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MARQUIS DE

MONTCALM

(1712-1759)

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QUÉBEC

J.-P. GARNEAU, libraire-éditeur

47, rue Buade

1911

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Enregistré conformément à l'acte du Parlement du (.Canada concer- nant la propriété littéraire et artistique, en l'année mil neuf cent onze, par J. P. Gahxeau, au ministère de l'Ai^riculture, à Ottawa.

PREFACE

Nous avons entrepris d'écrire une histoire de Montcalm. On nous dira sans doute que le sujet n'est pas nouveau. Beaucoup de bio- graphies de cet illustre soldat ont déjà été pu- bliées, et la partie la plus importante de sa carrière, celle oii il commanda les armées du roi de France au Canada, durant la guerre de Sept ans, a été mise en pleine lumière par des écrivains remarquables, parmi lesquels on doit signaler en première ligne Francis Parkman et l'abbé Casgrain. Nous ne nous sommes pas dissimulé qu'il y avait pour nous un pre- mier écueil. En parlant encore de Montcalm, nous nous exposons à tomber dans les redites, à mériter le reproche de présenter au public du déjà vu, du déjà entendu. Cependant, après avoir étudié la vie du vainqueur de Ca- rillon, du vaincu des Plaines d'Abraham, il nous a paru qu'il restait encore dans ce champ quelques épis à glaner. Certains traits de cette physionomie attrayante ne pouvaient-ils pas être accusés davantage ? Certains faits n'ofîraient-ils pas matière à des commentaires

ivil574?0

viii PRÉFACE '

nouveaux ? Des informations inédites ne per- mettraient-elles pas d'expliquer d'une façon plus satisfaisante tel ou tel événement, tel ou tel épisode ? A toutes ces questions il nous a semblé que la réponse devait être affirmative. Et c'est ce qui nous a déterminé à écrire ce livre sur Montcalm, nonobstant les œuvres considérables que des historiens renommés ont consacré au même héros et à la même époque. Nos lecteurs seront peut-être tentés de croire, devant quelques-unes des pages qui vont sui- vre, qu'en voulant éviter l'écueil signalé plus haut, nous avons donné sur un autre, et que, pour paraître neuf dans un sujet déjà traité, nous avons systématiquement recherché la contradiction d'idées reçues, de jugements ad- mis, d'appréciations généralement acceptées. Ainsi la plupart de nos historiens ont beau- coup loué Vaudreuil au détriment de Mont- calm. De cette tendance nous confessons que notre livre paraîtra parfois une contre-partie ; mais nous déclarons en toute sincérité que cela ne provient chez nous d'aucune idée précon- çue, d'aucune ambition d'innover, d'aucun esprit de controverse. Nous nous sommes efforcé de découvrir la vérité, souvent très obscurcie par les témoignages contradictoires; de signaler avec impartialité les erreurs et les fautes des personnages historiques mis en scè-

PRÉFACE ix

ne ; de faire avec une stricte justice la répar- tition des responsabilités. Et si, dans ces pages, Montcalm parait souvent supérieur à Vaudreuil, cela ne tient pas à notre caprice ou à notre partialité, mais cela résulte des do- cuments, des faits, des actes même, ainsi que des paroles et des écrits de ces deux hommes trop souvent aux prises.

Vaudreuil était canadien, Montcalm était français. Et plus d'une fois, en parcourant quelques-uns des écrits consacrés au récit dra- matique des derniers jours de la Nouvelle- France, nous avons cru voir cette diversité d'origine influer sur le ton des appréciations discordantes. Par un singulier phénomène, on retrouvait, après un siècle et demi, dans des pages historiques, quelque chose de la mésintelligence qui divisa malheureusement les défenseurs de notre patrie au moment de la crise suprême. On verra fréquemment en conflit dans cet ouvrage le préjugé colonial et le préjugé métropolitain. Eh bien, ces deux préjugés, dont les heurts violents nous firent alors tant de mal, on dirait parfois qu'ils re- vivent dans les jugements portés de nos jours sur les hommes et les choses d'un régime de- puis si longtemps écroulé. Nous avons voulu écarter de notre esprit ces deux prédispositions divergentes, et nous nous sommes efforcé de

X PRÉFACE

traiter chacun des personnages dont nous avons eu à parler, non suivant le lieu de sa naissance, mais suivant sa valeur et son mérite.

En faisant les recherches nécessaires pour la composition de cet ouvrage, nous avons eu la bonne fortune de mettre la main sur des pièces qu'aucun de nos historiens n'avait eu encore l'avantage de connaître. La plus im- portante série de ces documents jusqu'à pré- sent inédits est sans conteste celle des Mémoires et Observations de M. de la Pause, l'un des meilleurs officiers qui combattirent ici sous Montcalm. Charles de Plantavit, chevalier de la Pause, était aide-major au bataillon de Guyenne. Il fit toutes les campagnes du Ca- nada de 1755 à 1760. Il assista à presque toutes les opérations, à presque tous les prin- cipaux faits d'armes. Il fut chargé de mis- sions ardues, dont il s'acquitta avec honneur. Vingt fois Montcalm et Lévis rendirent témoi- gnage à son activité et à ses ressources. Du- rant son séjour au Canada, il écrivit un jour- nal et une foule de mémoires relatifs aux événements auxquels il prenait part, aux com- bats et aux sièges il était présent. Ces pa- piers précieux ont été heureusement conservés. Deux lignes dans une brochure sur M. de la

PRÉFACE xi

Pausa (1) nous ayant révélé l'existence de ces documents de première valeur, nous avons pu en obtenir la communication, grâce à la bien- veillance de madame la comtesse de Leding- hem, arrière-petite-nièce du vaillant officier. Nous la prions d'agréer l'expression de notre reconnaissance pour le service qu'elle nous a rendu à nous, et à l'histoire canadienne.

L'œuvre que nous livrons au public nous a coûté beaucoup de labeurs. Elle a souvent fait passer sur notre front un nuage de tris- tesse. Pour un historien canadien, les années d'agonie de la Nouvelle-France ont quelque chose d'effroyablement douloureux. Sans dou- te bien des pages glorieuses réconfortent notre fierté patriotique. Mais à côté de ces rayons, il y a les ombres qu'on ne saurait dissimuler. La colonie française était rongée par la cor- ruption, et affaiblie par la discorde. Bien des spectacles pénibles s'offraient dans son sein au regard de l'observateur. Les hautes sphères de notre société canadienne avaient besoin d'être purifiées par l'épreuve. Elles le furent. Le cataclysme qui coupa en deux notre his-

(l) Cette brochure était due à la plume élégante de M. Hubert Vitalis, de Lodèvc, aussi obligeant qu'érudit. C'est à son concours empressé et à sa courtoisie que je dois la fa- culté d'utiliser pour le présent ouvrage les Mémoires inédits de M. de la Pause.

xii PRÉFACE

toire, s'il parut désastreux à nos pères, nous sauva de bien des déchéances. Et, par un des- sein de miséricorde, le Dieu qui avait veillé sur notre berceau voulut que, même à l'heure il nous envo3^ait la guerre, l'invasion et tout leur sinistre cortège, notre défaite et notre chute fussent illuminées d'un reflet de gloire, qui rayonnât sur notre avenir. Montcalm fut le soldat qu'il suscita pour cette fin, et ses exploits, ses triomphes, aussi bien que sa mort au champ d'honneur, couronnèrent le trépas de la Nouvelle-France d'une auréole, qui con- tinua de briller sur le Canada français orienté vers des destins nouveaux. Notre peuple ne s'y est pas trompé. Et voilà pourquoi le nom de Montcalm lui est resté cher entre tous les grands noms de notre histoire.

En terminant cette œuvre, nous éprouvons une joie profonde à constater que la renommée de Montcalm peut être soumise à la plus ri- goureuse critique historique sans être amoin- drie. Sa vie, on le verra, ne fut sans doute exempte ni d'erreurs, ni de fautes ; mais ce fut, au demeurant, la vie d'un honnête homme, d'un chrétien sincère et d'un grand Français.

Thomas Chapais. Saint-Denis, 15 juin 1911.

CHAPITRE PREMIER

La famille de Montcalm ; sa généalogie Ses parents. Sa

naissance Son éducation Son précepteur, Louis Dumas.

Discussions entre le maître et l'élève. Les premières

lettres de Montcalm Son frère, un entant-prodige

Montcalm entre dans l'armée. Ses premières campa- gnes Le siège de Philipsbourg Mariage de Montcalm.

Guerre de la succession d'Autriche Montcalm sert

sous Belle-Isle et Chevert Le siège de Prague Deuil

familial Campagnes d'Italie Montcalm est blessé et

fait prisonnier La paix d'Aix-la-Chapelle La vie pri- vée de Montcalm Ses sentiments religieux.

La généalogie de la famille Montcalm remonte jus- qu'au 12ème siècle. Le premier du nom qui soit men- tionné dans les recueils biographiques est Simon de Montcalm, seigneur du Viala et de Cornus, au diocèse de Valves, en Kouergue. Heyral de Montcalm, Ber- trand de Montcalm, Bernard de Montcalm, Kaimond de Montcalm, continuent la lignée. Jean de Mont- calm, fils de ce dernier, porte les titres de seigneur de Saint-Véran, de Tournemire, du Viala, de la Baume, de Pradines et de la Panouse. en 1407, il épouse en 1438 Jeanne de Gozon, petite-nièce du célèbre Déodat de Gozon, grand-maître des chevaliers de Rhodes. En 1473, il exerce les fonctions de juge-mage de Nîmes. Son fils Guillaume de Montcalm occupe la même charge et meurt au commencement du 16ème siècle. La famille acquiert de l'influence et du pres- tige. Parmi les frères de Guillaume, signalons Antoine

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de Montcalm, protonotaire du Saint-Siège ; Gui de Montcalm, qui fonde la branche des barons de Mont- clus, éteinte dans la lignéa masculine au commence- ment du XVIIIème siècle ; Gaillardet de Montcalm, maître d'hôtel de Charles VIII et de Louis XII, grand bailli de Gévaudan, qui, par son mariage avec Margue- rite de Joyeuse, fait entrer dans les domaines fami- liaux la terre de Candiac.

Jean de Montcalm, fils de Guillaume, seigneur de Saint- Véran, de Tournemire, de Viala, de Cornus, devient aussi seigneur de Candiac par héritage de son oncle, Gaillardet de Montcalm. Il est juge-mage et sénéchal de î^îmes, et commissaire du roi aux Etats du Languedoc en 1528. François de Montcalm, son fils, est capitaine de galères. C'est l'époque de la Kéforme et des guerres de religion, et malheureuse- ment plusieurs des Montcalm deviennent partisans du calvinisme. Honoré de Montcalm, fils de François, est l'un des chefs protestants du Midi, et succombe dans un combat singulier près de Lodève en 1574.

Louis de Montcalm, son père, premier du nom, con- tinue la lignée. Entre autres enfants, il a Louis II de Montcalm qui suit, et François de Montcalm, maréchal de bataille, mort à la Valteline en 1632. Louis II de Montcalm est employé par Richelieu dans ses négocia- tions avec les protestants en 1629 ; il est créé conseil- ler d'Etat ordinaire, et meurt en 1659. Ses fils sont Louis III de Montcalm, et Daniel de Montcalm, père de Louis IV, qui fut aide de camp du maréchal de Schomberg, et reçut une blessure mortelle au siège de Bellegarde, en 1675. Louis III de Montcalm a pour fils Pierre de Montcalm, conseiller au parlement de

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Toulouse, mort sans postérité masculine ; Jean-Louis de Montcalm, continuateur de la lignée ; Gaspard de Montcalm, capitaine de cuirassiers, blessé à la bataille de Cassel, en 1677 ; Daniel de Montcalm, capitaine de bataillon au régiment de Turenne,' tué dans la même journée ; Maurice de Montcalm, capitaine au régiment de Condé, blessé au siège de Naarden en 1673.

Jean-Louis de Montcalm, de son mariage avec Judith Valat, a Louis-Pierre de Montcalm et Louis- Daniel de Montcalm, seigneur de Saint- Véran, du Viala, de Tour- nemire, de Cornus, de la Panouse, de Saint-Julien d'Arpaon, de Saint- Martin, du Folaquier, de Béasse, de la Vigère, de Candiac et de Vestric, baron de Gabriac. à Gabriac, le 22 septembre 1 67 6,Louis- Daniel épouse, le 30 avril 1708, Marie-Thérèse-Charlotte de Lauris, née le 15 octobre 1692, fille de Joseph-Mathias de Lauris de Castellaae, seigneur d'Ampus. Il meurt le 13 septembre 1755, ayant eu de son mariage avec mademoiselle de Castellane, cinq enfants : Louis-Joseph de Montcalm, le général illustre dont nous allons retracer l'histoire ; Jean-Louis-Pierre-Elizabeth, enfant étonnant, mort à sept ans ; Louise- Françoise-Thérèse ; Louise-Charlotte ; et Hervée-Macrine ^.

Comme on a pu le voir dans les notes qui précèdent, les Montcalm étaient une race héroïque. Plusieurs d'entre eux avaient versé leur sang pour le Roi et la France. Louis de Montcalm, de la branche de Mont- clus, tué au siège de Marguerittss, en 1587 ; François

l_Pour cette généalogie des Montcalm nous avons sur- tout consulté Moreri, au Dictionnaire historique, vol. VII, pp. 704-705.

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de Montcalm et Jacques de Montcalm, morts à la Valte- line, l'un en 1632, l'autre en 1643 ; Louis de Montcalm, blessé mortellement au siège de Bellegarde en 1675 ; Gaspard de Montcalm, blessé, et Daniel de Montcalm, son frère, tué à bataille de Cassel, en 1677 ; Mau- rice de Montcalm, un autre frère, blessé au siège de Naarden, en 1673, formaient une liste glorieuse qui justifiait bien le dicton répété souvent en Languedoc : " La guerre est le tombeau des Montcalm." ^ Madame de Montcalm, Marie-Thérèse- Charlotte de Lauris, mère de notre héros, était douée d'un grand cœur et d'un grand esprit. Fervente catholique, elle avait eu le bonheur de faire partager ses croyances à son mari, et de lui voir abjurer le calvinisme dans lequel il était ^. Et la forte éducation qu'elle donna à ses enfants, s'inspira des principes religieux qui fai- saient la règle de sa vie.

1 " On sait qu'à la fin du seizième siècle, un grand nom. bre de gentilshommes du Languedoc, entraînés par l'exemple du prince de Condé, avaient embrassé la religion réformée. Les Montcalm étaient de ce nombre et des plus ardents. Par de récentes alliances, ils tenaient encore au parti protestant dans les Cévennes, lorsque Louis-Daniel abjura l'hérésie pour revenir à la foi catholique abandonnée depuis plusieurs gêné rations. Quant aux Lauris-Castellane, ils comptaient parmi les familles les plus inviolablement attachées au catholicisme et à l'ordre de Malte." (JJae sœur de Montcalm ; la présidente de Lunas ; par M. Grellet de la Dey te, Nevers, 1900).

Marie-Thérèse-Charlotte Lauris de Castellane descendait d'Henri de Castellane, marquis d'Ampus et de Marie de Vil- lars-Brancas, tille de George de Brancas, duc de Villars- Brancas, marié en 1597 à Julienne Hippolyte d'Estrées, et tante de César de Bourbon-Vendôme. Mademoiselle de Castellane était une riche héritière. (Ibid).

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Louis- Joseph de Montcalm, seigneur de Saint- Véran, de Candiac, de Tournemire, de Vestric, de Saint-Julien d'Arpaon, baron de Gabriac, naquit au Château de Candiac ^ le 28 février 1712 2. Il eut pour parrain le marquis de Castellane, son grand-père maternel, et pour marraine madame de Vaux, sa bisaïeule mater-

1 Le château de Candiac est situé à quelques heures de Nîmes, dans le département du Gard, qui faisait autrefois partie de la province du Languedoc.

2 Le R. P. Sommervogel, dans son étude biographique sur Montcalm, donne le 29 février comme la date de sa nais- sance : '' Les biographes, écrit-il, disent le 28 février: je donne la date que me fournissent des mémoires autobiographiques, écrits par M. de Montcalm lui-même." Mais l'acte de nais- sance de ce dernier affirme qu'il est le 28 février. Il nous semble plus sûr de nous ranger du côté de cet acte authen- tique, signé par le père même de notre héros. Nous repro- duisons ici l'extrait des registres de Vauvert :

Baptême L'an mil neuf cent douze et le sizième mars,

de Joseph-Louis de Montcalm, fils de messire

Joseph Louis Daniel de Montcalm, seigneur de Saint-

Montcalm. Véran et autres lieux, et de dame Marie- Thérèse de Castelane, a été baptisé dans l'é- glise de Vauvert, estant le vingt-huitième du mois dernier. Son parrain a été messire Joseph Mathias de Castelane, marquis Dampus, sa marraine, madame Marie de Guillaumont, dame de Vaux. Présents Louis Saporta et messire Joseph-François Castelane soussignés avec messieurs le père, le parrein et madame la marreine. Par moi Vincent, curé,

Saint- Véran, Castellane Dampus, M. de Guillaumont,

Castellane Dampus. Saporta.

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nelle. Sa constitution ne fut pas très robuste durant ses premières années de croissance. Il les passa presque entièrement au château de Koquemaure, auprès de sa marraine, dont la discipline était apparemment fort indulgente, " ce qui, écrivait-il plus tard, joint à ma santé délicate, fit qu'en 1718 je ne savais pas lire." Lorsqu'il eut six ans, son père, jugeant qu'il était temps de commencer son instruction, l'envoya à Grenoble il le confia à un précepteur, dont les talents et les tra- vaux jouirent d'une grande notoriété pendant la pre- mière moitié du XVIIP"^® siècle. Outre le mérite intel- lectuel du professeur, M. de Montcalm avait peut-être une raison particulière de le choisir. Louis Dumas était, paraît-il, son frère, fils naturel de Jean-Louis de Mont- calm. Il était à Nîmes en 1676. Doué d'une vive intelligence et d'une extraordinaire aptitude au travail, il étudia sans relâche et acquit une érudition très éten- due. Il s'appliqua tour à tour aux langues, à la litté- rature, à la jurisprudence, à la philosophie, aux sciences exactes, à la musique. Les systèmes d'enseignement alors en vogue ne lui semblant pas satisfaisants, il en inventa un de toutes pièces, qu'il appela le " bureau typographique." " C'était, lisons-nous dans la Biogra- phie universelle, une ingénieuse imitation des procédés de l'imprimerie pour la composition, appliqués à l'art de familiariser les enfants de l'âge le plus tendre avec les signes du langage et de l'écriture, de les accoutumer à en former des mots, à en décomposer l'assemblage, et de leur apprendre, avant même qu'ils puissent manier une plume et en se jouant, l'orthographe et les principes de la grammaire." Vers la fin de sa carrière, Dumas exposa l'économie de son fameux système dans un

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livre intitulé Bibliothèque des enfants, qu'il publia à Paris en 1733. Quelle était au juste la valeur de ce " Bureau typographique ? " Nous l'ignorons, mais ce que nous savons, c'est qu'il fut très attaqué, comme le sont la plupart des innovations. Le Dictionnaire his- torique de Feller en fait cette appréciation peu favora- ble : " La machine du Bureau typographique n'eut jamais l'approbation des gens ; elle est regardée aujour- d'hui comme une pure charlatanerie, malgré les efforts que quelques faméliques instituteurs ont faits pour l'accréditer par un pompeux prospectus, publié en 1780. On voit au premier coup d'œil que c'est une invention exactement romanesque et empirique, fruit d'une tête oisive et exaltée, propre seulement à réprimer l'essor de l'être spirituel qui nous anime, en l'attachant à des opérations mécaniques et stériles."

Quoiqu'il en soit, et quelle que fut la valeur intrin- sèque du système appliqué, l'éducation de Louis-Joseph de Montcalm par Louis Dumas fit honneur à ce der- nier. Ce n'était pas cependant son avis, car on voit par sa correspondance avec le père de son élève qu'il ne cessait de gémir sur l'ingratitude de sa tâche et le peu de satisfaction que lui donnait celui-ci. Le jeune Mont- calm était pourtant doué d'imagination, de vivacité d'esprit, d'une mémoire heureuse. Mais il n'avait pro- bablement pas une de ces intelligences malléables qui se laissent couler docilement dans n'importe quel moule. Il avait déjà ses idées à lui, ses antipathies et ses pré- férences, ses aptitudes aussi bien que ses inaptitudes spéciales, et l'originalité de ses pensées, l'ardeur de sa nature impulsive paraissaient sans doute comme d'irré- médiables défauts aux yeux du méthodiqu eet systéma-

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tique Dumas. Il est intéressant de suivre, dans les let- tres du précepteur et de son élève à M. de Montcalm, le conflit de ces deux tempéraments, la lutte intellec- tuelle du maître avec l'écolier. Dumas exigeait que Louis-Joseph écrivît chaque semaine à sa famille un journal de ses occupations, de ses travaux, de ce qui 86 passait dans le monde littéraire, à la cour et à la ville. Chacune de ces compositions hebdomadaires couvrait quatre pages in-folio, à deux colonnes, sans marges et sans blancs. Souvent, lorsque le jeune Mont- calm interrompait sa tâche, par lassitude ou par ennui> Dumas entrait en scène, pour se plaindre de son élève, le taxer de paresse, dénoncer son inattention, énumérer ses défauts et ses manquements. Puis l'accusé repre- nait la plume et opposait à ce réquisitoire un plaidoyer j>ro domo courtois et respectueux, mais empreint d'énergie et parfois de ténacité. Quelques extraits de cette correspondance en partie double donneront une excellente idée de la manière dont furent conduites les études de Montcalm. Dumas écrivait un jour au mar- quis : " M. de Montcalm n'est encore qu'en humanité, au-dessous de la rhétorique qu'il sera obligé de brûler comme la rhétorique, n'ayant que la partie mnémonique pour le matériel et le sensible... Il semble que son écriture devient plus hérissée et plus affreuse, je le lui montre et le redis en vain ; son goût à présent est de faire des têtes et des queues redoublées, avec peu d'agrément, d'écrire avec des plumes non fendues... Une petite note sur la belle écriture. J'ai tant prêché là-dessus qu'à moins de se brouiller absolument, je dois me taire, vu son âge et tout comparé. Si vous êtes dans le dessein d'avoir un fils qui sache écrire, il faudra le

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mettre en pension chez le meilleur maître de Paris après la fin de ses exercices." Quelque temps après, nouvel- les doléances : " Si dans la suite vous ne le trouvez pas aussi corrigé que vous l'avez espéré, ne croyez pas, Monsieur, que ce soit faute d'avis réitérés tête à tête et devant les autres ; j'insiste sur ce point pour préve- nir les jugements vulgaires qui, contre l'expérience des siècles, disent ensuite que si on avait bien repris les enfants, ils se seraient corrigés. Si cette règle était sûre on ne trouverait que des modèles de perfection, bien loin de gémir sur le peu de fruit de la grande ou de la chère éducation. D'où vient que les princes se corri- gent peu des défauts qui les rendent méprisables ? C'est dans la jeunesse qu'il faudrait se corriger ; mais si la raison n'est pas bien développée, il faut user de patience ou de violence ; chacun choisit son goût ou son droit." Nous lisons encore dans une autre lettre : " Il court sa dix-septième année, j'en suis confus quand je pense à tout : un humaniste de douze ans fait de grands dis- cours en prose et en vers ; un rhétoricien compose en l'une ou l'autre langue, en prose, en vers. Enfin, je n'ose suivre la comparaison en tout sens." Et les plaintes vont ainsi leur train. La mauvaise calligraphie de Montcalm revient souvent dans ces lamentations pério- diques. " J'ai toujours soupçonné, écrit le précepteur découragé, que l'aversion pour l'écriture donnait de l'éloignement pour tout ce qui exigeait la plume à la main. J'aimerais mieux que M. de Montcalm sût bien lire, bien écrire, et bien parler français, en ignorant le latin et le grec, que de les savoir comme il les sait, privé du reste. La raison est que, négligeant les lan- aues mortes, on les oublie et l'on se trouve ne savoir

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que quelques faits en ignorant l'essentiel." On voit par ce passage que, de l'aveu même de son professeur, Montcalm avait étudié avec succès le latin et le grec.

11 aimait les langues, l'histoire, la littérature. Mais il y avait évidemment des matières qui lui allaient moins ; et, décidément, il avait une horrible écriture, car il en convenait lui-même, tout en essayant de s'excuser dans les lignes suivantes à son père : " Je souscris volon- tiers à ce qu'a mis M. Dumas ci-dessus, tant je le trouve vrai, mais peut-être ne l'entends-je pas tout dans le même sens ; par exemple, par aversion pour l'écriture, apparemment il a voulu marquer mon défaut de légè- reté daus la main et non un effet de mauvaise volonté... J'ai pris toutes sortes de voies pour corriger mon écri- ture ; pendant quelques mois, je me suis appliqué sous un maître, j'ai varié mon caractère, tantôt gros, petit, lié, avec des doubles jambages ; tous ces moyens ont été inutiles. M. Dumas me conseille comme remède presque sûr de me servir de plumes fendues : je le fais, quelque peine que cela me coûte, quelque affreux qu'en doive paraître au commencement mon caractère." Tous ces efforts furent inutiles, et Montcalm conserva jusqu'à la fin de sa vie, nous pouvons l'attester, une très mau- vaise écriture.

Malgré sa sévérité et ses plaintes, Dumas aimait son élève, à qui l'attachaient d'ailleurs les liens du sang, et se préoccupait de son avenir. " Quand j'ai dit qu'il a mauvaise volonté, écrivait-il un jour à M. de Mont- caim, je me flatte que par le mot mauvaise vous n'en- tendez qu'une fausse volonté, opposée à la vraie... Si votre fils ne fait pas ce qu'on désire de lui, c'est qu'il trouve plus de plaisir et moins de peine à suivre son

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goût, ses idées, qu'à suivre les avis qu'on lui donne. Ce n'est donc pas par fainéantise, mais par préférence de goût. Et il terminait par ce cri se trahissait son affectueuse anxiété : " Quand je pense au peu de dis- positions et de talent de M. de Montcalm, je conclus une plus grande nécessité d'être docile, laborieux, et de suivre les avis donnés... Que deviendra-t-il ? En quoi primera-t-il ? " On ne peut s'empêcher de sourire, en lisant ces lignes, quand on songe à la haute valeur per- sonnelle et à la brillante carrière de Montcalm. Après avoir pris connaissance de ces pronostics pessimistes, le jeune homme éprouva le besoin de faire le bilan de son éducation : " Voici en peu de mots, dit-il, de quoi je me flatte : 1^ d'être honnête homme, de bonnes mœurs, brave et bon chrétien ; 2^ de lire médiocrement, de savoir les langues grecque et latine aussi bien que la plupart des gens du monde, de posséder les quatre règles d'arithmétique, d'avoir quelques connaissances de l'histoire, de la géographie et des belles-lettres fran- çaises et latines, du moins l'amour de la justesse d'es- prit, si je ne l'ai pas, et surtout du goût pour les scien- ces et les arts que j'ignore ; 3^ ce que je mets au-dessus de tout : de l'obéissance, de la docilité et une grande soumission pour vos ordres, ceux de ma chère mère, et de la déférence pour les avis de M. Dumas ; 4*^ pour venir à ce qui regarde le corps, de faire des armes et monter à cheval autant que mon peu de disposition me le permet." Cette appréciation de sa propre valeur ne péchait certainement pas par excès de complaisance. Louis Dumas eut un autre élève qui satisfit bien davantage ses ambitions professorales. En 1719, le marquis de Montcalm avait eu un second fils, qui fut

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appelé Jean de Montcalm, de Candiac. Dumas com- mença son éducation lorsqu'il avait à peine deux ans. Cet enfant s'annonça bientôt comme un petit prodige. A trente mois il savait déjà son alphabet ; à trois ans il lisait les imprimés et les manuscrits latins et grecs ; à cinq il pouvait lire et traduire le grec et l'hébreu et pos- sédait toutes les parties de l'arithmétique. Dumas le conduisit à Paris il excita l'admiration comme un véritable phénomène. Mais une science si extraordi- nairement précoce devait exercer sur ce jeune organisme la plus désastreuse influence. Le surmenage tua le merveilleux enfant, et Jean de Montcalm mourut âgé de sept ans à peine.

En ce moment, quoiqu'il n'eût pas encore terminé ses études, Joseph-Louis de Montcalm était entré dans l'armée. En 1724, il avait obtenu une charge d'enseigne dans le régiment de Hainaut-infanterie, son père était lieutenant-colonel. Il commença son service actif à Longwy, en 1727. Mais sa carrière militaire ne s'ou- vrit vraiment qu'en 1732. Durant cette période, tantôt il poursuit son éducation à Paris avec Dumas, et un autre professeur, nommé Etienne Philippe, littérateur de quelque mérite, avec qui il étudie les classiques \ tantôt il prend des leçons d*armes et d'équitation à l'Académie de Vendeuil ; tantôt il suit son régiment dans ses déplacements, à Fort- Louis, sur les bords du Rhin, à Strasbourg, Mézières, Givet.

Au mois d'octobre 1733, la guerre éclatait entre la France et l'Allemagne. Depuis le traité d'Utrecht»

1 " J'ai fini ce matin avec M. Philippe la comédie des

Oiseaux d'Aristophane et commencé V Œdipe de Sophocle."

Montcalm à son pèrej 9 juin 1729.

MONTCALM 13

conclu en 1712, deux ans avant la mort de Louis XIV, une paix de vingt années avait régné en Europe. Le cardinal Fleury, vieillard pacifique, ancien précepteur de Louis XV et devenu son ministre, aurait bien voulu éviter les hostilités. Mais il avait eu la main forcée par les événements. Stanislas Leczinski, père de Marie Leczinska, épouse de Louis XV, après s'être vu enlever la couronne de Pologne par Auguste de Saxe en 1709, avait été appelé de nouveau à régner sur ce royaume par la diète polonaise, à la mort de son heureux rival, en 1733. Mais Auguste III, fils d'Auguste II, appuyé par la Eussie et par l'Autriche, lui disputa le trône. Et bientôt les armées russes et autrichiennes le forcèrent à fuir Varsovie, et à se réfugier à Dantzig, il soutint un siège de quatre mois. Le roi de France, son gendre, ne pouvait se dérober à la nécessité d'appuyer sa cause. Incapable d'envoyer une armée à son secours à travers l'Allemagne, le gouvernement français dut se borner à faire une guerre de diversion contre l'Autriche sur le Ehin et en Italie. Le régiment de Hainaut, Montcalm était devenu capitaine en 1729, fut désigné pour faire partie de l'armée commandée par Maurice de Saxe, qui investit le fort de Kehl, situé en face de Strasbourg, au mois d'octobre 1733. Cette place tomba entre les mains des Français. Ce- pendant, Montcalm n'eut pas l'occasion de se distin- guer dans cette campagne. L'hiver interrompit les hostilités, et le jeune officier put se rendre en Languedoc pour assister au mariage de sa sœur Louise-Charlotte avec M. de Massilan ^.

1 Sa sœur aînée, Louise-Françoise-Thérèse, avait épousé,

le 10 février 1728, Louis-Jean-Antoine de Viel, seigneur de

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Au printemps, il rejoignit son régiment cantonné près de Wissembourg. Les mouvements des troupes françaises furent très hâtifs. Montcalm écrivait, le 26 avril 1734, à son beau-frère M. de Lunas : " Voici mon état avec un quart de l'armée. Cette campagne préma- turée est cause que je pars sans tente, sans lit, sans équipage, fort mal à mon aise ; mais pourvu que nous conservions la santé, tout cela n'est rien. Mon équi- page, que je n'aurai pas sitôt, me joindra quand il plaira au Seigneur; et si nous passions le llhin avant son arrivée, il faudrait s'en détacher pour toute la cam- pagne. Heureusement, j'ai deux chevaux, douze che- mises et une paire de quantines. Comme un second Charles XII, une peau d'ours, dans un coin de ma tente, fera mon lit."

L'armée française, commandée par le vieux maré- chal de Berwick, le héros d'Almanza et de Villavi- ciosa, alla mettre le siège devant Philipsbourg, défen- due par le célèbre prince Eugène. La tranchée fut ouverte le 3 juin. Les opérations furent conduites avec ' énergie et habileté. Le maréchal de Berwick y fut tué, mais son successeur, le marquis d'Asfeld, le remplaça dignement, et la ville dut capituler le 18 juillet. Elle

Lunas, baron du Pouget, conseiller du roi (et plus tard, pré- sident) en la cour des comptes, aides et finances du Langue- doc. L'évêquft de Nîmes les maria au château de Candiac. M. de Lunas possédait une belle fortune.

Louise-Charlotte de Montcalm épousa, en 1734, M. Gilbert de Massilan, qui exerçait des fonctions judiciaires à Mont- pellier.

Hervée Macrine, la troisième sœur de Montcalm, épousa le marquis de Fournès, qui devait mourir en 1749. (Une sœur de Montcalm j p. 10).

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n'était plus tenable. Montcalm en faisait la description suivante dans une lettre à son père : " Jamais ville n'a été traitée comme celle-là; elle est en cannelle ^ ; ima- ginez tout ce que vous croirez de plus fort, pas une maison à habiter ; la seule église et un vieux vilain bâtiment, appelé palais des évêques de Spire, un peu ménagé. Ce n'est que puanteur et infection."

La prise de Philipsbourg fut le seul événement sail- lant de la guerre sur cette frontière. Ce fut en Italie que s'en porta l'effort, et l'armée du Ehin n'eut à livrer aucune bataille. Durant cette inactivité forcée, qui devait peser à son ardeur belliqueuse, Montcalm con- sacra de longues heures à l'étude. Le 11 décembre 1734, dans une lettre datée du camp d'Otrebach, près de Kayerslautern, il informait son père qu'il apprenait l'allemand, et qu'il lisait plus de grec, grâce à la soli- tude, qu'il n'en avait lu depuis trois ou quatre ans. Durant cette année il avait eu des velléités de se marier avec une protestante de Genève, " dans l'espoir défaire une conversion ", écrivait-il au marquis de Montcalm. Sa correspondance avec son père devait bientôt se clore. Le châtelain de Candiac mourut au mois de septembre 1735 2.

L'année suivante Montcalm se maria ; il avait vingt- quatre ans. Ce furent les conseils et les démarches du

1 Vieille expression française, empruntée au langage

familier. " Mettre en cannelle " voulait dire réduire en me. nus débris.

2 Quelques mois avant de mourir, il avait dépensé deux

mille livres pour recruter et envoyer à ses frais, en Allema- gne quinze beaux hommes qui remettraient au complet sur pied de guerre la compagnie de Montcalm trop éprouvée par le début de la campagne de 1735. ( Une sœur deMontcalm,p. 9.)

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marquis de la Tare, son protecteur et son ami, qui déterminèrent son union avec mademoiselle Angélique- Louise Talon du Boulay, fille posthume de monsieur le marquis du Boulay, colonel du régiment d'Orléanais. Le cardinal Fleury fit aux époux l'honneur de signer à leur contrat de mariage. La cérémonie nuptiale eut lieu à Paris, dans la nuit du 2 au 3 octobre 1736.

La guerre avec l'Allemagne s'étant terminée en 1738, Montcalm eut deux ou trois années de paisible bonheur dans son château de Candiac, entre sa mère et sa jeune épouse.

Mais la voix du canon allait de nouveau se faire entendre. En 1741, la France entrait dans la coalition formée pour disputer à Marie-Thérèse d'Autriche la succession de son père, l'empereur Charles VI, et deux armées françaises envahissaient l'Allemagne. Le régi- ment de Montcalm était alors cantonné en Languedoc. Désireux de conquérir de la gloire et d'avancer sa for- tune, il demanda et obtint la faveur d'accompagner en Bohême, en qualité d'aide-de-camp, le marquis de la Fare, nommé lieutenant-général. Les Français eurent d'abord de rapides succès. Ils s'emparèrent de la haute Autriche et entrèrent dans Prague, leur allié, l'élec- teur de Bavière, se fit couronner roi de Bohême. Mais l'année suivante la guerre changea de face. Le roi de Prusse, Frédéric II, se retira de la coalition. Le roi d'Angleterre vint au secours de l'Autriche, dont les armées prirent l'offensive, conquirent la Bavière, et vin- rent assiéger dans Prague les Français, qui, sous le commandement du maréchal de Belle-Isle et du vail- lant Chevert, firent une admirable résistance. Réduits à 22,000 hommes et sans vivres, ils évitèrent la capi-

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tulation qu'on se flattait de leur imposer, évacuèrent la ville avant que Tennemi eût pu l'emporter, et firent jusqu'au Khin cette mémorable retraite qui illustra le nom du maréchal de Belle-Isle. Enfermé dans Prague avec Chevert, Montcalm fut blessé pendant une sortie. Mais sa blessure ne l'inquiéta pas. " Elle a, écrivait-il, l'avantage de m'assurer quelques jours de repos, qui m'étaient devenus nécessaires." Pendant la retraite, M. de la Tare commandait l'arri ère-garde. " C'était le poste périlleux. Merveilleusement secondé par l'intelligence et l'activité de Montcalm, il ne se laissa jamais entamer, malgré la poursuite furieuse des ennemis en pays hostile \"

Dans l'automne de 1742, Montcalm avait perdu son beau-frère, M. de Lunas. Il écrivit alors à sa sœur des lettres pleines de la plus émouvante sympathie. " Je suis véritablement accablé, lui disait-il. Je devrais chercher à vous consoler, mais mon affliction ne me le permet pas, et je sens qu'il n'y a que la religion qui puisse vous soutenir contre un pareil malheur. J'eusse désiré être auprès de vous. Malgré les amis que vous avez, j'ose me flatter que ma présence eût été une con- solation pour tons les deux. Vos enfants, si Dieu me fait la grâce de vivre, me seront aussi chers que les miens ^." Et quelques jours plus tard : " Il me tarde que nous regagnions la province et de vivre avec vous pour nous adoucir mutuellement une perte dont jeseug d'avance toute la douleur. Que la religion vous sou- tienne et que l'affliction ne vous abuse pas... Je compte,

1 Une sœur de Montcalm^ p. 16.

2 Au camp de Liben, 5 octobre 1742." Ihid,

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saDS avoir pris encore aucune détermination bien fixe, partir à la fin de ce mois ^."

Rentré en France, après la rude campagne de 1742, Montcalm devint, le 6 mars suivant, colonel du régi- ment d'Auxerrois, qui était l'un de ceux dont se com- posait l'armée du Dauphiné. Les troupes françaises et espagnoles devaient ensemble faire campagne contre les forces autrichiennes et sardes dans la haute Italie. Mais les opérations furent peu actives. " Je restai tout l'été, écrit Montcalm, dans l'attente des opérations des Espagnols contre le comté de Nice ; mais le roi de Sar- daigne les ayant amusés par l'espérance de la conclu- sion d'un traité, leurs opérations et celles de quatorze bataillons français auxiliaires aboutirent à vouloir for- cer les retranchements que le roi de Sardaigne défen- dait du côté du Mont-Dauphin avec une perte de 500 à 600 hommes tués ou blessés et une plus grande perte par la désertion." Les armées ayant pris leurs quar- tiers d'hiver, Montcalm passa la plus grande partie de cette saison à Montpellier. Au mois de mars 1744, il partit avec son régiment pour Monaco. C'était le prince de Conti qui avait le commandement de l'armée du Dauphiné, ou d'Italie. Les mémoires de Montcalm nous apprennent que la campagne dura pour lui du 13 avril au 20 décembre. Elle lui fut rude mais heureuse. Il y fut chargé " de diverses commissions et détachements particuliers, mais sans assister aux affaires sanglantes et mémorables." Les troupes franco-espagnoles prirent au mois d'avril le fort de Montalban et la citadelle de Villefranche, le Château-Dauphin au mois de juillet,

1 12 octobre 1742."— /feid.

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et Démonte au mois d'août, assiégèrent Coni et rem- portèrent un léger succès sous les murs de cette place, et finalement se retirèrent sans avoir pu la réduire.

C'est en 1744, que mourut Louis Dumas, l'ancien précepteur de Montcalm. "En mourant, écrit celui-ci, il me laissa ses livres, ses manuscrits, et quatre actions sur la compagnie des Indes. Il laissa plusieurs manus- crits : métaphysique, grammaire, histoire, philosophie, mais rien d'achevé... Il avait été en Angleterre et avait des liaisons en Hollande ; on suspecta sa religion, mais il mourut dans le sein de l'Eglise catholique avec de grands sentiments de piété, chez madame de Nantia, au château de Veaujour, le 19 juillet, à soixante-huit ans."

En 1745, Montcalm continua à faire campagne en Italie, du printemps à l'hiver. " Je fus chargé tout le temps, dit-il, du commandement d'une partie de la communication, depuis Bayardo jusqu'à Andigua, pays du Génois, avec mon régiment, 100 hommes de Blai- sois, 100 hommes de Périgordj 80 fusiliers des monta- gnes et l'autorité pour aimer les paysans. Je me suis maintenu malgré les attaques de l'ennemi." Pendant l'hiver il eut plusieurs escarmouches avec les Barbets et les Vaudois, et tint garnison avec son régiment à Menton. Au printemps de 1746, il reçut l'ordre d'aller se joindre à l'armée d'Italie, qui venait de subir une défaite écra- sante à Asti, sous le commandement du marquis de Montalte. L'ennemi avait fait prisonniers cinq officiers généraux, trois cent-soixante officiers et cinq mille hommes. Montcalm servit alors sous le maréchal de Maillebois et Chevert, et il nous apprend lui-même qu'il eut souvent des commandements honorables, au- dessus de son grade de colonel. Au commencement

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de mai, Chevert le détachait pour donner une cor- rection aux milices ou Barbets du roi de Sardaigne. Il partit, " avec quatre bataillons, lisons-nous dans Moréri, pour occuper le poste important d'Alice, près d'Acqui, il y avait mille Piémontais, qui se retirè- rent à la vue des Français. Le marquis de Montcalm fut établi dans Alice pour y commander, et, la nuit du 9 au 1 0 mai, ayant marché par des chemins impratica- bles, il enleva cent cinquante Barbets qui étaient dans Montaleone, à quatre lieues d'Alice." Cinq semaines environ après ce fait d'armes si honorable pour lui, le 16 juin 1746, Montcalm prenait part, avec son régi- ment, à la meurtrière et malheureuse bataille de Plai- sance, où les Autrichiens remportèrent une victoire éclatante. A quoi était due cette défaite ? En première ligne, sans doute, au manque d'entente entre les chefs des troupes alliées. C'était assurément l'opinion de Montcalm, qui écrivait .le 26 juin, avec cette énergie affirmative se manifestait l'un des traits saillants de son caractère : " J'ai été pris assez tard pour avoir quasi tout vu. On va crier contre le maréchal ; je démontrerai que nous remplissons les fautes de nos alliés, les Espagnols, qui sont nos maîtres." Quelle qu'en fût la responsabilité, la journée fut mauvaise pour la France. Montcalm y combattit en héros. Il chargea l'ennemi avec une intrépidité et une ténacité admira- bles, fut blessé cinq fois dans la mêlée, et tomba tout sanglant entre les mains des Autrichiens. Le lende- main il envoyait à sa mère, par l'intermédiaire de négo- ciants genevois, une lettre il disait : " Nous avons eu hier une affaire des plus fâcheuses. Nous avons nombre d'officiers généraux et colonels tués ou blessés ;

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je suis des derniers avec cinq coups de sabre ; heureu- sement aucun n'est dangereux à ce que l'on m'assure, et je le juge par les forces qui me restent, quoique j'aie perdu mon sang en abondance, ayant une artère cou- pée ^. Mon régiment que j'avais rallié deux fois, est anéanti." Dans une lettre subséquente, il disait encore : " Si je suis prisonnier et sabré, c'est pour avoir voulu tenir ferme, rallier deux fois le régiment qui a mal fait, mais moins mal que les autres, s'étant débandé le der- nier. Mon fils, à Paris, aura été bien touché. La reli- gion nous sert." Un neveu de Montcalm, fils de sa sœur madame de Lunas, et enseigne dans son régiment, fut tué à la bataille de Plaisance.

Après s'être remis de ses blessures, Montcalm, pri- sonnier sur parole, put rentrer en France. Il se rendit à Paris et fut accueilli avec honneur par le roi. Au mois de mars 1747, Louis XV l'inclut dans la promo- tion de brigadiers, qui fut faite alors.* La conclusion des négociations pour l'échange des prisonniers rendit à Montcalm la liberté de se battre, et il se hâta d'en pro- fiter. Au mois de juillet 1747, il arrivait à l'armée d'Italie à temps pour assister à la bataille de l'Assiette. Le chevalier de Belle- Isle, frère du maréchal, attaquait les retranchements du roi de Sardaigne, fortement assis sur un plateau des Alpes. Les Français furent repoussés

1 Voici comment messieurs les médecins décrivirent les

blessures de Montcalm dans leur langue ténébreuse : " M. de Montcalm a un grand coup par accopée qui offense la pre- mière table et qui est à l'os coronal, un second par diaco- pée, qui est à l'os occipital offensant les deux tables, allant jusqu'à la dure-mère, un troisième à l'omoplate entre le crar nion et l'os de l'humérus."

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malgré leur valeur, et, décimés par le feu meurtrier de l'ennemi, ils laissèrent près de 4,000 hommes sur le champ de bataille. Le chevalier de Belle-Isle y perdit la vie, et il y eut vingt colonels tués ou blessés. Mont- calm, qui s'était prodigué suivant son habitude, fut atteint au front par une balle, et reçut en outre plu- sieurs contusions. Dans l'automme de la même année, il prit part aux opérations qui forcèrent les ennemis à lever le siège de Vintimille.

La paix fut rétablie l'année suivante par le traité d'Aix-la-Chapelle, signée le 18 mars 1748. Montcalm conduisit alors son régiment en garnison à Tonnerre, et se rendit ensuite à Paris il allait avoir à s'occuper d'affaires très importantes pour son avenir militaire. En effet, au mois de février 1749 paraissait une ordon- nance royale décrétant une réorganisation de l'armée française. Le nombre des régiments fut réduit à quatre- vingt. Chacun d'eux devait être composé de deux bataillons. Dix-huit régiments furent supprimés et fusionnés avec d'autres corps. C'est ainsi que celui de Montcalm, Auxerrois, fut incorporé au régiment de Flandre. On formait en même temps un corps de gre- nadiers dans lequel il refusa d'entrer. Mais au mois d'avril, deux nouveaux régiments de cavalerie ayant été créés, il fut nommé mestre de camp ^ de l'un d'eux. " Le nouveau régiment de cavalerie de Montcalm avait pour uniforme : habit et manteau gris-blanc, doublure, parements et revers rouges, boutons jaunes, buffle à boutons aussi jaunes, bandoulière de peau jaune et cha-

1 Le grade de mestre de camp équivalait à celui de colo- nel

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peau bordé d'argent fin. L'équipage du cheval était de drap rouge bordé ^ ".

Les six années qui suivirent furent probablement les plus heureuses de toute la vie de Montcalm. 11 put jouir des douceurs de la vie de famille, tout en s'acquit- tant des devoirs de son grade et de sa condition. Il s'occupa du soin de ses propriétés et de l'éducation de ses enfants. Il eut dix de ces derniers, dont six seule- ment survécurent ; deux fils et quatre filles. Au com- mencement de 1752, il écrivait : " J'ai eu dix enfants, il ne m'en reste que six... Dieu veuille les conserver tous et les faire prospérer, et pour ce monde et pour l'autre. On trouvera peut-être que c'est beaucoup, et surtout quatre filles, pour une fortune médiocre ; mais Dieu laisse-t-il jamais ses enfants au besoin? Aux petits des oiseaux..." Dans ce passage comme dans beaucoup d'autres, on voit se manifester l'esprit de foi qui animait Montcalm.

Les deux fils qui lui restaient alors s'appelaient Louis- Jean-Pierre- Marie, et Gilbert-François- Déodat. Il leur fit faire une partie de leurs études au collège des Jésui- tes de Paris ^. Un autre fils était mort en bas âge, et à cette occasion, Montcalm avait écrit à sa femme une belle lettre il lui tenait ce langage d'une si haute inspiration chrétienne : " Nous avons besoin, ma très chère et bien aimée, de nous résigner à la volonté de la Providence, dans une aussi triste occasion que celle

1 -_ Comme on servait autrejoisj par le P. Somervogel, p. 42. Etrennes militaires pour Vannée \lblj p. 148.

2 Le recteur, le P. de la Tour, était son ami intime. (SomerYOgel).

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de la perte de mon fils. J'en suis vivement pénétré, et comme je connais toute votre tendresse pour nos enfants je crains que cela ne prenne sur votre santé. Ménagez- la... Dieu n'a pas voulu que cette âme se souillât sur la terre : ce sera un ange de plus devant lui qui priera pour les siens."

En parcourant la correspondance de Montcalm, on voit ces sentiments religieux s'affirmer constamment. Le 29 août 1753, le marquis de la Fare, à qui il devait beaucoup, mourut de la petite vérole, contractée auprès du Dauphin, atteint de cette terrible maladie. Et Mont- calm après l'avoir vu expirer, écrit : "J'ai eu la con- solation d'avoir contribué à le faire mourir chrétienne- ment entre les mains du curé de Saint-Sulpice et du P. d'Héricourt, théatin." En 1764, la mort soudaine d'une de ses connaissances lui inspire cette grave réfle- xion : "C... est mort jeune et subitement. Dieu me fasse la grâce de ne pas finir ainsi et de mieux vivre."

De 1749 à 1756, Montcalm vécut tour à tour à Candiac et à Montpellier. A Candiac, le château patri- monial où il était né, et qui était pour lui plein de chers souvenirs, il menait la vie d'un seigneur rural qui surveille son domaine et exploite ses champs et ses bois. Il faisait des plantations, s'intéressait à la crois- sance de ses chênes, à la culture de ses mûriers et de ses oliviers, à la direction de son moulin à l'huile. Et ses étés s'écoulaient paisiblement dans ces soins agrestes, sous le ciel lumineux du Languedoc, au milieu de cette atmosphère embaumée du Midi, le soleil ardent extrait du sol brûlant et des plantes odorantes tant de parfums capiteux. Dans cette douce retraite, entouré de sa mère, de sa femme, de ses enfants, char-

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mant ses loisirs par l'étude des classiques qu'il aimait tant, Montcalm, goûta durant cette période de soq exis- tence, un bonheur intime dont le souvenir lui arracha bien des soupirs de regrets aux jours d'absence, d'é- preuve, de détresse morale, qui lui étaient réservés. Les mois d'hiver se passaient généralement à Montpellier, les Montcalm avaient beaucoup de relations et d'amis. En 1750, le châtelain de Candiac y assista aux Etats de Languedoc, dont les séances furent abrup- tement terminées par ordre royal, parce qu'ils s'étaient opposés à la levée du vingtième et avaient réclamé le respect de leurs privilèges. Il avait aussi droit de siéger aux Etats de Gévaudan, comme baron de Gabriac, et il prit part à leurs délibérations à Marvejols, en 17557) Tout en s'acquittant de ses devoirs publics et privés, le mestre de camp ne négligeait pas son régiment. Il allait souvent en faire l'inspection. Ainsi, en 1751, on le voit à Limoges diriger les manœuvres de ses esca- drons, cantonnés alors dans cette ville. C'était l'année du jubilé ; et Montcalm écrit : *' Nos cavaliers y assis- tèrent. Les Pères Jésuites leur firent une retraite, dont les exercices spirituels, proportionnés à leurs besoins, n'empêchaient pas qu'on ne les exerçât quasi tous les jours, soit à pied soit à cheval." En 1753 il fut appelé aux assemblées des inspecteurs de cavalerie, réunis pour discuter la question des exercices d'entraînement qu'il était désirable de donner à ce corps, et on sollicita ses avis pour faire suite aux observations qu'il avait adressées à M. de la Porterie, major des dragons.

Dans l'automne de 1755, Montcalm se rendit à Paris, ne se doutant pas que ce voyage allait avoir des conséquences décisives pour son avenir et changer

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l'orientation de sa vie. Il touchait à sa quarante-qua- trième année et était parvenu au complet épanouisse- ment de toutes ses facultés. Fils, époux et père dévoué, militaire accompli, et possédant de magnifiques états de services, homme d'étude et d'action, il avait goûté tour à tour les joies de la famille et les fortes émotions de la grande guerre. La culture de son esprit, la noblesse de son caractère, l'éclat de son courage, la droiture de ses intentions, la variété de ses aptitudes, faisaient de lui un homme vraiment supérieur. Sans doute, il avait quelques-uns des défauts de ses qualités. La vivacité du tempérament méridional s'accusait parfois chez lui par des saillies trop impétueuses. Il lui arrivait d'avoir le mot trop prompt et le geste trop preste. Mais ces ombres ne pouvaient voiler les parties lumineuses de cette riche et brillante individualité, à qui les circons- tances seules avaient manqué pour s'affirmer avec maî- trise dans un rôle de premier plan. Ces circonstances allaient tout à coup se produire et tirer Montcalm, du rang honorable qu'il occupait déjà pour le faire entrer dans la gloire.

CHAPITRE II

Après le traité d'Aix-la-Chapelle. Situation singulière.—

L'Angleterre et la France La guerre en temps de paix.

Hostilités aux Indes et au Canada Les Français et les

Anglais aux prises à la Belle-Rivière Le fort Duquesne.

Jumonville et Washington L'expédition de Brad-

dock ; la Monongahéla. Piraterie sur l'Océan UAlcide

et le Lis, La guerre de Sept Ans officiellement décla- rée— Les hésitations et les fluctuations de la France ; leurs causes Deux courants d'opinion. L'alliance au- trichienne Défaite de Dieskau au fort George Pour le

remplacer, d'Argenson jette les yeux sur Montcalm Celui-ci accepte et reçoit le grade de maréchal de camp Il séjourne à Paris et à Versailles. Sa correspondance avec mesdames de Saint- Véran et de Montcalm. Ses aides de camp. A Brest Départ pour le Canada.

Depuis quatre ou cinq ans, on pourrait dire depuis la conclusion du traité d'Aix-la-Chapelle en 1748, la France se trouvait dans une situation singulière. Pen- dant qu'elle et l'Angleterre étaient officiellement en paix sur le continent européen, leurs colons et leurs soldats se battaient, aux extrémités du monde. En Asie, Dupleix et Bussi luttaient héroïquement pour gagner ou subjuguer les rajahs, et disputer aux Anglais l'empire des Indes. En Amérique les escarmouches étaient incessantes sur les frontières de l'Acadie, et la prise de possession du territoire de l'Ohio, ou Belle- Kivière, par les envoyés du marquis de Duquesne, provoquaient les récriminations et l'hostilité de la Vir- ginie et des autres colonies britanniques situées à l'ouest des Alléghanys.

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Un détachement canadien avait construit au sud du lac Erié les forts de Presqu'île et de la Kivière-aux- Bœufs. Dans l'automne de 1753, Dinwiddie, gouver- neur de la Virginie, fit sommer M. Le Gardeur de St- Pierre, qui y commandait, d'abandonner ce territoire dont l'occupation était, disait-il, une violation des droits de la couronne anglaise. Sans s'occuper de ces protêts, les Français, dans l'exécution de leurs desseins, vinrent déloger sans coup férir, au mois d'avril 1754, un parti d'Anglais occupé à l'érection d'un fort, au confluent de l'Ohio et de la Monongahéla ; et après l'avoir eux-mêmes terminé, en lui donnant une plus vaste enceinte, ils l'appelèrent le fort Duquesne. Dinwiddie avait envoyé quelques centaines de miliciens pour s'opposer aux entreprises des Français. Averti de leur approche, M. de Contrecœur, commandant du fort Duquesne, dépê- cha un jeune officier, appelé Coulon de Jumonville, escorté d'une trentaine d'hommes, pour signifier aux Anglais qu'ils n'avaient aucun droit d'envahir le terri- toire de l'Ohio, considéré comme possession française. Le 28 mai 1754, au lever du jour, Jumonville et sa petite bande, campés dans les bois, se virent cernés par une troupe de soldats virginiens, dont le commandant, lieutenant-colonel de milice, donna immédiatement l'ordre de faire feu. L'infortuné Jumonville et neuf des siens furent tués; vingt-deux furent faits prisonniers, et un Canadien seul put s'enfuir et porter au fort la tragique nouvelle de cette surprise sanglante. M. de Contrecœur résolut de châtier ce qu'il proclama un assassinat et une violation du droit des gens, qui recon- naît comme inviolable la personne des parlementaires. Il envoya M. Coulon de Villiers, frère de Jumonville,

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avec six cents français et cent sauvages, pour en tirer vengeance, et expulser les Anglais de la région disputée. M. de Villiers, parti du fort Duquesne le 28 juin, atteignit, le 3 juillet, un endroit appelé les Grandes-Prairies, les ennemis avaient construit des retranchements, auxquels ils avaient donné le nom de fort Nécessité. Après neuf heures de combat, les Anglais furent forcés de signer une capitulation, au bas de laquelle on pouvait lire le nom du lieutenant-colonel mentionné plus haut. Ce nom, alors obscur, était celui de George Washington, qui devait conquérir plus tard une si éclatante célébrité ^.

Ces événements, dont la région de la Belle-Kivière avait été le théâtre, produisirent une profonde impres- sion. Au Canada et en France la mort de Jumonville fut regardée comme un attentat meurtrier. Et il devint évident que le simulacre de paix existant encore entre les deux couronnes ne pouvait être de longue durée. De part et d'autre on se prépara à la guerre imminente. Mais Tattitude et les sentiments des deux nations étaient bien différents. En Angleterre, si le roi et le ministère étaient au fond peu désireux d'engager des hostilités qui entraîneraient de lourds sacrifices, et met- traient peut-être en péril les possessions du roi George II sur le continent, le peuple et la majorité du Parlement étaient impatients de voir déclarer une guerre mari- time et coloniale dont ils attendaient la conquête des

1 Washington s'est défendu d'avoir connu la qualité de

parlementaire de M. de Jumonville. Et quant à la capitula- tion signée par lui, et se trouvait le mot " assassinat ", il a soutenu que l'interprète, qui traduisit pour les Anglais le texte français, ne leur en avait pas rendu le sens réel.

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établissements français aux Indes et en Amérique, l'extension du commerce, l'accroissement du prestige et de la richesse britanniques. En France, au contraire, ni le gouvernement ni la nation ne voulaient la guerre. Le long conflit provoqué par la succession d'Autriche avait épuisé le royaume. Les finances étaient en désor- dre, la marine était en décadence, les impôts pesaient lourdement sur le peuple, les querelles religieuses et parlementaires absorbaient l'attention d'un faible gou- vernement. Et l'on ne demandait qu'à négocier, à tem- poriser, à éloigner la crise que l'on sentait pourtant pro- chaine, et dont on redoutait les conséquences.

Au mois de janvier 1755, le gouvernement anglais fit passer en Amérique deux régiments, avec le major général Braddock, chargé du commandement des trou- pes régulières et coloniales. Le cabinet de Versailles, informé de ce mouvement, dut de son côté se préparer à secourir le Canada. Une escadre de quatorze navires, portant environ 3,000 soldats, partit de Brest pour l'Amérique, le 3 mai 1755, sous le commandement de l'amiral Dubois de la Moite. Le nouveau gouverneur de la Nouvelle-France, M. de Vaudreuil, et le baron de Dieskau, nommé commandant des troupes envoyées en Canada, étaient à bord. L'amirauté anglaise, qui avait eu vent de cette expédition, ordonna à l'amiral Boscawen et à l'amiral Holborne, ayant, l'un douze vaisseaux, et l'autre sept vaisseaux de ligne, d'aller croiser sur les côtes d'Amérique pour intercepter et détruire la flotte française. Celle-ci eut la bonne fortune d'éviter les escadres anglaises, et d'atteindre sans encom- bre Louisbourg et le golfe Saint- Laurent. Trois des vais- seaux de l'amiral Dubois, seulement, perdus au milieu

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de la brume, dans les parages de Terreneuve, ne purent échapper à l'ennemi. C'étaient VAlcide, le Lis et le Dauphin, Le 7 juin, comme le rideau de brouillard qui leur masquait l'étendue des flots se déchirait, ils s'aperçurent qu'ils étaient sous le canon de la flotte anglaise. Dès qu'ils furent à portée, le capitaine Hoc- quart commandant de VAlcidej prenant son porte- voix, cria au vaisseau le Dunkerque^ qui était le plus pro- che : " Sommes-nous en paix ou en guerre ? En paix, répondit le commandant anglais. Quel est le nom de votre amiral ? Boscawen. Je le connais, c'est un de mes amis. Et vous, commandant, quel est votre nom ? Hocquart." A peine le capitaine français avait-il fait cette réponse, que le Dunkerque s'enve- loppa de flamme, et qu'un ouragan de fer s'abattit sur les ponts de VAlcide couverts de matelots et de soldats. Dans le combat inégal qui s'ensuivit, VAlcide et le Lis, aux prises avec toute la flotte anglaise, durent amener leur pavillon. Le Dauphin parvint à s'échapper, grâce au brouillard qui s'étendit de nouveau sur la mer. M. Kigaud de Vaudreuil, frère du marquis et gouver- neur des Trois-Kivières, plusieurs officiers, et huit com- pagnies des bataillons de la Keine et du Languedoc furent faits prisonniers. Et pendant ce temps, dérision amère, leurs Majestés britannique et très chrétienne étaient en paix l'une avec l'autre. Leurs navires se canonnaient sur l'Océan, mais les deux couronnes con- servaient leurs relations diplomatiques. Le duc de Mirepoix, ambassadeur de Louis XV, baisait la main de George II au palais de St-James, et M. de Cosne, représentant de George II, faisait sa cour à Louis XV au palais de Versailles. Bizarre et ridicule situation !

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Le cours précipité des événements allait la faire cesser. L'Ansleterre avait donné le mot d'ordre à ses amiraux et à ses capitaines. Sur toute l'étendue des mers ses escadres coururent sus aux vaisseaux marchands de la France. En quelques mois, trois cents de ceux-ci furent capturés, et huit à dix mille marins français furent faits prisonniers de guerre, alors que la rupture de la paix n'était pas encore signifiée. Ces actes de piraterie provoquèrent en France une vive indignation. Le ton belliqueux du discours de la couronne, prononcé à l'ou- verture de la session du Parlement anglais, dans lequel on jetait réellement le gant au gouvernement français, fit s'évanouir les dernières illusions pacifiques de Louis XV et de ses ministres. Le duc de Mirepoix, ambassa- deur de France à Londres, fut rappelé, et le 21 décem- bre 175Ô, le ministre des affaires étrangères, M. de Rouillé, déclara, dans une note comminatoire au cabinet de Saint- James, que " Sa Majesté Très-Chrétienne avant de se livrer aux effets de son ressentiment, demandait au roi d'Angleterre satisfaction de toutes hss saisies faites par la marine anglaise, ainsi que la restitution de tous les vaisseaux, tant de guerre que de commerce, pris sur les Français, et qu'elle regarderait le refus qui en serait fait comme une déclaration de guerre authen- tique. " Le ministère anglais refusa, et le gouverne- ment frappa enfin d'embargo tous les bâtiments britan- niques qui pourraient se trouver dans les ports du royaume ^.

Pendant que les ministres des deux pays échangeaient ainsi des notes et des récriminations, en Amérique leurs

1 Henri Martin, Histoire de France, vol. 15, p. 479.

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régiments et leurs milices continuaient à échanger des balles. Du côté de TOhio, Braddock à la tête de 2,200 réguliers et provinciaux, avec lesquels il s'était flatté de réduire le fort Duquesne, avait subi à la Monon- gahéla, le 9 juillet 1755, une sanglante défaite, qui lui avait coûté la vie^ En Acadie, les Anglais s'étaient emparés des forts Beauséjour et Gaspareau 2. Enfin, au lac George, Dieskau, battu par le colonel William John- son, avait été blessé grièvement et fait prisonnier ^. Ces nouvelles avaient convaincu le gouvernement de Ver- sailles qu'il fallait envoyer au Canada de nouvelles troupes et de nouveaux ofi&ciers généraux.

Une des causes de ses longues tergiversations était la division qui régnait dans le conseil du roi sur la manière de faire cette guerre. Les uns estimaient que, pour qu'elle fut heureuse, il fallait compenser l'infériorité maritime de la France par une diversion continentale, telle que l'invasion du Hanovre, qui forcerait le roi d'Angleterre à détourner de la guerre américaine une

1 M. de Beaujeu, qui commandait les Français, fut tué au début du combat ; ce fut M. Dumas, capitaine des troupes de la colonie, qui prit le commandement et acheva la vic- toire.

2 Le fort Beauséjour était commandé par le trop fameux Vergor-Duchambon, fils d'un ancien ami de l'intendant Bigot, lorsque ce dernier était commissaire à Louisbourg. Sa prompte capitulation fut considérée comme peu justifiable, et peu honorable. M. de Villeray commandait à Graspareau qui était vraiment impossible à défendre Ce fut deux mois environ après la prise de ces deux forts qu'eut lieu l'expul- sion et la déportation des Acadiens (septembre, 1755).

3 La bataille du lac Greorge fut livrée le 8 septembre 1755

3

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partie de ses troupes et de ses ressources financières, pour la défense de ses possessions allemandes, auxquel- les il tenait comme à la prunelle de ses yeux. Les autres soutenaient au contraire que l'intérêt manifeste de la France était de ne rien épargner afin de mainte- nir la paix c'ontinentale, et de pouvoir consacrer tous les moyens, tous les efforts de la nation, à la restaura- tion de la marine, et à l'expédition au Canada de secours assez puissants pour faire triompher les fleurs de lis, du golfe St- Laurent au golfe du Mexique.

Le comte d'Argenson, ministre de la guerre, était le principal tenant du premier système, et M. de Machault, ministre de la marine, l'avocat le plus déterminé du second. ^ Celui-ci soutenait qu'on devait se renfermer dans la guerre de mer ; que nos finances ne suffiraient pas en même temps aux dépenses qu'exigeraient la terre et la mer ; que jusqu'ici les Anglais étaient les seuls ennemis de la France, que si l'on s'alliait à la Prusse pour attaquer les possessions continentales de George II, Marie-Thérèse d' A utriche se déclarerait pour ce dernier ; que si l'on faisait au contraire alliance avec elle, Frédé- ric II considérerait cela comme une menace à son adresse; qu'il n'y avait d'autre parti à prendre que d'entretenir l'union avec la Prusse, de lier avec l'impé- ratrice une négociation qui préviendrait ou du moins retarderait sa jonction avec l'Angleterre, et donnerait à la France le temps de porter ses efforts contre sa véri- table ennemie. A cela, M. d'Argenson objectait que tous les ménagements n'éviteraient pas une guerre sur le continent ; qu'il fallait donc la commencer avec avan- tage ; agir de concert avec le roi de Prusse, déconcerter la lenteur autrichienne et mettre Marie- Thérèse hors d'état

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d'être utile aux Anglais ^. Dans le conseil de Louis XV, M. de Eouillé opina comme M. d'Argenson, qui fut aussi soutenu par M. de Bernis ^, tandis que M. de Machault vit se ranger à son avis MM. de Puisieux, ancien ministre des affaires étrangères, de Saint-Severin, et le maréchal de Noailles. Celui-ci adressa au roi plu- sieurs mémoires qui nous ont été conservés. Dans l'un d'eux il écrivait : " Quelque chimérique que soit le projet de la monarchie universelle, celui d'une influence universelle par le moyen des richesses cesserait d'être une chimère, si une nation parvenait à se rendre seule maîtresse du commerce de l'Amérique. La partie du nord, occupée par les Français et par les Anglais, en est la partie la plus peuplée, la plus forte en hommes, et peut-être la seule susceptible de l'être, à un certain point, par la nature du climat, en sorte que le vrai moyen de parvenir à se rendre maître de l'Amérique entière serait de s'emparer de l'Amérique septentrionale. C'est dans cette vue que les Anglais n'omettent aucun nàoyen d'en chasser les Français. Plus

1 Mémoires secrets sur le règne de Louis X/F, la Régence et le règne de Louis XF, par Duclos, publiés dans la " Col- lection de Mémoires relatifs à l'histoire de France, " vol. 77, pp. 108 et suivantes.

2 L'abbé comte de Bernis, cadet de très noble maison, après s'être fait un nom par son esprit et sa facilité littéraire, et avoir conquis un fauteuil à l'Académie française, était entré dans la diplomatie il avait fait bonne figure. En 1755, il arrivait de l'ambassade de Venise et venait d'être nommé à celle d'Espagne. On commençait à saluer en lui le prochain ministre des affaires étrangères, et quoiqu'il ne fît pas encore partie du conseil, il était consulté sur les affaires importantes du moment. Il devait être fait cardinal en 1758.

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l'ADgleterre est épuisée par ses dettes, plus elle pour- suit avec ardeur et coustanee l'exécution d'un projet qui mettrait des richesses immenses en sa disposition, et qui lui fournirait des ressources qu'elle ne pourrait se procurer d'autre manière... La destinée des Etats, Sire, est dans les mains de Dieu : ce qui dépend des hommes est de se conduire avec sagesse, justice et pru- dence, de veiller surtout à la conservation de leur hon- neur et de leur réputation; et il serait moins honteux pour la France d'abandonner l'Amérique aux Aoglais après une guerre malheureuse, que de la leur laisser envahir en pleine paix sans tenter de la défendre ^ ". Dans un autre mémoire au roi, le vieux duc soumet- tait encore des considérations très judicieuses, dont la clairvoyance ne devait être que trop démontrée par les événements : " S'il fallait absolument, disait-il, se fixer à une résolution, mon opinion serait de porter tous s^s efforts à se défendre contre l'Angleterre. Si on partage ses vues ^ et qu'on les tourne du côté de la guerre de terre, celle-ci absorbera tout : le dénouement en sera de laisser les Anglais plus puissants qu'ils n'auront jamais été, et par conséquent les maîtres du sort de la France en particulier, et de l'Europe en général. Ce n'est que dans une guerre maritime, et au milieu même des disgrâces, que Votre Majesté peut espérer de former sa marine et de lui redonner cette âme et cette vie

1 Le maréchal de Noailles au roi, 15 février 1755. (Mémoi- res du duc de Noailles, dans la " Collection de mémoires rela- tifs à l'histoire de France," vol. 74, p. 45.

2 C'est-à-dire si l'on poursuit deux objets, si, en même temps que la guerre coloniale, on veut faire la guerre conti- nentale...

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qu'elle a eues pendant un temps sous le règne du feu

Al"

roi

Durant tout l'été de 1755, Louis XV et ses minis- tres flottèrent entre les deux politiques que nous venons d'indiquer. Au mois de septembre, une grave démar- che de l'impératrice vint compliquer la situation. Marie- Thérèse, se déterminant à un acte qu'elle méditait, et qu'elle avait même fait pressentir depuis quelque temps, proposa formellement à Louis XV une alliance de nature à changer toute l'assiette de la politique européenne. A ce moment les indices d'un rapproche- ment entre la Prusse et l'Angleterre devenaient très apparents. Et ce concours de circonstances, dont la plupart des historiens n'ont pas assez tenu compte, et qui a été mis en pleine lumière par le duc de Broglie dans son beau livre sur V Alliance autrichienne, fut l'une des principales causes des négociations qui s'enga- gèrent alors entre les cours de Versailles et de Vienne 'l

Elles se poursuivirent durant plusieurs mois et ne devaient aboutir qu'au printemps de 1756. Mais en attendant, il fallait faire face à l'Angleterre sur le con- tinent américain, trouver un général pour remplacer Dieskau prisonnier, et préparer l'expédition d'un nou- veau corps de troupes au Canada. Les ministres de la guerre et de la marine se préoccupaient tout spéciale- ment de ce sujet lorsque Montcalm arriva à Paris dans l'automne de 1755. M, d'Argenson le connaissait bien et appréciait ses brillants états de service. En le voyant

1 Le maréchal de Noailles au roi, 21 juillet 1755, ibid., p. 61.

2 L'Alliance autrichienne, par le duc de Broglie, p. 217, (Paris, Calmann Lévy, 1897).

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se présenter à Versailles, il se dit que c'était peut- être le chef militaire dont il avait besoin pour la guerre du Canada. Et, sans rien conclure, il s'en ouvrit à Montcalm. Celui-ci demanda sans doute du temps pour réfléchir à cette proposition, et prit congé du minis- tre de la guerre le 19 novembre. De retour à Mont- pellier, il communiqua à sa mère et à sa femme la nou- velle perspective qui s'ouvrait devant lui. Madame de Montcalm en fut douloureusement affectée, et pria son mari de se dérober, s'il le pouvait, à ce commandement lointain et hasardeux. Elle était d'un " caractère timide, et s'élevait difficilement au-dessus du cercle de famille, » écrit l'abbé Casgrain. " La marquise de Saint- Véran \ au contraire, forte comme une Romaine, quoique brisée de douleur, conseilla à son fils d'accepter ce poste d'honneur et de confiance que lui offrait son souverain. La marquise de Montcalm ne pardonna jamais ce con- seil à sa belle-mère, et lui reprocha plus tard la mort de son mari '^. "

Cependant, M. d'Argenson avait décidément fixé son choix sur celui-ci, et l'avait fait agréer par le roi. A la fin du mois de janvier 1756, il écrivit à Montcalm une lettre que nous tenons à reproduire in eoctenso :

" A Versailles, 25 janvier, à minuit. j "Peut-être ne vous attendiez-vous plus, Monsieur, à I recevoir de mes nouvelles au sujet de la dernière con-

1 La mère de Montcalm portait plutôt le titre de mar- quise de Saint- Véran, et laissait à l'épouse de son fils celui de marquise de Montcalm.

2 Montcalm et Lévis, par l'abbé H. -R. Casgrain, vol. 1, p. 32. L'auteur ^oute en note : " Je tiens cette tradition du marquis Victor de Montcalm. "

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versation que j'ai eue avec vous le jour que vous m'êtes venu dire adieu à Paris. Je n'ai cependant perdu un instant de vue, depuis ce temps-là, l'ouverture que je vous ai faite alors, et c'est avec le plus grand plaisir que je vous en annonce le succès. Le roi a donc déter- miné sur vous son choix pour vous charger du com- mandement de ses troupes dans l'Amérique septentrio- nale, et il vous honorera à votre départ du grade de maréchal de camp. ^ Mais ce qui vous sera encore plus sensible, c'est que Sa Majesté vous accordera en même temps, pour M. votre fils, l'agrément de votre régiment. C'est un avancement un peu différent de celui de capi- taine, que vous désiriez avec tant d'empressement pour lui, et il faut convenir que ce ne sera pas lui qui gagnera le moins au marché. Vous n'avez pas, au surplus, un instant à perdre pour venir remercier le roi de ses grâ- ces et de la distinction qu'il fait de vous. L'applaudis- sement que vous en recevrez de la part du public ajou- tera encore à la satisfaction que vous devez en avoir. Sa Majesté vous donne en même temps, pour comman- der en second sous vos ordres, M. le chevalier de vis, auquel elle accorde le grade de brigadier, et en troi- sième, M, de Bourlamaque, avec le grade de colonel. J'écris par le même courrier à M. le duc de Mirepoix» pour lui faire part du choix de M. le chevalier de Lévis ; ainsi vous pourrez vous en ouvrir avec lui ; à l'égard des autres, je crois que vous ferez bien de vous tenir sur la réserve avec ce qui s'appelle le public et de n'en faire confidence qu'à vos plus proches parents et à vos intimes amis, et cela même au moment de votre départ que vous ne pourrez trop précipiter, n'ayant guèi'e de temps pour venir recevoir ici vos instructions

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et VOUS rendre dans les premiers jours de mars au lieu de votre embarquement. Soyez persuadé, monsieur, qu'on ne peut rien ajouter aux sentiments d'estime et d'amitié avec lesquels je, etc.

d'argenson."

Montcalm reçut le 31 janvier, des mains d'un cour- rier spécial détaché par le ministre de la guerre, cette lettre qui marquait une date si solennelle dans sa vie. " Je crus devoir accepter, écrit- il dans son journal, une commission aussi honorable que délicate qui assurait la fortune de mon fils, objet intéressant pour un père commission que je n'avais ni désirée ni demandée ^ ". Comme M. d'Argenson lui prescrivait la plus grande diligence, il hâta ses préparatifs, et après avoir fait à sa mère, à sa femme et à ses filles, des adieux qui durent être bien émouvants, il quitta Montpellier le 6 février 1756. Une partie du trajet de cette ville à Paris se fai- sait alors fréquemment par la voie du Khône, et ce fut celle-là que choisit Montcalm. Il s'éloignait de son Languedoc aimé, fermement résolu à accomplir digne- ment la tâche dont le chargeait la confiance de son sou- verain ; mais son cœur était plein des êtres chers dont allaient le séparer tant d'espace et de hasards. Et jus- qu'à son embarquement à Brest nous allons le voir cor- respondre incessamment avec sa famille, lui marquer sa sollicitude, lui réitérer l'expression de sa tendresse, entrer dans mille détails concernant ses affaires et ses préoccupations domestiques. Il nous a semblé qu'ici nous ne pouvions trop multiplier les citations de cette

] Journal du marquis de Montcalm, durant ses campagnes en Canada, de 17Ô6 à 1759 j Québec, 1895.

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correspondance intime, qui fait si bien connaître le caractère et les dispositions d'esprit de l'homme dont nous essayons de retracer la vie.

Le 8 février, deux jours après son départ, il arrivait à Lyon et écrivait immédiatement à sa mère: " J'arrive dans le moment par un beau temps et en bonne santé. J'ai vu en passant à Tain ^ notre hôte. Je remets de- main à la voile. Je n'ai pas eu le temps de faire d'arrêt de compte ni de vous en envoyer ; ce sera de Paris. Encore moins de faire mettre à part les papiers d'Avèze ^. Je lis avec grand plaisir l'histoire de la Nouvelle-France par le P. de Charlevoix ^. Il fait une description agréable de Québec. Compagnie choisie. Cependant rassurez-vous, j'en reviendrai toujours avec plaisir. J'embrasse la très chère et ma fille. Tout à vous, ma mère, de cœur et d'âme." Puis un mot d'affaires, par l'on voit que madame de Saint- Véran avait encore beaucoup à dire dans le gouvernement de la fortune familiale : " Si vous croyez juste, vous pouvez faire une remise aux messieurs de Boisleffre à 51 mille. Je l'ai dit à Saquet.

1 Tain est une petite ville du département de la Drôme, située au confluent du Rhône et de l'Isère, dont la popula- tion actuelle peut être de 3000 habitants.

2 Avèze, bourg et château situés à deux kilomètres du Vigan, dans le département du Gard. Le domaine d'Avèze est entré dans le patrimoine des Montcalm, et il a aujourd'hui pour propriétaire le marquis de SaintMaurice-Montcalm. En 1756, un interminable procès était encore pendant entre les Vabres de Beaufort et les Montcalm, au sujet de la propriété de ce domaine.

S. ^V Histoire de la Nouvelle- France par le P. Charlevoix avait été publiée en 1744.

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En ce cas au lieu de 8,777 livres ce serait 6,900. Le curé de Vauvert avait dit la messe pour moi et en doit dire une par semaine ; c'est bien ^."

Le 12 février, Montcalm arrivait à Paris, et le len- demain il était à Versailles il allait se mettre aux ordres de son chef hiérarchique. M. d'Argenson le pré- senta au ministre de la marine, M. de Machault^ dans le département duquel il entrait, vu que tout ce qui concernait les colonies relevait de ce ministère. Le len- demain, il eut une audience du roi et le remercia du choix que Sa Majesté avait fait de sa personne pour cet important commandement dans l'Amérique septen- trionale. Puis, il se mit à l'œuvre pour organiser son départ. Le 24 février, il écrivait à sa mère : " Le roi me donne, comme à M. de Dieskau, 25,000 francs et 12,000 francs pour mon équipage, qui me coûtera plus de 1,000 écus (3,000 francs) au delà; mais il faut aller en avant." Quatre jours plus tard, il lui donnait encore

1 Nous tenons à faire observer à nos lecteurs que, dans toutes ces citations, nous remplaçons l'orthographe ancienne par l'orthographe moderne. Montcalm écrit "j'ay" au lieu

de "j'ai ", " vous avés " au lieu de " vous avez ", etc Nous

avons puisé ces lettres ou extraits de lettres de Montcalm aux archives de l'Université Laval, se trouve une excel- lente copie de la correspondance du général avec sa famille. Elle faisait partie de la collection de manuscrits recueillis en France par M. l'abbé Casgrain, qui les a légués à l'Univer- sité. Il s'en est servi pour son ouvrage Montcalm et LéviSj mais beaucoup de ces pièces sont encore entièrement inédi- tes, et ce sont surtout celles-là que nous choisissons, d'autant plus qu'elles nous paraissent particulièrement intéressantes.

2 M. de Machault (d'Arnouville), avait été contrôleur- général des finances jusqu'en 1754. Il était garde des sceaux en même temps que ministre de la marine.

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de ses nouvelles : " J'ai fait porter hier plus de trois milliers aux rouliers de Brest, et j'ai bien encore sept à huit cents à faire porter. Je compte faire partir lundi une partie de ma maison. J'irai peut-être demain à Versailles, et je reviendrai le soir. Mon fils aîné est ici depuis quelques jours, il a un tor- ticolis ; le chevalier est toujours maigre, bien délicat, mais sa taille devient prodigieuse. M. de Ganges n'est pas bien grand, mais il a un air de force, de bonne santé, un teint bien éclairci qui doit faire bien plaisir à ces dames, à qui vous aurez sans doute demandé deux louis que je lui avais avancés au mois de novembre dernier. Je vous envoie un reçu de M. de Vezaide de cinq cents écus. Je l'avais toujours oublié. Il faut espérer qu'avant mon départ j'aurai le temps de vous écrire des choses nécessaires. Mais en vérité je n'ai pas un moment quant à présent. Je vous embrasse tous et ma fille que je n'oublie pas et que j'aime véritable- ment : je ne sais si elle écrit souvent à ses parents de Paris; j'entends sa grand-mère, sa tante de La Bour- donnaye et de loin en loin sa cousine d'Aligre \"

1 Montcalm parle ici de " sa fille." Il en avait trois autres, mais elles étaient prabablement absentes de la maison en ce moment, peut-être en pension dans quelque communauté pour leur éducation. Cette fille était vraisem- blablement l'aînée de la famille La grand-mère dont il est

question dans ce passage était madame la marquise du Boulay, mère de madame de Montcalm 5 elle demeurait à l'abbaye de Port-Royal, près Paris. Madam e de la Bourdonnaye était née Marie-Françoise Talon du Boulay, sœur de madame de Mont- calm ; elle avait épousé Louis-François de la Bourdonnaye,con- seiller d'Etat. Madame d'Aligre était la fille unique de Louis- Denis Talon, marquis du Boulay, frère de madame de Mont-

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Comme on le voit par cette lettre les deux fils de Montcalm étaient en ce moment à Paris, avec leur père. L'aîné Louis-Jean-Pierre-Marie, désigné sous le nom de comte de Montcalm, était âgé de dix-sept ans seulement, et chevau-léger de la garde ordinaire du roi. Le second, Gilbert-François-Déodat, appelé le che- valier de Moatcalm, âgé de douze ans et demi, pour- suivait encore ses études. Lorsque Montcalm fut désigné pour le commandement des troupes du Canada, il était question de nommer Paîné capitaine d'uae compagnie dans le légiment de son père.

Au lieu de cela, il succédait d'emblée à celui-ci, et devenait du jour au lendemain mestre de camp, ou colo- nel de cavalerie. Le duc de Eichelieu, et le président Mole, demandèrent alors au ministre de la guerre de donner la compagnie vacante au chevalier de Mont- calm ^. Mais le marquis refusa cette faveur, trouvant

calm, préoident à mortier, mort en 1744. Elle était mariée à Etienne-François d'Aligre, en 1727, conseiller au Parle- ment en 1745, président à mortier depuis 1752. Madame d'Aligre se trouvait la propre nièce de la marquise de Mont- calm. Elle n'avait pas d'enfants, et mourut en 1767. M. d'Aligre, devenu premier président en 1768, se remaria en 1769, émigra durant la Révolution et mourut à Brunswick en 1798. (Voir pour les familles Talon du Boulaye et d'Aligre, le Dictionnaire historique de Moréri, 1759, vol. 10, pp. 28 et 29, et l'annuaire de la noblesse, de Borel d'Hauterive, année 1867.

1 Le duc de Richelieu, ce roué qui joua en même temps un rôle politique et militaire au XVIIP siècle, avait été lieu- tenant-général du Languedoc de 1738 à 1755, et il avait pré- sidé les Etats de cette province, à Montpellier, lorsque Mont- calm y siégeait. C'est ce qui explique ses démarches en faveur du fils de Montcalm Mathieu-François Mole, prési-

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son fils trop jeune et désirant lui faire terminer ses étu- des. " J'ai prié le ministre, écrit-il dans son journal, de dire ma façon de penser au roi, et j'eus été fort aise que l'on ait disposé de cette même compagnie en faveur du comte de Bernis, neveu de l'abbé de Bernis. Ou m'a flatté qu'à quinze ans on pourrait faire le chevalier de Montcalm, capitaine réformé \ et que cette compagnie pourrait lui revenir un jour, le comte de Bernis ayant un bon du Koi pour être colonel des Grenadiers de France ".

La promotion inespérée de son fils aîné au grade de colonel avait causé à Montcalm une satisfaction pro- fonde. On voit par ses lettres toute sa sollicitude pour cet héritier de son nom. Il lui prodigue les con- seils de son expérience, il lui trace la ligne de conduite à suivre par un officier parvenu si jeune à un grade si élevé, il va même jusqu'à lui dicter textuellement telle lettre à écrire : " Il faut, lui dit-il, que vous répondiez aux officiers du régiment qui vous ont fait l'honneur de vous écrire, ou qui vous écriront, que vous êtes bien sensible à leurs compliments, que vous les auriez pré- venus si vous l'aviez pu ; mais que, n'étant pas encore déclaré mestre de camp du régiment de votre père, vous ne pouviez pas leur en écrire ; que vous leur en ferez

dent à mortier depuis 1731, était cousin germain de madame de Montcalm. Son père, Jean-Baptiste Mole de Champlâtreux était le frère de la marquise du Boulay, mère de cette der- nière.

1 _ L'officier réformé était celui qui conservait le titre et partie des émoluments d'un emploi militaire supprimé. Mont- calm était resté colonel réformé, après la suppression de son régiment d'Auxerrois.

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part lorsque vous serez dans le cas d'en remercier le Koi ; que vous les priez de vous conserver leur amitié, de vous aider de leurs conseils, et que vous vous esti- merez heureux de leur donner des preuves du parfait attachemeut avec lequel vous avez l'honneur d'être, etc. En écrivant à messieurs les lieutenants, si quel- qu'un vous écrit, vous pourrez leur écrire dans le même goût sans parler des avis. Voilà la différence à mettre entre les capitaines et les lieutenants ^ ". Ces minuties nous semblent intéressantes parce qu'elles peignent au vif le père dévoué, soucieux de voir son fils gagner l'estime et la confiance de ceux avec qui sa carrière va le mettre en contact.

Quelqi»es jours avant son départ, Montcalm écrira encore au jeune mestre de camp : " Je vous envoie mon fils, une lettre de votre tante, l'abbesse de Carcas- sonne ^ pour vous, et une de Monsieur le comte de Graville pour moi. Ecrivez-lui que je vous ai fait part de ses bontés, que vous les lui demandez comme ayant Phonneur de lui appartenir et en faveur de Pamitié dont il m'a honoré, que vous tâcherez de vous en ren- dre digne. Pensez un peu, et composez une lettre hon- nête. Mettez-lui " Monsieur " à la ligne, et finissez avec du respect. Son adresse : à M. le comte de Gra- ville, lieutenant-général des armées, commandant en

1 Montcalm à sonjils, Versailles, 22 février 1756.

2 Probablement Louise- Françoise de Montcalm, fille de Jean-Louis de Montcalm, qui était l'oncle du général. Elle était la cousine germaine de celui-ci, mais les enfants de Montcalm lui donnaient sans doute par respect le titre de tante. Elle était abbesse de Rieunète, diocèse de Carcas- sonne.

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Eoussillon. Signez vos lettres " le comte de Mont- calm " quand vous écrivez pour la première fois à quelqu'un. Avez-vous ëcrit à M. le Marquis du Mesnil, inspecteur de cavalerie, lieutenant général de cavalerie à Besançon. Faites-le... Ne doutez pas de mon amitié, mon fils ^."

En même temps qu'il s'occupait de ses fils, de leur avenir, Montcalm faisait diligence pour régler toutes ses affaires of&cielles et personnelles. Le 2 mars, il écri- vait à la marquise de Saint-Véran : " Mes affaires commencent à avancer. Trois milliers sont partis avant- hier avec les voitures du Eoi... Je vais demain soir à Versailles jusqu'à dimanche, d'où j'écrirai à madame de Montcalm et vous enverrai un mémoire pour mon fils, pour le chevalier, mademoiselle, un mémoire pour les correspondances, copie d'un mémoire laissé à mon fils... Je réduis mes dépêches à vous et à la très chère ^... Vous aurez avant mon départ une note de dettes que je puis laisser et arrangements... J'ai trois aides de camp, Bougainville, homme d'esprit, de société, aimable, protégé par M. de Séchelles... Le chevalier très grand est à merveille ; l'aîné délicat du rhume ; je l'ai gardé cette semaine, je le ramène ce soir à Versailles ^."

Voici comment allait se composer la maison mili- taire de Montcalm. Son premier aide de camp était Louis-A ntoine de Bougainville, lieutenant réformé à la suite du régiment des dragons d'Apchon. Montcalm

1 Montcalm à sonjils, Brest, 28 mars 1756.

2 " La très chère," c'est l'appellation intime et affectueuse que Montcalm appliquait habituellement à s a femme.

3 Montcalm à madame de â^ain^F^ran, Paris, 2 et 3 mars 1756.

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lui accordait un mot élogieux dans la citation que nous venons de faire. Mais il en disait davantage dans son journal : " C'est, écrivait-il, un jeune homme qui a de l'esprit et de belles-lettres, grand géomètre, connu par un ouvrage sur le calcul intégral ; il est de la Société Koyale de Londres, aspire à être de l'Académie des Sciences de Paris, il aurait eu une place, s'il n'avait pas préféré d'aller en Amérique apprendre le métier de la guerre et donner des preuves de sa bonne volonté. Il est frère de M. de Bougainville, ci-devant secrétaire de l'Académie Koyale des Inscriptions, très connu dans la république des lettres. M. de Bougain- ville m'est très recommandé par M. de Séchelles, par madame Hérault ^ et même par madame la marquise de Pompadour, et a mis à profit un voyage qu'il a fait en Angleterre et en Hollande ^ ". Le second aide de camp était M. de la Kochebeaucour, " homme de condi- tion du Poitou, lieutenant au régiment de cavalerie de Montcalm." Le troisième était un sous-ofiBcier au régi- ment de Flandre, nommé Marcel, " aide de camp de

1 Madame Hérault, veuve de M. René Hérault, qui avait été lieutenant de police, intendant de Paris et conseiller d'Etat, était tille de Jean Moreau de Séchelles, contrôleur général des finances. De son union avec M. Hérault, elle n'avait eu qu'un fils qui était l'ami intime de Bougainville ; elle était devenue la protectrice, presque la mère adoptive de ce dernier. Son mari avait eu de son premier mariage une tille mariée à M. de Marville, lieutenant de police, et un fils qui avait rempli lui aussi les mêmes fonctions. H y avait des alliances communes entre Montcalm et la famille Hérault. (La jeunesse de Bougainville, par René de Kérallain, pp. 36 et 37).

2 Journal de Montcalm^ p. 20.

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peine et du secrétariat, un sergent qui devient officier," étant fait lieutenant réformé à la suite du régiment de la Eeine. Quant au personnel domestique, Montcalm aura ** un cuisinier, un aide, un demi- valet de chambre, Grisou, Joseph, Dejean, premiers laquais, deux autres hommes de livrée ; chirurgien, point; j'en amène, dit-il du premier ordre, avec des garçons chirurgiens que le roi envoie ^".

Dans ses entrevues avec les ministres, Montcalm s'efforça d'obtenir des grâces pour les bataillons qui avaient passé au Canada l'année précédente, et il y réussit, quoique l'on eût décidé de les remettre à l'année suivante. Il en obtint aussi pour ses trois aides de camp et les deux ingénieurs qui devaient traverser en Amé- rique avec lui. Bougainville fut nommé capitaine réformé ; MM. des Combles et Desandrouins, ingénieurs, reçurent, celui-là une croix de St-Louis, celui-ci une commission de capitaine en second du corps royal de l'artillerie et du génie.

Le 11 mars 1756, le roi nomma officiellement le marquis de Montcalm maréchal de camp, M. le cheva- lier de Lévis brigadier ^, M. de Bourlamaque colonel, et M. le comte de Montcalm mestre de camp du régi- ment de son père. Le séjour de Montcalm à Paris touchait à son terme. Il profita des derniers moments pour réitérer à son fils aîné ses avis et ses recomman- dations et pour régler encore plusieurs affaires impor-

1 Montcalm à madame de Saint- Véran, Paris, 9 mars 1756.

2 Le grade de maréchal de camp équivalait à celui de

général de brigade. Celui de brigadier tenait le milieu entre ceux de colonel et de maréchal de camp. 4

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tantes. " Mon fils, écrivait-il le 12 mars, est ici d'hier pour le documenter, l'endoctriner et lui faire faire un uniforme de colonel avec lequel il remerciera quand je prendrai congé avec mon habit brodé. Les 12,000 livres ne sufiBront pas pour mon équipage ; je pourrai laisser des dettes, j'attends avec impatience les comptes. J'ai écrit à M. de Saint- Priest. ^ Je vous écrirai dans quel- ques jours sur Avèze et autres choses. Vous aurez la minute de mon testament, je voudrais que vous la fissiez copier et me l'envoyassiez avant mon départ. J'enverrai une lettre de la part du roi à madame de Montcalm, bonne à garder pour elle et pour moi ; pour elle, en cas de malheur, pour moi au retour, ce qui vaut mieux ^. » Voici ce que signifiaient ces derniers mots. M. d'Argenson lui avait annoncé au nom du roi, que Sa Majesté lui accordait, pour courir à fou retour du Ca- nada, une pension annuelle de quatre mille livres, outre les deux mille qu'il avait déjà, ^ et les deux autres mille qui lui étaient assurées sa vie durant, en qua- lité de colonel réformé, à titre de compensation pour la suppression de son régiment d'infanterie eu 1749. Cette même lettre assurait à son épouse, au cas elle lui survivrait, la réversibilité de 3,000 livres de pension annuelle ; " grâce que j'avais à cœur, écrit-il dans son journal, et qui m'a touché à cause de madame de Montcalm à qui je dois beaucoup."

1 Jean-Emmanuel Guignard, vicomte de Saint-Priest, maître de requête, conseiller d'Etat, intendant de Langue- doc. (Annuaire de la noblesse, 1849, 1864.)

2 Montcalm à madame de Saint- Véran, Paris, 12 mars 1756.

3— Comme chevalier de l'Ordre de Saint-Louis, titre qu'il avait reçu le 22 juillet 1741.

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A la fin de la lettre de Montcalm, que nous venons de citer, son fils, le nouveau colonel, prenant la plume, avait écrit ces quelques lignes affectueuses : " Permet- tez que je vous assure, ainsi que ma mère, de mes res- pects, au bas d j cette lettre, de la satisfaction de me voir à la tête d'un régiment, des regrets du départ de mon père et de la reconnaissance que j'ai du sacrifice qu'il fait pour moi et des bontés que vous et ma m ère voulez bien avoir pour moi. Je vous prie de me les conser- ver, je tâcherai de les mériter." Avant son départ Mont- calm devait avoir de Louis XV une audience de congé et lui présenter son fils afin que celui-ci remerciât person- nellement le roi de sa nomination au grade de mestre de camp. La veille, Montcalm écrivait à sa femme : "Je quitte ce soir Paris. Ce sera un beau jour demain pour notre fils qui remerciera le roi comme colonel. Votre nièce d'Aligre fait un testament pour vous et les vôtres pour notre sœur au mieux avec justice pour sa nièce et pour vous, mais la part de votre nièce vous revenant et aux vôtres. Ne lui en parlez à moins qu'elle ne vous en écrive. Je paie tout compte en partant et me flatte de ne rien emprunter à Brest. En tout cas, je tirerai sur Mazade, convenu ^ Je lui ai rendu les 3,0U0 livres, je ne lui dois que les 1,200 pris à Montpellier et je laisse dettes à Duc, tailleur, 2,287, article que St-Laurens paiera en retirant ma pension 1754 et les six premiers

1 Il faut lire évidemment: *' tel que convenu". Nous ferons remarquer ici une fois pour toutes que le style de Montcalm, dans ses lettres et son journal, est très elliptique. Bref, haché, peu ponctué, plein de sous-entendus etd'élisiona, c'est presque notre langage télégraphique, et parfois le sens est difficile à deviner.

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mois colonel 1765 \ Il y aura même de 3 à 400 livres de reste qu'il enverra à M. Joly, qui ensuite les ordon- nancera pour toucher le restant. A St-Amand, tailleur, pour tout compte de moi et mes enfants 1,714 livres et 17 sols ; il m'a fait quittance et je lui ai fait deux billets, un de 714 et 17 sols au 1er août ; l'autre de 1,000 livres au 12 mars à prendre chez Joly. J'ai retiré l'ancien billet de 1,350 livres ; j'ai tout réglé, quittance ; mais un billet au 12 août de 762 livres à payer chez Joly. M. Lévis me prête ce matin 1,200 livres. Je tire sur ma mère en fa- veur de Duc. Trois douzaines bouteilles de sirop pour la duchesse de Brancas,dame d'honneur de madame la Dau- phine, et donnez lui en avis, et le prix à remettre à M. Mole ; il ne faut pas être dupe." Quelques lecteurs trou- veront peut-être fastidieux ces détails de comptabilité domestique, ces informations plus ou moins précises au sujet des intérêts matériels de la famille. Mais, comme nous l'avons déjà fait observer, tout cela nous introduit dans l'intimité de Montcalm et des siens, nous rappro- che d'eux, nous initie à leur genre d'existence, et jette un jour intéressant sur leur condition de fortune, leurs relations et leurs préoccupations familiales.

La visite au palais de Versailles eut lieu le 14 : " J'ai hier présenté mon fils, dont je suis très content, à toute la famille royale," écrit Montcalm le lendemain. Le 15 mars, après avoir reçu ses instructions et sa commission, ainsi que les lettres de service de Lévis et Bourlamaque, il quittait Versailles avec son aide de camp Bougainville. Trois jours plus tard, il était à Eennes, d'oiîi il écrivait à sa femme ; " Je suis arrivé, ma très chère, ce matin. M. de la Bourdonnaye s'est rendu

1 Le premier semestre de sa pension comme colonel réformé.

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exprès ici de sa terre, et je reste toute la journée. Je serai à Brest le 21... Madame de la Bourdonnaye m'a fait faire la minute de son testament : sa sœur et sa mère par égales parts et substitution de sa nièce à sa sœur et à ses enfants, et si tu mourais avant ta mère ta part à tes enfants. Madame d'Aligre vient de m'assu- rer que si elle mourait elle te le fait passer et à ta sœur et après vous autres à tes enfants... ^ M. de la Bour- donnaye est très content de mon voyage et augure bien de tout, et l'approuve. Bougainville est très aimable, protégé de Séchelles et de madame la marquise. L'abbé de Bernis a paru sensible à mes preuves. Je lui ai mené ton fils que j'ai mené partout. Si le duc de Riche- lieu va à Montpellier fais-lui faire politesse ; il a pris dans sa cassette un mémoire pour agir en tout événe- ment, a comblé notre fils d'amitié. Je t'embrasse, mon cœur, et t'aime tendrement. L'abbé de Bernis, jouera, je crois, un très beau rôle ''^." A Rennes, Montcalm

] Voici comment tout ceci peut s'entendre. Madame de la Bourdonnaye était l'unique sœur de madame de Montcalm. Elle léguait ses biens par parts égales à sa mère, madame veuve Talon du Boulay, et à sa sœur, madame de Montcalm. Madame d'Aligre, dont nous avons parlé plus haut, était la nièce de mes dames de la Bourdonnaye et de Mont- calm. Si celle-ci et ses enfants mouraient avant cette nièce, alors cette dernière leur était substituée dans l'héritage de madame de la Bourdonnaye. Quant à Madame d'Aligre, il nous paraît qu'elle avait testé en faveur de ses deux tantes de la Bourdonnaye et de Montcalm, avec substi- tution pour les enlants de cette dernière.

2 Il joua, dans tous les cas, un rôle important, car l'an.

née suivante il devenait ministre des affaires étrangères, et, dans ce poste, sans être un très grand ministre, il fit preuve de clairvoyance et de jugement.

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écrit dans son journal : " M. de la Bourdonnaye de Montbec, président au parlement de Breta.^ne, nous fit on ne saurait mieux les honneurs de la ville, il y a quelques beaux hôtels, deux places bien décorées, l'une par la statue de Louis XIV et l'autre par la statue pédestre de Louis XV, avec deux grandes figures qui l'accompagnent, monument placé en 1754, et que la Bretagne a élevé pour conserver la mémoire des alar- mes de la nation lors de l'extrémité le roi se trouva à Metz, et de l'allégresse publique au rétablissement de sa santé. "

Le 21 mars, Montcalm arrivait à Brest, lieu de l'em- barquement. Il y rencontra MM. de Lévis et de Bour- lamaque, ainsi que MM. de Rochebeaucour et Marcel, son second et son troisième aides de camp. François- Gaston, chevalier de Lévis, delà branche de Lévis-Ajac, en 1719, avait servi dans le régiment de la marine, et fait la campagne de Bohême en 1741-42. Il était à la bataille de Dettingen, et prit une part active à toutes les campagnes sur le Rhin, de 1743 à 1756; puis, nommé aide-major à l'armée d'Italie, il s'y distingua par sa bravoure et ses qualités militaires. Bourlamaque était capitaine aide-major au régiment Dauphin. Comme nous l'avons vu plus haut, le premier avait été créé brigadier, et le second colonel.

Les deuxièmes bataillons des régiments de la Sarre et de Royal-Roussillon, composé chacun de treize com- pagnies, et commandés, l'un par M. de Senezergues, et l'autre par le chevalier de Bernetz, étaient prêts à s'em- barquer. Ces bataillons de 525 hommes formaient un petit corps de troupes de 1,100 à 1,200 hommes, avec les officiers. M. de Cursay, maréchal des camps et

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armées, en fit la revue. La Sarre avait un uniforme blanc, avec les parements et le collet bleus, la veste rouge, les boutons et le galon de chapeau jaunes. L'uni- forme de Koyal-Eoussillon était blanc ou gris blanc, avec la veste, les parements et le collet bleus, les bou- tons et le galon de chapeau d'or ^. Ces troupes étaient animées du meilleur esprit. Montcalm disait d'elles dans un rapport au ministre : "On ne peut rien ajouter à la bonne grâce, à l'air de satisfaction et de gaieté, avec lequel l'officier et le soldat se sont embarqués." Et le brillant spectacle de rem))arquement faisait pousser à Bougainville ce cri enthousiaste : " Quelle nation que la nôtre I Heureux qui la commande et qui en est digne !" Il y avait dans la rade de Brest une escadre commandée par M. de Conflans , lieutenant-général des armées navales. Il avait reçu ordre d'en détacher trois vaisseaux armés en flûte et trois frégates, pour le trans- port des troupes et de Tétat-major. Le 23 et le 26, les deux bataillons s'embarquèrent sur le Héros, le Léopard, et V Illustre '^.

Durant son séjour à Brest, Montcalm fut l'objet de beaucoup d'attentions et de prévenances. " J'ai reçu, écrit-il dans son journal, toutes sortes de politesses de messieurs de la marine. C'est un corps bien composé, presque tout entier de gens de condition, plusieurs

1 Histoire de Vancienne infanterie française, par le géné- ral Susane, vol. 5, pp. 355 et 410.

2 On appelait vaisseaux armés en flûte ceux qui étaient aménagés pour le transport des troupes. Le Héros, de 74 canons, V Illustre, de 64, le Léopard, de 60 étaient commandés respectivement par les capitaines de Beaussier, de Monta- lais, et de Germain.

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d'une naissance distinguée, beaucoup d'honneur et de probité, une franchise dans leur façon de penser et de dire dont on ne trouve des exemples nulle part ail- leurs que chez d'aussi braves militaires que sont mes- sieurs de la marine, que le commerce de la cour et de Paris n*a pas pour l'ordinaire gâtés en leur inspirant un fonds de flatterie que l'on confond avec celui de la poli- tesse. M. le comte du Guay, chef d'escadre, qui com- mande la marine, M. Hocquart, intendant, m'ont très bien reçu. Le premier m'a paru un homme fin et délié ; sa femme a être une femme de bon air ; elle en a conservé dans un âge avancé les mines d'une jolie femme qui ressemblent paifois à des grimaces ; d'ail- leurs elle est très polie. Pour M. et madame Hoc- quart, c'est un couple bien assorti ; ce sont d'honnêtes gens, vertueux, bien intentionnés, tenant une bonne maison. Aussi M. Hocquart a-t-il été vingt ans inten- dant en Canada sans avoir augmenté sa fortune, contre l'ordinaire des intendants de colonies qui n'y font que de trop grands profits aux dépens de la colonie."

Au milieu de l'animation que faisait régner dans Brest le prochain départ de l'expédition du Canada, la pensée de Montcalm continuait à s'envoler souvent vers Montpellier. " Je vous ai instruit, écrivait-il à sa mère, de ma nomination publique comme maréchal de camp du 11 mars, et mon fils colonel du même jour. En m'écrivant en Canada il n'y a qu'à mettre simplement : "Maréchal des camps et armées, à Québec..." Ma santé est bonne et le temps du trajet sera un temps de repos. Vous pouvez convenir des pensions et même le dire sans l'afficher après mon départ. Je vous embrasse tous, et la très chère, et mes filles. Mille amitiés à toute la

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famille. J'ëcrirai jusqu'au dernier moment suivant l'usage en profitant de la chaloupe. "

Le 26 mars, l'ëtat-major était embarqué : MM. de Montcalm et de Bougainville sur la LicornCy comman- dée par M. de la Rigaudière ; M. de Lévis, M. de la Eochebeaucour, M. des Combles, et M. de Fontbrune, aide-de-camp de Lévis, sur la Sauvage, commandée par M. de Tourville ; M. de Bourlamaque, M. Desan- drouins et M. Marcel, sur la Sirèney commandée par M. de Brugnon. A peine était-il installé à bord que Mont- calm écrivait encore à sa famille : " Ma frégate, la Licor- ne, est neuve et bien propre à résister aux tempêtes ; et l'on me donne le sieur Pelegrin ^, capitaine de port de Québec, qui irait les yeux fermés dans le fleuve Saint- Laurent. Vous voyez que M. le garde des sceaux veut me conserver. M. de la Eigaudière est un officier de grand mérite et très aimable... Sou venez- vous qu'un général d'armée n'écrit jamais des nouvelles de sa marche. Les voici cependant. Il ne paraît aucun Anglais sur la côte, mais ils peuvent paraître d'un moment à l'autre. Les troupes sont sur trois vaisseaux armés en flûte, le Héros, Y Illustre, le Léopard ; l'état- major sur la Licorne, le Sauvage, la Sirène. On par- tira, un vaisseau, une frégate, à douze heures, ou vingt-

] Montcalm dit de lui dans son journal : " c'est lui qui l'année dernière fit revenir l'escadre de M. Dubois de la Motte par une route qui n'était pas encore connue, en pas- sant au nord d'Anticosti par le détroit de Belle-Isle et au nord de Terreneuve. Le ministre le renvoie à Québec avec le brevet de capitaine de port, 4,000 livres de gratification, 1,600 livres d'appointements, pour y tenir école de pilotes, et son fils a eu son insigne du port de Québec.

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quatre, après demain, pour marcher de conserve sans signaux, et si les brumes séparent et qu'on ne se retrouve plus à l'éclaircie, continuer sans se chercher ^" Deux jours plus tard la flotte était encore à l'ancre ; et Montcalm reprenait la plume : " Si le vent était bon, nous partirions demain, disait-il. Marcel, qui ne part que vingt-quatre heures ou trente-six après moi, vous écrira. Nous avons le meilleur pilote et un bon bâti- ment, voilà deux points importants contre les naufra- ges... J'embrasse Mirète et sa sœur aînée. J'assure ma mère de ma tendresse et de mon respect ; on ne peut vous aimer plus que je le fais. Je suis content du che- valier de Lévis, il doit l'être de moi. Les bataillons américains seront contents de moi et de ce que j'ai fait pour eux. Rien ne m'est venu de Bordeaux ; j'ai rem- placé ici comme j'ai pu ; j'ai tout payé. Je vous em- brasse, ma très chère, de tout mon cœur '^" Le même jour il envoyait ce mot d'adieu à la mère de sa femme : " J'espère, madame, que Dieu nous conservera l'un et l'autre et me procurera la grâce la plus chère et la plus flatteuse pour moi, qui est celle de vous embrasser au retour de l'expédition du Canada. Heureusement, je m'en crois sûr et ce pressentiment me soutient ^ ". Hélas ! ce pressentiment favorable devait être cruelle- ment déçu.

Le 30 mars, les vaisseaux étaient toujours en rade, et

1 Montcalm à madame de Saint- Véran, Brest, 26 mars 1756.

2 Montcalm à sa femme, " à la rade de Brest, 28 mars, embarqué sur la Licorne.^^

Z~^ Montcalm à madame la marquise du Boulay, à l'abbaye de Port- Royal, 28 mars 1756.

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Montcalm en témoignait son impatience dans ce mot à son fils : " Les vents nous contrarient et nous retien- nent ici, ce qui me fâche, car quand on doit faire une besogne on voudrait y être." Enfin, le 3 avril 1756, la Licorne, appareillant, gagnait la haute mer de conserve avec le Héros. Et Montcalm, les yeux fixés sur le rivage, voyait s'effacer, décroître lentement et disparaî- tre à l'horizon cette terre de France il laissait tant de fortes et nobles affections, et qu'il ne devait jamais revoir.

CHAPITRE III

Sur l'océan. Terrible tempête Impressions de Montcalm. Arrivée à Québec La discipline des troupes. Départ pour Montréal. Première entrevue avec le gouverneur- général. M. de Vaudreuil. Sa carrière et son caractère. Ses dispositions au sujet du commandement des trou- pes.— Sa lettre au ministre et la réponse de celui-ci

Les pouvoirs respectifs de Vaudreuil et de Montcalm ;

celui-ci subordonné à celui-là L'armée du Canada. Les

troupes de terre, les troupes de la colonie et la milice.

Evitant les croiseurs anglais et triomphant des périls de la mer, le vaisseau qui portait Montcalm fit, en somme, une traversée assez prompte. Du 3 au 12 avril, le temps et les vents furent très favorables. Du 12 avril au 18, jour de Pâques, la Licorne eut à lutter contre une effroyable tempête qui lui fit courir le plus grand danger, et l'entraîna hors de sa route, au-delà de cent lieues vers le sud. Le 16 avril, jour du Vendredi saint, le gaillard d'arrière fut deux fois surmonté par les vagues, et la perte de la frégate et de son équipage tint à bien peu de chose. Pour son premier voyage elle subit un terrible assaut. " Je ne savais plus dans quelle assiette me tenir, écrit Montcalm ; je crois que, si j'avais osé, je me serais fait amarrer. Je n'oublierai pas de sitôt cette semaine sainte." Ce formidable ouragan s'apaisa pour Pâques et l'on eut le bonheur d'avoir ce jour-là la messe à bord, malgré l'agitation des vagues, en y allant, dit Montcalm dans son journal, " avec beau- coup de précaution, faisant tenir le calice par un mate-

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lot assuré." " On ne peut, ajoute-t-il, s'exposer à dire la messe par un gros temps, à cause des roulis ; aussi, eu avons-nous été privés pendant toute la semaine sainte. On est sur les vaisseaux d'une manière édifiante, on y prie Dieu trois fois par jour, le matin, le soir avant que l'équipage soupe, et on dit les litanies de la Vierge à l'entrée de la nuit. A chaque fois on prie Dieu pour le roi, pour l'équipage, et on termine toujours les priè- res par des cris de Vive le roi. Les dimanches et les fêtes on dit vêpres sur le pont, afin que tout l'équipage puisse y assister, même sans quitter les manœuvres." Ce devait être un émouvant spectacle que ces prières et ces cérémonies du culte, offertes au Créateur des mon- des, sur un frêle navire, perdu entre l'immensité des cieux et l'immensité des flots. Et l'on se sent le cœur serré quand on songe que tout cela a sombré dans le naufrage des institutions et des croyances.

Durant la tempête on perdit un matelot ; il y eut une vingtaine de malades à bord. Le 28 avril la Licorne atteignait le Grand- Banc de Terreneuve. L'équipage fit quelque pêche et Montcalm goûta d'un mets nou- veau : la morue fraîche. " Il faut con^venir, dit-il, que c'est un excellent manger. Et ce qu'il y a de meilleur n*est pas connu en Europe, la langue, la tête et le foie, qui font une sauce naturelle et exquise à la morue comme celui du rouget. Le P. Charlevoix et les autres voyageurs n'ont rien dit d'outré en annonçant l'excel- lence de ce manger."

Dans les parages de Terreneuve les banquises et la brume firent encore courir au vaisseau quelque péril. Enfin, le 5 mai, il entrait dans le fleuve Saint-Laurent, n'ayant aperçu aucun navire anglais durant la traver-

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sée ; excepté, nous apprend Montcalm, " le 4 avril, que nous fûmes toujours suivis par un petit bâtiment au loin, qui, à sa manœuvre, avait l'air de nous observer, et la journée du Vendredi saint que nous vîmes sous le vent à nous un gros vaisseau de guerre. C'était sur la fin du jour, et il était, comme nous, en peine de se soutenir contre la mer. Je pense que ce coup de mer aura fait rentrer les Anglais, s'ils étaient en croi- sière, comme l'année dernière, sur le Bancavert ". La tempête avait, le 16 avril, séparé la Licorne du Héros^ qui finit par le précéder de quelques heures.

Le 10 mai, le vaisseau qui portait Montcalm se vit retenu dans les eaux du Gap Tourmente par le vent contraire. Impatient d'arriver, le général voulut se ren- dre à terre en chaloupe, dans l'espoir de se faire trans- porter à Québec en voiture. Mais il dut revenir à bord faute d'avoir trouvé un véhicule convenable. Le 12, la Licorne ayant gagné trois lieues en profitant du flot, Montcalm se fit descendre à la Petite-Ferme, à St-Joachim, et partit en calèche. Il dut coucher en chemin chez M. du Buron, curé du Château-Richer, et n'arriva à Québec que le 13 mai, quelques heures après la Licorne, à laquelle une bonne brise de nord-est avait fait regagner le temps perdu ; de sorte, observe Mont- calm, " qu'en voulant me presser j'y ai été pour de la pluie, de la fatigue et de la dépense." Du mouillage, " à dix lieues de Québec," il avait écrit à sa femme une longue lettre dont nous avons déjà reproduit quel- ques lignes. " Notre navigation, y disait-il, peut être regardée comme fort heureuse puisque nous voici assez près de notre destination en trente-huit jours. J'ai été assez heureux pour n'être point incommodé ou tant soit

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peu fatigué par le gros coup de vent que nous avons essuyé pendant la semaine sainte. Il n'en a pas été de même de ceux qui m'accompagnaient : ils ont tous été tourmentés du mal de mer, principalement M. Estève, mon secrétaire, et Joseph, pour qui c'a été une vraie maladie... Ma santé est aussi bonne qu'elle ait été depuis longtemps. Je me suis bien trouvé de manger peu, de ne pas soupei, de ne manger que des choses saines, du thé de loin en loin, et grand usage de limo- nade. J'ai cependant, malgré la brièveté de notre navi- gation, pris peu de goût pour la mer, et je crois que quand j'aurai été assez heureux pour vous rejoindre, je finirai alors mes campagnes de mer... Je sais qu'on est bien heureux d'avoir des détails des personnes qu'on aime, et j'ai cru que ma mère et vous, ma très chère et bien aimée, liriez avec plaisir tous ces détails peu inté- ressants pour d'autres. Je vous prie de faire dire à Montpellier ou à Vauvert, suivant que ma lettre vous joindra, une grand'messe pour remercier Dieu de notre bonne navigation et demander continuation de bon succès."

Montcalm était arrivé dans cette Nouvelle-France qu'il venait défendre et pour laquelle il allait donner sa vie. Ses premières impressions, telles que nous les trouvons consignées dans son journal, étaient excellen- tes. " Depuis le Cap Tourmente jusqu'à Québec, écri- vait-il, la côte présente le plus beau pays du monde, et elle est très cultivée et remplie d'habitations. Du côté du sud, elle commence à offrir un beau pays depuis Kamouraska, et il y a une paroisse de deux lieues en deux lieues... La côte, depuis l'endroit j'ai débarqué jusqu'à Québec, m'a paru bien cultivée, les paysans

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très à leur aise, vivants comme de petits gentilshom- mes de France, ayant chacun deux ou trois arpents de terre sur trente de profondeur... J'ai observé que les paysans canadiens parlent très bien le français, et, comme sans doute ils sont plus accoutumés à aller par eau que par terre, ils emploient volontiers les expres- sions prises de la marine ^ ".

A l'arrivée de Montcalm, le gouverneur général, M, de Vaudreuil, était à Montréal. L'état-major de Québec était composé de MM. le chevalier de Longueuil, lieute- nant de roi, de Eamezay, major, et Péan, aide-major. Ce fut l'intendant, M. Bigot, qui fit le premier au géné- ral les honneurs de la capitale. Il l'invita à un dîner de quarante couverts il déploya tout le faste dont il était coutumier. Montcalm en fut frappé. " La magni- ficence et la bonne chère annoncent que la place est bonne, qu'il s'en fait honneur, lisons-nous dans son journal ; et un habitant de Paris aurait été surpris de la profusion de bonnes choses en tout genre." Monsei- gneur de Pontbriand et M. de Longueuil tinrent aussi à recevoir à leur table M. de Montcalm.

Dès le lendemain de son arrivée, il envoya à M. de Vaudreuil un courrier pour l'en prévenir. Et en atten- dant les communications que pourrait lui adresser celui-ci, il s'occupa immédiatement de la discipline des troupes de terre dont il avait le commandement. Déjà neuf compagnies étaient débarquées, et les autres devaient être à Québec au premier jour. Le 16 mai Montcalm donnait son " instruction pour MM. les commandants des bataillons à mesure qu'ils arrive-

1 Journal de Montcalm, pp. 58, 63, 64. 5

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raient à Québec, en attendant les ordres de M. le Marquis de Vaudreuil." Il y prescrivait la plus grande attention à la discipline. On devait recommander au soldat de vivre amicalement avec les habitants et les troupes de la colonie ; lui défendre de boire avec les sauvages ou de leur vendre de l'eau-de-vie et des munitions de guerre, sous peine du cachot, pour la pre- mière fois, et des verges, pour la seconde ; faire faire l'exercice aux troupes quand elles seraient en garnison ou dans des camps stables, au plus une heure et demie par jour. Dans une autre instruction pour MM. les lieutenants-colonels, commandants des bataillons qui étaient déjà en Canada, M. de Montcalm insistait encore sur l'article de la discipline stricte. Les punitions à infliger au soldat, y disait-il, devaient être plus fortes qu'en France, parce que l'aisance ^ dont ils jouissaient ici amenait facilement du relâchement. Une partie im- portante de cette pièce était celle relative aux mariages des soldats. " MM. les commandants des bataillons, déclarait Montcalm, doivent, pour répondre aux vues sages de Sa Majesté et aux ordres précis que j'en ai, favoriser les mariages de leurs soldats avec des filles d'habitants qui puissent augmenter le nombre des cul- tivateurs... La multiplicité de ces mariages ne peut nuire en rien aux intérêts de MM. les officiers ; les compagnies ne sont pas à leurs charges, et j'aurai attention, au retour en France, de faire donner toute préférence aux bataillons qui se trouveraient les plus

1 Nous verrons ultérieuretuent que cette aisance ne dura pas.

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faibles pour être entrés dans des vues aussi utiles à rEtat \"

MM. de Bourlamaque et Desandrouins, et Marcel, le troisième aide de camp de Montcalm, arrivèrent le 15 mai. Ils avaient laissé au Cap Tourmente la Sirène^ sur laquelle ils étaient embarqués, et sa conserve, le Léo- pard, à rile-aux-Coudres. Partis de Brest le 6 avril, en même temps que Y Illustre, et suivis le lendemain par la Sauvage, ces vaisseaux avaient rebrousser chemin et mouiller à la côte de Bretagne, le 8, pour éviter des voiles anglaises. Puis, reprenant leur route le 9, les deux premiers avaient été séparés des autres par un assez gros temps. Tout le reste de leur naviga- tion avait été magnifique. Ils n'avaient pas subi la tem- pête de quatre-vingt-dix heures la Licorne avait faiUi périr ; et, chemin faisant, ils avaient pris une mauvaise petite barque anglaise chargée de fromage et de farine.

Montcalm dut retarder de quelques jours son départ pour Montréal, à cause des vents contraires et du mau- vais état des chemins, rendus impraticables par les pluies du printemps. Le 21 mai, il écrivait au ministre : *' Je pars demain pour joindre M. de Vaudreuil... J'ai pris pendant mon séjour de huit jours des instructions sur un pays et sur une guerre tout est si différent de ce qui se passe en Europe et une connaissance de Qué- bec et de ses environs. Je serai mardi matin à Mont- réal, quoiqu'il y ait soixante lieues que je ferai partie en charrette, en canot et voiture du pays, qui semble

1 Lettres et pièces miliiairesj pp. 7 à 15.

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avoir servi de modèle aux cabriolets de Paris ^ ". Avant de quitter Québec, Montcalm envoyait ce mot à sa famille : " Je pars samedi pour Montréal. Je prévois que je n'y serai pas sans besogne. Notre campagne ne tardera pas à commencer. Tout est en mouvement et nous sommes assurés, ce qui n'est pas malheureux, de l'arrivée de nos deux vaisseaux et de nos deux fréga- tes, qui sont mouillés dans la rivière à une dizaine de lieues d'ici. N'attendez pas des nouvelles ni des détails sur les opérations de la campagne. Les généraux d'armées n'informent jamais des mouvements ni des événements que quand ils sont arrivés."

Montcalm partit de Québec le 23 mai, et arriva à Montiéal le 26. Le gouverneur-général l'accueillit avec courtoisie. Pierre de Rigaud ^ marquis de Vaudreuil,

1 Montcalm à M. d^Argenson, 21 mai 1756. (Arch. prov,

Man., N. F., série, vol. XII Le véhicule dont Montcalm

parle ici est évidemment notre vieille calèche canadienne.

2 On a souvent confondu notre dernier gouverneur de la Nouvelle France avec son frère, François-Pierre ou Pierre- François Rigaud, fréquemment appelé le chevalier de Vau- dreuil, qui fut lieutenant de roi à Québec, ensuite gouverneur des Trois Rivières, et, en 1758, gouverneur de Montréal. Il se distingua spécialement dans les campagnes de Chouaguen et de William-Henry. Les deux frères furent tous deux gouver- neurs des Trois-Rivières, ce qui a été une nouvelle cause de confusion. François-Pierre était le plus jeune des deux, étant le 8 février 1703. Nos vieilles annales l'appellent généra- lement M. de Rigaud. M. Ernest Gagnon a jeté une lumière décisive sur ces points obscurs de l'histoire des Vaudreuil, dans son bel ouvrage le Fort et le Château St-Louis, (seconde édition, Montréal, 1908, pp. 95, 96, 441 et suivantes). A con- sulter aussi sur les Vaudreuil V Armoriai de France, d'Hozier, vol. 6, p. 323 ; une étude intitulée le Château Vaudreuil,

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était fils de Philippe de Vaudreuil, gouverneur de la Nouvelle-France de 1703 à 1725. à Québec le 22 novembre 1698, il avait passé une partie de sa carrière en Canada, et servi longtemps dans les troupes de la marine. Après s'être successivement élevé aux postes de major-général des troupes et de gouverneur des Trois-Rivières, il avait, da 1743 à 1745, exercé les fonctions de gouverneur de la Louisiane, où, sans faire preuve de talents remarquables, il semblait avoir laissé un assez bon souvenir, malgré ses démêlés très vifs avec le sieur Michel de la Rouvillière, commissaire- ordonnateur à la Nouvelle-Orléans, dont la correspon- dance avec le ministre de la marine contenait de vio- lentes dénonciations contre le chef de la colonie ^. Cependant ces accusations n'avaient évidemment pas obtenu créance, puisque M. de Vaudreuil avait été élevé à UQ poste supérieur. Son prédécesseur, le marquis de Duquesne, s'était aussi plaint de lui avec amertume, mais simplement pour certains manques de formes et de courtoisie. M de Vaudreuil était bon, serviable, bien intentionné ; toutefois ses lumières ne correspon- daient pas à sa situation, ni ses capacités à son pou- voir. Il était plein de son importance, et jaloux de sa dignité. Par la flatterie on pouvait s'assurer sur lui beaucoup d'empire. La faiblesse s'alliait en lui à l'opi- niâtreté, ce qui est d'assez fréquente occurrence. Sa vie

publiée par M. de Léry Macdonald dans la Bévue canadienne, en 1888 ; le Dictionnaire généalogique de Mgr Tanguay.

Les Vaudreuil avaient une nombreuse parenté canadienne, par leur mère, Elisabeth Joybert de Soulanges.

\— Histoire de la Louisiane, par Léon Gayarré, vol. II, pp. 51 et suivantes.

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privée commandait l'estime, mais il lui manquait incon- testablement les aptitudes supérieures, nécessaires à l'accomplissement des devoirs publics dont le lourd fardeau allait l'accabler, pendant l'heure de crise redou- table où il était appelé à exercer ici le commandement suprême. Madame de Vaudreuil, sa femme, était une canadienne, née Fleury de la Gorgendière. Beaucoup plus âgée que son mari, elle était veuve de M. Fran- çois Le Verrier, officier des troupes de la marine, dont elle avait eu un fils et une fille ^ De son mariage avec M. de Vaudreuil il ne lui était point d'enfants. Elle avait beaucoup de parents dans la colonie et pos- sédait la réputation d'être excessivement zélée pour l'avancement de ses proches.

Malgré l'affabilité de l'accueil fait à Montcalm par le

1 Jeanne Charlotte Fleury de la Gorgendière, fille de Jacques-Alexis Fleury de la Gorgendière, sieur d'Escham- bault, était née le 10 février 1683. Elle avait épousé, le 15 juin 1704, M. François Le Verrier, capitaine dans les troupes de la marine. Il mourut en 1732, lui laissant deux enfants: Louis Le Verrier, qui devint officier dans les troupes de la marine, et Jacqueline-Marguerite qui épousa, en 1726, Jean- Paschal Soumande. Une fille née de ce mariage, Anne- Mar- guerite Soumande, épousa, en 1745, Joseph Coulon de Jumon- ville, qui fut tué en 1754 par la troupe de Washington, près du fort Nécessité. Elle se remaria, le 15 décembre 1755, avec un officier, M. Bachoie de Barante, capitaine au régiment de Béarn.

Une nièce de madame la marquise de Vaudreuil, Marie- Louise-Thérèse-Henriette Fleury de la Gorgendière, fille de Joseph Fleury de la Gorgendière et de Claire Joliet, avait épousé, en 1733, François-Pierre Rigaud de Vaudreuil, frère de notre dernier gouverneur. (Voir l'acte de ce mariage dans le Courrier de Si- Hyacinthe du 13 mars 1909.)

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gouverneur, ce dernier ne devait sans doute pas voir arriver le général avec une satisfaction sans mélange. En effet, il s'était persuadé que la présence d'un officier supérieur envoyé de France par le ministère de la guerre, pour commander ici les troupes, était inutile et qu'il pouvait lui-même suffire à cette tâche avec le concours des officiers de la colonie. Il avait écrit dans ce sens au ministre dès l'automne précédent : " Je dois, monsei- gneur, disait-il, avoir l'honneur de vous représenter qu'il n'est pas nécessaire qu'il y ait d'officier général à la tête de ces bataillons ; on peut sans cela les disci- pliner et les exercer. Les guerres de ce pays-ci sont bien différentes de celles d'Europe ; nous sommes obli- gés d'agir avec beaucoup de prudence pour ne rien don- ner au hasard, nous avons peu de monde, et pour peu que nous en perdions nous nous en ressentons. Quel- que brave que soit le commandant de ces troupes, il ne connaît pas le pays ; il ne voudrait peut-être pas agréer les avis que des subalternes pourraient lui donner ; il s'en rapporterait à lui-même ou à des conseillers mal éclairés, et il n'aurait point de succès quoiqu'en se sacrifiant. Je fonde mes représentations sur l'événement de la campagne de M. Dieskau. D'ailleurs, je ne dois pas vous dissimuler. Monseigneur, que les Canadiens et les Sauvages ne marcheraient pas avec la même con- fiance sous les ordres d'un commandant des troupes de France que sous ceux des officiers de cette colonie^". On voit ici se manifester une disposition, qui n'était pas particulière au gouverneur, mais qui se rencontrait

1 Vaudreuil au ministre, 30 octobre 1755. Arch. prov. Man., N. F., Ire série, vol. XL

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chez la plupart des officiers canadiens; une sorte de défiance ombrageuse envers les bataillons venus de France et leurs commandants ; tandis que, d'autre part, on pouvait constater chez ceux-ci une conviction trop visible de leur supériorité et parfois un dédain trop peu dissimulé pour nos milices et nos troupes de la marine. C'était le conflit ordinaire entre la susceptibilité colo- niale et la fierté européenne.

La cour n'avait pas agréé le sentiment de Vaudreuil. Le ministre lui avait même écrit, en lui annonçant la nomination de Montcalm, que ce général pourrait peut- être commander, non seulement les troupes de terre, mais aussi celles de la marine et les milices, si le gou- verneur le jugeait bon. La décision de Vaudreuil ne pouvait être douteuse. " Monseigneur, répondit- il, je ne puis qu'être très sensible à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, à laquelle est joint l'ordre du roi à monsieur le marquis de Montcalm, concernant le commandement des troupes et milices de la colonie. Comme Sa Majesté veut bien s'en rapporter à moi pour faire usage de cet ordre ou le laisser ignorer à monsieur le marquis de Montcalm, j'ai l'honneur, Monseigneur, de vous observer : V que lès milices sont les forces les plus considérables que nous ayons. Elles ont été si fou- lées jusqu'à présent qu'elles se rebuteraient si elles n'étaient menées avec douceur... Si dans les circonstan- ces présentes, monsieur de Montcalm avait le comman- dement de ces milices, je ne pourrais éviter de lui en laisser l'administration, et quelque pénétration qu'il ait, il ne saurait dans l'instant connaître le fort et le faible des paroisses. Il serait donc obligé de s'en rapporter et de donner sa confiance à des colons qui certainement

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en présumeraient, quelque prévoyant qu'il puisse être. J'ajoute, Monseigneur, que les Canadiens, quoique très honorés d'avoir un tel commandant, ne laisseraient pas que d'en avoir une peine secrète. Ils ont déjà été menés durement, et d'ailleurs les capitaines de milice qui me sont subordonnés et à monsieur l'intendant pour la police, sont extrêmement foulés dans les circonstances présentes, et il est possible qu'ils le seraient bien davan- tage s'ils avaient à répondre et à obéir à un troisième chef. 2^ Monsieur deMontcalm, quoique d'un excellent génie et d'un caractère liant,ne saurait peut-être se garantir decer. tains adulateurs de la colonie, qui, n'ayant d'autre talent que celui de courtisans, parviendraient peut-être à lui insinuer qu'il doit rendre son commandement despotique. Monsieur le baron de Dieskau m'en fournit un exemple que je ne saurais oublier. J'estime donc. Monseigneur, sous le bon plaisir du roi, qu'il est à propos que l'ordre de Sa Majesté à monsieur le marquis de Montcalm ne reçoive aucun effet. Je ne dois pas dissimuler que je fais en cela violence à l'attachement que je me sens pour M. de Montcalm. Mais je n'ai en cette occasion, comme dans toutes les autres, que le bien du service et de la colonie pour guide. Lorsque je serai dans le cas d'employer M, de Montcalm pour quelque expédition qui exigera qu'il soit à la tête des forces de la colonie, il aura de droit le commandement des troupes et mili- ces. Mais jusqu'alors, je crois. Monseigneur, qu'il con- vient qu'il ne se mêle que de celui des troupes de terre ; et dans la confiance je suis que le roi m'approuvera, j'ai l'honneur de vous renvoyer ci-joint l'ordre de Sa

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Majesté ^" Le passage relatif aux adulateurs et aux courtisans faisait un singulier effet sous la plume de Vaudreuil, qui savait si mal se défendre des flatteurs. Et l'on est tenté de sourire en lisant sa profession de tendresse pour Montcalm, envers lequel, même en ces premiers moments, il ne devait pas éprouver une incli- tion si violente. Comme nous l'avons dit plus haut, et nous appuyant sur les lettres même de Vaudreuil, nous pouvons présumer que pour lui, au fond du cœur, l'arrivée de Montcalm était une déception ; et que les prévisions optimistes exprimées l'année précédente dans une lettre du commissaire des guerres, M. Doreil, avaient peu de chance d'être réalisées. Parlant du gouverneur, ce fonctionnaire disait : " C'est un général qui a des intentions bonnes, droites, qui est doux, bienfaisant, d'un abord facile et d'une politesse toujours prévenante, mais les circonstances et la besogne présente sont un peu trop fortes pour sa tête ; il a besoin d'un conseiller dégagé de vues particulières et qui lui suggère le cou- rage d'esprit. Il paraît agir avec moi de bonne foi ; je l'aiderai si je puis, et je serai un peu débarrassé si le commandant qui nous sera envoyé le printemps pro- chain est d'un esprit liant et d'un caractère doux : il gouvernera le gouverneur. " Le commandant était arrivé, mais était-il tel que le souhaitait M. Doreil ? Ne lui manquait-il pas l'une des qualités indiquées par celui-ci comme nécessaires pour " gouverner le gou- verneur ? " On le verra bientôt.

Les premières entrevues de Montcalm et de Vau-

1 Vaudreuil au ministre^ 16 juin 1756. Canada, corres- pondance générale, vol. 101, c. 11.

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dreuil semblèrent laisser à chacun d'eux une bonne impression. Le 8 juin, le gouverneur écrivait à M. d'Argenson : " J'ai eu un vrai plaisir, Monseigneur, à conférer avec M. de Montcalm sur tout ce qui concerne le service des troupes de terre, tant en garnison qu'en campagne... Il est très prévenant; de mon côté je ne néglige rien pour faire régner entre nous l'union et l'intelligence et nous nous concilions toujours par tout ce qui pourra tendre au bien du service et à l'avantage de la colonie ^ ". Quatre jours plus tard, Montcalm écrivait à M. de Machault : " Le gouverneur général me comble de politesses ; je le crois content de ma conduite à son égard et je pense qu'elle le persuade qu'il peut se trouver en France des officiers généraux qui se porte- ront au bien du service sous ses ordres sans prétention et sans finesse. Il connaît le pays, il a l'autorité et les moyens en mains, il est à la tête de la besogne, c'est à lui de la déterminer, à moi de le soulager des détails relatifs à nos troupes pour la discipline et l'exécution de nos projets ^." En même temps, Montcalm écrivait plus librement à son ministre M. d'Argenson : ** M. de Vaudreuil respecte particulièrement les sauvages, aime les Canadiens, connaît le pays, a du bon sens, mais terne et un peu faible, et je suis bien avec lui ^" L'in- tention sarcastique nous semble percer sous les mots : " respecte les sauvages, aime les Canadiens, " et se tra- hir aussi par l'omission des Français dans la mention

1 Vaudreuil au ministre de la guerre^ 8 juin 1756. Arch. prov. Man. N. F., 2e série, vol. XII.

2 Montcalm à M. de Machault, 12 juin 1756 Arch. pror. Man. N. F., 2ème série, vol. XII.

3 Montcalm à M. d^Argenson, 12 juin 1756— Ibid,

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de ceux qui se partageaient la considération et l'affec- tion du gouverneur. Quelques jours après, Montcalm écrivait encore à M. d'Argenson, au sujet de Vau- dreuil : ** Je suis bien avec lui sans sa confiance qu'il ne donne jamais à personne de la France. Il a bonne intention, mais il est très irrésolu ^" Comme on le voit les sentiments intimes des deux chefs, étaient, d'une part, la défiance instinctive, de l'autre, le dédain spontané. Mais tout cela restait en germe, et extérieu- rement les premières entrevues avaient été plutôt satis- faisantes.

Nous croyons que c'est ici le moment de définir net- tement les situations respectives de Montcalm et de Vaudreuil, au point de vue du commandement. Le premier était bien le commandant en chef des troupes envoyées de France ; mais il était subordonné en tout au second. Voici quels étaient les termes de sa com- mission, signée par le roi, à Versailles, le 17 mars 1756 : " Louis etc., ayant résolu d'envoyer de nouvelles troupes au Canada et voulant pourvoir au commande- ment tant des dites troupes de renforts que de celles que nous avons fait passer Tannée dernière... A ces causes et autres considérations à ce nous mouvant, nous avons le sieur marquis de Montcalm fait, consti- tué, ordonné et établi, faisons, constituons, ordonnons et établissons par ces présentes signées de notre main com- mandant sur les dites troupes qui devront passer en Canada, sur celles qui y sont actuellement, sous l'auto- rité de notre gouverneur général du dit pays, et lui avons donné et lui donnons pouvoir de les employer

3 Montcalm à M. â^ Argenson^ 14 juin 1756. Ihid.

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partout besoin sera pour l'effet de no3 intentions, les faire vivre en bon ordre, police, discipline, etc.. le tout comme dit est, sous l'autorité de notre gouver- neur général en Canada ^. "

Les instructions du roi à Montcalm étaient encore plus précises que la commission. On y lisait ; " Sa Majesté a donné ses ordres au sieur de Vaudreuil, gou- verneur-général de la Nouvelle-France, sur l'usage qu'il doit faire de toutes les troupes et milices qui se trou- vent dans son gouvernement, tant pour pourvoir à cette défense que pour les autres objets dont il pourra être question ; et comme le sieur marquis de Montcalm ne peut exercer le commandement que Sa Majesté lui a confié que sous l'autorité de ce gouverneur, auquel il est subordonné en tout, et que les dispositions qu'il pourra y avoir à faire, soit pour faire échouer les progrès des Anglais, soit pour faire réussir ceux qui pourront être formés pour le bien du service de Sa Majesté et la gloire de ses armes, doivent dépendre des circonstances et être combinées avec toutes les forces de la colonie et avec la situation elle pourra se trouver dans tou- tes ses parties, le sieur marquis de Montcalm n'aura qu'à exécuter et à faire exécuter par les troupes qu'il aura sous son commandement tout ce qui lui sera ordonné par le gouverneur général, et c'est tout ce que Sa Majesté a à lui prescrire elle-même à cet égard... Dans tous les cas, le sieur de Montcalm se conformera aux ordres et instructions que le gouverneur lui don- nera, soit pour faire marcher les détachements soit pour conduire lui-même quelque expédition... En un mot,

1 Arch. prov. Man. N. F., 1ère série, vol. XII.

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ce 8era au gouverneur général à tout régler et à tout ordonner pour les opérations militaires. Le sieur Mar- quis de Montcalm sera tenu de les exécuter telles qu'il les aura ordonnées. Il pourra cependant lui faire les représentations qui lui paraîtront convenables sur les projets dont l'exécution lui sera ordonnée. Mais si le gouverneur général croit avoir des raisons pour n'y pas déférer et pour persister dans les dispositions, le sieur Marquis de Montcalm s'y conformera sans difficulté ni retardement ^ ".

Ces instructions restreignaient tellement l'initiative de Montcalm, que le ministre avait cru devoir les accompagner d'une lettre il assurait celui-ci que, malgré la subordination de son commandement, les chances de se distinguer ne lui feraient pas défaut. "Quoique vous soyez subordonné en tout à M. de Vaudreuil, lui disait-il, les occasions et les moyens ne vous manqueront pas de signaler votre zèle, vos talents et votre expérience et de les rendre utiles pour le ser- vice du roi et la gloire de ses armes. Vous trouverez chez M. de Vaudreuil toutes les dispositions que vous pouvez désirer à cet égard, et je ne suis pas en peine que, de votre côté, vous ne concouriez efficacement à établir entre vous deux la confiance que vous vous devez l'un à l'autre et qui est si nécessaire pour le suc- cès des armes de sa Majesté ^ ". Voilà donc dans quelle situation Montcalm et Vaudreuil se trouvaient placés,

1 Mémoire du roi pour servir d'instruction au sieur mar- quis de Montcalm, 15 mars 1756 Lettres de la cour de Ver.

sailles, Québec, 1890, pp. 40, 41.

2 Lettres de la Cour de Versailles] p. 44.

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l'un vis-à-vis l'autre, quant aux opérations de guerre et à la direction des troupes chargées de défendre la colo- nie.

Voyons maintenant la composition de ces dernières. La petite armée canadienne comprenait trois éléments différents : les troupes de terre, les troupes de la marine et les milices. Les premières étaient les bataillons d'in- fanterie régulière expédiés au Canada en 1755 et en 1756. A ce moment, en France, l'armée la cavalerie et l'artil- lerie non comprises était formée de quatre-vingts régi- ments français, et de trente et un régiments étran- gers. Quelques-uns étaient à quatre bataillons, un cer- tain nombre à deux, et d'autres à un seul. Les batail- lons se subdivisaient chacun en treize compagnies : douze de fusiliers, de quarante hommes chacune, et une de grenadiers, de quarante-cinq hommes ^. Plu. sieurs de ces régiments portaient des noms de province ou de région, comme Guyenne, Béarn, Languedoc, La Sarre, etc. En 1755, on avait envoyé ici sous le com- mandement du baron de Dieskau, les seconds bataillons de La Eeine, Guyenne, Béarn et Languedoc. Cela faisait quarante-huit compagnies de fusiliers à qua- rante hommes, et quatre compagnies de grenadiers à quarante-cinq hommes, en tout un contingent de 2100 hommes. Mais ce chiffre avait été diminué par diverses circonstances. D'abord quatre compagnies de la Keine et quatre compagnies de Languedoc, parmi

1 Ordonnance du \0 février 1749 | Histoire de V ancienne infanterie française, par le général Susane, vol. I, p. 293 ; Le Grand Dictionnaire, au mot " bataillon " ; Lettres de la Cour de Versailles, p. 26.

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lesquelles il y avait deux compagnies de grenadiers, avaient été prises à bord de VAlcide et du LiSy ce qui faisait 330 soldats de moins. De plus, trente- quatre hommes étaient morts durant la traversée, cinquante- sept dans les hôpitaux du Canada, et vingt-sept avaient été tués à la bataille du lac Georges, de sorte qu'au printemps de 1756 l'efifectif de ces quatre bataillons était réduit à 1652 hommes. Avec Montcalm, les seconds bataillons de La Sarre et de Royal- Roussillon, formant 1050 hommes, venaient d'arriver au Canada. M. le chevalier de Montreuil, major-général des troupes, fit au mois de juin 175C la récapitulation suivante : La Reine, 327 hommes ; Languedoc, 32G ; Guyenne, 492; Béarn, 498; La Sarre, 515 ; Royal-Roussillon ; 620; soit un total de 2678, auquel il fallait ajouter 156 volontaires et 918 recrues, ce qui donnait en tout 3,752 soldats, sans compter les officiers ^.

Outre les " troupes de terre " ou les bataillons déta- chés des régiments français, il y avait les troupes de " la marine," ainsi dénommées, non parce qu'elles devaient servir sur la flotte, mais parce qu'elles étaient sous la juridiction du ministère de la marine, tandis que les autres bataillons de réguliers relevaient du ministère de la guerre. Elles existaient au Canada depuis environ cinquante ans, et constituaient un corps permanent, employé aux garnisons des villes et des postes, à la défense des frontières et au maintien de l'ordre à l'intérieur de la colonie. Plusieurs de leurs officiers étaient Canadiens de naissance, quelques-uns venaient de France, mais étaient attachés au Canada,

1 Arch. prov. Man., N. F. 1ère eére, vol. XII.

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soit par des alliances contractées ici, soit par les pro- priétés qu'ils avaient acquises dans le pays. En 1756 ces troupes formaient trente compagnies de soixante- cinq hommes formant un total de 1950 hommes.

La milice du Canada était composée de toute la population mâle de quinze à soixante ans. Dans cha- que paroisse il y avait un " capitaine de la côte " choisi parmi les habitants les plus intelligents et les plus capables, et il était placé à la tête d'une compagnie qui comprenait naturellement tous les hommes propres au service militaire. Quand ils en étaient requis, les capi- taines devaient convoquer et choisir le nombre d'hom- mes demandés et les conduire à l'armée. Les miliciens recevaient le même équipement que les autres soldats, et durant leur service ils étaient nourris par le roi. Toutefois, ils ne recevaient point de solde, mais avaient droit à une rémunération quand ils étaient appelés à faire des corvées, pour les convois et les transports ^. En 17Ô0, M. Fleury Deschambault, agent de la com- pagnie des Indes, avait formé un plan pour la meilleure organisation de la milice, et il l'avait soumis l'année suivante à la considération du ministre, avec l'approba- tion de M. de la Jonquière. En 1755, M. de Vaudreuil écrivit au ministre de la marine à ce sujet, recomman- dant ce projet, et proposant en même temps la création d'un colonel-général des milices, et la nomination de M. d'Eschambault 2. Parlant d'un modèle de rôle pré-

1 .^Journal des campagnes du Canada, de M. de Malartic, Paris, Pion, 1890 ; p. 38.

2 M. d'Eschambault était le beau-frère de M. de Vau- dreuil. 6

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sente par celui-ci, il disait : " Il est certain que si les rôles des miliciens de la colonie étaient tenus avec le même ordre et la même exactitude, dans le moment je pourrais juger des forces que je serais en état d'emplo- yer, suivant l'exigence des cas, et régler conséquem- ment mes projets ^ ".

En 1756 la milice du Canada s'élevait à 14,000 hommes. Mais, excepté à la fin de la guerre, quand la crise finale approchait, il n'y eut jamais plus que 4,000 miliciens en service actif Au siège de William- Henry, en 1757, il y en eut 2980. Après la bataille de Carillon en 1758, environ 2400 furent envoyés au lac Champlain. Généralement on ne pouvait les tenir à l'armée durant toute la campagne, car, après trois ou quatre semaines, il fallait les renvoyer dans leurs paroisses pour les récoltes.

Telle était la composition des troupes que Mont- calm allait avoir sous ses ordres pendant la prochaine campagne.

1 Extraits des archives des ministères de la marine et de la guerre, Québec, 1890 ; p. 68.

CHAPITRE IV

Montcalm à Montréal L'aspect de cette ville au printemps

de 1756 Le mouvement des bataillons La situation

militaire Quelques officiers et fonctionnaires Les sau- vages Le plan de campagne Montcalm et Lévis à

Carillon Correspondance du général Les projets de

Vaudreuil au sujet de Chouaguen Hésitations et re- tards.— L'opinion de Montcalm Le siège de Chouaguen

est décidé Montcalm au fort Frontenac Les prépara- tifs de l'expédition M. de Rigaud et M, Le Mercier

Départ de l'armée A la baie de Niaouré La marche

en avant Commencement du siège En quoi consistait

Chouaguen ou Oswégo La tranchée est ouverte Eva- cuation du fort Ontario. Erection des batteries Le feu

est ouvert contre la place Dispositions énergiques de

.Montcalm Capitulation des Anglais Les fruits delà

victoire Joie dans la colonie.

Lorsque Montcalm y arriva au printemps de 1756, Montréal était un foyer d'activité. Depuis le commen- cement de la guerre, le gouverneur général s'y tenait presque en permanence, et il en fut ainsi durant toutes les années 1756, 1757 et 1758. Il résidait au Château- Vaudreuil ^, et sa présence entraînait naturellement celle d'un grand nombre de fonctionnaires et d'officiers. C'était dans cette ville que s'organisaient les campa- gnes, que s'élaboraient les plans de défense ou d'atta- que, que se concentraient les troupes destinées aux

1 Le Château- Vaudreuil était situé à peu près sur l'em- placement de la place Jacques-Cartier actuelle.

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opérations. On y voyait un va-et-vient continuel de régiments, de milices, de chefs sauvages venus pour conférer avec Ononthio. Les uniformes brillants de l'état-major et des bataillons de ligne, l'accoutrement pittoresque et le bizarre tatouage des Peaux-Rouges, l'arrivée et le départ constants des convois, les évolu- tions des troupes au son du fifre et du tambour, tout cela donnait à Montréal une animation, une vie, un éclat inaccoutumés. Québec restait le siège du gouver- nement civil. Le Conseil Supérieur y tenait régulière- ment ses séances ; l'intendant y demeurait à son poste, sauf de courtes absences pour les besoins du service ; toutes les affaires de finance et d'administration y venaient aboutir à ses bureaux et à ceux de la tréso- rerie, comme toutes les affaires ecclésiastiques au palais épiscopal. En un mot, Québec continuait d'être la capi- tale politique et religieuse de la Nouvelle-France ; mais Montréal en était devenue la capitale militaire.

Montcalm y avait été reçu au bruit du canon, " hon- neur qui ne m'était pas en France ", écrivait-il dans son journal ; " mais en fait d'honneur il y a des usages particuliers dans les colonies ^ ". Il y passa la dernière semaine de mai, et presque tout le mois de juin. Lévis, arrivé à Québec après son départ, n'alla le rejoindre que le 15 de ce dernier mois. Le 19 mai, Montcalm lui écrivait pour lui donner quelques instructions relative- ment au transport des troupes, de Québec à Montréal.

1 " Au gouverneur général, comme à un maréchal de France et les honneurs de l'Eglise comme au roi, l'encens et la paix. Pour l'évêque et l'intendant prendre les armes et rappeler. Pour tout capitaine de vaisseau se mettre en haie." (Journal de Montcalm, p. 67).

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Les compagnies du Koyal-Roussillon devaient faire le trajet par terre, celles de la Sarre par eau \ Les pre- mières n'avaient qu'à suivre la discipline ordinaire. Mais pour les secondes, il fallait quelques dispositions particulières. Montcalm faisait à son lieutenant ses recommandations, quant à la division des bateaux par

1 La Sarre partit de Québec, en deux divisions, le 5 et le 6 juin, et arriva à Montréal le 13 et le 16, soit huit et neuf jours de navigation. Royal-Roussi lion, parti aussi en deux divisions, le 10 et le 11, arriva le 19 et le 20, soit neuf et dix jours de route Un officier du régiment de la Sarre décrivait ainsi le voyage de Québec à Montréal : " Nous partions de Québec le 6 juin pour aller à Montréal prendre les ordres de M. le marquis de Vaudreuil. Nous avions deux Canadiens pour gouverner et dix de nos soldats attachés aux avirons nous conduisant. Nous eûmes pendant toute cette route des revers inimaginables ; nous ne campions jamais et dans les moments de repos que nous donnions à la troupe pour faire la soupe, nous étions dévorés par les maringouins Nous en avons eu plusieurs hommes à l'hôpital et trois bu quatre offi- ciers du régiment en ont eu des grosseurs épouvantables sur tout le corps. Nous n'avons point cessé dans toute la traver- sée d'admirer les bords du fleuve. Un bois extrêmement joli, un terrain propre à tout, une situation des plus charmantes, l'abondance du poisson et une quantité singulière de gibier nous faisaient former des vœux pour les voir peuplés. De petits lacs coupent le courant de la rivière ; nombre d'habi- tations qu'on trouve de deux en deux arpents nous amusent ... Nous arrivâmes à Montréal M. le général nous atten- dait, pour disposer son armée. Montréal est une ville fort grande et fort sujette à l'incendie, toutes les maisons étant bâties de bois. Le ton français y règne; la vocation pour le mariage y domine ; de très jolies personnes nous y engagent. Nous y avons déjà cinq officiers de mariés. On y est orgueil- leux quoique pauvre, et il n'y a que le particulier qui y régit des postes qui soit en état de suffire au train qu'ils mènent."

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brigades, à leur garde et à l'ordre qui devait y être maintenu, aux devoirs des officiers durant cette navi- gation fluviale. Il s'efforçait de prévenir les conflits possibles et même probables entre soldats et Canadiens ^ Il écrivait encore à Lévis, le 3 juin : '' J'étais en peine de votre santé, mon cher chevalier, et je n'ai pas moins d'impatience de vous voir que vous, mais M. le marquis de Vaudreuil désire que vous ne partiez qu'a- près avoir mis en mouvement la première division de Royal-Roussillon, pour venir à votre aise, et c'est vous rendre service. Doreil vous le dira. D'ailleurs la chose ne presse pas ; et pressât-t-elle, nous ne pouvons aller plus vite. Tout est lent, et à Versailles on ne sait, ni on ne saura rien de ce que vous saurez aisément et vite.' On voit ici s'affirmer le tempérament du général, impa- tient des retards et des délais dont la guerre du Canada devait lui infliger le perpétuel ennui, Montcalm don- nait ensuite à son ami quelques avis au sujet de ses arrangements personnels. " Vous ferez bien de faire partir plus tôt que plus tard, par eau, ceux de vos gens dont vous aurez besoin en campagne, et laisser le reste à Québec. Moi, au contraire, je fais tout venir ici, hors la moitié de ma batterie de cuisine, parce que je prévois que je serai obligé d'être à Montréal, sauf à aller à Québec, si le marquis de Vaudreuil y va, et vous serez obligé d'être à Québec ; ou, si je vais à Québec, vous serez obligé d'être ici ; ergo laissez la plus grande partie de vos affaires, si vous le jugez à propos, à Québec, moyen-

1 Lettrée du marquis de Montcalm au chevalier de LévU Québec, 1894, p. 13.

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nant quoi nous nous aiderons mutuellement. Pour ici, il ne vous faut aucune maison ; M. le marquis de Vaudreuil en a une bonne, jusqu'à ce que vous alliez à un camp ; et moi qui n'en ai point encore, je pourrai vous donner un morceau." Cette lettre était accompa- gnée d'un bulletin dans lequel Montcalm mettait vis au courant de la situation militaire. A ce moment les bataillons de la Eeine et de Languedoc étaient à Caril- lon, à l'extrémité sud du lac Champlain, accompagnés d'un corps de Canadiens et de sauvages, pour surveiller cette frontière, et faire de fréquents détachements qui avaient assez souvent des escarmouches avec les éclaireurs anglais. Béarn était parti depuis quinze jours pour aller camper à Niagara, dont M. de Vaudreuil avait fait reconstruire les fortifications, sous la direction de M. Pouchot, capitaine dans ce bataillon. Guyenne était en marche pour le fort Frontenac, où. la Sarre devait aller le joindre. Les ingénieurs Des Combles et Desandrouins allaient aussi y être envoyés, afin de remettre en bon état ce fort dont la condition était peu satisfaisante. Les Anglais commençaient à concentrer leurs forces vers le lac Saint-Sacrement, au sud du lac Champlain, et vers le fort Oswégo, appelé Chouaguen par les sauvages et les Français, qui s'élevait à l'em- bouchure de la rivière du même nom, sur la rive sud du lac Ontario. La destination du bataillon de Royal- Roussillon, devait dépendre des nouvelles de l'ennemi. La suprématie sur le lac Ontario était chose impor- tante. Elle nous était nécessaire pour assurer nos com- munications avec Niagara, les forts de la Presqu'île, de la Eivière-aux-Bœufs, de Machault, le fort Duquesne, et tous nos postes de l'Ouest. Nous y avions quatre

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bâtiments armés Les Anglais en avaient deux et en construisaient un troisième ^ Un gros détachement de Canadiens et de sauvages avait été dirigé vers Choua- guen. Les dernières nouvelles du fort Duquesne, à trois cents lieues de Montréal, dataient du 27 avril ; les ennemis ne paraissaient faire de ce côté aucun mouvement considérable. Les nations du pays d'en haut semblaient bien disposées. Quant aux Iroquois, pour le moment, on ne pouvait en espérer que la neutralité. Telles étaient les nouvelles transmises par Montcalm à vis au commencement de juin.

Le général, durant ces premières semaines, avait pris contact avec plusieurs fonctionnaires et officiers. L'un des plus en vue, par les devoirs qu'il avait à remplir, était M. Doreil^ commissaire des guerres, qui s'occu- pait de tout ce qui concernait l'entretien, la solde et l'équipement des bataillons. Il avait immédiatement gagné la confiance et la sympathie de Montcalm, par sa parfaite honorabilité, sa courtoisie, son intelligence

1 La marquise de Vaudreuil, de 30 canons ; la Hvrault, de 14 ; la Lionne, de 6 ; et le bateau St- Victor, de quatre pier- riers.

2 Ce sont les chiffres donnés par Montcalm dans son bul- letin du 3 juin adressé à Tjé vis. Mais on verra ultérieurement, par l'état des barques armées prises sur les Anglais à Chou- aguen, qu'il y en avait six.

3 André Doreil avait été envoyé ici pour y exercer les fonctions de commissaire des guerres, en même temps que le baron de Dieskau et les bataillons de Guyenne, la Reine, Béarn et Languedoc, en 1755. Il avait perdu récemment sa femme, et avait laissé en France plusieurs jeunes enfants sous les soins de sa mère. Sa santé laissait beaucoup à dési- rer, de même que sa fortune. C'était un honnête homme et homme de coeur.

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et son zèle. Le général lui donna son amitié, et, de son côté, M. Doreil, conquis par la personnalité si brillante et si généreuse du marquis de Montcalm, lui voua une admiration enthousiaste et une affection profonde.

M. le chevalier de Montreuil, aide-major général des troupes, fut aussi l'un de ceux que les nécessités du service mirent d'abord en relations avec Montcalm. Il était allé rencontrer celui-ci à Québec, et le voyait jour- nellement à Montréal. Cet officier était quelque peu glorieux et aimait à ee donner du rehef. " Je suis très content de M. de Montcalm, écrivait-il au ministre de la guerre, le 12 juin ; je ferai l'impossible pour mériter sa confiance ; je lui ai parlé dans les mêmes termes qu'à M. Dieskau, les voici : " Ne vous en rapportez jamais " qu'aux troupes de terre pour une expédition, mais aux " Canadiens et Sauvages pour inquiéter les ennemis ; " envoyez- moi porter vos ordres dans les endroits péril- " leux ; ne vous exposez point." Je crois qu'on sera sur la défensive de part et d'autre. M. de Montcalm ne me paraît pas avoir envie d'attaquer les ennemis ; je crois qu'il a raison ; dans ce pays-ci 1000 hommes en arrêteraient 3,000. Les ennemis sont plus nombreux que nous de 3,000 hommes au moins... Je suis déjà très bien avec M. de Montcalm ; j'entrerai en campa- gne avec lui dans le courant de juillet ; je ferai en sorte qu'il le soit autant de moi. Il me donne beaucoup plus d'occupation que ne faisait M. Dieskau ; je ne suis jamais plus content que quand j'ai beaucoup d'ou- vrage ^ ". On voit, par ces dernières lignes, que Mont-

1 Le chevalier de Montreuil à M. cTArgenson, 12 juin 1756 j Dussieux, Le Canada sous la domination française, Paris, 1862, p. 277.

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calm ne laissait pas chômer ceux qui travaillaient sous ses ordres. Son activité dévorante tenait constamment en haleine aides de camps, secrétaires et état-major. Il était vraiment générateur de mouvement et de vie. Que pensait-il lui-même de M. de Montreuil ? Il rendait justice à ses qualités ; mais le trouvait un peu inférieur à sa tâche : brave homme, très digne dans sa conduite, plein de courage, de sang-froid et d'honnêteté, mais n'ayant pas toute l'activité et la compétence exigées par ses fonctions ^.

Quant à l'intendant Bigot, qu'il avait déjà vu à Québec, et qu'il devait revoir à Montréal tra- vaillant à organiser les fournitures de l'armée, Mont- calm semblait, dans cette première période de leurs rela- tions, très favorablement prévenu en sa faveur. " On ne peut avoir plus d'activité et d'expédition dans son travail que n'en a cet intendant ", devait-il écrire de lui quelques semaines plus tard.

Au milieu de ses préoccupations et de ses préparatifs d'entrée en campagne, le général restait fidèle à corres- pondre avec sa famille. Le 15 juin, il écrivait à sa mère : " Mon établissement ici me donne beaucoup de peine comme dans tous les commencements, tout est d'une cherté horrible, et j'aurai bien de la peine à join- dre les deux bouts de l'année ensemble avec les vingt- cinq mille francs que le roi me donne. M. le chevalier de Lévis ne m'a joint qu'hier en fort bonne santé. Je

1 Montcalm au ministre, 1er novembre 1756, 18 octobre

1757, 27 octobre 1758 Le chevalier de Montreuil avait été

envoyé au Canada en même temps que M, de Dieskau en 1755, comme aide-major général, avec le brevet de lieutenant colo- nel. Avant cela, il était capitaine au régiment de Piémont.

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vais le faire partir d*ici à quelques jours pour un camp, et M. de Bourlamaque pour l'autre... Je ne sais ni ni quand je marcherai ; cela dépend des mouvements des ennemis, et nous en sommes assez mal instruits. Il me paraît que tout se fait lentement dans ce nouveau monde. Mon activité a lieu à s'y tempérer. En tout il n'y a que le service du roi et l'envie d'avoir fait la for- tune de mon fils qui puissent m'empêcher de trop son- ger à mon expatriement, à mon éloignement de vous et à l'ennui qui serait encore plus grand dans ce pays-ci, si je ne conservais un peu de ma gaieté naturelle. Je serai bien content quand je pourrai recevoir de vos nou- velles. Je ne demande à Dieu que la paix pour cet hiver ; si jamais quelqu'un a la désirer, c'est moi, d'autant plus que le succès en est toujours incertain." C'est durant ce séjour à Montréal que le marquis de Montcalm fit connaissance avec nos sauvages, ces capri- cieux et farouches auxiliaires dont le concours était parfois presque aussi à redouter que l'abstention. Le 3 juin, nous apprend son journal, les Iroquois du Sault Saint-Louis vinrent, avec " les dames du conseil," le complimenter sur son arrivée, et féliciter Ononthio (c'est ainsi qu'ils appelaient le gouverneur général, tandis qu'ils appelaient le roi Ononthio Goa). Ils lui firent l'honneur de lui présenter un collier, et il les assura qu'il irait chez eux leur rendre visite. Mont- calm sortit sans enthousiasme de cette entrevue origi- nale : " Ce sont de vilains messieurs, écrivit-il, même en sortant de leur toilette ils passent leur vie. Vous ne le croiriez pas, mais les hommes portent tou- jours avec le casse-tête et le fusil un miroir à la guerre pour se bien barbouiller de diverses couleurs, arranger

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leurs plumea sur la tête, leur pendeloques aux oreilles et aux narines ; une grande beauté chez eux, c'est de s'être fait déchiqueter de bonne heure l'orbe des oreil- les, l'avoir bien allongé pour le faire tomber sur les épaules ; souvent ils n'ont point de chemise, mais un habit galonné par dessus ; vous les prendriez pour des diables ou des mascarades. Il faut aussi avec eux une patience d'ange... Au reste ces messieurs font la guerre avec une cruauté étonnante ; ils enlèvent tout : femmes et enfants, et vous enlèvent la chevelure très propre- ment, opération dont on meurt à l'ordinaire. Au reste Duché, le fils, peut vous prêter le cinquième et le six- ième volume du P. Charlevoix. En général tout ce qu'il dit est vrai, à l'exception de brûler les prison- niers ; cela a quasi passé de mode. Cette année-ci, ils en ont encore brûlé un vers la Belle-Rivière pour n'en point perdre l'habitude, et ils auraient brûlé une femme anglaise avec son fils, sans la générosité d'un soldat qui leur a donné cinq cents livres pour la racheter. Nous leur rachetons de temps en temps des prisonniers qui, passant dans nos mains, sont traités suivant les lois de la guerre ^." Deux jours après avoir écrit ces lignes Montcalm lui-même vit arriver un parti de Nipissings qui ramenait prisonnière toute une famille anglaise capturée près de Sarasto. Le chef nommé Machiqua, croyant lui faire un magnifique présent, lui donna la femme anglaise, que le général dut accepter pour ne pas leur déplaire, en leur payant le prix convenu de 120 livres, et en leur faisant une gratification extraor-

1 Montcalm à sa mère, 16 juin 1756.

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dinaire, pour avoir hoBoré d'un aussi beau cadeau le grand commandant des troupes de Sa Majesté ^.

Pendant ce temps, le gouverneur et les chefs de l'armée avaient arrêté le plan des opérations pour la campagne de 1756. Le point le plus menacé paraissait être la frontière du lac Saint-Sacrement. Les rapports des sauvages et des prisonniers faits par nos partis disaient que les Anglais y dirigeaient leurs principales forces. Ils avaient d'abord conçu le projet d'attaquer les forts Fronte nac, Niagara et Carillon. C'était l'idée que Shirley, gouverneur du Massachusetts, avait tâché de faire prévaloir. Mais au commencement du prin- temps il avait été révoqué, et trois officiers généraux britanniques, le colonel Webb, le général Aberromby, et le comte de Loudon, avaient été désignés pour diriger les troupes anglo-américaines. Celui-ci devait être le généralissime. Les deux premiers le précédèrent de près de deux mois ; et, dans la dernière quinzaine de juin, ils arrivaient en Amérique avec environ neuf cents réguliers ^. Le retard dans le recrutement et l'équipement des milices de la Nouvelle- Angleterre, et dans l'organisation des transports d'armes, de vivres et de munitions, rendit bientôt manifeste l'impossibilité

1 Journal de Montcalm, p. 71.

2 Lords of trade to governor Hardy, 17 Feb. 1756 CDocu-

ments relating to the colonial history of the state of New- York, VII, p. 36) ; Fox to American G ov et nor s (of New York, New Jersey, Massachusetts, Connecticut,Rhode-Island, New- Hampshire), 13th March, 1756 (Ibid., p. 75) ; Montcalm and Wolfe, Parkman, 1884, I, pp. 882, 883. Le Parlement anglais avait voté 115,000 livres sterling pour aider les colonies amé- ricaines à soutenir les dépenses de la guerre.

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d*exécuter sur toute la ligne le plan de Shirley. On pro- posa donc principalement de renforcer Oswégo, et de concentrer au lac Saint-Sacrement des forces suffisantes pour frapper un grand coup contre Carillon. Telles étaient les informations reçues à Montréal. Le 19 juin, Montcalm écrivait dans son journal : " Les Iroquois du Sault ont ramené un prisonnier algonquin qui a été fait auprès d'Orange. Suivant son rapport, les opéra- tions des ennemis paraissent se diriger vers le fort de Carillon. Le renfort des troupes qu'ils attendaient de la vieille Angleterre est arrivé avec trois officiers géné- raux ou supérieurs ".

Etant donnée la situation, voici à quoi s'arrêta M. de Vaudreuil, après avoir conféré avec Montcalm. 11 fal- lait d'abord hâter les travaux de fortifications à Carillon et y établir un camp de réguliers, de troupes de la colo- nie, de Canadiens et de sauvages, qui formeraient sous le commandement d'un de nos officiers généraux, une armée capable de tenir tête aux Anglais. Cet objet obtenu, on tenterait un mouvement d'offensive sur le lac Ontario. Du côté du fort Duquesne et de Niagara, les nouvelles étaient plutôt rassurantes, les ennemis ne semblant organiser aucun mouvement contre ces deux postes. Défensive sur le lac Champlain, offensive éven- tuelle sur le lac Ontario, tel était donc le programme déterminé par les chefs militaires de la Nouvelle-France, à la fin de juin 1756. Sans doute, quant à la seconde partie du programme, il y avait beaucoup d'incertitude. Mais une tentative quelconque vers Chouaguen sem- blait indiquée comme essentielle à la sécurité du pays.

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Dès le 19 mai, M. de Villiers \ capitaine de la marine, était parti de Montréal, avec un détache oient de huit cents hommes des troupes de la colonie, pour aller sur- veiller les mouvements de l'ennemi du côté de Choua- guen. Le 5 juin, il avait établi un camp fortifié de palis- sades, à la baie de Niaouré ^, pour mettre en sûreté ses vivres et ses munitions. De là, il harcela les Anglais jusque sous le feu de leur place, leur tuant du monde et leur faisant des prisonniers. Le 16 juin, il eut avec eux une vive escarmouche, assez près du fort pour que celui-ci tirât contre lui des coups de canon. Le 25, s'étant embarqué sur l'Ile-aux-Galops, il attaqua huit berges et une barque anglaises, prit une berge armée que montaient douze hommes, et tua plusieurs soldats à bord des autres. Le 3 juillet, il surprit, sur la rivière Oswégo, le convoi du lieutenant-colonel Bradstreet qui venait de ravitailler Chouaguen ; et, dans un com- bat très vif, il lui infligea des pertes sensibles, et fit une quarantaine de prisonniers, quoique Bradstreet parvînt à repousser l'attaque ^.

1 M. Coulon de Villiers, était le frère de Coulon de Jumonville, et c'était lui qui avait vengé la mort de ce dernier sur Washington et ses soldats au fort Nécessité en 1755. à Verchères, en 1710, il était fils de M. Nicholas- Antoine Coulon de Villiers, capitaine dans les troupes de la marine, tué en 1733. Au témoignage de Montcalm, Louis de Villiers était un des meilleurs officiers de la colonie.

2 La baie de Niaouré s'appelle maintenant Sacketts Har- bour. Elle est située du côté sud du lac, tandis que Fronte- nac était du côté nord, à quelques lieues de distance. De Niaouré à Chouaguen il y avait quinze lieues.

3 Sur cette rencontre du 3 juillet 1756, les rapports fran- çais et anglais sont très contradictoires. Suivant quelques

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M. DesCombles officier du génie était parti le 15 juin, pour Frontenac, M. Desandrouins, le second ingénieur venu de France cette année, se rendit aussi. Ils com- mencèrent à fortifier cette place, qui était en très mau- vais état, et ils y firent travailler les bataillons de Guyenne et de la Sarre ^ à un camp retranché. Le 21

relations françaises, le parti de M. de Villiers aurait remporté une victoire complète, et plus de 500 anglais auraient été tués ou faits prisonniers. Cela est certainement très exagéré. D'autre part, les Anglais font de cette journée un triomphe pour le colonel Bradstreeb, ce qui n'est pas moins excessif. La vérité, c'est que la flottille anglaise fut surprise et que Bradstreet perdit de soixante à s^oixante dix hommes, tués, blessés ou faits prisonniers, mais qu'il parvint à rallier sa troupe et à tenir tête aux assaillants.

1 L'officier de la Sarre, que nous avons déjà cité, écrivait au sujet du fort Frontenac: " Il est inconcevable quelle en est la mauvaise position. Il est dominé de partout; point de magasin à couvert ; il paraît au premier coup d'œil qu'il n'a

été construit que pour le commerce" Nous lisons aussi

dans la biog raphie de Desandrouins : " Les officiers de Guyenne et de Béarn le reçurent fort bien et lui firent une foule d'honnêtetés : l'un d'eux lui donna une chambre, un autre un mate las. Mais il fut moins bien accueilli par la troupe, car il apportait les ordres du général et du gouver- neur de réduire de un franc à quinze sous le prix de la jour- née des soldats qui seraient employés au travail ". Cepen- dant, le capitaine Desandrouins ne fut pas trop mécontent des travailleurs. " Le soldat, écrit-il, quoique sa journée ne fût que de 15 sols au lieu de 20, qu'il fût rebuté par les cor- vées, gardes, patrouilles, exercices, et qu'il fit des chaleurs insupportables, travaillait assez bien. Mais j'étais depuis qua- tre heures du matin, que le travail commençait, jusqu'à ce qu'il finît, continuellement à exciter les paresseux" Et quant à l'ordinaire, il ajoute : " Nous avons vécu chez madame du Vivier, femme d'un capitaine de la colonie, tout le temps de.

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juin le colonel de Bourlamaque alla prendre le com- mandement des troupes cantonnées à Frontenac.

Comme les nouvelles de Carillon et du lac Saint- Sacrement continuaient à être assez alarmantes, Mont- calm reçut du gouverneur instruction de s'y rendre en personne avec le chevalier de vis, et Ton décida en même temps d'y faire passer le bataillon de Royal- Roussillon. Partis de Montréal le 27 juin, Montcalm et Lévis, que le chevalier de Montreuil accompagnait, remontèrent la rivière Richelieu, en faisant de courtes stations à Chambly et à Saint-Jean. Ils traversèrent ensuite le lac Champlain dans toute sa longueur, et, après avoir fait un arrêt plus prolongé à Saint-Frédéric, ils examinèrent la situation du fort, ils arrivèrent à Carillon le 3 juillet. L'été canadien était alors dans tout son épanouissement fécond ; les forêts étaient pleines de chants et de parfums ; les rivières et les lacs, tachetés d'ombre et de lumière, faisaient étinceler leurs flots chatoyants, comme autant de pierres précieuses serties dans les jeunes frondaisons des bois. Et les deux illustres compagnons d'armes, habitués à des aspects d'une beauté différente, durent échanger plus d'une exclamation admirative en présence des splen- deurs de cette nature primitive et grandiose.

Carillon, appelé par les sauvages Ticondéroga ou Che-

notre séjour à Frontenac, constamment avec du lard et des pois ". (Le maréchal de camp Desandrouins, par l'abbé Gabriel, Verdun 1887, pp, 27,28). Ce menu était cependant assez plan- tureusement varié pour quelques-uns, grâce aux sauvages. On lit en effet dans la lettre de l'officier de la Sarre : '• Pois- son et gibier fournis par les Algonquins à qui les miliciens faisaient des caresses ". 7

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ondéroga, était situé sur un promontoire au fond du lac Charaplain. Une rivière, de quatre à cinq milles, qui servait de décharge au lac George ou Saint-Sacre- ment, venait s'y jeter, après avoir fait une chute à envi- ron deux milles de la pointe. M. de Vaudreuil ^vait fait commencer, l'année précédente, un fort, pour couvrir et défendre cette position. C'était M. de Lotbinière, ofi&cier de la colonie, qui dirigeait cet ouvrage. Et les hommes du métier trouvaient les travaux trop lents et trop dispendieux. Ce fort n'était pas en pierre, mais en bois, de pièces sur pièces, liées avec des tra- verses, et les intervalles remplis de terre. Le poste était bon comme défense de première ligne à la tête du lac Champlain. Toutefois le fort n'était pas assez grand ; il ne pouvait contenir que trois cents hommes, lorsqu'il aurait en contenir cinq cents ^. Il se composait de quatre bastions reliés par des courtines. Sous le canon du fort s'étendait le camp, se trouvaient réunis environ deux mille deux cents hommes des bataillons de la Keine, Languedoc et Royal-Roussillon, des troupes de la marine et des miliciens.

Montcalm demeura douze jours à Carillon, et durant ce peu de temps il fit un travail incroyable. Il donna d'abord une impulsion plus énergique aux travaux du fort, afin de le mettre le plus tôt possible à l'abri d*une attaque. Il établit deux camps avancés, Tun de trois cents hommes, commandés par M. de Contrecœur, pour garder la rive gauche du lac Saint-Sacrement, et l'autre de cinq cents hommes, au Portage, sous

1 Montcalm à (TArgengon, 20 juillet 1756} Arch. pror., Man. N. F., 2ème série, vol. 12.

MONTCALit 'ai

le commandement de M. de la Corne, pour protéger ' la rive droite de la rivière de la Chute, avec, à ce ^ dernier endroit, un poste intermédiaire à relever tous * les quatre jours. Il fit en personne plusieurs reconnais- sances, une entre autres jusqu'à portée de l'île aux Bas- ' ques, sur le lac Saint-Sacrement, et jusqu'au poste des Deux-Rochers, sur une étroite prolongation du lac Champlain vers le sud-est, appelée Wood-Creek par ' les Anglais, et par les Français Kivière-au-Chicot. Il ' ordonna " beaucoup de petites découvertes pour con- naître la position et les mouvements de Tennemi, " et il organisa des patrouilles et des bivouacs, afin de garantir son camp et ses postes avancés contre toute ' surprise. Montcalm travailla aussi à remettre de l'or- dre dans l'administration militaire, s'occupant spéciale- ment des vivres, des magasins, de l'hôpital, de la pro- preté et de la régularité, qui jusque avaient fait triste- ment défaut. Il fit changer la qualité du pain, jeté au rebut par les sauvages, et vraiment détestable, parce ' qu'une grande partie était faite avec de la farine avariée. Il ordonna de mélanger celle-ci avec de la bonne farine de Nérac, de sorte que, sans que le Roi subît aucune perte, ' on mangea "du meilleur pain à Carillon qu'à Montréal." Il adopta pour les miliciens une disposition nouvelle, en les encadrant dans les troupes de la marine, qu'il distri- ' bua en six compagnies. Enfin il chargea le chevalier de ' Lévis d'un détachement pour aller reconnaître ce qu'on appelait les chemins des Agniers, vers le nord-ouest de Carillon, et constater si l'ennemi pourrait s'en servir' en venant attaquer ce fort et celui de Saint-Frédéric. Lévis passa trois jours dans les bois, couchant à la belle étoile, marchant comme les Canadiens et les sauvages,

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et les étonnant par sa vigueur et son endurance. Durant tout ce temps Montcalm ne s'épargna point, faisant des journées de vingt heures, se couchant à minuit, se levant à quatre heures, s'occupant de mille détails, tenant des conseils de guerre avec les sauvages, et n'ayant pas le temps de respirer ^

Après avoir pris les dispositions les plus judicieuses pour mettre l'armée, le camp et le fort de Carillon en état de résister aux Anglais, il retourna le 16 juillet à Montréal, le mandait Yaudreuil, laissant Lévis à la tête des troupes sur cette frontière. Cheminant jour et nuit, il arriva le 19 dans cette ville, d'où le lendemain il résumait ainsi à sa femme sa laborieuse excursion : " J'ai commencé ma campagne le 27 du mois dernier, en partant d'ici avec M. le chevalier de Lévis pour me rendre au camp de Carillon, nous sommes arrivés le 3. Je n'ai pas été sans occupation et sans une fati- gue extrême par les divers ordres à y donner pour tâcher d'y remettre dans l'ordre toutes les parties : hôpi- taux, vivres, diligence dans les travaux, pour achever un fort commencé l'année dernière et qui ne peut être en état d'y hasarder une garnison que dans six semai- nes ; reconnaissance du pays, établissement des postes pour la sûreté du camp, conciliation avec les sauvages, sûreté pour notre communication par le lac Champlain l'ennemi a pris deux petites barques. J'ai reçu un courrier de M. de Vaudreuil le 13 au soir. Je suis parti le 16, et, venant jour et nuit, je suis arrivé hier. Je puis vous dire avec vérité que je n'ai de ma vie eu

1 Montcalm à Bourlaynaque, 11 juillet 1756; Lettres de Bourlamaque, Québec, 1891, p. 130.

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aussi peu de temps que dans ces trois semaines. Je laisse M. de Lévis dans une position épineuse, mais dont il se tirera mieux qu'un autre, étant rempli de zèle, d'intelligence et de courage... Je crois avoir déter- miné M. le marquis de Vaudreuil à augmenter ce corps d'armée jusqu'à 3,000 hommes, et il n'y aura rien de trop." Dans cette même lettre, après avoir donné ces nouvelles militaires, il ajoutait ces autres renseignements d'ordre plus personnel : " J'ai jusqu'à présent réussi chez le Canadien et le sauvage ; ils m'adorent et j'ai été obligé d'annoncer mon retour à Carillon pour empê- cher la désertion des sauvages qui m'avaient suivi : j'ai pris leurs façons et je suis toute la journée à tenir des conseils de guerre (ou bien fumer) ; c'est cependant ennuyeux, excédant. "

Montcalm écrivait en même temps au ministre de la guerre pour le tenir au courant. Un passage intéressant de cette lettre est l'appréciation qu'il faisait, à ce moment, de Lévis ; " Je ne saurais. Monseigneur, écri- vait-il, vous dire trop de bien de lui. Sans être homme de beaucoup d'esprit, il a une bonne pratique, du bon sens, du coup d'œil, et quoique j'eusse servi avec lui, je ne lui aurais pas cru tant d'acquis. Il a mis à profit ses campagnes. Quoique je vous en écrive un bien qu'il mérite, je n'écrirais pas avec la même franchise à M. de Mirepoix." Le duc de Lévis-Mirepoix, ancien ambas- sadeur à Londres, et nommé récemment lieutenant- général du Languedoc, était le cousin de Lévis ; et Mont- calm aurait craint sans doute que sa réflexion au sujet de l'esprit du chevalier n'eût jeté sur le reste une ombre fâcheuse. Cependant cette petite réserve, indi- quée en confidence à M. d'Argenson, démontrait la sin-

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cérité des éloges décernés par le général à son lieute- nant. Celui-ci, de son côté, se déclarait enchanté de son chef ; " Si M. de Montcalm est content de moi, disait-il, ce qu'il y a de certain, c'est que je le suis beaucoup de lui. C'est avec beaucoup de regret que je l'ai vu partir. Je serai toujours charmé de servir sous ses ordres. Ce n'est pas à moi, Monseigneur, à vous parler de son mérite, ni de ses talents, vous les connaissez mieux que personne ; mais je puis avoir l'honneur de vous assu- rer qu'il a généralement plu à tout le monde dans cette colonie, et qu'il traite très bien avec les sauvages. Il a aussi établi la discipline parmi les troupes ^" Ce der- nier article était important, et c'était avec raison que Montcalm y donnait tous ses soins. ** Le soldat est bien ici, écrivait-il; comme il est nourri outre sa solde et qu'il est employé à des travaux que l'on paye, il a pour ainsi dire trop d'argent ; aussi faut-il avoir la plus grande attention à la discipline. Le climat, la façon dont il voit servir la milice du pays et les sauvages, leur inspire un esprit d'indépendance ; car il faut beau- coup de patience et de ménagement quand on mène à la guerre des Canadiens et sauvages ^ ".

C'était pour charger Montcalm d'une importante expédition que le gouverneur l'avait rappelé à Mont- réal par sa lettre du 13 juillet. Il s'agissait du siège de Chouaguen. Dès Tannée précédente cette opéra- tion avait été décidée dans un conseil de guerre tenu à Québec^. Un mois à peine après son arrivée au

1 Lévis au ministre de la guerre, 1 7 juillet 1756. 2 Montcalm au ministre de la guerre, 12 juin 1756. 3 Dialogue entre le maréchal de Saxe et le baron de Dieskau ; Arch. proT.; Man. N. F., 2ème série, vol. II.

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Canada comme gouveroeur général, M. de Vaudreuil écrivait au ministre : " J'agis avec confiance, et j'ose me flatter de faire raser Chouaguen. L'armée sera composée d'environ 4,300 hommes, dont 2,000 hommes de troupes réglées, 1,800 Canadiens et 500 Sauvages domiciliés. M. le baron de Dieskau commandera cette armée. Chouaguen est depuis l'instant de son établissement le rendez- vous des différentes nations sauvages. C'est de Chouaguen que sortent tous les colliers et les paroles que les Anglais font répandre chez les nations du pays d'en haut. C'a toujours été à Chouaguen que les Anglais ont tenu conseil avec les nations et qu'à force de pré- sents, principalement en boissons enivrantes, ils les ont déterminés à assassiner les Français. Enfin, c'est par conséquent Chouaguen qui est la cause directe de tous les troubles survenus dans la colonie, et des dépenses infinies qu'ils ont occasionnées au Koi. De la destruc- tion de Chouaguen, il s'en suivra d'un côté le parfait attachement de tous les sauvages du pays d'en haut, de l'autre une diminution considérable des dépenses que le roi fait annuellement pour la colonie ^." La nouvelle qu'une armée anglo-américaine, commandée par le colo- nel Johnson, menaçait la frontière du lac Champlain, avait suspendu l'exécution de ce projet. La défaite de Dieskau au lac George y avait fait renoncer le gouver- neur pour 1755. Mais il n'en avait pas abandonné ridée, il en parlait souvent dans ses dépêches à la cour de Versailles, et, à l'instar du vieux Caton, il aurait pu, avec une variante, terminer toutes ses lettres

1 Vaudreuil au ministre^ 24 juillet 1755f; Arch. prov. Man, N. F., 2ème série, vol. II.

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par ce refrain perpétuel : Delenda est Chouaguen. C'est que cette place était vraiment une source de péril et d'appréhension pour la Nouvelle-France. Les Anglais s'y étaient établis en 1727, au confluent de la rivière Oswégo et du lac Ontario. Dans l'origine c'était, di- saient-ils, un simple poste de commerce. Mais, au bout de quelques années, ce comptoir était devenu un fort occupé par une garnison, et des barques armées avaient été construites et lancées sur les eaux du lac. A plusieurs reprises, les autorités françaises avaient fait aux Anglais des représentations au sujet de ce qu'elles considéraient comme un empiétement de terri- toire ; mais ces démarches avaient été vaines. Choua- guen était si important, si utile aux ennemis de la France, qu'ils tenaient à le garder. De ce poste ils pou- vaient étendre leur domination sur la région des lacs, exercer leur influence sur les sauvages du pays d'en haut, ruiner le commerce du Canada avec l'Ouest, et, à un moment donné, couper ses communications avec ses forts de l'Ohio et du Mississipi.

Au printemps de 175G, il y avait eu de longues hésitations au sujet de l'entreprise contre Chouaguen, et tout le monde paraissait juger, à un certain mo- ment, qu'elle ne pourrait pas être tentée cette année encore. De prime abord, Montcalm, Lévis et leurs lieu- tenants, ne la crurent guère possible. Nos historiens, Gameau entre autres, ont noté et souligné cette impres- sion ^, et fait honneur à Vaudreuil d'une résolution plus

1 "Le général Montcalm ne l'approuvait qu'à demi (l'ex- pédition d'Oswégo) ; il avait des doutes sur le succès." Et Garneau écrit encore : <' Le général Montcalm, par un fatal pressentiment, ne crut jamais au succès de la guerre,

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clairvoyante et plus énergique. Il est certain, nous l'avons constaté plus haut, que le gouverneur caressait cette idée depuis longtemps. Mais les difficultés inhé- rentes à l'entreprise, la rareté des vivres, la lenteur des préparatifs, lui inspirèrent à lui-même des doutes, qui se manifestaient dans ce passage de sa lettre au minis- tre, datée du 8 juin : '' Si un détachement d'environ 900 hommes de troupes détachées de la marine. Cana- diens et sauvages, que j'ai envoyé pour tenter d'enlever quelques convois de vivres et d'empêcher la réunion des forces à Chouaguen, peut avoir quelque succès, et que je suis d'ailleurs dans des circonstances favorables, je pourrai entreprendre la réduction de ce fort." Tout cela était fortement conditionnel.

Quatre jours plus tard, Montcalm écrivait : " Il aurait fallu être précautionné, il y a un mois, en vivres et en artillerie, mais tout est en retard. Je presse que tout soit au fort Frontenac, qui sera le départ pour le siège de Chouaguen, afin de le persuader aux ennemis et le faire si l'occasion se trouve, ou au moins ce printemps. Monsieur Bigot m'écrit à me faire craindre que les vivres n'arrêtent ce projet pour opérer cet hiver ou de

comme ses lettres ne le laissent que trop entrevoir; de une apathie qui lui aurait fait négliger tout mouvement agresseur, sans M. de Vaudreuil, qui, soit par conviction, soit par poli- tique, ne parut au contraire, jamais désespérer, et conçut et fit exécuter les entreprises les plus glorieuses qui aient signalé cette guerre pour les Français." (Histoire du Canada, Québec, 1848, vol 3, pp. 64, 65. Il nous semble que notre illustre historien s'est servi d'une expression dont il n'a pas suffisamment considéré la portée en employant le mot " apa- thie " à propos de Montcalm, dont l'activité était dévorante.

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meilleure heure ^ ". Le 19 juin, il revenait sur ce sujet : " Le retard dans l'artillerie et les vivres arrête pour le moment tout projet sur Chouaguen. M. de Vaudreuil paraît n'y pas renoncer pour l'automne. Je crains les mêmes obstacles ^" Le 25 juin, il envoyait à Bourla- maque, qui commandait le camp de Frontenac, l'infor- mation suivante : " Depuis votre départ, on veut tou- jours faire le siège de Chouaguen ; on attend des sau- vages d'en haut ; on a tous les jours des conférences. Je finis par donner un mémoire, on le prend ad réfé- rendum ; on ne conclut rien, tant y a qu'au lieu de partir demain, samedi, on ne me fait partir que diman- che * ".

Le 29, Bougainville écrivait au même : " M. le mar- quis de Montcalm qui est parti dimanche matin avec M. le chevalier de Lévis (ils allaient à Carillon), m'a chargé. Monsieur, de vous écrire qu'il croyait qu'il y avait du changement à l'égard des projets formés pour votre partie, et dont vous étiez instruit. Cependant comme vous connaissez le terrain et la coutume de ce lieu-ci, vous penserez aisément que ce changement pourrait encore être changé *."

Le 10 juillet, l'abbé Piquet, l'actif missionnaire de la Présentation, adressait à M. de Bourlamaque, qu'il importait de tenir au courant de toutes ces fluctuations, une lettre il disait : " Tous les prisonniers et les déserteurs anglais s'accordent sur le nombre d'hommes

1 Montcalm au ministre de la guerre^ 12 juin 1756 ; Arch. proT. Man. N. F., 2ème série, vol. 12.

2 Montcalm au ministre delà guerre, 19 juin 1756; Ibid. 3 Lettres de Bourlamaque, Québec 1891, p. 127.

4 /6tU, p. 350.

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qui peuvent se trouver à Chouaguen, qui est de mille ou neuf cents hommes de garnison. Enfin la question est décidée ^, le sieur Eéaume a vous en porter les nouvelles. M. de Vaudreuil m'en écrit du 28 juin ; tout est encore sous le secret. Quoiqu'il y ait déjà plus d'un an que l'on se prépare, je pense, monsieur, que vous n'en êtes pas mieux pourvu, je dis même des choses essentielles. M. de Montcalm me marque, (mais sa lettre est du 25 juin,) qu'il presse fort pour vous revoir ^ ; mais alors M. de Vaudreuil ne s'était pas encore décidé ^ ".

A la date du 17 juillet. vis, demeuré à Carillon, n'espérait guère qu'on pût assiéger et prendre Choua- guen. Il écrivait à M. d'Argenson : " M. le marquis de Montcalm est allé à Montréal pour conférer avec M. de Vaudreuil, d'où il doit se rendre vraisemblable- ment à Frontenac pour aller tenter de faire le siège de Chouaguen, ou ce qui est plus possible, une diversion qui dégage cette partie qui est menacée, car je crains que les moyens ne lui manquent pour le siège. Toutes les entreprises sont dans ce pays très difiâciles ; on en doit presque toujours le succès au hasard. Toutes les posi- tions qu'on peut prendre sont critiques * ".

Maintenant, voici comment Bigot appréciait la situa-

1 Le texte porte " en décide, " mais c'est évidemment une erreur du copiste.

2 Ce passage, nous semble-t-il, doit être interprété comme indiquant que Montcalm pressait pour aller rejoindre Bourlamaque à Frontenac, et organiser l'expédition de Choua- guen, si elle était jugée praticable. .3 Lettres de Bourlamaque, p, 35.

4 Lettres du chevalier de Léois j Montréal, 1889, p, %\.

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tion le 26 juillet : " Si l'entreprise eût été faite plus tôt, elle était sûre ; présentement c'est pair ou non. Elle réussira encore si on n'a pas considérablement renforci (Chouaguen). Noua le saurons dana douze jours et peut-être plus tôt ^ ".

Nous tenons particulièrement à citer ici le journal inédit de M. de la Pause, aide-major au régiment de Guyenne, qui représente avec une netteté remarquable la situation : " Ce fut, écrivait cet officier, vers le com- mencement de juillet que M. le marquis de Vaudreuil se détermina d'entreprendre le siège de Chouaguen, sur le rapport de quelques prisonniers, et encore plus sur l'envie qu'il avait toujours eue de tenter cette entre- prisef] Il n'avait osé la tenter plus tôt sur la crainte on était que les ennemis ne fussent en marche pour attaquer Carillon.... M. le marquis de Montcalm lui fit observer, malgré l'envie qu'il avait d'entreprendre ce siège, combien il était à craindre de ne pouvoir y réus- sir, par le peu de troupes qu'on pourrait employer à ce siège, par le défaut des vivres et de l'artillerie propre à ces sortes d'entreprises ; ne connaissant qu'imparfai- tement ces forts ; sachant par les prisonniers que les ennemis y étaient au nombre de 16 à 1800, et qu'ils avaient un régiment à Shenectady qui était à même de s'y porter, qu'ils étaient munis de tout ce qui leur était nécessaire pour une défense, beaucoup d'artillerie, et nombre de bâtiments qui nous pouvaient empêcher la navigation du lac, et nous faire perdre notre artille- rie si malheureusement nous étions obligés à lever le

l--. Bigot à Lévis, Montréal, 26 iuillet 1756; Lettres de ot, Québec 1895, p. 9.

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siège. Toutes ces réflexions étaient justes. Il l'assura que, de son côté, il ferait l'impossible pour la réussite, mais qu'il ne pouvait répondre des événements ^ ".

Enfin, le 30 août, après l'événement, résumant pour sa femme la campagne qu'il venait de faire, Montcalm lui disait : " Vers le milieu du mois de juin, les enne- mis paraissant porter toutes leurs forces du côté du lac Saint-Sacrement, il y a deux mois que je proposai à M, le marquis de Vaudreuil de donner à notre défen- sive un air d'offensive, en faisant une diversion vers Chouaguen, qui pût dégager la frontière du lac Saint- Sacrement, et en même temps faire le siège de cette place si la lenteur ou les fautes des ennemis le permet- taient."

Le groupement de ces textes nous semble prouver clairement : Que M. de Vaudreuil pensait depuis longtemps au siège de Chouaguen; 2^ qu'au printemps de 1756, le retard dans la concentration des vivres et de l'artillerie rendait le projet problématique ; 3*^ que l'intendant Bigot était de cet avis; 4^ que Montcalm s'efforçait de hâter les préparatifs de l'entreprise, tout en craignant qu'elle ne pût avoir lieu dans des condi- tions avantageuses ; 6^ que Vaudreuil lui-même, malgré

1 Le document absolument inéd-.t que nous citons est inti- tulé ; Mémoire et observations sur mon voyage en Canada. Comme nous l'avons dit dans notre préface, nous en devons la- communication à l'obligeance et au bon vouloir intelligent de madame la comtesse de Ledinghem, arrière-petite nièce de M. de la Pause. Outre ces Mémoire et observations, qui for- ment deux cahiers volumineux, nous avons par devers nous une foule de mémoires, de rapports et de relations, dûs à M. de la Pause, dont nous nous servirons plus d'une fois dans cet ouvrage.

llb MONTCALM

son désir de détruire Chouaguen, hésitait à tenter l'aven- ture ; 6" que Montcalm n'était pas contraire au siège, mais insistait pour qu'on prit les moyens d'en assurer le succès ; qu'au commencement de juillet seule- ment, malgré l'insuffisance de ses ressources, M. de Vau- dreuil se décida à risquer l'expédition. Il nous semble que, logiquement et loyalement, on ne peut tirer d'autres déductions de ces textes, qui ne sont pas des commen- taires ou des exposés faits après coup, mais qui con- tiennent des constatations, des observations, des confi- dences au jour le jour, et comme la notation des faits tels qu'ils se produisaient, des opinions telles qu'elles évoluaient.

Que, plus tard, Vaudreuil réclame le mérite d'avoir fait l'entreprise de Chouaguen malgré l'opposition qu'il rencontra ^J que Montcalm, de son côté, affirme avoir, en cette circonstance, ramené par ses mémoires M. de Vaudreuil hésitant ^ ; cela ne saurait modifier l'ensem- ble des conclusions dont nous venons, croyons-nous, d'établir le bien fondé. Il est certain que le gouverneur tenait à la chute du poste anglais ; et il est démontré que la pénurie de ses ressources le fit avec raison balancer à en tenter le siège, au mois d'août 1756. De même il est indubitable que Montcalm, tout en approu- vant l'idée et en comprenant l'importance de réduire Oswégo, était frappé des risques énormes de cette expé- dition et redoutait un insuccès à cause du défaut de

1 Vaudreuil au ministre de la marine^ 30 août 1756 ; Arch. prôv., Man., N. Fi, 7e sérié, vol. 12. '

2 Montcalm au ministre de la guerre, 2Ô'jdîllet 1758 ; Ibid.

TOl. U.

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préparatifs. Il l'écrivait au ministre la veille de son départ pour Frontenac : " L'objet qui m'y fait passer, disait-il, est un projet qui m'a paru assez militaire si toutes les parties de détail sont bien combinées, et je pars sans en être assuré ni convaincu. Vous pouvez être certain que je me livre à ce sujet de bonne grâce et que je ne me suis compté pour rien dans une occa_ sion si intéressante, et qui m'a parue bien remplie d'obstacles." Montcalm avait raison de dire qu'il entre- prenait cette campagne " de bonne grâce. " Dès le len- demain du jour il avait reçu à Carillon le message du gouverneur lui communiquant sa décision, il avait écrit à Bourlamaque une lettre qui montrait avec quelle vigueur il entendait mener les opérations. Les officiers devaient marcher quasi comme à un bivouac. Il fal- lait, sans les mettre au courant du projet, les préparer à une réduction d'équipages, car, déclarait le général, " je serai sévère sur ce que j'ordonnerai et dont je don- nerai l'exemple. Une tente de deux en deux officiers^ nulle cage à poules, les ordinaires de quatre officiers au moins on porte moins de batterie un porte-manteau pour chacun avec une demi-douzaine de chemises. L'opération doit être faite ou manquée dans moins de vingt jours. Il faut les savoir passer durement pour une expédition qui serait aussi importante, et très avan- tageuse pour les régiments qui en seraient chargés." Comme on le voit, si Montcalm trouvait l'entreprise quelque peu téméraire, par le désavantage des condi- tions où elle devait se faire, il n'y mettait pas moins tout son cœur et toute son énergie.

Nous avons dit qu'il était arrivé à Montréal le li) juillet. Après avoir conféré avec M. de Vaudreuil et

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s'être entendu avec lui pour la conduite de l'expédi- tion, il se remit en route le 21. Dans sa lettre du 20 juillet, déjà citée, il informait sa femme de ses mouve- ments : '* Je pars demain, lui annonçait-il, pour me rendre en toute diligence possible à Frontenac où. je dois trouver nos bataillons de la Sarre, Guyenne et Béarn, M. de Bourlamaque, M. Rigaud de Vaudreuil, frère du gouverneur général, avec un corps de troupes de la colonie, milices, canadiens et sauvages, d'environ 1,500 hommes, des ingénieurs, et de l'artillerie, pour tenter un débarquement auprès de Chouaguen, qui puisse mettre à même d'en faire le siège, ou au moins une diversion pour rappeler une partie des forces anglaises qui semblent menacer M. le chevalier de Lévis. Ma commission est si hérissée de difficultés et dépend du concours de tant de choses que je ne puis répondre que de beaucoup de zèle pour la bien remplir." Montcalm, accompagné de son aide-de-camp Bougainville, s'em- barqua à Lachine le 21 juillet au matin. Sa navigation et ses portages ^ se firent heureusenaent. Le 27, il était au poste de la Présentation, fondé par l'abbé Piquet, prêtre de Saint-Sulpice, qui y avait fait un établisse- ment et construit un fort, autour duquel s*étaient fixés une centaine de chefs Iroquois '^. Le général y rencon- tra des députés des Cinq- Nations qui se rendaient à

1 Pour les lecteurs non avertis, nous dirons ici qu'en remontant le Saint -Laurent, en haut de Montréal, la violence des rapides forçait les voyageurs à débarquer à certains en- droits pour faire par terre le trajet jusqu'au dessus de l'obs- tacle.

2 Journal de Bougainville. La. Présentation porte main- tenant le nom d'Ogdensburg.

MONTCALM lia

Montréal. Il tint conseil avec eux, et, les jugeant plus espions qu'ambassadeurs, il écrivit au gouverneur de les retenir à Montréal jusqu'après l'expédition. Le 28 il repartait de ce poste, et arrivait à Frontenac le 29. M. Le Mercier, commandant de l'artillerie, l'avait pré- cédé de deux jours, apportant au bataillon de la Sarre l'ordre de traverser au camp de Niaouré, M. de Kigaud venait d'être envoyé avec plusieurs centaines d'hommes des troupes de la marine, de Canadiens et de sauvages, pour se mettre à la tête du détachement commandé jusque par M. de Villiers.

A peine débarqué, Montcalm vit se présenter à lui un homme qu'il eut sans doute quelque peine à recon- naître. C'était M. Des Combles, capitaine du génie, de retour à Frontenac depuis la veille, harassé, épuisé, hâve, défait, par suite des incroyables fatigues qu'il avait éprouvées en allant faire une reconnaissance jus- que sous les murs de Chouaguen. Il venait soumettre au général un croquis de la partie sud-est du lac Onta- rio, avec toutes les pointes, les anses et les rivières, depuis la baie de Niaouré jusqu'à l'Anse-aux-Cabanes, et du chemin de quatre lieues qui conduit de ce der- nier endroit à Chouaguen ^. Son rapport était encoura- geant. D'après lui, le siège était très possible et les obstacles surmontables. Montcalm se mit immédiate- ment à l'œuvre. Dès ce moment, il traça dans son esprit tout le plan de sa campagne, et il est intéressant d'en lire l'esquisse dans une de ces lettres intimes et rapidement enlevées qu'il avait déjà commencé d'écrire

1 Le maréchal de camp Desandrouinu ; guerre du Canada^ par l'abbé Gabriel ; Verdun, 1887. 8

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et qu'il continua jusqu'à sa mort d'adresser à M. de Lévis : ** Me voici, mon cher chevalier, lui disait-il, à cent quarante lieues de vous, toujours au moment d'opé- rer ou ne pas opérer. J'attends Béarn et les barques de Niagara. Si elles arrivent demain, je partirai le 5 avec cent cinquante bateaux pour me réunir le 6 à M. de Rigaud, à la grand' terre, vis à vis l'Ile- aux-Galops, y rester le 7, repartir le 8, sur deux colonnes, l'une par terre et l'autre par mer, débarquer mes troupes le 10, tâcher d'établir douze pièces le 12, pour pouvoir foudroyer le fort Ontario le 13 au matin."

Quand on rapproche ces lignes du journal de la cam- pagne qui devait être rédigé quelques jours plus tard, on reste frappé de l'exactitude avec laquelle le général décrivait d'avance les opérations. Cependant, il avait bien soin de rappeler à son lieutenant quelle part d'im- prévu et d'incertitude il y avait dans l'entreprise. Et il ajoutait : " Si je prends le fort Ontario, peut-être ne prendrai-je pas le vieux Chouaguen. Si leurs barques sont dans le port, j'essaierai de les brûler... Si je ne fais rien de ce que je vous écris, n'en soyez pas surpris. Au reste, il faut être fort téméraire ou bon citoyen pour tenter cette besogne avec moins d'artillerie, moins de troupes que les assiégés, et un embarras horrible pour les vivres. Ce que je vous écris est pour vous seul."

Du 29 juillet au 4 août, Montcalm travailla sans relâche à l'organisation des différents services. Il fît la revue des troupes, s'occupa de leur répartition, des vivres, de l'artillerie, des bateaux pour les transports. Il donna une attention spéciale à ce qui concernait les miliciens, voyant à ce qu'ils fussent bien équipés, et à

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ce que leurs armes fussent mises en bon état ^. Il lui fallut aussi tenir conseil avec les sauvages. Le rendez- vous de toutes les troupes avait été fixé à la baie de Niaouré. Montcalm y envoya son aide de camp Bou- gain ville pour y conférer avec M. de Eigaud, prendre connaissance des subsistances, faire construire des fours, et établir le dépôt de vivres destinés à alimenter l'armée de Chouaguen^

Au milieu de ce fiévreux déploiement d'activité, il se vit soudain saisi d'une difiBculté capable d'entraver toute l'expédition. M. LeMercier était parti d'avance pour Niaouré, et avait poussé une reconnaissance jusqu'aux

1 Ce n'était pas une mince besogne que celle de mettre les miliciens en état de faire efficacement leur service. Le passage suivant des Mémoires de M. de la Pause peut nous en donner une idée : '' M. de Montcalm me donna ses ordres pour arranger et mettre l'ordre parmi les 1,200 Canadiens qui étaient arrivés sans chefs, nans ordre, sans les rôles de leurs noms, sans armes et presque tout nus. Il fallut former de petites troupes de ces gens et y mettre des chefs, choisir les plus capables, visiter les armes pour les faire raccommoder, prendre leurs noms et ceux des paroisses et compagnies dont ils étaient, connaître ceux qui avaient des métiers et les assu- jettir à l'appel des chefs, et les chefs à venir à l'ordre et aux distributions en règle, à arranger les bateaux, à compter la quantité qu'il en faudrait mettre dans chacun, le poids qu'on pourrait y embarquer, et faire préparer des vivres pour dix- huit jours. Nous n'eûmes que quatre jours pour mettre tout en règle, et le 4 nous aurions été en état de partir ; mais nous ne partîm*»8 que le 5 août à cause du temps." C'est peut-être la diligence et la dextérité déployées par l'aidemajor de Guyenne en cette circonstance qui faisait dire à Montcalm dans une lettre à vis : '' La Pause est un homme divin."

2 Journal de Montcalm, 8S,

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environs d'Oswégo, afin de trouver un endroit propice au débarquement de l'artillerie. Il afi&rmait avoir eu la chance d'en découvrir un à une demi-lieue seulement du fort Ontario. Mais M. de Rigaud n'était pas du même avis, et expédia au général un ofl&cier pour le mettre au courant de ce conflit d'opinion. C'est Mont- calm lui-même qui raconte cet incident à Lévis, avec sa vivacité d'expression habituelle : "Pour prendre Choua- guen, lui écrit-il, il faut mener de l'artillerie ; la débarquera-t-on ? M. Mercier, qui est plus canadien que tous les Canadiens même, qui a fait battre et pren- dre M. de Dieskau \ veut débarquer à une petite anse, à demi-lieue de Chouaguen. Officier de la part de M. de Rigaud pour me dire que ce sont des accores, que mon escadre ne pourra pas débarquer et périra, mais qu'il faut débarquer à trois lieues et demie plus haut, et faire un chemin. Quel parti prendre ? Le voici : Je ne veux pas qu'il soit dit que j'ai marché à un siège pour le lever, que j'ai exposé l'artillerie. Je pars après- demain au soir, ou le 5 au matin, avec quatre pièces de canon de campagne, des munitions pour deux mille hommes, des vivres ; et, moins roi que pirate, je vais reconnaître, avec mes deux yeux, ce qu'il y a à faire,

1 C'était simplement par raillerie que Montcalm disait du capitaine Le Mercier qu'il était " plus canadien que tous les Canadiens même. ' Cet officier était français, mais il appar- tenait aux troupes de la marine ou de la colonie. On préten- dait que Dieskau avait accordé beaucoup trop de confiance à ses avis peu judicieux. Le mot de Montcalm à son adresse était une boutade. Le général trouvait les Canadiens un peu fanfarons, et il estimait que le capitaine Le Mercier l'était beaucoup.

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travailler à un chemin. Je laisse ici Béarn, cent bateaux, dont quatre-vingts pour l'artillerie, cinq cents Canadiens, pour lea faire parvenir, si le cas y échéait, et je tâcherai de tenir la campagne audacieusement, si je ne puis faire un siège ^."

Avant le départ des troupes, Montcalm voulut les préparer d'avance à la discipline rigide qui allait deve- nir nécessaire et aux sacrifices qu'il faudrait leur de- mander. Il les informa que, si les convois de pain étaient interceptés, on serait obligé de les réduire : les sauvages au blé-d'Inde, les Canadiens à une pâte faite avec de la farine, et les soldats français à une maigre ration de pain renforcée d'une addition de pois. Tous acceptèrent d'avance et avec joie ce régime Spartiate. Il promulgua ensuite un règlement par lequel les offi- ciers ne devaient emporter aucune espèce d'équipage, devaient vivre de la ration commune à tous les hom- mes, et coucher à deux sous une simple canonnière ^ de soldat. Les troupes se soumirent à tout avec d'autant plus de bonne grâce que le général lui-même paya d'exemple, n'ayant d'autre habitation, durant toute la campagne, avec un de ses aides de camp, qu'une canon- nière de toile ^.

Tous ses préparatifs terminés et toutes ses disposi- tions prises, Montcalm ordonna aux barques la Mar- quise de Vaudreuil et la Hurault *, armées de vingts

1 Montcalm à Lévis, 2 août 1756; Lettres de Montcalm, p. 29.

2 La canonnière est une petite tente de campagne, de forme conique, dont la pente descend jusque sur le sol.

3 Journal de Montcalm, p. 90.

4 Elles étaient commandées parles capitaines Laforce et Labroqùerie.

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huit pièces de canon, et montées par deux cents hommes, d'aller croiser jusqu'à la hauteur de Chouaguen, pour protéger nos convois et surveiller les démarches que l'ennemi pourrait tenter du côté de Niagara, il ne restait qu'une faible garnison. A ce moment voici quelle était la situation des forces dont pouvait dispo- ser le général pour cette expédition. Au camp de Niaouré, le bataillon de la Sarre, et six cents miliciens, sauvages et troupes de la marine, commandés par M. de Rigaud, formaient l'avant-garde. A Frontenac il y avait les [bataillons de Guyenne et de Béarn avec un corps de Canadiens et de sauvages. Toutes ces troupes pouvaient faire un total de 3,200 hommes environ. Il fut décidé que Guyenne avec une partie des Canadiens et des sauvages et l'artillerie légère, formeraient une première division, qui partirait le 5 août ; Béarn et la grosse artillerie suivraient à deux jours d'intervalle.

Le[4 août, à neuf heures du soir, Montcalm s'embar- quait en canot, avec les deux ingénieurs, MM. Des- combles et Desandiouins, et quelques sauvages sous les ordres de M. de Montigny. C'était une nuit d'orage ; l'atmosphère était chargée d'électricité, et les éclairs, zébrant la nue, faisaient incessamment passer les vagues soulevées de l'Ontario des clartés fulgurantes aux ténèbres opaques. Ballotté dans son frêle esquif, Montcalm, dont l'esprit cultivé était toujours plein de réminiscences classiques, murmura peut-être en cet ins- tant périlleux, dans le vent et la foudre, le mot célèbre de César au nautonnier tremblant. Vers minuit, il fal- lut relâcher à l'île aux Chevreuils. On repartit le 5, et le 6 au matin le général arrivait au camp de Niaouré. Il tint, dans la matinée, un conseil de guerre avec les

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principaux officiers, et un autre, dans Taprès-midi, en plein air, avec les sauvages, Nipissings, Algonquins, Abénaquis, Iroquois et Folles- Avoines, au nombre d'environ 250. Il les lia à l'expédition avec un collier de quatre mille grains de porcelaine. Les chefs assurè- rent leur Père Ononthio, ils appelaient ainsi Mont- calm qu'ils voulaient détruire l'Anglais et se réjouis- saient de marcher sous ses ordres. A la fin de la céré- monie, un chef nipissing se leva et pria " son père de ne point exposer les sauvages au feu de l'artillerie et de mousqueterie des forts, attendu que leur coutume n'était point de combattre contre des retranchements et des pieux, mais dans les bois ils entendaient la guerre, et ils pourraient trouver des arbres pour se mettre à l'abri, assurant qu'ils se comporteraient bien." Montcalm leur promit qu'ils seraient employés comme éclaireurs, et que leur tâche consisterait surtout à cou- per les communications de l'ennemi avec les secours qu'on pouvait lui expédier. Ils manifestèrent une grande satisfaction, et le conseil fut levé après qu'ils eurent dansé et chanté la guerre ^. Le même jour, le général détacha deux petits partis dirigés par MM. de Langy et de Richerville, officiers de la colonie, pour avoir des nouvelles des Anglais, découvrir leurs mou- vements et intercepter leurs courriers. La première division, comprenant six cents Canadiens, le bataillon de Guyenne, les vivres, l'hôpital et vingt bateaux pour l'artillerie de campagne, arriva le 7 au matin, sous le

1 Le maréchal de camp DesandrouinSj p. 34 ; Jf. d!« la Rochebeaucour à M. de Fonthrune Montcalm^ p. 31.

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commandement de Bourlamaque. Cela faisait une flot- tille de cent bateaux ^. Le 8 août, à dix heures du matin, Montcalm envoya M. de Rigaud avec tous les sauvages et environ cinq cents Canadiens pour aller prendre position à l'Anse-aux-Cabanes, à trois lieues et demie de Chouaguen. MM. Desandrouins et Le Mercier accompagnaient ce détachement, avec instruction d'aller faire une découverte jusqu'à l'anse il était question de débarquer l'artillerie. Le 9, à deux heures après minuit, cette avant-garde était parvenue à l'Anse-aux- Cabanes. Au jour, l'ingénieur et le capitaine d'artil- lerie allèrent inspecter le chemin indiqué dans le rap- port de M. Des Combles, et en trouvèrent le parcours extrêmement difficile. Sur la côte ils visitèrent l'anse dont M. Le Mercier avait vanté les avantages, et M. Desandrouins constata qu'en effet elle pourrait fournir un port de débarquement très convenable. Suivant ses propres expressions, " l'Anse-aux-Cabanes était si éloi- gnée qu'il eût fallu un temps infini, le chemin supposé fait, pour transporter devant C houaguen l'artillerie et les munitions. Car elle est distante de quatre lieues, et nous n'avions que vingt chevaux assez mauvais. Ainsi il devait sembler bien avantageux de trouver une anse aussi voisine. Le chemin depuis la dite anse jusqu'au fort Ontario, n'offrait aucunes difficultés qu'on ne pût surmonter en deux jours au plus. Il y avait au milieu un ruisseau très facile à passer ; et un autre plus facile au pied du coteau sur lequel est situé le fort." Le petit détachement d'exploration était de retour à neuf heures du soir à l'Anse-aux-Cabanes, et le capitaine Desaiw

1 La Eochebeaucour à Fontbrunej 4 août 1756; Journal de Montcalm, p. 91.

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drouins envoya immédiatement à M. de Montcalm un rapport favorable au débarquement à l'endroit visité par lui le jour même.

Pendant ce temps, la seconde division, com- mandée par M. de l'Hôpital, lieutenant-colonel de Béarn, et composée de ce bataillon, de quatre cents Canadiens et de la grosse artillerie, était arrivée à Niaouré, le 8 août à midi, sur une escadrille de quatre- vingts bateaux. Montcalm lui avait donné ordre de n'en partir que le 10, et lui-même avait quitté la baie le 9 au matin avec les bataillons de la Sarre et de Guyenne, et l'artillerie légère, soit quatre pièces de canon de 11, qui, par parenthèse, avaient été prises aux Anglais après la défaite de Braddock à la Monongahéla. Le général ne se dissimulait pas le péril de ce mouvement. Les forces maritimes des Anglais étaient supérieures aux nôtres sur le lac Ontario. A chaque instant leurs brigantins et leurs barques de guerre pouvaient appa- raître, couler bas nos transports, détruire notre flottille, et donner pour tombeau les profondeurs du lac aux intrépides soldats de la Sarre et de Guyenne. Durant toute cette journée, Montcalm dut bien souvent scruter l'horizon de ses regards anxieux. Mais pas une voile ne se montra ; la Providence nous était propice. Pour dérober sa marche, le général n'avait négligé aucune précaution, restant le jour dans les anses, et couvrant les bateaux de branchages et de feuillage pour les dis- simuler 1. La division aborda à l'Anse-aux-Cabanes à

1 Journal de Montcalm, p. 82 " M. le marquis de Mont- calm a toujours marché à cette expédition avec toutes les précautions imaginables, sentant les conséquences d'un échec." (Mémoires de M. de la Pause).

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trois heures, dans la nuit du 9 au 10. Chemin faisant, Montcalm avait reçu la communication de Desan- drouins. A dix heures de la matinée, il envoya par voie de terre M. de Rigaud, avec les Canadiens et les sau- vages, occuper la petite anse du débarquement. Lui- même devait s'y diriger le soir en bateau, avec la pre- mière division. Effectivement, à six heures, il s'embar- quait de nouveau. Bientôt l'ombre enveloppa la flot- tille, voguant silencieusement vers les parages enne- mis. Les feux de bivouac de M. de Rigaud devaient lui servir de phare, en lui indiquant le lieu du débar- quement. Les heures s'écoulaient, les bateaux avan- çaient lentement, et aucune lueur ne brillait sur la rive. Soudain, au détour d'une pointe de rochers à pic, un reflet rougeâtre fit scintiller les flots. L'avant- garde était là, au fond de l'anse reconnue par MM. Desan- drouins et Le Mercier. Quelques instants plus tard, Montcalm descendait sur la plage ; il était environ minuit ^.

Mais à ce moment un fâcheux contre-temps se pro- duit. Les bateaux chargés restent à cinq ou six pas du rivage et ne peuvent aborder. Comment débarquer l'artillerie ? Les vivres et les poudres ne courent-ils pas le risque d'être gâtés ? Puis les cent cinquante embar- cations remplissent déjà la petite anse. Pourra-t-on y recevoir les cent autres qui doivent amener la seconde division ? Les officiers supérieurs ne dissimulent pas leur anxiété. La situation semble hasardeuse. Le capi- taine Desandrouins, qui a pris le responsabilité de sanc- tionner auprès du général l'avis du chevalier Le Mer-

1 jL^ maréchal de camp Desandrouins, p. 42.

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cier, éprouve une vive angoisse en se voyant l'objet des reproches de Tétat-major, particulièrement de Bourla- maque à qui, sans être vu, il entend dire dans l'obscu- rité : " Ces gens exposent, sans en sentir les conséquen- ces, le salut de toute la colonie." Ce coin de terre devait offrir, à cette heure nocturne, un spectacle étrange et saisissant. Les groupes d'officiers causant avec anima- tion, les masses de soldats aux uniformes multicolores et de sauvages à l'air farouche, la flottille bercée par le balancement des flots qui déferlaient sur la rive avec un monotone murmure, toute cette scène, éclairée par la lumière indécise des bivouacs et les rayons de la lune qui montait lentement dans le ciel, devait être d'un effet puissamment pittoresque. Mais personne, et Montcalm moins que tout autre, sans doute, ne devait songer en ce moment à jouir du charme capti- vant de ce tableau. La consternation semblait univer- selle. En vain, le capitaine Desandrouins représentait qu'on pourrait facilement décharger les bateaux et les tirer à sec sur le rivage pour dégager le port ; l'opinion générale paraissait être que l'armée se trouvait en mau- vaise posture ^. Et le trop modeste officier commençait à n'oser plus défendre son opinion, lorsque Le Mercier, premier découvreur de l'anse trop promptement dépré- ciée, vint relever son courage. Avec la faconde et l'aplomb qui le caractérisaient, il soutint mordicus que le poste était favorable, que le débarquement pouvait se faire ; et, joignant l'exemple au précepte, il fit des- cendre sur le rivage les quatre pièces de canons de 11 dont il avait la charge.

1 - Le maréchal de camp Desandrouins^ pp. 43, 44.

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Cependant Montcalm examinait la situation, et, assailli d'avis contradictoires, pesait rapidement dans son esprit le pour et le contre. Puis, prenant énergique- ment son parti, il décide que l'armée, parvenue à une demi-lieue d'Oswégo, ne rebroussera pas chemin ^. On restera l'on est rendu ; on tirera les bateaux sur la plage ; on établira le camp, et l'on enverra à la seconde division l'ordre de rallier immédiatement la première, afin de commencer le siège. A cette minute décisive, Montcalm avait saisi au vol la victoire aux ailes éplo- yées qui planait au-dessus de Chouaguen, encore hési- tante entre le léopard et les lis.

Sans perdre de temps il mit en batterie les quatre canons de 11, pour protéger le lieu du débarquement, fit dresser le camp sur une hauteur voisine, et donna instruction aux ingénieurs Des Combles et Desan- drouins d'aller, au matin, examiner le fort Ontario, pour décider le point d'attaque. Les défenses de Chouaguen ou d'Oswégo se composaient de trois forts. Le premier, appelé Ontario, était construit sur une éminence, à l'em- bouchure de la rivière Oswégo, et du côté est de cette rivière. C'était un carré de trente toises sur chaque coté, dont les faces, brisées au centre, étaient couvertes par des redans ^ qui donnaient à l'ensemble la forme d'une étoile. Il était construit en pieux de 18 pouces de diamètre, équarris sur deux côtés, bien joints, ayant 8 ou 9 pieds au-dessus du sol. Le fossé qui l'entourait avait 18 pieds de largeur et 8 de profondeur. Des

1 Le maréchal de camp Desandrouins, p. 45.

2 Fortitîcations en forme de triangle saillant, ouvert à sa face intérieure.

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meurtrières et des embrasures étaient percées dans les palissades, et une galerie en bois courait tout autour à rintérieur, de manière à permettre de tirer par dessus la fortification. L'ouvrage était défendu par huit canons et quatre mortiers pour doubles grenades. A l'ouest de la rivière, en face du premier fort, s'élevait le vieux Chouaguen, aussi nommé fort Pepperell. Il consistait en une maison à mâchicoulis, aux murs de trois pieds d'épaisseur, percés de meurtrières au rezr de-chaussée et au premier étage. Elle était entourée d'une muraille épaisse de trois pieds et haute de dix, crénelée et flan- quée de deux grosses tours carrées. Il y avait aussi une ligne de fortifications du côté de la terre. Les Anglais avaient sur les remparts du vieux Chouaguen dix-huit pièces de canons et quinze mortiers et obu- siers. Le troisième fort méritait à peine ce nom ; c'était une misérable construction palissadée, érigée sur une hauteur, au-delà du second. On l'appelait le fort George, ou le nouveau Chouaguen, ou encore par dérision, à cause de son mauvais état, le " Rascal ^." Les trois forts étaient défendus par une garnison d'environ qua- torze cents hommes ^.

A l'aube, MM. Des Combles et Desandrouins, escor- tés de la compagnie des grenadiers de la Sarre et d'un

1 Paris Documents, vol. X, p. 457.

2 Shirley to Loudon, 5 septembre 1756 j Monicalm and Wolfe, par Parkman, 1884, voL I, p. 413 Ce chiffre de 1,400 est celui que nous déduisons de l'état donné par Montcalm lui-même (pages 103 à 107 de son iournal,^ en retranchant les domestiques, les femmes, les chirurgiens, les marchands et les employés, et en tenant compte des officiers et soldats tués pendant le siège.

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piquet de sauvages et de Canadiens, allèrent recon- naître les abords du fort Ontario. Parvenus à la crête d'un coteau, au sortir d'un bois de haute futaie, ils aperçurent, à quelques portées de fusil, la place endor- mie dans le silence et la sécurité. Chose incroyable, l'ennemi ignorait encore les mouvements des Français, et ne soupçonnait pas qu'une armée assiégeante était campée à ses portes. Soudain une double détonation éveille les échos du lac. C'est le canon de la diane annonçant à la garnison l'heure du lever. Presqu'en même temps éclate un coup de feu, suivi d'une décharge de mousqueterie. " Je crus, écrit Desandrouins, que les coups de fusil venaient d'une patrouille ennemie sortie dès le matin de ses retranchements. " C'était malheu- reusement toute autre chose. M. Des Combles, après s'être un peu écarté de ses compagnons, pour avoir une meilleure vue du fort, s'en revenait vers eux, lorsqu'un de nos sauvages, apercevant à travers le feuillage les revers rouges de son uniforme, et le prenant pour un Anglais qui marchait à la découverte, tira sur lui pres- que à bout portant. Aussitôt les sentinelles du fort, se croyant attaquées par un ennemi invisible, déchargèrent leurs armes ^. M. Des Combles, transporté dans sa tente, mourut une demi-heure après. Ce funeste acci- dent affligea toute l'armée et fit sur Montcalm la plus pénible impression.

M. Desandrouins, devenu malgré lui ingénieur diri- geant, reçut l'ordre de percer, avec trois cents travailleurs^ un chemin allant du camp français à la sortie du bois.

1 Le maréchal de camp Desandrouins, p. 47 ; Journal de MalartiCj p. 71.

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Pendant que ces travaux s'exécutaient, les Anglais, à qui l'incident du matin avait donné l'éveil, envoyèrent sur le lac un bateau qui découvrit le camp français et retourna annoncer au commandant de Chouaguen l'arri- vée d'un corps considérable d'ennemis. Vers midi, trois grosses barques armées sortirent du port, à l'embou- chure de la rivière, et vinrent essayer d'inquiéter nos bataillons. Mais elles furent chaudement saluées " à la suédoise ^ ", par la batterie du rivage. Leur canonnade fut absolument inoffensive, tandis que celle de nos piè- ces de 11 leur infligea des avaries qui les forcèrent à regagner leur mouillage.

Le 12, le chemin était fini, et Béain arrivait avec l'artillerie. Montcalm fit fortifier la batterie du débar- quement et ordonna l'ouverture des tranchées. Il con- fia le commandement de cette opération à M. de Bour- lamaque, avec MM. Desandrouins et Pouchot comme ingénieurs ^. L'o ptimisme était loin de régner dans l'armée. "Nous connaissions, écrit Desandrouins, la force de la garnison, notre faiblesse, la modicité de nos approvisionnements de bouche qui ne devaient nous mener que jusqu'au 28, tout au plus, la supériorité des barques ennemies sur le lac qui nous devaient naturel- lement empêcher la communication avec Niaouré et Frontenac. Nous faisions peu ou point de fonds sur les Canadiens et sauvages pour un siège. Je restais seul d'ingénieur quoique secouru par M. Pouchot qui devait être le guide des attaques ; et on savait que je n'avais

1 Expression de Desandrouins.

2 Pouchot était capitaine au régiment de Béarn, et avait

dirigé les fortifications de Niagara.

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jamais fait de siège comme tel. Les ennemis pouvaient être secourus par des forces que l'on ne connaissait point assez pour ne pas craindre beaucoup. Enfin, toute Tarraée sans exception était dans une crueHe perplex- ité ".

Dans la nuit et durant la journée du 12, les Cana- diens et les sauvages, s'embusquant d'arbre en arbre et de souche en souche, entretinrent un feu continuel con- tre le fort Ontario, ce qui eut pour effet, non pas peut- être de tuer beaucoup de monde aux Anglais, mais de les resserrer dans la place. Dans la nuit du 12 au 13, à minuit, la tranchée fut ouverte. C'était une parallèle de cent toises environ, ouverte à quatre-vingt-dix toises du fort. Montcalm avait commandé pour cet ouvrage trois cents travailleurs, soutenus par deux compagnies de grenadiers et trois piquets, aux ordres de MM. de Bourlamaque et l'Hôpital. Pendant les journées du 11 et du 12 on avait fait une quantité énorme de fascines, de gabions et de saucissons, pour couronner la tranchée. Des lettres du colonel Mercer, commandant de Choua- guen, demandant au colonel Webb de hâter sa marche pour venir secourir la place, furent interceptées par nos sauvages, et apprirent à Montcalm l'état de la garnison ainsi que les craintes éprouvées par l'ennemi, ce qui contribua à donner plus de confiance à nos troupes.

Le 13, on travailla à perfectionner la parallèle, à ouvrir des chemins de communication, et à tracer l'em- placement d'une batterie de six pièces de canon. Les Anglais avaient ouvert, dès le matin, sur les ouvrages, un feu très vif, qu'ils maintinrent toute la journée. Sou- dain, vers quatre heures de l'après-midi, les batteries du fort Ontario se taisent. On se demande quelle en

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est la raison ; on croit à une feinte ; on craint un piège. Cependant, la place continue à rester muette. Et, fina- lement, on constate qu'elle a été évacuée, et que le colonel Mercer, redoutant de voir la garnison coupée dans sa communication, lui a envoyé Tordre de se replier sur le vieux Chouaguen, de l'autre côté de la rivière, ce qu'elle a fait, après avoir encloué ses canons et noyé ses poudres.

Ce fut dans l'armée française une explosion de joie. Officiers et soldats se félicitaient de ce premier succès et s'écriaient : " Eh bien ! quand nous ne ferions que cela, n'est-ce pas assez pour notre gloire ? Mais les Anglais sont des pleutres ; ils se rendront bientôt ^ ! " La compagnie des grenadiers de Guyenne occupa immé- diatement le fort abandonné. Puis Montcalm, sentant que le dénouement était proche, donna aux travaux du siège une impulsion encore plus puissante. Par ses ordres, toutes les troupes françaises et cent hommes de la colonie furent employés à conduire à bras vingt piè- ces de canon, à transporter les munitions nécessaires, à établir une batterie à barbette ^ et à faire une commu- nication ouverte du fort à cette dernière. A six heures du matin, le 14 août, neuf pièces de canon étaient en batterie et commencèrent à battre en brèche les murs du vieux Chouaguen. M. de Montcalm avait donné ordre à M. de Eigaud, qui était posté à quelque dis-

1 Le maréchal de camp JJesandrouins, p. 56.

2 La batterie à barbette est celle les pièces sont assez élevées pour pouvoir tirer par-dessus le parapet. Le parapet est un mur ou une fortification à hauteur d'appui élevés sur le sommet d'un rempart ou sur le couronnement d'une tran- chée, pour protéger les artilleurs.

9 -

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tance en amont sur la rivière Oswégo, de la traverser avec son corps de miliciens et de sauvages, afin d'enve- lopper Chouaguen et de couper ses communications. Son plan était d'envoyer à la nuit, par le large du lac, le bataillon de Béarn et une centaine de Canadiens sous le commandement de M. de l'Hôpital, débarquer à l'ouest de Chouaguen, avec trois pièces de canon, pour former une attaque du côté du fort George, et donner la main au détachement de M. de Rigaud, de manière à investir la place. Mais les événements se précipitèrent tellement que cette manœuvre ne fut pas nécessaire.

Le vieux Chouaguen répondit d'abord au feu de notre batterie avec une grande vigueur. " Leur tir était plongeant ", lisons-nous dans la biographie de Desan- drouins ; " ils semblaient mettre à la main leurs bom- bes et leurs boulets dans nos tranchées, ou au moins sur leurs revers et leurs parapets qu'ils dominaient ". L)'autre part, des témoignages anglais prétendent que c'était notre artillerie qui dominait les fortifications de Chouagfuen, et qu'elle y faisait un terrible ravage. Des soldats du régiment de Shirley déclaraient ce qui suit, une semaine après le siège : " La batterie de l'en- nemi (c'est-à-dire des Français) était si élevée qu'elle plongeait dans la place, et que notre seule protection du côté du lac, vers lequel les canons de cette batterie étaient surtout pointés, étaient des barils de porc salé, empilés en guise de parapet, avec des embrasures pour tirer ^ ". Cependant, la plupart des relations françaises

1 Déclaration ofsome soldiers belonging to Shirley'' s régi- ment, Albany, 21 août 1756 ; Documents relating to the Colo- nial Hittory of the state of New York, vol. VU, p. 127.

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proclament l'efi&cacité du feu de Chouaguen le matin du 14 août.

Vers sept heures, le soleil, qui s'était levé radieux, disparut derrière d'épais nuages, et une pluie abon- dante commença à tomber, détrempant le terrain, et nuisant considérablement au tir de nos canons, qui, n'ayant point de plate-formes, s'enfonçaient à chaque coup dans le sol amolli, ce qui rendait très difficile la manœuvre des pièces. Une de ces dernières fut même démontée. Mais, nonobstant ce contre-temps, M. de Montcalm, voulant payer d'audace, résolut de faire som- mer immédiatement la garnison de se rendre. Il était sûr d'avoir le lendemain treize canons de plus en posi- tion, avec une batterie de mortiers et d'obusiers, ce qui, joint au mouvement du bataillon de Béarn et du corps de M. de Eigaud, rendait inévitable la reddition de la place. Le général était déjà arrivé à la batterie avec un drapeau parlementaire, et allait envoyer à Bougainville l'ordre de porter à l'ennemi sa sommation, lorsque MM. Desandrouins et Pouchot ^ lui représentèrent qu'il valait peut-être mieux différer cette démarche, afin de ne pas laisser à la garnison le temps de respirer, et de fortifier dans l'intervalle notre artillerie. Mais Montcalm ne voulut pas attendre au lendemain, comme on lui en donnait le conseil, et consentit simplement à retarder sa sommation jusqu'à midi. Il pouvait être alors neuf heures de la matinée. A ce moment, M. de Eigaud, empêché on ne sait trop pour quelle cause d'agir

1 Mémoires sur la dernière ffuerre de V Amérique septen- trionale. Yverdon, 1781, p. 76; Le maréchal de camp Desan- drouins ^ p, 59.

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plus vite ^ traversait la rivière avec son détachement, à trois quarts de lieues plus haut que le fort. Et, vers la même heure, un boulet, parti de notre batterie, cou- pait en deux le vaillant colonel Mercer, commandant de Chouaguen, qui se préparait à envoyer cinq cents

1 Il y a une grande diversité d'affirmations quant à

l'heure du passage de la rivière par M. de Rigaud, et à l'in- fluence de ce mouvement sur le dénouement final du siège. Des relations, suivies par la plupart des historiens, disent qu'il eut lieu au point du jour et le représentent comme un fait d'armes remarquable, accompli sous le feu de l'ennemi et en triomphant de difficultés terribles. Garneau dit : " M. de Rigaud ayant passé la rivière à la nage, avec un corps de Canadiens et de sauvages, le 14 au point du jour, chassa ces troupes et s'établit entre les deux forts, jetant par ce mouve- ment hardi l'intimidation parmi les assiégés et les séparant en deux. " La Rtlaiion de la prise des forts de Chouaguen ou Oswégo (Collectinn de documents, IV, p. 54) raconte ainsi l'épisode : " Le 14 à la pointe du jour, le marquis de Mont- calm ordonna au sieur Rigaud de passer à gué de l'autre côté de la rivière avec les Canadiens et les sauvages... Le sieur de Rigaud exécuta cet ordre sui-le-champ. Quoiqu'il y ait beau- coup d'eau dans cette rivière et que le courant en soit très rapide, il s'y jeta, la traversa avec les Canadiens et les sau- vages, les uns à la nage, d'autres dans l'eau jusqu'à la ceinture ou jusqu'au cou, et se rendit à sa destination, sans que le feu de l'ennemi fût capable d'arrêter un seul Canadien ni sau- vage."

Nous avons cru devoir suivre une version différente, basée sur des textes positifs et des témoignages de première valeur. D'abord nous avons l'autorité de Montcalm lui-même pour établir que la manœuvre de M. de Rigaud ne fut pas faite " sur-le-champ." Dans sa lettre à Lévis, du 17 août, il dit : *' Enfin, le corps de M. Rigaud, après douze heures de retard sur l'ordre qu'il en avait, passe au gué, au-dessus de moi, pour investir la place de l'autre côté." L'ordre avait proba-

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hommes, commandés par le colonel Schuyler, pour faire face à cette attaque, dont il venait d'être informé. Ce tragique événement acheva de désorganiser la défense. Le lieutenant- colonel Littlehales, du régiment de Pepperell, devenu commandant de la place par la mort du colonel Mercer, réunit un conseil de guerre qui résolut unanimement de capituler. "Toutes nos fortifications, lisons-nous dans une relation anglaise, étaient enfilées ou démolies par le feu constant du canon ennemi ", et il fut reconnu par tous les officiers et ingé-

blement été donné dans la poirée, et s'il ne fut exécuté que vers neuf heuies le lendemain matin, cela fait environ douze heures de retard.

Maintenant, dans une relation anglaise, rédigée conformé- ment aux déclarations d'ofiiciers de la garnison d'Oswégo, nous lisons '♦ About nine o'clock this morning (14 août) 2,500 of the enemy passed over the river in three columns." Cette relation ajoute que le colonel Mercer, informé de ce mouve- ment, avait ordonné au colonel Schuyler de s'y opposer avec ses hommes, ce qui aurait été exécuté " had not Colonel Mercer, been killed by a cannon bail a few minutes later." Voilà qui est très précis : M. de Rigaud traverse la rivière sans coup férir vers neuf heures, et le colonel anglais est tué quelques minutes après.

Ecoutons maintenant un autre témoin oculaire. Le major Malartic, officier supérieur de Béarn, présent à toutes les opérations, dit : " A neuf heures le commandant anglais fut tué par un boulet. A la même heure M. de Rigaud passa la rivière avec un corps de Canadiens et tous les sauvages." (Journal de Malartic, p. 73.) Par contre Pouchot écrit que Rigaud exécuta Pordre de Montcalm " au point du jour," ajoutant qu'il fit le passage à gué, sans que les ennemis s'en aperçussent." (Pouchot, p. 76.) ' Mais il se trompe évidem- ment quant à l'heure puisqu'il est contredit par Montcalm, Malartic et les officiers anglais. D'ailleurs il y a un témoi- gnage plus formel et plus irréfutable que tous les autres, c'est

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nieurs " que la place n'était plus tenable et qu'il n'était pas prudent de courir le risque d'un assaut, avec une si grande inégalité de forces ^. En couséquence, vers les dix heures, les Français aperçurent le drapeau blanc arboré sur une des tours de Chouaguen et entendirent battre la chamade ^ par les tambours anglais. Le dénoue-

celui de Bougainville qui traversa lui-même avec M. de Rigaud. " Je le sais, dit-il, car je fus envoyé pour faire avec ce dernier ce fameux passage de la rivière et sommer ensuite les Anglais à un signal convenu. Ce fut dans cet intervalle qu'ils arborèrent le drapeau blanc... Les officiers anglais étaient déjà à notre tranchée quand la manœuvre du sieur de Rigaud fut exécutée." C'est-à-dire que M. de Rigaud passa la rivière vers neuf heures ; que ce paesage, le ralliement et la formation en ordre de marche de la troupe, sur l'autre rive, le trajet de trois quarts de lieue à travers les bois pour redes- cendre sur Chouaguen. (le gué étant à trois quarts de lieue en amont), durent prendre environ une heure; que durant ce temps le colonel Meicer fut tué, le colonel Littlehales se décida à capituler et envoya des parlementaires à Montcalm. Il y a sur cet incident une longue et intéressante disserta- tion dans le livre de M. de Kérallain sur la Jeunesse de Bou- gainville, pp. 44, 45.

1 Staie of facU relatin g to Ihe loss of Oswego ; Collec- tion de documents^ vol. 4, p. 64.

2 La chamade est un roulement de tambour, exécuté d'une certaine manière, qui annonce l'intention de parlemen- ter.— Nous lisons le passage suivant dans la lettre de l'officier de la Sarre que nous avons déjà citée : "A peine le jour (du 14 août) eût-il paru que notre canon tira. Ils nous ripostè- rent d'un feu sans égal, et nous ne pouvions nous persuader que des gens qui avaient abandonné le fort Ontario voulus- sent défendre celui de Chouaguen. Nous nous y opiniàtrà- mes, notre artillerie foudroyant leur camp. Et dans le moment nous ne connaissions que notre perte, nous touchions à celui de voir nos travaux glorieusement finis. J'eus 7 hom-

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ment, et un dénouement glorieux pour nos armes, arri- vait beaucoup plus tôt que Montcalm n'aurait pu l'es- pérer. Deux officiers anglais, ayant traversé la rivière» vinrent le rencontrer dans la tranchée pour lui deman- der quels termes il accorderait à la garnison. Le géné- ral chargea Bougainville et M. de la Pause, aide-major du bataillon de Guyenne, d'aller arrêter les articles de la capitulation. Les Anglais se rendirent prisonniers de guerre ; ils devaient être conduits à Montréal et traités avec humanité, chacun selon son rang et suivant les coutumes militaires, et ils avaient la faculté d'emporter ce qui leur appartenait. Montcalm stipula qu'on remet- trait fidèlement entre ses mains les munitions, les maga- sins, les bateaux et embarcations avec tous leurs agrès et leur armement. A onze heures, tout était signé et nous étions maîtres de Chouaguen. Il y avait dix jours à peine que Montcalm s'était embarqué à Frontenac pour aller réduire cette place. L'expédition avait été rapide et triomphale.

Le soir même Montcalm envoya à M. de Vaudreuil un officier pour lui porter les cinq drapeaux des régi- ments de Shirley, de Pepperell ^ et de Schuyler, avec les caisses militaires prises sur l'ennemi et contenant

mes tués ou blessées de mon piquet dans une heure et demie, et j'avais encore toute la journée à attendre, lorsque nous entendîmes rappeler et vîmes arborer le pavillon blanc sur la tour de leur maison crénelée."

1 Ces deux régiments venaient d'Angleterre ; ils avaient combattu à Fontenoy, nous apprend Bougainville dans son journal.

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18,000 francs^. Bourlamaque fut chargé de tous les détails relatifs à l'évacuation et au déblaiement. Il y avait environ dix-sept cents prisonniers, y compris les hommes, les ouvriers et les domestiques. Les ennemis avaient eu environ cent cinquante hommes tués et une trentaine de blessés. Les Français n'avaient que six morts et viugt-quatre blessés. Un butin immense tom- bait entre nos mains. Montcalm en donne dans son journal l'énumération suivante : 122 canons, mortiers, obusiers ou pierriers; 23 milliers de poudre ; 8 milliers de balles; 450 bombes; 1,476 grenades; 1,800 fusils; 12 paires de roues de fer; 2,950 boulets ; 352 bou- cauts de biscuits ; 1,386 quarts de lard ou bœuf salé ; 712 quarts de farine; 200 sacs de farine ; 11 quarts de riz ; 90 sacs de pois ; 7 quarts de sel ; 32 bœufs. Il y avait en outre un grenier plein de pois et un autre plein de farine. Dans le fort s'abritaient six embarca- tions armées : un senau percé pour 20 pièces de canon ; un brigantin de 14 pièces ; une goélette de 8 pièces ; une barque de 10 pièces ; une barque de 4 pièces ; un esquif de 12 pierriers. " On envoya à Frontenac et à Niagara, écrit Pouchot, une partie des farines et des lards, à laquelle ces postes durent leur subsistance pen- dant près de deux ans. L'aitillerie, d'abord menée à Frontenac, servit pour ce poste et pour celui de Nia. gara. Plusieurs pièces furent transportées à Montréal ^."

1 D'après certaines relations, la caisse aurait été plus considérable, mais les oflBciers anglais, au moment de la red- dition de la place, se seraient distribué une partie de l'argent qui s'y trouvait. Nous n'avons rencontré aucune preuve de cette aflSrmation.

2 Mémoires^ p. 76,

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Il se produisit malheureusement quelques désordres et quelques scènes de violence après la victoire. On eut à constater qu'il s'était commis des actes de pillage. Et, ce qui était plus déplorable, les sauva- ges, habitués au massacre des vaincus, et ignorants des principes qui régissent les capitulations, tuèrent quelques-uns des prisonniers anglais. Montcalm qui, ne connaissant pas encore parfaitement leurs mœurs et leurs usages, ne les avaient pas liés par des col- liers au respect de la sauvegarde assurée aux vain- cus, parvint à les pacifier par des présents ^.

1 Dans sa lettre du 28 août au ministre, Montcalm écri- vit : '♦ Jamais capitulation ne donnera autant de peine pour la maintenir. Les sauvages voulaient la violer. J'ai déterminé cette affaire. Il en coûtera au roi de huit à dix mille livres qui nous conserveront plus que jamais l'affection des nations sauvages ; il n'y a rien que je n'eusse accordé plutôt que de faire une démarche contraire à la bonne foi française." Dans la même lettre, il parlait aussi du pillage: "Je ne vous dis- simulerai pas qu'il y a eu un peu de pillage, qu'il a fallu même tolérer. Nous ne sommes pas en Europe et il est bien difficile d'empêcher 300 sauvages et 1,500 Canadiens de faire une curée. D'ailleurs, c'est l'usage de part et d'autre dans les colonies." Dans son journal, à 1' " état des effets trouvés à Chouaguen," on remarque cette note : "1,800 fusils, dont 1,070 pris par les sauvages et les Canadiens." Comme le faisait observer Montcalm, il ne fallait pas s'étonner ni s'offusquer de cela outre mesure. On n'avait guère fait jusqu'ici en Amé- rique que la guerre de partisans, et les pratiques n'en étaient point les mêmes que celles de la grande guerre.

Le nombre des Anglais massacrés par les sauvages après la capitulation de Chouaguen est diflficile à préciser. L'officier de la Sarre dit : " plus de cent personnes ", ce qui nous paraît une forte exagération. Desandrouins dit '* une trentaine." La relation du siège de Chouaguen dit : " Ils (les Anglais) ont

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Le succès si complet d'une campagne dont il avait d'avance mesuré d'un ferme coup d'œil les hasar- deuses incertitudes, lui avait naturellement causé une satisfaction profonde. Du camp de Chouaguen il écrivait le 17 août au chevalier de Lévis, avec une verve joyeuse : " J'étais parti, mon ch«-r chevalier, avec dix colliers, et cent branches de porcelaine, fort peu de troupes, encore moins d'artillerie, des mili- ciens mal armés ; mais j'avais des branches de porce- laine. Aussi, suis-je maître des trois forts de Chouaguen que je démolis, seize cents prisonniers, cinq drapeaux, trois caisses d'argent, cent bouches à feu, des vivres pour deux ans, des munitions de guerre, six bar- ques armées, deux cents berges, une barque com- mencée que je coulerai à fond, une curée étonnante qu'ont faite les Canadiens et les sauvages. Tout cela ne me coûte que trente hommes tués ou blessés.

perdu cent cinquante-deux hommes, y compris quelques sol- dats tués par les sauvages, en voulant se sauver dans les bois." Parkman écrit : " On défonça des barils de rhum, et il s'ensui- vit une scène d'ivresse à laquelle quelques prisonniers parti- cipèrent, tandis que d'autres, essayant de s'é.^happer au mi- lieu du désordre, tombèrent sous le tomahawk des sauvages." Nous lisons dans les Mémoires de M. de la Pause : "Je ne lus pas maître de garantir les effets de la plupart des offi- ciers ennemis qui furent pillés, les sauvages ayant trouvé de la boisson, malgré la première demande que je leur avais faite en arrivant de la toute répandre : ils maintinrent que cela était fait. Je fis donner une escorte aux officiers... Les sauvagps égorgèrent par force quelques malades qui étaient à rhôpital. La nuit, les sauvages étant ivres, rôdaient autour du fort, pour pouvoir enlever quelques prisonniers pour les tuer. Ils semblaient des loups affamés, faisant des cris et hur- lements affreux."

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L'expédition n'en est pas moins utile, et n'en est pas moins brillante, à qui voudra entrer dans tout le détail de mes opérations, et qui rendra justice à la valeur et à la bonne volonté des troupes françaises. Je n'ai jamais vu faire des coups de force pour le travail, aussi consi- dérables et aussi gaiement... Je compte avoir fini mes opérations le 24. J'ai un vrai regret, mon cher cheva- lier, de ne vous avoir pas eu... Bourlamaque s'est très bien conduit, et, pour vous le prouver, Bougainville en convient ^ Je ne saurais trop me louer de mes aides de camp, de Lapause, de Malartic ; j'eusse succombé à la besogne sans eux, et Lapause est un homme divin, qui m'a bien soulagé. Cela n'empêche pas que je ne sois excédé. Dites à votre camp que j'ai été très con- tant de Messieurs de la colonie." Cette dernière phrase contenait la formule officielle et exprimait le jugement d'ensemble. Suivaient l'appréciation intime et les notes personnelles, fort caustiques comme nos lecteurs vont en juger : " Souvenez- vous que Mercier est un igno- rant et un homme faible, Saint-Luc un fanfaron et un bavard, Mootigny, admirable, mais un sot; tout le reste ne vaut pas la peine d'en parler, même mon pre- mier lieutenant général Eigaud... Au reste, en quinze jours, je me suis couché trois fois, et je n'ai mangé, qu'hier du bœuf qu'on m'a donné par charité, parce que je m[étais oublié, en en faisant distribuer aux troupes."

1 Voilà un de ces traits spirituels dont abonde la corres- pondance de Montcalm. Evidemment Bougainville n'avait pas été jusque-là un admirateur de Bourlamaque, qui, d'ail- leurs, insuffisamment apprécié au début, ne cessa de monter dans l'estime de ses chefs et de ses compagnons d'armes.

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La joie de la victoire ne fit pas cependant oublier à Montcalm les règles de la prudence. Il savait que le colonel Webb s'était rendu jusqu'au Grand- Portage sur la rivière Oswégo, à la tête d'un corps de troupes con- sidérable. Et, durant le siège, il avait résolu d'aller lui livrer bataille, au cas le général anglais eût hâté sa marche. " La nécessité de réussir pour le salut de la colonie, pour l'hooneur des armes du roi, et pour moi- même, m'avait déterminé, écrivait-il au ministre, et c'était une résolution arrêtée avec les principaux offi- ciers des deux corps de troupes, d'aller avec tous les Canadiens et sauvages, les compagnies de grenadiers et quatre piquets par bataillons, au-devant de l'ennemi à un portage qui était à quatre lieues de mon camp pour le combattre." Les lenteurs de Webb avaient rendu ce mouvement inutile. Mais, durant les travaux de démo- lition et de rembarquement qui suivirent le siège, il fallait se tenir prêt à recevoir une attaque possible. "Le 16 au matin, lisons-nous dans le journal de Montcalm, on battit la générale pour que toutes les troupes prissent une nouvelle position de camp, la droite au fort Ontario, la gauche vers les bois. L'objet de ce mouvement était pour rapprocher (sic) toutes les troupes à la démolition et prendre une position, dans le cas l'ennemi pourrait vouloir la troubler." Ces précautions louables était toutefois superflues ; Webb, bien loin de songer à inquiéter les vainqueurs, retrai- tait précipitamment. Des rapport? fantaisistes lui avaient annoncé que six mille Français, après avoir pris Chouaguen, remontaient l'Oswégo pour aller envahir la Nouvelle-Angleterre. Et, brûlant les forts du Portage, accumulant les obstructions sur la rivière, il

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ne s'était cru en sûreté qu'après avoir atteint German Flats \

Du 16 au 20 août, l'armée travailla à démolir, raser et combler les fortifications, à mettre en état les bar- ques, à y charger l'artillerie, à tout disposer pour le transport des prisonniers, des vivres et des munitions. Les troupes, au témoignage de Montcalm, montrèrent un zèle infatigable, et la promptitude de cette évacua- tion et démolition tint en quelque sorte du prodige. Le 21, tout était terminé. A l'endroit s'élevaient cinq jours auparavant les forts de Chouaguen, on ne voyait plus que des ruines fumantes. Montcalm y fit planter une croix et un poteau aux armes de France, portant ces inscriptions: In hoc signo vincunt^ et Manihus date lilia plenis ^.

Le jour même, toute l'armée quittait le lieu de son triomphe. Le 22, elle arrivait au camp de Niaouré, Montcalm fit chanter un Te Deum solennel ^ " pour remercier Dieu d'un succès au-delà de toute attente." L'enthousiasme et l'exultation régnaient parmi les trou- pes, et leur faisaient oublier leurs appréhensions du début. L'officier de la Sarre, dont nous avons déjà noté les réflexions intéressantes, écrivait avec fierté : " Notre colonie est aujourd'hui plus florissante que jamais, le

1 Montcalm and Wolfe, Parkman, I, p. 406.

2 Ce fut Bougainville qui suggéra les inscriptions. Il écri- vait à son frère le 28 août: '' J'oubliais de vous dire que j'ai tranché de l'inscriptionnaire... Cela peut être fort mauvais... A la guerre comme à la guerre."

3 Deux sulpiciens, dont l'abbé Piquet, avaient accom- pagné l'expédition. (Lettre de Montcalm au ministre, 28 août 1756;.

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commerce totalement rétabli, le lac Ontario pour nous sans qu'ils (les Anglais) puissent s'y opposer. Les trois bataillons qui ont fait le siège ont montré toute sorte d'émulation pour suivre les traces de M. le maréchal de Eichelieu dans la Méditerranée. J'imagine de tous ces événements que la paix sera prochaine et qu'il est impossible à l'Angleterre de résister à tous ces échecs. Nous en serons plus tôt en Fiance \" Le 23 août, Mont- calm s'embarquait pour Montréal il arrivait le 26, exténué, mais auréolé par la victoire. Il en était parti un mois auparavant. Durant ce mois, il avait franchi cent cinquante lieues, pris trois forts, capturé une flot- tille de guerre, fait prisonnière une armée, enlevé aux ennemis des approvisionnements immenses, et assuré à la France l'hégémonie incontestée du majestueux Onta- rio. La colonie était en liesse ; et, dans tous les foyers, sur les deux rives du Saint-Laurent, le nom de Mont- calm commençait à être prononcé avec l'accent de la confiance et de l'admiration.

1 Vu camp de Chouaguen, 12 août 1756.

CHAPITRE V

Actions de grâces pour la prise de Chouaguen Présentation

de drapeaux à Montréal La muse canadienne célèbre la victoire Mandement de Mgr de Pontbriand. Obser- vations de Montcalm. Les commentaires de Vaudreuil sur l'expédition. Inexactitude et partialité. La ques- tion du pillage Les troupes régulières et coloniales

Lettres de Montcalm à sa famille et au ministre. Son

appréciation des milices canadiennes Il retourne à

Carillon Reconnaissances et partis de guerre Fin de

la campagne Les quartiers d'hiver. Lettre confiden- tielle de Montcalm au ministre de la guerre Il lui fait

part de quelques griefs contre Vaudreuil Lettre de

celui-ci, datée du 23 octobre 1756 Un réquisitoire con- tre Montcalm et les troupes de terre.

Trois jours après l'arrivée de Montcalm à Montréal, une cérémonie imposante avait lieu dans l'église parois- siale de cette ville. On y chantait un Te Deum solen- nel pour remercier Dieu de l'heureuse réussite de l'ex- pédition de Chouaguen. Puis M. de Bourlamaque et M. de Kigaud, au nom du gouverneur, présentaient deux des drapeaux conquis sur les Anglais à monsieur l'abbé de Tonnancour, membre du chapitre diocésain. En faisant cette présentation, M. de Bourlamaque pro- nonça les paroles suivantes : " M. de Vaudreuil con- sacre à Dieu par nos mains et dépose en cette église ces drapeaux pris à Chouaguen sur les ennemis du roi, comme un monument de sa piété et de sa reconnais- sance envers le Seigneur, qui bénit la justice de nos

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annes et protège visiblement cette colonie." M. de Ton- nancour répondit : " Monsieur, ces monuments de votre courage, et en même temps de la protection divine, que vous apportez dans cette église de la part de M. le marquis de Vaudreuil, sont certainement une offrande agréable aux yeux du Tout-Puissant. Il est le Dieu des armées ; c'est lui qui a donné la force à vos bras ; c'est à lui que le chef qui vous a conduits doit cette intelligence et ces ressources avec lesquelles il a con- fondu les ennemis de la justice et de la paix. Le Sei- gneur recevra sans doute avec bonté les actions de grâce que ses ministres vont lui rendre de concert avec les guerriers défenseurs de la patrie. Demandons-lui de nous continuer des secours si nécessaires ; deman- dons-lui la paix après la victoire, et qu'il couronne ses bienfaits par la durée d'un gouvernement sous lequel la colonie n'adressera jamais à Dieu que des actions de grâce ^."

Faisant écho à ces cérémonies et à ces réjouissances publiques, la muse canadienne s'essayait, elle aussi, à célébrer la conquête de Chouaguen. Quelques-unes des humbles strophes que des poètes inconnus écrivirent alors ont survécu au moment qui les vit naître. Un de ces Pindares anonymes s'exprimait ainsi ;

Nous célébrons du grand Vaudreuil

La sagesse et la gloire. Toute l'Angleterre est en deuil

Au bruit de sa victoire.

1 Journal de Montcalm, p. 159 Journal de Bougainville^ —Deux drapeaux furent aussi déposés dans la cathédrale de Québec et un troisième fut déposé dans l'église des Trois- Rivières.

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Chouaguen n'est plus ; nos soldat»

L'ont forcé de se rendre ; Et ses murs ne sont plus qu'un tas

De poussière et de cendre.

En vain Loudon de ses guerrierg

Y rassemble l'élite ; Montcalm avide de lauriers

N'y vole que trop vite. Bellone lui prête son char,

Et, sûr de la fortune, Des trois choses que fit César Il n'en omet aucune.

Déjà je vois de nos héros

Une troupe intrépide S'élancer au milieu des flots

Et franchir un rapide. Eigaud leur montre le chemin,

Et, marchant à leur tête, Porte l'alarme, et Chouaguen

Devient notre conquête.

Enfin les voilà dans nos fers

Ces hommes redoutables ; Ces braves qui domptent les mers,

Sur terre ils sont traitables. Dès les premiers coups de canon,

Leur bravoure imbécile S'alarme et vient dans nos prisons

Demander un asile ^

1 Chant de victoire sur la destruction de Chouaguen Cette pièce, et plusieurs autres composées à la même occasion, se trouvent dans les archives de l'Hôtel-Dieu de Québec. Voici la première strophe d'une Chanson sur la prise de Chouaguen adressée à M. de Vaudreuil gouverneur général :

10

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Ce n'était ^as de la grande poésie, mais on y entendait chanter l'allégresse populaire. La joie publi- que devait encore se manifester sous une forme plus haute et plus grave. Monseigneur de Pontbriand, évê- que de Québec, publia un mandement d'actions de grâ- ces. Après avoir rappelé les succès remportés en diver- ses occasions, il y exaltait la victoire de Chouaguen avec un patriotique enthousiasme. Voici quelques pas- sages de cette lettre épiscopale :

" De si heureux commencements semblaient assurer le succès de l'entreprise contre Chouaguen, quoique quelques esprits timides la regardassent comme au- dessus de nos forces ; plus de 1,800 hommes de garni- son dans ce fort nouvellement construit, tout placé à portée de défendre le principal et en empêcher l'appro- che, des espèces de frégates armées de canons, quelques sauvages ennemis toujours à la découverte, des secours puissants qu'on attendait depuis longtemps de l'ancienne Angleterre, les mouvements menaçants de l'ennemi du côté de la pointe, la difficulté de débarquer et d'ouvrir la tranchée ; ces circonstances et plusieurs autres étaient dans la vérité capable de donner un peu d'inquiétude,

De notre nouvelle France Général plein de vaillance, Dans ces jours Chouaguen , Vient de tomber dans ta main,

Je te fais la révérence.

Péan,aide-majorde8 troupes delà marine, écrivait de Mont- réal à Lévis, le 3 septembre 1756 : " Nous n'avons rien de nouveau que beaucoup de chansons pour la prise de Choua- guen." (Lettres de divers particuliers, Québec, 1895, p. 69.)

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et on ne pouvait humainement se rassurer que parce qu'un général éclairé, de concert avec le premier magis- trat de cette colonie, ordonnait ^ cette expédition, et qu'il la confiait à un officier distingué par son nom, son grade, son autorité et son génie. L'avant-garde de notre armée était conduite par un de nos gouverneurs que vous respectez et que vous chérissez avec tant de rai- son. Il se rendit à son poste le 10 décembre '^ (sic) à la tête des Canadiens, pour faciliter notre débarque- ment qui se fit sans perdre un seul homme, malgré la position de l'ennemi et le feu continuel de ses barques. Le 12, la tranchée fut ouverte "... Mgr de Pont- briand consacrait quelques phrases au siège, puis il continuait : " Voilà, en peu de mots. Nos Très Chers Frères, le détail de l'action la plus mémo- rable qui soit arrivée depuis l'établissement de cette colonie ; elle nous rappelle la victoire complète rem- portée l'année dernière contre le général Braddock ; elle est d'autant plus étonnante que nous n'y avons eu que trois hommes de tués et dix à douze blessés. Les Canadiens, les troupes de France et de la colonie, les sauvages mêmes ont signalé à l'envie leur zèle pour la patrie et le service de Sa Majesté ^." Ce mandement, qui correspondait si complètement au sentiment public, fit sensation dans notre société canadienne. Mais la faveur qui l'accueillit ne fut pas universelle. Et il se rencontra un critique dont l'appréciation, si elle eût été

1 ^' Ordonnait " doit se prendre ici, croyons-nous, dana le sens " d'organisait."

2 Ceci est évidemment un lapsus ; il faut lire " août " au lieu de " décembre. "

3 Mandements des évêques de Québec^ vol. II, p. 111.

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rendue publique, eût détonné au milieu de l'applaudis- sement général. Ce critique c'était Montcalm. Dans une lettre intime à Lévis, datée du 27 août, il écrivait : " Notre ami, l'évêque, vient de donner le plus ridicule mandement du monde; mais gardez-vous bien de le dire, car c'est l'admiration du Canada." Ce mot excessif pouvait-il s'expliquer ? Nous avons relu attentivement toute la lettre épiscopale, et il nous paraît assez difficile de discerner ce qui avait pu déplaire à Montcalm dans les paroles de Mgr de Pontbriand. M. l'abbé Casgrain a écrit à ce propos : " Le mandement n'avait d'autre ridi- cule que de ne pas réserver tout l'encens pour un seul." Nous estimons ce jugement trop sommaire. Montcalm n'était probablement pas indifférent à la louange, mais l'infatuation ne paraissait point dans son carac- tère. Ce ne devait pas être non plus la forme du man- dement qui provoquait sa critique. Sans être "un modèle du genre," suivant l'expression de M. l'abbé Casgrain, la lettre de l'évêque était pleine d'élévation et de noblesse. Qu'était-ce donc qui donnait dans cette pièce de l'humeur à Montcalm ? C'était peut-être l'al- lusion aux " esprits timides ", qui regardaient l'entre- prise de Chouaguen comme au-dessus de nos forces. Monseigneur de Pontbriand ne voulait assurément pas désigner le général victorieux. Mais certains propos répandus dans le cercle du gouverneur, sur le peu de confiance manifestée par les troupes de terre et leurs chefs au début de l'expédition, étaient sans doute par- venus à Montcalm, et pouvaient l'incliner à suspecter une intention malveillante dans ces expressions, aux- quelles l'évêque n'avait sans doute prétendu donner aucune portée précise et personnelle. Le vainqueur de

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Chouaguen devait être d'autant plus prédisposé à se trou- ver atteint par le mot à l'adresse des " esprits timides," que, même après le succès de l'entreprise, son jugement militaire la lui faisait encore estimer téméraire et aven- tureuse. Dans la lettre qu'il écrivait le 28 août au ministre de la guerre, il disait : " Toute la conduite que j'ai tenue à cette occasion et les dispositions que j'avais arrêtées, vis-à-vis dix-huit cents hommes, sont si fort contre les règles ordinaires, que l'audace qui a été mise dans cette entreprise doit passer pour témérité en Europe. Aussi je vous supplie, Monseigneur, pour toute grâce, d'assurer Sa Majesté que si jamais elle veut, comme je l'espère, m'employer dans les armées, je me conduirai sur des principes différents. Vous pou- vez même l'assurer qu'en tout événement j'eusse fait une retraite, sauvé son artillerie et l'honneur de ses armes en sacrifiant peut-être deux ou trois cents hom- mes ^." C'était certainement le sentiment de l'état- major des bataillons. Le capitaine Desandrouins avait écrit dans son journal : " Il est à remarquer que tous les of&ciers Canadiens, sans en excepter un seul, regar- daient la prise de Chouaguen comme la chose du monde la plus facile ; aucun n'apercevait les difficultés sans nombre que nous y voyons tous ^." Le passage relatif aux " esprits timides, " dans la lettre de Mgr de Pontbriand, avait donc piquer assez vivement les officiers supérieurs. Sans doute l'événement heureux avait prouvé que le succès était possible. Mais cela ne

1 Montcalm à d^Ârgenson, 28 août 1756; Coll. de Man., vol. IV, p. 66.

2 Le maréchal de camp Desandrouins, p. 34.

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démontrait pas que l'état-major français avait eu tort de juger l'entreprise hasardeuse. Il est certain que les ennemis auraient montrer plus de vigilance ; se tenir par des éclaireurs au courant des mouvements de Montcalm ; se servir de leur marine, supérieure en nombre et en armement, pour disperser ou couler bas la flottille française lourde ment chargée ; accélérer la marche de leurs renforts, et prolonger la défense du fort Ontario ; et que, dans ces conditions, le résultat de la campagne contre Chouaguen eût pu être fort difté- rent. Lévis donnait la note juste, lorsqu'il écrivait quelques semaines plus tard au maréchal de Belle- Isle : " S'il y a eu du bien joué, il y a eu aussi du bon- heur \"

L'humeur manifestée à ce moment par Montcalm eût été plus vive, s'il eût su que, depuis le commencement de la campagne, Vaudreuil n'avait cessé de le desser- vir auprès du ministre, s'était efforcé d'amoindrir son rôle et de représenter ses actes et son attitude sous le jour le moins favorable. Dans une lettre écrite le 10 août, le gouverneur magnifiait les services rendus par son frère, M. de Rigaud, et sa propre activité dans les préparatifs de l'expédition contre Chouaguen. Tout le long de cette pièce, l'esprit de famille et de complai- sance personnelle s'étalait sans réserve. *' Mon frère " a fait telle démarche, " mon frère '* a pris telle disposition, " mon frère ** a retenu les s auvages qui voulaient s'en aller; "j'ai " pourvu à ceci, " j'ai " ordonné cela, " j'ai *' déterminé ce projet : c'est constamment " mon frère et

1 Lévis au maréchal de BelUIsle ; Lettres du chevalier de Lévis, Québec, 1889, p. 97.

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moi." Montcalrn est absolument relégué à l'arrière-plan. Le 13 août, M. de Vaudreuil écrit encore longuement au ministre. Il analyse ses instructions à Montcalm, et, après être entré dans les détails les plus minutieux, il ajoute : " Enfin, Monseigneur, j'ai recommandé à M. le marquis de Montcalm de prévoir à tous les événe- ments pour ne pas compromettre les armes du roi, et comme l'éloignement des lieux ne me permettrait pas de lui donner de nouveaux ordres selon l'exigence du cas, je m'en rapporte entièrement à lui." Nous tou- chons ici l'un des traits qui devaient caractériser toute l'attitude de Vaudreuil envers Montcalm dans la con- duite de cette guerre. Instructions détaillées, directions pour la campagne longuement développées, avec cepen- dant beaucoup de vague quant à l'exécution; en deux mots, minutie et imprécision tout ensemble ; puis, res- ponsabilité absolue rejetée sur le général : " J'ai recom- mandé à M. le marquis de Montcalm de prévoir à tous les événements pour ne pas compromettre les armes du roi ", et : " Je m'en rapporte absolument à lui." Voilà le genre d'instructions qui devaient faire plus d'une fois bouillonner le sang impétueux de Montcalm, comme on le verra dans la suite de ce livre.

Cette lettre contenait eu outre des inexactitudes. Ainsi le gouverneur affirmait que l'armée confiée à Montcalm était de 4,000 hommes environ, tandis qu'elle s'élevait à peine à 3,200. Mais, ce qui était plus grave, il faisait de Montcalm un portrait déplorable, il le repré- sentait comme hésitant, vacillant, tâtonnant, très peu disposé à entreprendre le siège de Chouaguen, et il se

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vantait de l'avoir éperoniié par une lettre pres- sante ^.

Après le succès de l'expédition, Vaudreuil avait con- tinué son œuvre de dénigrement. Le 1" septembre il avait écrit au ministre un long rapport dans lequel il 86 proposait manifestement de démontrer que " mon frère " Eigaud et M. LeMercier avaient tout fait, tout déterminé, tout conduit, durant le cours de l'expédi- tion ; qu'ils avaient éclairé, avisé, fortifié, dominé Mont- calm, et l'avaient poussé malgré lui à la victoire. Tout cet exposé était d'une extraordinaire partialité. Il suffit de lire les lettres écrites par Montcalm pendant cette campagne pour constater que ni M. de Eigaud ni le che- valier LeMercier n'exerçaient sur lui la moindre in- fluence. Il tenait l'un pour un esprit borné, et l'autre pour un esprit brouillon, on l'a vu au chapitre précé- dent. Quant à son attitude au sujet du siège de Choua- guen, nous avons indiqué suffisamment quelle en avait été la nature et les motifs.

Tout en amplifiant les services de Rigaud et de Le Mercier, le gouverneur ne pouvait s'oublier, et rappor- tait à lui-même, en dernière analyse, tout le mérite de la victoire. Il déclarait que le succès lui avait été géné- ralement attribué ; qu'il ne voulait pas se faire l'hon- neur de répéter tout ce qui s'était dit, spécialement ce qui concernait sa personne, parce qu'il savait faire vio- lence à son amour-propre ; que les mesures adoptées par lui avaient assuré la victoire en dépit de l'opposi- tion ; que, s'il avait été moins vigilant et moins ferme,

1 Vaudreuil au ministre, 10 et 31 août 1756 ; CoUectiom Moreau Saint-Méry, vol. 12.

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Chouaguen serait encore aux Anglais ; qu'il ne pou- vait trop se féliciter du zèle déployé par son frère, les Canadiens et les sauvages, sans lesquels ses ordres auraient été donnés en vain ^

Dans sa lettre du 1er septembre, M. de Vaudreuil commettait encore plusieurs inexactitudes. Il affirmait, par exemple, que c'était à son frère Kigaud que les Anglais avaient envoyé des parlementaires : " Les Anglais envoyèrent deux officiers à mon frère." Or Bougainville, qui était présent, déclare formellement : " Ces officiers vinrent directement à notre batterie, était M. de Montcalm, et ne virent seulement pas M. de Eigaud. Je le sais, car je fus envoyé pour faire avec ce dernier ce fameux passage de rivière et sommer ensuite les Anglais à un signal convenu. Ce fut dans cet intervalle qu'ils arborèrent le drapeau blanc K" Eelativement au pillage, le gouverneur n'était pas plus exact. Il semblait déplorer, non pas qu'il y eût eu curée, mais que les Canadiens et les sauvages en eussent été tenus à l'écart. Tout ce passage est à lire : " Le pillage, écrit le gouverneur, fut très considérable, mais ce ne furent pas les Canadiens qui y eurent part, quoique M. le marquis de Montcalm eût promis que chaque corps y aurait un tiers ^... Dès que les troupes de terre

1 Vaudreuil au ministre de la marine, P" septembre 1756 ; Collection Moreau Saint-Méry, vol. 12.

2 -- Bougainville à son frère, 3 juillet 1757 ; Lettres de Bou- gainville.

3 Ceci nous paraît affirmé gratuitement. Dans sa lettre du 28 août au ministre, Montcalm s'excuse de n'avoir pu empêcher le pillage ; il ne parle pas sur le ton d'un homme qui l'aurait autorisé et réglementé officiellement.

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eurent pris possession des deux forts, il ne fut plus possi- ble aux Canadiens d'en approcher et ceux qui se virent dans ce cas furent bourras parles grenadiers. ...Les sau- vages furent encore plus maltraités que les Canadiens. Ceux de la Baie sont retournés à leur village sans avoir eu la liberté d'emporter la moindre chose. On leur ôta des mains ce qu'ils avaient pris. L'espoir du pillage a toujours animé les sauvages ; ih ont fait des merveilles à Chouaguen; ils m'ont porté leurs plaintes de la dureté qu'on a eue pour eux. Je n'ai pas eu peu de peine à les apaiser, et à les déterminer à aller à Carillon sous M. le marquis de Montcalm. La plus grande partie des soldats des troupes de terre se plaignent aussi qu'ils n'ont rien eu. Cependant, il est certain qu'il y avait prodigieusement des effets, des marchandises, du sucre, café, chocolat, thé, et autres provisions, et même de l'argent, et le tout a été généralement pillé. De dire ont passé tous ces effets, je l'ignore, et je ne suis pas même curieux de le savoir." Il y avait dans ces der- niers mots une insinuation mal dissimulée. Contre qui ? L'auteur seul de cette lettre aurait pu le dire ; mais» assurément, il voulait faire entendre que le pillage dont les pauvres Canadiens, les malheureux sauvages et même les troupes de ligne, s'étaient vus privés, avait profité à d'autres qu'il aimait mieux ne pas connaître. Eien ne pouvait être plus contraire aux faits que cette affirmation du gouverneur. Ce qui était vrai, c'était que les Canadiens et les sauvages avaient fait un riche butin. Tous les témoignages s'accordaient là-dessus- Montcalm, dans sa lettre du 17 août à Lévis, parlait de la " curée étonnante faite par les Canadiens et les sauvages." Dans son " état des effets trouvés à Choua-

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guen " il mentionnait "1,800 fusils dont 1,070 pris par les sauvages et les Canadiens." De son côté, l'inten- dant Bigot écrivait le 3 septembre : " Il y a eu un grand pillage de la part des sauvages, malgré les ordres de M. le marquis de Montcalm... Il faut qu'il y ait eu bien des fusils volés puisqu'il n'en est revenu au roi que 780." Ecoutons maintenant Pouchot : "Les agrès qui avaient été réservés pour former une marine, furent enlevés par les régisseurs et n'ont plus également reparu pour le service. Tous les rafraîchissements se trouvè- rent aussitôt distribués aux ofi&ciers canadiens et aux employés. Il y avait une très grande quantité de thé. On ne laissa guère pour le roi que ce qui était difficile à emporter." Un autre officier présent au siège, le major Malartic écrit: "Beaucoup de marchandises dont les Canadiens, sauvages et quelques soldats ont pro- fité." Comment concilier la lettre de M. de Vaudreuil avec toutes ces affirmations concordantes ? Ou bien il trompait sciemment le ministre, ce que nous n'aimons pas à supposer ; ou bien il se laissait abuser par des informations mensongères et peut-être intéressées à donner le change.

Pendant ce temps, Montcalm, profitant de son bref passage à Montréal, envoyait à sa famille des nouvelles de sa première campagne au Canada. Le 30 août, il écrivait à sa femme une longue lettre, dont il adressait un double à sa belle-mère, madame la marquise du Boulay. Après y avoir raconté rapidement l'expédition de Chouaguen, il continuait : " On ne peut rien ajou- ter au zèle avec lequel toutes les troupes se sont éga- lement portées à hâter le succès de cette entreprise. La diligence dans les travaux, la démonstration de nos

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troupes en formant deux attaques leur en a imposé et leur a fait croire que nous étions 6,000, lorsque nous étions à peine 3,000 ; ce qui, joint à la crainte de la cruauté des sauvages et à la perte de leur commandant> le colonel Mercer, a sans doute hâté la réduction de ces forts beaucoup plus tôt que nous ne devions l'espérer. Voilà une assez jolie aventure, ma très chère, je vous prie d'en faire dire une messe dans ma chapelle ; j'ai encore un bon bout de campagne à faire, Je pars pour aller rejoindre avec un renfort de troupes le chevalier de Lévis au lac Saint-Sacrement, à quatre-vingts lieues d'ici. Je n'écris ni à mes sœurs, ni à madame de Bran- sac, ni aux abbesses, ni à Saint- Véran, dont j'ai écrit à cette occasion au garde des sceaux, ni à Rigaud ; je n'écris qu'à vous, à notre mère, aux Mole, à Chevert et aux trois ministres, à personne d'autre ; ma foi, sup- pléez-y, je suis excédé de travail : que ma mère et vous m'aimiez, et que je vous rejoigne tous l'année prochaine. J'embrasse mes filles. On ne peut vous aimer plus ten- drement, ma très chère."

Nous avons déjà cité un passage de la lettre écrite par Montcalm au ministre de la guerre. Le général y insistait sur l'importance de la victoire remportée. *' Au reste, Monseigneur, disait-il, le succès de cette expédition est décisif pour la colonie. Chouaguen a été la pomme de discorde. Sa position sur le lac Ontario, la manière dont les Anglais s'y fortifiaient, la facilité que les sauvages trouvaient dans cette place pour la traite de leurs pelleteries à beaucoup meilleur compte que dans nos forts, toutes ces raisons faisaient appré- hender que tôt ou tard l'Angleterre n'eût la supériorité dans le commerce des pays d'en haut. La prise de

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Chouaguen rompt leur entreprise à cet égard. C'est une perte de quinze millions pour eux. La plus grande joie que j'aie d'avoir réussi dans cette expédition, c'est que le succès en soit à un officier général dont vous seul avez déterminé le choix. La relation que je vous envoie a passé sous les yeux de M. de Vaudreuil ; il pense, ainsi que je l'ai marqué à Monsieur le garde des sceaux, qu'il serait convenable que le gouvernement la fît imprimer, comme il l'a fait de celle des événements de la campagne dernière, afin de donner en Europe de la publicité à un événement du plus grand éclat et de la plus grande suite dans l'Amérique septentrionale... Tous les Canadiens sont occupés à leur récolte. Je m'arrête quelques jours ici pour donner de l'activité à ce mouvement, et je souhaite la fin de la campagne autant qu'un autre. Ma santé ne tient plus à des fati- gues excessives et à faire trois cents lieues en deux mois ."

Deux ou trois jours plus tard, Montcalm partait pour Carillon. Il était précédé par les renforts que l'on diri- geait sur la frontière du lac St-Sacrement. Le bataillon de Béarn, la compagnie de grenadiers et un piquet de la Sarre étaient en mouvement depuis le 27 août; le

1 Montcalm au ministre de la guerre, 28 août 1756 Col- lection de Manuscrits, vol. IV, p. 68 A la même date, Mont- calm écrivait cette appréciation des milices canadiennes : ''Je les ai utilement employées, mais pas à des travaux expo- sés au feu de l'ennemi. Elles ne connaissent ni discipline ni subordination ; j'en ferais dans six mois des grenadiers, et, actuellement, je me garderais bien d'y faire autant de cas que le malheureux monsieur Dieskau y en a fait, pour avoir trop écouté les propos avantageux des Canadiens, qui se croient, sur tous les points, la première nation du monde."

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bataillon de Guyenne les suivait à deux jours d'inter- valle. " Vous devriez avoir tout cela d'ici à cinq ou six jours, écrivait Montcalm à Lévis, si la sagesse de notre gouvernement avait songé à des fours, à des chemins et à des bateaux. Cependant j'espère, dussé-je vous les envoyer cent cinquante hommes à cent cinquante hom- mes, pouvoir faire camper demain Béarn et la portion de la Sarre à Laprairie, le 29 accommoder les chemins, le 30 et 81 à Saint-Jean et s'embarquer, Guyenne sui- vant deux jours après. Je veux s'il est possible partir mardi, 31. Ne quittez pas votre maison, car vous me nourrirez et je mettrai mou matelas avec Fontbrune, dans la grande pièce... Les ennemis suivant mon cal- cul militaire doivent nous attaquer d'ici au 20 septem- bre ou jamais ^" Le 5 septembre, Montcalm était au fort St-Jean, et le 10 il arrivait à Carillon. Il approuva entièrement les dispositions prises par M. de Lévis, et donna de justes éloges à l'ordre de bataille dressé par celui-ci, au cas d'une attaque par l'armée anglaise du lac Saint- Sacrement, que commandaient lord Loudon et Win slow.

Après l'arrivée de Montcalm et des renforts, l'armée de Carillon ne dépassait guère 5,000 combattants,y com- pris les sauvages, tandis que celle des ennemis était presque deux fois plus forte. Cependant ceux-ci, qui n'avaient pas risqué une marche offensive avant la prise de Chouaguen, restèrent dans une inaction encore plus complète après que le vainqueur d'Oswégo eut pris le commandement des forces françaises, grossies des

1 Montcalm à Lévis, Montréal, 27 août 1756 Lettres de Montcalnij p. 36.

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contiDgents accourus du lac Ontario au lac Saint-Sacre- ment. Du 10 septembre au 26 octobre, il ne se passa sur cette frontière aucun événement très important.

Le 16 septembre on envoya six cents sauvages, cent canadiens et vingt officiers ou cadets de la colonie, sous les ordres de M. de la Perrière, en expédition vers le lac Saint-Sacrement. MM. de Bougainville, dp la Koche- beaucour, Le Mercier et Desandrouins accompagnaient ce parti qui s'avança jusqu'à quatre lieues de William- Henry. Un détachement de cent-dix sauvages, choisis parmi les " meilleures jambes", et de trente Canadiens, commandés par le sieur Marin, poussa jusqu'à une lieue et demie de ce foit, il rencontra un peloton de cin- quante-deux soldats anglais ayant à leur tête trois officiers. Surpris et enveloppés, ils furent tous tués ou fait prisonniers, à l'exception de six qui allèrent, par le récit de cette désastreuse rencontre, jeter l'alarme dans l'armée anglaise ^ . Le 25, le Sieur Florimond, officier de la colonie, alla faire une reconnaissance avec un parti d'Abénaquis, vers le fort Lydius. Il trouva le fond de la baie de Wood-Creek, ou de la Eivière-au- Chicot, occupé par les ennemis. Le 2 octobre on décou- vrit sur le lac Champlain quatre berges armées d'espin- goles, que les Anglais avaient probablement fait passer, la nuit, de la Baie dans le lac Champlain, en se glissant sous le canon du fort à la faveur des ténèbres. Le 3 octobre deux détachements partirent : l'un de soixante soldats, Canadiens et sauvages, commandés par M. de Langy, pour aller vers le fond de la Baie ; l'autre de

1 Journal de Montcalm, p. 78 ; Montcalm and Wolfe, Park- man, vol. 1, p. 429.

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quatre-vingts hommes des troupes de terre et de celles de la colonie, sous les ordres de M. de Léry, pour aller faire des découvertes et reconnaître les divers débouchés des partis ennemis, entre le fort Saint-Frédéric et le fort George. De leur côté, les Anglais détachèrent aussi plusieurs reconnaissances vers le camp français.

A la fin d'octobre, il devint manifeste que la campa- gne était finie pour cette année. La saison rigoureuse s'avançait, et il fallait songer aux quartiers d'hiver. Montcalm quitta Carillon le 26, laissant à M. de Lévis les ordres pour le déblaiement des camps et la sépara- tion de l'armée. Le 29 il était au fort Saint Jean, il recevait de Vaudreuil des instructions pour les quar- tiers d'hiver des troupes, qui le contrarièrent vivement. Le gouverneur changeait, sans avoir consulté le géné- ral, la destination des différents corps. Et Montcalm confiant à Lévis son mécontentement, lui écrivait que, d'après les ordres reçus, le bataillon de la Eeine irait à la Côte de Beaupré et à Beauport ; que la Sarre irait occuper les anciens quartiers du régiment de Guyenne, à la Pointe-aux-Trembles, à la Longue-Pointe, à la Ri vière-des- Prairies, à Lachine et à la Pointe -Claire, près de Montréal ; que Languedoc irait en garnison à Montréal, que Béarn reprendrait ses anciens quartiers de Boucherville, Longueuil, Laprairie ^. Et il poursui- vait : " " Tous ces régiments trouveront, ici, des ordres pour ces changements, auxquels je déclare bien n'avoir

1 Le bataillon de Guyenne devait aller hivernera Québec, et celui de Royal-Roussillon à Chambly, St-Charles et St- Antoine, le long de la rivière Chambly (ou Richelieu;. Le gouvernement des Trois-Rivières n'était appelé à recevoir aucun des bataillons venus de France.

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aucune part. Aussi, Messieurs de Languedoc ne me doivent aucun remerciement, et Messieurs de Béarn aucun reproche, et je ne sais s'ils en doivent à mon- sieur le marquis de Vaudreuil ; je crois qu'il a fait tout cela les yeux fermés. Heureusement que dans Béarn, il a des amis, MM. de Barante et de Montgay, qui le justifieront. Je crois que MM. de Béarn, qui avaient droit de s'attendre à mieux, sont assez maltraités, non que les quartiers qu'ils ont soient mauvais, mais parce qu'il est dur d'être les seuls à retourner dans les mêmes ^" .

Le 1er novembre Montcalm était de retour à Mont- réal. Et il écrivait à son ministre une longue et inté- ressante lettre il lui rendait compte des derniers mouvements de l'armée, et lui faisait en outre certaines communications confidentielles relativement à ses lieu- tenants, à ses relations avec M. de Vaudreuil, et à la condition des troupes. Il y disait un mot de la question des quartiers d'hiver. *' La disposition de nos quartiers a été sujette à de grandes variations, écrivait- il. Mon- sieur de Vaudreuil m'avait accordé le choix des batail- lons, serait-ce ignorance ou désagrément à me donner." Il faisait l'éloge de M. de vis : " Monsieur le cheva- lier de Lévis a fort bien pris avec les troupes. Il a un ton très militaire, de la routine de commandement. Il n'est pas étonné, il sait prendre son parti, être ferme à s'écarter d'ordres donnés de soixante lieues, quand il les croit contraires au bien, par des circonstances qu'un général éloigné n'a pu prévoir." Son appréciation de

1 Lettres de Montcalm, p. 42. 11

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Bourlamaque était moins favorable : " M. de Bourla- maque, qui a quitter hier l'armée avec la première division, se rendra à Québec. Il l'a même désiré à cause de sa mauvaise santé. Point de crainte sur cet article auquel on ne croit pas. Il voulait que je vous écrivisse pour vous préparer à la demande de son retour. Il n'a pas encore le ton du commandement, trop pour la minutie, trop à la lettre pour des ordres donnés de qua- tre-vingts lieues, par un général ^ qui ne sait pas parler guérie." On verra par la suite que Bourlamaque n'avait pas à ce moment donné toute sa mesure, et que Mont- calm apprit ultérieurement à reconnaître les éminentes qualités de son second lieutenant et à leur rendre pleine justice ''^.

1 On voit dans les correspondances de l'époque que M. de Vaudreuil y était appelé " le général " aussi bien que " le gouverneur". Il était vraiment le général en chef, quoiqu'il ne fît jamais campagne en personne.

2 On est d'autant plus heureux de le constater que Bour- lamaque, lui, dès cette première campagne, avait rendu un éclatant et enthousiaste hommage aux talents de Montcalm. Le 29 août 1766, après Chouaguen, il écrivait à M. d'Argen- son : " Je fais profession de vous être dévoué d'une façon trop particulière pour ne pas vous féliciter de ce succès dont vous êtes la première cause, puisqu'il est à la bonne conduite de celui que vous avez choisi pour commander les troupes du roi en Canada. Je me trouve moi-même très heureux d'avoir eu sous ses ordres quelque part à un événement aussi inté- ressant, quand je n'y trouverais d'autre avantage que celui d'avoir appris à surmonter les plus grands obstacles, à se pré- parer à force de talent et d'activité un succès qui paraissait même peu vraisemblable, et à savoir multiplier les moyens en tirant de toutes les troupes un parti fort au-dessus de celui qu'on en devait naturelletnent attendre : ce n'est pas tou-

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Montcalm avait déjà écrit à M. d'Argenson en termes très avantageux de son premier aide de camp : " M. de Bougainville a l'honneur d'être connu de vous", lui disait-il dans une lettre datée du 30 août. " Vous ne pourriez croire les ressources que je trouve en lui. Il est en état de bien rendre ce qu'il voit. Il se présente de bonne grâce au coup de fusil, article sur lequel il a plus besoin d'être contenu que d'être excité... Il n'y a guère de jeune homme qui, n'ayant eu que de la théorie, en sache autant que lui ". Dans sa lettre du 1" novembre, on voit Montcalm s'intéresser cette fois, non plus à la carrière militaire, mais à la carrière aca- démique de son aide de camp : '* M. de Bougainville, lui écrit-il, vous regarde comme son protecteur à la guerre, et son Mécène dans la république des lettres, s'occupant beaucoup de son métier, il ne perd pas de vue l'Académie des Sciences, il a vu par les nouvelles publiques qu'il y vaquait une place de géomètre à laquelle il aurait cru pouvoir aspirer par vos bontés ^t son ouvrage, s'il eût resté en France ; est-ce que d'être en Amérique passagèrement et pour le service du Eoi lui en donnerait l'exclusion ? Ne pourrait-on pas la lui conserver en la laissant vacante, comme vous avez la bonté de faire pour les lieutenances-colonelles ? Je vous en serais bien obligé en mon particulier".

Quant à M. de Vaudreuil, Montcalm ne pouvait dis- simuler à M. d'Argenson un sérieux grief qu'il avait déjà contre lui, et qu'il formulait dans les lignes sui-

jours dans les plus grandes armées que Ton voit les choses les plus extraordinaires." (Bourlamaque à d'Argenson, 29 août 1756; Archives du ministère de la guerre).

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vantes : " M. le chevalier de Lévis reçoit comme moi des ordres, lettres écrites avec duplicité, qu'on ne peut exëcuter. Cependant en cas d'échec on pourrait nous blâmer. Ce n'est pas plainte, car je n'en écris rien à M. de Machault, mais vous devez savoir le critique de maposition, que M. le chevalier de Lévis a marqué beau- coup à ses parents ".

En écrivant ces lignes, Montcalm se défendait de porter une plainte oflBcielle contre M. de Vaudreuil, qui ne relevait pas du département de la guerre. Il faisait simplement une confidence au ministre qui l'avait choisi, à celui de qui il relevait quant au commandement interne et à la discipline des bataillons. Car tel était à ce moment le dualisme de juridiction pour le com- mandement des troupes du roi au Canada. La tenue de ces troupes, les promotions, les permutations; les congés, etc., étaient du ressort du ministre de la guerre ; la conduite des opérations, la direction générale, l'emploi des différents corps étaient de celui du gouverneur, qui, à son tour, recevait ses instructions du ministre de la marine et des colonies. Montcalm devait donc com- muniquer à la fois avec les chefs de ces deux départe- ments.

L'allusion contenue dans sa lettre du 1er novembre, relativement au défaut de netteté des ordres du gou- verneur, quelque brève qu'elle fût, indiquait suffisam- ment que la mésintelligence commençait déjà entre Montcalm tt Vaudreuil. Mais c'était la lettre écrite par celui-ci, huit jours auparavant, qui pouvait surtout révéler l'acuité du mal. Elle constituait un long réqui-

1 Collection de manvscritSy vol. 4, p. 79.

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sitoire contre Montcalrn et ses bataillons. Au sujet de ces derniers, voici ce que le gouverneur écrivait au ministre de la marine : " Je n'ai pas grand' chose à avoir l'honneur de vous dire à l'égard des troupes de terre qui sont dans la colonie : elles sont généralement bon- nes, et je suis bien persuadé que dans une action, elles combattraient avec distinction ; mais, jusqu'à présent, elles ne se sont pas absolument signalées. Je leur rends, cependant, la justice qui est due à la fermeté avec laquelle elles se sont comportées pendant l'expé- dition de Chouaguen ; mais l'ennemi ne leur a pas donné le temps d'opérer ni même de tirer un seul coup de fusil ; c'est seulement une partie des troupes de la colonie, des Canadiens et des sauvages, qui a attaqué les forts. Notre artillerie a été dirigée par M, le cheva- lier Le Mercier et M. Fiedmont, et elle n'a été servie que par nos canonniers bombardiers et nos canonniers de milice." A lire ce passage, on devait conclure que les bataillons venus de France n'avaient eu aucune part à la prise de Chouaguen, qu'ils avaient été absolument inactifs, n'ayant pas même tiré " un seul coup de fusil " ; que les troupes de la colonie, les miliciens et les sauva- ges avaient seuls combattu et vaincu ^. Or, tout cela,

1 Vaudreuil écrivait sur un ton quelque peu différent à M. de vis, le 18 août. "Je ne puis, disait-il, que me louer du zèle que messieurs les officiers et les troupes de terre ont marqué dans cette affaire. Cela n'est pas surprenant de leur part j j'en étais plus que persuadé. Messieurs les officiers de la colonie, nos troupes, Canadiens et sauvages se sont égale- ment distingués." " Egalement distingués," le 18 août ; mais le 23 octobre, ils avaient tout fait, et les autres n'avaient pas tiré " un seul coup de fusil."

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était manifestement inexact et injuste. Les bataillons avaient fait vaillamment leur devoir. Les trois ingé- nieurs, MM. des Combles, Desandrouins et Pouchot, officiers des troupes de terre, avaient rendu les services les plus efficaces, et l'un d'entre eux avait été tué. M. de Bourlamaque avait commandé la tranchée et y avait été blessé. Les soldats, choisis dans les troia bataillons, s'étaient intrépidement exposés dans les travaux d'ap- proche, et avaient soutenu le feu de l'ennemi pendant des heures. Dans un seul piquet du bataillon de la Sarre, sept hommes avaient été tués ou blessés, en une heure et demie ^. La batterie avait été servie par soi- xante canonniers de la Sarre, Béarn et Guyenne, avec cinquante hommes pour les assister 2. Les soldats régu- liers avaient fait seuls presque tous les travaux du siège. Après avoir lu à peu près tous les rapports,. les relations, les lettres et les mémoires relatifs à l'expé- dition de Chouaguen, nous n'hésitons pas à affirmer que, sans les officiers et les soldats des bataillons, le siège et la prise de cette place eussent été entièrement impossibles. Et cependant le gouverneur écrivait dans ses rapports officiels que " l'ennemi ne leur avait pas donné le temps d'opérer " ; que, " malgré leur zèle accoutumé ", ils n'avaient pu " se signaler " ; mais que, par contre, " les Canadiens et les sauvages avaient com- battu avec le courage qui leur est naturel"; que " les bonnes dispositions de " mon frère " et des officiers colo- niaux leur avaient fourni des ressources pour surmon- ter tous les obstacles " ; que c'était " les troupes de la

1 Lettre d'un officier de la Sarre, 22 août 1756. 2 Journal de Malartic, p. 73.

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colonie, les CanadieDs et les sauvages qui avaient atta- qué les forts ^." On ne pouvait se montrer plus partial, moins véridique et moins équitable.

M. de Vaudreuil s'efforçait ensuite de peinlre les officiers réguliers sous les plus sombres couleurs : "MM. les officiers des troupes de terre sont plus portés pour la défensive que pour l'offensive ; ils ont même dit qu'ils ne faisaient jamais la petite guerre, qu'ils n'étaient pas venus dans la colonie pour cela ; les propo- qu'ils ont tenus n'ont pas même laissé de faire quelque impression." Il est certain que la manière dont les expé- ditions de guerre avaient été conduites jusque-là en Amérique, et celle dont les opérations militaires se fai- saient en Europe, différaient totalement. Les régiments réguliers étaient habitués aux manœuvres, aux exerci- ces, à la tactique en usage dans les campagnes et les batailles du vieux continent. Ils n'étaient pas dressés à la guerre indienne et coloniale, faite de surprises, d'embuscades, de fusillade à l'abri des fourrés, des rochers et des arbres. Avec la guerre de Sept ans une évolution se dessinait. L'Angleterre avait fait tra- verser en Amérique des milliers de soldats régu- liers ; la France avait été forcée de suivre son exem- ple ; et maintenant la grande guerre était transportée ici, avec ses sièges, ses mouvements combinés, ses opé- rations à longue portée. Dans de telles conditions, il n'était pas surprenant que les réguliers fussent enclins à ne point faire grand état des pratiques militaires sui- vies jusqu'à ce jour au Canada, et que, d'autre part, nos troupes et nos milices coloniales vissent avec une

1 Vaudreuil au ministre^ 1er septembre, 23 octobre 1756.

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défiance ombrageuse s'implanter ici une tactique et une discipline auxquelles elles n'avaient pas été formées. Des deux côtés on avait quelque chose à apprendre ; mais il fallait s'attendre à ce qu'au début se produisis- sent des froissements inévitables. M. de Vaudreuil les signalait avec amertume, en se plaçant exclusivement au point de vue colonial. Il portait même contre les réguliers des accusations très sérieuses, quant à leur conduite envers les Canadiens : " Les troupes de terre, disait-il, sont difficilement en bonne union et intelli- gence avec nos Canadiens ; la façon haute dont leurs officiers traitent ceux-ci produit un très mauvais effet. Que peuvent penser des Canadiens les soldats qui voient leurs officiers le bâton ou l'épée à la main sur eux, chaque fois que l'envie leur prend d'aller à terre. Les Canadiens sont obligés de porter ces messieurs sur leurs épaules dans les eaux froides, en se déchirant les pieds sur les roches, et, si par malheur pour eux, ils font un faux pas, ils sont traités indignement. Est-il de condition plus dure ? Enfin M. de Montcalm est d'un tempérament si vif, qu'il se porte à l'extrémité de frapper les Canadiens. Je lui avais recommandé instamment d'avoir attention que M M. les officiers des troupes de terre n'eussent aucun mauvais procédé envers eux, mais com- ment contiendrait-il les officiers, puisqu'il ne peut pas lui-même modérer ses vivacités ? Est- il d'exemple plus contagieux ?jVoilà comment nos Canadiens sont menés. Ils mériteraient un traitement bien plus doux : ils n'ont jamais manqué de sentiment ; ils ont donné dans toutes les occasions des preuves surprenantes de leur bravoure ; ils font toutes les découvertes et les campa- gnes les plus pénibles ; si dans la quantité des vivres

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il s'en trouve de mauvais, ils sont obligés de les man- ger, tandis que les troupes en ont qui sont bons ; ils abandonnent leurs terres et leurs familles pour la dé- fense de la colonie ; ils épuisent la vigueur de leur tem- pérament à mener les bateaux pour le transport des troupes, approvisionner les armées et les postes, et cela sans marquer la moindre répugnance. Ils sont toujours prêts et d'une bonne volonté merveilleuse ; mais ils m'ont témoigné leur mécontentement, et il ne faut rien moins que leur aveugle soumission à tout ce que je leur commande pour que, dans bien des occasions, et princi- palement à Chouaguen, plusieurs d'entre eux n'aient marqué leur sensibilité. Je puis. Monseigneur, vous assurer qu'ils se comporteront toujours avec le même ^èle, par le soin que j'aurai de les piquer d'honneur et leur assurer un traitement plus doux dans la suite ". Un historien canadien ne peut lire sans un sentiment de sympathie cette chaleureuse apologie des siens. Vaudreuil, et élevé au Canada, était canadien de cœur. Il aimait ce peuple loyal, simple dans ses mœurs, patient et courageux dans les épreuves, qui avait déjà subi de durs assauts et à qui tant de sombres jours étaient encore réservés. Et cette affection, ce dévoue- ment dont il donna bien des preuves à nos pères, lui ont gagné le cœur de leurs descendants. Il a conquis la gratitude de notre race ; il est resté pour elle couronné d'une auréole, et la plume de nos écrivains n'a cessé d'entourer son nom de respect et d'honneur. Cependant la vérité a ses droits imprescriptibles. A la lecture des documents, des textes plus abondants et plus précis mis au jour depuis quelques années, l'histoire conscien- <îieuse doit reconnaître que, si Vaudreuil eut souvent

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raison de défendre les Canadiens injustement traites, ferma trop fréquemment les yeux sur des fautes, des actes d'indiscipline, des malversations et des rapines, dont les auteurs étaient des enfants du sol, que ce seul titre ne suffisait pas à rendre habiles, compétents et honnêtes. Il ne faut donc pas oublier, en lisant les doléances réitérées de Vaudreuil, qu'il était imbu à un degré excessif du préjugé colonial, prompt à accueillir les récriminations contre les officiers et les troupes venus de France, faible pour ses alliés et ceux de sa femme, dont il comptait un grand nombre dans la colonie, om- brageux et facile à circonvenir. Hâtons nous d'ajouter qu'en entendant la contre-partie, c'est-à-dire les plaintes des officiers supérieurs de l'armée, on doit se rappeler qu'ils n'étaient pas exempts d'un préjugé en sens inverse, le préjugé métropolitain trop disposé à ne pas tenir assez compte des talents, des aptitudes et de l'ex- périence coloniales.

Quelle part de vérité ou d'exagération y avait-il dans les accusations portées par le gouverneur au sujet des mauvais traitements infligés par les réguliers aux Cana- diens ? Il est difficile de l'établir. Dans les transports, les portages, les marches à travers bois, les travaux de campement, que des officiers français se fussent parfois laissés aller à des actes d'emportement ; qu'il se fût rencontré parmi eux des caractères violents, capables de brutaliser un cinotier, un convoyeur, ou un milicien, on le croira facilement. Mais ces excès étaient-ils d'oc- currence générale et habituelle, comme tendait à le faire penser la lettre du gouverneur ^ ?

1 Il est peut-être à propos de citer ici ce passage d'une-

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Quant à raffirmation que Montcalm lui-même s'était emporté jusqu'à frapper les Canadiens, elle n'est corro- borée par aucune des pièces, lettres, mémoires et rela- tions qui nous sont passés sous les yeux, et elle ne nous semble pas admissible.

Le gouverneur n'oubliait pas les sauvages dans son énumération de griefs contre Montcalm et ses officiers. " Autant, disait-il, les Canadiens sont d'un caractère doux et soumis, autant les sauvages sont-ils suscepti- bles. Ils se sont plaints amèrement de la façon haute dont M. de Montcalm les a menés à Chouaguen. Sans mon frère, les sauvages, qui se voyaient obligés d'aban- donner leur petit pillage à l'avidité des grenadiers, auraient pris un parti très contraire aux intérêts de la colonie. Tous les sauvages, et même les Abénaquis, Nipissingues et Algonquins, de Saint-François et de Bécancourt, qui de tout temps ont été nos plus fidèles alliés, n'hésitèrent pas à me dire, après la campagne de Chouaguen, qu'ils iraient partout je les envoyerais pourvu que je ne les misse pas sous les ordres de M. de Montcalm. Cependant vous avez vu que j'en avais fait passer environ 600 à Carillon ; mais ils sont revenus plus pressés qu'ils ne l'avaient été ; ils m'ont

lettre de Montcalm à Lévis ; il s'agit du transport des trou- pes : " Défense aux soldats et Canadiens d'avoir des disputes ensemble. Lorsqu'ils auront des démêlés, ils en rendront compte à celui qui commandera le bateau, et si le cas mérite attention, au commandant de division. Les soldats perche- ront, rameront et tireront à la cordelle, et porteront indis- tinctement avec les Canadiens, laissant cependant à ces der- niers la direction et la conduite des bateaux, et exécuteront ce qu'ils leur demanderont pour la manœuvre." (Lettres du marquis de Montcalm f p. 13).

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dit positivement qu'ils ne pouvaient supporter les viva- cités de M. de Montcalm ; il n'a voulu écouter aucune de leurs représentations ; en vain les chefs lui propo- saient d'aller en parti (sur les connaissances qu'ils avaient du lac Saint-Sacrement) dans les lieux ils seraient le plus à portée de frapper ou de faire des pri- sonniers : il ne voulait pas les écouter." Pour quicon- que eût été au courant des circonstances, ce sérieux et long exposé des torts de Montcalm envers messieurs les sauvages eût paru vraiment risible. Après Choua- guen, Montcalm avait essayé de restreindre la curée de ces incommodes auxiliaires, et d'arracher à leur fureur les prisonniers anglais qu'ils voulaient massacrer. Il y avait mis à la fois de l'adresse et de l'énergie. Et ils avaient reculer, en grondant comme des dogues irrités, devant cette énergique attitude, à laquelle, avouons-le, nos chefs militaires ne les avaient pas assez habitués jusque-là. Que quelques-uns de ces pillardg et de ces massacreurs, dont la cupidité et la soif de carnage avaient été mal assouvies, eussent porté à Ononthio leurs récriminations, c'était naturel. Mais que le gouverneur en prît texte pour dénoncer au ministre le général soucieux de la discipline et de l'honneur du nom français, cela devait étonner. De même à Carillon, Montcalm avait successivement cajoler et commander, mettre en jeu, tour à tour, la di- plomatie et l'autorité, pour déterminer les sauvages aux reconnaissances les plus utiles à l'armée dont il était le chef. Rien de plus capricieux, de plus instable, de plus ingouvernable que l'humeur et les dispositions de ces guerriers indigènes, fourbes, menteurs, superstitieux et indisciplinés. Il faut lire dans le journal de Bou-

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gainville le récit des fluctuations qui précédèrent le départ du parti commandé par M. de la Perrière. " Nous avons maintenant 600 sauvages, écrit-il. On tient conseil pour les envoyer en détachement ; mais c'est une opération longue que de les déterminer. Il en coûte force eau-de-vie, équipements, vivres, etc. Ce détail ne finit pas et il est très fastidieux ". Le lende- main, on tombe enfin d'accord de partir le soir. Mais quelques Iroquois, depuis deux jours en découverte, reviennent avec sept chevreuils, invitent " leurs frères à faire festin, et voilà le parti relâché. A demaiu le départ ". Le 15, nouveau contre-ordre. " Les sauvages qui devaient partir ce soir ne partent plus ; la destina- tion même du détachement est changée ". Au lieu de se diviser en deux bandes pour suivre des directions voisines, " ils veulent aller tous ensemble et par le lac Saint-Sacrement... On dit que le départ est fixé à cette nuit. Mais c'est un on-dit, et le caprice des sau- vages est bien de tous les caprices possibles le plus capricieux " ^. Pour le succès des opérations, il était important que ces auxiliaires utiles mais dangereux apprissent un peu à obéir, et reçussent quelques leçons de discipline. Sans doute il fallait y mettre des formes. Montcalm devait bientôt, si l'on en croit des témoi- gnages dignes de foi, passer maître dans l'art de manier ces esprits farouches et mobiles. Et dès cette première campagne, il semblait avoir assez bien réussi à les dominer, à leur inspirer du respect et de l'admiration. En tout état de cause, le passage de la lettre de Vau-

1 Journal de Bougainville, 12-16 septembre 1756; la

Jeunesse de Bougainville, p. 49.

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dreuil, relatif au mécontentement des sauvages, dénotait chez son auteur beaucoup d'aveuglement, de crédulité, ou de malveillance.

Le réquisitoire du gouverneur se terminait comme suit : " Je maintiendrai toujours la plus parfaite union et intelligence avec M. le marquis de Montcalm ; mais je serai obligé, la campagne prochaine, de prendre des arrangements pour que nos Canadiens et sauvages soient traités avec le ménagement dont leur zèle et leurs services les rendent digaes."

Nous avons longuement cité et commenté cette lettre du 23 octobre 1756, parce que jusqu'ici nos historiens canadiens ne l'avaient point signalée, et qu'elle est très importante, en ce qu'elle révèle l'état d'esprit du gou- verneur à ce moment. Il n'y avait guère plus de cinq mois que Montcalm était arrivé au Canada, et Vau- dreuil lui avait déjà voué une aversion profonde, dont les dénonciations que nous venons de lire étaient la preuve manifeste. Montcalm, de son côté, s'était promp- tement formé du gouverneur une opinion défavorable ; il le jugeait médiocre et vaniteux, suspectait sa sincé- rité, et ressentait pour son caractère une antipathie qui, malheureusement, devait croître de jour en jour.

CHAPITRE VI

L'automne de 1756 Correspondance de Montcalm avec sa

famille Les fourrures de madame de Montcalm La

claustration hivernale Ambassade iroquoise Voyage à

Québec, en janvier 1757 Réunions sociales Mariages

d'oflBcjers et de soldats Maladie de M. de Vaudreuil

Eetour à Montréal Escarmouches près de Carillon

Une expédition d'hiver contre le fort William-Henry

Froissements entre Montcalm et Vaudreuil Explica- tions aigres douces Résultats de l'expédition. Droiture

de Montcalm Le carnaval de 1757 à Montréal Retour

du printemps Une lettre intéressante de Montcalm à

sa femme La prochaine campagne Pénurie d'appro- visionnements Arrivée des secours de France.

Durant tout cet automne de 1756, Montcalm avait fidèlement correspondu avec sa famille. Il écrivait tantôt à madame de Montcalm, tantôt à madame de Saint-Véran, tantôt à madame du Boulay. Au milieu de ses mouvements militaires, on le voit, non sans un singulier intérêt, s'occuper de menus détails d'ordre matériel. Ainsi le 18 septembre, du camp de Carillon, il demande à sa mère de faire pour lui certains achats : " Je vous joins, lui écrit-il, un mémoire de quelques provisions que je désire de Montpellier ; je vous prie de voir à ce qu'elles soient bien conditionnées, bien emballées, et adressez le tout au sieur Gradis, banquier à Bordeaux. Il faut que ces effets lui soient rendus au premier février au plus tard, et je souhaite fort n'en avoir pas besoin. Mais quand même il y aurait paix et

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que je m'en reviendrais, envoyez-moi toujours, je m'en déferais ici : marquez-moi le prix. Ne doutez pas de mon respect ni de mon amitié, ma mère. J'embrasse la très chère et ma fille. S'il vous revenait que ma santé n'est pas trop bonne, soyez tranquille. J'ai écrit aux ministres et à Paris que les fatigues l'altèrent et qu'il faut espérer que l'hiver la rétablira. Il faut toujours écrire ainsi. C'est la sciatique d'un général d'armée. Envoyez- moi le compte de ce que cela coûtera en cas (que) je voudrais revendre." Montcalm voulait évidem- ment tranquilliser sa mère et sa femme au sujet de sa santé, mais en réalité les fatigues de la campagne l'avaient rudement éprouvée. L'aide de camp du général, Bougainville, informait son frère, quelques semaines plus tard, que la santé de son chef était " fort dérangée ? " Ce dernier écrivait lui-même à M. de la Bourdonnaye, son beau-frère, le 26 septembre : " Ma santé est assez bonne mais elle a besoin de repos, car elle s'épuise par le travail." De retour à Montréal, au commencement de novembre, il envoya à ses chères absentes les der- nières nouvelles, avant la séquestration hivernale. Dans sa lettre du 3 novembre à sa femme, il disait - " J'ai quitté l'armée le 27 octobre pour venir conférer avec M. le marquis de Vaudreuil avant le départ des derniers bâtiments. M. le chevalier de vis, chargé de replier l'armée, doit décamper du 10 au 15. Le fort de Carillon sera alors en état de recevoir la garnison. Les sauvages des pays d'en haut paraissent redoubler d'af- fection depuis la prise de Chouaguen ; les provinces qui avoisinent la Belle-Rivière sont désolées par nos partis... Je passerai mon hiver avec le chevalier de Lévis, qui est bien mon ami. Dites à Monsieur de

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Mirepoix ^ qu'il fait toute ma douceur, et il n'y a nul compliment à cela. Je ne suis pas sans sujets d'hu- meur, mais je n'en prends pas. Embrassez ma mère mes filles, aimez-moi tendrement. Au lieu d'un baril d'anchois et un d'olives doublez cette provision. Je vous adore ma très chère et je serai au comble de mes vœux de vous rejoindre en octobre 1757. Ainsi soit." Cependant la saison rigoureuse s'avançait. Il fallait clore les paquets pour la France. Et Montcalm envoyait à sa mère un dernier mot d'affection pour l'année 1736 : " Je vais donc être, ma mère, six à sept mois sans vous écrire. Aussi quoiqu'il n'y ait que quelques jours que j'aie écrit à madame de Montcalm, je veux aussi vous renouveler les assurances de ma respectueuse tendresse. Ma santé est bonne, et j'espère que le repos de l'hiver dont j'avais grand be-oin me fera grand bien. Tout ce qui est avec moi est en bonne santé. Je compte passer mon hiver ici sauf un mois que j'irai passer à Québec lorsqu'on pourra voyager sur les glaces. J'em- brasse tendrement la très chère, ma fille et notre cher Massillan. M. de la Corne envoie six belles queues de martre à Madame de Montcalm ; si elles arrivent à bon port à Paris, la très chère aura un manchon. Une autre année, je songerai à en envoyer un à ma fille ; mais j'aimerais mieux lui porter " ^. Le même jour il

1 Charles-PierreGaston-François de vis, marquis, puis duc de Mirepoix, en 1699, était le cousin du chevalier de Lévis Après avoir été ambassadeur à Vienne en 1737, lieu- tenant-général en 1744, ambassadeur à Londres en 1749, il avait remplacé le duc de Richelieu dans le gouvernement du Languedoc en 1756.

2 Lettre à madame de Saint- Vérav, Montréal, 9 novembre 1756.

12

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adressait à madame du Boulay quelques lignes il ëtait encore question du manchon de madame de Mont- calm : " Le frère de l'abbé de la Corne ^ lui envoie six belles queues de martre pour faire un manchon à ma- dame de Montcalm. Si elles arrivent et qu'il vous les remette je vous prie de lui faire bien des remercie- ments de ces politesses ". Après Chouaguen et la campagne du lac Ontario, après les opérations du lac Champlain, la formation et la levée du camp de Caril- lon, la mise en action des troupes, après les préoccupa- tions militaires, les soucis et les sollicitudes du général d'armée, on aime à voir l'époux et le père se réjouir à la pensée que sa femme et sa fille pourront faire admi- rer bientôt dans les cercles de Montpellier leurs belles fourrures canadiennes.

Le 23 novembre, Montcalm écrit dans son journal : *' Les trois derniers bâtiments pour la France, savoir : VAhénaquise, frégate du roi, le Beauharnois et les Deux-Frères, vaisseaux marchands sont enfin partis avec les derniers paquets pour la Cour. Le 15 un vent de nord-est et de la neige avaient fait craindre qu'ils ne fussent forcés d'hiverner dans les glaces ". Et main-

1 Joseph-Marie de la Corne, à Verchères en 1715, fils de Jean-Louis de la Corne, sieur du Chapt, et de Marie Pécaudy de Contrecœur. Ordonné prêtre à Rennes vers 1738, il revint au Canada et fut curé de St-Michel. En 1747, il reçut la dignité de chanoine de («Québec, et en 1750 il passa en FranGe, comme député du chapitre, et y demeura jusqu'à sa mort en 1779. {Notes historiques sur le chapitre de la cathé. drale de Québec, par Mgr Edmond I^ngevin, Montréal, 1874.; Le frère de l'abbé de la Corne, dont il est ici question, devait être Luc de la Corne, sieur de Chapt et de St-Luc, capitaine dans les troupes de la marine.

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tenant c'est fini ; pendant des mois et des mois, plus de communications avec la mère-patrie, plus de nou- velles de la famille et des amis lointains.

Comme nous l'avons vu, Montcalm devait passer l'hiver à Montréal, sauf un voyage à Québec pour don- ner un coup d'œil aux troupes cantonnées dans ce gou- vernement, sous le commandement et la juridiction de M. de Bourlamaque. Il écrivait souvent à ce dernier, soit pour les besoins du service, soit pour occuper ses moments de loisir. Dans une lettre datée du 24 no- vembre, il lui parlait de deux ofi&ciers des troupes de Montréal, à qui il avait permis de descendre à Québec, et il faisait à ce propos les observations suivantes : " J'ai permis à M. de Solvignac, ainsi qu'à M. de La Mothe, du régiment de Béarn, d'aller passer quelque temps à Québec, tous les deux pour leur plaisir ; le premier parce qu'il est recommandé à M. l'intendant, le second, pour faire sa cour à madame de Beaubassin, quoiqu'il m'ait parlé de sa santé. J'ai permis aussi à M. d'Alerac, parent de M. l'archevêque de Bordeaux, pour être entre les mains d'Arnoux ; ^ il y a de l'étoffe en lui pour faire un joli sujet. Cependant, avec un air et des propos qui vous séduiront, c'est une mauvaise tête ; je lui ai promis ^ de m'occuper de sa santé, de le former et de lui faire tâter de la prison. Quant à présent, il est totalement aux ordres d'Arnoux, et s'il ne se conduit pas très bien, sur les plaintes d'Arnoux, mettez-le moi en prison. Si je permets à d'autres d'aller à Québec, je

1 Chirurgien-major des troupes.

2 C'est-à-dire " J'ai promis à l'archevêque de Bordeaux.*

Il me semble que c'est le sens le plus naturel.

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VOUS écrirai ; je ne doute pas que ces messieurs, dans les vingt-quatre heures ne vous rendent leurs devoirs ; s'ils y manquaient, je ne suis pas en peine que voua les mettiez dans la règle. S'ils profèrent le seul mot de logement pour Québec, faites-les repartir, tout comme s'il y avait la moindre chose à dire à leur conduite". Puis après avoir parlé de diverses questions de disci- pline et de conduite pour les troupes, Montcalm ajoutait : " M. le chevalier s'amuse fort ici. Il passe sa vie avec sa société chez Madame de Pénisseault. Il a été d'un grand souper chez M. Martel. Pour moi, je joue au trictrac, et je fais whist chez mon général, Madame Vàrin, larement, madame d'Eschambault ". Dans une autre lettie, écrite le lendemain à Bourlamaque, nous trouvons cette note : " Je vous prie, monsieur, de dire à M. de Solvignac que M. l'Intendant paraît craindre que le séjour de l'hiver à Québto ne fût dispendieux. Aussi quand lui et M. de La Mothe auront passé le temps des plaisirs à Québec, il faudra bien songer à venir faire carême dans ce triste gouvernement de Mont- réal pour, suivant les règles, faire Pâques avec son curé ". Les dernières semaines de 17ô6 furent marquées par une ambassade solennelle des Cinq-Nations. Le 27 novembre au soir, arrivait un premier détachement de cent quarante Onnontagués et Goyogouins, y compris les femmes et les enfants. Car nos tribus indiennes ne se bornaient pas à un seul porte-parole, dans ces mis- sions diplomatiques auprès des gouverneurs. Généra- lement toute une bande venait assister aux conférences avec Ononthio. L'ambassade fut reçue une première fois par M. de Vaudreuil, le 28 novembre, à trois heures de l'après-midi ; MM. de Montcalm et de Lévis étaient

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présents. L'orateur sauvage, qui prit la parole, après les compliments d'usage, et l'annonce d'un second détache- ment composé de Tsonnontouans et d'Oaneyouts, mani- festa discrètement sa surprise de ce que la députation n'eût pas été reçue avec le cérémonial habituel. Les envoyés iroquois étaient d'ordinaire l'objet d'une éti- quette spéciale. On chargeait un interprète d'aller au devant d'eux pour leur offrir des branches de porce- laine de la part du gouverneur, et on les saluait de cinq coups de canon. M. de Vaudreuil dut leur expliquer qu'il y avait un malentendu quant à la date de leur arrivée à Montréal. Ils furent bientôt suivis par les délégués Tsonnontouans et Onneyouts, et pendant tout le mois de décembre il y eut une série d'audiences et de cérémonies que Montcalm raconte au long dans son journal. " Cette ambassade coûtera fort cher au roi, écrit-il, mais ce sont des dépenses inévitables et néces- saires." Les " ambassadeurs " étaient les hôtes d'Ooon- thio, et il fallait les fêter plantureusement. Un de leurs porte-parole, faisant allusion au retard de leur voyage, insinua adroitement " qu'ils n'avaient compté ne rester que quatre jours, qui pourraient bien devenir quatre mois, mais qu'heureusement ils étaient chez un bon père qui ne les laisserait pas manquer." Cette impor- tante délégation montrait quelle impression avait pro- duite sur les tribus indigènes la victoire de Chouaguen et le succès des armes françaises durant la dernière campagne. Outre les Iroquois des Cinq-Cantons et leurs frères domiciliés, des députés Népissings7 Abéna- quis. Algonquins, Poutéouatamis et Outaouais prirent part aux conseils tenus alors à Montréal. On considéra cette ambassade comme la plus mémorable que l'on eût

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vue jusque là, soit par le nombre des délégués, soit par l'importance des questions débattues ^.

Les audiences ne prirent fin que le 29 décembre ; et le 31 M. de Vaudreuil partait avec M. de Lévis pour Québec. Montcalm passa le Jour de l'An à Montréal, après avoir, les jours précédents, reçu en audience les chefs de guerre du Sault Saint-Louis, venus pour le complimenter. Puis le 8 janvier, il alla rejoindre le gouverneur dans la capitale de la Nouvelle-France ^. Il n'y était demeuré que quelques jours, à son arrivée, le printemps précédent. Cette fois il y revenait dans la saison la plus brillante et la plus gaie, au point de vue des relations sociales. La présence de MM. de Vaudreuil, de Montcalm et de Lévis donna lieu à toute une série de fêtes et de réceptions. Naturel- lement le fastueux Bigot se distingua par sa splendeur. •* M. l'intendant, écrit Montcalm, a tenu un très grand état e t y a donné deux très beaux bals, j'ai vu plus de quatre-vingts dames ou demoiselles très aimables et très bien mis es. Québec m'a paru une ville d'un fort bon ton ; et je ne crois pas que, dans la France, il y en ait plus d'une douzaine au-dessus de Québec pour la société ; car d'ailleurs, il n'y a pas plus de douze mille âmes". Malheureusement, dès ce second séjour, il eut à y constater un mal social dont les ravages devaient devenir désastreux. Le jeu, et un jeu excessif, était à l'ordre du jour. Montcalm exprime ainsi dans son

1 Journal des Campagnes de M. de Lévis, p. 80.

2 *' Je partis à 8 heures (le 3 janvier) pour Québec avec M. le marquis de Montcal m , M. le chevalier de Mon treuil, aide- major-général et M. Marcel, aide de camp. Nous y arrivâmes le 5 à neuf heures du soir." {Journal de Malartie, p. 94.)

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journal le déplaisir qu'il en éprouve : " Le goût décidé de monsieur l'intendant pour les jeux de hasard, la complaisance outrée de M. le marquis de Vaudreuil, les ménagements que je n'ai pu me dispenser d'avoir à deux hommes dépositaires de l'autorité du roi, ont été cause que l'on a joué indécemment les jeux de hasard, et même les plus désavantageux, comme le pharaon. Plusieurs officiers s'en repentiront pendant longtemps, comme M. Marin» lieutenant en second dans le batail- lon de la Reine, qui, outre beaucoup d'argent comptant, a perdu cinq cents louis. La générosité française n'a pas permis que cet officier fut en peine vis-à-vis ceux de la colonie qui les lui avaient gagnés; et M. de Eoquemaure, lieutenant-colonel, a eu le bon procédé de faire prêter l'argent et d'en répondre ". Cette question du jeu reviendra ultérieurement.

A Québec, Montcalm eut à s'occuper d'un autre sujet, celui des mariages contractés par les militaires. Il y avait déjà porté son attention, avant son départ de France, en étudiant les instructions données à M. de Dieskau, qui devaient aussi lui servir de direction. " Il parait, avait-il écrit dans un mémoire au ministre, que l'intention de Sa Majesté est que l'on permette aux soldats qui voudront défricher des terres de rester en Canada. Je pense que dès à présent on peut leur permettre de se marier dans la colonie, pourvu que ce soit avec l'approbation du gouverneur général, qu'ils continuent leur service jusqu'au temps du retour de leur corps en France, et que ce soit pour y défricher des terres ou pour y exercer des métiers utiles dont on y manque- rait; car il est en même temps du bien de la colonie de ne pas donner permission pour tout mariage l'un

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de ces deux objets ne serait pas rempli : " Après sou arrivée ici, nous avons vu que, dans son instruction aux lieutenants-colonels, il engageait ceux-ci à favori- ser les mariages de leurs soldats avec des filles d'habi- tants. Ces encouragements avaient produit un bon résultat, et Montcalm s'en réjouissait dans son journal : * Les soldats de nos régiments contractent beaucoup de mariages, ce qui est utile à la colonie." Quelque temps après le général pourra écrire au ministre : " J'ai cm que je ne pourrais rien faire de mieux dans l'intérêt du royaume et de la colonie que de favoriser les mariages des soldats. Aussi l'hiver de 1755 à 1756, il n'y a eu que sept mariages de soldats, et celui-ci quatre-vingts. Je prends la liberté de vous représenter que lorsque le Koi retirera ses troupes du Canada, il faudrait que Sa Majesté donnât une petite gratification à tous les sol- dats qui voudraient s'y établir et se marier... Nous en laisserons la plus grande partie. Ce serait d'excellents colons, de braves d fenseurs de la Nouvelle-France " ^ C'était la politique si énergiquement inaugurée par l'in- tendant Talon, en favorisant l'établissement au Canada des soldats du régiment de Carignan, c'était cette poli- tique intelligente et patriotique dont la tradition se maintenait après un siècle.

Mais il y avait aussi les mariages des officiers, et sur ce point Montcalm n'était pas parfaitement satisfait. Quelques-uns s'étaient mariés sans la permission de leur famille, et cela pouvait entraîner des conséquences fâcheuses, voire même l'exhérédation ; il était donc plus sage de refuser l'autorisation aux officiers en puissance

J Montcalm au ministre, 24 avril 1759.

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paternelle. Montcalm donna un ou deux mémoires sur cette question au gouverneur général ^ . Dans une lettre ultérieure qu'il écrivit à M. d'Argenson, nous lisons ce qui suit : " J'ai trouvé de la disposition dans nos offi- ciers à faire des mauvais mariages, qui n'étaient pas plus avantageux pour l'intérêt politique de la colonie que pour celui du Eoi même. M. de Vaudreuil m'avait paru les favoriser ; il est entouré de parents de petite extraction. J'ai remis, à cette occasion, à monsieur le marquis de Vaudreuil un mémoire. Il a paru approuver ma façon de penser. Les difficultés que j'ai faites pour accorder les permissions ont empêché le mariage de deux jeunes lieutenants mineurs et en puissance de père, qui ne consultaient que leur passion, et ont arrêté beaucoup de pareils projets. Je n'ai accordé la permis- sion qu'à M. de Parfouru, capitaine au régiment de Languedoc qui a fait un mariage médiocre, mais auquel son père l'avait autorisé, et un chevalier de Douglas, capitaine au même régiment, qui a épousé une demoi- selle de condition, très bien apparentée dans la colonie, ayant une fortune honnête ". ^

Montcalm remit aussi au gou verneur pendant son séjour à Québec, un important travail sur " ce qu'on pourrait faire avant la campagne et pendant le cours

1 Lettres de Bourlamaque, p. 136; Journal de Montcalm, p. 146.

2 Montcalm à d'Argenson, 24 avril 1757 Arch. prov. Man. N. F., 2ème série, vol. XIII M. de Parfouru avait épousé une demoiselle de Couague dont il sera question plus loin ; et François-Prosper Douglas avait épousé Marie-Char" lotte de LaCorne, fille de Louis de Chapt de LaCorne, cheva- lier, seigneur de Terrebonne. Elle n'avait que quinze ans.

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de la campagne avec des modèles d'échelles portatives s'emboîtant les unes dans les autres, et des bateaux portant des canons de 12 pour aller attaquer les bar- ques anglaises sur le lac Saint-Sacrement."

Montcalm passa tout le mois de janvier à Québec. Vaudreuil en repartit le 26 et tomba dangereusement malade d'une pleurésie aux Trois-Rivières. On craignit pour ses jours. Mgr de Poutbriand le recommanda aux prières publiques, et ordonna une exposition du Saint- Sacrement et une procession, pour obtenir sa guérison. L'inq uiétude fut grande dans la colonie, au sujet du gouvernement, advenant la mort de son chef. Mont- calm, témoin de ces alarmes, les jugeait excessives, dans son for intérieur, et confiait cette impression à son journal : " Les gens peu instruits, y notait-il, ont été fort inquiets et fort embarrassés de ce que deviendrait le gouvernement de la colonie, dans le cas delà perte de M. le marquis de Vaudreuil." Il pouvait bien estimer rhomme privé, mais il faisait déjà bon marché de l'homme public. Cependant le gouverneur se rétablit, et vers le milieu de février, il put se rendre à Montréal, Montcalm, était revenu dès le commencement de ce mois ^.

Durant sa station forcée aux Trois-Rivières, M. de Vaudreuil avait reçu des nouvelles d'une rencontre entre un parti anglais et un parti français, près de

1 •* Le marquis de Vaudreuil est arrivé assez bien réta- bli de sa maladie, et aussi bien en état de travailler qu'au- paravant, c'est-à-dire faire peu de chose." (Journal de Mont- calm, 15 février 1757). On a ici un piquant échantillon de la causticité de Montcalm.

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Carillon. le fameux capitaiDS Rogers ^ était parti de William-Henry pour faire une reconnaissance vers St- Frédéric, en évitant, par un détour au milieu des bois et des montagnes, le fort de Carillon. Il rencontra le 21 janvier un convoi d'une dizaine de traîneaux, veûant de ce dernier endroit, en captura trois et fit prisonniers sept des dix-sept hommes d'escorte. Les autres s'échap- pèrent et allèrent donner l'alarme à Carillon. M. de Lusignan, qui y commandait, envoya aussitôt un déta- chement de cent soldats, de quelques volontaires cana- diens, de tous les cadets de la colonie et d'une bande d'Outaouais. M. de Basserode, capitaine de Languedoc, commandait cette troupe ; les sauvages avaient à leur tête un de nos renommés partisans, Charles de Langlade. Ce parti s'enabusqua dans les bois sur la route par devait repasser celui de Rogers. Vers trois heures de l'après-midi les Anglais parurent et furent accueillis par une décharge meurtrière. Rogers parvint à gagner une éminence il soutint le feu des Français jus- qu'à la nuit. 11 réussit à s'échapper à la faveur des ténèbres en laissant un grand nombre de morts et de prisonniers ^ .

1 Robert Rogers, dans le New-Hampshire, après avoir fait très probablement la contrebande entre la Nouvelle- Angleterre et le Canada, était devenu l'un des plus hardis cou- reura des bois et partisans de l'époque.

2 Les relations anglaises disent 14 morts et 6 prisonniers ; les relations françaises, une quarantaine de morts et huit pri- sonniers, ce qui paraît très exagéré. Quatre des sept prison- niers faits le matin par Rogers furent délivrés et les trois autres furent tués dans le combat. Les Français perdirent huit hommes et eurent dix-huit blessés, dont M. de Basserode.

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M. de Vaudreuil avait hâté son retour à Moatréal, parce qu'il voulait organiser une de ces expéditions d'hiver dont les Canadiens étaient coutumiers. Il avait conçu le projet d'envoyer un parti de guerre tenter un coup de main contre le fort de William- Henry, à la ^ête du lac Saint-Sacrement. Cette expédition fut mal- heureusement l'occasion de nouveaux dissentiments entre Vaudreuil et Montcalm. Il parut à celui-ci que le gouverneur voulait mettre en relief les troupes de la colonie et les miliciens, au détriment des bataillons réglés. Ceux-ci ne figuraient dans le parti que pour une proportion infime ; aucun de leurs officiers supé- rieurs n'avait été admis au commandement, réservé au frère du gouverneur, M. de Rigaud, qui avait sous lui^ comme lieutenant, M. de Longueuil. MM. Dumas, Le Mercier et de Lotbinière étaient les principaux officiers d'état-raajor, avec le seul M. de Poulhariez, capitaine de grenadiers au Royal-Roussillon, placé à la tête des piquets de réguliers. Montcalm avait offert d'aller de sa personne jusqu'à Carillon; il avait proposé comme chef de l'expédition soit M. de Lévis, soit M. de Bour- lamaque ; il avait exprimé l'avis qu'un détachement peu nombreux serait préférable pour -l'objet qu'on avait en vue ^. Ses offres et ses représentations avaient été vaines. Le gouverneur semblait désireux de le tenir à l'écart et de ne lui communiquer que le plus tard pos- sible le détail de l'opération projetée. Dans l'entourage de Montcalm cette manière d'agir provoquait bien des murmures. L'aide de camp du général écrivait : " M. le marquis de Montcalm a fait plusieurs fois et par

1 Journal de Montcalm^ pp. 152, 155.

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écrit toutes les représentations que sa charge et les ordres du Roi le mettent en droit de faire, et auxquelles la conduite présente ne donne que trop lieu. Mais ses discours ont le sort des prédictions de Cassandre, et on ne lui fait pas l'honneur de le consulter. C'est le public qui, le plus souvent, l'instruit des opérations de guerre arrêtées par le marquis de Vaudreuil ^." L'aide de camp n'était ici que l'écho des sentiments de son chef. Montcalm éprouvait un très vif déplaisir, qu'il épanchait librement dans son journal : " Ce détache- ment, y disait-il, paraît avoir été imaginé par un esprit de prévention, de cabale et de jalousie contre les troupes de terre, dont on n'a pas jugé à propos d'em- ployer les officiers supérieurs, ni l'ingénieur, malgré les représentations réitérées du marquis de Montcalm. L'objet n'en paraît pas assez déterminé ni assez sûr pour répondre à la fatigue et à la grande dépense qui en résultera, et la consommation des vivres, dans les cir- constances où l'on est d'en manquer, peut occasionner la perte de cette colonie, si milord Loudon s'assemble de bonne heure. Ces représentations ont été faites au marquis de Vaudreuil, qui n'a été touché que de donner un gros détachement à son frère, de compter pour le succès sur ^intelligence de M. Dumas, sur la bonne fortune et les miracles qui jusqu'à présent ont conservé le Canada malgré les fautes que l'on ne cesse de faire. Ce détachement coûtera au moins deux cent mille écus, et suivant beaucoup de personnes sa dépense sera d'un million, ce qui ne surprendrait pas par la mauvaise administration et économie, et l'attention l'on est

1 Journal de Bougainvillée du 6 au 16 février 1757.

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toujours d'enrichir des particuliers aux dépens du roi." Dans une longue lettre datée du 20 février, Montcalm faisait aussi à Bourlamaque ses confidences : " Nos offi- ciers et soldats marchent avec le plus grand zèle. J'ai fait hier la revue de notre détachement (les piquets des bataillons) à Laprairie, et j*y ai donné à dîner, et je vous dirais, si je vous faisais la relation d'un autre» avec autant de profusion que de magnificence, à deux tables servies également, faisant trente-six couverts. Et je joins copie des instructions que j'ai cru devoir remettre à M. de Poulhariez... M. de Kigaud m'a assuré qu'il ne savait rien, il me l'a aisément persuadé; il m'a ajouté qu'on lui donnerait ses instructions cachetées pour être ouvertes à hauteur de St-Jean ou St-Frédé- ric. Si cela est, c'est du style de marine transplanté sur terre ^. Comme j'avais beaucoup écrit je n'avais plus rien à dire, aussi ne m'a-t-on rien dit. J'ai une lettre du 12 qui constate par écrit notre bonne volonté et le refus qu'on en a fait ; cela m'était nécessaire pour dimi- nuer un peu la surprise le Roi et son ministre pour- ront être que deux jeunes et vigoureux officiers supé- rieurs remplis de bonne volonté n'eussent pas marché. Ce n'est pas que dans le fond de l'âme je n'en sois bien aise pour vous autres ; mais je suis nommément en état de vous rendre justice auprès de M. le comte d'Argenson, et je l'avais à cœur et je puis en être

1 Dans la marine, on donnait souvent aux chefs d'esca- dre ou aux capitaines de vaisseaux des instructions cachetées qu'ils ne devaient ouvrir qu'en pleine mer. Vaudreuil était officier de marine, et c'est ce qui explique la boutade de Montcalm.

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dédit ^". Montcalm se défiait évidemment de Vaudreuil. Le jour même il écrivait ainsi à Bourlamaque, le gouverneur lui communiqua enfin ses instructions données à son frère Eigaud, et dont celui-ci ne devait prendre connaissance qu'en route. Et Mont, calm inscrivait cette note dans son journal : " M. le marquis de Vaudreuil a communiqué à M. le marquis de Montcalm ses instructions, pour lesquelles il paraît qu'il a adopté toutes les réflexions de ce der- nier contenues dans sa lettre du 7 et dans son mémoire du 12, à la différence que, pour ménager les hommes et les vivres, le marquis de Montcalm ne voulait que sept à huit cents hommes au plus, au lieu qu'il en marche dix-huit cents avec les sacs. Dieu veuille que cela ne nuise pas aux opérations de la campagne ". /

Malgré le mécontentement qu'il éprouvait des pro- cédés du gouverneur, Montcalm n'avait rien négligé de ce qui dépendait de lui pour assurer le succès de l'ex- pédition. Il avait composé avec un soin spécial les piquets tirés des bataillons, et ses instructions au capi- taine Poulhariez ne respiraient que le bien du service. Elles " portaient que, ce détachement devant être avec les troupes de la marine, il devait chercher à se distin- guer ; qu'en toute occasion il (M. de Poulhariez) devait lui-même obéir à M. de Eigaud, ainsi qu'à M. de Lon- gueuil; que si cependant il s'agissait de dire son avis dans le cas d'affaires importantes, il le devrait faire par écrit. De prendre garde qu'on ne pût reprocher en aucun cas aux troupes d'avoir molli ou penché du côté

1 Lettres de Bourlamaque^ p. 142.

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timide ; enfin de bien vivre, et dans la plus grande union, avec la colonie " ^

Tous ces désagréments au sujet de l'expédition contre William-Henry aboutirent à une explication, provoquée par Montcalm, entre lui et le gouverneur, et qu'il raconte comme suit dans une sorte de post-scriptum à la lettre qu'il écrivait le 20 février à Bourlamaque : " Le dimanche au soir, depuis ma lettre écrite, M. de Vaudreuil m'a envoyé par son secrétaire ses instruc- tions pour M. son frère, et de suite je lui ai communi- qué l'instruction de M. de Poulhariez, doLt j'avais une copie toute faite; jusque et inclus l'article marqué dans votre copie par une croix. Cela a donné lieu après dîner à une très longue conversation, je sou- haite pour le bien du service que sa conduite à venir me prouve la vérité de ses paroles ; pour moi je lui ai parlé avec vérité et fermeté, sans nommer personne de ceux qui s'occuperaient, pour mériter sa confiance, à détruire celle qu'il pourrait avoir en moi, de la néces- sité où j'étais de lui faire part de mes réflexions et de mes opinions ; mais que, en même temps, il me trouve- rait toujouis porté à l'aider des moyens pour les succès, lors même que son opinion, qui doit toujours prévaloir, serait différente de la mienne ; mais que j'osais me flatter que la confiance dont M. le garde des sceaux m'avait flatté semblait me devoir faire espérer qu'il me communiquerait plus à l'avance ses projets, et que, si la connaissance du pays, de ses ressources, du genre de

1 Mémoire du Canada, (Manuscrit de la bibliothèque impériale de St-Pétersbourg). Nous donnerons plus loin quel- ques détails au sujet de ce manuscrit.

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guerre lui donnait une supériorité dans ses vues, il devrait croire que je pourrais le seconder dans les détails et dans les moyens. Cette explication est passée assez honnêtement et a fini par une proposition de manger un mufle d'orignal après demain. Je lui ai dit aussi qu'il ne devait pas trouver extraordinaire la chaleur que j'avais mise pour offrir vo3 services et les miens, que j'approuvais son choix ; mais que je me devais et à vous autres, Messieurs, de ne laisser aucune équi- voque sur notre zèle, et que je lui saurais gré d'en rendre compte au ministre, et d'y ajouter même que j'en avais eu de l'humeur qui n'avait rien ralenti de mon zèle pour le succès."

L'expédition commandée par M. de Rigaud fut aussi heureuse qu'on devait l'espérer. Car un optimisme aveugle seul aurait pu compter sur la prise d'une place forte comme William-Henry par un coup de main. Le détachement, marchant en quatre divisions, partit de St-Jean, les 20, 21, 22 et 25 février i. Le 5 mars,

1 Journal de Mnntcalm., p. 154 Voici quel était Téqui-

pement des troupes. On avait donné à chaque homme une capote, une couverte, un bonnet de laine, deux chemises de coton, une paire de mitasses, une culotte et un caleçon, deux écheveaux de til, six aiguilles, une alêne, un batte-feu, six pierres à fusil, un couteau-bûcheron, un peigne, un tire- bourre, un casse-tête, deux paires de chaussons, deux cou- teaux siamois, une paire de mitaines, un gilet, une deuii-cou- verte à berceau, des nippes pour les souliers, deux paires de souliers en peau de chevreuil, une peau de chevreuil | assée, deux colliers de portage, une traîne à chaque oflScier, une traîne d'éclisse pour chaque soldat, une paire de raquettes un prélart pour chaque officier, et un prélart de q-iatre en quatre soldats, une peau d'ours. (Ihid).

13 .1

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toute la petite troupe était rendue à St-Frédéric elle fit une halte de deux jours. Le 9 elle arrivait à Caril- lon, et elle y séjournait six jours à cause du retard dans les vivres et du mauvais temps. Le 15 elle se rendait au lac Saint-Sacrement. Le 16 elle s'engageait en cinq colonnes, sur le lac glacé, et arrivait le 18 à une lieue et demie de la place. M. de Eigaud aurait voulu lui livrer assaut et essayer de l'emporter par esca- lade, au moyen des échelles dont on était muni. Il en donna même l'ordre. Mais, après deux reconnaissances faites par MM. Poulhariez, Dumas, Le Mercier, de Ray- mond et Savournin, il en comprit l'impossibilité. La gar- nison du fort, composée de quatre à cinq cents hom- mes, avaient eu l'éveil, et le canon des remparts com- mença à tirer. Dans la nuit du 18 au 19 mars, M. de Eigaud essaya de faire incendier les barques et les cons- tructions extérieures, mais vainement, les matières com- bustibles dont on se servit n'étant pas en bon état. Durant la journée du 19 on entretint contre l'ennemi un feu de tirailleurs. Et le soir on essaya de nouveau, avec succès, cette fois, de brûler les barques, les han- gars, tout ce qui se trouvait hors de l'enceinte fortifiée. Bientôt la nuit fut illuminée par l'incendie dont Wil- liam-Henry était entourée comme d'une ceinture flam- boyante, devant laquelle pâlissaient les constellations qui scintillaient dans l'azur profond d'un ciel d'hiver.

Le 20 mars, un dimanche, M. de Rigaud fit contre la place une démonstration destinée à effrayer les Anglais. Tout le détachement défilant en ordre, avec ses échelles d'escalade, à l'extrémité du lac, vint s'arrêter en face du fort, hors de la portée des canons. Et M. Le Mercier fut chargé d'aller sommer la garnison de se rendre. ^Le

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major Eyre, le commandant anglais, répondit qu'il entendait résister. Et nos troupes regagnèrent leur camp, après avoir dirigé contre la place un feu de mous- queterie. On brûla encore des hangars et un petit for- tin. Le 21, une tempête de neige empêcha toute action. Le 22, on acheva l'œuvre destructrice. Il restait à brû- ler une barque percée pour seize canons, qui était encore sur le chantier. Un officier partisan, M. Wolf, réclama l'honneur d'aller y mettre le feu, sous le canon du fort. Il exécuta, avec vingt volontaires, cette entreprise har- die où furent tués deux soldats de Languedoc, et bles- sés trois soldats de Eoyal-Roussillon, Languedoc et Béarn. Enfin, le 23, le détachement reprenait le che- min de Carillon, laissant derrière lui des monceaux de cendres et de ruines fumantes. Longtemps, sa longue colonne parut aux yeux de la garnison, qui contem- plait ce spectacle du haut des remparts de William- Henry, comme un sombre et gigantesque serpent ondu- lant sur la surface immaculée du lac. On avait brûlé aux ennemis trois cent cinquante bateaux ; quatre barques armées, plusieurs galères à cinquante rames ; un fort de pieux et des hangars contenant quatre mille quarts de farine, des vivres de toute espèce, des fusils, des sabres, l'habillement de l'armée et des ustensiles de campagne ; plusieurs maisons ; les hôpitaux ; un mou- lin à planches et une énorme quantité de bois de chauf- fage et de construction ^.

1 _ Vaudreuil au ministre, 22 avril 1757 Au retour, la réflexion du soleil sur la neige frappa d'ophtalmie, pour deux ou trois jours, un tiers environ du détachement ; phénomène dont furent aussi victimes des soldats de Bonaparte dans les sables du désert, lors de l'expédition d'Egypte.

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Les résultats de l'expédition éta^'ent appréciables. Au cœur du plus rude hiver, à travers les glaces et les tempêtes, franchissant, raquettes aux pieds, des déserts de neige, bivouaquant à la belle étoile par un froid boréal \ nos intrépides partisans étaient allés, à soix- ante lieues, frapper sur Fennemi un coup qui lui infli- geait des pertes immenses, et lui enlevait tout le fruit de ses vastes préparatifs pour les opérations sur le lac Saint-Sacrement. Ses mouvements se trouvaient para- lysés de ce côté, d'ici à plusieurs mois, avantage inap- préciable pour la colonie française. Montcalm avait bien pu critiquer la manière dont Vaudreuil avait orga- nisé l'entreprise, et se trouver blessé de ce qui lui avait paru un acte malveillant envers lui et les troupes de terre. Mais il avait trop de droiture pour ne pas reconnaître les résultats acquis. Le 24 avril il écrivait au ministre de la marine : '• Ce succès est d'autant plus important pour la colonie que les ennemis étaient eu état de se mettre dans cette partie en campagne avant nous. Il faut espérer que leurs opérations en seront retardées, et que les Canadiens, qui sont ici laboureurs et soldats, auront le temps de faire leurs semences. Ce détachement a servi de plus à s'assurer exactement de la position du fort George. Les Cana- diens ont été étonnés de voir que nos officiers et soldats

I Montcabn écrivait au ministre le 24 avril : " L'hiver a été des plus rudes. I^e fleuve Saint Laurent a été pris «lepuis les premiers jourd de décembre et l'est encore au 8 avril pour y passer en traîneaux. Le thermomètre qui, l'année 1709, n'a été en France dans le plus grand froid qu'à 19 degrés, a été plusieurs fois à 27, souvent de 18 à 20, et presque toujours de 12 à 15. 11 y a eu une quantité étonnante de neige."

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ne leur ont cddé en rien dans une guerre et un genre de marche auxquels ils n'étaient pas accoutumés. Il faut en effet conveair qu'on n'a point d'idée en Europe d'une fatigue l'on soit obligé pendant six semaines de marcher et coucher quasi toujours sur la neige et sur la glace, être réduits au pain et au lard et souvent traîner ou porter des vivres pour quinze jours ^"

Si l'on veut une expressioa d'opinion encore plus intime, voici ce que Montcalm écrivait à sa femme : " J'avais travaillé au dernier projet, et il pourrait être plus considérable, quoiqu'il ait été avantageux. Je ne voulais même que trois cents hommes. M. le chevalier de Lévis s'en fût chargé avec M. de Bourlamaque. Cependant c'a été bien et en bonnes mains : le frère du gouverneur général qui me comble de politesses : il l'a cru (plus) accoutumé aux marches d'hiver 2." On voit par ces lignes, il parle cœur à cœur, que, malgré les sujets de plainte qu'il croyait avoir, l'esprit de justice l'emportait chez lui sur la prévention ^.

1 Collection de manuscrits^ vol. IV, p. 94.

2 Montcalm à sa femme, 16 avril 1757.

3 Dans l'état major des troupes de terre, tout en recon- naissant l'importance des résultats obtenus, on discréditait l'expédition au point de vue strictement militaire. Bougain- ville écrivait dans son journal : " Le succès q x'on a eu dans cette expédition est une preuve que le marquis de Montcalm était fon à ne vouloir qu'un détachement de 6 à 800 hom- mes au plus. Ils eussent rempli les mêmes objets avec plus de gloire, occasionné moins de dépenses et moins de consom- mation dans les vivres, et l'on pouvait être en état d'opérer à la première navigation. Il semble qu'à vouloir faire la som- mation au commandant, elle ne devait avoir lieu qu'après avoir brûlé tousl«3 dehors, y mettra ua ton plus ferme, ne pas parler d'escalade et parler de réduire le fort en cendres et

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Les préoccupations militaires n'empêchaient pas les distractions sociales et les divertissements d'aller leur train, durant l'hiver de 1757. La présence du gouver- neur général, de Moutcalm, de Lévis, d'un nombreux personnel d'officiers, donnait à Montréal beaucoup d'ani- mation. Les bals, les dîners, se succédaient ; jamais la société moûtréalaise n'avait vu aussi brillant car- naval. L'intéressante correspondance de Montcalm avec Bourlamaque nous tient au courant de la chro- nique mondaine, aussi bien que des nouvelles d'ordre plus grave. Par sa haute position le général était obligé de recevoir beaucoup, afin de faire honneur à son rang. " Depuis que je suis ici, lisons-nous dans sa lettre du 24 février, je passe ma vie à donner des grands dîners de quinze ou seize personn es, et parfois souper aussi nombreux sans en être plus gaillards. Il faut souhaiter que l'hiver prochain on en puisse faire qui

passer la garnison au fil de Tépée. Les Anglais ne manque- ront pas de vouloir faire regarder dan^ les papiers publics cette sommation faite avec un aussi gros détachement, et sui- vie de deux jours de séjour devant leur fort, comme la levée d'un siège. Il est même à craindre, telle importante que soit l'opération, qu'on ne la croie en Europe au-dessous de la dépense, et de ce que pourrait remplir un détachement de 1,600 hommes, détachement qui, pour l'Amérique, devait être regardé comme une véritable armée." (Journal de Bougain- ville). Ce passage est reproduit textuellement dans le jour- nal de Montculm.

Lévis, de son côté, écriva t dans le sien : '* M. le chevalier de Lévis remitun mémoire à M. de Vaudreuil pour lui démon- trer l'impossibilité de ce projet... Cette expédition coûta beaucoup ; il fallut équiper j cela dévasta les magasins et fit une consommation de vivres considérables." (Journal de Lévis, p. 81).

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puissent dédommager. Dimanche j'avais rassemblé des dames de France, hors madame de Parfonru, qui m'a fait l'honneur de me venir voir, il y a trois jours ; et, en la voyant, je me suis aperça que l'amour avait des traits de puissance dont on ne pourrait pas rendre raison, non pas par l'impression qu'elle a faite sur mon cœur, mais bien par celle qu'elle a faite sur son époux. Mercredi, une assemblée chez madame Varin \ jeudi, un bal chez le chevalier de Lévis, qui avait prié soixante-cinq dames ou demoiselles. Il n'y en avait que trente, autant d'hommes qu'à la guerre.. La salle bien éclairée, aussi grande que celle de l'intendance, beaucoup d'ordre, beaucoup d'attention, des rafraîchis- sements en abondance toute la nuit, de tout genre et de toute espèce, et on ne se retira qu'à sept heures du matin. Pour moi qui ai quitté le séjour de Québec, je me cou- chai à bonne heure. J'avais eu cependant ce jour huit dames à souper, et ce souper était dédié à madame Varin. Demain, j'en aurai une demi-douzaine. Je ne sais encore à qui il est dédié, je suis tenté de croire que c'est à la Rochebaaucour. Le galant chevalier nous donne encore uti bal. Le public prétendait que nos aides de camp voulaient en donner un mardi ; je leur ai conseillé d'attendre après Pâques, et après le succès du parti, et il en sera plus convenable alors de donner des marques publiques de sa joie." On voit, par plusieurs passages de cette lettre, que le séjour de Québec avait plus de charmes pour Montcalm que

1 M. Varin était cotnmissaire ordonnateur de la marine à Montréal ; il avait épousé à Montréal, en 1733, Charlotte de Beaujeu, fille de Louis de Beaujou, chevalier de vSt- Louis, major dans les troupes de la colonie.

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celui de Montréal. Durant les trois ou quatre semaines qu'il avait passées en janvier dans la capitale de la Nouvelle-France, il y avait noué des relations agréa- bles, et il espérait y retourner pour plus longtemps Tannée suivante.

L'accomplissement de tous ses devoirs officiels et sociaux n'empêchait pas la pensée de Montcalm de s'en- voler souvent vers la France, vers ce Montpellier qu'il aimait, sa mère et sa femme trouvaient si longs et si pénibles les jours d'absence. A elles aussi il racon- tait les menus faits de sa vie, et il envoyait d'amu- santes esquisses canadiennes. Le printemps approchait, et avec lui le moment l'on pouvait espérer faire par- tir des lettres pour l'Europe. Et le général reprenait sa causerie épistolaire avec sa famille : *' Si je pouvais, ma très chère et bien aimée, écrivait-il à sa femme, recevoir de vos nouvelles et de celles de ma mère, je trouverais moins affligeant mon éloignement ; mais d'imaginer que depuis une lettre du 5 mai (1756) je n'en ai reçu et je n'en recevrai que du 10 au 15 du prochain, est dur. Cettre lettre est destinée à passer à la première navigation par Louisbourg. Si elle vous arrive avant celle que je vous écrirai directement, je vous prie de la communiquer à nos trois sœurs .... Je n'écris qu'à vous, à notre mère, à Mole, à Chevert, et aux trois ministres à qui je dois écrire.

" Ma santé assez bonne, malgré beaucoup de travail, surtout d'écriture. Estève, mon secrétaire, se marie : beau caractère, bon orthographe, écrivant vite. Je lui procure un bon emploi, et le moyen de faire fortune, s'il veut. Il fait un meilleur mariage qu'il ne lui appar- tient. Malgré cela, je crains qu'il ne le fasse pas comme

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un autre : fat, frivole, joueur, glorieux, petit maître, dépensier. J'ai toujours Marcel, des soldats copistes dans le besoin. Je voudrais faire quelque chose de Plantin, qui se porte bien, ainsi que Reboul, que j'ai tenu un mois au cachot ; c'est le protégé de M. de Quinson. Tous les soldats de Montpellier se portent bien, hors le fils de Pierre, mort chez moi. Tout est hors de prix. Il faut vivre honorablement, et je le fais. Tous les jours, seize personnes. Une fois tous les quinze jours chez le gouverneur général, et M. le chevalier de Lévis, qui vit aussi très bien. Il a donné trois beaux bals. Pour moi jusqu'au carême, outre les dîners, de grands soupers de dames trois fois la semaine. Le jour des dévotes prudes, des concerts. Les jours des jeunes, des violons d'hasard, parce qu'on me les demandait ; cela ne menait que jusqu'à deux heures après minuit, et il se joignait, l'après souper, compagnie dansante, sans être priée, mais sûre d'être bien reçue, à celle qui avait soupe. Fort cher, peu amusant et souvent en- nuyeux. A Québec, nous avons passé un mois, ma maison m'avait suivi sur les glaces, et j'y ai vécu sou- vent chez l'intendant, en des fêtes. Vous connaissez ma maison : je l'ai augmenté d'un cocher, un frotteur, un garçon de cuisine, et j'ai marié mon aide de cuisine, car je travaille à peupler la colonie. Quatre-vingts mariages de soldats cet hiver, et deux officiers. Ger- main a perdu sa fille, il a épousé mieux que lui : bonne femme, mais sans bien, comme toutes. J'aime beau- coup mon galant chevalier de Lévis. Le choix de Bour- lamaque est bon : homme froid, de l'esprit. Bougain- ville : du talent, la tête et le cœur chauds, cela mûrira. Je suis bien avec les troupes de terre et de la colonie

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que je traite également par les politesses. Nous avons ici force Languedociens, surtout de Béziers. En voici les noms, vous pouvez répondre de leur santé : Estor^ Mazerac, d'Aureillan, Servier, Beaumavielle, Bernard, etc. M. de Brassac verra que je n'oublie pas mes amis, " Ecrivez à Madame Cornier, à Saint- Hippolyte, que j'aime fort son mari; qu'il a passé l'hiver avec moi, quoique son régiment fût à Québec ; qu'il se porte à merveille et qu'il attend la paix avec autant d'impa- tience que moi. J'embrasse mes filles et j'assure ma mère de toute ma tendresse et de mon respect. Je ne vis que par l'espoir de vous rejoindre tous. Cependant,. Montréal vaut Alais, dans les temps de paix, et mieux par le séjour de la généralité, car le marquis de Vau- dreuil n'a aussi passé qu'un mois à Québec. Pour Qué- bec, comme les meilleures villes du royaume, quand on en a ôté une dizaine, moins que Montpellier, mieux: que Béziers, Nîmes, etc. Le climat sain, le ciel pur, un beau soleil, ni printemps, ni automne, hiver et été, juillet, août, et septembre comme en Languedoc et au camp de Carillon l'on est plus au sud comme à Naples. Des jours de poudrerie l'hiver, insupportable, il faut restés enfermés. Les dames spirituelles, galantes, dévotes ; à Québec, joueuses, à Montréal con- versations et danse. Et mes amis les sauvages souvent insupportables et avec qui j'ai autant de patience que de flegme m'aiment beaucoup.... Si je n'étais pas une espèce de général, quoique très subordonné au gouver- neur général, qui a comme de raison la voix décisive et prépondérante, je pourrais vous bavarder des projets de campagne, qui commencera vraisemblablement à s'ou- vrir du 10 au 15 mai, dans la frontière du lac Saint-

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Sacrement ; mais les généraux apprennent ce qu'ils ont fait, et jamais ce qu'ils projettent, d'autant qu'ils sont incertains.... Adieu, mon cœur, je vous adore et vous aime. J'embrasse mes filles, ma mère ^ ". Ces croquis rapides, jetés sur le papier d'une plume si alerte, nous semblent pleins de charme.

La gaieté qu: animait les cercles montréalais, en dépit des préoccupations naturelles à l'approche d'une campagne pleine de hasards, fut accrue au printemps par l'arrivée d'un élégant contingent québecquois. " Mes- dames de St-Ours, de Beaubassin et mesdemoiselles de Longueuil, de Drucour ^ sont arrivées hier soir ", écri- vait Montcalm à Bourlamaque le 14 mai. Et quelques jours plus tard : " Madame de Barante ^ se porte bien,

1 A madame la marquise de Montcalm, à Montpellier ; Montréal, 16 avril 1757.

2 Madame de St-Ours était fille de Louis-Henri Des- champs de Boishébert, seiizneur de la Rivière-Ouelle ; sœur de madame Tarieu de la Naudière et de Charles de Boishé- bert, oflScier partisan qui guerroya pendant plusieurs années en Acadie. M. de St-Ours et M. de la Naudière étaient tous

deux officiers dans les troupes de la marine Madame de

Beaubassin était fille de Jean Jarret de Verchères, seigneur de Verchères. Sa mère, Madeleine d'Ailleboust, devenu veuve en 1752, s'était remariée en 1756 au sieur de Langy, enseigne dans les troupes de la colonie, l'un des plus vaillants oflSciers d'avant-garde qu'il y eut en Canada. Mademoiselle de Ver- chères avait épousé en 1751 Pierre Hertel, sieur de Beaubas- sin. On verra que Montcalm recherchait particulièrement

sa société Mesdemoiselles de Longueuil étaient les filles du

lieutenant de roi à Québec, et mesdemoiselles de Drucour pro- bablement celles du commandant de Louisbourg.

3 Madame de Barante, nous l'avons vue au chapitre troisième de ce livre, était née Anne-Marguerite Soumande. Par sa mère, Jacqueline-Marguerite LeVerrier, elle était la

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elle m*a promis de faire l'honneur de raa mai- on jeudi ; et madame de Beaubassin me compte un major géné- ral Pour m'être mis à parier un peu tard pour

les nouvelles de France, je perds comme un autre. Le souper de madame de Beaubassin a été fort gai ; on y a bu les santés de la rue du Parloir et celle du général de Carillon ^ Il faudra ces jours-ci donner un dîner, qui sera un peu plus sérieux à madame de Saint-Ours... M. le marquis de Vaudreuil envoya, hier, éveiller à quatre heures et demie M. le chevalier de Lévis pour aller demander à dîner à M. de Senezergues. La pluie fit changer ce projet en celui de faire un petit dîner fin de huit personnes chez le chevalier de Lévis. J'y fus invité, mais j'avais du monde prié de la veille, et le major-général ^ me remplaça. Bougainville a passé la journée du lundi délicieusement à l'île Sainte-Hélène ; celle de mardi dévotement à la Montagne ^. J'y fus à quatre heures, et j'eus la complaisance d'y dîner au réfectoire à cinq heures trois quarts ".

Cependant le moment d'entrer en campagne était arrivé. Les rayons plus chauds du soleil printanier étaient venus délivrer lacs et rivières de leur prison de glace. Dès le 11 avril, Montcalm notait le dégel dans

petite-fille de madame la marquise de Vaudreuil, mariée en premières noces à François Le Verrier, capitaine dans les troupes de la marine. Madame de Barante, veuve de M. Coulon de Jumonville, avait épousé en 1755 le capitaine Bachoie de Barante, du bataillon de Béarn.

1 "Le général de Carillon, " c'est-à-dire Bourlamaque lui-même, commandant à Carillon depuis le 23 mai.

2 M. le chevalier de Mon treuil.

3 Maison des Sulpiciens.

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son journal, et le 20 du même mois il écrivait ; " Les premiers canots du côté du sud sont arrivés ce matin. Il fait beau et même chaud, car on passe dans ce climat très vite de l'hiver à l'été ; on n'y connait pas le prin- temps... On a commencé les semailles il y a quelques jours, et on les continue à mesure que la terre se décou- vre ; elles seront entièrement finies au 15 mai et l'on sera bien surpris en Europe que les mêmes semences produisent une récolte en maturité du 20 août au 1er septembre." Malheureusement on ne signalait aucun navire de France ; les renforts et les approvisionne- ments espérés se faisaient attendre, et l'article des vivres opposait aux préparatifs de la campagne un obstacle apparemment insurmontable. Le gouvernement de Québec était menacé de disette. L'intendant avait été obligé de faire distribuer aux habitants deux mille minots de grain pour ensemencer leurs terres, et l'on craignait de manquer de farine, passé le 14 mai ^ Il fallait en faire descendre du gouvernement de Mont- réal, un peu moins pauvre en blé. Cette pénurie para- lysait les opérations, car on ne pouvait mettre les troupes en mouvement sans les approvisionner. M. de Montcalm avait proposé d'envoyer dans les paroisses de la région montréalaise un officier avec mission de faire une recherche du blé et du lard que les habitants pour- raient céder au roi. Cette mesure ne fut pas immédia- tement adoptée.

Le plan de campagne de cette année avait pour objectif la frontière du lac Saint-Sacrement. Le gou- verneur voulait réunir à Carillon une armée aussi

1 _ Journal de Montcalm.

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nombreuse que possible pour tenter le siège du fort William-Henry. Dans les premières semaines de mai il avait donné des ordres pour la concentration des troupes. Le 8, M. de Bourlamaque partait pour Carillon. Les bataillons de Béarn et de Eoyal-Roussillon l'y sui- vaient. Guyenne était envoyé de Québec à Chambly afin de travailler au chemin entre cette place et St- Jean \ Desandrouins allait diriger des travaux de fortification. Les compagnies du bataillon de la Sarre allaient camper au même lieu, de manière à ce qu'on pût les expédier au lac Champlain aussitôt que les cir- constances le permettraient.

Cependant les semaines s'écoulaient, et les voiles françaises si ardemment désirées ne paraissaient pas sur le grand fleuve. L'impatience de l'inaction forcée dévorait Montcalm. " Cette rareté de vivres, écrivait-il, non seulement arrête tout projet d'offensive, mais peut nous faire perdre la colonie, malgré les succès de la campagne dernière, le zèle et la valeur des troupes." M. de Vaudreuil ordonna de réduire la ration de cam- pagne sur le pied de celle de garnison, pour le pain et le lard^. Cette déplorable rareté de vivres justifiait les observations faites par Montcalm l'hiver précédent, pour combattre l'envoi d'un détachement trop considérable contre William-Henry. Le gouverneur, lui-même, le regrettait ; " On est honteux, confiait Montcalm à Bour- lamaque, d'avoir fait marcher quinze cents hommes et d'avoir autant gaspillé de vivres ; articles pour vous seul ."

1 Ce fut M. de la Pause, aide-major au bataillon de Guyenne, qui fut chargé de ces travaux de voirie.

2 Journal de Moutcalmy p. 201.

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Le mois de mai s'en allait, et les vaisseaux de France n'arrivaient pas. On commençait à parler de manger du cheval en guise de lard. Montcalm s'énervait dans l'attente. On sent l'anxiété qui l'étreint, à chacune de ces notes brèves jetées dans son journal : Dix-sept mai, nouvelles de Québec ; aucun bâtiment de France en rivière. Dix-neuf mai ; aucune nouvelle des bâti- ments de France. Trente-un mai ; nulles nouvelles des bâtiments en rivière. Neuf juin ; même incer- titude sur l'arrivée des bâtiments. Mais, ce même jour, voici un courrier extraordinaire, et le message qu'il apporte remplit bientôt Montréal d'allégresse. Le David et le Jason, navires de Bordeaux, chargés de vivres, d'armes et d'hommes, remontent le fleuve. Montcalm, qui vient d'écrire à Bourlamaque une lettre peu optimiste, la rouvre pour griffonner un post- scriptum d'une toute autre allure. Il lui apprend que les secours de France arrivent enfin, que toutes les demandes faites aux ministres en provisions, armes et troupes, sont accordées. Et il lui donne, en style télégraphique, un bulletin de nouvelles politiques aussi importantes qu'imprévues.

CHAPITRE VII

Les nouvelles de France Depuis six mois Evénements

politiques, administratifs et militaires. L'attentat de Damiens Intrigues de palais Changement de minis- tres MM. de Moras et de Paulmy. Les impressions

de Montcalm Affluence de sauvages à Montréal L^n

spectacle extraordinaire Mouvements des troupes

On se propose d'assiéger William-Henry. Lettres de Montcalm aux nouveaux ministres Une communica- tion confidentielle. Le général commence à parler

de son rappel Ses motifs Sa correspondance avec

madameHérault et avec sa famille. Les instructions de Vaudreuil Au lac des Deux- Montagnes et au Sault- Saint- Louis.

Pendaat les six liiois de la claustration canadienne, bien des épisodes intéressants s'étaient passés en France, bien des changements s'étaient produits, insoupçonnés par ceux que huit cents lieues d'océan séparaient de la mère-patrie. Coup sur coup, en parcourant les lettres de Paris et de Versailles, Montcalm apprenait que l'alliance entre l'Autriche et la France, conclue le V^ mai 1756, avait eu naturellement pour résultat d'en- traîner celle-ci dans une grande guerre continentale ; que la cour et le parlement étaient aux prises, à propos d'un conflit de juridiction entre les magistrats et le grand conseil, de l'enregistrement d'édits bursaux, et de jugements abusifs rendus contre le clergé, en faveur des jansénistes ; que le roi avait tenu des lits de justice 14

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pour vaincre les résistances parlementaires, et rendu un édit supprimant une chambre des enquêtes et une chambre des requêtes ; qu'il avait exilé plusieurs magis- trats ; que M. de Bernis était entré au conseil, et jouissait d'un grand crédit ; qu'il y avait eu une pro- motion de huit maréchaux de France ^ ; que Sa Ma- jesté avait ét^, le 5 janvier 1757, l'objet d'un attentat dont l'auteur se nommait Damiens ; et enfin que MM. d'Argenson et de Machault, ministres de la guerre et de la marine, avaient été destitués le i^"^ février, et rem- placés par MM. de Paulmy et de Moras.

Cette dernière information affectait particulièrement les chefs du gouvernement et de l'armée au Canada. C'étaient leurs supérieurs hiérarchiques qui disparais- saient, et qui étaient remplacés par des hommes nou- veaux. D'après les mémoires du temps, il fallait attribuer leur disgrâce à madame de Pompadour. Quoique la blessure faite à Louis XV par Damiens fût sans gravité, le roi avait craint d'abord que l'arme de l'assassin n'eût été empoisonnée; et, redoutant des suites fatales, il avait mandé un confesseur et chargé le Dauphin de présider les conseils. A ce moment, M. de Machault crut devoir insinuer à la favorite qu'elle ferait mieux de quitter la Cour. Mais comme il devint bientôt manifeste que les alarmes de Louis XV étaient sans fondement, la marquise revit son étoile, un mo- ment pâlie, briller de son éclat accoutumé ! Elle ne fut pas lente à faire congédier Machault, dont l'attitude

] C'étaient les maréchaux de Mirepoix, cousin de Lévis,

de Luxembourg, de Lautrec, de Biron, d'Estrées, de Clare, de Senneterre et de Latour-Maubourg.

MONTCALM 211

l'avait outragée. Et, du même coup, elle réussit à mettre un terme au long ministère d'Argenson \ coupable de trop d'empressement à saluer l'aurore d'un nouveau règne, ou peut-être, si l'on en croit la chronique, de pro- pos indiscrets sur le roi et sa vindicative maîtresse , contenus dans un billet intercepté et mis sous les yeux du monarque.

Quoiqu'il en soit, le P'" février 1757, M. de Machault recevait de Louis XV la lettre suivante : " Monsieur, quoique je suis bien persuadé de vos bonnes intentions, le3 circonstances présentes m'obligent de vous demander les sceaux et la démission de votre charge de secrétaire d'Etat de la marine. Soyez toujours sûr de ma protec- tion et de mon amitié. Si vous avez des grâces à demander pour vos enfants, vous pourrez le faire en tout temps ; il convient que vous vous retiriez quelque temps à Arnouville ; je vous conserve votre pension de ministre et les honoraires de garde des sceaux ". Les termes employés pour signifier cette disgrâce étaient mesurés et même sympathiques ; tandis que la desti- tution de M. d'Argenson lui avait été annoncée avec une sécheresse incroyable, indice d'un vif ressentiment personnel. " Monsieur, avait écrit le roi, votre service ne m'étant plus nécessaire, je vous ordonne de me ren- voyer la démission de votre charge de secrétaire d'Etat et autres emplois, et de vous retirer dans vos terres." Montcalm communiquait à Bourlamaque le texte même des missives royales, dans sa lettre du 10 juin 1757. La chute de M. d'Argenson l'affectait péniblement.

1 M. d'Argenson était ministre de la guerre depuis le 4 janvier 1743, ce qui lui faisait quatorze ans d'administration.

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Presque toute sa carrière dans Tarmëe s'était faite sous ce ministre de la guerre, pendant longtemps inamovible, qui lui avait témoigné de la confiance et l'avait choisi pour le commandement du Canada. Durant sa longue administration, d'Argenson avait sans doute commis des fautes, mais il n'était pas sans compétence et il avait rendu des services incontestables. Son successeur, M. le marquis de Paulmy, était le fils de son frère aîné, l'ancien ministre des affaires étrangères ^. '' Fort aise d'avoir le neveu, écrivait Montcalm en France ; je regretterai toute ma vie l'oncle, tout en respectant la volonté de mon maître." On entend ici l'accent de l'of- ficier et du noble d'ancien régime, profondément dévoué à la royauté, même lorsqu'elle se personnifie en un Louis XV.

Quant à M, de Machault, Montcalm ne pouvait pas le regretter autant, ayant eu avec lui beaucoup moins de relations. Cependant, lui aussi avait des qualités et des aptitudes. Contrôleur général des finances de 1745 à 1754, de plus garde des sceaux en 1750, à ces dernières fonctions il avait joint celles de ministre de la marine à partir du 28 juillet 1754. Son administra- tion n'avait pas été exempte d'erreurs. Les historiens ont apprécié diversement ses tentatives de réforme

1 René-Louis, marquis d'Argenson, ministre des affaires étrangères, avait donné sa démission en 1747. Antoine-René d'Argenson, marquis de Paulmy, était son fils. Marc-Pierre, comte d'Argenson, ministre de la guerre destitué par Louis X v^ était le frère de René- Louis. Leur père, Marc-René d'Argen- son, avait été lieutenant-général de police, président du con- seil des finances et garde des sceaux. Notre gouverneur, Pierre Voyer d'Argenson, était de cette famille.

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fiscale, et blâmé justement son attitude envers Dupleix, le héros des Indes. Mais il avait travaillé au relève- ment de la marine avec intelligence et énergie. La dis- parition de ces deux ministres, au début d'une guerre difficile, fut malheureuse. On lit à ce sujet dans les Mémoires de Duclos : " Trois semaines après (l'attentat de Damiens), les deux ministres furent exilés par des intrigues de cour. Jamais on ne prit plus mal son temps pour renvoyer deux ministres expérimentés, sur- tout si l'on considère leurs successeurs." Ce qui faisait mieux accueillir par Montcalm le remplacement de M. de Machault, c'étaient ses excellentes relations avec la famille du nouveau ministre. M. de Moras ^, en effet, était le beau-frère de madame Hérault, protectrice du premier aide de camp de Montcalm, Bougainville ; et il y avait des alliances communes entre la famille Hérault et celle du général '^. Celui-ci pouvait donc se flatter que le successeur de M. de Machault donne- rait une attention spéciale à ses communications offi- cielles ou confidentielles.

1 M. de Moras avait été auparavant contrôleur général des finances, en 1756.

2 Madame Hérault était la fille de M. Jean Moreau de Séchelles, qui avait été successivement conseiller au parle- ment de Metz, maître des requêtes, intendant du Hainaut, intendant militaire en Bohême, et enfin contrôleur général des finances de 1754 à J756. Une autre fille de M. Moreau de Séchelles, avait épousé M. de Moras, qui avait succédé à son beau-père comme contrôleur en 1756. Le mari de ma- dame Hérault, René Hérault, avait tour à tour exercé les fonctions d'avocat du roi au Châtelet, de procureur général au grand conseil, de maître des requêtes, d'intendant à Tours, de lieutenant général de police, d'intendant de Paris et de

214 MONTCALM

L'arrivée des vaisseaux de France avait amélioré la situation quant aux approvisionnements. Mais les besoins de l'armée et l'afiSueDce des sauvages, accourus à Montréal pour prendre part à la prochaine campagne, déterminèrent M. de Vaudreuil à donner l'ordre solli- cité par Montcalra dès le mois de mars. M. Martel, garde-magasin, envoyé dans les côtes, y trouva de quoi fournir de rations, pendant un mois, douze mille huit cents hommes. Ce n'était pas une mince affaire de nour- rir tous les farouches auxiliaires, que le prestige donné à nos armes par la chute de Chouaguen avait fait sur- gir des profondeurs du continent, pour lever la hache contre les Anglais. Le 22 juin, plus de huit cents guer- riers indigènes campaient autour de Montréal, et on attendait encore trois cents sauvages du Détroit. Mont- calm en faisait dans son journal l'énumération : quatre cents Outaouais, cent Poutéouatamis, environ quatre cents Puants, Sakis, Folles-Avoines, et lowas. Ceux-ci n'avaient jamais encore été vus à Montréal, et leur lan- gue y était inconnue.

Cette ville offrait en ce moment un étonnant specta- cle. Dans ses rues et ses places publiques, c'était un défilé incessant de sauvages en costume de guerre, armés de lances, d'arcs et de flèches, presque entière- ment nus ou drapés dans des couvertes de peau de cas- tor et de boeufs ilUnois, " matachés " de noir, de rouge, et de bleu, la tête rasée, à l'exception d'une touffe de

conseiller d'Etat. Il avait eu une première femme, née Ménier-Duret, tante de M. d'Aligre, président à mortier, qui avait épousé Françoise-Madeleine Talon, mère de madame de Montcalm.

montcalm 215

cheveux au sommet, dans laquelle étaient plantés des panaches de plumes multicolores. Un grand nombre étaient de stature colossale. Et ces géants cuivrés, à l'air farouche, à la parole gutturale, au tatouage éclatant, circulaient à travers la ville, sous les regards curieux des citadins, et se mêlaient aux soldats et aux officiers, français, dont les brillants uniformes européens produi- saient un effet de contraste à côté de leur accoutrement pittoresque. Tantôt, ils s'acheminaient vers le château pour saluer, avec leurs interprètes, le marquis de Vau- dreuil, dont l'inlassable patience ne se rebutait point de ces interminables députations. Tantôt ils allaient en bande exécuter des danses indiennes devant les résiden- ces des principaux officiels \ Et ce flot mouvant de guerriers peints et empanachés, dont l'apparition, au milieu des monuments et des images de la civilisation, y apportait l'évocation saisissante de la barbarie, pro- duisait une impression d'autant plus vivace qu'il était mis en vigoureux relief par la présence simultaaée de ces guerriers d'un autre type, qui avaient bataillé outre-Rhin, franchi les Alpes, et bravé les soleils d'Ita- lie. Cette rencontre de deux mondes, de deux races, de deux forces ethniques, présentait un tableau dont le coloris puissant, l'originale et magnifique étrangeté, devaient être inoubliables.

Souvent l'eau-de-feu allumait dans ces natures irré- pressibles la flamme de l'ivresse ; alor.^ on assistait à des scènes effrayantes, et les campements des sauvages devenaient de véritables pandémoniums. Les officiers français se demandaient d'avance comment on pourrait

1 Journal de Bougainville,

216 MONTCALM

maîtriser et conduire ces hordes effrénées. Voici l'émou- vante description que Bougainville faisait à son frère de ces alliés formidables: "Nous aurons 1,800 sauvages, nus, noirs, rouges, rugissant, mugissant, dansant, chantant la guerre, s'enivrant, demandant du bouillon, c'est-à- dire du sang, attirés de cinq cents lieues par l'odeur de la chair fraîche et l'occasion d'apprendre à leur jeunesse comment on découpe un humain destiné à la chaudière. Voilà nos camarades qui, jour et nuit, sont notre ombre. Je frémis des spectacles affreux qu'ils nous préparent ". Les mêmes appréhensions se faisaient jour dans sa lettre du 30 juin à madame Hérault : " Je vous dirai, écri- vait-il, que nous comptons sur deux sièges et une bataille, que votre enfant frémit des horreurs dont il sera forcé d'être témoin. Difficilement pourrons-nous contenir ces sauvages des pays d'en haut, les plus féroces de tous les hommes et grands anthropophages de leur métier. Ecoutez un peu ce que les chefs sont venus dire, il y a trois jours, à M. de Montcalm , *' Mon *' père, ne compte pas qu.e nous puissions aisément faire ** quartier à l'Anglais. Nous avons des jeunes gens *' qui n'ont point encore bu de ce bouillon. La chair " fraîche les a amenés ici des extrémités de l'univers; " il faut bien qu'ils apprennent à manier le couteau et " à l'enfoncer dans un cœur anglais ". Voilà nos cama- rades, ma chère maman : quelle compagnie, quel spec- tacle pour un cœur humain ". Un remarquable pres- sentiment dirigeait en ce moment la plume du premier aide de camp de Montcalm.

Les Outaouais ou Sauteux, de Michillimakinac, étaient arrivés les premiers, le 13 juin. Et le 14 ils étaient venus en audience auprès de Montcalm pour le

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complimenter sur la victoire de Chouaguen, dont leur imagination avait été vivement impressionnée. La petite stature du général parut les frapper d'étonnement. D'après leur primitive conception de la valeur guer- rière, ils s'attendaient à rencontrer un capitaine de haute et forte taille. Mais la flamme qui jaillissait des yeux étincelants de Montcalm leur révéla un grand chef. " Mon père, lui dirent-ils, quand nous avons entendu par- ler des grandes choses que tu as faites, nous comptions te trouver grand comme les plus grands pins des forêts, mais nous te voyons et nous retrouvons dans tes yeux la grandeur des pins. Nous te regardons comme un aigle et tes enfants sont prêts à faire de grandes choses avec toi." Montcalm répondit que, " sans le manque de vivres, ils ne l'auraient point trouvé sur sa natte ; qu'il en arriverait assez tôt de France pour pouvoir frapper leur ennemi commun, et qu'avec l'aide du maître de la vie, il espérait exécuter de grandes choses, avant que le temps de retourner en chasse fût arrivé, et cependant conserver ses enfants. Il leur rappela aussi le souvenir de leur ancien père, M. de la Galissonnière, qui n'était pas grand, mais qui avait exécuté de grandes choses ^."

Sur ces entrefaites, il était arrivé à Québec une nou- velle dont s'inquiétèrent beaucoup les habitants de la capitale. Le Saint-Antoine^ vaisseau chargé pour le compte du munitionnaire, avait fait en route deux prises anglaises qui lui avaient valu quatre-vingt mille livres ; et il apportait des gazettes et des lettres trouvées à. bord de ces vaisseaux, l'on parlait d'une

l Journal de Montcalm^ p. 215.

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entreprise maritime contre Louisbourg ou Québec. La perspective d'un siège, avec toutes ses horreurs, jeta l'alarme dans la population. L'intendant, l'évêque, le capitaine Le Mercier, s'exagérant l'imminence du péril, envoyèrent à M. de Vaudreuil des lettres pressantes, pour lui conseiller de suspendre tout mouvement vers le lac Saint-Sacrement, de laisser à Québec le régiment de la Reine, et de se tenir prêt à secourir cette ville. Là-dessus Montcalm offrit d'y aller pour dix jours, ou d'y envoyer le chevalier de Lévis, afin de tranquilliser les esprits. Mais le gouverneur, convaincu que ces craintes étaient excessives, se borna à expédier des instructions spéciales au lieutenant de roi, M. de Lon- gueuil. Dans une lettre du 18 juin, écrite à Bourla- maque, Montcalm se moquait avec verdeur de la ner- vosité manifestée en cette occurrence.

Deux jours aprè^, le général était à Saint-Jean, avec M. de Lévis; et de ils allèrent à Chambly pour inspec- ter les troupes, les travaux sur les chemins militaires de Laprairie à St-Jean et de Chambly à Sainte-Thérèse, et les endroits propices aux campements. Tout était en mouvement pour la campagne. Le 18 juin, le bataillon de la Reine était parti de Québec pour Chambly. Le 24, Languedoc quittait Montréal et allait camper entre Saint-Jean et Laprairie. Ce dernier endroit était dési- gné comme le point de ralliement. A la fin de juin, les ordres étaient donnés pour le départ des troupes dans l'ordre suivant: la Reine, le 1" juillet; la Sarre, le 2 ; Languedoc, le 4 ; Guyenne, le 6. Royal-Roussillon et Béarn étaient déjà rendus à Carillon avec M. de Bour- lamaque. Les troupes de la marine avec les milices et les sauvages devaient se mettre en marche du 8 au 14.

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Montcalm écrivait à Bourlamaque qu'il partirait vrai- semblablement le 13 ou le 14, avec la compagnie des grenadiers de Guyenne qu'il gardait à cet effet, et il ajoutait ces détails quant à la composition de l'armée : " Les six bataillons des troupes de terre ; mille hom- mes des troupes de la colonie (ou de la marine) ; deux mille cinq cents hommes de milice ; quinze à dix-huit cents sauvages. Il marche soixante-seize officiers et tous les cadets. Je crois que M. le général ne me refu- sera pas la proposition qu'il a envie que je lui fasse, de faire marcher M. de Rigaud. Je compte à la vérité, le garder avec moi comme M. le maréchal de Belle-Isle gardait M. de Brieux, et détacher, suivant l'occurrence, M. le chevalier de Lévis et M. de Bourlamaque. Nous aurons seize capitaines." Le 2 juillet, M. de Lévis s'en alla prendre le commandement des troupes à Carillon. Avant de partir à son tour pour diriger les opérations au lac Saint-Sacrement, Montcalm voulait prendre les derniers arrangements qui lui paraissaient essentiels au succès de l'entreprise projetée, et aussi expédier en France des lettres nécessaires que les labeurs acca- blants de la campagne ne lui permettraient pas d'écrire sous la tente. Il tenait à entrer en relation avec les nouveaux ministres, M. de Paulmy, étant le propre neveu de M. d'Argenson, Montcalm pouvait lui dire quel reconnaissant souvenir il gardait à l'administrateur déchu, tout en l'assurant de la satisfaction qu'il aurait à servir sous lui. " Vous seul. Monseigneur, lui écrivait-il, pouviez apporter quelque soulagement à la peine que j'ai ressentie en apprenant les changements qui viennent d'arriver dans le ministère. J'ose espérer les mêmes bontés que celles que j'éprouvais de la part

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de Monsieur votre oncle ; vous devez compter sur un attachement et une fidélité aussi inviolables Je lui dois trop pour ne pas être vivement touché de tout ce qui peut l'intéresser. J'ai l'honneur de vous adresser une lettre pour lui. Je serai toute ma vie employé à témoigner à l*un et à l'autre les sentiments d'un atta- chement sans borne ^ ".

Montcalm donnait ensuite au ministre, dans une let- tre séparée, des informations sur les dispositions prises pour la campagne du lac Saint-Sacrement. Il parlait des auxiliaires indigènes qui, disait-il, " peuvent égale- ment déterminer dans un quart d'heure le gain ou la perte d'une affaire ", et il expliquait son retard à partir le dernier pour la frontière ; " J'ai été obligé, écrivait- il, de rester ici pour contenir les nations sauvages qui ne partiront qu'avec moi, et je suis obligé de passer ma vie avec elles à des cérémonies aussi ennuyeuses que nécessaires... Nous n'avons eu garde de leur parler de l'horrible attentat sur la personne sacrée du Roi. Il nous a tous fait frémir d'horreur, et ces barbares, si féroces à la guerre, si humains dans leurs cabanes, auraient pu diminuer de l'estime qu'ils ont pour nous en nous voyant capables de produire de tels monstres. Faut-il, à la honte de l'humanité, qu'Henri IV et Louis XV

1 Archives du ministère de la guerre, 1757 Evidemment

le comte d'Argenson était très estimé, et fut très regretté de l'armée, car nous constatons par les correspondances de l'épo que, qu'outre Montcalm, MM. de Lévis, de Bourlamaque, de Montrçuil et plusieurs autres, lui adressèrent des lettres sympathiques par l'intermédiaire de M. de Paulmy. Cfla fait à la fois l'éloge du ministre déchu et des officiers reconnais- sants.

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éprouvent de pareilles fureurs ^ ? " A distance, un tel rapprochement nous paraît bien étrange, et cette ferveur royaliste nous semble exces^sive, quand nous songeons qu'elle s'adresse à Louis XV. Mais il faut se reporter à l'époque, au moment Montcalm écrivait. Le souve- rain, malgré ses fautes et ses désordres, était toujours le dépositaire de cette autorité monarchique, devant laquelle s'étaient inclinés tant de brillants génies, tant de grandes intelligences et de nobles caractères. Il incarnait le pouvoir public et l'ordre établi. Et puis, l'on ne doit pas oublier que, quelques années aupara- vant, Louis XV avait été très populaire, et qu'on l'avait appelé le Bien-Aimé. Le crime de Damiens lui avait un instant ramené l'affection publique : " Il y eut une réaction en faveur du roi, a écrit Henri Martin, on crut un moment l'aimer encore ^ ".

Montcalm présenta aussi ses hommages au nouveau ministre de la marine et lui rendit un compte officiel de la situation. En même temps il crut opportun de lui faire parvenir, par l'intermédiaire de madame Hé- rault, une lettre plus intime, que ne devaient pas voir les bureaux. On y lisait les passages suivants : " Ma commission est délicate ; je suis bien subordonné et je dois l'être. Vis-à-vis de l'intendant, homme d'esprit et intelligent, je n'ai qu'à me louer. On ne s'apercevra jamais, vis-à-vis mon général, que j'ai à me plaindre, et le service ira toujours aussi bien qu'il me sera pos- sible. Il est bon homme, doux, nul caractère à lui ;

1 Montcalm au ministre de la guerre, H juillet 1757 5 Arch. prov. Man. N. F., 1ère série, vol. 13. 2 Histoire de France^ vol, 15, p. 509.

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entouré de gens qui cherchent à éloigner toute cou- fîance qu'il pourrait avoir pour le général des troupes de terre. On me vante plus qu'on ne devrait pour éveiller sa jalousie, nourrir la prévention canadienne et l'obliger à ne s'ouvrir à moi et à adopter mes idées que par nécessité. J'ose dire que ma conduite a toujours été aussi uniforme que respectueuse. Vous seul, Mon- seigneur, pourrez y remédier, sans rien changer à une exacte subordination qui est nécessaire, en écrivant de façon à inspirer de la confiance, à paraître faire quel- que cas de moi, et à désirer que l'on veuille écouter un peu mes opinions pour les opérations militaires, ce qui déciderait totalement de ma considération dans ce pays- ci ".

Montcalm touchait ensuite à un point délicat. Nos lecteurs se rappellent que l'hiver précédent, durant la grave maladie du marquis de Vaudreuil, on s'était demandé ce qui adviendrait, s'il mourait, du gouver- nement de la colonie. A défaut d'instructions spéciales, le général des troupes de terre se serait trouvé à servir sous un officier de rang inférieur. M. de Montcalm signalait au ministre le risque d'une telle anomalie. ,, Ce qui en même temps serait nécessaire, écrivait-il, serait un paquet cacheté à ne pouvoir ouvrir que dans le cas oii l'on perdrait M. le marquis de Vaudreuil, je trouverais un ordre pour commander dans la colonie, et toutes les troupes, en attendant que vous eussiez pourvu à nommer un gouverneur-général. Le cas a été au moment d'arriver cet hiver. M. le marquis de Vaudreuil ayant été très mal; le public était agité de savoir si j'aurais le commandement dans la colonie, ce que tout le monde désirait, et même l'intendant, vu

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l'incapacité de celui à qui le gouvernement de la colo- nie aurait appartenu (M. Eigaud), qui comme plus ancien gouverneur particulier doit la gouverner. Et cet homme, court de lumières et toujours mené par le premier venu, eût fort embarrassé M. l'intendant. A son défaut c'aurait été un simple lieutenant de roi, même de proche en proche un simple capitaine de la colonie, de préférence à un officier général, qui, par sa patente, est aux ordres nominatim de M. le marquis de Vaudreuil et qui commande tous les autres à la la guerre. La précaution que je vous propose me paraît nécessaire au bien du service. Je connaissais assez avant mon départ de Paris, la forme du gouver- nement de cette colonie pour avoir prévu cette difficulté ; mais j'avoue que je ne me crus pas assez du choix et de la connaissance du ministre de la marine pour oser lui en parler ".

Montcalm faisait l'éloge de ses troupes, qu'il recom- mandait à la bonne volonté du ministre, et de ses lieu- tenants, dont il écrivait : " Je n'ai rien à vous dire sur monsieur le chevalier de Lévis ; vous le connaissez, et je ne puis avoir de meilleur second. Mais vous ne con- naissez pas M. de Bourlamaque, dont le choix a été plus blâmé qu'approuvé. M. le comte de Maillebois et M. de Chevert avaient cependant raison quand ils l'ont proposé. Je ne l'avais jamais connu en Europe; nos troupes ne l'ont pas reçu avec une prévention favorable. Elles lui rendent aujourd'hui autant de jus- tice que moi. C'est un très bon officier, il a bien acquis et bien gagné depuis un an."

Le général annonçait un mémoire de Bougainville sur le Canada. Et il se laissait aller aux réflexions sui-

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vantes : " Quelle coloDie! quel peuple, quand on vou- dra ! quel parti à en tirer, pour un Colbert ! Vous en occupez les places et vous en êtes le digne successeur ^ Ils ont tous foncièrement de l'esprit et du courage, mais jusqu'à présent rien n'a animé cette machine ni servi à développer les germes qui existent." Nous tenons à souligner ce bel éloge fait par Montcalm des Canadiens : " lU ont tous foncièrement de l'esprit et du courage." Ces paroles démontrent qu'il n'y avait pas chez lui parti pris de dénigrement, lorsqu'il critiquait certains défauts, certaines pratiques, et certaines fai-

Montcalm profitait de cette première lettre person- nelle à M. de Moras pour lui recommander son troi- sième aide de camp, Marcel, son secrétaire Estève, et deux de ses parents, MM. de Montcalm de Saint-Véran, et de la Devèze, qui servaient dans la marine. Quant à lui-même, la faveur qu'il sollicitait était celle de son rappel. : "Pour moi. Monseigneur, je ne demande d'au- tre grâce que mon rappel au premier instant possible. Si l'on croyait que mon second réussît mieux en chef, ou quelqu'autre officier général d'Europe, je quitterais toujours sans peine un pays j'use ma santé, je crains de n'être pas aussi utile au service du Koi que je le désirerais, et le général '^ ne sera occupé que de diminuer la part que les troupes de terre et moi pou-

1 Le compliment était fort. Mais Montcalm, qu'on ne saurait accuser d'avoir été un courtisan, était porté par ses relations à juger favorablement M. de Morjts. Il augurait bien de son ministère, et inclinait, comme nous y sommes tous sujets, à prendre ses espoirs pour des réalités.

2 C'est-à-dire Vaudreuil.

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vons avoir aux succès, et nous charger des événements qui pourraient être malheureux... Ainsi, Monseigneur, rappelez- moi le plus tôt possible. " On est porté à s'étonner que, Montcalm, arrivé au Canada depuis quinze mois à peine, se montrât déjà dégoûté de son commandement. Etait-ce inconstance ou caprice? Ou bien reculait-il devant les périls entrevus ? L'admettre serait outrager injustement sa mémoire. Non, sa cons- tance ou sa vaillance ne pouvaient être mises en doute. On le verra dans la suite de ce livre. Ce qui rebutait Montcalm, c'était la situation fausse et inextricable il était placé. Homme de guerre, il se voyait sous les ordres de quelqu'un qui ne l'était pas, et qui cependant s'affirmait impérieusement comme tel, sans jamais tou- tefois assumer le commandement direct des armées ni la responsabilité immédiate des opérations. Daus les conditions se trouvaient Montcalm et Vaudreuil, il eût fallu chez celui-ci beaucoup de tact et de largeur d'intelligence, un sentiment très vif de son incompé- tence professionnelle, une compréhension très claire des tâches différentes, mais concordantes et corrélatives, qui s'imposaient en ce moment aux chefs du gouvernement et de l'armée; chez celui-là, une grande modération dans les paroles, une grande circonspection dans les attitudes, une patiente réserve, une déférence accen- tuée, un esprit de conciliation manifeste. Malheureuse- ment Vaudreuil était vaniteux, fier de son autorité, de ses prérogatives, de son importance, opiniâtre et ombra- geux, convaincu de son aptitude aux choses de la guerre aussi bien que de sa supériorité dans celles de l'ad- ministration. Montcalm, de son côté, péchait trop sou- 15

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vent par excès d'impatience, de vivacité, de verve caustique, et ne se gardait pas assez des saillies de son tempérament méridional. L'antipathie entre ces deux caractères était donc inévitable. Montcalm, doué de facultés brillantes, souffrait vivement d'être subordonné à un homme inférieur, et frémissait sous le joug. Voilà pourquoi, prévoyant des heurts et des frictions regretta- bles, il demandait son rappel.

Enfin cette longue lettre contenait quelques ligues qui révélaient un autre fâcheux aspect de la situation pour Montcalm. ** Je n'ai, disait-il, que vingt-cinq mille livres d'appointements ; je n'ai aucune des res- sources des gouverneurs ou intendants du Canada. Je dois tenir un état. Je ne fais rien au delà de ce que je dois mais aussi rien au-dessous. Je suis obligé de me donner de la considération par moi-même, on ne cherchera pas à m'en donner ici, on chercherait à m'en ôter, mais on n'y réussira pas. M. de Machault con- vint que je n'étais pas assez payé, il me promit d'y suppléer et d'y avoir égard. Je ne suis pas venu ici pour en rapporter de l'argent ; mais je serais fâché d'y ébrécher le petit patrimoine de six enfants. J'ai cepen- dant déjà mangé dix mille francs, au delà de mes appointements, et je continuerai puisque la dépense que je fais est nécessaire. Je me flatte que vous m'aiderez à payer mes dettes ".

Montcalm avait traité bien des sujets confidentiels dans cette communication, aussi la termina-t-il par cette demande : " Je n'ai pas l'honneur d'écrire cette lettre au ministre de la marine, mais à M. de Moras, un des hommes les plus vertueux de notre siècle, et pour qui j'ai la plus profonde estime et tout le respect possible ;

MONTCALM 227

aussi je le supplie que cette lettre ne soit que pour lui et Don pas pour ses bureaux ". ^

Montcalm était un correspondant fécond. Outre ses lettres aux ministres de la guerre et de la marine, il en

écrivait une à madame Hérault, le même jour, 11

juillet 1767. Il lui confiait ses craintes et ses espérances. " Nous allons commencer, disait-il, une campagne qui peut être courte, brillante, et décisive en bien comme en mal. Il y a de quoi faire trembler pour celui qui est chargé d'exécuter les projets à demi militaires, tron- qués et pris dans des idées diverses et de diverses têtes, dont on fait un tout. Cependant j'augure bien de la fortune et je compte beaucoup sur quelques fautes des antagonistes. S'ils sont des gens de guerre et si nous les prévenons, ils doivent nous combattre. L'Anglais, supérieur en nombre, doit hasarder les affaires, et le Français les éviter. A mon départ de Paris notre mi- nistre m'a sagement recommandé de n'être que Fabius et non Annibal. Ici, celui qui me commande et qui devrait me contenir veut toujours agir et ne doute de rien " . Cette dernière phrase, s'ils l'eus- sent connue, eût fait la joie des historiens canadiens qui ont vanté la hardiesse de Vaudreuil et reproché à Montcalm une prudence excessive^. Habemus cou-

1 Arch. prov., Man. N. F., Ire série, vol. 13.

2 Nous citons Garneau : ** Montcalm, par un fatal pres- sentiment, ne crut jamais au succès de la guerre, oomme ses lettres ne l'attestent que trop j de là, une apathie qui lui aurait fait négliger tout mouvement offensif, sans Vaudreuil, qui, soit par conviction, soit par politique, ne parut, au con. traire, jamais désespéré et conçut et fit exécuter les entrepri- ses les plus glorieuses qui aient signalé les armes françaises dans cette guerre." {Histoire du Canada, vol. II, p. 254).

228 MONTOALM

/itentem reum, se seraient-ils sans doute écriés. Ce- pendant, le mot de Montcalm n'était point une con- fession de pusillanimité, mais une preuve de clairvo- yance. Ce général avait une vue très nette des difficul- tés de la situation. Son expérience militaire lui indi- quait ce qui était possible avec des troupes peu nom- breuses, des auxiliaires indisciplinés, un matériel de guerre incomplet, des approvisionnements insuffisants. Et elle lui montrait clairement la limite de l'effort que l'on pouvait donner, et des résultats que l'on pouvait atteindre. Vouloir dépasser cette limite, c'était risquer sur une carte hasardeuse le salut de la colonie. Il est certain qu'à lire les lettres et les mémoires de Vaudreuil et de Montcalm, on est surpris de trouver Vaudreuil plus combatif et Montcalm plus circonspect. De prime abord, cela nous semble une interversion des rôles qu'il était naturel de leur voir respectivement jouer. Toutefois, il faut se rappeler que Vaudreuil faisait tranquillement dans son cabinet des plans que Montcalm devait exé- cuter sur le terrain, en triomphant d'obstacles formida- bles. Il serait injuste de méconnaître que le gouver- neur eut parfois des hardiesses heureuses, comme celle de Chouaguen. Mais il ne le serait pas moins d'attri- buer à la timidité ou à "l'apathie" du général ce qui était à la juste appréciation des circonstances et des moyens. De nature Montcalm était impétueux et bouillant ; et il fallait admirer la formation et l'entrai- nement militaires qui avaient discipliné sa fougue, et pouvaient faire de lui, suivant les nécessités du mo- ment, un Cunctator inébranlable, sans rien lui enlever de l'audace intrépide dont il avait donné et devait donner encore tant de preuves.

MONTCALM 229

Dans cette même lettre à madame Hérault, Mont- calm déplorait l'époque tardive de l'entrée en campagna *' Cette expédition que nous allons faire, disait* il, eût être commencée il y a des semaines, et malgré tout ce qu'on dira elle eût pu l'être en déférant un peu plus à mes avis. Moins d'hommes, moins de consommation et moins de gaspillage dans le détachement de l'hiver, une recherche de vivres chez l'habitant, à laquelle on s'est déterminé depuis huit jours, et qui était proposée depuis deux mois." Il parlait ensuite à sa correspondante de ses auxiliaires sauvages, qui allaient " nus à la guer- re et " ressemblaient " avec leur équipement, leur bar- bouillage, et leurs cris, aux milices infernales de Milton." Et il ajoutait : " s'ils frappent bien et que l'Anglais en soit épouvanté, la bataille sera bientôt décidée ; s'ils ont fait quelques rêves, qu'ils prennent quelque terreur panique, ils s'en iront bien vite, la plus grande partie des Canadiens les suivra, et il faut espérer que nous ferons une arrière garde à coups de fusil avec les troupes réglées, triste ressource pour la gazette et pour l'Académie française, la retraite fût-elle belle."

Madame Hérault avait écrit que Chevert, l'ancien chef de Montcalm en Allemagne, était sérieusement malade, et celui-ci en manifestait son vif regret : " Vous m'alarmez pour notre illustre ami Chevert. Quel dom- mage si sa santé l'arrête à la fin de sa course, dans un moment l'Etat en aurait besoin et il faudrait lui faire achever de gagner la suprême dignité de l'état militaire, pour le récompenser et encourager tous ceux qui en parcourent la carrière sans autres moyens pour y parvenir que le courage et les talents." Ces appréhen- sions ne se réalisèrent pas ; la santé du vaillant capi-

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taine se rétablit assez pour lui permettre d'accroître sa renommée durant la campagne de 1757.

Il va sans dire que Montcalm, avant même d'écrire aux ministres et à son influente correspondante pari- sienne, avait songé aux chères absentes de Montpellier et de Candiac. Dès le commencement de juillet, il leur avait envoyé un bulletin des nouvelles et un aperçu de ses mouvements prochains. Dans une lettre à sa femme, faisant allusion aux changements des ministres, il disait : " J'ai été vivement touché de M. d'Argenson ; je compte cependant sur M. de Paulmy. Je connais plus et j'ai plus d'alentours auprès de M. de Moras." Ses lettres à madame de Saint- Véran et à madame de Montcalm contenaient en outre des détails familiers sur lesquels nous reviendrons.

Le marquis de Vaudreuil donnait, le 9 juillet, ses instructions au général. Il y était longuement question de l'expédition faite l'hiver précédent contre William Henry, par M. de Eigaud, et de ses importants résul- tats. Le gouverneur faisait ensuite le dénombre- ment sommaire de l'armée qu'il destinait au siège de cette place et l'énumération des ressources et des moyens mis à la disposition de M. de Montcalm. Il déclarait s'en rapporter à lui pour l'ordre de marche, mais lui recommandait de ne pas diviser l'armée. Il lui enjoignait de ne pas différer son départ pour le fort George ou William-Henry quels que fussent les rapports des déserteurs ou des prisonniers anglais, et il ajoutait : " Supposé que lorsqu'il sera à portée du fort George, il vît à n'en pouvoir douter que les forces de l'ennemi fussent supérieures aux siennes, il fera la manœuvre qu'il jugera la plus commode pour chercher

MONTCALM 231

à le déposter et à le combattre avec avantage . " Adve- nant la chute du fort George, le gouverneur ordonnait d'aller faire le siège du fort Lydius : " Nous ne pou- vons pas douter, disait-il, que si M. le marquis de Montcalm a le premier succès, le fort Lydius n'en soit intimidé au point qu'il ne lui opposera qu'une faible résistance. Ainsi M. le marquis de Montcalm laissera quelques troupes au fort George, et n'aura rien de plus pressé que de se présenter devant le fort Lydius avec son armée, et d'en faire le siège, à moins qu'il n'y eût évidence de compromettre les forces de la colonie dans cette seconde expédition." Le fort Lydius appelé par les Anglais fort Edouard était situé à une quin- zaine de milles du fort George et du lac Saint- Sacre- ment.

Si la trop grande supériorité des forces anglaises ren- daient la prise du fort George impossible, Montcalm devait " se retirer sur le fort de Carillon, et y prendre la position la plus favorable pour empêcher l'ennemi de faire aucun progrès." Les instructions contenaient aussi cet avertissement formel au général : " Nous le prévenons qu'il ne pourra se dispenser de renvoyer, vers la fin du mois d'août, les nations du pays d'En- Haut et la plus grande paitie des Canadiens pour faire faire nos récoltes." Enfin venait la formule ordinaire. " Au surplus nous nous en rapportons entièrement aux lumières, à la prudence, à l'expérience et au zèle de M. le marquis de Montcalm sur tout ce qui concerne l'im- portante mission que nous lui avons confiée, et sur tous les cas que nous ne pouvons prévoir. Nous sommes bien assuré que rien n'échappera à sa prévoyance et qu'il pren- dra les plus justes mesures pour ne pas recevoir d'échec."

232 MONTCALM

Le jour même Vaudreuil lui adressait ces instruc- tions, Montcalm partait pour aller chanter la guerre chez les Iroquois, les Algonquins et les Népissings du lac des Deux- Montagnes. Bougainville, MM. de Ri- gaud, de Montreuil, de Longueuil et plusieurs autres officiers l'accompagnaient. Il fut reçu sur le rivage, au bruit des salves de mousqueterie, par les sauvages ayant à leur tête les prêtres de Saint-Sulpice qui des- servaient cette mission. Et le soir, dans la grande cabane du conseil, à la lumière indécise de quelques chandelles piquées de distance en distance, il rencontra les chefs des tribus. Quatre d'entre eux prirent la parole ; et, après des allocutions belliqueuses, dansèrent tout autour de la salle en chantant leur chanson de guerre. Bougainville leur répondit, au nom de son général, par une incantation guerrière, consistant sim- plement en ces mots : " foulons les Anglais aux pieds ", cadencés sur le mouvement des airs sauvages. Le tout fut suivi d'un festin dont Montcalm fit les frais. Trois bœufs rôtis y furent engloutis par ses voraces convives. Le lendemain la même cérémonie se répéta au Sault Saint- Louis ; et, cette fois Bougainville eut l'honneur d'être adopté par les Iroquois de cette mission. Il entra dans la famille de la Tortue, la deuxième pour la guerre» celle de l'Ours avait le premier rang, mais la pre- mière pour l'éloquence et le conseil. Et il reçut le nom de Goroniatsigoa, c'est-à-dire le Grand Ciel en courroux. Le 11 juillet, Montcalm était de retour à Montréal. * . / :

1 Journal de Montcalm^ p. 228 ; Journal de Bougainville, 10-11 juillet} Lettre de Bougainville à madame Hérault, 19 août 1757.

MONTCALM

Les derniers vaisseaux arriv(^s avaient apporté la nouvelle que les Anglais voulaient faire le siège de Louisbourg, mais que cette place était protégée par une flotte française. Voici ce qui en était. L'amiral Hol- bourne avait pris la mer avec quinze vaisseaux de ligne, trois frégates et cinq mille hommes de troupes. D'un autre côté lord Loudon était parti de New-York, le 20 juin, avec des vaisseaux de guerre et des trans- ports portant plus de six mille hommes. Ils devaient se rencontrer à Halifax, et de aller assiéger Louis- bourg. Mais la flotte de l'amiral Holbourne partie trop tard, ne parvint qu'au commencement de juillet à Halifax, Loudon était arrivé le 30 juin ^. D'autre part, trois escadres françaises ayant reçu l'ordre de se rendre sans retard à Louisbourg, avaient fait diligence et s'y trouvaient réunies dès le 25 juin, sous les ordres de l'amiral Dubois de la Motte. La flotte française était forte de dix-huit vaisseaux de ligne et de cinq frégates ^. Montcalm s'était empressé de communiquer ces heureuses informations successivement à Bourla-

1 Campaignsin Norih America, par Knox, vol.l, pp. 5-27 ; History q/ the laie war, par Mante, p 86 ; Histoire des Etats, Unis, par Bancroft, vol. IV, p. 258 ; Montcalm and Vaudreuil^ Parkman, vol. 1, pp. 470-72.

2 Les trois escadres étaient: celle du comte Dubois de la Motte, lieutenant-général, composée de 9 vaisseaux et de 4 frégates, partie de Brest le 3 mai, arrivée à Louisbourg le 20 juin ; celle du chevalier de Baufl^remont, chef d'escadre, composée de 5 vaisseaux et une frégate, partie de Brest le 31 janvier pour Saint-Domingue et arrivée à Louisbourg le 31 mai j celle de M. Durvest, capitaine de vaisseau, partie de Toulon avec 4 vaisseaux et arrivée à Louisbourg le 25 juin". ( Gazette de France, 1757, p. 621 ; Dussieux, p. 179.>

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maque et à Lévis. " Quels qu'aient été les projets des Anglais sur Louisbourg et Québec ", écrivait-il à celui- là, le 3 juillet, "je les crois avortes. Parles nouvelles que nous avons des premiers jours de juin, M. de Bauf- fremont était entré à Louisbourg avec six vaisseaux de guerre, compris un vaisseau de soixante-dix canons, qu'il a pris sur les Anglais aux attérages de Saint-Dominique (Saint-Domingue) et qu'il a armé tout de suite ". Et le 4 il écrivait à Lévis : " M. Dubois de la Motte doit être entré à Louisbourg avec neuf vaisseaux de ligne, deux frégates, et le régiment de Berry que nous comptions parti pour les Indes ".

Louisbourg était en sûreté ; Québec n'était pas même menacé ; Loudon s'immobilisait à Halifax. La Provi- dence, une fois de plus, favorisait le Canada français, et Montcalm pouvait, sans inquiétude pour la vallée du Saint- Laurent, aller sur la frontière du lac Saint- Sacrement essayer de porter un nouveau coup à la puissance anglaise en Amérique.

CHAPITRE VIII

Montcalm part pour la campagne sur la frontière du lac

Saint- Sacrement La situation de l'armée à Carillon et

aux postes d'avant-garde. Un peu de topographie. Le travail du portage. Efforts et labeurs inouïs La flot- tille et l'armée passent du lac Champlain dans le lac

Saint-Sacrement. Montcalm et les sauvages Combats

préliminaires Massacre et cannibalisme Grands con- seils avec les sauvages Départ de l'armée pour le siège

de William-Henry Le détachement de Lévis prend la

route de terre Montcalm et la flottille Devant le

fort anglais La sommation Les travaux du siège.

Etat de la garnison. Les renforts attendus ne viennent pas. Montcalm bat en brèche les murs de William- Henry La place capitule Le massacre du 10 août

Efforts de Montcalm pour y mettre fin Destruction

de William- Henry Retour de l'armée triomphante.

Le 12 juillet, Montcalm partait de Montréal. Le 15 il quittait Saint-Jean avec MM. de Eigaud, Dumas, de Saint- Ours, de Bonne, et plusieurs autres officiers de la colonie, sous l'escorte des grenadiers de Guyenne et d'une petite troupe d'Outaouais. Trois jours après, à six heures du soir, il arrivait à Carillon.

On y travaillait activement aux préparatifs du siège de William-Henry, situé au fond du lac Saint-Sacre- ment. Les travaux au fort étaient suspendus depuis quinze jours. Les bataillons de Eoyal-Eoussillon et de Béarn y campaient sous M. de Bourlamaque. M. de Lévis était à la chute avec la Sarre, Guyenne, la Reine

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et Languedoc ; M. de Rigaud commandait au Portage et aux postes avancés occupés par les troupes de la marine et les Canadiens. Les sauvages, très instables, ne se tenaient fixés à aucun camp.

Pour donner à nos lecteurs une idée aussi claire que possible des opérations, il importe de décrire ici les lieux. Carillon était situé sur un promontoire, à la jonction de la décharge du lac Saint- Sacrement avec le lac Champlain, à cinq lieues du fort St-Frédéric, et à quarante-cinq lieues du fort St-Jean. Au delà de Carillon, vers le sud-est, le lac Champlain se prolon- geait en une sorte de baie assez étroite, longue d'une dizaine de lieues, au fond de laquelle se déchargeait une rivière appelée Wood Creek par les Anglais, et Rivière-au-Chicot par les Français. Ceux-ci désignaient généralement la prolongation dont nous venons de parler sous le nom de la Baie.

La Rivière-au-Chicot avait un cours d'environ dix lieues, dans la direction sud-ouest. On pouvait la re- monter en canot jusqu'à six lieues de son embouchure. De un portage de six autres lieux conduisait au fort Edouard ou Lydius, construit sur la rivière Hudson, ou rivière d'Orange pour les Français ^ De Carillon à St-Frédéric, le lac Champlain était extrêmement étroit, tellement qu'on donnait souvent à ce parcours le nom de rivière Saint-Frédéric. La décharge du Saint-Sacre- ment, appelée par nos troupes rivière de la Chute, pou- vait avoir quatre milles. A peu de distance de ce lac elle décrivait un demi-cercle et formait une série de rapides, jusqu'à l'endroit appelé la Chute, à environ deux

i—^ Lettres de Lévis, pp. 130-141. i*:-v*j ", k\

MONTCALM 237

milles du promontoire de CarilloD. Les Français y avaient construit un moulin à scie ; et de cette cascade à la tête des rapides, ils avaient ouvert, sur la rive droite \ un chemin d'environ un mille et demi, qui faisait comme la corde de l'arc ou du demi- cercle dont nous venons de parler. Par s'effectuait le portage des embarcations, de l'artillerie, du matériel, des appro- visionnements, qu'il fallait faire passer du lac Cham- plain dans le lac Saint-Sacrement. Les rapides de la rivière de la Chute offrant un obstacle infranchissable, on était forcé de faire le transport par terre. Dès son arrivée à Carillon, le 7 juillet, M. de Lévis avait donné une énergique impulsion à cette opération dilficile. En trois jours, les bataillons de la Sarre, de Guyenne, de Languedoc, avaient ouvert le chemin, et dès le 12 juil- let l'artillerie commençait à y passer. Pour éviter la confusion, Lévis décida que les bateaux amenés par chaque détachement de troupes ou de miliciens passe- raient pendant la nuit, et que le jour resterait réservé au passage des canons. Le 11 juillet il écrivait à Vau- dreuil : " Je voudrais bien que M. de Montcalm trouvât le portage fini à son arrivée; mais je ne crois pas la chose possible, et je ne pense pas que nous puissions être

1 La droite et la gauche d'une rivière ou d'un fleuve

sont déterminés par la droite ou la gauche de celui qui en descend le cours. Ainsi en arrivant de Montréal à Québec on dit que Lévis est sur la rive droite et Québec sur la rive gau- che. , La droite et la gauche d'un lac sont la droite et Ja gau- che de la rivière qui en sort. Ainsi Carillon se trouvait sur la rive gauche de la rivière de la Chute, à ton confluent avec le lac Champlain ; le moulin à scie, le chemin et le poste du Portage, se trouvaient sur la rive droite.

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prêts à marcher en avant qu'à la fin de ce mois." Huit jours après, il disait dans une nouvelle lettre au gou- verneur. "M. le marquis de Montcalm n*est arrivé que hier au soir. Sans une pluie de trois jours, qui a arrêté notre portage, il l'aurait trouvé presque fini. Nous avons cent cinquante bateaux et quinze pièces de canons passés au lac Saint-Sacrement et beaucoup d'autres munitions de guerre " ^

Eude entreprise que ce " portage "! Tout devait se faire à bras d'hommes. On avait bien des bœufs et quelques chevaux, mais suivant la remarque de Bou- gainville '* il n'y avait pas de quoi les nourrir, et faute de nourriture ils n'avaient pas assez de force pour faire leur métier ". L'armée se prêta avec ardeur à ce tra- vail pénible ; les bataillons entiers, lieutenants-colonels en tête, s'attelèrent à cette besogne de bêtes de somme. Pendant toute la dernière partie du mois de juillet, le cours inférieur de la décharge et le chemin du portage furent le théâtre d'une activité fiévreuse. Incessam- ment les convois de barques et de canots chargés de troupes et de matériel de guerre, arrivant du lac Cham- plain à Carillon, remontaient la rivière jusqu'au pied du rapide. s'opérait le déchargement. Puis embarca- tions, passagers et cargaison prenaient la route de terre. Et le chemin de la Chute au Portage se couvrait de longues files mouvantes d'officiers, de soldats, de mili- ciens, tirant des canons sur leurs affûts, traînant des bateaux sur des espèces de chariots bas, appelés " dia- bles ", ^ portant sur leur dos outils, munitions et

1 Lettres du chevalier de Lévis, pp. 121-125.

2 Journal de Malartic^ pp. 115 et 122.

MONTCALM 239

vivres, rivalisant, en un mot, d'efforts et d'endurance, sous le soleil de juillet qui brûlait leur sang et faisait ruisseler leurs fronts. Enfin, le portage franchi, les barques retrouvaient des eaux tranquilles et repre- naient leur chargeijient. La nuit même n'interrom- pait pas ce mouvement continu, cet écoulement, ce flot d'hommes et de choses que le lac Champlain sem- blait refouler vers son tributaire. L'énergie et l'entrain de nos troupes triomphèrent de tous les obstacles ; et, au bout de quinze jours, on avait réalisé ce tour de force de faire passer du lac Champlain dans le lac Saint- Sacrement, à travers le massif de rochers et de bois qui les séparaient, une flottille de deux cent cinquante bateaux et de deux cents canots, un train d'artillerie con- sidérable, des munitions de guerre de toute espèce, et des vivres pour nourrir 8,000 hommes pendant un mois ^. Tout n'était pas terminé cependant quand Montcalm arriva à Carillon. Mais il ne pouvait manquer d'être entièrement satisfait de la diligence de ses deux lieute- nants. Un de ses premiers soins fut de procéder à l'organisation des troupes de la colonie en bataillons et des milices en brigades. Cela avait été convenu à Montréal entre lui et M. de Vaudreuil. Les compa- gnies de la marine furent donc groupés en corps dis- tinct ^. Et les milices furent divisées en six brigades, ^

1 Bougainville au ministre de la guerre, 19 août 1757 ;

Dussieux, p. 293.

2 "Le bataillon de la marine est formé et fait mainte- nant le service comme les nôtres j il est de 525 hommes. '' Journal de Montcalm p. 267.

3 La première, de 411 hommes, était commandée par le

chevalier de la Corne ; ladeuxième, de 445, par M. de Vassan,

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dans chacune desquelles on incorpora quelques soldats de la marine, et que l'on fit commander par des officiers de ce corps. Un détachement de trois cents volontaires fut placé sous les ordres de M. de Villiers. En même temps les réguliers furent répartis en trois brigades : celle de la Reine, composée des bataillons de la Reine, de Languedoc et de la marine ; celle de la Sarre com- posée des bataillons de la Sarre et de Guyenne, et celle de Roussillon, composée des bataillons de Royal-Rous- sillon et de Béarn. Quant aux sauvages, M de Mont- calm désirait qu'ils se réunissent au carnp de M. de Rigaud, ils pourraient surtout être utiles pour les découvertes et les partis sur le lac et ses deux rives. Mais on dirigeait difficilement ces capricieux enfants de la forêt. Après bien des instances et des sollicita- tions, Montcalm réussit enfin à les envoyer au Portage. Le maniement de ces alliés incommodes était peut- être la partie la plus ingrate et la plus ardue de sa tâche. Fantasques et mobiles, superstitieux et chimé- riques, pillards et fourbes, ils lui donnaient à eux seuls plus de mal que tout le reste de l'armée. On ne pouvait compter sur eux. Ils ne se pliaient à aucune sorte de dis- cipline. Difficilement parvenait-on à les envoyer leur concours était requis ; au contraire,ils voulaient toujours se porter l'on pouvait se passer de leurs services. Dans les expéditions, jamais on n'était assuré qu'ils par- tiraient à temps, et qu'ils marcheraient jusqu'au bout. Leurs rapports, souvent très vagues, exagérés ou faux, ne devaient être acceptés qu'avec défiance. Ombrageux

la troisième, de 471, par M. de Saint-Ours, la quatrième, de 432, par M. de Repentigny ; la cinquième, de 473, par M. de Courtemanche ; et la sixième, de 424, par M. de Gaspé.

MONTCALM 241:

et exigeants, ils venaient sans cesse infliger au général d'interminables doléances, représenter qu'il leur man- quait tel ou tel article d'équipement, réclamer de lui tantôt des fusils, tantôt des mitasses, tantôt des cou- vertes, lui demander à boire, en un mot le déranger cent fois le jour pour des sornettes et des minuties, dont il lui fallait s'occuper comme de très graves affaires. La nuit même ne le mettait pas à l'abri de leurs importu- nités. L'un d'eux rêve-t-il que le lac Saint-Sacrement est couvert de barques anglaises : les songes étant pour les peaux rouges des réalités, il pousse un cri d'alarme. Alerte dans le camp sauvage ! on est obligé de réveiller Montcalm qui réussit à calmer la panique en affirmant que tout est tranquille et que l'armée ne court aucun péril.

L'imprévoyance et la voracité de ces fatigants auxi- liaires était une autre cause d'ennui. En remontant le lac Champlain on leur avait donné des vivres pour huit jours. Au bout de trois, tout était consommé, et il fal- lait leur en fournir d'autres en se les retranchant à soi-même. Des bœufs étaient parqués près de Carillon pour le service de l'armée. Ils en tuent quatorze, un jour, et quatre le lendemain, et ils font ripaille. Des bateaux chargés de poudre sont amarrés près du rivage ; une bande de sauvages choisit cet endroit pour tirer du fusil, au risque de causer une explosion désastreuse, et cela malgré les prières et les ordres des ofhciers, car "le sauvage est son Maître et son Roi ", écrit le Père Rou- baud, témoin de cette scène ^. Leurs déprédations sont

1 Lettres édifiantes et curieuses^ vol. VI, p. 271 j Lettre du Père... missionnaire chez les Abénaquis. Ce missionnaire était 16

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constantes et les tentes des plus hauts officiers n'en sont pas à Fabri. L'eau-de-vie surtout est l'objet de leurs convoitises, et quoiqu'on ait décidé de ne pas leur en donner \ ils viennent à bout d'en découvrir et de se livrer à des orgies, durant lesquelles ils ressemblent à des bêtes fauves, poussent des hurlements épouvanta- bles, et s'entre-déchirent à belles dents.

Il fallait subir tout cela, patienter, manœuvrer, être à la fois souple et ferme, pour retenir et utiliser ces dif- ficiles auxiliaires, dont on avait besoin dans ces guerres d'Amérique ils servaient de guides, d'éclaireurs, et, suivant une expression de Bougainville, remplaçaient un peu la cavalerie absente.

Le jour même Montcalm arrivait à Carillon, trois cents d'entre eux étaient partis avec quatre-vingts Cana- diens, sous le commandement de M. Marin, un de nos plus intrépides partisans, pour pousser une pointe vers le fond de la Baie et la Rivière-au-Chicot, " des rêves de sauvages, en des terreurs paniques " avaient *' forgé un camp de quatre mille hommes retranchés." M. Marin, après avoir constaté que la baie et la rivière ■étaient libres, poursuivit son expédition jusqu'au fort Lydius, quoiqu'une partie de ses sauvages l'eût aban- donné, massacra deux petits détachements ennemis et s'en revint avec un prisonnier. Les sauvages rappor- taient trente-deux chevelures, mais ils avaient, paraît- il, le don d'en faire deux avec une seule 2.

le P. Roubaud, jésuite, qui devait avoir plus tard une si grande notoriété. Il accompagnait ses sauvages durant cette campagne de William-Henry.

1 Journal de Montcalm, p. 243.

2 Journal de Bougainville.

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Du côté du lac Saint-Sacrement, il y avait presque chaque jour des escarmouches entre nos partis et des détachements envoyés par les Anglais à la découverte. Cent Canadiens et sauvages, allant reconnaître, sous les ordres de M. de Langy, le chemin qui pouvait conduire au fort George, par la rive nord-ouest du lac, rencontrè- rent une troupe anglaise de trente hommes, en tuèrent dix-huit et firent huit prisonniers.

Quelques jours après, une berge que les Français envoyaient croiser régulièrement sur le lac, et qui était montée de neuf Canadiens et d'un cadet, sous le com- mandement de M. de Saint-Ours, aperçut des embarca- tions anglaises par le travers de l'île à la Barque. Il y eut combat, le cadet fut blessé à mort, deux Cana- diens le furent assez gravement. M. de Saint-Ours reçut une blessure légère à la main.

Le 23 juillet, une bande de sauvages, alliés des An- glais, s'étant approchée à la faveur des bois, jusqu'au- près du camp de la Chute, surprit une patrouille de grenadiers de Guyenne, et leva deux chevelures. Aussitôt M. de Lévis envoya à M. de liigaud l'ordre de faire partir du Portage deux détachements pour couper la retraite aux ennemis. M. de Villiers, à la tête de l'un d'eux, alla s'embusquer dans les bois à l'ouest de la décharge. L'autre, commandé par M. de Corbière, suivit le côté nord-ouest du lac Saint- Sacrement et se posta derrière un cap, vis-à-vis l'île à la Barque. Ses éclaireurs l'avertirent vers le soir que des barques ennemies étaient en vue. M. de Corbière en fit prévenir M. de Kigaud. Celui-ci lui dépêcha aus- sitôt quatre ou cinq cents sauvages et une cinquan- taine de Canadiens et de soldats, qui, se jetant en canot,

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gagnèrent le lieu de l'embuscade. M. de Corbière fit alors tirer sur le rivage et dissimuler avec des branches les embarcations. Au point du jour, les Anglais qui s'étaient arrêtés durant la nuit, se remirent en marche. Bientôt notre détachement, caché derrière les arbres du rivage, les vit s'avancer sans défiance. C'était une flottille de vingt-deux berges, montées de trois cent cinquante hommes, cinq capitaines, cinq lieu- tenants et un enseigne, sous le commandement du colonel Parker. Les trois premières ayant donné dans l'embuscade furent capturées sans coup férir ; les trois suivantes subirent le même sort. Les seize autres, qui s'avançaient en ordre, furent tout à coup saluées par une fusillade meurtrière. Elles voulurent rétrograder, mais les sauvages, sautant dans leurs canots, et pous- sant leur terrible cri de guerre, volèrent à l'abordage. Ce fut une scène indescriptible. Les Anglais épouvan- tés par l'apparition et les hurlements de ces barbares, dont ils connaissaient la férocité, n'opposèrent presque aucune résistance. Un grand nombre se jetèrent à l'eau. Mais les sauvages, monstres amphibies, plongeaient après eux, se coulaient sous les berges, les faisaient chavirer, puis dardaient les fuyards comme ils eussent dardé des poissons. En un clin d'œil les flots furent couverts de cadavres et empourprés de sang. Deux berges seulement s'échappèrent ; cent soixante Anglais furent tués ou noyés. Et les sauvages ramenèrent cent soixante-un prisonniers, dont cinq officiers ^.

1 Ce combat eut lieu le 23 juillet 1757. Montcalm à Vau- dreuily 24 juillet. Journal de Bougainville.

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Ce brillant succès excita dans l'armée un vif enthou- siasme. Malheusement il fut suivi de scènes de cruau- té et de cannibalisme que les commandants des troupes furent impuissants à empêcher. Trois prisonniers fu- rent tués, mis à la chaudière, et dévorés par les sauva- ges du pays d'En-Haut, encore païens et anthropopha- ges ^. Le rum qu'ils avaient trouvé dans les barques anglaises les avait rendus irrépressibles. Il voulaient quitter l'armée, parce que c'était " tenter le maître de la vie que de s'exposer encore aux hasards de la guerre après un aussi beau coup " ^. ils se montraient intrai- tables sur l'article des prisonniers, que Montcalm dési- rait tirer de leurs mains ; ils accouraient en foule à sa tente pour lui soumettre leurs déterminations contra- dictoires ; enfin, dit Bougain ville, " tous voulaient quel- que chose, tous venaient à la fois, tous criaient en même temps... On a besoin d'une tête de fer pour qu'elle résiste." Montcalm passa toute une journée à parlementer avec eux pour les déterminer à ne pas déser- ter l'expédition, et à lui laisser envoyer sous escorte les prisonniers à Montréal. Encore fallût-il leur donner

1 Nous lisons dans les Mémoires de M. de la Pause : "Le 25 se passa en grandes négociations pour faire consentir aux sauvages de laisser aller leurs prisonniers à Montréal. Ils en tuaient de temps en temps quelqu'un par plaisir. Plusieurs avaient fait des ceintures ils avaient attaché les mains des hommes qu'ils avaient tués, d'autres portaient des cœurs au cou, et d'autres étaient tout teints de sang. Ils vécurent pendant trois jours de la chair humaine, et firent à leur façon de délicieux festins."

2 C'était une de leurs superstitions. Après avoir

frappé coup, ils devaient quitter le sentier de la guerre, sous peine d'encourir de grands malheurs.

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des reçus pour ces derniers, avec l'assurance qu'à leur retour on les leur rendrait, à moins qu'ils ne les vendissent au gouverneur.

Deux jours après le combat du lac Saint-Sacrement, Montcalm fit la revue des différents postes, de Carillon à la Chute, et de la Chute au Portage. Partout il trouva les troupes pleines d'ardeur et d'espoir. Lui- même était rempli de confiance. La lettre qu'il écrivit le 24: juillet à Vaudreuil respirait l'assurance du succès. " Toutes les dépositions des prisonniers sont uniformes, disait-il, les mêmes que celles que vous savez déjà. Elles me donnent les plus grandes espérances, d'autant que les prisonniers assurent qu'on n'est pas instruit de nos projets. Cependant le général Webb, suivant eux, arrive d emain auprès du fort George avec des troupes. N'importe je me flatte de vous en rendre bon compte avant douze jours. Vous voyez, monsieur, que la for- tune se déclare dès mon arrivée, et ces deux événe- ments (l'expédition heureuse de M. Marin, et la des- truction du détachement Parker) donnent la plus grande confiance aux sauvages avec qui j'ai été en conseil toute la journée " ^ Cependant ces derniers, toujours mobiles et changeants, avaient besoin d'être raffermis dans leurs résolutions. Montcalm tint avec eux un premier conseil à la Chute. Il leur exposa son ordre de marche, le jour il comptait partir, les grands services qu'il attendait d'eux. Pendant qu'il parlait, un arbre tomba près de lui. Sans attendre que ses auditeurs y vissent un funeste présage, il salua cet

l~~~ Lettre de Montcalm à Vaudreuil^ 24 juillet 1757 ; Collec- tions de Manuscrits, vol. IV. p. 110.

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incident comme un heureux augure, annonçant la chute de William-Henry. Cette adroite interprétation frappa l'imagination des sauvages ^. Ils l'applaudirent, et l'un de leurs chefs les plus renommés lui dit au nom de tous : "Personne ne nous a jamais mieux parlé que toi. " Le général les convoqua pour le jour suivant au Portage, il lierait par des colliers toutes les nations.

Le lendemain eut lieu le grand conseil annoncé. Dix-huit cents Peaux- Kouges, représentant trente- trois nations, y assistaient. Jamais encore, dans l'his- toire de la Nouvelle-France, on n'avait vu une telle multitude de guerriers indigènes, appartenant à tant de tribus différentes, ralliés autour de l'étendard aux fleurs de lis. Montcalm avait en ce moment devant lui des Algonquins et des Népissings, des Iroquois et des Hurons, des Abénaquis et des Micmacs, des Maléchites et des Têtes de Boule, des Outaouais et des Sauteux, des Mississagués et des Folles- Avoines, des Poutéouatamis et des Sakis, des lowas et des Miamis, des Renards et des Loups, dont plusieurs étaient subdivisés en trois, quatre ou sept groupes ; dont beaucoup étaient chré- tiens, et un plus grand nombre encore idolâtres ; dont

1 " Dans ce temps, un gros arbre, qu'un soldat coupait pour faire du feu, tomba fort près et surprit tout le monde, et interrompit tout le discours. M. de Montcalm, sans s'ar- rêter, leur dit que cet augure semblait leur annoncer ce qu'il venait de leur dire, que le fortGreorge tomberait comme cet arbre et qu'il était bien visible que le maître de la vie était pour nous. Cette repartie plut beaucoup aux sauvages qui en témoignèrent leur joie par des éclats de rire peu communs parmi eux." (Mémoires de M. de la Pause).

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les uns venaient des rives lointaines du Mississipi, les autres des profondeurs de l'Ouest ; ceux-ci du pays des grands lacs Supérieur et Michigan, ceux-là des régions limitrophes de la Nouvelle Angleterre et de l'Atlanti- que ^ Quelques-uns, comme le vieux Pennahouel, avaient jadis guerroyé contre les Français, avant de devenir leurs alliés fidèles; plusieurs voyaient pour la première fois, dans cette expédition, l'équipement» étrange à leurs yeux, les armes, les uniformes et les drapeaux des guerriers blancs venus des pays fabuleux que l'on ne pouvait atteindre qu'après avoir franchi l'in- commensurable étendue du " Grand Lac Salé ^." En con- templant cette foule bigarrée et remuante, l'on voyait étinceler les lances et les tomahawks à côté des mousquets, cette immense et pittoresque ^ assemblée d'orateurs et de chefs de tout dialecte et de toute nation, venus de l'Ouest et de l'Est, du Nord et du Sud, et attendant sa parole, Montcalm pouvait se dire, à cette heure émou- vante, qu'après tant d'années de luttes et de rivalités, pendant lesquelles Français et Anglais s'étaient disputé les alliances indiennes pour conquérir l'hégé- monie, le prestige glorieux de la France l'empor-

1 Tableau des sauvages qui se trouvent à Varmée du rnav quis de Montcalm, le 28 juillet 1757; Journal de Montcalm^ p. 264.

2 C'est ainsi que les sauvages appelaient l'océan.

3. " Les chefs des nations et les chefs de guerre se ras- semblèrent et quelques-uns des anciens guerriers. Ils s'as« sirent chacun par nation à terre, leurs interprètes étant au milieu d'eux, ils formèrent, tous rassemblés, la forme d'un fer à cheval. M. de Montcalm avec nombre d'officiers, M. de Lévis à sa droite, M. de Rigaud à sa gauche, se plaça à l'en- trée." (Mémoires de M. la Pause).

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tait enfin, et que le monde sauvage tout entier du Nord- Américain se levait et accourait sous son drapeau afin d'assurer son triomphe définitif dans le conflit suprême. Hélas ! combien de brillants pronostics ne sont que les hérauts de l'effondrement et de la ruine ! A l'heure convenue, le conseil commença. Les sau- vages formaient un grand cercle au milieu duquel se tenaient Montcalm, les ofi&ciers canadiens préposés aux différentes nations, les interprètes et les missionnaires. Peu à peu les ofi&ciers des bataillons, curieux d'assister à cette scène unique, se glissèrent dans l'espace réservé aux orateurs ; et, leur nombre augmentant sans cesse, des murmures s'élevèrent, surtout parmi les Folles Avoines, les Sakis et les Eenards, qui se plaignirent qu'on les empêchait de voir leur père et d'entendre sa parole. Ils quittèrent même la séance. Mais Mont- calm, prévenu, les fit revenir, en demandant aux offi- ciers de s'écarter. Le premier orateur qui ouvrit la série des discours fut Kisensik, le fameux chef Népis- sing. " Mes frères, dit-il en s'adressant aux nations des pays d'En Haut, nous sauvages domiciliés ^ vous remercions d'être venus pour nous aider à défendre nos terres contre l'Anglais qui les veut usurper. Notre cause est bonne et le Maître de la vie la favorise. En pouvez- vous douter, mes frères, après le beau coup que vous venez de faire ? Nous l'avons admiré, nous vous

1 Nous aurions peut-être déjà expliquer à nos lecteurs

que les sauvages " domiciliés " étaient ceux que l'on avait pu amener à former des établissements stables dans la colo- nie, près de la population française, comme les Hurons à Lorette, les Abénakis à Saint- François, les Iroquois au Saut- Saint-Louis, etc.

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en faisons notre compliment ; il vous couvre de gloire, et le lac Saint-Sacrement teint du sang de Corlar attes- tera éternellement cet exploit. Que dis-je ? Il cou- vrira aussi de gloire nous, vos frères, et nous en tirons vanité! Notre joie doit encore être plus grande que la tienne, mon père ", dit-il, en s'adressant au marquis de Montcalm, " toi qui as passé le grand lac, non pour ta propre cause ; car ce n'est pas sa cause qu'il est venu défendre, c'est le grand Roi qui lui a dit : " Pars, passe le grand lac, et va défendre mes enfants ". Il va nous réunir, mes frères, et nous lier par le plus solennel des nœuds. Acceptez-le avec joie ce nœud sacré, et que rien ne puisse plus le rompre ". Une rumeur d'appro- bation parcourut la foule. Alors Montcalm prit la parole, avec le concours des interprètes : " Mes enfants, dit-il à tous ces guerriers, dont les regards fixés sur lui, décelaient l'attention profonde, je suis ravi de vous voir tous réunis pour les bonnes affaires ; tant que durera notre union, l'Anglais ne pourra nous résister. Je ne puis mieux vous parler que votre frère Kisensik vient de le faire. Le grand Roi m'a sans doute envoyé pour vous protéger et vous défendre, mais il m'a surtout recommandé de chercher à vous rendre heureux et invincibles en établissant entre vous cette amitié, cette union, ce concours pour opérer les bonnes affaires, qui doivent se trouver entre des frères, enfants du même père, du grand Ononthio ". Ce disant, Montcalm brandit devant son auditoire impressionné l'emblème de cette union dont il venait de parler : " Par ce collier, s'écria- 1- il, gage sacré de sa parole, symbole de bonne intelligence et de force par la liaison des différents grains qui le composent, je vous lie tous

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les uns avec les autres, de manière qu'aucun de vous ne puisse se séparer avant la défaite de l'An- glais et la destruction du fort George ". Et il jeta dans l'assemblée un collier de six mille grains de por- celaine, qui fut relevé par les orateurs des différentes nations. Quand vint le tour de Pennahouel, le chef outaouais dont nous avons déjà parlé, il présenta le collier aux sauvages des pays d'En Haut en leur disant ; " Voilà maintenant un cercle trac é autour de vous par le grand Ononthio ; qu'aucun de vous n'en sorte ; tant que nous resterons dans son euceinte, le Maître de la vie sera notre guide, nous inspirera ce que nous devons faire, et favorisera toutes nos entreprises. Si quelqu'un en sort avant le temps, le Maître de la vie ne répond plus des malheurs qui pourront le frapper; que son infortune soit personnelle et ne retombe pas sur des nations qui se promettent ici une union indissoluble et la plus grande obéissance à la volonté de leur père ". Suivant les coutumes indiennes le collier devait rester à la nation qui avait à l'armée le plus grand nombre de guerriers, et il serait revenu de droit aux Iroquois. Mais leur orateur, s'adressant aux nations des pays d'En Haut, leur déclara que la sienne y renonçait volontiers et dési- rait le leur offrir en gage d'union. Pennahouel remercia les Iroquois aux noms des sauvages d'En Haut.

Montcalm avait obtenu l'objet pour lequel il avait convoqué ce grand conseil. Les sauvages étaient liés à l'expédition. Il ne restait plus qu'à leur demander de répondre aux propositions faites la veille par le général quant à la marche de l'armée, en deux divisions. Tune prenant la route de terre, l'autre celle du lac, et aussi quant au jour du départ et aux autres dispositions.

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" Car, écrivait Bougainville, il. faut leur faire part de tous les projets, les consulter et souvent suivre ce qu'ils proposent. C'est qu'au milieu des bois d'Amérique, on ne peut pas plus se passer d'eux que de la cavalerie en plaine." Les Iroquois informèrent le général qu'à titre d'enfants de la contrée allaient se faire les opéra- tions, ils serviraient de guides ; que, puisqu'il fallait se diviser, cent d'entre eux iraient par les bois et cent cin- quante en canots ; et qu'ils seraient prêts à partir au jour fixé par leur père. Les autres nations déclarèrent de leur côté qu'elles donneraient un état des guerriers destinés à chacune des deux divisions ^.

Malgré le succès du conseil il y eut de la désertion parmi les sauvages ; huit Miamis battirent la marche et leur mauvais exemple fut suivi par un bon nombre de Mississagués et d'Outaouais.

Nous venons de voir que Montcalm avait annoncé la séparation de l'armée en deux divisions. Il aurait fallu un trop grand nombre de bateaux pour embarquer toutes les troupes ; et d'ailleurs il importait que la rive longée par la flottille fut rendue parfaitement sûre par le passage d'un fort détachement. Le général avait

1 Elles donnaient cet état en déposant avant de partir autant de bûchettes qu'il partait de guerriers. Bougainville écrit dans son journal le 20 juillet: " Les chefs de ceux qui marchent en découvertes sont venus apporter au marquis de Montcalm autant de bûchettes qu'ils y a d'hommes dans le parti, cérémonie qu'ils observent toujours quand ils vont frapper. C'est le contrôle du détachement. Ainsi, dans les pre- miers temps de la monarchie des Perses, lorsqu'on marchait à la guerre, chaque guerrier déposait une flèche dans un lieu public ; au retour, chacun reprenait la sienne, et le nombre de celles qui restaient indiquait la perte qu'on avait faite."

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donc décidé que M. de Lévis partirait d'avance par terre avec environ 2,500 hommes, y compris les sauvages.

Comme la célérité et la facilité des opérations exi- geaient qu'on s'embarrassât le moins possible, Montcalm avait adressé aux troupes un ordre contenant les pres- criptions et les règlements les plus judicieux. En les lisant, on comprecd comment il obtenait cette prompti- tude dans les mouvements militaires qui marquèrent, du côté français, les campagnes de 1756, 1757 et 1758, et qui contrastait avec les délais et les lenteurs désas- treuses auxquels les Anglais pouvaient attribuer leurs échecs, dans une large mesure. " Vous n'ignorez pas, écrivait Montcalm aux commandants des bataillons, quelle est la nature de l'expédition que nous allons entreprendre. Votre expérience dans le métier de la guerre, vous dit assez que la célérité en doit principale- ment faire le succès. D'ailleurs des circonstances de détails particuliers à cette colonie, et qui ne vous sont pas inconnus, nous mettent dans une indispensable nécessité d'agir promptement. Vous savez aussi quels sont les difficultés, l'embarras, et conséquemment les lenteurs des transports dans ce pays. Nous avons peu de bateaux ; les munitions de guerre et de bouche en emportent la plus grande partie, de sorte que nous sommes forcés de faire passer par terre une grosse divi- sion de l'armée. N'est-ce pas rendre justice à votre zèle, Monsieur, et à celui des officiers, que d'être con- vaincu qu'ils se prêteront de bonne grâce et avec joie à tout ce qui pourra hâter la fin de notre entreprise ? Ils verront eux-mêmes que ce qui pourrait ailleurs être regardé comme chose de nécessité, serait, dans cette occasion, luxe préjudiciable au bien du service.

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" Voici donc le règlement que je crois devoir faire au sujet de ce que chacun emportera :

" Tous les soldats laisseront ici leurs vestes. Ils marcheront avec leur habit et la couverte. Ils porte- ront tente et chaudière, et même, comme les compa- gnies des troupes de terre sont faibles, ils ne porteront que trois tentes par compagnie. Ils sauront qu'il faudra être chargé de vivres pour plusieurs jours, et qu'ainsi il est de leur avantage de ne pas se surcharger de choses superflues. Toute tente à marquise est inter- dite pour les officiers.

" 2^ Les officiers, de quelque grade qu'ils soient, emporteront une canonnière, de d eux en deux, et je donnerai l'exemple à cet égard, comme je l'ai donné dans la campagne de Chouaguen. Pour les domestiques, de huit en huit, une canonnière. La couverture et une peau d'ours sont le lit d'un homme de guerre dans une expédition pareille. Cependant je ne défends pas un matelas. L'âge et les infirmités peuvent le rendre nécessaire à quelques personnes. Je n'en porterai pas, et ne mets pas en doute que ceux qui le pourront ne fassent volontiers comme moi. On a pourvu à ce qu'à la suite de l'armée il y en ait pour les malades et les blessés.

" Toute espèce de cage est absolument interdite, et les officiers- majors auront ordre, à l'embarquement, de jeter celles qui se présenteraient. On peut d'une manière moins embarrassante emporter quelques poules.

" Il semble même que la nourriture du soldat devrait nous suffire. De deux en deux officiers quinze pots de vin, et s'ils l'aiment mieux, une cave par ordinaire.

" Enfin dès que l'ordre de marche sera donné et

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qu'on saura quels sont ceux qui doivent aller par terre, on s'arrangera dans les bataillons pour que ceux qui iront en bateaux se chargent des vivres et attirail de leurs camarades qu'ils ne tarderont pas à rejoindre.

" Tels sont, Monsieur, les règlements que les cir- constances rendent nécessaires pour une expédition qu'au reste on doit regarder comme une course de quinze jours ou trois semaines au plus. Je vous prie d'en faire part d'avance aux officiers de votre régiment".-^

L'armée aux ordres de Montcalm, le 29 juillet, était composée comme suit : ^ troupes de terre 2,570 ; de la colonie et milices, 3,470 ; canonniers, 180 ; sauvages, 1,599; en tout 7,819. Comme on l'avait décidé, la

1 Lettre circulaire par M. de Montcalm aux comman- dants des bataillons, du 25 juillet 1757 j Arch, prov. Man. N. F., 1ère série, Vol. XIII.

2 En voici le détail complet dans le Journal de Montcalm, sous le titre : Armée du Roi en Canada, sur le lac Saint- Sacrement, dans les camps de Carillon, de la Chute et du Por- tage : Le marquis de Montcalm maréchal de camp ', le che- valier de Lévis, brigadier ; le sieur de Rigaud de Vaudreuil, gouverneur des Trois-Rivières, commandant des troupes de la colonie ; le sieur de Bourlamaque, colonel ; le chevalier de Montreuil, aide-major. Troupes françaises : la Reine, 369 hommes ; la Sarre 451 ; Royal- Roussillon, 472 ; Languedoc, 322 ', Guyenne, 492 ; Béarn, 464 ; total 2,570. Troupes de la colonie : bataillon de la marine, 524 ; brigade de la Corne, 411; de Vassan, 445 ; de Saint-Ours, 461; de Repentigny, 432 ; de Courtemanche^ 473 ; de Gaspé, 424 ; volontaires de Villiers, 300 ; total, 3,470. Sauvages : domiciliés, 820 ; des pays d'En Haut, 979 : total, 1,799. (De ce nombre, il fallait déduire environ 200 déserteurs). Artillerie : le sieur Le Mercier, commandant ; officiers, 8; canonniers, bombardiers, ouvriers, 180 ; M. Desandrouins, ingénieur ; le sieur de Lot- binière, ingénieur. (29 juillet 1757).

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première division, commandée par M. de Lévis, se mit en mouvement ce jour et alla bivouaquer pour la nuit au Camp-Brûlé, à une demi-lieue du Portage, sur la rive gauche du lac. Elle comprenait les six compa- gnies de grenadiers, soit 270 hommes ; six piquets de troupes de terre, 300 ; deux piquets de la marine, 100 ; trois brigades de milice, de 400 hommes, soit 1,200 ; les volontaires de Villiers, 300 ; et des sauvages de diffé- rentes nations, 800 ; total 2,970 ^. Cette avant-garde, ayant près de dix lieues à faire à travers bois et mon- tagnes, partait deux jours avant le gros de l'armée, afin de précéder celle-ci à la baie de Ganaouské, ^ désignée comme premier point de réunion. Lévis avait sous ses ordres M. de Sénezergues, lieutenant-colonel du batail- lon de la Sarre, et M. de la Pause, aide-major au régi- ment de Guyenne, faisant fonction de major-général. Ce détachement marchait sans tentes ni équipages. Le 30 il quitta le Camp-Brûlé, à quatre heures du matin, et s'engagea dans la forêt épaisse coupée de ravins et de fondrières qui bordait le lac Saint-Sacrement. Il faisait une chaleur torride, et les troupes eurent à endurer des fatigues incroyables. Le passage de la Montagne- Pelée fut particulièrement pénible. Cependant, malgré toutes les difficultés de cette marche à travers bois, l'enduran- ce et l'énergie déployées par Lévis et tout son monde en triomphèrent, et, le 12 août, à deux heures et demie, le détachement campait sur le bord de la baie de Ganaous- ké, la gauche au lac, la droite à une montagne, le front bordé d'un grand ravin.

1 Journal de Lévis, p. 88

2 La baie de Ganaouské, appelé maintenant iV or <Aww< Bay, était à quatre ou cinq lieues de William-Henry.

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Pendant ce temps, le reste de l'armée se mettait en mouvement. Le 30 juillet les bataillons de la Reine, de la Sarie, de Languedoc et de Guyenne, quittaient leur camp de la Chute et allaient occuper le Camp- Brûlé, abandonné le matin par M. de Lévis. Et M. de Bourlamaque partait de Carillon, avec Royal-Roussillon et Béarn, pour la tête du Portage. Le 31, on achevait le transport des munitions et des vivres. Les sauvages, peu habitués à rester tranquilles dans un camp ils ne pouvaient tromper leur ennui en s'enivrant, parti- rent en canot pour aller attendre l'armée à quatre lieues plus loin, dans un endroit infesté par les serpents à sonnettes, dont ils tuèrent un grand nombre. Ceux des pays d'En Haut étaient surtout impatients et tur- bulents. Les domiciliés se montraient beaucoup moins irrépressibles. Ils se confessaient toute la journée. En partant, les premiers laissèrent dans leur camp, suspendu à un arbre, un équipement comme offrande au Manitou, ^ afin de se le rendre propice.

1 Le Manitou était le Dieu de ces païens. "Chacun d'eux se fait un dieu de l'objet qui le frappe, le soleil, la lune, les étoiles, un serpent, un orignal, enfin tous les êtres visibles, animés ou inanimés. Cependant ils ont une façon de déter- miner l'objet de leur culte. Ils jeûnent trois ou quatre jours } après cette préparation propre à faire rêver, le premier être qui, dans le sommeil, se présente à leur imagination échauffée c'est leur divinité à laquelle ils dévouent le reste de leurs jours ; c'est leur manitou. Ils l'invoquent à la pêche à la chasse, à la guerre ; c'est à lui qu'ils sacrifient ". {Journal de Bougainville.) Les abbés Mathavet et Piquet, sulpiciens, hésitaient à dire la messe dans un camp oii se trouvait exposé un symbole de superstition idolâtrique. Montcalm, "casuiste militaire ", émit l'avis qu'il valait mieux la dire que de ne pas la dire du tout." (Ibid). 17

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Tout était prêt pour le départ de Tannée. Montcalm laissait à Carillon une garnison de cent hommes avec cent travailleurs, sous les ordres de M. d'Alquier, capi- taine des grenadiers de Béarn, et commandant de ce bataillon depuis la mort de M. de l'Hôpital ^ ; à la redoute érigée au camp de la Chute, un capitaine et cinquante hommes.

Le 1er août, à deux heures de l'après-midi, toute l'armée s'embarquait sur deux cent quarante-cinq bateaux. En tête s'avançait une embarcation d'une forme spéciale, construite par M. Jacquot de Fiedmont, lieutenant d'artillerie, et portant un canon de douze, et deux pierriers. Venaient ensuite les bataillons de la Keine, Lauguedoc et de la Marine ; ceux de la Sarre et de Guyenne, la brigade de milice commandée par M. de Courtemanche ; l'artillerie sur ses pontons, faits de deux bateaux accouplés et reliés par une plate-forme, qui portait les pièces et leurs affûts : la brigade de St- Ours les conduisait, Eoyal-Roussillon et Béarn les escortaient; puis, les bateaux de vivres avec la brigade de Gaspé, l'hôpital ambulant et deux piquets d'arrière- garde. Laissant derrière elle, sur sa droite, le Camp- Brûlé, elle contourna bientôt l'île à la Barque, et doubla la Montagne-Pelée. Jamais encore le Saint-Sacrement, sur les flots duquel elle glissait dans une majestueuse

1 M. de l'Hôpital était mort le 12 juillet. On ht dans les Mémoires de M. de la Pause, (juillet 1757) : '- M. de l'Hô- pital, commandant de Béarn, est mort ce matin (12 juillet) dans sa tente. Il y a longtemps qu'il était malade, mais on ne le croyait pas si près de sa lin, puisqu'il devait partir aujourd'hui pour Québec, il devait aller pour y rétablir sa santé."

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ordonnance, n'avait vu s'y refléter un tel tableau. Ce gracieux " Horican," comme l'appelaient les sauvages, profondément encaissé entre deux chaînes de monta- gnes, dont les angles saillants et rentrants dentelaient ses rives, bordé de forêts vierges et parsemé d'îles ver- doyantes, était l'un des sites les plus enchanteurs de cette pittoresque région. Il avait dix ou onze lieues de long, et une lieue dans sa plus grande largeur.

Vers cinq heures, un peu au-delà de l'endroit appelé le Pain-de-Sucre, la flottille rallia les sauvages partis la veille ; ils prirent la tête avec leurs cent cinquante canots d'écorce que leurs pagaies agiles faisaient danser sur l'onde. Bientôt le crépuscule hâtif d'une soirée pluvieuse ^ fit place aux ombres nocturnes. Mais les ténèbres n'arrêtèrent pas la marche de la flottille ; vers deux heures du matin elle entrait dans la baie de Ganaouské, trois feux en triangle lui désignaient le campement de Lévis ^. Dans la matinée on distribua des vivres pour quatre jours au détachement de ce der- nier, et on envoya des sauvages à la découverte. Dé- fense avait été faite, à cause de la proximité de l'en- nemi, de faire du feu, de tirer du fusil, ou de battre du tambour. Mais " le Français qui ne doute de rien ",^ ne s'abstint ni du feu, ni du fusil, et joua même du cor, dont les sonorités éclatantes éveillaient pour la pre- mière fois, sans aucun doute, l'écho de ces solitudes. Vers onze heures, le corps d'armée de M. de Lévis reprit sa route par terre ; et à midi la flottille quittait la

1 Journal de Malarticj p. 135.

2 Le P. Roubaud, Lettres édifiantes, VI., p. 276.

3 Journal de Bougainville.

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baie. Montcâlm s'était entendu avec son lieutenant pour que les deux corps s'avançassent de conserve, celui de terre suivant la rive, et celui du lac mainte- nant ses bateaux à la hauteur de l'autre ^ A cinq heures Lévis, parvenu à une lieue du fort, campa dans une excellente position et fit avertir Moutcalm que le reste de l'armée pourrait facilement débarquer en cet endroit. Cette opération se fit durant la nuit. Sur les entrefaites, deux berges ennemies, qui s'avançaient à la découverte, sans se douter que les Français fussent si proches, furent aperçues par les sauvages, qui, pous- sant leur cri de guerre, se précipitèrent dans leurs canots pour les aborder. Les Anglais firent force de rames vers l'autre rive ils abandonnèrent leurs em- barcations et se sauvèrent dans les bois, laissant der- rière eux plusieurs morts et trois prisonniers. D'après les informations données par ceux-ci, les ennemis sa- vaient depuis la veille seulement qu'une armée était en marche pour assiéger William-Henry ; ils venaient de recevoir un renfort de 1,200 hommes ; 500 hommes de garnison occupaient le fort, et le reste était dans un camp retranché sur une hauteur ; enfin, au signal d'un coup de canon, toutes les troupes devaient marcher à la rencontre des Français.

Montcâlm prit ses dispositions pour faire avancer l'armée à la pointe du jour, en laissant aux bateaux la garde nécessaire. A cinq heures, les troupes s'ébranlè- rent. Le détachement de M. de vis faisait l'avant- garde, avec les sauvages. " Les brigades marchaient ensuite en colonnes par bataillons, M. de Rigaud à la

1 Journal de Leviez p. 95.

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droite avec les Canadiens des brigades de Courtemanche et de Gaspé ; M. de Bourlamaque à la gauche, et M. de Montcalm au centre ^" En même temps les bateaux de rartillerie doublaient la pointe de l'anse ils avaient passé la nuit, et saluaient par une décharge générale le fort de William-Henry ^, qui apparaissait soudain à la tête du lac dont les flots venaient expirer à ses pieds. Il était situé au milieu du bassin que laissaient entre elles et la nappe d'eau les hautes montagnes qui l'envi- ronnent et se continuent en deux chaînes, sur chacune de ses rives. Sa forme était celle d'un carré irrégulier dont le plus large côté était de soixante toises. Le lac aboutissait au front nord-est. Le front sud-est était bordé d'un marais impraticable; et les deux autres fronts étaient entourés d'un bon fossé palissade. On avait pratiqué, à quatre ou cinq cents pieds de distance, un désert dont les arbres à demi brûlés et couchés l'un sur l'autre offraient, ainsi que leurs souches, un obsta- cle presque inconnu dans les approches des places d'Europe. Le camp retranché, séparé du fort par le grand marais mentionné ci-dessus, était placé sur une hauteur très avantageuse qui le dominait, et qui était encore bordé par un autre marais du côté de l'est. Les retranchements en étaient faits de troncs d'arbres posés les uns sur les autres. Ils avaient peu d'étendue^ beaucoup de flancs munis d'artillerie, et pouvaient être facilement bordés par les ennemis ^. Le fort était flan-

1 Bougainville au ministre, 19 août 1757; Dussieux, p. 298.

2 Le P. Roubaud, Lettres édifiantes^ VI, p. 282.

3 Précis des événements de la campagne\de 1757 ; le Maré- chal de camp Desandrouins, p. 87.

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que de quatre bastions ; les fossés étaient creusés à la profondeur de dix-huit ou'vingt pieds ; les murs étaient formés de gros pins terrassés et soutenus par des pieux extrêmement massifs, d'où il résultait un terre-plein de quinze à dix-huit pieds, qu'on avait eu soin de sabler tout- à fait. ^

On communiquait du fort au camp retranché, à tra- vers le marais, par une chaussée, qui, au delà de ce camp, venait aboutir au chemin du fort Edouard ou Lydius, situé à six lieues dans l'intérieur.

Dpbouchant en vue de William -Henry, M. de Lévis avait contourné la place par le sud-ouest, et pris posi- tion sur ce chemin à dix heures de la matinée. Les Anglais avaient à peine eu le temps de brûler les bara- quements à l'ouest du fort, de replier les tentes d'un camp qu'ils avaient occupé jusqu'à la veille, et d'essayer de sauver le bétail parqué dans ces environs. Les sau- vages les harcelèrent, et, après les avoir forcés à rega- gner le fort, ils tuèrent ou prirent cent-cinquante bœufs et en amenèrent vingt-cinq à M. de Montcalm, pour remplacer ceux que leurs jeunes gens avaient occis près de Carillon ^. Le gros de l'armée se trouvait alors à une demi-lieue de l'avant-garde. Le général alla re- joindre Lévis pour s'assurer de visu s'il était possible d'emporter d'assaut le camp retranché. On reconnut que cela n'était pas praticable ^. M. de Montcalm en- voya au colonel Bourlamaque l'ordre de rétrogader avec les brigades de la Sarre et de Royal-Roussillon, et de

1 Le P. Roubaud ; Lettres édifiantes, VI, p. 284. 2 Journal de Montcalm, p. 278. 3 Journal de Lévis, p. 98.

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choisir un endroit pour asseoir le camp de l'armée. Vers trois heures de l'après-midi il fit envoyer par M. de Fontbrune au commandant du fort, la sommation sui- vante : ** Monsieur, j'ai investi ce matin votre place avec des forces nombreuses, une artillerie supérieure et grand nombre de sauvages d* En-Haut, dont un détache- ment de votre garnison ne vient que de trop éprouver les cruautés. Je dois à l'humanité de vous sommer de rendre votre place. Je serais encore maître de conte- nir les sauvages et de faire observer une capitulation, n'y en ayant eu jusqu'à présent aucun de tué. Je pourrais n'en être pas le maître dans d'autres circons- tances, et votre opiniâtreté à défendre votre place ne peut en retarder la perte que de quelques jours, et expose nécessairement une malheureuse garnison qui ne peut être secourue, attendu la position que j'ai prise. Je demande une réponse décisive sur l'heure ". Le commandant du fort était le lieutenant-colonel Monro, du trente-cinquième régiment ; il avait sous ses ordres 2,200 hommes \ Sa réponse fut celle d'un brave offi- cier : " Monsieur, écrivit-il à Montcalm, je vous suis obligé en particulier des offres gracieuses que vous me faites ; mais je ne puis les accepter ; je crains peu la barbarie. J'ai d'ailleurs sous mes ordres des soldats déterminés comme moi à périr ou à vaincre ". ^ Pen- dant ces pourparlers, les sauvages s'étaient avancés en foule jusque dans le " désert du fort ", et lorsque la réponse fut connue, un Abénaquis jeta aux Anglais,

1 Webb to Loudon, 1er août 1757 ; Frye, Journal of ihe attack of Fort William Henry.

2 Le P. Roabaud, Lettres édifiaaten, VI., p. 287.

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dans son français bizarre, ce défi l'on retrouvait comme une paraphrase indienne du mot fameux des gardes- françaises à Fontenoy ^ : " Ah 1 tu ne veux pas te rendre. Eh bien ! tire le premier ; mon père tirera ensuite ses gros fusils ; alors, toi te bien défendre ; car si je te prends, point de quartier à toi ".

Aussitôt qu'il eût reçu Tordre du général, Bourla- maque alla asseoir le camp de l'autre côté d'un ravin, situé à moins d'un demi-mille de la place, sur la rive gauche. La brigade de la Sarre, c'est-à-dire les bataillons de la Sarre et de Guyenne, était appuyée au lac ; celle de Royal-Roussillon, formée des bataillons de Royal- Roussillon et de Béarn, était protégée sur son flanc droit par des gorges inabordables. Quant à Montcalm, il passa la nuit au bivouac avec la brigade de la Reine les bataillons de la Reine, de Languedoc, et de la Marine et celle de Gaspé.

Le 4 août, il modifia ses premières dispositions, fit rapprocher du lac et du gros de l'armée le détachement de Lévis, et alla rejoindre Bourlamaque avec la brigade de la Reine, qui fut postée à la droite de Royal-Roussil- lon. Les grenadiers et les piquets de réguliers qui faisaient partie de l'avant-garde furent réintégrés dans

1 La version populaire de cet épisode veut qu'un offi- cier des gardes-françaises ait dit à un officier de la colonne anglo hanovrienne, à la bataille de Fontenoy : " Tirez les pre- miers, Messieurs les Anglais ". Voici comment un historien raconte le fait . '* On sait le singulier échange de courtoisie qui eut lieu entre les deux chefs de corps. " Messieurs des gardesirançaipes, tirez ". '' Messieurs les Anglais, nous ne tirons jamais les premiers" La bataille de Fontenoy, s'il- lustra le maréchal de Saxe, fut gagnée par les Français, le 1 1 mai 1745.

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leurs corps respectifs. L'armée du siège se trouva ainsi composée des sept bataillons et des brigades de St- Ours et de Gaspé. M. de Lévis ayant sous ses ordres M. de Eigaud, les brigades de Vassan, de la Corne, de Courtemanche, de Repentigny, la compagnie franche de Villiers, et tous les sauvages, eut pour tâche de protéger la droite de l'armée, et de tenir en mouve- ment des partis et des éclaiieurs sur le chemin de Lydiue. On avait renoncer à investir complètement William-Henry; il aurait fallu pour cela plus de 20,000 hommes ^

M. de Montcalm, accompagné de Bourlamaque, de Desandrouins, et des officiers d'artillerie, alla recon- naître les approches de la place et déterminer le site des tranchées et des batteries. Bourlamaque et Desan- drouins avaient d'^jà étudié les lieux, la veille. On décida d'attaquer le côté nord, et d'établir deux batte- ries, l'une pour battre directement le bastion et l'autre pour croiser sur ce même front. ^ Immédiatement on commanda des travailleurs pour faire des fascines et saucissons, établir le dépôt de la tranchée, et le relier au camp par un chemin. Montcalm nomma Bourla- maque commandant des travaux du siège. Le soir même il fit avancer les bateaux de l'artillerie dans une petite anse à gauche du camp, et l'on commença à débarquer les canons, les mortiers et les munitions. Durant la nuit du 4 au 5 août, plusieurs centaines de travailleurs ouvrirent la tranchée à deux cents toises

1 Lettre de Bougainville, 19 août 1757; Dussieux p. 299. 2 Le maréchal de camp Desandrouins, p. 89; Journal de Malartic, p. 177.

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de la place, et malgré les difi&cultés du travail, dans un terrain obstrué de troncs d'arbres, au matin les sapeurs étaient à l'abri, et le boyau de la première batterie étaient fait ^ Le canon du fort avait tiré toute la nuit, et comme le camp se trouvait assez près de la tranchée, quelques boulets avaient tué du monde dans les tentes françaises. Montcalm dut faire reculer un peu le bataillon de la Sarre et placer celui de Royal- Roussillon en potence derrière la brigade de la Reine. Le 5 on perfectionna la tranchée pratiquée, et l'on travailla à la batterie dont la communication était ouverte. Dans la journée Kanectagon, chef iroquois, parti depuis le 6 à la découverte sur le chemin de Lydius, revint avec un prisonnier. Il avait rencontré trois Anglais, en avait tué un, capturé un second, et avait manqué le troisième qui s'était enfui. Mais le meilleur trophée de sa course était la veste du mort, dans la doublure de laquelle on trouva une lettre du général Webb, commandant de Lydius, au lieutenant- colonel Monro. Webb informait ce dernier qu'il ne pour- rait le secourir tant qu'il n'aurait pas été rejoint par le renfort de milices coloniales auxquelles il avait fait mander d'accélérer leur marche. Un Canadien fait pri- sonnier, ajoutait-il, portait à 11,000 hommes l'effectif de l'armée française, qui avait une forte artillerie et investissait William-Henry sur une étendue de cinq milles. Il lui communiquait ces nouvelles pour le met- tre à même de capituler aux meilleures conditions pos- sibles, si le retard des milices empêchait qu'on ne le sec ourût. Cette information réjouit vivement Mont-

1 Journal de Bougainville.

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calm, et il résolut de la faire parvenir à Monro au moment opportun.

Les sauvages lui causaient en ce moment quelque ennui. Au lieu de se tenir à l'avant-garde avec le détachement de Lévis, ils pourraient être surtout utiles en faisant des courses vers le fort Lydius, pour surveiller les mouvements de l'ennemi, intercepter ses courriers, et disperser ses convois, ils venaient sans cesse à la tranchée pour suivre les travaux d'approche, tiraillaient contre le fort et imitaient les sapeurs en essayant eux-mêmes de s'abriter derrière des épaule- ments en terre. " Ces fusillades sans doute, écrivait Bougainville, incommodent les ennemis, gênent leurs travailleurs et artilleurs, leur tuent même quelque monde ; mais ce n'est pas l'objet essentiel." Le général voulut encore une fois exercer sur ses auxiliaires son influence persuasive. Il les réunit en conseil à cinq heures de l'après-midi. il leur reprocha de ne pas rester au camp de M. de Lévis. " Les découvertes ne se faisaient pas ; il paraissait que ses enfants avaient perdu l'esprit ; ils négligeaient de faire sa volonté ; au lieu de suivre sa parole, ils allaient dans le désert du fort s'exposer sans nécessité ; la perte de plusieurs sau- vages lui avait été extrêmement sensible, le moindre d'entre eux lui était précieux ; il était avantageux sans doute d'incommoder l'Anglais, mais ce n'était pas leur objet principal ; leur grande occupation devait être de l'instruire de toutes les démarches de l'ennemi et d'en- tretenir sur les communications des partis continuels, concertés, et pour leur nombre et pour leur marche, entre toutes les nations ; dans cette vue, ils devaient tous se réunir au camp de M. de Lévis, ils trouve-

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raient leurs besoins, des munitions de guerre et de bouche ; même, les missionnaires allaient s'y établir, et c'était que les enfants de la prière les trouveraient ; le chevalier de Lévis leur expliquerait la volonté de leur père, et lui-même serait toujours prêt à écouter les avis et les représentations de leurs chefs ; enfin pour leur remettre l'esprit, les faire rentrer dans la bonne voie, effacer le passé et répandre sur l'avenir la lumière des bonnes affaires, il leur donnait deux colliers et deux branches de porcelaine." Puis, voulant adoucir le ton de sa remontrance, et leur prouver son intérêt, il leur dit qu'il réservait les bœufs dont ils lui avaient fait don, pour fournir du bouillon à leurs malades et blessés. Il termina en leur faisant part des bonnes nouvelles conte- nues dans la lettre interceptée du général anglais.

Les sauvaores acceptèrent les colliers et les branches, et promirent de mieux suivre les avis et les directions de leur père. Cela dit, ils déclarèrent qu'eux aussi, ils voulaient décharger leur cœur. On ne les consultait plus ; on ne rendait plus compte à leurs chefs des mou- vements de l'armée ; on ne suivait pas leurs avis, et on ne leur en donnait pas les raisons ; on prétendait les faire marcher sans avoir délibéré avec eux. ** Mon père, dirent-ils enfin à Montcalm, tu as apporté dans ces lieux l'art de la guerre, de ce monde qui est au delà du grand lac. Nous savons que, dans cet art, tu es un grand maître ; mais pour la science et la ruse des découvertes, pour la connaissance de ces bois et la façon d'y faire la guerre, nous l'emportons sur toi. Consulte- nous", et tu t'en trouveras bien". Le général leur répondit que c'étaient des méprises inévitables dans le tourbillon d'affaires dont il était assiégé ; qu'il leur

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avait prouvé Tannée précédente et cette année son appréciation de leur valeur, de leur adresse et de leurs avis ; qu'à l'avenir il allait s'efforcer de prévenir ces méprises afin que rien n'arrêtât le cours des bonnes affaires. Finalement, il leur annonça que le lendemain les gros fusils (c'est-à-dire les canons) allaient tirer. Cette promesse produisit un grand effet dans le conseil et l'entrevue se termina à la satisfaction de tous ". ^

Durant la nuit, mille hommes travaillèrent à la tranchée, finirent la batterie de gauche, y montèrent les pièces, et achevèrent le boyau de celle de droite, qu'ils avancèrent beaucoup. Le 6 août, à la pointe du jour, Montcalm arrivait à la parallèle ; un instant après le parapet de la tranchée se couronnait de flammes, les huit pièces de canons et le mortier installés dans la nuit lançaient sur William-Henry une pluie de boulets et de bombes, et les décharges, de notre artillerie, de minute en minute, ^ saluées par les clameurs assour- dissantes des sauvages, ébranlaient tous les échos du lac et des montagnes.

La journée du 6 août fut employée à finir la batterie de droite, et à parfaire sa communication. La nuit sui- vante on y monta deux pièces de dix- huit, cinq de douze, une de huit, deux obusiers de sept pouces et un mortier de six. On ouvrit aussi cent cinquante toises de boyau dans la direction des jardins du fort. A six heu- res du matin, Montcalm arrivait encore à la tranchée ; et cette fois deux batteries au lieu d'une saluaient sa présence par une décharge générale. Vingt bouches

1 Journal de Bougainville.

2 Journal de Mal ar tic, li>, 140.

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à feu battaient en brèche les murs de William-Henry. Pendant ce temps, que faisait à Lydius le général Webb ? Depuis trois jours il entendait gronder le canon au lac Saint-Sacrement, et il restait immobile. Pour- tant, le 29 juillet, il avait écrit au gouverneur de New- York : " Je suis déterminé à marcher vers William- Henry avec toute l'armée que je commande, aussitôt que j'apprendrai l'approche de l'ennemi ". L'ennemi était devant cette place depuis cinq jours, et Webb ne marchait pas. Le 3 il avait reçu de Monro quelques lignes lui annonçant l'arrivée des Français ; et, le 4, une autre communication l'informant que l'attaque com- mençait et demandant instamment du renfort. La nuit suivante, nouvelle lettre du commandant de William - Henry faisant appel à son chef; et, le même jour, qua- trième message pour réclamer la marche en avant de toute l'armée. Et Webb ne bougeait pas. Au con- traire, il écrivait à Monro la lettre que Montcalm devait lire avant son destinataire dans laquelle il con- seillait nettement une capitulation. £t il adressait au généralissime Loudon, qui s'éternisait à Halifax, à cent lieues de la frontière assaillie par les Français, ses doléances sur la lenteur des milices de la Nouvelle- Angleterre ^.

Cette lettre décourageante de Webb à Monro, que nous venons de mentionner, Montcalm jugea que le moment était venu de la faire parvenir au commandant de la place assiégée. Et à neuf heures du matin, le 7

1 Copy offour letters from Lieutenant Coloiel Monro ta Major- General Webbj enclosed in the Gêner aV s letters of the fifth of August to the Earl of Loudon ; Webb to Loudon^ lat and bth August 1757.

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août, après une décharge générale des deux batteries, il suspendit le feu, fit arborer le drapeau parlementaire, et envoya vers le fort, Bougainville, accompagné d'un tambour et de dix-huit grenadiers. L'aide de camp du général fut reçu par un officier et quinze grenadiers anglais ; on lui banda les yeux, on le conduisit au fort et de au camp retranché, où. il remit au commandant britannique la lettre suivante : " Monsieur, un de mes partis, rentré hier au soir, avec des prisonniers, m'a pro- curé la lettre que je vous envoie par une suite de géné- rosité, dont je fais profession vis-à-vis de ceux avec qui je suis obligé de faire la guerre. M. de Bougainville, dès qu'il vous aura remis cette lettre, s'en reviendra ; je compte que vous attendrez pour faire tirer qu'il soit rentré dans la tranchée, ce qui vous sera annoncé par le premier coup de canon. Je suis, etc. Montcalm ". Monro fit cette réponse laconique : " Monsieur, je vous remercie de l'honnêteté que vous avez eue en cette occasion pour moi ; je vous prie de me conserver cette façon de penser en tout. Je suis, etc. Monro ".

Vers trois heures, les Anglais tentèrent une sortie du camp retranché sur le chemin de Lydius ; mais M. de Villiers, avec ses volontaires et les sauvages, les attaqua vivement, leur tua cinquante hommes, leur fit quatre prisonniers, et les refoula dans leurs retranchements ^.

Des lettres officielles, reçues ce même jour par Mont- calm, excitèrent dans l'armée un grand enthousiasme. Elles contenaient l'état des grâces accordées aux troupes, et la nouvelle que le roi envoyait au général le cordon rouge, insigne du grade de commandeur dans l'ordre

1 Journal de Malartic, p. 141.

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de Saint- Louis. " Tout le moude, écrit Bougain ville, en sentit redoubler son zèle, pour le service de Sa Majesté ? Les sauvages eux-mêmes vinrent complimenter notre général, et lui dirent qu'ils étaient charmés de la grâce dont le grand Ononthio venait de le décorer, parce qu'ils savaient combien il y était sensible; que, pour eux, ils ne l'en aimaient ni ne l'en estimaient pas davantage, attendu que c'était sa personne qu'ils aimaient et qu'ils estimaient, et non tout ce qu'on pouvait ajouter à son extérieur."

La nuit du 7 au 8 avança beaucoup les travaux du siège. Le boyau commencé la veille fut conduit à cent toises des murs, et l'on ouvrit à son extrémité un cro- chet pour y loger une troisième batterie et des tireurs dont le feu nettoierait les parapets du front d'attaque. Et comme on était tout près des jardins de la place, on y dispersa des Canadiens et des sauvages, qui, à plat ventre au milieu des carrés de légumes, pourraient tirer à coup sûr sur les embrasures des remparts. Vers minuit deux soldats de la garnison, sortis du fort pour déserter, prétendirent-ils, mais plus probablement pour reconnaître les travaux, tombèrent au milieu des sau- vages qui les firent prisonniers ; Tun d'eux eut l'épaule fracassée par un coup de feu. Au matin, on se trouva rendu à un marais d'environ cinquante toises; pour y déboucher il fallait faire huit à dix toises à découvert. Afin de hâter les approches, Montcalm ordonna d'effec- tuer ce passage en plein jour comme celui d'un fossé rempli d'eau. Malgré le feu de l'ennemi les soldats s'y portèrent intrépidement, et avant la nuit une chaussée de fascines et de rondins, capable de supporter l'artil- lerierie, traversait les marais. Sur les quatre heures de

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raprès-midi, une fausse alerte fit marcher MM. de Montcalm et de Lévis, avec les Canadiens, les sauvages, les brigades de la Keine et de Gaspé, et trois compa- gnies de grenadiers, vers le chemin de Lydius sur lequel un éclaireur abénaquis avait cru voir s'avancer un détachement anglais considérable. La rapidité de ce mouvement eut pour seul résultat de plaire énormé- ment aux sauvages, dont elle augmentait encore la confiance dans la valeur et la vigilance des troupes françaises, qu'ils proclamaient dans leur langage méta- phorique leur " mur d'appui ^"

Pendant la nuit du 8 au 9, on ouvrit un boyau dé- bouchant du marais et conduisant à la seconde parallèle, ouverte sur la crête du coteau qui bordait les jardins. Avant le jour les travailleurs étaient à l'abri. De cette parallèle on établirait les batteries de brèche, et en la continuant on envelopperait la place et couperait sa communication avec le camp fortifié. La tranchée était rendue à soixante toises des remparts. Trois batteries étaient montées ; deux autres le seraient avant vingt- quatre heures, et alors quarante bouches à feu foudroie- raient William-Henry. Déjà les boulets et les bombes tombaient à l'intérieur du fort ; un baril de poudre avait sauté dans un bastion. ^ La situation n'était plus tenable pour la garnison anglaise. Sur ses vingt-six pièces d'artillerie, huit de ses canons et deux de ses mortiers avaient éclaté. ^ Trois cents hommes étaient tués ou

1 Bougainville au ministre, 19 août ; Dussieux, p. 305. 2 Journal de Malartic, p. 142.

3 Extract of a letter puhlished in England; Collection de .¥flw., 7F, p. 118. 18

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blessés. ^ Et, pour comble de malheur, la petite vérole s'était déclarée dans la place, qui était devenue un foyer d'infection. ^

En présence d'un aussi désastreux état de choses, sans aucun espoir de secours, le lieutenant-colonel Monro tint un conseil de guerre avec ses officiers, et la conclusion fut qu'il fallait capituler. A sept heures du matin, le 9 août, les soldats français virent le dra- peau blanc s'élever et flotter sur les remparts de William-Henry. Quelques instants après, le lieutenant- colonel Young, ^ envoyé par le commandant anglais, venait discuter avec Montcalm les conditions de la capitulation. Voici quels en furent les articles. Les troupes, tant du fort que du camp retranché, au nom- bre de deux mille hommes, sortiraient avec les hon- neurs de la guerre, le bagage des officiers et celui des soldats ; elles seraient conduites au fort Lydius, escortées par un détachement français et par les principaux officiers et interprètes attachés aux sauvages ; elles ne pourraient servir pendant dix-huit mois, ni contre la la France, ni contre ses alliés ; dans l'espace de trois mois tous les prisonniers français, canadiens et sauva- aes, faits par terre dans l'Amérique septentrionale.

l Le siège et la prise de William-Henry ne coûtèrent à

l'armée française que 17 tués et 40 blessés.

2 Parkman, Montcalm and Wol/e I, p. 504.

3 Il était accompagné du capitaine Fesch, qui fut quel- ques jours après envoyé à Montréal, pour être témoin de l'em. pressement qne mit le gouverneur à observer la capitulation, en rassemblant les prisonniers afin de les expédier à Halifax. Montcalm lut charmé de sa belle tournure et de sa joyeuse humeur. (Desandrouins, p. 95).

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depuis le commencement de la guerre, seraient ramenés aux forts français ; Tartillerie, les barques et toutes les munitions de guerre et débouche appartiendraient à Sa Majesté très chrétienne, à l'exception d'une pièce de canon de six que le marquis de Montcalm accordait au colonel Monro et à sa garnison, en témoignage d'estime pour leur intrépide défense. Ces conditions étaient rai- sonnables et généreuses. Bougainville fait observer dans son journal qu'on eût pu sans doute avoir la garnison de William - Henry prisonnière de guerre, ou même à discrétion. " Mais, ajoute-t-il, dans le pre- mier cas, c'eût été deux mille hommes de plus à nourrir, et la colonie manque de vivres ; dans le second, on n'eût pu retenir la barbarie des sauvages, et il n'est jamais permis de sacrifier l'humanité à ce qui n'est que l'ombre de la gloire ". Avant de conclure la capitulation, Montcalm, iastruit par l'expérience de Chouagueo, déclara au parlementaire anglais qu'il devait consulter ses auxiliaires indiens. Il assembla donc en conseil les chefs de toutes les nations repré- sentées à son armée. Il leur communiqua les condi- tions proposées, les raisons qui le déterminait à les accorder, et il leur demanda leur assentiment et l'enga- gement de maintenir dans Tordre leurs jeunes gens. Tous approuvèrent et ratifièrent d'avance la capitula- tion, qu'ils promirent de faire respecter ^. Eassuré par cette indispensable démarche, Montcalm envoya Bou- gainville porter au colonel Monro les articles arrêtés. A

1 Bougainville fait ici cette observation : *' L'on voit par

cette démarche du marquis de Montcalm à quel point on est dans ce pays esclave des sauvages ; ils sont un mal néces- saire ".

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midi, les signatures étaient échangées. La garnison, emportant ses armes et ses bagages, se retira dans le camp, et le fort évacué fut livré aux troupes de la tran- chée, commandées par M. de Bourlamaque et le lieu- tenant-colonel de Bernetz. Les commandants français prirent leurs mesures pour préserver les vivres et les munitions. Mais ils durent permettre aux sauvages et aux miliciens le pillage des marchandises et des effets abandonnés ^ Malheureusement, d'après la rela- tion du P. Roubaud, on eut à déplorer dès ce moment une lamentable infraction à la capitulation et aux lois de l'humanité. Il était resté dans les casemates quel- ques malades,quin*avaient pu être transportés au camp retranché. Les sauvages parvinrent à s'y introduire et massacrèrent sans pitié ces pauvres misérables. " Je fus témoin de ce spectacle, écrit le P. Roubaud. Je vis un de ces barbares sortir des casemates, il ne fallait rien moins qu'une insatiable avidité de sang pour y entrer, tant l'infection qui s'en exhalait était insup- portable. Il portait à la main une tête humaine, d'où découlaient des ruisseaux de sang, et dont il faisait parade comme de la plus belle capture dont il eût pu se saisir ". ^ On se demande pourquoi ces casemates n'étaient point gardées. Dans la bâte de l'évacuation et de la prise de possession, avait-on oublié cette pré- caution essentielle ? Nous nous refusons à admettre que MM. de Bourlamaque et de Bernetz, si on les eût avertis, eussent à ce point négligé leur devoir. Mais il y avait certainement faute quelque part.

l Journal de Malarticy p. 145 ; Journal de BougainviUe.

2 Le P. Roubaud, Lettres édifiantts, VI, p. 302.

MONTCALM 277

Les Anglais, retirés dans le camp retranché, devaient se mettre en marche le lendemain matin, sous escorte, pour le fort Lydius. A leur propre demande, on y avait fait passer avec eux un détachement de troupes fran- çaises. Malgré cela on ne put empêcher les sauvages d'y pénétrer, en quête de butin. Les bagages de la gar- nison excitaient leur cupidité. Bientôt on vit ces irré- pressibles pillards s'attaquer aux valises et aux coffres des officiers et des soldats anglais. Ceux-ci résistèrent et essayèrent de protéger ce que la capitulation leur assurait. Il s'ensuivit une scène de confusion et de désordre qui pouvait tourner au tragique. Prévenu de ce qui se passait au camp retranché, M. de Montcalm y accourut, et n'épargna rien pour faire cesser ce dan- gereux conflit. Tour à tour persuasif, menaçant, insi- nuant et sévère, il épuisa toutes les ressources de sa dialectique et tout le prestige de son autorité. Enfin, vers neuf heures du soir, il était parvenu à rétablir l'ordre et à maîtriser les sauvages, qui se retirèrent dans leurs campements. Montcalm obtint même que deux chefs par nation se joindraient au détachement chargé d'escorter les Anglais. A dix heures tout était tran- quille, et Bougain ville, dépêché par Montcalm, s'embar- quait pour Montréal, il allait porter la nouvelle de notre glorieux succès. Mais, avant de partir, il avait jeté dans son journal cette note, hélas ! trop prophéti- que, qui éclairait d'avance d'un reflet sinistre la journée du lendemain : " Nous serons trop heureux si nous obtenons qu'il n'y ait point de massacre; détestable situation dont on ne peut donner une idée à ceux qui ne s'y sont pas trouvés, et qui rend la victoire même douloureuse aux vainqueurs."

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Dans la soirée on avait presque décidé qu'il vaudrait mieux pour les Anglais partir durant les heures noc- turnes, de manière à ce que les sauvages n'en eussent pas connaissance. Mais la fausse nouvelle que ceux-ci étaient embusqués sur le chemin de Lydius fit malheu- reusement écarter cette idée. La nuit de la garnison anglaise dut être peuplée de cauchemars. Au point du jour arriva l'escorte, composée de deux cents soldats de la Reine et de Languedoc, et commandée par le capitai- ne de Laas. Il fit précéder la colonne par un détache- ment de ses hommes, et recommanda aux Anglais de tenir leurs rangs bien serrés, afin de ne pas laisser entre eux d'espace K Puis le défilé commença, M. de Laas se tenant lui-même à la sortie du retranchement, pour sur- veiller le départ. Mais déjà les sauvages étaient ren- dus au camp. Malgré toutes leurs promesses, ils ne pouvaient prendre leur parti de voir leur échapper le butin et les chevelures convoités. IMusieurs d'entre eux pénétrèrent dans le retranchement ; ils appartenaient sans doute à l'une des natious les plus barbares, car voici le féroce exploit qu'ils accomplirent, si l'on en croit la déposition du chirurgien Miles Whitworth. Dix-sept blessés du régiment de Massachusetts avaient été installés dans des huttes à l'intérieur du camp. Le chirurgien français, à qui Whitworth avait confié ses malades, était absent à ce moment, et les sentinelles, placées à sa demande pour garder les huttes venaient d'ê- tre retirées, on ne sait pour quel motif. Les sauvages s'y précipitèrent, traînèrent dehors les malheureux blessés, les tuèrent à coup de tomahawk, et les scalpèrent, sous

1 Le maréchal de camp Desandrouins, p. 104.

MONTCALM 279

les yeux du chirurgien anglais et de plusieurs officiers qui étaient tout près de là. La déposition assermentée de Miles Whitworth n'est ni confirmée, ni infirmés, par aucune des nombreuses pièces que nous avons sous les yeux \

Pendant ce temps que se passait-il au dehors du camp? Une cinquantaine de sauvages se pressaient sur les flancs de la colonne en marche. Leur seule vue jeta l'alarme dans les rangs des Anglais, qui appréhendaient depuis la veille des violences sanglantes. Il se produisit du flottement et les rangs s'espacèrent. L^s sauvages, augmentant en nombre, commencèrent à menacer les Anglais pour leur arracher quelques pièces d'équipe- ment ou quelque partie de leur bagage. Ceux-ci, pen- sant les apaiser, sur le conseil de quelques officiers de l'escorte, et avec le consentement du colonel Monro, jetèrent à cette meute avide leurs havre- sacs et autres objets qui pourraient les satisfaire. Cela ne fit qu'accroître l'audace des pillards. S'enhardis- sant, ils demandèrent de l'eau de vie, et quelques sol- dats anglais commirent l'imprudence de leur en donner. C'était jf^ter de l'huile sur le feu. Bientôt le désordre s'accrut ; les sauvages ayant appris qu'il y avait pillage, accoururent en foule. Ils commencèrent par arracher des rangs les nègres et les mulâtres ^ au service des Anglais. Ils s'emparèrent des fusils. Et enfin, sous l'influence du rhum et des autres spiritueux, tous leurs

1 Cette déposition est citée par Parkman, Montcalm and Wolfe, II, p. 430. Whitworth dit qu'un des officiers canadiens s'appelait Lacorne.

2 Extract of a letter published in En gland ; Collection deMan., IV, p. 119.

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instincts féroces se déchaînèrent. Le cri de guerre retentit, ^ et, à ce signal, commença une scène d'horreur dont le sinistre écho s'est répercuté à travers les pages de l'histoire américaine. La horde indienne, devenue sans frein, se précipita sur la colonne anglaise, qui semblait glacée d'épouvante, massacra un grand nombre de soldats et d'officiers, et ne respecta même, dans sa rage meurtrière, ni les femmes ni les enfants. Le spec- tacle était terrifiant. De tous côtés on voyait fuir les malheureux Anglais, poursuivis par les sauvages qui brandissaient leurs tomahawks, en poussant des hurle- lements effroyables. Les cadavres jonchaient le sol ; les chevelures sanglantes, hideux étendards de la barbarie étaient agités dans les airs avec des cris de triomphe. Ceux des sauvages qui ne massacraient pas les Anglais les dépouillaient de tous leurs vêtements en les entraî- nant comme prisonniers ^. " Non, écrit le Père Rou- baud, je ne crois pas qu'on puisse être homme et être insensible dans de si tristes conjonctures. Le fils enlevé d'entre les bras du père, la fille arrachée du sein de sa mère, l'époux séparé de l'épouse, des officiers dépouillés jusqu'à la chemise, sans respect pour leur rang et pour la décence, une foule de malheureux qui courent à l'aventure, les uns vers les bois, les autres vers les tentes françaises, ceux-ci vers le fort, ceux-là vers tous

] Ce furent les Abénaquis de Panaouské qui commen- cèrent l'attaque. (Monicalm à Webb, 14 août 1757. Collec- tion de Man. IV, p. 114.) Ils prétendaient user de repré- sailles, alléguant que l'hiver précédent plusieurs de leurs guerriers avaient été tués par trahison dans les forts anglais de l'Acadie. (Lettre du P. Roubaud.)

2 Le maréchal de camp Desandronins, p. 108.

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les lieux qui semblaient leur promettre un asile : voilà les pitoyables objets qui se présentaient à mes yeux ". Mais que faisait l'escorte, que faisaient les officiers et les soldats français, en présence de cette horrible tragédie ? Ils s'efforçaient de protéger les Anglais et d'arrêter le massacre. Malheureusement, les interprè- tes et les officiers canadiens attachés aux sauvages, et qui avaient généralement sur eux quelque influence, n'étaient pas arrivés lorsqu'il commença. D'après l'article premier de la capitulation, ils devaient accom- pagner la colonne. Pourquoi s'était-elle ébranlée avant qu'ils fusssent rendus au camp ? Nous n'avons rencon- tré aucune explication. Desandrouins écrit : " On délibéra (dans la nuit) avec les officiers canadiens et les interprètes : ils s'accordèrent à conseiller d'atten- dre le jour, promettant d'aller engager les barbares à se retirer, et s'obligeant de les contenir. En consé- quence, ils quittèrent le camp anglais pour les aller joindre ; mais ils les trouvèrent tranquilles, ne songeant qu'à dormir. Dès lors ils crurent pouvoir eux-mêmes se livrer au repos." Nous ne saurions taire que leur attitude en cette circonstance ne fut pas à l'abri de certaines critiques et de certains soupçons. On se demanda si quelques-uns d'entre eux n'avaient pas en sous-main encouragé les sauvages à piller les bagages de l'enne- mi. Pouchot et Bougainville ont tous deux exprimé ce doute. ^ Cependant nous devons reconnaître que

1 Bougainville écrivait dans son journal: ** Croirat-on en Europe que les sauvages ne sont pas seuls coupables de l'horrible infraction de la capitulation ; que le désir d'avoir des nègres et autres dépouilles des Anglais a déterminé les gens qui sont à la tête de ces nations à leur lâcher la bride

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ni l'un ni l'autre n'était présent, et ils ne pouvaient que répéter ce qu'ils avaient entendu dire. Quoiqu'il en soit, même si des interprètes avaient eu l'âme assez mer- cenaire pour provoquer quelque pillage, il ne nous paraît guère possible qu'ils eussent poussé la témérité jusqu'à conseiller un massacre, en violation d'une capi- tulation solennelle et de la parole des généraux.

Plusieurs relations anglaises, celle du capitaine Frye, celle de Jonathan Carver, ont accusé les troupes françaises d'indifférence, presque de complicité. Le capitaine Frye dit : *' Cette horrible scène de sang et de carnage força nos officiers de demander protection à ceux de l'escorte ; mais ces derniers refusèrent et leur dirent de se sauver dans les bois et de se tirer d'affaire eux-mêmes ^ ." Carver, de son côté, affirme qu'au milieu de la bagarre, il vit des officiers français mar- cher en causant tranquillement, à peu de distance, comme si de rien n'était, et qu'une sentinelle, à qui il demanda secours, le traita de ** chien anglais," en le repoussant violemment ^ Il n'est pas surprenant que,

peut-être même à faire plus 5 qu'on voit aujourd'hui un He ces chefs, indignes du nom d'officier et de Français, prome- ner à sa suite un nègre enlevé au commandant anglais, sous le prétexte d'apaiser les mânes d'un sauvage tué, en donnant à sa famille chair pour chair ? " Et nous lisons ce qui suit dans les Mémoires de Pouchot : *' Peut-être ils (les sauvages) furent ils sollicités par leurs interprètes français, qui, fâchés de voir les Anglais s'en retourner sans profiter d'aucun butin, comtue ils avaient fait à l'affaire de Braddock, les encoura- geaient à prendre leurs équipages. " (Mémoires sur la dernière guerre de V Amérique. Yverdon, 1781, p. 106.)

1 Frye, Journal of the attack of Fort William- Henry.

2 Le témoignage de Cirver sur les événements du 10 août 1757 est certainement discrédité par les faussetés incroy-

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dans cette matinée tragique, les Anglais, victimes d'une si atroce violation du droit des gens, assaillis traîtreuse- ment, dépouillés, pourchassés, menacés de mort, trébu- chant sur les cadavres de leurs camarades massacrés sous leurs yeux, et ne comprenant pas la langue des troupes françaises, se soient crus livrés par celles-ci à la fureur homicide de leurs barbares auxibaires. Nous ne mettons pas en doute la sincérité de quelques-uns d'entre eux, comme le capitaine Frye. Mais, dans la confusion de cette sinistre mêlée, ils pouvaient difi&cilement se rendre compte de la situation réelle. La vérité c'est que l'es- corte se trouvait impuissante à maîtriser et à repousser la bande furieuse qui se ruait à la curée et au carnage. " Notre escorte, écrit Desandrouins, trop peu nom- breuse, protégea autant qu'elle put, principalement les ofi&ciers. Mais forcé de garder les rangs, pour se faire respecter, il ne lui fut possible que de mettre à l'abri ceux qui se trouvaient à sa portée." Le Père Eoubaud, témoin oculaire, dit, de son côté : " Les Français n'étaient pas spectateurs oisifs et insensibles de la catastrophe." Et il nous montre Lévis, qui, plus rap- proché de la scène, avait été prévenu le premier, cou- rant " partout le tumulte paraissait le plus échauffé, pour tâcher d'y remédier, avec un courage animé par la clémence naturelle d'un illustre sang. Il affronta mille fois la mort à laquelle, malgré sa naissance et ses vertus, il n'aurait pas échappé, si une providence particulière n'eût veillé à la sûreté de ses jours, et n'eût arrêté les bras sauvages déjà levés pour le frapper. Les officiers

ables qu'il renferme. Ainsi il porte à quinze cents le chiffre des victimes, qui fut d'environ cinquante.

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français et les canadiens imitèrent son exemple avec un zèle digne de l'humanité qui a toujours caractérisé la na- tion ; mais le gros de nos troupes, occupé à la garde de nos batteries et du fort, était par cet éloignement hors d'état de lui prêter main forte. De quelle ressource pouvaient être quatre cents hommes contre environ quinze cents sauvages furieux, qui ne nous distin- guaient pas de l'ennemi. Un de nos sergents, qui s'était opposé fortement à leur violence, fut renversé par terre d'un coup de lance. Un de nos officiers fran- çais, pour prix du même zèle, avait reçu une large blessure qui le conduisit aux portes du tombeau."

Tout à coup, au milieu du tumulte de cette effroya- ble scène, on voit apparaître le général en chef. A neuf heures du soir, il s'en était retourné, rassuré, à son camp, de l'autre côté de William-Henry. Que l'on juge de sa consternation et de son courroux à la nouvelle de cet attentat ! Il accourt, avec l'impétuosité de sa nature généreuse, et il se précipite au plus fort de la mêlée. Prières, menaces, promesses, reproches, apostrophes véhémentes, force physique même, il met tout en œu- vre. De ses propres mains il arrache à un sauvage le neveu du colonel Young ^ Il se multiplie, il vole de groupe en groupe. Il ordonne d'opposer la violence à la violence. Lévis et Bourlamaque secondent ses efforts. " Interprètes, officiers, missionnaires. Cana- diens, tous sont mis en œuvre, et chacun s'efforce de son mieux à sauver les malheureux Anglais en les

1 Le P. Roubaud, qui rapporte cet incident, ajoute : " Hélas ! sa délivrance coûta la vie à quelques prisonniers, que leurs tyrans massacrèrent sur le champ par la crainte d'un semblable coup de vigueur".

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arrachant à leurs bourreaux". ^ Mais l'ivresse du saug semble posséder ces monstres. Plusieurs assom- ment leurs prisonniers plutôt que de les abandonner ; un grand nombre les entraînent dans leurs canots et s'échappent. Enfin Montcalm, désespéré, se jette au milieu d'eux, et, découvrant sa poitrine : " Puisque vous êtes des enfants rebelles qui manquez à la promesse que vous avez faite à votre Père, et qui ne voulez plus écouter sa voix, s'écrie-t- il, tuez-le le premier ". ^ La véhémence, le geste émouvant, l'accent passionné du général, semblent finir par les impressionner. " Notre Père est fâché ", se dirent-ils.

A ce moment quelqu'un cria au gros de la colonne de doubler le pas. " Cette marche forcée eût son effet ; les sauvages, en partie par l'inutilité de leurs poursuites, en partie satisfaits de leurs prises, se retirèrent; le peu qui resta fût aisément dissipé ". ^ Ils laissaient derrière eux une cinquantaine de cadavres. '^

La garnison de William-Henry au moment de la capitulation, était de 2,241, d'après l'état donné dans le journal de Montcalm. Environ 1,400 ^ le gros de la colonne anglaise atteignirent le fort Edouard sains et saufs, ce jour même. Une couple de cents, qui avaient

1 Le maréchal de camps Desaiidrouins, p. 109. 2—Ibid.

3 Le P. Roubaud, Lettres édifiantes, Vf, p. 306.

4 Le P. Roubaud : '• Le massacre ne fut cependant pas aussi considérable que tant de furie semblait le faire craindre -, il ne monta guère qu'à quarante ou cinquante hommes ". Et Lévis écrit, de son côté : " Il y eut même une cinquantaine de chevelures levées ".

5 Lettre de Vaudr.uil au ministre de la guerre, septem- bre 1757 ; Dussieux, p. 318.

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cherché leur salut dans la fuite, errèrent dans les bois, et parvinrent les jours suivants à atteindre cette place, l'on tirait à intervalles le canon pour guider et ral- lier ces malheureux, épuisés de fatigue et de faim. ^ Six cents à peu près avaient été faits captifs par les sau- vages.^ Montcalm parvint à en tirer plus de quatre cents de leurs mains.^ Ils furent mis à l'abri de toute insulte dans le camp retranché et dans le fort, sous la protec- tion de fortes gardes. ^ Le général fit racheter sur le champ tout ce qu'il put trouver d'habits pour vêtir ceux qui avaient été dépouillés, et il ordonna qu'on prît d'eux tout le soin possible. Les officiers furent l'objet d'attentions spéciales. Le colonel Monro, un lieutenant-colonel, et deux autres commandants anglais devinrent les hôtes de Montcalm. Et les principaux officiers français suivirent cet exemple. ^

11 fut cependant impossible de faire rendre immédia-

1 Parkman, Montcalm and Wolfe, I, p. 513. Le chitire de 200 est donné ici par inférence. Si 1,400 parvinrent à Lydius le jour même ; si environ 600 furent faits prisonniers ; si 40 ou 50 furent tués ; on doit conclure que le reste des 2,241, soit environ 200 s'enfuirent dans les bois.

2 Lettre de Bougainville au ministre de la guerre^ 19 août 1757 : "Ils {les sauvages) tuèrent une vingtaine de sol- dats et en emmenèrent cinq ou six cents. "

3 Montcalm à Milord Loudon, 14 août 1757 : *' J'ai retiré des sauvages plus de 400 prisonniers, et le peu qui reste entre leurs mains sont rassemblés par Monsieur le marquis de Vaudreuil. "

4 Journal de Malartic, p. 147. " Le général leur a fait enlever tous ceux qui leur restaient et les a fait mettre dans le fort et le camp retranché dont on avait doublé les gardes."

5 Journal de Malartic, p. 146 ; Le maréchal de camp Desandrouins p. 1 10.

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tement par les sauvages tous leurs prisonniers. Un grand nombre d'entre eux avaient décampé après leur coup, emmenant environ deux cents captifs \ qu'ils conduisirent à Montréal, le marquis de Vaudreuil les racheta au nom du roi. Quatre jours après le triste épisode, Montcalm envoya à Lydius tous les Anglais rachetés par lui, avec une escorte de 250 hommes, com- commandé par M. de Poulhariès, capitaine des grena- dier» de Royal-Roussillon.

Nous avons raconté avec toute l'exactitude, toute la précision, tout le détail, comme aussi avec toute la sin- cérité et toute la loyauté possibles, ce que l'histoire a appelé le " Massacre de William-Henry." Nous avons mentionné les faits rapportés dans les relations anglaises comme par les relations françaises. Nous avons com- pulsé tous les documents qui nous ont été accessibles. Et il nous semble indéniable que la gloire de Montcalm ne saurait recevoir aucune atteinte de ce malheureux événement, n'en déplaise aux injustes déclamations d'un raconteur fantaisiste comme Carver, d'un historien par-

1 *'Les sauvages arrivent en foule à Montréal, avec environ 200 Anglais. M. de Vaudreuil les gronde d'avoir violé la capi- tulation ; ils s'excusent et rejettent la faute sur les domiciliés. On leur annonce qu'il faut qu'ils rendent les Anglais pris in- justement et qu'on leur paiera deux barils d'eau de vie pièce.'' Journal de Bougainville.) Quelle situation que celle-là I Ne pouvoir sauver les prisonniers qu'en donnant à ces barbares l'eau de feu qui en faisait des brutes. Epouvantable dilemme ! Les sauvages ne lâchèrent leur proie qu'avec répugnance. A Montréal même " le 15, écrit Bougainville, à deux heures après-midi, en présence de toute la ville, ils en tuent un. le mettent à la chaudière et forcent ses malheureux compa- triotes à en manger."

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tial comme Smith, et d'un romancier brillant mais insuffisamment documenté comme Fenimore Cooper ^. Non, aucun historien loyal ne pourra tenir Montcalm responsable de ce malheur. Il avait fait tout ce qu'exi- geaient la prudence et l'humanité. Il avait lié les sau- vages au respect de la capitulation, eu les consultant et en leur soumettant les conditions stipulées ; il avait fait

1 Jonathan Carver : Travels through the interior parts

of North- America, Dublin, 1759 W. Smith: History of the

Province of New- York. Fenimore Cooper ; IVie last of the Mohicans. Voici un passage du chapitre oii l'auteur essaie d'incriminer Montcahn : " Cette scène sanglante et inhu- maine est signalée dans les pages de l'histoire coloniale sous le titre bien mérité du " Massacre de William- Henry ". Elle a tellement assombri la tache qu'un événement antérieur et analogue avait laissé sur la réputation du commandant fran- çais, que cette tache n'a pas été complètement effacée par sa mort glorieuse et prématurée. Le temps l'a maintenant voilée, et des milliers d'hommes qui connaissent la mort héroïque de Montcalm sur les Plaines d'Abraham, ont encore à apprendre combien lui faisait défaut ce courage moral sans lequel aucun homme n'est vraiment grand. On pourrait, écrire des pages pour établir, d'après cet exemple illustre, les défaillances du génie humain ; pour faire voir combien les sentiments généreux, la parfaite courtoisie, et le courage chevaleresque, peuvent aisément perdre leur influence sous le souffle glacé de l'égoïsme; pour montrer au monde un homuie qui était grand dans toutes les parties accessoires du caractè- re, mais qui parut petit quand il devint nécessaire de prou- ver que les principes sont supérieurs aux expédients. Mais la tâche excède nos prérogatives j et puisque l'histoire, comme l'amour, est très apte à entourer ses héros d'un éclat imaginaire, ilest probable que Louis de Snnt-Véran appa- raîtra à la postérité uniquement comme le vaillant défenseur de sa patrie, et que l'on oubliera son apathie cruelle sur les rives de l'Oswégo et de l'ilorican ".

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prévenir les Anglais de jeter tous les spiritueux qui pourraient se trouver dans le fort et le camp ^ ; il avait donné ordre aux interprètes et aux officiers préposés aux auxiliaires indigènes de se joindre à l'escorte, et il avait de plus fait promettre aux sauvages que deux chefs par nation en feraient partie ; il avait passé plu- sieurs heures à rétablir Tordre dans le camp retranché, la veille du départ, et quand il s'était retiré, à neuf heu- res du soir, la tranquillité y régnait. Il ne pouvait vrai- ment présumer qu'une colonne de deux mille Anglais, armés ^ accompagnés de deux cents soldats et officiers

1 " Avant de retourner à la tranchée, j'eus, suivant les instructions que j'avais reçues, la plus grande attention à faire jeter le vin, l'eau-de-vie, toutes les liqueurs enivrantes ". Lettre de Bougainville au miniatre, 19 août 1757.

2 Les Anglais avaient leurs armes. Nous lisons dans Le Maréchal de camp Desandrouins : " Il s'étonne avec raison, que les Anglais, qui avaient conservé leurs armes, dont les fusils étaient chargés, et qui étaient plus nombreux que les sauvages, se soient laissés intimider et désarmer par eux ! Ils avaient outre cela leurs cartouchières garnies ; ils avaient des baïonnettes au bout de leurs fusils ; et ils ne s'en sont pas servi ! Une épée nue, dit-il, fait peur aux sau- vages ". (p. 111). Lévis écrivait, de son côté : " L'on com- prendra avec peine comment 2,300 hommes armés se sont laissés déshabiller par des sauvages qui n'étaient armés que de lances et de casse-têtes, sans qu'ils aient fait seulement mine de se mettre en défense j et sans le secours qu'ils ont reçu des officiers français, ils auraient été tous tués ". Jour- nal de Lévis j p. 102.

Nous lisons dans les Mémoires de M. de la Pause : ( Les sauvages, dans tous ces désordres, n'avaient point d'armes que leur petite hache. Ils (les Anglais) se laissaient prendre comme des moutons, au milieu de leurs bataillons armés, et emmener sans faire la moindre résistance, et lever même la 19

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français, des interprètes et des soixante-quatre chefs, pût être exposée à une agression dangereuse. Ses prévi- sions furent déjouées par une suite d'incidents qu'il ne pouvait prévoir. Les Anglais donnèrent de l'eau-de-vie aux sauvages ; les officiers attachés à ces derniers et les interprètes n'arrivèrent pas à temps pour le départ ; les soldats et les officiers de la garnison vaincue ne se tinrent pas en naasse compacte, comme le leur avait recommandé le chef de l'escorte, et manifestèrent, à l'apparition des sauvages, une terreur qui doubla l'au- dace de ces derniers. Montcalm ne pouvait deviner tout cela d'avance. Il avait pris les précautions que l'on devait raisonnablement attendre d'un chef d'armée, en pareil cas. Et quand, malgré ses prudentes disposi- tions, éclata la scène de carnage que nous avons essayé de décrire, il exposa ses jours pour sauver les Anglais victimes de la trahison indienne.

Ce triste accident avait retardé les travaux que l'ar- mée victorieuse devait encore exécuter avant de s'éloi- gner. Il y avait dans le fort et le camp anglais vingt- neuf pièces de canon ; deux mortiers ; un obusier ; dix- sept pierriers ; trente-six mille livres de poudre ; deux mille cinq cent vingt-deux boulets ; cinq cent quarante-

chevelure, tout armés. Les femmes sauvagesses et les enfants les prenaient de même, non un mais deux ou trois à la fois. S'ils eussent présenté leur baïonnettes et (se fussent) tenus en ordre, pas un sauvage n'aurait osé en approcher ; mais ils avaient montré aux sauvages tant de peur, que ceux-ci n'avaient nulle crainte ni méfiance d'eux. Nous aurions voulu qu'ils se fussent gardés, quand même ils auraient tué quelques sauvages, il ne leur serait pas arrivé pis que d'être attaqués par eux, mais ils n'avaient qu'à montrer de la fer- meté, et je ne crois pas qu'il leur fût arrivé quelque chose "

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cinq bombes ; quatre cent livres de balles ; une caisse de grenades ; six caisses d'artifices ; outre douze cent trente-sept quarts de lard, et autant de quarts de farine ^. Il fallait transporter tout cela sur les bateaux. Durant les journées du onze, du douze, du treize et du quatorze août, quinze cents hommes travaillèrent au déblai de l'artillerie et des vivres et à la démolition du fort 2. On combla ou détruisit les casemates, on abattit les remparts, on brûla les bâtiments et magasins,on rasa les fortifications. Et le 15 août au soir, les colonnes de fumée s'échappant des monticules de cendres et les der- nières lueurs des brasiers mourants indiquaient seuls le site s'élevaient huit jours plus tôt les bastions de William-Henry. Le lendemain la flottille française, portant les bataillons et les brigades, et chargée des trophées de la victoire, quittait le théâtre de son triom- phe. La paix, le silence et la mort régnaient seuls sur la rive pittoresque des milliers de braves venaient de peiner, de lutter, de braver la souffrance et le trépas pour leur roi et leur patrie.

1~^ Journal de Montcalnif^. 299. 2 Journal de MalartiCj p. 148.

'.'..•1

CHAPITRE IX

Le retour de l'armée Te JDeum d'actions de grâces. Fia de la campagne. Récriminations de Vaudreuil. Les

raisons de Montcalm pour ne pas assiéger Lydius L'opi -

nion du chevalier de Lévis Effet produit à Versailles

par les imputations du gouverneur Lettres, des minis- tres à Montcalm Reproches courtois Impressions de

Montcalm Il répond et se défend Il fait l'éloge de

ses lieutenants. Il aspire au grade de lieutenant-géné- ral— Montcalm et les Canadiens. Une lettre de Bou- gainville.

A trois heures de l'après-midi, le 18 août, l'armée victorieuse était de retour au Portage. Une partie des troupes s'établit à ce poste, le général demeura quel_ ques jours pour mettre en train les opérations du déchargement et du passage de l'artillerie, des muni- tions et des vivres. Le reste des bataillons alla camper à la Chute et à Carillon. Presque tous les Canadiens s'en retournèrent avec M. de Kigaud, pour aller travail- ler aux récoltes. Le 19, un Te Deum solennel d'actions de grâces fut chanté dans les trois camps, pour la prise du fort George. Le 21, le 22 et le 23, Montcalm y fit la revue des troupes. Et le 29, il partait pour Montréal, laissant à Lévis le commandement de Tarmée, avec instruction de faire terminer le portage du matériel, et d'aller, avec un fort détachement, faire une reconnais- sance vers le fond de la Baie et la Rivière-au-Chicot. La campagne était virtuellement terminée. Car, même

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si lord Loudon se fût porté avec toutes ses forces sur la frontière du lac Saint-Sacrement, la destruction de William-Henry l'eût mis hors d'état d'y rien entre- prendre cette année ^

Montcalm revenait à Montréal encore une fois victo- rieux. Mais, pas plus qu'après Chouaguen, M. de Vaudreuil n*était pleinement satisfait. Jamais, durant toute cette guerre, les succès remportés par ce général n'eurent le don d'obtenir son approbation sans réserve. Cette fois, c'était le fort Lydius resté aux mains des Anglais qui lui gâtait les lauriers de William-Henry. Nos lecteurs se rappellent que, dans ses instructions, au début de la campagne, il avait recommandé à Mont- calm d'aller assiéger ce deuxième fort, s'il réussisait à prendre le premier. Le 7 août, il avait encore envoyé au général une lettre pressante, dans laquelle il lui exprimait Pespoir que ce courrier le rejoindrait à Lydius et lui représentait combien la prise de cette place était importante pour la colonie. *' Rien ne doit vous gêner pour cela, lui disait-il ; quand même les Canadiens ne seraient point assez tôt de retour pour faire leur récolte, nous ne manquerons pas de vivres " Le gouverneur oubliait- il ici cette phrase si précise de son instruction à Montcalm : " Nous le prévenons qu'il ne pourra se dispenser de renvoyer vers la fin du mois d'août la plus grande partie des Canadiens pour faire faire nos récol- tes ? " Les raisons pour lesquelles le général n'avait pas tenté le siège de Lydius étaient exposées comme suit dans la lettre de son aide de camp au ministre de la guerre, le 18 août : " L'extrême difficulté d'un por-

1 Lettres de Lévis, p. 132.

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tage de dix lieues, à faire sans bœufs ni chevaux, avec une armée presque épuisée par la fatigue et la mau- vaise nourriture, le défaut de munitions de guerre et de bouche, la nécessité de renvoyer les Canadiens à leurs récoltes déjà mûres, le départ de tous les sauvages des pays d'en haut et de presque tous les domiciliés voilà les obstacles invincibles qui ne nous ont pas permis de marcher sur le champ au fort Edouard." Ces raisons étaient graves. Pas un militaire expérimenté qui n'en eût reconnu la force. L'ingénieur en chef de l'armée, Desandrouins, écrivait dans ses notes : '* On sera peut-être surpris, en Europe, qu'après un avantage aussi brillant, notre armée n'ait point marché sur le champ au fort Lydius. Les milices arrivées, le 9 ou le 10, au camp du général Webb, ne nous auraient réelle- ment pas empêché. Mais un portage, pendant six lieues, de notre artillerie, de nos munitions de guerre et de nos vivres eût été impossible à bras d'hommes en face de l'ennemi ; mais les sauvages nous avaient pour la plupart abandonnés, dès le 10 ou le 11, comme c'est leur coutume quand l'objet pour lequel ils sont venus est rempli ; mais surtout il était de la dernière importance de renvoyer toutes les milices du Canada pour faire leurs récoltes. " ^

Vaudreuil, dans sa lettre du 7 août, disposait de l'objection des vivres et des récoltes avec une admi- rable désinvolture : " Nous ne manquerons pas, de vivres ", affirmait-il. Cependant, l'homme qui devait être le mieux informé de la colonie à ce sujet, l'inten-

] Précis des événements de la campagne de 1757 ; Le ma- réchal de camp Desandrouins, p. 100.

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dant lui-même, écrivait à Montcalm le 16 août : *' Le parti que vous avez pris de ne point faire le siège du' fort Edouard, et de ne pas prendre la garnison prison- nière de guerre, est des plus convenables à tous égards. Nous n'aurions pu les nourrir. Il aurait été fort à craindre que la récolte du gouvernement de Montréal eût été perdue, si vous aviez gardé les habitants plus- longtemps. Vous n'aviez pas assez de vivres à Caril- lon pour cette entreprise, je n'aurais pu faire subsister votre armée sur le lac Saint-Sacrement passé le mois d'août. Nous devons nous trouver très heureux d'avoir pu mettre sur pied l'armée que vous commandez, et d'avoir pu pourvoir à sa subsistance pour quarante jours, dans une année l'on est pour ainsi dire sans pain. La colonie doit sentir toutes les obligations qu'elle vous a." ^ Sans doute, le même intendant, après avoir écrit ainsi à Montcalm, écrivait au ministre quel- ques jours plus tard : ** On est généralement d'opinion que M. de Montcalm eût faire le siège du fort Lydius après la prise du fort George ". ^ Gela montrait de quelle duplicité étaient capables certains hauts person-- nages, mais n'infirmait pas l'opinion raisonnée expri- mée par Bigot dans sa première lettre.

En écrivant au ministre ce que nous venons de citer, il était probablement l'écho de Vaudreuil. En effet, le gouverneur avait immédiatement communiqué à M. de Moras son mécontentement contre Montcalm. Dès le 18 août il lui avait écrit : " Je suis bien persuadé.

1 Bignt à Montcalm ; 16 août 1757 ; Collection de Man., IV, p. 129- 2— Bigot au ministre de la marine^ 25 août 1757.

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Monseigneur, de la satisfaction que vous aurez à ap- prendre au Koi la reddition et l'entière destruction dU fort George ; la mienne aurait été des plus parfaites si elle eût été suivie de celle du fort Lydius ; les instruc- tions que j'avais données à M. le marquis de Mont- calm vous prouveront le désir que j'en avais, et j'espère que vous reconnaîtrez le zèle qui m'anime pour le ser- vice de Sa Majesté et la gloire de ses armes. Je n'ai aucun reproche à me faire à cet égard. J'écrivis même à M. le marquis de Montcalm le sept de ce mois pour lui donner encore plus d'aisance et lui faire sentir encore plus l'importance de cette seconde expédition. Vous verrez, Monseigneur, que je m'attachais politiquement à le rassurer, par rapport aux vivres, pour qu'il pût agir sans la moindre gêne. Il n'avait qu'environ six lieues de très beaux chemin «s pour se porter au fort Lydius, et je suis dans la confiance que la reddition du premier fort aurait infailliblement opéré celle du second. J'au- rais seulement souhaité que M. le marquis de Mont- calm se fût présenté, il avait tout à souhait, et sa retraite en tout événement lui était assurée."

On ne peut s'empêcher de trouver étonnante la pla- cide assurance avec laquelle Vaudreuil, tranquillement assis dans son bureau, à quatre-vingts lieues du théâtre de la guerre, décrivait la facilité du succès que Mont- calm avait eu la fantaisie singulière de ne pas rem- porter. Rien qu'une petite promenade de six lieues à faire, sur un beau chemin, et Lydius devenait nôtre •' Montcalm n'avait qu'à " se présenter," et il avait " tout à souhait ! " D'un geste, le gouverneur écartait le por- tage de l'artillerie, du matériel de siège, des munitions et des vivres, sur un parcours de dix-huit milles, et

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cela à bras d'hommes, avec la perspective de voir l'ar- mée de Webb, renforcée par les milices américaines, tomber sur la nôtre au milieu de cette difficile opéra- tion. On eût dit qu'à ses yeux cela ne fût qu'une baga- telle. Le portage d'un mille et demi, du lac Champlain au lac St-Sacrement, avait duré trois semaines et coûté à l'armée des fatigues incroyables ; et il s'était fait dans des conditions de sécurité qu'on ne pouvait espérer sur la route du fort Edouard. Vaudreuil semblait ignorer tout cela. Il ne tenait également aucun compte du départ en masse des sauvages, dès le 11 août, après leur bel exploit de la veille. Il ne voulait pas davantage prendre en considération le retour inévitable des Cana- diens pour la récolte, retour dont il avait indiqué lui- même la nécessité urgente dans son instruction. Il supprimait d'un trait de plume l'important problème des approvisionnements. ** Nous ne manquerons pas de vivres," écrivait-il à Montcalm le 7 août, avec une séré- nité stupéfiante ! Et à ce moment la population était réduite à quatre onces de pain par jour ^ ; et le spec- tre de la famine hantait tous les esprits ; et chaque lettre des administrateurs de la Nouvelle-France aux ministres du roi leur faisait entendre le cri de la détresse canadienne ! Mais Vaudreuil était l'homme des idées fixes, et quand il s'en était mis une en tête, il ne vou- lait plus en démordre. Il avait dit que Lydius devait succomber, et Lydius aurait succomber devant Montcalm en dépit de toutes les circonstances adverses et de toutes les impossibilités d'exécution.

1 Doreil à M. de Paulmy, 14 août 1757; Arch. prov. Man. N. F.,2ème série, vol. 13.

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Le gouverneur allait même jusqu'à imaginer je ne sais quelles divergences de vues entre Montcalm et Lévis à ce sujet. " Je ne vous dissimulerai, Monsei- gneur, écrivait-il au ministre, que si M. le chevalier de Lévis avait eu le commandement de l'armée, il ne s'en serait pas tenu à la conquête de ce fort (William- Henry), et que rien ne l'aurait empêché d'aller au fort Lydius. Mais, subordonné à M. le marquis de Mont- calm, il n'a pu suivre son zèle ". Or cette affirmation semble purement gratuite. Nous avons sous les yeux la correspondance de Lévis : lettres au ministres, lettres à ses anciens généraux, lettres intimes à son cousin, le duc de Lévis-Mirepoix ; il ne s'y trouve pas une ligne, pas un mot, qui corroborent l'assertion de Vaudreuil. Au contraire, nous voyons qu'à la date du 4 septembre il écrit de Carillon à M. de Mirepoix ce passage significa- tif : "Nous avons des gens qui, de leur cabinet, font con- tinuellement des projets hardis, pour ne pas dire témé- raires, dont l'exécution est toujours difficile ; et si nous n'avions pas affaire à des troupes faibles et timides, nous ne pourrions pas nous flatter des succès que nous avons... Chouaguen a été pris par l'opération du Saint- Esprit comme nous venons de prendre le fort George ; et Dieu veuille que notre bonheur ne nous abandonne pas si la guerre continue ! " ^ Cette allusion aux straté-

1 Lettres de Lévis, p. 136.

2 Quels que fussent les sentiments réels de Lévis envers Vaudreuil, il eut l'art de ne point froisser ce dernier, et de conserver ses bonnes grâces. Comme il n'était qu'au second plan dans le commandement des troupes, il se trouvait moins exposé à offusquer le gouverneur, et ses remarquables qua- lités de diplomate firent le reste. Dans sa correspondance

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gistes en chambre, qui, de leur cabinet, font des projets téméraires et d'exécution difficile, ne vise-t-elle pas évidemment Vaudreuil et son obstination à vouloir faire tenter l'aventure de Lydius ? Ces lignes, écrites par Lévis à son parent, indiquent qu'il pensait comme Montcalm au sujet des conceptions militaires de Vau- dreuil. Le style pouvait être différent, mais la pensée était semblable.

Toute cette lettre du 18 août, écrite par le gouver- neur au ministre de la marine, était pleine de dénigre -

avec les ministres, pendant qu'il critique Montcalm, Vau- dreuil ne cesse de louer et de recommander Lévis. C'est ainsi qu'après la campagne de William Henry, il sollicite pour celui-ci le grade de maréchal de camp, le même grade que celui de Montcalm. '' J'ai l'honneur de vous rendre compte, écrit-il au ministre de la marine, que je n'ai pu refuser à la justice que je dois aux services et au zèle de M. le chevalier de Lévis d'écrire à M. de Paulmy pour l'engager à lui procu- rer le grade de maréchal de camp... J'observe à M. de Paul- my qu'il peut y avoir deux maréchaux de camp dans la colonie sans aucun inconvénient, et qu'au contraire il en résulterait un très grand bien. En effet. Monseigneur, M. de Lévis serait toujours sous les ordres de M. le marquis de Montcalm, qui, par la part qu'il vient d'avoir aux grâces du roi, se trouve décoré du cordon rouge. D'ailleurs l'augmen- tation de grade de M. de Lévis ne pourrait que flatter les Canadiens et les sauvages et faire en même temps impression à nos ennemis ". ( Vaudreuil à M. de Moras, Montréal, 16 septembre 1757).

On voit par la correspondance de Lévis qu'il faisait en ce moment les plus actives démarches pour se faire nommer maréchal de camp. Il écrivait dans ce but à MM. de Paulmy» de Maillebois, de Soubise, à madame la maréchale de Mire- poix. Montcalm, toujours zélé pour faire valoir ses lieute» nants, appuyait fortement la démarche du chevalier.

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ment contre Montcalm. M. de Vaudreuil se plaignait que son frère, M. de Kigand, n'eût pas obtenu la lati- tude de se distinguer davantage. Il prétendait que, si Montcalm eût fait appuyer M. de Villiers, celui-ci eût pu prendre le camp retranché, quand il repoussa, le 7 août, une sortie de l'ennemi. Or Montcalm et vis avaient tous deux constaté, après une reconnaissance, qu'il était impossible de forcer ces retranchements l'épée à la main. Ce qui était encore plus grave, le gouver- neur insinuait que Montcalm pouvait être indirecte- ment tenu responsable du massacre.

Ici il importe de citer textuellement : " M. le marquis de Montcalm a pris seul les précautions qu'il a cru con- venables ; il ne s'en est rapporté qu'à lui-même, et peut- être que cela ne serait point arrivé s'il avait voulu charger M. de Eigaud, les missionnaires, les officiers et interprètes, du soin de contenir les sauvages, mais il était si prévenu qu'il n'avait confiance qu'en lui." Ceci était vraiment odieux et inique. Montcalm avait fait précisément ce que Vaudreuil l'accusait d'avoir omis. Il avait stipulé dans la capitulation même que les ** officiers et interprètes attachés aux sauvages," feraient partie de l'escorte chargée d'accompagner les Anglais au fort Lydius. Le soir, il avait obtenu de plus que deux chefs par nation seraient aussi présents. Tous les documents . relatifs à la campagne de William-Henry sont d'accord à établir ces faits. Après ceux que nous avons déjà cités, voici un autre texte très précis : "M.de Montcalm fit commander une escorte, et donna ordre à M. de Saint-Luc de la Corne, commandant les sauvages, et à plusieurs officiers de la colonie entendant leurs langues, de les accompagner afin de les mettre à l'abri

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d'insulte de leur part ^." Il était vraiment inconcevable que M. de Vaudreuil se laissât aveugler par ses préju- gés, au point de porter contre le général qu'il détestait une accusation aussi faussement malicieuse. Elle était de nature à faire d'autant plus de tort à Mont- calm auprès du ministère, que déjà les lettres dénonciatri- ces, écrites par le gouverneur l'année précédente,avaient porté leur fruit. Au département de la guerre, aussi bien qu*à celui de la marine, on pouvait constater la fâcheuse impression produite. La sympathie de M. d'Argenson pour Montcalm en avait-elle été affectée ? Nous ne saurions le dire. Mais ce qui est certain, c'est que M. le marquis de Paulmy, devenu ministre en titre, s'en préoccupait. En effet, peu de jours après son retour de la campagne de William-Henry, Montcalm recevait de lui une lettre, qui, sous les formules d'une courtoisie raffinée, excellaient les hauts fonctionnaires de cette époque, contenait des conseils significatifs. " Il est bien important, écrivait le ministre, que les officiers des trou- pes de terre qui sout en Canada vivent en bonne union avec ceux de la colonie. Il est à craindre que les pre- miers ne traitent les Canadiens avec hauteur et dureté, et surtout il serait de la plus grande conséquence que les sauvages n'en fussent pas contents. Sa Majesté m'a chargé de vous recommander de vous employer en tout ce qui peut dépendre de vous à établir, entre les troupes qui sont à vos ordres et les habitants du pays, des senti- ments d'amitié et d'intelligence, sans lesquels on ne peut espérer qu'ils concourent ensemble, avec toute

1 Détail de la campagne de 1757, du 4 juillet au 4 septem- bre; Arch. prov. Xan. X. T, 2ème série, vol. 13.

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Tardeur désirable, au succès des expéditions que vous aurez à entreprendre. Comme l'exemple que vous don- nerez est, sans difficulté, le moyen le plus puissant dont vous puissiez vous servir pour faire connaître aux uns et aux autres la manière dont ils doivent se conduire, vous ne pouvez montrer trop de douceur et d'affabilité en toute occasion tant aux Canadiens qu'aux sauvages. Il est surtout essentiel de ménager ceux-ci dont le ser- vice est indispensablement nécessaire pour nous donner des connaissances du pays, et des avis de la marche et des dispositions de l'ennemi ; et on ne peut parvenir à se les attacher solidement, qu'en témoignant faire cas de leur bravoure dont ils sont jaloux, en donnant des louanges à la petite guerre qui est en usage parmi eux, en accoutumant vos troupes à s'y exercer quelquefois au moyen de quelques volontaires entremêlés avec eux, enfin, en rendant à tous la justice la plus scrupuleuse sur ce qui aura été promis, et en évitant, dans le par- tage du butin, de donner des préférences qui puissent causer des jalousies et mécontenter des alliés du secours desquels la colonie ne peut se passer. Je vous ai vu si plein de ces principes quand vous êtes parti pour vous embarquer, que je ne doute pas qu'ils se soient fortifiés en vous depuis que vous en aurez reconnu la vérité et l'importance par vous-même, et que vous ne vous por- tiez d'inclination à remplir les intentions de Sa Majesté à cet égard ^ ? La leçon était voilée d'euphémismes diplomatiques, mais elle n'en était pas moins réelle ni moins désagréable à recevoir.

1 Lettres de la cour de Versailles, p. 63 j M. de Paulmy au marquis de Montcalm, 10 avril llbl.

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M. de Moras avait cru, lui aussi, devoir écrire à Montcalm sur le même sujet. Mais vu qu'il n'était pas son ministre spécial, et qu'il y avait entre eux des relations personnelles assez intimes, ses avis revê- taient une forme peut-être encore plus bienveillante. Toutefois, il n'y avait pas à s'y tromper, et toutes les habiletés de langage ne pouvaient dissimuler les repro- ches discrets de la communication ministérielle. Mont- calm était trop intelligent pour ne pas saisir le sens et la portée réelle de passages comme ceux-ci : " Sa Majesté est persuadée que vous serez également attentifs l'un et l'autre " c'est-à-dire le gouverneur et le général " à éviter tout ce qui pourrait altérer la confiance récipro- que, et vous pensez trop bien tous deux pour ne pas vous occuper de tout ce qui peut l'affermir de plus en plus. Tant que cette bonne intelligence subsistera, on n'aura à craindre ni division, ni altercation entre les troupes de terres et celles de la colonie, et l'on ne trou- vera dans ces différents corps que du concert et de l'émulation pour concourir à l'exécution de toutes les expéditions auxquelles ils seront employés. L'expé- rience de la dernière campagne " celle de 1756 " a vous faire connaître de quelle utilité les Cana- diens et les sauvages peuvent être dans tous les mou- vements qu'il peut y avoir à faire. On peut compter solidement sur la valeur des Canadiens et même sur leur zèle et leur bonne volonté, lorsqu'on les traitera de manière à ne pas les dégoûter. Leur situation mérite par elle-même des ménagements, et leur caractère ensei- gne peut-être davantage. La fermeté est quelquefois nécessaire avec eux ; mais une douceur éclairée, qui en général est toujours plus propre à faire respecter

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l'autorité, doit particulièrement réussir à leur égard. Pour ce qui concerne les sauvages, vous avez vous apercevoir que, s'il convient de ne pas enfler leur présomption naturelle, surtout par rapport aux secours qu'ils pourront vous donner, il est en même temps important de se prêter jusqu'à un certain point aux fantaisies qui souvent les déterminent ; il faut beaucoup de patience pour en tirer parti. " Après cette disser- tation sur la manière de conduire les Canadiens et les sauvages, sur la prudence et la modération qu'il fallait observer, le ministre se hâtait d'ajouter que tout ce dis- cours ne s'adressait nullement à Montcalm lui-même. " Ce n'est point au reste pour vous, disait-il, que je fais ces observations générales sur la conduite qu'on doit tenir avec les Canadiens et avec les sauvages ; je ne suis point en peine que vous n'ayez déjà acquis la confiance des uns et des autres. Mais il est venu des relations particulières du Canada, suivant lesquelles il paraît que certains officiers de terre les ont usés en plusieurs occasions d'une façon trop dure pour les uns et pour les autres. Il est de la plus grande importance que vous teniez la main à ce qu'ils se comportent tous de manière à effacer les impressions qui ont été prises à cet égard." ^

1 Lettres de la Cour de Versailles, p. 69 : M. de Moras au marquis de Montcalm, 27 mai 1757. Cette lettre ne parvint à Montcalm que le 7 février suivant, par voie de Louisbourg. (Journal de Montcalm, p. 330). Mais nous la mentionnons ici, ainsi que la réponse du général, pour ne pas revenir sur ce sujet des communications ministérielles relatives à la direction des Canadiens et des sauvages. 20

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On conçoit facilement quels durent être les senti- ments de Montcalm en recevant ces lettres. Il en fut sensiblement affecté } Evidemment on Favait des- servi auprès des ministres. D'où partaient les dénon- ciations ? Il l'ignorait encore. Mais, quelles que fus- sent leur origine, il voyait bien qu'à Versailles on leur avait donné créance. Malgré la peine qu'il en ressentit il se défendit avec un calme qui dut lui coûter quelque effort. Les sages avis que vous me donnez, écrivit^il au ministre de la guerre, me prouvent l'occupation vous voulez bien être que je réussisse dans ma mis- sion. Vous pouvez assurer le roi que ce que vous me recommandez de sa part si étroitement est suivi exactement de la mienne ; aussi j'ai acquis au dernier point la confiance du Canadien et du sauvage. Vis-à- vis les premiers, quand je voyage ou dans les camps, j*ai l'air d'un tribun du peuple ; mes succès, que tout autre aurait eus, et la grande connaissance des mœurs des sauvages, l'attention que j'ai vis-à-vis d'eux, m'ont attiré leur affection. Elle est si grande qu'il y a des moments peut-être mon général en est étonné. Il est en Canada et son système et celui de ses amis a toujours été de dire que son nom seul sufi&sait pour attirer la confiance des nations. Je croirais aujourd'hui être aussi sûr du mien. Les officiers de la colonie m'esti- ment, me considèrent, me croient juste, sévère, et plu- sieurs me craignent, mais ce n'est ni un Villiers, ni Contrecœur, ni Ligneris, ni bien d'autres. A l'égard de nos troupes, j'ai établi la plus grande harmonie politi-

1 Lettre de Bougainville à Madame Hérault, 20 février 1758,

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que. Il n'y en aura jamais d'autre entre nos ofi&ciers et les leurs. Il n'y a rien à désirer sur cet article, de notre côté, car nous faisons tous les frais et litière de pré- venances. Nos officiers ne sont pas tous en état d'aller avec les sauvages, et le gouverneur général ne se sou- cie pas que j'en envoie souvent, il voudrait que ça fût au moins un mérite exclusif pour la Colonie ; cepen- dant j'en envoie de temps en temps et je les choisis bien. M. de la Kochebeaucour se fait une grande réputation dans ce genre, il va être à son cinquième détachement. Quoiqu'il n'y ait qu'une partie de nos officiers en état d'aller à la guerre avec les sauvages, tous ont l'atten- tion de les traiter dans les camps avec beaucoup de douceur et d'affabilité. Pour nos soldats, ils sont comme frères avec le Canadien et le sauvage, qui les estiment beaucoup plus que les soldats de la colonie, appelées troupes détachées de la marine. Vis-à-vis ces dernières troupes, qui sont bonnes mais qui sont mal tenues, nos soldats n'ont pas assez d'estime et de res- pect pour leurs officiers. Aussi, et j'ai toujours omis de vous en rendre compte, j'ai bien vite tenu un conseil de guerre et fait pendre, le 14 du mois dernier, un caporal de la Sarre qui avait manqué à un officier de la colonie ^. Voilà l'exacte vérité. Je ne néglige rien pour plaire à mon général et mériter sa confiance. La lettre que vous lui avez écrite, vous parlez de tout ce que j'ai écrit d'avantageux pour son frère, a fait un effet merveilleux, et si M. de Moras, de qui je n'ai pas encore

1 " On a cassé la tête à un soldat de la Sarre, qui avait manqué aii sieur de Langy, officier de la colonie." (Journal de Montcalm), 14 août 1757. -^ •'

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reçu de lettre, et qui, dans ses dépêches ne lui a pas encore parlé de moi, lui en parle jamais de façon à lui inspirer de la confiance, le service du roi en ira mieux." Après avoir ainsi répondu aux observations du mi- nistre de la guerre, Montcalm, dans cette même lettre, faisait l'éloge de ses lieutenants, MM. de Lévis et de Bourlamaque, " le premier infatigable, cou- rageux, bonne routine militaire ; le second, homme d'esprit, de détail, ayant gagné furieusement de l'hiver et de cette campagne, dans l'esprit de tout le monde ". Il demandait pour eux de l'avancement, et disait aussi un mot de ce qui le concernait lui-même. Ne dissi- mulant pas son vif désir d'être nommé lieutenant- général, il écrivait : " Je vais être dans ma trente- sixième année de service, je date de 172 1 ; je suis le seul maréchal de camp commandant en chef un corpg de troupes et de petites armées à 1,500 lieues, ayant fait deux campagnes avec succès et deux sièges ". Cepen- dant il voyait une objection ; si on le faisait lieutenant- général, il se trouverait aux ordres d'un capitaine de vais- seau— c'était le grade de M. de Vaudreuil. ^ La dif- ficulté pourrait être tournée en nommant celui-ci chef d'escadre, ou grand-croix de l'ordre de Saint- Louis. ** Si je n'avais pas de l'âge, ajoutait Montcalm, je désirerais moins le grade, mais il faut qu'un homme de condition qui sert de son mieux son maître, et qui, au retour d'Amérique, ira en Afrique, si l'on en a envie, aie l'es- poir de parvenir à tout en vieillissant. Au reste, que l'on me fasse ou ne me fasse pas lieutenant- général, même

1 Il avait reçu ce grade ad honores, n'ayant jamais servi

sur mer.

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zèle pour le service, même attachement pour mon mi- nistre ". Et il terminait ce qu'il avait à dire sur ce sujet par cette phrase caractéristique : " Que la consi- dération de ce qui me regarde n'arrête jamais l'avance- ment des of&ciers supérieurs qui sont sous mes ordres ". Dans sa réponse au ministre de la marine, Montcalm tout en restant très mesuré, montrait peut-être davan- tage combien vivement il ressentait les imputations dont lui et ses troupes étaient l'objet. " Vous m'exal- tez, disait-il, la valeur des Canadiens, vous me donnez des leçons sur la conduite à tenir vis-à-vis d'eux et des sauvages. Vous ajoutez avec bonté, que ce n'est pas par rapport à moi ; mais que des relations particu- lières parlent de la dureté avec laquelle quelques-uns de nos officiers traitent les uns et les autres. Je me suis bien gardé de montrer cette lettre ; elle aurait affligé nos officiers, qui ne sont que trop persuadés, et ce n'est pas sans fondement, qu'on n'est occupé dans la colonie, par un esprit de basse jalousie, qu'à les dépriser. Ces imputations sont fausses. Ces relations dont vous me parlez, Monseigneur, ont été écrites par des personnes aussi mal instruites que mal intention- nées. J'en appelle à M. le marquis de Vaudreuil et à M. Bigot, qui m'ont parus peines de votre lettre, et qui m'ont assuré l'un et l'autre qu'ils vous détromperaient." En lisant cette dernière phrase, le ministre dut sans aucun doute la ponctuer d'un sourire. Vaudreuil le détromper, lorsque lui-même était l'accusateur ! A ce moment, Montcalm, malgré les divergences qui s'étaient produites, ne soupçonnait pas, évidemment, quelle ani- mosité ressentait contre lui le gouverneur. Et, dans sa loyauté, il ne supposait pas que celui-ci pût man-

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quer de sincérité au point de s'engager à dissiper des impressions qu'il aurait lui-même fait naître. .

Après ce candide appel à la caution de MM. de Vau- dreuil et Bigot, le général poursuivait : '* Les Canadiens et les sauvages se louent du petit nombre de nos offi- ciers qui ont été avec eux, et M. Pouchot, capitaine au régiment de Béarn, qui a commandé à Niagara, est regretté par les derniers. Pour ce qui me regarde per- sonnelkment, je ne changerai point de conduite. Le Canadien, le simple habitant, me respecte et m'aime; pour ce qui est des sauvages, j'ose croire avoir saisi leur génie et leur mœurs. Je dois peut-être plus leur confiance à mes succès qu'à mes faibles talents ; mais, dans ce moment-ci j'ose assurer que, même dans les pays d'En- Haut, mon nom seul fera autant d'impres- sion que ceux que l'on croît l'idole de ces peuples. .Ils ont pour principe de considérer autant le chef de guerre que le chef de cabane. A l'égard de la valeur cana- dienne, nul ne leur rend plus de justice que moi et les Français ; mais une nation accoutumée à se vanter aura beau s'exalter elle-même, je n'aurai jamais la malheu- reuse confiance de M. Dieskau ; je ne les emploierai que dans leur genre, et je chercherai à étayer leur bra- voure de l'avantage des bois et de celle des troupes réglées ; par ce mot, j'entends les troupes de terre et de la marine que j'estime également ".

En lisant attentivement ces lettres de Montcalm aux ministres, de même qu'en étudiant son journal et sa correspondance avec ses compagnons d'armes, on finit par se faire une idée assez exacte de ses sentiments et de ses impressions. On a dit qu'il détestait les Cana- diens. Cela n'est pas exact. Il aimait notre peuple et

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appréciait à leur valeur ses qualités réelles. Nos lec- teurs se rappellent ces mots de la lettre qu'il écrivait à M. de Moras, le 11 juillet : " Quelle colonie ! quel peuple !...... Ils ont tous foncièrement de l'esprit et du

courage ". Il avait de la sympathie pour le " Cana- dien, le simple habitant " ; celui-ci de son côté, l'aimait et le respectait, et Montcalm avait raison de se croire et de se dire populaire. Mais il avait peu d'estime pour un grand nombre de Canadiens fonctionnaires, et d'ofîiciers du pays. Il critiquait chez eux la vanité, l'es- prit de vantardise, la duplicité, le manque de scrupule. Nous croyons qu'il était enclin à trop généraliser, et qu'il lui arrivait de pousser trop loin ses antipathies. Il ne se défendait pas assez du préjugé anticolonial, dont les troupes de ligne étaient certainement affectées, et qui, malgré lui, faisait parfois dévier son jugement. Un historien canadien est souvent blessé dans son amour- propre national, en lisant le journal et les lettres de Montcalm. Les allusions à la fausseté canadienne, à la forfanterie canadienne, à la malhonnêteté canadienne, y reviennent trop fréquemment à notre gré. Et nous avons le droit de trouver que l'humeur et l'esprit caus- tique s'y donnent trop facilement carrière au détriment des enfants du sol. Mais il ne faut pas, à cause de cela, taxer d'injustice et de prévention aveugle toutes les appréciations sévères de Montcalm. Hélas ! nous som- mes forcés d'en convenir, il avait sous les yeux des spectacles bien de nature à irriter une âme honnête et un esprit clairvoyant : l'incapacité prétentieuse, la cupi- dité insatiable, l'indélicatesse et l'improbité sans ver- gogne. Et nous ne devons pas nous étonner que les paroles amères aient été promptes à monter de son cœur

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à ses lèvres. Sans doute, il fallait distinguer, et Mont- calm savait le faire. On retrouve fréquemment sous sa plume l'éloge de M. de Villiers, de M. de Contrecœur, de M. de Ligneris, de M. de Lanaudière, de M. de Langy, de M. Marin et de beaucoup d'autres ofl&ciers cana- diens. Mais quand il dénonce les rapines de Cadet, de Péan, de Deschenaux, de tant d'autres concussionnaires, faut-il l'accuser d'injustice parce que ceux-ci étaient nés au Canada ?

Dans le dernier passage de la lettre du général à M. de Moras, que nous avons cité plus haut, il touchait un point délicat, celui de la valeur canadienne. On lui a reproché d'avoir dénigré nos milices. Ceci demande explication. Montcalm tenait pour certain que l'on ne pouvait compter sur elles, comme sur les bataillons de ligne, pour les opérations régulières, les mouvements d'ensemble sous le feu de l'ennemi, les attaques à décou- vert de retranchements ou de positions fortifiées, non plus que pour les combats en rase campagne, l'en- traînement, la discipline et la tactique peuvent seuls donner à des troupes la solidité et la fermeté néces- saires. Et il avait incontestablement raison. Mais cela ne l'empêchait pas de rendre aux Canadiens pleine justice et de reconnaître leur extraordinaire aptitude comme tirailleurs, comme éclaireurs, pour la guerre d'escarmouche et d'embuscade. En un mot, il ne mécon- naissait pas leur intrépidité, il constatait simplement le fait que des miliciens ne peuvent posséder la formation des réguliers. " En six mois, j'en ferais des grenadiers,'' disait-il. Mais en attendant, il estimait plus prudent de ne les "employer que dans leur genre." Qu'il ait

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parfois exprimé cet avis avec une franchise trop abrup- te, cela ne change rien au fond de sa pensée.

Dans sa défense en réponse aux lettres ministérielles, Montcalm, cédant au besoin de se justifier, avait-il représenté sous un jour trop favorable son attitude et sa conduite ? Une apologie personnelle est toujours quel- que peu suspecte. Celle d'un ami l'est aussi,sans doute, dans une certaine mesure ; mais lorsque ce dernier atteste des faits dont il a été témoin journalier, son témoignage, il nous semble, mérite d'être pesé. Lisons donc quelques lignes d'une lettre écrite par Bougain- ville à madame Hérault : " M. de Montcalm a été sen- siblement affecté de cette lettre " la lettre du 27 mai de M. de Moras "qu'il s'est bien gardé de montrer aux ofiSciers français. Son effet eût été de produire décou- ragement et querelles. Des écrivains subalternes, ou peut-être les chefs de ce pays \ ont donc en secret décrié des expatriés déjà trop à plaindre et qui ne sont venus ici que pour les secourir ? Je ne ferai point l'apologie de mon général ; sa conduite parle. Simple- ment, je vous dirai qu'avec le peuple le plus indo- cile et le plus indépendant il n'a pas fait un exem- ple de sévérité ; que l'habitant canadien aime mieux marcher avec lui et les Français qu'avec ses propres officiers ; que son nom est aimé et respecté des sau- vages ; que ces Français, dont vous connaissez la viva- cité se sont laissé braver, enlever jusque dans leurs tentes les choses les plus nécessaires à leur subsistance

^ M. Bougainville, comme on le voit, était plus défiant que son chef, et soupçonnait que MM. de Vaudreuil et Bigot pouvaient être eux-mêmes les auteurs de ces plaintes.

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par des barbares qu'ils méprisent, sans en avoir mal- traité un seul, tant on leur recommande la patience et tant on leur en donne l'exemple. " ^ Le même Bougain- ville écrivait aussi à un autre correspondant: " Je puis vous assurer comme témoin oculaire que tout le monde dans ce pays. Canadiens et sauvages, ont été enchantés de cette faveur de Sa Majesté " (le cordon rouge). " M. de Montcalm y a gagné tous les cœurs et les nations sauvages ont continuellement son nom à la bouche. Il sait l'art de les gouverner comme s'il avait été élevé au milieu de leurs cabanes. " ^

Le fait est que la campagne de William-Henry sem- blait justifier ces appréciations. Sans eau-de-vie, avec son seul prestige personnel, sa seule parole, sa seule influence persuasive, en multipliant les conseils et les conférences, il était parvenu à retenir, à diriger, à faire marcher et participer aux opérations près de deux mille sauvages de trente-deux nations différentes, réfractaires à toute discipline et à toute subordination. Et la viola- tion de la capitulation elle-même était un accident tra- gique dont les conséquences auraient été beaucoup plus désastreuses, sans l'ascendant qu'il avait su prendre sur ses farouches auxiliaires.

1 Bougainvilleà madame fféraultf 20 février 1758. 2 Bougainviîle à Monsieur Saint- Laurensy à Versailles, 19 août 1757.

CHAPITRE X

Montcalm descend à Québec. Les quartiers d'hiver Les

bataillons de Berry décimés par la maladie L'automne

à Québec, période d'activité financière Le système

monétaire de la Nouvelle-France Naufrage d'un vais- seau marchand. Mauvaise récolte Montcalm prêche

l'économie et la frugalité Une tournée d'inspection

Le procès de Vergor et de Villeray. La correspondance de Montcalm Le régime Bigot. - Une bande d'exploi- teurs et de concussionnaires.

Le séjour de Montcalm à Montréal, au mois de sep- tembre 1757, fut de courte durée. Il se vit presque immédiatement obligé de se rendre à Québec, afin d'y inspecter les deux bataillons de Berry récemment arri- vés, les huit compagnies nouvelles destinées aux batail- lons de la Eeine et de Languedoc, en remplacement de celles que les Anglais avaient prises sur VAlcide et le LiSy et les recrues envoyées pour combler les vides causés par la maladie et les combats. Mais avant son départ, il arrêta avec le gouverneur l'état des prochains quartiers d'hiver. On convint que la Reine hivernerait à Québec ; La Sarre à l'Ile-Jésus ; Eoyal-Roussillon à Boucherville, Varennes, Laprairie, Longueuil, Verchè- res, Contrecœur ; Guyenne à Chambly, Saint- Antoine, Saint-Denis, Sorel ; Languedoc, neuf compagnies de grenadiers à Saint- Augustin, quatre, de la Pointe de Lévis à Saint-Jean Deschaillons ; Berry, le deuxième bataillon à la côte de Beaupré, le troisième à l'île d'Or-

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léans ; Béarn, à Montréal, Lachine, la Pointe- G la ire, Sainte-Geneviève, Sainte- Anne.

Après avoir communiqué à M. de Lévis ^ ces arran- gements et lui avoir remis les instructions relatives au mouvement des troupes, à la distribution des compa- gnies dans les quartiers, aux permissions pour les offi- ciers etc., Montcalm partit pour Québec, il arriva le 11 septembre. Il y trouva le régiment de Berry dans une assez triste condition. Les deux bataillons avaient débarqué à Québec, le 29 juillet, après une traversée de trois mois. Une maladie épidémique sévissait à bord des navires, et bientôt les hôpitaux se trouvèrent encombrés. L'Hôtel-Dieu reçut cent soixante malades et l'Hôpital général six cents. Les religieuses et le clergé montrèrent un dévouement admirable. Sept hospitalières et quatres prêtres succombèrent au fléau. Mgr de Pontbriand donnait lui-même l'exemple de l'héroïsme chrétien en allant prodiguer ses soins aux pestiférés. Les ravages de la maladie furent désastreux ; en quelques semaines le régiment de Berry perdit trois officiers et deux cents hommes ^.

Lorsque Montcalm arriva à Québec, une vive inquié- tude y régnait au sujet de Louisbourg. Des nouvelles

1 Lévis était arrivé à Montréal le 8 septembre.

2 Doreil au ministre^ 27 septembre 1757 ; Arch. de la

1757 Mgr de St- Vallier et V Hôpital général de Québec^ pp.

329-330 Les deux bataillons de Berry, dont la composition

avait été ordonnée pour aller servir aux Indes, comprenaient chacun neuf compagnies de soixante hommes, y inclus la compagnie de grenadiers, et trois officiers par compagnie. Ils avaient laissé quatre-vingt-onze hommes à Louisbourg. Jour- nal de Montcalm p. 303 ; Montcalm au ministre, 18 septembre 1757, Collection de M., IV, p. 132.

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de rile-royale annonçaient que le 20 août la flotte anglaise se préparait à attaquer celle de l'amiral Dubois de la Motte et à faire une descente. Le général dut sans aucun doute s'efforcer de calmer ces alarmes, car le danger ne lui paraissait pas imminente L'événe- ment lui donna raison. On apprit ultérieurement que la flotte de l'amiral Holbourne, battue par une effroya- ble tempête, n'avait pu rien entreprendre, et que plu- sieurs de ses vaisseaux s'étaient perdus en mer.

A ce moment de l'année, la capitale de la Nouvelle- France offrait toujours le spectacle d'une extraordinaire activité et d'un grand mouvement d'affaires. Elle pre- nait " l'air d'une ville très commerçante et très agiotan- te, écrit Montcalm dans son journal". Du premier au vingt septembre, on rapportait aux bureaux du trésorier la monnaie de carte et les ordonnances, qui, à part les espèces, trop peu abondantes, constituaient le système monétaire de la colonie. La monnaie de carte, créée par l'intendant de Meulles, équivalait à nos billets de la Puissance du Canada. Mais, avec l'augmentation des dépenses publiques, l'intendant avait cru devoir recourir à un autre instrument d'échange. Et il avait émis, sous sa seule signature, des ordonnances portant un numéro d'ordre et l'indication de leur valeur nomi- nale, inscrite en chiffres et en écriture. Cartes et ordonnances avaient cours seulement dans les limites du

1 Montcalm écrivait à Lévis, avec une grande verdeur d'expression : " De vous à moi, et ne me citez pas ; tout le monde fait ici c... dans ses culottes pour Louisbourg ; pour moi, qui ne suis pas naturellement peureux, j'attendrai tranquillement les événements ". (Montcalm à Lévis, Québec , le 15 septembre 1757).

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Canada. Il fallait donc qu'elles fussent transformées en d'autres valeurs, pour les besoins du commerce d'im- portation et les relations financières entre la France et la colonie. Ainsi, tous les automnes, on venait présenter au trésorier les cartes et ordonnances que l'on avait en mains, et que l'on voulait convertir en papier com- mercial valable à l'extérieur. Le trésorier délivrait des bons pour une valeur correspondante. Cette opération préliminaire avait lieu du premier au vingt septembre. Puis, du premier au vingt octobre, ces bons étaient apportés aux bureaux de l'intendant, qui donnait en retour des lettres de change sur le trésorier de la ma- rine, en France. Et avec ces effets de commerce officiels, les négociants et les particuliers se voyaient en état de faire leurs remises dans la mère-patrie et d'y pourvoir à tous leurs paiements, placements ou achats. Jusqu'en 1753, ce système avait donné satisfaction. Mais alors, la déplorable condition des finances fran- çaises et l'augmentation constante des dépenses au Canada firent adopter par les ministres un moyen dila- toire, pour espacer et diviser le paiement des lettres de changes. Ils décidèrent de ne les solder qu'en trois termes. C'est à cette pratique que faisait allusion le passage suivant du journal de Montcalm : " L'inten- dant règle les termes des paiements. L'année passée elles étaient données payables d'année en année et par tiers. Cette année il les a données payables en trois ans, savoir : un quart en 1758; moitié en 1759; et un quart en 1760. Il a été porté au trésor treize mil- lions, trois cent mille livres ; il faut encore supposer au moins trois millions restant entre les mains des parti- culiers, compris un million de cartes, cent cinquante

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mille livres de billets de castor, huit cent mille livres d'espèces d'or et d'argent, ce qui fait aujourd'hui plus de dix-sept millions, deux cent mille livres, circulant dans un pays où, en 1730, il y avait à peine huit cent mille livres. D'où est donc provenue cette quantité d'argent répandue en si peu de temps ? Des dépenses énormes que le Eoi a faites dans la colonie. Du temps de M. Hocquart, lorsque les dépenses du Eoi montaient à deux millions, le ministre était embarrassé pour y faire face ; et l'on fut obligé une année de suspendre à cet effet le paiem'ent des rentes de l'Hôtel de Ville de Paris. Aujourd'hui, elles passent neuf millions et la cour n'en est plus étonnée. M. Bigot a su l'y accou- tumer ".

Peu de jours après l'arrivée de Montcalm à Québec, un vaisseau rochellois, la Nouvelle-Société, chargé de vins, d'eau-de-vie et de marchandises, fit naufrage à trois lieues de cette ville. Treize hommes de l'équipage furent noyés. Annonçant cette mauvaise nouvelle à Bourlamaque, le général ajoutait : " Il y a encore deux bâtiments en rivière. Dieu veuille que ce soit la Liberté" Ce navire désiré contenait des caisses attendues impa- tiemment par lui, et l'habillement de trois mille neuf cents hommes des troupes de terre. On espérait aussi qu'il apportait cinq cents quarts de farine, dont le secours aurait été inappréciable. " Mais, par une fata- lité sans exemple, lisons-nous dans le journal de Mont- calm, par ordre de la Cour, on l'a fait décharger sans que l'on puisse en pénétrer la raison. Le ministère aura pensé que ce bâtiment ne pouvant arriver qu'après la récolte, elle aurait été assez abondante pour suppléer à nos malheurs." Si tel avait été le motif des bureaux

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de la marine, ils avaient été bien mal avisés. Car la récolte au Canada était pire que médiocre. Dès le 24 août, Bigot écrivait à la cour : " Le Canada est fort heureux ; ses projets réussissent et il bat les Angolais de tous côtés ; mais il est malheureux dans ses récoltes. En voici une qui nous avait donné de grandes espé- rances et qui sera mauvaise. Il gèle et il pleut depuis quinze jours ou trois semaines. Les blés sont rouilles et échaudés." Tout cela faisait dire à Montcalm, dans une lettre à vis, le 25 septembre : " Nous allons être bien misérables pour le pain ; on parle de réduction à compter du 1er octobre." Le lendemain, il revenait encore sur ce grave sujet, et communiquait à son lieu- tenant les réflexions suivantes : " Les tristes circons- tances où nous sommes exigent de nous et de nos sol- dats de nous prêter à une grande réduction dans les vivres. Les bataillons qui seront dans les côtes conti- nueront à être nourris chez l'habitant. Comme l'habi- tant lui-même n'aura pas de superflu, il faudra que nos soldats se prêtent à vivre comme eux. Les bataillons et les troupes qui seront le plus à plaindre, seront celles destinées à tenir garnison dans les villes de Québec et de Montréal. Monsieur l'intendant vient de me démon- trer la triste situation de la colonie jusqu'à l'arrivée des secours de France. Tout ce qui habite Québec est réduit au quarteron, à commencer par moi ; les Acadiens qui sont sans ressources, sont réduits à la demi-livre, et nos soldats le seront, à commencer du 12 octobre, à une livre de pain, un quart de lard et quatre onces de pois." Cette terrible question des vivres était redevenue la grande préoccupation des chefs de la colonie dans l'au- tomne de 1757. Le marquis de Vaudreuil étant arrivé

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à Québec le 13 octobre, il réunit immédiatement en conseil MM. de Montcalm, Bigot, Péan et le munition- naire Cadet. L'intendant soumit un exposé de la situa- tion. Le munitionnaire n'avait que quinze cents quarts de farine ; les recherches sur la côte du sud ne produi- raient que deux mille quintaux ; le gouvernement de Montréal n'en pourrait fournir plus de six cents à celui de Québec. Il fut donc décidé qu'à commencer du V^ novem- bre le soldat recevrait la distribution suivante, tous les huit jours : une demi-livre de pain par jour et un quar- teron de pois, six livres de bœuf et deux livres de morue pour huit jours. En décembre on commencerait à don- ner du cheval, et on continuerait en janvier et février. On garderait le lard pour l'arrière-saison. Dans ce con- seil, Montcalm fit plusieurs propositions fort judicieu- ses ; par exemple, de disperser les soldats dans tous les villages il n'y en avait pas, et de faire le pain, qui serait ainsi moins blanc, mais plus abondant, avec le gruau et la plus grande partie du son II émit aussi l'avis que le gouverneur général, l'intendant et lui- même devaient donner l'exemple du retranchement des tables et de la frugalité, et se déclara déterminé à adopter cette ligne de conduite.^ Le lendemain de cette importante réunion, le général écrivait à Lévis : " Vous trouverez ci-joint, mon cher chevalier, une lettre osten- sible, et pour être communiquée aux lieutenants-colo- nels. Celle-ci est pour vous seul. J'ai ouvert hier l'avis du retranchement des tables. M. de Vaudreuil l'a adopté et a promis de donner l'exemple. Toute la

1 Journal de Montcalm, p. 309. 21

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colonie applaudit; l'intendant pas trop. Il aime le faste, et ce n'est pas le cas. J'ai été d'avis d'un seul service, conformément à l'article 16 de l'ordonnance. J'ai été d'avis qu'il ne fallait de tout l'hiver, ni bals, ni violons, ni fêtes, ni assemblées, J'ai donné, hier, mon dernier grand repas, j'avais nos puissances et cinq dames. Il a été splendide par le goût, la profusion et un double service d'entremets. J'aurai demain dix per- sonnes, avec un potage, quatre grosses entrées, une épaule de veau, une pièce d'entremets froid, le tout servi ensemble, le bouilli relevant la soupe. Et voilà mon plan fait pour tout l'hiver. Je vous exhorte, comme votre ami, à n'avoir qu'un groo dîner bourgeois, à un seul service, pour les officiers arrivant des quartiers; ni violons, ni bals, ni fêtes ". ^ Cette lettre faisait hon- neur à Montcalm. Il y tenait le langage d'un chef éclairé et d'un véritable patriote. La lettre " ostensible ", pour les lieutenants-colonels, que mentionnait le général, partait de la même inspiration. Voici comment elle débutait : *• Nous allons nous trouver, monsieur, dans les circonstances les plus critiques par le défaut de vivres. Nous manquons de pain cette année ; les moyens que l'on va prendre pour y suppléer nous feront manquer de viande la prochaine. Quelque difficultés que les troupes qui sont dans les côtes éprouvent pour vivre chez l'habitant, leurs soldats seront encore moins à plaindre que ceux qui seront en garnison dans les villes. Les temps vont être plus durs, à certains égards, qu'à Prague. Je suis en même t^mps persuadé que ce va être le beau moment de gloire pour les troupes de

1 Montcalm à Lévi», Québec, 14 octobre 1757.

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terre, sûr d'avance qu'elles seprêteront à toutavecle meil- leur ton, et que nous n'entendrons aucunes plaintes, ni jérémiades, sur la rareté des vivres, puisqu'il n'y a au- cun remède. Ainsi nous allons donner l'exemple de la frugalité nécessaire par le retranchement des tables et de la dépense, et qu'au lieu de se piquer de bonne chère, de dépenser et de régaler, comme fait l'officier français accoutumé à penser avec autant de noblesse que de géné- rosité, celui qui vivra, si j'ose le dire, le plus mesqui- nement, et qui par consommera le moins, donnera les marques les plus sûres de son amour pour la patrie, pour le service du Eoi, et sera digne des plus grands éloges ". Cet éloquent et généreux appel était bien de nature à raviver dans l'armée l'esprit de dévouement et de sacrifice.

Trois jours avant l'arrivée de M. de Vaudreuil, Mont- calm était allé faire une tournée d'inspection sur la côte nord, de Québec au Cap Tourmente, accompagné du pilote Pellegrin, de MM. de Montbeillard ^ et de Bou- gain ville. Il voulait constater comment la capitale pourrait être défendue de ce côté, en cas d'invasion. Il se convainquit qu'une batterie, érigée au Cap Tour- mente, rendrait extrêmement dangereux le passage à cet endroit d'une flotte anglaise, qui devrait inévitablement subir son feu pendant près d'un quart d'heure. Entre ce cap et Montmorency, il n'y avait pas d'endroit favo- rable à un débarquement. Le Sault était une infranchis- sable barrière. De la rivière Montmorency à Québec, une ligne de redoutes protégerait efficacement le rivage.

1 M. de Montbeillard, officier du corps royal d'artillerie, était arrivé au Canada le printemps précédent.

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Un ouvrage défensif à l'Hôpital général, et des lignes s'étendant de ce poste à la [Côte d'Abraham et à la Basse- Ville, mettraient Québec en état d'être défendu par trois ou quatre mille hommes. Le meilleur moyeu de protéger celte place était d'empêcher l'ennemi d'en approcher.

Un des objets du voyage de M. de Vaudreuil à Québec était le procès que la Cour avait ordonné de faire à MM. de Vergor et de Villeray, commandants des forts de Beauséjour et de Gaspareau, qu'ils avaient rendus aux Anglais en 1755. Us étaient accusés d'avoir manqué à leur devoir militaire, en ne faisant pas une défense suffisante et en compromettant l'honneur du drapeau. Il semble que l'accusation fût fondée, au moins quant à la capitulation de Beauséjour. Nous lisons dans un document important, intitulé Mémoire du Canada ^, les lignes suivantes : " Le fort de Beau-

1 Ce manuscrit que nous avons sous les yeux, est inédit. Cependant il nous offre à peu près le même texte que les fameux Mémoires sur les affaires du Canada, du sieur de C, publiés par la Société littéraire et historique de Québec en 1838. Mais il contient des variantes nombreuses et des addi- tions considérables. L'original de ce " Mémoire du Canada" esta la bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg. M. l'abbé Verreau en avait obtenu une copie par l'intermédiaire de lord Dutferin, lorsque cet ancien gouverneur du Canada, était ambassadeur d'Angleterre auprès du tzar. Et un prêtre fran- çais, résidant à Saint-Pétersbourg, en a fait dernièrement une autre copie, dont nous avons la bonne fortune de pouvoir nous servir, grâce à l'obligeance de M. l'abbé Lindswy, qui en est devenu le possesseur. Les détails que nous donnons ici au sujet du procès Vergor, sont empruntés au Mémoire du Canada, et ne se trouvent pas tous dans les Mémoires sur les affaires du Canada, du sieur de C, imprimés en 1838.

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séjour était susceptible de défense. M. de Vergor pou- vait en imposer à Monckton ; il ne s'agissait pour lui que de plus de prudence et de capacité... Il a reudu une place qu'il pouvait aisément faire sauter, l'ennemi en étant éloigné de soixante toises. Monckton désespérait de la prendre aussi vite ; mais dès qu'il sut ce que M. de Vergor faisait, et quelle était sa capacité, il ne voulut même pas exposer son monde, ni ne daigna tirer un seul coup de canon, sachant bien que quelques bombes suffisaient." D'après l'auteur du Mémoire que nous venons de citer, le procès contre M. de Vergor fut conduit de manière à faire acquitter sûrement ce der- nier. " M. de Vaudreuil, écrit-il, avait bien de la peine à le faire, étant gagné par les parents et amis de M. de Vergor, surtout par l'intendant. La Cour en lui réité- rant l'ordre, le mit dans la nécessité absolue d'obéir... Pour instruire ce procès, M. de Vaudreuil choisit l'offi- cier de la colonie le moins capable, et le plus aisé à per- suader de faire ce que l'on voudrait. Ce fut Blury de Sermonville, capitaine aide-major de Montréal, homme sans expérience, sans nulle connaissance, et enfin le moins eu état de conduire une telle procédure. M. de Villeray, impliqué dans ce procès, était bien capable de faire condamner M. de Vergor ; mais il n'avait point d'appui. Il présenta un mémoire toute la justice de sa cause était dans tout son jour. Ce mémoire attaquait M. de Vergor par les endroits les plus délicats, et, en l'admettant, il eût fallu juger autrement qu'on a fait. L'on fît pressentir à M. de Villeray que son sort dépen- dait de celui de M. de Vergor. On fit faire par lui un autre mémoire, et on changea par ce moyen la face de cette affaire. M. Blury de Sermonville interrogea M.

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de Vergor suivant la forme ; mais les réponses de ce dernier furent accommodées pour le plus grand avan- tage de son innocence. Les personnes que l'on choisit pour déposer furent gagnées ou avait intérêt à l'abso- lution de cet officier. On alla même jusqu'à déchirer ses réponses ; car on ne pouvait prendre trop de pré- cautions, son insuffisance et son peu d'esprit étaient à eux seuls capables de le faire condamner. "

Le conseil de guerre fut tenu les 22 et 24 octobre. Il était composé de M. de Vaudreuil, président ; de MM. Bigot, intendant ; de Longueuil, lieutenant de roi à Québec ; de Montreuil, aide-major-général ; de Trivio, commandant du bataillon de Berry, et lieute- nant-colonel ; de Noyelles, major des Trois-Eivières ; d'Aiguebelles, capitaine des grenadiers du régiment de Languedoc ; Dumas et Saint- Vincent, capitaines de la colonie ; de Sermonville, aide-major de Montréal, fai- sant fonctions de procureur du Roi. Montcalm avait refusé d'en faire partie. Dans une lettre à vis, datée du 24 octobre, il annonçait en ces termes le résultat du procès : " On a ce matin renvoyé absous Vergor et tous les officiers de Beauséjour, ordonné une continuation d'information contre Villeray, l'oncle de madame de Marillac. Il sera absous après-demain, l'information n'étant pas en état Entre nous, c'est des deux com- mandants le moins coupable ; mais on voulait le sacri- fier. Il a trouvé un avocat de ma connaissance ^ qui a donné une tournure et fait son mémoire... Les juges ont bien jugé suivant l'information ; mais entre

1 Tout probablement Bougainville, qui avait été reçu avocat au Parlement.

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nous, on s'est plus mal défendu qu'à Chouaguen et au fort George. C'est de Beauséjour que je parle, car pour Gaspareau le seul tort c'est de ne s'être pas retiré en le brûlant ; et vous, brûlez ma lettre ". M. deVilleray fut effectivement acquitté le 28 octobre.

Les mois de septembre et d'octobre étaient toujours pour Montcalm une époque de grande activité épisto- laire. Les vaisseaux du roi et les bâtiments de com- merce retournaient en France, et il fallait en profiter pour expédier les écritures avant la fin de la naviga- tion. Le général se mettait alors et mettait ses secré- taires aux travaux forcés. " J'ai écrit comme saint Augustin, disait-il un jour à Lévis, et j'ai tant travaillé que j'ai gagné mal à la gorge, hémorroïdes et clou à la joue... On court avec nos paquets et ceux de monsieur le général après les deux vaisseaux qui sont partis ce matin ; on les attrapera." Et ailleurs : " J'achève cette lettre qui a été, ce matin, interrompue vingt fois par des ennuyeux oisifs, qui trouvaient foit extraordinaire que je ne fusse pas visible, ayant eu à écrire par tri- plicata : neuf lettres au Paulmy, avec divers mémoires, dix au Moras, soixante et quinze, au moins, par dupli- cata, à des particuliers." On envoyait alors souvent let- tres et mémoires en duplicata ou triplicata, par des navires différents, afin d'être plus sûr qu'une copie au moins échapperait aux périls de l'Océan, plus grands, en temps de guerre, et parviendrait à son adresse.

A peine arrivé à Québec, en septembre 1757 ^ Mont- calm écrivait à madame de Saint- Véran : " Je suis ici, ma mère, depuis deux jours, accablé d'affaires de tout

1 Montcalm à madame de i<aint- Véran, 13 septembre 1757.

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genre et d'écritures dont la tête me bout, parce que deux vaisseaux de guerre, qui ne devaient partir que dans cinq ou six jours, partent demain. Ma santé est très bonne, quoique épuisée de travail; je voulais vous écrire fort longuement sur bien des choses, ce sera à la fin de la campagne... J'embrasse ma fille, la très chère, que j'aime tendrement, dont je suis fort occupé, et vous pouvez l'dssurer que je n'ai pas en vérité le temps de m'occuper des dames, quand même j'en aurais envie. J'ai reçu toutes les commissions de Montpellier, hors les saucissons ; j'ai perdu un tierr, des provisions de Bordeaux ; les Anglais les ont prises sur le Superbe, et j'ai raison de craindre pour tout ce qu'on m'envoie de Paris, à bord du vaisseau appelé : la Liberté. Je m'endette ici, baste ! que je vive, je ne m'en em- barrasse pas. Je vous aime tendrement, ma mère. " Nous avons vu plus haut que la Liberté arriva sans encombre. Montcalm faisait ici allusion aux envois qu'il avait mentionnés à sa femme dans sa lettre du 6 juillet, dont nous avons déjà donné des extraits. Il lui écrivait alors : " J'ai reçu, ma très chère, par la voie de MM. Gradis et compagnie le numéro 13 en date du 28 novembre, d'où je vois qu'il y a onze nu- méros en arrière, pris ou perdus, ou qui arriveront avec les paquets de la cour... Mes provisions de Montpellier et de Bordeaux ont été chargées sur plusieurs vaisseaux, tous sont arrivés ; le Robuste a essuyé un furieux com- bat et est rentré dans nos ports. Point de nouvelles du Superbe et de la Renommée, sur lesquels on aura chargé le reste. Voici d'avance le mémoire pour l'année

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prochaine... ^ J'adresse la première de cette lettre à ma mère. Il n'y a pas une heure dans la journée que je ne songe à vous, à elle et à mes enfants. J 'embrasse ma fille, je vous adore, ma très chère, ainsi que ma mère. Mille choses à mes sœurs, je n'ai pas le temps de leur écrire... Mille choses à nos curés. Mon moulin à huile me semble une bonne affaire, et cela m'a fait un grand plaisir, encore que Bougainville a trouvé que nous parlions beaucoup du moulin à huile ". Durant ses campagnes, Montcalm ne pouvait écrire aussi fréquemment ni aussi longuement qu'il l'aurait voulu. Quand la fin des opérations lui permettait de s'isoler un peu dans le travail de cabinet, il faisait une revue de sa correspondance. Ainsi nous voyons que, le 23 septembre 1757, il écrit à sa mère : " Je relis,

1 Nos lecteurs aimeront peut être à lire les curieux dé- tails de ce mémoire : " 200 livres de confiture ; 200 bouteilles de vin muscat ; 300 bouteilles de liqueurs ; 100 livres bonnes figues ; 100 livres passerilles ; 30 livres semoule ; je sup- prime le vermichelly et les macarons ; 2 barils anchois ; 2 barils olives ; 1 baril câpres ; 50 saucissons ; du drap gris pour six habits de domestiques et leurs culottes ; de l'écar- late, idem ; du galon petit bordé à l'ordinaire ; 3 caisses, et recommandé de les faire partir par trois vaisseaux différents, contenant chacune un sultan du plus simple (un sultan était un petit coussin rempli de parfums pour mettre au fond d'un cofitre à linge); Z portefeuilles piqués ; douze sachets ordinaires, qui coûtent 10 livres pièce; 4 dits de Portugal, qui coûtent 40 livres pièce, et de la graine de lavande parce qu'ensuite on en fait d'autre ici. Joignez-y une petite caisse avec quelques pots de pommade d'odeur dans chacune. S'il m'en arrive une je ferai un présent, et s'il m'en arrive trois j'en aurai trois à faire ; mais recommandez bien qu'on mette nommément ces trois caisses dans trois vaisseaux différents."

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ma mère, vos lettres et j'y réponds. Dans la lettre du 10 juin (1756) vous me parlez de la capitation. ^ Je n'en paie point comme maréchal de camp ; on n'en paie point dans les colonies, mais vous avez bien fait d'en- voyer à Saint- Laurens crainte qu'on ne la voulût reti- rer sur mes pensions. Je l'ai chargé de retirer mes pensions et je lui envoie pour obvier à tout des blancs- seings et des certificats de vie. Ecrivez-lui en et à M. Joly. 2 Mes appointements de colonel réformé, qui se paient de six mois en six mois, m'étaient dûs à mon départ de Paris, à commencer des six premiers mois de 1755; et ma pension de 2,000, échue au premier juin 1755, était en arrière ; l'ordonnance devait s'en déli- vrer en mai 1756. A la vérité j'avais laissé à payer : à Saint-Amand, tailleur, 1,900 livres : à Duc, tailleur, 2,400 livres ; à Santassou 800 livres ; 4,100. Au pre- mier janvier 1758, on devrait avoir retiré mes appointe- ments de colonel réformé de 1755 et 1756, ce qui ferait 4,000, sauf les 4 deniers pour livre. Deux années de pension, ce qui déduction pour livres fait 2,900 livres. Actuellement, s'il est mort un comman- deur depuis le 11 mars, cela me vaudra mille écus par

1 La capitation était une taxe par tête ; elle avait été établie durant la guerre de la ligue d'Augsbourg, en 1695. Abolie en 1698, elle reparut en 1701 et fut prolongée indéfi- niment en 1715. Montcalm expliquait à sa mère que cet impôt ne s'appliquait pas aux colonies ; et que, servant comme maréchal de camp au Canada, il ne devait pas s'y trouver soumis.

2 MM. Saint-Laurens et Joly étaient évidemment les chargés d'afifaires de Montcalm à Versailles et à Paris.

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an à faire retirer... ^ J'ai un grand désir si Dieu me prête vie, de changer mon cordon de couleur. L'am- bition naît avec les événements heureux. Sauvé Louis- bourg, ce qui ne dépend pas de moi. Je vous réponds de 1758, malgré la triste situation à cause du défaut de pain ".

On a naturellement parlé au père expatrié des enfants qui lui sont si chers, de la fille aînée, dont une toilette seyante a relevé la grâce ; du fils cadet, qui ressent une noble fierté en lisant dans les journaux le récit des

3 L'ordre de Saint-Louis avait été institué en 1693 par Louis XIV. Louis XV le confirma en 1719. A l'origine il comprenait 8 grands-croix et 24 commandeurs. Le nombre des chevaliers était indéterminé. Plus tard, sous Louis XVI, on porta à 40 le nombre des grands-croix et à 80 celui des commandeurs. Louis XIV avait doté cet ordre d'un re- venu de 300,000 livres. Les 8 grands-croix recevaient une pension de 6,000 livres chacun, les 24 commandeurs, une pension de 4,000 ou 3,000 livres ; et le reste de la dotation annuelle était réparti entre les chevaliers, par pensions de 2,000, de 1,500, de 1,000 et de 800 livres. {Grand Diction- naire, vol. 10, p. 722).

L'allusion faite ici par Montcalm signifie sans doute qu'à sa nomination au grade de commandeur de l'ordre de Saint- Louis, le 11 mars 1757, toutes les pensions de commandeur se trouvaient attribuées j et que la disparition d'un de ces dignitaires en rendrait une disponible, et lui vaudrait 3,000 livres de rente.

1 Le cordon des ordres était un ruban qui soutenait la croix, insigne de ces ordres. Les commandeurs de l'ordre de Saint-Louis c'était cette distinction que Montcalm venait de recevoir portaient un ruban rouge en écharpe, de l'épaule droite à la hanche gauche. Mais l'ordre du Saint-Esprit était supérieur à celui de Saint- Louis ; et le nombre des membres était beaucoup plus restreint. Le ruban ou cordon de cet

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exploits paternels. Et Montcalm répond: "La robe garnie de blonde doit lui bien faire, car elle est jolie. Le che- valier aime bien à lire la gazette ; je lui en sais gré."

Il a été aussi question, évidemment, du président Mole, cousin de madame de Montcalm, que l'on vou- drait plus empressé à appuyer de son crédit le général. Celui-ci prend la chose assez philosophiquement : " En tout M. Mole paraît indifférent. Je vais toujours mon train vis-à-vis de lui ; que je vive, j'espère n'avoir besoin que de moi. M. de Paulmy m'écrit d'amitié ! "

A Montpellier, Montcalm est si connu, on se réjouit, on s'enorgueillit de ses succès. M. de Saint- Priest, intendant de la province, fait son éloge public dans une séance des Etats : " Je sais bon gré de l'inté- rêt que Ton prend de moi à Montpellier, écrit Mont- calm. J'ai été très flatté de l'éloge de l'intendant aux Etats." Puis, passant à un sujet tout différent, il annonce le mariage de son secrétaire, qu'il a fait nommer garde- magasin, et demande si l'on ne pourrait pas lui en trouver un autre : " Un jeune homme qui saurait bien écrire me serait utile... M. Marcel ne me suffit pas car je suis accablé d'écritures. Si vous en connaissiez quel- qu'un, sage, beau caractère (c. a. d. belle main), à man- ger avec mes gens, envoyez-le, je lui donnerais bons

ordre était bleu L'ordre du Saint-Esprit avait été créé par

Henri III en 1578. Le nombre des clievaliers était de 100: 9 cardinaux ou prélats, portant le titre de chevaliers-com- mandeurs ; 87 commandeurs laïques ; et i grands-officiers, le chancelier, le prévôt-maître, le grand-trésorier et le secré- taire. Chaque commandeur recevait une pension de 1000 écus. Les commandeurs du Saint-Esprit étaient souvent dési- gnés sous le nom de " cordons-bleus." C'était un titre ardem- ment recherché.

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appointements et il finirait par faire fortune. Adressez- le au sieur Gradis, il me l'embarquera. J'ai été bien aise de l'écriture de mon fils que j'aime."

Les nouvelles de son cher domaine de Candiac sont toujours pour lui d'un vif intérêt : " Mon moulin à huile, écrit-il, les réparations du Vistre ^, autant de plasir que le cordon rouge." Certes, c'était beaucoup dire. La lettre continue ainsi, passant abruptement d'un sujet à un autre : " C'est joli de prendre des forts, pourvu que cela se soutienne, à la bonne heure. Ma santé est bonne, mais heureusement je suis avec des clous qui se guérissent, suite d'un sang allumé par la fatigue, je suis sûr que cela m'évitera une maladie... La conduite de mon fils bonne. Je voudrais qu'il ne fît pas cette cam- pagne. Mais si, comme disent les gazettes, M. de Mire- poix a une armée, il aura marché. Je vois que vous manquez d'argent et moi aussi. Les réparations néces- saires." Enfin Montcalm termine cette longue épitre par une description piquante de sa situation : " Mon rôle est unique; je suis un général en chef subordonné ; donnant le mot, ne me mêlant de rien dans certaines occasions, de tout dans d'autres : estimé, respecté, aimé, jaloux, haï, haut, simple, liant, difficile, poli, dévot, galant, etc., et bien désireux de la paix. J'embrasse la très chère ^."

Montcalm ne négligeait pas sa correspondance avec la belle-sœur du ministre de la marine, madame Hérault.

1 Le Vistre était un cours d'eau qui passait sur la pro- priété de Candiac, et faisait sans doute marcher le moulin. Il s'agissait évidemment de réparer une chaussée.

2 Montcalm à madame de Saint- Véran, Québec, 23 sep- tembre 1757.

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Le 13 septembre, il lui adressait les lignes suivantes : " Il part demain, madame, deux vaisseaux de guerre pour Louisbourg ; je les y voudrais déjà, et les deux bataillons de Berry que l'on nous a envoyés ici bien légèrement ; et je voudrais aussi être à ce Louisbourg, un officier principal puisse dire à la sœur du minis- tre de la marine que je n'ai foi ni au gouverneur, ni au commissaire, ni peut-être même à l'ingénieur si vanté ; je me confie en notre escadre. Ici on a tout l'été remué du canon, fait des travaux ; cela coûte. J'ai offert d'y venir passer huit jours, d'y envoyer le cheva- lier de Lévis, inutile. Mais aussi si le cas y échéait, je les attraperai; je me battrai en dehors et vigoureuse- ment, comme disait le maréchal de Maubourg à Rau- coux. Il me paraît cependant qu'une lettre de M. de Moras, mon cordon rouge, ont donné de la confiance pour moi ^. Cela durera-t-il ? Je n'en sais rien. Si monsieur de Moras écrit un mot, et que j'aie quelque lettre de lui approbative dont je puisse faire usage, il paraisse, comme dans celle de M. Paulmy, que j'ai dit beaucoup de bien des Canadiens et de frère Rigaud, cela ira bien. Il (Rcgaud) va être gouverneur de Mont- réal. Assurez monsieur de Moras qu'il a très bien fait. Cette place vaut onze à douze (mille livres). Il faut la laisser toujours aux officiers de la colonie. Mais ce doit être les colonnes d'Hercule, à moins de talents qu'on ne trouvera ni à frère Rigaud, ni à ceux qui le suivent,

1 Bougainville écrivait à madame Hérault, le 19 août : " Il semble que depuis que M. de Moras est en place, M. le marquis de Vaudreuil le traite (Montcalm) avec plus de con- sidération. Je ne parle que de l'extérieur. Puisse-t-il enfin le consulter et suivre ses avis ? "

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d'ici à quelques années. D'ailleurs de braves gens, bien courts de lumières. J'ai acquis la confiance des Canadiens et des sauvages au point d'en donner quel- que jalousie. Les gens en place me croient trop honnête homme, et assurément je ne cherche à rien pénétrer. Ah ! si je voulais ne pas faire de dettes ici, je le pour- rais. J'en serais peut-être plus aimé et je pourrais en dépenser davantage. Mais je ne changerai en rien de conduite. Je la crois bonne. Faisons bien la guerre. J'aime mieux que monsieur de Moras ou la vente d'une terre paie mes dettes, que d'être de la grande société. Brûlez ma lettre. J'ai très à me louer de M. Bigot. Il est homme d'esprit, travailleur, de la ressource, une dépense aussi noble que grande, il s'occupe bien de ses amis et de leur fortune. Je crois qu'il retournera en France riche, mais il sert bien le roi. Je n'ai pas encore reçu de lettres de M. de Moras. Dans celles que M. le marquis de Vaudreuil a reçues, il ne m'a pas paru qu'il y eût une seule ligne pour moi. Il en viendra apparemment. Ce n'est pas pour moi, c'est pour le public ; il ne faut pas que l'on puisse penser que je ne suis que l'homme du ministre de la guerre, il faut que l'on me croit aussi l'homme du ministre de la marine. D'ailleurs je suis zélé serviteur du roi et conséquem- ment de tous les deux, et vous pouvez assurer M. de Moras que je suis personnellement le sien. Assurez-le aussi que j'aurai toujours devant les yeux la nécessité de l'union, de la déférence, de la modération, de la patience, de se prêter aux circonstances, aux faiblesses de l'humanité, et à la diversité des caractères. En un mot, puisque j'ai entrepris une carrière épineuse, je veux l'achever comme je l'ai commencée en 1756, et

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soutenue en 1757. Je vous parle, madame, avec la liberté d'un soldat qui sait mal farder la vérité."

Dans cette lettre, Montcalm faisait pour la première fois allusion à ce qu'il appelait " la grande société ". C'est peut-être le moment d'expliquer ce que signifiait cette expression ; et ceci nous amènera à rechercher par quelle gradation passèrent les sentiments et les appré- ciations de Montcalm au sujet de l'intendant Bigot.

En 1757, le système de concussion et de rapine établi par ce haut fonctionnaire, ou organisé dans son entou- rage, atteignait son point culminant. François Bigot appartenait à une famille de robe ; son père et son grand-père avaient occupé des positions importantes au parlement de Bordeaux. Entré de bonne heure dans l'administration, il remplit les fonctions de commis- saire-ordonnateur à Louisbourg, de 1739 à 1745, de manière à provoquer des accusations sérieuses. En 1746 il fut nommé intendant de la flotte lors de l'expé- dition funeste du duc d'Anville. Et depuis 1748, il était intendant de la Nouvelle-France. Faire fortune le plus promptement possible, tel fut son grand objectif. Avide de plaisirs, joueur et dissolu, fastueux dans ses goûts et poussant l'amour du luxe jusqu'au plus in- croyable excès, il lui fallait faire vite beaucoup d'argent pour goûter et épuiser toutes les jouissances de la vie. Avec cela, intelligent, actif, travailleur au besoin, plein de ressources et d'adresse, il savait tourner les obstacles, et rendait de réels services dans les moments difficiles.

Dès son arrivée en Canada il avait fait illicitement le commerce, en société avec les sieurs Gradis, arma- teurs de Bordeaux, ainsi qu'avec le sieur Bréard, con- trôleur de la marine à Québec, qu'il avait intéressé dans

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ses négoces afin d'acheter sa complicité ! Et ces deux officiers du Roi s'étaient entendus pour le frauder. L'intendant escamotait d'abord les droits de douane, en faisant déclarer marchandises de Sa Majesté celles que son associé de Bordeaux expédiait ici. Il s'arrangeait ensuite pour que les magasins du Roi manquassent toujours des articles qui se trouvaient en abondance dans les cargaisons de Gradis, et il se les faisait offrir en vente par des prête -noms, racolés souvent dans ses bureaux ou ceux du contrôleur. Celui-ci vérifiait com- plaisamment les factures et marquait des prix fictifs. Enfin Bigot achetait ces marchandises pour le roi à un taux extravagant. Et les associés Gradis, Bréard et Bi- got empochaient les plantureux bénéfices. En quelques années, l'intendant réalisa ainsi des gains immenses.

Son exemple fut contagieux. Et l'on vit bientôt autour de lui, et sous son patronage réel, quoique non avoué, se grouper des spéculateurs dont les opérations audacieuses devinrent un scandale public, et soulevèrent l'animadversion générale. Trois hommes, de condition et d'aptitudes diverses, mais unis par l'amour du lucre, formèrent une sorte de triumvirat puissant, qui, grâce à son influence et à son absence de scrupules, réalisa des coups de filets gigantesques. Ils s'appelaient Desche- naux, Péan et Cadet.

Deschenaux était le secrétaire de Bigot. Fils d'un cordonnier de Québec, il apprit la lecture et l'écriture d'un notaire, en pension chez ses parents. Ayant fait de rapides progrès, il put obtenir une place dans les bureaux de M. Hocquart, alors intendant. Celui-ci lui reconnut des aptitudes et utilisa ses services. On dit 22

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cependant qu'il fît un jour à son sujet l'observation suivante : " Avec ce jeune homme il faut toujours aller bride en mains ; si on la lui lâche, on pourra bien en ressentir des effets funestes. " M. Bigot, moins circons- pect que son prédécesseur, fit nommer Deschenaux écrivain de marine et lui donna sa confiance. Celui-ci, obséquieux, assidu, travailleur, acquit une parfaite connaissance de l'administration, et sut se rendre néces- saire. Voyant à sa portée mainte occasion de s'enrichir, il résolut de n'en manquer aucune, car il aimait l'argent au point de dire " qu'il en prendrait jusque sur les autels ". ^

Dans l'exercice de ses fonctions il avait connu Cadet, fils d'un boucher, et devenu boucher lui-même, après avoir gardé les animaux d'un habitant de Charlesbourg. Sans instruction ni éducation. Cadet avait cependant le génie du négoce. Il gagna quelque argent dans son métier, et se lança dans les trafics. Puis il obtint la fourniture de la viande pour les troupes. Son habileté, son entente des affaires, attirèrent l'attention de Des- chenaux, qui se lia avec lui d'intérêts. " Il n'y avait que rudesse dans les mœurs de cet homme, dit un mé- moire du temps ; mais il était en même temps généreux et prodigue à l'excès ".

Le troisième triumvir, et non le moindre, était Hu- gues Péan, sieur de Livaudière, fils d'un ancien aide- major de Québec. Il avait lui-même obtenu ce grade, malgré des plaintes faites contre lui, avant l'arrivée au pays du gouverneur de la Jonquière. Son protecteur fut l'intendant Bigot. " Toutes ses qualités consistaient

1 Mémoires du sieur de C, p. 64 j Mémoire du Canada.

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dans les charmes de sa femme, " dit le Mémoire que nous avons déjà cité. " Il était plutôt commerçant, n'ayant aucune des qualités du soldat. La femme ^ qu'il avait épousée était jeune, pleine d'esprit,d'un carac- tère doux et affable, aimant à obliger. Son air amu* sant fixa le cœur de l'intendant, plus que sa beauté, car elle n'avait que de l'éclat. Ce n'était même pas à elle que l'intendant s'était attaché, à son arrivée. L'indifférence de quelques beautés ou la mauvaise hu- meur des maris l'avait obligé de se rejeter sur elle. Mais ayant su qu'on drapait ses amours, il déclara qu'il lui ferait tant de bien qu'on envierait sa fortune. C'est effectivement ce qui arriva ^." On rapporte que, comme début. Bigot fit gagner au mari complaisant cent cinquante mille livres. Il le chargea d'une levée considérable de blé, pour le service du roi, et lui avança sur le trésor l'argent nécessaire. Achetant au comptant, Péan obtint le blé à un bon marché exceptionnel. Puis l'intendant fixa par ordonnance suivant la cou- tume abusive de l'époque le prix de cette denrée à un chiffre beaucoup plus élevé, et Péan, la reven- dant au roi suivant le taux de l'ordonnance, réalisa

1 C'était la célèbre Angélique des Meloises, fille d'un offi- cier de la colonie.

2 Mémoire du Canada, Nous signalons ici une variante assez marquée entre le texte de ce document et celui des Mémoires du sieur de C. Il y en a d'autres. Quand ces der- niers nous paraissent plus précis ou plus complets, nous les citons. Quand l'autre mémoire, que nous désignons sous le simple titre de Mémoire du Canada, nous semble offrir une meilleure version, ou des détails inédits, nous lui donnons la préférence.

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sans bourse délier un bénéfice exorbitant ^. La liaison de Bigot avec madame Péan était chose publique. Ce petit Louis XV avait sa Pompadour. ** Il allait régulièrement chez elle passer ses soirées. Elle s'é- tait fait une cour de personnes de son caractère, ou approchant, qui, par leurs égards, méritèrent sa protec- tion, et firent des fortunes immenses ; en sorte que ceux qui, dans la suite, eurent besoin d'être avancés ou d'avoir des emplois, ne purent les obtenir que par son canal : domestiques, laquais, et gens de rien furent faits garde-magasins dans les postes. Leur igQorance et leur bassesse ne furent point un obstacle ; en un mot les emplois furent donnés à qui elle voulut, sans dis- tinction, et sa recommandation valut autant que le plus grand mérite. Aussi bientôt les finances se sentirent de l'avidité de tous ces gens, et le peuple gémit soîis leur pouvoir arbitraire " '-.

L'influence redoutable dont jouissait ce triumvirat lui permit de s'emparer du commerce, et de pratiquer avec un succès désastreux pour le peuple l'accapare- ment des denrées. Cadet était l'homme d'action et d'exécution. Pendant que les deux autres lui assuraient le bon vouloir et la protection souveraine de l'inten- dant, il parcourait le pays, achetait des farines, du blé, des bœufs, puis faisait des ventes lucratives pour les postes et la subsistance des garnisons. Péan possédait à Saint-Michel, sur la rive sud du fleuve, à quelques lieues en bas de Québec, une seigneurie il y avait un moulin, auprès duquel il fit construire de vastes

1 Mémoires du sieur de C, p. 65. 2— Ibid, p. 62.

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hangars. Les vaisseaux frétés par Cadet allaient y prendre des chargements de denrées, dont une ordon- nance avait interdit l'exportation, et que, malgré cette défense, les associés expédiaient à l'étranger, en s'effor- çant de dérober cette manœuvre au peuple. Celui-ci, en effet, ressentait durement les effets de ce système. Au lieu de lever seulement la quantité de blé requise pour l'approvisionnement des forts, Cadet forçait les habitants à lui en livrer des quantités beaucoup plus considé- rables, afin d'alimenter son commerce d'exportation. Bientôt, rapporte un écrivain contemporain, on " fut réduit à s'arracher le pain à la porte des boulangers. Les mères au désespoir de ne pouvoir en donner à leurs enfants, coururent chez M. Bigot pour implorer son secours et le supplier d'interposer son autorité. Mais en vain ; il daignait à peine les écouter. De son côté, l'habitant taxé au delà de ses forces se présentait inu- tilement pour faire des représentations. On le faisait parler au secrétaire (Deschenaux), qui commençait par le maltraiter et le menacer de le faire mettre en prison. S'il persistait à vouloir parler à la personne même de l'intendant, on allait prévenir celui-ci, qui, d'intelligence avec ses subalternes, le menaçait encore plus fort, de telle sorte qu'il n'y avait aucun moyen de se faire faire justice. Tant de mauvais traitements de part et d'au- tre avaient réduit l'habitant à une extrême misère ; car quoique les dépenses du Koi augmentaient, l'argent ne restait que dans certaines bourses. L'intendant lui- même était de plusieurs sociétés, tant dans les pays d'en haut que dans les fournitures des magasins ". ^

1 Mémoire du Canada.

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Les associés, que le public s'habitua à désigner sous le nom de *' la grande société," parvinrent aussi à mettre la main sur tout le grand commerce. Une maison spa- cieuse fut construite, tout près de l'intendance, sur un emplacement appartenant au roi. On y établit de vastes magasins, auxquels fut préposé un nommé Cla- very, jusque commis du sieur Estèbe, garde-magasin du roi à Québec. On y fit la vente au détail pour la forme. Mais l'objet réel était de tenir dans cette espèce d'entrepôt toutes les marchandises habituellement re- quises pour les magasins du roi. Et, suivant le mémo- rialiste dont le témoignage accablant ne peut être ignoré par l'histoire, voici comment les choses se pas- saient. L'intendant, devant informer tous les ans la cour de ce dont on aurait besoin l'année suivante, dres- sait à dessein une liste très incomplète. De là, pénurie inévitable dans les magasins du roi. Mais celui de la grande société contenait toujours, par le plus intelli- gent des hasards, ce qui manquait à ceux-là. Et alors, le sieur Bigot y achetait tout ce qu'il fallait pour sup- pléer à l'insuffisance des envois d'outre-mer. Et cela à l'exclusion des autres négociants, réduits à un pauvre commerce de détail. Le public perça bientôt à jour le manège des affidés, et baptisa l'établissement privilégié du nom expressif de *' la Friponne." C'était la conti- nuation de la manœuvre pratiquée par MM. Bigot et Bréard, et l'on put présumer sans injustice qu'ils avaient part aux opérations dont la réussite eût été impossi- ble sans eux.

Québec ne devait pas avoir le monopole de ces rapines. M. Varin, commissaire-ordonnateur à Mont- réal, y organisa lui aussi son petit système de commerce

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illicite et de péculat. en France, de basse extrac- tion, petit de taille et d'une physionomie peu attrayante, il était, suivant la chronique de Tépoque, menteur, capricieux, arrogant, opiniâtre et libertin. Mais on lui reconnaissait de l'esprit, une grande capacité de travail et des aptitudes financières. Désireux de s'enrichir promptement, comme les accapareurs québecquois, il fit main basse sur les fournitures des postes au-dessus de Montréal ; et, pour ne pas se compromettre personnel- lement, il s'associa le sieur Martel, garde-magasin en cette ville, fils d'un ancien marchand de Port-Koyal. Ce dernier avait trois frères, qui, grâce à des protections, avaient tous obtenu des positions lucratives. Varin et Martel équipèrent des canots et firent de grandes affaires. Imitant ce qui s'était passé à Québec, ils mono- polisèrent le commerce en ouvrant un magasin qui fut aussi appelé " la Friponne," et qu'ils confièrent au sieur Pénisseault. Celui-ci était un homme entreprenant et actif, habile à conduire les entreprises, et capables d'en diriger plusieurs ensemble. Sa réputation était suspecte, et l'on affirmait qu'il avait quitté la France à la suite d'affaires plus ou moins incorrectes. Il avait épousé à Montréal, en 175 ^ Marie-Marguerite Lemoyne de Martigny, très jolie personne, instruite, spirituelle.femme du monde, mais tout-à-fait dix-huitième siècle de prin- cipes et de morale. M. Péan, disaient les nouvellistes de salon, était du dernier bien avec elle. Cependant il vit pâlir son étoile devant celle du chevalier de Lévis, à qui d'ailleurs il céda fort galamment la place. Hélas ! en cette fin de régime, les mœurs de Paris et de Versailles se reflétaient dans celles de Montréal et de Québec. L'état de choses que nous venons de décrire, d'après

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les documents de l'époque, durait depuis quelque temps, lorsque les exploiteurs de la Nouvelle-France s'avisè- rent d'un nouveau moyen de voler l'Etat. Ils s'arran- gèrent de façon à faire paraître désirable et urgente la nomination d'un munitionnaire général. Pressé par la disette, l'intendant avait fait acheter tout le riz qu'il avait pu trouver dans la colonie, afin de le distribuer à meilleur marché qu'il ne coûtait, ce qui entraînait une perte assez lourde pour le trésor. Kendant compte de cette dépense au ministre, M. Bigot en profita pour exposer que l'on éviterait les opérations de ce genre, et l'épuisement des denrées de la colonie, si l'on substi- tuait le système de l'entreprise à celui de la régie pour les fournitures, " au moyen d'un munitionnaire, qui étant obligé de faire venir les munitions de France laisserait à la colonie sa subsistance et ses besoins ". La Cour agréa ce plan nouveau ; l'intendant proposa le sieur Cadet, et, dans l'automne de 1756, un marché fut conclu avec ce dernier. Montcalm le mentionnait dans son journal, sans paraître alors y trouver beaucoup à redire : " Le Roi, écrivait-il, trouvant que la régie de ses vivres lui coûtait cher, a jugé à propos d'établir qu'elle se ferait par entreprise. Il a été passé un traité au sieur Cadet et compagnie, pour que ce muni- tionnaire général fournisse tant aux troupes de terre que de la colonie, Canadiens et sauvages, employés à la guerre, les rations de pain, bœuf, lard, pois, vin et eau- de-vie. Ce traité doit avoir son exécution à commen- cer du 1er janvier 1757 pour ce qui sera en garnison ou quartiers des trois villes de Québec, Montréal, Trois- Rivières, ou dans les côtes, et à commencer du 1er juil- let pour les troupes qui seront campées ou dans les forts,

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depuis celui de Carillon jusqu'au fort Duquesne, et dans TAcadie si le cas y échéait. C'est la première fois qu'il y a eu pareille manutention en Canada ". ^

Joseph Cadet, ancien gardien d'animaux, devint donc munitionnaire général du roi de France, " et l'on fut étonné de voir cet homme passer du couteau à l'épée ". Il demanda, dès son entrée en fonction, une avance d'un million de livres, pour exécuter son contrat ; et ce million lui fut payé sans retard. Puis l'intendant en- voya dans les postes une circulaire enjoignant aux gardes-magasins de remettre au munitionnaire ou à ses employés, par inventaires, les approvisionnements qui s'y trouvaient. Devenu maître de toutes les fourni- tures de vivres pour les troupes de terre et de la colonie, ainsi que pour les miliciens et les sauvages en expédi- tion, Cadet s'entoura d'une nuée d'employés et de com- mis préposés aux levées des denrées, aux transports et à la distribution. Leur nombre et leurs appointements furent pour le public un objet de surprise. Dans le gouvernement de Québec le tout puissant munition- naire se choisit comme premier lieutenant un nommé Corpron, " homme de néant," ^ congédié pour coquineries par plusieurs marchands, mais intelligent et apte aux

1 Journal de Montcalm, p. 12S, Il écrivait au ministre de la guerre, sur le même sujet, le 24 avril 1757 : " La manu- tention des vivres et des hôpitaux en campagne a été jusqu'à présent au Canada en régie. On vient de les donner en entre- prise, comme en France. Quoique ce soient les régisseurs qui soient devenus entrepreneurs, je pense que cette dernière forme sera plus avantageuse au service du roi et plus écono- mique."

2 Mémoires du Sieur de C, p. 86.

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affaires. Il fit fortune au service de Cadet. A Mont- réal, celui-ci confia le même poste au sieur Pénisseault, déjà nommé, et lui adjoignit un bossu, Maurin, sinistre de figure et malfaisant d'esprit, habile au trafic, cupide, et à la fois généreux par ostentation. " Il ne pouvait choisir," écrit le terrible annaliste dont la plume cruelle a marqué toutes ces figures d'un indélébile stigmate, " deux personnes qui se concilieraient mieux et qui em- ploieraient plus de moyens et de détours qu'eux; aussi on ne vit voler et en donner l'exemple plus impuné- ment, et ouir ou plutôt triompher de la misère publi- que, avec plus de faste et d'arrogance qu'ils le firent". ^ Il y avait une autre source de bénéfices à laquelle la " grande société " ne pouvait manquer de prétendre : c'était le détail de l'équipement des troupes et des milices. L'intendant en chargea Péan, à titre d'aida- major, avec l'acquiescement de Vaudreuil. Et ainsi ce groupe d'hommes de proie accapara tous les marchés, concentra tous les négoces, exerça tous les patronages, vola le roi dans des proportions grandioses, et saigna à blanc, pendant quatre ans, le peuple infortuné de la Nouvelle-France. Il faudrait presque un livre à part pour exposer le détail de leurs rapines et de leurs fan- tastiques déprédations. Les Mémoires du Sieur de G. nous en font un tel tableau qu'on est porté à douter de leur véracité parfaite, d'autant plus que leur auteur inconnu se montre parfois injuste et partial dans ses jugements et ses implacables critiques. Mais les faits qu'il dénonce ont été pour la plupart établis ^ devant un

1 Mémoires du sieur de C, p. 87.

2 Jugement rendu souverainement dans Va faire du Canada ; Procès de Bigot, Cadet, et autres j requêtes du Procureur- Gêné-

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tribunal, après une information minutieuse et de longs débats juridiques. Nous aurons à faire ailleurs ^ l'his- toire précise et douloureuse de cette orgie de scandales, de pillage et de concussions, dont furent assombris les derniers jours de la Nouvelle-France. Mais, dans cette vie du héros dont la vaillance les illumina d'un reflet glorieux, ce récit serait un hors d'œuvre. Qu'il nous suffise de signaler certaines constatations ressortant de l'arrêt rendu à Paris, en 1763, contre Bigot et ses com- plices, et des réquisitoires du procureur du roi. On y voit proclamé qu'il existait entre l'intendant, Péan, Bréard, Varin et Cadet, des pactes illégitimes d'où résul- tèrent des monopoles et des prévarications sans nom- bre ; qu'ils enflaient les mémoires et faisaient de dou- bles emplois de rations, lesquels, bien que faux, étaient payés comme fidèles ; que les gains faits par eux, à l'aide de ces faux et de bien d'autres malversations, s'élevèrent quelquefois à 250 pour 100 ; que Cadet et ses commis, Pénisseault, Maurin et Corpron gagnèrent en 1767 et 1758, 12 millions sur une fourniture mon- tant à 11 millions seulement de prix d'achat; que Cadet, en 1757 et 1758, gagna 11 millions et demi, pour la seule partie des vivres, sur des fournitures d'une valeur de 23 à 24 millions ; que Cadet acheta pour

rai; Mémoire pour François Bigot, Qic. La bibliothèque de la Société littéraire et historique de Québec contient une excel- lente collection de ces pièces importantes, réunies en cinq volumes in-quarto.

1 L'auteur fera cet historique, aussi complet qu'il lui sera possible, lorsqu'il étudiera la carrière de Bigot, dans le troi- sième volume de V Histoire des Intendants de la Nouvelle- France, qu'il se propose de publier si Dieu lui prête vie.

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8,000,000 de livres le Britannia, vaisseau anglais cap- turé, et fit un profit de 1,000,000 sur les marchandises qui en formaient la cargaison ; que, sous prétexte d'ap- provisionner de vivres et de marchandises les différents forts du pays, on paraissait y faire des transports consi- dérables qui n'existaient que sur le papier ou qui se réduisaient à peu de chose, et que les frais de ces transports fictifs étaient acquis aux monopoleurs ; qu'on faisait payer au roi triple ration pour des vivres non fournis, tandis que le soldat manquait du nécessaire ; que parfois des marchandises d'Europe, apportées pour le compte du roi, étaient veniues au munitionnaire, qui les revendait ensuite au roi à un prix plus élevé, et que, de cette manière, le munitioanaire acheta un jour, pour 600,000 livres, des marchandises du roi, à qui il les revendit 1,400,000 livres, etc., etc. ^

Montcalm ne connut pas d'un seul coup les infa- mies qui se commettaient, au détriment de l'Etat, dans l'administration canadienne. Il ne s'en rendit compte que graduellement. Au début de son séjour dans la colonie, il parut plutôt favorablement impres- sionné par Bigot, dont il fut à même d'apprécier les talents, l'activité, la fertilité de ressources. " On ne peut avoir plus d'activité ni plus d'expédition dans son travail que cet intendant ", disait-il alors. " Il sert bien le roi ", écrivait-il subséquemment dans une lettre confidentielle que nous avons citée plus haut. Montcalm rendait également justice aux qualités de

1 Jugement rendu souverainement, et eti dernier ressort dans V Affaire du Canada, 10 décembre 1763, etc., Dussieuz, p. 168.

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Péan. " De tout ce qui se mêle du gouvernement, confiait-il à Lévis, Péan est le plus sensé. Poli, hon- nête, obligeant, bon usage de son bien ; la tête ne lui tourne pas. Il saisira un bon avis que vous ou moi ouvrirons, et le fera passer s'il peut ". Il n'était donc pas préjugé contre ces fonctionnaires. Mais peu à peu sa clairvoyance lui fit découvrir les incroyables abus dont nous avons donné une esquisse. Nous lisons dans une lettre écrite par lui au ministre au commencement de novembre 1757 : " Vous aurez vu le détail exact de notre misère. S'il faut en croire la Basse- Ville, (c'est ainsi qu'on nomme la partie de Québec habitée par les commerçants), le munitionnaire ou sa compa- gnie a trop compté sur une abondante récolte, n'a songé qu'à profiter de l'exemption des frais pour faire venir plus de vin et d'eau-de-vie que de farine (il y a plus à gagner sur l'un que sur l'autre). Il n'avait pas calculé qu'en pleine paix les terres bien cultivées n'ont jamais produit, au delà du nécessaire des habitants, que 120,- 000 minots]; l'augmentation des bouches à nourrir, troupes de terre, troupes de la marine doublées, sau- vages des pays d'en haut. Canadiens qui vont à la guerre, Acadiens réfugiés, il faut estimer la consomma- tion à plus de 144,000 minots sur le pied de 12,000 personnes. Couvrons cette matière d'un voile épais. Elle intéresserait peut-être les premières têtes d'ici. Si vous connaissiez M. de Gournay, intendant du com- merce, je conclus de ce qu'il m'a dit à Paris avant mon départ qu'il est instruit de ce que je ne veux pas croire ; d'ailleurs, j'ai à me louer des personnes que l'on

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y croit intéressées ^." Evidemment, Montcalm faisait ici allusion à Bigot et à Péan.

L'excès du mal devait finir par le forcer à sortir de sa réserve et à faire entendre l'éloquente protestation d'une conscience honnête, contre la corruption et la cupidité insatiable qui, au milieu du péril public, équi- valaient à la trahison et au crime de lèse-patrie.

Dans cette lettre du 4 novembre 1757, que nous venons de citer, Montcalm peignait encore en quelques jolis coups de pinceau sa situation personnelle. " Ma position, écrivait-il, est ici toujours la même vis-à-vis des personnes en place, plus estimé qu'aimé : très à me louer du peuple, des troupes de la colonie, des nôtres et des sauvages dont j'ai toujours la confiance. Mon géné- ral en a pour moi une intermittente, elle suit le besoin ; n'importe, je m'estime heureux qu'il en ait, j'y réponds et je vais toujours au devant... Pour moi je demande dès la paix mon retour." Deux jours après, Montcalm écrivait dans son journal : " Les derniers bâtiments partent aujourd'hui pour la France avec les dépêches pour la Cour à bord des navires les DeiLX Frères^ le Diamant, la Sauvage et le Chouaguen" Et mainte- nant, pendant de longs mois, l'échange de correspon- dances allait être interrompu entre la France d'Europe et la France d'Amérique.

1 Montcalm au ministre de la guerre, 4 novembre 1757; Archives de la guerre.

CHAPITRE XI

Séjour de Montcalm â Québec. Sa résidence, rue des Kem- parts. Ses relations. Les familles de la Naudière

et Marin. Madame de Beaubassin. L'hôtel Péan

Les réceptions de Bigot. Montcalm rédige pour Lévis une chronique québecquoise Jeu effréné chez l'inten- dant. — Les défenses de Montcalm Le carnaval de 1758. Les folies mondaines et la misère pubique. Peuple et troupes à la ration. Le régime du cheval. Commen- cement de mutinerie à Montréal Mort de M. de Vil-

liers. Retour de Montcalm à Montréal Son train de

vie. Sa correspondance. Le printemps de 1758. La

famine conjurée par l'arrivée des vaisseaux.

En reprenant contact avec Québec, au mois de sep- tembre 1757, Montcalm, sans trop vouloir le déclarer, semblait avoir résolu d'y demeurer plus longtemps que les années précédentes. Le 23 septembre, il écrivait à Bourlamaque : " Je pourrais bien, de vous à inoi, et je vous prie de ne pas le dire, rester ici jusqu'au carême, à moins d'une volonté à ce contraire de la part du mar- quis de Vaudreuil ". Et le lendemain, il faisait à Lévis la même confidence : " Sachez de la Eoche, ^ si dans le cas, dont je vous prie de ne pas parler, (où) je me pro- longerais jusqu'au carême, il serait bien aise de venir ici ". Dans la prévision d'un séjour de plusieurs mois, il s'était trouvé une résidence fort à son gré. M. Des- chenaux, secrétaire de l'intendant, possédait sur la rue

1 M. de la Rochebeaucour, aide de camp de Montcalm»

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des Remparts une maison divisée en deux logements, dont il occupait l'un. ^ M. de Montcalm loua l'autre et s'y installa avec ses gens. il recevait la société québecquoise, il lisait, il pensait, il travaillait à des plans de campagne et à des projets de défense, il écri- yait aux ministres, à ses amis et à sa famille. Cette vie lui était agréable. " Je crois que je me plais à Québec ", confiait-il à Lévis ; et ailleurs : " Je me trouve bien ici, c'est une capitale ". ^ Plusieurs maisons se partageaient ses attentions et ses visites.

1 Voici à ce sujet deux extraits de lettres de Montcalm à Bourlamaque : " Je vous prie de voir un peu, avec M. Des- chenaux, de quelle façon il faudrait établir la communication entre les deux appartements, quoiqu'il ait habité cette mai- son. Je ne suis pas en état de décider encore, et je m'en rapporte bien à l'arrangement que vous croirez qu'il faudra prendre... Au reste, quand une fois je serai maître en entier de cettemaison, et que M. Deschenaux ne V habitera plus, je ne sais qui est-ce qui la gardera en mon absence. Il faudrait que j'y eusse un concierge, y loger quelqu'un ". " Je trouve que je serai à Québec trop bien et trop grandement logé ; je souscris à votre arrangement pour ma maison, mieux que je ne l'aurais fait, car je n'y entends rien,et je joins à cette lettre une pour M. Deschenaux tout ouverte " (Montcalm à Bour- lamaque, 9 avril et 4 mai 1758). Les passages mis par nous en italiques dans ces extraits indiquentclairement que Montcalm avait déjà occupé une partie de cette maison, dont l'autre partie était habitée par M. Deschenaux. Une étude des titres prouve qu'elle était située sur l'emplacement de celle qui porte maintenant le numéro 49, rue des Remparts. (Voir l'aticle intitulé : La Maison de Montcalm, par M. Philippe- Baby Casgrain, dans le Bulletin des Recherches Historiques^ vol. VIIT, p. 225). Une partie des fondations et des caves sont les mêmes que celles du temps de Montcalm. 2 Lettres de Lévis, pp. 58, 59.

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Il prenait souvent le chemin de la rue du Parloir, impasse située en haut de la Côte la Montagae, qui contenait deux résidences seulement, celle de mon- sieur de la Naudière, et celle de M. Marin ^. Madame de la Naudière était une des plus belles personnes de Québec ; Montcalm l'admirait beaucoup ^ et avait pour son mari une sincère estime. " C'est le meilleur de mes amis, écrivait-il à Bourlamaque," Durant ses séjours à Québec, il passa bien des soirées agréables dans ce salon hospitalier on lui faisait fête. Il y rencontrait madame de Beaubassin, cousine de madame de la Naudière,

1 Joseph de la Margue, sieur de Marin. Il avait épousé Charlotte-Fleury de la Gorgendière. Nous avons déjà dit que la rue du Parloir était située à l'endroit se trouve inainte- n-înt la cour d'entrée de l'évêché de Québec, lequel fut cons- truit en 1844 surl'emplaceaient des deux maisons dont il est ici question. (Voir V Histoire de Véoêché de Québec, par Mgr Henri Têtu, pp. 112 et suivantes).

2 En septembre 1757, Montcalm fut parrain d'un enfant

du chirurgien Arnoux, avec madame de la Naudière comme marraine. Il écrivait à ce propos : " J'avais résolu de ne jamais tenir d'enfant au baptême, après l'honneur d'en avoir tenu un avec madame la marquise de Vaudreuil, cependant Arnoux m'y force avec madame de la Naudière pour com- mère." {Lettres de Montcalm, p. 59;.

3 François Jarret de Verchères avait eu, de son mariage avec Marie Perrot, entre autres enfants, Madeleine, l'héroïne si célèbre, qui avait épousé Pierre Tardieu de la Naudière, seigneur de la Pérade, et Jean Jarret de Verchères, qui s'était marié à Madeleine d'Ailleboust. M. Charles- François de la Naudière, fils de madame de la Pérade, avait épousé Louise- Geneviève de Boishébert, et c'était eux que visitait Montcalm. Et Catherine de Verchères, fille de Jean Jarret de Verchères, avait épousé Pierre Hertel de Beaubassin. Mesdames de la Naudière et de Beaubassin étaient donc cousines germaines par alliance. 23

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dont il appréciait vivement les charmes et la conver- sation, et à laquelle il portait des attentions très mar- quées. Il allait aussi chez les Marin, à qui il témoignait une considération particulière. Il tenait Marin pour " un très brave et bon officier ^, " et trouvait à madame Marin de l'amabilité et de l'esprit. Une autre famille oii Ton pouvait encore le rencontrer était celle de Saint- Ours. M. de Saint-Ours, un des meilleurs capitaines de la colonie, avait épousé une sœur de madame de la Naudière.

Nous aimerions à clore ici la nomenclature des mai- sons fréquentait Montcalm. Mais nous devons ajou- ter à cette liste celle de la fameuse madame Péan. Péan étant aide-major de Québec, on conçoit que le général ne pouvait se dispenser de paraître chez lui quelquefois. Mais l'assiduité n'était pas requise, et cependant il paraît bien qu'elle existait. " J'alterne entre elle (madame de la Naudière) et madame Péan," écrivait Montcalm à Lévis, le 24 septem"bre 1757. Et encore : " Il faut convenir qu'il y a bonne compagnie ici, et plus de ressources qu'à Montréal pour les soirées. Nous avons deux bonnes maisons : l'hôtel Péan et madame de la Naudière, de loin en loin l'évêque, et par- fois ma chambre, l'intendant deux jours par semaine. Voilà ma vie." En 1759 la note s'accentuera davantage : " Je suis beaucoup plus cette année de la cour de madame Péan ; cela prouve le désœuvrement." Mont- calm, en ajoutant cette réflexion, sentait probablement le besoin de s'excuser au sujet de ses relations sociales avec des gens qu'il n'estimait pas. Mais son confident

1 Lettres de Bourlamaque, p. 275.

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Lévis, à qui souvent il " développait ses faiblesses et les replis de son cœur," ne pouvait être qu'indulgent, lui qui passait sa vie chez madame Pénisseault, et qui rencontrait fréquemment chez elle des compagnies fort mélangées ^. Tout cela démontrait que l'inaction forcée et les loisirs des longs hivers exerçaient une malsaine influence. Montcalm s'en rendait compte, et, après une de ces saisons mondaines il avait été mécontent de lui-même sous bien des rapports, il se jugeait avec une sévère loyauté ; " On se divertit, on ne songe à rien, tout va et ira au diable."

C'était peut-être au sortir d'une soirée chez l'inten- dant, qu'il écrivait ces lignes moroses. Car, nous l'avons vu plus haut, il acceptait assez souvent les invitations au Palais. Toujours fastueux et avide de plaisirs. Bigot ne le fut peut-être jamais davantage que durant cet hiver de 1757-58. Presque chaque soir, ses salons, magnifiquement illuminés, se remplissaient de dames élégamment parées et d'officiers aux brillants uniformes. On y faisait parfois de la musique, on y dansait souvent, on y jouait toujours, on y soupait ensuite somptueu- sement, et ces fêtes se prolongeaient fort avant dans la nuit. La correspondance et le journal de Montcalm nous en donnent une chronique intéressante. Le 16 décembre, il écrivait à Lévis : " Dimanche il y aura souper à quatre-vingts couverts, beaucoup de dames, concert, lansquenet à neuf coupeurs, qui seront monsieur

1 " Elle tenait une grande table, les commis du munition, naire, tous gens de néant, étaient admis ; on blâma souvent M. le chevalier de Lévis d'y manger presque tous les jours comme il le faisait et de se confondre avec eux." {Mémoires du Sieur de C.)

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l'intendant, Madame Péan, MM. de Béran, de Saint- Félix, capitaines dans Berry ; l'Estang, de Selles, de la Sarre ; Bélot, de Guyenne ; la Naudière, Saint-Vincent, Mercier, de la colonie. " Et dans son journal, deux jours plus tard : " L'intendant a rassemblé, à l'occasion du concert exécuté par des offic ers et des dames, nom- breuse compagnie. Il y a eu d'aussi bonne musique qu'il soit possible d'en exécuter dans un pays le goût des arts ne peut avoir gagné. Il y a eu un jeu si considérable et si fort au-dessus des moyens des parti- culiers que j'ai cru voir des fous, ou pour mieux dire, des gens qui avaient la fièvre chaude, car je ne sache pas avoir vu une plus grosse partie, à l'exception de celle du roi. Si tous ces joueurs qui semblent jeter leur argent par la fenêtre voulaient se scruter, ils verraient, malgré l'amour de quelques-uns pour la dé- pense, que cet amour excessif du jeu n'est produit que par l'avarice et la cupidité. Il y a eu trois tables faisant quatre-vingts couverts, les appartements bien illuminés, et rien n'aurait manqué à une aussi belle fête, si le maître de la maison, magnifique en tout, eût eu plus de goût et d'attention pour faire servir un souper immense à propos. Mais le jeu est sa passion dominante ; et malgré son goût noble pour les fêtes et l'amusement du public, on voit toujours que le jeu en faisait l'objet principal. Aussi pour ne pas interrompre une grande partie de lansquenet, un souper préparé pour neuf heures, n'a été servi qu'à minuit. "

Nous avons vu que Montcalm avait déjà eu à se préoccuper de ce fléau du jeu. En 1757, dans une lettre au ministre de la guerre il disait. " J'ai trouvé que nos officiers s'adonnaient aux jeux de hasard. J'ai

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proposé à M. de Vaudreuil de les défendre, j*ai même mis un ofi&cier aux arrêts. On n'a joué ni à Québec ni à Montréal jusqu'à l'arrivée de M. de Vaudreuil à Québec. M. Bigot aime le jeu. J'ai dit ce que je devais, mais je n'ai pas voulu défendre à nos officiers d'y jouer ; c'était déplaire à M. de Vaudreuil et M.

Bigot. Le bien du service exige le contraire

Cette tolérance pour la maison de M. Bigot aurait fait jouer ailleurs si je n'avais mis aux arrêts le second capitaine d'un de nos bataillons... Je n'écris rien sur le jeu à M. de Machault ; cela ne servirait qu'à détruire l'accord entre M. de Vaudreuil, M. Bigot et moi. Mais je dois à mon ministre compte de ma conduite ". ^ Dans l'automne de 1757, Montcalm fit encore son possible pour restreindre la fureur du jeu. Il adressa aux batail- lons une lettre annonçant que si l'on jouait partout ailleurs que dans des maisons privilégiées (comme chez l'intendant) " par des considérations qui lui sont dues " ^ il punirait ; ajoutant que, même dans ces cas excep- tionnels, il exhortait à jouer avec sagesse. Il ordonna en même temps à M. d'Hert, aide-major du bataillon de la Eeine, de s'informer si Ton jouait ailleurs, afin de punir les transgresseurs de la défense, qui se rencon- treraient parmi les troupes de terre. Ce n'était pas de vains avertissements. On avait joué chez la femme d'un officier de Guyenne, et Montcalm ayant sévi aussi- tôt, il n'y avait pas eu récidive. Mais on se dédom- mageait au Palais. " Monsieur l'intendant, lisons-nous dans la lettre déjà citée, a ouvert lui-même par un beau

1 Montcalm au ministre de la guerre, 24 avril 1757

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" tôpe et tingue ", ^ il a gagné cent soixante livres, beaucoup de quinze aux douze francs la fiche, de gros passe-dix, de gros tris aux vingt francs la fiche, six francs pour spadille, et deux louis de queue ". ^ Et ainsi, jusqu'au carême, ce fut un feu roulant. Le 23 décembre Montcalm écrivait à Lévis : " Depuis le gros jeu de dimanche dernier, il y a journellement chez M. l'intendant et chez madame Péan de vives et considé- rables escarmouches, soit au quinze, soit au trente et quarante, soit aux dés, de beaux piquets et de gros tris, et sur le soir arrivent les momons. Il y en a eu quatre, cette nuit, de dix, de trente, de cent vingt-cinq louis, dont on a offert le paroli après avoir gagné le dernier ^." Et un autre jour : "On ne parle ici que de cent louis gagnés, perdus cent cinquante louis, des momons de mille écus. Les têtes sont totalement tour-- nées. La nuit dernière. Mercier a perdu trois mille trois cents livres ; peut-être celle-ci il gagne six ou sept mille livres. M. de Cadillac, à quatre heures après midi, hier, avait perdu cent soixante louis ; avant minuit il en gagnait cent. On dit que ce sera le jour des Rois que cela sera beau. Pour moi je joue aux cinq sous le tri, aux trente sols le piquet, aux petits écus à tourner.'* Et encore : " Toujours gros jeu. L'intendant hier et avant-hier avait perdu quatre cent cinquante louis. Il a

1 Expression de Jeu qui signifiait : •' je tôpe et je tiens ".

2 " Spadille ", jeu de l'hotiibre ; l'as de pique, à l'honi- bre et à quelques autres jeux. *' Queue ", somme indépen- dante de l'enjeu principal.

3 Faire le tri c'était faire une levée de plus que son

adversaire Les momons étaient un jeu de dés. Offrir le

paroli c'était proposer de doubler l'enjeu.

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tantôt fait un seul coup il y avait six cent cinquante louis de la perte au gain. Johanne ^ a perdu ce soir trois cents livre?. Enfin l'intendant, ayant le cornet ou les cartes à la main, est quelquefois effrayé et refuse. M. de Selles gagne de cinq à six cents louis.mais il combat encore." Le renouvellement de l'année semble accen- tuer cette frénésie- Le 4 janvier 1758, Montcalm écrit : " Jamais la rue Quincampoix n*a produit autant de changements dans les fortunes. ^ Bongainville se rat- trape, de Selles décline, l'intendant perd, Cadillac re- prend le ton, de Brau est noyé. Marin continue à jouer et perdre, les petits pontes se remplumaient hier, Saint- Vincent et Belot perdent, Bonneau réalise. Votre petit ami Johanne avait gagné cinq cents livres ; mais il voulait en avoir mille, le pot au lait a versé ". Le jour des Rois, grand souper chez l'intendant, auquel assistait Montcalm. *' J'y eus, comme de raison, la fève, raconte-t-il à son ami, et madame Péan fut ma reine. Au reste je me suis retiré à une heure, fou de voir autant jouer et berlander. J'ignore les destins des joueurs. Je compte (inter nos) y être pour une quin- zaine de livres ; il y a des sociétés qu'on ne peut refu- ser. Le souper (pour vous seul) de quatre-vingts per- sonnes, froid à la glace, servi à meilleure heure ; la gaieté de la fin du repas, du ton de la taverne, et le gros jeu, l'occupation, le métier ". Montcalm gémis- sait de ce débordement et s'inquiétait des suites : " Le

1 M. de Joannès, aide-major de Langaedoc.

2 Allusion au fameux comptoir les prospectus chimé- riques de Law avaient déchaîné un si effroyable agiotage, sous

a Régence.

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ton de décence, de politesse, de société, est banni de la maison il devrait être, disait-il. Je crains toujours d'être obligé avant la fin du carnaval de punir quelque joueur, qui aura oublié que son camarade au jeu est l'homme du Roi. Aussi je ne vais plus chez l'inten- dant que le matin ou un jour de la semaine avec les dames ou dans de grandes occasions ". Il eût agi plus sagement en prenant auparavant cette détermination. Ses relations apparemment cordiales avec Bigot et les Péan, sa présence trop fréquente à toutes ces réu- nions où le plaisir prenait des allures désordonnées, étaient d'un mauvais exemple. Sans doute sa position officielle ne le laissait pas absolument libre de suivre uniquement ses goûts personnels. Il lui fallait remplir certains devoirs sociaux, spécialement quand il s'agis- sait de hauts fonctionnaires comme l'intendant. Cepen- dant nous sommes forcé d'admettre qu'il eût pu mon- trer plus de réserve. Au commencement de la saison, il avait représenté combien il serait convenable de sup- primer les fêtes dans un moment la détresse publi- que était si grande. Il aurait dû, croyons-nous, adhérer plus strictement à son propre avis, se borner à paraître deux ou trois fois chez l'intendant, et éviter autant que possible de se commettre en des sociétés dont il mépri- sait le ton, en des réjouissances indécentes qui lui fai- saient écrire : " Malgré la misère publique, des bals et un jeu effroyable ! " Il commençait à voir clair dans le régime Bigot; il savait que l'opinion flétrissait juste- ment les relations de l'intendant avec la femme frivole dont le déshonneur coûtait si cher à la Nouvelle-France. Pourquoi ne se tenait-il pas davantage à l'écart ? Dans son journal, dans sa correspondance, le général et le

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patriote flétrissait éloquemment les folies et les scan- dales dont il était témoin. Notre admiration pour lui souffre de voir l'homme du monde se plier ensuite à certaines condesceudances, et rechercher même, au milieu de certains cercles dont il eût s'éloigner, des diversions à l'ennui qui venait parfois l'assaillir.

La fin du carnaval québecquois de 17-8 fut étourdis- sante. L'intendant donna trois bals coup sur coup. Et le jeu prit des proportions fantastiques. "Il y a,notait Mont- calm dans ses chroniques épistolaires, des acteurs qui perdent ou gagnent cent ou cent cinquante livres ; mais pour qu'on parle de vous, il faut être homme à perdre trois ou quatre cents livres... L'intendant perd quatre- vingt mille francs, et, entre nous, en est très piqué... Toujours le plus effroyable jeu. L'intendant a perdu cette nuit quinze cents livres en trois quarts d'heure. Il est à cinquante mille écus de pertes, au moyen de quoi toute la ville, le militaire gagne peu ou prou, et ses valets qui jouent gros contre lui. Peu de militaires perdent heureusement. Johanne et Lestang du leur ; mais les petits pontes gras à pleine peau ". ^ A ce moment une lettre du ministre, expédiée par Louis- bourg, apporta une ordonnance du Koi pour défendre les jeux de hasard. " Ce qui est arrivé à propos, écrit Montcalm dans son journal, vu l'excès la fureur du jeu s'était portée, par l'exemple de M. Bigot et la toléran- ce du marquis de Vaudreuil. ' Cet intendant a perdu

1 Montcalm à Lévis, 22 et 26 janvier, 3 février 1758.

2 Nous avons vu qu'il avait permis une banque chei l'in- tendant en 1756. Il fit pis en 1758, il en permit une dans sa propre maison : " M. de Vaudreuil s'est donc mis en frais ", lisons-nous dans une lettre de Montcalm à Lévis, datée du 13

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deux cent quatre mille livres, ce qui n'a pas empêché que plusieurs officiers ne se soient encore dérangés. Cette somme n'est rien pour un intendant du Canada qui n'est pas scrupuleux sur les moyeos ". L'ordon- nance royale produisit momentanément son effet. Et le 9 février Montcalm en donnait à Lévis la nouvelle : " Le jeu fini d'hier : Johanne, de Selles, Bougainville, Baros (?), les Berry vainqueurs, surtout Cadillac qui gagne quarante ou cinquante mille francs; l'intendant perdit encore hier six cents livres; je le crois bien fou du jeu ". Cependant Bigot crut devoir déclarer qu'il consentait à ce " qu'on le regardât comme un misérable si on jouait des jeux de hasard l'année prochaine chez lui ". On verra que promesse de joueur ne vaut guère mieux que promesse de buveur.

Ce qui était surtout de nature à indigner les bons citoyens, dans les folies criminelles dont nous venons de donner une esquisse, c'était leur contraste avec la détresse générale. La misère régnait partout ; le peuple de Québec continuait à n'avoir pas de pain ; le blé était rare à la campagne. On avait rendu une ordonnance pour faire sceller les moulins afin, disait- on, d'empêcher les habitants de faire mou- dre le grain nécessaire aux semences. La ration des troupes avait été réduite, le 19 octobre, à une livre de pain, un quart de lard et quatre onces de pois. Et le

janvier, *' et a donné dans le panneau d'une banque de pha- raon chez lui. Il n'a pas vu que Péan le faisait pour justifier la conduite de l'intendant. Tout comme il leur plaira, mais je ne les approuverai pas davantage " Le pharaon était un jeu qui se jouait entre un banquier et un nombre illimité de pontes. " Ponte " signifie joueur contre le banquier.

MONTCALM 3fc 3

1er novembre elle avait été réduite encore à une demi- livre de pain, trois quarts de bœuf, un quart de morue et un quart de pain, avec une demi-livre de pain payée en argent ^. Enfin depuis le mois de décembre les trou- pes et la population mangeaient du cheval. A Montréal la seconde diminution de la ration fit regimber les troupes de la marine, qui refusèrent de prendre leurs vivres à la distribution. M. de Lévis se porta à leurs quartiers et les fit rentrer dans Tordre. Lorsqu'au mois de décembre on substitua pour partie le cheval au bœuf, les femmes de Montréal s'attroupèrent tumul- tueusement à la porte du marquis de Vaudreuil. Il en fit entrer quatre et leur demanda ce qu'elles voulaient. Elles répondirent qu'elles venaient lui demander du pain. Il leur déclara qu'il n'en avait pas à leur faire donner, que les troupes même étaient à la ration, mais qu'il avait fait tuer des bœufs et des chevaux pour assister les pauvres dans ce temps de misère. Elles répliquèrent que la viande de cheval leur répugnait, que le cheval était ami de l'homme, que la religion défendait de le tuer et qu'elles aimeraient mieux mourir que d'en manger. Le gouverneur leur dit alors que c'était des chimères, que la viande de cheval était bonne, et il les congédia en leur affirmant que si elles s'ameutaient encore, il les ferait toutes mettre en prison et en ferait pendre la moitié.

Lorsqu'arriva le moment de la première distribution de cheval aux troupes, on s'aperçut qu'il y avait de la fermentation parmi elles, et qu'elles étaient excitées par le peuple à la résistance. Averti que les soldats refu-

1 Journal de Lévis, pp. 105, 112.

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saient leur ration de cheval et se retiraient de la distri- bution, M. de Lévis accourut, ordonna de rassembler les compagnie?, et en leur présence fit couper du cheval pour lui-même et commanda aux grenadiers d'en pren- dre. Ils voulurent faire quelques représentations, mais il les arrêta en leur enjoignant d'obéir, et en leur décla- rant qu'il ferait pendre le premier qui broncherait, ajoutant qu'il les entendrait après la distribution. Les grenadiers, matés, prirent leur cheval, exemple qui fut suivi par toutes les compagnies. Alors ils eurent la liberté de faire leurs observations. Après avoir écouté leurs griefs, M. de Lévis les harangua et fit bonne jus- tice du préjugé populaire qu'on avait essayé de leur faire partager. Il leur représenta que la viande de cheval était saine, qu'on en avait souvent mangé dans les villes assiégées, quMl aurait l'œil à ce que les chevaux abattus fussent en bonne condition, que lui-même en mangeait tous les jours, que les troupes de terre devaient donner l'exemple, etc. Ce ferme langage les fit rentrer dans le devoir, et il n'y eut plus de difficultés à ce sujet ^. A Québec la ration de cheval passa plus aisément. " Les grenadiers de la Eeine avaient un peu tortillé

1 Journal de Lévis, p. 120 et suivantes " Le jour des

Rois 1758, huit grenadiers du régiment de Béarn apportèrent à M. le chevalier de Lévis un plat de cheval accommodé à leur façon, qui se trouva très bon. M. le chevalier fit déjeû- ner ces grenadiers et leur fit donner du vin et deux plats de cheval accommodé par ses cuisiniers, qui ne se trouvaient pas si bon que le leur. Il leur donna de plus quatre louis pour que la compagnie fît les Rois et bût à sa santé ". (Journal de Lévis).

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suivant l'expression de Montcalm, " mais Bras-de-fer, c'est-à-dire d'IIert, tortilla le premier caporal ", et cela ne fut pas même su. Après la première expérience les soldats se montrèrent contents. Le soir ils mettaient cuire le cheval, l'écumaient bien, jetaient la première eau, le retiraient, et en faisaient le lendemain de la bonne soupe en le remettant au pot avec le bœuf; puis ils mangeaient le bœuf qui avait servi à faire la soupe, le matin, et le soir le cheval en " frigousse ".

Le 9 décembre Montcalm écrivait dans son journal : " On a commencé aujourd'hui la distribution aux sol- dats de la chair de cheval. Sur huit jours on donne trois en bœuf, trois en cheval et deux en morue. Il y a longtemps qu'on en distribue aux Acadiens et au peuple de Québec et de Montréal. C'est pour ne pas détruire entièrement l'espèce des bœufs, et il est de l'intérêt politique de la colonie de diminuer celle des chevaux, les habitants en ont un trop grand nombre et ne s'adonnent pas assez à élever des bœufs. Suivant M. Bigot, cette distribution de cheval en fera employer mille à douze cents, et il prétend que sans qu'on s'en aperçût en Canada, on pourrait en détruire trois mille. En effet, on ne voit pas que cet achat extraordinaire de chevaux pour la boucherie les ait fait renchérir. M. l'intendant se propose un règlement très rigoureux pour empêcher que Ton ne mange des veaux ; reste à savoir s'il sera bien exécuté, car on a accoutumé le peuple à avoir un grand esprit d'indépendance, et à ne connaître ni règle ni règlement ".

Pour donner l'exemple, Montcalm s'était mis tout le premier au régime du cheval. On en mangeait chez lui de toute façon, hors la soupe ; et il en donnait l'énu-

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mération suivante : petits pâtés de cheval à l'espagnole ; cheval à la mode ; escaloppe de cheval ; filet de cheval à la broche avec une poivrade bien liée ; semelles de cheval au gratin ; langue de cheval au miroton; frigousse de cheval ; langue de cheval boucanée, meilleure que celle d'orignal; gâteau de cheval, comme les gâteaux de lièvre.

Dans le cours du mois de janvier, le général alla faire une visite aux Hurons de Lorette. C'était la première, et il régala d'un festin les sauvages, qui témoignèrent une vive satisfaction. Ils dansèrent les danses de Chaou- énons, celle du calumet, de la découverte, etc. "Ce vil- lage de Lorette, les Jésuites sont missionnaires, écrit Montcalm, commence à avoir l'air et les manières fran- çaises ; leurs maisons sont assez commodes et propres ; il peut J avoir une centaine de personnes faisant qua- rante guerriers. L'église est assez bien ; la façon dont les sauvages prient est capable d'inspirer de la dévo- tion; les femmes sont toujours séparées des hommes; elles ont toutes des voix mélodieuses et chantent des cantiques pendant la messe."

Durant le séjour de Montcalm à Québec, la colonie fit une grande perte par la mort de M. Coulon de Vil- liers, qui succomba en peu de jours à la petite vérole. Cet officier canadien, frère de l'infortuné Jumonville, s'était illustré au fort Nécessité. Il avait rendu de grands services, en Acadie, dans la campagne de Chouaguen, dans celle de William-Henry, en un mot chaque fois qu'il en avait eu l'occasion. Montcalm l'appréciait beaucoup et le regretta vivement. " Je suis inconsola- ble de la perte du pauvre Villiers, disait-il dans une lettre à Lévis. Je n'écris pas à sa veuve, mais dites-lui

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combien je regrette son mari, et qu'indépendamment de tout ce qu'elle mérite par elle-même, je serai toujours fort aise de lui témoigner en toute occasion l'estime singulière que j'avais pour Villiers."

Montcalm revint à Montréal dans la dernière partie de février ^. Nous voyons par sa correspondance avec Bourlamaque ^ que cette fin d'hiver fut pour lui un moment de calme et de tranquillité. Il sortit peu, si ce n'est pour aller chez le gouverneur, il conférait des choses officielles ; il travailla à des mémoires sur la défense du pays ; il jeta sur le papier bien des idées relatives au gouvernement, à la population, la politi- que, la réforme des abus. C'était, disait-il, pour le retour en France, s'il avait lieu, et qu'on voulût l'écouter ^.

Il fit aussi de la correspondance, désirant profiter des courriers que l'on expédiait à Louisbourg. Le 22 février il terminait une lettre à sa femme, écrite presque com- plètement avant son départ de Québec. " Ma santé a été médiocre une partie de l'hiver, y disait-il, il a fallu me purgeoter ; j'ai fini par l'émétique et je m'en trouve bien. Je ne puis vous rien pronostiquer sur la campagae, les vivres, le bien ou le mal joué des ennemis, qui peu-

1 "Arrivé à midi, dîner chez M. de Vaudreuil, écrire, voilà mon occupation, parce que le courrier qui porte les dépêches pour Louisbourg, part demain.*' (Montcalm à Bourlamaque^ Montréal, le 22 février 1758.)

2 Par une heureuse rencontre, Bourlamaque séjournait surtout à Québec et Lévis à Montréal. Et ainsi quand Mont- calm était à Québec, il écrivait à Lévis, quand il était à Mont- réal, il écrivait à Bourlamaque. De sorte que nous pouvons le suivre tour à tour dans l'une et l'autre des deux villes, grâce à cette correspondance alternative.

3 Lettres de Bourlamaque^ ^. 2\\.

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vent ou doivent nous primer. Je suis ici depuis le 15 septembre; je pars demain pour Montréal, jusqu'à ce que je me porte sur quelque frontière. J'augure de ma bonne fortune que la campagne tournera bien. Quand nous ne ferions qu'une défensive, pourvu qu'elle arrête l'ennemi, elle ne sera pas sans mérite. Nous nous sommes écrit avec mylord Loudon sur la capitu- lation du fort George. C'est un procès qui se traite à coup de plume, en attendant de traiter quelque inci- dent à coup d'épée, de fusil ". Montcalm parlait ensuite de ses visites aux Iroquois, aux Algonquins, aux Népissings, aux Hurons, à celle qu'il projetait chez les Abénaquis de Saint-François ; et il faisait cette observation : " Ces sauvages m'aiment ; en vérité je leur trouve plus de vérité, de franchise souvent, qu'à ceux qui se piquent de policer. Malgré la misère publique, des bals et un jeu effroyable. Adieu, mon cœur, je t'adore ; je soupire après la paix et toi. Mille choses à ma mère. J'embrasse mes enfants, et il me tarde de retourner dans le sein de ma patrie ". Puis le post-scriptum montréalais : " Montréal, 22 février. J'arrive dans l'instant, je viens de faire 60 lieues sur les glaces, façon de voyager délicieuse quoiqu3 froide ". Le même jour probablement, Montcalm faisait encore un post-scriptum. Celui-ci venait à la suite d'une lettre écrite par Bougainville à sa protectrice, madame Hérault. En voici quelques passages intéres- sants : " M. de Machault avait assuré mon beau-frère, M. de la Bourdonnaye, être content de mes relations. Dès que j'ai su M. de Moras en place, je lui ai écrit plus en détail et en confiance comme à un ministre à qui je suis très dévoué. S'il veut lire lui-même ma

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dépêche, quoique je lui écrive avec quelque réserve, il verra la vérité et devinera même ce que je ne veux pas dire. Mais s'il s'en rapporte à ses bureaux, le vent qui souffle dans la colonie pour les troupes de terre et leur général soufflera dans ses bureaux". Cette allu- sion était surtout à l'adresse de M. de la Porte, commis principal au ministère de la marine, qui passait pour être absolument dévoué à l'iatendant Bigot, et très hos- tile aux troupes de terre employées dans les colonies. On l'accusa d'intercepter les lettres et communications de Montcalm au ministre, ce qui expliquait les longs silences de ce dernier relativement aux demandes faites par le général en faveur des bataillons de ligne. ^

Montcalm traitait ensuite un autre sujet, toujours délicat, mais qu'il ne pouvait s'abstenir d'aborder, dans les circonstances très difficiles il se trouvait. " J'a- vais demandé à M. de Machault, écrivait-il, et j'ai demandé à M. de Moras des appointements pour un troisième aide de camp, qui n'a que ceux que je lui donne. Entouré de personnes qui sortiront riches des colonies, je ne puis y vivre avec 25,000 francs ; ma dépense égale celle du gouverneur général ; quelle dif- férence d'appointements, émoluments et ressources î Son frère, gouverneur de Montréal, jouit d'un poste de traite qui lui vaut des sommes immenses ; cette partie

1 Doreil, le commissaire des guerres, écrivait au ministre de la guerre, le 25 octobre 1757: "M. de Moras, ministre de la marine, ignore la véritable cause de notre triste situation ; il ne convient ni à M. de Montcalm ni à moi de tenter de l'en instruire, cf autant plus que nos représentations ne parvien- draient vraisemblablement pas jusqu^ à lui.'''' 24

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ne sera jamais connue du ministre par la colonie... Je demande à M. de Moras de m'aider à payer les dettes que je contracte et contracterai pour le service du roi. On n'est occupé ici qu'à gagner, faire des affaires et on s'embarrasse peu du bien de la colonie et de l'intérêt qu'elle doit avoir vis-à-vis la métropole. Car a patria ! Quand serons-nous dans l'ancien monde pour déplorer tout ce qui se fait dans le nouveau à 1,500 lieues du soleil ! Il n'y a dans cette tirade ni humeur, ni amer- tume, mais le patriotisme me force à parler à la per- sonne que j'honore le plus. Je la prie d'engager son frère ^ à lire mes lettres malgré ses grandes occupations, et d'être persuadé de l'intérêt que je prends à ce minis- tre et à sa gloire... Des vivres, nous verrons pour le mieux; tout ira bien, j'en ai un secret pressentiment, madame."

Nous comprenons l'indignation de Montcalm en pré- sence des cupidités honteuses qui compromettaient le salut public. Mais hélas ! nous nous disons en même temps que, s'il eût été " dans l'ancien monde," d'autres spectacles, les rapines d'un Kichelieu au Hanovre, la démoralisation des armées, transformées en bazars, que Frédéric et Brunswick écrasaient à Rosbach et à Cre- velt, la dilapidation générale des finances, la corrup- tion et l'incurie administratives, eussent également révolté sa conscience d'honnête homme et blessé sa fierté de citoyen. L'on traversait un douloureux moment, et, des deux côtés de l'Atlantique, un vent de malheur soufflait sur les deux Frances, l'ancienne et la nouvelle.

1 C'est-à-dire son beau-frère, M. de Moras.

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Montcalm profitait aussi du courrier de Louisbourg pour expédier au ministre de la marine une longue lettre écrite la veille de son départ de Québec. Nous en avons déjà cité par anticipation, dans un chapitre précédent, un fragment relatif aux accusations contre les troupes de terre. Nous y revenons maintenant pour y signaler encore deux ou trois points saillants : " Je ne puis vous rien annoncer sur la campagne pro- chaine, disait le général ; les opérations dépendront de la prompte arrivée des vivres et du bien ou mal joué de l'ennemi. L'article des vivres me fait frémir. Mal- gré les réductions faites sur la ration, la disette est plus grande que nous ne l'aurions cru. Je quitte Québec pour rejoindre M. le marquis de Vaudreuil à Montréal, après avoir réglé avec M. Bigot ce qui regarde les be- soins de nos troupes. Je me louerai toujours de son zèle pour le service, de sa facilité et de ses ressources ; mais il ne peut qu'être souvent embarrassé et à plain- dre d'être chargé d'une besogne aussi difficile. Veuillez assurer une fois pour toutes Sa Majesté, car je n'aurai plus l'honneur de vous en écrire, que, quelque con- duite que Ton puisse avoir à mon égard, j'écarterai toujours tout ce qui pourrait nuire à son service, et que j'aurai sans cesse une modération et une patience dont je donne des preuves journellement. Je proposerai tout ce que je croirai utile ; je tâcherai d'exécuter de mon mieux ce qui sera arrêté et de suppléer, au risque d'être désapprouvé si le succès n'en suivait pas, à des ordres obscurs et quelquefois captieux ". Montcalm soumettait ensuite au ministre des représentations au sujet du traitement des officiers des bataillons. Jusqu'en 1757 ils avaient reçu pour leur subsistance un supplé-

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ment que l'on appelait le " bien-vivre ". MM. de Vaudreuil et Bigot, à l'automne de 1756, avaient pro- mulgué un règlement supprimant ce traitement extra- ordinaire, pour se conformer à des ordres supérieurs. Montcalm leur avait adressé un mémoire à ce propos, et il en avait aussi écrit au ministre. Celui-ci l'informa qu'on ne pourrait rien changer au règlement. Et c'est à cela que le général répondait : " Suivant votre lettre, Monseigneur, Sa Majesté ne veut pas revenir sur le retranchement du traitement accordé aux officiers des troupes de terre pendant les campagnes de 1755 et 1756. Je me borne à vous représenter qu'il est dou- loureux qu'à mesure que la cherté des vivres augmente leur traitement diminue. D'être payé en papier au lieu de l'être en espèces, comme M. de Machault l'avait arrêté avec M. de Séchelles, fait une diminution consi- dérable dans leur traitement. J'ai déjà eu l'honneur de vous en écrire dans une lettre du 4 novembre de l'année dernière, et de vous proposer de continuer à les faire payer en papier (ce qui sera avantageux au Roi, qui n'aura plus d'espèces à hasarder), mais en même temps de porter les appointements du capitaine, qui sont à 2,760 livres, à 10,000 écus (3,000 livres), et les autres en proportions. Les lieutenants, plus à plaindre, ne peuvent plus vivre avec leurs appointements. Qu'on ne compare pas leurs appointements avec la mo- dicité de ceux des officiers de la colonie, qui ont les ressources de donner dans le commerce, dans les entre- prises, et d'espérer part aux profits de la traite et dans l'habitude de tirer parti de leurs courses avec les sau- vages ".

Puis Montcalm se voyait encore forcé de parler de

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lui-même, et il rappelait à M. de Moras que l'honneur d'être à la tête d'un corps de 250 officiers et le souci de maintenir la dignité de son commandement l'obligeaient à faire une dépense presque égale à celle du gouver- neur général. " Cependant, disait-il, ses appointements sont bien au-dessus des miens, et ses émoluments et ses moyens au-dessus même de ses appointements. Si vous ne venez, Monseigneur, à mon secours, et que je serve encore quelques années dans la colonie, je serai obligé de vendre le patrimoine de mes enfants. M. Bigot a bien voulu autoriser le trésorier de la marine à m'avan- cer 12,000 francs, que je lui dois ; et plus j'irai, plus je lui devrai."

Passant à un sujet plus agréable, le général disait un mot au ministre du succès d'un détachement commandé par M. de Belêtre, lieutenant des troupes de la colo- nie. A la tête de cent Canadiens et soldats de la marine, et de deux cents sauvages domiciliés, cet officier était allé, à environ seize lieues de Shenectady appelé Corlar par les Français dans le pays de la rivière Mokawk, surprendre German Flats, ou le village des Palatins, ainsi désigné parce que des Allemands, émi- grés du Palatinat, s'y étaient établis. Le 12 novembre, au point du jour, les hardis partisans avaient assailli le village, ravagé, pillé, brûlé toutes les habitations, et enlevé cent cinquante hommes, femmes et enfants, avec le maire de l'endroit, appelé Jean Pétrie. Les sauvages avaient fait un énorme butin, et on avait tué une quan- tité considérable de bétail, de moutons, de porcs et de chevaux.

Enfin Montcalm donnait à M. de Moras des nouvelles satisfaisantes de Carillon, M. d'Hébécourt, capitaine

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du bataillon de la Reine, commandait une garnison d'environ trois cent cinquante hommes. Il s'y était, à la wérïté, déclaré un commencement de mutinerie, au sujet de quelque retard dans la distribution des équi- pements, mais la fermeté du commandant en avait eu vite raison, et, sous prétexte d'escorte à un munition- naire, on y avait fait passer un détachement de ser- gents et de soldats sûrs. Les Anglais avaient envoyés plusieurs partis battre les environs du fort, mais tout cela n'avait abouti qu'à faire prisonniers une couple de soldats et à capturer une quinzaine de bœufs. On trouva attaché aux cornes d'un de ces animaux, non loin de la place, ce billet, fort lestement tourné, adressé à M d'Hébécourt : ** Je vous suis bien obligé, mon- sieur, du repos que vous m'avez laissé prendre et de la viande fraîche que vous m'avez envoyée. J'aurai bien soin de vos prisonniers. Mes compliments au marquis de Montcalm. Signé : Eogers."

Le fameux partisan n'eut pas l'occasion de recom- mencer cette gasconnade, deux mois plus tard. Ayant poussé une reconnaissance vers Carillon et Saint-Fré- déric, à la tête de cent quatre-vingts rangers, son appro- che fut signalée par des éclaireurs abénaquis, et il se vit soudain entouré par un détachement d'environ deux cent cinquante sauvages et Canadiens, et de quelques réguliers, commandés par MM. de Laugy et de la Durantaye. Après une défense opiniâtre, les rangers furent taillés en pièces. Rogers parvint à fuir avec une poignée d'hommes. On le crut tué, parce qu'on trouva sur le champ du combat un habit qui contenait sa commission. Nos sauvages rapportèrent cent quarante- quatre chevelures et firent sept prisonniers.

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Après cet engagement heureux pour nos armes, il ne se passa guère d'événements notables, jusqu'à l'ouver- ture de la navigation. Dans ses épîtres à Bourlama- que, Montcalm n'eût à signaler que de menus faits et de petites nouvelles sociales, qui cependant ne sont pas sans intérêt et nous aident à reconstituer la physiono- mie de l'époque. Nous en glanons quelques passages. Au commencement de mars, " les beaux jours occa- sionnent beaucoup de parties de campagne. Monsieur et madame de Vaudreuil y vont souvent. Le cheva- lier de vis en est quelquefois et il a aussi les siennes ". Pour Montcalm, il mène sa " vie ordinaire, le plastron, le matin, et tous ceux qui n'ont rien à faire ni à dire. Dîner avec dix-sept personnes, le soir chez lui, chez le général. M. Varin ^ peut être remplacé, mais sa mai- son ne l'est pas ; celle de d'Eschambault qui n'a jamais été gaie, l'est moins cette année-ci Bou- gainville, qui a de l'argent de reste, a été voir ses frères de la Tortue au Saut Saint-Louis, pour leur donner cent-cinquante livres de tabac et du vermillon. Au retour, il a couru véritablement risque de se noyer." Les beaux jours continuent ; la glace commence à fondre, ce qui pourrait peut-être interrompre *' les par- ties de monsieur et madame de Vaudreuil, qui vont

1 M. Varin, commissaire-ordonnateur, était repassé en Franceaprès avoir fait une fortune d'environ 800,000 livres. II avait été remplacé, non en titre, mais en fonctions, par un des Martel, qui avait été choisi auparavant pour faire les fonctions de contrôleur à Québec, à la place du sieur Bréard, retourné, lui aussi en France après s'être enrichi. Péan aussi allait partir. Les pillards, voyant venir la crise suprême, essayaient de mettre à l'abri leur butin.

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visiter les notables de la côte, comme Henri IV chez les notables bourgeois de Paris." Le chevalier de Lévis va son train habituel. Montcalm alterne entre sa chambre et le château Vaudreuil, il ne fait ailleurs que de rares apparitions. Il s'amuse si fort à Montréal " qu'à la grande assiduité près à l'Eglise," il voudrait " que la semaine sainte se prolongât. C'est un prétexte pour ne faire ni recevoir de visites, rester chez soi et dîner quasi seul. La dévotion et le carême ont dérangé un peu son estomac et occasionné un rhume. Du lavage, du régime et une médecine rétabliront sa santé. Cela ne l'empêche pas d'avoir à dîner M. le gouverneur général pour le décarêmer suivant l'usage du pays." Le 30 mars, " grand dîner chez Martel," commissaire- ordonnateur en office : " vingt-trois personnes, les grosses perruques, nulles dames. D'ici à quinze jours, il reste à essuyer ceux de Péan, d'Eschambault ^, de Lévis, du major-général. Il manque M. Cadet." Mont- calm se confine de plus en plus dans sa chambre, le soir ; c'est l'endroit il s'ennuie le moins ; il " ne savait pas y rester à Québec ". Un peu plus tard il sor-

1 Joseph Fleury d'Eschambault, fils de Joseph Fleury d'Eschambault, sieur la Grorgendière, et de Claire Joliet ; en 1709, agent de la compagnie des Indes, comme son père. Madame la marquise de Vaudreuil était sa tante j Madame Rigaud de Vaudreuil était sa sœur. Montcalm ne brûlait pas d'amour pour les d'Eschambault. Il écrivait à Bou ri arnaque le 4 mai 1757: " Je le vois (Vaudreuil) tous les soirs, et suis bien aise avec lui, ce que j'attribue, entre nous, à ce que je vais peu chez (les) d'Eschambault, et à la défense absolue que J'ai renouvelé à Bougainville de ne jamais parler de moi à ces derniers, que je crois tracassiers, rapporteurs, esprits dangereux."

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tira davantage, mais ce sera simplement pour aller chez le gouverneur. " Si ma charge est de lui tenir compa- gnie tous les soirs, écrira- t-il, M. de Vaudreuil doit être content ; JQ ne fais que cela, ou parfois et rarement ma chambre, et il me semble que c'est bien pour le service, bien pour moi, car je n'ai rien de plus amusant à faire ".

Avril et le printemps arrivent ; la rivière est quasi navigable; le premier canot traverse, le 13, de la côte sud ; on a commencé les semailles dans les terres hautes, plus tôt découvertes que les autres. ^ Mont- calm achète une voiture pour s'aller promener, avec son second aide de camp la Kochebeaucour. Car Bou- gain ville est captivé ailleurs ; il reprend des liens qui s'étaient relâchés. Malgré son esprit, *' il se repaît quel- quefois, dirait-on, de châteaux en Espagne ".

Avec le mois de mai, on commence à parler du mou- vement des troupes. Doreil écrit au général pour deux soldats de Berry à laisser l'un chez un orfèvre, l'autre chez un M. Loyseau, et dit que madame de Beaubassin a demandé de lui en écrire. " Je ne lui ai répondu que vaguement, affirme Montcalm... Il n'y a rien que je ne fisse pour une recommandation de madame de Beau- bassin ; mais ce serait d'un mauvais exemple, et je ne voudrais pas que l'on dît qu'elle m'en a prié et que c'est pour elle ". Péan l'un des triumvirs, se plaint, paraît-il, beaucoup de son bras. " Cela est-il vrai ? Il est décidé qu'il passe cet automne en France, et c'est la raison ". : Il y a des tiraillements dans la famille de M. de

1 Journal de Montcalm. \ (

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Vaudreuil. " Il souffre de son frère qui, devant trente personnes, traite d'Eschambault ", son beau-frère, " de plaisant c... et dans le cabinet, en disant à son aîné :

je me de lui et vous aussi. M. Péan a parlé

d'un voyage de M. l'intendant, cet été avec madame Péan"... Il est allé " passer six jours à Lachine avec la sultane régnante et sa famille (MM. de Villebon. Solvignac, aide de camp) ; le chevalier de Lévis et la Pénisseault n'y ont pas été ". N'est-ce pas que tous ces traits rapides contribuent à mettre en lumière le mo- ment et les personnages ?

La fin de l'hiver avait été marquée par une aggrava- tion de la misère publique. Au premier avril, le peuple de Québec fut réduit à deux onces de pain par jour. Il y eut un attroupement de femmes à la porte de M. Daine, lieutenant-général de police. On avait mis, nous l'avons vu, les moulins sous scellés, pour sauver le grain de semence. Alors, en certains endroits, les habi- tants mangèrent leur blé bouilli, de sorte qu'ils n'eurent pas de son pour nourrir leurs bestiaux ^ Dès le 26 février, M. Doreil écrivait : " Le peuple périt de misère. Les Acadiens réfugiés ne mangent depuis quatre mois que du cheval ou de la merluche sans pain. Il en est déjà mort plus de trois cents." Au commencement de mai, M. Daine envoie au ministre de la marine ce navrant exposé : " Toutes les semences sont épuisées, et nous sommes à la veille d'essuyer la plus cruelle famine, si les secours n'arrivent pas dans quinze jours. Les expressions me manquent pour vous décrire nos malheurs. Les animaux commencent à manquer ; les

1 Le maréchal de camp Dtsandrouins, p. 120.

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bouchers ne peuvent pas fournir un quart du bœuf nécessaire pour la subsistance des habitants de la ville ; sans volailles, sans moutons, sans veaux, sans lëgumes." Bigot, de son côté, informe la Cour qu'il y a ici trois mille quatre cents misérables qui n'ont " que dix onces de comestibles à manger par jour," et dont " quantité tombent de défaillance dans les rues." Enfin, dernière touche à ce sinistre tableau, Montcalm écrit dans son journal le 21 mai : " Courrier de Québec ; nulle nouvelle de bâtiments en rivière ; augmentation de misère des particuliers, réduits à brouter l'herbe."

Heureusement, au moment même il traçait ces lignes, les secours si impatiemment attendus étaient arrivés depuis l'avant-veille à Québec. Le 19 mai au soir, huit vaisseaux chargés de sept mille cinq cents quarts de farine, entraient dans le port de cette ville, escortés d'une frégate et d'une prise anglaise. Plusieurs autres étaient annoncés. Le spectre de la famine ces- sait de hanter les esprits, et l'on pouvait commencer à faire mouvoir les troupes pour la prochaine campagne, la campagne de Carillon.

CHAPITRE XII

Les nouvelles d'Europe Frédéric II, au moment d'être

écrasé, remporte d'étonnants triomphes William Pitt,

maître du pouvoir, organise la guerre à outrance. Les projets des Anglais pour 1758 Louisbourg, Carillon et le fort Duquesne. Nouveaux changements ministériels en France Le maréchal de Belle-Isle Correspon- dance de Montcalm Mort d'une de ses sœurs Prépa- râtes de la campagne Division de forces. Montcalm et Vaudreuil ont une terrible passe d'armes La cam- pagne de Carillon Formidable armement des Anglais.

Faiblesse numérique de l'armée française Tactique

habile de Montcalm. Un semblant d'offensive. Aber- cromby et Howe. Marche en avant des Anglais Pre- mières escarmouches Montcalm triomphe à Carillon.

Avec les vaisseaux arrivaient les nouvelles d'Eu- rope. L'automne précédent les dernières reçues étaient brillantes. Vers la mi-octobre on avait appris à Québec que le maréchal d'Estrées, secondé par l'intrépide Che- vert, avait battu à Hastembeck, le 26 juillet, une armée hanovrienne commandée par le duc de Cumber- land, fils de George II, et que le maréchal autrichien Daun, avait remporté sur Frédéric II, à Kollin, près de Prague, le 18 juin, une sanglante victoire. Ainsi donc pendant qu'en Amérique le drapeau français triomphait à William- Henry, et que la grande expédition organi- sée contre Louisbourg avortait pitoyablement, sur le vieux continent l'Angleterre et son allié, le roi de Prusse, étaient mis en échec par la coalition franco-

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autrichienne. La fierté britannique était humiliée de ces revers auxquels devait bientôt mettre le comble la pitoyable capitulation de Cumberiand à Kloster- seven ^. L'opinion anglaise s'irritait et s'alarmait de la tournure désastreuse que prenait cette guerre. Il ne resterait bientôt plus à l'Angleterre, écrivait Horace Walpole, " qu'à couper ses cables et à voguer à la dérive vers quelque océan inconnu."

Mais le génie de deux hommes, d'un grand capitaine et d'un grand politique, allait changer la face des choses. Au moment il semblait devoir être broyé par l'étreinte mortelle des trois armées, française, autrichienne et russe, Frédéric II, un instant désespéré et hanté du suicide, se ressaisissant, s'écriait :

Pour moi, menacé du nautrage Je dois, en affrontant l'orage, Penser, vivre et mourir en roi.

Et courant de Bohême en Saxe, il allait, avec des forces inférieures, écraser Soubise à Rosbach. Puis revenant comme la foudre vers la Silésie, ses géné- raux étaient battus par les Autrichiens, avec trente-trois mille hommes il livrait à ceux-ci, deux fois plus nom- breux, la fameuse bataille de Leuthen, proclamée par Napoléon le chef-d'œuvre de l'art militaire. En trois heures et demie il culbutait et détruisait la formidable armée impériale, dont un détachement était allé lever une contribution jusqu'à Berlin. La campagne de

1 Le fils du roi d'Angleterre capitulïût avec toute son armée, deyant l'armée française commandée par Richelieu, le 8 septembre 1767. r . I

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1757, qui avait failli voir sombrer sa fortune, se termi- nait pour lui dans la gloire. ^

Et pendant ce temps, un homme se levait en Angle- terre et prononçait ces paroles, qui, dans sa bouche, n'avaient point l'accent de la fanfaronnade : "Je suis sûr de pouvoir sauver ce pays et que nul autre ne le peut ". Cet homme, c'était William Pitt. Une première fois ministre, en décembre 1756, forcé par George II d'aban- donner le pouvoir en avril 1757, il était imposé au roi par la nécessité au mois de juillet suivant. Et bientôt, enflammant de son ardeur belliqueuse et patriotique l'amirauté, le ministère de la guerre, la flotte, l'armée, le parlement, le peuple, les colonies eUes-mêmes,il unissait toutes les énerg ies nationales dans un puissant effort, et les lançait à l'assaut de ce but grandiose : la conquête de l'Inde et de l'Amérique, l'humiliation de la France et la souveraineté des mers.

Dans la dernière quinzaine de mai, en même temps que les prodigieuses victoires de Frédéric, on apprenait ici les armements extraordinaires faits par le gouverne- ment britannique pour conquérir le Canada. Montcalm écrivait dans son journal : " Bataille perdue contre le roi de Prusse, l'Alexandre du Nord, par monsieur le prince de Saxe, Hildburghausen, et le prince de Soubise. Ce même roi bat les Autrichiens vers Bres- lau, marche dans l'électorat d'Hanovre pour rompre la capitulation, ce qui met tous nos quartiers en mouve-

1 La bataille de Rosbach, Frédéric battit Parinée franco-autrichienne, commandée par le maréchal de Soubise et le prince de Hildburghausen, fut livrée le 5 novembre 1757. Celle de Leuthen il défit le maréchal Daun, eut lieu le 5 décembre.

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ment et sur les dents ". Et Lévis de son côté : " Les nouvelles que nous apprîmes nous firent craindre avec raison par les grands préparatifs que les ennemis fai- saient et par les forces considérables qu'ils avaient rassemblées, qu'ils ne voulussent faire le siège de Louis- bourg et pénétrer en même temps dans l'intérieur du Canada par les frontières de New- York. Ils nous menaçaient en même temps de s'emparer de la Belle- Rivière ". 1

Tel était vraiment le plan de campagne des Anglais pour 1758. Au moment même Lévis écrivait ces lignes, une flotte formidable et une armée puissante se préparaient à assiéger Louisbourg. L'amiral Boscawen et le major-général Jeffrey Amherst, commandaient en chef. Les lieutenants de celui-ci étaient les brigadiers Whitmore, Lawrence, et James Wolfe. Le 13 juin, vingt-trois vaisseaux de ligne, dix-huit frégates et brûlots, et cent cinquante-sept transports ayant à leur bord environ douze mille hommes de troupes, quittaient Halifax et cinglaient vers le boulevard maritime de la France en Amérique, surnommé le Dunkerque du Nou- veau-Monde. Sur la frontière du lac Saint-Sacrement, Pitt avait remplacé le comte de Loudon par le major- général Abercromby, qui, avec plus de six mille régu- liers et de neuf mille hommes de troupes provinciales, devait aller prendre Carillon et envahir le Canada par le lac Champlain et le Richelieu. Enfin, du côté de la Belle-Rivière, le brigadier John Forbes organisait une armée de six ou sept mille hommes, destinée à enlever aux Français le fort Duquesne et la région de l'Ohio.

1 Journal de LéviSf p. 129.

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En Amérique comme en Europe, les ennemis de la France étaient décidés au plus énergique effort pour remporter sur elle.

Les lettres reçues de Versailles à Montréal, au mois de mai 1758, annonçaient un nouveau changement ministériel auquel Montcalm et son état-major ne pou- vaient être indifférents. Monsieur le marquis de Paulmy avait cessé d'exercer les fonctions de ministre de la guerre, et avait été remplacé par le maréchal de Belle- Isle. M. de Crémille, lieutenant-général, était adjoint à ce dernier, pour s'occuper de plusieurs détails \ Montcalm connaissait bien le maréchal, ayant servi sous lui en Bohême. Il lui écrivit une lettre qui conte- nait ces lignes : " J'ai trop d'obligation à MM. d'Ar- genson pour n'avoir pas été peiné du changement dans- le ministère de la guerre. Cependant je vois, avec la même satisfaction qu'ont les troupes dont le comman- dement m'est confié, que le premier homme de notre état militaire, qui réunit aux talents d'un grand général les qualités d'un homme d'Etat et les vertus d'un citoyen, ait bien voulu se charger de notre ministère. Je compte particulièrement sur vos anciennes bontés^ que j'ai tant de fois éprouvées et dont mon inviolable attachement doit mériter la continuation." Il écrivait en même temps à M. de Crémille; et, après lui avoir fait son compliment de bienvenue, il lui disait : " Ce que j'ai le plus à cœur c'est que l'on accorde les grâces

1 Au premier moment, la rumeur avait désigné M. de Saint-Priest, intendant du Languedoc, comme adjoint au ministre de la guerre, et Montcalm le mentionnait dans son» journal. 25

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que je propose aux troupes qui servent sous mes ordres. Je vous demande vos bontés pour mon fils aîné et pour le chevalier de Montcalm qui sort cette année du col- lège K"

Outre les nouvelles militaires et politiques, il y avait aussi les nouvelles familiales. Lorsque le courrier de France arrivait enfin, après un long hiver, avec quelle anxiété ne devait-on pas en rompre les sceaux ! Tant de choses peuvent survenir en cinq mois ! Qu'est-il advenu aux mères, aux épouses, aux enfants, à tous les êtres chers laissés là-bas ? Ces lettres, si impatiemment atten- dues et si lentes à se rendre, sont-elles messagères de tristesse ou de joie ? Heur ou malheur, que renferment leurs plis ? L'un et l'autre parfois. Ainsi, au printemps de 1758, Montcalm apprenait qu'une de ses sœurs, madame d'Escoulombre, était morte. " J'ai été vive- ment touché de sa perte, écrivait-il. Son mauvais état cependant me faisait craindre. Je dirai avec Corneille : " Je l'adorais vivante, je la pleure morte ". Très Aimable créature. J'écris à son époux ". ^ M. Mole, parent de madame de Montcalm, était devenu premier président, à la place de M. de Meaupou. M. le maré- chal de Mirepoix, cousin de Lévis, était aussi décédé dans le cours de l'hiver. Triste particularité, Montcalm lui avait écrit le 20 avril, lorsqu'il avait déjà cessé de

1 Lettres de Montcalm au maréchal de Belle-Isle et à M. de Crémille, 28 mars 1758 ; Arch. du ministère de la guerre.

2 Montcalm à madame de Saint- Véran, 2 juin 1858

Montcalm écrivait à Bourlamaque le 22 mai : " Le chevalier ^e Lévis très touché de la mort du maréchal de Mirepoix, Roquemaure de celle de son frère, et moi d'une sœur que 'aimais bien fort ".

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vivre, pour lui recommander son second fils. " Vos bontés, Monseigneur", disait-il au grand personnage qui ne devait jamais lire ces lignes, " m'enhardissent à vous parler du chevalier de Montcalm. Il aura quinze ans au mois d'octobre et va sortir du collège pour entrer au service dans le régiment de son frère. Vous avez sûrement des engagements pour des bâtons d'exempts. ^ Pourriez-vous le comprendre dans vos arrangements pour lui en donner un dans trois ou quatre ans d'ici, à dix- huit ou dix-neuf ans. Je vous en serai des plus reconnaissants et très flatté que vous vouliez bien lui accorder cette grâce, s'il tourne bien, grâce qui, à cet âge, décide de la fortune d'un cadet et le met à même de faire son chemin ".

Comme on le voit, Montcalm ne cessait de s'occuper de sa famille. Vers le même temps il écrivait à son fils aîné : " Que j'apprenne de bonnes nouvelles de votre santé et conduite, voilà tout ce que je désire et attends avec impatience. Mille amitiés à votre frère et ne doutez pas l'un et l'autre de la mienne. La Eoche- beaucour se porte bien. Beaucoup de choses pour moi

1 M. de Mirepoix était capitaine d'une compagnie des gardes du corps du roi, n'entrait pas qui voulait. " Un ouvrage de 1761, donne 336 hommes, plus 6 porte-étendards et 6 trompettes, à chaque compagnie, partagée en deux esca- drons de 168 hommes et en six brigades de 56 gardes, et commandée par un capitaine qui était ordinairement un duc, 3 lieutenants, 3 enseignes, 14 exempts, dont un était aide- major, 12 brigadiers et 12 sous-brigadiers ". {Grand diction- naire) L'exempt était un officier qui, dans certaines com- pagnies de gardes, commandait en l'absence du capitaine et des Ueutenants, et qui était exempt du service ordinaire. Il portait un petit bâton de commandement. (Ibid).

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à tous les officiers du régiment de Montcalra, principa- lement au major ^." Le jeune colonel était alors à l'ar- mée du Bas-Rhin, qui avait été battue par Frédéric à Rosbach. " Le comte de Montcalm, disait le général dans une lettre à Bourlamaque, grandit, se fortifie, mange beaucoup. Ma mère s'endette pour le soutenir et moi aussi. L'armée battue, mais il était de la réserve de Saint- Germain, qui a fait la retraite sans être suivie." Le lieutenant-général de Baschy écrivait à Montcalm à ce propos : " L'abbé (de Bernis) me fit grand peur, après la malheureuse affaire de Rosbach, pour votre fils ; nous reçûmes, deux jours après, la liste des morts, perdus et blessés ; et il fut un des premiers dont le roi chercha le nom, qui ne se trouva point." Quand nous lisons ces lignes, nous songeons aux sentiments qui devaient alors agiter le cœur de madame de Montcalm, séparée en même temps de son fils et de son époux, tremblant pour tous deux, redoutant pour l'un les balles prussiennes, pour l'autre les balles anglaises. Quelle joie, lorsqu'elle recevait d'outre- mer un mot réconfortant comme celui-ci ; " Je me porte bien, ma très-chère ; je t'adore, je t'aime plus que jamais. Dieu veuille que je te revoie l'année prochaine. La paix ! Mille choses à tous; j'embrasse ma fille. Quand est-ce donc que j'embrasserai la très chère, moment que je préférerais même à celui de battre Abercrombie ^" Parmi les lettres reçues de France par Montcalm, il y en avait une très flatteuse de M. de Bernis, ministre

1 Cette lettre était adressée : " A Monsieur le comte de Montcalm, mestre de camp du régiment de cavalerie do son nom, à l'armée du Bas-Rhin."

2 Montcalm à sa /««»»»«, 20 avril 1758.

MONTCALM 389

des affaires étrangères, qui lui écrivait : " J'ai un détail dans les lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 20 du mois d'août dernier. Tout est à la sagesse de votre conduite et à l'habileté de vos combi- naisons. On vous rend justice ici : j'admire pour moi celle que vous prenez plaisir à rendre aux ofl&ciers qui vous ont secondé dans vos opérations ; il y a tout à espérer des suites qu'elles doivent avoir ; j'y compte beaucoup et je vous en félicite de tout mon cœur." Un autre correspondant, M. de Baschy, dont nous avons parlé plus haut, lui donnait d'intéressantes informations : " Ne doutez pas, disait- il, de la part que je prends à vos succès, moins en Français que parce qu'ils sont de vous. A l'égard de ce qu'ils devraient opérer pour vous indépendamment de la gloire sur laquelle vous devez assurément être content, j'ai cru ne pouvoir mieux faire que de faire lire vos lettres à la belle dame (madame de Pompadour). Elle ne m'a pas parue sur- prise à vos demandes, mais elle ne m'a rien répondu, ce qui ne veut rien dire parce que c'est son ordinaire. Je ne sais s'il vous est très avantageux d'avoir affaire à deux ministres ; celui de la marine peut être plus aisé à manier, mais c'est celui dont vous avez le moins besoin, parce qu'il n'a que droit de représentation pour vous. Je ne crois pas au reste qu'on songe à faire des promotions. Si je savais qu'il fût question de faire quelque lieutenant (général), je parlerais encore de vous à la belle dame, et je tâcherais d'engager l'abbé (de Bernis) à pousser à la roue ; il prend beaucoup auprès du maître... On fait grand cas de vous ici ; on en parle en tiès bons termes, à commencer par le Roi, mais il faut que les ministres prennent des volontés officieuses,

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SEDS cela rien ne se fait ^ ". Un passage de cette lettre nous semble indiquer que Montcalm n'était pas l'un des protégés particuliers de madame de Pompadour, qui souvent, hélas ! faisait et défaisait les généraux !

Comme d'habitude, les opérations étaient retardées, au printemps de 1758, par la pénurie dont on souffrait* " Imaginez, écrivait Montcalm à sa mère, le 2 juin, que je ne puis être en campagne avec des forces médiocres avant six semaines, et toujours obligé de licencier moi- tié de mon armée pour la récolte. Ne serai-je jamais en Europe à la tête d'une armée ces obstacles ne se rencontrent pas ! " Profitant de son loisir forcé, il se laissait ensuite aller à une longue causerie avec sa mère : "Je vais répondre, lui disait-il, à vos lettres, que je viens de recevoir..." Et il jetait sur le papier, à bâtons rompus, une série de notes et de réflexions. En voici quelques extraits : " Dans nos troupes, le lieu- tenant qui avait de quoi vivre avec la paie, (en) 1755, 1756, meurt de faim actuellement, ainsi que le général avec ses 25,000 livres, qui en doit autant et mange 1759... Je n'influe en rien sur le choix des offi- ciers des troupes canadiennes, et je me suis fait une loi de n'y jamais demander d'emploi. Vous n'avez pas besoin d'être Œdipe pour deviner cette énigme. En tout cas, voici quatre vers de Corneille :

Mon crime véritable est d'avoir aujourd'hui

Plus de nom que (2), plus de vertus que lui

Et c'est de que part cette secrète haine

Que le temps ne rendra que plus forte et plus pleine.

1 Extrait d'une lettre datée du 20 février, envoyée par Montcalm à Bourl arnaque le 28 mai.

2 Les points de suspension étaient évidemment pour remplacer le nom de Vaudreuil.

MONTCALM 391

Je vis cependant très bien avec tout le monde et sers de mon mieux le roi. Si Ton pouvait se passer de moi, me faire tomber dans quelque panneau, et s'il m'arrivait un échec... J'apprends avec plaisir que mon cher petit chevalier grandit. J'en aurai beaucoup, beaucoup, de le revoir et ma chère fille ; fort aise que l'aîné prenne du goût à son métier.... L'expédition de William-Henry vaut mieux que celle de Chouaguen quoique moins importante ; il y a moins de bonheur, mais plus de combinaisons. Pour cette année-ci je croirai faire beaucoup de parer à tout, ainsi n'attendez rien de brillant ; je veux être Fabius plus qu'Annibal, et c'est nécessaire.... Si M. de Saint-Priest devient ministre de la guerre, de m'avoir préconisé en pleins Etats ^ sera sans doute de bon augure... Nous trou- vons que le comte de vis s'est bien pressé de prendre le nom de Mirepoix. Il est surprenant que le comte de vis ne vous ait pas parlé comme satisfait de mes succès. Il vaut mieux faire envie que pitié. Cela m'arrivera avec quelques-uns qui croyaient peut-être que je m'en tirerais moins bien. En revanche, je cherche bien à faire valoir ceux qui sont ici. Voici une phrase de l'abbé de Bernis : " Tout le monde vous rend justice ici ; pour moi j'admire celle que vous tenez à rendre à

tous ceux qui vous secondent" Le moulin à huile

a moins rendu; n'importe, bon effet Le baume

1 Montcalm écrivait à Bourlamaque le 22 mai : " M. de

St ministre de la guerre, reparle encore de moi aux états

assemblés en novembre 1757, comme il avait fait pour ceux de Chouaguen, en 1756 ".

392 MONTCALM

Canada, martre?, sucre d'érable doivent vous parvenir par Bordeaux ".^

Cependant juin était arrivé, et, avec les envois reçus de France, on pouvait commencer à organiser la cam- pagne. Dès le milieu de mai, le bataillon de la Reine avait été envoyé de Québec, l'on ne pouvait plus le nourrir, à Carillon, en passant par Saint- Jean. Le 22 Montcalm adressait à Bourlamaque des ordres pour le départ successif de Berry et de Languedoc, cantonnés dans le même gouvernement, et l'informait que sa des- tination était d'aller prendre le commandement des premières troupes à Carillon. Le 15 juin cet officier général y arrivait.

M. de Vaudreuil avait décidé d'assembler sur la frontière du lac Champlain un corps de cinq mille hommes, pour la couvrir contre les attaques auxquelles on devait s'attendre du côté du lac Saint Sacrement. Il avait aussi résolu de détacher un corps de 2,500 hom- mes, composé de 400 soldats des troupes de terre, 400 des troupes de la marine, 800 Canadiens et 900 sauva- ges, qui se rendrait au lac Ontario, pour remonter la rivière Oawégo jusqu'à la hauteur des terres, se porter sur la rivière Mohawk (ou des Iroquois), dévaster les habitations anglaises et la région jusqu'aux portes de Shenectady, appelé Corlar par les sauvages. M. de Lévis devait avoir le commandement de ce corps, avec MM. de Rigaud, de Longueuil et de Sénçzergues comme lieutenants. Le gouverneur espérait que cette expédi- tion ferait une diversion opportune, en empêchant les Anglais d'attaquer Carillon, préviendrait le rétablisse-

1 Montcalm à madame de Saint- Vératif 2 juin 1758.

MONTCALM . 393

ment des forts ennemis sur la rivière Chouagnen, et entraînerait les Iroquois à se déclarer contre nos adver- saires. Montcalm estimait ce plan peu judicieux, parce qu'il divisait nos forces déjà trop faibles. Il écrivait dans son journal : " Cette chimérique expédition de Corlar (ainsi la nomment les courtisans) sera peut-être la cause de la perte de la colonie. Il faudrait marcher sur le champ aux ennemis avec les sauvages, l'élite des Canadiens, des troupes de terre et de la colonie. Ils ne sont pas encore retranchés, persuadés, suivant le rapport des prisonniers, que la disette des vivres nous met hors d'état de rassembler un corps d'armée; ils se tiennent moins sur leurs gardes, et ne pensent qu'à accé- lérer leurs travaux. Une attaque imprévue et vigou- reuse les culbuterait et finirait la campagne de ce côté. Le marquis de Vaudreuil pourrait alors s'occuper, ou d'envoyer des secours à la Belle- Kivi ère, ou de ses pré- tendues négociations avec les Cinq-Cantons ; mais qui «ait s'il est désireux d'un succès décisif pour cette colonie mais dont le général des troupes de terre serait l'agent." Nous croyons que l'antipathie de Montcalm lui faisait ici prêter à Vaudreuil des sentiments trop bas. Mais ce qu'il disait de la situation était juste. Les nouvelles obtenues des prisonniers faits par les sauvages annon- çaient que le général Abercromby, envoyé par Pitt pour remplacer l'incapable Loudon, était au fort Lydius avec quatre régiments de ligne, et cinq compagnies de rangers, que trois autres régiments y allaient bientôt arriver avec douze mille hommes de milices, et que cette armée devait opérer contre Carillon.

Bourlamaque y était déjà rendu avec les bataillons de la Keine, de Languedoc et de Berry. Les bataillons

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de Guyenne et de Royal-Roussillon partirent de Saint-^ Jean, pour la même destination, le 21 juin ; la Sarre en partit le 23, et Béarn le 24. Chacun de ces batail- lons, à l'exception de la Reine, laissait un piquet de soixante-sept hommes pour le détachement de M. de Lévis, qui devait s'assembler à Lachine le 28 juin.

Montcalm avait écrit à Bourlamaque le 28 mai ; " Je compte vous suivre de fort près sur la frontière, si je ne pars en même temps que vous, monsieur." Quatre semaines s'étaient écoulées, et les nécessités du service, les délais habituels dans les transports et l'expédition des troupes l'avaient retenu forcément à Montréal. Enfin, le 23 juin, rien ne l'arrêtait plus, et il allait pou- voir partir le lendemain pour prendre le commande- ment de l'armée de Carillon. C'est alors que se produi- sit un incident très grave, et que faillit éclater entre le gouverneur et le général une rupture désastreuse en un pareil moment. Il était dix heures du soir. Vaudreuil venait de remettre à Montcalm, suivant son habitude, une longue instruction, relativement aux opérations que celui-ci allait diriger. La lecture de ce document pro- voqua chez le général la plus violente irritation. Elle contenait des assertions qu'il ne pouvait admettre, des directions contradictoires, des prescriptions trop obscu- res, suivant lui ; et il se résolut de ne point y souscrire par un acquiescement tacite. Malgré l'heure nocturne, et sans perdre un instant, il écrivit à M. de Vaudreuil la lettre suivante : " Le 23 au soir, à Montréal. Mon- sieur, j'ai l'honneur de vous supplier de relire l'instruc- tion que vous m'avez fait celui de me remettre ce soir, et le mémoire ci-joint, et j'attends de votre équité que vous penserez que c'est bien assez que je me charge.

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dans des circonstances qui peuvent être aussi critiques, de défendre autant qu'il me sera possible la frontière du lac Saint-Sacrement avec 4,000 hommes, contre des forces très supérieures, sans me charger d'une instruc- tion dont les obscurités et les contradictions semble- raient me rendre responsable des événements qui peu- vent arriver et que nous devons prévoir. Je rends jus- tice à la droiture de vos intentions, mais je ne saurais partir que vous ne m'ayez remis une instruction avec tous les changements aussi nécessaires qu'indispensa- bles pour conserver la réputation d'un officier général qui a servi avec autant de zèle pour votre propre gloire et la défense de cette colonie. Je suis avec res- pect, monsieur, votre très humble," etc. Cette lettre, la courtoisie des formules ne dissimulait pas l'amer- tume des sentiments, était accompagnée d'un mémoire très serré, dans lequel Montcalm discutait article par article l'instruction du gouverneur. Nous ne ferons que signaler quelques points saillants de ce débat. Vau- dreuil, pour justifier l'expédition de Corlar, s'efforçait d'atténuer la gravité de la situation sur la frontière du lac Saint-Sacrement. D'après lui, s'il était vrai que les Anglais voulussent assiéger Louisbourg ^, il n'était pas vraisemblable qu'ils eussent les moyens de venir attaquer Carillon, et leurs mouvements de ce côt4 ne

1 On touche ici du doigt la lenteur et la difficulté des communications, et les retards qui en résultaient dans la transmission des informations les plus importantes. Au mo- ment où Vaudreuil se demandait s'il était vrai que les Anglais voulussent assiéger Louisbourg, le siège de cette forteresse était commencé depuis quinze jours. Le débarquement des Anglais dans la baie de Gabarus avait eu lieu le 8 juin.

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devaient indiquer qu'une " défensive audacieuse." Montcalm répondait à cela : " M. le marquis de Vau- dreuil veut bien se dissimuler à lui tout seul les forces des Anglais dans cette partie. Les dépositions des pri- sonniers sont trop constantes et uniformes, et M. le marquis de Vaudreuil sait bien que, malgré leur entre- prise sur Louisbourg, les Anglais ont dix bataillons de troupes réglées, cinq compagnies de rôdeurs de bois entre Orange et Lydius, et peuvent être joints facile- ment par un gros corps de milices."

Le gouverneur disait encore, dans son instruction que si, " contre toute attente ", les ennemis se déci- daient à marcher, sur Carillon, ce serait alors à Mont- calm d'aller les rencontrer pour les combattre dans leur marche ou sur le lac, ou bien de les attendre dans un camp retranché ; mais que cela devait dépendre des Canadiens et des sauvages qu'il aurait avec lui, et que, sans sauvages, il faudrait se contenter de harceler les Anglais et de les retarder le plus possible sans risquer " une affaire générale et décisive ". Cela manquait évidemment de netteté, et Montcalm signalait l'ambi- guité de ce passage. " M. le marquis de Vaudreuil, écrivait-il, paraît se contredire formellement dans l'ar- ticle le plus important de son instruction. Il a com- mencé par s'en rapporter au marquis de Montcalm pour aller au devant de l'ennemi, pour le combattre dans sa marche ou sur le lac et M. le marquis de Vaudreuil ajoute dans ce même article qu'il ne faut point s'exposer par une affaire générale et décisive. M. de Montcalm ne saurait partir que M. le marquis de Vaudreuil n'ait totalement changé cet article de son instruction, car si le marquis de Montcalm marche au-devant pour com-

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battre, l'affaire est engagée, et il contrevient à l'instruc- tion de M. de Vaudreuil ; s'il veut s'en tenir à la der- nière partie, il doit prendre des mesures en conséquence, qui dépendent des circonstances et du temps que l'en- nemi donnera ". Montcalm s'opposait pour le même motif à un autre article de l'instruction. " M. le marquis de Vaudreuil, disait-il, demande le renvoi des bateaux, hors ceux qui sont nécessaires pour le service journa- lier. Cet article est contradictoire avec celui d'éviter une affaire générale et décisive parce qu'il faut tou- jours se réserver un nombre suffisant de bateaux pour la retraite des troupes ".

La lettre et le mémoire de Montcalm dénotaient un mécontentement très vif. Mais elles ne révélaient qu'à demi l'intensité de son déplaisir. Il était littéralement exaspéré par le ton et l'attitude du gouverneur. Et, pendant que tout dormait autour de lui, il épanchait ainsi dans son journal l'amertume de son cœur ulcéré : " Le marquis de Vaudreuil m'a remis, ce soir, à dix heures, ses instructions ridicules, obscures et captieuses. Si je m'en fusse chargé, elles étaient tournées de façon que tout événement malheureux m'était jeté aux jam- bes, quelque parti que j'eusse pris. Je les ai rendues à M. de Vaudreuil avec un mémoire justificatif de ma conduite à cet égard. Grande répugnance du marquis de Vaudreuil à m'en donner d'autres, nettes et simples; il s'est surtout attaché à un préambule dans lequel il avance qu'il a délibéré avec moi sur toutes les affaires de la colonie, et pris mes avis sur tout. J'avoue qu'il l'aurait faire, que mon rang, ma réputation et les ordres du Koi l'exigeaient. Mais comme il ne m'a jamais consulté sur rien, qu'il ne m'a jamais fait part ni

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des nouvelles, ni de se3 projets, ni de ses démarches, je lui ai déclaré positivement que je ne souffrirais jamais que ce préambule frauduleux existât à la tête de ses instructions, comme un monument contraire à ma réputation. Si ce gouverneur général eût insisté, ma protestation contre cette fausse assertion était prête. C'est bien assez qu'une basse jalousie empêche l'effet du zèle, et, j'ose dire, de quelques talents, sans souffiir encore qu'un manège sourd et noir nous associe à des sottises dont on gémit sans les pouvoir arrêter," Vau- dreuil consentit avec une répugnance que l'on conçoit à modifier ses instructions, et le pénible incident fut clos, non sans laisser des traces et un souvenir fâcheux dans l'âme des deux chefs si peu faits pour s'entendre. Le lendemain, 24 juin, Montcalm partait de Mont- réal avec M. de Pontleroy premier ingénieur de la Nouvelle-France. Le 25 il était à Saint-Jean, et le 26 il s'embarquait pour Carillon, salué par le canon du fort. Le lendemain, il rencontrait, sur le lac, Ignace, chef des Hurons de Lorette, envoyé par Bourlamaque pour don- ner avis que les Anglais étaient établis au fort du lac Saint- Sacrement, sur les ruines du fort George. Quel était leur dessein ? Marcher sur les Français, ou seule- ment rétablir ce fort ? Montcalm allait bientôt l'ap- prendre. Il rencontra aussi, le même jour, un détache- ment de miliciens du gouvernement de Montréal, qui y retournaient, ce qui lui faisait consigner dans son journal cette réflexion pleine d'amertume ; " Ils sont trop bons pour qu'on nous les laisse ; on les destine à l'armée de faveur." Le 30 juin, à trois heures de l'après- midi, le général arrivait à Carillon. Il y trouvait les huit bataillons français, très faibles par eux-mêmes à

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<îause de la quantité de mauvaises recrues, très affaiblis encore par les piquets des volontaires qu'on en avait tirés pour le détachement du chevalier de vis ; qua- rante hommes de la marine, trente Canadiens en état d'aller à la guerre, et quatorze sauvages ; des vivres pour neuf jours seulement, et, pour cas urgent, trente- six mille boucauts de biscuits ^." A ce moment Aber- cromby avait sous la main une armée de six mille trois cent soixante-sept réguliers et de neuf mille trente- quatre provinciaux.

Depuis le commencement de juin, la route d'Albany au lac George, constamment sillonnée de détachements, de convois, de régiments, avait offert le spectacle le plus animé et le plus pittoresque. Tour à tour les rives de THudson avaient vu passer et se refléter dans les ondes cristallines de la rivière, les éclaireurs de la Nouvelle-Angleterre, habillés en bûcherons, armés d'un fusil et d'une hachette, une corne à poudre sous le bras droit, un sac de cuir pour les balles suspendu à leur ceinture ; les uniformes bleus des régiments provinciaux du Massachusetts, du Connecticut, de New- York, du New- Jersey et du Khode-Island ; puis les régiments anglais, au costume rouge éclatant, le 55°^* commandé par lord Howe, le Eoyal- Américain, le 27"'®, le 44"*^, le 46'"^ et le 80"'" d'infanterie ; enfin le 42"^® écossais, com- posé de montagnards géants, soldats superbes, qui mar- chaient jambes nues, drapés dans leur costume original, commandés par le major Duncan Campbell d'Inverawe. Albany avait successivement acclamé au passage ces troupes magnifiques, orgueil de la métropole et des

1 ^^ Journal de Montcalm, p. 384.

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provinces, qui s'en allaient, tout le monde en était con- vaincu, triompher au pas de course, écraser Montcalm, et frapper d'un coup mortel la domination française en Amérique.

Le 30 juin, jour ce général arrivait à Carillon, l'armée anglaise était toute réunie autour des ruines de William-Henry. C'était le plus beau et le plus formi- dable corps de troupes que l'Amérique eût encore vu» Bouilamaqiie, par ses éclaireurs et le récit de quelques prisonniers, était au courant de ce puissant armement, et son premier soin fut d'en informer son chef. Celui-ci saisit d'un coup d'œil l'effroyable danger de la situation. Les informations obtenues exagéraient encore les forces anglaises. Le soir de son arrivée, Montcalm écrivait dans son journal, confident de ses angoisses : " Le nom- bre des ennemis grossissant tous les jours à la tête du lac Saint-Sacrement; leur portage très avancé ; mille chevaux et une quantité de bœufs proportionnée em- ployés à le faire ; les dépositions des prisonniers unanimes sur un projet de leur part d'assiéger Carillon et de com- mencer leurs mouvements dans les premiers jours de juillet ; vingt ou vingt-cinq mille hommes destinés, selon leur rapport, à cette expédition : voilà notre posi- tion. Le marquis de Montcalm a dépêché ce soir au marquis de Vaudreuil pour lui en rendre compte ". Et Montcalm laissait échapper ce cri s'exhalaient les sentiments tumultueux d'un cœur étreint par l'anxiété et tout frémissant encore de la passe-d'armes du 24 juin : " Persistera-t-il dans son aveugle sécurité pour cette frontière ? S'opiniâtrera-t-il à sa don Quichot- terie de Corlar ? Se hâtera-t-il au moins de nous faire parvenir des vivres, des sauvages, et les secours de la

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colonie qu'il nous a promis ? Les ennemis pourraient bien le mettre dans le cas il a annoncé qu'il marche- rait en personne. Qu'il vienne ! Qu'il voie ! et j'ajou- terai de tout mon cœur : Qu'il vainque ! "

La position de l'armée française était effrayante. Comme nous l'avons vu dans un précédent chapitre, la péninsule de Carillon consiste en un plateau rocheux, bordé de terrains bas qui côtoient, à gauche, le lac Champlain, à droite, la rivière de la Chute. Le fort s'élevait à l'extrémité de la péninsule, dont la pointe, d'après le plan que j'ai sous les yeux, regardait le sud- est. Par une anomalie peu militaire, il n'occupait pas l'endroit le plus élevé du plateau : à l'ouest, en avant du fort, le terrain, après une légère déclivité, remonte graduellement et atteint sa plus grande hauteur à un demi-mille de la place, environ ; puis il s'abaisse encore, de sorte que le plateau est couronné d'une crête qui le traverse entièrement, entre les deux pentes très raides conduisant aux terrains bas. ^

La situation pouvait se résumer comme suit. Mont- calm était à Carillon, sous les murs d'un fort délabré,

1 "La plupart des forts du Canada étaient mal construits et mal situés : ils étaient dominés par les hauteurs voisines; les murs n'avaient que deux pieds d'épaisseur, sans terre- plein, ni fossés, ni chemin couvert ". (Note de M. Dussieux)» *♦ Voilà ce qu'on appelle un fort dans ce pays-ci, suffisant, à la vérité lorsqu'on ne faisait la guerre que contre des sau- vages ou des partis sans artillerie ; aujourd'hui les nom- breuses forces des Anglais et leur artillerie doivent changer le système de la guerre et par conséquent la défense des frontières " (Lettre de M. de Pontleroy au ministre de la guerre^ du 28 octobre 1758). 26

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avec environ trois mille hommes. ^ Devant lui, la rivière de la Chute, longue d'environ quatre milles, des- cendait du lac George, serpentant et bondissant en rapides écumeux. Là-bas le lac George lui-même, long de trente-six milles,étendait sa nappe brillante jusqu'aux ruines de William-Henry, se dressaient les tentes d'Abercromby et de ses quinze mille soldats. Le général anglais avait de Tartillerie, une flotte nombreuse, et, d'un moment à l'autre, toute cette puissante armée pou- vait fondre sur Montcalm et sa poignée de braves. L'heure était grosse de péril. Une défaite, c'était l'en- nemi maître du lac Champlain, et s'élançant par la rivière Kichelieu jusqu'à Montréal, au cœur même de la colonie.

Mais le génie de Montcalm est à la hauteur du dan- ger. Il envoie courrier sur courrier à M. de Vaudreuil, afin de hâter l'arrivée des renforts commandés par Lévis. En même temps il choisit d'un coup d'œil sûr l'endroit devra se livrer la bataille prochaine. C'est

1 Etat et compositon de l'armée française le 8 juillet: Le marquis de Montcalm, maréchal des camps ; le chevalier de Lévis, brigadier ; le sieur de Bourlamaque, colonel ; le sieur de Bougainville, aide-maréchal des logis ; le chevalier de Montreuil, aide-major général. Brigade de la Reine : la Reine, 345 hommes; Béarn, 410; Guyenne, 470. Brigade de la Sarre : La Sarre, 460 ; Languedoc, 426. Brigade de Royal- Roussillon: Royal- Roussillon, 480; le 1er bataillon de Berry, 450. Deuxième bataillon de Berry, détaché pour la garde du fort de Carillon, excepté la compagnie de grenadiers, qui a servi dans la ligne et faisait 50. Troupes de la marine, 150. Canadiens, 250. Sauvages, 15. Total, 3,506." (Journal de Montcalm, pp. 397-398.)

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sur les hauteurs de Carillon que se décidera la campa- gne (1).

Mais il faut fortifier la position par des retranche- ments, il faut laisser arriver les renforts. Tout cela demande du temps, et les quinze mille hommes d'Aber- cromby peuvent paraître à chaque minute devant Ticondéroga. Montcalm se décide alors pour une manœuvre hardie. Au lieu de rester sur la défensive, il va prendre l'offensive, du moins en apparence ^.

En racontant l'expédition de William-Henry, nous avons déjà donné une description de la contrée qui avoisinait Carillon. Mais il n'est peut-être pas inutile d'en rappeler ici quelques particularités. La rivière de la Chute n'est navigable que jusqu'à deux milles de la pointe du fort. Là, son cours est barré par une chute d'une certaine hauteur, au-dessus de laquelle se suc- cèdent une série de rapides. Les Français avaient bâti en cet endroit un moulin à scie. Au-dessus de la cas- cade il y avait un pont qui faisait communiquer la rive gauche avec la rive droite. A partir de ce pont, une route militaire d'un mille et demi environ, tracée par nos troupes l'année précédente, allait rejoindre la rivière en haut des rapides, au Portage, ses eaux redeviennent navigables jusqu'au lac George, distance d'un mille à peu près. Un autre pont reliait également les deux rives au Portage.

Le 1er juillet, Montcalm, laissant à Carillon le second bataillon de Berry, commandé par M. de Trécesson, va

1 Relation de la victoire remportée sur les Anglais^ le 8 juillet 1758 ; Arch. du ministère de la guerre.

2 Mémoires de M. de la Pause.

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établir son camp à la Chute, au moulin à scie. Il poste le bataillon de Royal-Roussillon et le premier de Berry à la droite de la rivière, et les bataillons de la Sarre et de Languedoc à la gauche. En même temps, il fait occuper la tête du Portage, un mille et demi en avant, par les bataillons de la Reine, de Béarn et de Guyenne, aux ordres. du colonel Bourlamaque^. "Cette manœu- vre audacieuse, qui présentait l'apparence de forces plus considérables que celles que nous avions, a retardé de quelques jours les mouvements des ennemis ", lisons- nous dans le document déjà cité. " Suivant le rapport des prisonniers, leur premier projet avait été d'établir au Portage, sous les ordres de mylord Howe, une tête, que le corps de l'armée n'aurait suivie que quelques jours après. Notre mouvement en avant les détermina à faire marcher l'armée tout entière, ce qui a retardé leur opération jusqu'au 5 2".

Le 1er juillet au soir, Montcalm écrivait dans son journal : " Ce mouvement, hardi sans doute, était néces- saire pour donner de la considération aux ennemis, leur en imposer et leur faire perdre l'idée qu'ils ont de notre faiblesse, et en même temps pour empêcher qu'ils ne se fussent emparés à l'improviste du Portage; ce qu'ils pouvaient faire par une marche de dix ou douze heures seulement sur le lac. J'ai été ce matin avec MM. de Pontleroy, Desandrouins, Jacquot et d'Hébécourt re- connaître les environs du fort de Carillon pour déter- miner un champ de bataille et la position d'un camp retranché. Nous manquons de bras, et peut-être le

1 Mémoires de M. de la Pause.

2 Relation de la victoire remportée sur les Anglais^ etc.

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temps nous manquera-t-il aussi. Notre situation est critique. Activité et audace, voilà nos seules ressour- ces." Du 1er au 4 on envoya beaucoup de petits partis à la guerre pour avoir des nouvelles de l'ennemi ; et " comme on n'avait point de sauvages, on forma deux compagnies de volontaires, tirées dans le corps des troupes de terre, dont le commandement fut donné au sieur Bernard, capitaine au régiment de Béarn, et au sieur Duprat, capitaine au régiment de la Sarre."

Le 4 juillet, le marquis de Montcalm résolut d'en- voyer un détachement à la découverte, jusque sur le lac George. Il confia 130 volontaires au sieur de Langy- Montégron, enseigne des troupes de la colonie, d'une grande réputation, et demanda pour l'accompagner des officiers de bonne volonté, les prévenant qu'ils seraient tous sous les ordres de M. de Langy, de quelque grade qu'ils fussent. La mission était périlleuse : tous les officiers demandèrent à marcher, et Montcalm fut obligé d'en fixer le nombre à un officier par bataillon. Le 4 au soir, cette troupe d'élite s'embarquait en bateau sur le lac George.

On peut se figurer l'anxiété cruelle qui étreignait le cœur de Montcalm, durant ces journées écrasantes, et ces nuits sans sommeil. Il était arrivé à l'heure la plus critique de son existence. Le sort de tout un pays était entre ses mains. Là-bas, derrière les flots purs de ce lac romantique que scrutaient ses regards ardents, que lui préparait cet armement redoutable lancé contre lui, tenant chevaleresque des deux Frances, par l'Angle- terre et l'Amérique ? La gloire, ou la honte ? La victoire, ou la mort ? Le dénouement de ce terrible problème était proche.

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La journée du 5 était presque écoulée, et l'on n'avait encore aucune nouvelle du détachement de M. de Langy . Au camp de Bourlamaque tous les yeux étaient fixés sur une montagne d'où la vue découvrait une grande étendue du lac. On avait posté un officier chargé de donner l'éveil aussitôt qu'il apercevrait l'ennemi. Le soleil déclinait à l'horizon et l'on pouvait croire que la journée se passerait sans incidents, quand, vers quatre heures et demie, on vit soudain un drapeau blanc se lever et s'abaisser, et l'on entendit tirer un coup de fusil du haut de ce sommet. C'était le signal convenu. Quelques instants après arrivait le détachement de Langy. Il rapportait qu'après s'être avancé à une jour- née sur le lac, il avait rencontré l'avant-garde anglaise conduite par le général Bradstreet et le major Eogers..

Aussitôt Montcalm ordonna que les troupes prissent les armes, passassent la nuit au bivouac, et qu'on dé- blayât les équipages. Bourlamaque dépêcha trois piquets sur les bords du lac, pour éclairer le débarquement des ennemis. Enfin le sieur de Langy et M. de Trépézec, avec trois cents hommes environ, furent envoyés pour occuper la Montagne-Pelée, à l'ouest du lac. Ce déta- chement avait instruction de faire sa retraite sur Caril- lon par la rive gauche de la rivière de la Chute, tandis que Bourlamaque ferait la sienne par la rive droite.

Quels avaient été les mouvements de l'armée anglaise ? Comme nous l'avons vu, à la fin de juin elle était cam- pée autour des ruines de William-Henry. Les rives du lac, le pied des montagnes et la plaine disparaissaient sous les tentes innombrables des quinze mille hommes d'Abercromby.

Ce général était le chef nominal de l'expédition ; mais

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lord Howe en était l'âme. Abercromby devait sa nomi- nation à la faveur de lord Bute, collègue de Pitt. " C'est un homme pesant, " écrivait Wolfe à son père ^. " C'est un gentilhomme âgé (an aged gentleman), infirme de corps et d'esprit ", écrivait, de son côté, un jeune troupier de 17 ans, William Parkman, qui, enrôlé dans les milices du Massachusetts, tenait un petit jour- nal des incidents de chaque jour 2. Dans l'esprit de Pitt, lord Howe devait avoir le commandement véritable. Ce jeune seigneur de trente-quatre ans était déjà l'une des plus grandes figures de toutes les armées britanni- ques. Il avait le cœur d'iin soldat et le génie d'un capi- taine. Austère pour lui-même, frugal, ferme sur l'arti- cle de la discipline, et cependant sympathique et géné- reux, il était adoré des troupes. " Caractère antique, parfait modèle de vertu guerrière ", disait de lui Wil- liam Pitt, le grand Chatham ; tandis que son digne émule, James Wolfe, l'appelait " le plus noble anglais de mon époque, et le meilleur soldat de l'armée anglaise ". Pas un des milliers d'hommes assemblés sur les bords du lac George, qui ne fût convaincu que lord Howe portait sous son large front et dans son œil d'aigle le succès de la campagne.

On était rendu au 4 juillet. Tous les contingents étaient arrivés, toute la flottille était prête. Il était temps de marcher en avant. Le soir de ce jour on mit à bord les bagages, les magasins, les munitions, etc.

Les premiers rayons du soleil levant, radieux soleil

(1) Wolfe à son père ] Vie du major général Wolfe^ par Robert Wright ; Londres, 1865.

2 Montcalm et Wolfe, par F. Parkman, vol. II, p. 89.

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de juillet, virent le lendemain matin un admirable spectacle. Au point du jour, toute Parmée anglaise s'était embarquée sur 900 bateaux, 15 chaloupes, sans compter un grand nombre de radeaux pour transporter l'artillerie. ^ Elle s'avançait majestueusement, dans un ordre parfait, les réguliers au centre, les provinciaux sur les flancs. Le ciel était pur et ))rillait des feux du jour naissant ; mille drapeaux flottaient au souffle de la brise, en mariant leurs couleurs ; les fanfares des régiments éveillaient les échos des monts et des forêts prochaines. A droite, à gauche, de mystérieuses soli- tudes ; en arrière, la jeune patrie coloniale dont le cœur battait au milieu de cette armée magnifique ; en avant, les flots bleus du lac poétique, merveilleux diamant de la Nouvelle- Angleterre ; et, là-bas, à l'horizon, un vail- lant ennemi à terrasser, le triomphe, la gloire et la con- quête. Cette scène incomparable, ce tableau pittoresque et brillant sont restés gravés dans la mémoire des Anglo-Américains, ^ d'autant plus profondément sans doute qu'ils offraient un plus lugubre contraste avec la scène et le tableau dont furent témoins les mêmes lieux, trois jours plus tard.

A cinq heures de l'après-midi, la flottille atteignit un endroit appelé par les Anglais Sahbath-Day Point, à vingt-cinq milles de William-Henry. Quelques bateaux avaient donné la chasse aux embarcations de Langy. C'était précisément l'instant l'armée française pre-

1 Ahercromhy to Pitt, 12 juillet 1758.

2 Pour qu'on ne m'accuse pas de fantaisie, voir Bancroft, Eistnry of ihe United States ; Fenimore Cooper, Satanstoe ; Parkman, Montcalm and Wolfe ; le Journal du major Rogers, etc.

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nait réveil, se formait en bivouac et déblayait les équi- pages.

Les ennemis restèrent à la Pointe-du-Sabbat jusqu'à onze heures du soir environ, pour attendre les radeaux de l'artillerie, plus lourds et moins rapides. Ils poursui- virent alors leur route, et, le lendemain matin, à l'au- rore, ils touchèrent au lieu du débarquement, sur la rive gauche, à la tête de la rivière de la Chute.

Du haut de la Montagne-Pelée, Langy et Trépé- zec surveillaient les mouvements de l'armée anglaise, tandis que les trois piquets détachés en tirailleurs par Bourlamaque s'échelonnaient sur la rive.

Les bataillons français avaient passé sous les armes cette nuit du 5 au 6. Le 6, à quatre heures du matin, l'arrivée des berges anglaises à la rivière de la Chute étant signalée, Montcalm envoya aussitôt ordre au sieur de Pontleroy, resté à Carillon, d'abandonner tous autres travaux pour tracer des retranchements et abatis sur le terrain déterminé le 1er du mois ; au sieur de Trécesson, d'y faire travailler le second bataillon de Berry avec les drapeaux ; et à 200 hommes de troupes de la colonie arri- vés la veille, de venir le rejoindre sur les hauteurs de la Chute ^. Vers neuf heures,les Anglais commencèrent leur débarquement. Les trois piquets placés en poste avancé à cet endroit sous le commandement de M. de Ger- main, trop faibles pour inquiéter sérieusement cette

1 Relation de la victoire, etc., déjà citée. Nous touchons ici à la question des renforts. Il en sera parlé plus loin : disons seulement que, du 1er au 6 juillet, Montcalm n'avait reçu que quatre cents soldats de troupes de la marine, ou Canadiens. Le 6, ni Lévis, ni le détachement de réguliers destiné à l'expédition de la rivière Mohawk, n'étaient arrivés.

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manœuvre, ouvrirent un feu de tirailleurs contre les premières troupes ennemies, et se replièrent sur Bour- lamaque, qui, faisant rompre derrière lui le pont du Portage, fit sa retraite avec ses trois bataillons, et s'en alla rejoindre Montcalm à la Chute, en passant par le chemin militaire. Là, les cinq bataillons réunis, Berry, Béarn, Koyal-Roussillon, Guyenne, la Reine, traversè- rent la rivière au-dessus de la Chute, rompirent le second pont et vinrent se ranger en bataille, avec la Sarre et Languedoc, sur les hauteurs de la rive gauche, à deux milles du fort, environ.

Pendant ce temps, l'armée anglaise achevait son débarquement, et ses chefs décidèrent de marcher sur Carillon par la rive gauche, vu que les ponts étaient détruits. A midi, tous les différents corps étaient à terre et l'armée s'ébranla. Il y avait d'abord une plaine couverte d'une épaisse forêt qui s'étendait vers le nord- ouest, jusqu'à des montagnes, derrière lesquelles une rivière appelée *' Bernetz " par les Français, et, par les Anglais, Trout Brook, coulait dans la direction de la rivière de la Chute. Les troupes s'engagèrent sous la sombre ramure en quatre colonnes, laissant au lieu du débarquement toute l'artillerie, les provisions et les bagages trop lourds. Rogers, avec les régiments provin- ciaux de Fitch et Lyman, servait d'avant-garde.

La forêt était presque impénétrable ; impossible de rien voir à quelques verges de distance. Les fondrières, les troncs d'arbres renversés, les obstructions de tous genres, arrêtaient à chaque pas la marche des colonnes. Pour comble de malheur, le terrain devint bientôt mon- tueux, les rangs se rompirent, les corps se mêlèrent^ et, au milieu de ces fourrés obscurs, les guides finirent

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par s'égarer complètement. Après quatre ou cinq heures de marche pénible, l'armée anglaise se trouvait dans l'étrange situation d'une armée perdue dans les bois.

Durant la retraite des bataillons français et la marche en avant des Anglais, qu'était devenu le détachement de Messieurs de Langy et de Trépézec ? Lorsque le signal de la retraite leur avait été donné du camp de Bourlamaque, ils ne pouvaient plus traverser la rivière pour rejoindre leurs compagnons : les Anglais se trou- vaient déjà entre eux et le Portage. Ils entreprirent alors de retraiter par le nord-ouest, de franchir les montagnes de la rivière Bernetz et de descendre ensuite par la vallée jusqu'au camp de Montcalm, à la Chute.

Langy était un excellent coureur des bois, mais bientôt, sans guides indigènes, il se perdit lui aussi dans le dédale inextricable de la forêt. Vers la fin de l'après- midi, le détachement français se trouvait rendu saus le savoir non loin de la jonction de la rivière Bernetz avec la rivière de la Chute. Au même moment, l'ar- mée anglaise, masquée par la forêt, s'avançait avec len- teur vers cet endroit.

Lord Howe, accompagné du major Putnam et de deux cents éclaireurs, était à la tête de la colonne prin- cipale, un peu en avance sur les trois autres. Sous les bois silencieux rien ne dénonçait un péril. Soudain, un cri : Qui vive ! part du fourré. Français ! répond quelqu'un dans la colonne anglaise. Mais Langy et Tré- pézec savaient que leurs frères d'armes étaient plus loin. La forêt se remplit d'éclairs, une fusillade meur- trière porte la mort des deux côtés, et lord Howe tombe inanimé, la poitrine traversée d'une balle.

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Peu s'en fallut qu'une panique désastreuse ne s'em- parât de toute l'armée anglaise. Mais les éclaireurs amé- ricains tinrent ferme, les régiments reprirent leur sang- froid, et taillèrent en pièces cette poignée de Français qui se défendirent avec le courage du désespoir. Nous perdîmes dans cette funeste rencontre six officiers et cent quatre-vingt-sept soldats tués ou faits prisonniers. M. de Trépézec fut blessé à mort. M. de Langy par- vint à s'échapper et à gagner la Chute avec une cin- quantaine des siens. Les pertes des Anglais étaient insignifiantes, quant au nombre. Mais l'âme de l'armée, l'espoir de la Nouvelle- Angleterre, l'idole du soldat, lord Howe était mort, et mieux eût valu pour l'ennemi avoir perdu cinq régiments.

Abercromby resta foudroyé par ce tragique incident : il n'avait plus auprès de lui ce génie lumineux, cette volonté sûre d'elle-même qui l'avaient guidé jusque-là. Un esprit de confusion et d'impéritie sembla se répan- dre sur l'armée anglo-américaine. Les troupes demeu- rèrent sans nécessité sous les armes, durant toute la nuit, du G au 7. Et le 7 au matin, leur général les fit retourner au lieu du débarquement. Vers midi, Brad- street fut envoyé pour rétablir les ponts et occuper le moulin à scie. Enfin, tard dans l'après-midi, Aber- cromby se décida à avancer, et vint rejoindre Bradstreet à la Chute, sur l'emplacement du camp occupé par Montcalm du 1er au 6. Quinze mille Anglo-Américains passèrent la nuit à une demi-lieue de trois mille Franco- Canadiens.

Durant le combat du 6, nous avons vu que l'armée française occupait les hauteurs qui bordent la Chute. Sur les quatre heures du soir, elle avait entendu un

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feu considérable et aperçu les débris du malheureux détachement poursuivi par les Anglais. Quelques com- pagnies de grenadiers avaient bordé le rapide de la Chute, et, à la faveur d'un feu nourri, avaient aidé plu- sieurs de nos gens à le traverser à la nage. M. de Tré- pézec gravement blessé, avait été transporté par quel- ques-uns de ses soldats. Il mourut uq des jours sui- vants. M. de Langy avait été assez heureux pour échapper au feu de l'ennemi, et il rejoignit les troupes de la marine, dont il faisait partie. Le soir de ce même jour, 6 juillet, Montcalm et toute l'armée campaient sur les hauteurs de Carillon.

Il était cinq heures de l'après-midi quand fut levé le camp de la Chute. Quelques-uns des bataillons descen- dirent en bateaux; d'autres marchèrent un mille et demi en suivant la route militaire tracée dans les bois, débouchèrent sur le plateau de Carillon, le deux- ième bataillon de Berry travaillait aux retranchements, et allèrent établir leur bivouac un peu plus loin, sur le terrain libre qui entourait le fort.

Je crois opportun de toucher ici une question soulevée par M.Parkman. Dans son grand ouvrage, Montcalm et Wolfe ^, s'appuyant sur un passage de Pouchot, il pré- tend que Montcalm fut longtemps irrésolu au sujet de la tactique à adopter. Il le représente d'abord comme hésitant, dès le premier juillet, à choisir Carillon pour faire face à l'ennemi. D'après, lui, Montcalm voulait, en ce moment, retraiter sur le fort St-Frédéric, et les représentations de MM. LeMercier et de Lotbinière l'empêchèrent seules d'adopter ce parti. En second lieu,

1 Montcalm et Wolfe^ vol. II, p. 99.

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le 6 juillet, le général français aurait montré encore beaucoup d'incertitude, quant au choix du champ de bataille, et balancé entre le poste de la Chute et le pla- teau de Carillon. Avant de se replier sur ce dernier endroit, il aurait convoqué une espèce de conseil de guerre, Bourlamaque se serait prononcé pour la Chute, tandis que deux vieux officiers, MM de Ber- netz et de Moutgay, en signalant le danger que les Anglais occupassent les hauteurs voisines, auraient décidé Montcalm pour Carillon.

Je pense être justifiable de dififérer d'opinion avec l'historien américain. Tout indique que le plateau de Carillon avait été le champ de bataille choisi par Mont- calm dès le début de la campagne. En premier lieu, c'était l'endroit désigné par les officiers du génie. Dès l'hiver précédent, M. d'Hugues, jeune officier de grand mérité, avait étudié la position, et signalé ses avantages stratégiques, dans un mémoire daté du 12 mai 1758. " Pour prendre Carillon, disait-il, l'ennemi doit d'a- bord s'emparer de cette hauteur. Il est donc essentiel de la défendre et Un général qui veut empêcher le siège doit y faire un bon retranchement. Ce retranchement, fait de troncs d'arbres superposés, doit être fraisé par des branches sèches, bien élaguées et entrelacées. Toutes les approches seront embarrassées par un abatis d'arbres jusqu'à la distance de 50 toises. Ce retranche- ment peut se perfectionner en deux fois vingt-quatre heures, et être bien gardé par six mille hommes. Il coûterait bien du monde à qui voudrait le forcer, et, même s'il était bien défendu, il ne serait pas enlevé par une armée trois fois plus nombreuse que celle des

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assiégés ". ^ Ce mémoire avait été communiqué à Montcalm, qui en comprenait parfaitement l'importance. Et, de fait, le plan de M. d'Hugues fut suivi de point en point par les ingénieurs de Pontleroy et Desan- drouins. L'idée du général devait donc, très probable- ment, être fixée d'avance conformément à ce plan, qu'il avait pu étudier depuis deux mois. Il y a plus qu'une présomption.

En second lieu, dès le premier juillet, le lendemain de son arrivée à Carillon, Montcalm avait désigné le champ de bataille. " Le marquis de Montcalm en même temps, put reconnaître et déterminer la position qu'il voulait prendre pour la défense du fort de Carillon, en occupant les hauteurs qui le dominent ^". Et nous avons vu plus haut que, ce jour-là même, il était allé sur ces hauteurs, " déterminer un champ de bataille et la position d'un camp retranché ".

Enfin, le 6 juillet, Montcalm, encore au camp de la Chute, écrivait ce billet à M. Doreil : " Je n'ai que pour huit jours de vivres, point de Canadiens et pas un sauvage. Ils ne sont pas arrivés ; j'ai affaire à une armée formidable. Malgré cela, je ne désespère de rien ; j'ai de bonnes troupes. A la contenance de l'ennemi, je vois qu'il tâtonne ; si, par sa lenteur, il me donne le temps de gagner la position que fai choisie sur les hauteurs de Carillon et de rrCy re- trancher ^ je le battrai ^ ".

1 Remarques sur la situation du fort Carillon et de ses approches. Arch. prov. Man. N. F., 1ère série, vol. XIV. 2 Relation de la victoire, etc., déjà citée. 3 Doreil au ministre de la guerre, 28 juillet 1758.

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Par le même courrier, il adressait un billet analogue à M. de Vaudreuil : " J'espère beaucoup de la volonté et de la valeur des troupes françaises ; je vois que ces gens-là marchent avec précaution et tâtonnent; s'ils me donnent le temps de gagner les hauteurs de Carillon, je les battrai ^ ".

Il est clair, d'après tout cela, que Montcalm avait choisi sa position, au moins depuis le 1er juillet. Qu'il ait donné à ses ofi&ciers l'occasion d'exposer leur avis, comme le rapporte M. Pouchot, rien de plus naturel. Mais encore une fois Montcalm n'était ni irrésolu, ni hésitant ; il faisait preuve au contraire d'une résolution et d'une clairvoyance admirables, dans la situation presque désespérante il se trouvait placé.

En effet, jamais général n'avait couru pareil danger de perdre sou armée, son pays, sa réputation, sa vie même. Toutes les déterminations, toutes les positions, étaient également périlleuses. Il ne pouvait être ques- tion pour lui de rencontrer en rase campagne 16,000 hommes et une puissante artillerie, avec 4,000 hommes et point de canon. Il devait donc, ou bien reculer sans cesse devant l'ennemi et lui ouvrir ainsi le Canada, ou bien choisir la meilleure position fortifiée, pour arrêter sa marche. Mais en quel endroit faire cette tentative désespérée ? Le fort St-Frédéric n'était pas en état de tenir deux jours, et ses environs ne se prêtaient pas à une bataille. Carillon était encore le lieu le plus avan- tageux. Et aussi, le péril à encourir était effrayant. M. Doreil le décrit parfaitement, dans une lettre à M. de Crémille, datée du 28 juillet 1758. Abercromby

1 Doreil au ministre de la guerre^ 31 juillet 1758.

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pouvait prendre le temps de transporter son artillerie devant les positions françaises, et faire voler en éclats les retranchements. Il pouvait encore établir une bat- terie sur la montagne du Serpent-à-sonnettes, que la rivière de la Chute séparait seule du fort Carillon, et diriger ainsi le feu plongeant de ses canons sur nos troupes. Il pouvait enfin menacer le front de nos bataillons avec la moitié de son armée, et remonter avec l'autre moitié la rivière St-Frédéric en tournant Carillon, jusqu'à un endroit appelé la Pointe-des-cinq- milles, les rives sont tellement rapprochées qu'une batterie commanderait absolument le passage. Tous les secours et tous les renforts se seraient ainsi trouvés interceptés, et Montcalm, n'ayant de vivres que pour huit jours, aurait été forcé de se rendre avec toute son armée.

Il voyait clairement le péril, ^ mais il n'avait pas le choix des circonstances. Après avoir fait tout ce qui était humainement possible, il comptait sur les fautes de ses adversaires, et ne fut pas trompé dans son attente.

Le 7 au matin, pendant que le général Abercromby faisait retraiter ses troupes de la rivière Bernetz au lieu du débarquement, pour revenir ensuite sur Carillon par

1 A dialogue in hades par Johnstone, pp. 21, 22, 23, 24 j Documents de la Société Littéraire et Historique de Québec. M. do la Pause décrit aussi d'une manière frappante le danger de la situation, dans une étude d'ensemble intitulée : Mémoires et réflexions politiques et militaires sur la guerre du Canada, depuis n^QJusqu^ à il ôO. Cette étude est du plus vif intérêt.

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la rive droite, Montcalm faisait travailler toute l'armée aux retranchements et à Tabatis. Les drapeaux étaient plantés sur l'ouvrage, les officiers eux-mêmes, habit bas et la hache à la main, donnaient l'exemple à leurs hommes.

Le retranchement, fait en troncs d'arbres superposés et haut de sept à huit pieds, suivait les sinuosités de la crête dont nous avons déjà parlé. Il se trouvait dessiné en angles sortants et rentrants qui se flanquaient et se protégeaient les uns les autres. La gauche, très escar- pée, s'appuyait à la rivière de la Chute. La droite, en pente plus douce, aboutissait à une plaine qui s'éteu- dait jusqu'au lac Champlain. Chaque bataillon travail- lait au poste qu'il devait occuper durant la bataille. A gauche, la Sarre et Languedoc ; à droite, Béarn, la Reine et Guyenne ; au centre. Royal- Roussillon et Berry. Deux compagnies de volontaires gardaient la berge de la rivière. Du côté de la plaine, à droite, furent placées les troupes de la colonie.

Durant toute la journée les coups cadencés de la hache retentirent sur les hauteurs de Carillon. Le revers du retranchement fut garni de troncs d'arbres renversés dont les branches taillées en pointes faisaient l'effet de chevaux de frise. En avant, le terrain, sur une grande distance, fut couvert d'arbres abattus, qui devaient rompre l'élan et briser l'ordonnance de l'en- nemi.

Le soir arrivé, les travaux furent suspendus. Les retranchements et Tabatis étaient à peu près complétés. Les soldats, fatigués, mais pleins d'ardeur et de con- fiance, allumèrent de grands feux, firent bouillir la

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marmite, et s'établirent en bivouac pour la nuit, prêts à la première alerte ^.

Cependant étaient les renforts demandés ? Du 1er au 6 juillet, Vaudreuil avait envoyé 400 soldats de la marine et Canadiens. Mais les piquets de réguliers des- tinés à l'expédition de la rivière Mohawk, n'étaient pas arrivés, quoique le gouverneur eût écrit à Montcalm que cette expédition était abandonnée et que le cheva- lier de Lévis allaient le rejoindre incessamment avec ces troupes d'élite.

Le 30 juin, M. de Vaudreuil avait appris à Montréal, par des prisonniers, qu'une armée anglaise de 30,000 hommes se préparait à fondre sur Carillon. Aussitôt il avait donné ordre à M. Pouchot de prendre le comman- dement de 300 réguliers, et départir pour le lac Cham- plain. Lévis devait suivre avec un détachement de 100 hommes.

Pouchot partit le 1er juillet. Le 4 au soir, il était arrivé à St-Jean, sur la rivière Eichelieu. Deux cents

1 L'armée de Montcalm déploya avant et pendant la bataille de Carillon, une activité et une valeur qui tenaient du prodige. Les soldats eux-mêmes en étaient émerveillés. " Un grenadier de Béarn dit à son camarade : s'il se trouvait un huguenot parmi nous, il faudrait le traiter comme un Anglais, après un miracle comme celui-là Et pourquoi cela ? dit l'autre : le miracle est au bout de nos fusils avec lesquels nous avons tué les Anglais ! Comment, répliqua le premier: mais, je maniais des arbres dont je ne puis remuer les bran- ches aujourd'hui." *'I1 avait raison, "ajoute Desandrouins qui rapporte ce trait. *' Le doigt de Dieu s'y est fait sentir visi- blement. Il nous a fait vaincre malgré toutes nos sottises. Et comme le disait le bonhomme laValtrie : Une petite armée combattait sûrement là-haut pour les Français." (Le maré- chal de camp Desandrouins, p. 189.) ;; :v

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sauvages Abénakis, s'y trouvaient ; ils refusèrent de le suivre sous prétexte qu'ils attendaient M. de Rigaud» frère du gouverneur. Le 5, à trois lieues de l'île aux Chapons, sur le lac Champlain, le détachement rencon- tra un courrier envoyé par Montcalm au gouverneur pour lui annoncer le débarquement de 15,000 anglais au Portage. Pouchot hâta sa marche. Une barque mouillée à l'île aux Chapons lui apprit qu'on avait entendu des décharges de mousqueterie pendant trois heures. C'était l'escarmouche périt lord Howe.

Eperonués par cette nouvelle, officiers et soldats pré- cipitèrent leur course. Le 7, avant le jour, ils quittent l'île aux Chapons. A 8t- Frédéric, près du Rocher fendu, ils rencontrent un second courrier de Montcalm qui leur annonce l'arrivée des ennemis à la Chute, et leur apporte l'ordre de brûler les étapes. En avant ! en avant! Il faut arriver à temps pour la fête. Et les flots du lac Champlain blanchissent sous l'effort des rameurs. L'ombre des arbres s'allonge, le soleil dispa- raît à l'horizon. Mais voici un promontoire, des murs, le drapeau de France! c'est Carillon enfin ! Il est sept heures et demie du soir. ^

Pouchot demande au commandant du fort est l'armée. A un demi-mille en avant, lui dit-on. Il se hâte, gravit la hauteur : les feux du bivouac étincellent devant lui. Ln instant après, Montcalm lui tend les bras. " 11 me reçut dit Pouchot lui-même, comme un homme qui lui amenait 300 hommes d'élite ". Com- ment trouvez- vous la position, capitaine, s'écrie Mont-

\ --^ Mémoires sur la derwère guerre de V Amérique Septen- trionale^ par Pouchot.

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calm ? Mon général, puisque les ennemis ne no as ont point fait quitter la hauteur, ils ne peuvent point reconnaître notre retranchement ". Il annonce ensuite à son chef que Lévis arrive sur ses pas, et examine avec étonnement et admiration ces retranchements improvisés eu vingt-quatre heures ^.

Le lendemain matin, à cinq heures, Lévis arrivait avec M. de Senezergues et 100 réguliers. C'était le 8 juillet, date à jamais mémorable dans l'histoire du Canada. Dès le point du jour, les roulements de la générale éclatent dans le camp français. Nos bataillons travaillent en hâte à perfectionner l'abatis. Vers dix heures, on aperçoit les troupes légères de l'ennemi. Enfin, à midi et demi, toute l'armée anglaise débouche sur Carillon. Le moment suprême est arrivé.

Un coup de canon donne à nos troupes le signal de laisser tomber la hache du bûcheron, et de se former en bataille. Pendant ce temps, l'armée anglaise s'avance dans un ordre admirable. Ce sont d'abord les éclaireurs de Eogers, l'infanterie légère, et les bateliers de Brad- street, qui ouvrent un feu de tirailleurs. Puis on voit défiler les provinciaux se déployant de gauche à droite. Enfin paraissent les réguliers, qui s'avancent en masses rouges sous le soleil éclatant ; ils passent dans les inter- valles des régiments provinciaux ; ils s'engagent dans l'abatis. Devant eux se dressent les retranchements silencieux, au-dessus desquels on ne voit paraître que les drapeaux ondulants des bataillons français. A l'en- droit où flotte l'enseigne d'ordonnance de Koyal-Eous- sillon, rouge et bleue, se tient Montcalm, tête nue et

1 Pouchot, vol. I, page 137.

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habit bas. Lëvis commande ]a droite, et Bourlamaque la gauche. Trois lignes de blancs uniformes bordent le retranchement ; en arrière, chaque bataillon a sa com- pagnie de grenadiers et ses piquets en ordre de bataille, prêts à porter secours. Montcalm a défendu de tirer un seul coup de feu sans son ordre.

Les colonnes anglaises avancent toujours au son du jBfre et de la cornemuse; elles sont engagées dans l'en- chevêtrement de l'abatis ; la consigne est d'enlever la position à la baïonnette, et elles marchent au pas de charge, " avec une vivacité digne des meilleures trou- pes." Pas une balle n'a encore été échangée, et les Anglais touchent presque aux retranchements de gau- che défendus par la Sarre et Languedoc. Le moment est solennel. Soudain une voix vibrante se fait enten- dre : " Feu ! " La crête du mamelon se couronne de flammes, et trois mille fusils vomissent la mort dans les rangs ennemis. La bataille était commencée.

Labourées, décimées par cet ouragan de fer et de plomb, les colonnes anglaises vacillent, hésitent un instant, puis reprennent leur marche avec une admira- ble intrépidité, en répondant au feu de nos bataillons. La mort semble planer sur ces abatis sanglants. N'im- porte ; grenadiers, montagnards, se pressent, se poussent, enjambent les troncs d'arbres, laissant des lambeaux de chairs aux branches tranchantes comme des glaives, et montent d'un même élan vers ces retranchements meurtriers. Mais au pied de la ligne française, se dressent les arbres " appointés " comme autant de che- vaux de frise; la tempête infernale fait rage; une grêle de balles tombe des sommets flottent les dra- peaux de la France dans le brouillard rouge de la fusil-

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lade ; et les feux croisés des " saillants " balaient les revers de la hauteur.

Enfin l'ennemi recule ; " la position est imprenable " s'écrient les soldats anglais. Mais Abercroraby qui se tient à* un mille et demi en arrière, au moulin de la Chute, envoie l'ordre de recommencer l'attaque. Et les intrépides colonnes reprennent leur élan. Scène épique: des masses d'hommes rendus furieux par le carnage, se précipitent dans un effroyable enchevêtre- ment d'obstructions, tombent, se relèvent, s'embarras- sent dans les branches aigiles, foulent aux pieds des cadavres, crient, jurent, et s'avancent toujours vers la hauteur fatale d'où semble pleuvoir le trépas !

Ah ! ce fut une rude et radieuse journée ! Pendant sept heures, les masses anglaises, déployant une valeur à laquelle il faut rendre hommage, s'acharnèrent à for- cer les lignes françaises. Elles furent constamment repoussées. Au début de la bataille, notre aile gauche fut la plus chaudement attaquée. Deux colonnes anglai- ses l'assaillirent ensemble. Le brave Bourlamaque, à la tête des bataillons de la Sarre et de Languedoc, y fit des prodiges de valeur. Vers trois heures, une balle lui brisa l'omoplate, et il dut céder le commandement à M. de Senezergues, qui le remplaça dignement. La troi- sième coloune attaquait pre^:que en même temps le centre, étaient Royal-Roussillon et Montcalm. Le général, à la fois capitaine et soldat, volant du centre à la gauche, et de la gauche à la droite, communiquait partout l'ardeur guerrière dont débordait son cœur vail- lant, et semblait porter avec lui l'assurance de la vie-

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toire ^. La quatrième colonne anglaise, dirigeait ses efforts contre notre droite, entre Béarn et la Reine ; M. de Lévis leur servit une chaude réception. Partout l'armée française montrait un front impénétrable.

A un certain moment nos troupes entendent une vive fusillade en arrière de leurs positions, vers le sud- est. Qu'ya-t-il? Les ennemis auraient-ils tourné le retranchement ? Non, non, Montcalm a tout prévu. Abercromby a bien tenté cette manœuvre, en envoyant des barques chargées de soldats sur la rivière de la Chute, espérant faire débarquer ceux-ci sans coup férir. Mais les volontaires de Bernard et Duprat sont à leur poste, et les reçoivent à coups de fusil. Le canon du fort se met de la partie; deux barques sont coulées à fond, le reste prend la fuite.

1 Outre ses aides de camp habituels, Montcahn en avait un supplémentaire dans la personne de Desandrouins, durant la bataille de Carillon : *' J'avais demandé à M. de Montcalm dès le commencement de l'affaire, écrit le brave capitaine, la permission de lui servir d'aide de camp ; et comme j'allais de la droite à la gauche continuellement, les soldats me demandaient des nouvelles de ce qui se passait ; et lorsque j'étais dans une aile, je leur criais : Dans l'autre aile, il y a quinze cents anglais le ventre en l'air : les autres sont en déroute et leur colonne n'ose plus s'y montrer. Il n'y reste que de méchants tirailleurs derrière les souches qu'on s'amuse à démonter. J'avais le plaisir aussitôt de voir paraître les plus vifs transports de joie, et de les entendre s'animer au combat par les cris de : Vive le Roy I Arrivé dans une autre partie, je tenais de semblables propos, en appelant les vieux soldats par leur nom, et leur disant : Nous en aurons bon marché ; vous êtes tous braves et bons tireurs ; ils n'osent plus se montrer nulle part." (Le maréchal de camp Desandrouins^ p. 178).

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Au milieu de la bataille, il arriva un singulier inci- dent. M. de Bassignac, capitaine au Royal-Koussillon, avait attaché un mouchoir rouge au bout de son fusil, et il s'amusait à le faire flotter. Les Anglais croient que c'est un drapeau parlementaire, et que les Français veulent se rendre. Ils courent vers le retranchement, tenant leurs fusils à deux mains au-dessus de leur tête, et crient : Quartier, quartier. En même temps, nos soldats, s'imaginant que les ennemis veulent mettre bas les armes, cessent de tirer et montent sur le retranche- ment pour les recevoir. Heureusement M. Pouchot, dont la compagnie manquait de balles, arrivait en ce moment pour en demander à M. de Fontbonne, com- mandant de Guyenne. " Il s'y trouve dans l'instant de l'événement. Surpris de voir ces soldats perchés sur le retranchement, il aperçoit aussitôt le mouvement des ennemis en avant. M. de Fontbonne criait à ses sol- dats : " Dites-leur de quitter leurs armes et qu'on les recevra." M. Pouchot, qui jugeait à l'allure des enne- mis qu'ils pensaient bien différemment et qu'ils ne voulaient que joindre le retranchement, cria avec transport aux soldats : *' Tirez ! tirez ! ne voyez- vous pas que ces gens-là vont vous enlever ! " Aus- sitôt nos soldats obéissent, et cette décharge presque à bout portant renverse près de trois cents assail- lants \"

1 Pouchot, MémoireSj tome I, p. 153. Le tir des soldats de Montcalm, à Carillon, fut d'une rapidité, d'une précision et d'une efficacité extraordinaires. ''Les Français sont tout fusils ! " disaient les sauvages le lendemain de la bataille, exprimant leur enthousiasme par ce mot pittoresque. En effet, chaque soldat avait tiré de 70 à 80 coups, au dire de

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Cependant les colonnes anglaises s'acharnaient tou- jours à l'attaque. Furieuses d'être tenues en échec par une poignée d'hommes, elles s'élançaient à l'assaut avec une rage concentrée. Nos soldats, très gaulois, se per- mettaient parfois de montrer leurs chapeaux au-dessus des abatis, et de faire tirer l'ennemi sur des mannequins. Il y eut des moments critiques : les retranchements prirent feu à plusieurs reprises. Mais aussitôt les piquets de réserves apportaient des barriques pleines d'eau, et l'on allait noyei l'incendie au milieu des balles.

La bataille était commencée depuis quatre heures. Nos troupes épuisées, mais pleines d'enthousiasme et de fièvre guerrière, se battaient aux cris de : Vive le roi ! Vive le général ! Montcalm semblait être partout à la fois ; Lévis faisait des merveilles. Il était à peu près cinq heures.

Soudain une puissante rumeur éclate vers notre droite. Deux colonnes ennemies se sont réunies pour tenter contre ce point un effort désespéré. C'est l'élite de l'armée anglaise qui se rue sur nos retranchements, défendus par la Reine, Béarn et Guyenne. Le formi- dable 42"'^ est là. Les montagnards d'Ecosse, recon- naissables à leurs jambes nues et à leur costume bizarre, combattent avec une impassible bravoure et une froide ténacité. Eien ne les arrête ; ils vont, ils franchissent l'abatis, ils avancent toujours, semant leur route de cadavres et de sang ; ils sont au pied des retranche- ments. Toute l'armée sent que l'heure décisive est

Desandrouins : et à cette époque on ne tirait pas dix coups à la minute. Aussi on a été obligé de changer quantité de fusils pendant l'action." (Le mat échal de camp Desandrouins, p. 186.)

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arrivée. " A droite, à droite, tir(z à droite, " crient nos soldats. ^ Lévis voit le danger sans trembler, et l'auréole de Sainte- Foye semble planer déjà sur son front intrépide. Montcalm, tête nue, les yeux pleins d'éclairs, accourt avec ses grenadiers. Les baïonnettes étincellent. Un rempart de flammes, de fer et d'acier enveloppe le retranchement. Les montagnards géants tombent par centaines ; mais les blessés crient à leurs compagnons de marcher en avant et de faire triompher le drapeau. Leur major, Duncan Campbell, s'affaisse frappé à mort. La victoire définitive est encore incer- taine.

Tout à coup, à l'extrême droite, un cri se fait enten- dre : En avant, Canadiens ! Lévis a ordonné une sor- tie aux compagnies coloniales, commandées par MM. de Kaymond, de St-Ours, de Lanaudière, de Gaspé. En même temps, le feu de front redouble. Lévis reçoit deux balles dans son chapeau. Montcalm semble invulnéra- ble et combat comme le dernier de ses soldats, dont il enflamme le courage jusqu'à l'héroïsme. Enfin, assaillis de face et de côté, décimés et sanglants, les preux écos- sais reculent ; les deux colonnes anglaises se reforment un peu plus loin, font une tentative au centre contre Eoyal-Eoussillou, et un dernier effort à gauche. Mais ils sont repoussés paitout. Deux de leurs régi- ments se fusillent même dans la fumée, ce qui achève de jeter la confusion au milieu d'eux. A sept heures, toute l'armée d'Abercromby est en pleine retraite vers la Chute. Près de deux mille Anglo- Américains gisent au pied de ces retranchements pourtant si fragiles. Sur

1 ^-Pouchot, ^^7no/re5, p. 153, tome I. -'

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la droite, le sol est jonché des cadavres du régiment écossais.

Montcalm dut alors sentir son âme soulagée d'un poids écrasant, et transportée par l'ivresse de la vic- toire ^ . Accompagné de Lévis, il parcourut nos lignes qui retentissaient d'acclamations délirantes, et, par son ordre, on distribua aux soldats vainqueurs de la bière et du vin.

Ainsi donc une poignée de héros, luttant contre des forces six fois plus nombreuses, avaient remporté le plus étonnant des triomphes. La principale armée d'in- vasion était en fuite. Montcalm et ses soldats avaient payé leur contingent de gloire à la vieille patrie fran- çaise, et le nom obscur de Carillon s'inscrivait en let- tres de feu dans nos fastes militaires. Pour nous cette grande journée fait partie du patrimoine national. Un siècle et demi s'est écoulé depuis le jour où. la Nouvelle- France et la Nouvelle- Angleterre, épousant d'antiques querelles, se sont rencontrées en champ clos sur les hauteurs historiques de Ticondéroga ; bien des événe- ments se sont passés, bien des espoirs ont été déçus, bien des craintes se sont changées en sécurité ; mais le

1 C'est le soir même de cette glorieuse journée que Montcalm écrivait à Doreil, du champ de bataille, ce billet tout vibrant des émotions de la victoire : '' L'aruiée, et trop petite armée du Koi vient de battre ses ennemis. Quelle journée pour la France ! Si j'avais eu deux cents sauvages pour servir de tête à un détachement de mille hommes d'élite dont j'aurais confié le commandement au chevalier de Lévis, il n'en serait pas échappé beaucoup dans leur fuite. Ah I quelles troupes, mon cher Doreil que les nôtres ! Je n'en ai jamais vu de pareilles ; que n'étaient-elles à Louisbourg 1 "

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nom de ce fort, aujourd'hui démantelé, retentit tou- jours à nos oreilles comme une sonnerie de clairon. Lorsqu'on le prononce devant nous, dans notre imagi- nation émue nous voyons passer soudain

Tout ce monde de gloire vivaient nos aïeux.

Et jusqu'au fond de nos plus humbles hameaux, le sou- venir de cette victoire franco- canadienne va remuer encore la fibre populaire.

La victoire de Carillon fit écrire à Pitt, le grand ennemi de la France : " J'admets que cette nouvelle m'a démoralisé, et a laissé dans mon esprit une très pénible impression, sans toutefois m'empêcher d'espé- rer beaucoup du reste de la campagne ^ ".

1 Correspondance de Grenville, p. 262 La partie du

présent chapitre consacré au récit de la campagne de Caril- lon est la réédition avec quelques retouches et additions d'un article publié parl'auteur, en 1889, dans le Canada-Fran- çais, revue trimestrielle qui fut éditée pendant deux ans, à Québec, sous les auspices de l'Université Laval, de 1888 à 1890.

CHAPITRE XIII

Après la victoire La déroute des Anglais Impossibilité

de la poursuite Un Te Deum triomphal Arrivée des

renforts. Mécontentement de Montcalm. Irritation

des troupes contre Vaudreuil Propos très vifs, La

victoire augmente la discorde. Acrimonie et discus- sions Coloniaux et réguliers, au Canada et dans la Nou- velle-Angleterre. — Vaudreuil harcèle Montcalm de let- tres pour le pousser à l'offensive. Képonses et raisons

du général Un duel épistolaire Eéconciliation des

deux chefs. Ambassade de Bougainville Chute de Louisbourg et de Frontenac. Montcalm appelé à Mont- réal— Les mémoires de Montcalm et la critique de Vau- dreuil.— Fin de la campagne.

Il était impossible de songer à poursuivre, avec 3,000 soldats exténués, une armée de 14.000 hommes, quelque grande que fût sa défaite. Durant la nuit nos troupes travaillèrent à perfectionner les retranchements, au cas d'un retour offensif des Anglais. Mais Aber- cromby, bien loin de penser à recommencer la bataille, était en pleine retraite. Le lendemain, 9 juillet, nos compagnies de volontaires, envoyées en éclaireurs jus- qu'à la Chute, donnèrent avis que l'armée anglaise avait abandonné ce poste. On employa une partie de la journée à compléter le retranchement, et à enterrer nos morts ainsi que ceux de l'ennemi. Le 10, Mont- calm détacha le chevalier de Lévis avec huit compa- gnies de grenadiers, les volontaires et une cinquantaine de Canadiens, pour reconnaître les mouvements des

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Anglaip. Partout on trouva les traces d'une fuite pré- cipitée. La route de la Chute au Portage était jalounée de blessés, d'équipages abandonnés, de vivres, de char- rettes embourbées dans les marécages ^. Sur la rivière flottaient des débris de berges et de pontons calcinés ; indices d'une retraite transformée en déroute. Il n'y avait plus à en douter. Abercromby avait décidément abandonné la partie, et mis le lac Saint-Sacrement entre lui et les Français vainqueurs.

Montcalm fit chanter nn Te Deuni par ses troupes sous les armes. Ce devait être un beau spectacle que celui de cette armée victorieuse, massée sur le promon- toire immortalisé par son héroïsme, sous un éblouissant soleil de juillet qui faisait étinceler les épées et les baïonnettes, livrant au souffle de la brise ses drapeaux glorieux, et jetant aux échos du lac Champlain les notes vibrantes de l'hymne d'action de grâces, chanté par trois mille poitrines.

Le général fit aussi dresser sur le champ de bataille une croix portant cette inscription, d'une si admirable inspiration chrétienne :

Quid dux ? quid miles ? quid strata ingentia ligna ? En signum 1 en victor ! Deus hic, Deus ipse triomphât 1

1 T'esandrouins écrit: " Il y avait le long du chemin un grand nombre de quarts de farine brisés, et cent cinquante- deux autres jetés à l'eau qui furent retirés et sauvés. La ter- reur des ennemis leur avait fait laieser, dans un bourbier de terre glaise, plus <le quarante paires de souliers avec leurs boucles, des haches, pelles, pioches et mantelets de cuir piqué pour la sape."

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Dans une lettre à sa mère, il paraphrasait ainsi ce beau distique en vers français :

Chrétien ! ce ne fut point Montcalm et la prudence, Ces arbres renversés, ces héros, leurs exploits, Qui des Anglais confus ont brisé l'espérance C'est le bras de ton Dieu vainqueur sur cette croix '.

Le même sentiment, sous une autre forme, se retrou- vait dans des lettres écrites à ce moment par le géné- ral : " Dieu seul, disait-il, a pu opérer ce succès, à la grande valeur des troupes ; c'est aussi à Lui que je dois de n'avoir pas eu la moindre inquiétude depuis le 30 juin, jour de mon arrivée à Carillon, jusqu'au 9. Il semblait que j'eusse un secret pressentiment ". Et en- core : " Je ne crois pas que jamais général ait été dans des circonstances aussi critiques. Dieu m'en a tiré ; rendez-lui en grâces. Il me donne de la santé, quoique excédé de fatigue, de travail, de tracasseries et de misè- res qui m'ont déterminé à demander mon rappel ; plût à Dieu qu'on me l'accorde, quand je devrais être le reste de mes jours dans mon château ^ ".

Le 11 juillet, M. de Rigaud, plusieurs officiers de la colonie, avec un bon nombre de Canadiens et de sau-

1 L'inscription latine et la traduction française se trou- vent dans la lettre de Montcalm à sa mère du 21 juillet 1758. Cette lettre contenait aussi deux chansons sur la bataille. "Je vous envoie pour vous amuser, écrivait-il, deux chansons sur le combat du 8 juillet, dont l'une est en style des poissar- des de Paris. M. le curé de Vauvert aimera beaucoup mieux les inscriptions françaises et latines mises sur une croix plantée sur le champ de bataille ".

2 Montcalm à sa mère, 21 juillet 1758.

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vages, arrivèrent à Carillon. Le 13, ils furent suivis de plus de deux mille hommes, tant miliciens que soldats de la marine et sauvages, " le ban et l'arrière-ban ", notait Montcalm. De sorte que l'armée se trouva alors composée comme suit : bataillons français, 3,628 ; trou- pes de la marine et milices, 2,671 ; sauvages, 470 ; total, 6,t)69 ^. L'arrivée de tous ces renforts, après la victoire, lorsque l'ennemi était en pleine déroute, don- nait à Montcalm peu de satisfaction. Il y voyait une manœuvre du gouverneur : " Quel est donc le but du marquis de Vaudreuil ? écrivait-il dans son journal ; pourquoi, manquant de vivres, s'obstine-t-il à envoyer après coup, cette foule de passagers qui ne sauraient plus servir qu'à occasionner une affreuse consomma- tion ? Afin de pouvoir écrire à la cour : " Le marquis de Montcalm avait battu les ennemis ; ils s'étaient reti- rés au fond du lac Saint-Sacrement consternés et en désordre; sur le champ, je lui ai envoyé toutes les for- ces de la colooie, afin qu'il les chassât de leur position, et qu'il tirât parti de la victoire. Il le pouvait, il ne l'a pas fait ". Voilà le but ; telle est la botte secrète de cette année ; celle de l'année précédente était de dire : " Il pouvait prendre le fort Edouard ; je lui en avais donné les moyens ; il ne l'a pas voulu ".

Le mécontentement contre le gouverneur, dont Mont- calm faisait à son journal la confidence, était aussi celui de toute l'armée. Desandrouins écrivait dans ses notes intimes : " Arrivée de MM. Eigaud, Dumas, Marin et quelques autres ofi&ciers, avec une vingtaine de bateaux ou canots d'écorce chargés de Canadiens et

1 Journal de Montcalm, p. 408.

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sauvages, à neuf heures du soir. Moutarde après dîner", Dans les rangs des bataillons qui avaient triomphé le 8 juillet, l'irritation contre Vaudreuil était générale. On répétait à haute voix qu'il avait sacrifié l'armée de Carillon, autant qu'il l'avait pu ; qu'il l'avait envoyée à la boucherie, en la laissant exposée, par aveu- glement ou incurie, aux coups d'une armée six fois plus nombreuse. Pendant la bataille on avait entendu des soldats tenir des propos comme celui-ci : " M. de Vau- dreuil a vendu le pays, mais nous ne souffrirons pas qu'il le livre ; il nous a sacrifiés pour nous faire couper les oreilles ; défendons-les ! Vive le Koi et notre géné- ral ! " ^ Ceci peut donner une idée du diapason auquel étaient montés les esprits.

Au lendemain du triomphe qui avait jeté tant d'éclat sur nos armes, la discorde s'accusait plus âpre et plus violente que jamais. On aurait pu croire que cette glorieuse journée unirait tous les cœurs dans un élan d'admiration et de patriotique enthousiasme. Il nous semblerait à distance qu'elle dut être saluée par les accla- mations universelles. Hélas ! il n'en fut rien. Pendant que, sur les rives du lac Champlain, les soldats enivrés

1 Boreil au maréchal de Belle-IslCf 31 juillet 1758 ; Dus- sieux, p, 351. Montcalm écrivait à Doreil, de Carillon, le 14 juillet : " J'ai été obligé d'en imposer à l'officier et aux sol- dats français qui disaient hautement que M. de Vaudreuil avait voulu nous faire égorger en me donnant si peu de monde pour faire face à un danger réel, tandis qu'il retenait inutilement un corps de deux ou trois mille hommes pour l'envoyer dans le pays des Cinq-Nations, 200 hommes étaient suffisants, et qu'il ne daignait pas mettre en mouve- ment les autres forces de la colonie. Dieu merci, les esprit» sont calmés à présent. "

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de ce merveilleux succès prodiguaient leurs vivats à Montcalra victorieux, dans les salons de Vaudreuil et dans beaucoup de cercles coloniaux, on s'efforçait de rabaisser sa gloire. Le gouverneur taillait sa plume pour l'accuser, comme l'avait prévu le général, de n'avoir pas su mettre à profit sa victoire, et pour critiquer même les dispositions dont l'événement avait été si heureux. A Québec, des tacticiens improvisés déplo- raient bruyamment que Montcalm n'eût pas empêché les Anglais de prendre position au fond du lac Saint- Sacrement. Ils ne pouvaient concevoir pronon- çaient-ils d'un air capable qu'avec 12,000 hommes envoyés par Vaudreuil -^ il fût resté sur la défensive, quand il ne tenait qu'à lui de jeter les ennemis dans le lac et de les détruire entièrement. A Montréal, il y avait deux camps. Les uns dénonçaient sévèrement l'aban- don, avant la bataille, du Portage et de la Chute, que 200 Canadiens ou sauvages auraient pu couvrir, et pro- clamaient qu'on ne pouvait plus mal faire que de con- fier la défense de la colonie à des troupes de France. Les autres et les femmes appartenaient générale- ment à ce second groupe s'écriaient qu'on avait livré de pauvres bataillons à l'ennemi. Cette divergence de sentiments donnait lieu à de très vives passes d'armes, et les discussions faisaient rage, paraît-il, jusqu'à la porte des églises ^. Les officiers de la colonie arrivés à Carillon après la bataille épiloguaient eux aussi sur la

1 Ce n'était pas 12,000 hommes, mais au plus 3,500 que Vaudreuil avait envoyés du 8 juillet au 12 août. (Malartic, pp. 192196).

2 Le maréchal de camp Desandrouins, p. 193.

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journée du 8 juillet. Ils contestaient le nombre des ennemis, le chiffre de leurs pertes qu'ils réduisaient à 400. Ils niaient l'utilité des troupes régulières. "On s'en était bien passé jusqu'ici, disaient-ils, et jamais on n'avait été vaincu ! Ils étaient retranchés, et nous, l'étions-nous à la Belle-Rivière ? " Tout cela exaspérait les officiers des bataillons. Ils commentaient avec de mordants sarcasmes la lettre de félicitations étonnante adressée à M. de lioquemaure, lieutenant- colonel du bataillon de la Keine, par le marquis de Vaudreuil, dans laquelle celui-ci marquait " qu'il savait bien qvbe les Français avaient eu bonne part au succès." Sur quoi l'on s'écriait : " Ceci est plaisant de donner à entendre qu'on puisse en citer d'autres que les Fran- çais ^" Commentant l'attitude de deux officiers colo- niaux, Bougainville écrivait dans son journal : " Quand les Français eurent gagné la bataille, la confiance revint aux sieurs Mercier et de Lotbinière. Ils reprirent leurs esprits canadiens et ne s'occupèrent plus que des moyens d'enlever aux troupes françaises la gloire d'une action qu'il paraît cependant difficile d'attribuer à d'au- tres. Mais il en est de l'envie comme de l'amour qu'on dit ingénieux. Ces messieurs ont, à cette occasion, essuyé des propos que n'auraient sans doute pu enten- dre des gens qui ne seraient pas aussi pénétrés qu'eux des maximes de la patience évangélique."

Comme on le voit, les deux préjugés déjà signalés dans cet ouvrage se heurtaient avec une violence crois-

1 C'est Desandrouins qui rapporte dans ses Mémoires toutes les discussions auxquelles donna lieu la bataille de Carillon.

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santé. Les coloniaux ne pouvaient cacher leur dépit de n'avoir pas participé en plus grand nombre à la vic- toire du 8 juillet. Les réguliers ne dissimulaient pas leur satisfaction d'avoir triomphé presque seuls. Et ces sentiments se retrouvaient sous la plume des grands chefs. Vaudreuil écrivait au ministre : " Je me flatte que M. de Montcalm ne vous laissera pas ignorer que les troupes de la marine, les Canadiens, et le petit nom- bre de sauvages qu'il avait avec lui, ont marqué la même ardeur et le même zèle que les troupes de terre ^ ". Mais le gouverneur, en exprimant ce vœu, s'abusait étrangèrement, car Montcalm faisait entendre une note diamétralement contraire : " Ce qui me flatte le plus dans cette affaire, disait-il au ministre, c'est que les troupes de terre n'en partagent pour ainsi dire la gloire avec personne ^ ". Cette manifestation d'un esprit de corps trop exclusif n'était pas digne du vainqueur de Carillon. Quelle que fût la légitimité de ses griefs, elle ne convenait pas à son rôle de chef d'armée. Evidem- ment, il n'était pas inaccessible à l'état d'esprit qui régnait dans les bataillons, quoiqu'il eût essayé à plu- sieurs reprises de le refréner et d'imposer silence aux récriminations contraires à la discipline.

Le conflit entre le préjugé colonial et le préjugé métropolitain devenait aigu. L'antipathie entre les troupes de terre et celles de la colonie tournait à l'ini- mitié. Elle existait depuis longtemps. Dès 1755 elle avait éclaté durant l'expédition malheureuse de Dies- kau. L'auteur du Mémoire sur le Canada, déjà cité

1 Vaudreuil au ministre de la guerre^ 3 août 1758.

2 Montcalm au ministre de W guerre, 12 juillet 1758.

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par nous, écrivait à ce propos : " Il y eut de la jalousie de la part des officiers canadiens contre les troupes de France. Les premiers étaient accoutumés à commander en chef. Ils faisaient la guerre à la sauvage, et croy- aient même qu'on ne pouvait ni ne devait la faire autrement. C'est ce qui les faisait murmurer de voir la Cour envoyer des officiers pour les commander." A l'arrivée de Montcalm au Canada, le chevalier de Mon- treuil, aide-major général, lui avait dit : " Ne vous en rappor'ez jamais qu'aux troupes de terre pour une expédition, mais aux Canadiens et sauvages pour in- quiéter les ennemis." Et le même officier écrivait au ministre : " Les officiers de la colonie n'aiment pas les officiers de terre." Dans sa fameuse lettre du 23 octo- bre 1756, le marquis de Vaudreuil disait : " Les troupes de terre sont difficilement en bonne union et intelli- gence avec nos Canadiens." La même constatation se retrouvait dans une lettre de Bougainville à son frère, datée du 7 novembre 1756 : " Quel pays, mon cher frère, et qu'il faut de patience pour supporter les dégoûts qu'on s'attache à nous donner. Il semble que nous soyons d'une nation différente, ennemie même. " Subséquemment, renchérissant encore, il écri- vait cette note dans son journal : " Les Canadiens et les Français.quoiqu'ayant la même origine, les mêmes intérêts, les mêmes principes de religion et de gouver- nement, un danger pressant devant les yeux, ne peuvent s'accorder ; il semble que ce soient deux corps qui ne peuvent s'amalgamer ensemble. Je crois même que quelques Canadiens formeront des vœux pour que nous ne réussissions pas, espérant que toute la faute retom- berait sur les Français ". Dans tout cela, sans doute,

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il fallait faire la part de l'exagération, déterminée, à certains moments, par tel ou tel incident désagréable. Mais il n'en restait pas moins incontestable que la mésintelligence la plus déplorable régnait entre les deux éléments, surtout dans les sphères supérieures. ^ Les Canadiens n'aimaient point les Français de France.et ceux-ci témoignaient trop souvent aux enfants du sol de la malveillance et du dédain. Kien de plus funeste que ces dissensions, spécialement dans les circonstances critiques se trouvait la colonie.

Le mal d'autrui ne guérit pas le sien propre, assuré- ment. Il n'est cependant pas inopportun de faire observer ici que le même esprit de division se rencon- trait chez nos adversaires. Une rivalité acrimonieuse y mettait aux prises provinciaux et réguliers. Ceux-ci témoignaient une arrogance contre laquelle ceux-là s'in- surgeaient énergiquement. En 1756 il s'était élevé un conflit qui avait paralysé pendant quelque temps l'action des commandants anglais. Un ordre royal avait décrété que tous les officiers gjénéraux en service actif, porteurs de commissions provinciales, n'auraient droit qu'au rang de capitaines seniors quand ils mar- cheraient conjointement avec les troupes régulières. D'où il résultait, comme le faisait observer le major- général Winslow, que toute l'armée provinciale pouvait être placée sous le commandement de n'importe quel major anglais. La publication de cet ordre causa le

1 C'était principalement entre les officiers français et les officiers et les fonctionnaires canadiens que la mésintelli- gence existait. Le peuple et les soldats s'entendaient fort bien en général.

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plus vif mécontentement. Les officiers de la Nouvelle- Angleterre se réunirent, et proclamèrent d'une seule voix que son application allait entraîner la dissolution de l'armée provinciale, et empêcher qu'on ne recrutât d'autres troupes. Le comte de Loudon ordonna à Wins- low de déclarer par écrit si, oui ou non, les officiers provinciaux allaient obéir au commandant en chef et agir avec les réguliers. Ainsi forcés de choisir entre l'acquiescement et la révolte ouverte, les provinciaux durent céder ^. Cet épisode peut indiquer quel esprit régnait dans les rangs de Parmée anglo-américaine.

Nous avons vu que Montcalm, après Carillon, s'at- tendait, de la part de Vaudreuil, à une seconde édition des épîtres sur l'art de profiter de la victoire, dont il avait reçu la première après William-Henry, en 1757. Il avait bien pronostiqué. Dès le 12 juillet, le gouver- neur lui écrivait : " Nous sommes, monsieur, dans des circonstances assez heureases pour ne pas perdre de vue le grand avantage que nous nous sommes acquis sur nos ennemis par notre victoire du huit de ce mois... La terreur des ennemis ne fait qu'augmenter mon empres- sement à vous faire passer toutes les forces qui sont en mon possible. Il importe. Monsieur, que nous ayons tou- jours de gros détachements tant par le lac que par le fond de la baie. Ils ne sauraient être trop forts pour harceler vivement nos ennemis, couper leur communication de l'ancien fort George et intercepter leurs convois. Nous n'avons pas de meilleure manœuvre pour les forcer à abandonner leur position, leurs bateaux, artillerie, train de campagne, vivres, etc., les obliger à se retirer et par

] Montcalm and Wolfe^ vol. T, p. 399.

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leur ôter pour toujours tout espoir de renouveler leur tentative." Le 15 juillet, le gouverneur revenait à la charge : " Je ne puis, Monsieur, écrivait-il encore à Montcalm, assez vous réitérer tout ce que j'ai eu l'hon- neur de vous marquer à ce sujet. Vous êtes mainte- nant en état d'avoir toujours des détachements consi- dérables de troupes, Canadiens et sauvages, par le lac et le fond de la Baie pour harceler vivement nos ennemis, couper leur communication de Lydius, intercepter leurs convois, enfin les forcer à se retirer, et peut-être même à abandonner leur artillerie, trains de campagne, bateauX) vivres, munitions, etc., etc. Ces mouvements sont dignes de votre attention... C'est d'une si grande consé- quence que bien loin de diminuer les forces que je vous avais destinées, je n'ai eu rien de plus pressé que de vous les augmenter et d'en hâter le départ. Vous avez l'élite de nos officiers, de notre jeunesse, de nos Cana- diens et de nos sauvages. " Le 16 juillet, encore un pressant message : " Je ne puis. Monsieur, qu'avoir l'honneur de vous renouveler toutes les recommanda- tions que j'ai eu celui de vous marquer par ma dernière lettre. Vous ne devez pas manquer de canots, et Cana- diens et sauvages pour mettre les gros détachements dehors." Le 17 juillet, nouvelle exhortation : " Vous voyez. Monsieur, que je n'ai rien négligé pour vous faire passer promptement un grand nombre de sauvages et l'élite de nos Canadiens. Vous avez maintenant des forces très considérables ; nous n'avons donc rien de mieux à faire, comme j'ai eu l'honneur de vous le marquer, que de les employer sans perdre un instant à harceler vivement nos ennemis, à couper leur commu- nication du fort Lydius et intercepter leurs convois...

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Ce que j'ai eu l'honneur de vous écrire de ce sujet par plusieurs de mes lettres mérite, Monsieur, votre atten- tion. Votre brillante affaire ne doit pas demeurer imparfaite... Ces raisons, Monsieur, me font différer d'écrire en France parce qu'eu rendant compte à la Cour de notre belle journée du 8 de ce mois, j'espère lui apprendre que nous n'avons pas négligé le grand avan- tage de la retraite et découragement de nos ennemis... Vous sentez combien la Cour serait charmée de tous ces événements ; je différerai pour cet effet d'une quin- zaine de jours à faire mes dépêches."

On imagine facilement l'état d'esprit de Montcalm, sous le jet continu de ces lettres, l'insistance pre- nait le ton de la mercuriale. Ses réponses révélaient ses sentiments. Le 16 juillet, il adressait au gouverneur un très vif commentaire de sa missive du 12. Eq voici quelques passages caractéristiques : " Cette partie de la lettre de M. le marquis de Vaudreuil paraît n'avoir été faite que pour charger M. le marquis de Montcalm de tous les événements qui peuvent arriver afin de dire : " Je lui ai envoyé toutes les forces de la colonie, il les a eues pendant un mois et il n'a pas su en profi- ter pour empêcher l'ennemi de s'établir au fort George." Si, au contraire, le marquis de Montcalm marchait avec toutes ses forces et ne réussissait pas, M. le marquis de Vaudreuil ne manquerait pas d'écrire : " Il a marché sans ordres et compromis la colonie ". Il est toujours étonnant que M. le marquis de Vaudreuil se croie en état de déterminer de cinquante lieues les opérations de guerre, dans un pays qu'il n'a jamais vu et les meilleurs généraux seraient embarrassés après l'avoir vu. M. le marquis de Vaudreuil oublie que cette armée

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(d*Abercromby) était au moins de 20,000 hommes et, suivant plusieurs prisonniers, de 25,000. Supposons qu*elle ait perdu en tués ou blessés 5,000 hommes, qu'une partie des provinciaux s'en retourne, ils auraient encore 12 à 14,001) hommes et, par conséquent, la supé- riorité de campagne et seraient maîtres de faire chez eux ce qu'ils voudraient. "

Ce commentaire était écrit à demi-page, côte à côte avec la reproduction d'un passage de la lettre de M. de Vaudreuil datée du 12 juillet. Montcalm y soulignait la phrase le gouverneur parlait de " couper la commu- nication " de l'ennemi, et il s'écriait : " C'est avec douleur, et sans s'écarter du respect que l'on est obligé de dire que la phrase soulignée est l'ouvrage d'un secrétaire qui n'a pas réfléchi et non d'un homme de guerre. On ne coupe une communication qu'en se portant avec un corps respectable entre deux, et l'on ne la fait point abandonner à un ennemi supérieur en

forces par de simples détachements M. le marquis

de Vaudreuil trouvera dans mes observations de la défiance à son égard. Au moins elle ne m'empêchera jamais de me porter au bien du service et de la colonie, sans m'embarrasser de ce qu'on pourrait croire contre moi directement ou indirectement. Mais je ne dissimule pas à M. le marquis de Vaudreuil que je pourrai lui faire voir à mon retour à Montréal que, s'il a eu la bonté, dans ses dépêches de l'année dernière, de m'accorder quelques éloges que je puis ne pas mériter, il n'a pas tenu à lui de persuader le ministre de la marine qu'il m'avait donné les moyens de faire le siège de Lydius... Avant que d'avoir reçu la lettre de M. le marquis de Vaudreuil, je m'étais occupé d'un gros détachement de

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500 Canadiens ou sauvages qui est parti ce matin par le fond de la Baie, ^ et à faire partir une découverte

dont j'attends le retour Voulez- vous que, si

l'ennemi s'opiniâtre à rester au fort George, nous essayions de l'en chasser, je suis prêt à y marcher avec toute l'armée ; ce ne sera pas mon avis, mais un ordre clair et précis de votre part me sufi&ra. Si c'est par le fond de la Baie, je laisse ceci (Carillon) à découvert; si c'est par le lac Saint-Sacrement, il faudra un por- tage qui durera trois semaines, épuisera l'armée de

fatigue et retardera les récoltes Si j'étais assez

heureux, Monsieur, pour que vos importantes occu- pations vous permissent d'être à la tête de l'armée, vous verriez par vous-même toutes choses, j'aurais la satisfaction de recevoir des ordres qui seraient plus clairs et moins embarrassants, et vous auriez jugé que j'ai joint à de l'audace de la prudence et quelque activité. Cela n'empêche pas que la colonie n'ait été jouée le 8 juillet à pair ou non... Vous voyez, Mon- sieur, qu'à mon ordinaire, je vous parle avec une vérité et une fermeté respectueuses. Ce même amour pour la vérité fait que je demande aux deux ministres mon rap- pel, que je prie M. le premier président Mole et M. l'abbé comte de Bernis de le solliciter. Si vous voulez, Monsieur, vous joindre à eux pour m'obtenir cette

1 Montcalm avait confié à M. de Courtemanche ce déta- chement, qui tomba sur une escorte d'une cinquantaine d'hommes, près d'un fort récemment construit par les Anglais à mi-chemin entre Lydius et le lac Saint-Sacrement. Ils firent quelques prisonniers et les sauvages levèrent quelques chevelures. Le nouveau fort était construit à un endroit appelé Halfway's Brook.

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grâce, elle me fera oublier tous les désagréments que je puis avoir eus....".

Dans cette réponse, il y avait pour le gouverneur des traits crueh, celui-ci, par exemple : ** Il est toujours étonnant que M. le marquis de Vaudreuil se croie en état de déterminer de cinquante lieues les opérations de guerre dans un pays qu'il n'a jamais vu, et les meilleurs généraux seraient embarrassés après l'avoir vu ". Ce javelot si dextrement lancé dut faire gémir Vaudreuil, car il l'attaquait précisément au défaut de la cuirasse. Pourquoi, en effet, commodément installé dans son bureau à Montréal, loin du théâtre de la guerre, s'acharnait-il à vouloir diriger des opérations dont il ignorait les difficultés, et, la plume à la main, persistait-il à vouloir enseigner à des généraux de car- rière l'art de faire des miracles et de réaliser des prodi- ges. 11 peut y avoir de vrais stratégistes en chambre. De nos jours, le maréchal de Moltke a su, de son cabi- net, élaborer sur la carte des plans de campagnes justi- fiés par la victoire. Mais les Moltke sont rares ; M. de Vaudreuil n'était pas de cette race, et, au lieu de dicter à distance des manœuvres douteuses, il eût borner son ambition à aider les vrais chefs militaires, en s'efiforçant de leur fournir à temps les moyens de vaincre et de faire rendre aux succès tous leurs fruits.

Dans une lettre écrite le 18 juillet, Montcalra faisait précisément observer au gouverneur l'écart qu'il y a entre les opérations tracées sur le papier et leur exécu- tion sur le terrain : " Monsieur d'Ailleboust, lui disait- il, arrive dans le moment, et me remet la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 15. Comme en général elle ne contient que les mêmes choses que

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VOUS m'avez fait l'honneur de m'écrire le 12, j'ai déjà répondu. A quoi j'ajouterai que je n'ai pu faire de gros détachements par le lac St-Sacrement, jusqu'à ce que j'aie rétabli mes camps à la Chute et au Portage, et que j'aie fait passer des bateaux et canots, manœuvre qui ne se fait qu'en faisant, et qui va moins vite dans le fait que dans les spéculations. Jusqu'à présent, j'ai fait l'impossible en Canada avec mes faibles moyens ; je tâcherai de faire de mon mieux, et je n'ai besoin d'au- cun aiguillon ; heureux que vous puissiez être ^ à la tête de l'armée ; vous jugeriez alors, Monsieur, très bien de toutes choses. Pour profiter de la peur des ennemis, il fallait être en état de les suivre dès le len- demain. Une armée qui ne peut être suivie que dix ou quinze jours après, par des détachements, se remet de sa frayeur."

Il serait fastidieux d'analyser toutes les pièces de cette polémique épistolaire. Elle dura plusieurs semai- nes. De Carillon à Montréal, et de Montréal à Carillon, les courriers ordinaires ou extraordinaires allaient et venaient, apportant tour à tour au général et au gouver- neur des missives la courtoisie des phrases ne pou- vait masquer l'acrimonie des sentiments. Au commen- cement du mois d'août, Vaudreuil informa Montcalm qu'un nouveau grief était énoncé contre lui. Les sau- vages s'étaient plaints de ce qu'il les avait traités rude- ment, et déclaraient qu'ils ne retourneraient plus en guerre sur la frontière du lac Saint-Sacrement tant qu'il y commanderait. Le gouverneur ajoutait qu'il avait été beaucoup plus touché des suites que pourrait produire

1 C'est-à-dire: heureux si vous pouviez."

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leur mécontentement que des discours indiscrets tenus contre lui à l'armée de Carillon. " Comme je les méprise, disait-il, je n'en fais aucune perquisition, et je vous rends assez de justice pour être persuadé que s'il en venait à votre connaissance vous puniriez sur le champ une vue si contraire à la discipline et qui pour- rait tendre à la désunion si pernicieuse dans les colo- nies 1 ."

Montcalm répondit à cette lettre que ses torts envers messieurs les sauvages consistaient à avoir confié un dé- tachement, dont ils faisaient partie à M. de Courteman- che, plutôt qu'à M. Dumas ; à les avoir réprimandés au sujet de leurs désordres et de leurs déprédations dans le camp, ils tuaient les animaux domestiques et pil- laient les provisions de l'hôpital et des particuliers ; enfin à avoir suivi les instructions du gouverneur en leur refusant de l'eau de vie. Malgré tout cela, ils avaient pris part à trois expéditions, et séjourné à Carillon beaucoup plus longtemps que d'habitu le. "Les faits, concluait Montcalm, doivent en être crus de pré- férence aux paroles ". Puis, portant la guerre en Afrique, il continuait : " Le respect m'a empêché de vous écrire qu'en plein conseil ils (les sauvages) se sont plaints de ce que vous les avez retenus, tandis qu'ils voulaient voler à notre secours. Ils l'ont dit en public et en particulier. J'ai fait taire le public ". Enfin, quant à l'allusion faite par Vaudreuil aux discours offensants proférés à son adresse, le général écrivait : " Vous avez raison de mépriser les propos. Supposé qu'il s'en soit tenu, personne ici n'oserait me prendre

1 _ Vaudreuil à Montcalm^ 1" août 1758.

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pour son confident à cet égard ". Montcalm ne niait pas l'existence de ces discours injurieux pour Vaudreuil. On a vu plus haut, dans une de ses lettres à Doreil, que, dès le 14 juillet,il les mentionnait et déclarait qu'il leur avait imposé silence. Un mois plus tard, il dut renouveler ses recommandations pressantes sur ce sujet délicat. " Le 14 août, écrit le capitaine Desandrouins, assemblée de tous les commandants chez notre général pour leur recommander de tenir la main à ce que per- sonne ne s'avise à l'avenir de tenir des propos indécents sur le compte de M. de Vaudreuil et de la colonie. On dit que le gouverneur général s'en plaint très amère- ment ; qu'il n'a tenu qu'à lui d'avoir l'original des lettres qui eussent pu perdre celui qui les avaient écrites. Im- prudence de nous autres, jeunes gens, excités par la jalousie que nous témoignent ceux que nous sommes venus défendre ! Il est vrai que nous portons si loin cette fougueuse licence, naturelle aux Français, que, dans cette matinée même M. de Montcalm a assem- blé les chefs de corps à ce sujet, on a trouvé sur la table de la salle une chanson des plus mordicantes, contre le gouverneur général et tout ce qui est colon".^ Malgré son affectation d'indifférence pour les criti- ques acerbes dont il était l'objet de la part des officiers réguliers, M. de Vaudreuil y était cruellement sensible, et l'on ne saurait s'en étonner. Suivant lui, Montcalm en était responsable. Nous lisons dans une .ettre écrite par le gouverneur au ministre de la marine, le 4 août : " Il n'est rien que je ne fasse pour éviter l'éclat d'une

1 Le maréchal de camp Desandrouins, p. 199. 29

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rupture avec M. le marquis de Montcalm. Rien ne lui coûte cependant, Monseigneur, pour m'y obliger. Je passe sous silence toutes les infamies ou propos indé- cents qu'il a tenus ou autorisés ". De son côté, Mont- calm, nous l'avons vu, affirmait qu'il avait fait taire les auteurs de ces discours irrespectueux. Les informa- tions de Vaudreuil pouvaient manquer d'exactitude.

Nous venons de citer sa lettre au ministre de la mari- ne, en date du 4 août 1758. Elle était l'écho des amer- tumes que lui faisaient éprouver ses relations diffici- les avec Montcalm j et ressemblait singulièrement, dans plusieurs passages, à celle du 23 octobre 1756, dont nous avons si longuement parlé au cours d'un précé- dent chapitre. Il y rapportait au ministre l'épisode du 2ojuin, le conflit au sujet des instructions pour la cam- pagne, et il faisait valoir l'esprit de conciliation qu'il avait alors manifesté. Il reprochait à Montcalm d'avoir, après la glorieuse journée du 8 juillet, exprimé sa joie en des termes tels qu'ils avaient provoqué dans les troupes des commentaires outrageants à l'adresse du gouvernement. Il portait de nouveau contre son rival l'accusation de mauvais procédés envers les sauvages, et d'injustice envers les troupes de la marine et les Canadiens. Il prétendait que Montcalm ne faisait pas à ceux-ci la part assez large dans ses relations de la bataille, et qu'il s'évertuait à ne faire rouler cette journée que sur les troupes de terre. Il critiquait ensuite longuement et amèrement les opérations et les disposi- tions du général victorieux, s'efforçant ainsi d'amoindrir Bon mérite et de diminuer sa gloire. Comme celui-ci l'avait prévu, il essayait de le discréditer en représen- tant que la défaite de l'ennemi aurait eu des suites

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beaucoup plus avantageuses, si le commandant des troupes françaises avait montré plus de résolution et de hardiesse, et su profiter, par une offensive énergique, des puissants renforts qu'il avait reçus. Il faisait de vis un éloge enthousiaste et prêtait à Montcalm des sentiments de jalousie envers ce brillant lieutenant. Enfin, il concluait ainsi ce long réquisitoire : " D'après toutes ces raisons. Monseigneur, je croirais manquer à ce que je dois au service du roi et à la confiance dont vous m'honorez, si je ne vous suppliais de vouloir bien demander à Sa Majesté le rappel de M. le marquis de Montcalm. Il le désire lui-même et m'a prié de vous le demander. Bien loin de penser à lui nuire, j'estime , Monseigneur, qu'il mérite de passer au grade de lieute- nant-général. Il pourra servir très utilement en Europe. Personne ne rend plus de justice que moi à ses excel- lentes qualités, mais il n'a pas celles qu'il faut pour la guerre de ce pays ; il est nécessaire d'avoir beaucoup de douceur et de patience pour commander les Cana- diens et les sauvages ".

Nous avons déjà eu l'occasion d'examiner et d'appré- cier la plupart des reproches, à l'adresse de Montcalm, contenus dans cette lettre. Quelques-uns n'étaient pas sans quelque fondement ; quelques autres ne pou- vaient soutenir l'examen. L'accusation de jalousie était particulièrement injustifiable. Montcalm se faisait re- marquer au contraire par la générosité avec laquelle il mettait en lumière le mérite de ses compagnons d'ar- mes. L'éloge de Lévis, spécialement, revenait constam- ment sous sa plume. Après Carillon il écrivait au minis- tre de la guerre : " le chevalier de Lévis et M. de Bour- lamaque ont eu la plus grande part à la gloire de cette

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journëe." Il réitérait en faveur de son premier lieute- nant sa demande du grade de maréchal de camp. Et sa correspondance indique quelle amitié et quelle con- fiance il lui témoigna toujours. S'il avait désapprouvé l'envoi d'un détachement, sous les ordres du chevalier, vers le pays des Iroquois, ce n'était pas dans un mes- quin esprit de rivalité, mais parce qu'il croyait péril- leuse cette division de forces.

La lettre de Vaudreuil au ministre ne faisait que manifester officiellement, une fois de plus, l'animosité existante entre lui et Montcalm. Cette mésintelligence, cette aigreur mutuelle étaient extrêmement regretta- bles. Montcalm avait trop de clairvoyance et de droi- ture pour ne pas comprendre lui-même la fausseté et le péril d'une telle situation. Et il résolut de faire un effort pour amener une détente. Il écrivit donc à Vau- dreuil une lettre pleine de franchise et de loyauté. Après lui avoir dit qu'il imputait aux compositeurs de ses lettres les choses personnelles dont il pouvait se plaindre, Montcalm continuait ainsi : " Pourquoi ne pas changer le style de votre secrétaire ? Pourquoi ne pas me donner plus de confiance ? J'ose dire que le ser- vice du roi y gagnerait et que nous n'aurions pas l'air de désunion qui transpire au point que je vous envoie une gazette de la Nouvelle- Yoik qui en parle. Vous croyez, Monsieur, n'avoir aucun tort et moi de même, car je pense vous avoir toujours fait litière de préve- nances et m'être replié plus que qui ce soit pour en venir à votre avis en toute occasion. Mais on vous fait de faux rapports, on cherche à vous aigrir. Pour moi j'oublierai, quoique cela m'ait peiné, ce que voua avez écrit l'année dernière. Je pense que vous n'en

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avez pas pesé les conséquences et je me flatte que vous voudrez bien ne jamais donner lieu de soup- çonner ma conduite militaire quand j'y fais tout ce

que je sais Qu'avez- vous besoin, Monsieur, après

trois ans que je suis sous vos ordres, de me prescrire des détails inutiles ou minutieux que je rougirais de prescrire à un dernier capitaine ; cela vient de ce que votre secrétaire n'a qu'un moule pour faire des instruc- tions et des lettres depuis moi jusqu'à l'enseigne de la colonie. J'ai déjà eu l'honneur de vous dire que nous comptions n'avoir tort ni l'un ni l'autre; il faut donc croire que nous l'avons tous deux, et qu'il faut apporter quelque changement de procédé. Pour moi, Monsieur, je ne répondrai plus à plaintes de votre part, ni ne chercherai à me justifier, ni ne vous donnerai aucun mémoire qu'autant que vous me le demanderez ou que le service du roi y sera véritablement intéressé. Vous m'écrirez ou vous en agirez comme vous voudrez. Si c'est bien à mon égard, beaucoup de reconnaissance, et je vous la témoignerai. Si c'est mal, mon silence vous apprendra que je ne suis pas content. Mais je me flatte que je ne me trouverai pas dans ce cas après une lettre aussi franche de ma part, et qui vous prouvera que je voudrais bien conserver votre amitié et mériter votre confiance jusqu'à mon départ ; car je vous prie toujours de demander mon rappel à cause de ma santé et de mes dettes. Le ministre pour- rait croire que ce qui m'y engage est de n'avoir pas été content de vous. Monsieur ; cela est vrai, aussi, mais vous avez en main le remède sur cet article et vous ne l'avez pas sur les deux autres. Je me flatte que ma lettre n'ira pas à votre secrétaire et que vous voudrez

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bien m'honorer vous-même d'une réponse. Votre secrë- taire en conserverait de l'amertume contre moi qui nuirait toujours au service du roi ". Avec sa sincérité abrupte et à l'accent original, cette lettre provenait d'un désir véritable de faire cesser tout malentendu. On a remarqué sans doute que Montcalm y parlait beaucoup du secrétaire de Vaudreuil. Ce n'était pas uniquement un euphémisme, une formule pour amortir sa critique des lettres du gouverneur. Il visait réellement un secré- taire connu, habile, et influent auprès de son chef. Ce secrétaire s'appelait Grasset de Saint-Sauveur. Il avait exercé les mêmes fonctions auprès de M. de la Jonquiè- re, et on l'avait accusé alorsd'en profiter pour faire des spéculations fructueuses. Sous M. de Vaudreuil, il se livrait, semble-t-il, aux mêmes opérations et arrondis- sait promptement sa fortune ^ Il n'était pas simple-

1 On lit dans le Mémoire du Canada déjà cité : " M. de la Jonquière se fia trop, ainsi qu'il s'en est expliqué lui-même, à un secrétaire nommé Saint-Sauveur. Car cet homme, sans honneur et sans sentiment, employait tous les moyens, licites ou non, pour faire fortune. Il demanda à son maître la per- mission exclusive de faire vendre de l'eau-de-vie aux sauva- ges, ce qu'il obtint. Dès ce moment il s'attira la haine publi- que, ainsi que son maître, que l'on disait être de moitié dans ce trafic." A la fin du même Mémoire, parlant des fonc- tionnaires qui demeurèrent au Canada en 1760, l'auteur écrit encore: " Saint-Sauveur, secrétaire du gouverneur, y resta aussi.. ..J'ai eu le plaisir d'ouir dire de ce dernier, en mil sept cent cinquante-neuf, par M. Murray, gouverneur anglais, à Québec, qu'il désirerait que cet homme pût lui tomber en main ; que si la France, ou pour mieux dire le gouvernement français avait été indulgent, il avait toléré le vice en cet homme, il voudrait le corriger j que c'était un traître à son

aître, qu'il avait abusé de la confiance qu'il lui avait don-

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ment le scribe, il était vraiment l'écrivain de ce gou- verneur, qui confessait lui-même son inaptitude litté- raire ^.

Après avoir écrit sa lettre à M. de Vaudreuil, Mont- calm crut opportun de la communiquer à son ministre, le ministre de la guerre. Il lui en envoya copie, avec quelques lignes explicatives, qui se terminaient comrne suit : " Content de l'espérance je suis que vous voudrez bien ne jamais déterminer de jugement à mon égard,sur tout ce qu'on pourrait vous écrire sans m'a voir entendu, je travaillerai toujours avec le même zèle à la défense de cette colonie, jusqu'à ce qu'il plaise à Sa Majesté de m'accorder un rappel que ma santé et mes dettes ^ m'obligent de demander. Jusqu'alors je répan-

née, qu'on ne voyait en lui que friponnerie, que commerce illicite ; qu'il était peiné lui-même de l'aveuglement de ce général. On doute fort que cet homme ose jamais passer en France. Il est constant qu'il jouit déplus de douze cent mille livres." Il y a probablement ici quelque exagération, car l'au- teur y est enclin. Cependant Saint-Sauveur est accusé aussi par Montcalm dans son journal ^' L'empirique M. Mercier, l'ignorant et avide Saint-Sauveur, secrétaire du général, gou- verneront la machine. Il faut bien envoyer à la Belle Ri- vière, puisque Saint-Sauveur et le chevalier de Repentigny ont acheté de moitié pour cent-cinquante mille livres de mar- chandises qui revendues sur les lieux pour le compte du roi, produiront un million." (Journal de Montcalm, p. 496.)

1 Montcalm écrivait au ministre, le 3 août 1758 : ^' Vous serez peut-être surpris que je lui parle Vaudreuil) du com- positeur de ses lettres ; il convient qu'il n'en fait ni n'en dicte aucune."

2 Dans son post scriptum à cette lettre, Montcalm ajou- tait, à propos de ses dettes : *' Je saurais bien. Monseigneur, n'avoir pas besoin des grâces pécunières du Roi si je voulais suivre le ton du pays ; et je ne devrais pas dix mille écus,

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drai volontiers la dernière goutte de mon sang et don- nerai le dernier souffle de ma vie, pour son service ". Treize mois à peine devaient s'écouler avant que Mont- calm prouvât que ces derniers mots n'étaient pas sim- plement une phrase ! ^

Il avait écrit à Vaudreuil dans un esprit de concilia- tion. Il crut devoir faire davantage. Il envoya son aide de camp auprès du gouverneur, avec la mission de lui porter des paroles de paix, de lui donner des expli- cations loyales, et de rétablir une concorde si désirable. M. de Bougainville partit de Carillon le 7 août et était revenu le 13. Cette démarche parut couronnée d'un entier succès. M. de Vaudreuil se montra animé des meilleures dispositions, et se déclara persuadé de la droiture d'intention du général. II assura qu'il voulait anéantir jusqu'à la trace des rapports passés, et donner à M. de Montcalm non seulement sa confiance mais son amitié. L'aide de camp négociateur put écrire au ministre de la guerre, le 10 août: "L'union me paraît aujourd'hui parfaitement et de bonne foi rétablie entre

sans rien faire que d'honnête et de décent pour le service et en vivant militairement ".

1 La querelle épistolaire entre les deux chefs était connue dans tous les cercles militaires et administratifs. Péan, dont les relations avec Montcahn étaient restées fort courtoises, crut pouvoir lui écrire une lettre pacificatrice, en réponse à une missive dans laquelle le général lui faisait part de ses griefs. 11 en informait vis, avec lequel il était en commerce d'amitié. " J'ai répondu, lui disait-il, à M. de Montcalm, et je fais en sorte de lui persuader que M. de Vau- dreuil ne cherche point à l'embarrasser, et lui fais envisager tous les maux que causerait une rupture ",

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nos chefs ". Dans son journal, de retour à Carillon, il consignait ainsi l'impression qu'il rapportait de sa déli- cate ambassade: "J'ai été envoyé par M. le marquis de Montcalm au marquis de Vaudreuil, avec l'ordre d'étouffer, s'il était possible, ce levain de discorde qui fermentait et qui peut-être aurait nui au bien du ser- vice. Ainsi notre général fait encore les avances. L'in- térêt public est la règle de ses démarches, et il a sans cesse dans l'esprit ce mot de Thémistocle : " frappe, mais écoute ". Il paraît que le marquis de Vaudreuil a plutôt suivi dans toutes ces tracasseries les impressions de subalternes intéressés à brouiller, que ses propres idées. Ce qui est cependant de lui dans cette affaire, c'est l'amour- propre et une jalousie de rivalité, fonde- ment sur lequel bâtissent les brouillons. Les apparen- ces sont que mon voyage n'a pas été infructueux. Je souhaite que les faits y répondent ".

Sur la frontière du lac Saint-Sacrement, il ne se pro- duisit aucun événement important jusqu'à la fin de la campagne. M. de Montcalm continua l'expédition de détachements pour inquiéter les ennemis. Dès le 24 juillet M. de Saint-Luc était allé avec près de quatre cents sauvages et deux cents Canadiens détruire un convoi de quarante ou cinquante chariots, près de Half- way's Brook. Au commencement d'août, M. Mariu) des troupes de la colonie, alla pousser une reconnais- sance vers le fond de la Baie à la tête d'environ quatre cent cinquante Canadiens et sauvages. Non loin de l'em- placement de l'ancien fort Anne, ayant découvert un

1 Bougainville au maréchal de Bellelsle, archives du m nistère de la guerre.— Dussieux, p. 355.

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corps de sept cents hommes commandé par les majors Rogers et Putnam et le capitaine Dalzell, il lui tendit une embuscade. Mais la partie était inégale, et après une fusillade de deux heures à travers les arbres, l'in- trépide Marin battit en retraite. Deux ou trois autres partis furent détachés subséquemment vers le fond du lac. L'armée anglaise y était toujours campée, et l'on pouvait encore se demander si elle n'allait pas tenter un nouveau mouvement d'offensive.

Cette offensive devait se produire, mais non pas sur la frontière du lac Champlain. On apprenait à Carillon, le premier septembre, par un courrier de Montréal, qu'un corps d'armée ennemi s'était porté sur le lac On- tario et était rendu à trois lieues de Frontenac, aux dernières informations. Cette nouvelle alarma vive- mcDt Montcalm. La situation de la colonie devenait de plus en plus critique. Là- bas, vers le golfe Saint- Laurent, la forteresse de Louisbourg était assiégée par une flotte et une armée puissantes, et depuis des semai- nes on attendait avec angoisse un dénouement que l'on avait raison de redouter. Et voilà que plus près, sur le lac Ontario même, surgissait une terrible menace. Le 3 septembre, un ofi&cier français, envoyé comme parlementaire au camp de William-Henry, relativement à l'échange des prisonniers, en rapportait la nouvelle que Louisbourg avait capitulé le 26 juillet. Mais Montcalm se refusait à le croire, car, écrivait-il dans son journal, " suivant des lettres que nous en avons du 24, la place n'était encore battue que de deux cents toises ; toutes les rues étaient barricadées, les maisons crénelées et quasi fortifiées ; tout, enfin, annonçait la résolution de vaincre ou de périr ". Hélas ! trois jours

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plus tard, le doute n'était plus possible ; les chefs de l'armée de Carillon apprenaient à la fois deux désastres, et Montcalm inscrivait dans son journal cette note si navrante en son laconisme : " Le 6 septembre 1758. Nouvelles de Québec qui annoncent la prise de Louis- bourg ; de Montréal qui apprennent celle de Frontenac ". Le siège de Louisbourg avait duré un mois et dix- huit jours. Le 8 juin, les troupes anglaises ayant réussi à débarquer dans l'anse de la Cormorandière, après un combat dont Wolfe avait été le héros, les Français se trouvèrent resserrés dans la place. Le 18, les batteries anglaises ouvraient le feu sur la ville et le port, et depuis cette date, de jour en jour, le travail de la sape et de la mine avaient rapproché davantage des rem- parts les tranchées, les parallèles, et l'artillerie des assiégeants. Les défenseurs de la ville, soldats, offi- ciers et marins, ne s'élevaient pas à six mille hommes, tandis que les Anglais, en tenant compte des équi- pages de la flotte, devaient quadrupler ce nombre. M. de Drucour, gouverneur de la place, et ses troupes, firent une résistance désespérée. Mais, au bout de six semaines, la position devint insoutenable. Les Anglais étaient rendus à deux cents verges des rem- parts, dont leurs canons abattaient de larges pans. Leurs obus faisaient pleuvoir sur la ville la dévas- tation, la terreur et la mort. Les incendies y écla- taient de tous côtés. Dans le port, sur les onze vais- seaux de guerre qui s'y trouvaient au début du siège, quatre avaient été coulés pour en défendre l'accès, un avait pu prendre le large à la faveur du brouillard, un autre avait été capturé en essayant de s'échapper, trois furent incendiés par des bombes anglaises, et les deux

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derniers furent abordés et enlevés par des barques déta- chées de la flotte assiégeante durant la nuit. Dans la ville les femmes et les enfants étaient entassés au fond des casemates ; pas une maison n'avait échappé aux ravages du bombardement ; les malades et les blessés n'étaient plus à l'abri des projectiles ; les canons des remparts étaient démontés ; presque un quart des assié- gés gisait dans les hôpitaux. Une plus longue défense était impossible : et M. de Drucour avait capituler le 26 juillet \

A Frontenac, les Anglais avaient remporté un succès plus facile. La place n'était pas en état de défense, et la garnison ne comptait que quatre-vingts hommes. Le colonel Bradstreet, sous les ordres de qui Abercromby avait consenti à placer trois ou quatre mille provin- ciaux, remonta la rivière Mohawk, descendit celle d'Os- wégo et déboucha dans le lac Ontario, le 22 août, avec une flottille de bateaux et de baleinières. Le 25 il débarquait sans coup férir près du fort Frontenac et ouvrait immédiatement une tranchée. Le 26, soutenu de quatre pièces de douze et de deux mortiers, il vint occuper le retranchement fait par l'armée de Montcalm en 1756, et s'en fit une parallèle, d'où il ouvrit le feu sur le fort. Dans la nuit du 26 au 27, les Anglais éta- blirent une batterie de brèche. Le 27, la brèche était praticable au bastion de droite, une partie des canons de la place étaient démontés, la poudrière se trouvait à découvert. M. de Noyan, commandant de Frontenac,

1 On jugea trop sévèrement la défense de Lou'sbourg on France, et même parmi les chefs de l'armée au Canada. Quand cette forteresse capitula, il nous semble clair que sa situation était désespérée.

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ne pouvait, avec ses quatre-vingts hommes de garnison et peut-être une soixantaine de voyageurs, d'artisans et de journaliers, résister à l'assaut d'une armée de plus de trois mille hommes. Il fut donc obligé de capituler. Nous perdions par toute notre flottille de guerre sur le lac Ontario, que les Anglais incendièrent, quatre- vingts pièces de canons, et quantité de munitions et d'approvisionnements destinés aux postes du pays d'En- Haut. Le fort fut démantelé et livré aux flammes ; la garnison prisonnière fut envoyée à Montréal pour être échangée contre un nombre de prisonniers anglais égal au sien ; Bradstreet reprit la route de la rivière Os- wego chargé d'honneur et de butin. Les Français n'étaient plus maîtres de l'Ontario, Niagara se trou- vait dans une situation extrêmement périlleuse, et notre prestige était atteint d'un coup mortel dans la région des grands lacs. Jamais encore la situation n'avait été aussi menaçante pour la colonie, depuis le commen- cement de la guerre de Sept Ans. Avec Louisbourg les Anglais tenaient " la porte cochère " du Canada. Leur retour offensif sur le lac Ontario et la destruction de Frontenac leur ouvraient la route du haut Saint-Lau- rent,vers Montréal. L'on pouvait craindre qu'en utilisant les régiments victorieux, rendus disponibles par la con- quête du Cap-Breton, ils ne se vissent bientôt en état de fondre de nouveau sur Carillon avec des forces acca- blantes, ou de remonter le Saint- Laurent pour attaquer Québec.

Dans ces conjonctures critiques, M. de Vaudreuil appela Montcalm à Montréal, afin de conférer avec lui. Le général partit secrètement de Carillon le 6 septem- bre, dans la soirée, avec Pontleroy et Bougain ville. Il

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arriva à Montréal le 9 et y passa quatre jours. Dans cet intervalle il donna au gouverneur trois mémoires : un sur la frontière du lac Ontario, un sur celui du lac Champlain, et le troisième sur la défense de Québeci ainsi que sur les opérations et règlements généraux. La lecture de ce dernier est encore aujourd'hui d'un vif intérêt. Il était clair, précis, vigoureux, plein d'idées neuves et haidies sur la réorganisation de l'armée et la conduite de la guerre. Montcalm y signalait, avec une courageuse franchise, les erreurs qu'il fallait éviter, les dispositions énergiques qu'il fallait prendre, les innova- tions qui lui paraissaient nécessaires. D'abord, disait-il, trois principes à établir. Le temps est passé quel- ques chevelures à lever, quelques maisons à brûler pouvaient être un objet à poursuivre. Les circonstances rendent dangereux les petits moyens, les petites idées, les petits conseils de détail ; elles exigent des mesures qui tranchent, qui décident. La guerre ne peut plus se faire ici comme autrefois; tout y est changé, et les procédés suivis jusqu'à présent sont devenus des erreurs. A la manière dont les Anglais nous attaquent " il ne s'agit pas moins que de la perte entière et prochaine de la colonie, ou de la sauver, c'est-à-dire d'en reculer la prise; c'est cette vérité qu'il faut sans cesse avoir devant les yeux. " En second lieu, tous les intérêts particuliers et commerciaux doivent s'effacer. " C'est le corps de l'arbre qu'on attaque ; tout ce qui en concerne les branches est de la plus grande indifférence." En troisième lieu, l'activité, l'emploi judicieux des hommes et du temps peuvent seuls suppléer au défaut des moyens et au petit nombre. " Il ne faut pas perdre un seul instant ; c'est les multiplier que de les bien employer."

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Voilà pour les principes. Maintenant, quelles sont les mesures à prendre, et à prendre sans retard. Avant tout, calculer avec précision les forces disponibles, sans compter sur les secours de France. Actuellement on suppute les huit bataillons réguliers pour trois mille deux cents hommes. Les troupes de la marine ne peu- vent compter que pour douze ou quinze cents hommes. Kestent les milices. Ici Montcalm proposait une opéra- tion de nature, suivant lui, à fortifier singulièrement l'armée. On ferait un recensement sérieux et conscien- cieux de tous les hommes capables de servir ; on les divi- serait en trois classes : bons, médiocres, mauvais ; on s'assurerait du nombre d'hommes absolument néces- saires pour semer et récolter, en supposant que, dans un cas d'urgence, les femmes de la campagne et les oisifs des villes seraient employés à ces travaux. On déciderait ensuite que tous ceux qui ne seraient pas strictement nécessaires à ces travaux feraient la campagne tout entière, au nombre de quatre mille au moins, choisis parmi les meilleurs tireurs. Ces quatre mille hommes seraient incorporés dans les troupes de terre et de la marine de la manière suivante : dans la première, quinze par compagnies ; dans les secondes un nombre égal à celui des soldats pour chaque compa- gnie. " L'avantage de cette incorporation, faisait obser- ver le général, est que chaque compagnie de terre et de la marine aura avec elle et en elle-même d'excellents tireurs, d'excellents canoteurs, d'excellents ouvriers ; ^ qu'à l'envie l'un de l'autre le soldat et le Canadien se

1 Ceci démontre que Moatcalm savait apprécier la valeur et les aptitudes des Canadiens.

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serviront d'aiguillon pour bien faire et s'apprendront les choses qu'ils savent ; de remédier à l'inconvénient de n'avoir pas assez d'officiers dans la colonie pour con- duire les miliciens, les veiller, en tirer parti. On ne doit pas craindre que ces miliciens essuient aucun mauvais traitement dans les corps. 1^ Ils vivent très bien avec nos soldats qu'ils aiment ; 2^ sur la moindre plainte qu'ils feraient, ou de propos ou de corvée. M; de Montcalm saurait bien y remédier et empêcher la réci- dive ". L'incorporation prendrait environ trois mille miliciens d'élite ; les mille autres serviraient sous des officiers de milice choisis,. qui seraient encouragés par l'espoir de distinctions honorifiques. Il faudrait aussi prendre des mesures pour que les miliciens aient, comme les soldats, des habillements qui, durant toute la campagne, les garantissent de la misère, du froid, des maladies, et pour qu'ils reçoivent une paie. Il importerait également de régler le nombre d'hommes accordés au munitionnaire pour les transports, d'empê- cher qu'il ne prenne les meilleurs de toute la colonie, d'établir que ces mêmes hommes seraient toute la cam- pagne employés à cet objet et qu'ils auraient régulière- ment une paie et une ration. Il serait bien à propos d'empêcher qu'il n'aille un trop grand nombre de Cana- diens dans les postes d'en haut. "Le seul intérêt parti- culier, déclarait Montcalm, peut s'opposer à toutes ces vues nécessaires pour conserver la colonie ". Quant au reste de la milice, on verrait par le recensement quel nombre, indépendamment des quatre mille mentionnés plus haut, on pourrait faire marcher dans les cas extrê- mes. La dernière partie du mémoire était consacrée à

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certains moyens de défense sur le lac Champlain, sur le lac Ontario et à Québec.

Les entrevues de Montcalm avec le gouverneur, les premières depuis leur querelle épistolaire et leur récon- ciliation par voie d'ambassade, furent sans doute empreintes de courtoisie et de bonne grâce. Mais les apparences étaient meilleures que la réalité. Il est facile de s'en convaincre en lisant les observations transmises par M. de Vaudreuil au ministre de la marine, au sujet du mémoire de Montcalm analysé plus haut. Ce docu- ment rédigé par celui-ci pour le bien du service, et ins- piré par un patriotique désir de fortifier notre armée, d'augmenter et de rendre plus efficaces nos moyens de défense, produisit chez M. de Vaudreuil la plus vive irritation. Ces avis loyalement exprimés, ces conseils énergiques, ces vues nouvelles et originales, le blessè- rent comme une offense personnelle. " Vous sentirez assez, Monseigneur, écrivait-il au ministre en lui trans- mettant cette pièce, le faux de ce mémoire, la passion avec laquelle il est traité, l'envie de fronder sur le gou- vernement, le désir d'innovation et plus particulière- ment celui de dominer sur les colons ^ ".

Cependant, Montcalm ne connut pas l'effet inattendu causé par son travail. Il écrivit dans son journal les lignes suivantes : " La lecture des Mémoires que j'ai remis à M. de Vaudreuil montrera quel a été mon avis sur ces différents objets. C'est bien le cas de dire avec Ovide :

1 Vaudreuil au ministre de la marine, 1*=' novembre 1758 ; Arch. prov., Man., N. F., Ire série, vol. XV. 30

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Principiis obsta; sero medicina paratur, Cum mala... pro longae invaluere moras ".

Un des résultats du voyage de Montcalm à Mont- réal fut la décision d'envoyer un officier en France, à la fin de la campagne, pour exposer à la Cour de vive voix, la situation. Vaudreuil accepta, pour cette mis- sion, le choix de Bougainville.

Le 13 septembre le général était de retour à Caril- lon. Pontleroy avait été chargé d'établir un poste retranché à Frontenac, et d'y faire construire un bateau de vingt canons. On devait assembler sur cette fron- tière un corps de trois mille hommes. En même temps Vaudreuil avait expédié un convoi et un détachement pour ravitailler et renforcer Niagara.

Pendant l'absence du général il y avait eu quelques alertes aux camps de Carillon.^ Mais l'ennemi n'avait

1 Desandrouine, qui, évidemment, admirait Montcalm beaucoup plus que Lévis, écrivait dans son journal intime : " Hier, pendant la plus vive alarme, on proposa à M. de Lévis de faire conduire du canon à la redoute de droite les pla- tes-formes sont achevées, de faire des batteries aux endroits du retranchement qu'on jugerait les plus favorables, et de faire distribuer des caisses de cartouches à chaque bataillon. Il répondit à Montbeillard qui le lui proposait : " Nous aurons toujours le temps de pourvoir à tout cela." Puis se retournant du côté de M. de Roquemaure : Mais ils peuvent venir par le fond de la baie : ^* il nous faudrait du canon de ce côtélà." Ce qui fit une telle impression parmi certains assistants qu'on commença à craindre pour la première fois du côté de la baie, par la seule raison que les ennemis parais- saient du côté du lac Saint-Sacrement. Que ne se trouvait-il un crieur assez obligeant pour les tirer de peines, en disant : ! tant mieux s'ils viennent par le fond de la baie, ils ne pourront nous approcher de demi-lieue I " Enfin, aprè» Ion-

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point paru. Il ne bougea pas davantage durant le reste de l'automne. Le IG octobre, Montcalm écrivait à sa mère : " J'ai toujours cru que l'ennemi viendrait m'at- taquer une seconde fois, mais je commence à croire, vu la saison avancée, qu'il n'en sera rien ". L'armée de Carillon ne resta pourtant pas oisive. Elle travailla activement aux fortifications de la place elle-même, et des retranchements derrière lesquels les Français avaient triomphé le 8 juillet.

A la fin d'octobre, on constata que les Anglais avaient déblayé leur camp de William-Henry et quitté le lac Saint-Sacrement. Montcalm établit à Carillon une gar- nison de quatre cents hommes, dont trois cents des troupes de terre et cent de la colonie, sous le comman- dement de M. d'Hébécourt. Et, le 4 novembre, il par- tait pour Montréal, en même temps que le bataillon de Languedoc, que devaient suivre de près les autres troupes de terre, celles de la marine, et les milices. La campagne de 1758 était terminée.

gue et savante discussion sur la prochaine et dangereuse attaque des ennemis, quelqu'un dit : Allons-nous coucher, et son avis fut suivi ! Ah 1 Montcalm I Montcalm ! " ÇLe maréchal de camp VesandrouinSf p. 223.) Ce cri du cœur mon- tre quels sentiments de confiance enthousiaste inspirait ce général aux officiers les plus distingués de l'armée.

CHAPITRE XIV

En quartiers d'hiver. Pénible situation des ofiBciers. Démarches de Montcalm Excessive cherté des denrées. Tarif comparatif. Départ de Bougainville et de Doreil. Vaudreuil les accrédite et les discrédite. Péan passe en France. Succession rapide des ministres au départe- ment de la marine Montcalm retire sa demande de

rappel Ses mémoires à la Cour Défense de la colo- nie ; projet de retraite à la Louisiane Correspondance

familiale. Lettres d'arrière-saison Montcalm à Mont- réal, durant l'automne de 1758. Lectures et incidents.

La saison rigoureuse fut très hâtive en 1758, et le retour de Carillon à Montréal excessivement pénible pour Montcalm et ses troupes. Sur le lac Champlain ils essuyèrent un coup de vent qui dispersa les bateaux et faillit en couler plusieurs. Le froid fut excessif et les derniers détachements se virent arrêtés par les glaces. Cependant le général atteignit St-Jean sans encombre. " J'oserais dire, écrivait-il à Bourlamaque, que mon bateau portait César et sa fortune." Le 9 novembre il était rendu à Montréal.

Les troupes prirent leurs quartiers d'hiver : le batail- lon de la Keine dans le gouvernement de Québec, de- puis les Grondines jusqu'à Saint- Augustin ; celui de la Sarre à l'île Jésus, Lachenaie, Terrebonne, Mascouche et l'Assomption ; celui de Royal-Koussillon à la Prairie, Longueuil, Boucherville, Varennes, Verchères; celui de Languedoc, dans le gouvernement des Trois-Rivières,

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depuis Sainte-Anne jusqu'à Batiscan ; celui de Guy- enne, à Contrecœur, la rivière Chambly, Saint- Ours, Sorel ; le premier de Berry, à la côte de Beaupré, le second, à l'île d'Orléans ; celui de Béarn, au Sault-au- Kécollet, la Longue- Pointe, la Pointe-aux-Trembles, la rivière des Prairies, Saint-Sulpice, la Valtrie, Repen- tigny.

Le bien-être des officiers et des soldats préoccupait vivement Montcalm. Les premiers spécialement lui causaient beaucoup de souci, par suite de la situation difficile que leur faisait le retranchement de certains avantages, et du renchérissement des choses nécessaires à la vie. Vers la fin de la campagne, à Carillon, il y avait eu de la fermentation dans les esprits à ce propos, et le général avait pu craindre que cela ne dé- générât "en mutinerie et en conduite indécente vis-à-vis le marquis de Vaudreuil et principalement de Bigot". Bourgainville écrivait dans son journal : " Il a même dans cette occasion éprouvé lui-même l'injustice de la multi- tude, car il a été accusé par une partie des officiers, dans des discours publics qu'il a ignorés et méprisés, de n'avoir pas assez pris le parti de l'officier, ni assez représenté. Le marquis de Montcalm, (pour empêcher le progrès du mal a fait rassembler les commandants des corps, avec deux capitaines et deux lieutenants par bataillon, pour leur parler avec fermeté et douceur, et leur commu- niquer les respectueuses représentations qu'il adresse en leur faveur aux ministres de la guerre et de la marine, et celles qu'il adresse à M. le marquis de Vaudreuil et à M. Bigot, pour demander un soulagement à la misère de l'officier qui, à la vérité, est des plus grandes. Il faut cependant convenir que la conduite de l'officier a

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^té jusqu'ici contradictoire : la bonne chère de leur table, soit en campagne, soit en garnison, le ton d'ostentation et de magnificence qu'ils ont pris vis-à-vis les colons, quoique la plupart aient une fortune des plus médiocres, en France, et que beaucoup abusent de la facilité à leur prêter ". Dans une lettre qu'il écrivit à l'intendant sur ce sujet, Montcalm disait éloquem- ment : " Vous avez secouru l'année dernière le peuple. L'officier chargé de le défendre devient peuple, toutes les fois que ses appointements ne lui donnent pas de quoi vivre ". Afin de démontrer aux ministres com- bien critique était la situation de ses officiers, le géné- ral envoya un tarif comparatif des provisions, denrées et marchandises, en 1758, 1755 et 1743. L'augmenta- tion était énorme. Par exemple, en 1743, un mou- ton coûtait ici quatre livres, il en coûtait dix en 1755 et quarante en 1758 ; une livre de lard coû- tait trois sous en 1743, dix sous en 1755, une livre et dix sous en 1758 ; une livre de beurre coûtait cinq sous en 1743, douze sous en 1755, et deux livres (quarante sous, en 1758^. Et ainsi de suite. En envoyant ce tableau, Montcalm écrivait : " Nos officiers sont à bout de moyens et ne sauraient vivre ici. Leur état empire tous les jours et les denrées ne cessent d'augmenter... On nous a retranché le bien vivre, accordé pendant la campagne de 1755 et 1756, et on a cessé de nous payer en argent, différence notable ". Sur les représentations de Montcalm, le gouverneur et l'intendant accordèrent un supplément de solde de quarante-cinq livres

1 Journal de Montcalm, p. 472.

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par mois aux capitaines et de trente livres aux lieu- tenants ^

Vers la fin de l'automne, c'était toujours le moment des grands courriers pour l'Europe, avant la fermeture de la navigation. Cette année, Montcalm pouvait compter sur un et même sur deux commissionnaires éprouvés. Nous avons vu qu'il avait été décidé d'envoyer Bou- gainville en France pour y exposer la situation. M. Doreil ayant obtenu son congé, le gouverneur et le général s'étaient entendus pour le charger d'appuyer aussi leurs représentations et leurs demandes. Les deux délégués étaient des amis de Montcalm. Il pouvait donc espérer que ses messages et communications par- viendraient à leur adresse, et ne seraient pas intercep- tés, ce qui lui était arrivé précédemment, comme il l'écrivait le 12 juillet au ministre de la guerre : "Je vois par une lettre de M. de Paulmy, du 26 février, disait-il, qu'il n'avait point reçu mes paquets du 4 novembre (1757) qui contenaient mes mémoires de nomination et ceux pour les grâces de nos troupes ; je suis en droit d'en conclure qu'ils ont été arrêtés et interceptés au bureau de la marine ; c'était du temps de M. de la Porte. ^ Si l'on doit en agir ainsi, il est inu- tile que j'aie l'honneur de vous écrire ".

1 M. Doreil écrivait que la pension la plus modique, sans pain et sans vin, était alors de 150 livres par mois : or, les lieutenants ne recevaient que 115 livres, et les sous-lieute- nants et enseignes 100 livres. (Doreil au ministre de la guerre^ 20 octobre 1758).

2 M. de la Porte, représenté dans un document de l'épo. que comme *• l'œil même du ministre ", passait pour un affidé de Bigot. Commis principal de la marine, plus intelligent

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Montcalm attachait avec raison une grande impor- tance à cette mission de Bougainville et Doreil. " Bou- gainville passe en France, écrivait-il à sa mère, Dieu veuille qu'il y arrive, en ce cas il vous écrira. M. Doreil, commissaire-ordonnateur, y passe aussi. Dans les cir- constances il fallait des lettres vivantes ^." Et au minis- tre de la guerre : ** Il est à souhaiter que l'un et l'autre arrivent, et je vous conjure d'ajouter foi à ce qu'ils vous diront. M. de Bougainville se propose de nous revenir» car son zèle pour le service ne connaît aucune diffi- culté. M. Doreil est un commissaire habile, désinté- ressé, capable de travail, Paimant, homme de détail ; je vous prie. Monseigneur, de le bien traiter 2."

Vaudreuil avait également accrédité Bougainville et Doreil auprès des ministres. Mais ses lettres offraient de singulières variantes. Dans celle qu'il donnait à Bougainville lui-même, comme introduction auprès du ministre de la marine, il ^disait: " La situation actuelle de la colonie m'ayant paru exiger que j'envoyasse un officier capable d'en bien représenter toutes les circons-

que scrupuleux, il était chargé du détail des colonies. MM. de Maurepas et de Rouillé lui avaient donné leur confiance. " M. de Machault, dit le duc de Luynes dans ses Mémoires, avait reçu des plaintes, mais apparemment qu'il ne les avait pas trouvées suffisamment fondées. M. deMoras, ayant voulu examiner plus à fond, a demandé des détails à M. de la Porte, qui a été longtemps à les lui donner et a paru ne s'y prêter qu'avec peine. M. de Moras en a rendu compte au Roi ". M. de la Porte fut démis le 27 janvier 1758, mais il conserva une pension de 9,000 livres. (Dussieux, p. 166).

1 Montcalm à sa mère, d\i camp de Carillon, 16 octobre 1758.

2 Montcalm au ministre de la guerre, 21 octobre 1758.

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tances, j'ai choisi, d'accord avec M. le marquis de Mont- calm, M. de Bougain ville, aide- maréchal des logis de cette armée. Il est, à tous égards, plus en état que per- sonne de remplir cet objet. Trois campagnes en Canada, de l'application, da discernement, l'ont mis au fait de ce pays ; je lui ai donné mes instructions et vous pou- vez ajouter toute créance à ce qu'il vous dira ^." Quant à Doreil, le gouverneur écrivait au ministre la guerre : " J'ai pleine confiance en lui, et l'on peut se fier à lui entièrement. Tout le monde l'aime ici ^" Cependant, après avoir tracé ces panégyriques, de la même plume, mais chargeant de style, il passait de l'éloge au dénigrement : " Dans la vue de condescendre aux désirs de M. le marquis de Montcalm, et de me servir de toutes les voies pour maintenir l'union avec lui, disait-il au ministre de la marine, j'ai accordé à MM. Doreil et Bougainville une lettre de créance ; mais je dois avoir l'honneur de vous observer, Monsei- gneur, que ces messieurs ne connaissent point assez parfaitement la colonie pour pouvoir avoir l'honneur de vous en parler pertinemment. Je dois d'ailleurs, Mon- seigneur, vous prévenir que ces Messieurs étant créa- tures de M. de Montcalm, abondent entièrement dans ses sentiments. Je m'attends qu'ils tâcheront d'éteindre ou du moins diminuer les actions de la colonie dans l'unique but d'attribuer aux troupes de terre tous les avantages que nous avons eus sur l'ennemi. Ils espè- rent par faire leur cour au ministre de la guerre, ce qui fera vraisemblablement leur objet principal.

1 Vaudreuil au ministre de la marine, 4 novembre 1758.

2 Vaudreuil au minisire de la guerrcj 11 octobre 1758.

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J'ajoute même, Monseigneur, que ces deux Messieurs n'ont pas pris peu de part aux propos indécents dont j'ai été dans le cas de me plaindre dans une de mes lettres à M. de Moras \'* Recommander en même temps la confiance et la défiance, accréditer et discré- diter à la fois, c'était là, il faut bien l'admettre, un acte de duplicité fâcheuse. Et il est vraiment regrettable pour M. de Vaudreuil que l'on puisse ainsi confronter aujourd'hui ses lettres contradictoires. Une rigoureuse droiture ne permet pas de telles manœuvres.

Le véritable interprète de la pensée du gouverneur, son porte-parole choisi, était déjà rendu en Europe. C'était M. Péan. Il était parti depuis le mois d'août, apparemment pour aller faire soigner un bras dont il souffrait, mais aussi, semblait-il pour quelque autre objet. M. Doreil écrivait à ce propos : " Il passe en France sous prétexte de prendre les eaux de Barèges pour des douleurs à un bras ; je crois qu'il en a besoin, mais je suis convaincu qu'on ne l'aurait pas laissé aller

cette année sans quelque raison particulière Il a

fait une fortune si rapide depuis huit ans qu'on lui

donne deux millions Regardez-le comme une des

premières causes de la mauvaise administration de ce malheureux pays. Je vous ai dit qu'il était riche de deux millions ; je n'ai osé dire quatre, quoique d'après tout le public je le pouvais ". ^ Péan était porteur d'une lettre de M. de Vaudreuil, dont l'accent chaleu- reux ne laissait aucun doute sur le sentiment qui l'avait dictée : " M. Péan, aide-major de Québec, y

1 Vaudreuil au ministre de la marine, 3 novembre 1758.

2 Doreil au ministre de la guerre, 12 août, 31 août 1758.

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lisait-oD, aura l'honneur de vous remettre cette lettre ; il est très en ëtat d'entrer avec vous, Monseigneur, dans tous les détails que vous jugerez à propos de lui deman- der relativement à cette colonie, qu'il connaît au mieux. C'est Pofiûcier en qui j'ai le plus de confiance. J'ai l'honneur de vous demander vos bontés en sa faveur ". ^ M. Péan était parti le 13 août. MM. de Bougain- ville et Doreil ne partirent que le 12 novembre. ^ Montcalra avait chargé son aide de camp de nombreux mémoires et d'une volumineuse correspondance pour les ministres et pour sa famille. C'était surtout au maréchal de Belle-Isle, et à son collaborateur M. de Crémille, qu'il adressait ses observations, exposait ses vues et faisait ses demandes officielles. Le peu de satis- faction qu'il avait eu avec le département de la marine, l'avait déterminé à s'imposer de ce côté une grande réserve. D'ailleurs, M. de Moras, auprès de qui des relations de famille lui avait permis de se montrer plus confiant, n'était plus ministre. Au milieu de l'été, des lettres de France avait annoncé sa retraite, après seule- ment seize mois d'administration. " M. de Moras s'est retiré le 24 mai, écrivait Bigot, en apprenant cette nou- velle ; M. de Massiac, lieutenant-général de la marine, l'a remplacé ; M. Le Normand est adjoint. Nous en changeons comme de chemise ; aussi nos affaires vont mal par terre et par mer ^ ". Qu'aurait-il dit s'il avait su, au moment du départ de Bougainville, que M. de

1 Vaudretiil au ministre de la guerre, 6 août 1758.

2 Journal de Mon icalm, p. 482 Bougainville avait pris

passage î-ur la Victoire et Doreil sur V Outarde.

3 Bigot au chevalier de Lévis, 22 août 1758.

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Massiac, lui aussi, s'était déjà évanoui comme un fan- tôme, et avait été remplacé par M. de Berryer, le 1er novembre 1758, après cinq mois de ministère. Cette instabilité ministérielle, qu'il ne connaissait pourtant pas encore dans toute son étendue, faisait dire à Mont- calm : " Nos ministres changent si souvent que j'aime mieux la protection de Cadet pour avoir du vin à cent écus, la campagne prochaine, que celle d'aucun de ces messieurs ^ ".

Dans ses lettres officielles, Montcalm se montrait résolu à faire l'impossible pour sauver l'honneur des armes françaises et résister au formidable assaut que la colonie allait subir durant la prochaine campagne. On a vu qu'il avait demandé instamment son rappel après la victoire de Carillon. Mais au lendemain des capitu- lations de Louisbourg et de Frontenac, il avait déclaré au maréchal de Belle-Isle qu'il n'entendait pas déserter un poste devenu si périlleux : " J'avais demandé mon rappel après la glorieuse journée du 8 juillet, lui écri- vait-il, mais puisque les affaires de la colonie vont mal, c'est à moi de tâcher de les réparer ou d'en retarder la perte le plus qu'il me sera possible". Depuis lors, toutes ses lettres à la cour respiraient la même héroïque résolution. Il exposait la situation dans sa terrible réalité : les Anglais mettant en ligne des armements formidables, et se préparant à lancer contre nous plus de cinquante mille hommes ; notre impuissance d'oppo- ser à cette masse d'ennemis plus de sept à huit mille combattants effectifs ; notre pénurie de vivres et de munitions ; l'immense étendue de nos frontières vulné-

1 Montcalm à Bourîamaque, 27 novembre 1758.

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rables. Il représentait que la paix seule pourrait em- pêcher le Canada de succomber. Et il ajoutait : " Qui écrira le contraire de ce que j*avanc3, trompera le Roi ; quelque peu agréable que cela soit, je dois l'écrire comme citoyen. Ce n'est pas découragement de ma part ni de celle des troupes, résolus de nous ensevelir sous les ruines de la colonie ". ^

Montcalm n'avait pas d'illusion. Il voyait claire- ment l'impossibilité de la victoire finale. Il savait que la mère-patrie, épuisée par la guerre désastreuse qu'elle soutenait en Europe, était incapable du puissant effort qui eût été nécessaire pour égaliser les chances en Amérique. Même en escomptant une détermination et une action énergiques de la part du gouvernement de Louis XV en faveur du Canada, il se disait que l'hégémonie de l'Océan conquise par l'Angleterre para- lyserait leur efficacité. " En proposant le seul moyen pour parer aux forces immenses des Anglais, disait-il, je ne crains que trop qu'il ne soit pas possible à la France d'envoyer ce secours, vu la supériorité de la marine anglaise ". Hélas ! on était loin des jours de Jean Bart, de Tourville et de Duguay-Trouin !

C'était cette vision si claire de la situation qui, durant tout l'automne de 1758, poussait Montcalm à écrire et à faire écrire aux ministres que la paix était d'une impérieuse urgence. " La paix est nécessaire ou le Canada est perdu," répétait-il au maréchal de Belle- Isle ; et Doreil, en son nom comme en celui du général, poussait le même cri : " La paix, la paix. Monseigneur,

1 Montcalm au minisire de la guerre^ 13 septembre 1758.

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n'importe à quel prix pour les limites ; on y gagnera même, si Ton travaille bien lorsqu'elle sera conclue." Toutefois, Montcalm comprenait parfaitement qu'il ne sufi&t pas désirer la fin d'une guerre pour la voir finir. Et, dans ses mémoires confiés à Bougainville, il indiquait ce qui lui semblait absolument nécessaire pour affronter l'imminente invasion. Ce nécessaire, c'était d'abord le plus de vivres possibles ; de la poudre en quantité considérable ; des mortiers et des bombes ; un train d'artillerie de campagne avec un détachement à la suite ; un grand nombre de fusils, des marchandises de traite pour conserver dans notre alliance quelques sau- vages ; mille hommes au moins de recrues, avec leurs armes et leurs vivres pour dix-huit mois. Montcalm demandait encore des ordres pour l'incorporation de trois mille miliciens dans les bataillons de terre et de marine, pour l'érection de batteries le long du fleuve, en bas de Québec, pour la construction de redoutes et de retranchements. Il prop osait aussi, au cas Québec serait pris, et que toute résistance deviendrait impossi- ble, un grand projet de retraite sur la Louisiane avec les huit bataillons, les détachements du génie et de l'ar- tillerie, et l'élite des troupes de la marine. L'avantage de ce projet était " de conserver au Koi un bon corps de troupes, de sauver la Louisiane ; de faire honneur à la nation française ; la retraite des dix mille immorta- lisa la Grèce." Cette opération hardie, cette évasion inat- tendue d'une armée que les Anglais croiraient d'avance prisonnière, et qu'ils auraient l'humiliation de voir leur glisser entre les doigts, cette prodigieuse évolution du Saint-Laurent au golfe du Mexique, séduisait Montcalm. Il écrivait à Bourlamaque le 27 novembre : " Bougain-

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ville m'a écrit que vous avez goûté toutes mes vues, et notamment in eoctremis ma retraite à la Louisiane, pourvu que le ministre l'ordonne à Vaudreuil, et que celui-ci y travaille d'avance. Canots nécessaires pour seize cents hommes d'élite, huit cents Canadiens, avec les vivres en biscuits, lard, farine, quelques marchandi- ses, porcelaine, colliers, quelques cais3es de fusils, etc. Je me charge, Belle-Rivière occupée ou non, de vous mener aux Illinois, quand même l'ennemi serait maître de Québec et de Saint-Jean. Quatre jours d'avance me suffisent et des certificats payables à la Louisiane ^ ". Cette retraite eût-elle été praticable en 1759 ou 1760, lorsque les Anglais se furent rendus maîtres de Nia- gara et du haut Saint- Laurent ? Montcalm ne l'eût sans doute pas cru alors. Mais, assurément, en 1758, une telle conception n'en était pas moins grandiose.

Nous avons vu que Montcalm avait annoncé à sa mère le départ de Bougainville pour la France. Le général, séparé des siens par huit cents lieues d'Océan, avait confié pour eux à ce fidèle officier de nombreux messages. Durant la campagne, en dépit de ses préoc-^ cupations accablantes, de ses tracasseries et de ses mul- tiples déplaisirs, il n'avait pas cessé de leur griffonner à la hâte ces billets alertes et brefs qui portaient tant de joie aux châtelaines de Candiac Les menus faits d'intérêt personnel y trouvaient place à côté des inci- dents et des sollicitudes d'ordre public. Nous transcri- vons çà et quelques passages : " Je crois, écrivait-il le 20 août à sa mère, que plus de la moitié de mes pro- visions et ce que j'avais demandé à Paris est pris. Je

1 Lettres de Bourlamaquej p. 2S0.

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m'en console, l'argent me touche peu pourvu que je vous rejoigne tous en bonne santé". Le 25 septembre, il adresse à sa femme et à sa mère ces lignes affectueu- ses : " Ma mère et ma très chère et bien aimée épouse, cette lettre par M. de Bougainville que sa mauvaise santé fait repasser en France, dont bien me fâche, l'aimant beaucoup. S'il arrive à Paris il vous écrira et vous par- lera de moi, du moment de son départ à la fin d'octo- bre ou premiers jours de novembre. Deux idées qu'il a et moi aussi pour mariage fille et fils ; la première roma- nesque, chimérique me plairait et devrait plaire, la deu- xième bonne et faisable... Kespect, amour, amitié, ten- dresse vous sont dus et conservés dans toute leur éten- due. J'embrasse mes chers enfants. Le cadet chevau- léger, puis capitaine à mon retour ". Le 16 octobre, il annonce à sa mère qu'il vient de recevoir deux de ses lettres, puis il ajoute : " J'en ai reçu une de seize pages de mon fils\ bien écrite, un peu style du siècle, les détails militaires bien. Elle est du 18 février, un peu trop de princes et de comtes d'empire ; grande amitié avec un frère de la comtesse de Bavière qui Pavait engoué d'une affaire trop bonne pour lui. Mon fils est jeune et ne doute de rien et s'engoue aisément, M. de la Bourdonnaye m'écrit que le chevalier ^ est grand comme un chêne, un peu efiûlé. Croyez- vous que je ne sois pas inquiet de n'avoir aucune nouvelle ? Ma santé assez bonne malgré des fatigues grandes. Après le siège de Frontenac,

1 Le comte de Montcalm (Louis-Jean- Pierre- Marie), mestre de camp du régiment de cavalerie de Montcalm.

2 Gilbert-François-Déodat, chevalier de Montcalm, plus tard, chevalier de Malte.

31

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que j'avais prévu, annoncé, et facile à éviter,on m'a appelé à Montréal : le médecin après la mort... J'ai grand besoin de repos, je dois dix mille écus, et je vieillis bien. Je compte n'être à Montréal qu'avec les glaces du 20 au 25 novembre. Je vais me reposer jusqu'à Noël ; de à Québec, janvier et février ; mars, avril à Montréal ; sans doute revenir ici une affaire qui sera décisive. Les Anglais sont au moins six contre un... J'embrasse tendrement la très chère que j'aime au delà de toute expression. Je ne vous envoe rien cette année; je n'ai pas eu le temps d'y songer. J'embrasse ma fille et suis entièrement à vous, ma mère, avec autant d'atta- chement que de respect." Onze jours plus tard il infor- mait sa femme que la campagne était terminée : " Enfin, ma très chère et bien-aimée, les ennemis commencent à abandonner leur camp... Je -me dispose à commencer de faire défiler nos bataillons... Je ferai l'arrière -garde et je laisserai mes deux forts de Carillon et de Saint- Frédéric, que j'ai couverts toute la campagne avec des forces bien inégales, avec leurs garnisons bien approvi- sionnées et de bons blindages. En voilà, Dieu merci, jusqu'aux premiers jours de mai, car si Dieu n'y met la main, il faudra se battre courageusement la campagne prochaine... Adieu! mon cœur, aimez-moi, je souge fort à vous, je vous aime beaucoup et ma mère. J'em- brasse ma fille. Quand reverrai-je mon Candiac ? Il faut que ma santé soit bonne, mais elle s'use par le travail, car il faut être tout ici, et de tout métier. Je t'aime plus que jamais."

Bougainville et Doreil étaient partis le 12 novembre. Mais ayant appris qu'il restait encore devant Québec un petit bâtiment, la goélette la Sérieuse^ sur le point

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d'appareiller pour la France, Montcalm se risqua à écrire une dernière fois à sa femme, ainsi qu'à son beau- frère, M. de la Bourdonnaye. A la première il disait : " Quoique nos troupes soient parties de meilleure heure, ma très chère et bien aimée, qu'en 1755 et 1756, nous avons éprouvé sur le lac Champlain un coup de vent qui a dispersé notre flotte de bateaux comme ceux de Saint-Cloud. Cela a été suivi de froid qui nous a fait craindre de rester dans les glaces ; mais Dieu merci, avec beaucoup de misère, d'embarras, tout est rentré dans ses quartiers et la misère oubliée,.. Le chevalier de Lévis a couru personnellement quelque risque ; pour moi j'avais au milieu de la tempête, le bateau qui por- tait César et sa fortune... Je souhaite que mon fils, se soit bien tiré, que le chevalier étudie bien, que mes filles se portent à merveille, ma mère et vous tous, ma très chère que j'aime tendrement pour toujours ". ^

A M. de la Bourdonnaye, il écrivait : " Nous voici enfin bien tranquilles jusqu'en mai. Nous avons des nouvelles de la Belle-Rivière du 23, nous y avons en- core eu un avantage le 15 octobre; il en coûte 150 hommes aux Anglais ; je la crois sauvée pour cette année ; à nouveaux faits, nouveaux conseils. Les Anglais ont abandonné Gaspé. Nous avons fait de notre mieux en 1756, 1757, 1758 ; ainsi soit en 1759, Dieu aidant, si vous ne faites la paix en Europe. Je reste ici novembre et décembre ; janvier et février à Québec, mars et avril ici ; voilà mon itinéraire pour

1 Montcalm àsafemmey 14 novembre 1758. Cette lettre était adressée: madame la marquise de Montcalm, à Montpellier ".

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l'hiver. Quand irai-je en carrosse au lieu de bateau et de traîneau, et quand vous verrai-je ? " ^

Uautomne de 1758 ayant été plus doux que ne le faisait prévoir ses débuts, on annonça le départ d'un autre navire pour la France, et Montcalm voulut encore en profiter. Le 21 novembre il adressait à madame de Saint- Véran ces quelques lignes : " Sûrement, si le Cra- quelin, qui part le 24, arrive à bon port, vous me sau- rez gré, ma mère, de vous écrire jusqu'au dernier moment pour vous répéter cent fois qu'occupé du des- tin de la Nouvelle-France, de la conservation des trou- pes, de l'intérêt de l'Etat et de ma propre gloire, je songe toujours à vous et à la très chère, que j'embrasse ainsi que tous mes proches. Ma santé bonne, quoique échauffée ; je vais me droguer un peu, une petite méde- cine, mauvaise habitude nécessaire à la fin des campa- gnes, où je ne suis pas les maximes de M. le Roy qui veut qu'en mangeant on ait l'esprit libre ; je vous jure que je ne l'ai jamais. Je crois que cette campagne vous aura donné de l'inquiétude ; Dieu sur tout ! Dieu veuille que le comte de Montcalm s'en soit bien tiré. Faites donc la paix ; ce n'est pas qu'en tout événement j'espère pour 1759".

Dans les derniers jours de novembre, une goélette, V Extravagante, partie de France le 15 août, arriva à Québec. On résolut de l'y renvoyer sans retard avec un dernier courrier, et Montcalm reprit la plume. ** J'écrivais à ma mère," disait-il à sa femme dans un billet daté du 29 novembre ; " ma lettre n'a pu partir

1 A monsieur de la Bourdonnayef conseiller d^Etat, à Parié, 14 novembre 1758.

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par la goélette la Sérieuse, mais elle part par celle-ci. Je pourrais me dispenser par conséquent de vous écrire n'ayant rien de nouveau à vous apprendre, mais je suis bien aise de vous donner de mes nouvelles jusqu'au dernier moment et autant que possible. Ma santé est assez bonne, ainsi soit de la vôtre. Voici le temps du repos. Je ne m'attendais pas que nous fissions partir un bâtiment aussi tard pour la France. J'en profite pour vous renouveler les sentiments avec lesquels je serai toute ma vie entièrement à vous. J'embrasse ma mère, mes enfants, mes sœurs et le cher Massilan. On ne peut t'aimer plus véritablement, mon cher cœur ^." On sent dans toutes ces lettres à sa femme, à sa mère, à son beau-frère, que la pensée de Montcalra tendait sans cesse vers Candiac, vers Montpellier, vers la famille et le pays dont il était séparé par le vaste Océan. Il avait la nostalgie de la France et du foyer lointains. Un secret pressentiment l'avertissait-il qu'il ne les reverrait jamais ?

Comme nous l'avons vu plus haut, il devait partager son automne et son hiver entre Montréal et Québec. Jusqu'à la fin de décembre il séjourna dans la première de ces deux villes. A part une couple d'incideots assez piquants, que nous relaterons plus loin, il y mena la vie la plus tranquille et la plus monotone, sortant peu, lisant beaucoup, et trouvant les journées fort longues. On se demandera peut-être quelles lectures occupaient ses heures de réclusion. Une lettre à Bourlamaque nous l'apprend. Il lisait avec le plus vif intérêt le Dic-

1 A madame la marquise de Montcalm, à Montpellier j Montréal, 29 novembre 1758.

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tionnaire encyclopédique, qui était encore à ce moment dans toute sa nouveauté et toute sa vogue. Cette vaste entreprise littéraire, philosophique et scientifique, dont l'influence devait être si pernicieuse, avait été arrêtée en 1752, après l'impression des deux premiers volumes. Puis, l'interdiction ayant été levée, en 1758 sept volumes avaient déjà paru. Malheureusement beau- coup des travaux contenus dans cette publication por- taient la marque de l'esprit sceptique et antireligieux qui inspirait tant d'écrivains de l'époque. Toutefois, dans plusieurs de ses parties, elle était instructive et attrayante. A l'étranger, aussi bien qu'en France, elle obtenait un grand succès. Les gens du monde y recherchaient ce qui pouvait amuser leurs loisirs ; les hommes d'étude y trouvaient des informations et des renseignements précieux. Montcalm, dont l'esprit cul- tivé aimait à se tenir au courant des publications nou- velles, faisait diversion à ses ennuis et à ses anxiétés en parcourant les énormes in-folios de l'Encyclopédie, mais il y faisait un choix. " J'ai entrepris, écrivait-il à Bourlamaque, la lecture de suite du Dictionnaire encyclopédique, en sautant les articles que je ne veux pas savoir, ceux que je ne puis comprendre ". Il de- mandait à la lecture et à l'étude l'oubli de ses alarmes et de ses sombres pronostics. Jamais son état d'esprit n'avait été plus pénible que durant ces mois de novem- bre et décembre 1758. Loin des êtres aimés que son absence et ses périls plongeaient dans les angoisses ; loin de ses anciens compagnons de gloire, dont la valeur se déployait bas sur un plus vaste théâtre ^ ; pri-

1 Plus vaste, bien entendu, au point de vue des opéra- tions, mais non pas au pointde vue géographique et physique.

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sonnier du devoir, à ce poste perdu il luttait pour retarder de quelques mois peut-être une catastrophe inévitable ; entouré de malveillance et de suspicion ; témoin impuissant de dilapidations impudentes et de rapines éhontées ; il portait le poids écrasant d'une tâche surhumaine, puisque de lui surtout, dans ces condi- tions désastreuses, dépendaient l'honneur de la vieille France et le salut de la nouvelle. Son âme ardente et vaillante ne fléchissait pas, mais des vagues de tristesse venaient parfois Passaillir et la submerger. On ne saurait lire son journal et ses lettres de cette épo- que sans ressentir une sympathie et une admira- tion profondes pour le noble cœur et le fier esprit qui s'y révèlent. Le patriotisme et la grandeur morale y parlent le plus émouvant langage. Cer- taines pages sont frémissantes de douleur et d'in- dignation. Après avoir exposé tout un système de concussion, il écrit à Bourlamaque : '' C'est de quoi pleurer ; je n'en ai pas dormi, et je crois que si la guerre dure, il y a à gagner de la perdre." Et plus loin : " Passez-moi le désordre de ma lettre, il ressemble à celui de mon imagination, car je n'ai pas dormi, toute la nuit, des voleries de la Belle-Rivière et de l'ineptie. Pauvre Roi! Pauvre France? carapatria. Brûlez ma lettre, car ces horreurs ne seront jamais crues, et si vous vous affectez, comme moi, la maladie augmen- tera." Un autre jour, il écrit ces lignes se trahit tant d'amertume : " J'aurai dans quelque temps quarante- sept ans. La dignité de maréchal de France me flatte- rait autant qu'un autre ; il serait beau de l'avoir dans six ans, mais l'acheter par cette vie serait trop cher." Mais c'est dans son journal surtout qu'il laisse déborder

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son cœur. " 0 Roi ! digne d'être mieux servi, s'ëcrie-t- il ; chère patrie écrasée d'impôts pour enrichir des fri- pons et des avides ! et que tout y concourt ! Gardeiai-je mon innocence comme j'ai fait jusqu'à présent au milieu de la corruption ? J'aurai défendu la colonie, je devrai dix mille écus, et je verrai s'être enrichi un Ralig, un Coban, un Cécile, un tas d'hommes sans foi, des va- nu- pieds intéressés dans l'entreprise des vivres, gagnant dans un an des quatre ou cinq cent mille livres, qui font des dépenses insultantes ; un Maurin, commis à cent écus, avorton de nature, escargot par la figure, voyager avec une suite de calèches et de carrioles, dépenser plus en voitures, en harnais, en chevaux qu'un jeune fermier général fat et étourdi. Et cette manuten- tion des vivres, une entreprise formée du temps de M. de la Porte, qui y était de part ! La France ne produira donc jamais à la tête de la marine un ministre éclairé, réformateur des abus ? Les concussions de Verres, celles de Marins dont parle Juvénal, n'en approchent pas." On ne saurait lire cette explosion généreuse d'indi- gnation patriotique sans se sentir ému. L'homme qui sen- tait et écrivait ainsi n'était pas d'une trempe vulgaire. Nous n'avons pas dissimulé ses erreurs d'appréciation et d'attitude. Mais tout compte fait, nous estimons que Montcalm était la plus brillante et la plus attachante figure du groupe militaire et administratif auquel étaient liées à ce moment les destinées de la Nouvelle- France. On voyait se manifester en lui non seulement les qualités du soldat, mais celles du penseur, du philo- sophe et du politique. Par sa culture intellectuelle, son érudition, son expérience acquise dans les campagnes d'Italie et d'Allemagne, par son esprit primesautier.

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son style alerte, sa chaude éloquence, en un mot, par la variété de talents qui le distinguait ^ il dominait et éclipsait la terne et médiocre personnalité de Vaudreuil. Il était aussi supérieur à Lévis, quoique ce dernier eût une incontestable valeur. Montcalm avait plus de connaissances, plus d'élévation d'esprit, plus d'étude, plus d'idées générales. Son lieutenant ne l'emportait sur lui que par la circonspection du caractère et la pon- dération des facultés. La physionomie du chevalier de Lévis n'a pas encore été étudiée à fond, nous semble-t-il. Il avait de l'intelligence, de l'éducation et de l'instruc- tion, sans être un lettré. A défaut d'une grande con- naissance des livres, il possédait une utile science des hommes. Il était calme, froid, avisé et perspicace. Passé maître dans l'art de bien vivre avec tout le monde, il savait adroitement se tenir en dehors des querelles d'autrui, et conduisait sa barque avec une dextérité merveilleuse au milieu des écueils. Il gagna et conserva la confiance et l'amitié d'hommes que sépa- raient la plus violente antipathie. C'est ainsi que Vaudreuil chantait ses ouanges, et que Montcalm lui

1 C'est cette variété de talents que Doreil signalait dans sa lettre du 31 juillet 1758 au ministre de la guerre. " Si la guerre doit durer encore ou non, si l'on veut sauver ou éta- blir le Canada solidement, que Sa Majesté en confie le gou- vernement général à M. le marquis de Montcalm ; il possède la science politique comme les talents militaires; homme de cabinet et de détails, grand travailleur, juste, désintéressé jusqu'au scrupule, clairvoyant, actif et n'ayant en vue que le bien ; en un mot, homme vertueux et universel. Je ne sais si cette place serait bien de son goût et peut être me saurait-il bien mauvais gré s'il imaginait que je hasarde cette proposi- tion ".

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ouvrait intimement son cœur. En lisant sa correspon- dance on voit comme il était habile à se ménager des appuis et à bien disposer les échelons de sa fortune. Sa qualité maîtresse était le tact. Grâce à elle, son mérite ne connut jamais l'ombre, et sa carrière fut une suite ininterrompue de succès. Après l'avoir commen- cée simple cadet de famille et modeste lieutenant, il devait mourir maréchal de France, duc et pair, lieute- nant général en Artois, gouverneur d'Arras, avec des émoluments, des gratifications et des pensions qui dé- passaient 97,000 livres ^

Montcalm eût-il atteint les mêmes sommets ? Que nous importe ? Nous savons que par le cœur et l'intel- ligence il en eût été digne. Il eût sans doute obtenu le bâton de maréchal de France, objet de son ambition légitime. Et qui sait ? peut-être eut-il été honoré d'un siège à l'Académie française ou à celle des Ins- criptions, distinctions que leurs goûts intellectuels avaient fait décerner déjà à des guerriers amis des lettres. '* Il est bon que vous sachiez, monsieur l'aca- démicien, écrivait un jour Bougainville à son frère, que M. le marquis de Montcalm est très savant et

1 Lévis devint maréchal de camp en 1759, et lieutenant- général en 1761. " II fut nommé capitaine des gardes de Mon- sieur en 1771, chevalier des ordres du Roi en 1776, gouver- neur d'Artois et d'Arras en 1780, maréchal de France en 1783, duc en 1784, etc. Il avait 94,470 livres de rente en bienfaits du roi, dont suit le tableau : gouverneur et lieutenant géné- ral en Artois, 25,000 livres ; pension sur le trésor royal, 1 1 ,200 j commandant en chef en Artois, 20,748; gratification annuelle sur l'extraordinaire des guerres, 15,000; gouverneur d'Arras, 12,000; appointements de maréchal de France, 13,522: total, 97,470. Le duc de Lévis mourut en 1787". Dussieux, p. 146).

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surtout dans le genre de TAcadémie des belles-lettres. Il a prodigieusement lu et sa mémoire est étonnante ; on la peut citer. Avec ces qualités et ce qu'il est, je pense qu'à son retour il ferait un excellent honoraire chez vous."

Mais laissons le champ des conjectures pour revenir aux faits. Nous avons mentionné plus haut deux incidents qui rompirent la monotonie dont se plaignait Montcalm dans son journal, durant cet automne de 1758. Nous en trouvons le récit dans ses lettres à Bourlamaque. Arrivant un jour à l'improviste dans le cabinet de M. de Vaudreuil, il surprit M. D'Escham- bault, neveu de celui-ci, par alliance, en train de débla- térer contre les officiers français, qu'il accusait d'avoir tenu des propos indécents contre les autorités de la colonie, après les malheureux événements de l'arrière- saison. Il n'y avait pas d'échappatoire possible ; Montcalm avait entendu de ses oreilles le dénonciateur. Le gouverneur très échauffé, et surpris par l'apparition du général à ce moment psychologique, se plaignit vive- ment de la conduite des officiers. Profitant de la cir- constance, Montcalm se déchargea le cœur au sujet de tout ce colportage d'on-dit et de propos plus ou moins amplifiés. " Oh ! certes, écrit-il à Bourlamaque, comme je le surpris, comme on dit, volant dans la poche, il fut obligé ainsi que le marquis de Vaudreuil, acceptant, d'essuyer une leçon sur ce point, forte, respectueuse, longue, es faisant souffrir tous deux, car vis-à-vis de Deschambault qu'elle regardait seul, cela ressemblait à des coups de pied dans le ventre, qu'on a demandé la permission de donner à quelqu'un qui ne peut s'éviter

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de les recevoir. Je souhaiterais que cela corrigeât les rapporteurs et ceux qui 1 es écoutent. " Sans doute des paroles mordantes avaient été prononcées ; mais souvent on les allongeait et on accentuait leur mali- gnité. Montcalm venait justement d'écrire à M. Bernier, remplaçant de Doreilau commissariat de la guerre, une lettre il insistait sur le respect aux chefs de la colonie. Et il terminait pour Bourlamaque son récit de la scène dans le bureau de M. de Vaudreuil, en fai- sant à cette démarche l'allusion suivante : *' J'avais adressé ma lettre à Bernier pour que tout le monde la vît, leçon bonne pour le passé ou l'avenir, si elle n'é- tait pas nécessaire pour le présent. M. de Richelieu a arrêté les chansons à Montpellier. J'arrêterai les mau- vais propos tendant à l'insubordination, au moins en public. Dans le très particulier, cela m'est égal, por- tassent-ils sur le Roi, l'image de la divinité ; alors ils ne troublent pas la société. "

Quelque temps après, autre incident corsé. C'était encore chez M. de Vaudreuil. Un officier de milice, sans trop songer peut-être qu'il s'engageait sur un ter- tain brûlant, s'avisa de dire en présence de Montcalm et de Vaudreuil, que, pendant le siège de William- Henry, Webb avait grand' peur à Lydius, qu'Orange et New- York étaient sans troupes, et que l'on aurait pris ce fort très facilement. Le gouverneur, dont c'était l'un des thèmes favoris, se mit aussitôt à le commenter avec insistance. Montcalm, on le sait, avait été blessé au vif par les critiques antérieures de Vaudreuil à ce sujet. Prenant la parole, il exposa de nouveau les raisons qui l'avaient empêché de faire un second siège, en 1757,

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ajoutant qu'il ne fallait pas se repaître de chimères. * J'interpellai raconte-t-il à Bourlamaque M. Le Mercier qui fut de mon avis et défila, et n'osa pas rester davantage, et je conclus par lui dire modestement que je faisais de mon mieux à la guerre, suivant mes fai- bles lumières ; que, quand on n'était pas content de ses seconds, il fallait faire campagne en personne pour exécuter ses propres idées. Les larmes lui en vinrent aux yeux, et il mâcha entre ses dents que cela pourrait être. La conversation finit de ma part : "J'en serai comblé, et je servirai volontiers. Madame de Vaudreuil voulut s'y mêler : Madame, permettez que, sans sor- tir du respect qui vous est dû, j'aie l'honneur de vous dire que les dames ne doivent pas parler guerre. Elle voulut continuer: Madame, sans sortir du respect qui vous est dû, permettez que j'aie l'honneur de vous dire que si madame de Montcalm était ici et qu'elle nous entendit parler guerre avec M. le marquis de Vaudreuil, elle garderait silence. Cette scène, de- vant huit officiers, dont trois de la colonie, sera brodée, rebrodée; la voilà telle.... Le chevalier de vis qui entra ne se serait pas douté de la conversation, vu mon air tranquille, et j'y fus le soir à mon ordinaire ; et ce matin je porte un bel œillet, qu'on m'envoie dans le moment, à madame de Vaudreuil ; mais c'est odieux."

Comme on le voit, malgré la réconciliation officielle du mois d'août, la sympathie laissait encore à désirer entre Vaudreuil et Montcalm. Toutes ces piqûres d'é- pingle devaient donner à ce dernier le désir de changer d'air. " L'ennui m'excède ici, écrivait- il à Bourlamaque

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le 18 décembre ; je pars au premier jour." Effective- ment le 22 décembre il quitta Montréal, au milieu d'une tempête de neige et d'une bonne poudrerie cana- dienne \ en route pour Québec l'attendaient Bourla- maque et les nombreux amis qu'il s'était faits dans la capitale de la Nouvelle-France.

1 Journal de Malariic, p. 215.

CHAPITEE XV

A Québec. Montcalm y reprend ses habitudes Ses lettres

à Lévis Les divertissements au milieu de la misère

publique Les angoisses de Montcalm Fâcheuses nou- velles ; évacuation et destruction du fort Duquesne

Montcalm retourne à Montréal. Relations avec Vau-

dreuil. Mémoire pour la campagne de 1759 Menus

propos. Projets militaires. Lettre importante de Mont- calm au maréchal de Belle-Isle Correspondance et

affaires de famille. Le printemps. Retour de Bougain-

ville Sa mission en France. Beaucoup d'honneurs et

peu de secours Nouvelles de la cour et de la ville

Mariage d'une fille de Montcalm Il devient lieutenant- général. Son prestige en France Le crédit de Vau-

dreuil diminue La France et le Canada au printemps

de 1759. Montcalm et le maréchal de Belle-Isle L'hon- neur du drapeau.

Les deux mois du séjour de Montcalm à Québec, dans l'hiver de 1759, furent une réédition peu corrigée de celui qu'il y avait fait un an plus tôt. Il reprit les mêmes habitudes, fréquenta les mêmes sociétés, visita de nouveau les salons de madame de la Naudière, de madame Marin et de madame Péan, retrouva le même charme dans la conversation et le commerce de madame de Beaubassin, assista encore assez souvent aux fêtes de l'intendance, en un mot, se laissa aller aux mêmes distractions que l'hiver précédent. Nous avons indiqué à nos lecteurs, dans un autre chapitre, combien nous paraissait fâcheuse l'assiduité de Montcalm en certai- nes compagnies. Lui-même n'en était pas satisfait.

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" Cela prouve le désœuvrement ", confiait-il à Lévis, à qui il ne dissimulait pas qu'il était peu content de lui- même. *' Je vous développe mes faiblesses et les replis de mon cœur", lui écrivait-il un jour. Et dans une autre lettre : " Ici, je végète, et, soit ennui, méconten- tement, difficultés de la campagne prochaine, je n'y ai pas autant de satisfaction que l'hiver dernier".

Sa coirespondance avec son lieutenant était plus active et plus intime que jamais. Il le tenait au cou- rant de tous ses faits et gestes, et lui expédiait encore régulièrement la chronique québecquoise. Nous y voyons passer sous nos yeux les frivolités et les misères de cette société menacée de la foudre. Sous la plume nerveuse de Montcalm et dans son style rapide, le dou- loureux contraste des fêtes mondaines et des sombres appréhensions éclate parfois d'une manière saisissante. Ainsi, le 4 janvier 1759, il écrit : " Un bal dimanche. La paix ou tout ira mal. 1759 sera pis que 1758. Je ne sais comment nous ferons. Ah 1 que je vois noir !" Et un autre jour : " La colonie est perdue si la paix n'arrive pas ; je ne vois rien qui puisse la sauver. Ceux qui la gouvernent ont de furieux reproches à se faire ; pour moi je n'en ai point à me faire. J'attends avec bien de l'impatience des nouvelles de notre patrie ; Dieu veuille qu'elles soient satisfaisantes. Nous avons eu hier un bal, mardi, le dernier ; et ne croyez pas que je m'amuse beaucoup. " N'y a-t-il pas quelque chose de tragique dana cette antithèse émou- vante entre l'aujourd'hui frivole et le lendemain formi- dable. Cet aujourd'hui, durant lequel on semblait chercher à s'étourdir, Montcalm n'avait pas assez de stoïcisme pour s'en isoler absolument. On peut le

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constater par ses lettres à Lévis, il rédigeait pour son ami la gazette du jour : " L'aventure de la Belle- Eivière, lui écrivait-il le 12 janvier, n'a pas empêché hier une jolie fête dont je n'étais pas prié ; et si l'on dit à Montréal que j'y ai été en masque, dites que je ne me masque jamais. Cependant j'y étais avec le plus joli officier de la Sarre que l'on puisse voir. Je vous jure que vous lui donneriez la préférence sur la Naudière. Mais motus ; brûlez ma lettre. " Et le 17 janvier : " Demain, grande partie de campagne, cinquante-deux personnes ; pique-nique ; Koque- maure, madame Gauthier, madame de la Naudière ont tout arrangé. J'en suis, on m'en a mis, on a compté sur moi : je ne puis jamais être un homme ordinaire. Aussi je fournis l'illumination, violons, orgeat, bière, partie de vin et de quoi faire vingt-six plats, sur soi- xante-six qu'il y aura à deux tables, servies également en ambigu. Ce détail pour vous seul; mais comme Montréal est l'écho de Québec, on dira : ** M. de Mont- calm donne la fête." Le chevalier répondra : " Non, c'est un pique-nique ^ ; c'est la répétition de celui de la Sainte-Catherine ; on y a mis M. de Montcalm. Je crois bien que, noble et galant comme il est, il aura suppléé à tout ce qui aurait pu embarrasser la société qui l'en a rais et fourni par plus que les autres." On sent dans ces lignes la préoccupation de dégager sa personne autant que possible de divertissements auxquels il se lais- sait entraîner sans enthousiasme. Au moins s'efforçait-

est celui-ci : " Repas chacun paye son écot."

32 /.

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il d'en modérer Pallure. Et dans cette partie de cam- pagne qu'il mentionnait à Lévis, il avait fait en sorte qu'on s'abstînt des jeux de hasard. '* On a fort ap- prouvé le refus total des momons," écrivait-il. Tout en s'abstenant de prendre l'attitude et le langage d'un censeur, en lui-même Montcalm appréciait sévèrement cette frénésie de plaisir, qui détonnait au milieu de la détresse et des anxiétés du moment. 11 consignait dans son journal ces réflexions, éloquentes en leur laconisme : " Misère affreuse au gouvernement de Québec ; on y ramène de Lachine des farines destinées aux premières opérations de la campagne. On demande dix mille minots au gouvernement de Montréal, opération tou- jours fausse et sans prévoyance. Bals, amusements, parties de campagne, gros jeux de hasard en ce moment." Et encore : " Les plaisirs, malgré la misère et la perte prochaine de la colonie, ont été des plus vifs à Québec. Il n'y a jamais eu tant de bals ni de jeux de hasard aussi considérables, malgré la défense de l'année der- nière. Le gouverneur général et l'intendant l'ont auto- risé."

Ce qui se dégage surtout du journal et de la corres- pondance de Montcalm, durant l'hiver de 1759, c'est cette impression de tristesse et d'angoisse que nous avons déjà signalée au précédent chapitre. Suivant son expression, il " voyait noir ". Une ombre sinistre lui semblait planer sur lui-même et sur la cause dont il était Fhéroïque champion. Je ne sais quelle prescience douloureuse torturait son cœur. " Que ferons- nous, la campagne prochaine ? Elle sera épineuse," s'écriait-il. Et ailleurs : "Qui diable sait tout en sera au V^ novem- bre 1759 ? Sans me décourager, je redoute cette cam-

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pagne. Quand est-ce que la pièce que nous jouons en Canada finira ? Je prévois avec douleur les difficultés de la campagne prochaine, et je crois qu'on y entrera encore tard. Dieu sur tout ! Si la guerre dure, la colo- nie périra d'elle-même, ne succombât-elle pas par la supériorité des forces de l'ennemi. *' ^

Comme Montcalm l'indiquait dans ses lettres et son journal, la misère était encore bien grande cette année au Canada. La récolte n'avait pas tenu ce qu'elle pro- mettait d'abord. A Québec, l'intendant avait parlé de rationner le peuple à un quarteron de pain par jour, mais l'opinion s'était soulevée et une émeute de quatre cents femmes avait forcé M. Bigot à accorder la demi- livre. A la détresse publique s'ajoutaient les fâcheuses nouvelles reçues des lointaines frontières. Au commen- cement de janvier, en efPet, on avait appris que M. de Ligneris avait évacuer et faire sauter le fort Du- quesne, et que la Belle- Eivière était perdue. Louisbourg , le fort Frontenac, le fort Duquesne : sur ces trois points les Anglais avaient triomphé dans la campagne de 1758. Seul Montcalm, " l'invincible Montcalm," comme l'appe- laient les gazettes de la Nouvelle-Angleterre, avait arrêté net leur offensive à Carillon, et sa brillante vic- toire avait sauvé temporairement la colonie. Aussi,dans le peuple son nom était-il entouré d'un glorieux pres- tige. Et la rumeur absurde qu'il avait été empoisonné, mise en circulation on ne sait par qui ni comment, causa partout un grand émoi.

Au commencement de mars, il repartit pour Mont-

1 Lettres de Montcalnij pp. 157, 158, 159, Journal de Mont- calm, p. 496. . . , ;

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réal, et le 7 de ce mois il y était de retour. Il y recom- mença sa vie de l'automne précédent, lisant l'Encyclo- pédie, allant rendre régulièrement ses devoirs à M. de Vaudreuil, et correspondant avec Bourlamaque demeuré à Québec. Le lendemain de son arrivée, il écrivait à ce dernier : " L'hi&toire de mon empoisonnement s'est renouvelé dans le gouvernement de Montréal, il y a quinze jours, et a été à monsieur et madame de Vau- dreuil. Elle en a bien rabâché, et le peuple disait ; on veut donc vendre le pays. Au reste je n'aime pas ces bruits. Ne parlez jamais de crime aux hommes." Les relations entre Montcalm et le gouverneur étaient tou- jours les mêmes : courtoisie de surface, sans confiance ni cordialité. " Le Mercier ne désempare pas le cabinet, ra- contait le général à son correspondant de Québec, et il me semble que Saint-Sauveur domine encore plus qu'autre- fois. Pour moi je me tiens et me tiendrai clos et couvert, et lorsqu'on m'emploiera, avec quelles troupes et quel nombre que ce soit, si je ne sauve pas ce malheureux pays, je saurai du moins ne rien faire qui puisse altérer ma réputation et celle des troupes. Je ne puis faire ni le miracle de la multiplication des pains, ni (celui) de la multiplication des hommes." Cependant, par zèle pour le service, Montcalm donna au gouverneur un long mémoire contenant ses réflexions et ses avis pour la campagne prochaine. Lévis pensait qu'il aurait mieux valu ne lien dire ni de vive voix, ni par écrite Il craignait sans aucun doute que cela n'entraînât de nouvelles mé3intelligences,et sa circonspection lui faisait redouter les occasions de conflit. 11 convint toutefois

1 Montcalm à Bourlamaque, 19 mars 1759.

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que le silence absolu " aurait l'air d'humeur, d'indiffé- rence ou de découragement ", et que l'on pourrait repro- cher un jour au commandant des réguliers de n'avoir pas communiqué ce qu'il croyait utile au service du Eoi. Le gouverneur avait fait faire un recensement des hommes en état de porter les armes, et des vivres et munitions disponibles, et Montcalm n'en connaissait rien. " Quel besoin que le général des troupes de terre ait ces connaissances, écrivait-il ironiquement dans son journal ? Il pourrait faire un projet de campagne pro- portionnée à nos forces et à nos moyens, qu'on ne vou- drait pas suivre.**

Montcalm, tenant plus que jamais en médiocre estime l'entourage du gouverneur, espaça ses visites chez ce der- nier,sans doute pour éviter de rencontrer des gens qui lui tombaient sur les nerfs, tels que St-Sauveur et LeMercier. Nous lisons ces menus propos dans une de ses lettres à Bourlamaque : " Le marquis de Montcalm, dont les yeux commencent à mieux aller, sort peu, et peu au château, lit le troisième volume de l'Encyclopédie, les beaux articles du christianisme, citation, comédie, comi- que, collège, comète, concile, colonie, commerce, etc. Les habitants de la campagne ne sont pas trop effrayés ; ils comptent sur un combat et le succès ; ils portent de l'argent à leurs curés pour faire dire des messes pour le marquis de Montcalm. Les Sulpiciens et les reli- gieuses (se fient) sur lui, édifiés de sa dévotion à la Vierge ; les religieuses lui ont donné une (relique). Madame de Vaudreuil, qui avait ordinairement la pre- mière couronne de fleurs mise devant le Saint-Sacre- ment ne l'a pas eue ; c'est M. Jolivet qui en a donné la préférence au général français. La Eochebeaucour

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mène une vie douce ; Marcel joue au trictrac et gagne. Je vais parfois chez la dame de la Valtrie, la dame de Barante, qui est une femme très aimable, qui aime infi- ment à être connue ; et avec tout cela je m'ennuie que c'est prodigieux, et je vous plains si l'ennui vous gagne autant que moi. Je dirai toujours, heureux qui,

Libre du joug superbe je suis attaché

Vit dans l'état obscur les dieux l'ont placé.

Bonsoir, monsieur; brûlez ma lettre... Pax vobiscum. Quand est-ce que je serai au château de Candiac avec mes plantations, mon bois de chêne, mon moulin à l'huile, mes mûriers ? Oh ! bon Dieu ! "

Au commencement d'avril, M. de Vaudreuil commu- niqua à M. de Montcalm sa réponse au mémoire de celui-ci sur les opérations militaires prochaines, et son plan pour la campagne de 1759. Il y paraît clairement qu'à cette date le gouverneur ne s'attendait nullement à voir les Anglais attaquer Québec : " Je ne présume pas que les Anglais entreprennent de venir à Québec ", écrivait- il. Et Montcalm, qui redoutait pourtant cette éventualité et aurait voulu y pourvoir, disait lui- même : " Le seul côté l'on peut avoir quelque espoir qu'ils ne se porteront pas en force, sans cepen- dant oser trop se flatter, c'est Québec. " Ce qui prouve une fois de plus, l'incertitude des prévisions humaines.

Dans sa communication, M. de Vaudreuil se mon- trait préoccupé de Carillon, il se proposait de réunir, aussitôt après l'ouverture de la navigation, un corps d'armée d'environ quatre mille hommes. Il venait de faire partir M. Pouchot pour la Présentation et la Pointe-

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au- Baril \ d'après ses ordres, M. Benoiat, officier de la colonie, faisait travailler, depuis l'automne, à la cons- truction de deux petits bâtiments armés pour assurer nos transports à Niagara. Aussitôt qu'ils seraient en état de naviguer, Pouchot devait aller prendre le com- mandement de cette place et en renforcer la garnison. Le gouverneur paraissait enclin à charger Montcalm de défendre Carillon. Sou précis du plan d'opération pour 1759 était daté du 12 avril.

C'était le moment les chefs de la colonie commen- çaient à s'occuper de leur correspondance pour la France, afin de pouvoir l'expédier par les premiers navires, à l'ouveiture de la navigation. Dès le 22 mars, Mont- calm annonçait à Bourlamaque : " Je prépare déjà mes lettres; le marquis de Vaudreuil se prépare à les envoyer à Québec vers le 10 avril... Je chiffre de longs récits au ministre de la guerre et à M. Le Normand sous le chiffre de M. de Baschy." Ce qu'il " chiffrait " alors, c'était sans doute sa lettre si importante au maréchal de Belle-Isle, il parlait sans détour, abandonnait toute réticence, et se décidait enfin à dire tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il savait, à exposer dans sa navrante réalité la situation désespérée de la colonie, à mettre à nu les plaies qui la rongeaient, la corruption et les dépréda- tions qui conspiraient avec l'invasion anglaise pour pré- cipiter ga chute. " A moins d'un bonheur inattendu, écrivait-il, d'une grande diversion sur les colonies des

1 En se séparant de Montcalm, Pouchot lui dit : " Mon général, il y a apparence que nous ne nous reverrons plus qu'en Angleterre." Ce n'était pas assez dire : ils ne devaient plus se revoir en ce monde.

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Anglais par mer, ou de grandes fautes de l'ennemi, le Canada sera pris cette campagne et sûrement la campagne prochaine. Les Anglais ont 60,000 homme3,nous au plus 10 à 11,000 hommes. Notre gouvernement ne vaut rien. Le prêt et les vivres manqueront. Faute de vivres les Anglais primeront. Les terres à peine cultivées ; les bestiaux manquent. Les Canadiens se découragent. Nulle confiance en M. de Vaudreuil, ni M. Bigot. M. de Vaudreuil n'est pas en état de faire un projet de guerre. Il n'a aucune activité ; il donne sa confiance à des empiriques plutôt qu'au général envoyé par le Eoi. M. Bigot ne paraît occupé que de se faire une grande fortune pour lui et ses adhérents et complai- sants. L'avidité a gagné. Les officiers, gardes-maga- sins, commis, qui sont vers la rivière Saint- Jean ou vers rOhio, ou auprès des sauvages dans les pays d'en haut, font des fortunes étonnantes; ce n'est que certi- ficats faux admis également. Si les sauvages avaient le quart de ce que l'on suppose dépensé pour eux, le Eoi aurait tous ceux de l'Amérique, et les Anglais aucun. Cet intérêt influe sur la guerre. M. de Vau- dreuil, à qui les hommes sont égaux, confiera une grande opération à son frère ou à un autre officier de la colonie, comme à M. le chevalier de Lévis. (Il est) conduit par un secrétaire fripon et des alentours inté- ressés... Les dépenses qu'on a payées à Québec par le trésorier de la colonie vont à 24 millions ; l'année d'auparavant les dépenses n'avaient été que de 12 à 13 millions; cette année elles iront environ à 36. 11 pa- raît que tous se hâtent de faire leur fortune avant la perte de la colonie, que plusieurs peut-être désirent comme un voile impénétrable de leur conduite. L'en-

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vie de s'enrichir influe sur la guerre sans que M. de Vaudreuil s'en doute. Au lieu de réduire la dépense du Canada, on veut tout garder. Comment abandon- ner des positions qui servent de prétexte à faire des fortunes particulières."

Ces dernières lignes demandent peut-être quelques mots d'explications. Montcalm estimait que, devant les forces accablantes dont l'ennemi allait disposer pour l'invasion du Canaia, il fallait concentrer et non pas éparpiller la défense, resserrer le champ des opérations, faire la part du feu, abandonner les positions lointaines, ne point persister en des expéditions inutiles et ruineuses vers la rivière Saint- Jean et la Belle- Rivière, et garder toutes nos ressources en hommes, en vivres et en munitions pour couvrir les points vitaux, la frontière du lac Champlain, celle du lac Ontario et des rapides, celle du bas Saint-Laurent et de Québec ^. Au lieu de cela. Vaudreuil organisait des détachements pour l'Acadie et l'Ohio. Et Montcalm commentait ainsi cette décision dans son journal : " Il faut bien envoyer à la Belle-Rivière, puisque Saint-Sauveur et le chevalier de Repentigny ont acheté de moitié pour

1 Montcalm écrivait dans son Mémoire sur la campagne prochaine : ** Ne pas compter pouvoir se soutenir vers laBelle- Rivière. Replier tout ce qui est vers la rivière Saint-Jean, le plus tôt possible. " (Lettres et pièces milUaires, p. 146). A cela Vaudreuil répondait : " Sans oser se flatter de se sou- tenir à la Belle-Rivière, il convient d'y maintenir une diver- sion qui, avec peu de monde, occupera beaucoup d'ennemis. Les ordres que j'ai donnés à M. de Boishébert, concernant l'Acadie et rivière Saint-Jean, tendent à nous en procurer tous les habitants et les sauvages. " (Ibid.)

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cent cinquante mille livres de marchandises, qui, reven- dues sur lieux,pour le compte du Roi, produiront un mil- lion. Il en est de même de l'Acadie. 11 n'est utile d'y entretenir du monde que pour enrichir le sieur des Chenaux, secrétaire de l'intendant, et un tas de fripons. ^" Poursuivant ses douloureuses confidences au maré- chal de Belle-Isle, Montcalm continuait : ** Les trans- ports sont donnés à des protégés. Le marché du muni-

1 Journal de Montcalm, p. 96. C'est ici le lieu de citer encore, malgré sa longueur, un passage du Journal de Mont- calm. Cette fois, il ne dicte pas, il tient lui même la plume, et voici la formidable récapitulation qu'il écrit de sa main fébrile :

" Faits particuliers omis d'être rapportés à leur place :

" On fait mouvoir les blés et farines en poste par défaut de prévoyance.

" On tait conduire des blés de Chambly auprès de Québec pour les ramener à Chambly, afin de fournir exclusivement le moulin de M. des Meloise, frère de M'"'' Péan.

" On fait acheter par un quidam une prise anglaise sept cent mille livres ; huit jours après le Roi la rachète deux millions cent mille livres.

" MM. le chevalier de Repentigny et de Sjiint-Sauveur, secrétaire du général, achètent pour cinquante mille écus de marchandises, qui, envoyées à la Belle-Rivière, doivent pro- duire un million en certificats. On est alarmé pour la Belle- Rivière ; on les fait reprendre au Roi avec cent cinquante pour cent de bénéfice. Nota On avait écrit au commence- ment de l'hiver n'avoir besoin de rien.

" On grossit les forces et les armes pour faire croire à la cour qm le munitionnaire nourrit plus de monde.

" On dénature les dépenses ; on enfile le chapitre de celles des terres j c'est facile. L'ordonnance du préteur suffit pour tout mettre en règle, et quel préteur ! Verres en Sicile ou le Marias dont parle Juvénal. Frovincia vicirix, ploras ! Marins

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tionnaire m'est inconnu comme au public ; on dit que ceux qui ont envahi le commerce sont de part. Le Roi a-t-il besoin d'achats, de marchandises pour les sau- vages ? au lieu d'acheter de première main, on avertit un protégé qui achète à quelque prix que ce soit ; de suite M. Bigot les fait porter au magasin du Eoi, en donnant 100 et même 150 pour 100 de bénéfice à des personnes qu'on a voulu favoriser. Faut-il faire mar-

exul hihit ah octava. En effet, l'intendant vit dans les délices, et son sérail, ses adhérents regorgent de biens et de faveurs.

" Ceux préposés à la levée des grains en font de particu- lières pour eux et gagnent à revendre. Les marchandises qui sont dans les pays d'En-Haut sont vendues trois ou quatre fois au Roi. Des Chenaux, secrétaire de l'intendant, reprend à perte les billets de l'Acadie, qu'on fait semblant de refuser. Adigué, fils d'un cordonnier, enlève tous les souliers de la ville, les fait monter à un prix exorbitant pour les revendre à ce prix courant au Roi.

" Le sieur de Lusignan, lieutenant d'artillerie, mais beau- frère de M™*' Péan, a l'entreprife du bois du Roi. Perdu par le prix exorbitant et le peu d'ordre, il dit: Fourni tant, sans rapporter de reçu, au moyen de quoi on supposera que M. le marquis de Montcalm et autres en ont brûlé inconsidérément ; mais, par ce désordre, on chauffe aux dépens du Roi les pro- tégés, et on remplace les lacunes occasionnées par le jeu à M. de Lusignan.

" Transports de Chambly à Carillon, à Misrole, coûtent trente sols | mais le Mercier, la Bruyère, son beau-frère, etc., ont part} ce sont les parents, les protégés de M™"^ Péan.

*' Les maisons que le Roi loue pour les officiers principaux, prétexte, pour enrichir le secrétaire, la sage femme de M""* Péan, etc.. : loyers chers, réparations enflées ou imaginaires, entretiens sans consulter ceux qui les habitent, représenta- tions inutiles.

" Le ramoneur du Roi, place importante (ci-devant soldat

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cher Tartillerie, faire des affûts, des charrettes, faire des outils ? M. Mercier qui commande l'artillerie est entre- preneur sous d'autres noms ; tout se fait mal et cher. Cet officier, venu simple soldat il y a vingt ans, sera bientôt riche d'environ 6 ou 700,000 livres, peut-être un million, si ceci dure. J'ai parlé souvent de cela, à M. de Vaudreuil, à M. Bigot ; chacun en rejette la faute sur son collègue. Le peuple, effrayé de ces dépen- ses, craint une diminution sur le papier-monnaie du pays ; mauvais effet, les vivres en augmentent. Les Canadiens qui n'ont pas part à ces profits illicites haïs- sent le gouvernement ; ih ont confiance au général des Français; aussi quelle consternation sur un bruit ridi- cule qui a couru cet hiver qu'il avait été empoisonné...

dans Guyenne) comme les autres, est surpris de voir qu'on lui reluse dans la maison du marquis de Montcalm de signer un certificat pour vingt-quatre cheminées au lieu de douze. Il y a ici un poêlier du Roi. C'est-à-dire un homme qui met les poêles en place et les ôte, un vitrier colleur du Roi. Pourvu que le sacré nom et respectable du Roi soit joint à un titre quelconque, charpentier, forgeron, etc., on est assuré de voir une fortune rapide et de trouver un fripon,

** MM. Mercier et Péan, entrepreneurs sous des noms sup- posés, des cajeux à faire, en ont eu l'adjudication à quatre cents livres ; ils coûtent trente livres.

'' On a fait faire à Québec et venir en poste les bâtons de tentes et piquets à distribuer aux bataillons du gouverne- ment de Montréal. Il y a quelques années que les rauies à distribuer à Saint Jean furent faites, à Sainte-Anne, entre- prise donnée au sieur X , Varin était de part ; il 1 était à

tout et aux drogues fournies par Feltz, soldatfrater devenu chirurgien, gagnant deux cent mille livres. On serait toujours la plume à la main à décrire toutes les friponneries. O (em- para I 0 mores ! "

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A Québec, l'ennemi peut venir, si nous n'avons point d'escadre, cependant nulle précaution. J'ai écrit... j'ai fait offre de mettre de l'ordre, (de prendre) une disposi- tion pour empêcher une fausse manœuvre à la première alarme ; la réponse : " Nous aurons le temps. " Je devrais m'estimer heureux, dans les circonstances, de n'être pas consulté, mai?, dévoué au service de Sa Majesté, j'ai donné mes avis par écrit pour le mieux, et nous agirons avec courage et zèle, M. le chevalier de Lévis, M. de Bourlamaque et moi, pour retarder la perte prochaine du Canada. Mon caractère m'éloigne de blâmer M. de Vaudreuil et M. Bigot, dépositaires de l'autorité de Sa Majesté dans le Canada. Je suis même attaché à M. Bigot, homme aimable et proche parent de M. de Puisieuxet du maréchal d'Estrées, qui m'honorent de leur amitié ; mais je dois écrire la vérité à mon ministre, à l'homme de l'Etat. J'en ai écrit à M. de Moras, je n'en écris rien au ministre actuel de la ma- rine ; c'est à mon ministre à faire usage de ce que j'écris pour le bien de l'Etat sans me compromettre. Si la guerre dure, le Canada sera aux Anglais peut-être dès cette campagne ou la prochaine. Si la paix arrive, colo- nie perdue si tout le gouvernement n'est pas changé." ^ Dans cette lettre Montcalm avait versé le trop plein de son cœur. Il voyait venir la crise suprême ; il pressen- tait la catastrophe qui le broierait peut-être ; et il vou- lait au moins indiquer à celui des ministres du roi qui était son chef hiérarchique quelques-unes des causes du désastre imminent.

1 Montcalm au maréchal de Belle Isle, 12 avril 1759, Dus- sieux, p, 370.

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Profitant du même courrier pour écrire à sa femme, le gëuéral, tout en laissant entrevoir les difficultés de la situation, mettait une sourdine à ses angoisses et à ses craintes, afin de ne pas trop alarmer les êtres chers dont la pensée était sans cesse auprès de lui. " Le nouveau général anglais (Amherst), disait-il, a de grandes forces et de grands moyens ; vingt-deux bataillons de troupes réglées, plus de 3,000 hommes de milices. Aussi les Anglais comptent attaquer le Canada par plusieurs en- droits et l'envahir. Nous avons sauvé cette colonie Tannée dernière par un succès qui tient quasi du pro- dige ; faut-il en espérer un pareil ? Il faudra au moins le tenter. Quel dommage que nous n'ayons pas un plus grand nombre d'aussi valeureux soldats. L'ennui ne tue pas et je le vois bien, ma santé a été médiocre cet hiver ; quelquefois mon estomac, une fluxion sur un œil, mais ce n'a été que des misères. Je me flatte cependant de soutenir les fatigues d'une campagne il y aura tra- vail d'esprit et de corps. Je voudrais avoir un grain de foi, suffisant pour multiplier les hommes et les vivres. Cependant j'espère en Dieu ; il a combattu pour moi le 8 juillet. Au reste sa volonté soit faite ! Je mène ici une vie désagréable, je me ruine ; et incertain toujours si les nouvelles de France me consoleront, je les attends avec autant d'effroi que d'impatience. Etre huit mois sans en recevoir ! Et qui sait si nous en recevrons beau- coup cette année ? Ah ! s'il m'arrive quelque récom- pense, et le triste avantage de figurer une ou deux fois dans les gazettes, que je l'achète cher! "

Il y avait, en ce moment, une affaire de famille qui préoccupait vivement Montcalm ; c'était la réception de son second fils, le chevalier, dans l'ordre de Malte, dont

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un de ses aïeux avait été grand-maître. Et il en par- lait longuement à sa femme. " Ecrivez à Arles, lui man- dait-il, pour savoir si rien ne périclite pour les preuves du chevalier de Montcalm. S'il le fallait, on demande à un chapitre des commissaires, vous donnez la preuve de règle et puis vous produisez des actes antérieurs pour l'illustration. Voyez le jugement de noblesse ; il suffit de produire jusqu'au contrat de mariage de Guil- laume de Montcalm, 1470; c'est assez haut; encore est-il surabondamment. Vous savez que Malte est rem- pli de formalités et qu'il faut tout faire dans le temps." Puis venaient encore quelques notes personnelles : " Le peuple et les sauvages ont confiance en moi ; j'ai été deux mois à Québec cet hiver. Le bruit ridicule et mes- quin a couru, entre nous, de ma mort du poison. Il a fallu leur montrer Héraclius pour les calmer. Faites- vous prêter un livre nouveau intitulé VAmi de l'hom- me^. Lisez le morceau "colonies"; l'auteur les connaît. J'embrasse ma fille, des compliments à tous, des res- pects à ma mère, des amitiés à mes enfants. On ne peut t'aimer plus tendrement, mon cœur, et quand mon retour ? "

Le triste hiver de 1759 était terminé. Au commen- cement d'avril la débâcle du Saint- Laurent s'était pro- duite avec une grande violence. Montcalm la décrivait ainsi dans son journal: " C'était un spectacle à voir que celui des masses de glaces qui, en s'élevant rapide- ment, formaient des montagnes. On entendait un bruit

1 Montcalm voulait sans doute parler ici du célèbre liyre publié en 1755, par le marquis Riquetti de Mirabeau, père du fameux tribun, sous ce titre : VAmi des hommes.

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considérable. Ce refoulement est arrivé à sept heures et demie du matin ; il arrive de temps en temps et fait toujours craindre pour une partie de Montréal, que l'on a bâtie trop près du fleuve. Une année il y abattit tous les murs de la ville. Il a abattu, celle-ci, le châ- teau de Callières, maison à l'extrémité de Montréal, appelée ainsi parce que c'était la maison d'habitation du gouverneur général de ce nom. "

Avec le printemps commençaient les préparatifs mi- litaires et le mouvement des troupes. Montcalm écri- vait à Bourlamaque, le 16 avril, que les bataillons de la Reine et de Berry, conformément aux ordres du gou- verneur, devaient partir de Québec et s'acheminer vers Carillon, aussitôt que la navigation le permettrait. Bourlamaque lui-même devait prendre le commande- ment de ce premier corps de troupes destiné à protéger la frontière du lac Saint-Sacrement. 11 arrivait à Mont- réal le 3 mai, en repartait le 10, et quittait St-Jean le 11 avec les bateaux d'artillerie, suivis à un ou deux jours d'intervalle par le bataillon de la Eeine et les deux de Berry.

On attendait les premiers vaisseaux de France avec d'autant plus de hâte qu'ils devaient amener Bougain- ville et les secours si nécessaires. Depuis le mois de novembre, bien|des fois la pensée de Montcalm s'était portée vers son fidèle aide de camp. Que faisait-il là- bas ? Quel accueil recevait-il à Versailles ? Quel succès pouvait-on espérer de ses démarches ? Quelles nou- velles politiques, militaires, sociales et familiales rap- porterait-il à son retour ?

Parti le 12 novembre de Québec, Bougainville était arrivé en France àj la fin de décembre. Le 20 de ce

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mois il était à Versailles. Il avait présenté aux minis- tres les mémoires de Montcalm et de Vaudreuil, et s'était efforcé de faire prévaloir les recommandations des chefs de la colonie. Nous avons analysé dans le chapitre précédent l'exposé de la situation et des mesures à prendre, pour la défense effective du Canada, adressé par Montcalm à la Cour. Bougainville déploya le plus grand zèle pour faire accepter les vues développées par son général. Il fit preuve d'activité, d'intelligence et de dévouement. Mais l'état critique des affaires adminis- tratives et militaires de la France, en ce moment, vouait d'avance sa mission à l'insuccès, au moins en ce qui concernait les renforts demandés et les plans proposés. Après trois mois d'instances, de sollicitations, d'allées et venues, d'entrevues avec M. Berryer, le maréchal de Belle-Isle, et madame de Pompadour, qui " était alors premier ministre \" il écrivait en chiffres à Montcalm et à Vaudreuil : " Pour toutes troupes trois cents hommes de recrue, quatre ingénieurs, vingt-quatre canonniers ou ouvriers. Munitions de guerre, vivres dans deux vaisseaux marchands partis de Bayonne le 16 février, vingt autres partis de Bordeaux, quatre frégates de Brest et de Kochefort, commandées par capitaines cor- saires, quelques autres parties d'autre part, nul vais- seau de guerre... Québec sera attaqué, les autres fron- tières aussi. La Cour ne veut aucune capitulation de votre part. Conserver un pied au Canada à quelque prix que ce soit ; mot sur ce point ; découragerait s'il était connu." Dans une lettre en partie chiffrée,

1 Journal de_BougainviUe. 33

514 MONTCALM

adressée à Montcalm seul, Bougainville disait encore : «' L'incorporation de la milice approuvée et recom- mandée ; retraite à la Louisiane admirée, non accep- tée." Mais c'est une note de son journal qui nous renseigne le mieux sur l'inutilité de ses efforts et l'im- puissance du gouvernement de Versailles Après avoir mentionné sa promotion au grade de colonel et la croix de St- Louis qu'il avait reçue, il ajoutait: " Je ne réussis pas, à beaucoup près, aussi bien pour la cause commune que pour mes intérêts particuliers. M. Ber- ryer, qui, de lieutenant de police de Paris, avait été fait ministre de la marine, ne voulut jamais comprendre que le Canada était la barrière de nos autres colonies et que les Anglais n'en attaqueraient jamais aucune autre tant qu'ils ne nous auraient pas chassés de celle-là. Ce ministre aimait les paraboles et me dit fort pertinem- ment qu'on ne cherchait point à sauver les écuries quand le feu était à la maison ^. Je ne pus donc obte- nir, pour ces pauvres écuries, que 400 hommes de recrue et quelques munitions de guerre."

Mais si les secours obtenus étaient misérables, les faveurs accordées étaient brillantes. Dès avant l'arri- vée en France de son aide de camp, on avait créé Montcalm lieutenant-général, et Lévis maréchal de camp ; on avait accordé à Bourlamaque un supplément de pension de sept cents livres sur le trésor royal ; Bougainville lui-même avait été gratifié d'une pension

1 Nous tenons à faire observer que Bougainville ne men- tionne pas ici la riposte hardie qu'on lui attribue si générale- ment : " Au moins, monsieur, on ne dira pas que vous parlez comme un cheval." Ne serait-ce pas encore un de ces mots fabriqués après coup ?

MONTCALM 515

de quatre cents livres, et un grand nombre d'autres officiers avaient reçu des pensions, des promotions ou des croix de Saint- Louis. Mais la Cour ne s'en tint pas ; et, se voyant incapable de secourir efficacement la colonie agonisante, elle sembla vouloir dédommager ses défenseurs en les comblant de récompenses. Au mois de février, M. de Vaudreuil fut nommé grand'- croix de l'ordre de Saint-Louis ; Bourlamaque fut créé brigadier, ainsi que M. de Senezergues ; Bou gain ville reçut le brevet de colonel ; M. de Kigaud obtint la con- cession à vie du poste de la Baie Verte. Quant à Montcalm, ses appointements comme lieutenant-général étaient portés à 48,000 livres, y compris ses deux aides de camp ; le Koi lui envoyait le cordon rouge, qu'il n'avait pas encore reçu, quoiqu'il eût été fait comman- deur de Saint-Louis en 1757 ; on lui adressait un ordre aux fins de nommer et de faire recevoir sur le champ à tous les emplois qui vaqueraient dans les troupes, et l'on mettait à sa disposition un fonds spécial de 6,000 livres pour distribuer à ceux qu'il en jugerait dignes.

La lettre chiffrée de Bougainville à Montcalm, que nous avons citée plus haut, contenait dans son style elliptique une foule de nouvelles intéressantes et de détails piquants. On en jugera par ces quelques extraits : '' M. de Vaudreuil connu sans talent, sera soutenu par la marine, vous doit la croix de Saint- Louis que j'ai demandée en votre nom, ce qui vous a fait honneur; modération. Battez- vous jusqu'à extinction, mais si vous ne perdez pas tout, prétendez à tout ; vous êtes l'homme -du jour ; les parents de M. le chevalier de Lévis le recommandent lieutenant-général ... Le Eoi nul, ma- dame la marquise toute-puissante, premier ministre ;

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on lui avait dit que vous étiez trop vif; j'ai détruit l'im- pression, a toute bonté pour moi. Le duc de Choiseul grand crédit; votre ami ; frondait le système Bernis ^ ; homme audacieux. Monsieur Berryer, intègre avec fra- cas, dur, bon ; Minos, mauvais ministre ; point de gran- des vues; je pense, tiendra peu... M. Accaron ^ très intègre, du talent, de l'activité, fort ennemi de la grande société, a fait envoyer en Canada un homme pour éclai- rer les voleurs. M. le maréchal de Bt lle-Isle, bon homme, ne baisse point. M. d'Aligre, considération, M. de Crémille sans crédit, tous deux vos amis, feront tout pour vous, M. le mardchal de Richelieu, relégué à son gouvernement par crainte de lui ; M. le prince de Soubise au conseil sans armée ; Contades à la tête des armées, sans considération ; Silhouette, contrôleur- général hardi, craint par la nation ; M. le prince de Conti sans crédit, furieux ; M. le comte d'Argenson, M. le marquis de Paulmy, coulés à fond. M. de Moi as dans la boue ; M. de Chevert, malade à la cour... En général nulle con- sistance dans le conseil et la faveur, nul crédit. Dans les finances tout au hasard... Ne perdez pas tout, et vous serez tout. Vous n'avez ni ennemi, ni même aucun jaloux ; je finis, car le temps me manque. " Ces coups de crayons rapides et lestes, jetés en courant sur le papier,

1 L'abbé de Bernis, ministre des aôaires étrangères depuis 1757, avait été remercié de ses services, et remplacé par le comte de Stainville, le 13 novembre 1759, Bernis reçut peu après le chapeau de cardinal, et Stainville devint duc de Choi- seul. Bernis s'était déclaré fortement pour la paix ; Choiseul au contraire avait insisté pour la continuation de la guerre.

2 Haut fonctionnaire du ministère de la marine.

MONTCALM 517

nous offrent un croquis bien curieux de la figure que faisait la France ofiÊcielle en ce moment.

Evidemment Montcalm était alors en hausse auprès du Eoi et de ses conseillers. L'automne précédent, en présence des conflits d'opinions entre lui et Vaudreuil, des divergences et des frictions dont la Cour avait pris connaissance, on avait pensé un instant qu'il vau- drait peut-être mieux se rendre à la demande qu'il avait faite plusieurs fois, et le rappeler en France. Dans une note de cabinet sur un résumé des dépêches canadien- nes, nous voyons qu'après avoir résolu de mettre sous les yeux de Louis XV les pièces du débat, on avait aussi décidé de faire au Eoi cette recommandation : ** Il paraît nécessaire d'accorder au marquis de Mont- calm son rappel, qu'il a demandé. " Mais subséquem- ment, on s'était ravisé. Etait-ce la réception des der- nières lettres du général, dans lesquelles il déclarait vouloir rester à son poste de péril et d'honneur, ou l'ar- rivée et les entrevues de Bougainville, qui avaient déterminé ce changement ? Ce qui est certain, c'est que, le 28 janvier 1759, le ministre écrivait en marge de la minute mentionnée plus haut, les lignes suivantes : " Tout bien considéré, cet arrangement ne doit pas avoir lieu, M. de Montcalm étant nécessaire dans les circons- tances présentes. " ^ Ainsi donc son prestige l'empor- tait à la Cour sur la mauvaise impression causée par ses fâcheux différends avec le gouverneur, et sur les instances mêmes de ce dernier pour le faire remplacer par Lévis. De tous les généraux de Louis XV, lui seul était toujours vainqueur. Après Chouaguen, le fort

1 Arch. prov. Man. N. F., 1ère série, Vol. XV.

518 MONTCALM

George ! après le fort George, Carillon ! Il semblait être le favori de la fortune, et le lointain de ses exploits mettait un reflet mystérieux à l'auréole qui couronnait ce victorieux inlassable. S'il y avait peut-être quelque exagération, il devait donc y avoir aussi beaucoup de vrai dans ces lignes de Bougainville : " Toute la terre m'a chargé de compliments pour vous. Je vous nom- merais toute la France ji je voulais nommer toutes les personnes qui vous aiment et vous veulent maréchal de France. Les petits enfants savent votre nom, et le Te Deum chanté pour l'affaire de Carillon doit vous faire plaisir et aux troupes ; car le Roi dit dans sa lettre : mes braves soldats du Canada. Il faudra leur lire cette lettre ; vous y êtes nommé seul. "

On s'était même, paraît-il, demandé un instant si Ton ne donnerait pas à Montcalm le bâton de maré- chal. " Le maréchal de Belle-Isle, notait Bougainville dans son journal, me dit en pleine audience que s'il eût été possible de faire d'un maréchal de camp un maré- chal de France, le Roi eût fait cette grâce au marquis de Montcalm."

Outre les nouvelles publiques, et celles qui devaient intéresser fortement le général en sa qualité de chef d'armée au Canada, Bougainville lui en donnait d'au- tres d'un ordre plus intime. Dès son arrivée à Paris, il s'était mis en relations avec madame de Saint-Véran. Le 22 décembre, il lui écrivait pour l'assurer qu'à son départ du Canada M. de Montcalm était en bonne santé, et pour lui dire combien il était heureux de constater l'estime et l'admiration qui se manifestait de toutes parts pour le vainqueur de Carillon. " Monsieur votre fils, lui disait-il, est ici aimé, respecte ; il étonne

MONTCALM 51^

même. Que je le voudrais à portée de jouir lui-même ici de sa réputation et de sou succès !... Je vais aujour- d'hui m'établir à Versailles. J'y suivrai tout ce dont M. le marquis de Montcalm m'a chargé, et j'aurai l'hon- neur de vous instruire de tout aussitôt que je l'aurai." L'une des missions confiées par le général à son aide de camp était d'une nature tout à fait privée. Il s'agis- sait du mariage de son fils aîué. Bougainville écrivait à madame de Saint- Véran le 16 janvier : " L'affaire à laquelle nous avions pensé pour le jeune colonel est mademoiselle de Channeville, fille unique du fermier général des postes, parfaitement bien élevée, et qui aura plus de 150,000 livres de rente. J'en ai parlé en sondant le terrain, mais le père ne la veut absolument pas marier qu'elle n'ait dix-huit ans, et elle en a seize. Toutefois on m'a parlé de façon à me laisser entrevoir que si, dans deux ans, le comte de Montcalm était libre, et que sa conduite répondît à la réputation de son père, il serait tout aussi bien reçu que personne. M. de Channeville est un homme très sage et qui cherchera dans son gendre la naissance et des qualités solides... M. Chauvelin, à qui j'en ai parlé, et pour lequel M. de Channeville a la plus grande confiance, s'est chargé de faire auprès de lui la guerre à l'œil ^."

Pendant que l'on préparait ainsi de longue main un mariage pour le fils aîné de Montcalm, on concluait

1 Bougainville à Madame de St- Véran, 16 et 28 janvier 1759. Le mariage du lils aîné de Montcalm avec mademoi- selle de Channeville n'eut pas lieu. Le jeune colonel devait épouser quelque temps après mademoiselle Jeanne-Marie de vis, fille de Pierre deLévis, qui était le frère aîné du lieute- nant de Montcalm.

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celui de sa fille avec le président d'Espinousse. Bou- gain ville entretenait son chef de tous ces sujets si inté- ressants pour un père. " M. le comte de Montcalm se conduit bien, lui écrivait-il ; M. Chauvelin suit pour l'affaire de mademoiselle de Channe ville... Vous avez appris le mariage de mademoiselle votre fille aînée avec M. le président d'Espinousse; cette affaire a fait grand plaisir à toute votre famille. J'ai vu M. le chevalier de Montcalm. Il est grand et en état de faire la campagne. Comme il n'a pas ses seize ans, le maréchal de Belle- Isle, quelque chose que nous ayons pu dire, n'a pas voulu qu'il la fît cornette dans le régiment de son frère. J'ai proposé qu'il fût aide de camp de M. le comte de Noailles. On a écrit à madame votre mère pour avoir son avis à ce sujet. Je n'ai pas vu M. le comte de Montcalm. Il a passé un instant en Languedoc et reçu ordre de rejoindre presque aussitôt. Nous avons été en grand commerce de lettres. Madame votre mère a été tout l'hiver fort occupée par le mariage. Cela ne l'a pas empêchée de me faire souvent l'honneur de m'écrire." ^ Bougainville s'embarqua pour revenir au Canada à

1 Voici quelques extraits de lettres de Bougainville à madame la marquise de Saint- Véran : '' J'ai pris sur moi de lui faire faire Montcalm) un habit de lieutenant général j il est convenable qu'il en ait un. Ses appointements seront augmentés suivant son nouveau grade, et en vérité il en a besoin." (Versailles, 28 janvier 1759. " Son traitement vient d'être porté à 36,000 livres, et comme j'ai insisté sur ce qu'il doit, en n'ayant jamais fait que les dépenses strictement néces- saire?, on m'a permis de l'assurer qu'il continuât de vivre avec la même économie pour les intérêts du Roi, et qu'à son retour ici on ne lui ferait point de tracasserie pour ce qu'il devrait au trésorier." (Versailles, 1er février 1759). " Presque toutes les grâces demandées par M. votre fils pour les troupes

MONTCALM 621

la fin de mars. ^ Il arrivait à Québec le 10 mai, et le 14 il était à Montréal et rendait à son général et au gouverneur un compte détaillé de sa mission. Person- nellement et pour ses officiers, Montcalm avait lieu d'être content. Le 15 mai il. écrivait à Bourlamaque : " On m'a fait lieutenant-général tout seul, le 20 octo- bre, et le chevalier de Lévis, maréchal de camp, du même jour, et vous avez eu sept cents livres d'aug- mentation de pension pour fiche de consolation ; ce qui m'aurait déplu très fort, si, sur mes dernières lettres et les sollicitations de mon ambassadeur Bougainville (car Doreil n'est arrivé d'Espagne que six semaines après), vous n'aviez été fait brigadier avec Senezergues, le 10 février ; et vous devez à l'ambassadeur de l'être le iO, ce qui vous met avant une promotion du 19 dont vous

sont accordées. Leur traitement est augmenté, et M. de Mont- calm aura de la p'îrt de la Cour toutes les choses qui peuvent lui rendre son emploi agréable, et j'ose croire qu'il aura toutes les facilités de faire le bien sans être barré dans ses opéra- tions. Malheureusement il est bien tard, et je crois que c'est le cas du médecin après la mort. Au moins est-il une chose satisfaisante pour M. de Montcalm et pour ses parents, que sa gloire est entièrement à couvert et que la Cour, bien ins- truite de la position du Canada, et de l'impuissance elle est d'y établir même une infériorité la moins monstrueuse, saura gré à son général de tous les instants dont il reculera la perte de cette colonie." (Versailles, 16 janvier 1759.)

1 "Je pris congé à la fin de février et me rendis à Bordeaux pour m'y embarquer sur la Chézine, frégate de 26 canons, fai- sant partie d'une flotte de 23 voiles que le sieur Caiet, muni- tionnaire du Canada, avait armée pour y apporter des vivres. Je fis à Blaye la revue des 400 hommes de recrue destinés à la colonie ; ils s'y embarquèrent sur la flotte du munition- naire, et nous fîmes voile à la fin de mars. " (Journal de Bougainville. )

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auriez pris la queue. M. le maréchal de Belle Isle entre dans tous ces détails, par écrit, avec moi. Je puis n'avoir pas l'air de l'homme du jour en Canada, mais j'en ai l'air à Paris, et je vous confie, à vous seul, et non au public, que l'on a quasi donné des paroles à M. Mole pour le cordon bleu, si je sauvais le Canada

cette année Faites dire à l'ordre que le Koi est

très satisfait des bataillons du Canada, et que Sa Ma- jesté les appelle, dans les lettres qu'il écrit : " ses bra- ves soldats " ; et qu'ainsi il faut soutenir avec vigueur une épithète aussi honorable. Dites aux troupes que j'ai une grande reconnaissance de mon avance- ment que je leur dois, à la façon distinguée dont elles ont servi sous mes ordres." Quelques jours après, Montcalm écrivait encore : " Plusieurs lettres par- ticulières du ministre de la marine, d'un style lau- datif, poli et inconnu jusqu'à présent... Battons les ennemis quelque part, et vous n'avez qu'à me dire, Monsieur, ce que vous voulez que je demande ; ne croyez pas, cependant, que je ne mette beaucoup de restriction à cela, mais les ambassadeurs ont bien fait. Vous ai- je écrit le portrait en grand (du roi), tel qu'on le donne aux ambassadeurs, que madame de Pompadour a remis pour moi et pour les troupes ? bon pour la salle de Candiac... Pour vous seul, sauf à dire au public ce que vous voudrez. Si nous pouvons sauver le Canada en 1759, on peut prétendre à tout. On s'occupe pour le che- valier de Lévis, en renonçant à la brigade, d'en faire un menin^; et de moi un chevalier de l'ordre ^... L'An-

1 On donnait le titre de " menins " aux six gentils- hommes attachés à la personne du Dauphin de France.

2 Chevalier de l'ordre du Saint-Esprit, ou cordon bleu.

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glais compte nous envahir, Carillon et Québec; Amherst à Carillon, Wolfe à Québec. Nous sommes livrés à nous-mêmes, sauf vivres et recrues. Ordre du roi de n'écouter aucune capitulation, se défendre pied à pied, ne pas imiter la honteuse conduite de Louisbourg. Ordre à Vaudreuil de ne rien faire sans mon avis.. Nous sommes sur le trône ou dans la boue, cela dépen- dra de cette campagne ^."

L'ordre à Vaudreuil, mentionné ici par Montcalm, indiquait bien le crédit que ce dernier avait enfin con- quis, même auprès du ministère de la marine. Voici comment M. Berryer l'en informait : " J'ai écrit une lettre particulière à monsieur de Vaudreuil, par laquelle je lui recommande de vous consulter sur toutes les opérations et d'agir de concert avec vous." ^ Il avait formulé cette recommandation de la manière suivante ; " M. de Montcalm devra être consulté non seulement sur toutes les opérations, mais encore sur toutes les parties de l'administration qui auront rapport à la dé- fense et à l'administration de la colonie." ^

Non content d'écrire à Vaudreuil pour lui recom- mander de se concerter avec Montcalm relativement aux opérations, il lui avait enjoint de n'aller en cam- pagne, pour diriger lui-même les troupes, que s'il était question d'une affaire absolument décisive, et s'il fal- lait faire marcher toutes les milices de la colonie; ou encore et seulement après avoir consulté Montcalm s'il devenait nécessaire de se montrer pour raffermir la

1 Lettres de Bourlamaque, pp. 313, 316, 332, 335. 2 Lettres de la Cour de Versailles, p. 162. 3 Ordres du roi, série B, vol. 109.

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confiance des Canadiens. Hors ce cas de nécessité, il ne devait pas quitter le centre de la colonie. ^ De telles injonctions devaient vivement blesser Vaudreuil. Il en ressentit un profond dépit, dont on trouve l'indice dans une lettre qu'il écrivait quelques mois plus tard. Bien loin d'être disposé à s'effacer devant Montcalm dans les opérations militaires, il avait écrit au ministre, quelques semaines avant la réception de ces instructions, pour affirmer sa combativité, sa détermination de se mettre à la tête des troupes et d'aller se mesurer avec l'ennemi. " Si les Anglais attaquent Québec, disait-il, je me tien- drai toujours libre d'y aller moi-même avec la plus grande partie de l'armée, toute la milice et tous les sauvages que je pourrai rassembler. En arrivant je livrerai bataille à l'ennemi ; et je recommencerai, jus- qu'à ce que je l'aie forcé à se retirer, ou qu'il m'ait entièrement écrasé par son excessive supériorité numé- rique. Mon obstination en m'opposant à son débarque- ment sera d'autant plus à propos que je n'ai pas le moyen de soutenir un siège. Si je réussis comme je le souhaite, je marcherai ensuite sur Carillon, pour l'y arrêter. Vous voyez, Monseigneur, que le moindre chan- gement dans mes arrangements aurait les plus fâcheu- ses conséquences." ^ On conçoit qu'après avoir fait montre d'une aussi irrésistible ardeur, Vaudreuil ne devait pas constater sans déplaisir que la Cour faisait peu de fonds sur ses aptitudes militaires.

1 Le ministre de la marine à Vaudreuil, 3 février 1759. Ordres du roi, série B, vol. 109.

2 Vaudreuil au ministre de la marine, 3 avril 1759 ; Archi- ves nationales. Paris.

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Dans la lettre du ministre de la marine àMontcalm, que nous avons citée plus haut, on lisait le passage suivant : " Monsieur de Vaudreuil vous communi- quera une lettre que je lui écris en commun avec M. Bigot, au sujet des envois qu'on peut faire cette année en Canada : ils seront moindres que les demandes qui ont été faites ; mais c'est tout ce que les circonstances ont permis de faire dans un moment l'on est occupé à réunir ses forces 'pour tâcher de dégager toutes les partiespar quelqu' opération décisive^ " Nous croyons opportun de fixer, pendant quelques instants, sur ces derniers mots, l'attention de nos lecteurs. Jusqu'ici nos historiens, obéissant à un sentiment très natu- rel, ont énergiquement flétri l'attitude prise par le gouvernement de la métropole envers le Canada au printemps de 1759. On délaissait la colonie menacée de l'invasion ; on se désintéressait des héros qui lut- taient ici pour la patrie ingrate ; on faisait bon marché du dévouement, des sacrifices, du sang de ces sol- dats et de ces paysans au cœur intrépide, qui se bat- taient un contre vingt sur les rives de nos grands lacs et de notre majestueux Saint-Laurent. Un roi sans honneur, des ministres sans fierté et sans patriotisme, répudiaient l'héritage d'Henri IV, de Eichelieu, de Louis XIV et de Colbert. On n'avait pas trop d'argent pour payer les toilettes et les méprisables splendeurs de la Pompadour. Et l'on se résignait honteusement au triomphe de l'Angleterre, on lui abandonnait lâchement la Nouvelle-France, en se demandant, après tout, " ce

1 Lettres de la Cour de Versai îles, p. 163.

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qu'importaient au Roi quelques arpents de neige. " ^ Tel est bien le sentiment créé chez nous par les indi- gnations éloquentes de nos écrivains d'histoire, par les harmonieuses invectives de nos poètes. Eh bien, une étude attentive et consciencieuse nous force à déclarer qu'il y a quelque chose à rectifier dans ces impressions et ces appréciations. Une fois de plus, nous touchons ici du doigt la différence entre la légende et l'histoire, entre l'opinion trop hâtivement formée, trop facilement répandue, trop docilement acceptée comme incontestable, et la vérité certaine, l'exacte réalité des faits. Certes nous n'avons ni le goût, ni l'intention de réhabiliter le triste gouvernement de Louis XV,; nous savons trop que ce règne néfaste vit déchoir lamentablement la grandeur morale et poli- tique de la France. Dans les affaires étrangères et dans l'administration intérieure, au point de vue économique comme au point de vue militaire, ce fut un régime de

1 "La Cour, qui ne cherchait qu'un prétexte pour aban- donner le Canada, saisit avidemment celui-ci (l'excès des dé- penses^. Qu'était-ce cependant que les dépenses ? Qu'était- ce même que le péculat quand il s'agissait de garder à la France un continent ? Le budget de madame de Pompadour était à lui seul plus considérable que celui du Canada. " {Montcalm et Lévis, par l'abbé Casgrain, vol. II, p. 37) Dans son émouvant poème le Drapeau de Carillon, notre barde canadien, Crémazie, nous montre un vieux soldat de Mont- calm bafoué à Versailles par les lâches courtisans, qui, en l'entendant parler de " nos gens, de gloire, de batailles, "

D'enfants abandonnés, des nobles sentiments Que notre coeur bénit et que le ciel protège, Demandaient en riant de ces tristes accents, Ce qu'importait au Roi quelques arpents de neiges.

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décadence, auquel les désordres du roi viveur et jouis- seur vinrent ajouter leur scandaleux reflet. Mais tout en signalant les misères de cette époque, on ne doit pas refuser d'y faire certaines distinctions équitables ; et l'on a le devoir d'être juste même envers les hommes qui sont coupables de très lourdes fautes. Voilà pour- quoi, à ce moment de l'étude que nous avons entre- prise, lorsque no us nous posons cette question : Est-il vrai que Louis XV, Choiseul et Belle- Isle ne son- geaient, au mois de février 1759, qu'à se débarras- ser du Canada, à le jeter par dessus bord comme un fardeau trop lourd pour leurs épaules débiles, et à baisser honteusement pavillon devant l'Angleterre ? nous sommes obligés, par les textes que nous avons sous les yeux de répondre : non. Le cabinet renonçait à tenter l'envoi hasardeux de secours vraiment effectifs. Cela est incontesta ble. Mais il n'entendait pas courber le front devant la vieille ennemie de la France, et lui livrer la colonie laurentienne. Au contraire il avait conçu un projet qui, s'il eût réussi, eût sauvé plus sûre- ment le Canada que l'expédition de 10,000 hommes et de trente vaisseaux de ligne. Le ministre de la marine y avait fait une première allusion dans une lettre écrite le 3 février à Vaudreuil et à Bigot. " Le roi, y disait-il, serait disposé à envoyer les mêmes secours, mais la con- tinuation de la guerre en Europe, les trop grands ris- ques de la mer et la nécessité de réunir les forces nava- les, ne permettent pas de les séparer et d'en hasarder une partie pour leur procurer des secours incertains, qui seront employés plus utilement pour l'Etat et le sou- lagement du Canada en des expéditions plus promptes

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et plus décisives." ^ La même allusion mystérieuse se retrouvait encore dans une lettre du ministre à Vaudreuil et Montcalm. On y lisait ces phrases : " L'objet princi- pal que vous ne devez pas perdre de vue doit être de conserver du moins une portion suffisante de cette colo- nie et de vous y maintenir pour pouvoir se promettre d'en recouvrer la totalité à la paix, étant bien différent d'avoir à stipuler dans un traité la restitution entière d'une colonie ou seulement des parties dépendantes que les hasards de la guerre ont pu faire perdre... Au surplus Sa Majesté ne vous perdra pas de vue pendant cette campagne... Elle s'occupera des moyens de vous secourir efficacement, non seulement par des nouveaux secours qu'on pourra vous envoyer ; mais encore par des opéra- tions capables de procurer des diversions qui vous lais- seront moins de forces à combattre." ^ Enfin Bougain- ville écrivait de Blaye à Montcalm, le 18 mars 1759, quelques jours avant de se rembarquer pour Québec : " Conserver un pied en Canada à quelque prix que ce soit... Les frontières, Québec même, forcés, se retirer aux Trois-Rivières, en défendant la rivière haut et bas par une marine de toute espèce, alors le bénéfice du temps. , Le ministre m'a dit que si vous existiez en août, il répondait du Canada ; j'ignore ce qu'il fera pour cela." 3

Ce que Bougainville ignorait au mois de mars 1759, nous le savons maintenant. A ce moment Choiseul et

1 Le ministre de la marine à MM. de Vaudreuil et Bigot, 3 février 1759 ; Ordres du Roi, série B, vol. 109.

2 Jf. de Berryer à MM» de Montcalm et Vaudreuil, 10 fé- vrier 1759 ; Lettres de la Cour de Versailles, pp. 167169.

3 /6tU p. 114.

MONTCALM 529

Belle- Isle formaient un plan d'une extraordinaire har- diesse. Il ne s'agissait de rien moins que d'un débar- quement en Angleterre. On voulait réunir toutes les forces navales de la France. Une escadre organisée à Toulon irait se joindre à une autre escadre rassemblée à Brest, pour convoyer une flottille de bateaux plats qui serviraient au transport de deux armées : l'une de 50,000 hommes destinés à une descente en Angleterre, et l'autre de 15,000 hommes destinés à une descente en Ecosse. On se proposait aussi de détacher une escadrille pour aller débarquer un corps de troupes en Irlande, l'on espérait provoquer un soulèvement de la population catholique contre la domination oppres- sive de la couronne anglaise. Ainsi donc, quarante-six ans avant Napoléon, le gouvernement de Louis XV projetait une invasion de la Grande-Bretagne ! Incapa- ble de tenir tête à sa rivale sur l'Atlantique, en morce- lant sa flotte, dont les divisions seraient inévitablement écrasées en détail par des forces toujours supérieures, la France concentrerait ses escadres en une masse puis- sante, pour forcer le passage de la Manche et du canal St- George, et jeter sur le sol britannique 65,000 Français, animés du désir de vaincre chez lui l'ennemi héréditaire. Imitant la tactique romaine aux temps des guerres carthaginoises, on porterait la guerre en Afrique, on frapperait au cœur l'orgueilleuse Albion, on la ferait trembler pour ses cités, ouvertes à l'agression après des siècles de sécurité profonde, on la forcerait de rappeler ses généraux et ses armées à la défense du sol de la patrie, violé pour la première fois par l'envahisseur ; et ainsi, des rives de la Tamise on 34

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dégagerait celles du Saint-Laureut, et de Londres on sauverait Québec.

Tel était le projet conçu d'abord par le maréchal de Belle- Isle, et adopté par le duc de Choiseul avec enthousiasme. C'était à cette expédition, décidée au commencement de 1759, que se rapportaient les phrases énigmatiques du ministre de la marine. A la lumière de ces explications, on comprend maintenant la signifi- cation véritable de ces lettres du 3 et du 10 février à Vaudreuil, à Montcalm et à Bigot. S'il eût pu parler d'une manière plus explicite, il leur eût dit : ** Nous ne pouvons vous envoyer les secours que vous demandez, et voici pourquoi : nous réservons toutes nos forces navales pour une descente en Angleterre, qui, nous l'es- pérons, va frapper notre ennemie d'un coup décisif. En attendant, avec le peu de ressources que nous pourrons vous faire parvenir, tenez bon ; opposez aux forces écrasantes qui vont fondre sur le Canada une défen- sive opiniâtre ; disputez le terrain pouce à pouce ; bat- tez-vous désespérément afin que le drapeau blanc con- tinue à flotter sur Québec, les Trois-Rivières ou Mont- réal, sur un coin quelconque de teriitoire qui suffise au maintien de la souveraineté du Roi de France. Résis- tez assez longtemps pour nous permettre d'aller dicter dans Londres, à Georges II, une paix qui conservera le Canada à la France. " Voilà ce qu'eût écrit M. Ber- ryer, si une discrétion nécessaire n'eût scellé ses lèvres. Et, dans leur réticence obligée, voilà ce que sous-enten- daient ses lettres.

Serait-il juste, après cela, de dire que la France se résignait lâchement à abandonner sa colonie canadienne au printemps de 1759 ? Serait-il équitable d'accuser les

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ministres responsables de la direction politique et mili- taire à ce moment périlleux, d'avoir, d'un cœur léger, fait litière du patriotisme et de la fierté nationale ? En notre âme et conscience, nous ne le croyons pas ; et il nous semble que tout homme impartial, après avoir pris connaissance des faits, devra conclure comme nous.

Mais ces faits sont-ils prouvés, sont- ils incontestables ? nous demandera peut-être quelque lecteur surpris de ce point de vue nouveau, et peu conforme, nous le confes- son, à la tradition reçue chez nous. On ne saurait en douter. S'ils ont échappé à l'attention de nos annalistes, ils n'en sont pas moins établis par des documents inat- taquables, mémoires, correspondances, pièces d'archives. Ils sont du domaine de l'histoire. " Choiseul, écrit Henri Martin, tout en faisant continuer la guerre dans l'ouest de l'Allemagne, embrassa le hardi pro- jet de saisir l'Angleterre corps à corps et de l'attaquer chez elle, projet que M. de Machault avait conçu le premier et que prônait le maréchal de Belle- Isle. Le succès d'une descente, opérée avec tout ce que la France pourrait concentrer de forces, lui parut moins improbable que celui d'une guerre poursuivie au loin sur les mers avec des escadres presque partout infé- rieures de moitié à l'ennemi. Dès les premiers mois de 1759, de grands préparatifs eurent lieu dans nos ports de l'Océan et de la Manche. On construisit, à Dunker- que, au Havre, à Brest, à Rochefort, une multitude de bateaux plats destinés au transport des troupes... Le dessein était beau ^ ". Nous lisons dans le dernier volume imprimé de l'histoire de France éditée par M.

1 Histoire de France, par Henri Martin, vol. 15, p. 543.

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La visse, et actuellement en cours de publication : '* Choiseul avait ordonné les préparatifs d'un débarque- ment en Grande-Bretagne : Soubise devait partir de Normandie, Chevert de Flandre, et d'Aiguillon, avec le corps principal, de Bretagne. Des troupes et des trans- ports étaient réunis, et les flottes de Brest et de Toulon avaient reçu leurs ordres ^/* L'histoire d'Angleterre de Hume, continuée par Smollett et alii, parle longue- ment de ce projet de descente. " La Gourde Versailles, dit-elle, voulant embarrasser le ministère anglais et détourner son attention de toute expédition extérieure, avait dressé, pendant l'hiver, un plan d'invasion dans quelque partie de l'Angleterre, et au commencement de l'année elle avait commencé ses préparatifs sur dif- férents points de ses côtes. Vers la fin de mai, les deux secrétaires d'Etat, le comte Holderness et M. Pitt, avaient informé les deux chambres du parlement que le roi avait reçu avis des préparatifs faits par la Fiance, dans le dessein d'envahir l'Angleterre ^."

Mais à quoi bon accumuler les citations pour établir l'existence du projet. La meilleure démonstration, c'est la tentative d'exécution qui suivit. Hélas! cette exé- cution ne fut pas à la hauteur du but visé par Choiseul et Belle-Isle. La conception était audacieui^e ; le suc- cès en eût fait une idée de génie, qui tût jeté sur les fautes et les misères du règne un voile de gloire. Mais Louis XV ne méritait pas la gloire. Le succès se dé-

1 Histoire de France, par Ernest Lavisse, tome huitième^ II, p. 274.

2 Histoire d'Angleterre, par David Hume, continuée jus- qu'à non jours par Smollett, Adolphus et Aikms, traduction de Campenon, vol. 9, p. 484.

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tournait des entreprises du régime. Lorsque les des- seins avaient quelque grandeur, les hommes se déro- baient sous leur poids. Et c'est ainsi que le projet de descente en Angleterre n'aboutit qu'à une série de désastres. " Pitt entoura d'une chaîne de vaisseaux la Grande-Bretagne et l'Irlande, et organisa la défense terrienne par des milices que l'aidèrent à lever les villes, les compagnies et les particuliers ; en juin, il jugeait les lies Britanniques inattaquables. Alors le Commodore Eodney alla bombarder le Havre, et Boscawen cingla vers Toulon. Boscawen ne put empêcher la flotte commandée par la Clue de sortir et de franchir le détroit de Gibraltar ; mais il l'attaqua à Lagos, sur la côte portugaise, et la Clue fut battu après une belle résistance, les 18 et 19 août. Cependant les projets de débarquement n'étaient pas abandonnés en France. La flotte de Brest, commandée par Coiifl ms, se dirigea vers Quiberon pour y prendre les troupes de d'Aiguillon ; Conflans se trouva en présence de l'amiral Hawke, n'osa le combattre et se retira vers la baie, il se heurta aux récifs des Cardinaux. Hawke l'atta- qua ; des vingt et un vaisseaux français, deux furent jetés à la côte, sept se réfugièrent dans la Vilaine, huit à Eochefort. La flotte de l'Atlantique était réduite à l'impuissance comme la flotte de la Méditerranée. La France avait perdu 29 vaisseaux de ligne et 35 fréga- tes, sa flotte était réduite à presque rien. Elle n'était plus en état de défendre ses colonies." ^ ^11 n'en restait pas moins acquis qu'elle avait fait un grand effort pour triompher de l'Angleterre et sauver le Canada.

1 Histoire de France, Lavisse, 8, II, p. 219.

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Et maintenant, revenant à la correspondance des ministres avec Montcalm, nos lecteurs comprendront mieux la vraie portée de la lettre écrite à ce dernier, le 19 mars 1759, par le maréchal de Belle-Isle. " Vous ne devez pas espérer de troupes de renfort, lui disait-il. Outre qu'elles augmenteraient la disette des vivres que vous n'avez que trop éprouvée jusqu'à présent, il serait fort à craindre qu'elles ne fussent interceptées par les Anglais dans le passage. " Cet aveu d'impuissance devait être douloureux pour l'homme de guerre forcé de le proft^rer. Mais il pailait à un soldat digne de sa confiance, auprès de qui il estimait inutiles les dissimu- lations et les prétextes. Il lui exposait avec franchise la situation, l'infériorité déplorable de la mère-patrie dans la guerre trans-océanique. Et il lui déclarait que, malgré tout, le roi comptait sur la sagesse du général, sur sa valeur et celle de ses troupes pour arrêter l'in- vasion anglaise. Puis, après avoir signé cette lettre pénible, le vieux maréchal sentait le besoin de jeter de loin au preux qui devait garder là-bas l'honneur de la France un suprême mot d'ordre, un dernier et pathé- tique appel. Et, dans un post-scriptum tracé d'une main qui tremblait peut-être, il lui répétait avec une émou- vante insistance : " Quelque médiocre que soit l'espace que vous pourrez conserver, il est de la dernière impor- tance d'avoir toujours un pied dans le Canada ; car si nous avions une fois perdu ce pays en entier, il serait comme impossible d'y rentrer. C'est pour remplir cet objet que le Roi compte, Monsieur, sur votre zèle, votre courage et votre opiniâtreté. Sa Majesté s'attend que vous mettiez en œuvre toute l'industrie dont vous êtes capable, et que vous communiquerez les mêmes seati-

MONTCALM 5S5

ments aux officiers principaux et tous ensemble aux troupes qui sont sous vos ordres... J*ai répondu de vous au Roi, je suis bien assuré que vous ne me démentirez pas, et que pour le bien de l'Etat, la gloire de la nation et votre propre conservation, vous vous porterez aux plus grandes extrémités plutôt que de jamais subir des conditions aussi honteuses que celles qu'on a acceptées à Louisbourg, dont vous effacerez le souvenir. Voilà, Monsieur, en substance, quelles sont les intentions du Roi. Sa confiance est entière dans votre personne et toutes les qualités qu'il vous connait." Contrairement à l'appré- ciation de plusieurs écrivains qui l'ont citée avant nous, ^ il nous semble que cette lettre n'était pas indigne d'un maréchal de France. Ce ministre de la guerre, qui avait lui-même commandé des armées à des heures critiques, et qui, par une constance intrépide, s'était parfois montré supérieur à la fortune, évoquait, devant l'âme d'un guerrier capable de comprendre son langage, la grande pensée du devoir militaire, qui, à certains moments tragiques, s'identifie avec celle de l'immola- tion et du sacrifice. La patrie traverse de sombres jours, sa force est affaiblie, son prestige est atteint, ses res- sources s'épuisent ; n'importe, il faut rester debout, face au péril ; il faut lutter, même sans espoir de vaincre ; il faut garder le drapeau sans tache ; il faut mourir

1 " Le rouge ne vous monte t-il pas au front en lisant cette lettre, dit un écrivain français de nos jours, et croyez-vous qu'il ait pu se trouver dans notre fier pays de France, un con- seil de ministres pour la rédiger, un secrétaire d'Etat pour le signer." (Xavier Marmier, Lettre?, sur l^ Amérique, cité par monsieur l'abbé Casgrain, dans son livre Montcalm et Lévis, vol, II, p. 45.)

536 MONTCALM

pour sauver l'honneur. " Vous vous porterez aux plus grandes extrémités," écrit Belle- Isle à Montcalm, soldat parlant à un soldat. Et, à travers l'Atlantique, la voix du sacrifice accepté se fait entendre : " J'ose vous répon- dre d'un entier dévouement à sauver cette malheureuse colonie ou périr. Je vous prie d'en être le garant auprès de Sa Majesté ^ ! " Cette promesse, ce n'est pas de la parade ni de la pose ; Montcalm va bientôt la sceller de son san^ !

l Montcalm au maréchal de Bellelsle, 16 mai 1759.

CHAPITRE XVI

Le Canada menacé sur trois points Pouchot à Niagara

Bouîlamaque à Carillon Lacorne à la tête du Saint- Laurent. Un recensement Proclamation de Vau-

dreuil Les dernières lettres de Montcalm à sa femme

et à sa mère. La mort d'une de ses filles ; un cri de

douleur Montcalm à Québec Les fortifications de

cette ville Elles sont très insuffisantes Les Anglais

sont signalés dans le bas du fleuve Les '•' feux sur les

collines "- Conseils et préparatifs Vaudreuil et Lévis

arrivent dans la capitale Le plan de défense Un

camp retranché à Beauport. Progrès de la flotte an- glaise Un vent de nord-est malencontreux Les A.n-

g'ais à l'Ile-aux-Coudres. Disposition et ordre de ba- taille rédigé par M. de Lévis. L** passage de la Tra- verse— La flotte ennemie à l'Ile d'Orléans La popu- lation abandonne ses foyers. L'amiral Saunders

Wolfe ; sa carrière ; ses brillants états de service

Flotte et armée formidable Montbeillard Les Anglais

devant Québec L'épisode des brûlots. Les ennemis

occupent l'Ile d'Orléans et la Pointe de Lévy.

Les nouvelles apportées par Bougainville annon- çaient que les Anglais devaient attaquer, en 1759, Qué- bec et Carillon avec des forces accablantes. On avait aussi raison de craindre pour Niagara et la frontière du haut Saint- Laurent.

M. de Vaudreuil avait envoyé M. Pouchot prendre le commandement à Niagara, il devait avoir sous ses ordres environ onze cents hommes. Ses instructions comportaient que, s'il ne paraissait pas devoir subir un

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siège, il enverrait une partie de ses forces à M. de Ligneris, au fort Machault, pour essayer de reconquérir la Belle-Rivière. C'était une disposition funeste, contraire à la seule tactique raisonnable, qui aurait être de concentrer la défense, au lieu de tenter des offensives téméraires. ^

A Carillon M. de Bourlamaque était à la tête du bataillon de la Reine, de deux bataillons de Berry, de douze cents hommes de troupes de la colonie, formant un effectif de 2500 hommes. 11 devait arrêter dans sa marche sur la frontière du lac Champlain Amherst et son armée de 11 à 12,000 hommes. ^ Ses instructions lui enjoignaient de reculer lentement devant les enva- hisseurs, en laissant une faible garnison à Carillon pour airêter ceux-ci quelques jours, et faire ensuite sauter ce fort, puis de recommencer la même manœuvre à St-Frédéric, et d'aller prendre finalement position sur l'ile-aux-Noix, dans le lac Champlain seraient faits de grands travaux de fortifications, qui permettraient de barrer la route à l'ennemi, on l'espérait du moins, jusqu'à la fin de la campagne. ^

Sur le Saint-Laurent, à la tête des rapides, on décida d'envoyer 1200 hommes commandés parle chevalier de la Corne et destinés à harceler les Anglais vers Choua- guen, s'ils paraissaient de ce côté pour aller attaquer Niagara. Ce petit corps d'armée devait aussi choisir une position avantageuse dans une île à la tête des rapides,

1 Journal de Montcalniy p. 501.

2 Pour le chiffre de Tarmée d'Amherst, voir Mante, His- tory of ihe tafe war, p. 210.

3 MontcalmçL Bourlamaque, 21 juin 1759

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et s'y fortifier de manière à pouvoir disputer le passage aux ennemis.

Mais c'était Québec, la capitale et le cœur de la Nou- velle-France, qui inquiétait surtout en ce moment les chefs de la colonie. On comprenait, trop tard hélas ! que le grand effort des Anglais allait être dirigé contre cette ville, durant la campagne de 1759. Les informa- tions transmises par le ministre de la marine ne pou- vaient laisser aucun doute à ce sujet. Or Québec n'était nullement en état de soutenir un siège. Dès 1757, Montcalm avait recommandé certains travaux, qu'on avait négligé d'exécuter. Et maintenant que le péril était imminent aurait-on le temps de faire l'indispen- sable ? Pendant plusieurs semaines ce sera la grande anxiété du général.

M. de Vaudreuil, comme nous l'avons vu, avait fait faire un recensement de tous les Canadiens en état de porter les armes. On avait trouvé que, dans le gouver- nement de Québec il y en avait 7,511, dans celui de Montréal, 6,406, et dans celui des Trois- Rivières, 1,313; soit un total de 15,299 ^ Le gouverneur adressa aux ca- pitaines de milice une proclamation par laquelle il leur enjoignait de se tenir prêts à faire marcher au premier commandement tous les habitants valides de leurs com- pagnies, avec leurs armes, leurs ustensiles, et douze jours de vivres, qui leur seraient payés après la cam- pagne. Ils ne devaient laisser qu'un seul officier par compagnie avec les vieillards, les infirmes et les malades.

1 Mémoires sur le Canada, (Sieur de C), p. 1 24 L'auteur inconnu ajoute la note suivante : " Ce recensement ne fut pas exact."

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" Cette campagne, ajoutait M. de Vaudreuil, donnera aux Canadiens grandement matière de se signaler; la confiance que j'ai en eux n'est point ignorée de Sa Majesté que j'ai constamment informée de leurs ser- vices ; ainsi elle s'attend à ce qu'ils feront tous les efforts qu'elle peut espérer de ses plus fidèles sujets ; d'autant mieux qu'ils défendront leur religion, conser- vant leurs femmes, leurs enfants, leurs biens, et évite- ront le cruel traitement que les Anglais leur prépa- rent." Après avoir déclaré que le roi avait ordonné à ses troupes de se battre jusqu'à extinction, il conti- nuait : " De mon côté, je suis déterminé à ne consentir à aucune capitulation, convaincu des suites dangereuses qu'elle aurait pour tous les Canadiens ; la chose est si certaine qu'il serait incomparablement plus doux pour eux, leurs femmes, et leurs enfants, d'être ensevelis sous les ruines de la colonie \"

Depuis que l'on savait imminente l'attaque des An- glais contre Québec, il tardait à Montcalm de s'y rendre afin d'y organiser la défense. Cependant les divers arran- gements à prendre pour arrêter l'invasion sur les fron- tières du lac Champlain et du haut Saint- Laurent le retinrent à Montréal jusqu'au 21 mai. Aussitôt après l'arrivée de Bougainville, il avait écrit au ministre pour accuser réception de ses dépêches, le remercier des faveurs reçues par lui-même et ses principaux lieute- nant?, et l'assurer que chacun ferait jusqu'au bout tout son devoir. " Nous avons appris, ajoutait-il, que la plus grande partie de la flotte partie de Bordeaux, sous les ordres du capitaine Canon, est eu rivière ; c'est toujours

1 Mémoires sur le Canada.

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quelques vivres, quelques munitions, quelques hommes, des bâtiments dont on peut tirer parti si l'ennemi vient à Québec, et le peu est précieux à qui n'a rien."

Il profitait aussi de ces derniers moments de répit, avant l'entrée en campagne, pour écrire à sa femme et à sa mère. A la première il disait : " Bougainville m'a remis, ma très chère et bien aimée, votre lettre; notre fille est bien mariée. Je réponds du gendre, et j'écris à l'ai de Coriolis... ^ Je n'écris ni à ma mère, ni à madame de Lunas, ni aux abbesses, ni à St-Véran, ni à personne de la province, qu'à madame de Massilan. Je suis accablé d'écritures et d'affaires. Bourlamaque est déjà en campagne et je crois que je ne tarderai pas à m'y mettre. Je crois que j'aurais renoncé à tous les honneurs pour vous rejoindre, mais il faut obéir au Eoi ; le moment je vous reverrai sera le plus beau de ma vie. Adieu mon cœur, je crois que je vous aime encore plus que je n'ai jamais fait. " Montcalm se disait-il que cette lettre était la dernière qu'il écrirait à sa noble compagne ? Non, sans doute, Mais peut-être obéissait-il inconsciemment à un pressentiment mysté- rieux quand il traçait ces lignes, dont l'accent d'affec- tion profonde, plus vibrant que d'habitude, dut faire battre le cœur de l'épouse dévouée. Bien des fois, croyons-nous, madame de Montcalm les relut plus tard

1 Cette lettre contenait un passage diflBcile à compren. dre, parce que nous ne connaissons pas suffisamment les par- ticularités auxquelles Montcalm faisait allusion. 11 s'a^ji-sait^ nous semble-t il, d'un mariage possible pour une autre des filles du général. L'abbé de Coriolis était sans doute un proche }>arent du gendre de Montcalm, qui était un d'Espi. nousse de Coriolis.

642 MONTCALM

avec une émotion poignante, comme le suprême témoi- gnage de tendresse du soldat héroïque dont elle avait partagé la vie, dont elle conservait le culte, et dont elle portait avec une dignité fière le nom glorieux. A la fin de cette lettre, Montcalm laissait échapper un cri de douleur, aussitôt comprimé, comme s'il eût craint de trop s'attendrir, après la réception d'une triste nou- velle annoncée par Bougainville dans des conditions spécialement cruelles. Au moment de s'embarquer à Bordeaux, celui-ci avait appris qu'une fille de Mont- calm venait de mourir. Et le pauvre père écrivait : " Bougainville m'a appris la mort d'une de mes filles ; j'en suis fâché quoique j'en aie quatre; il n'a su me dire laquelle ; je crois que c'est la pauvre Mirète qui me ressemblait et que j'aimais fort. ^ " Quelques jours après Montcalm écrivait ces quelques mots à sa mère : " Celle-ci, ma mère, est pour vous remercier de l'envoi des provisions. Reste à savoir si elles arriveront. Je vous enverrai directement, et non à M. Joli, de quoi acquitter mes dettes ; il est bien bon homme, mais trop occupé pour les autres. Songez aux preuves du che- valier... Je n'ai pas le temps de vous écrire tout au long... J'embrasse la très chère et vous aussi ma mère. ^ " Cette lettre était également la dernière que madame de Saint- Véran dût jamais recevoir de son fils. Il n'y avait pas de temps à perdre pour mettre Qué- bec quelque peu en état de recevoir l'ennemi. Le 21

1 A madame la marquise de Montcalm^ par Nîmes, à Candiac, en Languedoc ; Montréal, 16 mai 1759.

2 A madame la marquise de Saint- Véran, à Montpellier, Montréal, 19 mai 1759.

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mai, MoDtcalm quittait Montréal accompagné de Bou- gainville et de Malartic. Et le 22, à sept heures du soir, il arrivait dans la capitale, l'imminence d'un siège commençait à répandre l'alarme. Depuis long- temps il se préocupait de cette éventualité. Nous avons vu dans un précédent chapitre que, dès l'automne de 1757, il avait examiné la situation et fait une tournée sur la côte nord, qu'il avait visitée depuis le Cap Tour- mente jusqu'à Québec. A la date du 19 octobre de cette année il avait inscrit cette note dans son journal. " Le marquis de Montcalm a remis à M. le marquis de Vaudreuil un mémoire de toutes les mesures à prendre, si l'ennemi voulait faire une entreprise sur Québec ; reste à savoir si on suivra les dispositions et avec l'ac- tivité nécessaire. " On n'avait pas suivi les dis- positions, et presque rien n'avait été fait depuis cette date pour la protection de la capitale.

Le promontoire de Québec, on le sait, a la figure d'un triangle dont le fleuve Saint-Laurent et la rivière Saint-Charles dessinent les côtés, et dont la base pour- rait être représentée par une ligne tirée du fleuve à la rivière. La haute ville, bâtie au sommet de ce pro- montoire, était donc défendue de deux côtés par l'escar- pement très élevé et très abrupt, et couronné de batte- ries. A la base du triangle, elle était fermée d'un mur et d'une suite de bastions et de redoutes dont voici la nomenclature : le bastion Joubert sur le Cap- Diamant, qui dominait le fleuve ; puis, successivement, ceux de la Glacière et de St- Louis, la redoute Ste- Ursule, le bastion St-Jean, celui de la Potasse, et la redoute du Bourreau. Le mur élevé de vingt-cinq à trente pieds, avec des espè- ces de fossés, sans ouvrages avancés, était considéré

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comme une très faible fortification. Il était garnie de cinquante-deux canons de douze à deux livres de balles, qui ne pouvaient battre en rase campagne, mais en flanc seulement et pour les défilés, de sorte qu'ils ne pouvaient être utiles qu'au cas les ennemis voulus- sent escalader. Trois portes donnaient accès à la haute- ville : celle de St- Louis, ouvrant sur le chemin qui conduisait à Sillery ; celle de St-Jean donnant sur le chemin qui conduisait à Ste-Foy ; et celle du Palais par l'on descendait au Palais de l'Intendant, au faubourg de St-Roch et à l'Hôpital général. Les batte- ries qui dominaient la rade du côté du fleuve et qui, commençant en arrière de l'évêché, situé au sommet de la côte de la Montagne, se continuaient jusqu'à l'autre côté du promontoire, et couvraient à peu près l'empla- cement actuel de la batterie des Remparts, étaient gar- nies de quarante-deux canons du calibre de vingt-qua- tre, dix-huit et douze, avec six gros mortiers de fer et un de fonte ; elles étaient à barbette et soutenues d'un njau- vais parapet de pierre. Au delà du château St-Louis, en gagnaut vers le Cap-Diamant, il y avait une palissade défendue par deux batteries de pièces de vingt-quatre, dix-huit, douze, et huit, avec deux mortiers. Du côté nord en allant vers l'Hôtel-Dieu, la crête du cap était protégée par une palissade de six pieds de haut et trois petites batteries ayant chacune huit pièces de canon du calibre de dix-huit et douze.

Au pied du promontoire, sur le bord du fleuve, s'éle- vait la Basse- Ville se tenait tout le commerce. Elle était défendue par quatre batteries munies de canons de trente-six, vingt-quatre, dix-huit, douze, et huit livres de balles, et désignées comme suit : la batterie de St-

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Charles, la batterie Dauphiae, la batterie Royale, et la batterie de construction. Le côté de la rivière St-Char- les et de l'Intendance était protégé par des canons de campagne et plusieurs doubles palissades sur le chemin de St-Roch. Enfin, dans la côte de la Montagne, par communiquaient la haute et la basse ville, on avait éta- bli deux batteries à barbettes, chacune de quatre canons ^.

En somme si la situation topographique de Québec était avantageuse, ses fortifications étaient très impar- faites et ne pouvaient efficacement le défendre contre un siège en règle.

Montcalm était à peine arrivé qu'on signalait la flotte anglaise dans le fleuve Saint- Laurent. Le 23, il écri- vait à Lévis : ** Nous venons d'apprendre par deux capitaines marchands qu'ils ont vu à Saint-Barnabe sept ou dix vaisseaux. Ce pouvait être l'avant-garde des Anglais. Cependant on n'a pas fait de signaux et nous n'avons point d'avis." Ces signaux, dont parlait Montcalm, étaient des feux que les habitants des parois- ses le long des rives du fleuve avaient reçu instruction

1 Nous avons emprunté les données de cette description des défenses de Québec à l'important journal de M. de Foli- gné, officier de marine, qui commandait l'une des batteries de la haute ville durant le siège. Ce journal, dont le manus- crit se trouve aux archives du ministère de la marine à Paris, a été imprimé dans le volume IV de l'ouvrage de M. Doughty, The siège of Québec. Nous avons aussi consulté le plan de l'ingénieur Mackellar, reproduit dans le volume du même auteur intitulé The Fortress of Québec, et le plan de l'ingé- nieur Bellin reproduit au vol. III de l'histoire de Charlevoix, édition in octavo, p. 72. 35

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d'allumer de distance en distance pour annoncer l'ap- proche de l'ennemi. ^ A défaut de télégraphe, un cordon de flammes, courant de pointe en pointe et de colline en colline, devait dénoncer la progression de la formi- dable armada. Ces lueurs sinistres allaient bientôt embraser l'horizon. A minuit, le 24 mai, Montcalm était brusquement éveillé; le flamboyant signal venait- de briller sur la falaise de Lévis, et on lui apportait la nouvelle certaine que quinze vaisseaux de ligne, l'avant- garde de la flotte anglaise, avaient dépassé le Bic. Il employa le reste de la nuit à donner des ordres et à expédier des courriers. " Je fais de mon mieux, Dieu fera le reste," écrivait-il le lendemain à Bourlamaque.

Dans un conseil tenu le 23 à l'Intendance, l'on avait convoqué tous les capitaines de frégate et des autres navires avec les o fficiers du port, les sieurs Canon et Legris s'étaient chargés de descendre le fleuve pour avoir des nouvelles de l'ennemi. Celles que Ton reçut la nuit suivante mirent fin à ce projet. Oa avait aussi arrêté que les équipages concourraient avec les troupes à la défense de Québec, et commenceraient par fournir trois cents hommes aux travaux de l'artillerie et du génie. On les employa dès le lendemain à construire des lignes sur le bord de la rivière Saint-Charles. M. de Caire, ingénieur, arrivé deux jours plus tôt avec MM. de Eobert et Fournier, officiers du même corps, dirigea ces travaux.

Le 24 mai au soir, M. de Vaudreuil arriva et approuva toutes les dispositions prises par Montcalm. Des ordres furent expédiés pour faire descendre à Qué-

1 Mémoires sur le Canada, p. 129.

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bec les cinq bataillons de Guyenne, de Béàrn, de la Sarre, de Languedoc et de Koyal-Eoussillon, cantonnés dans les régions de Montréal et des Trois-Rivières, ainsi que les milices de ces gouvernements. MM. de Bougainville et de Pontleroy furent envoyés à l'île d'Orléans pour constater s'il était possible d'y opposer quelque obstacle à l'ennemi. On dépêcha aussi M. Pellegrin pour enlever les balises de la traverse, au cap Tourmente, et en substituer de fausses ; et aussi pour s'assurer si l'on pourrait barrer ce passage en y coulant des vaisseaux. Mais les deux premiers rapportèrent qu'il n'y avait rien à faire à l'île, et le troisième infor- ma Vaudreuil et Montcalm que la Traverse, au lieu d'avoir seulement cent toises de large, comme l'avaient soutenu depuis longtemps nos marins, en avait près de sept cents. ^

Le 26 mai, MM. de Bougainville et de Malartic allaient reconnaître les bords des rivières St- Charles Beauport et Montmorency. Le 27, M. de Courval, envoyé à l'Ile-aux-Coudres pour seconder M. de la Nau- dière, chargé d'y inquiéter les Anglais, avec un déta- chement de trois cents hommes et une petite flottille de cajeux, revint avec l'information que là, non plus, le temps ne permettait pas de faire quelque chose d'efficace. On donna donc à M. de la Naudière l'ordre de se replier.

M. de Lévis arriva à Québec le 28. Il précédait de peu les bataillons réguliers et les premiers détache-

1 Journal de Montcalrriy p. 526 ; Siège de Québec en 1759, p. 7. (Copie d'un manuscrit déposé à la bibliothèque de Hartwell, en Angleterre ; apporté de Londres par Thon. D. B. Viger, en 1834 ; imprimé chez Fréchette et Cie, à Québec, en 1836).

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ments de milice. Sous quelques jours, des forces rela- tivement assez considérables, au moins quant au nom- bre, seraient réunies à Québec. Comment allait-on s'en servir ? Fallait-il essayer de mettre la ville en état de subir un siège, en la fortifiant le mieux que l'on pour- rait, et s'y enfermer ou se cantonner sous ses murs pour y attendre l'ennemi ? Cela devait sembler impos- sible à quiconque avait la moindre expérience militaire. Alors, quel autre plan devait-on adopter ? Pour décider cette question, il importait de considérer la topographie des environs de Québec. La capitale était bâtie sur un escarpement, qui se prolongeait à l'ouest en remontant le fleuve jusqu'à plusieurs lieues. Pour les Anglais, essayer de débarquer à la basse ville sous le feu de la place eût été folie pure. Tenter de dou- bler le Cap-Diamant, en risquant d'être foudroyé par les batteries françaises, pour se trouver au-delà en face d'une muraille de roc, si toutefois l'on avait la chance de ne pas être coulé bas dans le passage : on ne présu- mait pas encore que l'ennemi s'y hasarderait. Restait un débarquement sur la plage de Beauport, manœuvre ten- tée par Phipps en 1C90. était le point vulnérable, l'on devait craindre l'attaque. C'était donc qu'il fallait se préparer à la repousser. Montcalm, on l'a vu, s'en était persuadé dès le mois d'octobre 1757. Il n'est pas sans intérêt de reproduire ici le texte même des observations consignées alors dans son journal. " Depuis le Cap Tourmente jusqu'à Beauport, disait-il, il est impossible de faire aucune descente. Le Sault seul de Montmorency est une barrière presque invincible ; il faut conclure que, comme la côte du Sud est pareille- ment impraticable pour une descente, à cause des bois

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qui la couvrent et des rivières sans nombre qui la cou- pent, et parce que d'ailleurs il faudrait, pour assiéger Québec, faire la traverse du fleuve, les Anglais ne peu- vent que doubler la pointe de l'île d'Orléans et venir mouiller dans le bassin de Beauport, à la vue, mais hors de la portée du canon de la place. Plusieurs redoutes, placées depuis la pointe Délaissée ^ jusqu'à la petite rivière Saint-Charles, un bon ouvrage déjà à moitié fait à l'Hôpital général, et de cet ouvrage à la côte d'Abra- ham d'une part, et de l'autre à la Basse- Ville des lignes en coupant une presqu'île, autour de laquelle tourne la rivière Saint- Charles, afin d'accourcir le front de ces lignes, ces travaux aisés à faire promptement et avec peu de frais, qui se garderaient avec trois ou quatre mille hommes, mettraient, je crois, la ville en sûreté. Il n'y a d'autre moyen de la défendre que d'em- pêcher les ennemis d'en approcher ; les fortifications en sont si ridicules et si mauvaises qu'elle serait prise aussitôt qu'assiégée. M. le marquis de Mont- calm a reconnu l'emplacement de presque toutes les redoutes." Ainsi donc, près de deux ans avant le siège, Montcalm avait fixé sa pensée sur ce plan de défense d'un camp retranché à Beauport^. Plus récemment, au

1 C'est ainsi que ce mot est écrit dans le journal. Son orthographe a subi plusieurs variantes. Dans certaines pièces nous lisons " pointe de Lessay ", dans d'autres " pointe de Lessey " ; l'abbé Casgrain écrit " pointe du Lest ", parce que, dit-il, c'était l'endroit les navires prenaient leur lest. Sur les cartes françaises du temps on lit "pointeà l'Essay." Cette pointe est située un peu à l'est de la rivière de Beauport.

2 M. l'abbé Casgrain a semblé sous l'impre-*sion que la première idée de ce camp avait été donnée par vis. (Mont-

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mois de janvier 1759, il avait soumis à M. de Vau- dreuil, un mémoire de Pontleroy, cette idëe était très développée. Cet ingénieur y proposait l'érection d'une ligne de redoutes, de la Pointe à l'Essay à la rivière St-Chailes. Elles seraient distantes les unes des autres de deux cent cinquante toises, et pourraient contenir chacune de quatre-vingts à cent hommes. " La droite appuierait à la rivière St-Charles, et la gauche à la pointe de Lessay, sur la hauteur de laquelle il serait placé deux autres redoutes comme en seconde ligne, pour soutenir et favoriser une retraite aux trou- pes qui seraient dans la partie du Sault Montmo- rency ^ ". Montcalm avait donné à ce mémoire toute son approbation.

Ce fut à ce plan que Ton s'arrêta. Après avoir déli- béré en conseil de guerre sur la situation, on prit les déterminations suivantes. Les travaux indispensables pour achever de clore la ville du côté du fleuve, soit en murailles, soit en palissades, seraient exécutés. On augmenterait les batteries de la basse ville et le nombre des canons sur celles de la haute ville ; on en érigerait de nouvelles au chantier du Palais tant pour défendre l'entrée de la rivière Saint- Charles que pour flanquer la partie appelée vulgairement la Canoterie. On borderait la rive droite de cette rivière de retranchements depuis son embouchure jusqu'à l'Hôpital général ; on y échouerait deux navires l'on monterait du canon. On y construirait, en deçà de l'Hôpital général, au

calm et Lévis, II, p. 66.) Il nous paraît établi qu'elle était due à Montcalm.

1 Lettres et pièces militaires^ p. 99.

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commencement de la Pointe-aux-Lièvres, un pont pro- tégé par un ouvrage à cornes sur la rive gauche, et par un autre retranchement sur la rive droite, du côté de Québec. La côte, depuis la rivière Saint-Charles jus- qu'au Sault-Montmorency, serait bordée de retranche- ments, où l'on pratiquerait de distance en distance des redoutes et des redans, garnis de batteries dont le feu pourrait se croiser en différents points, et l'on prendrait aussi quelques précautions du côté de l'Anse-des-Mères et de Sillery, quoique l'on eût jugé cette partie inac- cessible ^

Quant à l'étendue du camp de Beauport, Montcalm, quoiqu'il eût pensé d'abord à établir nos postes jusqu'au Sault-Montmorency, avait ensuite para frappé de la grande longueur de cette ligne, et aurait incliné à pren- dre comme limite la Pointe à l'Essay au-delà de la rivière Beauport. Mais vis opina qu'il valait mieux appuyer notre gauche aux escarpements presque infran- chissables du Sault,et après une assez longue discussion, Montcalm accéda à cette vue ^.

Pour la partie maritime, voici ce qui fut décidé. M. Duclos, capitaine de la Chézine^ construirait un ponton ou batterie flottante capable de porter douze canons de gros calibre, et M. Jacau de Fiedmont six chaloupes canonnières d'une forme spéciale, ouvertes de l'avant, pouvant porter chacune un canon de vingt-

1 Journal tenu à V armée que commandait feu M. le mar- quis de Montcalm., imprimé dans les Mémoires de la Société littéraire et historique de Québec, 1861; Journal de Foligné»

2 Mémoire sur la campagne de 1759, par M. de Joannès j Dussieux, p. 385 ; Montcalm à Lévis, P' juillet 1759 ; Lettres du marquis de Montcalm p. 166.

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quatre ^. On transformerait en brûlots une goélette, deux bateaux et cinq vaisseaux marchands ^. On ferait construire cent vingt cajeux, chargés de matières com- bustibles. Quant à nos navires non transformés en brûlots, on leur ferait remonter le fleuve avec leurs car- gaisons de vivres jusqu'aux Trois-Rivières, ne gardant à TAnse-des-Mères que les deux frégates du roi VAta- lante et la Pomone ^ Toutes ces diverses mesures furent adoptées dans une séiie de conseils plus ou moins mouvementés, tenus à la fin de mai et durant la première partie du mois de juin. Montcalm sortait paifois excédé de ces réunions, régnait souvent une confusion extrême, et d'où l'ordre, le décorum, étaient trop fréquemment bannis... ** Le conseil toujours ora- geux ; on a cependant pris un parti sur notre marine, " lisons-nous dans son journal, à la date du 12 juin. Et encore, le 21 : " Le conseil a été plus tumultueux et plus inconséquent que jamais ; le désordre s'accroît à mesure que le dénouement s'approche. Quel sujet pour une pièce de théâtre qui réunirait tant de gens, et des situations bien neuves pour l'ancien monde * ! "

1 On appela ces chaloupes les " Jacobites " en faisant allusion au nom de leur constructeur. Le ponton do M. Duclos fut appelé le Diable. (Malartic, p. 242.)

2 Les noms de ces vaisseaux étaient : V Ambassadeur, les Quatre- Frères, V Américain, V Angélique, et la Totsond'Or. Ce dernier fut brûlé accidentellement pendant qu'on l'équi- pait en brûlot.

3 Journal tenu à Varmée, p. 31 ; Journal de Montcalm^ pp. 52fi, 533.

4 Un mémoire contemporain nous donne cette descrip- tion peu flattée de quelques-uns de ces conseils : " Un peti cabinet long et étroit, deux chaises courant l'une après Tau-

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Le 29 mai les cinq bataillons arrivèrent à Québec et allèrent camper sur la rive droite de la rivière Saint- Charles, un peu en haut de l'Hôpital général. Les mili- ciens commencèrent aussi à arriver de Montréal et des Trois-Eivières. Et les divers travaux furent poussés aussi promptement que possible. Montcalm, qui com- prenait combien chaque minute était précieuse, aurait voulu inoculer à chacun son anxieuse impatience. Le 31 mai, il donnait un mémoire dans lequel il recom- mandait d'aller au plus pressé, de ne pas s'attarder aux travaux inutiles, de concentrer ses efforts sur quelques points essentiels : le pont sur la rivière Saint-Charles, et aussi ceux des rivières du Cap- Rouge et de Jac- ques-Cartier, dont la nécessité se ferait sentir en cas

tre, l'on entre pèle mêle, celui qui ose faire l'impor- tant, quelque mince que soit son grade, peut y briller à son aise l'on se presse l'on se coudoie les plus petits se passent sous les bras des plus grands pour gagner le premier rang l'on crie l'on se coupe la parole chacun parle à la fois sur les choses même qui n'ont aucun rapport, etc., etc., etc. j tel est le lieu, telle est la forme de ces conseils. M. le marquis de Montcalm, n'étant pas le maître de mettre dans ces actes la dignité convenable, et voyant la nécessité d'avoir des résultats qui lui donnassent des lumières, requit et força un chacun, toutes les fois que la matière était importante, de donner son avis par écrit et d'en tenir registre. C'était une nouveauté ; mais la néces- sité qu'il fit voir d'être au moins en état de présenter à la Cour un plan réglé des opérations, pour servir en même temps de justification, mit que'que forme dans cette partie j mais par un équivoque malheureux ou risible, ce registre n'étant qu'en feuilles volantes, fut brûlé avec d'autres papiers inutiles ; malheur cependant réparé bientôt parce qu'on trouva chez M. de Montcalm toutes les pièces en ordre. " (Siège de Québec en 1759, bibliothèque d'Hartwell).

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d'événements malheureux ; les ouvrages pour couvrir la tête du premier pont ; le barrage de la rivière à son embouchure avec les deux vaisseaux armés de canons^ ; la fermeture de la haute et de la basse ville ; "^ la mise en état de toutes les batteries ; la construction de la batterie flottante, des bateaux portant des canons, des brûlots et des cajeux, et aussi de quelques chaloupes carcassières. ^ Puis, ces divers ouvrages terminés, il importerait de se mettre aussitôt à l'érection d'une redoute à l'entrée de la rivière, et de retranchements à tous les endroits elle était guéable. " Tout autre ouvrage me paraît inutile, ajoutait Montcalm, dès qu'on ne peut se flatter d'avoir le temps ni les moyens de faire tous ceux qui a^vaient été projetés. Il faut seule- ment s'occuper d'une bonne formation de troupes de la colonie, des moyens d'avoir quelques pièces de campa- gne et de quoi conduire des munitions à la suite des troupes. Ces objets remplis, M. le chevalier de vis, avec les officiers de l'état-major, ira leur marquer le camp de guerre déterminé ce matin sur h s hauteurs de Beauport, et voir d'en préparer les communications, et il faudra attendre les ennemis avec autant de tranquil- lité que de courage."*.

1 On barra aussi la rivière par une chaîne d'estacades.

2 "On convient que la basse-ville ne sera jamais bien fer- mée, observait Montcalm ; mais au moins il faut qu'elle en ait l'apparence pour en imposer à l'ennemi et lui en rendre l'atta- que difficile et meurtrière."

3 Les " carcasses " étaient un projectile ellepsoïdal explo- sif, dont on se servait beaucoup au XVII L* siècle. Les cha- loupes carcassières étaient celles dont on se servait pour lan- cer dea carcasses.

4 Lettres et pièces militairesy p. 170.

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Mais pour compléter ces préparatifs il fallait du temps ; et ce temps l'aurait-on ? Le 2 juin, Montcalm écrivait à Bourlamaque : " 11 est d'une grande consé- quence pour ici que nous ayons encore quinze jours, car tout va, mais ne commence à aller vite, faute de bras, que d'aujourd'hui et un peu mieux demain ; et je suis accablé par tous travaux et de tous genres qui me fatiguent encore plus par la nécessité d'en parler au généralissime ". Il déployait une activité dévorante. On le voyait se porter de Québec au Cap Rouge, du Cap- Rouge à Beauport, de Beau port à Montmorency, pour examiner lui-même les lieux. Il visitait les campe- ments, passait en revue les milices, inspectait les ou- vrages, rédigeait des mémoires, assistait aux conseils» et aiguillonnait tous les services, artillerie, génie, ma- rine et commissariat. Il supputait fiévreusement les jours qui séparaient encore de Québec la flotte anglaise. Les éléments semblaient nous être hostiles. Un vent de nord-est obstiné ^, complice de l'invasion, poussait vers nous d'un souffle incessant les navires ennemis. Souvent, sans doute, durant les nuits le travail le tenait éveillé, Montcalm, dans son logis des remparts, devait avec angoisse écouter les rafales qui venaient battre ses fenêtres. " Un furieux vent de nord-est, écri- vait-il à Bourlamaque, règne depuis quatre jours et

1 " Le vent de nord-est continuant d'être favorable aux Anglais, l'on apprit enfin la traversée qu'ils avaient faite au nombre de sept à huit vaisseaux de force". {Siège de Que-

hecy bibliothèque d'Hartwell) '' Cependant, la flotte ennemie

à la faveur d'un vent de nord-est qui a constamment régné tant qu'ils en ont eu besoin, avançait et grossissait de jour à autre dans le fleuve ". (Journal tenu à Varmée.)

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dure encore, ce qui... me fait croire que d'ici à deux ou trois jours leur escadre pourrait bien être au Bic ; plus nous allons, plus nous voyons qu'il nous reste bien des choses à faire ; mais Dieu et la bonne fortune, ainsi soit de nous ". Et quelques jours après : **Nous avons encore bien des choses à faire ; je souhaiterais du sud- ouest pendant quinze jours ".

Cependant, grâce à l'arrivée des miliciens et au pré- cieux concours des marins de notre escadre, les travaux de défense avançaient. Notre personnel naval se com- posait de cent un officiers et de seize cents matelots. Sur ce nombre quatre cents matelots et quatorze officiers restaient à bord des deux frégates stationnées à l'Anse- des-Mères ; un égal nombre de matelots et vingt-quatre officiers étaient retenus par le service des vaisseaux remontés jusqu'aux Trois-Rivières ; cent matelots et quatre officiers avaient été envoyés à Bourlamaque pour les manœuvres des chebecs ^ sur le lac Champlain. Il restait donc sept cents matelots et cinquante-neuf offi- ciers ^ dont la coopération fut très efficace, tant pour les ouvrages à ériger, que pour le service des bateaux et des batteries durant le siège.

Dans les premiers jours de juin, la haute et la basse ville de Québec et les deux bords de la rivière Saint-

1 Les chebecs étaient des petits bâtiments pointus des deux bouts, qui pouvaient aller aussi bien à la rame qu'à la voile. Ils pouvaient porter des canons. On en avait cons- truit et »rmé trois sur le lac Champlain, pour protéger les approches de l'Ile-aux-Noix.

2 Disposition générale pour s'opposer à la descente depuis la rivière Saint- Ch-irles jusqu''au Sault Montmorency, etc., par le chevalier de Lévis ; Lettres et pièces militaires, p. 163,

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Charles offraient le spectacle d'un immense chantier. Le travail commençait tôt le matin et se termicait tard le soir. Le dimanche même ne l'interrompait point. Le - juin, veille de la Pentecôte, l'ordre du jour suivant fut lu dans tous les corps : " Dans les circonstances nous nous trouvons, ce que les soldats et les miliciens peuvent faire de mieux pour le service de Dieu et du Roy, c'est de travailler sans relâche à nous mettre en état. Aussi tous les travaux continueront demain quoique ce soit jour de Pentecôte. Les ofi&ciers et sergents chargés de conduire les travail- leurs dans la ville, les assembleront en règle et les mèneront à la messe qui se dira à quatre heures et demie à la cathédrale. M. de Senezergues auia atten- tion d'en faire dire à la même heure à son camp, et verra s'il ne pourra pas détacher un aumônier pour en dire une au camp de l'autre côté de la rivière. Il doit se dire trois messes à l'Hôpital général, et Monseigneur a prévenu que les aumôniers se régleraient sur les heures que M. de Senezergues demanderait ^"

Montcalm, qui eût voulu doubler les jours, ne cessait de demander à tous une célérité toujours plus active. " Nos travaux ne vont pas aussi vite que je le vou- drais, disait-il dans une lettre à son fidèle Bourla- maque. Cependant, d'ici à dix jours, nous aurons trois ponts sur la rivière Saint-Charles avec un grand

1 Ordres de Varmée au siège de Québec, contenus dans iin recueil manuscrit intitulé : Campagnes de 1755, 1756, 1757, 1758, 1759, 1760, acheté à Londres par M. l'abbé Verreau en 1873, Ce recueil est inédit, à l'exception de la première par- tie, consicré aux ordres de Dieskau, qui a été publiée en 1900 par la société historique de Montréal.

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ouvrage pour les défendre ; toute la basse ville et la haute hérissées de canons, toute la haute et la basse ville fermées de maçonnerie ou palissades, des mai- sons crénelées, deux bâtiments dunkerquois coulés à l'entrée de la rivière Saint- Charles, des batteries, trois chaloupes canonnières, douze bateaux jacobites, une batterie flottante portant dix-huit pièces de canon de vingt-quatre, huit bâtiments armés en brûlots, cent vingt cajeux qu'il a fallu faire, le roi en avait payé pour quarante mille livres, et il n'y en avait plus; deux frégates embossées à l'Anse-des-Mères ; la rivière Saint- Charles retranchée ; redoute à la hauteur des Parents ; redoute à la Canardière ; le champ de bataille entre la rivière Beauport et la rivière Saint-Charles préparé ; des ponts sur la rivière Cap- Rouge, ou Cap-Santé ; des attelages pour l'artillerie de campagne ; trente chevaux de selle pour les officiers généraux et officiers majeurs ; deux frégates armées et équipées ; cent huit Canadiens choisis, tous tireurs, incorporés dans les bataillons : encore de dix à quinze jours, et tous ces objets seront dans le point de perfection. M. le marquis de Vau- dreuil qui commande l'armée, donne le mot, et auia beaucoup d'honneur dans son fait, s'il bat les ennemis." L'incorporation des Canadiens dans les bataillons cent huit hommes pour chaque bataillon que Mont- calm mentionnait ici, était la réalisation d'une de ses idées, combattue par Vaudreuil, mais agréée par la Cour. Elle fortifiait les réguliers de cinq cent quarante soldats, qui deviendraient assez vite rompus à la disci- pline. Une autre innovation devait bientôt suivre celle- là. C'était la création d'un corps de cavalerie. Dans un mémoire daté du 5 juin, Montcalm en démontrait

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Tutilité, et quelques jours après le gouverneur mettait à l'oidre cet appel : " M. le marquis de Vaudreuil demande des Canadiens ingambes et de bonne volonté pour former la troupe de deux cents chevaux ; s'ils se conduisent bien, il sera accordée, l'expédition finie, une gratification, et ils seront renvoyés chez eux de préfé- rence et des premiers. " ^ Ce corps, formé vers la mi- juin, fut placé sous les ordres de M. de la Rochebeau- cour, l'un des aides de camp du général, et rendit des services signalés.

Malgré le vent favorable, la première division de la flotte anglaise, signalée dès le 24 mai, ne se hâtait pas. Voulant donner le temps aux autres divisions de remon- ter le fleuve, elle était restée mouillée plus de huit jours à rile-aux-Coudres, évacuée par les habitants. Les ennemis s'abstinrent d'abord d'y descendre, craignant quelque embuscade ; puis, s'enhardissant, ils s'y répan- dirent librement. On avait dépêché un officier de la colonie, M. de Niverville, avec un détachement de Cana- diens et de sauvages, pour les y inquiéter. Mais, arrivés en vue des Anglais, les sauvages refusèrent de mar- cher et firent manquer le coup. Toutefois un canadien nommé Desrivières, ne voulant pas s'en revenir aussi piteusement, aborda sur l'île avec quelques-uns de ses habitants, et eut la chance de faire prisonniers trois jeunes gardes-marine. Un de ceux-ci était le petit-fils

1 Ordres de V armée au »iège de Québec, Dans son mémoi- re au sujet de la cavalerie, Montcalm disait: "si on veut leur donner (aux cavaliers) un air de guerre à peu de frais, il leur faudrait des bonnets avec des peaux d'ours, des capotes am- ples, uniformes, blanches ou bleues, et je préférerais le bleu, cependant c'est indifférent ; des sabres et des bons fusils *\

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de l'amiral Durell, qui commandait la première division de la flotte ennemie. Emmenés à Québec, ces jeunes gens furent traités avec égard. La description qu'ils firent de l'armement dirigé contre le Canada apprit peu de nouveau aux chefs de la colonie.

Le retard inespéré de la flotte anglaise était précieux pour les défenseurs de Québec. " Quoique les ennemis, mon cher Bourlamaque, écrivait Montcalm le 11 juin, aient huit bâtiments auprès de la Traverse, je me flatte que nous aurons encore quinze jours bien nécessaires, après quoi nous les attendrons avec grand courage, bonne espérance malgré l'infériorité de nos forces et de nos moyens. M. Aubert ^ écrit encore par un courrier, arrivé ce soir, qu'il n'y a pas augmentation à leurs for- ces; ainsi du Bic à la Traverse ils sont vingt-cinq bâti- ments."

Au milieu de ses préoccupations et de ses accablants labeurs, Montcalm avait encore quelques éclairs de sa verve humoristique. A la lettre que nous venons de citer, il ajoutait ce post-scriptum : " Le colonel Bou- gainville commande le camp d'au-delà de la rivière Saint-Charles, pour les travaux. Il a à ses ordres cinq compagnies de grenadiers et cinq cents Canadiens, fait meilleure chère que moi, et habite dans la maison de son cousin de Vienne. J'ai cependant plus de couverts que le modeste intendant, depuis les lettres de M. Ber- ryer. Quand Cadet demande quelque chose de juste,

1 " Les sieurs Aubert et de Plaine, canadiens, (étaient) établis à St. Barnabe (Rimouski) pour observer ce qui s'y passait daus le fleuve." (Relation du siège de Québec, du 27 mai au 8 août 1759.)

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l'intendant répugne, et Cadet donne un placet à Mgr le marquis de Vaudreuil, à Mgr le marquis de Mont- calm, et au sieur Bigot, ce qui me fait rire. Nous avons fait prisonniers trois gardes-marine, dont le petit- fils du chef d'escadre Durell ; il polissonnait sur l'Ile-aux- Coudres ". A propos du " modeste intendant ", Mont- calm faisait ici allusion aux lettres sévères reçues par ce dernier du ministre de la marine. M. Berryer avait adressé à Bigot de vifs reproches au sujet du déborde- ment des dépenses, et de certaines opérations très repréhensibles, contraires au bien public et aux intérêts du roi. Ces lettres contenaient une allusion significa- tive aux immenses fortunes qui se faisaient en Canada ^ C'était Bougainville, retour de Versailles, qui avait mis son chef au courant de ces détails.

Pendant que l'amiral Durell attendait le gros de la flotte commandée par l'amiral Saunders, son amiral en chef, les retranchements élevés par nos troupes faisaient de la paroisse de Beauport un vaste camp fortifié. Les habitants de Québec voyaient avec étonnement surgir sur la rive du fleuve une série de redoutes et de batte- ries. C'étaient, de la rivière Saint- Charles au Sault- Montmorency, la batterie de la Pointe-à-Roussel, flan-

I Ces deux lettres très inquiétantes de M. de Berryer, étaient datées du 16 janvier 1759. Dans une autre lettre, le ministre annonçait à l'intendant qu'il allait lui envoyer un bon travailleur, pour mettre de l'ordre principalement dans le bureau des fonds. Cet employé s'appelait Querdisiea Trémais. Et en le recevant ici, M. Bigot pouvait se demander si ce n'était pas un surveillant et un inquisiteur qu'on lui expédiait.

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quée de deux redans ; la batterie Paquet, la batterie de la Canardière ; le redan de la Morille ; le redan Chali- four ; le redan de Vienne ; le redan du Vieux-Camp, avec une batterie ; le redan des Tours ; le redan des Parent, avec une batterie ; la redoute de la rivière Beauport ; le redan de gauche ; le redan Duchesnay ; le redan Salaberry; la redoute sous l'église, avec deux batteries ; la batterie Saint- Louis, avec deux redans ; la redoute du Sault, avec une batterie. "Jamais ouvrages, écrivait le capitaine de Foligné, ne s'élevèrent plus vivement, de sorte que nos généraux avaient la satis- faction de se voir bientôt en état de recevoir les enne- mis dans leur descente. Rien de plus beau que ces retranchements défendus de distance en distance par de bonnes redoutes garnies de plusieurs pièces de canon ".

Les positions qui devaient être occupées par les dif- férents corps étaient déjà déterminées, suivant l'ordre de bataille dont le chevalier de Lévis avait été le rédacteur. Nous citons cette pièce»: " La brigade de Québec composée de 3,500 hommes, aux ordres de M. de Saint-Ours, campera à la droite. La brigade des Trois-Rivières, composée de 880 hommes aux ordres de M. de Bonne, campera aussi à la droite, et à la gauche de la brigade de Québec. Les troupes de terre, compo- sées de 2,000 hommes, combattant aux ordres de M. de Senezergues, brigadier, camperont au centre. Les milices de la ville de Montréal, composées de 1,150> hommes aux ordres de M. Prudhomme, camperont à la' gauche des troupes de terre. La brigade de Montréal, composée de 2,300 hommes aux ordres de M. Herj^in^, fermera la gauche de la ligne. La réserve sera com-

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posée de la cavalerie, des troupes légères et des sauva- ges. L'artillerie, aux ordres de M. Le Mercier, et les vivres, camperont aux endroits les plus commodes et qui seront indiqués. Les milices de la ville de Qué- bec, composées de ÔOO hommes, resteront pour servir de garnison à Québec aux ordres de M. de Ramezay, lieutenant de Eoi. Les deux frégates du Roi resteront armées et du désarmement des autres bâtiments on armera les bâtiments destinés à combattre en amont de la rade, et à mesure que ces bâtiments deviendront inu- tiles, les équipages entreront dans la place pour servir aux batteries qui leur auront été indiquées d'avance. M. Vauquelin, commandant de la rade, aura la direction de tous les bâtiments...

" La ville de Québec laissée à ses propres forces et à celles de la marine, l'armée passera la rivière Saint- Charles. La droite, composée des brigades des gouver- nements de Québec et des Trois- Rivières, campera dans la plaine depuis la redoute de la Canardière jusqu'à celle de l'embouchure de la rivière de Beauport. Ces deux brigades élèveront de la terre pour former un parement dans le front de leur camp, pour se mettre à couvert de la canonnade. Les troupes de terre, qui for- ment le centre de l'armée, camperont sur les hauteurs de Beauport, longeant le grand chemin du ruisseau de Beauport. La gauche, composée des brigades du gou- vernement de Montréal et des milices de la ville, cam- ' peront à la gauche de l'église de Beauport et se prolon- geront sur la crête du grand escarpement. La réservç, , composée de la cavalerie, des troupes légères et des sau- vages, se portera jusqu'au Sault de Montmorency, et' '

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s'étendra par sa droite en suivant la crête de Tescarpe- mcnt pour joindre la gauche de la ligne.

" L'armëe dans cette position, se retranchera dans tout son front pour se mettre à couvert du canon, et Ton travaillera à foitifier les endroits qui paraîtront les plus faciles au débarquement des ennemis... Dans la situa- tion où nous sommes, c'est la seule position que nous puissions prendre ; elle sera audacieuse et militaire." Lévis ajoutait ensuite cette observation, il formulait le sentiment général, que l'événement devait si cruelle- ment démentir : " Il n'y a pas lieu de croire que les ennemis pensent à tenter de passer devant la ville et à faire leur débarquement à l'Anse-des-Mères, et tant que les frégates subsisteront nous n'avons du moins rien à craindre pour cette partie." Ironie des pronos- tics î c'était précisément ce que le lieutenant de Mont- calm proclamait inadmissible qui allait arriver ^ !

1 Dans le volume de la collection Lévis intitulé : Lettres et pièces militaires, édité par M. l'abbé Casgrain, il n'y a qu'un court fragment de cette " Disposition et Ordre de bataille " du chevalier de Lévis. L'éditeur a mis cette note au bas delà page : " Ce mémoire, malheureusement incomplet, est la seule des pièces de cette première partie qui appartienne au Xle volume des papiers du chevalier de Lévis." Or cette pièce, incomplète dans le volume, se trouve complète et parfaite dans le recueil manuscrit et inédit mentionné par nous dans une note précédente, page 557. M. l'abbé Casgrain semble avoir ignoré l'existence de ce recueil manuscrit, déposé en 1874 dans les Archives de la Société Historique de Montréal, par M. l'abbé Verreau.

Dans la suite de cette pièce, Lévis envisage l'éventualité d'un débarquement opéré par les Anglais à Beauport, et indi- que quelles manœuvres il faudrait alors exécuter. Le docu- ment, très intéressant, se termine par ces mots : ' Au surplus

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Le 14 juin l'avant-garde de la flotte anglaise fit une manœuvre décisive. Après avoir quitté son mouillage de la Prairie, à Plle-aux-Coudres, elle franchit heureuse- ment la Traverse du Cap-Tourmente. On avait toujours ici considéré cet endroit comme très dangereux pour les gros navires, surtout pour des vaisseaux de guerre. Et voici que les Anglais le franchissaient avec aisance. Le fait est que leur heureuse navigation dans notre fleuve étonnait et désappointait tout le monde. Depuis le désastre de l'amiral Walker, en 1711, on s'était géné- ralement flatté que Québec était peu accessible à l'en- nemi. " Nos marins, qui avaient toujours représenté cette navigation comme très difficile, ce que les mal- heureux accidents arrivés si fréquemment à nos vais- seaux ne faisaient que trop croire, rougirent de voir que les Anglais l'eussent faite si facilement et sans aucun risque." ^ Le bonheur des vaisseaux ennemis faisait écrire à Montcalm : *' Ces Anglais, différents de nos Français, profitent de tous les airs de vent et des grandes marées pour cheminer insensiblement; et, pour me servir des termes de M. Aubert, capitaine de navire, ils n'ont pas l'air emprunté dans notre rivière, dont nous aurons, Dieu merci, une bonne carte l'année pro- chaine. Nos meilleurs marins ou pilotes me paraissent ou des menteurs ou des ignorants." ^.

Ce passage de la Traverse, fait si lestement par les

nous devons tout attendre de notre constance, de notre fer- meté, des fautes que nos ennemis feront, et de la Providence qui soutient cette colonie depuis sa création." La pièce est datée : " A Québec, le 10 juin 1759."

1 Siège de Québec en 1759, (Hartwell), p. 6.

2 Lettres de Bourlamaquej p. 351.

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ennemis, Montcalm aurait voulu le leur rendre à peu près impossible. Après sa tournée d'inspection de 1757, il avait représenté qu'il existait au Cap-Tourmente " un emplacement propre à établir une batterie de qua- tre pièces et de deux mortiers ", qui " serait hors d'in- sulte, ce pays étant presque inabordable", et qui •' bat- trait les vaisseaux faisant la traversée, pendant près d'un quart d'heure ". ^ Mais son mémoire était resté lettre morte.

Les vaisseaux anglais s'arrêtaient après chaque étape. Arrivés au delà du Cap- Tourmente, ils mouil- lèrent par le travers de l'île d'Orléans. M. de Vaudreuil avait envoyé un détachement en observation à Saint- Joachim sous M. de Repentigny, et un autre à l'Ile sous M. de Courtemanche. Les ennemis tentèrent un débarquement sur la rive nord de l'île d'Orléans ; mais M. Le Mercier y avait transporté des canons et fit tirer sur leurs berges, qui battirent en retraite. Cependant nos sauvagt s, qui les avaient poursuivies en canot, en capturèrent une et firent huit prisonniers.

A mesure que s'écoulait le mois de juin, on signalait de jour en jour dans le fleuve l'accroissement du nom- bre des vaisseaux anglais. Le 18, Montcalm écrivait qu'il y en avait trente-six disséminés depuis le Bic jusqu'à l'île d'Orléans. Du haut des falaises qui bor- dent le Saint- Laurent, bien des regards anxieux devaient suivre la marche de ces voiles sinistres surmontées des couleurs étrangères. Les habitants des paroisses éche- lonnées sur les rives nord et sud, Kamouraska, Rivière- Ouelle, Ste-Anne, la Malbaie, St-Roch, la Baie St-Paul,

1 Journal de Montcalm^ p. 307.

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voyaient avec angoisse, à chaque marée, se multiplier ces navires aux sabords menaçants, doat les flancs rece- laient le carnage et la destruction. Et à mesure que la flotte ennemie remontait le grand fleuve, les vieillards, les femmes et les enfants restés presque seuls aux foyers, fuyaient devant l'invasion, se retiraient dans la profon- deur des bois en chassant devant eux leurs troupeaux et emportant ce qu'ils avaient de plus précieux. Tels étaient les ordres du gouverneur. ^

Le 21 juin, Montcalm écrivait à Bourlamaque : " Un courrier dépêché par M. Aubert, de Saint- Barnabe, nous apprend cent trente-deux voiles, mouillées du 18." Et, quatre jours plus tard : " Ici, jam proximits ardet..^ Hier, douze bâtiments mouillés par le travers de l'Ile d'Orléans, douze au pied de la Traverse, qui l'auront peut-être faite cette nuit par la marée... Le reste des bâtiments anglais, sauf les gros vaisseaux de guerre, qui étaient encore plus loin, étaient répandus long de

1 " Les habitants depuis Kainouraska devaient se replier avec leurs bestiaux et leurs familles à la Pointe de Lévi ; ceux de l'Isle d'Orléans devaient passer à la côte du nord ; on devait faire des parcs pour mettre les vieillards, femmes, filles et garçons au dessous de quinze ans, dans un endroit le plus éloigné qu'on pourrait des habitations ". (Mémoires sur, le Canada, p. 129) "Sur ces nouvelles, on redoubla de vigi- lance à risle d'Orléans, à l'Isle aux Coudres et tout le long des côtes du sud au-dessous de Québec, d'où on fit retirer les femmes, les enfants et les bestiaux dans les concessions les plus reculées, et M. de Léry, capitaine de la colonie, chargé de ces opérations, le fut aussi d'ordonner aux habitants en état de porter les armes de se tenir prêts à se rendre à Qué- bec sitôt que M. le marquis de Vaudreuil les en ferait aver- tir ". {Relation du siège de Québec, du 27 mai au 8 août 1759 *, Documents de la Société littéraire et historique de Québec.

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notre rivière, depuis la Rivière Quelle jusqu'à la Prai- rie " {de Vlle-aux-Coudres). Il y avait déjà plus d'un mois que les premiers navires ennemis avaient été signa- lés au Bic. Ils appartenaient à la division de la flotte anglaise, commandée par le contre-amiral Durell, qui avait été chargée de croiser dans le golfe pour intercep- ter les convois de France. Heureusement ceux-ci, à l'exception de deux ou trois navires, avaient pu gagner le Saint-Laurent avant que le passage fut bloqué. Le contre-amiral était alors entré dans le fleuve et l'avait remonté lentement pour donner le temps au gros de la flotte de le rejoindre ; car il n'avait sous ses ordres qu'une dizaine de vaisseaux de guerre.

Le vice-amiral Saunders, commandant en chef des forces navales destinées à l'expédition de Québec, avait quitté Portsmouth le 17 février, à bord du Neptune, vaisseau de quatre-vingt-dix canons, sur lequel s'était aussi embarqué le major- général James Wolfe, nommé par Pitt commandant en chef des troupes de terre qui devaient venir assiéger la capitale de la Nouvelle-France.

Wolfe avait alors trente- trois ans. Dès sa plus ten- dre enfance il avait été destiné au service militaire. A seize ans, en 1749, il remplissait les fonctions d'ad- judant dans le régiment de Duroure, et prenait part à la bataille de Dettingen, gagnée par le roi d'Angleterre, George II, sur les Français commandés par le duc de Noailles. En 1746, promu au grade de major, il assis- tait à la sanglante bataille de Culloden, oii le duc de Cumberland infligea une défaite décisive au préten- dant Charles-Edouard Stuart. L'année suivante, de retour sur le continent, il se distinguait à la bataille de Lawfeld, le maréchal de Saxe mit en déroute l'armée

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anglo-autrichienne. Le traité d'Aix-la-Chapelle ayant terminé la guerre de la succession d'Autriche, Wolfe fut condamné pendant plusieurs années à la vie de garnison, qu'il n'aimait guère, mais dont il remplissait ponctuellement les devoirs. Durant cette période de sa carrière, il fit un voyage en France et séjourna à Paris. Il y fut présenté à Louis XV, et fut reçu par madame de Pompadour. A vingt- trois ans, il était nommé lieutenant-colonel de son régiment. Les hos- tilités ayant éclaté de nouveau entre la France et l'Angleterre, il vit avec joie se rouvrir devant lui le service actif. En 1757, il était l'un des officiers prin- cipaux du corps de troupes envoyé pour tenter un débarquement sur les côtes de France et une attaque contre Eochefort. L'incurie du commandant fit man- quer l'entreprise. Mais l'intelligence et l'esprit de déci- sion manifestés par Wolfe le désignèrent à l'attention de ses chefs militaires, et il fut bientôt élevé au rang de colonel. Lorsqu'on organisa, en 1758, l'expédition contre le Cap-Breton, on jeta les yeux sur lui pour occuper l'un des postes les plus importants de l'armée confié au major général Amherst, et il en devint l'un des trois brigadiers. Son rôle au siège de Louisbourg fut brillant et le mit en pleine lumière comme l'un des meilleurs officiers britanniques. Aussi, en 1759, quand Pitt résolut de faire un suprême effort pour conquérir le Canada, il pensa immédiatement au jeune brigadier qui avait été le principal facteur dans le glorieux suc- cès des armes anglaises au Cap-Breton, Il le nomma major-général et le mit à la tête des troupes envoyées contre Québec. Jamais choix ne fut mieux inspiré, ni mieux justifié par l'événement.

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Le grand ministre que l'Angleterre avait alors à sa tête n'avait rien négligé pour que les opérations fussent décisives. La flotte qui devait remonter le Saint-Lau- rent et foudroyer le rocher de Québec comprenait qua- rante-neuf navires de guerre, soixante-seize transports, et cent-cinquante-deux bateaux de débarquement. Elle portait près de deux mille bouches à feu. Parmi les vaisseaux de guerre, il y en avait un de quatre- vingt-dix canons, deux de quatre-vingt, trois de soixante- quatorze, quatre de soixante- dix, sept de soixante-quatre, trois de soixante, et vingt-neuf de cinquante à quatre canons. Ils avaient plus de treize mille hommes d'équipage, et les transports environ cinq mille ^. Les troupes sous les ordres de Wolfe formaient un effectif de huit mille six cent trente-cinq hommes^. Québec était donc menacé par un armement de cent vingt-cinq vaisseaux sans compter la flottille de cent cinquante- deux embarcations légères, et de près de vingt-sept mille soldats et marins ! Jamais encore les rives du grand fleuve canadien n'avaient vu un aussi formidable déploiement militaiie.

La flotte de l'amiral Saunders ne parvint à Louis- bourg qu'à la fin d'avril, et les glaces qui bloquaient ce port la forcèrent de continuer jusqu'à Halifax. L'ami- ral Holmes, avec sa division, se rendit jusqu'à New- York pour faire embarquer les troupes qui devaient se joindre à l'expédition. A la fin de mai, toute la flotte

1 The Fightfor Canada, par W. Wood, pp. 166, 173, 326.

2 Embarkation Relurn of His Majesty's Forces, destin^d for an Expédition in ihe River St- Lawrence, uuder the corn- mand of Major General Wolfe. " Neptune " ai Sea, June bth 1759 ; The Siège of Québec, par A. Doughty, vol. 1, p. 128.

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et toute Tarmée étaient réunies à Louisbourg, moins la divisioii Durell, déjà rendue dans le golfe Saint- Laurent. Le 4 juin, la redoutable armada levait l'ancre au milieu des acclamations et des hourras des régiments et des équipages, et, doublant le cap de Louisbourg, elle s'élançait à la conquête de la Nouvelle-France.

Le 13 juin, elle entrait dans notre fleuve; cinq jours plus tard, elle jetait l'ancre au Bic ; le 23, elle rejoignait l'amiral Durell à l'Ile-aux-Coudres ; et le 26 au soir, ayant fait heureusement le passage de la Traverse, elle était presque toute mouillée au sud de l'île d'Orléans ^

Le lendemain, vers six heures du matin, les habi- tants de Québec, inquiets des mouvements de la flotte anglaise, aperçurent du haut des remparts un vais- seau de ligne et deux frégates doublant la pointe de Lévy, en vue de la ville. Il y avait soixante- neuf ans qu'une voile ennemie avait paru pour la dernière fois devant la capitale de la Nouvelle-France. Long- temps, on avait cru que ce spectacle ne se rever- rait jamais. Et maintenant, il surgissait de nouveau dans sa réalité terrible. " Les Anglais sont devant Qué- bec !" En cette radieuse matinée de juin 1759 ^ ce cri d'alarme dut retentir dans la ville en émoi, depuis la batterie Dauphine et celle des remparts, jusqu'aux der- nières habitations du faubourg naissant de Saint-Roch.

1 A Journal of the expédition vp the river Si-Lawrence^ publié par la Société littéraire et historique de Québec ; Extract from a mamiscript Journal relating to the opérations hefore Québec in 1759, keptby Colonel Malcolm Fraser, publié par la même société.

2 " Il faisait un temps très beau et très calme. " (Siège de Québec en 1759, p. 14).

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Un grand nombre de personnes commencèrent à déser- ter Québec. " A la vue de tant de vaisseaux vis-à-vis risle d'Orléans, notait ce jour-là le chroniqueur déjà cité, la frayeur commença par les femmes dont la plu- part quittèrent la ville promptement pour se retirer à la campagne " ^. Et, de son côté, Montbeillard écrivait, avec une causticité qui ne déparaît pas le journal de Montcalm 2. " Madame la marquise de Vaudreuil est partie ce matin 27 ; elle a attendu jusqu'au dernier instant. Son époux, plus ferme qu'un roc, serait plus inquiet si son dîner retardait d'un quart d'heure qu'il ne le paraît aujourd'hui."

Ce mot de Montbeillard était une charge. Vaudreuil évidemment, n'était pas populaire parmi les officiers français ; plus d'une fois, nous l'avons vu, il avait servi

1 Siège de Québec en 1759, p. 13.

2 Il est temps d'avertir le lecteur que, d'après nous, on ne saurait douter que Montbeillard n*ait été le rédacteur principal de la huitième et dernière partie du journal de Montcalm. Elle n'est pas de l'écriture de Marcel, qui a tenu la plume pour les sept parties précédentes. Et, par une foule de passages, on voit clairement que le général lui même n'est pas l'auteur. Dans l'avant propos du volume imprimé, M. l'abbé Casgrain se demande à qui l'on pourrait l'attribuer. " L'examen du texte, écrit-il, permet seulement d'établir les points suivants : le rédacteur est un militaire qui paraît atta* ché à l'artillerie ; son rôle pendant le siège de Québec et à la bataille des Plaines d'Abraham le prouve. C'est un officier d'un grade peu élevé, puisqu'il n'assiste pas aux conseils de guerre, et que M. de Bern^tz lui donne des ordres après la bataille du 13 septembre. Enfin, il a avec Montcalm des rap- ports fréquents. Voilà tout ce qu'on peut inférer du récit lui-même. Nous espérions être plus heureux en recherchant une lettre signée et écrite par le rédacteur de la dernière

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de plastron à leurs railleries mordantes. Il n'est pas douteux que cela ne fut très inconvenant et très nui- sible au bien du service. Malheureusement son attitude et ses propos trop héroïques fournissaient souvent ma- tière aux brocards. Une lettre qu'il écrivait au ministre, en date du 28 mai 1759, peut nous donner une idée du ton auquel il se haussait : " Les ordres que j'avais à donner pour la défense de Carillon, des lacs Erié et Ontario, disait-il, en supposant même que nos enne- mis parvinssent à faire des progrès, pour les arrêter dans les positions qui nous sont avantageuses et les empêcher de pénétrer dans l'intérieur de la colonie, ont exigé un travail continuel : mais par mon activité, l'arrivée de M. de Montcalm à Québec n'a précédé la mienne que d'environ trente-six heures. Je m'atteuds à être vive-

partie du Journal, dans le volume intitulé : Lettres de divers particuliers au chevalier de Lévis, qui fera partie de la pré- sente publication ; l'analogie de l'écriture nous aurait guidés. Malheureusement il n'en a rien été, et nous n'avons pu re- trouver le nom de cet oflBcier. "

La même curiosité, bien légitime on l'admettra, nous a poussé à rechercher nous aussi, le nom de l'auteur réel de cette huitième partie. Nous nous sommes demandé si, en scrutant plus attentivement le texte, on ne découvrirait pas quelques indices, quelques points de repère qui pussent met- tre sur la voie. Un examen minutieux nous a montré qu'à plusieurs reprises le rédacteur inconnu se mettait en scène personnellement, en parlant à la première personne : " J'ai fait ceci, j'ai recommandé cela ; je suis allé à tel endroit," etc., etc. Il s'agissait ensuite de trouver dans d'autres pièces, par exemple dans la correspondance de Montcalm et de Lévis, quelques indications correspondantes. Ainsi, nous pouvions avoir la bonne fortune de constater que, relativement à l'une de CCS circonstances l'écrivain du Journalisait : "J'ai

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ment attaqué et que nos ennemis feront leurs plus puis- sants efforts pour conquérir cette colonie ; mais il n'est point de ruse, de ressource, de moyens que mon zèle ne me suggère pour leur tendre des pièges et enfin pour les combattre lorsque le cas l'exigera avec une ardeur et un acharnement même qui surpasse l'étendue de leurs vues ambitieuses. Les troupes, les Canadiens et les sauvages n'ignorent point la résolution que j'ai prise et dont je ne me rétracterai point dans quelque circons- tance que je puisse me trouver réduit. Les citoyens de cette ville ont déjà mis en sûreté leurs effets et leurs meubles ; les vieillards, les femmes, les filles et les enfants se tiennent prêts à évacuer la ville. Ma fer- meté est généralement applaudie ; elle a pénétré dans tous les cœurs, et un chacun dit hautement : " le

fait telle chose," l'un ou l'autre des généraux déclarait do son côté : " M. Un tel a fait telle chose, " et précisément la même chose. De cette manière le problème serait résolu. Eh bien, nous avons eu cette bonne fortune. A la date du 14 juillet nous avions remarqué dans le /oMmaHe passage, suivant : " On avait commencé une batterie de six pièces, de canon pour battre le camp des ennemis à l'autre bord de la rivière du Sault-Montmorency j ils ont si bien épaulé leur camp que j'ai jugé la batterie inutile... J'ai proposé d'y sub- stituer quelques mortiers. " Et à la même date, 14 juillet, nous trouvions une lettre de Montcalm à Lévis (Lettres du marquis de Montcalm, p. 188) nous lisions : " Montheillard qui a été au Sault, n'a pas voulu vous réveiller Voici le résul- tat de ses observations : Votre batterie de canon ne peut plus avoir lieu, attendu l'épaulement, et je pense que ces canons vous seront jamais d'une grande utilité... Si vous voulez faire usage de votre batterie.,, elle serait plus forte avec deux mortiers. " Montheillard ! Nous avions le nom c^ierché par M. l'abbé Casgrain. Lléscrivain du journal, c'était

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Canada, notre pays natal nous ensevelira sous ses ruines plutôt que de nous rendre aux Anglais." C'est un parti que j'ai décidément pris et que je tiendrai inviolablement " ^. Le ministre dut trouver que cette vaillance épistolaire sentait un peu la gasconnade. Loin de nous l'intention de mettre en doute le courage personnel et la détermination de M. de Vaudreuil. Mais on eût désiré parfois moins d'emphase dans l'ex- pression de ces sentiments.

Les ennemis étaient arrivés dans les eaux de Qué- bec. Il fallait donc, sans plus tarder, prendre les posi- tions défensives déterminées et préparées durant les dernières semaines. Dès le 27, nos troupes et nos mili- ces s'ébranlèrent et défilèrent vers le camp de Beau- port. " Le gouvernement de Québec n'était pas encore rassemblé, lisons-nous, dens les Mémoires de M. de la Pause. On plaça à la gauche, sur les hauteurs de Beau- port, pour occuper l'espace qui est depuis le ruisseau jusques au Sault de Montmorency, le gouvernement de Montréal et le bataillon de la ville aux ordres de M. le chevalier de Lévis. On plaça, depuis le dit ruisseau jusqu'au milieu de la plaine, les cinq bataillons et à leur droite le gouvernement des Trois-Eivières, à la suite duquel devait se placer celui de Québec pour

évidemment Montbeillard, puisque cet écrivain et FoflScier qui condamna la batterie du Sault étaient une seule et même personne.

Voilà donc le mystère éclairci j voilà un point établi sans conteste. M. de Montbeillard, officier d'artillerie venu au Canada en 1757, est l'auteur de la dernière partie du Journal de Monicalm,

1 Vaudreuil au ministre de latnàrinej 28 mai 17^9^' ' ''

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occuper jusqu'à la rivière Saint-Charles ^ MM. les mar- quis de Montcalra et de Vaudreuil se placèrent dans la plaine. On désigna à chacun l'endroit qu'il devait défendre ; ils y firent des épaulements qui fermèrent l'espace entre les redoutes et les redaus^". Le 28 juin, Moutcalm quittait sa maison des remparts et allait s'éta- blir à la Canardière, tandis que M. de Lévis allait pren- dre le commandement des troupes dans la partie du Sault. Le 30, M. de Vaudreuil lui-même allait établir ses quartiers à la Canardière.

Pendant ce temps les Anglais ne restaient pas inactifs.

1 Mémoires et observations de M. de la Pause.

2 Lorsque toutes les milices furent rassemblées, quel fut

le nombre réel des défenseurs de Québec? Nous croyons qu'il s'élevait à environ 16,U00 hommes, tant réguliers que Cana- diens et sauvages. Mais dans ce chiffre les bataillons «le ligne ne figurai*-nt que pour environ 2.900 hommes. Le reste se composait de milices. Les Canadiens s'étaient levés en masse pour répondre à l'appel de Vaudreuil. Mais, en dépit de leur bonne volonté, un grand nombre étaient peu propres au service. '* Je crois bien, écrivait Montcalm, que 4 ou 500 Canadiens voyageurs choisis (iZ faudrait peut être lire 4 ou 5000) sont capables de bieu faire ; mais la moitié de cette mi- lice sont des vieillards ou des enfants qui ne Hont pas en état de marts.her, et qui n'avaient jamais été ni en détachement, ni à la guerre, aussi je commence à croire qu'ils font encore plus qu'il ne faudrait espérer ". Montcalm à Bougainville, 15 juillet 1759. Doughty, IV p. 4). Pour donner le chiffre ap- proximatif de 16,000 nous nous sommes appuyés sur des let- tres de Vaudreuil (5 octobre 1759) et Bigot (25 octobre 1759^ au ministre. Mais Montcalm, dans une lettre à Lévis, donnait cet état : " Fonds de l'armée, pour vous seul: cinq bataillons, 2,900, Trois- Rivières, l,10o : Moutréal, 3,800. Québec au plus 3,000 ; total 10,800 ". (Lettres de Montcalm, p. 169.) A cela il fallait ajouter la garnison, les sauvages et les marins.

MONTCALM 57^

Un violent ouragan avait effroyablement secoué leurs navires, dans l'après-midi du 27, et menacé plusieurs d'entre eux de destruction. Un certain nombre de: bateaux furent jetés au rivage, toutefois les vais- seaux de guerre ne subirent que. peu d'avaries. Déjà le débarquement avait eu lieu sur l'île d'Orléans. Le 26 au soir le lieutenant Meech était descendu à terre avec une compagnie de quarante rangers américains. Il avait eu une escarmouche avec un de nos détachements qui y était resté, et qui reçut l'ordre de traverser à la côte nord. Le 27 l'armée anglaise débarqua sans coup férir sur le rivage de Saint- Laurent, et de elle mar- cha vers le bout de l'île elle campa.

Ce fut le lendemain de ce jour que Vaudreuil résolut de lancer les brûlots sur la flotte ennemie ancrée dans le chenal sud du fleuve, entre l'île d'Orléans, Beaumont et St-Valier. L'entreprise, mal concertée, fut mal exécu- tée. Les brûlots mirent à la voile vers dix heures du soir, avec une bonne brise de sud-ouest. Mais, lorsqu'ils étaient encore à une lieue et demie au moins des vais- seaux ennemis, leurs commandants, perdant la tête, y mirent le feu et les abandonnèrent au flot. Quelques instants après, le fleuve parut s'embraser. Les rives de la Pointe de Lévy et de l'île d'Orléans s'illuminèrent, soudain aux reflets fantastiques des volcans flottants, qui lançaient vers le ciel des colonnes de flammes. Les . flots du Saint- Laurent semblaient charrier du feu liquide. . Des tourbillons de fumée pourpre incendiaient l'horizon^' et les incandescences mouvantes des brasiers teignaient d'une lueur sanglante les falaises, les bois et les mon-f tagnes dont le cirque enfermait l'estuaire québecquois^ 37

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En même temps, du foyer de ce gigantesque embrase- ment, on entendait gronder la foudre. Les bombes, les grenades, les obus, les mousquets et les vieux canons chargés jusqu'à la gueule, entassés dans ces machines infernales, éclataient en détonations fulgurantes réper- cutés par les échos des Laurentides. Knox, dans son précieux journal, nous a laissé de ce spectacle une des- cription. " C'était, dit-il, le plus beau feu d'artifice qu'il fût possible de concevoir." Du clocher de Beauport, M. de Vaudreuil avait sous les yeux le spectacle de cette in- comparable scène de nuit. Mais il se préoccupait fort peu sans doute de sa sinistre beauté. Et il devait surtout regretter amèrement que la maladresse, le manque de sang-froid ou de courage de ceux qui commandaient ces engins destructeurs les eussent rendus absolument inof- fensifs. En effet, les uns entraînés par le courant allèrent s'échouer et se consumèrent lentement sur la plage ; d'autres brûlèrent presque en face de Québec; ceux qui atteignirent la flotte furent détournés par les mate- lots anglais qui, montés dans des bateaux, leur lancè- rent des grappins et les remorquèrent vers la rive. Les espérances du gouverneur, le travail de plusieurs semai- nes, et un million et demi de livres s'étaient dissipés en fumée. " Nos chers brûlots, écrivait Montbeillard, cette épithète convient fort, car ils coûtent quinze à dix-huit cent mille francs, de la fourniture de Mercier qui fait les choses en conscience." Il n'y eut dans tout Québec qu'un cri contre les manœuvriers. Le sieur de Louche, commandant de V Américain, qui avait assumé la direction de l'opération, fut accusé de lâcheté. Cepen- dant il se défendit dans un conseil qui eut lieu le 29 juillet en présence de M. de Vaudreuil. Montcalm ne

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semble pas l'avoir jugé trop sévèrement. Le lendemain de ce coup manqué, il écrivait dans un billet à Lévis : *' Je fus hier à la ville. Je vis le conseil tumultueux, indécent de la marine. Somme toute, de vous à moi à cause de ses frères, la tête avait tourné à la Milletière ; le seul qui ait manœuvré (est) le commandant de Lou- che \"

Ayant échappé heureusement à ce nouveau péril, les Anglais se résolurent à un autre mouvement. Le 29 et le 30 juin ils firent traverser trois régiments à Beau- mont, sur la rive sud, sous le commandement du briga- dier Monckton. Ils s*emparèrent de l'église, à la porte de laquelle ils affichèrent une proclamation de Wolfe aux Canadiens. Le général anglais leur demandait d'observer la neutralité, leur garantissant en retour le respect de leurs propriétés et de leur religion, et les menaçant, dans le cas contraire, de la destruction de leurs églises, de leurs maisons et de leurs récoltes. Cette

1 Dans le volume imprimé de la correspondance de Mont- calm, (p. 165), ce texte se lit comme suit : ♦» le seul qui ait manœuvré le commandant de bouche." C'est un non-sens. Il faut lire évidemment " le commandant de Louche," et sup- pléer au verbe qui manque.

Montbeillard écrivait de son côté : **M. de Louche, qui les commandait sans en avoir l'ordre précis, s'est cependant approché le plus près de l'escadre."

Foligné, dans son " Journal mémoratif " fait de grands élo- ges du sieur Dubois de la Milletière qui, d'après lui fut le seul à se comporter vaillamment, tandis que Montcalm, corroboré par la relation du Siège de Québec (Hartwell), déclare qu'il avait perdu la tête. A consulter encore, sur l'épisode des brûlots, le Journal tenu à Varméey Malartic, la Relation du siège de Québec^ du 27 mai au 8 août, etc.

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proclamation, bien rédigée, se terminait comme suit : '* Il est permis aux habitants du Canada de choisir, ils voient d'un côté l'Angleterre qui leur tend une main puissante et secourable, son exactitude à remplir ses engagements, et comme elle s'offre à maintenir les habi- tants dans leurs droits et leurs possessions ; de l'autre côté la France, incapable de supporter ce peuple, abandonner leur cause dans le moment le plus critique; et si pendant la guerre elle leur a envoyé des troupes, à quoi leur ont-elles servi ? A leur faire sentir avec plus d'amertume le poids d'une main qui les opprime au lieu de les secourir. Que les Canadiens consultent leur prudence ; leur sort dépend de leur choix." ^

Le 30 juin au matin, les éclaireurs anglais avait sur- pris un petit détachement commandé par M. de Léry qui avait été chargé de faire évacuer la côte sud par la population. Jean-Claude Panet, dans son journal du siège, dit que les ennemis eurent deux soldats tués, que les nôtres perdirent aussi deux hommes, et que l'officier canadien abandonna sur une table, dans la précipitation de la retraite, son épée avec quelques papiers. De Beau- mont, les régiments anglais se portèrent sur la Pointe de Lévy. Dans leur marche ils furent inquiétés par les tirailleurs de M. de Léry, qui, à l'abri des broussailles et des rochers, fusillaient le flanc de la colonne. En arrivant vers l'endroit s'élève aujourd'hui le village de Lau- zon, Monckton fort assailli par un feu de mousqueterie très vif et des plus meurtriers. C'était le sieur Etienne

1 ^ Cette proclamation avait été placardée trois jours aupa- ravant sur l'église de Saint-Laurent. Elle était datée comme suit: " Donné à notre quartier-général, à la paroisse de St- Laurent, Isle d'Orléans, le 27 juin 1759." (Dussieux, p. 377)*

MONTCALM 681

Charest, capitaine de milice et seigneur de Lauzon, qui était venu, avec une quarantaine de Canadiens, défen- dre son domaine. Ils s'étaient barricadés dans l'église et le presbytère, et abrités derrière des escarpements rocheux ; et, de ces positions, ils faisaient pleuvoir sur les Anglais une grêle de balles. Ce ne fut qu'après une lutte acharnée, et après avoir fait opérer à ses troupes un mouvement tournant, que Monkton parvint à délo- ger cette poignée de braves, qui, pendant plusieurs heures, tint tête à un corps de troupes de plus de 2,000 hommes.

Pendant qu'il faisait ainsi le coup de feu contre l'en- nemi, le capitaine Charest, convaincu qu'avec l'avan- tage des hauteurs et des bois qui les couvraient on pouvait culbuter les Anglais, fit demander des renforts à M. de Vaudreuil. En même temps Montcalm accou- rait du camp de Beauport à Québec pour déterminer le gouverneur à faire un gros détachement afin de chasser Monckton des positions il n'avait pas encore eu le temps de se retrancher. Malheureusement un prison- nier, amené par des sauvages qui avait fait partie de la petite bande commandée par l'intrépide Charest, déclara que la descente à la Pointe de Lévy n'était qu'une ruse, et que, dès la nuit même, avec 10,000 hommes ils devaient faire une attaque générale contre nos lignes. M. de Montcalm s'en revint donc au camp, suivi bientôt par M. de Vaudreuil. L'alerte fut don- née, les troupes passèrent la nuit au bivouac et ne ren- trèrent qu'au point du jour. Les Anglais n'avaient point bougé de leurs positions.

Le 1**^ juillet ils commencèrent à se retrancher à la Pointe de Lévy. On parla de nouveau d'y envoyer un

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détachement, mais le prisonnier ayant réitéré son affir- mation d'une attaque de nuit, on y renonça comme la veille. Ce jour-là, quatre de nos chaloupes jacobites allèrent se poster en face du camp de Monckton et le canonnèrent avec succès pendant une demi-heure. Leur mitraille tua et blessa plusieurs soldats anglais. Deux frégates, se détachant de la flotte ennemie, vin- rent leur donner la chasse et nos barques se retirèrent sans avaries sous le canon de la ville.

Wolfe lui-même se rendit à la Pointe de Lévy, le 2 juillet, et s'avança avec un détachement sur les hau- teurs, en face même de Québec, pour reconnaître la position. Durant sa marche il fut inquiété par Charest et ses tirailleurs, à qui les rangers donnèrent la chasse. Le général anglais ordonna immédiatement d'ériger des batteries à cet endroit, et d'y faire avancer une partie des troupes. Dès le lendemain, les travaux commencè- rent, et, durant les journées qui suivirent, des remparts de la ville on put en suivre les progrès, sur les hau- teurs où s'élève maintenant Notre-Dame de Lévis, absolument vis-à-vis le château Saint-Louis, qui occu- pait le site actuel de la Terrasse. Le siège de Québec était vraiment commencé !

CHAPITRE XVII

Le siège de Québec Le premier plan de Wolfe Il est forcé

de le modifier. L'érection des batteries à Lévis. Débar- quement sur la côte de Beaupré Wolfe prend position

à la gauche du Sault-Montmorency Montcalm et Lévis

délibèrent sur la situation Les gués de la rivière Jlont-

morency Québec menacé d'un bombardement. Ses

habitants veulent conjurer le péril Expédition manquée à Lévis Les Anglais bombardent Québec Leurs batte- ries foudroient la gauche de notre camp au Sault Mont- calm et la garnison de Québec Les positions occupées

par Wolfe Une nouvelle phase. Passage de plusieurs

vaisseaux au-dessus de Québec Détachement d'obser- vation de Dumas Une descente à la Pointe-aux-Trem-

bles Dames prisonnières. Québec ravagé Incendie

de la cathédrale. Suspensions d'armes et correspon- dance.— Une proclamation de Wolfe La situation à Montmorency. Impatience de Wolfe Il se détermine à un coup de force Le combat de Montmorency.

Ce mémorable siège de 1759 devait durer deux mois et douze jours ^, Il ne pouvait avoir lieu dans des con- ditions ordinaires. L'investissement de la place était impossible, vu sa forte situation naturelle et le plan de

1 Du 6 juillet au 18 septembre. Nous estimons qu'on peut fixer la date du commencement du siège à celle du 6 juillet, les Anglais commencèremt à élever leurs batteries en face de la ville. {Extract from a manuscript Journal relating to ihe Siège of Québec in 1759, kept hy colonel Malcolm Fraser ; published under the auspices of the Literary and Historicai Society of Québec).

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défense adopté par Montcalm. Wolfe, qui avait étudié la carte de Québec et de ses environs, avait formé d'avance le projet de débarquer sur le rivage de Beau- port, d'y établir son camp, avec sa droite au Saint- Laurent et sa gauche à la rivière Saint-Charles, de s'y fortifier et d'étendre ensuite sa ligne de l'autre côté de cette rivière, puis de la resserrer de manière à couper les communications de la ville assiégée ^. Mais en arri- vant dans le bassin de Québec, il découvrait que Mont- calm occupait précisément le terrain choisi par lui, qu'il y était couvert par des retranchements sans doute très difficiles à forcer, et que l'approche de la place par une descente sur les battures de Beauport devenait une entre- prise inexécutable. Il lui fallait donc modifier son plan. Il résolut alors d'opérer de la manière suivante. Main- tenant ses camps fortifiés à vis et à l'île d'Orléans, il débarquerait une partie de son armée sur la rive nord du fleuve, mais en bas des positions françaises, au-delà de la rivière Montmorency. Et il viendrait ensuite par l'Ange- Gardien établir, sur la gauche de cette rivière et de notre armée, des batteries et un camp, pour essayer de déloger Montcalm et Lévis en les attaquant de flanc, ou en tournant leur position par le passage de la rivière Montmorency à quelques milles de son embouchure, en des endroits elle pouvait être guéable. En même temps, les batteries de la Pointe de Lévy dévasteraient Québec, et la flotte, par ses mouvements incessants, fatiguerait la vigilance de ses défenseurs. Tel fut le plan d'opérations que Wolfe s'appliqua à exécuter.

\^.Lttire de Wolfe à son onchy le major Walter Wolfe, Louisbourg, 19 mai 1759.

Ï^^W^l

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durant toute la première et la seconde période du siège de Québec.

]3u 6 au 12 juillet l'érection des batteries sur les hauteurs de Lévis fut poursuivie avec la plus grande activité. Des remparts de la ville et du château Saint- Louis, on pouvait voir ces travaux menaçants progres- ser de jour en jour. Et les habitants de Québec sen- taient croître leurs alarmes. En même temps un autre mouvement se faisait sous leurs yeux. Le 9 juillet, à la faveur d'une canonnade furieuse dirigée par plusieurs vaisseaux ennemis contre la gauche de notre armée au Sault, Wolfe faisait débarquer un corps de troupes con- sidérable, composé des brigades de Townshend et de Murray, de plusieurs compagnies de grenadiers, d'in- fanterie légère et de rangers, sur la côte nord, vers l'Ange- Gardien. Son but était d'établir un camp, des retranchements et des batteries sur la rive gauche de la rivière Montmorency. Un parti de Canadiens et de sau- vages eut avec les Anglais une chaude escarmouche, et leur infligea une perte d'environ quarante hommes tués ou blessés. Mais cela n'empêcha pas l'ennemi de con- server le poste que Wolfe jugeait très important. Nous lisons dans les Mémoires de M. de la Pause : " Il fut séduit par cette position qui lui procurait une hauteur qui dominait notre gauche, et dont il espéra nous chasser par son artillerie, pouvant d'ailleurs passer cette rivière à marée basse, un peu au-dessous de son embouchure, ou à des gués qui étaient à une lieue au-dessus. Par ses mouvements on connut ses vues, et M. le chevalier de Lévis persista à soutenir cette partie qu'on renforça un peu. On mit des gardes aux gués et l'on travailla dili-

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gemment à la gauche à s'épauler par des traverses et à retrancher le front." ^

Ce mouvement des ennemis ne pouvait manquer d'inquiéter les généraux français. Eût-il été possible de l'eatraver, en disputant aux Anglais le débarquement sur la côte de Beaupré, et en les rejetant dans leurs ber- ges. Des relations contemporaines le prétendent. L'offi- cier qui a rédigé le " Journal tenu à l'armée que comman- dait feu M. le marquis de Montcalm " soutient cette opinion. Il ne faut pas oublier cependant que les Anglais étaient maîtres du fleuve, et qu'avec leur flotte ils étaient en mesure de protéger leurs barques et de décimer, au moyen de leur artillerie, nos troupes à découvert sur le rivage.

Quoiqu'il en soit, le 9 juillet, Wolfe était sur les hau- teurs de Montmorency, et il fallait aviser. Ce jour-là même, tard dans la soirée, Montcalm écrivait à Lévis pour lui exposer les différentes tactiques possibles. " Je suis persuadé, moQ cher chevalier, lui disait- il, que la plus grande partie de l'armée des ennemis est de l'autre côté du Sault. Nous n'avons que trois partis à pren- dre, et pourvu que vous et moi soyons d'accord, je déter- minerai M. le marquis de Vaudreuil à celui que nous voudrons. Après quoi il en arrivera ce qui plaira à Dieu. " Voici en quoi consistait les trois partis. Sui- vant le premier, Montcalm aurait envoyé à Lévis la réserve, commandée par M. de Kepentigny, et le che-

1 Nous tenons à faire observer que, dans certains pas- sages, surtout pour la campagae de 1759, les Mémoires de M. de la Pause nous offrent un texte semblable à celui du jour- nal de Lévis, tout comme le journal de Montcalm et celui de Bougainville sont souvent la reproduction l'un de l'autre.

MONTCALM 587

valier, en y joignant tous les sauvages et huit à neuf cents hommes, déjà prêts à marcher pour une attaque, aurait tenté de donner aux Anglais " une poussée. " Suivant le second, on serait resté dans l'expectative, jusqu'à ce qu'on fût assuré que la plus grande partie de l'armée ennemie avait traversé sur la côte nord ; et, renforcé de la réserve de Repentigny, Lévis leur aurait disputé le passage de la rivière. Suivant le troisième, on aurait bordé de troupes toute la rivière Montmo- rency, ne laissant de Beauport à la rivière Saint-Charles que 3,000 hommes; mais, faisait observer Montcalm, " l'inconvénient est qu'ils se rejetteront dans leurs ber- ges et que, dans une nuit, ils viendront débarquer entre nous et la rivière Saint- Charles. "

Cela dit, il exposait un quatrième parti dont il n'avait point parlé d'abord, et qui était beaucoup plus hardi que les trois autres. Durant la nuit, on aurait laissé le camp tendu avec cent hommes par bataillon et la moitié des tambours, cent hommes des Trois-Rivières et trois cents de Québec ; tout le reste des troupes serait allé avec Montcalm joindre Lévis, à dix heures du soir, pour marcher sur les trois gués, sous la direction de bons guides, se faire suivre de charrettes portant la poudre, et tomber sur l'ennemi à la pointe du jour. Après avoir dicté au chevalier de Montreuil cette note pour Lévis, Montcalm ajoutait : " Votre avis en peu de mots, quoi- qu'il m'en coûte de vous éveiller." Dans cette pièce, Montcalm ne se prononçait pas : il exposait et consul- tait. Rapprochons maintenant de cette citation le pas- sage suivant de son journal ^ " M. le marquis de

1 Il ne faut pas oublier qu'à ce moment, c'était Mon t- beillard qui en était le véritable rédacteur.

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Vaudreuil et monsieur l'intendant voulaient qu'on passât le soir même le Sault-Montmorency pour aller attaquer l'armée ennemie ; mais l'avis contraire a una- niment prévalu." Il semble donc naturel de conclure que M. de Lévis se prononça contre l'attaque ^

Nous devons faire observer, une fois pour toutes, que les relations et les mémoires relatifs au siège de Québec sont très souvent confus et contradictoires, et qu'en présence des nombreux conflits d'opinion et d'affirma- tions, une réserve et une prudence toutes spéciales s'im- posent à l'historien dans ses conclusions et ses juge- ments.

Nous avons parlé des gués sur la rivière Montmo- rency. Il y en avait trois : celui qu'on appelait le " Passage d'hiver," situé à environ trois milles de l'embouchure, et deux autres un peu plus haut. On décida de les protéger par des retranchements et de les faire garder par sept cents hommes aux ordres de MM. de Repentigny, Herbin et Raimbault. Durant les deux mois qui suivirent, les Anglais devaient, à plusieurs reprises, tenter de surprendre ces postes et de passer les gués ; et il y eut souvent de vives escarmouches. Nos Canadiens et nos sauvages franchirent plus d'une fois la rivière pour aller frapper un coup sur les déta- chements avancés de l'ennemi.

Tandis que, dans le camp de Beauport, on était tenu en éveil par la présence menaçante de Wolfe à Mont- morency, par le feu des batteries qu'il y érigeait, et la

1 Avec les documents que nous avons sous les yeux nous croyons difficile d'admettre l'exactitude du récit que fait l'auteur du Journal tenu à V armée.... aux pages 38 et 39 de cette relation.

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fusillade de ses tirailleurs, à Québec on voyait avec terreur l'artillerie anglaise couronner la falaise de Lévis. On distinguait tout le jour les attelages de bœufs traînant les mortiers et les canons à l'endroit choisi par Wolfe, et occupé par le 48e régiment, qui avait à sa tête le colonel Burton. En vain les batteries de Québec avaient- elles ouvert un feu très vif sur ces travaux. Leurs projectiles purent bien tuer quelques soldats à l'ennemi, mais sans interrompre les ouvrages commencés. Voyant cela, on ordonna à nos artilleurs de modérer leur canonnade, par économie. " Notre artillerie a fait beau feu le 10, lisons-nous dans le jour- nal de Montcalra ; mais prudemment on lui a donné ordre de tirer avec modération. Nous avons une immen- sité de canons, assez de mortiers, quatre mille bombes, beaucoup de boulets, mais la poudre manque; et sur cela il y aurait bien des choses à dire. On a toujours l'air d'écrire une satire en écrivant l'histoire de ce qui se passe en Canada".

Le 11 juillet, il devint manifeste que la batte- rie en face de la ville allait être bientôt en état de lancer sur celle-ci ses boulets et ses bombes. Désespérés à la pensée des ruines et de la dévastation qui s'ensui- vraient, les citoyens de Québec s'assemb'èrent et députè- rent le lieutenant général, M. Daine, et M. Taché, syndic des marchands, auprès de M. de Vaudreuil, pour lui demander instamment de faiie passer un détachement sur la rive sud, afin de déloger les Anglais de Lévis et d'écarter ainsi de leurs propriétés et de leurs biens Tefifroyable péril qui les menaçaient. Le gouverneur général céda à ces représentations, et ordonna la forma- tion d'un détachement composé de miliciens, de sau-

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vagjes, de quelques piquets tirés des bataillons de la Sarre et de Languedoc ; on vit même s'y joindre des bourgeois de la ville et des écoliers du séminaire. 11 confia le commandement de cette troupe de 1000 à 1500 hommes ^ au sieur Dumas, major de la colonie. L'expédition devait avoir lieu le 11, mais elle fut retar- dée jusqu'au 12. S'étant rendu à Sillery, le détachement traversa le fleuve en bateaux, aussitôt que les ténèbres eurent remplacé le crépuscule, et se mit en marche vers la batterie et le camp anglais. La nuit était obscure. M. Dumas s'avança jusqu'à la maison d'un nommé Bourassa, à environ trois milles de l'ennemi. Après avoir fait halte en cet endroit, et envoyé quelques Cana- diens et sauvages en éclaireurs, il ordonna d'aller de l'avant. Malheureusement un certain nombre de ses hommes, qui s'étaient séparés de la colonne principale et avaient fait un détour, vinrent donner sur celle-ci et crurent être tombas sur les Anglais. Il s'ensuivit une fusillade dans les ténèbres. "^ Les uns et les autres s'ima- ginèrent avoir été découverts par l'ennemi. Une pani- que irrésistible s'empara de tous, leur fit prendre la fuite, malgré les efforts de M. Dumas, et regagner pré- cipitamment les bateaux, ils se jetèrent en désordre pour repasser le fleuve.

1 Foligné, l'auteur du " Journal tenu à l'armée, " la Relation d'Hartwell, Knox, disent 1500. Panet {Journal du siège de Québec) dit 1000.

2 On assure que c'étaient les écoliers du séminaire grou- pés en un piquet auquel on avait donné le nom de Royal- Syntaxe qui tirèrent les premiers dans l'obscurité sur l'enne- mi imaginaire. Voilà pourquoi on appella cette tentative avortée " le coup des écoliers."

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Pendant qu'échouait ainsi pitoyablement la tentative dont le but était de sauver Québec des horreurs du bombardement, l'ouragan de fer et de flamme que l'on avait voulu en détourner s'abattait sur la ville. Vers neuf heures du soir, au moment même le détache- ment de Dumas gagnait la rive sud, ^ les marins qui desservaient nos batteries et les miliciens de garde virent une fusée jaillir du vaisseau amiral, et tracer dans les airs un lumineux sillon. Puis, un instant après, la foudre gronda sur l'escarpement de Lévis, des langues de flammes percèrent les ténèbres, l'horizon s'empourpra, les obus monstrueux et les projectiles incandescents décrivirent dans le ciel leurs paraboles sinistres, et vinrent faire succéder au silence nocturne qui enveloppait la ville le fracas des écroulements et <ies explosions terrifiantes. Québec apprenait à con- naître ce que c'est qu'un bombardement !

Cette première batterie démasquée par les Anglais comptait cinq mortiers et six canons. En outre deux galiotes embossées près de la rive sud lançaient leurs bombes sur la ville. Celle-ci répondit bientôt au feu de l'ennemi et la voix tonnante de ses canons fit écho à celle de l'artillerie anglaise. Vers minuit une pluie tonentielle commença à tomber, mais sans interrompre le duo formidable des bouches à feu anglaises et fran- cises, qui se continua jusque dans la matinée du jour suivant.

On peut se figurer aisément la consternation qui régnait dans Québec. Le tir des batteries de Wolfe semblait dirigé successivement sur tous les points de

1 Panet, p. 11.

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la basse et de la haute ville, cherchant pour objectif les édifices les plus imposants, les massifs de maisons les plus considérables, et " changeant à chaque volée de point de mire." Ce fut bientôt dans toutes les rues une confusion et un sauve-qui-peut indescriptibles. Aucun quartier ne semblait devoir se trouver à l'abri d'un feu si terrible. " Tout le monde fut obligé de sortir de sa maison et de se réfugier sur le rempart du côté de la campagne ; et lorsque le jour fut venu, les portes furent ouvertes, et on vit les femmes et les enfants s'enfuir par bandes; le dommage parut très considéra- ble, dès cette première nuit ^."

Cependant, aucun édifice n'avait encore été incendié. Il n'en fut pas ainsi les jours suivants. Le 15 juillet, un pot à feu vint tomber sur la maison de madame de la Naudière, et les flammes consumèrent cette hospita- lière résidence, Montcalm avait passé tant de soirées agréaliles, au milieu d'un cercle qui lui prodiguait l'ad- miration et la sympathie. Au camp de Beau port, le général dut apprendre cette fâcheuse nouvelle avec un serrement de cœur. Plusieurs autres maisons brûlèrent en même temps. La cathédrale et le collège des Jésui- tes furent très endommagés, la maison du sieur Amyot et l'église de la basse ville furent criblées de boulets^. Le 16, nouveaux ravages. Un projectile incendiaire mit le feu à la maison d'un sieur Chevalier ; les flara- mes se communiquèrent à celles de MM. Moran, Chô-

1 /y« siège de Québec, (Hartwell), p. 20-

2 Journal de Foligné^ (Doughty, IV, p. 181) ; Journal du siège de' Québec, en 1759, par Jean-Claude Panet, (Eusèbe Sénécal, Montréal, 1866), p. 12.

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ne vert, Girard, Cardoneau, Oacier et de madame de Boishébert \ Le tir des batteries anglaises devenait de plus en plus destructeur. Le 17 juillet, M. Collet, mar- chand, officier de milice, attaché à la batterie de M. Parent, érigée devant sa maison, fut tué par un boulet, en même temps qu'un nommé Gauvreau, tonnelier. Une bombe réduisit en charpie un habitant de Ste-Foy, du nom de Pouliot. Cette funèbre liste de deuil et de destruction n'était qu'à son début.

Au camp de Beauport il y avait eu quelques modi- fications dans la position des troupes. Montcalra était allé s'établir au-dessus de l'église avec les bataillons de la Sarre, de Guyenne, et de Béarn, et les milices des Trois- Kivières, afin d'être plus à portée de soutenir le corps de M. de Lévis, que l'on avait renforcé du bataillon de Eoyal-Eoussillon. ^ Au Sault, Wolfe hérissait de canons les hauteurs de la rive gauche, et ses batteries firent bientôt beaucoup de mal au camp de M. de Lévis. Il fallut commencer de grands travaux d'épaulement et de traverses pour protéger nos troupes.

Montcalm rendait ainsi compte de la situation à Bourlamaque dans une lettre datée du 16 juillet : " Pardon, si je ne vous écris pas ; mais il y a trois lieues

l_Panet, p. 12.

2 On avait incorporé dans les bataillons de la Sarre. Royal- Roussillon, Languedoc et Béarn, trois cents Canadiens d'augmentation. " Par cet arrangement, ces quatre batail- lons se sont chargés d'occuper les p ostes du régiment de Guyenne, et ce bataillon sera en réserve pour se porter par- tout où besoin sera, depuis la rivière de Beauport jusqu'à la rivière Saint-Charles. " (Journal de Montcalm^ p. 566). 38

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de la droite à la gauche, il fau^ veiller et dormir. Jus- qu'à présent nos entreprises n'ont pas réussi ; les brûlots ont fait long feu, et un gros détachement de nuit est rentré après s'être fusillé de peur. Nous avons eu un petit choc et des fusillades à la Pointe- vi ; il en doit coûter à l'ennemi, mais beaucoup moins que les Cana- diens diront. La ville, depuis quelques jours, est canon- née et bombardée joliment, de la Pointe-Lévi. Sept maisons ont été réduites en cendres ; aujourd'hui nous sommes en présence, le Sault-Montmorency entre deux. Les volontaires de Duprat fusillent journellement avec les postes avancés ; le camp de la gauche est canonné et bombardé, nous faisons plus de traverses que dans aucun chemin couvert. Je ne sais point comment tout ceci finira, mais le Canada me paraît vivement attaqué. Je ne vous parle pas de ma santé, elle fatigue trop pour être bonne. Il n'y a que le gain d'une bataille qui peut la rétablir. "

Depuis que les opérations de l'ennemi étaient active- ment commencées, Montcalm était allé une fois visiter la ville et la garnison. Il y avait trouvé la milice mal disposée. Elle se plaignait avec raison que, faisant un service plus vif qu'à l'armée, elle ne recevait qu'une ration de demi-livre de pain, et n'avait pas d'équipe- ment. Montcalm admit le bien fondé de ces représenta- tions. Le marquis de Vaudreuil prétendait qu'on n'en avait jamais donné aux garnisons dans le Canada, mais on ne pouvait appeler garnison ordinaire des milices siir le point d'être bombardées et canonnées. Au moment de monter la garde, il y eut quelque fermentation dans les rangs des miliciens. Montcalm leur parla avec fer- meté, menaçant d'en faire pendre un avant de sortir de

MONTCALM SMS

hk. ville. Puis il s'adressa à leurs meilleurs sentiments avec tant d'éloquence persuasive que tous se mirent à crier : Vive le Eoi ! '

A Montmorency, le camp de notre extrême gauche- était dans une situation tellement périlleuse qu'on décida de relever tous les jours les troupes qui l'occupaient. Et, à partir du 17 juillet, toutes les vingt-quatre heures, douze cent cinquante hommes commandés pour le ser- vice de ce poste dangereux venaient remplacer ceux qui s'y trouvaient depuis la veille.

Voilà en étaient rendues les opérations du siège, au milieu de juillet. Wolfe occupait trois positions. A Montmorency, avec les brigades Townshend et Murray, et une artillerie formidable, il menaçait et serrait de près notre gauche. A Lévis la brigade de Monckton échelonnaient ses postes de la Pointe à la rivière Etche- min, et les batteries anglaises foudroyaient la ville. Entre ces deux positions, à l'île d'Orléans, il avait un troisième camp, oii c(>mmandait le major Hardy, et se trouvaient les magasins et les hôpitaux de son armée.

Mais la situation allait prendre un aspect nouveau/ et devenir encore plus grave pour les défenseurs de Québec. Le 18 juillet, vers onze heures du soir, à la faveur d'un fort vent de nord-est et de la marée montante, un vaisseau de guerre anglais, de 50 canons, le Suther- landf une frégate de 20 canons, le Squirrelj trois trans- ports, et deux corvettes d'approvisionnement, passèrent devant la ville, au milieu de la nuit obscure, doublè- rent le Cap Diamant et allèrent mouiller à l'Anse-des- Mères, au-dessus de Québec. Une autre frégate, la Diane^ qni faisait la même tentative,, échoua sur les battures de Lévis. Nos batteries s'aperçurent de ce.

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passage lorsqu'il était trop |tard pour Tempêcher. A cette nouvelle, tout Québec fut frappé de consterna- tions. On avait jugé impossible cette manœuvre qui venait d'avoir un si facile succès. Et l'on se deman- dait si l'on n'avait pas tout à redouter d'un aussi fâcheux événement ^ " A-t-on tort ? " notait le rédac- deur du journal de Montcalm. " Si Tenuemi prend le parti de remonter le fleuve et peut descendre dans un point quelconque, il intercepte toute communication avec nos vivres et nos munitions de guerre." Au pre- mier moment on battit la générale comme si l'on se fût attendu à une attaque immédiate. Sur l'avis qui fut donné au camp de Beauport, MM. de Vaudreuil et de Montcalm détachèrent M. Dumas, avec six cents hom- mes et des sauvages, auxquels devaient se joindre le lendemain trois cents hommes et la cavalerie, afin d'ob- server les mouvements des vaisseaux anglais passés au-dessus de Québec, et repousser toute tentative de débarquement. Le commandant de l'artillerie, M. Le Mercier, fit aussi transporter sur les hauteurs, à l'ouest de la ville, des canons et un mortier pour protéger cette côte.

La première période du siège était terminée, et l'on peut dire qu'à partir du 18 juillet il entrait dans sa

1 Knox rapporte que deux sentinelles furent pendues à un gibet dressé sur la grande batterie, au-dessus de la basse- ville, sans doute pour les punir de la négligence dont elles avaient fait preuve en laissant passer les vai^^seaux devant la ville sans donner l'alarme.

Le premier exploit des vaisseaux passés au-dessus de Québec fut d'incendier un de nos brûlots resté à l'Anse-des- Mères.

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seconde phase. Désormais Montcalm ne devait plus seulement se préoccuper de la défense de nos positions à Montmorency, Beauport et la Canardière ; il lui fal- lait se tenir en garde contre les coups qui pourraient être frappés en haut de Québec, et pour cela diviser ses forces et multiplier ea vigilance.

Les nouveaux dangers de la situation se manifes- tèrent bientôt d'une f^çon saisissante. A bord des vais- seaux qui avaient remonté le fleuve au-dessus de la ville, il y avait un détachement composé des grenadiers du 15«™^ du 48'°^^ du 78«"^^ et d'un bataillon du Royal- Américain ; le colonel Guy Carleton en avait le com- mandement. Le 21 juillet, au point du jour, ces trou- pes descendirent dans des berges et débarquèrent à la Pointe-aux-Trembles, après une escarmouche avec une quarantaine de sauvages, qui leur tuèrent ou blessèrent quelques hommes. Averti de l'incursion, le major Dumas se porta sur cette paroisse, mais il trouva l'en- nemi rembarqué. Le seul trophée que les Anglais rem- portaient de cette expédition était un certain nombre de femmes, dont plusieurs de Québec \ réfugiées en cet endroit. Toutefois on avait eu la désagréable démonstration que la côte nord en haut du fleuve était vulnérable. " Toutes ces manœuvres de l'ennemi font craindre, écrivait ce jour-là Montbdillard, qu'il ne s'éta- blisse de manière à couper communication avec nos

1 " Ils ont emmené environ treize femmes de la ville réfugiées au dit lieu, dont mesdames Duchesnay, de Charnay^ sa mère, sa sœur, Mlle Couillard, la famille Joly, Mailhot, Magnan, étaient du nombre. Ils les ont traitées avec toute la politesse possible. " (Panet, p. 13.)

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vivres. Triste situation pour la colonie, qu'Un combat seul et heureux peut tirer d'affaire. ^ "

Le lendemain, 22 juillet, le commandant anglais dépêcha un parlementaire pour offrir une suspension d'armes afin de renvoyer les prisonnières. Cette offre fut naturellement acceptée, et des embarcations vinrent à l'Anse-des-Mères conduire ces dames, qui, déclarè- rent-elles, n'avaient qu'à se louer du traitement reçu à bord des vaisssaux ennemis. Plusieurs avaient soupe avec Wolfe lui-même, qui leur avait fait quelque badi- nage sur l'étonnante circonspection de nos généraux. *

Les Anglais travaillaient toujours à l'érection de nou- velles batteries, et le bombardement continuait avec des intermittences et des recrudescences de vigueur. La nuit du ii2 au 23 juillet fut terrible. Une pluie de pro- jectiles incandescents tomba sur la ville. La cathédrale prit feu, et les québecquois eurent la douleur de voir s'effondrer ce temple vieux de plus d'un siècle, \m abritait tant de souvenirs glorieux et sacrés. Au cœur même de la ville, dans les rues de la Fabrique et St- Joseph ^, presque toutes les maisons furent la proie des flammes. Craignant que cette désastreuse conflagratiou ne devînt générale et ne mît en danger les poudres des batteries, MM. Le Mercier et Montbeillard s'y rendirent

1 Journal de Montcalm^ p. 580.

2 Journal tenu à V armée, p. 45.

3 <Mls mirent le feu à la paroisse (l'église paroissiale) et chez M. Rotot. La paroisse ainsi que le?* maisons depuis M. Ï)uple8sis jusque chez M. Joubert, et toutes les maisons de derrière, dont la mienne (rue St. Jo«eph), qu'occupait Fran* cheville, ont été consumées par les flammes." (Panet, p. 14). La rue St-Joseph s'appelle maintenant la rue Gaineau.

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en toute hâte et les firent mettre à l'abri. Ils s'en reve- naient vers les remparts, lorsqu'on vint les avertir que trois vaisseaux anglais, toutes voiles dehors, essayaient de forcer le passage. Se précipitant aux batteries, ils dirigèrent un feu tellement vif sur ces navires que ceux- ci durent virer de bord et renoncer à leur tentative.

Telles étaient les nuits tragiques de notre vieux Québec, durant ce mois de juillet 1759 ! Etait-ce Mont- beillard ? n'était-ce pas plutôt Montcalm lui-même, qui jetait cette note et cette réminiscence classique dans le Journal ^ se reflètent toutes les anxiétés de ces heures funestes : " Quel spectacle ! quel sort ! quelle situation pour tant de misérables ?

... Queeque ipse miserrima vidi Et quorum pars magna fui. "

La haute et la basse ville n'était plus habitables. Dès le commencement du bombardement leurs résidents les avaient évacuées. Les communautés elles-mêmes avaient abandonner leurs couvents. Les Ursulines et les religieuses de l'Hôtel-Dieu s'étaient réfugiées à l'Hôpi- tal général. On avait déposé les poudres dans les fau- bourgs Saint-Louis et Saint- Jean. Enfin on avait établi près d'une des portes de la ville une infirmerie inter- médiaire, pour recevoir les blessés et les malades et les transporter de à l'Hôpital général. - - •'• •' '

Depuis le commencement du siège, il y avait eu plusieurs brèves suspensions d'armes pour permettre

1 Jovrnal de Montcalm^ p. 581 Si ce passage particulier

.n'a pas Montcalm pour auteur, il faut en conclure que Mont- beiilard lui-même avait des lettres.

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réchange de messages entre les belligérants ^ M. Le Mercier agit plus d'une fois comme parlementaire, et semblait y prendre goût à un tel point que l'on en faisait raillerie. " Voilà bien des pourparlers, écrivait Mont- beillard le 24 juillet, et notre affaire semble se passer en conversation. " Et le lendemain : " Mercier a fait sa petite visite à l'ordinaire à la flotte anglaise. Ses visites ont fait un si mauvais effet que M. le marquis de Vaudreuil les a presque désavouées. " D'après une relation du siège, que nous avons sous les yeux en ce moment, *' il y eut plusieurs suspensions d'armes de deux ou trois heures chacune, pendant lesquelles les généraux des deux armées s'écrivaient et se faisaient réponse. Les lettres ne contenaient rien d'intéressant; dans quelques-unes les Anglais faisaient de grandes plaintes sur les procédés de nos sauvages, et mena- çaient d'user de représailles indistinctement sur tout ce qui tomberait entre leurs mains. Il fut répondu à ces lettres avec des raisons aussi fermes et plus justes. " Sur l'ordre de Wolfe et en son nom, l'adjudant- général de l'armée anglaise, le major Isaac Barré 2, avait écrit à

1 Le 4 juillet, l'amiral Saunders avait envoyé un oflBcier pour traiter du renvoi de vingt-deux femmes et enfants, faits prisonniers par lui en remontant le fleuve. M. Le Mercier avait été chargé d'aller signifi» r l'acceptation courtoise de M. de Vhudreuil. Le 23, il y avait eu la suspension pour le ren- voi des dames prises à la Pointeaux-Trembles. Le 24, il s'agissait de laisser aux Anglais la liberté de faire passer leurs malades à l'Ile d'Oiléans, mais cette suspension ne valait qu'entre la ville et la Pointe de Lévy. (Siège de Québec. Hartwell.)

2 Isaac Barré devint plus tard membre de la Chambre des Conmiunes en Angleterre, et joua un rôle parlementaire important.

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Vaudreuil sur un ton très rude et très discourtois à propos des cruautés commises par les sauvages. Il y faisait une injurieuse allusion à " la basse infraction de la capitulation du fort George, " et proférait des mena- ces de représailles, ajoutant que " toute distinction cesserait entre Français, Canadiens et Indiens, et que tous seraient traités comme une troupe cruelle et bar- bare altérée de sang humain. ^ "

Ce fut Montcalm qui rédigea la réponse de Vaudreuil et Bougainville qui la signa. On y lisait ce passage " M. le marquis de Vaudreuil ne m'a point chargé de répondre aux menaces, aux invectives et aux citations dont est remplie cette lettre que vous n'avez pas, sans doute, lue ; rien de tout cela ne nous rendra craintifs ni barbares ; nos procédés sont connus en Europe, et vos papiers publics font foi de notre justification sur l'infraction de la capitulation du fort George." ^

Wolfe était à ce moment sous l'empire d'une vive irritation. La tactique de Montcalm, cette défensive patiente et obstinée derrière les retranchements de Beau- port et de Montmorency, lui causait un désappointe- ment cruel. Les semaines s'écoulaient sans lui apporter aucun succès notable. L'attitude des Canadiens, qui, au lieu de répondre à son appel, étaient sous les armes pour repousser l'invasion, augmentait son déplaisir. Cédant à son ressentiment, il se porta à des mesures extrêmes qu'il ne pouvait justifier, en l'occasion, par cette rigoureuse nécessité quelquefois impérieuse à la guerre. Les ordres suivants furent donnés aux trou-

1 Journal tenu à V armée... p. 47. 2— 76îdp. 48.

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pes : " Nos partis de guerre doivent brûler et tout dévaster à l'a venir, n'épargnant que les églises et les édifi- ces voués au service divin. Les femmes et les enfants, comme ou l'a déjà ordonné, ne doivent être molestés sous aucun prétexte." ^ Le 25 juillet, le major Dalling, com- mandant des troupes légères, se rendait à St-Henri, y fai- sait main basse sur tous les bestiaux et autres animaux domestiques qu'il y trouvait, et emmenait prisonniers deux cent cinquante hommes et femmes, avec le curé de l'endroit, M. Dufrost de la Gemmeraie. Il laissait der- rière lui, placardée sur la porte de l'église, la proclama- tion suivante : "Son Excellence, piquée du peu d'égards que les habitants du Canada ont eu à son placard du 27 juin dernier, est résolu de ne plus écouter les senti- ments d'humanité qui le portent à soulager les gens aveugles sur leur propre intérêt. Les Canadiens, par leur conduite, se montrent indignes des offres avanta- geuses qu'il leur faisait. C'est pourquoi il a donné ordre aux commandants de ses troupes légères et autres officiers de s'avancer dans le pays pour y saisir et emmener les habitants et leurs troupeaux, et y détruire et renverser ce qu'ils jugeront à propos. Au reste, comme il se trouve fâché d'en venir aux barbares extré- mités dont les Canadiens et les Indiens, leurs alliés, lui montrent l'exemple, il se propose de différer jusqu'au 10 d'août prochain à décider du sort des prisonniers envers lesquels il usera de représailles, à moins que, pendant cet intervalle, les Canadiens ne viennent se soumettre aux termes qu'il leur a proposés dans son placard, et par leur soumission toucher sa clémence et

1 Knox, vol. I, p, 346.

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le porter à la douceur. Donné à Saint-Henri, le 25 juillet 1759." ^ N'en déplaise à quelques historiens, cette pièce ne faisait pas honneur au général qui l'avait dictée. La milice canadienne était un corps orga- nisé depuis plus d'un siècle. Elle faisait partie du sys- tème militaire de la Nouvelle-France. Elle avait le droit et le devoir de combattre pour la défense de ses foyers et de ses autels, de même que les yeomen d'Angleterre auraient le droit et le devoir de se lever en masse pour repousser une invasion allemande, sans donner raison à l'ennemi de mettre à feu et à sang la Grande-Bretagne.

L'impatiente ardeur dont Wolfe était dévoré devait se traduire par des actes plus digues de lui. En s'em- parant de la rive gauche du Sault, il s'était proposé de forcer ou de surprendre le passage de cette rivière afin d'en venir aux mains avec Montcalm et Lévis, et de porter à notre armée un coup décisif. Jusqu'ici son espoir avait été frustré. Depuis bientôt trois semaines, il était là, avec ses bataillons, en face des nôtres ; Anglais et Français séparés seulement par le ruban moiré de la pittoresque rivière qui hâtait son cours, entre deux escar- pements, jusqu'à ce qu'elle vînt se précipiter en une mer- veilleuse cataracte, étincelante et mugissante, d'une hau- teur de deu x cent cinquante pieds, pour aller offrir ensuite au Saint- Laurent majestueux le tribut de ses ondes. Pas un soldat anglais n'avait encore franchi impuné- ment cette ondoyante et mobile barrière. On se canon- nait, on se fusillait d'une rive à l'autre. On aurait pu se parler si l'incessante clameur des eaux n'eût étouffé

1 Dussieux, p. 379. . : :. l l

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la voix humaine. Foligoé rapporte qu*ua jour Mont- calm et Wolfe se trouvèrent vis-à-vis l'un de l'autre, de chaque côté de la rivière, et que, les acclamations de nos soldats révélant à Wolfe la présence de Montcalm, le général anglais le fit saluer par une décharge géné- rale de son artillerie. ^

Quelques jours après cet incident, il envoya un détachement considérable en reconnaissance du côté des gués sur le cours supérieur de la rivière. Ce détachement s'engagea dans les bois et fut aperçu par un de nos partis de sauvages, qui, se dissi- mulant dans les fourrés, se tinrent en embuscade et envoyèrent demander du renfort à M. de Repentigny. Celui-ci, n'osant sous sa responsabilité détacher sur l'autre rive un corps quelque peu considérable, fit demander les ordres de M. de Lévis. Pendant tous ces délais, les sauvages rongeaient leur frein. Enfin, n'y tenant plus, ils poussèrent leur cri de guerre et fondirent sur les Anglais. Ceux-ci plièrent d'abord et perdirent plusieurs hommes. Puis, s'étant ralliés, ils essayèrent d'envelopper leurs assaillants qui retraitèrent vers le gué. M. de Repentigny fit border la rivière pour les soutenir. M. de Lévis accourut avec une partie de son camp. Et M. de Montcalm lui-même, informé qu'un combat très vif avait lieu, s'avança, avec toutes les com- pagnies de grenadiers et le bataillon de Royal-Roussil- lon, jusqu'à la hauteur des quartiers de M. de Lévis. On put croire un moment qu'il allait y avoir un engage- ment général. Mais nos sauvages ayant regagné la rive droite, les généraux rentrèrent au camp avec leurs

1 Journal de Foligné ] Doughty, IV, p. 184.

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troupes. Nos gens avaient perdu dix- huit hommes tués ou blessés, et les Anglais environ cinquante. ^

On a vu, au précédent chapitre, que des brûlots et des cajeux avait été construits dans le but d'incendier la flotte anglaise, et que l'entreprise des brûlots avait déplorablement échoué. M. de Vaudreuil jugea qu'ins- truit par l'expérience on pourrait faire réussir une nou- velle tentative, et qu'on devait essayer d'utiliser les cajeux restés jusqu'à ce moment sans emploi. La nuit du 27 au 28 juillet fut choisie pour cette fin. Il y avait environ soixante- dix de ces radeaux chargés de matières inflammables, d'explosifs et de projectiles de toute sorte. M. de Courval commanda la manœuvre avec habileté et intelligence. Les cajeux furent ame- nés jusqu'à demi-portée de fusil des navires anglais, et le feu se communiqua rapidement de l'un à l'autre. Mais leur marche était trop lente, la nuit trop peu obs- cure, le couiant trop fort, et les équipages des berges ennemies purent remorquer et éloigner de la flotte les radeaux incendiaires sans qu'un seul vaisseau fût endommagé ^.

Cependant Wolfe se préparait en ce moment à un coup de force. Le 29 juillet Knox écrivait dans son

1 Il est diflScile de tirer bien au clair le récit de cet enga- gement. Il y a confusion de dates et discordance entre les auteurs. Nous avons fait le mieux qu'il nous a été possible, en consultant: Knox, vol I, p. 348 j Malartic, p. 257 ; Journal tenu à Varmée, p. 48 ; Panet, p. 15; Relation d'Hartwell, p. 25 ; Journal de Fraser, p. 9; ^ Dialogue in hades, p. 13.

2 Relation du siège de Québec (Hartwell), p. 25 ; Knox,

1, p. 350 " Bougain ville était de l'expédition des cajeux

avec un détachement de grenadiers. Il a bien rendu justice à M. de Courval. " (Journal de Montcalm^ p. 583.)

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journal : " On parle d'une expédition de grande consé- quence pour laquelle, dit-on, l'on réserve des détache- ments choisis de chaque régiment." Cette expédition mystérieuse, c'était l'attaque du camp français à Mont- morency. Le 29 et le 30 juillet le commandant de l'armée anglaise avait donné ordre aux divers régiments de se tenir prêts à marcher, et de- faire leurs disposi- tions pour un mouvement important. Voici le plan qu'il avait résolu d'exécuter. Il ferait traverser de vis la plus grande partie de la brigade commandée par Monckton. Ces troupes, sous la protection de deux ou trois vaisseaux de guerre, iraient débarquer à environ trois quarts de mille à l'ouest de la chute, vis-à-vis deux redoutes érigées sur la grève par les Français. En même temps les troupes commandées par Towns- hend et Murray, au camp du Sault, descendraient sur la plage et viendraient traverser la rivière, guéable à marée basse à quelques cents verges de la chute, pour se joindre aux régiments de Monckton. Toutes ces forces réunies s'empareraient des redoutes et donne- raient l'assaut aux retranchements français. Pour inquié- ter Montcalm et Lévis et diviser leurs forces, une colonne partirait aussi du camp anglais sur les hauteurs du Sault, remonterait la rivière, et ferait une démons- tration vers les postes qui gardaient les gués, comme si elle avait l'intention de tenter le passage et de prendre les français à revers. Enfin une autre colonne ferait également une démonstration à Lévis, en marchant du côté de la rivière Etchemin, afin de faire croire aux défenseurs de la ville qu'elle voulait traverser le fleuve et essayer de débarquer sur la côte nord au-dessus de Québec. - ' r ï- r - : -• *

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Le 31 juillet, vers dix heures du matin, deux trans- ports armés et un vaisseau de guerre, le Centurion, de soixante canons, mirent à la voile et vinrent s'embosser entre l'île d'Orléans et la côte de Montmorency. On vit en même temps un grand mouvement de berges à la Pointe de Lévy et à l'île. Ces embarcations chargées de troupes se dirigeaient toutes vers le chenal de la côte nord. A onze heures et demie les transports armés s'échouèrent en face des deux redoutes plus haut men- tionnées, situées, l'une à trois cents toises de la chute, Tautre à deux cents toises plus à l'ouest; et le CentU' rion se portait un peu plus bas, aussi près du rivage que son tirant d'eau le lui permettait. A midi ces trois vaisseaux ouvrirent un feu très vif sur les re- doutes et les retranchements de notre camp, pendant que la batterie anglaise de six mortiers et de trente canons, qui couronnait l'escarpement, à la gauche du Sault, y faisait pleuvoir les boulets et les bombes.

M. de Lévis fit border les retranchements et les re- doutes. A une heure et demie on vint le prévenir qu'une colonne de 2000 Anglais remontait la rivière et s'avançait vers les gués. Il y fit marcher aussitôt cinq cents hommes du gouvernement de Montréal, sous les ordres de M. de la Perrière, et tous les sauvages, et ordonna à M. Duprat de suivre, avec ses volontaires, les mouvements de cette colonne afin de lui en rendre compte. Peu après il le renforça des grenadiers de Royal-Roussillon.

A ce moment on signala un mouvement des bergea, vis-à-vis la partie de notre camp qui se' trouvait en ligne avec la pointe de l'île d'Orléans. Lévis y dirigea aussitôt le bataillon de Royal-Roussillon, en recommandant à

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M. de Poulhariès de faire " communiquer ses postes avec la droite du bataillon de la ville de Montréal, et, par sa droite, avec la troupe qui s'avançait du centre de l'armée."

Montcalm, en présence des mouvements de l'ennemi, avait fait battre la générale et ordonné une concentra- tion V rs la giuche, pour appuyer M. de Lévis, à qui il avait envoyé ce billet " Je vais faire prendre les armes aux troupes. Vous pourrez garder Koyal-Roussillon qui descend la tranchée." A deux heures il se porta de sa personne aux retranchements du Siult, et s'entendit avec M. de Lévis sur les dispositions à prendre. Guyenne donnerait la main à Royal- Roussillon, deux compagnies de grenadiers et cent hommes du gouvernement des Trois-Rivières viendraient renforcer les troupes de cette partie, et l'on ferait la guerre à l'œil : le centre soutenant la gauche si celle-ci était attaquée, et la gauche venant prêter main- forte à la droite si cette der- nière recevait le choc. Montcalm retourna ensuite informer M. de Vaudreuil.

Pendant ce temps, les berges continuaient leurs mou- vements dans le chenal ; et le feu croisé des batteries du Sault, des transports et du Centurion en tout, soixante-dix bouches à feu foudroyait nos ouvrages. Lévis, qui était venu se poster au retranchement entre les deux redoutes, au milieu d'une grêle de bombes et de boulets, quelque chose que l'on pût lui dire pour l'empêcher d'exposer une vie si précieuse à l'armée, y donnait ses ordres avec une tranquillité et un sang- fioid admirables ^.

l Malartic, p. 261.

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. Il faisait une chaleur torride, et les rayons brûlants du soleil devaient infliger des tortures aux soldats an- glais entassés et immobiles dans les berges. Vers cinq heures, Wolfe qui était sur l'un des transports échoués, jugeant que le feu terrifiant de son artillerie devait avoir suffisamment ébranlé nos troupes, donna le signal attendu. Les berges s'avancèrent vers le ri- vage. Quelques écueils à fleur d'eau les firent tâtonner un peu et retarda leur manœuvre. Enfin le corps de Monckton, composé des 15™* et 78""® régiments et d'un détachement du Royal- Américain, avec les grenadiers de Louisbourg, du 4^^"® et du 48""^ vint débarquer sur le rivage, découvert par la marée basse, non loin des redoutes dont l'une était commandée par M. de Mizerac et l'autre par M. de Laparguière, capitaines au batail- lon de Béarn. De leur côté, les régiments de Towns- hend et Murray, descend Ud des hauteurs à gauche du Sault, s'avançaient pour passer à gué la rivière et faire leur jonction avec le corps venu par le fleuve.

Jusque le plan de Wolfe paraissait en assez bonne voie d'exécution. Mais le général allait bientôt consta- ter combien son entreprise était hasardeuse. Les pre- mières troupes de la brigade Monckton, débarquées sur la grève du Sault, étaient les treize compagnies de gre- nadiers et deux cents soldats du Royal-Américain. Ils avaient pour consigne de se former en quatre colonnes et de commencer l'attaque, appuyés par leur brigade, lorsque les deux autres auraient traversé la rivière. Au lieu de cela, les grenadiers, emportés par leur ardeur, et obéissant à l'on ne sait quelle funeste inspiration, se lancèrent impétueusement en avant, sans attendre le 39

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reste de l'armée. Ils furent décimés par le feu de la redoute de gauche et des retranchements. M. de Lévis avait fait évacuer la redoute de droite, ^ et les grena- diers l'occupèrent. Mais, ouverte par derrière et placée sous notre feu, sa situation la rendait intena- ble. C'était sur quoi Lévis avait compté. Ayant reçu avis que la colonne anglaise, dirigée vers les passages de la rivière, rétrogradait, il avait fait revenir des gués les cinq cents hommes du gou- vernement de Montréal, et ramené vers la gauche des retranchements du Sault, défendus par Béarn, les grenadiers de Eoyal-Roussillon et les volontaires de Duprat. Avec ces troupes il fit ouvrir sur les grenadiers un feu plongeant. Assaillis par un ouragan de balles, ces intrépides soldats, abandonnant la redoute, se pré- cipitèrent vers la hauteur s'élevait le retranchement occupé par les compagnies montréalaises. M. de Lévis y accourut aussitôt pour animer nos troupes par sa pré- sence. A ce moment décisif, les milices furent admira- bles de fermeté et de bravoure. Presque tous excellents tireurs, nos Canadiens dirigèrent sur les Anglais qui se ruaient à l'assaut du retranchement un feu meur- trier. Presque chaque coup portait dans cette masse mouvante, la mitraille et les balles creusaient de sanglants sillons. Des centaines de cadavres jonchè- rent bientôt le flanc de cette côte balayée par le feu de nos troupes. Au milieu du carnage, les nuées, qui depuis quelque temps assombrissaient le ciel, crevèrent tout à coup au-dessus du champ de bataille et laissè- rent tomber des torrents de pluie. L'obscurité devint si

1 Cette redoute portait le nom de " Johnstone."

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grande qu'on " avait peine à voir l'homme qui était à côté", écrit un témoin oculaire^. Le sol détrempé et glissant rendait l'escalade des hauteurs encore plus dif- ficile. Les braves grenadiers durent reculer malgré leur valeur. Wolfe, qui de loin avait assisté à cette scène avec désespoir, leur fit ordonner de se replier sur le corps de Monckton, enfin rangé en bataille sur la plage et prêt à marcher, tandis que les brigades de Townshend et de Murray, après avoir traversé la rivière, étaient parvenues à la hauteur de la première redoute, dont elles soutenaient le feu. Mais il était sept heures du soir, la marée montante commençait à se faire sentir, et fermerait bientôt la route derrière les brigades du Sault '^. Wolfe, craignant de risquer le sort de son arm^e, commanda en frémissant la retraite.

En ce moment le bataillon de Guyenne arrivait sur le théâtre de l'engagement, suivi de Montcalm, qui dut donner à son lieutenant une chaleureuse accolade. La journée avait été glorieuse pour nos troupes. Elles avaient soutenu le feu effroyable de l'aitillerie ennemie avec une fermeté extraordinaire. Pendant près de huit heures le canon n'avait cessé de tonner et d'ébran- ler les échos des Laurentides. On évalua à trois mille le nombre de coups tirés par les batteries et les vais- seaux anglais. " On ne peut assez faire l'éloge des troupes et des Canadiens, qui ont été inébranlables et qui ont continuellement témoigné la plus grande

1 Relation de M. de la Pause.

2 "Pour si peu que Taftaire eût duré, le camp du Sault n'ayant pu repasser vu que la marée montait et n'ayant pas de berges pour les embarquer, la moitié de leur armée aurait péri par le feu ou dans l'eau." (Relation de M. de la Pause.)

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volonté," écrivait vis deux jours plus tard au maré- chal de Belle-Isle.

Pendant que les régiments de Wolfe se rembarquaient, les sauvages, suivant leur habitude, allèrent " faire " quelques chevelures. L'armée anglaise avait eu de quatre à cinq cents hommes tués ou blessés. La perte des Français s'élevait à une centaine. L'amiral Saun- ders, qui avait voulu diriger lui-même les opérations navales de ce jour, à bord du Centurion, fit mettre le feu aux deux transports échoués, en se retiiant. Véri- table feu de joie pour les troupes victorieuses, que ces flammes dont les rouges clartés reflétées par les flots attestaient leur triomphe ! La lueur de ces brasiers se projeta jusqu'à Québec la population exultante la salua des cris répétés de : Vive le Roi ! ^

1 Panpt, p. 16. Pour le combat de Montmorency les prin- cipales autorités à consulter sont : Lettre de Lévis an maré- chal de Belle IsU^ 2 août 1759 ; Lettre de Wolfe à Pitt, 2 sep- tembre 1759; Knox^ s Journal j 1, pp. 353-358; Malartic, pp. 26<)-2G2; Fraseras Journal, p. 10; Journal tenu à V armée, p. Vll,etc

CHAPITRE XVIII.

Après Montmorency. Troifième période du siège, Des- truction et incendie de Québec Deux tentatives de débarquement repoussées par Boui.'ainville. Nouvelle de la prise de Niagara Bourlamaque fait sauter Caril- lon et Saint- Frédéric A l'Ile-aux Noix. Lévis part pour les rapides. Les Anglais ravagent le pays. Ma-

latie de Wolfe Il consulte ses brigadiers. Son plan

et leur plan Evacuation du camp de Montmorency.

Etat physique et mental de Wolfe 11 pn^jette l'es-

calaie du Foulon Sombres pres>entiments Le soir

du 12 septembre. La s'irprise Wolfe sur les Plaines.

Montcalm au camp de Béauport. Nuit mouvemen- tée.— Le 13 septembre La bataille des Plaines d'A- braham.

Uéchec de Montmorency amoindrit le prestige de Wolfe. Il en fut vivement affecté. Son ordre du jour, le lendemain du combat, contenait un blâme sévère à l'adresse des grenadiers, qu'il accusait d'avoir manqué de disciplme. Evidemment les récriminations étaient réciproques, car un capitaine anglais disait à M. Le Mer- cier, deux jours plus tard, pendant une nouvelle visite de parlementaire faite par celui-ci à la flotte ennemie: " M. Wolfe est un très bon homme, mais il n'est pas général.' ^

Dans l'armée française la journée de Montmorency avait causé une grande joie et ravivé l'espoir. Mont-

1 Montcalm à LéoiSf 2 août 1759 ; Lettres du marquù de Montcalm^ p. 214.

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calm écrivit à Bourlamaque le 17 août : " La conte- nance des troupes et des Canadiens a été très bonne, malgré une canonnade qui pouvait étonner aussi. M. le marquis de Vaudreuil, à qui j'en fus rendre compte sur les neuf heures, après avoir fait rentrer toutes les troupes, en a paru content. Vous voyez, Monsieur, que notre affaire n'est qu'un petit prélude d'une plus con- sidérable sans doute à laquelle nous nous attendons." De son côté, Vaudreuil écrivait au même : " Je n'ai plus d'anxiété pour Québec. " Montcalm était per- suadé que, si Wolfe eût pu lancer son attaque à fond, il eût subi un désastre complet. " Je crois en effet, écrivait-il le 7 août, que la colonne de la Pointe de Lévis a attaqué trop tôt et sans ordre, parce que les deux du Sault de Montmorency devaient attaquer en même temps. C'est un vrai malheur pour nous; ce qui est à faire serait fait. " Il s'attendait à une nou- velle tentative sur le même point : " Je crois le géné- ral Wolfe opiniâtre, persuadé qu'il aurait réussi si toutes ses colonnes eussent attaqué en même temps... Il fera encore la plus grande attaque par le bas du Sault et la pointe de Lessé. ^ " Montcalm se trom- pait en prêtant à Wolfe l'intention de revenir à la charge du côté de Montmorency. Le général anglais avait reconnu la témérité de cette entreprise, et ne son- geait pour le moment qu'à épuiser l'armée française, en la tenant constamment en alerte, et à mûrir un autre plan.

Le siège entrait dans sa troisième période, période d'expectative, d'escarmouches, de tâtonnements du côté

1 Montcalm à Léois, 7 août 1759.

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des ADglais, d'attente anxieuse du côté des Français. Quelques coups de main vers les gués de Montmorency, quelques essais de descente dans les paroisses au-dessus de la ville, et la continuation du bombardement et de la destruction de Québec : voilà à quoi se résumèrent les opérations durant tout le mois d'août.

Eien de navrant comme la lecture des relations du siège de Québec! C'est un douloureux catalogue de ruines et de désolation. Les batteries anglaises démolis- saient et brillaient systématiquement la malheureuse cité. Chaque jour amenait un nouveau sinistre. Au commencement les projectiles n'avaient atteint que la basse et la haute ville. Mais au mois d'août, la portée de l'artillerie anglaise parut devenir plus grande, et elle lança des bombes au delà des murs et jusque dans le quartier Saint- Roch. La nuit du 8 au 9 août fut peut-être la plus désastreuse du siège. Dans la soirée le feu des batteries de vis sembla redoubler d'intensité. On eût dit que toutes les foudres du ciel éclataient sur la place assiégée. Les globes de feu embrasaient les airs et venaient s'abattre sur la ville, avec un bruit épouvantable. Les brillants météores, que nous font d'ordinaire admirer les sereines et étincelantes nuits du mois d'août, pâlissaient devant ceux que faisaient pleuvoir les engins destructeurs dont les rugis-ements déchiraient les airs. On vit bientôt les flammes jaillir de la basse ville. " Le feu qui prit à une extrémité, lisons- nous dans la rela- tion de M. de la Pause, fut chassé malheureuse- ment par un vent qui le communiqua avec violence d'une maison à l'autre. L'incendie parut d'abord éteint à force de soins, mais sembla recommencer

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avec de nouvelles forces. La basse ville fut cou- verte en un instant de flammes qui ont consumé pen- dant la nuit ou le jour des rues entières... La ville voulut enfin sortir de son flegme ordinaire ; elle ne put réussir à faire taire les ennemis qui ne discontinuèrent pas d'attiser le feu par leurs canons et leurs mortiers. Le point du jour nous dérobait la basse ville ; un nuage ép«»is de fumée l'enveloppait à nos yeux... La ville fut pendant vingt-quatre heures livrée aux flammes et à toutes les horreurs de la guerre * ". Cent soixante-sept maisons étaient réduites en cendres.

Dans la matinée qui suivit cette nuit terrible, on apprit une nouvelle qui releva un peu les esprits abat- tus par un si grand désastre. Les ennemis avaient fait la veille deux tentatives de débarquement à la Pointe- aux-Trembles, et M. de Bou gain ville les avait forcés

1 Relation de M. de la Pause. Jean-Claude Panet é^rit dRns son journal : "Le même jnur fut fatal pour moi et pour bien d'autres. Les Anglais ... firent, lorsque vint le soir, un nouvel effort: ils jetèrent des pots à feu sur la basse ville, dont trois tombèrent, un sur ma maison, un sur une de-; mai- sons de la place du marché, et un dans la rue Charaplain. Le feu prit à la fois dans trois endroits. En vain voulût on couper le feu et l'éteindre chez moi ; il ventait un petit nord est et bientôt la basse ville ne fut plus qu'un brasier. Depuis ma maison, celle de M. Désery, celle de Maillou, rue du Sault-au-Matelot, toute la basse ville et tout le cul- de-sac jusqu'à la maison du sieur Voyer, qui en a été ex- empte, et enfin, jusqu'à la mai. on du sieur de Voisy, tout a été consumé par les flammes, 11 y a eu sept voûtes qui ont crevé ou brûlé, celle de M. Perreault le jeune, celle de M. Tachet », Taché), de M. Turpin, de M. Benjamin de la Mordic, Jehanne, Maranda. Jugez de la consternation. Il y a eu 167 maibonsbiûlées". {Journal du siège de Québec en 1759, p. 18)-

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chaque fois à se rembarquer avec perte. Depuis le 6 il avait reçu instructioQ d*aller prendre le commanderaeut du corps d'ob^ervatioQ au-dessus de Québec, et on lui avait donné, pour renforcer ce dernier, les grenadiers de Béarn, un piquet de Languedoc et un piquet de milice. Dans la nuit du 6 au 7 août, une vingtaine de berges avaient passé devant la ville pour aller rejoindre les vaisseaux qui y étaient rendus, sous le com- mandement de l'amiral Holmes, et cela avait semblé indiquer quelque tentative nouvelle des Anglais dans cette partie. Voilà pourquoi on jugeait si nécessaire d'augmenter le5 forces qui s'y trouvaient déjà. Et l'on était d'autant mieux inspiré que le brigadier Murray avait été envoyé, la veille, avec douze cents hommes pour opérer sur la rive nord et essayer de découvrir et de détruire les magasins que nos généraux pouvaient y avoir établis. C'était ce corps de troupes que Bougain- ville avait repoussé victorieusement deux fois de suite à la Pointe-aux-Trembles. ^

La satisfaction de ce succès fut bientôt troublée par les nouvelles reçues du lac Ontario et du lac Cham- plain. Le 9 août on apprenait la prise de Niagara. On se rappelle que le capitaine Bouchot avait été envoyé pour y commander. Malheureusement, comptant trop sur les Cinq- Nations, dont on lui avait fait espérer le concours, il s'était affaibli en envoyant un détachement vers la Belle- Rivière, sous M. de Montigny, pour repren- dre aux Anglais le fort Duquesne. Vers la fin de juin

1 Bougainville avait cessé d'agir comme aide de camp de MontcaliJQ. Il avait été nommé aide maréchal général des logis, en 1758, et promu au grade de colonel en février 1759.

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UDe armée composée de 5,000 Anglais, tant réguliers que provinciaux, et de 9u0 guerriers iroquois, que Sir William Johnson avait enfin déterminés à lever la hache contre les Français, remontait la rivière Oswego. Elle était commandée par le brigadier Prideaux, avec Johnson comme lieutenant. Après avoir mis une gar- nison au fort Stanwix et établi deux postes au lac Oneida, Prideaux laissa environ 1 500 hommes à Oswego, sous les ordres du colonel Haldimand, afin d'y bâtir un nouveau fort, pour remplacer celui que Montcalm avait détruit en 1756. Puis il s'embarqua pour Niagara il arrivait le 6 juillet.

Pendant ce temps, M. de la Corne, qui commandait notre corps de troupes à la tête des rapides, était allé pousser une reconnaissance vers Chouaguen(ou Oswego) qu'il ne savait pas occupé par les Anglais. Ses éclai- reurs lui ayant signalé la présence de ceux-ci, dont un bon nombre étaient à abattre du bois pour les travaux du fort, il partagea son monde en plusieurs colonnes et s'avança pour surprendre l'ennemi. Malheureusement, des cris étant partis de l'une des colonnes, les autres se crurent découvertes et cernées ; une panique se produi- sit et notre détachement s'enfuit en désordre, pendant que les travailleurs anglais couraient à leurs letranche- ments, ils donnaient l'éveil. Le lendemain M. de la Corne s'avança de nouveau pour tenter un coup de main. Mais Haldimand, mis sur ses gardes, avait placé des canons en batterie, et notre détachement, assailli par un feu meurtrier, dut battre en retraite, emportant une trentaine de morts et de blessés. Cette malheureuse affaire rendait plus difficile la position de Pouchot à Niagara.

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Aussitôt qu'il avait vu les Anglais paraître devant la place, il avait envoyé à M. de Montigny l'ordre de revenir en toute hâte à son secours, avec son déta- chement et tous ceux qui, du Détroit, des Illinois, et des différents postes de l'ouest, devaient se concentrer au fort Machault pour l'expédition du fort Duquesne- Puis il se prépara à la défense. Le 9 juillet les Anglais ouvrirent leur première tranchée. Dès le 11 ils purent démasquer une batterie à bombes. Ils poussèrent leurs travaux avec vigueur. Le 17, leurs ouvrages étaient rendus à cent vingt toises de la place, et leur feu devint très vif. Le 22 les renforts attendus par M. Pouchot arrivèrent enfin. Mais les ennemis, prévenus, les firent tomber dans une embuscade. Le combat fut sanglant; notre détachement, surpris et enveloppé par des forces supérieures, fut mis en pièces, et la plupart des officiers qui le commandaient, MM. de Ligneris, Aubry, de Montigny, Marin, etc., furent blessés et faits prisonniers. Ce désastre faisait disparaître le dernier espoir de Pouchot. Sur ses cinq cents hommes de gar- nison, il n'en avait plus que trois cent cinquante envi- ron de valides. Cent quarante fusils seulement res- taient en état de servir. Les remparts étaient démantelés ; les soldats tombaient d'épuisement. Le vaillant capi- taine dut capituler le 25 juillet. Il obtint de Johnson ^ les conditions les plus honorables, et sortit de la place avec les honneurs de la guerre.

Du côté du lac Champlain, le généralissime

1 Sir William Johnson, avait remplacé Prideaux, tué cinq ou six jours plus tôt par l'explosion accidentelle d'une de ses bombes.

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Aœherst avait opéré très lentement. Il n'avait t'^a- versé le lac Saint-Sacrement que le 21 juillet. Le 22, il paraissait devant Carillon, avec une armée de 11,000 à 12,000 hommes et un train d'artillerie considérable. Suivant ses instructions, Bourlamaque avait fait sau- ter le fort, dont la mémorable journée du 8 juillet 1758 devait faire survivre le nom glorieux ; et il s'était retiré sur Saint- Frédéric, qu'il avait également détruit le 31 juillet. Conformément au plan de campagne arrêté au printemps, il allait maintenant se fortifier dans l'Ile- aux Nuix, pour y oppo er à l'armée du général A mherst une résistance aussi opiniâtre que possible.

La réception de toutes ces nouvelles, surtout de celle qui annonçait la prise de Niagara, jeta nos généraux dans une grande perplexité : l'ennemi était maître incontesté des régions de TOuest et du lac Ontario. Les troupes victorieuses à Niagara, jointes à celles de Chou- aguen, formant un effectif de 6,000 ou 6,U00 hommes» allaient sans doute se porter sans retard sur les rapides du Saint- Laurent, M. de la Coi ne était incapable de leur tenir tête avec son faible détachement. Il annon- çait déjà qu'il devrait retraiter vers le Côteau-du- Lac, aux portes de Montréal, aussitôt que l'ennemi pa- raîtrait en force. Vaudreuil, Montcalm et Lévis ayant délibéié sur la situation, il fut résolu que ce dernier serait envoyé, avec 800 hommes, dont 100 de troupes de terre et le reste de milices, pour faire face au péril. Le gouverneur lui donna " un ordre pour commande^* en ch f sur les frontières du gouvernement de Mont- réal. 11 partit le 9 août au soir avec M. de la Pause et M. Le Mercier ^ ".

1 Mémoires de M. de la Pause*

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Montcalm écrivait le même jour à Bourlaraaque : " Je maintiens la colonie perdue, et cela est à l'igno- rance et l'intërêt. L'armée de la Belle-Kivière battue et défaite ; Niagara pris et sa garnison prisonnière de guerre ; le chevalier de Lévis part à minuit et mène huit cents hommes ; c'est beaucoup d'une petite armée, obligée de garder depuis Jacques-Cartier au Sault Montmorency. La basse ville est incendiée d'hier au soir... Je ne sais qui, de nous trois, sera le plus tôt défait. "

Le départ de Lévis fit passer Montcalm, le 10 août, du centre à la gauche, au poste si important et si exposé de Montmorency, dont il prit le commandement en personne, se faisant remplacer à Beauport par M. de Seneztrgues. Dès le lendemain de sonairivée au Sault, il voulut donner aux ennemis une leçon. Leurs travail- leurs allaient faire des fascines dans les bo's, sur la rive gauche, Montcalm ordonna à M. de Kepentigny d'aller les surprendre avec 700 Canadiens et sauvages. La fusillade fut très vive. L'alarme fut chaude au camp anglais, et l'on fit même avancer du canon. Notre déta- chement repassa la rivière en bon ordre, après avoir tué ou blessé à l'ennemi une centaine d'hommes, tandis que les Canadiens et les sauvages n'avaient qu'un mort et sept blessés.

Wolfe avait commencé à exécuter les menaces con- tenues dans sa proclamation du 25 juillet. Il avait envoyé des détachements pour ravager le pays. '• Les ennemis brûlaient dans toutes les parties, " écri- vait l'auteur du Journal tenu à U armée ; " on voyait en même temps des maisons en feu à la côte de Beaupré (depuis le Sault de Montmorency jusqu'à

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Sainte- Anne), à l'île d'Orléans et le long de la rive droite du fleuve. " A la fin du mois d'août qua- rante hommes de chaque régiment furent détachés pour aller brûler les paroisses de la rive sud. ^ Les lignes suivantes écrites par Mgr de Pontbriand donnent une juste idée de la dévastation que l'ennemi fit subir au gouvernement de Québec : " Toute la côte de Beaupré et l'île d'Orléans ont été détruites avant la fin du siège ; les gi anges, les maisons des habitants, les presbytères ont été incendiés, les bestiaux qui restaient, enlevés.,. Les églises, au nombre de dix ont été conser- vées, mais les fenêtres, les portes, les autels, les statues, les tabernacles ont été brûlés. La mission des Abénaquis de St-François a été entièrement détruite par un parti anglais et de sauvages ; ils y ont volé tous les ornements et vases sacrés, ont jeté par terre les hosties consacrées, ont égorgé une tren- taine de personnes dont plus de vingt femmes et enfants. De l'autre côté de la rivière, au sud, il y a encore trente-six lieues de pays établi qui ont été à peu près entièrement ravagées et qui contiennent vingt-neuf paroisses dont le plus grand nombre a été détruit. Tous ces quartiers ne seront pas rétablis d'ici à plus de vingt ans ^." Un officier anglais allait encore plus loin que révêque de Québec dans son appréciation des ruines accumulées: " Nous avons brûlé et détruit, écrivait-il, au delà de 1400 belles fermes, car, durant le siège, nous étions maîtres d'une grande partie du pays le long du

1 Journal of Capt John Afontresor, Doughty, IV, p. 330.

2. Description imparfaite de la misère du Canada, par Mgr révêque de Québec, 5 novembre 1759; Arch., prov., Man., N. F., 1ère série, vol. XVI.

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fleuve, et nous tenions des détachements continuelle- ment occupés à ravager les campagnes, de sorte qu'il faudra un demi-siècle pour réparer le dommage \"

La division de la flotte ennemie au-dessus de Qué- bec et les troupes qui y étaient embarquées continu- aient à inquiéter les chefs de notre armée. L'amiral Holmes avait eu la velléité de remonter le fleuve pour aller brûler nos frégates stationnées à un endroit appelé le Eichelieu^ Mais un vent favorable avait permis à ces dernières de s'éloigner à temps. Le détachement repoussé à la Pointe-aux-Trembles avait traversé au sud, à Saint- Antoine. Et l'on avait mandé à M. de Bougainville de l'y suivre si cela était possible, et de lui infliger une correction. Un vent très violent et un épais brouillard l'en empêchèrent. A Saint-Antoine, les Anglais brûlèrent un grand nombre de maisons.

On avait renforcé le corps de Bougainville. Le 14 août, Marcel lui envoyait ce mot; "M. le marquis de Montcalm me charge de vous écrire qu'on assemble actuellement 200 bons Montréalistes pour vous aller joindre, qu'il se prive en votre faveur du plus pur de son sang ". Il était bien à propos d'augmenter le corps d'observation, car il avait une rude besogne. Les allées et venues continuelles de l'ennemi le tenaient constam- ment en haleine. A tout instant on pouvait craindre une descente sur quelque point de la côte. Le 1.7 août.

1 A Journal of the Expédition vp ihe River St* Lawrence^ publié sous les auspices de la Société littéraire et historique de Québec.

2 Ne pas confondre avec la rivière Richelieu. Le Riche. Keu mentionné ici est un endroit, en haut de Lotbinière, où. le rétrécissement du chenal occasionne un courant très fort.

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il y eut une très chaude alerte. M. de Mon treuil, aide- major général de l'armée, arrivait à toute bride chez M. de Montcalm, qui, peu d'instants après, sautait à cheval et quittait le camp. Une ordonnance ve- nait d'apporter la nouvelle que les Anglais avaient fait une descente à Deschambault. Bougdinville s'y était porté avec trois ou quatre cents hommes. Mais Ton craignait que les ennemis, en nombre très con- sidérable, ne l'eussent accablé et n'eussent réussi à prendre pied et à s'établir dans ce poste. Montcalm se rendit jusqu'à la Pointe-aux-Trembles, il apprit que Bougainville et la cavalerie de la Rochebeaucour étaient arrivés à temps pour faire rembarquer les Anglais. Ceux- ci, guidés par un capitaine de milice obligeant, avaient été droit à la maison du capitaine Perrot, où. étaient les équipages de l'armée française, et les avaient bi ûlés. Si, au lieu de cela, ils se fussent retranchés immédiate- ment, il aurait été difficile de les déloger. Montcalm avait si bien senti l'importance de cette situation que, " fort ou faible, retranché ou non, il partait dam le des- sein d'attaquer." ^ Il racontait, quelques jours après, cet éjisode à Bourlamaque : " L'ennemi a fait une incur- sion à Deschambault, qui nous a coûté nos équipag^^s ; je n'ai jamais vu un meilleur ton et moins de regrets sur pareille perte. Bougainville, qui fit une marche de quatorze lieues, depuis sept heures du matin jusqu'à minuit, leur a empêché de prendre racine. J'accou- rais pour le même objet, je fis dix-huit lieues. Retour

1 Journal de Montcalm^ p. 592. Il est difficile de fix*»r exa 'tement la date de cette deacenttî à Deschambault. Les relations bont contradictoires. Elle eut lieu le 17, le 18 ou !• 19 ao&t.

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encore à Deschambault ; la cavalerie les a empêchés de débarquer." Dans cette même lettre, le général par- lait à Bourlamaque de l'échange de prisonniers, discuté en ce moment avec Amherst, et manifestait son inten- tion de renvoyer sur un navire, en Angleterre, passé le 20 octobre, ceux que nous avions fait aux Anglais. Puis il ajoutait : " Je suppose pour cela que nous seroQS intacts dans les trois points, le 1er octobre ; alors je commencerai à espérer pour le salut de la colonie ; jus- que là rien." ^

L'intérêt de la campagne semblait décidément se por- ter au-dessus de Québec. Quelques-uns de nos offi- ciers de marine soumirent à M. de Vaudreuil un projet. Il s'agissait d'armer cinq de nos frégates remontées aux Trois- Rivières : le MachauU^ la Ghézine, le Maréchal Senneterre, la Manon et le Bienfaisant ; d'y faire em- barquer quelques centaines de nos matelots, et de des- cendre attaquer les vaisseaux anglais à la Pointe-aux- Trembles. ^ Le gouverneur avait fini par consentir à cette entreprise, estimée hasardeuse par plusieurs. " Les marins, écrivait l'auteur du Journal tenu à Varmée, jugeront s'il était facile d'enlever à l'abordage, dans un fleuve dont le courant est rapide, des bâtiments bien armés dont il y en avait un de 50 canons, com- mandés par des hommes qui nous faisaient admirer tous les jours la légèreté de leurs manœuvres. ^ " Nos matelots étaient déjà rendus au Cap-Santé, lorsqu'ils reçurent un contre-ordre. Dans la nuit du 26 au 27

1 Lettres de Bourlamaque,, p. 344. 2_ Foligné ; Doughty, IV, p. 199. 3 Journal tenu à Varmée, p. 68. 40

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quatre vaisseaux anglais, une frégate de 28 canons (le Leostaff), une corvette de 14 (le HunterJ, et deux transports armés, ' avaient réussi à passer devant la ville, et la division aux ordres de l'amiral Holmes était désormais trop forte pour qu'il fût raisonnable de son- ger à l'attaquer. Au sujet de ce combat naval projeté, Montcalm écrivait à Lévis le 26 : " Un projet qui n'est pas mien pourra réussir, je le souhaite. Je n'ai ni consenti, ni refusé ; j'ai dit ignorance de ma part ; ce n'est pas de mon métier. '* Dans la nuit du 30 au 31 août, une frégate de 20 canons, deux corvettes et deux transports passèrent encore au-dessus de la ville. Il était évident que le feu de nos batteries était impuis- sant à leur barrer le chemin, car quatre autres vais- seaux ennemis réussirent la même manœuvre quelques jours plus tard. ^

Septembre était arrivé. Les Anglais assiégeaient Québec depuis près de deux mois, et le drapeau de la France flottait toujours sur les remparts de la ville dévastée. L'ennemi avait bien pu brûler ses édifices, en faire un amas de décombres ; mais à cette œuvre de des- truction se bornait jusque le succès de sa campagne. Québec n'était qu'une ruine fumante, et cette ruine héroïque semblait défier les attaques et les embûches de l'ennemi. Nous empruntons encore à Mgr de Pont- briand quelques lignes, dans laquelle il faisait de sa ville épiscopale cette peinture navrante : " Québec a été bombardé et canonné pendant l'espace de plus de deux mois : 180 maisons ont été incendiées par des pots à

1 Knox, II, p. 35.

2—Ibid. p. 37 j Journal tenu à V armée, p. 62.

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feu, toutes les autres criblées par le canon et les bombes. Les murs de six pieds d'épaisseur n'ont pas résisté ; les voûtes dans lesquelles les particuliers avaient mis leurs effets ont été brûlées, écrasées et pillées pendant le siège... L'église cathédrale a été entièrement consumée. Dans le Séminaire il ne reste de logeable que la cuisine se retire le curé de Qué- bec avec son vicaire... L'église de la basse ville est entièrement détruite, celle des Kécollets, des Jésuites et du séminaire sont hors d'état de servir sans de très grandes réparations. Il n'y a que celle des Ursulines l'on peut faire l'office avec quelque décence... Cette communauté et celle des hospitalières ont été aussi fort endommagées.... Le palais épiscopal est presque détruit et n'offre pas un seul appartement logeable. Les voûtes ont été pillées. Les maisons des EécoUets et des Jésuites sont à peu près dans la même situation ", Cette description peut nous donner une idée de la con- dition lamentable la ville était réduite au commen- cement de septembre. Accompagnement ordinaire des incendies, de l'effondrement des édifices et des résiden- ces dans les villes assiégées, les pillards s'y donnaient carrière. En partie pour enrayer leurs déprédations, et pour maintenir l'ordie dans les quartiers, M. de Vau- dreuil avait nommé douze officiers majors, " choisis parmi les bourgeois les plus alertes et les plus nota- bles ", et dont les fonctions étaient de faire des rondes de nuit, de veiller à la discipline, " d'arrêter les vols et les pillages avec des patrouilles ".

Au camp de Beauport, notre armée, toujours sur le qui- vive, offrait partout à l'ennemi un front impéné- trable. Montcalm, des hauteurs de Montmorency, sur-

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veillait tous les mouvements des Anglais et déployait une vigilance et une activité merveilleuses. Il dormait à peine, s'attendant toujours à quelque alerte. Il lui arrivait d'écrire à Bourlamaque, à trois heures après minuit, des billets comme celui-ci : " La nuit obscure ; il pleut; nos troupes, habillées et éveillées dans leurs tentes ; la droite et la ville des plus alertes. Je suis botté et mes chevaux sellés, c'est, à la vérité, mon allure ordinaire la nuit. Je ne me suis pas encore désha- billé depuis le 23 juin ^"

Cependant, à part les essais de descente au-dessus de Québec \ les opérations de l'ennemi semblaient avoir subi un temps d'arrêt. Du côté du Sault ils ne dessinaient aucune offensive. Aux batteries de Lévis même, le feu se ralentissait parfois. Que faisait Wolfe ? " Il serait singulier, écrivait Montbeillard, qu'il s'en tînt aux incendies, aux ravages et à une seule tentative assez mal conduite, qui lui coûta quatre cents grena- diers, le 31 juillet, sans aucun fruit; il faut que cet homme finisse par un grand effort, par un coup de ton- nerre." Quand Montbeillard écrivait ces lignes, il igno- rait que Wolfe était malade, retenu dans sa chambre, au quartier général du Sault, par une fièvre qui le con- sumait. Il était souffrant depuis quelque temps, mais vers le 20 août il lui devint impossible de dissimuler son indisposition, qui fut bientôt connue parmi ses troupes, oii cette nouvelle causa une pénible impres- sion.

1 Lettres de Bourlamaquey pp. 348-349. 2 Les Anglais essayèrent de débarquer à St Augustin, le 30 août.

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Durant les derniers jours du mois d'août, Wolfe sentit sa fièvre diminuer. Cependant dans l'état de faiblesse il était, il crut devoir demander à ses trois briga- diers de se réunir pour délibérer sur la situation. Il leur exprimait en même temps ses vues. D'après lui une attaque directe contre la ville était trop hasardeuse. C'était l'armée française qu'il fallait s'efforcer d'attein- dre. Wolfe indiquait trois manœuvres qui, toutes trois, avaient pour objectif les troupes et le camp de Beauport. Dans son opinion, c'était au-dessous de Québec que l'on devait essayer de frapper un coup décisif. Sa lettre aux brigadiers était du 29 août. Le 30, après avoir conféré entre eux, ils répondirent à leur chef par une commu- nication dans laquelle ils se prononçaient contre tout projet d'attaquer Montcalm dans ses ligues, de Mont- morency à la rivière St-Charles. " Nous sommes donc d'avis, disaient-ils, que la meilleure manière de frap- per un coup effectif est de porter nos troupes sur la rive sud et de diriger nos opérations au-dessus de la ville. Quand nous nous serons établis sur la rive nord, ce qui n'est guère douteux, le marquis de Montcalm devra nous combattre suivant nos propres termes ; nous serons entre lui et sa base d'approvisionnement. " ^ C'est-à-dire que, d'après Monckton, Townshend et Mur- ray, on devait lever le camp du Sault, faire traverser les troupes à Lévis, les acheminer jusqu'au delà de la rivière Etchemin, les embarquer sur des vaisseaux et des berges, les faire descendre sur la rive nord, vers le Cap-Kouge, et forcer ainsi Montcalm à une bataille ran- gée, s'il voulait éviter de voir affamer son armée et la ville.

1 Doughty, II, p. 239.

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Wolfe acquiesça à ce projet, et renonça à celui ou plutôt à ceux qu'il avait énoncés dans sa lettre aux brigadiers. Le jour même il recevait la réponse de ceux-ci, il écrivait à l'amiral Saunders : " Mon mauvais état de santé m'empêche d'exécuter mon propre plan ; ^ il est d'une nature trop désespérée pour que j'ordonne aux autres de Fexécuter. Les généraux semblent avoir un sentiment commun quant aux opérations ; conséquem- ment je me joins à eux, et peut-être nous trouverons quelque occasion de frapper un coup." Wolfe avait déjà eu lui-même la pensée d'essayer une descente au-dessus de Québec. Durant le mois de juillet, avant le combat de Montmorency, il était allé faire une reconnaissance de ce côté à bord de l'un des vaisseaux qui avaient forcé le passage devant la ville ; il avait scruté à travers sa lunette la falaise jusqu'au Cap- Eouge, et la possibilité d'un débarquement à l'endroit appelé St-Michel s'était présentée à son esprit. Mais les dangers d'une pareille tentative l'en avaient détourné '.

1 '*Son propre plan " c'est à dire celui d'attaquer Mont- calm par Montmorency et Beauport, comme il venait de l'exposer dans sa lettre aux brigadiers. Contrairement à plusieurs de ceux qui ont écrit sur ce sujet, c'est ainsi que nous croyons devoir interpréter ces paroles de Wolfe. Dans notre opinion elles ne pouvaient s'appliquer à l'escalade du Foulon, qu'il ne décida que le 10 septembre. Il avait ex. posé à ses lieutenants son projet d'attaquer encore l'armée française du côté de Montmorency, ce qui avait été déjà si fatal à ses troupes le 31 juillet. C'était une tentative déses- pérée et les brigadiers l'avaient repoussée comme telle. Alors, trop malade pour exécuter lui-même ce plan, " son plan ", il se ralliait à celui de ses lieutenants.

2— Ltltre de Wolfe à Piti, 2 septembre 1759 ; Knox, II, p. 43-44

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Et il s'était déterminé à attaquer Montcalm par le Sault- Montmorency. Maintenant il se trouvait ramené à cette première idée par la proposition de ses trois lieu- tenants. Le nouveau plan étant adopté, Wolfe voulut le mettre promptement à exécution. Dès le ol août les Anglais commencèrent à déblayer leur camp au Sault ; et Ton se demanda dans le nôtre ce que cela signifiait. Le 13 septembre Montbeillard écrivait : " Cette manœuvre (le passage de nouveaux vaisseaux devant Québec) et celle du déblai du camp du Sault, très décidé aujourd'hui, fait craindre avec raison que l'ennemi ne tente de s'établir entre Québec et Mont- réal... M. le marquis de Montcalm a fait sa disposi- tion. Dès qu'il sera certain que M. Wolfe aura aban- donné sa position du Sault, il poitera à droite la plus grande partie de ses forces, sans dégarnir absolument la gauche ; tiendra des troupes prêtes à se jeter dans la ville en cas que l'ennemi s'étant embossé, eût ruiné les batteries de la basse, afin de disputer la prise de la haute ; et un corps à portée de joindre M. de Bougainville, en cas que l'effort se fît dans sa partie." Le 2 et le 3 septembre les Anglais effectuèrent com- plètement le déblaiement de leur camp et embarquèrent leurs troupes et leur artillerie, qu'ils traversèrent à l'île d'Orléans et à Lévis. Pour protéger ce mouvement ils avaient fait avec une cinquantaine de berges une dé- monstration qui pouvait faire soupçonner une attaque à la droite ou à la gauche de notre ligne. Nos batteries tirèrent sur les berges qui transportaient les troupes et le matériel de l'ennemi, mais sans leur faire beaucoup de mal. Eût-il été possible de tomber sur leur arrière- garde et de leur infliger de grandes pertes ? L'auteur

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du Journal tenu à Varmée semble le croire et blâme MoDtcalm de ne Tavoir pas tenté. Mais celui-ci, dans une lettre à Lévis, soutient qu'il aurait donné dans un piège s'il eût fait ce dont on lui reproche de s'être abstenu. ^

L'évacuation du Sault-Montmorency par les Anglais faisait entrer le siège de Québec dans sa quatrième et dernière phase. Elle devait naturellement avoir pour corollaire une modification dans la situation de notre armée. Dès le soir du 3 septembre, Montcalm écrivait à Lévis: " La droite est renforcée de deux mille hom- Dies ; j'y passe demain, et Poulhariès reste général depuis le Sault jusqu'à l'église de Beauport. Nous avons toujours dix-neuf bâtiments au-dessus de Québec, et Bougainville, garde-côte, toujours en l'air. Je m'établis de ma personne à la maison de Salaberry pour être en belle vue et à portée de tout." On fit camper le batail- lon de Guyenne tout à fait à la droite, pour aller partout oii le besoin l'exigerait et même au-dessus de Québec s'il le fallait. ^ Et effectivement, le 5, Montcalm voyant que l'ennemi faisait marcher des troupes au sud vers la rivière Etchemin, envoyait ce bataillon camper sur les hauteurs d'Abraham. Il en prévenait Bougainville par ces lignes ; " Le mou- vement des ennemis, mon cher Bougainville, est si considérable que je crains qu'il ne passe la rivière des Etchemins et qu'il ne cherche à nous dérober une marche pour nous couper la communication, de sorte que je fais marcher le régiment de Guyenne en entier,

1 Lettres de Montcalm ^ p. 223. 2 Journal de Montcalm^ p. 603,

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sauf un capitaine, un lieutenant et cinquante soldats des moins ingambes pour garder leurs drapeaux, tentes et équipages. C'est à vous, mon cher Bougainville, à les emmener avec vous ou de les laisser dans la commu- nication du Cap-Rouge, à l'Anse-des- Mères, pour relever les postes, ce qui nous conviendrait le mieux, pour être à même de rappeler ce régiment, s'il était besoin dans notre partie." Et à ce billet, le chevalier de Mon treuil ajoutait : " M. le marquis de Montcalm m'a chargé de marquer à M. de Bougainville que le régiment de Guyenne serait en réserve sur le grand chemin derrière l'anse St- Michel ou Sillery, pour être à portée de secourir la gauche et la droite. Il m'a chargé encore de lui dire d'être toujours de l'avant des ennemis, c'est-à-dire plus haut qu'eux. Vous êtes le maître de disposer du régi- ment de Guyenne ^." Plût au ciel que ce régiment fût resté sur les hauteurs d'Abraham ! Malheureusement, le 6 septembre, M. de Vaudreuil écrivait à Bougain- ville pour l'informer des renforts qu'on allait lui envoyer, et qui porteraient à 2000 le chiffre total des troupes sous ses ordres ; et il ajoutait : " Si vous vous trou- vez assez fort avec ces dispositions, comme cela vous paraît, nous retirerons le régiment de Guyenne pour le faire rentrer dans son camp... Songez que c'est un corps pesant qui ne peut pas faire le métier de courir dans une communication... A l'égard de laisser Guyenne à l'Anse-des-Mères, cela ne se peut parce qu'il n'y a pas de bois ^." Evidemment, Bougainville acquiesça à cette

1 Montcalm à Bougainville, 5 sppt, 1759 j Doughty, IV, p. 93.

2 Vaudreuil à Bougainville, le 6 sept. 1659 j Doughty, IV, p. 100.

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proposition du gouverneur, car le même jour celui-ci lui écrivait : " Guyenne est rentré."

Pendant que dans l'armée française on s'efforçait de suivre les mouvements de l'ennemi et de deviner ses desseins, Wolfe se préparait à faire sa dernière tenta- tive avant d'abandonner la partie. Tant au physique qu'au moral il traversait en ce moment de sombres heures. Sa lettre du 30 août à l'amiral Saunders pou- vait donner un aperçu de son douloureux état d'esprit. " Je suis conscient de mes propres erreurs dans le cours de la campagne, y disait-il, et j'estime qu'un peu plus ou un peu moins de blâme pour un homme qui doit nécessairement être perdu est de minime ou de nulle conséquence ^." Dans sa lettre du 2 septembre à Wil- liam Pitt, après avoir exposé au ministre la situation, il ajoutait : " Il y a un tel choix de difficultés, que je me reconnais très embarrassé pour prendre une détermina- tion. Les affaires de la Grande-Bretagne, je le sais,deman- dent les plus vigoureuses mesures ; mais le courage d'une poignée de braves troupes ne doit être mis en œuvre que s'il y a quelque espoir. Cependant, vous pouvez demeurer assuré que le peu de temps qui reste avant la fin de cette campagne sera employé (en tant que je suis concerné) pour l'honneur de sa Ma- jesté et l'intérêt de la nation '^ ". Enfin, le 9 septembre, il écrivait au secrétaire d'Etat Holderness, une lettre qui se terminait par ces mots, se trahissait la tris- tesse de son âme : " Je suis assez rétabli pour m'occu- per du service ; mais ma constitution est entièrement

1— Doughty, I[,p. 151. 2— Knox, vol. II, p. 49.

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ruinée, sans que j*aie la consolation d'avoir rendu aucun service considérable à l'Etat, et sans que f aie l'espoir d'en rendre ^ ". A ce moment, Wolfe, résolu à risquer une descente au-dessus de Québec, conformément à l'avis de ses brigadiers, n'avait aucune confiance au résultat. Mais la saison avançait ; la flotte anglaise ne pouvait rester très longtemps encore devant Québec, et risquer de se trouver exposée ici aux tempêtes d'au- tomne ; on ne pouvait plus compter sur l'arrivée d'Amherst, qui s'immobilisait au lac Champlain devant la forte position prise par Bourlamaque à l'Ile-aux- Noix. Il fallait agir sans retard ou lever le siège '. Les défenseurs de Québec commençaient à entrevoir le moment de la délivrance. Vaudreuil écrivait à Bourla- maque que le grand projet des Anglais paraissait avoir échoué. Montcalm, au milieu de ses anxiétés, avait quelques éclairs d'espérance. Il écrivait à Lévis : " Voici un travail à faire, au cas la colonie soit sauvée, car elle ne l'est pas encore ". Quelques jours après, le ton devenait plus confiant : " N'importe, l'Anglais restât-il jusqu'au 1er novembre, nous soutiendrons ". Il com- mençait à parler de ce que l'on ferait l'hiver prochain : " Quel est votre projet d'habitation pour l'hiver ? écri- vait-il à Bourlamaque. Québec, en vérité, ne sera pas habitable, et nous n'y aurons pas de troupes ". Ce bil-

1— Doughty, III, p. 14.

2 On commençait à se dire, dans l'armée anglaise, qu'il faudrait peut être s'en retourner sans avoir pris Québec. Et l'on parlait de construire, sur l'Ile-aux-Coudres, un fort capa- ble de contenir 1500 hommes, qu'on y laisserait comme garni* son pendant l'hiver. (Knox, II, pp. 14, 21, 28.)

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let, daté du 11 septembre, était le dernier que celui-ci dût recevoir de lui !

Cependant les vaisseaux anglais au-dessus de Qué- bec bjontaient et redescendaie'nt le fleuve à chaque marée, et Bougainville suivait leur marche et y pro- portionnait la sienne, Montcalm lui écrivait : *' Le point important est de bien suivre les mouvements du corps que vous avez par eau vis-à-vis de vous. " Le général inclinait fortement à croire que si l'ennemi tentait une descente ce serait au-dessus du Cap-Rouge, Bou- gainville se tenait principalement.

Wolfe lui-même n'était pas encore fixé sur ce point. Il avait acquiescé à la proposition des brigadiers de faire une tentative au-dessus de Québec. Mais ceux-ci ne songeaient pas à la faire en bas de Sillery. Le 10, après s'être bien convaincu que, sans une surprise, le débarquement serait impossible, en face du va-et-vient continuel de Bougainville, et que cette surprise ne pouvait avoir lieu qu'à l'endroit le plus inattendu, c'est- à dire, très près de la ville même, il alla faire une reconnaissance afin d'examiner, de la rive sud, au-des- sous de la rivière Etchemin, quelles chances pourrait offrir la rive nord, vis-à-vis cet endroit, pour une des- cente et une escalade des hauteurs. A travers sa lunette il étudia longuement les anses et l'escarpe- ment qu'il avait devant lui, de l'autre côté du fleuve. Quand il eût fini cet examen, son parti était pris. Le débarquement aurait lieu à l'Anse-au-Foulon, à un mille et demi de Québec. Il se ferait la nuit ; od essaierait, dans les ténèbres, d'escalader la falaise, et de surprendre le poste dont Wolfe avait vu les tentes sur la hauteur. Si la surprise manquait, la tentative serait

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avortée. Si elle réussissait, avant le jour l'armée anglaise pourrait être rangée sur les Plaines d'Abraham, et alors, ou'bien Mo.itcalm serait forcé de livrer cette bataille désirée en vain par Wolfe depuis deux mois, ou bien il verrait son armée et la ville réduite à la famine par l'interruption de ses convois de vivres. L'amiral Hol- mes, ainsi que les brigadiers Monckton et Townshend accompagnaient Wolfe dans cette reconnaissance, mais il semblerait qu'il n'exposa pas à ceux- ci tous les détails de son plan, puisqu'ils lui demandèrent au dernier moment des informations additionnelles. Les régiments de Wolfe avaient été embarqués à bord des vaisseaux de l'amiral Holmes le 5 et le 6 septembre. Le 8, la tem- pérature devint pluvieuse ; comme le mauvais temps semblait devoir retarder les opérations, et que l'encom- brement des troupes sur les navires pouvaient devenir nuisible à leur santé, environ 1500 soldats débarquèrent et allèrent camper dans le village et l'église de Saint- Nicolas. Ils devaient se rembarquer au premier signal. Dans l'armée anglaise on savait que le dénouement était proche, qu'un coup important se préparait, et l'on attendait avec impatience le moment d'agir. Wolfe se tenait à bord du Sutherland,

Sur la rive nord, notre corps d'observation sur- veillait la flotte de l'amiral Holmes, guettait les allées et venues de ses berges, et se portait aux endroits qu'elles semblaient parfois menacer. Les desseins des Anglais paraissaient encore assez obscurs aux chefs de notre armée. Le 8 septembre, Vaudreuil écrivait à Bou- gainville : " L'ennemi ne peut avoir que deux objets : la diversion, ou s'établir en haut ; à vrai dire je crois plutôt le premier. " Ainsi, à ce moment, le gouver-

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ueur était d'avis que tous les mouvements des Anglais au-dessus de Québec pouvaient avoir pour but de détourner notre attention d'une attaque qu'ils auraient eu l'idée de faire contre la ville ou le camp de Beau- port. Bougainville avait sous ses ordres environ 2,200 hommes sans compter les sauvages, répartis comme suit : 100 hommes au poste du Foulon, commandés par Vergor ; 30 hommes à la batterie de Samos, composée de quatre canons; 50 hommes au poste de St-Michel commandés par le capitaine Douglas ; 100 hommes à Sillery, commandés par M. de Remigny ; 250 au Cap- Rouge, commandés par M. de Beaubassin ; 180 à St- Augustin, 190 à la Pointe-aux-Trembles et 200 à Jacques-Cartier. Il avait en outre sous la main un corps ambulant d'environ 1000 hommes, composé de la cavalerie, des volontaires de Duprat, de ceux de Repen- tigny, et des piquets tirés des bataillons de Guyenne, de Béarn et de Royal-Roussillon ^. Ce corps comprenait les grenadiers et était composé de soldats d'élite.

Le 10 septembre, le munitionnaire Cadet informa M. de Bougainville que des bateaux chargés de deux mille minots de farine allaient descendre de Batiscan, le priant de protéger leur passage. Et le 12, il lui écri- vait de nouveau pour lui demander de faire en sorte que les bateaux descendissent la nuit suivante jusqu'à Québec, sans quoi il serait obligé d'envoyer chercher ces vivres en charrette. " S'ils venaient par eau, cela nous épargnerait bien de la peine, " ajoutait-il. Funeste coïncidence I c'était cette nuit même que Wolfe

1 Vaudreuil à Bougainville, 6 septembre 1759 ; Doughty, IV, p. 99.

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venait de fixer pour l'attaque projetée depuis le com- mencement de septembre.

Le 11, les troupes anglaises avaient reçu avis de ce tenir prêtes au débarquement. Le général leur indi- quait l'ordre dans lequel il aurait lieu. Les différents régiments devaient descendre dans les bateaux vers neuf heures du soir, le 12 septembre. Une lumière dans les grands haubans du mât de hune du Sutherland serait le signal du ralliement de tous les bateaux plats, par le travers de ce navire, entre lui et la rive sud. Deux lumières au même endroit, Tune au dessus de l'autre, donneraient le signal du départ. Le 12 sep- tembre, Wolfe envoyait à ses soldats son dernier ordre du jour. " Les forces de l'ennemi sont maintenant divisées, y lisait-on. Les vivres sont rares dans son camp, et un mécontentement général règne parmi les Canadiens... Un coup vigoureux frappé par l'armée à cette heure peut déterminer la chute du Canada... Of- ficiers et soldats se rappelleront ce que leur pays attend d'eux, et ce qu'un corps d'hommes résolus et rompus à la guerre est capable de faire contre cinq faibles batail- lons français, entremêlés de paysans indisciplinés... "

Durant la soirée qui précéda le jour fatidique du 13 septembre 1759, Wolfe parut pénétré d'un sombre pressentiment. On rapporte que, dans sa cabine du Sutherland, conversant avec son ami, John Jervis \ commandant du Porcupine, il lui avoua qu'il s'atten- dait à être tué le lendemain. C'est à cet ancien compa- gnon d'études qu'il confia son testament, et le portrait de miss Catherine Lowther, sa fiancée, à qui cette

1 Il devint amiral sous le nom de Lord St Vincent.

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miniature devait être remise. Il écrivit aussi deux let- tres, les deux dernières que sa main traça, Tune au brigadier Monckton, l'autre au brigadier Townahend^ eu réponse à une communication qu'il venait de recevoir. Ses trois lieutenants lui avaient adressé une lettre conjointe, dans laquelle ils se déclaraient insuffisamment renseignés, quant à la tâche qu'ils auraient à remplir dans la descente projetée, et particu- lièrement quant à l'endroit ou aux endroits précis l'attaque aurait lieu. Et, ne trouvant aucune informa- tion sur ce point dans les ordres à l'armée, craignant d'autre part de commettre quelques erreurs, ils se croyaient justifiés de faire cette demande. Wolfe adres- sait sa réponse à Monckton, le premier des brigadiers. Il lui désignait formellement le point de débarquement. " L'endroit, disait-il, s'appelle le Foulon, distant de deux milles et demi de Québec, vous vous souvenez sans doute d'avoir vu un campement de douze ou treize tentes, avec un abatis au-dessous." Puis il ajoutait ces quelques lignes, s'accusait un trait de caractère qui se manifestait chez lui de temps à autre, une certaine raideur d'attitude et de ton, assez déconcertante pour ceux qui en étaient l'objet : ** Ce n'est pas l'habitude de désigner dans les ordres publics le point direct d'une attaque, ni pour des officiers subalternes, qui ne sont pas chargés d'un devoir spécial, de demander des instruc- tions à ce propos." La lettre à Townshend était plus brève. Wolfe lui disait que Monckton était chargé de la première descente et de la premi ère attaque, et que, si elles réussissaient, il lui incomberait de donner aux troupes restées en arrière l'ordre de faire leur débarque- ment avec le plus de célérité possible, vu que ces trou-

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pes étaient sous ses ordres. " Quand les 3,600 hommes maintenant sur les vaisseaux seront à terre, ajoutait-il, je n'ai aucun doute quelconque que nous serons capa- bles de combattre et de vaincre l'armée française, et je sais que vous y donnerez votre meilleur concours." ^ Ces lettres étaient datées comme suit : " Sutherland, huit heures et demie, l'Z septembre 1759."

Une demi-heure plus tard, le premier détachement qui devait débarquer, composé d'environ 1800 hommes, descendit dans les bateaux. La nuit était calme et belle. La marée montait encore, et les embarcations se laissèrent porter par elle lentement jusqu'à ce que la lumière allumée dans les grands haubans du mât de hune du Sutherland vînt leur indiquer qu'il était temps de se rallier par le travers de ce navire, à peu près à la hauteur du Cap-Rouge. Vers une heure et demie, le reflux commença à se faire sentir ; deux lumières, l'une au-dessus de l'autre, brillèrent soudain dans les haubans du Sutherland ; et immédiatement les trente bateaux plats, chargés d'hommes silencieux, commencèrent à descendre, au milieu des ténèbres, le fleuve dont les ondes étaient déjà légèrement agitées par un vent de sud-ouest. Les nuages qui avaient envahi le firmament assombrissaient les flots. On avait recom- mandé aux troupes la plus grande circonspection, afin que rien d'insolite ne vînt révéler aux sentinelles fran- çaises, sur le rivage, l'approche de cette flottille. Et les bateaux s'avançaient sans bruit, dans la tranquillité nocturne, se dirigeant vers le point devait se faire la descente. Wolfe, dans une des premières embarca- tions, devait sentir une poignante émotion l'étreindre à

l_Doughty, VI, p. 59-6L 41

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cette heure solennelle. Quelle vive impression les offi- ciers qui l'entouraient ne durent-ils pas éprouver, lors- qu'ils l'entendirent murmurer à voix basse cette élégie de Gray, Le Cimetière^ se trouvent ces vers :

The boast of heraldry, the pomp of power And ail that beauty, ail that wealth e'er gave Await alike th'inevitable hour, The paths of glory lead but to the grave.

Evidemment, comme son illustre riv^l, Wolfe prisait très haut le don littéraire, car, après avoir dit ces vers, dont le charme mélancolique semblait correspondre aux secrets sentiments de son cœur, il ajouta : " J'aimerais mieux avoir écrit ce poème que de prendre Québec demain."

Il y avait bientôt deux heures que les bateaux descen- daient le courant. Ils se rapprochaient de la rive nord, s'échelonnaient les postes de Bougainville. Ils avaient dépassé Sillery. Allaient-ils atteindre le Foulon sans être signalés et assaillis ? Tout à coup, dans la nuit, un cri se fait entendre du haut de la falaise : " Qui vive ? " Une sentinelle a perçu des bruits de rames, et distingué sur l'eau des formes indécises et mouvantes. Le moment est critique. Mais la présence d'esprit d'un officier anglais, qui, par bonheur possède bien la langue française, va tout sauver. " France," répond-il. Et les bateaux continuent d'avancer,sans que la sentinelle suspecte la présence d'en- nemis. Ce qui peut expliquer ce manque de défiance, c'est que le passage du convoi de provisions, cette nuit même, avait été signalé dans les postes. ^ Les Anglais avaient

1 " Les postes depuis la Pointeaux-Trembles, eurent ordre de ne point faire de bruit." (Mémoires et observations de M. de la Pause.

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connu par un déserteur cette particularité et en avaient escompté l'avantage. Ce qu'ils ne savaient pas, par exem- ple, c'est que le convoi avait été contremandé à la dernière minute. Par quel incroyable malentendu n'avait-on pas signifié aux postes ce contre-ordre ? C'est un de ces ac- cidents incompréhensibles dont on ne sait à qui attribuer précisément la responsabilité, et qui entraînent parfois les plus désastreuses conséquences. ^ Cependant le péril d'être découvert n'était pas encore écarté. Devant la batterie de Samos, une autre sentinelle jeta elle aussi son " qui vive " aux bateaux. " Convoi de provisions, " répondit le même officier ; " mais ne faites pas de bruit, les Anglais vont nous entendre. " Ceci était plausible, la corvette le Hunier étant mouillée non loin de au milieu du fleuve. Quelques minutes plus tard les pre- mières embarcations touchaient le rivage un peu au- dessous de l'endroit déterminé. Elles portaient l'infan- terie légère, à qui Wolfe avait confié la tâche de gravir la hauteur. Vingt-quatre hommes choisis, sous le commandement du capitaine Delaune, devaient grimper d'abord le long du roc abrupt, suivis de trois compa- gnies de leur corps. S'ils parvenaient au sommet et y prenaient pied sans encombre, le reste devait suivre. Ces intrépides soldats s'élancèrent, grimpant et s'accro- chant aux infractuosités de l'escarpement et aux touffes d'arbustes qui croissaient dans les interstices du roc. Après les plus énergiques efforts ils atteignirent la crête de la falaise. Tout y était silence ! A leur droite se

1 Etait-ce Bougainville qui était responsable de cette faute ? Des historiens l'ont aflarmé et ont vivement critiqué o«t officier pour son dangereux oubli. , ^, ..

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dressait un groupe de tentes qui abritaient le poste du trop fameux Vergor. Ils foncèrent sur ce petit campe- ment, que leur livrait la plus criminelle négligence. Des détonations éclatèrent, et en quelques minutes les hommes de Vergor et leur chef, plongés dans le sommeil, étaient dispersés ou faits prisonniers. ^ Les cris de vic- toire de ses éclaireurs annonçaient à Wolfe et à ses com- pagnons anxieux restés sur le rivage que le chemin était libre. Le sentier coupé d'abatis fut fromptement déblayé, et bientôt les dix-huit cents soldats anglais étaient rendus sur la hauteur. 11 pouvait être environ cinq heures du matin. ^

A ce moment, au camp de Beauport, Montcalm, qui était resté debout durant toute cette mémorable nuit, donnait ordre à Johnstone, attaché comme aide de camp à sa personne, depuis le départ de Lévis ^ de faire ren- trer dans leurs tentes les troupes, tenues jusqu'à cette heure en alerte aux retranchements. Durant la soirée, un grand mouvement de berges et de troupes avait eu lieu au-dessous de la ville ; des embarcations chargées d'hommes s'étaient détachées de la flotte de l'amiral

1 Le poste, qui aurait compter au moins cent hom- mes, n'en avait, paraît-il, que trente, en ce moment. Vergor aurait permis à un grand nombre de militaires de Lorette d'aller travailler chez eux à leurs récoltes condition d'aller aussi travailler pour lui sur une terre qu'il avait dans cette paroisse). Ce détail est donné par le sieur de C. Des rela- tions disent que Vergor fut blessé au talon.

2 _ Fraser, p. 19 ; Knox, II, p. 68.

3 Johnstone était un otiicier écossais jacobite, qui avait pris du service dans les troupes françaises, avait assisté au siège de Louisbourg, et était passé, en 1758, au Canada, il était devenu aide de camp de Lévis.

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Saunders, et s'étaient avancées jusqu'au milieu du chenal en face de Beauport, comme si l'ennemi se fût proposé de tenter un débarquement. Pendant ce temps, les batteries de Lévis ouvraient sur la ville une furieuse canonnade. Vers minuit, M. de Poulhariès comman- dant de Eoyal-Roussillon, qui campait en arrière des quartiers de Montcalm à la maison de Salaberry, vint le prévenir qu'on apercevait des berges en face de son bataillon. Immédiatement le général fit donner ordre aux troupes de prendre les armes et de border le retran- chement. Et il envoya son aide de camp Marcel auprès de M. de Vaudreuil avec instruction de lui expé- dier un cavalier d'ordonnance s'il se passait quelque chose d'extraordinaire à la droite de l'armée. Il sortit ensuite et marcha quelque temps avec Poulhariès et Johnstone, entre sa maison et le ravin de Beauport. A une heure du matin il renvoyait le commandant de Royal- Roussillon à ses quartiers, et continuait à marcher avec l'officier écossais. C'était à peu près le moment où, bas, les bateaux chargés des soldats de Wolfe s'éloi- gnaient du Sutherland.

Montcalm se sentait en proie à une vive agitation. Il était inquiet du convoi de vivres qu'il savait devoir descendre par eau cette nuit. A plusieurs reprises il répéta à son compagnon de veille que la perte de ce convoi serait désastreuse, l'armée n'ayant que pour deux jours de vivres. L'anxiété cruelle qui le torturait était sans doute un présage du sort fatal que lui réservait la journée du 13 septembre.

A l'aube, il entendit le canoQ de Samos. Plus de doute ! le convoi avait été découvert et capturé par les ennemis. Hélas ! c'était bien pis ; c'était notre batterie

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qui, après avoir laissé passer les Anglais, tirait contre eux une décharge inutile.

Il faisait jour, tout semblait tranquille au camp an- glais sur les hauteurs de Lévis ; aucun message n'était venu de M. de Vaudreuil. C'est alors que Montcalm ordonna de faire rentrer l'armée. Lui-même ayant pris avec Johnstone plusieurs tasses de thé, dont il sentait le besoin après une nuit sans sommeil, ordonna de seller ses chevaux pour se rendre à l'ouvrage à cornes, chez M. de Vaudreuil \ et se renseigner sur la cause des déchar- ges d'artillerie à Samos. Il pouvait être six heures et demie ^ Que l'on s'imagine sa consternation quand, en arrivant dans la cour de la maison logeait le gouver- neur, il apprit que les Anglais étaient sur les hauteurs d'Abraham. Un des hommes du poste de M. de Vergor, échappé aux ennemis, en avait donné la première nou- velle à Québec, et M. de Bernetz s'était hâté d'en in- former M. de Vaudreuil par un billet. On avait d'abord refusé d'ajouter foi à cette information, croyant que la peur avait fait perdre la tête au fuyard. Mais il fallut bien se rendre lorsque l'on vit de loin, sur la hauteur, des habits rouges escarmoucher avec des Cana-

1 M. de Vaudreuil, depuis que l'on avait dégarni la gau- che pour renforcer la droite, s'était rapproché du pont et avait établi ses quartiers à peu de distance du retranchement appelé '^ l'ouvrage à cornes ", qui protégeait la tête de ce pont, en face de la Pointe-aux-Lièvres.

2 Nous eaipruntons la plupart de ces détails sur la nuit qne passa Montcalm, avant la bataille des Plaines d'Abraham, au Dialogue in hades, dont l'auteur est Johnstone lui-même. C'est un témoin de première valeur. Il ne quitta pas Mont- calm de la nuit.

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diens et des sauvages. M. de Vaudreuil sortait en ce moment de la maison. Montcalm conféra un instant avec lui ; puis se retournant vers Johnstone : '* L'affaire est sérieuse, lui dit-il. Courez ventre à terre à Beauport, ordonnez à Poulhariès de demeurer au ravin avec deux cents hommes, et de m'envoyer sans retard tout le reste de la gauche sur les Plaines d'Abraham. " Et, piquant des deux, il galopa vers la hauteur.

Le bataillon de Guyenne y était déjà rendu entre la ville et l'ennemi, que sa présence contenait. C'était le major-général de l'armée, M. de Montreuil, qui, instruit de la présence des Anglais sur les Plaines, avait ordonné à ce bataillon de marcher ^.

On a beaucoup discuté sur la question de savoir comment il se faisait que ce corps ne fût pas campé sur les hauteurs en avant de Québec, comme on l'avait d'abord décidé. On a voulu en faire peser la responsa- bilité, les uns sur Bougainville, les autres sur Mont- calm. On a soutenu que le bataillon de Guyenne, posté sur les Plaines d'Abraham le 6 juillet, en avait été retiré subséquemment à l'insu du gouverneur ; fausse manœuvre à laquelle Wolfe dut la réussite de sa téméraire entreprise. Vaudreuil, lui-même, dans sa lettre du 5 octobre 1759 au ministre de la marine, dit que Guyenne fut retiré le 12 septembre, veille de la bataille. est la vérité dans tout cela ? D'abord une chose nous paraît incontestable : c'est que M. de Vaudreuil lui-même avait ordonné, le 6 septembre, de ramener Guyenne des Plaines d'Abraham au camp. Sa propre lettre de ce jour à Bougainville l'établit péremp-

1 Journal de Lébis, p. 207.

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tx)irement. Nous l'avons citée plus haut. Ce n'est donc pas le 12 septembre au soir, mais le 6, que ce bataillon fut retiré de la hauteur. C'est le 6 que le gouverneur écrivait à Bougain ville : " Guyenne est rentré." Lors- qu'il parle du 12 au ministre de la marine, il est évi- demment desservi par sa mémoire.

Faisons un pas de plus. Si l'on en croit plusieurs témoignages concordants, Montcalm voulait renvoyer Guyenne sur les hauteurs ; il en avait même donné l'ordre, dont l'exécution aurait été suspendue par Vau- dreuil. Johnstone affirme qiie, dès le 11 septembre, le général donna instruction à Montreuil de faire " camper ce batailloQ sur les Plaines, et de l'y faire rester jus- qu'à nouvel ordre. ^ " Et Montbeillard corrobore indirec- tement cette affirmation quand il écrit : " Par quelle fatalité le régiment de Guyenne, qu'on avait résolu de faire camper sur les hauteurs au-dessus de Québec, était- il encore (le matin du IS septembre) dans notre camp ?" 2 Enfin, M. Récher, le curé de Québec, dans son journal, écrit cette note à la date du 12 septembre : " Mercredi, ordre donné par M. de Montcalm et ensuite révoqué par M. de Vaudreuil, disant : " nous verrons cela demain " au bataillon de Guyenne d'aller camper au Foulon. " ^ D'aller camper au Foulon ! Si cela eût été fait, la hardie tentative de Wolfe pou- vait se changer en désastre, et Québec était sauvé !

1 A dialogue in hades, p. 36.

2 Journal de Montcalm, p. 610.

3 M. Jean-Félix-Récher, curé de Québec, et son journal, par Mgr Henri Têtu ; Bulletin des Recherches Historiques, 1903, vol. 9, p. 139. Le témoignage de M. Récher, corro- bore absolument celui de Johnstone.

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Mais quelle qu'en fût la raison, quelles que fus- sent les personnes responsables, cela n'avait pas été fait ; et Wolfe était rendu avec ses régiments sur les Plaines d'Abraham. Du premier coup d'œil, Montcalm put se convaincre que ce n'était pas un simple déta- chement, et qu'il avait devant lui au moins une partie considérable de l'armée anglaise.

Après avoir surpris le poste de Vergor, Wolfe avait envoyé les compagnies d'infanterie légère s'emparer de la batterie de Samos ^, dont les artilleurs avertis par la fusillade du Foulon, avait ouvert le feu contre les bateaux anglais. Puis, étant allé lui-même reconnaître le terrain, il avait fait marcher ses troupes par files jusqu'aux Plaines d'Abraham, un peu en avant de l'ancien terrain des courses. Après une première dis- position des régiments qu'il avait sous la main, il en avait fait une seconde, aussitôt que les corps restés à bord des vaisseaux et celui qu'il avait fait traverser du camp de Lévis, eurent été arrivés. L'armée anglaise était formée sur deux lignes. Elle s'étendait de l'escar- pement, du côté du fleuve, jusque vers le chemin Ste- Foy. Les régiments étaient disposés comme suit, de droite à gauche : Otway, les grenadiers de Louisbourg, Bragg, Kennedy, Lascelles, les Highlanders, Anstruther. Sur la gauche, à la hauteur du chemin Ste-Foy, Wolfe avait placé en potence le régiment d'Amherst avec les

1 On lit dans la Relation du siège de Québec, qui fait par- tie des papiers de Bougainville : " Le même jour, (19 juillet), on transporta à Samos, à trois quarts de lieue de la ville, un mortier et quelques canons de 18." (Doughty, V, p. 315). Les Anglais ont appelé cette batterie, dans leurs relations : the four gun hattery.

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deux bataillons du Royal- Américain, sous le commande- ment de Townshend, afin de protéger le flanc de son armée. Le régiment de Webb formait la réserve sous les ordres du colonel Burton. Monckton commandait la droite, Murray le centre, et Townshend la gauche.

En voyant toutes ces troupes déployées devant lui, à travers le plateau, au-delà des Buttes-à- Neveu, ^ Montcalm comprit toute la gravité de la situation. Wolfe résolu à tout risquer pour éviter de retourner en Angleterre avec l'humiliation d'un échec, avait violenté la fortune. Et il avait eu ce premier bonheur de con- quérir presque sans effort un champ de bataille long- temps désiré par lui. Maintenant il était là, à un mille de Québec ; ses tirailleurs faisaient déjà le coup de feu avec les nôtres. Quel parti prendre ? Montcalm se voyait débordé par une succession d'accidents désas- treux. Etait-il encore maître de choisir sa manœuvre ? On pouvait se le demander.

En partant du quartier-général de M. de Vaudreuil, il avait ordonné de faire avancer un piquet par batail- lon et 600 hommes de Montréal. En même temps il mandait à M. de Senezergues de faire suivre le gouver- nement des Trois-Rivières et 100 hommes de celui de Québec. Du pont de bateaux, il dépêcha encore une ordonnance pour faire marcher La Sarre, Languedoc et 400 hommes de milice. Quelques instants plus tard une autre estafette allait porter à Béarn un ordre ana- logue. Et bientôt ce bataillon, déjà en route, rencon-

1 On appelait ainsi d'après un sieur Neveu ou Nepveu, qui avait eu un moulin à cet endroit les ondulations de terrain entre la ville et le coteau sont les tours Martello»

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trait le major-général Montreuil qui s'en allait en per- sonne faire marcher Koyal-Roussillon et d'autres troupes, et leur faire rejoindre les premiers régiments rendus sur les hauteurs les plus près de la ville. ^

Presque toutes ces troupes étaient celles du centre et de la droite du camp de Beauport. Mais il J avait celles de la gauche qui comptaient parmi nos meilleures. Un des reproches adressés à Montcalm est de ne pas les avoir fait donner ce jour-là. " Le sort de Québec dépendant du succès de la bataille, il devait réunir toutes ses forces, il était donc inutile de laisser un corps de 1500 hommes à notre camp." ^ Or Montcalm avait précisément ordonné de le faire marcher. Noiis avons vu plus haut qu'il avait dépêché Johnstone à M. de Poulhariès pour lui enjoindre d'envoyer toute la gauche sur les Plaines, moins 200 hommes. Pourquoi n'arri- vait-elle pas ? Si l'on en croit l'aide de camp, voici ce qui s'était passé. Il avait trouvé le commandant de Royal-Roussillon au ravin de Beauport et lui avait trans- mis l'ordre du général. Puis il était allé donner quel- ques instructions aux quartiers occupés par Montcalm. Revenant vers M. de Poulhariès, il l'avait rencon- tré accompagné de M. de Senezergues et de M. de Lot- binière, aide de camp de Vaudreuil. Poulhariès lui fit répéter l'ordre de Montcalm. Johnstone le répéta, ajou- tant qu'à sa place il marcherait lui-même sans retard avec toute la gauche. Alors le lieutenant-colonel de Royal-Roussillon lui montra un ordre écrit, signé "Mon- treuil," que Lotbinière venait de lui remettre de la

1 Malartic, p. 284.

2 Journal tenu à Varmée, p. 67.

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part de Vaudreuil. Cet ordre disait que " pas un homme delà gauche ne devait bouger du camp." Johnstone insista, rappelant que 2000 hommes de plus pouvaient faire une énorme différence dans la bataille. M. de Senezergues lui conseillant de faire marcher lui-même la gauche, sous sa responsabilité, l'aide de camp répondit que, chargé de transmettre un ordre, il ne pouvait aller au delà, ajoutant que, dans la position de M. de Senezer- gues, remplaçant de Lévis, il n'hésiterait pas à agir. Puis, les voyant irrésolus, il éperonna son cheval et alla rejoindre Montcalm sur les Plaines ^. Si le récit de l'ofi&cier jacobite est exact, on avait une preuve frappante des funestes conséquences qu'entraîne la divi- sion dans le commandement.

Vers neuf heures et demie du matin ^ tous les batail- lons et les milices de la droite et du centre étaient ren- dus sur les hauteurs. Montcalm pouvait avoir sous la main à ce moment 4,000 hommes. ^ Mais dans ce chif-

1 Dialogue in hades, p. 40.

2— Malartic, p. 284.

3 Il n'y a pas sur ce point d'état officiel. Le Journal tenu à Varmée dit 4,500 (p. 66) ; Bigot dit 3,500 (Dussieux, p. 402) ; Malartic dit 2,500 Cp. 285) ; Lévis dit 3,500 (Journal, p. 208) ; Foligné dit :i,5C0 (Doughty IV, p. 205). En tenant compte des miliciens, des sauvages, de quelques piquets détachés de la garnison, nous croyons que le chiffre de 4,000 est assez près de la vérité.

L'armée avait été bien diminuée par le détachement parti avec Lévis et par la désertion. " L'armée diminuait tous les jours par ces désertions ", lisons-nous dans le Journal abrégé d^un aide de camp de M. le marquis de Montcalm ; *'et de 15,000 hommes qui en faisaient la force à l'entrée de la campagne, elle était réduite à 9,000 et quelques cents hommes, y com- pris le corps de M. de Bougainville ". (Doughty, V, p. 293)*

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fre les réguliers ne figuraient que pour environ 2,000 car les compagnies de grenadiers et plusieurs piquets d'élite étaient avec Bougainville. Les 4,800 soldats de Wolfe au contraire étaient tous des réguliers. * Pour suppléer à l'insuffisance de ses forces, Montcalm voulut au moins avoir de son côté l'avantage de l'artillerie. Il y avait dans la ville de Québec, à la batterie du Palais, vingt-cinq canons de cuivre, pièces de campagne, qui amenées sur la hauteur auraient pu infliger à Wolfe des pertes cruelles et changer peut-être le sort de la jour- née. Montcalm les fit demander, paraît-il à M. de Ramezay, commandant de la ville ^ qui en avait déjà envoyé trois. Johnstone arrivait précisément de Beau-

1 Knox donne le chiô're précis de 4,816 hommes (vol, II, p. 70). Et il s'appuie sur un état détaillé et oflBciel. Faisant allusion à la qualité de ses soldats, Wolfe disait dans une let- tre à sa mère, datée du 31 août 1759 : *' Le marquis de Mont- calm est à la tête d'un grand nombre de mauvais soldats et moi à la tête d'un petit nombre de bons soldats, qui ne de- mandent rien tant que de se mesurer avec lui ; mais le rieux rusé évite une action, parce qu'il n'est pas sûr de son armée." Dans cette même lettre il écrivait : " Le fait que je vous écris doit vous convaincre que nuls maux personnels (autres que la défaite et le désappointement) ne me sont survenus. L'ennemi ne risque rien, et je ne puis en conscience risquer toute l'armée. Mon antagoniste s'est renfermé sagement dans des retranchements inaccessibles, je ne puis l'attein- dre sans faire verser des torrents de sang, et cela peut-être en pure perte." (Doughty, VI, p. 37).

2 M. de Ramezay venait à peine de reprendre son poste. Il avait été malade à l'hôpital pendant près d'un mois. M. de Bernetz, le commandant en second, l'avait été aussi en même temps. Et, à tour de rôle, les chefs de bataillon les avaient remplacés à la tête de la garnison.

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port à ce moment ; il affirme que cet officier fit répon- dre : " Je ne puis en envoyer davantage, ayant une ville à défendre." Si tous ces détails sont vrais, il faut reconnaître que jamais chef d'armée ne fut plus mal obéi que Montcalm, le 13 septembre 1759.

En l'absence de M. Le Mercier, c'était Montbeillard qui commandait l'artillerie. Il s'efforça de tirer des trois pièces amenées de Québec le meilleur parti possible. Il en conduisit deux sur notre droite pour essayer de débusquer l'ennemi d'une maisoù crénelée occupée par lui. C'était la maison d'un nommé Borgia. Les Cana- diens essayaient d'en déloger les Anglais. A la fin ils y mirent le feu. Montbeillard faisait tirer l'autre canon sur un des régiments de Wolfe, vers le centre de la ligne, lorsqu'on vint lui demander des munitions pour Royal-Koussillon. Il y courut aussitôt, et rencontra Montcalm, qui lui dit : " Nous ne pouvons éviter le combat. L'ennemi se retranche ; il a déjà deux pièces de canon. Si nous lui donnons le temps de s'établir, nous ne pourrons jamais l'attaquer avec le peu de troupes que nous avons. " Puis, avec un accent d*anxiété poignante : " Est-il possible que Bougainville n'entende pas cela, " s'écria- t-il. Et il s'en alla donner des ordres dans une autre direction.

Au moment même Montcalm poussait cette excla- mation, Bougainville ralliait ses détachements pour marcher sur les Plaines d'Abraham. Il n'avait appris que vers huit heures et demie ^ du matin la surprise du

l Dans sa lettre à Bourl arnaque (18 septembre 1759), il dit huit heures ; dans sa note datée du camp de Lorette (21 septembre 1759), il dit neuf heures (Doughty, IV, p. 137).

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Foulon. ^ Durant la nuit les vaisseaux anglais étaient restés à la hauteur du Cap-Kouge, et Bougainville n'avait pas soupçonné que des berges chargés d'hommes s'en étaient détachées dans les ténèbres pour descendre vers Québec. Leur mouvement avec le reflux, sur le matin, n'avait rien d'insolite ; ils faisaient cette manœu- vre d'allée et venue tous les jours ; et ses postes de- vaient l'avertir si une descente était tentée. Un peu avant sept heures, Vaudreuil lui avait écrit que les ennemis avaient débarqué au Foulon. Le gouverneur semblait à ce moment peu alarmé : " Sitôt que je sau- rai positivement ce dont il sera question, je vous en donnerai avis, ^ " lui disait-il. Cette lettre dut mettre une heure et demie à atteindre Bougainville, et elle n'était pas de nature à lui faire croire que l'heure de la crise suprême avait sonnée. Cependant il ramassa aussi promptement qu'il le put environ neuf cents hom- mes et prit le chemin de Québec. En tenant compte de toutes les circonstances, nous estimons que ce corps du Cap-Eouge ne put guère partir avant neuf heures. Et, à travers des chemins affreux, ces soldats, fatigués d'avance par une pénible campagne, pouvaient difficile- ment franchir les sept ou huit milles qui les séparaient du champ de bataille en beaucoup moins de deux heures. Ils ne pouvaient donc arriver sur les Plaines d- Abraham avant onze heures.

Vaudreuil a prétendu, après coup, qu'il avait envoyé à Montcalm un billet pour lui demander d'attendre que

1 A Dialogue in Jiades, p. 42.

2 Vaudreuil à Bougainville^ 13 septembre 17§9 Doughty, IV, p. 127.

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toutes les forces eussent été réunies. Rien n'indique dans les relations de Johustone, de Montbeillard, de l'aide de camp, etc., que Montcalm ait reçu une telle communica- tion. Quoiqu'il en soit, il espérait sans doute que Bou- gainville avait été prévenu plus tôt, et il comptait sur sa prochaine entrée en scène. Groupant autour de lui ses principaux officiers il leur demanda leur avis. Si nous devons nous en rapporter au témoignage de Johnstone, tous s'accordèrent à déclarer qu'il fallait marcher immé- diatement à l'ennemi, pour plusieurs raisons capitales, entre autres : parce que Wolfe commençait déjà à se retrancher ; qu'il dessinait un mouvement vers la vallée de la rivière St-Charles, menaçant le pont de bateaux et l'ouvrage à cornes ; que l'armée anglaise allait deve- nir plus forte d'heure en heure par la descente de nou- veaux régiments. Après avoir écouté en silence, Mont- calm leur dit alors : " Ainsi donc, messieurs, vous êtes tous d'opinion, évidemment, qu'il faut livrer bataille. La question maintenant, est de savoir comment il faut charger l'ennemi ". " En colonnes ", s'écria aussitôt M. de Montreuil. " Mais nous n'avons pas de grenadiers à mettre en tête ", répliqua Montcalm, " et d'ailleurs, si près de l'ennemi, nous serions battus avant que nos colonnes fussent formées. Non, puisque nous devons attaquer, que ce soit en front de bandière ^ ". Ceci étant dit, les officiers regagnèrent leurs bataillons, et l'ins- tant d'après les tambours battaient la charge.

Montcalm commit- il en ce moment l'erreur de sa vie ? Pouvait-il attendre sur les Plaines l'arrivée de Bou- gainville ? Devait-il refuser la bataille sous les murs de

1 Johnstone, p. 43.

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Québec, faire filer l'armée par Lorette et Ste-Foy, pour aller faire jonction avec le corps du Cap- Rouge, et venir ensuite attaquer Wolfe par derrière, en le plaçant entre deux feux, celui de la ville et celui de l'armée fran- çaise ? Question difficile à trancher. Les hommes du métier ne sont point d'avis unanime. On nous affirme que le feld-maréchal Roberts, après avoir examiné le champ de bataille, en 1908, déclarait que Montcalm ne pouvait guère agir autrement qu'il n'a fait, le 13 sep- tembre 1769. Le colonel Beatson, un militaire distin- gué, a justifié Montcalm des attaques dirigées contre lui ^ M. de Montreuil, le major-général de l'armée française, écrivait après la bataille perdue : " Si M. le marquis de Montcalm avait tardé d'un instant à mar- cher aux ennemis, ils eussent été inattaquables par la position favorable dont ils allaient s'emparer, ayant même commencé des retranchements sur leurs der- rières... On ne manquera pas de rendre compte verba- lement ou par écrit qu'il s'est trop précipité pour attaquer, qu'il devait attendre le secours de M. de Bougainville et dispiiter le terrain par des fusillades. Tous ces moyens n'auraient pas empêché l'ennemi de s'établir sur la côte d'Abraham dès qu'on lui donnait le temps.^ " D'autre

1 Le lieutenant-colonel R. L. Beatson est l'auteur de Notes on the Plains of Abraham (Grarrison Library Press, Gibraltar, 1858), et de Naval and Military Memoirs of Gréai Briiain, from 1727 to 1783, London, 1804).

2 Montreuil au ministre de la guerre, 22 septembre 1759 j Archives du ministère de la guerre. Il est vrai que Montreuil semble se contredire dans la phrase suivante quand il dit que Montcalm n'était pas en état d'attaquer les ennemis vu le petit nombre de son armée. 42

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part l'auteur du Journal tenu à Vannée attaque vio- lemment Montcalm et lui reproche une série de fautes. M. de la Pause exprime, de son côté, l'opinion que ce général commit une lourde méprise en se mettant entre la ville et l'armée anglaise. Malartic, dans une note écrite après les événements, critique ses dispositions. Il serait fastidieux d'énumérer tous ceux qui se sont prononcés pour ou contre. Nous n'entendons point trancher ce débat, reconnaissant volontiers notre incom- pétence dans une matière aussi épineuse, se pro- duisent tant de témoignages et d'appréciations contra- dictoires. Mais nous savons une chose : c'est que le succès et l'insuccès exercent une extraordinaire influen- ce sur les jugements humains, que la victoire dissimule les fautes malgré lesquelles on la remporte, tandis que la défaite transforme en erreurs des plans et des ma- nœuvres pourtant judicieux et bien conçus.

Et maintenant hâtons-nous de terminer le récit de cette journée douloureuse. Il était environ dix heures. L'armée française était rangée en bataille en avant des Buttes-à-Neveu, sur le sommet de la déclivité s'élève aujourd'hui le couvent des Franciscaines, à peu près dans l'alignement des tours Martello. Les bataillons étaient disposés comme suit : à droite, sur la hauteur l'hôpital Jeffrey Haie est maintenant construit, il y avait celui de la Sarre, puis celui de Languedoc ; au centre, Béarn et Guyenne ; à gauche, Koyal-Roussil- lon et des milices. Les troupes de la colonie et les milices du gouvernement de Québec étaient en potence à la droite du bataillon de la Sarre. Elles occupaient des broussailles dont ce terrain était rempli et avaient en avant d'elles des pelotons pour inquiéter les Anglais.

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Eoyal-Koussillon avait aussi en avant de lui un peloton de Canadiens. Et plusieurs autres pelotons de milices étaient répandus de distance en distance en avant de tout le front de bataille. ^ Montcalm était au centre avec M. de Montreuil ; M. de Senezergues, brigadier et lieutenant-colonel de la Sarre, commandait la droite, et M. de Fontbonne, lieutenant-colonel de Guyenne, commandait la gauche. " Toute l'armée paraissait attendre avec impatience le signal pour charger l'en- nemi, et le demandait avec chaleur. ^ "

L'armée anglaise était à une petite distance, sa droite s'appuyant à l'éminence se trouve maintenant la prison de Québec, et sa ligne se prolongeant vers le che- min Ste-Foy, entre la rue de Salaberry et l'avenue des Erables. Des acclamations éclatèrent soudain sur le front de nos troupes. Montcalm le parcourait sur son cheval noir, tenant son épée haute dans un geste entraî- nant, demandant à ses soldats s'ils étaient fatigués, et les exhortant à faire leur devoir ^. Quelques instants après,

1 Journal abrégé d^un aide de camp de M. de Montcalm^ (Doughty, V. 296).

2 Ibid.

3 Malartic, p. 284. Un milicien de 1759, du nom de Joseph Trahan, mort très vieux, qui aimait à raconter les inci- dents de cette bataille, déclarait qu'il se rappellerait toujours l'attitude de Montcalm, au moment d'engager l'action. *' Il montait, disait-il, un cheval brun ou noir, au front de nos lignes, tenant haut son épée comme pour nous exciter à faire notre devoir. Il portait un uniforme à larges manches, dont l'une, rejetée de l'arme qu'il tenait, découvrait le linge blanc de sa manchette. Quand il fut blessé, le bruit se répandit qu'il avait été tué, une panique s'ensuivit.*' {Le régiment des Montagnards écossais^ par J. M. Lemoine j Revue Canadienne, vol. IV, 1867, p. 856).

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toute l'armée française s'ébranla, les bataillons au centre, les Canadiens et les sauvages sur les ailes. Elle s'élança vers l'ennemi avec une grande impétuosité. Mais bien- tôt les inégalités 'du terrain occasionnèrent quelque flot- tement. Au bout de cent pas environ, les Canadiens in- corporés dans les bataillons, qui formaient le deuxième rang, et les soldats du troisième firent feu sans aucun ordre, et mirent ventre à terre pour recharger. Ceci aug- menta la confusion. Cependant nos lignes continuaient à avancer pendant que les Anglais faisaient eux aussi un mouvement en avant, mais sans tirer un seul coup. Wolfe leur avait commandé de réserver leur feu et de mettre deux balles dans leurs fusils. Ce n'est que lorsque les Français furent à environ qua- rante verges des régiments ennemis que ceux-ci reçu- rent l'ordre de tirer. Un immense éclair jaillit de la ligne anglaise, et un nuage de fumée rougeâtre l'enve- loppa. Cette décharge à si courte distance produisit sur nos troupes un effet meurtrier. Presque chaque balle avait porté. Les régiments du centre, surtout, avaient tiré avec tant de précision et d'ensemble qu'on eût dit un coup de canon. Lorsque la fumée se dissipa, les officiers anglais purent voir d'un seul coup d'oeil qu'ils avaient bataille gagnée. Nos lignes étaient rom- pues et nos bataillons en désordre ; le sol était jonché de cadavres. A ce moment décisif, Wolfe ordonna aux grenadiers de Louisbourg et au régiment de Bragg une charge à la baïonnette. Les Highlanders et tous les autres corps chargèrent presque aussitôt. Décimées et foudroyées par l'effroyable feu qui les avaient assail- lies, nos troupes n'étaient plus en état de soutenir le choc de ces régiments admirablement disciplinés. De

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tous côtés, elles plièrent dans une affreuse confusion, et bientôt ce fut une déroute complète. En vain, Mont- calm, Senezergues, tous nos officiers supérieurs s'effor- cèrent-ils de les rallier. L'armée qui avait remporté tant de victoires, les soldats de Chouaguen, du fort George, de Carillon et de Montmorency, avaient senti passer sur eux le souffle glacé de la défaite. Dans les desseins providentiels, l'heure avait sonné qui devait transfor- mer l'orientation de la Nouvelle- France. En quinze mi- nutes la bataille des Plaines d'Abraham fut livrée et perdue \

Au commencement de l'action, Wolfe avait reçu une blessure au poignet. Quelques instants après il était blessé dans l'aine. Et au moment il chargeait à la tête du régiment de Bragg et des grenadiers de Louis- bourg, une troisième balle lui traversait les poumons. Il se fit porter en arrière pour que ses soldats ne le vis- sent pas mortellement atteint. On voulut envoyer cher- cher un chirurgien. " Non, répondit-il, c'en est fini de moi." A ce moment quelqu'un cria : " Ils fuient." " Quels sont ceux qui fuient ? " demanda le général mourant. " Les ennemis, lui dit-on ; ils sont en pleine déroute." " Allez dire au colonel Burton, commauda- t-il aussitôt, de se porter avec le régiment de Webb sur la rivière Saint- Charles pour couper aux fuyards la retraite par le pont." Puis, se retournant sur le côté: " Maintenant, murmura-t-il, ^ Dieu soit loué, je vais

1 Journal of afrench officer^ Doughty, IV, p. 256 ; Johns-

tone, p. 44 Nous parlons ici de la bataille elle-même, de la .

rencontre et du choc des deux armées, non des préliminaires. ,

2 Knox, II, p. 79.

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mourir en paix." Et son âme s'exhala dans ce cri de triomphe.

Pendant ce temps le carnage continuait. Nos infor- tunés soldats avaient été poursuivis jusqu'aux portes de la Ville. Plusieurs d'entre eux pénétrèrent dans ses murs. La plupart gagnèrent la vallée de la rivière Saint- Charles, par la côte d'Abraham, pour traverser le pont de bateaux et trouver refuge derrière l'ouvrage à cornes. Les Anglais essayèrent de leur couper la retraite. Les Highlanders s'avancèrent dans ce but jusque sur le coteau Sainte-Geneviève. Mais un feu terrible les arrêta. Une troupe de tirailleurs canadiens John- stone dit qu'ils étaient deux cents, et Bigot huit ou neuf cents avaient été ralliés ^ et s'étaient postés dans quelques bouquets d'arbres, en cet endroit. Ils dé- ployèrent la plus grande valeur et firent mordre la poussière à un grand nombre de montagnards. Ceux- ci, se voyant assaillis avec tant de vigueur, durent battre en retraite. Mais, renforcés par le régiment d'Anstruther et le deuxième bataillon du Royal- Amé- ricain, ils revinrent à la charge et réussirent à déloger les Canadiens. Cependant ces derniers, en retraitant, conti- nuèrent à faire face à l'ennemi disputant le terrain pouce à pouce, jusqu'au pied de la côte d'Abraham, à l'endroit il y avait une boulangerie. La plupart de ces braves . payèrent de leur vie leur héroïque dévouement,qui sauva les débris de notre armée. Leur intrépide conduite fit bril-

1 D'après Malartic et M. de Vaudreuil lui-même, c'était celui-ci qui les avait ralliés. Il s'était tenu à l'ouvrage à cornes pendant la matinée, et il n'était venu vers les hauteurs qu'au moment de la déroute.

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ler un rayon de gloire sur cette funeste journée des Plaines d'Abraham. ^

Presqu'en ligne avec la boulangerie que nous venons de mentionner, en gagnant la rivière Saint-Charles, il y avait un moulin. Les bataillons de Guyenne, de Lan- guedoc et de Béarn parvinrent à s'y former, pour lais- ser passer sur le pont les milices de Québec, de Mont- réal et des Trois-Bivières. Puis ils le franchirent à leur tour, ayant été remplacés par la Sarre et Boyal-Roussil- lon. Enfin ceux-ci passèrent les derniers, et allèrent se former au- delà de la rivière Saint-Charles. Il n'était que midi. ^ Et cependant, durant les quelques quarts d'heures qui venaient de s'écouler, la moitié d'un conti- nent avait vu changer ses destins.

Mais était Montcalm, le chef vaillant de cette armée dont jusqu'à ce jour il avait été l'âme, l'orgueil et l'espoir ? Hélas 1 il ne se trouvait plus au milieu de ses fidèles bataillons. Au moment du désastre, lorsqu'il s'efforçait d'enrayer la déroute, il avait été, comme son rival, atteint d'une blessure mortelle, et avait trouvé refuge dans Québec, il gisait sanglant, le front déjà voilé des ombres de la mort.

1 A consulter sur cet épisode, Johnstone (p. 44), et Fra- ser, p. 23.

2— Malartic, p. 386.

CHAPITRE XIX

Montcalm blessé à mort Son entrée tragique à Québec

Arnoux lui annonce sa fin prochaine Fermeté de Mont- calm— Au quartier général Confusion et panique Un

conseil de guerre Les mouvements de Bougainville

Vaudreuil écrit à Montcalm Les derniers instants du

général Ses funérailles. Scène lugubre. Une heure sombre pour la patrie. L'armée et le peuple pleurent Montcalm Son oraison funèbre par Vaudreuil. Une

diatribe Les derniers jours de la Nouvelle France

Montcalm et la postérité.

En s'efforçant de rallier ses troupes, Montcalm avait reçu deux blessures, dont l'une était fatale ^. Voyant que la bataille était absolument perdue, et se sentant mortellement atteint, il se fit soutenir sur son cheval par trois soldats et parvint à gagner la ville, il péné- tra par la porte Saint-Louis, en même temps que Mont- beillard et un flot d'hommes de tous les corps échappés à la poursuite de l'ennemi 2. La terreur et la désolation régnaient dans Québec, les fuyards avaient apporté les désastreuses nouvelles du champ de bataille. Mais, à la vue de Montcalm, qui, les habits souillés de sang, et affaissé sur son cheval noir, descendait lentement la rue St-Louis, appuyé sur ses soldats dont la conteuance

1 Il avait été blessé à la cuisse et au bas-ventre, d'après Malartic. Bigot prétend qu'une balle lui avait traversé les reins.

2 Journal de Mo Jitcalm, 614.

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indiquait le désespoir ; devant ce groupe tragique s'accusait, dans un poignant relief, toute la profondeur et toute rhorreur de la défaite, des cris de douleur et de consternation éclatèrent de toutes parts. " Oh, mon Dieu ! mon Dieu ! Le marquis est tué ! " répétaient en pleurant les femmes qui se pressaient sur le passage du lugubre cortège. En entendant ces exclamations et ces gémissements, le général se redressa ; et, domptant un moment ses souffrances, il essaya, avec sa courtoisie habituelle, de rassurer celles qui les proféraient. " Ce n'est rien ! ce n'est rien ! leur dit-il. Ne vous affligez pas pour moi, mes bonnes amies ^" !

On le conduisit dans la maison de M. André Arnoux^ le chirurgien du Roi, qui était à l'armée du lac Cham- plain avec Bourlamaque ^. Ce fut Arnoux le jeune, frère d'André, qui examina et pansa ses blessures. Montcalm voulut savoir quel était son verdict médi- cal. Et Arnoux ne put éviter de lui déclarer que la mort était proche. Le général accueillit cette annonce

1 Tous ces détails sont empruntés à l'opuscule du lieute- nant colonel Beatson, Notes on ihe Plains of Abraham. Une vieille dame, témoin oculaire de cette scène, elle avait alors dix huit ans l'avait plus d'une fois racontée à l'honorable John Malcolm Fraser, petit fils de l'un des officiers de Wolfe* M. Fraser avait communiqué cette intéressante information à M. Faribault, qui, à son tour, en avait fait part au lieute- nant-colonel Beatson.

2 Cette maison d'Arnoux était située dans la rue 8t-Louis. Nous inclinons à croire qu'elle occupait le site de la grande maison en pierre qui porte le numéro 59, et qui sert depuis longtemps de résidence à des officiers de la garnison. (Voir à ce sujet l'intéressante étude de M. P. B. Casgrain dans le Bulletin des recherches historiques^ vol. 9, p. 3).

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avec une sérénité et une fermeté d'âme admirables. " Combien d'heures ai-je encore à vivre, demanda-t-il ; dites-moi la vérité comme un ami sincère ". Le chirur- gien répondit que le blessé ne pourrait se prolonger beaucoup au-delà de trois heures du matin. Une rela- tion contemporaine prétend que Montcalm s'écria alors : " Tant mieux, je ne verrai pas les Anglais dans Qué- bec ^ ". Et immédiatement, il prit ses dispositions pour mettre ordre à ses affaires et se préparer à bien mou- rir.

Pendant ce temps tout était confusion au quartier général, derrière l'ouvrage à cornes. Johnstone rap- porte qu'au premier moment il y régnait une telle pani- que qu'on fut bien près de couper le pont de communi- cation avant que tous les corps eussent repassé la rivière. Il prétend même que, ddns la consternation l'on était plongé, on songea à capituler immédiatement pour toute la colonie ; et il nomme deux oÊ&ciers qui en firent hautement la proposition à M. de Vaudreuil. Nous devons dire ici que les documents ne nous sem- blent pas indiquer une telle disposition chez ce dernier. Il convoqua un conseil de guerre composé de lui-même, de l'intendant et de tous les chefs de corps. Hélas ! parmi ceux-ci, plusieurs manquaient à l'appel. Le briga- dier de Senezergu es était mortellement blessé et prison- nier 2 ; M. de Fontbonne, lieutenant-colonel de Guyenne était tué ; M. de Privas, lieutenant-colonel de Langue-

1 Knox, II, p. 79.

2 M. de Senezergues, était resté sur le champ de bataille. Les Anglais le tirent transporter à bord d'un vaisseau il mourut le lendemain. {Townshend' s Journal) Doughty, IV, p. 269).

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doc, avait reçu une dangereuse blessure. ^ Les ofi&ciers réunis pour délibérer avec MM. de Vaudreuil et Bigot étaient MM. Dalquier, de Poulhariès, Pontleroy, Du- mas, et MM. Duparquet, de Manne ville, et Duchat, qui, en leur qualité de plus anciens capitaines, rempla- çaient les commandants de la Sarre, Guyenne et Lan- guedoc. M. de Vaudreuil proposa de considérer s'il n'y avait pas moyen d'attaquer de nouveau l'ennemi. M. de Bougainville avait donné avis qu'il était sur le chemin de Sainte-Foy oii il attendait le résultat de la délibération.

Il était arrivé à Sillery vers onze heures ; et, laissant une centaine de ses soldats escarmoucher avec des com- pagnies de l'infanterie légère anglaise postées dans une maison, il avait paru sur les derrières de l'armée enne- mie, au moment la déroute de nos troupes était com- plète^. Ne pouvant songer à engager seul une action avec l'armée anglaise victorieuse, il retraita donc vers

1 Les Anglais avaient aussi subi des pertes cruelles. Wolfe était mortet Monckton grièvement blessé. (Lecomman- dem^^nt avait passé à Townshend). L'ennemi avait 658 hom- mes tués ou blessés, parmi lesquels 15 capitaines et 32 lieu- tenants. D'après M. de Vaudreuil, les pertes des Français étaient à peu près égales.

2 "J'y marchai aussitôt, mais quand j'arrivai à portée de combattre, notre armée était battue et en déroute. Toute l'armée anglaise s'avança pour m'attaquer. Je fis ma retraite devant elle, et me portai de façon à couvrir la retraite de notre armée ". {Noie de Bougainville, dictée à Lorette, le 21 septembre 1759) Townshend a déclaré aussi dans son Jour- nal que Bougainville arriva après la déroute de notre armée. (Doughty, IV, p. 270).

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le chemin et la paroisse de Ste-Foy et attendit des ordres.

D'après certaines relations, M. de Vaudreuil aurait envoyé demander à Montcalm son avis. Et celui-ci aurait répondu qu'il y avait trois partis à prendre : atta- quer une seconde fois l'ennemi ; se retirer à Jacques- Cartier ; ou capituler pour la colonie \ Cependant aucun document authentique ne nous donne la teneur exacte de cette réponse que Montcalm aurait faite.

Si l'on en croit MM. de Vaudreuil et Bigot, ils opi- nèrent tous deux, dans le conseil, pour une seconde bataille. Mais les officiers furent tous d'opinion que "la faiblesse de l'armée, la dispersion, le harassement, la supériorité de l'ennemi, l'insécurité d'un camp non protégé, l'éloignement des approvisionnements, le dan- ger des communications coupées, obligeaient les troupes à se replier sur la rivière Jacques-Cartier, se trou- vait l'unique dépôt de vivres ^ ". A quatre heures et demie de l'après-midi, M. de Vaudreuil écrivait à Lévis pour l'informer des tristes événements de la journée, lui communiquer la résolution du conseil de guerre, et lui demander de venir en toute hâte se mettre à la tête des troupes.

Il avait été décidé que l'armée quitterait le camp à neuf heures du soir. Ce mouvement eut lieu dans les plus déplorables conditions. On abandonnait les tentes et les équipages, des vivres pour dix jours, l'artillerie.

1 Journal tenu à V armée, p. 69.

2 Copie du conseil de guerre, tenu le 13 septembre chez M. de Vaudreuil; collection Moreau Saint-Méry, Canada, vol. XIII F.

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une grande quantité de munitions. La retraite prit bientôt les apparences d'une déroute ; les divisions se mêlèrent, tout ordre et toute discipline disparurent. Quand l'armée atteignit le lendemain la Pointe-aux- Trembles, elle n'était plus qu'un peloton confus et mêlé des cinq bataillons et des Canadiens des trois gouver- nements ^. Cette déplorable retraite, qui provoqua l'in- dignation de Lévis, fut universellement blâmée. La perte de la bataille des Plaines ne justifiait aucunement une pareille débandade. Protégée par la rivière St- Charles et par l'ouvrage à cornes, l'armée pouvait attendre dans ses retranchements de Beauport, et se déterminer d'après les mouvements de l'ennemi. Il aurait toujours été temps de faire sa retraite sur Lorette, en bon ordre, le lendemain ou les jours sui- vants, par le chemin de Montmorency à Charlesbourg et les chemins de traverse.

Avant le départ de l'armée, M. de Vaudreuil écrivit à Montcalm, à six heures du soir: " Je ne puis assez vous réitérer, combien je suis vivement peiné de vos blessures; je me flatte que vous en guérirez dans peu, et que vous êtes bien convaincu que personne n'y prend plus d'intérêt que moi pour l'attachement que je vous ai voué de tous les temps. J'aurais fort souhaité enta- mer dès aujourd'hui une nouvelle affaire avec l'ennemi, mais tous les commandants des corps m'en ont repré- senté l'impossibilité, eu égard à la position avantageuse des Anglais, à la diminution et au découragement de l'armée, et qu'il n'y avait pas à différer notre retraite.

1 A dialogue in ha des j p 52. Journal de Montcalnif p. 616.

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L'opinion de ces messieurs se trouvant appuyée de la vôtre \ je consens, quoique avec douleur, par Tenvie que j'ai de me soutenir dans la colonie à quelque prix que ce soit, d'autant mieux que ce n'est qu'en prenant ce parti que je puis me servir des uniques et faibles ressources quinous restent pour la subsistance de l'armée. Je joins ici, Monsieur, la lettre que j'écris d'après cela à M. de Eamezay avec l'instruction que je lui adresse, contenant les articles de la capitulation qu'il doit deman- der à l'ennemi. Vous verrez qu'ils sont les mêmes dont j'étais convenu avec vous. Ayez la bonté de lui faire tenir le tout après que vous l'aurez lu ; ménagez-vous, je vous prie, ne pensez qu'à votre guérison." Ce fut Marcel, aide de camp et secrétaire de Montcalm, qui répondit à cette lettre du gouverneur par le billet sui- vant : " Monsieur le marquis de Montcalm, sensible à vos attentions, me charge d'avoir l'honneur de vous écrire qu'il approuve tout ; je lui ai lu votre lettre, et le modèle de capitulation que j'ai remis à M. de Eame- zay, suivant vos intentions, avec la lettre que vous lui écrivez à cette occasion." Puis le fidèle secrétaire ajou- tait en post-scriptum : " Monsieur le marquis de Mont- calm ne va guère mieux ; cependant il a le pouls un peu meilleur à dix heures du soir." ^

Après avoir dicté sa réponse à la dernière communica- tion de Vaudreuil, l'illustre blessé ne voulut plus faire

1 Encore une fois nous tenons à faire observer que l'on n'a pas la teneur précise de cette opinion exprimée par M. de Montcalm. Et il ne faut pas oublier que le général était mou- rant.

2 Moreau Saint-Méry, Canada, vol. XIII, F.

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aucun acte relatif à son commandement. ^ On rap- porte qu'à une demande d'instructions de M. de Rame- zay, il répondit : " Je n'ai plus d'ordre à donner ; j'ai à m'occuper d'afifaires plus importantes, et le temps qui me reste est court." Il aurait aussi ajouté : " Je meurs content; je laisse les affaires du roi mon maître entre bonnes mains ; j'ai toujours eu une haute opinion de M. deLévis."2

Son secrétaire, Marcel, resta auprès de lui jusqu'à la fin. Montcalm lui communiqua ses volontés dernières. Il voulait que tous ses papiers fussent remis à M. de Lévis, de même qu'un écrit contenant ses intentions, qu'il avait déposé chez M. de la Rochette, trésorier de la marine ^. Pendant qu'il s'occupait de ces soins, sa pensée dut s'envoler vers son cher Candiac, vers la mère, l'épouse, les enfants, tous les êtres aimés qu'il ne reverrait plus qu'au delà du tombeau, dans l'éternelle patrie des âmes *. La foi profonde qui l'animait vint

1 Il avait écrit auparavant à Townshend au sujet de l'exé- cution du cartel d'échange pour les prisonniers, ce qu'il ne faut pas confondre avec une autre lettre qu'on lui attri- bue, dans laquelle il aurait invoqué la clémence du vainqueur pour les vaincus, spécialement pour les Canadiens donc il aurait dit: '' Je fus leur père, soyez leur protecteur ". Nous croyons que cette lettre est apocryphe. Nous avons donné au long nos raisons d'être sceptique, dans lu Nouvelle-France du mois de septembre 1901, p. 409.

2 Ces paroles de Montcalm mourant sont rapportées les unes par Johnstone (p. 46), les autres par Koox (II, p. 79).

3 Lettre de Marcel à M. de Lévis, 14 septembre 1759; Lettres du marquis de Montcalm, p. 5-'9.

4 Outre sa mère et sa femme, Montcalm laissait deuxtils et trois filles. Nous avons vu que l'une de celles ci avait épousé M. d'Espinousse de Coriolis ; les deux autres épousé-

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adoucir ses derniers instants, et le fortifier au moment suprême. Il reçut le viatique et l'extrême-onction avec une piété très vive. Et à cinq heure3 du matin, le 14 septembre 1759, il expirait comme un héros chrétien, qui croit aux promesses de l'immortalité. Une fois de plus s'était vérifiée la parole que nous citions au début de cet ouvrage : "La guerre est le tombeau des Mont- calm".

rent, l'une un Doria, de la famille Doria, de Gênes, l'autre le vicomte de Damas. Le cadet de ses fils était chevalier de Malte. L'aîné, Louis-Jean-Pierre-Marie, épousa, Jeanne-Marie de Lévis, nièce du chevalier. Il devint maréchal de camp et fut député de la noblesse de Carcassonne aux Etats-Géné- raux en 1789.

" En 1790, au moment l'Assemblée nationale mettait en question la suppression des pensions accordées par le Roi, M. de Noailles réclama une exception en faveur de la famille de Montcalm : " Ses services, dit il, ont fait connaître son nom dans les deux mondes ; sa valeur et ses talents mili- taires ont honoré les armes françaises." Sa demande fut écoutée. Les enfants de Montcalm alors au nombre de quatre, reçurent une pension de 1000 livres chacun." {Le marquis de Montcalm par le P. Martin, 1875, p. 280.)

Le fils aîné de Louis- Jean-Pierre Marie, qui s'appelait Louis- Hippolyte, fut aussi maréchal de camp, etépousa Armandine de Richelieu, sœur du premier-ministre de Louis XVIII | il mourut sans postérité. Le second fils, Louis-Dieudonné, tut aide de camp du duc d'Angoulême, etépousa une demoiselle de Sainte Maure-Montausier. Il eut pour fils André-Dieudonné- Victor de Montcalm, qui épousa sa cousine Gabrielle de Montcalm. Comme il n'avait pas d'enfants, il adopta son neveu, comte de Saint-Maurice. Celui-ci, à la mort de son oncle et de son père adoptif, a pris le nom de marquis de Mont- calm. C'est lui qui continue la lignée. Son jeune fils est venu à Québec, en 1908, avec le marquis Gaston de Lévis. 43

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Tout était ruine et confusion dans Québec. On ne put trouver un ouvrier capable de préparer une bière con- venable aux restes mortels de M. le marquis de Mont- calm, commandeur de l'ordre de Saint-Louis, et lieute- nant-général dans les armées du roi de France. Ce fut un vieux contre-maître des Ursulines, surnommé " le bonhomme Michel, " qui " ramassa à la bâte quelques planches ", dit le vieux récit du monastère, " et parvint à confectionner, en versant larmes abondantes, une boîte informe, peu en rapport avec la précieuse dépouille qu'elle devait renfermer \ " Les funérailles du géné- ral eurent lieu le jour même de sa mort, à neuf heures du soir. Le pauvre cercueil semblaient être ensevelis, dans le même linceuil que le héros, tous les espoirs et la fortune même de la patrie, était escorté par M. de Eamezay, les officiers de la garnison, et quelques mornes citoyens que suivaient des femmes et des en- fants en pleurs. L'inhumation se faisait aux Ursulines. "Quel lugubre spectacle que ce convoi de Montcalm, s'en allant dans l'obscurité, sous la menace des bom- bes et des obus, au milieu de Québec incendié et dévasté, pendant que, là-bas, l'armée débandée s'enfuyait sur les routes, et que, devant la ville et à ses portes, l'ennemi victorieux se préparait à lui donner le coup de grâce ? Qui dira les angoisses dont devaient être broyés les <XBurs en cette nuit de deuil et d'effroi ? L'humiliation de la défaite, la douleur causée par la sanglante héca- tombe de la veille, l'anxiété du sinistre présent, l'appré- hension du redoutable avenir, tout se réunissait pour rendre cette heure plus amère et plus désespérante

1 Histoire des Ursulines, vol. ITl, p. 9.

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Vaincus, écrasés, ruinés, abandonnés, qu'allait-on deve- nir ? Y aurait-il un lendemain pour la Nouvelle- France ? Et les funérailles du grand soldat dont on suivait le corps inanimé n'annonçaient-elles pas sûre- ment le cataclysme définitif et l'effondrement national ? O mon pays ! quelles heures de détresse et d'agonie tu as vécues ! et de quel abîme Dieu t'a fait surgir !

La cérémonie funèbre eut lieu dans la chapelle des Ursulines, " à la lueur des flambeaux." Ce fut M. Kesche, chanoine de la cathédrale, qui y présida, accompagné de ses confrères, MM. Cugnet et Collet. Dans les demi- ténèbres, on pouvait entrevoir derrière les grilles huit religieuses agenouillées, qui, dans toute la ferveur de leur âme. priaient pour l'illustre mort dont leur sainte maison allait désormais garder la dépouille. On descen- dit cette bière misérable et glorieuse dans la fosse qu'une bombe anglaise avait commencée de creuser. ^ Et ce fut tout. " Les cloches restèrent muettes, le canon ne résonna point, et les clairons furent sans adieu pour le plus vaillant des soldats." ^

1 Nous croyons au moins soutenable cette tradition, qui a pour elle un important témoignage contemporain, celui de M. de Foligné, consigné dans son Journal mémoratif, (Doughty, IV, p. 207.)

2 Histoire des UrsuUnes de Québec, vol. III, p. 10. Parmi les personnes présentes à cette inhumation, *' se trouvait, écrit l'annaliste du monastère, notre ancienne mère Marie- Amable Dubé de Saint-Ignace, alors âgée de 9 ans. S'étant rencontrée sur le passage du convoi, elle le suivit jusque dans l'église, ainsi qu'une autre petite compagne de son âge. Que de fois ne nous a-t-elle pas donné les détails de cette scène attendrissante, encore aussi présente à sa mémoire, après 72 ans, qu'à l'époque elle eut lieu."

676 MONTCALM

Montcalm fut pleuré par Tarmée et le peuple. M. de Folignë, que nous avons cité souvent, disait dans son journal: "Jamais général n'avait été plus aimé de la troupe et plus universellement regretté. Il était d'un esprit supérieur, généreux, doux, affable, familier à tout le monde, ce qui lui avait fait gagner la confiance de toute la colonie. Bequiescat in pace ". Bourlamaque écrivait à M. de Bernetz : " La mort de M. de Mont- calm m'a pénétré de douleur. C'est une perte pour l'Etat, pour ses amis et pour les troupes qu'il comman- dait, que je dirais irréparable, si nous n'avions M. de Lévis, qui ne mérite ni moins d'estime ni moins de con- fiance. Je regrette vivement M. de Montcalm comme un général de distinction et comme mon ami ". M. de Bernier, commissaire des guerres, faisait cet éloge du général dans une lettre au ministre. "M'est-il permis de jeter encore quelques larmes sur la tombe de M. de Montcalm ? La colonie en pleurs en ressentira long- temps la perte. Le militaire a perdu un protecteur zélé, qui lui faisait trouver des charmes dans les plus gran- des fatigues, par le désir de mériter son éloge ". Un des officiers de Montcalm exprimait ainsi ses regrets : " Je ne me consolerai jamais de la perte de mon général. Qu'elle est grande pour nous, et pour ce pays et pour l'Etat ! C'était un bon général, un ami solide, un ci- toyen zélé, un père pour dous tous. Il a été enlevé au moment de jouir du fruit d'une campagne que M. de Turenne lui-même n'aurait pas désavouée. Tous les jours, je le chercherai et tous les jours ma douleur sera plus vive ". Nous ne citerons qu'un mot de Bougain- ville, dont on devine les douloureux sentiments : " M. le marquis de Montcalm avait fait une campagne digne

MONTCALM 677

de M. de Turenne, et sa mort fait nos malheurs ". Et Lévis : " M. de Montcalm emporte tous les regrets de l'aimée et les miens. Vous connaissez quel était son zèle et ses talents ; je ferai mes efforts pour suivre ses traces ".

Mais quel langage tenait M. de Vaudreuii, au milieu de tous ces témoignages d'estime et d'admiration ? Voici ce qu'il écrivait au maréchal de Belle-Isle quel- ques semaines après la mort de Montcalm : " Ce géné- ral mourut de ses blessures le lendemain de cette affaire; je l'ai beaucoup regretté. Il ne pouvait, Mon- seigneur, être mieux remplacé que par M. le chevalier de Lévis." " Je l'ai beaucoup regretté," disait Vau- dreuii au ministre de la guerre. La lettre qu'il écrivait en même temps au ministre de la marine va nous éclairer sur la sincérité de ces regrets. Voici son oraison funèbre du preux qui dormait son dernier sommeil sous les dalles de l'église des Ursulines :

" Depuis le moment de l'arrivée de M. de Montcalm en cette colonie jusqu'à celui de sa mort, il n'a cessé de tout sacrifier à son ambition démesurée. Il semait la zizanie dans les troupes, tolérait les propos les plus indécents contre le gouvernement, s'attachait les plus mauvais sujets, faisait en sorte de corrompre les plus vertueux, en devenait l'ennemi cruel lorsqu'il n'y pou- voit réussir. Il voulait devenir gouverneur général ; il en assurait les uns ; aux autres il disait que pourvu que le Koi conservât une partie du Canada, il serait cordon bleu. Il promettait sa protection et flattait de grâces chacun en particulier des ofi&ciers de la colonie qui adoptaient ses idées. Il n'épargnait rien vis-à-vis les peuples, les différents états pour leur prouver son

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attachement, tandis que par lui ou par les troupes de terre il leur fesait porter le joug le plus affreux. Il dif- famait les honnêtes gens, soutenait l'insubordination, fermait les yeux au pillage du soldat, le tolérait même au point de leur voir vendre les denrées et bestiaux qu'ils avaient volés à l'habitant.

" Je suis au désespoir. Monseigneur, d'être dans la nécessité de vous faire un tel portrait après la mort de M. le marquis de Montcalm. Quoi qu'il contienne l'exacte vérité, je l'aurais suspendu si je ne considérais que sa haine personnelle pour moi ; mais la perte de Québec m'est trop sensible pour vous en cacher la cause qui est généralement connue du public." '

Cette violente diatribe se poursuivait ainsi et cou- vrait plusieurs pages. M; de Vaudreuil y déversait toutes ses rancunes. Il piétinait sur le cadavre de Montcalm. Il accumulait les accusations les plus odieuses et les plus invraisemblables, celles-ci, par exemple : que le général avait voulu faire raser Québec, même avant son départ de Montréal, au mois de mai ; qu'il avait annoncé publiquement la perte de la colonie pour le 15 septembre ; et ainsi de suite. Nous n'avons pas besoin de faire toucher du doigt toutes les faussetés contenues dans cette pièce calomnieuse. Non, Montcalm ne s'attachait pas les plus mauvais sujets, et n'essayait pas de corrompre les plus vertueux ; ses amis étaient les hommes les plus honorables de l'armée et de la colonie : Bourlamaque, Desandrouins, Doreil, Villiers, Benoist, Contrecœur, la Naudière, St-Ours, etc. Non, il ne sou-

1 Vaudreuil au ministre de la marine, 30 octobre 1759 j Archives nationales, Paris.

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tenait pas rinsxibordination; il avait fait casser la tête en 1757, à un soldat de la Sarre qui avait manqué de respect envers un officier de la colonie \ Non, il ne tolérait pas le pillage ; il avait fait fusiller pendant le siège un soldat de Eoyal-Roussillon coupable de "vol avec fracture ^ ". Non, il ne diffamait pas les honnêtes gens ; Bigot, Cadet, Deschenaux, Martel, Mauriu, et toute la bande de concussionnaires dont il dénonçait les rapi- nes, n'étaient pas des honnêtes gens, mais des voleurs publics. Même s'il y avait eu quelque fondement dans ces imputations de Vaudreuil, comment pouvait-il ne pas voir l'indécence de ses invectives passionnées con- tre un homme dont les lèvres étaient à jamais muettes, contre un vaillant qui avait donné son sang pour son roi et sa patrie, et qui était tombé au champ d'hon- neur. Sans doute, il avait eu à se plaindre de Mont- calm, et son amour-propre avait reçu de ce dernier des blessures parfois cruelles. Mais les âmes généreuses savent désarmer devant la mort, et ne permettent pas à leurs inimitiés de troubler la paix des tombeaux.

Vaudreuil eut un émule dans ses outrages à la mé- moire de Montcalm. Bigot, quand il eut à rendre compte en France de ses concussions, eut l'audace, dans un de ses factums, de le traiter de " délateur. " La mère et l'épouse du général intervinrent alors, et, à leur demande le tribunal fit supprimer cette basse injure comme calomnieuse.

L'acharnement de Vaudreuil contre ce disparu, dont il poursuivait si outrageusement la mémoire, lui fit

1 Journal de Montcalm, p. 298.

2 Montcalm à Lévis, 5 juillet 1759; Lettres de Montcalm^ p. 173.

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commettre une démarche déplorable. Il voulut faire main basse sur les papiers de Montcalm. Mais il lui fallut battre en retraite devant la ferme et calme résis- tance de Lévis, dont il tenait à conserver l'amitié. " Je ne puis, lui écrivait celui-ci le 10 octobre, me prêter à ce que vous me demandez, pour l'ouverture des papiers, attendu qu'ils doivent m'être remis, selon les intentions du ministre et même celles du marquis de Montcalm... Je suis responsable par état vis-à-vis de mon ministre et envers les parents de M. de Montcalm de ses papiers qui ne doivent être vus que de moi seul... J'envoie ordre à M. de Montreuil de mettre un second scellé sur tout ce qui a appartenu à feu M. le marquis de Mont- calm, pour que, dans un temps plus tranquille, je puisse en faire la vérification, pour suivre les intentions du défunt. ' "

On eût dit que le spectre de Montcalm hantait le gouverneur. Dans une autre lettre au ministre de la marine, il lui dénonçait une démarche que le général aurait faite quinze ou vingt jours avant sa mort. Il aurait confié au Père Koubaud, missionnaire de St- François, deux paquets à l'adresse de madame de Pom- padour, contenant des mémoires sur certains actes admi- nistratifs, notamment sur les abus commis dans les pos- tes. Il y aurait eu dans un de ces mémoires quelque chose de défavorable à M. de Vaudreuil. Là- dessus ce dernier accusait Montcalm d'avoir voulu surprendre la religion du roi. Quand on songe à la triste notoriété que Eou- baud devait bientôt acquérir, on se dit que toute cette histoire pouvait fort bien n'être qu'une imposture.

1 Lettres de Lévis, p. 236.

MONTCALM 681

Pourquoi Montcalin aurait-il choisi le P. Roubaud comme dépositaire de papiers destinés à madame de Pompadour ? Et ces papiers mystérieux qui, paraît-il, seraient tombés entre les mains des Anglais lorsqu'ils saccagèrent la mission de Saint-François du Lac, pour- quoi leur aurait-il fait courir de tels risques, lorsqu'il avait sous la main Bougainville, Marcel, Montbeillard, et d'autres encore? Ne sommes-nous pas vraiment jus- tifiable de croire que Eoubaud avait abusé de la crédu- lité de M. de Vaudreuil, dans un but intéressé, en montant cette histoire mélodramatique^ ?

Le gouverneur était rendu à Montréal lorsqu'il écri- vait les lettres que nous avons citées plus haut, et qui sont vraiment plus nuisibles à sa mémoire qu'à celle de Montcalm. Il n'entre pas dans notre cadre de racon- ter en détail les événements qui suivirent la mort de celui-ci. Nous nous bornerons donc à rappeler briève- ment qu'après avoir atteint la Pointe-aux-Trembles, le 14 septembre, M. de Vaudreuil avait retraité jusqu'à Jacques-Cartier, il arrivait le 15. Bougainville était resté en arrière avec son corps pour protéger ce mouve- ment. M. de Eamezay, dont les instructions compor- taient qu'il ne devait pas attendre l'assaut, et pouvait capituler aussitôt qu'il manquerait de vivres, fut mis en demeure de rendre la ville, par la population épuisée et découragée. Il convoqua le 15 un conseil de guerre qui opina pour la capitulation, moins une voix, celle

1 Le P. Roubaud, peu de temps après, devait jeter le froc aux orties. Il passa en Angleterre, se mêla de mille intrigues, donna des preuves multiples de sa duplicité de caractère, spé- cialement dans ses relations avec Pierre Ducalvet, et finit misérablement ses jours.

682 MONTCALM

de l'intrépide Jacau de Fiedmont. Ayant eu une communication de M. de Vaudreuil, qui lui faisait espérer des vivres, et un retour offensif de l'armée, il attendit jusqu'au 17 au soir. Il envoya alors M. de Joannès, major de la place, pour obtenir de Townshend les meilleurs termes possibles de capi- tulation. Sur ces entrefaites, M. de la Rochebeau- cour arrivait à Québec à la tête d'une troupe de cava- liers portant quelques provisions. Il annonçait d'autres .secours. Mais la négociation était trop avancée et M. de Ramezay jugea qu'il ne pouvait la rompre. Le lende- main, 18 septembre 1759, la capitulation était consom- mée, et la capitale de la Nouvelle-France voyait arborer sur ses murs, au lieu des couleurs françaises, le drapeau britannique, qui n'a cessé d'y flotter depuis plus d'un siècle et demi.

La conduite de M. de Ramezay provoqua alors les plus sévères critiques et trouva peu de défenseurs. Le mémoire justificatif présenté par lui peu de temps après, mais publié seulement en 1861, semblerait devoir modifier l'appréciation de son acte.

Lévis arriva à l'armée le 17 septembre. Il remonta le moral des troupes et s'avança vers Québec, jusqu'au moment il apprit la reddition de cette ville. Forcé alors d'arrêter ce mouvement offensif, il se replia sur Jacques- Cartier, il resta jusqu'au 10 novembre. Après avoir établi dans ce poste, pour l'hiver, le major Dumas, avec environ six cents hommes, il rejoignit le gouverneur à Montréal. Sur la frontière du lac Cham- plain, Bourlamaque avait tenu en échec Amherst, qui ne s'illustra guère dans cette campagne, durant laquelle ses lenteurs parurent inexplicables.

MONTCALM . 683

La flotte anglaise quitta Québec le 18 octobre. Le brigadier-général Murray restait dans cette ville avec 7,300 hommes; il devait y exercer les fonctions de gouverneur et de commandant en chef des troupes.

Durant l'hiver, M. de Lévis conçut le hardi projet de reprendre Québec. Il activa ses préparatifs et partit en bateau le 21 avril 1760. Arrivé à la Pointe-aux- Trembles le 24, il atteignait Saint- Augustin le 26, et y faisait son débarquement. Le 27, il était à Sainte- Foy. Murray, prévenu de son approche, sortit de Qué- bec, le 28, à la tête d'environ 3,000 hommes, et avec vingt-deux bouches à feu. La bataille s'engagea un peu en deçà de l'endroit Wolfe et Montcalm s'étaient mesurés l'année précédente ; mais l'effort s'en porta plus à gauche, c'est-à-dire plus vers le chemin Sainte- Foy. Elle dura deux ou trois heures et se termina par une complète victoire pour notre armée. Lévis com- mença immédiatement à assiéger Québec. Il fit tra- vailler à ouvrir une parallèle et à ériger trois batteries. Le 11 mai son artillerie ouvrit le feu contre les rem- parts. Mais l'arrivée de plusieurs vaisseaux de guerre anglais devant la ville le força à abandonner son entre- prise ; il fit sa retraite sur Jacques-Cartier ; et de regagna Montréal.

Les Anglais étaient déterminés à en finir cette année avec le Canada. Pendant que 3,700 hommes, comman- dés par Murray, remontaient le St- Laurent, Haviland, à la tête de 3 ou 4,000 réguliers, provinciaux et sauvages, dressait ses batteries contre FIle-aux-Noix, et Amherst, à la tête de 11,000 soldats, s'avançait par les rapides. Les défenseurs de la colonie étaient incapables de repousser des forces aussi accablantes. Le 7 septembre

684 MONTCALM

les trois armés anglaises, formant ensemble 17 à 18,000 hommes, avaient fait leur jonction et investissaient Montréal. MM. de Vaudreuil et de Lévis ne pouvaient prolonger davantage la résistance. Le 8 septembre 1760, le gouverneur signait la capitulation qui mettait fin à la domination française en Canada.

Quelques jours après, ceux qui avaient été les lieu- tenants, les compagnons d'armes de Montcalm, Lévis Bourlamaque, Bougainville, l'état-major et les troupes, de même que Vaudreuil, Bigot, et tout le personnel administratif de la Nouvelle-France, quittaient les rives du Saint-Laurent. Mais le Canada gardait les restes du grand vaincu, martyr du devoir et de l'honneur.

Le malheur des temps, les épreuves, les luttes, les vicissitudes que notre nationalité eut à subir, laissèrent longtemps enveloppée d'ombre et de silence cette tombe gisait tant de gloire. Cependant, lorsque des jours meilleurs eurent commencé à luire pour nous, on se reprocha d'avoir paru si longtemps oublieux. Les vain- queurs eux-mêmes voulurent donner un exemple de magnanimité. En 1827, on vit se dresser, sous les aus- pices de lord Dalhousie, l'obélisque en pierre, dédié à la mémoire des deux illustres rivaux, Wolfe et Mont- calm, qui porte l'inscription célèbre : Mortem virtus, communem famam historia, Tnonumeatum poste- ritas dédit. En 1881, un autre gouverneur anglais, lord Aylmer, faisait poser dans l'église des Ursulines une tablette en marbre avec cette inscription : Hon- neur à Montcalm, le destin en le privant de la vic- toire Va récompensé par une mort glorieuse.

Vingt-huit ans plus tard, les Canadiens français vou- lurent commémorer le premier anniversaire séculaire

MONTCALM 685

de la mort de Montcalm. En 1761, à la demande de Bougainville, l'Académie des Inscriptions et Belles- Lettres avait composé en latin une inscription histori- que qui devait être gravée sur un marbre, expédiée au Canada, et placée au-dessus du tombeau de l'illustre général. Ce marbre, paraît-il, avait été envoyé mais ne parvint jamais à sa destination. En 1859, sur l'initiative d'un modeste savant, Monsieur Fari- bault, on forma un comité pour réaliser l'idée de Bougainville et l'œuvre de l'Académie. Ce monu- ment funéraire fut exécuté à Québec. " Sur un fond de marbre noir de deux mètres de haut, se déta- che la partie centrale et de forme tumulaire. Elle porte l'inscription de l'Académie. La croix, douce espérance du chrétien jusque dans le tombeau, domine tous ces éloges, et semble inviter à des gloires plus durables. Les armoiries de Montcalm, gravées avec goût au-des- sous de l'inscription, complètent la décoration ^ ". Ce marbre fut inauguré, au milieu d'une grande pompe leligieuse, dans la chapelle des Ursulines, le 14 sep- tembre 1859. Au sommet du catafalque érigé dans la nef, la tête du héros, sous un globe de cristal, était exposée aux regards de la foule émue. Les restes de Mont- calm étaient cette fois honorés avec l'éclat et la solen- nité que la défaite et les désastres de la patrie avaient rendues impossibles un siècle auparavant.

Et enfin, après un siècle et demi, la France et le Canada français ont voulu payer mieux encore un long arriéré de reconnaissance et d'hommages. La mère-

1 Le marquis de Montcalnij par le Père Martin, Paris, 1875, p. 276.

686 MONTCALM

patrie de jadis et son ancienne colonie se sont unies pour élever à Montcalm un double monument. La statue du héros se dresse là-bas, à Candiac, près du château qu'il aimait tant, à l'endroit qui fut son berceau. Et elle se dresse ici, près du champ de bataille son sang coula pour nous, dans ce Québec dont il aimait aussi le séjour, et notre admiration fidèle veille autour de sa tombe.

Puisse maintenant ce livre, œuvre de sincérité et de justice, nous croyons avoir le droit de l'affirmer, puisse cette histoire de Montcalm contribuer à faire mieux connaître et mieux juger le soldat vaillant dont les erreurs ne furent jamais entachées de bassesse, et dont la noble figure reste l'une des plus attachantes et des plus glorieuses de notre histoire.

Fin.

1 Depuis vingt ans environ une belle statue de Mont- calm, commandée par le gouvernement de la province de Québec, et exécutée par M. Hébert, orne la façade de notre Palais législatif.

TABLE DES MATIERES

Pages

Préface vu

CHAPITRE PEEMIER

La famille de Montcalm ; sa généalogie Ses parents.

Sa naissance Son éducation Son précepteur,

Louis Dumas Discussions entre le maître et l'élève.

Les premières lettres de Montcalm Son frère,

un entant-prodige Montcalm entre dans l'armée. Ses premières campagnes Le siège de Philips- bourg. Mariage de Montcalm Guerre de la suc- cession d'Autriche. Montcalm sert sous Belle-Isle

et Chevert Le siège de Prague Deuil familial.

Campagnes d'Italie Montcalm est blessé et fait prisonnier La paix d'Aix-la-Chapelle La vie pri- vée de Montcalm. Ses sentiments religieux 1

CHAPITRE II

Après le traité d'Aix-la-Chapelle Situation singulière.

L'Angleterre et la France. La guerre en temps

de paix. Hostilités aux Indes et au Canada Les

Français et les Anglais aux prises à la Belle-Rivière.

Le fort Duquesne. Jumonville et Washington.

L'expédition de Braddock ; la Monongahéla Pira- terie sur l'Océan Jj Alcide et le Lis. La guerre de

Sept Ans officiellement déclarée Les hésitations

et les fluctuations de la France ; leurs causes

Deux courants d'opinion. L'alliance autrichienne. Défaite de Dieskau au fort George. Pour le rem- placer, d'Argenson jette les yeux sur Montcalm. Celui-ci accepte et reçoit le grade de maréchal de camp. Il séjourne à Paris et à Versailles. Sa cor- respondance avec mesdames de Saint- Véran et de

Montcalm Ses aides de camp. ^A Brest. Départ

pour le Canada 27

688 TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE III

Sur l'océan. Terrible tempête Impressions de Mont-

calm Arrivée à Québec La discipline des troupes.

Départ pour Montréal. Première entrevue avec le gouverneur-général. M. de Vaudreuil Sa car- rière et son caractère Ses dispositions au sujet du commandement des troupes. Sa lettre au ministre et la réponse de celui-ci Les pouvoirs respectifs de Vaudreuil et de Montcalm ; celui-ci subordonné à celui-là L'armée du Canada Les troupes de terre, les troupes de la colonie et la milice 61

CHAPITRE IV

Montcalm à Montréal L'aspect de cette ville au prin- temps de 1756 Le mouvement des bataillons

La situation militaire Quelques officiers et fonc- tionnaires Les sauvages Le plan de campagne

Montcalm et Lévis à Carillon Correspondance du

général Les projets de Vaudreuil au sujet de Choua-

guen Hésitations et retards L'opinion de Mont- calm.— Le siège de Chouaguen est décidé Montcalm

au fort Frontenac Les préparatifs de l'expédition. M. de Rigaud et M. Le Mercier Départ de l'ar- mée A la baie de Niaouré La marche en avant.

Commencement du siège. En quoi consistait

Chouaguen ou Oswégo La tranchée est ouverte

Evacuation du fort Ontario Erection des batteries. Le feu est ouvert contre la place. Dispositions énergiques de Montcalm Capitulation des Anglais. Les fruits de la victoire— Joie dans la colonie 83

CHAPITRE V

Actions de grâces pour la prise de Chouaguen Présen- tation de drapeaux à Montréal La muse cana- dienne célèbre la victoire Mandement de Mgr de

Pontbriand Observations de Montcalm. Les com- mentaires de Vaudreuil sur l'expédition Inexacti- tude et partialité. La question du pillage Les

TAKLK DES MATIÈRES 089

Pages

troupes régulières et coloniales Lettres de Mont-

calm à sa famille et au ministre Son appréciation

des milices canadiennes. Il retourne à Carillon

Reconnaissances et partis de guerre Fin de la cam- pagne— Les quartiers d'hiver. Lettre confidentielle de Montcalm au ministre de la guerre Il lui fait

paît de quelques griefs contre Vaudreuil Lettre

de celui-ci, datée du 23 octobre 1756 Un réquisi- toire contre Montcalm et les troupes de terre 143

CHAPITRE VI

L'automne de 1756 Correspondance de Montcalm avec

sa famille Les fourrures de madame de Montcalm.

La claustration hivernale Ambassade iroquoise

Voyage à Québec, en j nvier 1757 Réunions so- ciale.-* Mariages d'officiers et de soldats Maladie

de M. de Vaudreuil Retour à Montréal Escar- mouches près de Carillon Une expédition d'hiver

contre le fort William-Henry Froissements entre

Montcalm et Vaudreuil Explications aigres douces.

Résultats de l'expédition.— -Droiture de Montcalm. ^Le carnaval de 1757 à Montréal Retour du prin- temps Une lettre intéressante de Montcalm à sa

femme La prochaine campagne Pénurie d'appro- visionnements— Arrivée des secours de France 175

CHAPITRE VU

Les nouvelles de France Depuis six mois. Evéne- ments politiques, administratifs et militaires L'at- tentat de Damiens Intrigues de palais Change- ment de ministres. MM. de Moras et de Paulmy. Les impressions de Montcalm Affluence de sau- vages à Montréal Un spectacle extraordinaire

Mouvements des troupes On se propose d'assié- ger William-Henry Lettres de Montcalm aux nou- veaux ministres Une communication confiden- 44

690 TABLE DES MATIERES

Pages

tielle. Le général commence à parler de son rappel. Ses motifs Sa correspondance avec ma- dame Hérault et avec sa famille. Les instructions de Vaudreuil Au lac des Deux-Montagnes et au Sault Saint Louis 209

CHAPITRE VIII

Montcalm part pour la campagne sur la frontière du lac Saint-Sacrement La situation de l'armée à Ca- rillon et aux postes d'avant-garde Un peu de to- pographie Le travail. du portage Efforts et la- beurs inouïs La flottille et l'armée passent du lac

Champlain dans le lac Saint-Sacrement Montcalm

et les sauvages. Combats préliminaires Massacre et cannibalisme. Grands conseils avec les sauvages. Départ de l'armée pour le siège de William-Henry. Le détachement de I^évis prend la route de terre. Montcalm et la flottille Devant le fort anglais.

Ija sommation. Les travaux du siège Etat de

la garnison Les renforts attendus ne viennent pas. "

Montcalm bat en brèche les murs de William- Henry La place capitule Le massacre du 10

août Efforts de Montcalm pour y mettre fin

Destruction de William-Henry. Retour de l'armée triomphante 235

CHAPITRE IX

Le retour de l'armée Te Deum d'actions de grâces

Fin de la campagne. Récriminations de Vaudreuil.

Les raisons de Montcalm pour ne pas assiéger

Lydius L'opinion du chevalier de Lévis Effet

produit à Versailles par les imputations du gouver- neur Lettres des ministres à Montcalm Repro-

TABLE DES MATIÈRES 691

Page*

ches courtois. Impressions de Montcalm Il ré- pond et se défend Il fait l'éloge de ses lieutenants.

Il aspire au grade de lieutenant-général Mont- calm et les Canadiens Une lettre de Bougainville.. 293

CHAPITRE X

Montcalm descend à Québec Les quartiers d'hiver.

Les bataillons de Berry décimés par la maladie L'automne à Québec, période d'activité financière.

Le système monétaire de la Nouvelle-France Naufrage d'un vaisseau marchand Mauvaise ré- colte Montcalm prêche l'économie et la frugalité.

Une tournée d'inspection Le procès de Vergor

etdeVilleray La correspondance de Montcalm Le régime Bigot. _ Une bande d'exploiteurs et de concussionnaires, ,.. 315

CHAPITRE XI

Séjour de Montcalm à Qaébec. Sa résidence, rue des Remparts. Ses relations. Les familles de la Naudière et Marin Madame de Beau bassin L'hô- tel Péan Les réceptions de Bigot Montcalm ré- dige pour Lévis une chronique québecquoise Jeu effréné chez l'intendant Les défenses de Montcalm.

Le carnaval de 1758. Les folies mondaines et la

misère publique Peuple et troupes à la ration Le

régime du cheval Commencement de mutinerie à

Montiéal Mort de M. de Villiers Retour de

Montcalm à Montréal Son train de vie Sa cor- respondance Le printemps de 1758 La famine

conjurée par l'arrivée des vaisseaux 351

CHAPITRE XII

Les nouvelles d'Europe Frédéric II, au moment d'être

écrasé, remporte d'étonnants triomphes William Pitt, maître du pouvoir, organise la guerre à ou- trance.— Les projets des Anglais pour 1758 Louis-

692 TABLE DES MATIÈRES

Pages

bourg, Carillon et le fort Duquesne. Nouveaux

changements ministériels en France Le maréchal

de Belle-Isle. _ Correspondance de Montcalm.

Mort d'une de ses sœurs Préparatiis de la campa- gne.— Division de forces Montcalm et Vaudreuil

ont une terrible passe d'armes La campagne de Carillon. Formidable armement des Anglais.

Faiblesse numérique de l'armée française Tactique

habile de Montcalm Un semblant d'offensive.

Abercromby et Howe. Marche en avant des An- glais— Premières escarjuouches Montcalm triom- phe à Carillon 381

CHAPITRE XIII

Après la victoire La déroute des Anglais Impos- sibilité de la poursuite Un Te Denm triomphil

Arrivée des renforts. Mécontentement de Mont- calm. — Irritation des troupes contre Vaudreuil

Propos très vifs La victoire augmente la discorde.

Acrimonie et discussions Coloniaux et régu- liers, au Canada et dans la Nouvelle-Angleterre

Vaudreuil harcèle Montcalm de lettres pour le pous- sera l'offensive Réponses et raisons du général

Un duel épistolaire Réconciliation des deux chefs.

Ambassade de Bougainville Chute de Louis- bourg et de Frontenac Montcalm appelé à Mont- réal— Les mémoires de Montcalm et la critique de Vaudreuil Fin de la campagne. .*..... 431

CHAPITRE XIV

En quartiers_^d'hiver Pénible situation des oflBciers.

Démarches de Montcalm Excessive cherté des

denrées ; tarif comparatif. Départ de Bougainville et de Doreil Vaudreuil les accrédite et les discrédite.

Péan passe^en France Succession rapide des mi-

TABLE DES MATIÈRES 693

Pages

nistres au département de la marine Montcalm

retire sa demande de rappel Ses mémoires à la

Cour. Défense de la colonie ; projet de retraite à

la Louisiane Corr*^spondance familiale Lettres

d'arrière-saison Montcalm à Montréal, durant l'au- tomne de 1758 Lectures et incidents. 469

CHAPITRE XV

A Québec Montcalm y reprend ses habitudes Ses

lettres à Lévis Les divertissements au milieu de la

misère publique Les angoisses de Montcalm Fâ- cheuses nouvelles ; évacuation et destruction du

fort Duquesne Montcalm retourne à Montréal

Relations avec Vaudreuil Mémoire pour la cam- pagne de 1759 Menus propos Projets militaires.

Lettre importante de Montcalm au maréchal de

Belle-Isle Correspondance et affaires de famille.

Le printemps Retour de Bougainville Sa mis- sion en France. Beaucoup d'honneurs et peu de secours Nouvelles de la cour et de la ville Ma- riage d'une fille de Montcalm Il devient lieutenant- général Son prestige en France Le crédit de

Vaudreuil diminue La France et le Canada au prin- temps de 1759. Montcalm et le maréchal de Belle- Isle. L'honneur du drapeau « 495

CHAPITRE XVI

Le Canada menacé sur trois points Pouchot à Niagara

Bourlamaque à Carillon Lacorne à la tête du

Saint- Laurent. Un recensement Proclamation

de Vaudreuil Les dernières lettres de Montcalm

à sa femme et à sa mère. La mort d'une de ses

filles; un" cri de douleur. Montcalm à Québec

Les fortifications de cette ville. Elles sont très insuffisantes Les Anglais sont signalés dans le bas

f)94 TABLE DFS MATIÈRVS

Pages

du fleuve Les '• feux sur les collines "- Conseils

et préparntifs Vaudreuil et Lévis arrivent dans la

capitale Le plan de défense Un camp retran- ché à Beauport Progrès de la flotte anglaise

Un vent de nord-est malencontreux Les Anglais

à l'Ile-aux-Coudres. Disposition et ordre de ba- taille rédigé par M. de Lévis. Le passage de la

Traverse La flotte ennemie à l'Ile d'Orléans

La population abandonne ses foyers. L'amiral Saunders. Wolfe; sa carrière; ses brillants états de service. Flotte et armée formidable Montbeil-

lard Les Anglais devant Québec. ^ L'épisode des

brûlots. Les ennemis occupent l'Ile d'Orléans et

la Pointe de F^vy 537

CHAPITRE XVII

Le siège de Québec Le premier plan de Wolfe Il est

forcé de le modifier. L'érection des batteries à Lé- vis Débarquement sur la côte de Beaupré Wolfe

prend position à la gauche du Sault-Montmorency. Montcalm et Lévis délibèrent sur la situation Les gués de la rivière îlontmorency. Québec me- nacé d'un bombardement Ses habitants veulent

conjurer le péril Expédition manquée à I^évis. Les

Anglais bombardent Québec Leurs batteries fou- droient la gauche de notre campauSault Montcalm

et la garnison de Québec Les positions occupées

par Wolfe Une nouvelle phase. Passage de plu- sieurs vaisseaux au-dessus de Québec Détachement d'observation de Dumas. Une descente à la Pointe- aux-Trembles Dames prisonnières Québec rava- Incendie de la cathédrale. Suspensions d'ar- mes et correspondance. Une proclamation de Wol- fe. La situation à Montmorency. Impatience de

Woife Il se détermine à un coup de force. Le com- bat de Montmorency , 583

TABLE DES MATIÈRES 695

Pagea

CHAPITRE XVIII

Après Montmorency. Troisième période du siège, Des- truction et incendie de Québec Deux tentatives de débarquement repoussées par Bougainville Nou- velle de la prise de Niagara Bourlamaque fait sauter Carillon et Saint- Frédéric A l'Ile-aux-Noix. Lévis part pour les rapides Les Anglais ravagent le pays Maladie de Wolfe Il consulte ses briga- diers.— Son plan et leur plan Evacuation du camp

de Montmorency Etat physique et mental de

Wolfe 11 projette l'escalade du Foulon Sombres

pressentiments. Le soir du 12 septembre La sur- prise Wolfe sur les Plaines. Montcalm au camp

de Beauport Nuit mouvementée Le 13 septem- bre La bataille des Plaines d'Abraham 613

CHAPITRE XIX

Montcalm blessé à mort Son entrée tragique à Qué- bec.— Arnouxlui annonce sa fin prochaine. Fermeté

de Montcalm Au quartier général. Confusion et

panique. Un conseil de guerre. Les mouvements

de Bougainville. Vaudreuil écrit à Montcalm. Les

derniers instants du général. Ses funérailles. Scène lugubre. Une heure sombre pour la patrie. L'armée et le peuple pleurent Montcalm. Son

oraison funèbre par Vaudreuil Une diatribe

Les derniers jours de la Nouvelle-France. Mont- calm et la postérité 665

FIN DE LA TABLE DBS MATIERES

ERRATA

Page 3, ligne 18, au lieu de : " 1755,'' lisez : " 1735."

Page 14, ligne 17, au lieu de: " le héros d'Almanza et de Villaviciosa," lisez: " le héros d'Almanza."

Page 22, ligne 18, au lieu de : " quatre-vingt, " lisez : '' qua- tre-vingts."

Page 81, note 2, au lieu de: '' beau-frère," lisez: " neveu par alliance."

Page 93, ligne 14, au lieu de : '' Aberromby," lisez : '• Aber- cromby."

Page 1 10, ligne 3, au lieu de : " prit," lisez : " prît."

Page 188 et suivantes, au lieu de: " Poulhariez," lisez: " Poulhariès."

Page 213, note 2, au lieu de: " René Hérault, " lisez : <• René Hérault."

Pane 256, ligne 14, au lieu de : " Sénezergues," lisez : " Sene- zergues."

Page 258, ligne 11, au lieu de: " Jacquot de Fiedmont," lisez: '' Jacau de Fiedmont."

Page 209: la note 2 n'est que la suite de la note 1 et ne devrait pas en être séparée.

Page 310, ligne 12, au lieu de : "leur mœurs, " lisez : "leurs mœurs."

Page 331 : la note 3 devrait porter le numéro 1, et la note 1 déviait port' r le numéro 2, qui d»^ vrait être aussi intercalé dans la ligne deuxième, après le mot " couleur."

Page 333, ligne 6, au lieu de : '* plasir, " lisez: " plaisir."

Page 4'.*0, ligne 28, au lieu de : " passe-d'armes, " lisez : ^' pasbe d'anues."

Page 441, ligne 18, au lieu de : "heureases, " lisez: " heu- reuses."

Page 492, ligne 24, au lieu de : " grand'peur, " lisez : " grande peur "

Page 581, ligne 8, au lieu de : " Monkton, "lisez: " Monck- ton."

Page 633, note 2, au lieu de : " 1659, " lisez ; '' 1759."

Page 644, note 1, au lieu de : " militaires, " lisez : " mili- ciens."

Imp. de <( L'Evénement, » Québec

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