilité dynastique, de sécurité sociale, et même de tactique parlementaire et ministérielle, qui eus- sent dù le décider à s'emparer de la question d'enseignement et à la résoudre dan- un esprit de liberté et de bienveillance; il avait même débuté par la fausse démarche du projet de 1841. Mais
292 CH. Vi LA. POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
cette faute commise, la lutte ainsi engagée, va-t-il comprendre enfin son devoir et son intérêt? Il ne s'agissait pas sans doute pour lui, de souscrire immédiatement à toutes les exigences du « parti religieux » ; sauf quelques esprits ardents et ab- solus, les catholiques se fussent contentés à moins. Que le ministère, se portant médiateur, prît avec autorité l'initiative d'une sorte de transaction, ils auraient été heureux de l'accepter, s'ils y avaient discerné la bonne volonté de faire tout ce que permettaient les circonstances. N'eussent-ils pas été pleinement et définitivement satisfaits, qu'ils eussent du moins désarmé, et, suivant la fine dis- tinction de Mgr Parisis, à défaut d'un acquit, donné un reçu. Il aurait probablement suffi de reprendre le projet cle 1836.
Tel était certainement le désir de M. Guizot, qui n'avait pas le titre de président du conseil, mais qui en avait l'autorité et la responsabilité. On sait quelle était son opinion personnelle sur la conduite de l'État envers la religion, et en particulier sur la liberté d'enseignement; on peut le croire quand il affirme après coup, dans ses Mémoires., que « personne n'était plus engagé et plus décidé que lui à sérieusement acquitter, quant à la liberté d'enseignement, la promesse cle la Charte ». La lutte qui avait éclaté n'était pas de nature à le faire changer d'avis. Ce n'est pas ce haut esprit qui s'effrayait où s'effarouchait de voir des catho- liques et même le clergé user des armes de la
LIT LE PB6JET DE LOI DE lS'iA 20 )
liberté. S'il avait professé à côté de M. Villemain cl de M. Cousin, il n'était pas resté comme eux un dévot de l'Université : « Vous voulez, disait-il alors à un professeur fort mêlé aux polémiques, vous voulez, avec votre question universitaire, être un parti, et vous ne serez jamais qu'une coterie. » À la différence de la plupart de ses contemporains, M. Guizot comprenait les griefs des hommes reli- gieux, la gravité des questions soulevées par eux ; il se plaisait à considérer dans ces débats, à y saluer, quelque chose déplus vrai, de plus profond, de plus élevé, que ce qui agitait les partis poli- tiques, au milieu desquels il était condamné chaque jour à manœuvrer. Aussi rendait-il hommage à la « sincérité » de l'opposition des catholiques, et déclarait-il leur émotion « digne d'un grand res- pect », alors môme qu'elle conduisait à des dé- marches, selon lui, excessives. Bien plus, comme I; il l'avouera plus tard, ses sympathies étaient au fond avec les partisans de la liberté religieuse, et, au plus fort de la lutte, il éprouvait à l'égard de la
I cause qu'il lui fallait combattre, comme un senti- ment mêlé d'envie et de regret. Il désapprouvait
lies violences de la polémique antireligieuse et on lui attribuait l'inspiration du Globe, qui blâmait alors sévèrement l'attitude du Journal des Débat* dans ces questions. Il avait l'esprit libre et large, même sur les jésuites. Pour le P. de Ravignan, qu'il avait été souvent entendre à Notre-Dame, il ressentait estime et sympathie: plus d'une fois il
294 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
eut avec lui des entretiens. Au sortir de l'une de ces conversations, le 29 décembre 1843, l'éloquent religieux écrivait à son supérieur général :
M. Guizot m'a étonné par la supériorité de ses vues, par son estime pour la Compagnie, par la ma- nière dont il se prononçait contre toutes les préven- tions et les attaques auxquelles nous sommes en butte. Je sais positivement que, dans le conseil des ministres, il a parlé en notre faveur. Le nonce à Paris et d'autres encore pensent devoir plus compter, pour les intérêts catholiques, sur M. Guizot que sur tout le reste des hommes publics de notre temps. Il est certain qu'il est homme d'État, que ses vues sont élevées, larges et favorables à la liberté d'en- seignement, comme à celle de l'Église.
On a retrouvé dans les papiers du P. de Ravi- gnan la minute de cette conversation. Le ministre y apparaît très bienveillant pour les jésuites, par- lant, d'une façon fort dégagée, des préoccupations de l'opinion. « La crédulité d'un grand nombre, disait-il, admet sur votre compte des faits auxquels je n'ajoute point foi; vous devez être prudents, le gouvernement n'a point de répulsion pour vous; je pense que vous pouvez encore rendre de grands services à la société... » A peine faisait-il quelques réserves au sujet du rôle historique des jésuites, par exemple sous les Stuarts. Le P. de Ravignan demandant : « Quel fait nous reproche-t-on? » M. Guizot répondait : « Aucun fait : il y en aurait d'isolés que je n'y attacherais aucune importance. »
et le projet de lot de 1844 295
Et il déclarait que les jésuites ne devaient pas être exclus de la liberté d'enseignement l. Peu après, dans l'intimité, il témoignait de la satisfaction que lui causait le petit livre de YExistence et de l'Ins- titut des Jésuites. Sa belle-sœur, Mmo de Meulan, disait à Mmo Swetchine : « Si vous entendiez M. Guizot parler de tout cela, des jésuites, etc., vous seriez enchantée 2. » Naguère ambassadeur à Londres, il devait avoir d'ailleurs, plus qu'un autre, les yeux fixés sur les hommes d'Etat anglais ; il les voyait, Robert Peel aussi bien que John Russel, mettre à l'envi l'honneur et l'intérêt de leur poli- tique à satisfaire les consciences catholiques, et il entendait, à cette époque, M. Gladstone se vanter a d'avoir fait à la religion catholique, en Angle- terre, des conditions plus larges et plus libérales qu'elle n'en possédait en France » .
Mais M. Guizot était- il secondé par ses collè- gues, entre autres par le ministre des cultes et par celui de l'instruction publique, que leurs attri- butions appelaient à s'occuper plus spécialement de ces questions? M. Martin du Nord eût été en temps ordinaire le plus aimable des ministres, bien intentionné, déférent envers ceux qu'il appelait ses évèques, son clergé, gracieux même pour les jé- suites, désirant sincèrement le bien de la religion,
1 Vie du P. de Ravignan, par le P. de Pontlevoy, t. Ier, 2G5 à 269.
2 Lettre inédite du P. de Ravignan au P. Provincial, du 9 février 1844.
296 CH. Y. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
et proclamant sa foi à la tribune. Le plus ardent des écrivains catholiques disait alors de lui :
On sait de quelle heureuse physionomie est doué M. la garde des sceaux; rien de plus doux que son air, que sa voix, que toute sa personne ; rien de plus conciliant que son langage, rien de plus honnête que ses intentions. Lorsqu'on l'écoute, on s'en veut de n'être pas de son avis, ou l'on croit qu'il se trompe involontairement; lorsqu'il blâme les choses les plus avouables et les plus louables, on est plus tenté de le plaindre que de le contredire ; car il semble qu'avec un peu plus de courage, il parlerait tout autrement. Ne croyez pas .qu'il perde une occasion de vanter son respect pour la religion, sa vénération pour les vertus des évêques, même pour leur titre sacré. Dans les grandes circonstances, il va plus loin, il ose se proclamer bon catholique, et M. de Montalembert est à peine plus téméraire à braver le respect hu- main.
Mais cet avocat disert, ancienne célébrité d'un barreau de province, n'avait pas les vues hautes et le caractère ferme qui font l'homme d'Etat. Il était surpris et troublé des graves problèmes qu'on soulevait devant lui ; il eût volontiers étouffé l'at- taque comme la défense. On ne savait ce qui agissait le plus sur lui, la crainte d'attrister les évêques ou celle de braver leurs adversaires. Il n'eût pas fait obstacle à une politique largement libérale, mais il n'était pas homme à en prendre l'initiative. Néanmoins les prélats rendaient volon-
ET LE PROJET DE LOI DE 1844 207
tiers hommage à ses bonnes intentions, et quand il leur fallait le combattre, ils le présentaient comme associé à contre-cœur à des mesures qu'il ne pouvait approuver.
Ils se plaignaient plus vivement de M. Villemain, qui leur paraissait être, dans le cabinet, le prin- cipal obstacle à la politique de conciliation désirée par M. Guizot. Etait-ce donc que le ministre de l'instruction publique fut animé de passions anti- religieuses? Nullement. Dans une note confiden- tielle adressée à ses collègues, Mgr Affre faisait, au -contraire, remarquer que M. Villemain se dis- tinguait, entre les hommes politiques de l'époque, par ses habitudes privées de vie chrétienne, et que,
: comme ministre, il avait fait, dans le choix des livres ou des hommes, des efforts sincères pour
| rendre l'enseignement officiel plus religieux Mais, chez cet ancien professeur, l'attachement à I L Di- versité était devenu un esprit de corps exclusif et étroit. M. Cousin et lui, tout en se jalousant, l'un violent, impétueux, passionné, l'autre chatouilleux, susceptible, inquiet, se partageaient l'honneur de personnifier la corporation enseignante. Une feuille de gauche disait à ce propos 2 :
M. Yillemain est bien plutôt le grand maître de l'Université qu'il n'est le ministre de l'instruction publique. Au lieu de se considérer comme le grand
« Vie fie Mgr Dévie, par M. l'abbé Cognât, t. II. p. H6. a Courrier Français, du 12 février 1844.
17.
298 CH. Y. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
pontife de l'enseignement universel, il est resté le général du corps enseignant laïque, le supérieur du couvent universitaire. Ainsi l'ont fait ses antécé- dents, ses habitudes d'esprit, la situation actuelle des choses et la difficulté de s'élever à la hauteur de son personnage.
La fin de ce jugement paraît suspecte de quelque animosité. On ne saurait nier cependant que M. Yillemain, tout en étant le plus ingénieux des littérateurs, n'avait pas plus que M. Martin du Nord les qualités de l'homme d'État. Sans pré- tendre, comme M. Michaud, qu'il était toujours resté un « bel esprit de collège », on peut dire, avec M. Sainte-Beuve, que la politique avait été pour lui une « diminution », et qu'il était surtout « un éloquent rhéteur, dans le sens antique et favorable du mot 1 . » Habile à se tirer des petites difficultés de rédaction, il faiblissait en présence des difficultés réelles, et, dans ce cas, il était in- suffisant même à la tribune. Joignez à cela cette susceptibilité craintive et irritable, qui est souvent le mal des hommes de lettres, et que les polémistes catholiques ne ménageaient pas toujours assez. Très sensible à la louange, encore plus aux cri- tiques, M. Yillemain avait été fort ému de l'accueil, pour lui inattendu, qui avait été fait à sou projet de 1841. Ce début l'avait jeté tout de suite dans
1 Sainte-Beuve, Chronique* parisiennes, p. 42, 101, 103, 105.
ET LE PROJET DE T.OI l E 1844 299
la lutte avec je ne sais quoi d'aigri et d'agité. Le nom seul de jésuite suffisait d'ailleurs à lui faire perdre la tête. Il souffrait lui-même plus encore qu'il ne faisait souffrir les autres, et la difficulté de concilier ses sentiments religieux et ses animo- sités universitaires lui causait une anxiété qui devait bientôt être trop lourde pour sa raison.
Les autres membres du cabinet ne paraissent pas s'être occupés de la question d'enseignement, dont tous ne comprenaient sans doute pas alors l'importance. Mais quel était sur ce point le senti- ment du roi qui, par son activité d'esprit, sa haute expérience, son sens politique si aiguisé, méritait d'exercer, et exerçait en effet, une action considé- rable sur la marche des affaires?
II
Louis-Philippe était personnellement un homme du dix-huitième siècle : il en avait à la fois le scep- ticisme et la sensibilité; il laissait même dire assez volontiers qu'il était voltairien. Mais, chez lui, le politique avait, par instinct et par expérience, le sentiment très profond de l'intérêt qu'a le pouvoir à vivre en paix avec le clergé. Ne l'avait- on pas entendu, dès 1830, dire cette parole si juste dans sa vive familiarité : « Il ne faut jamais mettre le doigt dans les affaires de l'Eglise; il y reste, h Seulement, s'il avait l'esprit trop (in pour ne pas voir les embarras et les périls d'une lutte avec le
300 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
catholicisme, peut-être ne l'avait-il pas toujours assez haut pour discerner à quelles conditions on pouvait satisfaire les consciences. A défaut de la foi personnelle, il n'avait pas cette intelligence large et délicate des choses religieuses que possé- dait si bien M. Guizot. 11 ne comprenait rien à l'attitude de M. de Montalembert et avait coutume de demander quand il entrerait dans les ordres. La vraie "portée de la lutte pour la liberté d'en- seignement lui échappait, et parfois il ne semblait y voir qu'une « querelle de cuistres et de bedeaux ». Ce n'est pas qu'il fût porté à prendre parti pour les « cuistres » contre les « bedeaux ». Les pré- tentions de la philosophie notamment inquiétaient plutôt son bon sens un peu terre à terre. Aussi, dans le monde universitaire, se plaignait-on géné- ralement du roi, et M. Sainte-Beuve disait à cette époque :
Le roi Louis-Philippe, dans cette querelle de l'U- niversité et des jésuites, n'est pas très favorable à l'Université. Si Villemain n'a pas proposé, cette année, sa loi organique sur l'instruction secondaire, c'est que le roi ne s'en est pas soucié. « Laissons faire, disait-il au ministre; laissons-leur la liberté à tous, moyennant un bon petit article de police qui suffira. » Le roi est peut-être meilleur politique en disant cela, mais Villemain est meilleur universi- taire L
1 Chroniques parisiennes, p. 02. — L'homme politique, dont nous avons déjà cité plusieurs fois le journal inédit,
KT LE PROJET DE LOI DE 1844 301
Al. Quinet écrivait avec amertume, dès avril 18/i*2 : '< Je suis bien convaincu que le parti prêtre est soutenu par le château. C'est là ce qui leur donne cette insolence *. » D'autre part cependant, le roi se méfiait de l'enseignement du clergé : il craignait que des collèges ecclésiastiques les en- fants ne sortissent « carlistes ». Aussi Mgr Aflre, qui avait eu l'occasion de saisit- plusieurs fois sur le vif les inquiétudes royales, engageait-il ses col- lègues de l'épiscopat à rassurer le gouvernement sur ce point, et paraissait-il croire que, ce malen- tendu dissipé, le roi n'aurait plus aucune répu- gnance à la réforme demandée.
Pour le moment, la pensée de Louis-Philippe ne se dégageait pas nettement. Il était d'ailleurs dans la nature de cet esprit pourtant si brillant et si étendu, dans les habitudes de ce politique, par cer- tains cotés, si consommé, de ne pas prendre parti sur les questions de principes, mais de louvoyer au milieu des faits avec une souplesse patiente et avisée, multipliant au besoin les inconséquences pour éviter les conflits. « Plein de bravoure per- sonnelle, il était, a dit M. Guizot, timide en poli-
écrivait on 1844 : « Les intentions du roi ont toujours été assez suspectes aux partisans de l'Université* On le croit disposé à voir sans peine quelques concessions au clergé... Il est peu favorable aux: élucubrations philo- sophiques et toujours assez porté, par politique, à mana- ger le clergé. »
1 Corrrt/ionrfanrp de Quinet.
302 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
tique *. » Rien chez lui de cette jeunesse chevale- resque, mais un peu téméraire, qui se plaît à poser les grandes questions. 11 aimait mieux tour- ner une difficulté que l'aborder de front, ajourner un problème que tenter de le résoudre. Il croyait que c'était déjà beaucoup de durer au moyen d'expédients successifs, comptant sur le temps et le hasard pour se tirer des embarras qu'il ren- voyait à l'avenir; au fond, d'ailleurs, fort perplexe et quelque peu désabusé sur le succès final. Tout au rebours de cette génération de 89 , dont il avait partagé les illusions, mais aussi les déceptions, il croyait peu à la puissance du bien et beaucoup à celle du mal ; il pensait volontiers qu'à combattre le mal de front, on risquait de se faire briser, et que le meilleur moyen de lui échapper était de ruser avec lui, en le cajolant. Ainsi il en usait avec l'esprit révolutionnaire. Peut-être était-il disposé à traiter de même la passion antireligieuse, quand celle-ci se montrait trop menaçante, non pas sans doute qu'il la partageât ou voulut lui céder; mais il estimait, au contraire, que c'était la seule ma- nière, sinon de détruire, au moins de limiter son action malfaisante.
Etait-ce une tactique heureuse ou nécessaire dans les matières purement politiques? Ceux qui le pensent font observer que le vieux roi, dans ce siècle d'instabilité, et en dépit des faiblesses de
1 Conversation avec M. Senior rapportée parce dernier.
ET LE PROJET DE LOI DE 18Î4 303
son origine, a su durer dix-huit ans. Ceux qui le contestent répondent qu'en fin de compte il a échoué. Quoi qu'il en soit, s'il était des questions où ces expédients fussent insuffisants, où les courtes habiletés ne pussent prévenir les conflits, ni les petites caresses faire oublier les légitimes griefs, c'étaient celles qui intéressaient la conscience reli- gieuse. Le roi devait en faire l'expérience, parfois non sans surprise ni vif déplaisir; à ce point de vue, ses rapports avec Mgr Aftre sont assez curieux à étudier.
. Louis-Philippe avait été fort ennuyé de l'oppo- sition de Mgr de Quélen. Quand il fut question de lui trouver un successeur, fidèle à sa pratique con- stante dans les choix d'évèques, il voulut avant tout un prêtre justement considéré ; mais il ne lui avait pas déplu d'appeler à ce siège élevé un per- sonnage sans patronage et sans clientèle, que ne désignaient ni un grand nom, ni un talent hors ligne, ni une haute situation. Jugeant des choses ecclésiastiques par ce qui se passait dans la poli- tique, il comptait ainsi, non pas pouvoir exercer sur le nouveau prélat une pression qui n'était pas dans ses desseins, mais lui en imposer, l'avoir dans sa main. Au début, il s'amusait de cette situation nou- velle, à laquelle ne l'avait pas habitué la bouderie hautaine de Mgr de Quélen. Mgr Alfre était accueilli avec effusion aux Tuileries. Le roi, le tenant assis auprès de lui sur un canapé, pendant une grande, réception, répétait à tous ceux qui venaient le
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saluer : « Je cause avec mon cher archevêque. » Il se livrait avec lui à toute l'abondance de sa con- versation, s'étendait sur le bien qu'il voulait au catholicisme : « Ah ! si je n'étais pas là, s'écriait-il, tout serait bouleversé. Que devi en cl riez-vous? Que deviendrait la religion ? » Le prélat était consulté sur les choix épiscopaux. « Il est délicieux, disait- il, notre cher archevêque : comme il juge bien les hommes 1 ! » Mgr Affre se prêtait à ces caresses avec une gravité peu souple. Nullement hostile à l'établissement de Juillet, fort mal vu, pour cette raison, du parti légitimiste, opposé par goût à toute démarche téméraire et même à toute action publique, plus que personne il désirait un accord entre le clergé et la monarchie de 1830. Mais, pour cet accord, il ne suffisait pas de caresses, auxquelles sa nature droite et un peu fruste était moins sensible qu'une autre, et nul n'était plus éloigné de se réduire au rôle d'un prélat de cour qui éviterait avant tout de paraître gênant. Aussi quand, après le projet de 1811, la question d'en- seignement fut mise à l'ordre du jour, le prélat voulut-il user des relations que lui avait permises la faveur royale, pour aborder ce sujet. Ce n'était pas l'affaire du prince, qui croyait pouvoir passer à côté de la question sans la résoudre. Aux pre- miers mots de l'archevêque, Louis-Philippe essaya
1 Ces détails et ceux que nous ajoutons plus loin sont rapportés dans la Vie de Mgr Affre, par M. Gruice, depuis évêque de Marseille.
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de changer la conversation ; il aimait à parler, par- lait facilement; aussi était-il, avec lui, fort difficile de suivre un entretien, quand il voulait le rompre. Plusieurs fois, l'évêque revint au sujet loin duquel l'entraînaient les digressions calculées de son inter- locuteur. Tout à coup le roi lui dit : « Monsieur l'archevêque, vous allez prononcer entre ma femme et moi. Combien faut-il de cierges à un mariage? Je soutiens que six cierges suffisent, ma femme prétend qu'on en doit mettre douze. Je me rap- pelle fort bien qu'à mon mariage, c'était dans la chambre de mon beau-père, il n'y avait que six cierges. » (les mots étaient dits avec cette bonhomie caressante, légèrement narquoise, qui était un des grands artifices du prince. L'archevêque ne voulait pas céder. « 11 importe peu, répondit-il d'un ton à la fois courtois et sérieux, que l'on allume six cierges ou douze cierges a un mariage, mais veuillez m'en- tendre sur une question plus grave. — Comment, monsieur l'archevêque, ceci est très grave, reprit en souriant le roi ; il y a division dans mon ménage : ma femme prétend avoir raison, je soutiens qu'elle a tort. )> Sans répliquer, l'archevêque poursuivit sa défense de la liberté d'enseignement. Le roi l'in- terrompit : « Mais mes cierges, monsieur l'arche- vêque, mes cierges ? » L'accent du prince prenait le caractère d'une certaine impatience. Le prélat ne se troubla pas, et continua comme s'il ne se fût aperçu de rien. Le roi alors, s'emportant, s'écria : «Tenez, je ne veux pas de voire liberté d'ensei-
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gnement, je n'aime pas les collèges ecclésiastiques; on y enseigne trop aux enfants le verset clu Ma- gnificat : Déposait patentes de sede, » L'arche- vêque se leva, salua et se retira.
La dernière parole clu roi était moins l'expres- sion réfléchie de sa pensée qu'une boutade comme il lui en échappait souvent dans l'intempérance de la conversation : seulement, ce qui était vrai, c'est qu'il voulait gagner du temps sans se prononcer. D'autres jours, l'archevêque revint à la charge, il ne fut pas plus heureux; le roi lui ripostait par quelque question étrange : « Apprenez- moi donc la différence qu'il y a entre Dominus vobiscum et pax tecnm; » il se mettait à lui raconter l'his- toire de sa première communion ou quelque anec- dote de son exil, ou bien parlait sur tout autre su- jet, avec une imperturbable volubilité, puis il termi- nait son monologue : « Allons, bonjour , monsieur l'archevêque, bonjour. » Du reste, toujours fort gracieux avec le prélat qu'il pensait à la fois avoir séduit et éconcluit, comme il avait fait de tant d'hommes politiques. C'était là où l'habileté royale se trompait, par ignorance de la conscience reli- gieuse. Quand on traite avec des hommes de foi, on peut les contredire, on ne leur fait pas, par de pareils moyens, perdre cle vue ce qu'ils croient être un devoir. L'archevêque sortait de ces entre- tiens agacé, nullement intimidé ; le prestige du roi en était amoindri, la résolution du prélat n'en était pas ébranlée. Aussi, puisqu'on ne voulait pas l'en-
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tondre dans des conversations secrètes, Mgr Aflre se résolut à parler publiquement. Le 1er mai 1842, présentant ses hommages au roi, à l'occasion de sa fête, il exprima, d'ailleurs en termes réservés et convenables, le vœu du clergé de pouvoir « tra- vailler plus librement h former le cœur et l'esprit de la jeunesse ». Le roi fut mécontent. « Où ai-je été prendre ce M. Vfire? dit-il, c'est une pierre brute des montagnes. Je la briserais, si je n'en crai- gnais les éclats. » Le ministre des cultes adressa des reproches au prélat ; le Journal des Débats tint un langage menaçant. Mais le gouvernement revint bientôt à des vues plus calmes, et, inter- pellé à ce sujet, M. Martin clu Nord répondit sage- ment que le langage de l'archevêque avait été après tout naturel. Ce fut néanmoins, entre le souverain et Mgr Affre, le commencement de rap- ports tendus, qui, comme on le verra plus tard, aboutiront à des scènes assez vives et détermine- ront le prélat, d'abord si bien disposé pour le régime de Juillet, à s'en éloigner de plus en plus. Les faits, sur ce point, ne donnaient-ils pas tort à l'habileté trop timide et sceptique du vieux roi, qui se trouvait ainsi avoir mécontenté à la fois les universitaires et le clergé, sans qu'on put même parvenir à préciser quels étaient son principe et son but?
308 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
III
Mal secondé, ou même parfois contrarié, au sein du gouvernement, M. Guizot pouvait-il trouver un point d'appui dans le monde parlementaire? Chez les hommes de gauche, la vieille haine révo- lutionnaire contre le clergé l'emportait sur les principes libéraux. A peine pouvait-on citer quel- ques rares exceptions1. M. de Tocqueville souffrait vivement de l'inconséquence vulgaire et passionnée du parti au milieu duquel il avait pris place. Il ne manquait pas une occasion de répéter à la tribune ce qu'il avait déjà dit dans son livre de la Démocratie en Amérique, sur l'accord de la religion et de la liberté. Il fondait, avec quelques amis, un journal, le Commerce, précisément pour « pouvoir défendre, du point de vue libéral, la liberté d'enseignement, sans s'associer à la guerre déclarée au clergé 2. » Mais c'était avec peu de succès : il ne parvenait pas à ramener les groupes de gauche à leurs principes, à les arracher à cette « politique d'expédients et d'intrigues », qui était,
1 Si, dans une lettre à Lamartine, M. Ledru-Rollin dénonçait le monopole universitaire, qu'il appelait la « conscription de l'enfance traînée violemment dans un camp ennemi et pour servir l'ennemi », il était contredit par son propre journal, la Réforme, où M. Flocon, plus fidèle à la tradition jacobine, déclarait que l'enseignement était « une des plus saintes fonctions de l'État. »
2 Lettre de M. de Tocqueville, du 17 septembre 1844.
ET LE PAO JET DE LUI DE 18-14 3U'J
selon lui, la conséquence de la direction donnée par M. Thiers. Attristé, dégoûté de ne pas trouver ces grands partis et ces grandes questions aux- quels il aurait aimé à donner sa vie, il se renfer- mait de plus en plus dans le rôle d'un prophète un peu chagrin, dénonçant à la bourgeoisie les vices de ses mœurs publiques, lui prédisant les catastrophes de l'avenir, et se déclarant impuis- sant, entre des partis contraires qui, ni l'un ni l'autre, ne suivaient ses conseils, à donner une autre direction aux événements. C'est ainsi notam- ment qu'il envisageait la question religieuse, et il a exposé son sentiment dans une lettre curieuse, dont quelques jugements particuliers peuvent être contestés, mais dont l'ensemble est, après tout, intéressant et instructif à connaître Voici cette lettre :
Mon cher ami, j'aborde la session tristement. L'état de la question religieuse me cause surtout une pro- fonde douleur. Mon plus beau rêve, en rentrant dans la vie publique, était de contribuer à la réconcilia- tion de l'esprit de liberté et de l'esprit de religion, de la société nouvelle et du clergé! Cette réconcilia- tion est ajournée pour des années ; la brèche qui se fermait est rouverte, et sera bientôt presque aussi large qu'en 1828. Ce résultat est dû à la combinaison des plus tristes passions et du plus grand esprit d'aveuglement (à mon sens du moins) qui se puisse concevoir. Je n'ai pas besoin de te dire à quel point
1 Lettre à M. E. de Tocqueville, G décembre 1843.
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je suis affligé de la guerre que les journaux (je dis les journaux, car, sur ce point, ceux du gouverne- ment sont peut-être pires que ceux de l'opposition) font au clergé et à la religion même ; mais, d'une autre part, je me sens profondément irrité contre les folies qui ont donné naissance à cet orage. Quand je pense qu'il y a trois ans encore, presque toute la presse, ou était favorable au retour des idées reli- gieuses, ou du moins n'y était pas contraire ; que la jeunesse presque entière marchait dans ce sens; que les conseils municipaux de presque toutes les villes ouvraient la porte aux corps religieux pour l'ensei- gnement; qu'enfin il se trouvait dans les Chambres une majorité immense et toujours prête à voter de l'argent pour créer des succursales, augmenter le traitement des ecclésiastiques; et qu'aujourd'hui toute la presse, à la seule exception des journaux légiti- mistes (exception plus dangereuse quelquefois qu'u- tile), est dans un paroxysme de vraie fureur; qu'on injurie le clergé dans les cours publics ; que des villes commencent à se montrer hostiles, et qu'enfin il n'est pas douteux qu'une immense majorité dans la Chambre ne fasse à la première occasion une querelle au clergé ; quand je vois ce déplorable tableau, je ne puis m'empêcher de croire qu'il faut qu'on ait com- mis de bien graves fautes pour avoir transformé en si peu de temps, une situation si bonne en une position si critique.
M. de Tocqueville reconnaissait que, sur le ter- rain de la liberté d'enseignement et du droit com- mun, le clergé était invincible ; mais, attachant trop d'importance à quelques opinions isolées et témé-
ET LE PROJET DE LOI DE 1^44
341
raires, il lui reprochait d'avoir laissé entrevoir r arrière-pensée de prendre « la direction exclusive de l'éducation. » Il ajoutait :
Ce n'est pas tout. Au lieu de se borner à réclamer leur part d'enseignement, ils ont voulu prouver que l'Université était indigne d'enseigner. Une multitude d'articles de journaux, de brochures et de très gros livres ont été publiés dans le but d'attaquer nomi- nativement une foule de professeurs et de prouver qu'ils ne méritaient pas la confiance des familles. Qu'ils eussent raison ou tort dans ces attaques, peu importe, ce n'est pas là la question ; le tort était de prendre une marche qui ne pouvait manquer d'éloigner indéfiniment la liberté d'enseignement pour laquelle on combattait, soulèverait nécessai- rement contre le clergé et la religion une foule d'amours-propres exaspérés, et jetterait dans une guerre acharnée des milliers d'hommes intluents et actifs, qui, bien qu'ils ne fussent pas ou qu'ils n'eussent pas toujours été orthodoxes et bons chré- tiens, laissaient la réaction religieuse se faire sans y mettre obstacle.
Seulement, après avoir blâmé et surtout regretté ce qui lui paraissait être le tort des catholiques, M. de Tocqueville disait : « Je crois que les fautes du clergé seront toujours infiniment moins dan- gereuses à la liberté que son asservissement » Réflexion remarquable entre toutes, que les hommes politiques ne de \ raient jamais oublier, mais qu'alors,
1 Lettre à M. de Corcelle, du 15 uovembre 1843.
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comme aujourd'hui, les hommes de gauche ne savaient ni comprendre ni même entendre.
Les amis de la liberté d'enseignement n'étaient guère plus nombreux dans le parti conservateur que dans les groupes de gauche. Si quelques hommes d'Etat, comme M. Molé, se montraient, dans certains salons, favorables aux catholiques, même aux jésuites l, ils se gardaient de faire aucun acte public qui pùt les compromettre. Parmi ceux qui naguère croyaient se montrer hommes de gou- vernement en étant bienveillants pour l'Eglise, combien avaient agi ainsi parce qu'ils avaient cru cette Eglise vaincue et réduite pour toujours à l'état d'une cliente affaiblie, timide, humiliée, qu'ils étaient flattés d'avoir sous leur protection ! Mais que les catholiques reprissent un langage fier, mâle, hardi, ils en éprouvaient comme une déception irritée; leurs vieilles préventions se réveillaient. Les plus conservateurs ne parvenaient pas d'ailleurs à comprendre les sentiments et les besoins au nom desquels parlaient les évêques. « Voilà de singulières querelles pour notre temps », écrivait l'un d'eux. Arborer le drapeau religieux, dix ans après 1830, leur paraissait une sorte de démence inexplicable, un éclat de mauvais goût, un oubli des convenances, absolument comme si, dans un salon, ceux-là venaient tout à coup à
1 « M. Molé est toujours et très explicitement nôtre, » lit-on dans une lettre du P. de Ravignan.
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parler bruyamment que leur situation obligeait à garder un silence modeste. On ne s'expliquait pas le rôle de M. de Montalembert. « Que veut-il? disait-on. Où cela peut-il le mener? Il ne tiendrait qu'cà lui d'être ambassadeur en Belgique, et il se rend impossible de gaieté de cœur » Aussi lors- que, en 18A3, les bureaux de la Chambre des députés furent saisis d'une très modeste propo- sition, déposée par M. de Carné, et tendant seule- ment à supprimer le certificat d'études, ne se trouva-t-il que deux bureaux sur neuf, pour auto- riser la lecture du projet. Des ministériels s'étaient unis aux hommes de gauche, pour refuser même de T examiner.
Il ne faudrait pas croire cependant que les partis d'alors fussent animés de passions antireligieuses analogues à celles qui régnent aujourd'hui. Sans doute, dans l'émotion de la. lutte, certains polé- mistes catholiques étaient disposés à peindre fort en noir ce qu'ils appelaient l'impiété de leurs adver- saires. Mais les esprits sages jugeaient les hommes avec plus de sang-froid. M. de Champagny écri- vait à ce propos, dans le Correspondant d'alors, ces très justes réflexions :
Peu d'hommes, dans la sphère politique, ont une volonté arrêtée contre le christianisme ou contre
1 M. Mole disait au contraire : « Si je n'avais que quarante ans, je ne voudrais pas d'autre rôle que celui de Montalembert. »
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314 CH. Y. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
l'Église... Beaucoup comprennent que, pour qui veut gouverner honnêtement, c'est-à-dire avec un peu de sûreté pour l'avenir, je ne dirai pas l'amitié du clergé, mais l'absence de justes ressentiments de la part des catholiques, est nécessaire... Il est certain que la pensée d'une guerre fondamentale contre l'Église, soit par la force, soit par la ruse, répugne d'une manière profonde aux instincts chrétiens d'un grand nombre, à l'honnêteté de quelques autres, à la sagesse politique de presque tous. Mais ces hommes savent mal ce que c'est qu'une Église, ce qu'il lui faut; ils ne savent au fond ni la servir ni la com- battre ; dans leurs jours de bonne volonté, ils la protègent mal; dans leurs jours de défiance, ils croient ne s'armer contre elle que du bouclier, et ils lui font de profondes blessures 1 .
Cet état des esprits, dans toutes les régions du monde politique, était fait pour entraver les bonnes dispositions de M. Guizot. Il était obligé d'en tenir compte, au moins en partie, et on comprend qu'il fut tenté parfois de répondre aux catholiques trop exigeants : « Mais mettez-vous donc à ma place ! » Y aurait-il eu moyen, avec un peu de décision et de volonté, de dominer, d'entraîner cette opinion qui n'était pas possédée par des passions bien profondes? Question délicate, que nous nous gar- derions de trancher légèrement. En tout cas, M. Guizot ne paraît pas avoir essayé. Il était dis- trait absorbé par d'autres affaires, particulièrement
1 Correspondant, 1845, (. XI, p. GGO.
ET LE PROJET DE LOI DB 1844 315
par les a flaires extérieures qui étaient alors le sujet principal , presque exclusif, des débats parlemen- taires, et sur lesquels se jouait, à chaque session, l'existence du cabinet. Du 29 octobre 1840 au mois d'avril 18/i/i, M, Guizot ne prit pas une seule fois la parole dans les débats qui s'engagèrent sur la liberté d'enseignement ou sur la question religieuse. Il laissa au ministre des cultes et à celui de l'ins- truction publique, le soin d'y représenter le gouver- nement, ce qu'ils firent avec des nuances dont le contraste à lui seul eût suffi pour révéler qu'il n'y
, avait, sur ce point, ni décision concertée ni direc- tion donnée. D'ailleurs M. Guizot qui avait la vue, l'intelligence et la parole de la grande politique, en avait-il au même degré la volonté efficace? L'éclat, l'accent dominateur de son éloquence fai-
; saient, sous ce rapport, illusion aux autres et lui faisaient illusion à lui-même. « L'éloquence à ce
1 degré, a dit finement M. Sainte-Beuve, est une grande puissance; mais n'est-ce pas aussi une de
: ces puissances trompeuses dont a parlé Pascal? » Sans doute, quand M. Royer-Collard disait : « Gui- zot, un homme d'Etat! C'est une surface d'homme d'Etat! » ou encore : « Ses gestes excèdent sa parole, et ses paroles sa pensée; s'il fait par hasard de la grande politique à la tribune, soyez sur qu'il n'en fait que de la petite dans le cabinet, » c'était
:1a sortie injuste d'un esprit chagrin et jaloux; peut- être, cependant, y avait-il, dans cette boutade, la parcelle de vérité qu'on trouve dans les caricatures.
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M. Guizot était conduit à se montrer faible envers ses amis politiques par l'exagération d'une idée juste. Depuis la mort de Casimir Périer, il avait senti très vivement le mal de l'anarchie par- lementaire dont la cause était la dislocation et l'inconsistance des partis ; aussi, en prenant le pouvoir, s'était-il donné pour première tâche de former cette majorité conservatrice, ce parti de gouvernement qui avait manqué à tous les minis- tères précédents. Seulement, pour y parvenir, au lieu des impulsions impérieuses que la nécessité visible du péril matériel faisait accepter de Casimir Périer, il se crut obligé à des moyens de séduction qui le firent accuser de corruption, et aune docilité qui, en plus d'une circonstance, et spécialement dans la question religieuse, lui fit sacrifier son opinion personnelle aux préjugés de ses partisans. Jusqu'en 1848, la crainte de désorganiser sa majorité ne lui fera-t-elle pas commettre plus d'une faute? Par ces causes diverses, auxquelles il faut joindre le caractère mesquin, déloyal de l'oppo- sition , M. Guizot se trouvait faire tout autre chose que ce qui eût été dans la nature de son esprit : ce grand spiritualiste était amené parfois à suivre une politique matérialiste, ce doctrinaire était réduit trop souvent à vivre d'expédients
1 Ce qui faisait dire alors au comte Beugnot : « Har- celé, depuis ciuq ans, par une meute d'envieux qui no savent que lui tendre d'indignes embûches, M. Guizot a fini par contracter, dans cette guerre mesquine, non le
ET LE PROJET DE LOI DE 1844 317
Robert Peel tenait sans cloute une conduite bien différente, quand, à cette même époque et sur cette même question de liberté religieuse, il violentait les traditions de son propre parti, et répondait aux reproches d'infidélité, qu'il aimait mieux « perdre le pouvoir que de le garder à des conditions ser- viles. » Mais un rapprochement serait-il équitable? N'y avait-il pas. entre les deux situations, des différences capitales? Comme tous les gouverne- ments que la France a connus dans ce siècle, et que peut-être, hélas! elle connaîtra d'ici à longtemps, la monarchie de Juillet ne représentait qu'une fraction de la nation, la bourgeoisie triomphant des partis soupçonnés d'attache cà l'ancien régime et cherchant à se défendre contre l'invasion du flot démocratique qui, après l'avoir portée à la surface, cherchait à la submerger. C'était une base étroite et vacillante. Ne pouvant s'appuyer que sur cet élément social et ayant à lutter contre tous les autres, les hommes d'Etat de ce régime étaient réduits à subir, au moins en partie, l'influence et la pression des préjugés de ses seuls défenseurs; ils n'avaient pas, en tout cas, pour y résister la large assiette, la liberté d'allure, la possibilité de changer d'appui qui faisaient la force d'un Robert Peel, en face des préventions des vieux tories. L'histoire a le droit et le devoir de relever, dans
guùt, mais l'habitude des expédients qui composent la tactique parlementaire ». l Correspondant de 18 15. t. Xlï. p. 345.)
18.
318 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
la conduite de ceux qui nous ont gouvernés, les fautes qui proviennent des erreurs et des passions du parti qu'ils représentaient ou du peuple dont ils avaient la charge ; à la condition toutefois qu'elle tienne compte de ce qui, en accusant les seconds, peut, dans une certaine mesure, excuser les pre- miers, et qu'elle ne cède pas à la tentation, fréquente dans le public, de faire porter toute la responsa- bilité sur le pouvoir; à la condition aussi de ne pas oublier que tous les régimes et toutes les opinions ont été à peu près dans le même cas; que nul d'entre eux n'est assez sûr d'être sans péché pour jeter à autrui la première pierre. Pour ne citer qu'un exemple, la situation de M. de Villèle en face des ultra qui lui imposaient, contre son gré, la loi des majorais et celle du sacrilège, n'avait-elle pas quelque analogie avec celle de M. Guizot n'o- sant pas accorder la liberté d'enseignement à cause des méfiances qu'elle inspirait à la bourgeoisie voltairienne? 11 faut reconnaître là le malheur de notre temps et cle notre pays, la conséquence fatale de nos révolutions, plus encore que la fai- blesse des hommes d'Etat.
Triste temps et malheureux pays, où ceux qui essayent de gouverner sont en quelque sorte con- damnés à ces faiblesses, et ne peuvent réussir ou seulement durer qu'à la charge de louvoyer, de vivre de compromis et de concessions ! On conçoit que quelques-uns préfèrent renoncer à rien entre- prendre et songent uniquement à garder leur nom
ET LE PROJET DE LOI DH 1844 319
intact, à se draper clans le fier renom d'une opinion qui n'a jamais transigé et d'une conscience qui n'a jamais fléchi. C'est pour ces derniers que l'opi- nion réserve d'ordinaire sa bienveillance. Il ne nous conviendrait pas, sans doute, de paraître plaider la cause de l'ambition sceptique qui sacrifie les principes aux expédients, contre la constance désintéressée des hommes de foi. Cependant, sur ce point, les faveurs de l'opinion sont-elles toujours équitablement distribuées? Aurait-on raison, par exemple, de préférer M. Royer-Collard, refusant de se compromettre pour la monarchie et parfois l'exposant à périr, afin de conserver l'intégrité de sa doctrine et de son rôle de libéral, à M. de Serre contredisant ses opinions antérieures et rompant ses amitiés, pour sauver cette monarchie et assurer h son pays quelques années de repos ; ou même à M. de Villèle qui a pu acheter sa durée au prix de concessions fâcheuses, mais qui, après tout, a su donner à la France ce qu'elle ne connaît plus, des années de gouvernement libre, honorable et prospère? Ce n'est pas toujours dans les convic- tions immuables, solitaires, hautaines et inactives, que l'on rencontre, en allant au fond, les mobiles les plus élevés et surtout les moins personnels. Il semble qu'à bien connaître et surtout à avoir vu d'un peu près les conditions faites à ceux qui sont au pouvoir, dans notre temps et dans notre pays, et qui ont ainsi charge de résoudre le problème presque insoluble légué par nos révolutions, l'his-
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torien soit tenté de devenir indulgent pour les gouvernements et de réserver plutôt sa sévérité pour les oppositions. Tout au moins, quand il lui faut, comme nous le faisons en ce moment, noter et blâmer des erreurs ou des faiblesses, cloit-il mettre en garde le public contre l'injustice d'un jugement qui ferait porter uniquement sur quelques hommes ce qui est aussi la faute d'une nation, et sur un seul régime ce qui est, de notre temps, sous des formes diverses, le malheur de tous.
IV
Quand les gouvernements ne donnent pas l'im- pulsion, ils la reçoivent: c'est ce qui arrivait au ministère dans la question religieuse. Il ne voulait sans doute pas aller aux extrémités où le poussaient les adversaires du clergé, mais il se croyait obligé de céder à quelques-unes de leurs exigences. Sur plus d'un point, les bons rapports qui avaient com- mencé à s'établir entre l'Eglise et l'État, se trou- vaient ainsi altérés. Jusqu'alors les ministères successifs avaient gardé, en face de la restauration monastique entreprise par Lacordairê, une neutra- lité un peu inquiète, mais bienveillante. Une fois les luttes de la liberté d'enseignement engagées, la bienveillance demeura au fond, mais elle n'osa plus se manifester, et l'inquiétude augmenta. De 18A1 à [8/4/1, on vit un ministre s'agiter pour empô-
BT LE PROJKT DE LOI DE 1844 321
cher que le nouveau dominicain ne prêchât en froc : campagne aussi malheureuse que puérile. A Bor- deaux, en 1841, M. Martin du Nord obtenait seule- ment qu'un rochet fut passé par-dessus le froc; encore le rochet disparaissait-il au troisième ou quatrième sermon. A Nancy, en 1842, pas de rochet; il fallut se contenter de ce que la chape noire ne recouvrait pas la robe blanche. À Paris, en 1843, grâce à l'intervention de Rome, sollicitée par le roi, Lacordaire revêtit son costume de cha- noine; mais quelques semaines plus tard, à Gre- noble, en février 1844, il parlait avec son habit monastique complet, et, après une réclamation de pure forme, le gouvernement laissait faire. La liberté l'avait emporté; la victoire dépassa même cette petite question de costume. En effet, pendant ce temps, Lacordaire, hardi avec prudence et finesse, fondait les deux premières maisons de son ordre, à Nancy d'abord, près de Grenoble ensuite. Le ministre protestait, mais en vain; il s'en con- solait d'ailleurs, n'ayant eu d'autre dessein que de prendre ses sûretés pour le cas où il serait harcelé par M. Isambert.
Ges petites gènes n'entravaient donc pas sérieu- sement les progrès de la liberté religieuse ; mais elles suffisaient pour que le gouvernement n'eût ni l'honneur ni le profit de ces progrès, pour que tout parut se faire malgré lui et presque contre lui. Et pourquoi? Au fond il n'en voulait pas au froc; il craignait seulement le mécontentement que la
3'22 CH. V. LA POLTTiQUE REMGTEUSE DU GOUVERNEMENT
vue d'un tel habit pourrait exciter. Les faits ne donnaient-il pas tort à ses appréhensions? Partout le nouveau moine n'était-il pas accueilli avec res- pect, avec enthousiasme même, par les popula- tions? En 18 M, le bruit avait couru que Lacordaire allait établir un couvent à Bordeaux; aussitôt les dix députés de la Gironde, tous ministériels, s'étaient présentés en corps à la chancellerie, déclarant que si le gouvernement n'empêchait pas cette fondation, ils porteraient la question à la tribune : c'était plus qu'il n'en fallait pour trou- bler M. Martin du Nord. Or, Lacordaire étant venu prêcher, cette même année, dans cette même ville de Bordeaux, le succès fut tel, qu'il fallut con- struire des tribunes dans la cathédrale, pour faire place aux auditeurs; toutes les autorités demandaient des sièges réservés; l'orateur recevait des députations qui venaient lui témoigner de leur admiration reconnaissante; il dînait en froc chez le préfet qui était protestant, et on lui offrait, au collège, un banquet d'honneur présidé par le rec- teur. Depuis longtemps aucun personnage n'avait obtenu à Bordeaux une telle popularité. N'y avait- il pas là l'indice que le gouvernement eût pu être, sans danger, moins timide, qu'il avait tort de juger de l'opinion par les préventions du petit monde parlementaire, et que, pour dominer ces préven- tions, il eut trouvé un point d'appui dans le pays?
Même attitude à l'égard de la Compagnie de Jésus. Le ministère n'avait contre elle aucun parti
ET l'KOJET DU LOI DE 1 6 4 \ 323
pris; M. Guizot et If. Martin du Nord étaient heu- reux, quand, dans les entretiens assez fréquents qu'ils avaient avec ses membres, ils pouvaient les rassurer; mais, s'ils n'avaient pas peur des jésui- tes, ils avaient peur de ceux qui cherchaient à leur en faire peur. Ils ne voulaient pas agir contre ces religieux, mais tâchaient, sans succès il est vrai, de faire agir les évèques, ou essayaient d'obtenir, de la Compagnie elle-même, quelque concession qui put désarmer ses adversaires. Le P. de Ravi* gnan écrivait alors au P. Général :
11 faut véritablement être ici pour se former une idée des choses; il faut avoir causé plusieurs fois avec nos hommes publics, au milieu de leurs an- goisses à notre sujet, pour comprendre toutes les difficultés delà position. Deux fois, pendant le court Avent de Rouen, j'ai été mandé par le garde des sceaux et par le directeur des cultes à Paris. Tantôt c'est une chose, tantôt c'est une autre... fermer nos chapelles, renvoyer nos novices, faire sortir de France tous nos théologiens. M. Dupin prépare un Factum qui met en émoi tout le gouvernement. C'est pitoyable, c'est misérable. C'est ainsi que nous vivons, continuellement harcelés... Sans cesse mêlé par les supérieurs à ces tristes négociations, j'avoue que je préférerais quelquefois la persécution ouverte. Devons-nous cependant la provoquer 1 ?
Le gouvernement n'avait pas seulement affaire à quelques religieux ; c'était avec les évèques,
1 Lettre du 30 décembre 1843, en partie înédltoi
324 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
réclamant la liberté d'enseignement, que le conflit était le plus directement engagé et aussi le plus embarrassant. Le ministre répugnait aux mesures répressives qui sont d'ordinaire odieuses ou ineffi- caces, quelquefois l'un et l'autre. Aussi M. Martin du Nord essaya-t-il d'abord d'adresser des lettres de remontrances non publiques à tel prélat ou à l'é- piscopat tout entier; mais qu'il usât de caresses ou de menaces, l'effet était à peu près nul, et le ton sur lequel répondaient les évêques montrait com- bien peu ils étaient séduits ou intimidés. Les hommes de gauche s'étonnent, se plaignent sou- vent aujourd'hui que les observations du pouvoir civil ne soient pas accueillies avec déférence par le clergé. Ne doivent-ils pas s'en prendre à eux- mêmes, à l'atteinte que les révolutions ont portée à ce pouvoir, à son prestige et à son autorité mo- rale? Quand Louis XV1H ou (maries X parlaient de ne plus recevoir un prélat à leur cour, cette menace, sans avoir l'effet qu'elle aurait eu dans la bouche de Louis XIV, produisait cependant encore quelque impression. Elle n'en eût fait presque aucune après 1830. Et depuis lors, les gouverne- ments qui se sont succédé ont été encore plus impuissants à adresser le moindre conseil ou le moindre avertissement aux personnages ecclésias- tiques. C'est moins le clergé qui s'est émancipé de lui-même que l'autorité politique qui s'est dis- créditée par son fait.
Dans la voie où il s'était engagé, le pouvoir se
El ia: DnôJST pE ÙQ] de 1814 325
trouva bientôt amené à ne plus se contenter de remontrances trop vaines pour ne pas être un peu ridicules. Quelles mesures prendre? L'évêque de Châlons, en novembre 18/|3, fut déféré pour abus au conseil d'État, à raison d'une lettre où il avait menacé éventuellement de retirer les aumôniers des collèges; mais la sentence, raillée par les catholiques, ne fut guère prise au sérieux que par M. Dupin !. Au commencement de 1844, deux piètres auteurs de publications véhémentes contre le monopole universitaire, l'abbé Moutonnet à xNîmes, l'abbé Combalot à Paris, étaient poursuivis devant le jury. Le premier fut acquitté, le second fut condamné à quinze jours de prison et à /lOOO francs d'amende. Mais l'émotion produite faisait plus de tort au gouvernement, accusé de persécution, qu'au condamné qui refusait sa grâce, et qui, passé aussitôt martyr, recevait de partout, même de certains évêchés, d'enthousiastes et publiques félicitations.
Du reste, s'il n'intimidait et ne contenait per- sonne, le gouvernement semblait, par son impré- voyance, prendre à tâche d'élargir l'attaque dirigée
1 M. Dupin Taisait, à la tribune, le 10 mars 1844, un étrange rapprochement. « H faudrait se plaindre, disait- il, si le prêtre blâmé comme d'abus, n'éprouvait pas ce sentiment, intérieur du soldat, qui se trouve censuré devant sa compagnie; de l'avocat qui se croit flétri dans sa carrière, si son conseil de discipline l'a admonesté. Non, non, Messieurs, nous ne sommes pas déchus à ce point ! »
l'J
326 CH. Y. LA POLITIQUE KELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
contre lui. Dans les premiers jours de les évêques de la province de Paris adressèrent au roi un mémoire collectif qui demandait, avec fermeté et dignité, la liberté d'enseignement. M. Martin du Nord crut devoir alors écrire à Mgr Affre une lettre, où, après avoir déclaré que le mémoire « blessait gravement les convenances » , il y signalait une infraction à celui des articles organiques qui interdisait toute délibération dans une réunion d' évêques non autorisée. « Il serait étrange, disait-il, qu'une telle prohibition pût être éludée au moyen d'une correspondance établissant le concert et opérant la délibération, sans qu'il y ait eu assemblée. » Qui eût voulu fournir une occa- sion d'attaquer les articles organiques, en en faisant l'application la plus excessive et la plus ridicule, n'aurait pas agi autrement. Il n'y eut pas assez de sarcasmes, dans toute la presse catho- lique, sur « le concert par écrit » de M. Martin du Nord. L'archevêque de Paris répondit par une lettre légèrement ironique et fortement raisonnée, où il ne se contenta pas de démontrer ce qu'avait d'insoutenable cette extension donnée aux interdic- tions portées par les articles organiques; il pro- testa contre les interdictions elles-mêmes, et de- manda, au nom de la liberté religieuse, la révision de cette législation. Ce ne fut pas tout : la plupart des évêques de France (cinquante-cinq environ), écrivirent à l'archevêque de Paris pour approuver sa conduite et s'associer à ses protestations. Le
ET LE PROJET DE LOI DE I8iî
3-37
ministre était réduit à subir en silence l'éclatante manifestation qu'il s'était attirée; ce pacifique, ce timide, si désireux d'éviter les conflits et d'écarter les grosses questions, se trouvait s'être mis tout l'épiscopat sur les bras et avoir soulevé le redoutable problème des rapports de l'Église et de l'État *. Le P. de Ravignan écrivait alors dans une de ses lettres :
De mûres réflexions jointes à la prière, mes con- versations avec l'abbé Dupanloup, le cardinal deBo- nald et M. de Montnlcmbert, me font penser, avec raison, que la sphère s'agrandit devant nous. La question vraie est la liberté de l'Église. C'est une nouvelle voie qu'il faut ouvrir, une nouvelle ère à commencer ; c'est, comme je le conçois, l'action ferme et prudente de l'autorité spirituelle, récla- mant, par tous les moyens constitutionnels et lé- gaux, le libre exercice de ses droits et sa place au soleil des institutions du pavs.
L'éminent jésuite qui, on le voit, se plaçait plus nettement que jamais sur le terrain libéral, concluait à la formation d'un comité « pour la défense de la liberté religieuse », et il déclarait
1 Le Correspondant (t. V, p. 465), disait à ce propos : « Le gouvernement a voulu comprimer, et le ressorl qu'il comprime rejaillit contre sa main... Il indique au parti catholique un but précis, actuel, saisissable, tel qu'il en faut aux partis... Ce but, c'est l'abrogation ou l'interprétation plus libérale des lois qu'on nous oppose; en d'autres termes, l'éinaueipatiou civile de notre reli- gion. »
328 ch. v. La politique religieuse du gouvereement
(( avoir donné son humble mais pleine approbation au programme rédigé par M. de Montalembert. »
Somme toute, le gouvernement n'avait pas d'intentions méchantes : il n'avait même qu'une résolution bien arrêtée, celle de ne pas être persé- cuteur; et quand, dans l'émotion de la lutte, des journalistes ou même de vénérables prélats par- laient comme ils l'eussent fait en face de quelque Diocléticn, M. Martin du Nord était assez fondé à leur répondre : « Vous pouvez parler des persé- cutions sans crainte; il n'y a pas grand courage à braver des dangers imaginaires. » Plus tard, les catholiques jugeront ce gouvernement avec plus de sang-froid et d'équité. Lacordaire, par exemple, énumérant après coup les causes auxquelles il devait le succès de sa campagne en faveur de la liberté des ordres religieux, indiquera « la modé- ration du pouvoir». Mais, vers 18/i/i, l'irritation causée par les petites vexations empêchait les hommes religieux de rendre justice à cette vertu un peu trop négative qui faisait éviter les grandes oppressions. Les évêques, dans leur langage, pa- raissaient de plus en plus s'éloigner de la monar- chie de Juillet, et l'un des plus modérés entre les écrivains du parti catholique, l'abbé Dupanloup, après avoir rappelé la patience du clergé après 1830, le rapprochement commencé en 1837, ajou- tait :
Je ne le dissimule pas, cette bonne volonté qui,
i:r LE PROJET de LOI DE 1844 389
pendant sept ou huit aimées, allait au-devant de cenfc qui se plaignent aujourd'hui, s'est affaiblie, par la seule force de cette défiance injuste et outrageuse dont nous sommes depuis plusieurs années devenus l'objet... N'est-il pas évident qu'on nous méconnaît, et que, nous méconnaissant, on tend à nous pousser dans une opposition où nous ne sommes pas? Ce sentiment qui s'attriste quand un gouvernement fait des fautes, et qui se réjouit des choses sages et heureuses qu'on lui voit faire, ce sentiment qui est déjà de l'affection et du dévouement, on tra- vaille à le diminuer en nous, malgré nous-mêmes. Encore un peu et nous ne nous attristerons plus, nous ne nous réjouirons guère, nous serons sur la voie de l'indifférence. Eli bien, je le répète, quoique nous ne puissions ni ne voulions jamais agir en rien, ni seulement proférer un mot de menace, il y a péril à nous accoutumer à ne rien attendre du pré- sent, et à nous faire, las et déçus, porter nos regards vers l'avenir
V
Si les catholiques étaient mécontents, leurs ad- versaires ne l'étaient pas moins. C'est la condition des politiques indécises et faibles, que tout le monde s'en plaint. Les universitaires se trou- vaient mal défendus, presque trahis, et, à gauche, on accusait couramment le ministère et le roi de complaisance envers le clergé. M. Libri et
1 Première lettre à M . le <h«- <!<■ Bnn/lie ilsiî).
330 CH. Y. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
M. Génin le disaient avec amertume, MM. Quinet et Michelet, avec menaces. On en voulait surtout à M. Martin du Nord, auquel ou opposait M. Ville- main. Chaque année, M. Isambert venait à la tri- bune dénoncer les défaillances du gouvernement dans les questions religieuses. Dès 18/12, il décla- rait que c'était « pire que sous le ministère Vil- lèle »; en 1843, il accusait le cabinet d'être le complice des congrégations religieuses; l'année suivante, il proclamait que les concessions du gou- vernement envers le clergé avaient pris des « pro- portions effrayantes » ; il demandait gravement si l'on voulait laisser ramener le pays « au moyen âge » , et s'il y avait, « comme sous la Restau- ration, un gouvernement occulte, allié au parti jésuitique 1 ». M. Martin du Nord trahissait dans ses réponses tout l'embarras de sa situation; d'une part, il ne pouvait entendre tant d'attaques odieuses et absurdes, sans vouloir en effacer l'effet par quelques paroles douces et polies à l'adresse des évêques, parfois même sans élever quelques pro- testations chaleureuses. « On craint que la religion ne nous envahisse, s'écriait-il un jour; je suis loin de partager cette crainte , et je me félicite au con- traire du développement des idées religieuses... Je ne cherche pas à obtenir l'assentiment d'hom- mes qui voient toujours dans la religion un péril
1 Discours du 18 mai 1842, du 14 juin 1843 et du 19 mars 1844.
KT LE PROJET DE LOI D3 1844 331
pour le gouvernement. » Mais il croyait ensuite nécessaire de se faire pardonner cette bienveil- lance, en se vantant de toutes les mesures qu'il avait prises contre le clergé, et en adressant aux prélats, du haut de la tribune, des remontrances qu'il cherchait du reste à rendre paternelles. Il donnait aux néo-gallicans la satisfaction d'adhérer à leurs prétentions; on disait alors qu'il présen- tait la face souriante de cette médaille dont M. Isambert ou M. Dupin étaient le revers moins aimable. Ce qui apparaissait de plus clair au milieu de ces contradictions hésitantes, c'était le désir qu'avait le ministre, non de rien résoudre, mais de tout assoupir. Son idéal eût été que les évêques parlassent tout bas et que M. Isambert ne parlât pas du tout, et il semblait que cette double et un peu naïve supplication, adressée aux partis opposés, fût le dernier mot de chacun de ses discours. La discussion une fois soulevée malgré lui, loin de l'élever et de l'agrandir pour en dégager la vraie et large politique, il ne paraissait occupé qu'à la rétrécir et à la raccourcir ; un écri- vain catholique disait malicieusement que « le premier soin du ministre des cultes était natu- rellement de rapetisser le débat pour le mieux remplir. »
On comprend sans doute qu'entre deux opi- nions extrêmes, un gouvernement veuille tenir une conduite intermédiaire : c'est souvent son devoir; mais cette modération n'est pas l'incer-
332 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
titude et le laisser-aller ; nulle politique n'exige même une volonté plus résolue et plus précise; il s'agit d'imposer des deux côtés une ligne net- tement arrêtée, non de suivre tour à tour les im- pulsions de chaque parti. M. Martin du Nord ne le comprenait pas. Aussi ne gouvernait-il ni les esprits ni les événements, et, au lieu d'obtenir cette pacification qu'il croyait faciliter en éludant les questions, voyait-il les ardents des deux camps donner le ton, saisir l'opinion, échanger leurs défis et leurs coups par-dessus sa tête, sans presque s'inquiéter de ce qu'il pouvait penser et dire. C'est ce qui se produisit surtout dans certains débats retentissants qui marquèrent les débuts de la ses- sion de ISkk.
À la tête de ceux qui prétendaient défendre les droits de FÉtat contre le clergé, M. Dupin s'em- para avec éclat du premier rôle parlementaire. Prenant des mains de M. Isambert le drapeau que celui-ci avait tenu jusqu'alors d'une façon un peu ridicule, il fit une charge à fond contre le « parti prêtre », réprimanda les faiblesses ou les hésita- tions du gouvernement et lui dicta le programme d'une politique de combat *. Rien cependant, chez ce personnage, des passions démagogiques ou des haines irréligieuses animant ceux qui aujourd'hui l'invoquent ou prétendent l'imiter. C'était unbour-
1 Discours du 19 mars 1844. M. Dupin avait du reste déjà conimehcé, le '25 janvier précédent.
ET LE PROJET Di'] LOI DE 1844 333
geois routinier, et il se croyait sincèrement chré- tien. Mais il avait recueilli de l'ancien régime toutes les préventions, toutes les rancunes, toutes les ja- lousies du vieux légiste gallican et janséniste, n'a- yant pas d'ailleurs l'esprit assez large et assez haut pour voir ce que ces thèses avaient de déplacé dans la société nouvelle, ne comprenant pas mieux, en 18AA, la liberté religieuse qu'il ne devait, après 1851 , comprendre la liberté politique. Il se plaisait à ces luttes dont la vraie portée lui échappait et qu'il réduisait à une sorte de querelle de basoche et de sacristie. « Elles vont juste, écrivait alors M. Sainte-Beuve, à cette nature avocassière et bourgeoise de Dupin, le remettent en verve et le ravigotent l. » D'ailleurs, sous son masque de paysan du Danube, se cachaient une finesse su- balterne et une courtisanerie vulgaire : en flattant les passions mauvaises, il cherchait à retrouver quelque chose de la popularité qu'il avait perdue après 1830, et un peu de l'importance parlemen- taire que les mésaventures de son tiers-parti avaient singulièrement diminuée. Il lança son réquisitoire avec une verve un peu grossière, mais rapide et vigoureuse. Rien de neuf, de haut, de profond; c'était plein de ce que le vieux duc de Broglîe appelait « ces arguments à la Dupin, ces raisons de coin de rue ». Un tel langage n'allait que mieux aux étroites rancunes, aux jalousies mesquines.
1 0 novembre 4843. Chroniques' parisieïitea, p. lie».
i9.
334 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
Quel plaisir pour les petits bourgeois de voir un des leurs maltraiter les évêques avec une sorte de familiarité rude, comme on ferait d'un em- ployé mutin! D'ailleurs, l'une des habiletés de cet homme qu'on a appelé « le plus spirituel des esprits communs » était de donner aux préjugés terre à terre la tournure d'une saillie de bon sens. Sa parole était singulièrement âpre. « Rappelons- nous, s'écriait-il, que nous sommes sous un gou- vernement qu'on ne confesse pas. » Et il terminait par cette injonction fameuse : « Je vous y exhorte, gouvernement, soyez implacable ! ;> La véhémence de cette péroraison causa une telle émotion que l'orateur la corrigea après coup, et remplaça « im- placable » par a inflexible ». L'effet fut considé- rable. Dans une lettre écrite le lendemain, M. Jules Janin disait :
Jamais je n'avais vu l'assemblée plus unanime, l'opinion plus générale, l'inquiétude plus entière. On eût dit que le clergé avait touché à toutes les libertés de la France, qu'il avait déchiré la Charte d'une main violente et que nous allions revenir aux temps de Grégoire VII!... M. Dupin est redevenu un homme populaire. 11 s'est vraiment retrouvé l'orateur des anciens jours, quand il parlait avec tant d'énergie contre les menées de Saint- Acheul... Il a parlé en maître à tous les instincts révolutionnaires de la France. Plus il est brutal, et plus on l'écoute; plus il est incisif, et plus on l'applaudit; il a la verve et la passion de certains discours de Saurin, le pro-
ET LE PROJET DE LOI DE 1844 335
testant, et, à cette verve, à cette passion, il. con- serve la couleur catholique '.
Le ministère avait été, on le conçoit, vivement troublé de cette déclaration de guerre contre le clergé, que la majorité avait semblé faire sienne par ses applaudissements, et qu'il n'avait osé ni contredire ni approuver. 11 n'était pas encore remis de ce trouble, qu'il lui fallait assister, dans l'autre Chambre, à la contre-partie. M. de Mon- talembert, h peine débarqué de Madère, où il venait de passer deux ans, avait entendu, d'une tribune, la violente harangue de M. Dupin. Quel- ques jours après, il lui répondait à la Chambre des pairs : et certes il apparut que si l'orateur gal- lican avait embarrassé le gouvernement, il n'avait pas intimidé les catholiques. Jamais la parole du jeune pair n'avait été plus fière, plus provocante même. À peine s'arrêtait-il à railler les vexations impuissantes du gouvernement : il se prenait di- rectement au réquisitoire de M. Dupin qu'il mettait en pièces. « Arrière ces prétendues libertés! » s'écriait-il en parlant des a libertés gallicanes » . Puis, avec un accent jusqu'alors inaccoutumé daus la bouche d'un catholique, il disait :
On vous dit d'être implacables ou inflexibles; mais savez-vous ce qu'il y a de plus inflexible au monde? Ce n'est ni la rigueur des lois injustes, ni le courage des politiques, ni la vertu des légistes;
4 Correspondance de Jules Janin,
336 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
c'est ïa conscience des chrétiens convaincus. Per- mettez-moi de vous le dire, Messieurs, il s'est levé parmi vous une génération d'hommes que vous ne connaissez pas. Qu'on les appelle néo-catholiques, sacristains, ultramontains, comme on voudra, la chose existe. Cette génération prendrait volontiers pour devise ce que disait, au dernier siècle, le ma- nifeste des généreux Polonais qui résistèrent à Ca- therine II : « Nous qui aimons la liberté plus que tout au inonde, et la religion catholique plus encore que la liberté. » Nous ne sommes ni des conspira- teurs, ni des complaisants ; on ne nous trouve ni dans les émeutes, ni dans les antichambres ; nous sommes étrangers à toutes vos coalitions, à toutes vos récri- minations, à toutes vos luttes de cabinet, de partis; nous n'avons été ni à Gand, ni à Belgrave-Square ; nous n'avons été en pèlerinage qu'au tombeau des apôtres, des pontifes et des martyrs ; nous y avons appris, avec le respect chrétien et légitime des pou- voirs établis, comment on leur résiste quand ils manquent à leurs devoirs, et comment on leur survit.
Il terminait ainsi :
Dans cette France accoutumée à n'enfanter que des gens de cœur et d'esprit, nous seuls, nous ca- tholiques, nous consentirions à n'être que des imbé- ciles et des lâches ! Nous nous reconnaîtrions cà tel point abâtardis, dégénérés de nos pères, qu'il faille abdiquer notre raison entre les mains du rationa- lisme, livrer notre conscience à l'Université, notre dignité et notre liberté aux mains de ces légistes, dont la haine pour la liberté do l'Église n'est égalée
ET LE PROJET DL' LOI DE 1844 337
que par leur ignorance profonde de ses droits et de ses dogmes! Quoi! parce que nous sommes de ceux qu'on confesse, croit-on que nous nous relevions des pieds de nos prêtres, tout disposés à tendre les mains aux menottes d'une légalité anticonstitution- nelle? Ah! qu'on se détrompe. On vous dit : Soyez implacables. Eh bien! soyez-le; faites tout ce que vous voudrez et tout ce que vous pourrez, l'Église vous répond par la bouche de Tertullien et du doux Fénelon : Nous ne sommes pas à craindre pour vous, mais nous ne vous craignons pas. Et moi, j'ajoute au nom des catholiques laïques comme moi, catholiques du dix-neuvième siècle : Au milieu d'un peuple libre, nous ne voulons pas être des ilotes; nous sommes les successeurs des martyrs, et nous ne tremblerons pas devant les successeurs de Julien l'Apostat ; nous sommes les fils des croisés, et nous ne reculerons pas devant les fils de Voltaire 1 .
Pendant que ce dialogue enflammé s'échangeait d'une tribune à l'autre, et occupait l'attention pu- blique, quelle pâle figure faisait le ministère! La question qu'il aurait voulu étouffer, était devenue la plus importante et la plus passionnée de toutes celles qui occupaient l'opinion. Seulement elle se développait en dehors de lui, et M. de Tocqueville pouvait dire alors : « Le cabinet a fait en cela ce qu'il fait toujours, ce qu'il fait au dedans et au
* Ces drnii; iT-s l'Utob s, ùoiir l<« ivi.-'iiiissommî fut alors très grand, furent gravées' sur La médaille d'honneur Offerte pur les catholiques de Lyon à M. de Monta- lembert.
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dehors ; il s'est abstenu, il a laissé arriver les évé- nements, il a laissé les passions se développer, il s'est tenu coi en face de toutes choses ; c'est là son habitude. »
VI
Si désireux qu'il fût de s'effacer, le gouverne- ment avait reçu de la Charte elle-même une mis- sion à laquelle il ne pouvait indéfiniment se dérober. Il se décida, le 2 février 18M, à déposer un nou- veau projet sur l'instruction secondaire. Cette fois, le ministère avait eu garde de répéter la mala- dresse de 1841, en s'attaquant aux petits sémi- naires: il prétendait même leur offrir quelques avantages. Par contre, les autres dispositions étaient singulièrement étroites. Les établissements libres se trouvaient placés, soit pour leur fondation, soit pour leur surveillance, sous l'autorité et la juridic- tion, non de l'État, juge impartial, mais du corps universitaire, leur concurrent; ce qui faisait dire à une feuille de gauche : « Le vice radical de cette loi, c'est qu'à chaque article l'Université s'y pro- clame et dit : l'État c'est moi! C'est un acte de parti et non un acte de gouvernement *. » Les for- malités, les conditions de brevets, de grades, im- posées à l'enseignement libre étaient si multipliées et si gênantes que, dans beaucoup de cas, elles de-
1 Courrier français du 12 février 1844.
ET LE PROJET DE LOI DE 1844 339
vaient équivaloir à une interdiction : n'allait-on pas jusqu'à exiger que tous les surveillants fussent bacheliers? Le certificat d'études était maintenu : pour se présenter au baccalauréat, il fallait jus- tifier avoir fait sa rhétorique et sa philosophie, dans sa famille, dans les collèges de l'État ou dans les institutions de plein exercice, ce dernier carac- tère ne pouvant être acquis aux établissements libres que moyennant des conditions à peu près impossibles à réaliser. Enfin un article, visant spé- cialement les jésuites, obligeait tous ceux qui voulaient enseigner à aflirmer, par une déclara- tion écrite et signée, qu'ils « n'appartenaient à aucune association ou congrégation religieuse » • rien de plus contraire aux principes que cette in- terrogation inquisitoriale, obligeant un citoyen à se frapper par sa propre déclaration ; c'était comme la violation du plus sacré des domiciles, celui de la conscience, et les catholiques demandaient si l'auteur du projet avait voulu recueillir, dans le naufrage de l'intolérance anglaise, l'odieuse for- malité du Test
1 Quelques journaux non catholiques se firent hon- neur en condamnant sévr-rernent cette disposition, no- tamment la Presse et le Globe. Citons aussi une feuille protestante, Y Espérance, qui disait finement le 15 février : t On reproche entre autres choses aux jésuites de ne pas se regarder comme liés par le serment, et l'on n'en compte pas moins sur leur sincérité pour s'exclure eux- Imêmes! Pour se débarrasser d'eux dans l'instruction pu- blique, on en use envers eux à peu près comme cet
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On était donc encore bien loin du grand acte de gouvernement et de justice qu'il eût été dans l'in- térêt du ministère et dans le goût de M. Guizot d'entreprendre. Celui-ci cependant avait dit, quel- ques semaines auparavant, au P. de Ravignan : « On va s'occuper de la liberté (renseignement. Il n'y aura pas de concessions, parce qu'un gou- vernement n'en fait pas. Mais, sous certaines con- ditions, tous seront admis. Vous ne devez pas être exclus, pourvu que vous vous conformiez à ce qui sera exigé1. » Plus récemment encore, le P. de Ra- vignan avait écrit au P. Provincial : « Le vent est pour nous à la paix : avant-hier, samedi 10, M. Guizot a dit à M. de Montalembert, en conver- sation particulière, à la Cliambre des pairs : Je suis en mesure de me défendre sur la question des jésuites, si on m'attaque... Je puis prouver qu'ils ont fait de grands sacrifices2. » Depuis lors, que s'était-il donc passé? Le ministre des affaires étran- gères, distrait ou faible, avait-il, une fois de plus, laissé carte blanche à son collègue de l'instruction publique? Divers indices tendraient à faire croire qu'il avait été question un moment de présenter un projet plus libéral, mais que les partisans de l' Uni- Athénien qui no savait pas écrire, à l'égard d'Aristide, auquel ii demanda de concourir à sou propre exil, en écri- vant son nom sur ia coquille. »
1 Conversation du 20 décembre 1843. [Vie du P. dé Ravighan, par le P. de Pontlcvoy, t. I, p. 268.)
2 Lettre ijfedite du 12 janvier 1844.
ET LE PROJET DE LOï DE 18 14 3 i l
versilé "l'avaient fait écarter, en exploitant l'émotion produite, à la fin de IS43, par certaines polé- miques épiscopales.
Les amis de la liberté d'enseignement n'étaient pas en disposition de laisser passer sans résistance un tel projet. Précisément, à cette époque, le parti catholique en avait fini avec les tâtonnements du début ; il était organisé ; il avait arrêté son pro- gramme et sa tactique. Ce furent les chefs du clergé qui donnèrent le signal. De presque tous les évêchés partirent des protestations émues, fermes, quelques-unes presque menaçantes, toutes n'invoquant que la liberté. Jamais on n'avait mi une manifestation aussi générale et aussi prompte de l'épiscopat. Si les critiques étaient parfois assez vives, les conclusions qui s'en dégageaient étaient, après tout, modérées et raisonnables; on pouvait les résumer ainsi : soustraire les établissements libres, non à la surveillance de l'État qu'on accep- tait, mais à l'autorité de l'Université; diminuer les exigences de grades ; supprimer le certificat d'é- tudes ; n'exiger aucune déclaration relative aux congrégations religieuses, sauf à s'en référera la législation existante pour la situation de ces con- grégations
1 Ces protestations ont é t ♦ * réunies dans les deux pre- miers volumes des Actes episeopaux. Nous y avons relevé tane soixante-quatre évêques avaient protesté, entre le 15 Février et les premiers jours de mai. II. de Montalem- liert disait à la tribune, le 2fi avril, que « sur soixante-
3'l2 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
Le projet avait été déposé à la Chambre des pairs. La commission nommée pour l'examiner choisit comme président le comte Molé et comme rapporteur le duc de Broglie. On devait dès lors espérer que, si elle n'était pas prête à donner aux catholiques des satisfactions que nul n'espérait alors obtenir du premier coup, elle ne serait pas néanmoins animée d'un esprit étroit et hostile. Bientôt on put en juger par le rapport, œuvre con- sidérable, dont les doctrines, les tendances et le ton tranchaient avec l'exposé des motifs de M. Vil- lemain. Avec quelle netteté supérieure, répudiant les sophismessur l'État enseignant qu'on tente au- jourd'hui de ressusciter, le duc de Broglie posait tout d'abord le principe même de la liberté d'en- seignement, qu'il proclamait la conséquence né- cessaire de la liberté de conscience ! « Si l'État intervient, disait-il, ce n'est point à titre de sou- verain ; c'est à titre de protecteur et de guide; il n'intervient qu'à défaut des familles,... et pour suppléer à l'insuffisance des établissements parti- culiers. » N'était-ce pas beaucoup, à cette époque, que de proclamer ce principe, dùt-on n'en pas tirer immédiatement toutes les conséquences? Les spectateurs clairvoyants le comprenaient. « Le principe de la concurrence, à côté et en face de l' Université, a été posé d'après le rapport même de
seize évêques, il n'y en avait pas plus d'un ou deux qui n'eussent pas énergiquement réclamé la liberté d'ensei- gnement. »
ET LE PROJET DE LOT DE 1844 343
M. de Broglie, écrivait l'un d'eux; il est difficile que ce principe, dans de certaines limites, n'ar- rive pas à triompher K » Le rapport se préoccupait de satisfaire, sur un autre point, les consciences ca- tholiques : il proclamait hautement la nécessité de l'instruction religieuse. Ne dirait-on pas que, par une sorte de pressentiment, le noble duc se fut attaché à désavouer toutes les thèses que devaient soutenir plus tard M. Ferry et ses amis, et qu'il leur eût interdit ainsi par avance de s'abriter sous son autorité? Craignant qu'on ne comprît pas bien sa pensée : « Il ne suffit pas, disait-il, d'un ensei- gnement vague et général, fondé sur les principes du christianisme, mais étranger au dogme et à l'histoire de la religion... Un tel enseignement au- rait pour résultat d'ébranler dans l'esprit de la jeunesse les fondements de la foi, de donner aux enfants lieu de penser que la religion tout entière se réduit à la morale. Mieux vaudrait un silence absolu. » Et il ajoutait : « La loi telle que nous la proposons place au premier rang des études l'ins- truction morale et religieuse; elle veut que la morale trouve dans le dogme son autorité, sa vie, sa sanction ; elle lui veut pour appui des pratiques régulières. » Son insistance môme trahissait une certaine méfiance de l'enseignement universitaire, principalement de l'enseignement philosophique, et, sur ce point, le rapport prenait presque parfois
1 Chroniques parisiennes de M. Sainte-Beuve, p. 200.
344 CH. V. LA. POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
le caractère d'une admonestation non dissimulée.
Sans cloute la commission était loin de faire une application complète des principes qu'elle avait si bien posés. Il eût fallu pour cela bouleverser radi- calement le projet du gouvernement, ce qui n'était pas dans les habitudes circonspectes de la pairie. D'ailleurs, si, par logique comme par sentiment, réminent rapporteur était poussé vers les solutions libérales, il paraissait retenu par une double crainte à laquelle les événements ne devaient pas donner raison : la crainte que cette liberté, jusqu'alors inconnue, n'amenât un abaissement et une désor- ganisation des études : de là, l'adhésion donnée aux exigences de grades; la crainte qu'en heurtant les préjugés existants on ne provoquât un soulève- ment d'opinion, plus nuisible à la religion qu'une loi temporairement restrictive ; de là, l'exclusion des congrégations. Sur ce dernier point, le rap- porteur passait rapidement, avec une gêne visible, ne présentant cet article que comme une conces- sion momentanée à des préventions fâcheuses, comme l'application forcée d'une législation pré- existante, qu'il ne cherchait guère à justifier, et qu'il se gardait surtout de présenter comme défi- nitive !. La réserve et la timidité regrettables de la
1 Dans son beau livre des Vues sur le gouvernement de I" France, le duc de Broglie a exprimé sur ces questions son opinion définitive : il s'y prononce pour la liberté religieuse la plus large. Voir la lettre écrite, le 22 juin dernier, par son lils, le duc actuel, au journal le Français.
El LE PROJET DE LOI DE 1844
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commission dans les questions d'application ne l'avaient pas empêchée cependant d'apporter au projet des améliorations notables. Les principales étaient fondées sur cette idée, que, pour la consti- tution, la surveillance, la discipline des établisse- ments libres, il n'était pas juste de donner toute l'autorité au corps universitaire, mais qu'il conve- nait de faire intervenir des personnes en position plus indépendante et plus impartiale, appartenant à la magistrature, aux corps électifs, à la haute administration, au clergé, et représentant, non plus une corporation rivale, mais l'État, ou mieux en- core la société. Plusieurs amendements étaient proposés dans cet esprit. C'était introduire dans la législation un principe nouveau, essentiel à la liberté d'enseignement, fécond dans ses applica- tions, et qui devait se retrouver dans les innova- tions les plus importantes de la loi de 1850. N'é- tait-ce pas aussi, sur ce point encore, désavouer par avance les doctrines de nos radicaux, notam- ment celle qu'on veut faire prévaloir dans la réor- ganisation du conseil supérieur et des conseils aca- démiques?
Le projet amendé par la commission était donc un pas en avant. Si incomplet qu'il fût encore, si fâcheuses que fussent quelques-unes de ses dis- positions, il proclamait et en partie appliquait des principes qui devaient conduire tôt ou tard à une liberté plus large et plus équitable. N'était- ce pas ainsi que l'entendait le rapporteur, et ne
346 CH. V. LÀ POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
sentait-on pas qu'à ses yeux la loi n'était qu'une transaction et une transition? Les universitaires ne s'y trompaient pas, et M. Sainte-Beuve consta- tait, à cette époque, que le rapport les avait « sé- rieusement blessés1 )). Certains catholiques, dans l'excitation de la lutte, étaient naturellement plus frappés de ce qu'on continuait à leur refuser que de ce qu'on commençait à leur accorder. Néan- moins l'évêque de Langres et surtout l'abbé Du- panloup adressèrent alors à M. le duc de Broglie des lettres publiques, où, tout en combattant sur plusieurs points ses conclusions, ils rendaient, sur d'autres, hommage à l'œuvre de la commission et surtout au langage du rapporteur 2.
VII
Le débat s'ouvrit, à la Chambre des pairs, le 22 avril 18M. Il ne dura pas moins de vingt-sept jours, avec une gravité, un éclat qui en font l'un des épisodes parlementaires les plus remarquables de la monarchie de Juillet. La discussion générale montra aussitôt que la haute assemblée se parta-
1 Chroniques parisiennes, p. 203.
2 L'évêque de Langres publia trois Lettres, l'abbé Dupanloup deux. M. Sainte-Beuve disait alors à propos de la première des deux lettres de l'abbé Dupanloup : « Elle est d'une grande modération de ton, tout à fait digne de celui à qui elle est adressée ; elle est, avec la brocliure de M. de Ravignan, ce que le clergé a pro- duit de plus recommandable et de plus honorable dans cette controverse. » (Chroniques parisiennes, p. 205.)
ET LE PROJET DE LOI DE 1844 347
geait en trois groupes de bien inégale importance. Celui des universitaires exclusifs se réduisait à II. Cousin qui, dès son premier discours, se plai- gnit que la cause de l'Université eût été aban- donnée par la commission. Celui des partisans de la liberté d'enseignement n'était guère plus nom- breux ; toutefois M. de Montalembert avait déjà fait des recrues précieuses et inattendues, entre autres le premier président Séguier, principal au- teur de l'arrêt de 1826 contre les jésuites, et sur- tout le comte Arthur Beugnot, que ni ses antécé- dents ni ses relations n'avaient paru préparer à devenir un champion du clergé; son intervention ne surprit pas moins ceux qu'il venait seconder que ceux qu'il venait combattre ; « il fit l'effet, a écrit plus tard M. de Montalembert, de ces cham- pions imprévus que les romans du moyen âge font apparaître tout à coup dans la lice des combats judiciaires, pour secourir quelque victime inno- cente, et qui vont hardiment frapper du bout de la lance l'écu du vainqueur dont nul n'osait, avant eux, affronter le courroux. » M. de Montalembert d'un côté, M. Cousin de l'autre, rivalisaient d'ar- deur, de véhémence et de talent. Mais quelle diflé - rence d'attitude et d'accent! M. Cousin, mélanco- lique, larmoyant et désespéré, « faisait paraître l'Université devant la Chambre, en robe presque de suppliante et d'accusée l; » M. de Montalem-
1 Expression de M. &aiutc-13eu\e qui disait aussi :
348 CH. V. T. A POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
bert, confiant et hardi, se faisait accusateur et lançait des défis. Avec le premier, c'étaient les adieux attristés d'une cause naguère triomphante, qui se sentait vaincue; avec le second, le fier salut d'une cause hier méconnue, mais assurée de vaincre demain. Contrairement à bien des prévisions, c'é- tait le jeune catholique que les pairs se prenaient à écouter avec une surprise attentive et sympathique, tandis qu'ils demeuraient froids et même souriants aux adjurations les plus solennelles et aux lamen- tations les plus pathétiques du philosophe ; on eût dit parfois qu'ils discernaient, dans cette mise en scène, une sorte de charlatanisme dont leur vieille expérience n'était pas la dupe. Entre ces minorités opposées flottait la masse de l'assemblée, disposée à les taxer toutes deux d'exagération, et à leur imposer une transaction plus ou moins hétérogène ; ayant d'anciennes attaches avec l'Université, mais agacée par ses prétentions, effarouchée par ses doctrines et surtout par ses défenseurs; bienveil- lante pour le catholicisme, par convenance poli- tique plus que par foi religieuse, mais inquiète, dans sa sagesse timide, de ce que la thèse de la liberté d'enseignement avait de jeune, d'auda- cieux, d'inconnu; dans certaines choses ecclésias- tiques, sur les jésuites par exemple, dégagée peut-
« M. Cousin a l'air véritablement, depuis toute cette discussion, d'être condamné à la cigut'1, et il varie YApo- logie de Socrate sur tous les tons. » {Chroniques parisiennes, 1>. 203 et 214.)
ET LE PROJET DE LOI DE 1841 349
être des passions, non des préjugés de son temps ; portée, suivant l'expression de M. Beugnot, a à prendre un principe à droite, un principe à gauche, à les rapprocher malgré eux, et à faire ainsi adop- ter un projet qui ne fût ni complètement bon, ni tout à fait mauvais. »
Le ministère joua un petit rôle dans le débat, et laissa la commission exercer la direction qui eût dû appartenir au gouvernement. Il n'y avait même pas harmonie entre le langage des divers minis- tre:?. Pendant que M. Villemain, dontle talent était alors comme voilé, rivalisait parfois de zèle et de passion universitaires avec M. Cousin, M. Martin du Nord se posait, au contraire, presque en avocat et en protecteur du clergé. Le débat était trop considérable pour que M. Guizot se tint à l'écart, comme il l'avait fait jusqu'alors. Mais son inter- vention ne faisait guère que révéler son propre em- barras. On sentait qu'il soutenait, par tactique parlementaire, une opinion qui n'était pas la sienne, qu'il connaissait la faiblesse de la cause à laquelle il était associé et comprenait la grandeur de celle qu'il avait regret de combattre. Aussi évitait-il autant que possible de parler de la loi elle-même ; il s'échappait à coté ou planait au-dessus. Il élevait ses auditeurs dans d'éloquentes généralités, et, pendant qu'il les tenait pour ainsi dire les regards en l'air, il escamotait l'article gênant. Du reste le ministre semblait vouloir se faire excuser et se con- soler lui-même des restrictions qu'il se crouiit
350 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
obligé de maintenir contre la religion, en faicaiU de celle-ci l'un des plus magnifiques éloges qui aient été prononcés à la tribune française; il y sa- luait non seulement un « principe d'ordre exté- rieur )), mais la seule force capable de u donner à la masse des hommes la règle intérieure, le frein moral, plus nécessaires dans un pays libre et dans une société démocratique que dans tout autre ». Comme pour se séparer avec éclat du commun des adversaires du clergé, il se plaisait à rendre hom- mage à la sincérité et à la légitimité de l'opposi- tion religieuse. Il prêchait l'indulgence pour ce qu'on appelait ses excès, et prononçait ces paroles, dont pourrait aujourd'hui s'inspirer plus d'un homme d'État :
il y a, clans la pensée religieuse* un caractère qui$ même dans ses erreurs, commande longtemps le res- pect. Nous supportons beaucoup d'écarts de la pen- sée laïque, sans les poursuivre ; c'est un spectacle que vous avez tous les jours sous les yeux. Nous serons modérés et tolérants envers les écarts de la pensée religieuse.
Puis, pénétrant plus avant, s' adressant directe- ment à ces préjugés mêmes auxquels il croyait mo- mentanément nécessaire de céder :
Au fond, de quoi s'agit-il? Il s'agit, pour la société nouvelle, de s'accoutumer à une chose à laquelle die est bien peu accoutumée, car elle en a été longtemps affranchie, de s'accoutumer à la liberté et à Hn-
ET LE PROJET DE LOI DE 18 14
351
fluence do la religion. Il faut que la société nouvelle accepte ce fait et ce spectacle, et il faut en même temps, chose nouvelle aussi, il faut que la religion accepte les mœurs, les tendances, les libertés et les institutions de la société nouvelle.
Il sentait que la loi proposée n'était pas une so- lution définitive, il l'espérait même, et la liberté qu'il regrettait de repousser dans le présent, il l'entrevoyait dans l'avenir :
Nous ne serons pas trop impatients de voir ter- miner cette lutte par des moyens prompts et déci- sifs. Croyez-moi, Messieurs, il s'agit en ceci d'un état qui se prolongera plus qu'on ne l'a imaginé d'abord... J'ai la confiance que, dans un temps qu'à Dieu seul il appartient de savoir, la lutte cessera, et la réconciliation sera sincère et profonde; mais n'espérez pas qu'elle soit l'œuvre d'un jour ni qu'elle puisse être, dans aucun cas, le fruit de mesures violentes et précipitées.
Les universitaires furent les premiers auxquels la Chambre des pairs infligea un échec. Apportant une conclusion pratique aux défiances manifestées dans le rapport, M. de Ségur-Lamoignon avait déposé, sur l'article premier, un amendement qui restreignait le cours de philosophie. M. Cousin, personnellement attaqué, se défendit avec vivacité. On vit alors, non sans surprise ni sans émotion, M. de Montalivet appuyer l'amendement. La posi- tion de l'orateur auprès du roi était telle, que cha- cun crut deviner dans sa démarche la pensée du
352 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
« château » ; l'intendant de la liste civile soutint qu'il convenait de donner à la fois un avertisse- ment à certaines témérités de l'enseignement uni- versitaire et une satisfaction aux griefs du clergé : il protesta, avec une grande énergie, contre cette philosophie officielle qu'on prétendait rendre indif- férente à toutes les religions, par respect pour la liberté des cultes. L'effet fut considérable. Dès le lendemain, le Constitutionnel raillait avec amer- tume les conversions opérées par la parole du « favori » et dénonçait le « gouvernement occulte » . Au nom de la commission, le rapporteur s'associa à la pensée de l'amendement, et, dans ce dessein, il proposa d'enlever au conseil royal de l'Univer- sité, pour le donner au conseil d'Etat, le droit d'arrêter le programme du baccalauréat. C'était l'application de cette idée que nous avons déjà mise en lumière et que le duc de Broglie appelait « le principe de la loi » : principe en vertu duquel l'autorité sur l'enseignement libre devait appar- tenir, non à l'Université, mais à un pouvoir plus impartial, représentant l'État, la société entière. « Dans tous les rapports essentiels que le ministre de l'instruction publique peut avoir avec les éta- blissements libres, disait le rapporteur, ce n'est pas seulement le corps enseignant qui intervien- dra; il n'interviendra qu'avec le concours, et per- mettez-moi de le dire, un peu sous le contrôle de personnes compétentes, mais étrangères au corps enseignant lui-même. » En face d'une proposition
R LE PROJET DE LOT DE 1844 353
ainsi appuyée, la situation du ministère était bizarre et gênée ; l'amendement visait presque autant M. Villemain que M. Cousin : ni le duc de Broglie, ni M. de Montalivet ne l'avaient dissimulé, et le Constitutionnel comparait ce qui se passait à l'effet produit dans le sénat romain, quand l'af- franchi de Tibère y était venu lire à l'improviste la lettre impériale blâmant l'administration de Séjan. Mais le ministre de l'instruction publique était hors d'état de résister ; ses collègues ne l'eus- sent pas suivi. D'ailleurs ses sentiments à l'égard de M. Cousin lui apportaient quelque consolation dans cette mésaventure : il était, écrivait-on alors, « partagé entre la douleur de voir sa loi modifiée, l'Université un peu réduite, et le plaisir de voir la philosophie de son rival recevoir une chique- naude. » De là un « malaise visible qui faisait dire que M. Villemain était vraiment, comme l'Andro- maque de l'antiquité, entre un sourire et une larme 1 ». 11 combattit si mollement l'amendement, que c'était presque le servir, exprimant sans doute son regret qu'on voulut donner ce soulllet à la philosophie, mais indiquant que, si l'on tenait à le faire, il se résignait à présenter la joue de lî. Cousin. Seul, celui-ci stupéfait et désolé de l'a- bandon où il était réduit, se débattit avec une- énergie désespérée, violent d'abord, suppliant en- suite, et humiliant l'orgueil de cette philosophie,
1 Chroniques parisiennes <1<> Sainte-Beuve, p. -217
354 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
naguère si hautaine, jusqu'à l'abriter derrière des noms catholiques. Rien n'y fit. L'amendement fut voté à une grande majorité. L'opinion vit avec raison, dans cet incident, un échec grave pour l'U- niversité, une marque solennelle de défiance contre ses doctrines, et la négation de sa prétention d'être l'État et de dominer à ce titre les établissements particuliers. « Le coup moral est porté » , écrivait alors M. Sainte-Beuve. Et Y Univers était fondé à dire : « N'est-ce pas la justification de toutes les réclamations de l'épiscopat et de toute notre polé- mique? * On avait voulu, comme le disaient M. de Montalivet et le duc de Broglie, tenir compte, dans une certaine mesure, des réclamations des évê- ques. Mais n'est-il pas surprenant qu'on eut mieux aimé donner raison à leurs griefs religieux que satisfaction à leurs revendications libérales, qu'on eût trouvé plus facile de faire quelque chose contre l'Université que pour la liberté? Fallait-il voir dans ce choix l'action personnelle du roi ?
Quoi qu'il en soit, ce vote émis, l'assemblée se crut quitte envers les catholiques. MM. Beugnot» de Barthélémy, Séguier et de Gabriac avaient pré- senté un contre -projet dont les principales dispo- sitions étaient : le droit d'enseigner pour tout bachelier muni d'un certificat de moralité ; la sup- pression du certificat d'études; des jurys d'exa- men composés mi-partie de professeurs de faculté, mi-partie de notables ; à côté du conseil royal de l'Université, l'institution d'un conseil supérieur
ET LE PROJET DE LOI LE 1844 355
pour l'enseignement libre, composé de magistrats, de membres de l'Institut, de chefs d'institution, et de l'archevêque de Paris. Tous les articles de ce contre-projet furent rejetés. La majorité se borna à accepter les améliorations réelles, mais insuf- fisantes, par lesquelles la commission, appliquant « le principe de la loi » , substituait ou associait d'autres autorités à l'Université quand il s'agissait de l'enseignement libre. L'article excluant les mem- bres des congrégations fut naturellement voté. Mais, sur ce point même, à qui profita le débat? M. de Montalembert fit entendre, du haut de cette tribune peu accoutumée à un tel langage, l'apo- logie hardie des ordres religieux, et en particu- lier des jésuites. Il ' savait bien n'avoir aucune chance de victoire immédiate, mais il voulait briser le respect humain ; il voulait par l'éclat et la fierté de sa révolte contre les préjugés régnants, réveiller les catholiques de l'espèce de torpeur résignée ou craintive, avec laquelle eux-mêmes subissaient l'empire de ces préjugés l. Il y réussit. Puis, se tournant vers les ministres et rappelant la séance
4 On se forait difficilement aujourd'hui une idée de ce qu'étaient alors ces préjugés : « Moi aussi, s'écriait M. de Montalembert, j'ai eu besoin d'être converti aux jésuites. Quand j'étais élève de l'Université, sous la Restauration, moi aussi je criais contre les jésuites, et, au milieu de mes camarades incrédules, je mettais ma foi de chrétien à couvert de mon antipathie pour les jésuites, comme cela arrive encore à bien des gens dans le monde. »
356 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
récente de la Chambre des députés, où M. Guizot avait, pendant plusieurs heures, bravé et dominé les calomnies, les outrages qu'on lui jetait, à propos de son voyage à Gand en 1815, M. de Montalem- bert s'écriait :
Le plus éloquent d'entre vous disait naguère qu'on aurait beau entasser injure sur injure, calom- nie sur calomnie, qu'elles ne monteraient jamais au niveau de son dédain. Et quand ces injures et ces calomnies s'adressent à de pauvres religieux, non seulement elles atteignent le niveau de votre dédain, mais elles le dépassent, elles vous recou- vrent, elles vous dominent, elles vous entraînent à leur suite... Quant à moi, je cherche en vain le fier vainqueur des injustes clameurs de la foule ; je ne trouve plus que leur écho, leur complice et leur docile instrument! Ah! s'il fallait encore, après tant de leçons et tant de mécomptes, une preuve nou- velle de la misère morale du pouvoir de nos jours et des tristes compensations de la grandeur politique, je n'en voudrais pas d'autre que ce cruel empire des circonstances qui rend les hommes les plus émi- nents de notre pays infidèles à eux-mêmes, qui leur fait courber la tôle sous des préjugés qu'ils ne par- tagent pas, subir le joug de passions qu'ils méprisent, et immoler à des haines surannées, à des déclama- tions passagères, à des calomnies mille fois réfu- tées, immoler l'innocence, la liberté et le dévoue- ment, sur l'autel de la défiance, de la jalousie et de la peur.
La hauteur et la puissance de cette parole en
ET LE PROJET DE LOI DE 1SU 357
imposèrent aux plus indifférents, aux plus mal disposés. M. Sainte-Beuve fut obligé de reconnaî- tre que M. de Montalembert avait eu «des accents de vérité, de générosité et d'élévation remarqua- bles ». Et il ajoutait cet aveu : « Oui, il est fâcheux que, dans un pays libre, il y ait cette trace de test dans la loi. » Si une telle restriction lui paraissait une nécessité, c'était une nécessité regrettable qu'il espérait voir bientôt disparaître l. Ainsi pen- saient la plupart des pairs qui avaient voté l'ar- ticle, et l'abbé Dupanloup pouvait écrire, au lende- main même de ce vote :
Si mes impressions ne m'ont pas trompé, beau- coup de ceux qui ont approuvé cette mesure n'ont pas paru vouloir lui imprimer le caractère auguste et permanent de la loi: ils l'ont accordée plutôt comme un sacrifice à la nécessité du jour, et, mon respect pour l'illustre assemblée ne me défend pas de l'ajouter, elle s'en est délivrée par son vote, comme d'un fardeau dont il fallait débarrasser le présent, sans prétendre engager l'avenir2.
Enfin, après un débat prolongé, approfondi, comme on n'en pouvait voir qu'à la Chambre des pairs, et qui faisait contraste avec les discussions trop souvent stérilement et superficiellement pas- sionnées de l'autre assemblée, on procéda au vote final sur l'ensemble du projet. 8ô voix se pro-
' Clu'oniqii- s parisiennes, p. *218. 3 Seconde lettre au duc de Broglte.
358 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
noncèrent pour, 51 contre. Ce dernier chiffre, inaccoutumé au Luxembourg, fut vivement com- menté. Les 51 n'étaient sans doute pas tous des partisans de la liberté : mais l'importance de la minorité signifiait tout au moins que cette loi in - complète, illogique, n'était pas regardée comme une œuvre définitive, qu'elle n'était, pour ainsi (lire, qu'un essai, un examen préparatoire. En effet, elle ne devait pas aboutir. À peine la Chambre des pairs avait-elle fini, que la Chambre des députés nommait ab irato une commission, avec mandat de poursuivre la revanche du monopole. M. Thiers, désigné rapporteur, rédigeait lestement un long rapport, tout empreint des animosités universi- taires. Mais, après avoir fait un moment quelque tapage, ce rapport était bientôt volontairement oublié et ne devait môme jamais venir en discus- sion .
Si rien ne resta des articles votés, la discussion de la Chambre haute n'en avait pas moins été un fait considérable et fécond. « Il est très certain, écrivait alors M. Sainte-Beuve, qu'on ne conclura pas cette année, mais les idées germeront *. » L'importance prise par le débat, l'attention vrai- ment exceptionnelle qu'y avait prêtée l'opinion, ne montraient-elles pas tout d'abord ce qu'était devenue cette controverse que certains politiques avaient appelée dédaigneusement une « querelle de
1 Chronique* parisiennes, p. 209.
ET LE PROJET DE LOI DE 1844 359
cuistres et de bedeaux » ? N'était-ce pas beaucoup que de voir le public oublier presque les luttes de portefeuille ou les spéculations de chemins de fer, pour s'intéresser si vivement aux plus hautes ques- tions religieuses? Et avec quelle élévation respec- tueuse ces questions étaient discutées! « Jamais, écrivait l'abbé Dupanloup, la grande et sainte Eglise catholique, l'épiscopat français, l'autorité pontificale, les congrégations, les jésuites eux- mêmes, n'ont été traités avec plus de gravité et de convenance *. » On eût cherché vainement, dans la haute assemblée, cette passion antichré- tienne qui inspire aujourd'hui d'autres parlementas et on avait entendu M. Cousin lui-même s'écrier qu'il « faudrait éteindre l'Université, si elle voulait nuire à la religion ». Jusqu'alors il n'y avait eu, dans les Chambres, sur la liberté d'enseignement, que des escarmouches passagères; cette longue discussion avait fait pour ainsi dire l'éducation du public en ces matières ; elle lui avait révélé les diverses faces d'un problème pour lui tout nouveau, et la lumière ainsi faite avait piulité à la bonne cause. Pour la première Ibis l'I Diversité, naguère dominante, avait subi un échec dont ses partisans ne se dissimulaient pas l'importance. Du cùté op- posé, au contraire, en dépit des résultats maté- riels du vote, li s cœurs était à l'espérance. La petite armée, déformation si récente, avait noblement
1 De lu Pacification religto h .
3G0 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
déployé et planté son drapeau. « Cette cause, disait un spectateur, par situation peu porté à la bienveillance, gagne et gagnera chaque jour du terrain. Ce qui suffisait il y a trois ans, ne suffira plus aujourd'hui; ce qui suffirait aujourd'hui, ne suffira plus dans trois ans. » La direction était prise, l'élan donné, et chacun sentait que la vic- toire définitive n'était plus qu'une question de temps.
Aussi, pendant que les défenseurs du monopole s'avouaient battus, et que l'un d'eux disait : « Si vous avez suivi le débat sur l'instruction secon- daire, vous avez du voir que le clergé, assisté de Louis-Philippe, de M. de Broglie et des magistrats, a vaincu l'Université1 » ; les catholiques laissaient éclater leur émotion confiante. Le h mai 18M, avant même que la discussion fût complètement terminée, Lacordaire, écrivant à Mme Swetchine, s'étonnait de voir comment ces pairs, « vieux débris de l'Empire, de la Restauration et de la révolution de 1830 )>, avaient accueilli « la parole toute sacriste de M. de Montalembert », et il ajoutait:
Je trouve admirables le chemin que nous avons fait et la justice que Dieu exerce contre ses ennemis. Qui nous l'eût dit l'an passé, à pareille époque, lorsque commençait la guerre du Collège de France, dont
1 Lettre de M. Léon Faucher à M. Henry Reeve, dit 7 mai 1844. M. Léon Faucher était alors engagé dans la presse de gauche et lié avec M. Thiers. [Correspondance de M. L. Faucher, t. I, p. 149.)
ET LH PHO.IKT DE LOI DE 1844 MG l
on se promettait tant de profit et tant de joie? Tout est devenu grave, profond ; on n'a plus guère envie de rire, et il est impossible que le gouvernement n'ait pas senti à quel point la France est sourdement tra- vaillée par le besoin de Dieu.
Quelquesjours après, la discussion finie, M. Veuil- lot s'écriait dans Y Univers 1 :
Hàtons-nous de le proclamer avec sincérité, avec reconnaissance : ces institutions du gouvernement constitutionnel, dont nous sommes encore loin de recueillir tous les bienfaits, sont belles et bonnes, et nous devons les aimer, les défendre, nous y atta- cher avec amour ; nous obtiendrons tout par elles; il ne nous manque que de savoir mieux en user, et nous venons d'en faire un essai qui doit nous remplir d'espérance. Ces combats où elles nous appellent, ces défaites même qui en ont été et qui peuvent en être encore la suite, valent mieux pour nous que la protection, que la faveur, que la justice d'un maître. Eh quoi ! il a suffi de quelques hommes de talent et do cœur pour défendre si longtemps contre le gou- vernement, contre ses amis, contre la ruse et le talent d'une coterie prépondérante, des droits et des idées dont on ne parlait qu'avec mépris, les dénon- çant, depuis un an, par tous les moyens possibles, aux préjugés les plus violents et les plus ignares! Ces hommes ont pu non seulement se défendre, mais se défendre avec honneur, mais attaquer avec succès, mais croître dans le combat et se retirer de l'arène plus forts qu'ils n'y sont entrés, et nous ne bénirions
l Univers du -2 i mai 1844,
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362 CH. V. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT
pas les institutions qui nous présentent un si beau spectacle et nous promettent de si grands avantages ! Que ceux d'entre nous qui ne les ont pas aimées, reconnaissent et réparent leur injustice ! Si les gens de bien peuvent désirer quelque chose, c'est le pouvoir de se faire connaître et de faire entendre la vérité ; nos institutions nous donnent ce pouvoir. Qu'importe qu'elles le donnent aussi à l'erreur ! Ceux qui redou- tent la lutte, pensant que la vérité pourrait avoir le dessous, n'honorent pas assez le cœur de l'homme et ne connaissent pas assez la vérité !
Ne se prend-on pas à partager rétrospectivement cet enthousiasme? Cette discussion d'avril et de mai 18M n'est-elle pas une époque brillante et heureuse entre toutes, dans l'histoire du « parti catholique? » N'est-ce pas comme l'apogée de sa fortune sous la monarchie de Juillet?
CHAPITRE VI
LA QUESTION DES JÉSUITES A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE
I. La situation à la fin de I8/14. M. de Salvandy ministre. Condamnation du Manuel de M. Dupin. Déclaration d'abus con- tre le cardinal de Bonald. — II. Le rapport fait par M. Thiers sur la loi d'instruction secondaire. Pourquoi s'en était il chargé? Premier échec de sa tactique. — III. M. Thiers se sert de la question des jésuites pour attaquer M. Guizot. Le Juif-Errant. Le procès Affnaer. — IV. L'embarras du gouvernement. Il se décide à recourir à Rome, M. Rossi. — V. La discussion de l'interpellation sur les jésuites. L'ordre du jour motivé. Les ca- tholiques se préparent à la résistance. Débat à la Chambre des pairs. Note du Moniteur annonçant le succès de AI. Rossi. — * VI. M. Rossi à Rome. Le Pape refuse ce qu'on lui demande, mais conseille aux jésuites de faire quelques concessions. Equivoque et malentendu sur les résultats de la négociation. — VIL Les mesures d'exécution en France. Les jésuites s'en tiennent, aux concessions en général, et M. Guizot finit par s'en contenter. Satisfaction du gouvernement. Irritation des catholiques. En quoi le résultat final a pu nuire ou profiter à la question religieuse.
1
Après la discussion du projet de 1844, il y eut comme un moment de halte dans l'armée catho- lique. Evêques et laïques avaient pris position et dit ce qu'ils avaient à dire. Ils comprenaient qu'un résultat immédiat n'était pas possible et qu'il fal- lait laisser mûrir les idées nouvelles. Le rapport
304 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
lu par M. Thiers, en juillet 1844, sur la loi d'en- seignement ne ranima pas la polémique et ne fit point sortir Fépiscopat de son silence. Cependant les journaux et les pamphlets hostiles au clergé étaient plus violents que jamais. Le scandale des cours de MM. Quinet et Michelet, au Collège de France, continuait et s'aggravait, au point de gêner les universitaires les plus passionnés. Cer- taines municipalités, à Sens, à Tulle, à Avignon, commençaient à faire aux religieux et aux reli- gieuses une petite guerre qui paraîtrait du reste aujourd'hui timide et bénigne. En septembre iSlik, le conseil municipal de Paris dénonçait, comme contraires à la loi, des pensionnats ou asiles tenus par des sœurs de charité ou des ursulines ; presque à la veille de 1848, pendant que le socialisme fermentait, chaque jour plus redoutable dans les classes populaires, le conseiller rapporteur, don- nant une fois de plus la preuve de cette clair- voyance du péril social qui a toujours distingué la bourgeoisie parisienne, disait des pauvres reli- gieuses : « Ce sont là des dangers qui nous mena- cent, dangers aussi grands, pour le moins, que ceux des sociétés secrètes et subversives qui s'a- gitent dans la politique. » Les meneurs auraient aussi désiré obtenir certaines manifestations des conseils généraux ; mais ils échouèrent et ne purent mettre en mouvement que neuf conseils sur quatre- vingt-six.
L'attitude du gouvernement était toujours la
A LA CHAMBRE DES DÉPl'TÉS ET A LA COUR ROMAINE 365
même. Il avait la faiblesse de s'associer à quel- ques vexations municipales, et l'on remarquait qu'il faisait poursuivre les écarts de la polémique ecclésiastique tandis que les violences du parti adverse demeuraient impunies. 11 n'avait cepen- dant pas plus que dans le passé d'intention vrai- ment hostile. Au fond, il regrettait le mouvement antireligieux. Certains de ses actes semblaient même indiquer alors comme un désir de se rappro- cher des catholiques. Dans les derniers jours de décembre 1844, une nouvelle sinistre s'était ré- pandue dans Paris : M. Villemain, fléchissant sous le poids aussi bien des chagrins de famille que des préoccupations et des déboires politiques, avait perdu la raison, et s'était précipité par l'une des fenêtres de l'hôtel ministériel; quelques instants auparavant, il avait fait appeler ses enfants dont il s'occupait beaucoup, depuis qu'il avait dû placer dans une maison de santé leur mère, elle aussi devenue folle, et on l'avait entendu murmurer : a Pauvres enfants ! le père et la mère ! Son mal se manifestait surtout par deux idées fixes : la crainte d'être soupçonné d'avoir fait enfermer sa femme arbitrairement ; la croyance qu'il était per- sécuté par les jésuites. Cet événement ne sem- blait-il pas appartenir à quelque drame de Shakes- peare? Il commençait cette série étrange et fatale
1 Le lô février 1845, l'abbé Souchet, chanoine de Saint-Drieuc, était condamné à quinze jours de prison et à 100 francs d'amende.
366 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
de malheurs qui devaient marquer les dernières années de la monarchie de Juillet. La consterna- tion fut générale. « Chacun se demandait, dit un contemporain, ce que c'était que la raison humaine, en la voyant chanceler ainsi comme la flamme sur le candélabre d'or. Dans un temps où l'on n'a plus d'oraisons funèbres de Bossuet, de tels événements en tiennent lieu et disent assez lequel est le seul grand... On est tenté d'en vouloir à la politique, d'avoir ainsi détourné de sa voie, abreuvé et noyé dans ses amertumes une nature si fine, si délicate, si faite pour goûter elle- même les pures jouissances qu'elle prodiguait *. » Quant au Constitutionnel, il montrait tout sim- plement clans cette maladie une trame des jé- suites. Ce fut pour M. Guizot l'occasion d'un acte significatif : il ne se contenta pas de désigner un intérimaire; avec une promptitude que M. Vil- lemain devait, une fois rétabli, lui reprocher non sans aigreur, il remplaça définitivement le ministre dont il avait eu tant de fois à subir et à regretter le zèle universitaire. Son choix se porta sur M. de Salvandy, l'un des hommes politiques du régime de Juillet qui montraient le plus de bienveillance pour les personnes et les idées du monde religieux* étranger à l'Université, membre de la minorité dans la commission qui avait nommé naguère M. Thiers rapporteur de la loi d'instruction secon-
1 Chroniques parisiennes de M. Sainte-Beuve, p. 292.
A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 367
daire 1 : nature un peu vaine et pompeuse, mais généreuse et sincère, manquant parfois de tact et de mesure, non d'esprit ni de cœur. Nul, même parmi les catholiques les plus exigeants, ne pouvait douter des bonnes intentions du nouveau mi- nistre; la seule question était de savoir s'il aurait l'habileté et la force de les réaliser. L'un de ses premiers actes fut de suspendre le cours de M. Mickiewicz, ce que rendait facile sa qualité d'étranger, et d'écrire à l'administrateur du Col- lèpre de France des remontrances sévères, mais impuissantes, au sujet des cours de MM. Quinet et Michelet, dont les « désordres», disait-il, ((éton- naient et blessaient le sentiment public. »
Ce n'est pas que le cabinet eût enfin pris son parti de suivre, dans les questions d'enseignement, une politique nouvelle et résolue. Tout ajourner sans rien terminer, tout assoupir sans rien ré- soudre, tell paraissait être encore sa trop modeste ambition. M. Martin du Nord, notamment, ne voyait guère rien au delà ; aussi se félicitait-il de la réserve gardée par les évèques, dans la seconde moitié de 1844* et s'imaginait-il déjà avoir obtenu ce silence qu'il appelait la paix. Mais son illusion devait être de courte durée. Comment en effet les catholiques eussent-ils pu longtemps désarmer, alors que non seulement on ne faisait pas droit à
1 Cette minorité se composait de MM. de Salvaudy, 0. Iiarrot, do Tocquevillo et dp Carné.
308 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
leurs plaintes, mais que leurs adversaires les atta- quaient chaque jour plus violemment? Aussi, dès janvier 18/i5, dans la discussion de l'adresse, le ministre des cultes dut-il de nouveau essuyer le feu de M. de Montalembert. L'orateur catholique, racontant longuement les « injures de l'Eglise » , n'accusait pas le ministère d'en être « l'auteur »; il l'accusait d'en être « le complice, non par mal- veillance contre la religion, mais par faiblesse » ; il lui reprochait, « non d'avoir la malice des persé- cuteurs, mais de n'avoir ni le courage ni l'intelli- gence de la liberté. »
Ce ne fut pas tout. Le h février 1845,1e cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, publia un man- dement fort étendu dans lequel il condamnait solennellement le Manuel du droit public ecclé- siastique de M. Dupin, u comme contenant des doc- trines fausses et hérétiques, propres à ruiner les véritables libertés de l'Église » . Ce livre, publié pour la première fois sous la Restauration, était la collection des textes dans lesquels, depuis Pithou jusqu'à Napoléon Ier, s'était formulé le gallicanisme des légistes, répudié de tout temps par le clergé, même le moins ultramontain ; compilation terne, lourde et fastidieuse, recouverte en quelque sorte d'une poussière d'ancien régime et imprégnée d'une odeur de basoche, auxquelles l'auteur était seul à se complaire; M. Dupin avait publié, en 18/i/j, une seconde édition du Manuel, sous prétexte de ré- pliquer à M. de Montalembert. La démarche du
A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 369
cardinal pouvait être diversement appréciée. Pen- dant que les ardents applaudissaient, d'autres, parmi lesquels l'archevêque de Paris, se deman- daient si, pour atteindre un livre vieux de plu- sieurs années et dont la réédition n'avait eu aucun succès, c'était la peine de faire un acte si insolite et que la situation de l'auteur condamné devait rendre si retentissant. Quoi qu'on penscàt néan- moins sur cette question d'opportunité, il n'y avait pas deux sentiments sur le parti que le gou- vernement, effrayé des criailleries de M. Dupin, prit aussitôt de déférer le mandement au Con- seil d'État. Celui-ci déclara, le 9 mars, qu'il y avait abus, donnant ainsi le spectacle au moins étrange de laïques, peut-être non catholiques, qui contrô- laient et réformaient les doctrines théologiques d'un évêque, et qui prétendaient prononcer, entre II. Dupin et Mgr de Bonald, sur ce que devaient être la croyance et l'enseignement de l'Eglise.
Le gouvernement fut d'ailleurs aussitôt à même de voir quelle maladresse il avait commise. M. Beu- gnot eut beau jeu à dénoncer, devant la Chambre des pairs, l'absurdité de l'appel comme d'abus en matière de doctrines, sous un régime de liberté des cultes, la bizarre contradiction de cet État qui tenait tant à se proclamer « laïque » et qui voulait en même temps faire le « théologien » . Au lende- main de la sentence, le 1 1 mars, le cardinal de Bonald écrivit au garde des sceaux une lettre publique, plus railleuse et dédaigneuse encore
370 CHAPITRE YL Uk QUESTION DES JÉSUITES
qu'irritée : « J'ai reçu, disait-il, l'ordonnance royale du 9 mars que Votre Excellence a cru devoir m'en- voyer; je l'ai reçue dans un temps de l'année où l'Église retrace à notre souvenir les appels comme d'abus qui frappèrent la doctrine du Sauveur, et les sentences du Conseil d'Etat de l'époque contre cette doctrine. » Puis, après avoir malmené ce corps politique et laïque qui prétendait lui « ensei- gner la religion », et après avoir invoqué les libertés publiques, il terminait en déclarant ne reconnaître qu'au Pape le droit de juger son juge- ment. « Jusque-là, ajoutait-il, un appel comme d'abus ne peut pas même effleurer mon âme. Et puis, que peut-on contre un évôque qui, grâce à Dieu, ne tient à rien, et qui se renferme dans sa conscience? J'ai pour moi la religion et la Charte : je dois me consoler. Et quand, sur des points de doctrine catholique, le Conseil d'État a parlé, la cause lïest pas finie. » C'était l'un des caractères de cette lutte, qu'on ne pouvait toucher un évêque, sans que tous les autres prissent fait et cause pour lui; on revit ce qu'on avait déjà vu à propos de la réprimande adressée par M. xMartin du Nord à l'archevêque de Paris et à ses suffragants : en quelques jours, plus de soixante évêques décla- rèrent adhérer aux doctrines proclamées par le cardinal de Bonald et blâmées par le Conseil d'Etat. * Bientôt aussi, on put annoncer que, le 5 avril, la congrégation de l'Index avait condamné le Manuel. Pour l'amour de la théologie de M. Dupin, le
A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 371
gouvernement s'était donc mis en conflit avec l'É- glise tout entière, et il n'avait même pas pour soi l'opinion des indifférents et des frivoles. Cette fois, en eflet, la cause religieuse n'avait pas seulement les théologiens, mais aussi les rieurs de son côté. Dans deux de ses pamphlets les plus vivement enlevés, Oui et non et Feti, feu, Timon s'était chargé, à la grande surprise et au vif déplaisir de ses amis de la gauche, de montrer, à un public qui ne lisait pas les mandements, où étaient non seulement la justice et la liberté, mais le bon sens. Son succès fut considérable. On en put juger au chiffre des éditions qui s'éleva, en un an, à seize et à dix-sept; on en jugea également au nombre et à la rage des réponses, à l'espèce de charivari de presse sous lequel la gauche, déconcertée et furieuse, essaya vainement d'écraser l'écrivain qu'elle avait naguère tant applaudi pour avoir servi ses plus vilaines passions1. Tout ce tapage ne profitait pas à la cause des appels comme d'a- bus ; en tout cas, c'était une singulière façon de réaliser le rêve de silence caressé par M. Martin du Nord. Aussi n'est-on pas étonné d'entendre alors celui-ci déclarer, à la tribune, que « c'était une des époques les plus pénibles de sa vie ». Le gouvernement eut au moins la sagesse de com- prendre qu'il s'était engagé dans une sotte cam-
1 Ou publia contre Timon : Feu Timon, Saint Corme' nin, le R. P. Timon, Feu contre feu, Eau dur Feu, etc.
3Î2 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
pagne, et de ne s'y pas obstiner : bravé, raillé, il se tint coi, avec une prudence tardive, mais méri- toire. Quant à M. Dupin, il se consolait avec cette pensée, notée dans ses Mémoires, que le Manuel devait à ce bruit de trouver des acheteurs qu'il n'avait pas auparavant.
« Le mandement est et demeure supprimé », disait solennellement l'ordonnance. Singulière « suppression », dont le seul résultat était d'aug- menter la publicité du document. Le « coiuité pour la défense de la liberté religieuse » n'en fai- sait pas moins réimprimer le mandement, y joi- gnait toutes les lettres d'adhésion des évôques, et répandait ce volume par toute la France l. S'il y avait quelque chose de « supprimé, » c'était l'appel comme d'abus, surtout en matière doctrinale. Le gouvernement de Juillet se le tint pour dit, et ne s'exposa pas désormais à pareille mésaventure. Si vives qu'aient été, de 1845 à 1848, certaines luttes avec le clergé, il ne fut plus question de déclaration d'abus 2.
1 Tome IV des Actes épiscopaux.
2 A la suite de ces événements, Mgr Affre fit paraître son ouvrage de V Appel comme d'abus (1845). C'était plus qu'une œuvre de circonstance. Le savant et sage prélat montrait par l'histoire, ]a raison et les principes, ce qu'avaient d'absurde ou d'odieux la plupart des cas d'abus. Il précisait les circonstances où une répression des actes du clergé pouvait être légitime, et il indiquait quels moyens seraient alors préférables à la déclaration d'abus.
A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 373
II
Le conflit né de la condamnation du Manuel était à peine terminé, que le gouvernement se voyait en face d'une difficulté plus redoutable en- core. M. Thiers allait l'interpeller au sujet des jé- suites. Cette interpellation était le dernier acte d'une campagne parlementaire qu'il convient de reprendre à son origine. Les embarras trop visi- bles que le ministère rencontrait dans les questions religieuses et qu'il aggravait par les maladresses et les incertitudes de sa politique, devaient être, pour l'opposition, comme une invitation à porter la lutte sur ce terrain. Pendant les premières années, les débats sur la liberté d'enseignement avaient eu cet avantage, d'être demeurés en dehors et au- dessus de toutes manœuvres de partis et compé- titions ministérielles. De là sans cloute, la gravité approfondie, élevée, sincère, de la discussion qui avait eu lieu à la Chambre des pairs en lsVi, et où la question avait été traitée pour elle-même : de là T attrait nouveau, l'intérêt inattendu d'un tel débat, pour un public blasé sur ces duels ora- toires de la Chambre des députés, où il s'agissait trop clairement, non de la doctrine, de la réforme ou de l'intérêt national, objets apparents du dé- bat, mais du portefeuille que SI. Thiers voulait arracher à M. Guizot. Cet état ne devait pas du- rer. La discussion de ISVi n'avait pas été une
374 CHAPITRE Vil LA QUESTION DES JÉSUITES
révélation seulement pour le public; elle en avait été une pour M. Thiers, qui jusqu'alors n'avait guère pris garde à cette « querelle de cuistres et de bedeaux ». Il avait aussitôt jugé utile d'in- tervenir dans une question qui apparaissait si importante. Frappé de l'irritation des universi- taires, de leur désir et de leur espoir de trouver, à la Chambre des députés, une revanche des échecs subis dans l'autre assemblée, il s'était offert à prendre leur cause en main; il s'était fait nommer membre et bientôt rapporteur de la commission chargée d'examiner le projet voté par les pairs.
Le rapport de M. Thiers fut en effet la contre- partie du rapport du duc de Broglie *. Celui-ci avait proclamé les théories les plus libérales sur les droits respectifs de la famille et de l'État, et c'était visiblement à regret qu'il n'avait pas im- médiatement tiré toutes les conséquences de ces théories. Celui-là insistait, au contraire, sur le droit qu'il revendiquait pour la puissance publique de former l'esprit de l'enfant ; il ne dissimulait pas ses préférences pour le système en vertu duquel « la jeunesse serait jetée dans un moule et frappée à l'effigie de l'État 2 » ; il n'y renonçait que par
1 Le rapport de M. Thiers fut déposé et lu ù la Chambre, eu juillet 1814.
2 « Gardons-nous, lisait-ou dans le rapport, de calom- nier cette prétention de l'État d'imposer l'unité de ca- ractère à lâ nation, et de la regarder comme une inspi-
A LA CIÏAMRRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROM Aï NE 375
l'obligation où il était « de se tenir dans la vérité de sou temps et de son pays » ; au moins, pour s'en rapprocher, cherchait-il à restreindre et à entraver, autant que possible, la liberté qu'il n'o- sait entièrement refuser. Aux méfiances témoignées par la Chambre des pairs sur l'enseignement phi- losophique, M. Thiers opposait une apologie sans réserve de l'éducation intellectuelle, morale et même religieuse des collèges. Le duc de Broglie avait soustrait en partie les établissements libres à la domination de l'Université et avait substitué à celle-ci des autorités plus impartiales; M. Thiers rétablissait cette domination, déclarait que les éta- blissements libres devaient être « compris dans la grande institution de l'Université », qui avait mission de « les surveiller, contenir et ramener sans cesse à l'unité nationale » . Rien sans doute de moins libéral. Mais M. Thiers alors n'aimait pas à se dire « libéral » : c'eut été s'enfermer dans un programme, s'assujettir à des principes qui auraient pu lui devenir gênants. Il se proclamait plus volontiers « révolutionnaire 1 ». Surtout sa
ration de la tyrannie... On pourrait presque dire, au con- traire, que cette volonté forte de l'État d'ainnirr tous les citoyens à un type commun s'est proportionnée au patriotisme de chaque pays. » Et M. Thiers en donnait cette preuve : « Si nous avons songé un moment à im- poser d'une manière absolue le joug de l'Etat sur l'édu- cation, c'est sous la Convention nationale, au moment de la plus grande exaltation patriotique. » 1 « Je dois tout à la Révolution, disait à la tribune
376 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
prétention , presque sa manie, était de se dire « national ». L'expression, pour être vague, ne s'en prêtait que mieux à la mobilité de sa tacti- que. Avec ce mot, revenant sans cesse sur ses lèvres et répété par tous ses journaux, il attaquait la politique étrangère de M. Guizot. Tel il se po- sait dans son rapport, prétendant tout subordonner, clans l'éducation publique, à la préoccupation de conserver « l'esprit national » qui, selon lui, n'était autre que « l'esprit de la révolution ». L'Univer- sité lui paraissait seule propre à cette œuvre, et l'enseignement ecclésiastique lui inspirait une méfiance qu'il ne dissimulait pas. Sans doute, pour parler du clergé, il usait de plus de politesse que n'en attendaient les sectaires qui s'étaient flattés de voir M. Thiers se confondre dans leurs rangs. Toutefois n'était-ce pas la menace qui do- minait? « L'Eglise, disait en terminant le rappor- teur , est une grande , une haute, une auguste puissance, mais elle n'est pas dispensée d'avoir le bon droit pour elle. Elle a triomphé de la persécu- tion à des époques antérieures, cela est vrai, et cela devait être pour l'honneur de l'humanité. Elle ne triomphera pas de la raison calme, respectueuse, mais inflexible. »
Deux motifs peuvent dispenser d'examiner et de
M. Thiers, elle m'a fait ce que je suis; c'est la cause de ma vie entière ». Et encore : « J'appartiens au parti de la Révolution française : c'est la seule cause qui soit vraiment chère ù mon cœur. »
A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 377
discuter plus à fond les doctrines du rapport; le premier, c'est qu'aucune suite n'y a été donnée; le second, c'est que, peu d'années après, M. Thiers, mieux éclairé, a contredit lui-même toutes ces idées et les a fait écarter de notre législation. D'ail- leurs, peut-on parler de doctrines à propos de ce rapport? Sans doute, par ses origines intellec- tuelles à la fois voltairiennes, révolutionnaires et bonapartistes, M. Thiers pouvait être naturelle- ment prévenu contre une réforme chrétienne, con- servatrice et libérale. Cependant, en 1844, il n'avait aucune opinion bien mûrie sur ces questions d'enseignement qui se présentaient pour la pre- mière fois à son esprit. Pendant ses ministères, il n'avait montré pour le catholicisme ni bienveillance ni mauvais vouloir. En réalité, les problèmes dé- battus lui importaient peu, et il n'y voyait qu'une question de tactique.
Pour lui, l'opposition n'était pas l'action d'un parti ayant des principes et un programme à garder dans la bonne et dans la mauvaise fortune, à dé- fendre persévéramment, à propager et à tâcher de faire prévaloir. Non, c'était la manœuvre d'une troupe mobile, se dégageant de toute doctrine propre et permanente comme d'un bagage qui gênerait la liberté de ses évolutions et de ses coa- litions, n'ayant d'autre but que d'enlever le pou- voir à ceux qui le possédaient, soulevant au jour le jour la question, arborant le principe, avec les- quels on pouvait, pour le moment, le mieux faire
378 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
échec au ministère, sans se piquer de suite ni de tenue. Sans doute, dans cette politique ainsi réduite à une stratégie de tribune et de scrutin, M. Thiers se montrait admirablement souple, alerte, adroit et fécond; mais ce n'en était pas moins l'abaissement et la perversion du régime parlementaire. Com- bien en souffraient les esprits élevés de la gauche, M. deTocqueville notamment ! Vers 18M, M. Thiers se trouvait précisément un peu gêné dans l'appli- cation de sa tactique; il était à court d'objets sur lesquels il put faire porter son opposition. Il évitait les questions de réforme intérieure, car dès cette époque il aurait pu dire à ses soldats et à ses alliés, comme plus tard aux républicains de l'Assemblée de 1871, que, sur aucune de ces questions, il n'a- vait avec eux une seule idée commune. Les affaires étrangères semblaient plus commodes, il s'en était beaucoup servi; mais il y avait été battu, et puis elles présentaient aussi leur danger; il craignait, en critiquant trop obstinément une politique fondée sur « l'entente cordiale » avec l'Angleterre, d'ex- citer dans ce pays des ressentiments qui pourraient rendre son retour au pouvoir plus difficile; à ce moment même, n'était-il pas en coquetterie avec l'Anglais qui détesjait le plus la France, avec lord Palmerston ? Aussi avait-on remarqué que, depuis la discussion de la loi de régence, en 1842, M. Thiers avait gardé le silence; il s'était absorbé dans la préparation des deux premiers volumes de son histoire du Consulat qu'il publia en mars 1844. H
A LA CHAMRRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 379
n'avait, disait-on, reparu à la tribune, au com- mencement de cette année, que parce que ses amis, mécontents, M. Duvergier de Hauranne entre au- tres, l'avaient en quelque sorte poussé par les épaules. C'est alors qu'à la suite de la discussion de la Chambre des pairs, la question d'enseigne- ment lui parut excellente à saisir pour masquer le vide de son opposition ; il crut y trouver un terrain d'attaque propice, sans danger, et où il pouvait renverser M. Guizot, en réservant toutes les ques- tions sur lesquelles il était bien aise de ne pas s'engager. Sans doute il se mettait mal avec le monde religieux, mais M. Thiers, qui jugeait inu- tile cle s'arrêter à ménager les faibles, n'avait pas encore reconnu, dans le catholicisme, la puissance considérable dont il devait, après 1848, implorer le secours avec des accents si désespérés. La force lui paraissait ailleurs, du côté de la révolution. Comme Louis-Philippe le pressait, à cette époque, de soutenir la loi telle qu'elle était présentée, lui donnant pour raison «qu'il fallait accorder quelque chose au clergé, que c'était encore quelque chose de très fort qu'un prêtre », M. Thiers lui répon- dit : « Sire, il y a quelque chose de plus fort que le prêtre, je vous assure, c'est le jacobin K »
Telle avait été la raison de pure tactique, étran- gère à toute conviction réfléchie aussi bien qu'à toute passion haineuse, qui poussait M. Thiers à
1 Chroniques parisiennes di> M. feinté-BeUVe, ]». 228.
380 f.IIAPlTRE VI. LA QUESTION DES .lÉSllTES
mettre la main sur la question universitaire ; la même raison le fera, quelques mois plus tard, se jeter sur l'affaire Pritchard, et l'aurait conduit à saisir tout sujet de débat propre à renverser ou seulement à gêner M. Guizot. Peut-être aussi faut- il voir là un effet de cette curiosité merveilleuse- ment active, parfois un peu brouillonne et pré- somptueuse, de ce désir de tout connaître, de tout comprendre, de tout manier, puis aussitôt de tout expliquer et de tout enseigner, qui n'était pas l'un des aspects les moins remarquables de cette riche et mobile nature. Les questions d'enseignement étaient entièrement neuves pour lui ; il voulut être un pédagogue comme il était devenu un financier, un stratégiste ou un diplomate. Peu de semaines lui suffirent pour improviser sa petite enquête en faisant causer quelques professeurs1, et il fut aus- sitôt en mesure d'écrire un volumineux rapport, où il crut sincèrement apprendre le problème sco- laire au monde, qui l' ignorait avant lui.
Le rapport fit un moment quelque bruit; les journaux que M. Thiers avait toujours l'habileté d'avoir dans la main le portèrent aux nues; des universitaires vinrent en députation remercier leur avocat ; puis le silence se fit sur ce document. Les catholiques eux-mêmes n'en parurent pas très émus. Aucun mouvement n'en résulta, ni dans le
1 Ce fut, raconte-t-on, l'origine des relations entre M. Jules Simon et M. Thiers.
A LÀ CHAMDRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 381
parlement ni en dehors. Les derniers mois de l&bb s'écoulèrent, sans que les journaux en parlassent, et, dans la session de 1S45, nul ne sembla em- pressé de le faire mettre à l'ordre du jour. L'atti- tude plus que prudente du ministère indiquait d'ailleurs qu'il n'était point disposé à engager son existence sur cette loi ; du moment où le rap- port était, non le premier acte d'un débat pure- ment politique, mais seulement le préliminaire d'une controverse de doctrines qui ne viendrait peut-être qu'à longue échéance, II. Thiers n'y avait plus aucun intérêt; il lui importait peu que la li- berté d'enseignement fut réglée d'une façon ou de l'autre, si la question ministérielle n'y était pas mêlée, et il fut le premier cà '< enterrer » ce rap- port d'une célébrité si éphémère.
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M. Thiers avait mal réussi en abordant directe- ment le problème de la liberté d'enseignement; ne pouvait-il pas être plus heureux en exploitant les passions mauvaises qui s'étaient soulevées à cfrté, en portant au parlement cette question des jé- suites qui, depuis deux ou trois ans, agitait tant l'opinion ? Certains de ses amis le lui insinuèrent en 1845, et peut-être s'y sentait-il poussé parla mortification de son premier échec et par l'impa- tience de son ambition. Cependant il hésita beau- coup, dit-on, avant de s'engager dans cette voie,
382 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
qui lui répugnait. Les jésuites en eux-mêmes lui étaient absolument indifférents; il avait tenu à se distinguer publiquement de leurs vulgaires accusa- teurs : « Je ne pense pas des jésuites tout le mal qu'on en dit, déclarait-il, en dans un des
bureaux de la Chambre ; il y a là-dessus beaucoup d'exagération ». Et, dans son rapport, il avait af- firmé « n'être pas animé, à l'égard de ces reli- gieux, d'un petit esprit de calomnie et de persécu- tion ». Au pouvoir, il leur avait été plutôt bien- veillant, et l'on parlait de certaines lettres fort favorables aux congrégations qu'il avait écrites, étant ministre, aux préfets des Bouches-du-Rhône et de Vaucluse. Mais, en sommant le ministère d'ap- pliquer contre les jésuites ce qu'on prétendait alors être les lois du royaume, il croyait l'obliger ou à se poser en protecteur de ces religieux de- vant l'opinion ameutée, ou à commencer une per- sécution moralement et peut-être juridiquement impraticable; alternative des deux côtés également périlleuse, et d'où Ton semblait pouvoir se tirer seulemen par une énergie de décision et de con- duite que l'expérience montrait n'être pas dans le tempérament des ministres. C'était assez pour triompher des scrupules de M. Thiers. Les motifs qui le décidaient étaient si visibles qu'ils n'é- chappaient pas même aux étrangers ; le plus im- portant des journaux allemands disait alors :
H y a beaucoup de faux dans tout ce bruit qu'on fcit h propos du clergé et des jésuites. Les véri-
A LA CHAMHRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 383
tables lutteurs, ceux qui se battent sérieusement, sont un reste de jansénistes, un reste de gallicans à la façon des anciens parlements, irrités contre les théologiens. Ajoutez-y quelques célébrités littéraires blessées dans leur omour-propre, comme MM.Dupin, Cousin, Miclielet, Quinet et compagnie... Quant à M. Thiers, au fond, la chose lui est parfaitement in- différente. Si les jésuites s'accommodaient de lui, il s'en accommodait fort bien à son tour; car il les laissait jouir de la tranquillité la plus profonde, pendant qu'il était ministre. Aujourd hui les jésuites lui sont utiles pour renverser M. Guizot. De toute évidence, il existe, entre lui et la coalition, un pacte secret pour faire un coup fourré et le porter au mi- nistère, aux dépens des jésuites. De cette façon, il deviendrait le premier auteur des forlilications et l'homme qui les ferait armer. Une fois ministre, M. Thiers se montrerait des plus relâchés à l'endroit du clergé, qui ne lui est pas le moins du monde odieux' .
La feuille allemande ajoutait, il est vrai, non sans raison, que M. Thiers, arrivé au pouvoir par de tels moyens, avec des passions ainsi irritées, « n'y trouverait pas la position aussi facile qu'il se l'imaginait. » Mais il était dans la nature de cet homme d'État de n'envisager guère les choses qu'au jour le jour, se confiant en son adresse pour éluder les difficultés du lendemain. En ce moment, il ne pensait qu'à s'emparer du gouvernement coûte que coûte.
4 Gazette iVA aqshmn du 2 mai 1845.
384 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
Pour préparer et appuyer l'attaque parlemen- taire, il fallait produire ou tout au moins feindre un mouvement d'opinion : c'était la tâche de la presse; M. Thiers avait l'habitude de préluder ainsi aux campagnes de chaque session. Cette fois, rien de plus simple; les journaux avaient depuis longtemps commencé à crier Au jésuite ! et, sauf quelques scrupuleux de l'école de M. de Tocque- ville, ils étaient tout disposés à continuer plus bruyamment encore. D'ailleurs n'avait-on pas mieux que des articles de discussion ou d'invective? A cette époque, le propre journal de M. Thiers, le Cojistitutionnel, publiait en feuilleton le Juif-Er- rant de M. Eugène Sue. Toutes les infamies débi- tées depuis deux ou trois ans contre les jésuites, le romancier les mettait en action, les faisait vivre, les jetait aux passions de la foule, avec un nom et un visage d'homme tels que nous en rencontrons tous les jours : forme bien autrement meurtrière et irréfutable de la calomnie. Dans un récit aussi absurde qu'odieux, la -Compagnie de Jésus était représentée dominant le monde par les moyens les plus vils et les plus criminels, fomentant et exploi- tant la luxure, organisant le vol et l'assassinat, ayant pour agents les « étrangleurs » de l'Inde, le tout assaisonné d'excitations socialistes et impré- gné de cette sensualité malsaine et impudique, de cette « odeur de crapule » dont M. Sainte-Beuve avait déjà parlé à propos des Mystères de Paris. a Le Juif-Errant achève de révolter », écrivait
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Je même critique, en 18/j5. Il y avait à la vérité, des juges moins sévères : le Journal des Débats se gardait bien d'adresser un blâme à un allié aussi utile, et dont l'œuvre, « par le sujet et l'intention, appartenait, disait-il, à la croisade antijésuitique. » « Laissons toute liberté au pinceau de M. Eugène Sue », ajoutait-il; et il racontait avec complai- sance qu'on reproduisait le roman en Belgique et qu'on frappait une médaille en l'honneur de l'au teur1. M. Véron, Y imprésario du Constitutionnel, calculait avec satisfaction les 15 à 20 000 abonnés que lui rapportaient les 100 000 francs payés à l'auteur. Il sentait bien qu'il n'avait pas fait une fort honnête opération 2 ; mais était-il tenu à mon- trer plus de délicatesse que naguère le Journal des Débats, avec les Mystères de Paris ? Quant à Al. Sue, il se vantait à bon droit de n'avoir pas fait une œuvre moins moralisatrice que MM. Libri, Génin, Quinet et Michelet; il leur faisait l'honnem de les saluer comme ses inspirateurs, et il déclarait avoir été « déterminé » par leurs « hardis et cons- ciencieux travaux » sur les « funestes théories de
' Journal des Débats du 11 mai 1845, article de M. Cu- lillier-Fleu ry.
- Le docteur Véron dit dans ses Mémoires : « Le grand désir de redonner de la popularité au Constitutionnel, par l'éclat d'un grand nom, ne me rendit exigeant ni sur le sujet ni sur le but moral de L'ouvrage. J'apportai certai- nement dans cette affaire autant d'imprévoyance que de légèreté. Que ceux qui n'ont jamais commis de faute dans la vie me jettent la pierre! »
22
386 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
la Compagnie de Jésus », à « apporter aussi sa pierre à la digue puissante élevée contre un flot impur et toujours menaçant ». Il n'a jamais été dans les habitudes de M. Thiers d'être scrupuleux sur la moralité de ses instruments; toutefois, on veut croire qu'il n'était pas toujours flatté de la pu- blication qui semblait être ainsi entreprise à son service et sous son patronage, et qu'il ne faisait pas fière figure quand M. de Montalembert parlait, à la tribune des pairs, de « ce journal redevenu fameux, où trois anciens ministres du 1er mars, l'honorable M, Thiers, l'honorable M. de Rémusat et l'honorable M. Cousin, avaient l'avantage d'être les collaborateurs de l'honorable M. Sue1. »
Cette calomnie en quelque sorte vivante, publiée chaque matin à vingt mille exemplaires, favorisée par la vogue qu'avaient alors le roman-feuilleton et le nom de M. Sue, reproduite, illustrée de toutes façons, collée aux vitres de mille boutiques, ne pénétrait pas impunément partout, dans les sa- lons, les ateliers, les cabarets. Il en devait sortir un nuage de préventions et de haines contre le jésuite et contre le prêtre en général. Néanmoins on serait plutôt frappé de voir combien, avec des moyens si violents, l'émotion produite était fac- tice et superficielle. Il était visible que si les me- neurs cessaient d'alimenter ce feu de paille, il s'é- teindrait de lui-même. Aussi, à cette époque, l'abbé
1 Discours du 1 \ janvier 1845.
A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉ? ET A LA COUR ROMAINE 387
Dupanloup pouvait-il écrire, après avoir rappelé le trouble autrement profond de 1827, 1828 et 1829 :
Eh bien! aujourd'hui les temps sont meilleurs; et, malgré une agitation violente qui n'est manifes- tement excitée qu'à la surface, au fond les préven- tions ne tiennent pas ; les calomnies ne sont crues qu'à moitié; le peuple, malgré tout ce qu'on fait pour l'émouvoir, ne s'émeut pas; le bon sens résiste avec plus de force qu'on ne s'y attendait, malgré les habiletés et les fureurs contraires; il proteste in- vinciblement, et cela parmi les hommes les plus éclairés, jusque dans les plus humbles régions, où la foule, sans bien s'en rendre compte, ni sortir de son indifférence, sent toutefois qu'il y a trop de stu- pidité et de mensonge dans tout ce qu'on lui dit, et que les erreurs dont on veut la nourrir sont pour elle une pâture trop grossière 1 .
Tous les moyens étaient bons aux adversaires des jésuites, tout leur servait de prétexte : témoin le procès Afïnaer. Cet Affnaer était un fripon vul- gaire qui, employé à l'économat des religieux, leur avait escroqué 200 000 francs. Dénoncé et arrêté, il crut pouvoir exploiter en sa faveur les passions régnantes et se mit à calomnier ceux qu'il avait volés. La presse accueillit ce concours dés- honorant, et, sur la foi du misérable, prétendit dévoiler les mystères de la fortune et de l'orga- nisation intérieure de la Compagnie. Cette fantas-
1 De la Pacification religieuse 11845).
388 CHAPITRE YI. LA QUESTION DES JÉSUITES
magorie dut s'évanouir au plein jour des débats publics. Mais la condamnation, prononcée le 9 avril 1845, n'en fut pas moins l'occasion d'un redoublement d'attaques : s'être laissé voler et surtout s'être plaint, c'était, disait-on, braver in- solemment une législation qui ne permettait aux jésuites ni de posséder ni même d'exister. Ce pro- cès ne sera-t-il pas l'un des arguments qu'invo- queront bientôt les ministres, dans leurs discours ou clans leurs dépêches, pour expliquer comment ils avaient été obligés à sévir contre ces religieux ? Ceux-ci étaient plus attaqués pour avoir été volés que d'autres ne l'auraient été pour avoir volé eux- mêmes.
IV
On crut alors le moment venu de saisir le par- lement. Cinq jours après la condamnation d'Aff- naer, à propos d'une pétition des catholiques mar- seillais contre les cours de MM. Quinet et Michelet, M. Cousin déclara, à la Chambre des pairs, que le vrai désordre n'était pas ce qui se passait au Collège de France, mais l'existence des jésuites en violation des lois : il demanda l'exécution de ces lois; puis, après avoir accompli cet acte de courage civique, il s'écria d'un ton dramatique qui fit sou- rire l'assemblée : « Je n'hésite pas à me déclarer l'adversaire de cette corporation : il m'en arrivera ce qui pourra! » Le ministère tâcha d'abord de
A LA CUAMHRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 389
faire la sourde oreille; à la fin, contraint de parler, M. Martin du Nord se borna à répondre vaguement qu'il y avait bien d'autres associations non auto- risées, qu'il convenait d'apprécier les faits et de ne pas céder à des impatiences irréfléchies. La Chambre haine, peu disposée à suivre le véhément philosophe, se contenta de cette défaite. Mais ce n'était qu'une escarmouche préliminaire. Chacun savait que la grande bataille devait être livrée à la Chambre des députés par M. Thiers lui-môme. Chacun aussi savait que les jésuites, appuyés par tous les catholiques, contestaient l'existence des lois qu'on prétendait leur appliquer ; qu'ils avaient pris l'avis de jurisconsultes, qu'ils étaient résolus à résister et à porter avec éclat le débat devant la justice et devant l'opinion.
Un tel conflit était fait pour émouvoir singulière- ment le ministère. M. Guizot n'avait consenti qu'à regret, dans le projet de 1844, à interdire l'ensei- gnement aux congrégations; au moins s'était-il flatté que, moyennant cette sorte de rançon, la Compagnie de Jésus ne serait pas inquiétée dans son existence. Il l'avait dit alors, et d'autres défen- seurs du projet, M. Portalis par exemple, l'avaient dit avec lui. Or voilà que les ennemis des jésuites, encouragés et non désarmés par cette concession, manifestaient des exigences plus grandes. Quelque temps, le ministre avait espéré pouvoir se tenir coi : « Il y a une grande tempête, disait-il au P. de Ravignan; je m'y opposerai. J'ai parlé au roi, au
390 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
conseil. Il ne faut pas commettre une grande in- justice. Aucune mesure n'a été prise. Laissons passer le flot. » Mais ce flot grossissait chaque jour davantage. Quand il fut connu que M. Thiers était décidé à parler, le ministère fut bien obligé de s'avouer qu'il ne pourrait éluder la mise en de- meure par quelques paroles vagues, comme M. Mar- tin du Nord avait fait à la Chambre des pairs, en répondant à M. Cousin.
Quel parti prendre? Défendre, non les jésuites, mais leur liberté, se mettre hardiment en travers du préjugé et de la passion, c'eût été une noble et peut-être habile politique ; elle était en tous cas conforme aux sympathies personnelles de M. Guizot et à l'idée si haute qu'il se faisait d'un homme d'État, quand il en traçait ainsi les devoirs :
Quiconque ne conserve pas, dans son jugement et dans sa conduite, assez d'indépendance pour voir ce que les choses sont en elles-mêmes, et ce qu'elles conseillent ou commandent, en dehors des préjugés et des passions humaines, n'est pas digne ni capable de gouverner. Le régime représentatif rend, il est vrai, cette indépendance d'esprit et d'action infini- ment plus difficile pour les gouvernants, car il a. précisément pour objet d'assurer aux gouvernés, h leurs idées et à leurs sentiments comme à leurs inté* rets, une large part d'iniïucnce dans le gouverne- ment; mais la difficulté ne supprime pas la néces- sité, et les institutions qui procurent l'intervention du pays dans ses affaires lui en garantiraient bien peu la bonne gestion, si elles réduisaient les hommes
A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 391
qui en sont chargés, au rôle d'ngents dociles des idées et des volontés populaires. La tâche du gottVetf» nement est si grande, qu'elle exige quelque grandeur dans ceux qui en portent le poids, et plus les peuples sont libres, plus leurs chefs ont besoin d'avoir aussi l'esprit libre et le cœur fier 1 .
Toutefois, après ce qui s'était passé depuis quatre ans, pouvait-on s'attendre à voir les ministres pra- tiquer cette grande politique? Ils croyaient les esprits si montés contre les jésuites, ils'craignaient tant d'être, sur cette question, abandonnés par leurs propres amis, qu'ils jugeaient toute résistance impossible, périlleuse pour la religion, mortelle peut-être pour la dynastie; il leur semblait que la monarchie de Juillet serait compromise, comme l'avait été celle de Charles X, en associant à une cause trop impopulaire, et Louis-Philippe déclarait ne pas vouloir « risquer sa couronne pour les jésuites » . 0 brièveté de la sagesse politique, quand elle prétend discerner ce qui perd et ce qui sau\e les gouvernements ! On jetait des religieux par- dessus bord pour alléger le navire qui portait la fortune de la monarchie; et quand, peu après, souillera la tourmente, ce sera ce grand et beau navire qui sombrera, tandis que la petite barque des jésuites arrivera au port; la révolution qui jettera la famille d'Orléans en exil, fera disparaître les derniers vestiges de proscription pesant sur la
1 druizot, Mémoires, t. VII, p. L
392 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
Compagnie de Jésus, et M. Thiers lui-même procla- mera, devant le pays, cette sorte d'émancipation. Singulier et saisissant contraste, qui fournira à un jésuite l'occasion de rappeler une anecdote, racontée par les pieux biographes du fondateur de son ordre. A son retour de Jérusalem, saint Ignace s'étant arrêté à Chypre, fut fort en peine de trouver une voile amie pour le reconduire aux rivages italiens. Il y avait pourtant là un beau navire de Venise, bien appareillé; et ceux qui étaient venus avec Ignace priaient le capitaine cle le recevoir sur son bord, par charité, attendu que c'était un saint. — « Si c'est un saint, répondit le capi- taine, il n'a que faire de mon navire. Qu'il se mette sur la mer, et les eaux le porteront. » Ignace monta sur une chétive embarcation qui, violemment battue par la tempête, aborda pourtant en Italie. On apprit depuis que le navire vénitien, surpris par l'orage et voulant rentrer au port, avait échoué sur des rochers.
Si le gouvernement ne croyait pas pouvoir défendre les jésuites, il ne voulait pas s'engager dans une de « ces luttes du pouvoir civil contre les influences religieuses, qui, suivant la parole de M. Guizot, prennent aisément l'apparence et abou- tissent souvent à la réalité de la persécut;on. » Sur ce point, sa prudence ne parlait pas moins haut que sa justice. Rien de plus aisé que de pérorer sur les « lois du royaume » frappant la Compagnie de Jésus; rien de plus incertain, de plus difficile
A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 393
et de plus périlleux que leur application, pour un gouvernement dont l'honneur était de ne pouvoir ni de vouloir jamais faire acte d'arbitraire. D'ail- leurs M. Guizot n'avait pas la vue assez courte pour ne point discerner que, si M. Thiers le poussait dans cette aventure, ce n'était pas avec l'espérance de l'en voir sortir; il sentait que l'opposition lui tendait un piège, où elle comptait bien enlever au ministère la vie et l'honneur.
Dans ce redoutable embarras, le cabinet chercha s'il ne se trouverait pas quelque moyen détourné et pacifique de supprimer en quelque sorte la ■ matière du conflit. Déjà plusieurs fois, pendant les dernières années, il avait demandé, en vain il est vrai, aux évôques de sacrifier eux-mêmes les jésuites. Ce que les évêques refusaient, ne pour- rait-on l'obtenir du Pape? On avait d'ailleurs l'exemple du gouvernement de la Restauration qui, placé, après les ordonnances de 18*28, eu l'ace des résistances de l'épiscopat, s'était adressé à la cour romaine pour sortir de peine Il n'est question
1 On pourrait noter du reste, entre les deux époques, des aualogies curieuses. En 18*28, le négociateur français fut, comme eu 1845, un personnage d'origine italienne, M. Lasagni, jurisconsulte éminent qui a laissé les meil- leurs souvenirs dans la magistrature française. Les résul- tats de la négociation, la conduite de la cour romaine et du gouvernement français, Timbroglio qui en résulta, furent à peu près les mêmes dans les deux cas. Voy. sur la négociation de 1 S28, les Jésuite* et la liberté religieuse sous la Restauration, par Antonin Lirac.
394 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
de blâmer ni le procédé, ni l'intention ; M. Guizot a déclaré plus tard n'avoir agi que « dans l'in- térêt de la liberté d'association et d'enseignement» qui eussent souffert d'une intervention directe de l'autorité civile ; tandis que, ajoutait-il, « porter la question devant le pouvoir spirituel, supérieur religieux des jésuites, c'était faire appel à la li- berté même et aux concessions volontaires *. » Mais quand on voit tous les gouvernements, à tour de rôle, provoquer ainsi eux-mêmes la pa- pauté à régler, dans les affaires françaises, la conduite du clergé et des catholiques, peut-on ensuite leur reconnaître grand droit à se plaindre de ce qu'ils appellent les progrès de l'ultramon- tauisme?
L'idée de ce recours à Rome s'était présentée, déjà depuis quelque temps, à l'esprit de M. Guizot, et il avait, pour ce cas, choisi in petto son négocia- teur, M. Rossi. Ce personnage s'était distingué, à la Chambre des pairs, dans la discussion de 18M, où il avait pris adroitement position entre M. de Montalembert et M. Cousin, visant évidem- ment la succession de M. Villemain, compromis et usé. Il n'eut pas le portefeuille : l'ambassade de Pvome lui échut en place. La Providence, qui se joue des calculs les plus habiles, le conduisait ainsi à une destinée qu'il eût été alors le dernier à pré-
1 Lettre au R. P. Daniel {Études religieuses, septembre 1867).
A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 305
voir : envoyé à Rome pour y arracher, au nom des préjugés voltairiens et de la timidité ministérielle, le sacrifice des jésuites, il devait y rester pour succomber martyr de l'indépendance pontificale, et dire en allant au-devant des assassins : « Qu'im- porte, la cause du Pape est la cause de Dieu! » Existence singulière entre toutes que celle de cet Italien au pâle visage, au regard de lynx, au profil d'aigle, si souvent transplanté et déraciné, poussé, par les hasards de la vie, dans les pays les plus divers, les sociétés les plus dissemblables, chaque fois y reconstruisant à nouveau l'édifice de sa for- tune, et partout, en dépit de difficultés souvent im- menses, s'élevantau premier rang! Jeune homme, à Bologne, il est à la tête du barreau. Émigré en 1815, il se réfugie à Genève ; professeur, député, il devient l'homme le plus important de la république. 1830 l'appelle en France : accueilli d'abord par les sifïlets des étudiants, il est, au bout de peu d'années, pair de France, membre de l'Institut, doyen de la Faculté de droit, ambassadeur et comte. En I8/18, il perd tout ; il reçoit ce coup avec le sang-froid d'un joueur pour lequel la fortune n'a plus de surprises; ce sexagénaire change une fois de plus de patrie et recommence une nouvelle carrière; ministre de Pie IX, il rencontre, pour couronner et ennoblir une existence honorable, mais où l'ambition avait paru parfois tenir plus de place que le sacrifice, l'héroïsme tragique de sa mort. N ie plus agitée et plus remplie que féconde, où les événements
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semblent n'avoir jamais permis à M. Rossi de donner sa mesure : il n'en a pas moins laissé à ceux qui l'ont approché, l'impression d'un homme d'État qui eût été égal aux plus grands rôles, et l'histoire doit reconnaître en lui le dernier descendant de ces poli- tiques que jadis l'Italie donnait ou plutôt prêtait aux autres nations.
Dès la fin de 18M, M. Rossi, qui avait peut-être suggéré lui-même à M. Guizot l'idée de s'adresser à Rome, était parti en touriste pour l'Italie, afin de rapprendre en quelque sorte les hommes et les choses de sa première patrie. Le 2 mars 18A5, le gouvernement l'accrédita officiellement auprès du Pape, avec mission d'obtenir la dissolution et la dispersion des jésuites de France. Il fut tout d'abord froidement accueilli. Son passé, sa qualité d'émigré, son mariage avec une protestante, son indifférence notoire dans les questions religieuses, tout en lui était fait pour éveiller les ombrages de la cour et de la société pontificales. Mais il n'était pas de ceux qu'une telle réception pouvait démonter. Que de fois n'avait-il pas du se pousser dans des milieux hostiles ! Il avait l'art de plaire avec souplesse et dignité, la hardiesse sensée, la sagacité froide et prompte, dans la volonté comme dans l'action une persévérance impassible qui donnait bientôt aux autres le sentiment qu'il finirait par l'emporter. Il avait aussi cette patience qui est peut-être la qualité la plus nécessaire pour traiter avec Rome; deux mois durant, il resta dans une sorte d'inaction,
A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE oOT
laissant les mauvaises volontés s'émousser, les curiosités ou les prudences s'étonner, puis s'in- quiéter de son silence, se bornant à se faire sous main des amis clans la prélature et la curie.
Mais, pendant ce temps, les événements se pré- cipitaient à Paris. L'approche du jour fixé pour les interpellations avivait encore la polémique. M. Thiers avait la fortune étrange de voir la cam- pagne qu'il dirigeait contre le ministère, secondée passionnément par le principal organe de ce minis- tère : le Journal des Débats dépassait en violence toutes les feuilles de gauche. M. Cuvillier-Fleun y traitait les jésuites « d'hypocrites patentés, de marchands d'indulgences, de pourvoyeurs d'abso- lutions, de colporteurs de pieuses calomnies. » — « Vous êtes, leur criait-il, un monument vivant du mépris de la loi ; rien qu'à ce titre, je vous repousse. Car vous n'êtes pas des proscrits honteux qui cachent leur nom et qui implorent la générosité d'un adversaire [. » Ces excitations n'étaient pas
1 Journal des Débats, ]><is<iu), notamment h1 n° du 13 avril L845. — Ce journal disait encore, quelques jours après les interpellations, le H) mai, par la plume du même rédacteur : « Voyez ce qui se passe en Belgique où le jésuitisme est un pouvoir de l'Etat... Ce ne sont que de pauvres prêtres, je le veux bien, mais en eux vit l'esprit de propagande à tout prix, qui s'étend par la domination des femmes et l'abêtissement dos enfants; esprit insinuant, cauteleux, souriant et flatteur, tant qu'il lutte contre l'obstacle; qui avance en rampaut sous le pied qui l'écrase; mais esprit d'orgueil, d'intolérance,
23
398 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
sans produire quelque émotion dans la populace. Des placards injurieux et menaçants étaient collés sur la porte des jésuites. Des bruits d'émeute circu- laient dans certains quartiers. La police avait dû se mettre sur ses gardes.
V
Enfin le jour de la discussion arriva. Le 2 mai 1845, M. Thiers morft à la tribune, pour déve- lopper son interpellation « sur l'exécution des lois de l'Etat à l'égard des congrégations religieuses » . Il fut courtois et relativement modéré dans la forme, par souci évident de se distinguer de ceux avec qui il faisait campagne. Remontant jusqu'à l'ancien régime, il prétendit rechercher quelles lois étaient applicables contre les jésuites. Ne mettait-il pas une sorte de coquetterie à montrer qu'il pouvait aussi être un juriste? Mais, malgré la clarté habi-
de persécution, le jour où il se relève pour convertir et dominer son oppresseur :
Trepidusquc repente refugit Attollentcm iras et cserula colla tumentem.
Ce serpent dont parle Virgile, ce n'est pas le jésuite peut-être; c'est l'esprit de son ordre. Ne laissez donc pas à cette colère contenue le temps d'éclater ; n'attendez pas que ce venin se répande. Sachez que, sous cette robe, il y a le cœur d'un fanatique qui peut changer de visage, mais dont l'âme est immuable comme sa doctrine, et dont le bras est toujours prêt à jeter la férule du péda- gogue, pour brandir le fer sacré du sectaire. »
A LA CHAMBRE DES DÉPUTAS ET A LA COUR ROMAINE 399
tuclle de son talent, il ne resta de sa longue dis- sertation qu'une impression confuse et incertaine. Sa gène fut plus grande encore, quand il fallut donner la raison de fait qui justifiait l'application de la loi. Il n'en indiqua pas d'autre que la lutte soutenue par les évêques contre l'Université. Mais pourquoi frapper les jésuites, non les évoques? C'est, disait M. Thiers, que les jésuites « étaient probablement les auteurs du trouble >>. A l'égard du gouvernement, il affecta ne vouloir que l'aider; il n'ignorait pas qu'il est aussi fatal à un cabinet âe se laisser protéger que de se laisser vaincre par l'opposition ; ces protestations lui paraissaient d'ailleurs le meilleur moyen de cacher le piège qu'il tendait. La discussion dura deux jours. On remarqua que M. Thiers y fut appuyé par deux procureurs généraux : celui de la cour de cassation et celui de la cour royale de Paris; le premier, M. Dupin, tout meurtri encore des condamnations récentes du Manuel, soutenait presque une cause personnelle : on le vit à l'amertume vulgaire de son langage. La gauche, par l'organe de son chef, n'exprima qu'un regret : c'est qu'on voulut encore garder des ménagements, et qu'on s'en prît seule- ment aux jésuites.
La cause de la liberté était perdue d'avance : toutefois elle fut défendue par M. de Lamartine avec quelque incohérence, par M. de Carné avec une vaillante droiture, par M. Berner avec une puissance éloquente. C'était la première fois que le
400 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
grand orateur légitimiste intervenait clans la cam- pagne de la liberté religieuse. Il sentait combien ce débat était supérieur à la plupart de ceux auxquels il se mêlait d'ordinaire, et il en était ému. Le P. de Ravignan étant allé le voir le matin, l'avait trouvé se promenant dans sa chambre. « Ah! sans doute, s'écria Berryer, la cause est perdue, et cependant elle sera gagnée. Pour le présent, je suis désespéré ; je vois d'ici tous ces hommes au parti pris d'a- vance, comme un mur de marbre devant moi. Seulement, je suis indigne d'être l'avocat d'une pareille cause ; ne me remerciez pas, mais priez pour moi. » Dans le parti catholique, certains ne voyaient pas, sans un mélange de quelque inquié- tude, l'intervention de M. Berryer : on craignait qu'il ne cherchât à rattacher la cause de la liberté religieuse à celle de son parti politique ; il n'en fit rien. Il parla en libéral, en jurisconsulte, en chré- tien, s'appliquant à montrer, avec une vigueur lu- mineuse, quelle était la situation des congrégations d'après les lois et d'après notre droit public : réfu- tation souveraine, et l'on peut dire définitive, de tous ceux qui, alors ou depuis, ont prétendu évo- quer, contre les ordres religieux, les vieilles lois de proscription.
Pour dissimuler ce que la politique du gouver- nement avait, en cette circonstance, de timide et d'un peu subalterne,, il eût fallu la grande et haute parole de M. Guizot : mais celui-ci était souffrant, et M. Martin du Nord le remplaça avec tremblement
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et humilité. À l'embarras de son attitude, on sen- tait que son honnêteté eût désiré résister le plus possible, mais que sa faiblesse était résignée à céder du moment où l'exigence serait trop vive : et cette capitulation successive se fit à la tribune, sous les yeux de la gauche ironique et du centre attristé. Le ministre adhéra pleinement à la thèse juridique de M. Thiers. A peine essaya-t-il, en ce qui touchait les reproches faits au clergé, quelques atténuations sur lesquelles, devant les murmures de la gauche, il n'insista pas. 11 aboutit enfin à une soumission à peu près complète, se bornant à prier bien modestement qu'on ne le forçat pas à aller trop vite et qu'on lui laissât le choix des moyens; il indiqua d'ailleurs lequel il emploierait d'abord : «Je crois, disait-il, que, s'il est possible d'arriver à une mesure quelconque, de concert avec l'autorité spirituelle, ce concours offrira des avantages in- contestables. » M. Thiers, convaincu qu'on échoue- rait à Rome, n'éleva pas d'objection : seulement il précisa impérieusement que « quel que fût ie ré- sultat des négociations, les lois seraient appli- quées )>, et ie ministre, toujours docile, adhéra à cette déclaration.
Le cabinet aurait désiré que la discussion se ter- minât par l'ordre du jour pur et simple : avec un peu de résolution, il eut pu l'obtenir; mais il n'osa, et subit l'ordre du jour imposé par M. Thiers et ainsi motivé : « La Chambre, se reposant sur le gouvernement du soin de faire exécuter les lois de
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l'Etat, passe à l'ordre du jour. » Une trentaine de députés furent seuls à protester. Les conservateurs ministériels, incapables, du moment où les minis- tres baissaient la tête, de résister à eux seuls, votè- rent en masse avec la gauche. Mais ils en souffraient visiblement : « Je rougis, disait l'un d'eux à M. Beu- gnot, du rôle que le ministère nous a fait jouer. » Quant au gouvernement, il s'était fait une idée telle du péril, qu'il se déclarait satisfait du résultat. « Vous appelez cela une défaite, disait le roi au nonce. En effet, dans d'autres temps, c'en eût été une peut-être ; aujourd'hui, c'est un succès, grâce aux fautes du clergé et de votre cour. Nous sommes heureux de nous en être tirés à si bon marché1. » L'opposition ne s'employait pas pourtant à dimi- nuer, pour le ministère, les humiliations de la capi- tulation. Dès le lendemain, le journal de M. Thiers, le Constitutionnel, notait que « l'opposition avait fait une fois de plus l'office de gouvernement ». Le cabinet, disait-il, n'a agi, comme toujours, que par peur. « Il a trouvé la Chambre plus redoutable encore que les jésuites ; il aura contre les jésuites le courage du poltron acculé à l'abîme. » Il ajou- tait, en parlant du discours ministériel : « C'est toujours et plus que jamais de la politique plate, très platement défendue. » Le Siècle faisait à M. Martin du Nord un reproche, assez piquant en cette circonsance, il l'accusait de « jésuitisme ».
1 Guizot, Mémoires, t. VII, p. 413.
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M. Thiers lui-même trouvait-il le plaisir de sa vic- toire sans mélange, et certaines paroles un peu inquiètes de la fin de son discours ne laissaient- elles pas entrevoir chez lui comme une impression tardive de ce que cette campagne avait de peu honorable et de dangereux pour sa cause? En somme, triste discussion; chacun en avait plus ou moins le sentiment: les témoins avaient observé que. pendant ces deux jours, la Chambre avait été visiblement « mal a l'aise, indécise, étonnée de sa froideur et de sa gène », et l'abbé Dupanloup pou- vait écrire à ce moment : « On voulait du bruit, du scandale, une manifestation ; on a eu tout cela; mai* on en a été médiocrement satisfait ; c'est un spectacle curieux aujourd'hui d'étudier l'embarras où cette discussion laisse tout le monde !. »
Les moins embarrassés étaient peut-être les catholiques. Ils croyaient entrer dans « l'ère de la persécution >» ; leurs organes les plus modérés le proclamaient hautement*; mais leur courage ne s'en troublait pas. Ils n'en étaient plus à ces épo- ques de timidité plaintive où, devant une menace, il- ne savaient guère que réclamer dans un bureau ou gémir aux portes d'un palais. C'était en quelque sorte sur la place publique qu'ils étaient résolus à porter leur protestation et leur résistance. Ils avaient pris les mœurs en même temps que les idées de
1 Des associations religieuses ( 1845) .
2 Correspondant, t X, p. 337, 343.
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la liberté. Et vraiment parfois, en dépit de leur petit nombre, en dépit de l'impopularité trop réelle attachée à ce nom de jésuite sur lequel ils étaient réduits à livrer la bataille, ils semblaient éprouver un frémissement joyeux à la pensée de paraître, devant l'opinion et devant la justice, comme les confesseurs de la liberté religieuse. N'espéraient- ils pas même, à la faveur de ce rôle, rompre cette tradition d'impopularité? Ne se voyaient-ils pas déjà soutenus par les journaux anglais qui, malgré leurs préventions, blâmaient l'ordre du jour motivé et y opposaient, non sans quelque ironie, l'énergie libérale avec laquelle leur gouvernement protestant faisait justice aux catholiques irlandais! Du reste, pas de divergence dans le sein du parti religieux. Laïques, évèques, congréganistes de tous les or- dres, étaient d'accord pour se défendre par les armes du droit commun et de la liberté. Mgr Pa- risis « conjurait » publiquement les jésuites de ne « faire aucune concession » et de « subir plutôt tous les genres de persécution que de sacrifier le principe de liberté qui est humainement aujourd'hui le boulevard de l'Église ; » et il ajoutait : « Plutôt cent ans de guerre que la paix à ce prix '. >; Les jésuites de France étaient pleinement entrés dans ces sentiments. Appuyés sur une consultation qui établissait leur droit et la manière de le faire sau-
1 Un mot sur les interpellatiom de M. Thiers (juin 1845).
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vegarder par les tribunaux1, ils avaient envoyé à toutes leurs maisons, pour le cas où le pouvoir voudrait y porter la main, un programme de ré- sistance légale et des formulaires de protestation où ils tenaient ce viril et libéral langage :
Français jouissant des droits de la cité, nous invo- quons l'appui protecteur des lois communes à tous, et nous protestons, avec toute l'énergie de notre conscience, contre une violation inexplicable des droits religieux et des garanties constitutionnelles les plus avérées. Nous ne pouvons croire que des clameurs aveugles et un nom calomnié, sans cou- pables désignés, sans délit imputé, sans un fait articulé, suffisent, dans un pays libre, pour faire expul- ser et proscrire des religieux, des prêtres, des Fran- çais, égaux devant la loi à tous les autres Français2.
Les catholiques ne se contentaient pas de pré- parer la défensive, ils prenaient hardiment l'offen- sive. En même temps que plusieurs évêques pro- testaient publiquement, MM. de Montalembert, Beugnot et de Barthélémy soulevaient la question des jésuites devant la Chambre des pairs (1 1 et 12 juin 1845). Tous trois, le premier avec un éclat
4 La consultation signée do MM. do Yatimesnil, Ber- ryer, Bôchard, Maiidaroux-Yertaniy, Pardessus, Fon- taine, J. Gossin, Lauras, H. de Riancey, a été publiée, à cette époque, à la lin d'une brochure renfermant les dé- bats qui eurent lieu, à la Chambre des pairs, sur la ques- tion des jésuites, dans les séances des 11 et T2 juin ISi.j.
2 Vie du P. de Ilaci'/ita/t, par le 1*. «le IVutlevov, t. Ier, p. 3i4à 317.
23.
406 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
de passion dédaigneuse et vengeresse, le second avec un sens politique des plus remarquables, le troisième avec une connaissance étendue du pro- blème juridique, mirent en vive lumière l'inanité des griefs allégués contre la Compagnie de Jésus, l'illégalité et le péril des mesures qu'on voulait prendre contre elle. Ils flétrirent la conduite de l'opposition libérale, donnant un démenti à tous ses principes, et aussi la faiblesse du ministère, livrant la liberté religieuse à des passions qui n'é- taient ni les siennes ni môme celles de ses amis, mais celles de ses ennemis. Ils terminaient par un cri de défi et d'espoir : « Quoi qu'il arrive, disait M. de Montalembert, l'avenir sera à nous, parce qu'il est à la liberté et au droit commun ; » et M. Beugnot rappelait, comme un avertissement, ce mot du seizième siècle : « L'Église reçoit les coups et ne les rend pas; mais prenez-y garde, c'est une enclume qui a usé bien des marteaux. » Contre une attaque si puissante et malheureusement si justifiée, que pouvait la parole timide, plaintive et embarrassée du ministre des cultes? Obligé de dire pourquoi il frappait les jésuites, il ne sut guère leur reprocher que « d'être venus hautement à la face du pays déclarer ce qu'ils étaient 1 ». Sin-
1 A la môme époque, dans un Mémorandum adressé à la cour romaine, M. Rossi reprochait aux jésuites « la confiance inexplicable avec laquelle ils avaient déchiré le voile qui les couvrait et avaient voulu (sic) que leur nom vint se mêlera la discussion des alïaires du pays. »
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gulier grief, en vérité, dans un temps de publicité, et tout au moins fort différent du reproche de dis- simulation qu'on avait d'ordinaire adressé à ces religieux. Si crime il y avait, le ministre s'en aper- cevait un peu tard : dix-huit mois, en effet, s'étaient écoulés depuis que le P. de Ravignan, provoqué et non provocant, avait, en réponse aux calomnies du Collège de France, exposé simplement et no- blement ce qu'étaient les jésuites. M. Martin du Nord se proclamait, du reste, avec une sincérité parfaite, bon catholique; il tâchait de se persuader et de persuader aux autres que tout tournerait au bien de la îvligion et du clergé, surtout si l'on se gardait de causer tant d'embarras au mieux in- tentionné des gardes des sceaux.
Pour les clairvoyants du ministère, la conclusion d'une telle discussion devait être un désir plus vif encore que la cour de Piome les tirât de l'impasse où ils s'étaient fourvoyés. De ce côté étaient leur unique ressource et leur espoir. « Je compte beau- coup sur le Pape, disait M. Martin du Nord à un évêque, vers le milieu de juin ; je parierais" trois contre un qu'il tranchera la difficulté. » Au con- traire, en dehors du gouvernement, ni les catholi- ques ni les opposants de gauche ne croyaient au succès de M. llossi. De temps à autre, le Constitu- tionnel annonçait, avec une satisfaction non dis- simulée, que la négociation ne marchait pas. Le 2 juillet, YVnivers recevait une lettre de Rome, en date du 20 juin, annonçant que la congrégation
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des affaires ecclésiastiques avait repoussé la de- mande du gouvernement français et que, « dès ce moment, la mission de M. Rossi était terminée ». La plupart des journaux acceptaient cette nouvelle, et le Constitutionnel publiait, le 5 juillet, un grand article où il triomphait, contre le ministère, de l'échec des négociations, et le menaçait, s'il n'agis- sait pas directement contre les jésuites, d'une in- jonction explicite clans la prochaine adresse. Mais le lendemain, 6 juillet, chacun lisait dans le Moni- teur % avec une stupéfaction mêlée d'incrédulité, la note suivante : « Le gouvernement du roi a reçu des nouvelles de Rome. La négociation dont il avait chargé M. Rossi a atteint son but. La con- grégation des jésuites cessera d'exister en France et va se disperser d'elle-même; ses maisons seront fermées et ses noviciats seront dissous. » L'émo- tion fut vive, les catholiques consternés, les op- posants déroutés, les ministériels triomphants. On n'y comprenait rien. Que s'était-il donc passé à Rome ?
VI
M. Rossi était sorti de sa réserve après l'interpel- lation de M. Thiers *. La discussion et le vote qui
i 1 Sur les faits assez obscurs de cette négociation, on peut consulter d'une part les Mémoires de M. Guizot, t. VII, qui renferment des extraits précieux de la corres- pondance diplomatique, et d'autre part : La liberté d'ensei*
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l'avait suivie lui servaient d'argument auprès du Pape. Tracer un tableau plus menaçant qu'exact des passions soulevées contre les jésuites, en se gardant du reste, de prendre à son compte les reproches adressés à cet ordre ; faire entrevoir les plus grands périls pour la religion, notamment la dissolution légale de toutes les congrégations et même le schisme, si l'on ne faisait pas quelque sacrifice aux préjugés régnants; insinuer que ce sacrifice ne serait que temporaire, et qu'on se con- tenterait d'une « sécularisation de six mois » ; faire miroiter, comme compensation, toutes sortes de faveurs pour le clergé, la solution de la ques- tion d'enseignement et la modification des articles organiques, — tels étaient les moyens par lesquels le négociateur cherchait à agir sur Grégoire XVI et sur son entourage. D'abord insinuant, il avait pris peu à peu un ton plus rai de. De Paris, le roi le secondait : « Savez-vous ce qui arrivera, disait Louis-Philippe au nonce, si vous continuez de laisser marcher et de marcher vous-même dans la
gnement, les jésuites et la cour de Rome en 1845, lettre à M. Guizot sur un chapitre de ses Mé)noires, par lo P. Ch. Daniel, qui contient comme annexe une Note importante clu P. Uubillou; la Vie du P. de Ravignan, par le P. de Pontlevoy; la Vie du P. Guidée, par le P. Grandidier, et Y Histoire de la Compagnie de Jésus, par M. Grétiucuu-Joly, t. VI. C'est, en rapprochant ces renseignements, venus en quelque sorte dos deux partiel en présence, qu'on se t'ait une idée un peu exacte de ce qui s'est passé. Tous les documents que nous allons citer ou analyser se trou- vent dans ces diverses publications.
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voie où l'on est? Vous vous rappelez Saint-Ger- main-l'Auxerrois, l'archevêché saccagé, l'église fermée pendant plusieurs années. Vous reverrez cela pour plus d'un archevêché et d'une église. Il y a, me dit-on, un archevêque qui a annoncé qu'il recevrait les jésuites dans son palais, si on fer- mait leur maison. C'est par celui-là que recom- mencera l'émeute. J'en serai désolé, ce sera un grand mal et un grand embarras pour moi et pour mon gouvernement. Mais, ne vous y trompez pas, je ne risquerai pas ma couronne pour les jésuites; elle couvre de plus grands intérêts que les leurs. Votre cour ne comprend rien à ce pays-ci ni aux vrais moyens de servir la religion l. » Au fond, le roi ne croyait pas la situation aussi noire, et sur- tout il n'était nullement disposé à laisser faire l'émeute, comme en 1831 ; mais il jugeait utile d'effrayer.
Un tel langage était fait pour jeter quelque trouble dans l'esprit du vieux pape et de ses conseillers. Ces hommes d'un autre âge ne se sentaient pas sur un terrain connu et sur, quand il leur fallait prendre un parti au sujet de ta France de 1830. Leur finesse italienne pressentait une exagération dans les paroles de M. Rossi. Mais comment dis- cerner l'exacte vérité, au milieu de ces batailles de presse et de parlement si étrangères à leurs mœurs? Comment mesurer la force réelle de cette
1 Guizot, Mémoires, t, VIT, p. 410«
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puissance, avec laquelle leur chancellerie n'était pas accoutumée à traiter, l'opinion publique? Ils entendaient bien les catholiques de France les conjurer de tout refuser; ils n'auraient pas voulu les contrister; mais ils ne pouvaient s'empêcher de trouver un peu étrange et inquiétante leur manière si nouvelle et si hardie de défendre la religion; on avait remarqué que, malgré certaines sollicita- tions, le Pape n'avait jamais voulu approuver ni encourager la conduite du nouveau parti religieux et M. Rossi savait bien toucher la corde sensible, quand il répétait toujours que ce parti était « la coda diltametmaù ». Le gouvernement pontifical était froissé de la pression que l'on prétendait exercer sur lui par M. Rossi; mais il savait gré à la monarchie de Juillet du mal qu'elle n'avait pas fait et qu'elle avait empêché après 1830, et il désirait la ménager par prudence autant que par justice, par prévoyance autant que par gratitude. Du reste la politique constante de Rome, depuis quinze ans, n'était-elle pas de transiger avec les puissances sur les questions (h; liberté religieuse? Ne l'avait-on pas vu dans les affaires de Pologne, de Prusse et d'Irlande? Par tous ces motifs, la cour
1 A plusieurs reprises, les éYêquei français avaient consulté Home sur la façon dont ils prenaient pari aux débats sur la liberté religieuse. Uoine avait refusé de répondre. Mgr Parisis s'est plaint avec vivacité de ce silence, dans une lettre considérable, adressée à un prélat romain, le 1er novembre 1845. Cette lettre n'a pas été publiée, mais nous en avons Le texte sous les yeux.
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romaine était, en face de la demande qui lui était adressée, indécise et anxieuse ; elle usait alors de sa ressource habituelle en pareil cas : elle ne disait rien, et attendait.
Mais le ministère français ne pouvait s'accom- moder de ce silence : il devint plus pressant. La congrégation des -affaires ecclésiastiques fut alors convoquée ; à l'unanimité, elle décida que le Pape ne pouvait accorder ce qui lui était demandé. C'est la délibération que, quelque temps après, faisait connaître Y Univers. Était-ce donc un échec com- plet pour M. Rossi ? Une mesure aussi extrême et absolue n'eût pas été dans les traditions de la vieille diplomatie pontificale. En même temps qu'on sauvegardait le principe par la décision de la congrégation, on donnait à entendre au négo- ciateur français que, si le Pape ne devait rien ordonner, il serait probablement possible d'obtenir des jésuites eux-mêmes quelques concessions volontaires *. Sans doute il était assez bizarre, pour un gouvernement qui se prétendait en face d'une congrégation à l'état de révolte contre les lois, de solliciter de cette congrégation, par voie diploma-
] M. Grétineau-Joly a prétendu que le Pape n'avait pas voulu donner un conseil aux jésuites : c'est inexact. Nous ne voulons pour preuve du contraire que ce pas- sage d'une lettre écrite par le Père général au P. de Ra- vignan : « Le Seigneur ne permettra pas qu'un parti conseillé et suggéré par le Souverain Pontife. . . tourne contre nous. » Vie du P. de Ravignan, par le P. de Pontlevoy, t. Ier, p. 332.
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tique et à titre de concession, une soumission plus ou moins complète à ces lois; il était piquant de voir ceux qui faisaient un crime aux religieux d'obéir à un supérieur étranger, invoquer, fut- ce indirectement et par intermédiaire, l'autorité de ce supérieur. Mais M. Rossi était tenu de réussir à tout prix : il savait que son gouvernement, sans passion propre en cette affaire, serait heureux de tout expédient qui, à défaut d'un succès réel, en donnerait l'apparence, permettrait de déjouer la tactique de M. Thiers, et sortirait tant bien que mal les ministres d'embarras. Il accepta donc avec empressement l'ouverture qui lui était faite. Ses demandes, bien moins absolues qu'au début, fini- rent par se réduire à ceci : a que les jésuites se missent dans un état qui permît au gouvernement de ne pas les voir, et qui les fit rester inaperçus, comme ils l'avaient été jusqu'à ces dernières années. » Le cardinal secrétaire d'État estimait un accord possible sur ce terrain : il répondait que « les maisons peu nombreuses pourraient très faci- lement être inaperçues, que les grandes et celles qui sont placées dans les localités où les passions sont trop violentes, seraient réduites à un petit nombre d'individus ».
Dès le 13 juin, au lendemain de la réunion de la congrégation des affaires ecclésiastiques, deux cardinaux s'étaient rendus chez le général des jésuites et l'avaient engagé, de la part du Pape, à faire quelques concessions pour avoir la paix et
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pour laisser passer la tourmente. Le général avait aussitôt invité les supérieurs français à disperser les maisons de Paris, Lyon et Avignon. A la suite d'une nouvelle démarche faite par d'autres cardi- naux, le 21 juin, il avait ajouté la maison de Saint-Acheul et les noviciats trop nombreux. « Nous devons, écrivait-il, tâcher de nous effacer un peu, et expier ainsi la trop grande confiance que nous avons eue à la belle promesse de liberté qui se trouve dans la Charte et qui ne se trouve que là. » Il n'était du reste question que de déplacer des religieux, nullement de fermer des maisons; l'exis- tence de la Compagnie en France ne recevait aucune atteinte. A ceux qui lui demandaient davantage, le général répondit que des mesures plus radicales dépassaient son pouvoir et qu'il faudrait un ordre du Pape. Cet ordre ne vint pas.
Tel fut le dernier mot des concessions faites par les jésuites, dont la conduite apparaît très nette et très correcte. Combien on était loin de la note du Moniteur i qui annonçait que « la congrégation cesserait d'exister en France », que « ses maisons seraient fermées » et a ses noviciats d.issous » ! Cette note avait été rédigée sur une dépêche de M. Rossi qui disait seulement : « Le but de la négociation est atteint... La congrégation des jé- suites va se disperser d'elle-même, les noviciats seront dissous, et il ne restera dans les maisons que les ecclésiastiques nécessaires pour les garder, vivant d'ailleurs comme des prêtres ordinaires. »
A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 415
Dans la préoccupation de frapper plus vivement le monde parlementaire, le rédacteur de la note n'avait pas fait une traduction fidèle de la dépèche, où. comme on le voit, il était bien question de « congrégation dispersée » et de « noviciats dis- sous » , mais non de « congrégation cessant d'exister » et de « maisons fermées ». La rédac- tion même de IL Rossi, bien que plus réservée que celle du Moniteur et se rapprochant davantage des concessions consenties par le Père général, les dépassait cependant sur certains points. Ce malen- tendu tenait sans doute à ce que M. Rossi n'avait voulu traiter avec les jésuites que par intermé- diaires. 11 avait, il est vrai, lu à deux reprises sa dépèche au cardinal Lambruschini, le secrétaire d'Etat, qui l'avait approuvée, après discussion. Celui-ci ne devait pas ignorer que les jésuites n'a- vaient pas autant concédé. Pourquoi donc n'avait- il pas averti de l'erreur? Était-ce de sa part timidité ou finesse? Avait-il craint le conflit qu'aurait pu provoquer une trop pleine lumière? Avait-il consi- déré que cet éclaircissement ne rentrait pas dans son rôle, qui était celui d'un témoin, non d'un acteur direct? Avait-il cru deviner qu'après tout le négociateur français aimait mieux un malentendu dont on verrait plus tard à se tirer, qu'un échec immédiat? Avait-il pressenti que les religieux menacés gagneraient plus qu'ils ne perdraient dans la confusion de cet imbroglio? On ne saurait le dire. Interrogé par les jésuites français, il a tenté
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de justifier sa conduite, dans une dépèche ulté- rieure au nonce du Pape à Paris1 : il y prouvait facilement qu'il n'avait jamais connu ni accepté ce qu'on avait mis dans la note du Moniteur; mais ses explications sur l'approbation donnée par lui à la dépêche du négociateur français n'éclaircis- saient rien. M. Rossi était bien Italien, et il l'avait montré dans cette négociation. Peut-être Mgr Lam- bruschini ne L'était-il pas moins.
VII
Dès le lendemain de la note du Moniteur, les journaux catholiques recevaient de Rome des nou- velles qui leur permettaient d'en contester l'exac- titude. Seulement, ils ne savaient, sur la négo- ciation, que ce que les jésuites pouvaient leur en apprendre; ils ignoraient quel avait été au juste le rôle de la cour romaine; celle-ci, qui redou- tait sans doute pour la paix qu'on arrivât trop tôt à préciser le malentendu, gardait le silence. Les autres journaux pressentaient bien qu'il y avait là quelque équivoque, peut-être une sorte de mys- tification : mais qui en était victime? Le ministère lui-même aurait été bien embarrassé de faire pleine lumière et surtout de justifier la rédaction de sa note. Interrogé, à la Chambre des pairs, par M. de
1 Voir le texte complet de cette dépêche, dans la Vie du P. Guidée, par le P. Grandidier, p. 254 à 257.
A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 417
Boissy, le 16 juillet, M. Guizot resta dans les géné- ralités, rendant hommage à la sagesse du Pape, même «à celle des jésuites, et M. de Montalembert, tout frémissant et irrité qu'il était, déclara n'avoir pas de données assez certaines pour contredire les assertions ministérielles. Du reste, la fin de la ses- sion vint bientôt dispenser le gouvernement de toute explication embarrassante.
Restait l'exécution matérielle : les jésuites de France étaient prêts à obéir à leur supérieur, avec cet esprit de discipline qui est l'honneur et la force de leur Compagnie: mais ils le faisaient, la mort dans l'àme, presque la rougeur au front. Jamais la soumission n'avait été si dure à l'àme du P. de Ra- yignan. Il disait « ne pouvoir plus se montrer à aucun des pairs de France, des députés et des avocats qui avaient préparé et approuvé la con- sultation de M. de Vatimesnil. » « Je baisserai la tète sous le joug en silence, écrivait-il au Père gé- néral; mon âme est bien triste... Que je serais heu- reux si Votre Paternité m'envoyait hors de cette France!... Mais pardon! quelle que soit mon af- fliction, je ne veux qu'obéir pleinement et tou- jours. » Dès le 10 juillet, les jésuites faisaient donc savoir au gouvernement, par l'entremise du comte Beugnot, que, « par un motif de paix » et en réservant leurs droits, ils étaient disposés à exécuter les instructions de leur général, mais rien de plus; au cas d'exigences plus grandes, « on serait, déclaraient-ils, nécessairement replacé sur
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le terrain des discussions et des résistances lé- gales. )) Le ministre ne fut pas satisfait. 11 s'en tenait à la note du Moniteur; il lui fallait toutes les maisons fermées, ou du moins gardées chacune par trois religieux au plus, les noviciats dissous, sauf un pour les missions, les jésuites n'existant plus à l'état de congrégation. Il ajouta, à la vérité, « qu'il ne voulait pas user de violence ; que, si les jésuites ne s'exécutaient pas d'eux-mêmes, il adresserait ses plaintes au pape, assuré d'en ob- tenir tout ce qu'il demanderait 1 . »
La difficulté se trouvait donc de nouveau repor- tée à Rome. M. Guizot sentait où était son point faible : il n'avait aucune pièce écrite du gouver- nement pontifical à l'appui des affirmations de M. Rossi; aussi avait-il chargé ce dernier de tâcher d'en obtenir une, et avait-il suggéré, clans ce des- sein, les procédés les plus ingénieux. Mais la cour romaine était sur ses gardes ; elle répondit adroi- tement et poliment, sans se laisser surprendre la déclaration désirée, et en renvoyant soigneusement aux jésuites eux-mêmes les remerciements qu'on lui adressait. D'ailleurs elle témoignait alors un vif mécontentement des inexactitudes de la note du Moniteur. M. Rossi, interpellé, avait dû la désa- vouer et même faire savoir indirectement au cou- vent du Gesù qu'il ne fallait pas prendre à la lettre
* Lettré inédite du P. de Raviguaii au Père général, 11 juillet 1843.
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les termes de cette note. Interrogé d'un autre coté par les jésuites de France, le cardinal. Lambrus- chini leur faisait dire par le nonce qu'il n'avait jamais été question, à Rome, d'accepter des me- sures indiquées par le Moniteur, et qu'à toute demande de ce genre, le Pape ferait une réponse négative. Sa dépêche se terminait par ces paroles : « Votre Excellence pourra dire aux jésuites, sous forme de conseil, de s'en tenir à ce que le Père gé- néral leur écrira de faire ; car ils ne sont pas obligés d'outre-passer les instructions de leur chef. » Or le Père général déclarait au P. de Ravignan que les sacrifices consentis « étaient le nec plus ultra n , et il ajoutait : « Si le gouvernement ne s'en contente pas, nous ferons valoir nos droits constitution- nels. » L'un de ses assistants, le P. Rozaven, écri- vait à M. de Montalembert : a Nous imiterons M. Martin (du Nord) qui se croise les bras et nous laisse agir. Nous croiserons aussi les bras et le lais- serons venir. Quand on veut assassiner quelqu'un, il faut qu'on ait le courage d'immoler la victime ; la prier de s'immoler elle-même, pour s'en épar- gner la peine, c'est pousser la prétention trop loin. »
Le gouvernement rencontrait donc quelque ré- sistance à Rome aussi bien qu'à Paris. Il essaya quelque temps d'en triompher, mais avec une mollesse dont il faut faire honneur à sa bienveil- lante prudence. D'ailleurs, pendant ce temps, les Chambres s'étaient séparées : les journaux par-
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laient d'autre chose. Le ministère, plus libre de suivre ses propres inspirations, renonça sans bruit aux mesures annoncées avec tant d'éclat dans le Moniteur, et finit en fait par se contenter de celles qu'avait consenties le Père général. L'exécution, commencée en août, était terminée au 1er novem- bre : elle ne toucha que les maisons de Paris, Lyon, Avignon et les noviciats de Saint- Acheul et de Laval. Il y eut des déplacements, des dissémi- nations, des morcellements gênants, pénibles et coûteux pour la Compagnie, mais pas un jésuite ne quitta la France, pas une maison ne fut fermée : le résultat fut plutôt d'en ouvrir de nouvelles l. M. Guizot laissa faire et n'exigea pas davantage. On ne devait revenir sur cette affaire dans les Chambres que deux ans plus tard. Le 10 fé- vrier 4 847, un député, M. de la Plesse, appuyé par M. Dupin. demanda où en étaient les « négo- ciations commencées avec la cour de Piome, rela- tivement à l'existence de certaine corporation reli- gieuse ». M. Guizot put se bornera répondre, en termes vagues, que les négociations continuaient, mais que « le changement de pontificat avait amené une suspension dans les négociations et dans leurs effets ». Aucune suite ne fut donnée
K C'est ainsi que la division du personnel de la maison de la rue des Postes amena, à Paris, la fondation de la maison de la rue du Roule supprime" en 1850, et de celle do la rue de Sèvres, devenue l'une des résidences importantes de la Compagnie.
A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE 421
à cet incident, dont le seul résultat fut de faire constater que la question n'intéressait plus per- sonne et qu'elle était, suivant le mot de la langue parlementaire, définitivement « enterrée )>. Il con- vient, en cette circonstance, de louer la modéra- tion par laquelle le ministère avait effacé en partie les effets de sa faiblesse. M. Guizot s'en est plus tard fait honneur; parlant de cette exécution si restreinte et si peu en rapport avec ce que le gou- vernement avait d'abord annoncé : « J'ai fait en sorte, en 1845, dit-il, que le gouvernement et le public français s'en contentassent, et j'y ai réussi. Je demeure convaincu, en 1866, que par là j'ai bien compris et bien servi, dans un moment très critique, la cause de la liberté d'association et d'en- seignement 4. »
Le gouvernement estimait d'ailleurs alors avoir atteint le but qu'il s'était immédiatement proposé, et se félicitait d'être ainsi sorti d'une aventure un moment fort inquiétante. Il avait pleinement déjoué la tactique de M. Thiers. Cet homme d'État qui, au lendemain de son interpellation, croyait le minis- tère pris au piège, était une fois de plus réduit à opérer lestement sa retraite, Ce terrain ne lui était décidément pas propice. Il s'exécuta complètement et d'assez bonne grâce. Du moment où les jésuites ne pouvaient plus lui servir contre M. Guizot, il
« Lettre do M. Guizot au R. P. Daniel {Études reli- gieuses, septembre 1867).
422 CHAPITRE VI. LA. QUESTION DES JÉSUITES
n'avait aucun goût à s'en occuper davantage ; il ne prononcera plus leur nom, jusqu'en 1850. Le mi- nistère avait une autre satisfaction non moins vive, il faut le dire à sa louange, que celle d'avoir battu et dérouté M. Thiers : il avait écarté toute éventua- lité de persécution religieuse. Il suffit de lire les paroles prononcées par M. Guizot, à la Chambre des pairs, le 16 juillet, pour voir combien le mi- nistre était pénétré des périls qu'aurait fait courir une action directe contre les jésuites, combien il était heureux d'en être débarrassé et d'avoir suivi la conduite la plus « pacifiante », combien il dé- sirait se remettre, avec le clergé, sur un pied de paix confiante. Aussi, après ce discours, le Cons- titutionnel raillait-il, avec quelque amertume, « le zèle de M. Guizot pour l'Église. »
Les catholiques n'étaient pas, au premier abord, disposés à se laisser convaincre qu'eux aussi de- vaient être satisfaits. Dans leur camp, le désarroi et le dépit n'étaient pas moindres que du côté de M. Thiers; ils avaient pris position, préparé leurs armes, échauffé leurs troupes, défié leurs adver- saires, et au moment où, devant le public attentif à l'éclat de ces préliminaires, la bataille allait s'en- gager, voici que, suivant la parole de Montalem- bert, « leur avant-garde devait tout d'un coup, par l'ordre de son chef, poser les armes et défiler sans mot dire sous le feu de l'ennemi ». Que leur im- portait que le mal matériel fut peu de chose ? 11 y avait là une mortification plus sensible que bien
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des défaites, parce qu'elle paraissait toucher à l'honneur. D'ailleurs ne pouvait-on pas craindre que l'armée tout entière ne fût dissoute du coup, ou que du moins on ne pût lui rendre l'élan et la con- fiance? Ne dirait-on pas que Rome donnait raison par là à ceux qui traitaient M. de Montalembert et ses amis d'irrégulters compromettants? Aussi la note du Moniteur avait-elle produit, chez les ca- tholiques, une émotion douloureuse et irritée, dont il est difficile après coup de s'imaginer la vivacité. « Ce fut un moment terrible », a dit plus tard M. de Montalembert. Le respect seul empêchait que cette émotion ne se traduisît en plaintes publiques contre la-papauté. Mgr Parisis écrivait à un prélat romain une longue lettre, destinée à être montrée, où il exposait, avec une fermeté triste et parfois un peu âpre, comment la conduite suivie risquait de bles- ser, de décourager les catholiques, de les rendre déliants envers Rome1. 11 s'étonnait que l'autorité suprême, qui jusqu'alors n'avait cru devoir donner aucun encouragement aux défenseurs de la liberté religieuse en France, ne fut sortie de sa réserve que pour les frapper, sur la demande de leurs en- nemis. « Ma raison en est confondue, s'écriait- il, autant que mon cœur en est broyé. » Il insistait principalement sur le caractère de ce procédé « offensant pour l'épiscopat fi ançais » que le Pape n'avait même pas consulté, dans une question qui
1 Lettre inédite du 1er novembre 1845.
424 CHAPITRE VI. LA QUESTION DES JÉSUITES
le touchait de si près. N'est-il pas piquant que ce soit un gouvernement se prétendant « gallican » qui ait demandé, imposé à la cour de Rome un acte qu'un évêque « ultramontain » trouvait trop autoritaire et pas assez respectueux des droits duclergé national?
Parmi les catholiques, il en était un cependant qui approuvait la conduite du Pape, et se félicitait après tout, étant donnée la situation, des résultats de la négociation : ce n'était ni un timide ni un tiède, c'était Lacordaire. Son opinion, alors tout à fait isolée, est intéressante à connaître. On la trouve dans les lettres qu'il écrivait, en juillet et août 1845. Il déclarait tout d'abord « n'admettre pas aisément que le Saint-Siège ne fût pas éclairé d'une lumière très particulière et très précise, quand il s'agissait des intérêts de l'Eglise. » Il ne niait pas que la « résistance extrême » n'eût pu avoir « plus de grandeur et de fierté » ; mais ne risquait- on pas d'y perdre tout ce qu'on avait gagné pour l'existence des ordres religieux? Puis il ajoutait:
Au contraire, en cédant quelque chose, on con- sacrait ce qui n'était pas touché, on apaisait les esprits, on donnait au gouvernement la force de se séparer de nos ennemis, on lui ôtait les chances terribles d'une persécution, on rentrait dans la voie de conciliation suivie depuis 1830... Il fallait au gouvernement, aux Chambres, une porte pour sortir du mauvais pas où tous s'étaient jetés : cette porte leur est ouverte. Dans le cas présent, le gouverne- ment n'ayant pas une intention persécutrice, mais
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seulement une mauvaise position à lui faite par ses* adversaires et sa propre faiblesse originelle, il était utile de ne pas le pousser h bout dans une lutte à mort, où il aurait eu pour auxiliaire la Chambre des députés et presque toute la presse.
11 constatait qu'en fait les jésuites eux-mêmes n'étaient pas sérieusement atteints, a Nous sommes battus en apparence, victorieux en réalité... je crois qu'en matière religieuse, le succès sans le triomphe est ce qu'il y a de mieux '. » In tel juge- ment, porté au moment même, dans l'agitation des événements et dans l'émotion des esprits, révèle en tous cas une intelligence singulièrement ouverte, libre et équitable. Qui oserait afiirmer que, sur plus d'un point, les faits n'aient pas donné raison à Lacordaire? Sans doute, il aurait mieux valu pour tous et surtout pour la monarchie de Juillet, que le gouvernement eût eu le courage ou la force de tenir tète dès le début aux préjugés et aux pas- sions ; mais, dans la situation que faisait à chacun le vote de l'ordre du jour de M. Thiers, sait-on quelle eut été la lutte, conséquence d'un refus de toute concession? C'était au moins l'inconnu. Grâce aux résultats quelque peu équivoques, et pour le moment fort déplaisants aux catholiques, de la négociation de M. Rossi et des demi-conces- sions consenties par Rome, la question des jésuites
1 Lettres diverses. Voir Correspondance avec Mm* «SVv.V- çhine, p. 420, etFoissi't, Vie du P. Lucurdatre, t, II, p. 10 i à 107.
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CHAPITRE VI. LA. QUESTION DES JÉSUITES
disparaissait, sans que les jésuites disparussent eux-mêmes. Presque aussitôt il se faisait sur eux un silence complet, qui révèle d'ailleurs combien le tapage de tout à l'heure était factice et super- ficiel. La diversion tentée par les défenseurs du monopole et dont nous avions signalé les débuts en 1842, était terminée; elle aboutissait pour eux à une victoire apparente, mais à une défaite réelle : désormais la question de la liberté d'enseignement se posait, mieux dégagée des passions et des mots par lesquels on avait cherché et trop souvent réussi à l'obscurcir et à l'irriter l. Des religieux français ont souffert moralement dans leur honneur de citoyen, matériellement dans leur repos : est-on assuré que cette épreuve, sur le moment si vive- ment ressentie, n'ait pas été en somme plus profi- table que nuisible à leur cause particulière? Tel est du moins le sentiment de M. Guizot, et il est curieux
1 M. de Montalembert lui-même le reconnaissait, quand il disait, à la Chambre des pairs, le 16 juillet 18i5, en s'adressant aux ministres : « La question de renseigne- ment et celle de la liberté religieuse restent entières Elles couraient grand risque d'être absorbées toutes deux dans la question des jésuites, et peut-être d'y périr. Eh bien! on ne le pourra plus; vous les avez dégagées. Je ne vous en remercie pas, bien loin de là; je ne vous en féli- cite pas; je constate seulement, à mon point de vue, la véritable portée du résultat que vous avez obtenu. » Et rappelant l'impopularité injuste des jésuites, il avouait que e'avait été un « embarras » pour les ca- tholiques. « Nous l'avions accepté avec courage, avec honneur, disait-il; eh bien! cet embarras, vous nous en avez délivrés. »
A LA CHAMDRE DES DÉPUTÉS ET A L.V COUR ROMAINE 427
de l'entendre se faire après coup un mérite d'avoir préparé ainsi cette émancipation définitive des jésuites qui devait être proclamée au lendemain de la révolution de février : « Si j'avais agi autre- ment, a-t-il écrit en 1866, si les lois civiles avaient été appliquées et exécutées, quelle eût été, en 1S48, la situation des jésuites? Croit- on qu'il eût été facile au gouvernement nouveau, quelles que fussent ses dispositions, d'abolir des lois for- mellement reconnues, des arrêts récents, et de ressusciter une congrégation naguère frappée? J'ai ajourné le coup, j'ai tenu la question en suspens, .et il a été infiniment plus facile de la résoudre selon le vœu et le droit de la liberté l. » Enfin, si la tactique du parti catholique était un moment désorientée par cette surprise, si l'élan de ses troupes en était ralenti, par contre ne faisait-on point un pas vers cette « pacification religieuse » dont, à cette heure même, l'abbé Dupanloup allait inscrire le nom, alors nouveau, sur le drapeau catholique? La guerre, qui ne devait être après tout que le moyen, était peut-être rendue plus dillicile-, mais la paix, qui était le but, devenait plus facile. Aussi M. de Montalembert, qui avait été si animé en 1845, écrivait-il vingt ans après : « L'événement prouva que nos alarmes étaient exagérées2. »
1 Lettre au K. P. Daniel.
2 Notice sur le comte Beugnot (18G5).
CHAPITRE VII
LES DERNIÈRES ANNEES DE LUTTE
1845-1848
I. Trêve à la fin de 1845. Les catholiques conciliants. L'abbé Dupanloup et M. Beugnot. — II. M. de Salvandy et le Conseil royal. Un discours de M. Guizot. Avances faites aux catholiques. — III. L'attitude du parti catholique dans les élections de 184G. Son succès relatif. — IV. L'impuissance du ministère après les élections. Le projet de M. de Salvandy et le rapport de M. Lia- dières. — V. Lesévê(|ues etle gouvernement. Mgr Affre. Le bc*oin que la monarchie de Juillet aurait eu, en 1 8 'i 7 , de l'appui des catho- liques. M. de xMontaleinbert et M. Guizot. Le triomphe de la liberté d'enseignement certain dans l'avenir. — VI. L'avènement de Pie IX. Le contre-coup sur la situation des catholiques en France. Popularité, espérances et illusions. Démenti apporté par la révolution. — VII. L'Eglise en France, après le 24 février 1848. La bourgeoisie effrayée se rapproche des catholiques. Ceux-ci s'unissent au grand parti conservateur. La loi de 1850. Conclu- sion : la monarchie de Juillet et la religion. •
I
Le désarroi que l'issue de la négociation de M. llossi avait jeté aussi bien chez les adversaires que chez les défenseurs de la liberté religieuse, finit par amener, après l'émotion du premier moment, une sorte de détente dans les luttes naguère si ardentes : ce fut, dans les derniers mois de 18/i5, comme une trêve acceptée tacite- ment par les deux partis. La presse éteignait son
430 CHAPITRE VII. LES DERNTÈRES ANNEES DE LUTTE
feu. D'autres sujets occupaient le parlement, et si M. de Montalembert, dans la session de 1846, montait souvent à la tribune, il y traitait de ma- tières étrangères à la question d'enseignement, heureux d'ailleurs de montrer qu'aucun intérêt français, au dedans et au dehors, ne lui était indif- férent, et de corriger ainsi ce que la formule des « catholiques avant tout » pouvait avoir parfois d'un peu exclusif !. Il était visible que, de ce côté, on retrouverait difficilement l'élan ainsi interrompu. Une époque était finie dans l'histoire du parti religieux, celle qu'on pourrait appeler l'époque des luttes héroïques. Les évêques d'ailleurs semblaient avoir définitivement quitté la place publique où, à plusieurs reprises, en 1841, 1844 et 1845, ils étaient descendus en masse, mais où ils compre- naient sans doute que leur présence était anormale et devait être passagère. A peine Mgr Parisis et le cardinal de Bonald continuaient-ils à publier, l'un des écrits de polémique, l'autre des mande- ments sur la liberté de l'Église.
Parmi les catholiques, plusieurs même paraissent alors disposés à transformer cette trêve en un traité de paix. Dans leur parti, il y avait place
1 Dans la session de 184G, M. de Montalembert pro- nonça deux discours sur les affaires du Liban, trois sur celles de Pologne et de Gallicie, un sur l'Algérie, sur la marine française, sur les passe-ports et sur les livrets d'ouvriers. Seul, un discours sur la réorganisation du Conseil royal se rattache aux questions d'enseignement.
CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 431
pour des nuances diverses : « Jamais, écrit alors Ozanaui r, on ne s'entendit mieux sur le but, mais jamais on ne différa davantage sur les moyens. » L'éminent professeur distingue d'abord ceux qu'il appelle « les enfants perdus » de X Univers. « Der- rière ces tirailleurs, vient, à l'avant-garde, l'élo- quente phalange conduite par M. de Montalembert, grossie de l'accession de MM. Lenormant et de Cormenin. » Un peu plus loin, se tient le groupe d'hommes « zélés, mais plus circonspects, où l'on compte M. Dupanloup, M. de Vatimesnil, MM. Beu- gnot, de Barthélémy, de Fontette et la rédaction habituelle du Correspondant. » Enfin, « à l'arrière- garde » sont M. de Carné, l'archevêque de Paris et d'autres catholiques « parfaitement intentionnés, mais peut-être un peu effrayés du bruit qui se fait autour d'eux, et de l'ardeur trop bouillante du jeune et noble pair : ils croient cà la possibilité d'une transaction, au pouvoir du temps et de la modération pour mener à bonne fin des questions difficiles. » Ozanam se rattachait évidemment à l'une des deux dernières catégories. Vers la fin de 1845, à la différence des années précédentes, les hommes de transaction paraissent plus en vue que les hommes de combat. On sent passer comme un souille d'apaisement, (l'est alors que l'abbé Dupanloup publie ce bel écrit de la Pacification
■ Lettre du 17 juin 1845 [Correspondance d'Ozanagi,
t. n, p. s*),
432 CHAPITRE Vil. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
religieuse dont le titre seul était un programme. « Ce livre, déclare-t-il en commençant, est une invitation faite à la paix, au nom de la justice. J'ai cru les circonstances favorables. Les jours de trêve qui nous sont donnés permettent la réflexion dont ce livre a besoin pour être bien compris. » Il ne vient point « jeter de nouvelles causes d'irri- tation dans une controverse qui, peut-être, dit-il, n'a déjà été que trop vive ». Il demande qu'à la guerre succède enfin la paix fondée sur la justice et la liberté. Il l'appelle avec des accents singuliè- rement émus : « N'y aura-t-il donc pas en France, s'écrie-t-il, un homme d'État qui veuille attacher son nom à ce nouveau et glorieux concordat? » De son côté, il s'attache à rendre la conciliation facile ; sans rien abandonner des droits des catho- liques, il leur recommande la patience et la modé- ration, évite tout ce qui pourrait blesser, cherche ce qui rapproche, et par les déclarations les plus libérales, s'efforce de dissiper les préventions que la société politique conserve encore contre le clergé l. Attitude habile et noble, qui a pu ne pas obtenir un succès immédiat, mais qui préparait le succès de l'avenir. Là est le secret de l'autorité et de l'action particulière qu'exercera l'abbé Du-
* C'est dans cet écrit que l'abbé Dupanloup disait, au nom du clergé qui ne le désavouait pas : « Nous accep- tons, nous invoquons les principes et les libertés pro- clamés on 89... Vous ave/ fait la révolution de 89 sans nous et contre nous, mais pour nous, Dieu le voulant ainsi malgré vous. »
CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUiTE 433
panloup clans la commission de 1849, principale- ment sur M. Thiers et sur M. Cousin, et qui lui vau- dront, ii cette heure décisive, l'honneur, enviable entre tous, de réaliser la pacification dont, en pleine lutte, il avait posé le programme.
A la même époque, le Correspondant publiait un article remarquable de M. Beugnot, esprit très ferme, mais plus froid, plus politique que M. de Montalembert, dont il cherchait parfois à modérer la fougue l. L'auteur rend hommage à l'ardeur déployée jusqu'alors par le parti catholique; cette ardeur était nécessaire pour lancer la question. Seulement, ajoute-t-il, « le devoir est accompli, et nous ne voyons aucune utilité à redire ce qui a été dit avec tant de force et d'éclat. » Il met en garde contre les mécomptes auxquels l'analogie expose souvent en politique. Le mirage de la révolution de 1688 avait trompé les hommes de 1830. Les chefs du mouvement religieux, dans la France de Juillet, ne commettraient pas une moindre erreur, s'ils s'imaginaient être dans une situation pareille à celle des agitateurs catholiques d'Irlande et de Belgique, qui pouvaient mettre en branle des nations entières. M. Beugnot n'a pas de ces illu- sions. Sa prudence un peu sceptique se ferait plutôt une trop petite idée de la force de son parti. S'il croit au succès final, c'est dans un temps éloigné,
1 De la liberté Renseignement à la ptoenaint session {[0 novembre 1S45).
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434 CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
En attendant, le parti catholique doit se préparer des alliés, et, malgré les préjugés régnants, M. Beu- gnot ne l'estime pas impossible, au moins à la Chambre des pairs ; mais, pour cela, il faut se montrer plus modéré, plus prudent qu'on ne l'a été jusqu'alors, éviter de« rallumer le feu des pas- sions religieuses », et surtout ne pas reproduire, contre l'enseignement de l'Université, des accusa- tions qui « ont pris, dans la discussion, une place beaucoup trop grande » et qui, « quoique fondées, ne serviraient aujourd'hui qu'à irriter les esprits, sans profit pour la liberté. » « Les temps sont changés, dit M. Beugnot, la circonspection est aujourd'hui un devoir. »
Sans doute ces idées pacifiques et modératrices n'étaient pas acceptées par tous. M. de Montalem- bert,par exemple, était plus préoccupé du péril des défaillances que de celui des imprudences, et il ne croyait pas que l'heure de traiter fut encore venue. U Univers reprochait à M. Dupanloup d'être trop conciliant4. M. Lenormant, dans le Correspondant,
1 L'auteur de la Pacification religieuse était eu butte à des attaques plus grossières et plus viles. On lisait dans une brochure intitulée : Mémoire adressé à l'épis- copat sur les maux de l'Église de France par un catholique ami de la vérité (chez Sagnier et Bray) : « Cette média- tion d'antichambre et de salon ne trompera que des courtisans, que des abbés dont les yeux sont déjà ou- verts sur les dignités futures, brillamment rétribuées, du chapitre royal de Saint-Denis. Si l'abbé Dupanloup eut vécu au temps de l'arianisme, il aurait eu proba- blement des paroles dures pour saint Athanase, et des
CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 435
désavouait à demi l'article de M. Beugnot Mais ces dissidences n' étaient pas leur valeur aux mani- festations si considérables faites par les catholi- ques portés à la transaction. Il dépendait du gou- vernement de donner raison à ces derniers et de leur assurer la prépondérance parmi leurs coreli- gionnaires, en répondant à leurs avances et en rendant cette transaction possible.
II
Le ministère avait-il pleinement compris le devoir que lui imposaient ces dispositions d'une partie des catholiques? Tout au moins il paraissait désireux de faire durer la trêve, en accordant à ceux-ci quelques satisfactions. Il se montrait facile clans l'exécution des mesures contre les jésuites. M. de Salvandy, au concours général de 1845, parlait, en termes très chrétiens, des limites dans lesquelles les cours de philosophie devaient se renfermer, et protestait énergiquement contre « l'impiété dans l'enseignement », qui serait, di- sait-il, « un crime public. » Après de nouveaux efforts, il parvenait, malgré la résistance des pro- fesseurs du Collège de France, à empêcher la
phrases doucereuses et pacifiques pour les courtisans et les prélats qui furent si bitu veillants pour la secte arienne. »
* Quelques mots de réserve (10 décembre 1845).
436 CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
continuation du cours de M. Quinet *, ce qui va- lait au ministre l'honneur d'une petite émeute d'étudiants, venant crier : A bas les jésuites! sous ses fenêtres, comme naguère sous celles de M. de Villèle 2.
Une autre mesure eut alors un plus grand retentissement. A l'ancien conseil royal de l'Uni- versité, omnipotent à raison de son petit nombre, de sa permanence et de son inamovibilité, une ordonnance (7 décembre 18Zi5) substitua hardiment et subitement un conseil de trente membres, dont vingt étaient nommés chaque année. Par cette modification d'organisation intérieure, le ministre n'accordait sans cloute aux catholiques aucun des droits qu'ils réclamaient, mais il frappait un corps qui s'était montré fort hostile aux réclamations du clergé 3, il démantelait la forteresse du monopole,
1 C'est M. de Salvandy qui, en 1838, avait nommé M. Quinet professeur, en dépit du roi qui lui disait : « Vous faites là une belle nomination, vous venez de nommer un républicain. »
2 Le cours de M. Michelet ne put être suspendu qu'en janvier 1848.
3 Contrairement à ce qui avait existé sous l'Empire et sous la Restauration, depuis 1831 aucun ecclésiastique ne faisait partie du conseil royal. Ce n'avait pas été l'une des moindres causes de la vivacité de la lutte entre le clergé et l'Université. M. Guizot l'avait reconnu, à la Chambre des pairs, clans la discussion de la loi de 1844 : « Je suis convaincu, avait-il dit, que s'il y avait toujours eu, s'il y avait, dans le conseil royal de l'instruction publique, un ecclésiastique, la plus grande partie des embarras que nous rencontrons n'existeraient pas, »
CHAPITRE VIL LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 437
où commandait M. Cousin, et dégageait le pouvoir ministériel d'une subordination qui ne lui eût jamais permis le moindre pas vers la liberté. N'était-ce pas d'ailleurs une application nouvelle du principe qu'avait posé le duc de Broglie, dans la discussion de 1844, et qui tendait à enlever à l'Université, pour le remettre à l'Etat, plus impar- tial, le gouvernement de l'instruction publique? Le « coup d'Etat » de M. de Salvandy, comme on disait alors, fut vivement attaqué par les amis de l'Université. Le Constitutionnelle dénonça comme une concession au clergé et une clause secrète du marché passé à Rome par M. Rossi. Des débats furent soulevés à ce sujet, dans les deux Chambres ; mais après tout, le public s'intéressait médiocre- ment aux ressentiments personnels des membres de l'ancien conseil; l'attaque fut sans résultat, ou du moins elle n'eut que celui de faire pro- noncer à M. Guizot un discours qui fut un événe- ment.
Au cours de la discussion, M. Thiers et M. Du- pin avaient essayé de réveiller les préventions antireligieuses et de ramener la Chambre à Fétat d'esprit où elle était, quand elle avait voté l'ordre du jour contre les jésuites. M. de Salvandy, inti- midé et embarrassé, avait cru nécessaire de pro- tester de son zèle universitaire et de répudier toute intention de satisfaire les catholiques. Mais M. Gui- zot, plus fier, s'impatiente de cette attitude subal- terne : il n'admet pas qu'une fois encore son gou-
438 CHAPITRE VIT. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
vernement suive docilement M. Thiers, pour ne pas être battu par lui ; il veut lui échapper et le dominer, en s'élevant dans les hautes régions. Dès ses premières paroles, on voit combien il se dégage des idées étroites ou timides dont s'étaient jus- qu'alors trop souvent inspirés les orateurs du ca- binet. S' avançant hardiment sur le terrain où se sont placés les catholiques, il avoue les « vices » de l'organisation universitaire :
Tous les droits en matière d'instruction publique n'appartiennent pas à l'État; il y en a qui sont, je ne veux pas dire supérieurs aux siens, mais anté- rieurs, et qui coexistent avec les siens. Les premiers sont les droits des familles ; les enfants appartien- nent aux familles avant d'appartenir à l'État... Le régime de l'Université n'admettait pas ce droit pri- mitif et inviolable des familles. Il n'admettait pas non plus, du moins à un degré suffisant, un autre ordre de droits, et je me sers à dessein de ce mot, les droits des croyances religieuses... Napoléon ne comprit pas toujours que les croyances religieuses et les hommes chargés de les maintenir dans la so- ciété ont le droit de les transmettre, de génération en génération, par l'enseignement, telles qu'ils les ont reçues de leurs pères... Le pouvoir civil doit laisser le soin de cette transmission des croyances entre les mains du corps et des hommes qui ont le dépôt des croyances.
Aussi, bien loin de vouloir éluder la promesse de la liberté d'enseignement, il proclame très haut
CHAPITRE VU; LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 439
qu'il importe à TÉtat, à la monarchie de la remplir. Parlant de la lutte engagée entre l'Église et l'Uni- versité, il déclare que le rôle du gouvernement est, non de prendre parti pour l'Université, comme ont fait souvent les ministres, mais de s'élever m au- dessus » de cette lutte, afin de « la pacifier ». C'est pour faciliter cette pacification, ajoute-t-il, qu'on a supprimé l'ancien conseil royal directement engagé dans le conflit avec le clergé; et il termine en témoignant hautement sa volonté de sauve- garder la liberté et la paix religieuse
I/efïet de cette grande parole fut prodigieux. L'opposition interdite fut réduite à l'écouter dans un morne silence. La majorité, qui naguère, dans ces mûmes questions, suivait M. Thiers, était con- quise, émue, ravie qu'on lui proposât pour pro- gramme ces hautes pensées : « J'ai rarement vu un enthousiasme aussi général, » écrivait un con- temporain; l'un des députés, s'approchant de M. Guizot, comme il descendait de la tribune, lui disait : « Monsieur, votre haute raison a fait taire mes mauvais instincts. » Que l'éminent orateur n'avait-il usé de cette noble puissance lors de l'in- terpellation sur les jésuites? L'accueil qui lui était fait, en janvier 1846, n'était-il pas la preuve qu'il aurait pu réussir en mai 1845? Devant ce grand succès, M. Thiers ne reprit la parole que pour constater sa déroute, et en appeler à l'avenir. Vai-
* Discours du 31 Janvier 1846,
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nement M. Dupin tenta un retour offensif, et jeca à la Chambre le mot de « moines » du même ac- cent dont un musulman prononce le mot « chiens » en parlant des chrétiens ; il dut, devant les mur- mures d'impatience, battre en retraite comme M. Thiers. L'impression se prolongea hors du par- lement. Les journaux hostiles ne dissimulèrent pas leur émotion ; l'acte parut si « considérable » au Siècle, qu'il y dénonça un changement de « la po- litique du règne ». Les catholiques eux aussi y virent un « événement ». Ce langage ne répondait- il pas d'ailleurs à l'esprit de conciliation qui animait alors plusieurs d'entre eux? « M. Guizot, disait le Correspondant, a dû voir par l'unanimité de la presse religieuse, quel est le fond des cœurs catho- liques. Quand des paroles de paix et d'impartialité se font entendre, ils s'émeuvent et oublient facile- ment le passé. » Cette revue ne craignait même pas de comparer l'impression produite par les pa- roles du ministre, à l'enthousiasme ressenti quand le premier consul avait rouvert les églises.
Un nouvel incident parlementaire vint bientôt confirmer les bonnes dispositions du cabinet et de la Chambre. Le 21 février, M. 0. Barrot demanda qu'on mît à l'ordre du jour la discussion du projet de 18/i/i et du rapport de M. Thiers; celui-ci ap- puyait la motion. Le gouvernement s'y opposa. M. Berryer indiqua nettement que le refus de la mise à l'ordre du jour était une forme de retrait d'une loi mauvaise, et une promesse d'apporter un
CHAPITRE VU. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 441
projet « plus généreux, plus conforme à la liberté de conscience et à la liberté d'enseignement ». Malgré les sommations réitérées de M. Thiers, M. Guizot se refusa à contredire l'interprétation donnée par M. Berryer, et la Chambre qui, peu auparavant, eût adopté le projet, en vota le re- trait par 211 voix contre 1M. Si les amis de la liberté d'enseignement n'étaient pas encore vain- queurs, du moins leurs adversaires étaient bien battus. Aussi M. Thiers, passant en revue, à la fin de la session, toutes les questions pendantes, pro- clamait-il que « l'Université avait été vaincue dans la lutte 1 » ; et M. Guizot, lui répondant, renouvelait sa promesse d'assurer « la liberté religieuse des familles dans l'enseignement et l'influence des croyances religieuses sur l'éducation ». « Toutes les avances du gouvernement sont pour le clergé catholique », écrivait alors M. Léon Faucher 2. Un journal de gauche en venait à faire ces aveux :
Voilà bientôt quatre ans que la lutte est engagée, voilà bientôt quatre ans que les partisans de la li- berté religieuse et de la liberté d'enseignement ré- clament l'abolition du système restrictif. Pendant ces quatre années, on les a vivement et de toutes parts attaqués ; ils ont trouvé des adversaires achar- nés dans les rangs de la vieille opposition aussi bien que dans les rangs conservateurs... Ils ont résisté à
1 Discours du 27 mai 1 840.
2 Lettre du 22 juin 184G {Correspondance, t. I, p. 179).
25.
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ce toile général, et ils ont bien fait. Aujourd'hui, les répugnances qu'ils soulevaient naguère se sont en grande partie calmées; demain l'opinion publique, plus éclairée, se prononcera en faveur de la liberté religieuse et de la liberté d'enseignement 1 .
Devant ces. espérances si nouvelles, on conçoit la joie triomphante et un peu étonnée des catho- liques, qui, quelques mois auparavant, à la nou- velle des concessions obtenues par M. Pvossi, avaient cru tout perdu. Le comité pour la défense de la liberté religieuse écrivait le 30 mars 1846 : u Notre action politique ne date que d'hier et déjà tout le monde compte avec nous. » Quelques mois après, M. de Montalembert rappelait « le sentiment de tristesse, de défiance, de découragement qui do- minait, il y a trois ans, les cœurs les plus dévoués à la liberté d'enseignement » ; il rappelait aussi combien peu on s'attendait alors à voir la question religieuse devenir « la plus vitale et la plus fla- grante des questions, se frayer un chemin à tra- vers tous les dédains, toutes les distractions et tous les intérêts » ; puis il ajoutait :
Nous avons eu contre nous tout ce qu'il y a de puissant, d'influent, de populaire dans le pays : la grande majorité des deux Chambres, les quatre- vingt-dix-neuf centièmes des journaux, les tribu- naux et les académies, le conseil d'État et le Collège
' Courrier français du 22 juillet 1846.
CHAPITRE VIT. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 443
de France, les intrigues de la diplomatie à Rome et l'orgueil de la fausse science à Paris; les hommes d'État, les penseurs, les rhéteurs, les sophistes et les légistes. Nos plus zélés protecteurs, parmi les grands personnages politiques, ont eu tout juste le courage de nous faire l'aumône de leur silence. Et cependant nous n'avons pas été vaincus ! Et le pre- mier ministre, le chef responsable du gouvernement, revient sur ses pas pour nous tendre les mains. Et les plus ardents de nos ennemis se taisent prudem- ment et sollicitent nos voix; ils sont même prêts à nous démontrer qu'au fond ils ne nous ont jamais voulu de mal, et que nous les avons mal compris, par notre propre faute '.
m
Ce changement dans l'attitude du gouvernement et des partis n'était peut-être pas absolument dé- sintéressé. On était à la veille d'élections générales. La dissolution avait été annoncée le 11 février I8/16, prononcée le 6 juillet, et le scrutin fixé au 1er août. La bataille s'annonçait très chaude. M. Thicrs, exaspéré de voir que, depuis six ans, M. Guizot résistait à tous ses coups, conduisait l'attaque avec une passion extraordinaire. Derrière lui, toutes les gauches, y compris la faction radicale, et, avec elles, la portion la plus ardente des légitimistes,
1 D}( devoir de* catholiques dans flfc élections (juillet 1&46).
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se coalisaient pour renverser ce qu'on appelait « un système antinational à l'extérieur, et corrup- teur à l'intérieur ». L'argument principal était la misérable affaire Pritchard , et l'opposition se croyait assurée cle vaincre avec ce cri : « A bas les pritchardistes ! » Le gouvernement ne laissait pas que d'éprouver quelque inquiétude. M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, écrivait à M. Guizot : « Je m'attends à une bataille d'Eylau, où il y aura beau- coup de morts de part et d'autre. » On comprend que, dans une telle situation, il ait été jugé prudent de ménager et d'amadouer le petit groupe des amis de la liberté religieuse. Ceux-ci, mettant en pra- tique les principes qui avaient présidé à la formation du parti catholique, se tenaient en dehors des questions débattues entre les partisans de M. Guizot ou de M. Thiers, et annonçaient hautement vouloir porter l'appoint, souvent décisif, de leurs voix, à tout candidat, quelle que fût son opinion ou sa croyance, qui prendrait un engagement précis et signé en faveur cle leurs idées; entre plusieurs, ils étaient résolus à choisir « le plus offrant et der- nier enchérisseur en fait de liberté » . Ainsi, à Paris, ils préféraient un protestant, M. de Gasparin, à un candidat catholique, moins net dans la question qui leur tenait à cœur. N'avait-on pas vu peu aupa- ravant, dans une élection municipale, Y Univers soutenir, pour cette raison, la candidature de M. Considérant? C'était une tactique «scabreuse », comme devait le reconnaître plus tard M. Veuillot,
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et nous avons dit déjà qu'elle ne pouvait se jus- tifier que par des circonstances anormales et pas- sagères. Les catholiques français n'en étaient pas d'ailleurs les inventeurs ; ils imitaient ce que ve- naient de faire, en Angleterre, les partisans de la liberté commerciale; ils s'autorisaient de cet exemple que M. de xAIontalembert avait toujours présent à l'esprit, et leur comité électoral disait, dans une de ses circulaires :
Le 3 mars dernier, M. Cobden s'écriait à la Cham- bre des communes : « Plus de ces vieilles distinc- tions de partis] devant les électeurs ! Plus de tories et de whigs ! Il n'y a que des amis ou des adver- saires de la liberté commerciale. » Et nous, nous disons : « Aux prochaines élections, élevons-nous au-dessus des conflits de personnes. Que le titre d'amis de M. Guizot ou de M. Thiers s'efface à nos yeux; qu'il n'y ait pour nous que des amis ou des ennemis de la liberté religieuse. »
La campagne électorale des catholiques était menée avec vigueur. Montalembert en était l'âme. Le comité qu'il préside multiplie ses circulaires. Dans le Correspondant du 10 juillet 1846, le noble pair publie un article manifeste, qui est le plus enflammé des appels, le plus entraînant des cris de guerre. Il prend pour épigraphe cette phrase de saint Jérôme : Quo i bellum servavit, pax ficta non auferat. Sa crainte est en effet que ses core- ligionnaires ne se laissent détourner de la lutte
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par les avances qui leur sont faites. Il leur montre que, si l'on a changé de langage à leur égard, c'est qu'ils ont commencé à devenir ce qu'il leur avait conseillé d'être, en 18Z[3, « un embarras parle- mentaire. » « Rendons-en grâce h Dieu, s'écrie-t- il, et continuons. » Il est terrible pour ceux qu'il appelle « les faux catholiques, » les « hommes à transaction ou à préjugés » :
Lorsque j'ai établi, il y a deux ans, une distinc- tion qui est devenue un lieu commun, entre les fils des Groisés et les fils de Voltaire, j'oubliais une troi- sième catégorie : celle des fils de Pilate. G'est une antique et nombreuse lignée; j'ai eu trop de fois l'occasion de la rencontrer sur mon chemin, pour qu'il ne me soit pas permis de réparer cette omis- sion. A cette progéniture de l'homme d'État romain, on crie de toutes parts, comme à leur trop fameux ancêtre : Si dimittis hune, non es amicus Cœsaris. Là- dessus, ils commencent à trembler et à pactiser avec l'ennemi : Cum audisset hune sermonem, magis timuit. Abandonnons la vérité, se disent-ils ; immolons-la, pour le bien de la paix d'abord, puis pour le nôtre; d'ailleurs elle se défendra bien toute seule; ce sont ses imprudents défenseurs qui font tout le mal; enfin César a aussi des droits, et nous sommes ses amis, ses ministres : Si dimittis hune, non es amicus Cœsaris.
Puis quelle satire virulente, implacable de co- lère et de mépris, contre la mollesse de ces autres catholiques qui, par goût du sommeil ou par so-
CHAPITRE VII. LE* DERNTÈRES ANNÉES DE LUTTE 447
phisme politique, ne savent pas remplir leurs de- voirs publics :
Ah! s'il fallait h ces Français trop nombreux qui tiennent une si piteuse conduite; à ce restant de vieille noblesse qui met sa gloire à rivaliser de luxe avec nos parvenus de la Banque, sans y réussir ; à cette jeunesse étiolée qui n'a de viril que la barbe ; à tous ces tristes catholiques, à tous ces indignes Français, qui voient trahir sans honte la religion et la patrie; s'il leur fallait un drapeau pour le métier qu'ils font, à coup sûr il faudrait leur donner pour enseigne ce sudarium dont parle l'Évangile, cet igno- •ble fourreau dans lequel le serviteur inutile et pa- resseux ne sut qu'enfouir les trésors que son maître lui avait confiés pour les faire valoir: De ore tuo te judico, serve nequam... Et inutilcm servum ejicite in tenebras exteriores; illic erit fletus et stridor dentium.
M. de Montalembert conclut par un appel ardent à la lutte électorale, et se tournant vers ceux qu'il combat, il ajoute :
Nous le disons sans détour, à nos adversaires d'a- bord, puis à ceux qui se font les complices de nos adversaires par amour du repos : Non, vous ne l'aurez pas, ce repos; non, vous ne dormirez pas tranquilles, entre une Église asservie et un ensei- gnement hypocritement démoralisateur; non, vous ne nous empêcherez plus de vous réveiller par nos plaintes et par nos assauts. Les dents du dragon sont semées, il en sortira des guerriers 1 Une race nou- velle, intrépide, infatigable, aguerrie, s'est levée du
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milieu des mépris, des injures, des dédains ; elle ne disparaîtra plus. Nous sommes assez d'ultramontains, de jésuites, de néo-catholiques dans le monde, pour vous promettre de troubler à jamais votre repos, jus- qu'au jour où vous nous aurez rendu notre droit. Jusqu'à ce jour, il y aura des intervalles, des haltes, de ces trêves qui suivent les défaites, qui précèdent les revanches ; il n'y aura pas de paix définitive et solide. Nous avons mordu au fruit de la discussion, de la publicité, de l'action; nous avons goûté son âpre et substantielle saveur ; nous n'en démordrons pas. Croire qu'on pourra nous confiner désormais dans ces béates satisfactions de sacristie, dans ces vertus d'antichambre, que pratiquaient nos pères et que nous prêche la bureaucratie qui nous exploite, c'est méconnaître h la fois et notre temps, et notre pays, et notre cœur.
Tant de vigueur en imposait aux autres partis : leurs journaux témoignaient à l'envi d'égards inac- coutumés envers les catholiques. Plus d'un can- didat de la gauche jugeait utile de désavouer les doctrines du rapport de M. Thiers, et le « comité réformiste » réitérait ses protestations en faveur des droits de la famille et de la conscience. Com- bien on était loin de la parole de M. Thiers, annon- çant triomphalement, au lendemain de son inter- pellation, que les élections se feraient aux cris de « A bas les jésuites I »
Vint le jour du scrutin. Au point de vue poli- tique, le succès du ministère fut considérable, et
CHAIMTRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 449
d'autant plus remarqué qu'il était moins attendu. Quarante-huit heures avant le vote, un misérable avait tiré un coup de pistolet sur le roi. La nou- velle, aussitôt répandue, enleva les élections. L'op- position perdit plus de vingt sièges, et M. Guizot sortit de cette épreuve plus solide que jamais. Mais quel avait été le résultat pour les catholiques? Sans doute, dans ce rôle tout nouveau pour eux, ils s'é- taient montrés novices, incertains, défiants d'eux- mêmes, ignorant leur force et leur nombre. M. de Riancey a dit, dans le Compte rendu des élections, publié par le comité électoral pour la défense de la liberté religieuse : « Je mets en fait que, dans presque tous les arrondissements où les catholiques ont agi, c'était la première fois de leur vie qu'ils compulsaient une liste électorale. » Dans plus de deux cents collèges ils ne s'étaient pas décidés à intervenir. Beaucoup d'ailleurs appartenaient na- turellement au parti conservateur et avaient peine à agir en dehors de lui. Malgré toutes ces causes de faiblesse, on avait obtenu des avantages ines- pérés, et le Compte rendu déjà cité pouvait dire : « Les élections de 1846 ont été, pour la cause ca- tholique, et toutes proportions gardées, un vrai et légitime succès. » On constatait d'abord la défaite de ceux qui s'étaient présentés en adver- saires de la liberté d'enseignement, notamment de M. Quinet, battu dans quatre collèges, de trois ré- dacteurs du Journal des Débats, MM. Cuvillier- Fleury, Alloury et Michel Chevalier, et de quelques
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universitaires exclusifs, comme MM. Danton ou Cayx. Par contre, on se réjouissait de la nomina- tion de chrétiens tels que MM. de Mérode, de la Plane, de Quatrebarbes, et surtout de M. de Fal- loux, homme d'Etat supérieur, habile et ferme, apportant au service de la cause catholique des qualités qui complétaient admirablement celles de M. de Montalembert. Enfin, dans un tableau d'en- semble, on relevait 226 candidats s' étant prononcés pour la liberté religieuse, sur lesquels 1^6, ap- partenant à des partis divers, avaient été élus. Ceux-ci ne formaient pas encore une majorité, et d'ailleurs, parmi ces promesses de candidats, toutes n'étaient pas également sincères et solides. Mais quel progrès, quand on se rappelle que, dans la Chambre précédente, les intérêts religieux n'é- taient pour ainsi dire pas représentés! Il y avait là, après tant d'autres, un gage nouveau et plus dé- cisif du succès futur, prochain, assuré. Les catho- liques le comprenaient ainsi. Le Compte rendit^ après avoir dit que les élections étaient un « suc- cès )), ajoutait : « succès, hâtons-nous de le dire, qui prépare plus l'avenir qu'il ne lie le présent. » N'était-ce pas beaucoup, pour une cause qui ne devait pas craindre le temps, ni ressentir les im- patiences facilement découragées des partis arti- ficiels, uniquement fondés sur des tactiques éphé- mères et sur des ambitions de personnes?
CHAPITRE VIT. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 451
IV
Les catholiques n'étant pas encore assez forts, clans la Chambre nouvelle, pour conquérir de haute lutte la liberté d'enseignement, tout dépendait du gouvernement. De longtemps M. Guizot ne s'était trouvé en aussi bonne situation pour prendre l'ini- tiative de cette réforme dont il avait naguère, à la tribune, tracé si magnifiquement le programme. Ne semblait-il pas à l'apogée de sa fortune? Dans .la plénitude de sa puissance oratoire, les élections lui assuraient, à l'intérieur, une prépondérance par- lementaire qu'aucun ministre n'avait possédée de- puis 1830. À l'extérieur, où sa politique sage, mais un peu timide, avait jusqu'alors plus évité de périls que remporté de succès, il venait d'accom- plir le coup d*éclat des « mariages espagnols ». L'opposition découragée, divisée, récriminait contre M. Thiers. C'était donc ou jamais l'occasion de faire quelque chose. L'opinion s'y attendait; elle s'ennuyait du statu quo% et était d'autant plus im- patiente d'avoir « du nouveau » que la force du ministère la rassurait sur le péril révolutionnaire. Il lui déplaisait de voir une telle force sans emploi. Se défendre et vivre n'était plus un programme suffisant. On rùvait de « progrès » jusque dans la majorité ministérielle, et M. Guizot avait paru com- prendre ce besoin, quand il avait dit aux élec-
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teurs de Lisieux cette parole fort commentée : « Tous les partis promettent le progrès ; les con- servateurs seuls peuvent le donner. » Comment réaliser cette promesse? Le gouvernement, re- poussant les réformes électorale ou parlementaire mises en avant par l'opposition, n'était-ce pas le cas de diriger les esprits vers les questions de li- berté religieuse, dont nul, dès lors, nepouvait nier l'intérêt et la grandeur ?
Mais précisément à cette époque, le ministère semble avoir été frappé d'impuissance. Cette force qu'il vient d'acquérir, il ne sait qu'en faire. Cette majorité, à la formation de laquelle il a tout subor- donné, il ne peut ni la diriger ni l'occuper. Elle se disloque et s'énerve entre ses mains. Est-ce maladresse et stérilité d'un ministre plus orateur qu'homme d'action, ou inconsistance d'un parti conservateur fondé moins sur des principes que sur des intérêts? Est-ce, chez l'un et chez l'autre, lassitude d'un pouvoir placé, depuis plus de six ans, dans les mêmes mains? A la fin de la session de 1847, moins d'un an après le triomphe des élec- tions, sans que le gouvernement ait subi du dehors aucune attaque sérieuse, par l'effet d'une maladie mystérieuse, d'une sorte de dissolution intérieure, chacun a le sentiment que ministère et majorité sont plus bas qu'ils n'ont jamais été : partout le malaise, le marasme et comme un défaut de sécu- rité morale. Le mal est tel, que les amis du mi- nistère sont les premiers à le reconnaître; les uns
CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 453
après les autres, ils poussent d'étranges cri- d'alarme ; tous s'accordent à reprocher au gou- vernement de n'avoir pas gouverné et un conser- vateur dissident, M. DesniQusseaux de Givré, voulant résumer la politique ministérielle, prononce ces mots bientôt fameux : « Rien, rien, rien. »
Le mal dont une fée mauvaise semblait avoir subitement frappé le ministère, au lendemain de son triomphe, se manifesta dans les questions religieuses. Les catholiques, inquiets des bruits qui couraient sur les hésitations et les divisions du cabinet, sur son incapacité à se décider pour une réforme sérieuse, poussaient vivement au pétition- nement qui avait été, dès le début, un des moyens d'action de leur parti. Us se félicitaient, comme
1 Le Journal des Débats disait alors : « La session n'a pas été bonne. Elle a mal commencé, elle a mal fini. Le cabinet s'est endormi dans sa victoire électorale. Ce n'est pas seulement le ministère, c'est le parti conser- vateur qui ne résisterait pas à une seconde session semblable. Le ministère s'est présenté sans idées, sans projets pour occuper la Chambre. » La Revue des Deux- Mondes était plus alarmée encore : « Aujourd'hui, disait- elle, une sorte de découragement semble s'être emparé des intelligences, une inquiétude sourde agite les imagi- nations. Si nous avons la satisfaction de voir que Tordre matériel n'a pas reçu d'atteintes.., sommes-nous dans toutes les conditions de cette sécurité morale qui n'est pas un des moindres besoins de la société? » Dans la même Revue, un député ministériel, à la fuis dévoué et clairvoyant, M. d'Haussunville, déclarait que « le tort réel du cabinet était de n'avoir pas su gouverner cette majorité. »
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d'un résultat considérable, d'avoir obtenu plus de cent mille signatures dans les premiers mois de 1847 f. Enfin, le 12 avril de cette année, M. de Salvandy se décida à déposer le projet promis. L'exposé des motifs contrastait avec celui dont M. Villemain avait fait précéder le projet de 18M; au lieu d'être, comme celui-ci, un plaidoyer contre la liberté d'enseignement, il s'inspirait du rapport du duc de Broglie et du discours de M. Guizot, et, avec la pompe chaleureuse, habituelle à M. de Sal-
1 On était alors bien loin des chiffres d'aujourd'hui. En 1844 on avait réuni 20 000 signatures; en 1845 et 1846, 80 000. Le compte rendu du comité de péti- tionnement disait à ce propos : « C'est quelque chose qu'un tel chiffre, dans notre pays surtout, où l'esprit public est encore à peine initié à co secret de la puis- sance représentative... Aucune pétition, de quelque nature qu'en ait été l'objet, n'a jamais obtenu en France une adhésion plus considérable. » En 1847, on arriva au chiffre de 140 000. Le gouvernement mettait son honneur à ne pas entraver l'exercice du droit de pétition. Un maire de Franche-Comté, qui ne l'avait pas suffisam- ment respecté, fut publiquement blâmé à la tribune par le ministre de i'intérieur. A la même époque, un député ayant prétendu mettre en doute la sincérité des signa- tures et argué de leur défaut de légalisation, le président l'arrêta en lui disant que « la Chambre avait décidé qu'il ne serait jamais fait de recherches sur les signatures qui sont apposées au bas des pétitions. (Assentiment général.) Elle a décidé plusieurs fois que là légalisation des signa- tures n'était pas nécessaire. » Et comme M. de Falloux demandait la parole pour défendre les pétitions, on lui cria que c'était inutile. « Votre défense, lui disait le président, mettrait en doute le droit des pétitionnaires, et c'est pour cela que je ne puis l'admettre. »
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vandy, il proclamait le droit de la famille, con- damnait le monopole, rendait hommage à l'action de la religion dans l'éducation et reconnaissait tout ce qu'avaient de légitime les préoccupations du clergé en semblable matière. Malheureusement le monument ne répondait pas au portique : défaut d'harmonie qui révélait sans doute les sentiments divergents de ceux qui avaient participé à cette construction. Les dispositions proposées, bien que plus conciliantes que celles de 1844, étaient beau- coup moins larges et libérales que le projet de 1836, chaque jour plus regretté par les catholiques K Si M. de Salvandy était moins exigeant que M. VU- lemain dans les certificats et grades imposés à qui voulait enseigner, il l'était cependant assez pour que ces conditions équivalussent souvent à une interdiction. Si, pour certaines répressions, il substituait les tribunaux à l'Université, il donnait à celle-ci des droits considérables de surveillance, de direction et de juridiction sur les établissements libres, lui accordait jusqu'au pouvoir de désigner
* Le Correspondant, organe autorisé des chefs du parti catholique, déclarait alors qu'on eût été satisfait de voir simplement reprendre le projet de 1836. L'abbé Dupan- loup écrivait à la même époque : « Nous ne disons qu'une chose, c'est que le projet de M. Guizot, celui de 1836, est le seul projet vraiment libéral, vraiment politique, vraiment digne de la Charte, vraiment conci- liateur de tous les droits, le seul vraiment capable d'accomplir parmi nous Le grand et désirable ouvrage de la paciiication religieuse, i
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tous les livres de classe, et maintenait le certificat d'études. S'il posait le principe d'un grand conseil de l'instruction publique plus large que le conseil royal de l'Université, il faisait, dans ce conseil, une part dérisoire aux éléments non universitaires. Enfin si, pour les congrégations religieuses, il n'exigeait plus de déclaration, il maintenait l'inter- diction d'enseigner. En même temps, ce ministre dont on raillait souvent alors l'activité un peu brouillonne, et qui, suivant le mot malicieux de M. Saint-Marc Girardin, cherchait à « s'immorta- liser» , proposait une loi sur l'instruction primaire, à laquelle on reprochait de diminuer les libertés concédées par la loi de 1833, et deux lois sur l'en- seignement du droit et de la médecine, où il ne paraissait même pas se douter qu'il pût être ques- tion de liberté de l'enseignement supérieur, disant à ceux qui réclamaient cette liberté : « Le gouver- nement n'est pas préparé au fait, et il nie le droit. »
On était loin des espérances qu'avaient fait con- cevoir, aux catholiques, les sentiments personnels de M. de Salvandy et surtout le mémorable dis- cours de M. Guizot. Aussi l'abbé Dupanloup, si disposé qu'il fut à la conciliation, publiait-il une critique nette et ferme, bien que toujours cour- toise du projet. Le comité pour la défense de la liberté religieuse disait, dans une de ses circulaires :
Jamais l'attente publique n'a été plus complète- ment trompée. On nous avait promis la liberté, on
CHAPITRE VII, LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 457
ne nous en donne môme pas le semblant... Cette loi ne peut ni ne doit satisfaire aucune opinion, pas plus les partisans du monopole que les amis de la liberté. Il n'est peut-être personne en France, excepté M. le comte de Salvandy lui-même, qui puisse voir là une bonne loi et une solution définitive.
« La lutte doit être reprise avec plus d'énergie que jamais », disait, en terminant, la circulaire. Le comité multipliait en eiïet ses appels, ses objur- gations, pour ramener l'armée catholique au com- bat. Son insistance môme révélait qu'il rencontrait quelque inertie. Etait-ce lassitude d'une lutte déjà bien longue pour des hommes dont le tempérament n'était pas militant? Etait-ce difficulté de se remettre en train, après la mésaventure de 1845 et la trêve qui avait suivi ? Était-ce certitude qu'avec les progrès déjà faits, le succès final n'était qu'une question de temps, et que, tôt ou tard, le gouver- nement se déciderait de lui-même à faire le dernier pas? Etait-ce répugnance à augmenter les embarras d'un ministère déjà affaibli, et dont la chute livre- rait le pouvoir à M. Thiers, plus engagé que jamais avec les partis révolutionnires ? Toujours est-il qu'on ne parvenait pas à exciter un mouvement pareil à celui qu'avait provoqué le projet de 1844. Ce n'était pas seulement l'épiscopat, mais aussi une partie des laïques qui se tenaient à l'écart. Le Correspondant disait, le *25 mai 1847 : ta Une portion de notre armée reste encore l'arme au bras, faute de comprendre assez la nécessité de
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renouveler la bataille. » M. de Montalembert, qui ne connaissait ni la fatigue ni le refroidissement, se plaignait, avec une amertume singulière, de ceux qui « avaient cru pouvoir puiser de la force dans le silence, préférer la trêve à la lutte et ne prendre pour arme, contre les implacables ennemis de la liberté, qu'une béate confiance dans leurs bonnes intentions. » De quel ton il raillait ces catholiques dont « la fonction propre est le sommeil », et flé- trissait leur « incurable mollesse », leur « lâcheté persévérante 1 ! »
Pour avoir mécontenté les catholiques, M. de Salvandy n'avait pas satisfait leurs adversaires. A peine le projet connu, le Journal des Débats, le Constitutionnel et le National ne l'attaquèrent pas moins que V Univers. Ces hostilités se firent jour dans la Chambre. Le ministre s'y était cru d'abord sûr de la victoire : dans la nomination de la com- mission, il était parvenu à faire passer, sur neuf membres, sept ministériels, dont cinq fonction- naires; mais, fidèle à l'esprit de son projet, il avait écarté ceux de ses amis qui étaient nettement partisans de la liberté d'enseignement. Dès lors les commissaires se trouvèrent accessibles aux sugges- tions des ennemis du clergé : poussés d'un coté par M. Thiers, de l'autre par le Journal des Débats qui, sur les questions religieuses, appuyait tou- jours l'opposition, ils en vinrent à faire échec au
1 Du rapport de M. Liadières sur le projet de loi relatif à la liberté d'enseignement (1847).
CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 459
ministre, modifièrent le projet dans un sens res- trictif, et notamment rétablirent l'obligation, pour tout professeur, d'affirmer qu'il n'était pas membre d'une congrégation. Les travaux de cette com- mission aboutirent à un rapport rédigé par M. Lia- dières, œuvre vulgaire, tout imprégnée de préoc- cupations voltairiennes, et qui, surplus d'un point, était la contradiction de l'exposé des motifs de M. de Salvandy. Aussitôt mis en pièces par M. de Montalembert, dans un écrit d'une ironie terrible, ce rapport ne devait pas être plus discuté que ne l'avait été celui de M. Thiers.
V
Si les évêques ne s'étaient pas mêlés aux con- troverses publiques soulevées par le projet de 18/i7, et si, depuis 1845, ils semblaient s'être imposé tant de réserve, ce n'est pas qu'ils se fus- sent davantage rapprochés du gouvernement. Divers symptômes tendraient plutôt à faire sup- poser le contraire, et nous n'en voudrions d'autre indice que les relations de plus en plus tendues qu'avait, avec la cour, Mgr Aflre, prélat cependant fort désireux de voir régner l'accord entre le clergé et la monarchie de Juillet l. A propos, tantôt de la liberté d'enseignement, tantôt de quelque appli- cation puérilement taquine des articles organiques,
1 Voir la Vie de M<jr A/fre par L'&bbé ûftticp.
•460 CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LDTTE
le roi et le prélat échangeaient des explications dont le ton différait singulièrement de leurs pre- miers entretiens. « Permettez-moi d'ajouter, sire, disait un jour Mgr Affre à la fin d'une de ces con- versations, que le gouvernement du roi gagnerait beaucoup dans l'estime de tous, en laissant à l'Église son indépendance. » — Le roi se leva, croisa les bras et s'écria : « Ainsi je suis un persé- cuteur de l'Église! — Non, sire, reprit l'arche- vêque, mais je maintiens que le gouvernement serait plus aimé, s'il ne contrariait pas notre action par de fréquentes et inutiles tracasseries. — Allons, bonjour, monsieur l'archevêque, bonjour. » Parfois le roi, que l'âge rendait plus irritable et plus impé- rieux, s'emportait en paroles véhémentes et com- minatoires, où il y avait du reste souvent plus de calcul que de colère et surtout que d'animosité efficace : « Je lui ai fait une peur de chien », disait-il après quelque scène de ce genre; mais pour rien au monde il n'eût touché à un cheveu de la tête du prélat. Il se trompait d'ailleurs sur l'effet de ses menaces : l'archevêque sortait des Tuileries plus attristé et mécontent qu'il n'était effrayé. « Ces gens-là, disait-il, ne voient dans la religion qu'une machine gouvernementale; ils ne se doutent pas que nous avons une conscience. » Vers la fin de 1846, Mgr Affre crut même avoir assez à se plaindre du gouvernement, pour faire une démarche plus grave. 11 réunit plusieurs évê- ques à Saint- Germain et, de concert avec eux,
CHAPITRE VH. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 461
exposa ses griefs dans un mémoire au pape qui fut porté à Rome par M. de la Bouillerie, après avoir été communiqué aux archevêques de France et signé par la plupart d'entre eux. Quelque chose transpira de cette réunion et de ce voyage. Le roi irrité fit de vifs reproches à l'archevêque. Celui-ci, voyant son secret à demi découvert, se décida à adresser directement au ministre des cultes le mé- moire qu'il avait envoyé au pape. Il y reconnais- sait d'abord hautement les services rendus par le gouvernement à l'Église, après 1830, rappelait le rapprochement qui en était résulté entre le clergé et la monarchie, mais qui s'était arrêté quand on avait vu celle-ci se refuser à remplir la promesse de la liberté d'enseignement. Il énumérait ensuite longuement ses sujets de plainte : application vexa- toire de plusieurs articles organiques; usage peu favorable à la religion des pouvoirs appartenant à l'administration pour les établissements d'instruc- tion, choix de curés, érections de paroisse, auto- risations de quête, etc. ; dispositions peu bienveil- lantes des fonctionnaires envers le clergé, contre lequel on écoutait volontiers les dénonciations, et auquel on donnait toujours tort dans les conflits entre maires et curés. L'archevêque ne demandait pas un changement de conduite immédiat et total ; il exprimait seulement le vœu de voir se mani- fester une tendance meilleure.
Plus que jamais le gouvernement de Juillet au- rait eu besoin d'être en bonnes relations avec le
26.
462 CHAHTRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
corps qui représentait la plus grande des forces morales. Il avait alors à se défendre contre une insurrection d'un genre nouveau. L'opposition, sans titre cependant à se porter champion de l'aus- térité, avait imaginé de soulever l'opinion contre le ministère, et, en réalité, contre la monarchie, contre la bourgeoisie régnante, au cri de : « A bas la corruption! » exagérant dans ce dessein des abus réels, mais qui n'avaient rien de nouveau; prenant prétexte de cet affaiblissement du sens moral, qui était moins le fruit d'un régime parti- culier, que le mal de nos révolutions successives1; exploitant, avec une indignation perfide et une joie cynique, les malheurs et les scandales qu'une sorte de coup de vent malsain accumulait, à cette heure néfaste, où le drame de Praslin succédait au procès Teste et Cubières; faisant, autour de chaque inci- dent, un effroyable tapage de presse et de tribune; se plaisant à retenir les ministres sur la plus humi- liante des sellettes, dans des discussions parle- mentaires devenues si fréquentes, qu'on leur avait donné un nom et qu'on les appelait « les séances de corruption ù ; parvenue h convaincre beaucoup d'honnêtes gens, qu'ils étaient gouvernés par une
1 M. Guizot le faisait remarquer alors à la tribune : « Le pays a traversé des temps de grands désordres, le règne de la force, et souvent de la force anarchique ; il en est résulté un certain affaiblissement, je le reconnais, des croyances morales et des sentiments moraux; il y a moins de force, de vigueur, et dans la réprobation, et dans l'approbation morales. »
CHAPITRE VII. EES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 463
coterie sans moralité et sans honneur; répandant chez eux un malaise inquiet, un dégoût irrité, comme le sentiment d'une société qui se dissout1, et préparant ainsi, qu'elle le voulut ou non, la révolution que Lamartine, pour couronner cette meurtrière campagne, aura bientôt l'insultante prétention d'appeler « la révolution du mépris ». N'est-ce pas à ce moment aussi qu'en dehors des régions parlementaires croissait le péril social, qu'au désordre littéraire du roman-feuilleton réha- bilitant l'adultère, la courtisane et le forçat, suc- cédait le désordre politique des histoires démago- giques réhabilitant audacieusement 1793 2 ? N'est-ce pas tà ce moment que, plus bas encore, l'agitation socialiste se développait et s'exaspérait, dans les sou firan ces et les colères de cette année vraiment maudite, où la crise commerciale et la disette ve- naient s'ajouter à tant de catastrophes morales ? Or, pour remédier à ces maux, pour garder ou
1 M. de Tocquoville écrivait à M. de Gorcelles, le 27 août 1847 : « J'ai trouvé ce pays-ci sans passion po- litique, mais dans un bien redoutable état moral. Nous ne sommes pas près peut-être d'une révolution; niais c'est assurément ainsi que les révolutions se préparent. L'effet produit par le procès Gubières a été immense. L'horrible histoire dont on s'occupe depuis huit jours (l'affaire Praslim est do nature à jeter une terreur vague et un malaiso profond dans les âmes. Elle produit cet effet, je le confesse, sur la mienne. »
2 C'est en 1847 qu'étaient publiés, presque simulta- nément, les Girondins de Lamartine, V Histoire de la Révolution de Michelet et celle de M. Louis Blanc.
464 CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
rendre au pouvoir la considération que les meneurs de la campagne de corruption cherchaient à lui retirer; pour compenser, dans cette lutte, ce que l'origine révolutionnaire de la monarchie, son renom de scepticisme, la préférence qu'elle avait été souvent obligée de donner aux expédients sur les principes, le terre à terre un peu utilitaire et matérialiste des classes sur lesquelles elle s'ap- puyait, étaient à son prestige, — quoi de plus efficace que de montrer ce gouvernement non plus occupé, comme on le lui reprochait, à prêcher l'enrichissement général, mais soucieux des plus hautes questions religieuses et morales et s' em- ployant à les résoudre? Le concours et, en quelque sorte, la caution donnée par les catholiques satis- faits et reconnaissants ne pèseraient-ils pas plus, dans la balance de l'estime publique, que la pudeur effarouchée et l'indignation tapageuse de M. Gré- mieux ou de M. de Girardin ne trouvant pas M. Guizot d'une probité assez scrupuleuse? M. de Tocqueville déclarait, en septembre 1847, la révo- lution inévitable « si quelque chose ne venait pas relever le ton des âmes ». Quelle meilleure ma- nière de « relever le ton des âmes » que de les détourner des misères d'une politique rabaissée, pour les diriger vers cette œuvre capitale qui est le grand problème du dix-neuvième siècle, le rappro- chement entre l'État moderne et l'Église antique, entre la liberté et la foi? N'était-ce pas enfin, dans la religion plus libre et par cela même plus efficace,
CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 465
que des hommes d'Etat clairvoyants devaient cher- cher le remède au malaise des imaginations et des consciences, le moyen de résister à ce péril de la révolution et du socialisme, qu'il devenait cepen- dant difficile, quelques mois avant le 24 février, de ne pas trouver plus menaçant que celui des jésuites !
A cette époque même, 11. de Montalembert, pas- sant en revue, h la tribune des pairs, la situation politique, montrait la stérilité de cette session commencée avec une majorité si triomphante, et cette majorité « tout d'un coup épuisée, dévorée par je ne sais quel mal intérieur qui l'a jetée fa- tiguée, impuissante au milieu de toutes les misères de la plus petite politique qu'on ait jamais vue; » il signalait aussi tout ce qui manquait à l'ordre matériel et moral, puis s'écriait, en s'adressant directement à M. Guizot :
Qu'y a-t-il de plus infirme dans ce pays? Vous l'avez proclamé avec plus d'éloquence que personne, avec une éloquence incomparable! C'est l'état des Ames; c'est elles qui ont besoin qu'on leur prêche le dévouement, le désintéressement, la pureté; c'est l'éducation morale de ce pays qui est, sinon à re- faire, du moins à modifier et à épurer profondément. Et comment vous y prendrez-vous? C'est une bana- lité que de le dire, vous ne pouvez vous y prendre sérieusement que par celte forte discipline des âmes et des consciences qui se trouve dans la religion. Et comment fortifieriez-vous son action? Est-ce par un
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privilège quelconque? Non. Est-ce par des faveurs, par une protection affichée? Non, mille fois non. Est-ce par une intervention quelconque de cette auguste action clans l'action politique? Encore une fois non, toujours non. Par quoi donc? Par la li- berté que nous garantissent et nous promettent la Charte, le bon sens et la raison; par la liberté du dévouement, du désintéressement et de la charité. Qu'avez-vous fait pour assurer cette liberté? Rien.
Et il demandait comment M. Guizot, avec ses doctrines personnelles, avec les exemples que lui donnaient alors les hommes d'État anglais, « s'était résigné à passer au pouvoir, sans y laisser une seule trace de son dévouement à la liberté religieuse? »
La réponse du ministre eut un accent parti- culier. Plus que jamais on put entrevoir, dans ses paroles, comme un hommage involontaire à la cause de son contradicteur et un regret d'être obligé, par situation, à la combattre. Il commença par « remercier M. de Montalembert du caractère de la lutte qu'il venait d'ouvrir. » Bien loin de contester ce que l'orateur catholique avait dit sur la nécessité de développer la liberté et la foi reli- gieuses : « Je pense comme lui, s'écria-t-il, que pour toutes les maladies morales de la société, c'est le premier des remèdes et celui auquel le gouvernement doit avant tout son appui. » S'il n'avait pas fait plus dans cet ordre d'idées, c'était par suite de préventions fâcheuses, qu'il espérait bien voir disparaître un jour; puis il disait à M. de
CHAPITRE VIL LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 467
Montalembert, d'un ton qui n'était pas celui dont le ministre, d'ordinaire plus hautain, combattait ses autres adversaires :
Vous méconnaissez bien souvent l'état et la pensée du pays... Si vous aviez le gouvernement entre les mains, si vous sentiez les difficultés contre lesquelles il faut lutter, — permettez-moi de vous le dire, vous êtes un homme sincère, un homme de courage, — eh bien, je suis convaincu que vous ne feriez ni plus ni autrement que les ministres qui siègent sur ces bancs; ou, si vous faisiez autrement, vous perdriez à l'instant même, ou vous compromettriez pour bien longtemps la cause et les intérêts qui vous sont chers. Le pays est susceptible et malade à cet égard, depuis plus longtemps et pour plus longtemps que vous ne croyez. Il y a un mal profond dans l'état du pays, au fond de ses idées sur la religion, sur les rapports de la religion avec la politique, de l'Eglise avec L'État... Encore une fois, prenez patience ; ayez plus de confiance dans nos institutions, et dans la liberté, et dans le gouvernement, et dans le temps. Oui, il y a encore à faire pour ramener le pays à des idées plus justes, à des influences plus salu- taires, à des influences qui pénètrent dans lésâmes; cela se fera, avec la prudence que nous y apportons, avec le temps que nous y mettons.
Si M. Guizot avait pu lire dans l'avenir, il aurait compris la nécessité de se presser davantage, non dans l'intérêt des catholiques, mais dans celui de la monarchie elle-même ; car c'est à elle qu'allait
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manquer, pour s'honorer par cet acte de justice, le temps duquel le ministre attendait, avec une confiance fondée, le plein triomphe de la liberté religieuse. Quoi qu'il en soit, n'est-il pas évident qu'une cause ainsi combattue est une cause mora- lement victorieuse? De ces paroles ministérielles, qui sont comme les novissima verba du gouverne- ment de Juillet dans ces questions, ressort un aveu solennel que le succès des idées défendues par M. de Montalembert était désirable et certain dans un délai plus ou moins éloigné. Telle était, en effet, la vérité qui s'imposait alors aux amis comme aux adversaires. En dépit des déceptions, des résis- tances ou des défaillances du moment, cette espé- rance dominait, se dégageait de tous les faits, même de ceux qui, au premier abord, pouvaient paraître contraires. Gomment se produirait le dénoûment, dès ce moment prévu et inévitable? Par quels moyens triompherait-on des derniers obstacles? Combien faudrait-il de temps? Les politiques les plus clairvoyants eussent été embarrassés de le préciser. On voyait le but devant soi : mais les derniers détours de la route qui y conduisait échap- paient aux regards. C'est le moment que choisit d'ordinaire la Providence, pour intervenir par des coups inattendus, brouillant tous les calculs hu- mains, brusquant les transitions, mûrissant en quelques instants les solutions qui semblaient en- core exiger de longues années.
CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 460
VI
Il est dans l'histoire des époques heureuses où tout est amour, espoir et foi, où l'humanité croit voir disparaître les difficultés qui pesaient sur elle et toucher à la réalisation de ses rêves les plus ambitieux; époques bien courtes et trop souvent suivies de cruelles déceptions, mais qui, malgré tout, laissent chez ceux qui y ont vécu une impres- sion à la fois charmante et ineffaçable. Notre géné- ration, durement partagée, n'a connu aucune de ces époques ; la dernière de ce siècle a été le début du règne de Pie IX. Parmi ceux qui nous ont pré- cédés et qui avaient alors âge d'homme, en est-il un qui ne se souvienne de l'effet produit quand, — à un Pontife fatigué, découragé, se sentant trop vieux et trop faible pour changer lui-môme sa politique à la fois un peu inerte et rigoureuse, timide et obstinée, — on vit, par un choix assez imprévu pour être manifestement d'inspiration supérieure, succéder un pape jeune, généreux, d'une sincérité scrupuleuse, ouvert à toutes les sympathies humaines ; abordant l'œuvre de réforme avec la libéralité la plus confiante, même avec une sorte de candeur,périlleuse peut-être, mais singu- lièrement touchante jusque dans les tâtonnements ou les témérités inconscientes de son inexpérience ; accordant l'amnistie, opérant motu proprio les
470 CHAPITRE Vit. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
changements les plus désirés : administration laïque, conseil d'État en partie électif, autonomie municipale, et bientôt même allant, hélas! jusqu'à instituer à Rome cette garde nationale qu'on con- sidérait alors comme une des premières garanties de la liberté publique; étendant d'ailleurs son regard et son action au delà des limites étroites de son État, et se faisant dire par le cardinal Altieri, lors de l'inauguration des travaux de la Consulte : « Dès l'origine de son pontificat, Votre Sainteté a entrepris de concilier les progrès de la civilisation du siècle avec les principes éternels de la religion catholique ; alliance admirable qui d'un côté assure à l'Église une plus grande indépen- dance et prépare de nouveaux triomphes à la foi, de l'autre apporte aux peuples la force et le salut. » Le nouveau Pontife vivait au milieu d'ovations con- tinuelles, comme seuls les Italiens savent les faire. Il ne pouvait sortir sans être entouré d'une foule, ivre d'enthousiasme et d'amour, qui lui criait : Coraggio, Santo Padre, viva il padre del popolo! et qui se précipitait à ses pieds en implorant sa bénédiction. Tantôt des jeunes gens dételaient ses chevaux pour le traîner, tantôt sa voiture était couverte de fleurs. Les affiches annonçant les dé- crets de clémence et de réforme apparaissaient le matin encadrées de guirlandes de feuillage. Puis venaient ce que, dans la langue du pays, on appelait les dimostrazioni in piazza : d'immenses proces- sions traversaient la ville, drapeaux en tête, chan-
CHAPITRE VIT. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 471
tant l'hymne de Pie IX; sur leur passage, les fenê- tres se pavoisaient, les mouchoirs s'agitaient; quel- quefois, le jour étant tombé, la scène était éclairée par les torches des manifestants et par les illumi- nations des maisons. Arrivé sur la grande place du Quirinal, on demandait le Pape qui s'avançait sur le balcon ; alors, levant les bras, de cette voix incomparable qui à elle seule eût suffi à ravir les Romains, il bénissait la foule agenouillée, à la lueur fantastique de feux de Bengale subitement allumés.
Le contre-coup de cet événement si surprenant se faisait sentir en France et y modifiait considé- rablement la situation des catholiques. Tout d'a- bord ceux qui, pendant le pontificat précédent, avaient souffert et s'étaient plaints, avec Mgr Pa- risis, de n'avoir pu obtenir de Rome une approba- tion de leur tactique libérale, jouissaient de ren- contrer un encouragement et comme une ratifica- tion dans la conduite de Pie TX. Le môme évêque de Langres, terminant alors son livre des Cas de conscience, se félicitait de ce que « ses paroles trouvaient maintenant un appui dans le plus grand exemple qui puisse être donné à la terre. » M. de Montalembert revendiquait, pour les chefs du mou- vement catholique en France, l'honneur d'avoir été, dans leur sphère, « les précurseurs du pape actuel. » M. Veuillot, applaudissant aux plus libé- rales hardiesses du nouveau pontificat, y recon- naissait « la consécration romaine des idées qu'il défendait en France depuis longtemps. » Le Pontife
472 CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
saisissait d'ailleurs la première occasion de louer publiquement la façon dont les évêques français avaient combattu pour la liberté de l'Église « Je ne comprends pas, disait-il au cardinal de Bonald, qu'on s'étonne que vous réclamiez la liberté d'en- seignement, puisqu'elle est dans votre constitu- tion.. . 11 faut bien que l'Église ait la liberté, puisque ses adversaires l'ont : il faut être à armes égales. » Recevant l'abbé Dupanloup, il louait l'épiscopat français et particulièrement M. de Montalembert. « Son nom seul est un éloge, disait-il. E un vero campione... On lit toujours avec plaisir tout ce qu'il dit, tout ce qu'il écrit, parce qu'il y a de l'âme », puis, ne trouvant pas le mot français : « de la fantasia, continua-t-il, de l'imagination, de la chaleur enfin. » Seulement, il recomman- dait « la charité » dans la polémique, et trouvait que les écrits de l'auteur de la Pacification reli- gieuse étaient un modèle « de fermeté et de conci- liation ». Aussi, résumant ses impressions, l'abbé Dupanloup pouvait écrire à M. de Vatimesnil :
La conséquence finale de toutes ces observations que j'aime h vous dire, Monsieur, c'est que nous savons désormais ce que nous avons à faire. Il est évident qu'à Rome on approuve nos réclamations en faveur de la liberté d'enseignement, on admire le courage de nos évoques, on applaudit aux défenseurs de la liberté de l'Église ; on blâme seulement, mais
1 Allocution du 18 juin 1847.
CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 473
sévèrement, je dois l'avouer, les défauts de forme et de modération en toute espèce d'écrits
L'évolution accomplie au siège de la chrétienté avait un résultat plus considérable encore. L'en- thousiasme débordant de Rome ne s'était pas seu- lement répandu en Italie; il avait franchi les Alpes. Partout c'était un long applaudissement qui se pro- longeait jusque chez les protestants et les infidèles. En Angleterre, lord John Russel louait publique- ment Pie IX. Pour la première fois, un président des États-Unis rendait hommage au pape dans son message. Il n'était pas jusqu'au sultan qui n'en- voyât un ambassadeur porter son tribut d'admira- tion au nouveau Salomon. Nul n'eut alors songé à contredire M. de Montalembert, s'écriant à la tri- bune des pairs, que le pape était « devenu l'idole de l'Europe ». Mais c'est surtout en France, dans cette France de 1830 qui se vantait d'être la fille de Voltaire, et qui naguère paraissait presque tout entière soulevée contre le clergé, qu'il y avait comme une émulation d'enthousiasme. Les deux Chambres, dans leurs adresses, félicitaient Pie IX d'avoir inauguré une « ère nouvelle de civilisation et de liberté ». Tous les orateurs, ministres ou opposants, ceux mêmes qui tout à l'heure étaient
1 Ces renseignements sont contenus dans une lettre inédite, écrite de Rome le 20 janvier 18'i7, par M. Dupan- loup à M. de Yatimesnil, lettre dont nûe bienveillante communication de M. de Vatimesnil fils nous a permis d'avoir connaissance.
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les plus animés contre les catholiques, se joignaient, de gré ou de force, à cet universel vivat *. Le re- proche que l'opposition faisait au gouvernement était de ne pas admirer assez Pie IX. Les feuilles de gauche accusaient le préfet de police d'avoir interdit, dans les concerts publics, un hymne au pape. L'intolérance de leur zèle de néophytes trouvait même les évêques trop froids, et le car- dinal de Bonald, ainsi accusé par le National \ écrivait à ce journal pour déclarer qu'il avait hau- tement, conseillé les réformes du nouveau règne. Il n'était pas jusqu'aux banquets, préludes de la
1 M. Guizot saluait, comme un des plus grands faits du siècle, a Pie IX accomplissant la réconciliation de l'Église catholique avec la société moderne. » — M. de Lamartine appelait cela a une immense bonne fortune de l'humanité. » — M. Thiers disait : « Un saint Pon- tife, qui joint à la piété d'un prêtre les lumières d'un prince éclairé, a formé ce projet si noble de conjurer les révolutions, en accordant aux peuples la satisfaction de leurs justes besoins. C'est une œuvre admirable!... » Et l'orateur terminait en poussant, en pleine Chambre des députés, le cri des rues de Rome : « Courage, Saint- Père !» — M. Odilon Barrot comparait l'œuvre de Pie IX aux « saintes entreprises des grands papes du moyen âge ». — M. de Salvandy, à la distribution des prix du concours de 1847, parlait de ce Pontife qui « faisait re- monter vers Dieu, de Rome et de tcut l'univers, autant de bénédictions que sa main en versa ». — M. Lia- dières, dans, ce rapport où il combattait la liberté d'en- seignement, se croyait obligé de parler de « TEsprit- Saint lui-même qui vient de faire passer tout ce qu'il renferme de sagesse, dans une de ces âmes d'élite qui apparaissent de siècle en siècle, pour l'honneur du pon- tificat et la joie du monde chrétien. »
CHAPITRE VII. LES DERNIÈRE? ANNÉES DE LUTTE 475
révolution de février, où l'on ne mêlât aux motions les plus subversives, des toasts à Pie IX.
Les catholiques français, naguère si impopulaires et si dédaignés, jouissaient, étonnés et ravis, de cette faveur nouvelle qui rejaillissait sur eux et sur leur cause. M. de Montalembert ne pouvait se contenir et s'écriait à la Chambre des pairs :
Quand on a, comme moi et mes amis, subi pen- dant toute sa vie l'accusation, l'imputation d'ultra- montanisme, de papisme... Quand on a été aussi fidèle au pouvoir pontifical, alors qu'il n'était pas entouré de cette auréole de l'admiration européenne qui l'entoure aujourd'hui, sachez-le bien, Messieurs, on a, plus que personne, le droit de se réjouir, quand ce même pouvoir devient tout à coup l'idole de l'Europe; on a plus que personne le droit de s'asso- cier à ce triomphe, à cette victoire, et de dire de soi-même, peut-être sans présomption, ce que Jeanne d'Arc disait de son drapeau : « Il a été à la peine, il est juste qu'il soit à l'honneur. »
11 semblait que le rayonnement subit de cette popularité pontificale dût produire une sorte d'il- lumination générale, et que dès lors les problèmes débattus fussent sur le point de se résoudre d'eux- mêmes. Ne pouvait-on croire que bien des préven- tion s antireligieuses, obstacle principal aux réformes désirées, étaient à tout jamais disparues? C'est de cette époque que M. de Corcelle écrira plus tard, dans un document diplomatique :
476 CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
Pie IX parut, et devant ses premières paroles, la guerre faite à la foi s' effaça comme par miracle. Avec quelle joie, le clergé de France sentit que cette paci- fication lui rendait sa véritable place dans l'opinion des peuples!... Ce fut sans contredit, pour la religion, un de ses plus beaux triomphes1.
Aussi, dès le mois de mars 18Z|7, le Correspon- dant pouvait-il faire cette observation :
Le progrès de notre cause est visible, inévitable, et les questions qui, dans d'autres temps, auraient tourné contre nous, se résolvent actellement, comme par une force inconnue, à l'avantage de nos doctrines. Il semble que depuis que l'astre de Pie IX s'est levé sur l'horizon moral de l'Europe, sa bénigne influence dissipe tous les nuages dont il était surchargé.
Ce n'était pas seulement la question d'enseigne- ment qu'on croyait ainsi résolue; Mgr Parisis, qui était cependant un esprit posé, proclamait alors que « la grande œuvre des temps modernes s'ache- vait par la solution pratique de ce problème : l'union des droits de l'Église et des libellés publiques ». Les espérances les plus généreuses, parfois même les plus chimériques, germaient clans cette fermen- tation universelle. Il semblait qu'une sorte de nou- veau Concordat se concluait entre le pape et les
1 Note au cardinal Antonelli du 19 août 4849, citée par M. Léopold de Gaillard dans la brillante page d'his- toire qu'il a écrite sous ce titre : L'expédition de Rome en 1849.
CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNEES DE LUTTE 477
peuples, et que le « second schisme d'Occident », qui, depuis le dix-huitième siècle, avait séparé de la papauté une partie considérable des nations ca- tholiques, prenait fin par l'initiative du Pontife. Dans un article d'une exaltation éloquente, Ozanam rappelait cette époque décisive où la papauté, après une longue fidélité, avait rompu avec le vieil em- pire romain et s'était confiée aux barbares, en cou- ronnant Charlemagne. Aujourd'hui, disait-il, la situation est semblable et la même évolution s'ac- complit. Ces « barbares des temps nouveaux » dont l'historien catholique saluait en quelque sorte le baptême et le sacre, c'était la démocratie. Puis s'adressant aux catholiques de France, il s'écriait : (t Passons aux barbares et suivons Pie IX 1 ! »
On sait, hélas ! ce qu'il allait advenir, avant quelques mois, de toutes ces illusions. En effet, ce n'est pas d'ordinaire par les applaudissements des foules enivrées et dans l'attendrissement passager des baisers Lamourette que se résolvent les pro- blèmes ardus et complexes, imposés aux efforts de notre virilité et de notre liberté. Il semble qu'en vertu d'une loi de châtiment qui pèse sur l'huma- nité, tous les grands enfantements doivent ici-bas se faire dans la douleur et non dans la joie. Dès les premières émotions du nouveau pontificat, plus d'un symptôme suspect pouvait éveiller l'inquié- tude des clairvoyants, et les familiers intimes du
4 Les dangers de Rome et ses espérances [Correspondant du H) février ISiT).
27.
478 CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
pape l'entendaient parfois murmurer : « C'est la fête des Rameaux, elle précède la Passion. » À cette veille de 1848, l'Europe était travaillée par une agitation sourde et mystérieuse qui fixait par instants l'attention, trop souvent distraite, des hommes politiques, et leur faisait alors éprouver comme un frisson d'effroi. M. Guizot notamment ne s'y trompait pas. L'esprit de révolte et de des- truction partout tendait à fausser et à pervertir le mouvement libéral. Il usait de ruse avant de recourir à la violence, et quand les révolution- naires étaient les plus enthousiastes à applaudir le pape, à s'associer au mouvement dont il avait donné le signal, on devait voir là un piège plus en- core qu'un rapprochement ou même qu'un malen- tendu. À Rome notamment, la « conspiration des ovations » préludait à la conspiration de l'émeute et de l'assassinat qui n'allait que trop tôt se dé- masquer, chasser et décourager le Pontife réfor- mateur, faire succéder tout d'un coup à la plus radieuse des aurores le plus sombre des orages, détruire, non seulement en Italie, mais partout, bien de généreuses et libérales espérances, reculer l'heure de ces grandes réconciliations un moment entrevues, et arracher à M. de Montalembert ce cri de douleur et de désenchantement qu'il devait pousser, quelques mois plus tard, à la tribune de l'Assemblée législative : « Nous avons reçu un effroyable démenti. »
CHAPITRE VU. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 479
VII
Avant même que Pie IX fût chassé de sa capi- tale, Louis-Philippe était renversé. Mais, tandis qu'à Rome la révolution fait échouer l'œuvre du Pontife et semble emporter toutes les espérances qu'y ont attachées IL de Montalembert et ses amis, elle a, en France, ce résultat imprévu, de précipiter la solution, si longtemps attendue et toujours re- culée, du problème religieux. On assiste d'abord à ce spectacle sans précédent et qui ne devait plus se reproduire, d'un déchaînement de passions ré- volutionnaires n'attaquant pas le catholicisme, bien plus, affectant de rechercher son concours. A l'heure où le trône est brisé, où toutes les ins- titutions sont détruites, où la propriété est en péril, l'Eglise reste debout, respectée, presque courtisée ; l'émeute, qui saccage le palais des rois et viole l'enceinte du parlement, ne touche pas à un seul temple et ne casse même pas une vitre dans les couvents de jésuites : conséquence de l'attitude libérale et indépendante prise par les catholiques français, sous le régime déchu, et de la popularité conquise par Pie IX. C-elui-ci, écri- vant à M. de .Montalembert, le 16 mars 1848, se réjouit de ce que « dans ce grand changement, aucune insulte n'ait été faite à la religion et à ses ministres »; et il « se complaît dans cette pensée »
480 CHAPITRE V II. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
que c'est le langage tenu par le grand orateur et par ses amis qui a « rendu le nom catholique cher à un peuple généreux » .
En ces jours troublés, l'Église recueille, du reste, des avantages plus sûrs et plus féconds que l'honneur suspect et éphémère d'être appelée, par les insurgés, à bénir les arbres de la liberté. Quand la bourgeoisie régnante est brusquement réveillée de sa sécurité orgueilleuse et trop souvent égoïste, par le fracas lugubre d'une monarchie et d'une société qui s'effondrent, quand elle se voit tout d'un coup livrée — et avec elle la fortune et la civilisation françaises — à des vainqueurs de ha- sard, « exerçant le pouvoir comme un instrument de ravage 4 » , il y a alors une heure de stupeur, d'humiliation, d'horreur et d'effroi. A la lueur de la foudre qui brise tout autour d'elle, il se fait, en cette bourgeoisie, une illumination soudaine. Ses derniers préjugés voltairiens s'évanouissent ; elle comprend le néant des intérêts matériels ou des philosophies rationalistes auxquels elle s'est confiée; elle sent le besoin de la religion, naguère crainte ou dédaignée, l'appelle à son secours, et il semble que son cri d'angoisse se termine en une prière.
Ce ne sont pas seulement les esprits déjà ou- verts, depuis longtemps, à ces idées, qui s'écrient, avec M. Guizot, qu'il ne faut plus « redouter les
1 Expression du feu duc de Broglie. Introduction aux
Vues sur le gouvernement delà France.
CHAPIT1Œ VII. LES DERNIÈRES ANNÉES LE LUTTE 481
influences et les libertés religieuses », qu'il faut * les laisser s'exercer et se déployer grandement, puissamment »; qu'elles « apporteront en définitive plus de paix que de lutte, plus de secours que d'embarras 1 ». Les mêmes sentiments se font jour, parfois avec une nuance de remords, dans les ré- gions autrefois les plus hostiles, « II s'est trouvé, dit la Revue des Deux-Mondes, que dans une civi- lisation où tout s'écroule ou tremble, l'Église seule survivait, partout présente et agissante. » Puis, revenant sur un passé bien récent, elle ajoute :
A cette société si malade, l'Église, pour la guérir, ne demandait que le libre usage des deux moyens les plus puissants du prosélytisme : la liberté d'ensei- gnement et la liberté d'association. Aussitôt un orage se forma contre elle. Cet égarement qui, au 24 fé- vrier, poussa dans les rangs des démolisseurs, avec un mot : Vive la réformel tant d'hommes intéressés à la défense de la société, en avait tourné un plus grand nombre encore contre l'Église avec ce cri bru- tal: A bas les jésuites-!
Le lendemain môme de la révolution, M. Cousin, épouvanté, rencontrant M. de Rémusat sur le quai Voltaire, lève les bras au ciel et s'écrie : « Courons nous jeter aux pieds des évèques ; eux seuls peuvent nous sauver aujourd'hui 3. » M. Thiers, dès le
1 M. Guizot, De la Démocratie en France (1849).
2 Revue des Deux Mondes du 15 avril 1849; article do M. E. FoAde.
3 Souvenirs de l'année 1848, par M. Maxime du Camp.
482 CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
2 mai 1848, déclare, dans une lettre rendue pu- blique, « qu'il est changé quant à la liberté d'en- seignement ; » qu'en face du désordre révolution- naire, « il ne voit de salut que dans cette liberté, » dans u l'enseignement du clergé, » et il ajoute : « L'ennemi, c'est la démagogie; je ne lui livrerai pas le dernier débris de l'ordre social, c'est-à-dire l'établissement catholique, » Peu après, suppliant M. de Falloux de prendre le portefeuille de l'ins- truction publique, il lui dit : « Nous avons fait fausse route sur le terrain religieux, mes amis les libéraux et moi, nous devons le reconnaître. » Dans les débats de la grande commission de 1849 chargée de préparer les lois d'enseignement, il avoue, avec une sincérité effarée, sa terreur de voir la société s'abîmer, si le clergé et les congrégations n'inter- viennent pas dans renseignement; il proclame « qu'il faut rompre avec les préventions suran- nées.., ne plus adorer les anciens dieux terrible- ment renversés dont l'inanité lui est démontrée » ; il voit même ses derniers préjugés, ceux contre les jésuites, se dissiper sous la parole de l'abbé Du- panloup, et, prenant le bras de M. Cousin, il s'écrie : « Cousin! Cousin! avez-vous bien compris quelle leçon nous avons reçue là? Il a raison, l'abbé ; oui, nous avons combattu contre la justice, contre la vertu, et nous leur devons réparation l. » Cette
1 Voir la belle étude de M. le comte de Falloux sur VÉvéque ilOrléans, et l'intéressant volume publié par
CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 483
réparation, il la fait éclatante : à la même tribune où il avait commis l'injustice dont il se repent si noblement, il défend la liberté d'enseignement, il combat ceux qui prétendent en exclure les jé- suites; puis, avec ce qu'il appelle lui-même « une audacieuse franchise », il fait cette solennelle dé- claration :
En présence de ce que nous avons vu depuis deux ans, j'avouerai sans crainte que je suis modifié... Oui, c'est vrai, je n'ai pas, à l'égard du clergé, les jalousies, les ombrages que j'avais, il y a deux ans... J'ai tendu la main à M. de Montalembert, je la lui tends encore (interruptions). Oui, en présence des dangers qui menacent la société, j'ai tendu la main • à ceux qui m'avaient combattu, que j'avais com- battus ; ma main est dans la leur ; elle y restera, j'espère, pour la défense commune de cette société qui peut bien vous être indifférente, mais qui nous touche profondément 1 .
D'autre part, une évolution s'accomplit égale- ment chez les catholiques. Dans le péril commun, ils ne gardent plus leur attitude un peu exclusive et se mêlent à ceux qui défendent la société; d'ail- leurs, les conservateurs ayant dépouillé leur hosti- lité ou leur indifférence dans les choses de la cons- cience, il ne convenait pas de maintenir, entre eux et les défenseurs des intérêts religieux, une sépa-
M. fi. de Lacombe, sous ce titre : Les débuts de la Cum* 'mission de 18 i9. 1 Discours du 18 janvier 1850.
484 CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
ration anormale et fâcheuse pour tous. Dès lors, le parti catholique n'a plus d'existence distincte; il n'y a qu'un grand parti conservateur, au pre- mier rang duquel sont les catholiques. M. de Mon- talembert naguère si ardent, si ennemi de toute transaction où il pressentait une défaillance, est le premier à comprendre que l'heure devla concilia- tion est venue. 11 est aussi vaillant à conclure l'alliance que tout à l'heure à faire la guerre. Quelques-uns de ses amis, comprenant mal et exa- gérant l'idée du parti catholique, voulaient à contre-temps en prolonger le quant à soi ; il leur répond par ces déclarations qui — nous ne dirons pas corrigent — mais complètent admirablement les paroles de combat, jusqu'alors tombées de sa bouche :
On nous a reproché d'avoir substitué l'alliance à la lutte. Messieurs, j'ai fait la guerre et je l'ai aimée : je l'ai faite plus longtemps, aussi bien et peut-être mieux que la plupart de ceux qui me reprochent au- jourd'hui de la cesser; mais je n'ai pas cru que la guerre fût le premier besoin, la première nécessité du pays ; au contraire, j'ai pensé qu'en présence du danger commun, et en présence aussi des disposi- tions que je rencontrais chez des hommes que nous avions été habitués à regarder comme adversaires, le premier de nos devoirs était de répondre à ces dis- positions nouvelles... Certes, ces hommes ne croient pas tout ce que nous croyons.., mais ils croient aujourd'hui au péril qu'ils niaient jadis, et que nous
CHAPITRE LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE 485
signalions d'avance... Messieurs, on fait la paix le Lendemain d'une victoire, on fait la paix le lendemain d'une défaite, mais on la fait surtout, selon moi, le lendemain d'un naufrage. Eh bien! que l'honorable M. Thiers me permette de le dire, nous avons fait naufrage, lui et moi, en février, quand nous navi- guions ensemble sur ce beau navire qu'on appelait la monarchie constitutionnelle... En nous retrou- vant ensemble, au lendemain du naufrage, sur la frêle planche qui nous sépare à peine de l'abîme, fallait-il, sans nécessité impérieuse, recommencer la lutte de la veille? Fallait-il repousser la main que, tout naturellement, nous étions portés à nous offrir l'un à l'autre?.., je ne l'ai pas pensé et je ne m'en repens pas. Nous n'avons sacrifié ni la vérité ni la justice; nous n'avons sacrifié que l'esprit de con- tention, l'esprit d'amertume et d'exagération qui sont malheureusement inséparables des luttes même les plus légitimes, lorsqu'elles sont prolongées.
La nouvelle attitude, prise par les conservateurs etpar les catholiques, rendait facile la réforme autour de laquelle on avait livré tant de batailles de 1841 à 1848, dont cbaque jour on s'était rapproché da- vantage, qu'on entrevoyait certaine dans un délai plus ou moins éloigné, mais enfin qu'on n'avait pu encore atteindre. Le concordat de la loi de 1850 vint mettre un terme aux luttes des catholiques et de l'Université. Il faisait triompher les doctrines, donnait raison à la tactique, récompensait le cou- rage de M. de Montalembert et de ceux qui avaient combattu avec lui.
486 CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
Cette conclusion dépasse notre sujet et appar- tient à l'histoire d'un autre régime. La monarchie cle Juillet a eu en effet ce malheur, et peut-être ce châtiment sévère de ses timidités, de ses défail- lances et de ses préventions, que les nobles idées de liberté d'enseignement, de liberté religieuse, qui avaient été semées et avaient germé sous son règne, n'ont définitivement mûri et n'ont été moissonnées qu'après sa chute ; et, bien que ses hommes d'État, tardivement, mais complètement éclairés, aient été parmi les principaux auteurs de la loi de 1850, cette monarchie risque d'apparaître aux yeux de l'histoire comme ayant été, en ces matières, un obstacle dont la disparition a suffi pour résoudre toutes les difficultés. Il y aurait dans une telle ma- nière de voir un défaut de justice. N'est-ce pas un devoir de le prévenir? Du succès et du mérite de ces vaillants catholiques que nous honorons comme nos ancêtres et nos maîtres, les faits eux seuls parlent alors assez haut, et ils ont parlé d'ailleurs à chaque page de cette histoire ; nous n'avons rien à y ajouter, et nous aimons mieux laisser le lecteur conclure. Il y a plus lieu de se préoccuper du juge- ment trop sévère que, par contre-coup, on pour- rait être tenté de porter sur le régime dont la politique religieuse a été ainsi condamnée par les événements, et répudiée en même temps que ré- parée par la conduite ultérieure de ses propres par- tisans. Nul, sans doute, ne saurait nous reprocher d'avoir dissimulé les fautes commises par la mo-
CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNEES DE LUTTE 487
narchie de 1830; nous nous flattons môme de n'avoir pas ménagé les vérités aux hommes qui, à d'autres points de vue, étaient les plus dignes de nos sympathies et de notre estime. Mais il nous déplairait que, par l'effet même de notre sincérité et sous l'impression de l'irritation et de l'espèce d'agacement qu'a pu produire la succession de tant de petites incertitudes, de faiblesses, de méfiances souvent mesquines et maladroites, on fût amené à prononcer un arrêt précipité et excessif, et sur- tout à faire, avec la conduite d'autres gouverne- ments, un rapprochement qui, lui seul, serait un affront. Moins que jamais il ne faut faillir à cette mesure, à cette sérénité pacifiée, à cette intelli- gence des questions complexes, à cette équité dans la répartition des responsabilités, à cette indul- gence par comparaison et par connaissance des difficultés, qui doivent marquer les appréciations définitives de l'histoire.
Conviendrait-il, par exemple, de juger unique- ment, d'après les erreurs évidentes de sa politique religieuse, — erreurs qui sont plus le fait du temps que du régime, plus la faute de la nation que celle des gouvernants, — une monarchie qui a été après tout, avec- les seize années de la Restauration, l'é- poque la plus prospère, la plus féconde et la plus regrettée de notre histoire contemporaine. Et d'ail- leurs, môme à ne considérer que cette politique religieuse, mais à la considérer de haut et dans son ensemble, tout était-il h blâmer et à regretter?
488 CHAPITRE YII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
D'abord, dans les premières années, par la paix et la liberté, chaque jour mieux assurées à l'Église en dépit des passions de 1830, le gouvernement a laissé faire et a même souvent secondé cette mer- veilleuse réaction quia rendu au catholicisme un prestige et une influence inconnus sous la Restau- ration, et qui seule a donné ridée et la force d'en- treprendre plus tard la campagne contre le mo- nopole universitaire. Une fois la lutte engagée, s'il a eu le tort d'hésiter à accorder aux catho- liques une liberté nouvelle, il leur a du moins as- suré l'usage, toujours respecté, même quand il était gênant pour lui, de ces libertés publiques qui leur fournissaient les armes nécessaires pour con- quérir la réforme refusée. Si parfois, obéissant moins à ses sentiments propres qu'aux excitations d'une partie de l'opinion, il a eu quelque velléité d'appliquer des lois vexatoires, il s'est trouvé bientôt arrêté par un sentiment naturel de modé- ration bienveillante et par des scrupules d'hon^ nêteté politique, n'allant guère au delà de ce qu'il fallait pour donner, à très bon marché, aux ca- tholiques un peu de la popularité qui s'attache aux opposants et aux persécutés. Nous voyons bien le tort qu'il se causait ainsi à lui-même, en s'a- liénant une force morale dont le concours lui eût été si nécessaire ; nous voyons moins le mal qu'il faisait à l'Église.
La monarchie de Juillet ne peut-elle pas d'ailleurs demander qu'on tienne compte non seulement des
CHAPITRE VII. LB8 DERNIKRES ANNEES DE LUTTE 489
actes mais aussi des résultats de sa politique reli- gieuse. Comparez seulement la situation de l'Église de France, en 183 Oet en 1848? Que de changements heureux ! Quel abîme entre les deux époques ! Sans doute au moment où éclate la révolution de février, il y a encore, dans l'esprit public, bien des igno- rances et des préventions qui vont disparaître avec le temps. Cependant a-t-on connu dans ce siècle, avant ou depuis, une époque où les catholiques aient ressenti davantage cet élan et cette con- fiance intime d'une cause en progrès, où surtout on ait pu se croire aussi près de dissiper les malen- tendus qui éloignent l'esprit moderne de la vieille foi, et de résoudre ainsi le plus difficile et le plus important des problèmes qui pèsent sur notre temps? Que le gouvernement eût tout le mérite, et le mérite voulu, de ces avantages recueillis par le catholicisme sous son règne, nous ne le préten- dons pas ; mais on ne peut dire non plus qu'il n'y fut pas pour quelque chose, ne serait-ce que par le bienfait de ces lois et de ces mœurs, avec les- quelles le monopole et l'oppression ne pouvaient longtemps résister aux réclamations des intérêts froissés et aux protestations des consciences émues.
Aussi ceux des catholiques ou des membres du clergé qui, encore tout chauds des excitations ou des ressentiments de la lutte religieuse, ont salué la révolution de Février presque comme une déli- vrance, ne se sont montrés en cela ni justes ni clairvoyants. Ils ne devaient pas tarder à se re-
490 CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE
pentir de leur joie. D'ailleurs plusieurs, et non des moins illustres, n'ont pas attendu pour rendre justice à la monarchie tombée. Dès juillet 1849, dans un discours et dans une lettre que nous avons déjà eu occasion de mentionner, M. de Mon- talembert, qui avait été l'un des plus passionnés au combat, mais dont l'âme fière n'eût pas sup- porté un moment la pensée d'être injuste envers les vaincus, se reprochait publiquement d'avoir poussé trop loin et trop vivement son opposition contre le gouvernement de Louis-Philippe, de n'a- voir pas bien « apprécié toutes ses intentions », et de n'avoir pas assez « pris compassion de ses difficultés1. » Un peu plus tard, en 1852, il rap- pelait que tous les biens dont les catholiques étaient alors en possession, avaient été gagnés sous la monarchie de Juillet, grâce aux libertés publiques, « grâce à ce culte du droit, à cette horreur de l'arbitraire qu'inspirait le régime parle- mentaire ». Il déclarait ne pas vouloir être de ces gens « qui se figurent que la saison des récoltes mérite seule d'être estimée, et qui ne tiennent aucun compte des temps qui ont permis les la- bours et les semailles. Plaisants cultivateurs, ajou- tait-il, que ceux qui, dans leur enthousiasme pour l'automne, vont, jusqu'à calomnier l'hiver et à supprimer le printemps 2 ! » Gardons-nous de mé-
* Discours sur la loi do la presse, du 21 juillet 1849, et lettre à Y Univers du 23 juillet.
2 Des intérêts catholiques au XIXe siècle.
CHAPITRE VII. LES DERNIÈRES ANNÉES DE Li;TTE 401
riter un tel reproche et n'oublions pas que si la loi de 1850, par sa date, n'appartient pas à la mo- narchie constitutionnelle, elle est la conséquence, brusquée par une révolution, de luttes, de mouve- ments d'idées, de progrès quelquefois hésitants et lents, mais constants et réels, dont il faut faire en partie honneur à cette monarchie. En terminant un livre, où sont racontés les luttes et les succès des champions de la liberté religieuse, par une parole de justice envers le gouvernement dont ces catho- liques s'étaient trouvés par moment combattre si ardemment la politique, nous avons conscience de répondre à la pensée dernière des plus grands, des plus vaillants et des plus éclairés d'entre eux, et il nous semble que c'est remplir comme une des conditions de l'héritage qu'ils nous ont laissé.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Avant-Propos i
Chapitre premier. — La réaction religieuse aux dé- buts DE LA MONARCHIE DE JUILLET. (1830-1 8^1) . .. 1
I. L'irréligion maîtresse après 1830. Tentative et échec du journal V Avenir. Le catholicisme vaincu et compromis 1
IL Lacordaire à Xotre-Dame en 1835. Retour des âmes vers la religion, à la suite et sous le coup de la révolution de Juillet. Témoignages et explica- tion de ce retour 9
III. Part de la jeunesse dans le mouvement reli- gieux. Les étudiants catholiques et Ozanam 20
IV. En quoi la prédication de Lacordaire convenait aux hommes de son temps. Contradictions qu'il rencontre. Sa retraite en 1836 27
V. Le mouvement religieux continue. Le P. de Ra- vignan à Notre-Dame. Lacordaire et le rétablisse- ment des dominicains en France 33
VI. Pendant ce temps, M. de Montalembert arbore le drapeau catholique à la Chambre des pairs. Son isolement et son courage. L'impression qu'il pro- duit et l'attitude qu'il prend &3
Chapitre II. — Le gouvernement et le MOUVEMENT
catholique (1830-1841) 55
I. Les chefs du mouvement catholique se séparent
du royalisme. Jugement de leur attitude 55
D. Sagesse et réserve politique de la plupart des
28
494 TABLE DES MATIÈRES
Pages
évêques après 1830. Mgr de Quélen. Le clergé se rapproche de plu:, en plus de la monarchie de Juillet. Il y est poussé par la cour romaine 64
III. Politique religieuse du gouvernement. Violences et vexations du début. Cette politique s'améliore. Ses lacunes et ses progrès. L'opinion est plus favo- rable au clergé.. 77
IV. Les hommes d'État et la question religieuse.
Un écrit de M. Guizot et un discours du roi 90
V. Raisons politiques et parlementaires qui doivent déterminer, en 1841, le gouvernement à s'emparer de la question religieuse et à la résoudre favora- blement 98
VI. Le péril social et le désordre intellectuel à cette époque. Nécessité de la religion pour y re- médier 110
Chapitre III. — Les catholiques et les premières
LL'TTES POUR LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT
(1830-1844)
L La promesse de la liberté d'enseignement dans la Charte de 1830. Le procès de l'école libre. La loi de 1833 sur l'instruction primaire. Le projet de 1836 sur l'instruction secondaire. Le projet de 1841 et les petits séminaires. Protestations de l'épiscopat. La lutte est engagée
H. L'état religieux des collèges. La philosophie d'État. Les évêques et PEclectisme
III. M. de Montalembert et le programme du parti catholique. En quoi l'existence d'un parti catho- lique est un fait accidentel et anormal
IV. M. de Montalembert et les évêques. Comment ceux-ci arrivent à démander la liberté pour tous. Leurs premières répugnances contre l'action pu- blique et laïque. Timidité de Mgr Affre. Interven- tion décisive de Mgr Parisis..
V. M. de Montalembert agitateur incomparable. Il dépasse parfois un peu la mesure. Le charme qu'il exerce, môme sur ses adversaires
VI. Violences d'une partie de la polémique catho-
123 144
157
166 183
TABLE DES MATIÈRES 495
Pages
lique. Le livre du Monopole universitaire. UU- nivers et M. Louis Veuillot. Ces violences regret- tées par les catholiques les plus considérables 195
VII. Le parti catholique fait brillante figure et la campagne est bien commencée. Emotion joyeuse
de Lacordaire en 18i4 210
GhapitPvE IV. — Les défenseurs du monopole et la
DIVERSION TENTEE CONTRE LES JESUITES I84I-I844). 219
I. L'Université défend son monopole. Comment l'éc- lectisme répond aux reproches des catholiques. Ses protestations d'orthodoxie ne sont pas prises au sérieux. Renaissance du voltairianisme Effroi
et plaintes de la philosophie officielle 219
II. Les « libéraux » renient la liberté quand elle est demandée par les catholiques. Ils prennent l'offensive contre le « parti prêtre. » La polémique contre les livres des cas de conscience 236
III. Les jésuites depuis 1830. Explosion contre eux en 1842. Qui avait donné le signal ? Raison de cette diversion. Le catholicisme attaqué sous le nom de jésuitisme 247
IV. La question des jésuites au Collège de France. Ce qu'avaient été jusqu'alors M. Quinet et M. Mi- chelet. Le cours de M. Quinet contre les jésuites. Celui de M. Michelet. Scandale de ces cours. Leur caractère antichrétien et révolutionnaire 260
V. La défense des catholiques au sujet des jésuites. Le P. de Ravignan et son livre de l'Existence et de Vinstitut des jésuites. Etendue et raison de
son succès 278
Chapitre V. — La politique religieuse du gouver- nement ET LE PROJET DE Loi DE IS44. J841-1844). 291
I. Les dispositions personnelles de M. Guizot.
M. Martin du Nord et M. Villemain 291
II. Le sentiment du roi. Louis-Philippe et Mgr Affre 299
III. La gauche et la liberté religieuse. Les regrets de M. de Tocqueville. Les préventions des conser- vateurs. M. Guizot n'essaye pas d'en triompher.
Ce qui peut excuser sa faiblesse 308
19G TABLE DES MATIÈRES
Pages
IV. Les bons rapports entre le gouvernement et le clergé sont altérés. Difficultés avec les congréga- tions, avec les évêques. La question des articles organiques 320
V. Les universitaires mécontents du gouvernement. Défis échangés par-dessus la tête des ministres.
M. Dupin et M. de Montalembert 329
VI. Le projet de 1844. Le rapport du duc de Broglie plus libéral que le projet, bien qu'encore insuffisant 338
VIL La discussion. Attitude des divers partis. Échec infligé à l'Université. Les catholiques quoi- que battus au vote sortent plus forts du débat. . .. 346 Chapitre VI . — La question des jésuites a la Chambre
DES DÉPUTÉS ET A LA COUR ROMAINE. (18^^-18^5) . 363
I. La situation à la fin de 184A- M. de Salvandy, ministre. Condamnation du Manuel de M. Dupin. Déclaration d'abus contre le cardinal de Bonald.. 3G3
II. Le rapport fait par M. Thiers sur la loi d'ins- truction secondaire. Pourquoi s'en était-il chargé?
Premier échec de sa tactique 373
III. M. Thiers se sert de la question des jésuites pour attaquer M. Guizot. Le Juif -Errant. Le procès Affnaer 381
IV. L'embarras du gouvernement. Il se décide à recourir à Rome. M. Rossi 388
V. La discussion de l'interpellation sur les jésuites. L'ordre du jour motivé. Les catholiques se prépa- rent à la résistance. Débat à la Chambre des pairs. Note du Moniteur annonçant le succès de M. Rossi. 398
VI. M. de Rossi à Rome. Le Pape refuse ce qu'on lui demande, mais conseille aux jésuites de faire quelques concessions. Equivoque et malentendu sur
les résultats de la négociation 408
VII. Les mesures d'exécution en France. Les jésuites s'en tiennent aux concessions en général, et M. Gui- zot finit par s'en contenter. Satisfaction du gouver- nement. Irritation des catholiques. En quoi le ré- sultat final a pu nuire ou profiter à la question religieuse 416
TATHX DES MAÏIÈT8S 497
Pages
Chapitre VII. Les dernières années de lutte (1845-1848). 429 I. Trêve à la fin do 1845. Les catholiques conci- liants. L'abbé Dupanloup et M. Beugnot 429
IL M. de Salvandy et le Conseil royal. Un discours de M. Guizot. Avances faites aux catholiques 435
III. L'attitude du parti catholique dans les élections
de 1846. Son succès relatif 443
IV. L'impuissance du ministère après les élections. Le projet de M. de Salvandy et le rapport de M. Lia- dières • 451
V. Les évôqucs et le gouvernement. Mgr Afïre. Le besoin que la monarchie de Juillet aurait eu en 1847 de l'appui des catholiques. M. de Montaleinbert et M. Guizot. Le triomphe de la liberté d'enseigne- ment certain dans l'avenir 459
VI. L'avènement de Pie IX. Le contre-coup sur la situation des catholiques en France. Popularité, espérances et illusions. Démenti apporté par la révo- lution • 469
VII. L'Église en France après le 24 février 1848. La bourgeoisie effrayée se rapproche des catholiques. Ceux-ci s'unissent au grand parti conservateur. La loi de 1850. Conclusion : la monarchie de Juillet et
la religion 479
liclx •— L. de Soyc et ïil.5, lmp>, pl. ùu i'iui'.licon, 5,