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EMILE COLIN IMPRIMERIE DE LAG-NY

ELIE BERTHET

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MURIER RLANC

LE CHASSEUR DE MARMOTTES

PARIS

C. MARPON & E. FLAMMARION, ÉDITEURS

RUE RACINE, 26, PRÈS l'ODÉON

Tous droits réservés

LE MURIER DLANC

LA FAMILLE GUINGRET

Pendant les premières années de l'empire, Pierre-An-selme Guingret était un petit marchand de draps, honnête et obscur, dont la boutique était située rue Royale, à Orléans. Resté veuf de bonne heure avec ses deux filles, il maria l'aînée à un jeune homme riche, qui cherchait dans le mariage un refuge contre la terrible conscription de cette époque. Quant à la cadette, trop jeune encore pour qu'on songât sérieu- sement à l'établir, Guingret lui donna la surin- tendance de la maison et du magasin. La pauvre

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enfant s'acquitta avec zèle et intelligence des fonctions qui lui étaient confiées; aussi son père, se reposant sur elle et sur un vieux commis du soin de ses affaires, chercha-t-il un nouvel ali- ment à son activité, et devint ambitieux.

Comme tous les petits marchands, qui, à force de constance et d'économie, ont acquis un peu d'aisance, il prit, un beau jour, fantaisie à Guin- gretd'être propriétaire foncier. Il tira de sa caisse quelques milliers de francs'qui n'étaient pas d'une absolue nécessité dans le commerce, et acheta, dans le faubourg Saint-Marceau, plus connu sous le nom de faubourg d'Olivet, aux portes même d'Orléans, une maisonnette avec le jardin et le clos attenant. Il est vrai que cette humble propriété, à cause de la modicité de son prix, ne pouvait être que de pur agrément ; mais Guingret, qui se piquait d'être bon spéculateur, se fit fort d'en retirer au moins l'intérêt de ses déboursés et, dès lors toutes ses pensées se tour- nèrent vers cet objet.

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Cependant, ce fut vainement qu'on arracha les fleurs des plates-bandes pour former du jardin entier quatre grands carrés, l'un de choux, Tautre d'artichauts^ le troisième de^ haricots, et le quatrième, enfin, de pois verts, avec des bor- dures utilitaires de ciboule et d'oseille ; ce fut vainement qu'on fit vendre au marché les fruits que produisaient les arbres du clos, et que Guin- gret gardait comme le dragon gardait les pommes d'or des Hespérides. Les moineaux, les chenilles et le jardinier mangeaient le plus net du revenu du jardin, et, après une année de possession, l'honnête marchand fut forcé de convenir avec lui-même, sinon avec les autres, qu'il avait fait, en achetant cette petite borderie, une mauvaise spéculation.

Le jardin contenait pourtant un trésor, dont la valeur ne tarda pas à se révéler ; ce trésor, auquel Guingretdut sa célébrité, était un mûrier blanc. Un des prédécesseurs du digne marchand de draps avait planté cet arbre bienheureux dans

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la prosaïque et naïve intention de récolter des mûres quand le mûrier aurait grandi ; or, le mûrier avait grandi, et, en raison de la ri- gueur du climat, n'avait jamais produit de mûres mangeables. Aussi avait-on été sur le point de le couper et de le jeter au feu, suivant le précepte de l'Evangile à l'égard des arbres qui ne produisent pas de bons fruits. Mais il arriva, une certaine année, qu'il fut de mode, dans la bonne ville d'Orléans, d'élever chez soi des vers à soie, mode aujourd'hui si répandue dans toute la France. En temps de guerre, la partie paisible d'une nation tourne volontiers au pastoral ; la population d'Orléans, afin de faire diversion aux bulletins de victoires, se prit d'une belle admiration pour ces humbles insectes, aux- quels le luxe doit tant de merveilles et dont l'existence offre tant de phases intéressantes.

On sait que les vers à soie se nourrissent exclu- sivement de feuilles de mûrier ; lorsque cette fureur entomologique soufÛa sur la ville que dé*-

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fendit Jeanne d'Arc, les arbres de cette espèce étaient excessivement rares aux environs ; quel- ques pépiniéristes seulement avaient des mûriers, mais jeunes et aussi avares de feuilles que de fruits. Ces ressources furent bientôt épuisées; avant la fin de la' saison, les mûriers des pépi- niéristes étaient dénués de verdure ; on avait coupé jusqu'aux bourgeons ; les vers à soie de la ville étaient menacés de mort par famine.

Au moment la consternation régnait dansle chef-lieu du Loiret, les nourrisseurs de tous genres, femmes, enfants, curieux, voyaient avec tristesse leurs chers élèves, faibles et affamés, s'agiter sur leurs dernières feuilles desséchées, on apprit tout à coup que, dans le faubourg d'O- livet, il y avait un mûrier immense, haut comme le plus haut des ormes de la promenade pu- blique. Cette nouvelle produisit, dans un certain monde, autant de bruit qu'eût pu faire un événe- ment politique ; on s'agita, on s'informa, et on apprit enfin que Guingret était le propriétaire de

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l'arbre prédestiné. On se porta en foule à son magasin, on sollicita, on cajola, on fit des offres réelles, et ce fut au milieu de ce concours de de- mandeurs que Guingret proclama un tarif inexo- rable d'un liard chaque feuille de mûrier.

Gomme il est facile de le penser, on jeta les hauts cris ; ce prix était exorbitant. Mais que faire ? Fallait-il donc laisser périr ces pauvres petites bêtes qui avaient déjà coûté tant de soins et d'inquiétudes à leurs maîtres ? Fallait-il re- noncer à l'espoir de posséder un écheveau de soie qu'on aurait vu fabriquer sous ses propres yeux? Bref, le tarif de Guingret fut accepté, et l'abondance revint pour les vers à soie opulents : le? pauvres, les vers à soie d'enfants et de bour- geois avares, périrent; mais cela ne regardait pas Guingret : ce n'était pas pour ceux-là qu'on avait planté son mûrier!

A partir de ce moment, le jardin du marchand de draps acquit un renom merveilleux. Du matin au soir il se présentait, pendant la saison des

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vers à soie, une foule de chalands de lout âge et de tout sexe, pour assister à la distribution de feuilles qui se faisait par le ministère de Poitevin, le jardinier, et sous la surveillance immédiate de Guingret. Bientôt la célébrité qui s'attachait au jardin s'étendit au propriétaire ; le nom de Guingret fut aussi connu de ses concitoyens que celui de Jeanne d'Arc elle-même. Il était devenu presque un homme public, comme son mûrier était devenu un monument public. 11 avait le droit de traverser la ville avec un artichaut monstre à la main, sans que personne fût tenté de gloser sur son compte. Lorsqu'on le voyait s'acheminer gravement, le soir et le matin, vers le faubourg d'Olivet, avec sa casquette de loutre, sa longue redingote brune et son pantalon de nankin, les passants se le montraient les uns aux autres, en disant avec une sorte de respect :

Voilà M. Guingret qui va à son jardin!

Guingret se rendant à son jardin était, à cette époque, une des curiosités d'Orléans.

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Tous les dimanches, le magasin de Guingret. Hait rigoureusement fermé ; ces jours-là, le digne marchand et sa famille étaient «au jardin », d'où ils ne revenaient que lelundimatin ; il fallait que les pratiques s'arrangeassent en conséquence. On passait le temps à jouer aux quilles sur une ter- rasse qui longeait le faubourg, et se montrer sur e^tte terrasse était un avantage fort recherché. Le soir, il y avait un souper de famille. A la vé- rité, ce souper ne se composait d'ordinaire que d'un morceau de porc froid, d'œufs durs et de salade, sans compter le fromage indigène et le vin du crû ; mais tout frugal que fût ce repas, il empruntait du prix à la difficulté qu'on éprou- vait à s'y faire admettre. Aussi d'honnêtes bour-- geois, qui, n'ayant point de jardin à eux, n'é- taient pas fâchés de profiter du bien-être de leur voisin sans en avoir les charges, briguaient-ils l'honneur insigne d'être admis à la villa Guingret. Ces dimanches étaient des jours de bonheur pour Agathe, la fille cadette de Guingret. Pen-

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dant la semaine, elle ne quittait pas le comptoir paternel et ne connaissait d'autres plaisirs que ces plaisirs hebdomadaires. D'ailleurs, c'était les seuls moments qu'elle pût passer près de sa sœur et de son beau-frère, qui assistaient habi- tuellement à ces réunions, et Agathe et Hono- rine, quoique séparées, avaient toujours con- servé Tune pour l'autre la plus tendre affec- tion.

Or, le jour de la Pentecôte 1810, il devait y avoir réception solennelle au jardin. Le temps était magnifique ; le ban et l'arrière-ban des habi- tués avaient été convoqués pour ce jour-là et pour le lendemain, car Guingret et sa fille ne devaient retourner à la ville que le lundi soir. Dès le matin, on avait vu arriver à l'habitation la bonne et le jardinier, chargés chacun d'un énorme panier rempli de provisions; on avait mis à réquisition les fromages de deux ou trois ménagères du voisinage ; ces préparatifs extraor- dinaires annonçaient suffisamment que depuis

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longtemps la borderie n'aurait vu un si grand nombre d'hôtes.

Cependant, vers les deux heures, au moment le plus chaud de la journée, il n'y avait encore que trois personnes sur la terrasse; c'était les deux filles et le gendre du propriétaire. Assis sur des bancs de bois peints en vert, à l'ombre de quatre tilleuls qui formaient la voûte, ils attendaient, en causant tranquillement, l'arrivée des invités. De cette terrasse, à laquelle on arrivait par quatre marches en pierre, on voyait devant soi rentrée principale de la petite maison bour- geoise, dont le salon était de plain-pied avec elle ; à droite s'étendait le jardin avec ses murailles blanches, ses quatre carreaux uniformes de lé- gumes et son mûrier gigantesque qui dominait les arbres rabougris du clos voisin. En vérité, quand on songeait à la grande réputation locale qui s'attachait à tout cela, on pouvait bien dire que cela n'en valait pas la peine.

Les deux sœurs se ressemblaient beaucoup ;

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seulement Honorine, plus âgée de six ans qu'Agathe, était plus grande et avait un air plus posé. Toutes les deux étaient blondes, fraîches, élancées, mais leurs costumes offraient un con- traste frappant. Honorine, dans sa dignité de femme mariée, portait une robe à grands fal- balas, un châle de dimensions peu ordinaires, et un chapeau de forme anglaise avec une lourde plume qui se balançait au vent; bref, sa toilette offrait un mélange de prétention et de mauvais goût, dont la pauvre jeune femme semblait très peu fière, car elle regardait avec une sorte d'envie la mise simple de sa sœur. Agathe, en effet, n'avait qu'une robe blanche et une cein- ture de ruban rose dont les deux bouts restaient flottants. Sa tête était nue; ses cheveux, coupés à la Titus^ suivant la mode du temps, formaient autour du front trois ou quatre petites boucles fort gracieuses. A la voir ainsi, on eût pris Agathe pour une enfant de douze ans; cependant elle en avait près do seize.

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En face des deux sœurs, le dos tourné au jardin, était nonchalamment appuyé contre un arbre M. Hyacinthe Denis, le mari d'Honorine. Rien qu'à le voir et à l'entendre pendant une minute, on jugeait qu'il devait être pour quelque chose dans la mise de sa femme. C'était un grand garçon d'un blond fade, à lunettes bleues ; son habit à queue de morue et son pantalon noisette pouvaient rivaliser de prétention avec les fal- balas et la plume d'Honorine. Son langage, ses manières étaient à l'avenant; il parlait avec pédanterie, choisissant les expressions les plus inintelligibles, et surtout assaisonnant de mytho- logie chacune de ses phrases, afin de paraître érudit et homme du monde; il était fils d'un ancien marchand de bœufs. Ces trois personnes, comme nous l'avons dit, causaient déjà depuis quelques instants, quand Agathe s'écria avec une innocente étourderie :

Mais_, ma chère Honorine, pourquoi n'ôtes- tu pas ton châle et ton chapeau? Par une

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chaleur pareille, je ne sais comment tu y tiens. En effet, de grosses gouttes de sueur perlaient sur le front de M™" Denis; peut-être eût-elle accepté la proposition de se débarrasser du poids qui l'écrasait, si son mari ne l'eût arrêtée du geste.

Laissez, laissez, madame, dit-il d'un ton aigre-doux (son ton ordinaire lorsqu'il parlait à sa femme) ; il va venir beaucoup de personnes étrangères, et je tiens à ce que mon épouse ne le cède à aucune d'elles pour l'élégance.. . La parure est le complément de la beauté.-

Et cette maxime fut accompagnée d'un regard impérieux adressé à Honorine.

Mais elle étouffe! reprit Agathe.

Oh! ce n'est rien, ma sœur, dit timidement Honorine; je suis bien.

Agathe les examina avec étonnement l'un et l'autre. Hyacinthe reprit presque aussitôt, avec un sourire de protection et de pitié, en s'adres- sant à sa belle-sœur :

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Eh bien, et vous, Petite Pierre précieuse (c'est ainsi que M. Denis, qui avait la manie des sobriquets, appelait Agathe), ne comptez-vous pas bientôt allumer à votre tour le flambeau de l'hymen? Voyez comme Honorine, M"^ Denis, a de beaux ajustements !... Mais ne parlons pas de cela ; je ne veux pas m'enorgueillir devant vous des avantages dont la fortune aveugle a su me combler. Seulement, je dis que Jupiter tonnant (Guingret) a tort de vous tenir enfermée dans son obscur magasin, comme Danaë dans la tour d'A- crisius... Et si encore on n'avaitque cela à lui re- procher !

Agathe ne comprenait pas grand'chose à ce fatras; mais Honorine, un peu plus au fait des allégories mythologiques de son mari, ajouta avec bonté, en prenant la main de sa sœur :

Hyacinthe a raison, ma pauvre Agathe ; notre père ne songe pas assez à toi, il te né.trlige cruellement pour son maudit jardin. Voilà encore une semaine entière qui s'est écoulée sans qu'il

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t'ait menée promener une seule fois... Oh! je lui parlerai, il ne faut pas qu'il fasse de toi une Cendrillon!

Cendrillon ! répéta Hyacinthe avec un accent de dédain; en vérité, madame, vous vous servezparfois d'expressions bieninconvenantes...

«Cendrillon» ou «Pierre précieuse», s'écria résolument la jeune demoiselle en riant, ça m'est égal, allez!... Maistu le trompes, ma chère Hono- rine, continua-t-elle en s'adressaat à sa sœur, si tu crois que je me trouve malheureuse. Papa est si bon! Quand il revient le soir à la maison, il a toujours quelque parole agréable à médire, et il m'apporte les plus beaux fruits du jardin.

Et vous croyez, reprit Hyacinthe en fron- çant le sourcil, que ces absences continuelles ne lui font pas négliger son commerce? Vous croyez que les présents de Flore et de Pomone ne lui font pas oublier les dons de Plutus?

Si vous voulez dire par là, Hyacinthe, dit Agathe avec simplicité, que notre père néglige

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les affaires du commerce pour celles de ce jardin, vous avez bien un peu raison. Malgré ma bonne volonté, je ne puis pas toujours le sup- pléer; Grillot, le vieux commis, m'est complè- tement inutile pour la vente, et si notre père était présent, certainement il pourrait traiter certaines affaires que je suis obligée de laisser échapper... Ensuite, se hâta d'ajouter la bonne jeune fille, ce n'est peut-être pas sa faute non plus; le commerce va si mal, les chalands sont si exigeants! D'ailleurs, s'il n'était pas ici chaque jour, ce jardin ne rapporterait rien; il faut bien siirveiller nos intérêts. La semaine dernière encore, on nous a volé plus de cent feuilles de mûrier... Vous savez que notre père en sait le compte.

En voilà encore une magnifique spécula- tion! s'écria M. Denis avec emportement; n'est- ce pas une "honte qu'un homme, ayant une famille honorable, descende ainsi, sans respect pour ceux qui le touchent, au rang d'un vil

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maraîcher? Mais, souvenez-vous de mes paroles : je vous ai dit bien souvent que le mûrier avait été fatal à Pyrame et Thisbé ; il ne sera pas moins fatal à M. Guingret, mon honoré beau- père, vous verrez !

Calmez-vous, mon ami, lui dit sa femme; s'il vous entendait!

Que m'importe? dit Hyacinthe en se posant majestueusement devant les deux sœurs; la jus- tice et la raison parlent par ma bouche : je ne crains pas d'être écouté. Oui, la conduite et les actions de votre père ne sont pas telles que pour- rait les désirer un homme de sens, et ce serait un service à lui rendre que de jeter bas ce maudit arbre. Si la chose dépendait de moi...

Halte-là, monsieur mon gendre, dit une voix moqueuse derrière lui, pour ce qui est de touchera mon mûrier, cela vous est défendu.

M. Denis se retourna brusquement; Guingret

montait l'escaUer de la terrasse, une bêche à la

main.

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Le digne marchand pouvait avoir de quarante- cinq à cinquante ans; il était de taille moyenne, un peu maigre, mais robuste et musculeux. Son visage coloré, sanguin, annonçait une grande irascibilité; et, en effet, bien que Guingret fût la bonté même en temps ordinaire, sa bile s'échauffait facilement dans l'occasion. Il portait en ce moment un costume spécialement affecté à sa propriété du faubourg : une veste courte en étoffe jaunâtre, dont le soleil avait changé la couleur primitive, et un chapeau de grosse paille un peu endommagé en quelques endroits. Dans cet équipage, qui rappelait assez celui d'un colon américain, il allait et venait sans cesse, et jamais, dans ses promenades, il ne quittait la bêche qu'il tenait à la main, signe majestueux de sa puissance absolue sur les cent pieds carrés de terrain qu'il possédait.

Or, malgré sa vivacité ordinaire, Guingret ne paraissait pas disposé à prendre mal les paroles de son gendre. Il souriait même en arrivant sur

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la terrasse, et regardait ironiquement Denis, tout confus de le trouver là.

Ah! c'est vous, Jupiter tonnant? dit enfin le gendre en cherchant à déguiser son trouble.

Je m'appelle Guingret et non pas Jupiter tonnant, répliqua le bonhomme sans s'émou- voir; vous dites toujours des bêtises, mon gendre!

Ce mot qui, dans la bouche de Guingret, n'avait pas l'acception injurieuse qu'on y attache d'ordinaire, blessa profondément le vaniteux Denis. Il devint rouge de colère.

Des bêtises! répéta- t-il; ah! je dis des bêtises, moi! eh bien, vous, monsieur, vous en faites!

Cette vive riposte pouvait irriter Guingret à son tour, et la querelle menaçait de s'enveni- mer. Les deux jeunes filles se rapprochèrent de leur père d'un air suppliant.

Vous croyez, mon. gendre? dit-il avec calme; eh bien, veuillez m'en signaler quelques-

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unes, je ne serais pas fâché d'avoir votre avis sur mes actions.

D'abord, reprit Denis de plus en plus exas- péré par ce sàng-froid, vous rendez très mal- heureuse cette pauvre Agathe, qui reste seule chargée du soin de votre commerce, tandis que vous venez ici vous promener des journées en- tières...

Est-ce qu'Agathe se plaint? demanda Guingret d'un ton plus sérieux en se tournant vers la plus jeune de ses filles.

Ohl non, non, mon père, dit Agathe pré- cipitamment, en allant l'embrasser.

Vous voyez bien!

Mais Denis était un de ces hommes lâches qui, une fois en train^ ne s'arrêtent pas si vite, car ils ne sont pas sûrs de retrouver une autre fois le courage de parler.

Elle n'osera pas en convenir, reprit-il, mais cela est, cela doit être... D'ailleurs, vous négligez vos aflaires, vous manquez des opérations ma-

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gnifîques pour dépenser le peu dont vous pouvez disposer dans cette misérable propriété...

Est-ce que je ne vous ai pas payé exacte- ment la dot promise à ma fille Honorine lorsque vous l'avez épousée?

Mon père, dit Honorine affectueusement, excusez mon mari; il sait que vous vous êtes imposé les plus grands sacrifices pour mon éta- blissement, et nous vous en avons la plus vive reconnaissance...

Guingret embrassa madame Denis comme il avait embrassé Agatbe. Le gendre était furieux, il fît un geste menaçant à sa femme.

Elles n'avoueront pas ce qu'elles pensent, reprit-il ; cependant, monsieur, elles ne peuvent ignorer que le devoir d'un bon père est d'aug- menter le plus possible la fortune de ses enfants...

Et celle de ses gendres, n'est-ce pas?

Enfin, monsieur, s'écria Denis à l'apogée de la colère, vous ne conservez pas la dignité que j'étais en droit d'attendre de vous. Quand

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j'ai épousé votre fille, vous étiez marchand de draps, monsieur, vous étiez un négociant hono- rable, monsieur, et vous ne vendiez pas de feuilles de mûrier... et depuis que vous êtes marchand de feuilles de mûrier, à un liard la feuilJe, je rougis, monsieur, oui, je rougis d'être votre gendre! Je n'étais pas pour cela, mon- sieur, et ma famille et la vôtre en rougissent! Vous nous déshonorez et... c'est indigne, mon- sieur!

En achevant ces mots, Hyacinthe se laissa tomber sur le siège de bois, épuisé par la. vio- lence de son emportement. Guingret lui-même n'était pas tout à fait aussi impassible qu'il vou- lait le paraître. Cependant il avait bravement reçu la décharge, et il dit d'un ton contenu :

' Est-ce tout, monsieur mon gendre?

Denis fit un signe de la main pour exprimer qu'il n'avait plus rien à dire. Son courage s'en allait. Guingret s'avança vers lui.

Mon père, mon père! s'écrièrent ses filles

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en s'interposant, car elles craignaient quelque catastrophe.

Laissez-donc, enfants que vous êtes, dit le bonhomme avec ironie, me croyez-vous donc assez fou pour me fâcher des sornettes de M. Denis? Je n'ai qu'un mot à lui répondre : mes affaires privées ne le regardent pas, et, quoi qu'on puisse penser de ma conduite, je compte n'agir qu'à ma guise. Si ce qui se passe chez moi ne lui convient pas, il peut se dispen- ser d'y venir; je serai sans doute fâché de ne pas voir ma chère Honorine, mais je serai enchanté de ne plus le voir, lui... Oui, monsieur, si vous rougissez des moyens que j'emploie pour faire valoir mes propriétés, je rougis, moi, de vos ridicules et de vos impertinences. Vous êtes méchant, monsieur, je le sais, mais je ne vous crains pas. Quant aux mauvais desseins que vous semblez avoir contre mon mûrier, continua-t-il en s'animant et en élevant la voix, je vous pré-

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viens que si vous étiez assez hardi pour exé- cuter vos menaces...

En ce moment, Guingret s'aperçut que plu- sieurs personnes étrangères venaient d'arriver sur la terrasse et avaient entendu ses dernières paroles. Les visiteurs s'étaient arrêtés à quelques pas, comme honteux de tomber ainsi au milieu d'une scène de famille. En se voyant découverts, ils s'approchèrent avec embarras, et un vieux monsieur qui, en raison de son âge et de son importance, (c'était un notairedu voisinage) sem- blait avoir sur eux une sorte d'autorité, s'écria d'un ton de concihation :

Gomment! une dispute entre le beau-père et le gendre? Allons, messieurs, vous n'êtes pas raisonnables... Voyons, que la paix soit faite 1 je vous demande cette grâce au nom de ces dames, ajouta le galant notaire en se tournant vers deux ou trois femmes vieilles et laides qui rac- compagnaient.

Denis avait, comme nous le savons, des pré-

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tentions aux bonnes manières et à la noblesse des procédés. Bien que ses traits livides et ses lèvres frémissantes trahissent sa colère et son désir de vengeance, il crut devoir faire ostensi- blement le sacrifice de son ressentiment; d'ail- leurs, il n'avait pas voulu sérieusement se brouil- ler avec son beau-père. Aussi dit-il d'un ton mielleux, avec un sourire forcé :

11 est vrai, la Discorde avait secoué son flambeau sur mon cher et bien-aimé beau-père et sur moi; mais il n'y a pas eu querelle entre nous, et j'espère que M. Guingret oubliera ce qui s'est passé.

Je l'oublierai, moi, dit Guingret en le re- gardant fixement; mais est-il sûr que vous l'ou- blierez, vous?

Denis baissa la têle pour échapper à l'examen du marchand, dont il avait déjà eu occasion d'apprécier la perspicacité; il allait ajouter .{Lielque nouvelle protestation tout aussi peu cordiale que la première, quand son beau-père

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quitta brusquement la terrasse et courut vers le mûrier. Un petit garçon de dix à onze ans avait profité du moment l'attention était captivée par cette altercation pour grimper sur l'échelle disposée à demeure au pied de l'arbre.

Le maraudeur élevaitdéjà la main afin de s'em- parer du feuillage convoité, quand la voix de Guingret retentit au-dessous de lui.

Que faites-vous là, monsieur Pépère? s'é- cria-t-il; descendez, petit drôle, petit voleur! Qui vous a permis de monter à cet arbre?

L'enfant se retourna et montra sa figure mutine et résolue.

Oncle, dit-il d'un ton suppliant, laissez- moi seulement prendre quelques feuilles... mes pauvres vers à soie vont mourir de faim! Quel- ques feuilles seulement, mon bon petit oncle !

Voulez-vous bien descendre ! repéta Guin- gret en grossissant encore sa voix; je me moque bien, moi, que vos vers à soie meurent de faim ; est-ce qu'on devrait permettre à des écoliers

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d'avoir des vers a soie? Un insecte qui a des mœurs... si singulières!... Mais sans doute mon- sieur le drôle n'en est pas à son coup d'essai! C'est lui, je le gage, qui m'a pris les cent feuilles qui me manquent... Allons, descendras-tu?

Force fut à Prosper «ou Pépère », comme on l'appelait dans la famille, de descendre lente- ment les échelons. Lorsqu'il fut à terre, son oncle le saisit par une oreille, sans pourtant lui faire grand mal, et après avoir retiré l'échelle, il le conduisit vers la terrasse la société était réu- nie, en lui disant du ton de la réprimande :

Ahl monsieur le polisson, c'est donc pour que vous me voliez mes feuilles de mûrier que je vous fais sortir de pension chaque dimanche? Je vais écrire cela à ta mère à Ghâteauroux, sois-en sùrî et pendant un mois tu ne mettras pas le pied ici... Ce soir, aussitôt après souper, on te reconduira à ta pension et on te recom- mandera au maître, je te le promets! Voyez,

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continua-t-il en arrivant sur la terrasse avec son prisonnier, c'est un voleur I

Un voleur ! reprit M. Rufin en enfilant sa voix avec affectation. Allons, qu'on aille cher- cher les gendarmes !

Mon père, vous lui faites mal I dit Agathe d'un ton suppliant.

Merci, mahonne cousine Agathe, murmura l'enfant.

Tirez, tirez toujours! s'écria Hyacinthe^ enchanté de prouver à la compagnie qu'il avait repris sa gaieté ; tirez, car le petit drôle a encore les oreilles trop courtes pour un jeune roussin d'Arcadie!

L'enfant semblait avoir un de ces caractères opiniâtres qui résistent aux corrections et aux menaces. La douleur, dans tout le trajet du mûrier à la terrasse, ne lui avait ni ar- raché un cri ni fait verser une larme. Quand Guingret l'eut enfin lâché, à la prière de ses filles, l'écolier, qui éprouvait le besoin de se

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venger sur quelqu'un de l'outrage qu'il recevait, resta un moment debout au milieu de la société, une main sur son oreille rouge et cherchant du regard sa victime. Ce fut sur Hyacinthe Denis, contre lequel il avait déjà une sourde rancune, que tomba sa colère :

Dites donc, cousin Denis, reprit-il d'un ton goguenard, vous qui savez si bien ce que c'est que les roussins d'Arcadie, pouvez-vous me dire s'ils portent des lunettes bleues?

En achevant cette mauvaise plaisanterie d'é- colier, il fit la nique à Denis, sauta à la fois toutes les marches de la terrasse et alla se cacher dans le coin le plus isolé du clos, pour échapper aux réprimandes ou peut-être pour faire de nou- velles tentatives sur le mûrier inaccessible.

Denis était resté immobile, rougissant et pâlis- sant tour à tour, tandis que la société riait à gorge déployée de cette bouffonnerie de Pépère.

Il est méchant comme un démon, mais il a de l'esprit comme un ange, disaient les dames.

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Gaingret, au fond, n'était pas fâché de l'hu- miliation qu'on venait de faire subir à son gendre ; néanmoins il se répandait en me- naces que tout le monde le savait incapable d'exécuter. Enfin le mot de Pépère avait eu un succès universel et Denis enrageait.

Ton mari me fait peur, dit Agathe à l'o- reille de sa sœur; regarde comme ses traits sont bouleversés !

Il songe à se venger, murmura Honorine en frémissant.

Quoi! contre ce pauvre petit Pépère? ' TJn moment après, Hyacinthe Denis, voyant

qu'il n'était plus l'objet de l'attention générale, descendit chez le jardinier et causa longtemps avec lui.

II

LA NUIT AUX MYSTERES

Le lendemain matin, au lever du jour, Guin- gret frappa doucement à la porte qui communi- quait de sa chambre au cabinet sa fille Agathe avait passé la nuit.

Allons, allons, mon enfant, disait-il, ha- bille-toi bien vite, si tu veux voir le lever du soleil, comme tu Tas désiré ; le temps est magni- fique, nous ferons un tour de jardin avant le déjeuner.

Je suis à vous, mon père, répondit la jeune fille de l'intérieur.

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Quelques minutes après, elle parut en négligé du matin, les yeux gros de sommeil, mais fraîche et gaie comme à l'ordinaire.

Cette chambre, qui servait aussi de salon et de salle à manger, car avec le cabinet d'Agathe elle formait toute la maison, était décorée d'un papier à personnages représentant je ne sais quelle bataille de TEmpire, suivant le goût de l'époque. Guingret affectionnait ce genre de dé- coration, qui épargnait l'achat de gravures, et qui, dans ses idées, satisfaisait à la fois les yeux et l'imagination. Aussi y avait-il des cuirassiers et des vieux grognards de la garde jusque dans l'alcôve de l'honnête marchand. Seulement, pour reposer par un peu de pastorale le regard fatigué par cette cohue d'hommes, de chevaux et de ca- nons, on avait collé au-dessusde lacheminée, à la place de la glace absente, une Chasse au tigre qui eût été du plus bel effet si, malheureusement, elle ne se fût confondue par la teinte et la dis- position avec les autres peintures. Ainsi, le tigre,

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qui s'élançait du haut d'un rocher, semblait tomber précisément sur la tète de l'empereur, placé un peu plus bas, ce qui sans doute se trou- vait contraire à la réalité et à l'histoire.

L'ameublement de cette pièce était simple et peu coûteux; les rideaux étaient en calicot, les chaises, les tables et le lit en bois peint ; cepen- dant, tout cela avait un air de luxe bourge )is, de bien-être tranquille qui faisait plaisir à voir.

Ainsi que nous le savons, la porte de cette chambre donnait sur la terrasse ; or, le premier soin de Guingret en se levant avait été de l'ou- vrir, afin de laisser entrer l'air vivifiant du ma- tin. Aux premiers rayons du jour, qui faisaient grimacer les figures refrognées des murailles, Agathe remarqua que son père, déjà revêtu de son costume de campagne, était pâle et avait les traits bouleversés.

Mon Dieu ! papa, dit-elle avec inquiétude, comme vous semblez fatigué ce matin I A la vé-

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rite, votre sommeil a été troublé la nuit der- nière...

Ah ! tu as donc aussi entendu les cris qui m'ont obligé de me lever et de descendre à demi vêtu dans le jardin? demanda Guingret.

Oui, mon père, ou plutôt je n'ai entendu qu'un seul cri, mais si plaintif, si effrayant, que je frissonne encore d'y penser.

Et pourtant, dit le bonhomme, quand je suis arrivé à l'enclos, le plus grand silence ré- gnait partout. Sans doute, le bruit que nous avons entendu l'un et l'autre était causé par Poi- tevin, le jardinier. Hier au soir, il était ivre comme trente mille hommes ; c'est lui certaine- ment qui, en dormant dans sa loge, aura laissé échapper ce cri au milieu de quelque cauchemar d'ivrogne.

Cela est bien possible, répliqua tranquil- lement la jeune fille, et cette pensée aurait vous rassurer; cependant je vous ai entendu vous agiter toute la nuit.

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Que veux-tu, Agathe? répondit Guingret avec un peu d'altération dans la voix, après cette transe ridicule, il m'a été impossible de me ren- dormir. Je songeais à la discussion que j'ai eue hier avec ce sournois de Denis, et je réfléchissais que parmi les sottises qu'il m'a débitées il y avait un reproche méri^té, c'est celui qui te con- cerne, ma bonne Agathe... Oui, il a raison, je le rends esclave de mon aff'ection pour la cam- pagne ; tu ne sors jamais, je ne te procure aucun plaisir, aucune distraction...

Eh î que m'importe, mon père ! s'écria Agathe avec gaieté, je suis si heureuse de me trouver le soir près de vous, de savoir que votre journée a été remplie suivant vos goûts... Oui, je suis heureuse, mon bon père, et je voudrais que cette pauvre Honorine pût en dire autant!

Cela est vrai, ma tille ; Denis est plus que bête, il est méchant, et ta sœur ne semble pas avoir beaucoup à se louer de lui... mais elle n'a pas encore jugé à propos de nous mettre dans la

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confidence de ses chagrins. A la première occa- sion, je la presserai à ce sujet, et, si nos craintes sont fondées, nous tâcherons de prendre des me- sures pour la défendre contre les mauvais pro- cédés de ce brutal... Mais viens, mon enfant, l'heure est très favorable pour la promenade, et l'air du matin chassera les idées tristes de cette nuit.

En parlant ainsi, il entraîna sa fille sur la ter- rasse qu'éclairaient déjà les rayons dorés du soleil levant. Le faubourg était désert et silen- cieux ; cependant, au moment le père et la fille descendaient au jardin, la cloche de la porte extérieure retentit bruyamment.

Qui ce peut-il être ? demanda Guingret en s'arrètant d'un air étonné, Rufin doit venir dé- jeuner avec nous, mais il n'est pas si matinal d'ordinaire... Poitevin! Poitevin ! continua-t-il en appelant le jardinier; allons, levez- vous donc, grand paresseux ! n'entendez-vous pas que l'on

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sonne?... D'ailleurs, c'est le moment de com- mencer votre journée.

Une espèce de grognement, suivi d'un bâille- ment sonore, fut la seule réponse qu'il reçut. Un second coup de sonnette se fit entendre.

C'est quelqu'un qui est diablement pressé ! reprit Guingret avec humeur; sans doute une pratique qui vient chercher des feuilles de mûrier

Tout en gourmandant l'ivrogne de jardinier qui, malgré ce bruit, avait grand'peine à .s'é- veiller, Guingret alla lui-même ouvrir. Quel fut son étonnement et celui d'Agathe en reconnais- sant dans la personne qui venait de sonner avec tant de précipitation, Honorine Denis !

La jeune femme n'avait plus sa prétentieuse toilette delà veille; elle était mise, au contraire, avec une simplicité plus convenable à son âge et sans doute à son goût; mais son visage portait la trace d'une douloureuse anxiété. Enfin, elle était haletante, comme si elle venait de faire une course longue et rapide.

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Toi, ma so?nr? s'écria Agathe naïvement ; oh ! la bonne surprise !

Tu es venue seule à une pareille heure, Honorine ? demanda Guingret avec inquiétude ; mais qu'y a-t-il donc ?que se passe-t-il chez toi? Viens, tu vas nous conter cela.

Il la conduisit sur la terrasse. Agathe accablait sa sœur de questions; Honorine sembla d'a- bord incapable de répondre.

Mon père, ma sœur, dit-elle enfin d'une voix altérée, de grâce, permettez-moi de vous demander avant tout si vous n^avez pas vu mon mari aujourd'hui?

Agathe et Guingret se regardèrent avec stupé- faction.

Quoi ! reprit le marchand, hier au soir, à neuf heures, vous êtes partis ensemble, et ce matin, à quatre heures, tu viens nous demander si- nous n'avons pas vu ton mari ? Tu n'y songes pas, ma fille !

C'est que, mon père, dit M'"' Denis en

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fondant en larmes, Hyacinthe ma quittée depuis hier au soir; je ne sais ce qu'il est devenu et il a passé la nuit...

Yoilà qui lui vaudra de ma part une verte semonce, dit Guingret d'un ton irrité ; mais, mon enfant, avoue-moi la vérité, continua-t-il avec plus de douceur: hier au soir, n'y a-t-il pas eu entre vous quelque querelle, quelques mots durs d'échangés?

Hélas ! mon père, répondit la jeune femme avec confusion et en sanglotant toujours, les querelles sont fréquentes dans mon ménage... Cependant, celle qu'il m'a faite hier en vous quittant, parce que, disait-il, je ne l'avais pas soutenu contre vous et que j'avais contribué à le rendre ridicule, ne semblait pas devoir être plus sérieuse que celles qui éclatent à chaque instant sur les plus légers motifs... Car je n'ai osé jus- qu'ici le dire ni à vous, mon père, ni à ma chère Agathe, mais mon mari m'a fait déjà verser bien des larmes en secret!

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Nous l'avions soupçonné, ma pauvre Hono- rine, et je m'en expliquerai avec ce brutal d'Hya- cinthe ; je te défendrai, sois-en sûre... Mais con- tinue ton récit.

Mon récit sera court, mon père. Pendant cette discussion à voix basse, nous étions rentrés à la ville. Quand nous avons eu passé le pont, Denis a attendu M. Rufm et les autres personnes restées en arrière, et il leur a dit: « Quelqu'un de vous, messieurs, sera-t-il assez galant pour reconduire ma femme jusque chez elle; j'ai une affaire pressante à l'entrée du faubourg, et j'y cours bien vite avant la fermeture des portes. » Ces messieurs se sont empressés d'assurer qu'ils se feraient un devoir de me conduire jusqu'à la maison; alors mon mari m'a quittée en disant tout haut, pour ne pas faire soupçonner une mésintelligence entre nous: a Ne t'inquiète pas, ma chère Honorine, je ne serai absent qu'un ins- tant. » Puis il est retourné sur ses pas, sans me donner aucune autre explication.

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Et tu ne l'as pas revu depuis ce moment?

Il n'est pas revenu : j*ai passé une affreuse nuit à pleurer et à l'attendre. Ce matin, ne le voyant pas, je suis accourue en toute hâte pour m'informer de lui, et en même temps pour vous demander conseil et protection.

Et tu auras l'un et l'autre, ma fille, dit le bonhomme avec émotion: mais je t'avouerai que ceci me semble inexplicable I

'Il réfléchit un moment; Agathe pleurait et sanglotait comme sa sœur.

Allons, du courage, mes enfants! reprit le marchand avec résolution : que diable ! tout n'est pas perdu parce que M. Denis n'a pas jugé à propos de rentrer chez lui la nuit dernière ! Malgré ses airs terribles, un homme un peu déter- miné lui impose aisément, et jelui parlerai de ma- nière à ce qu'il ne recommence pas de pareilles fredaines... Voici ce qu'il faut faire : vous res- terez ici l'une et l'autre, pendant que j'irai à la ville chercher monsieur mon gendre ; je sais

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les maisons il a pu demander asile, je sais certain de le trouver. Je vous promets de vous le ramener doux comme un agneau ; il ne me connaît pas encore : je lui apprendrai à me con- naître..»

Oh ! que vous êtes bon, mon père ! dit Honorine presque en souriant. Tenez, vos pa- roles me rassurent déjà.

Oai, oui, tout s'arrangera pour le mieux, ma sœur, fit la petite Agathe en essuyant ses yeux.

Allons, voilà qui est convenu, reprit Guin- gret d'un air de confiance en embrassant ses en- fants; je vais m'habiller pour aller à la ville ; ne vous tourmentez pas pendant mon absence ; je serai de retour pour le déjeuner.

Il allait entrer dans sa chambre pour faire ses préparatifs de départ ; le jardinier, qui, pendant cette conversation, s'était décidé à se lever et à

commencer sa journée, l'appela à grands cris.

Bientôt Poitevin accourut lui-même, en disant

avec Taccent de l'inquiétude :

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Maître, maître, venez vite!.., venez voir ce qu'il y a là-bas avant que je me mette à l'ou- vrage.

Et il désignait le mûrier à l'extrémité du jardin.

Que veut cet imbécile? s'écria Guingret avec mépris, n'a-t-il pas encore cuvé son vin? Je n'ai pas le temps de courir en ce moment ; laisse-moi tranquille.!

Oh! venez, je vous en prie; c'est l'affaire d'une minute... Vous ne sortirez pas sans avoir vu ce qu'on a fait là-bas à votre mûrier.

Le jardinier, gros paysan passablement niais, dérangeait souvent son maître pour des baga- telles; mais cette fois, il avait l'air si sérieux, il semblait si tourmenté, que Guingret, malgré les circonstances graves qui l'appelaient dehors, consentit à l'accompagner jusqu'à l'endroit dési- gné. D'ailleurs, il venait de se rappeler les évé- nements de la nuit ; au seul mot de mûrier, il conçut un soupçon qu'il voulut vérifier sur-le- champ.

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Il se dirigea donc vers l'extrémité du pota- ger; ses deux filles le suivirent machinalement, bien qu'elles n'attachassent pas grande impor- tance à la découverte du jardinier. Arrivé au pied du célèbre mûrier, Guingret s'arrêta, muet d'étonnement et de colère, à la vue des disposi- tions prises pour la destruction de son arbre chéri.

On avait creusé une espèce de fosse alen- tour, afin de mettre à découvert les racines ; une bêche, jetée à quelques pas, avait suffi pour cette besogne. Puis, on était allé chercher sous un hangar, près de la maison, plusieurs pierres de chaux vive que des maçons, em- ployés peu de temps auparavant aux répara- tions des murailles du jardin, avaient laissées là, et on les avait placées dans la fosse. A côté de la tranchée, on voyait un grand arrosoir plein d'eau. Sans doute le temps avait manqué aux malfaiteurs pour vider cette eau sur la chaux vive; il se fût produit alors une fermentation qui

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n'eût pas manqué de tuer l'arbre en peu de temps, d'autant plus que, le fossé comblé, il de- venait impossible de s'apercevoir du danger et d'y porter remède.

Guingret comprit sur-le-champ tout cela, et il s'écria avec indignation :

Quelle lâcheté 1 Un a voulu détruire mon plus bel arbre I... Toilà donc la cause du bruit de la nuit dernière! Les misérables auront pris la fuite en m'entendant venir, et leur crime est resté inachevé...

Gomment, monsieur, demanda le jardinier en tremblant, vous avez entendu du bruit dans le jardin et vous êtes descendu?... Vous savez donc...

Guingret le regarda fixement. Poitevin deve- nait rouge et pâle tour à tour; son maître s'é- lança sur lui.

C'est toi, scélérat! s'écria-t-il en le pre- nant au collet ; sors de chez moi, ivrogne 1 vo- leur ! Je ne veux plus de tes services ; je ne te

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dois rien... Va-l'en bien vite, ou je te ferai punir de ta vilaine action !

Le jardinier se débattait pour échapper aux étreintes de Guingret, contre lequel il ne voulait pas user de toute sa force ; il disait d 'un ton sup- pliant:

Ne me chassez pas, maître, je vous en prie! Puisque vous êtes venu cette nuit au jardin, vous savez bien que ce n'est pas moi qui ai fait le coup !

Mais l'irascible marchand, sans l'écouter, le secouait rudement et voulait l'entraîner hors de chez lui. Les deux jeunes filles crurent devoir intervenir.

Mon père, dit l'une d'elles, écoutez du moins ses explications ; si réellement cet homme n'était pas coupable...

Et qui serait-ce donc? demanda Guingret en se décidant pourtant à lâcher Poitevin; pour trouver cette bêche, cet arrosoir, et transporter ici cette chaux vive, il fallait quelqu'un qui fût

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parfaitement au fait de la localité et des êtres de la maison... Gomment voulez-vous qu'on s'intro- duise ici? Les murailles sont très hautes, et les haies du clos sont plus sûres que les murailles ; cet homme seul a pu accomplir cette mauvaise action, pour se venger des reproches mérités que je lui adresse quelquefois.

Mais, papa, reprit Agathe avec douceur, vous m'avez dit tout à Theure que vous aviez en- tendu distinctement Poitevin dormir dans sa loge au moment vous avez été éveillé...

Ce sommeil était peut-être simulé, dit Guingret avec hésitation.

Songez encore, mon père, qu'hier au soir cet homme était complètement ivre; ce matin vous avez eu toutes les peines du monde à l'éveil- ler ; il est peu probable qu'au milieu de la nuit il ait eu assez de force et de raison pour exécuter un pareil projet.

Ohl cela est vrai, ma bonne demoiselle, reprit le jardinier, encouragé par ce secours; je

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ne me souviens de rien depuis hier au soir que je suis allé chez le voisin PichoL boire l'argent de M. Denis...

Denis t'a donné de l'argent! s'écria Guin- gret; alors plus de doute... c'est lui! J'y avais pensé tout d'abord.

Mon père, dit Honorine d'un ton de re- proche, pouvez-vous accuser ainsi mon mari sans preuves ?

Eh ! qu"ai-je besoin de preuves! s'écria le marchand tout à fait convaincu ; ne viens-tu pas de me fournir toi-même une des plus fortes, en m'annonçant que ton mari n'était pas rentré chez lui cette nuit? D'ailleurs, n'avez-vous pas une clef du jardin, au moyen de laquelle, Denis et toi, vous pouvez venir vous promener ici quand vous voulez ?

C'est vrai, répliqua la jeune femme en bais- sant la tète d'un air consterné.

Tout s'explique donc naturellement. Denis, à la suite de notre dispute d'hier, aura pris le

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parti de détruire mon mûrier ; c'est une de ces vengeances basses tout à fait d'accord avec son caractère, soit dit sans t'offenser, ma pauvre Honorine. Après l'avoir quittée, il est revenu ici ; il a attendu que tout le monde fût couché, et, sachant bien que ce drôle de Poitevin s'enivre- rait cette nuit, il espérait faire son coup sans être entendu. Tu le vois, il eût jeté ce vase d'eau sur la chaux, il eût comblé la fosse avec la terre, et le pauvre arbre se fût desséché sans qu'on sût pourquoi. Heureusement, un bruit quelcon- que a donné Talarme ; Denis en me voyant venir, s'est enfui sans achever son acte criminel... Tout cela est fort clair; sans doute, en ce mo- ment le méchant homme est rentré chez lui et ne s'attend pas à ma visite.

Il se retourna brusquement pour s'éloigner, Honorine le retint.

Mon père, dit-elle enjoignant les mains, il me répugne encore de croire mon mari capable

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d'une pareille vilenie. Quel intérêt pouvait-il avoir...

Sauf votre respect, madame, interrompit le jardinier, qui avait écouté cette conversation, Botre maître a raison; hier au soir, lorsqu'il m'a ëonné de l'argent, M. Denis m'a demandé d'un air indifférent comment il fallait s'y prendre pour faire périr un arbre, sans qu'on le sache... et comme j'ignorais pourquoi il me demandait cela, je lui ai dit tout bonnement qu'avec un morceau de chaux...

Ta l'entends, Honorine?

Eh bien, alors, reprit la jeune femme d'un ion suppliant, grâce pour lui, mon père! 1 est Bion mari, il est votre fils.

Oui, oui, grâce ! répéta la bonne Agathe en se joignant à elle. Pardonnez-lui, mon cher père; ce projet n'a pas réussi, et le mal n'est pas bien grand pour cette fois.

Le di-^ne marchand n'avait déjà plus de co- lère : les instances de ses deux enfants l'avaient

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désarmé. Il allait prononcer quelque parole de pardon et d'oubli, quand le jardinier s'écria avec effroi en désignant un coin du Jardin :

Monsieur, regardez donc! qu'y a-t-il en- core là-bas dans les framboisiers?

Guingret et ses filles tournèrent leurs regards vers le point indiqué. Dans les framboisiers, situés à peu de distance et qui formaient une espèce de fourré peu élevé mais très épais, on voyait vaguement un objet immobile.

Les assistants s'avancèrent de quelques pas pour reconnaître cet objet; puis, ils restèrent im- mobiles et comme pétrifiés, en découvrant un corps humain dans le feuillage.

C'est un homme endormi, dit le jardinier à voix basse.

Ou plutôt un homme qui se cache, dit Guin- gret en serrant les lèvres,

C'est mon mari ! s'écria Honorine.

Et elle courut gaiement vers les framboisiers en criant :

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Allons, Hyacinthe, lève-toi ; mon père ne t'en veut pas; ce n'est qu'une plaisanterie...

Mais tout à coup la voix lui manqua; elle ne put que pousser un cri déchirant, et tomba évanouie dans les bras de sa sœur.

C'était, en effet, Hyacinthe Denis qui était là, étendu dans les framboisiers; on le reconnaissait aisément à son costume, quoique son visage fût tourné contre terre. Mais sa tête nue était souil- lée de sable et de sang, et à la tempe droite on voyait une large blessure, qui avait causer une mort instantanée. Le cadavre était froid, et tout sentiment semblait l'avoir abandonné depuis plusieurs heures.

Tous les spectateurs poussèrent des cris af- freux. Evidemment Denis avait été victime d'un conflit à l'endroit même l'on venait de le re- trouver; la terre était encore ensanglantée alen- tour. Près de lui on voyait une grosse pierre, qui avait été sans doute l'instrument de mort. Mais quel était l'auteur de ce meurtre, commis

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au milieu de la nuit? Quel avait été le défenseur mystérieux de la propriété de Guingret? Le jar- dinier soupçonnait son maître, le maître accusait le jardinier; tous les deux échangeaient des in- terrogations, des menaces, sans écouter la pauvre Agathe, qui, agenouillée près de sa sœur éva- nouie, les conjurait vainement de l'aider à trans- porter Honorine loin de ce lieu d'horreur.

En ce moment parut le notaire Rufîn, cet ami de Guingret qui devait déjeuner au jardin le ma- tin même ; il s'arrêta épouvanté à la vue du ca- davre.

Quia fait cela? s'écria-t-il en laissant tom- ber sa canne et son chapeau; mon Dieu, qui a tué ce pauvre Denis?

Agathe courut à lui et dit tout éperdue :

Ah! monsieur, venez à mon aide ! Mon père et Poitevin ne sont pas en état de me com- prendre... Ma sœur va sans doute reprendre ses sens, et si elle se trouvait encore face à face avec le cadavre de son mari...

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Ah! c'est vous, Rufin, dit Guingret, dont les traits colorés d'ordinaire avaient pris une teinte livide; Dieu vous envoie en ce terrible moment... Mon ami, conseillez-nous! Qu'allons- nousdevenir? Ma tête se perd...

Mais, au nom du ciel! que s'est-il passé? Gomment est arrivé ce malheur?

Guingret^ Poitevin, Agathe'elle-même prirent la parole tous à la fois. Ruffin eut d'abord peine à les comprendre; cependant, à force de ques- tions et de réponse souvent interrompues, il fut bientôt au courant du sinistre événement.

Mais l'auteur, l'auteur du meurtre ? de- manda Rafîn ; qui est-il? comment est-il entré ici?

On l'ignore, répondit Guingret avec déses- poir : à moins, continua-t-il en se tournant du côté du jardinier, que ce misérable, qui s'obs- tine à nier...

Ce n'est pas moi, s'écria Poitevin énergi- quement : fêtais bu la nuit dernière, et je n'é-

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tais pas de force à me battre avec qui que ce solL D'ailleurs, je suis pacifique, moi : c'est connu de- tout le quartier ! Au lieu que vous, vous êtes ena porté comme un loup enragé... Vous êtes des- cendu la nuit dans le jardin, vous l'avez dit de- vant vos filles et devant moi... et si dans ita moment de colère vous avez tué votre gendrCj avec qui vous vous disputiez continuellement, ce n'est pas une raison, voyez-vous, pour accuser un pauvre homme !

En écoutant cette accusation, dont les preuves, semblaient spécieuses , Guingret frissonna: il venait d'entrevoir quelles ctiarges accablantes pouvaient s'élever contre lui. Le vieux Rufînlixa sur lui un regard inquisiteur.

Guingret, reprit-il, je ne suis pas votre juge, mais il importe de savoir comment vous répon- drez aux accusations de Poitevin. Dites-moi la vérité; vous êtes vif, emporté; j'ai eu hier en- core un exemple de vos discussions éternellesavec votre gendre; bien que vous ayez montré une

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sorte de modération, ne serait-il pas possible que cette nuit, en trouvant chez vous Denis, oc- cupé à dégrader votre propriété, vous lui ayez porté un coup malheureux?... Yous êtes libre de ne pas répondre, Guingret, mais une voix plus impérieuse que la mienne va vous adresser la même question.

Et qui donc? demanda Agathe avec ter- reur.

La justice, mademoiselle, soupira le no- taire ; la justice, dont la présence ici estinévitable.

Que faire? que faire? mon Dieu? dit la jeune fille.

Guingret, après être resté un moment absorbé dans de sombres réflexions, se rapprocha de Rdfm et lui dit en lui serrant la main :

Je suis tombé dans un abime; mais vous me connaissez, mon vieil ami. Je suis irascible, il est vrai, et si la nuit dernièrej'avais trouvé Denis cherchant à détruire le plus bel arbre de mon jardin, j'aurais pu, dans un transport d'aveugle

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colère, le frapper aussi malheureusement qu'il a été frappé... Mais je vous le jure, Rufin, je suis innocent de ce meurtre, et vous savez que je n'ai jamais fait un faux serment!

Je pourrais vous croire, Guingret, dit Rufîn en hochant la tète, mais ce n'est pas moi qu'il faut convaincre de votre innocence!

Pendant cette conversation, plusieurs per- sonnes du voisinage, attirées par les cris de cette famille éplorée, étaient entrées dans le jardin, dont la porte restait ouverte. Le bruit de ce meurtre inconcevable se répandit rapidement dans le faubourg; la foule ne tarda pas à entou- rer les acteurs de cette lugubre scène. D'abord, ils n'avaient pas remarqué le cercle de plus en plus plus étroitqui se formait autour d'eux; mais bientôt le tumulte, les clameurs des curieux de tout âge et de tout sexe frappèrent leur atten- tion.

Que nous veut-on? demanda enfin Guingret en sortant comme d'un songe.

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Il est temps de rentrer, dit Rufin à voix basse, et surtout il faut porter secours à cette pauvre M"'^ Denis; voyez, on croit déjà qu'elle est morte comme son mari, et on chuchote d'une manière menaçante...

Il fit signe au jardinier de l'aider à trans- porter Honorine évanouie, mais Guingret ne voulut pas soufî'rir qu'un autre que lui s'acquittât de ce soin. Il prit sa fille aînée dans ses bras, et, avec le secours d'Agathe, l'emporta vers la maison.

Ne nous quittez pas, mon bon monsieur Rufin! cria Agathe.

En eff'et, le notaire s'était arrêté pour parler bas à un voisin, qui, après l'avoir écouté, s'éloi- gna en courant.

Je vous rejoins, mon enfant, dit Rufin avec tristesse.

Il reprit, en s'adressant aux curieux qui se pressaient autour de lui pour l'interroger : Eloignez- vous, mes amis; un grand mal-

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heur vient d'arriver ici... mais il est important que tout reste dans le même état jusqu'à la venue de la justice.

Il donna l'ordre à Poitevin de se tenir près du cadavre et d'empêcher qui que ce fût d'en appro- cher; et après lui avoir fait entendre que s'il ne s'acquittait pas exactement de ce devoir, on pourrait en tirer de fâcheuses inductions contre lui, il rentra à la maison.

Une heure plus tard, le jardin avait un aspect bien différent. La foule avait été rejetée dans le faubourg, de moment en moment elle deve- nait plus compacte et plus bruyante. Deux fac- tionnaires gardaient la porte avec une rigou- reuse consigne de ne laisser entrer et sortir personne. Deux autres, placés près du corps, attendaient que l'autorité vînt en faire la levée ; d'autres enûn se tenaient à la porte de la loge de Poitevin, tous les gens de la maison étaient provisoirement détenus. Le magistrat instructeur occupait la chambre de la terrasse et interro-

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geait séparément chacune des personnes qui pouvaient donner des renseignements sur le funeste événement de la nuit précédente.

Ces interrogatoires terminés, le juge, assisté d'un greffier et d'un chirurgien, se dirigea, avec Guingret et Poitevin, vers Pextrémité du jardin. On examina soigneusement les préparatifs faits au pied du mûrier, la position du cadavre au- quel nul n'avait touché, et l'état des lieux envi- ronnants. Il fut constaté par l'homme de l'art qu'il n'y avait pas eu de lutte entre la victime et le meurtrier inconnu ; Denis avait été frappé de côté, par une pierre qui avait brisé le temporal et causé une mort immédiate. Il fut établi aussi que le corps avait été traîné pendant plusieurs pas vers les framboisiers, comme si l'on eût voulu le cacher aux regards.

Ces minutieuses investigations n'apprenaient encore rien d'important sur les circonstances du crime; les gens de justice se mirent à parcourir la propriété dans tous les sens, afin de recher-

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cher par quel point aurait pu s'y Introduire un étranger. L'examen était facile; les murs, de quirlze pieds d'élévation, étaient nouvellement crépis et ne soutenaient pas d'espaliers. Tout récemment, Guingret, préoccupé sans cesse du soin de protéger ses fruits contre les marau- deurs, avait fait garnir les extrémités supérieures de ces murailles avec des morceaux de verre dont pas un seul n'était arraché. Evidemment donc, on n'avait pu pénétrer par escalade dans le jardin.

Restait l'enclos, qui communiquait au pota- ger par une porte en claire-voie qu'on ne fer- mait jamais. Cet enclos était entouré d'une haie vive qui ne portait aucune trace de foulure et d'écrasement. Un seul arbre s'élevait du milieu des touffes d'aubépine, étendant ses branches sur un petit chemin qui longeait le clos de ce côté et sur le clos même; mais le feuillage était à plus de vingt pieds du sol. A supposer que l'on eût été assez hardi pour en tenter l'ascen-

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sion du côté du chemin, il eût fallu se laisser tomber du haut des branches, au risque de se casser le cou, de s'empêtrer dans la haie, et cela sans avoir le moyen de faire retraite par la même voie. Aussi, ni Poitevin ni Guingret n'osèrent- ils soutenir la possibilité d'une pareille entre- prise.

Alors le magistrat demanda combien il exis- tait de clefs de la porte extérieure. Guingret convint lui-même qu'il y en avait trois : l'une dont s'était servi Denis et qu'on avait retrouvée dans sa poche. Poitevin et son maître gardaient les deux autres, mais Guingret avoua franche- ment que depuis la veille il s'était emparé de celle du jardinier pendant qu'il était ivre. Donc personne, excepté Denis, n'avait pu, par un moyen quelconque, s'introduire la nuit précé- dente dans la propriété.

A mesure que le pauvre marchand fournissait ainsi lui-même des preuves de la fausseté de ses suppositions, le juge, qui le connaissait depuis

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longtemps, le regardait d'un air triste et secouait la tête. Aux dernières explications de Guingret, il s'entretint bas avec ceux qui l'avaient assisté dans ces recherches, puis il reprit d'une voix émue :

J'avoue, monsieur, que beaucoup de cir- constances dans ce funeste événement me sem- blent inexplicables. Cependant, il est prouvé que personne autre que M. Denis n'a pu s'introduire ici, que vous vous êtes levé au bruit et que seul vous avez vous trouver en face de votre gendre, après l'avoir déjà menacé Ja veille; ces circonstances et d'autres encore, telles que votre irascibilité bien connue, votre pâleur de ce matin, semblent former contre vous un faisceau de preuves; aussi mon devoir... un devoir rigou- reux, pénible, m'oblige...

A me faire arrêter! s'écria le malheureux en reculant par un mouvement involontaire.

Le juge fit un signe affirmatif.

Il est donc vrai, monsieur! dit Rufin avec

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terreur, comme s'il n'avait pas prévu cette catas- trophe.

Oh! je suis innocent de ce crime! répéta Guingret avec angoisse ; messieurs, vous savez que j'ai toujours été un honnête homme... Je ne puis expliquer, moi, ce qui s''est passé pendant cette épouvantable nuit, mais, je vous le pro- teste, je suis innocent !

Gela peut être, monsieur, dit le juge, quoi- que certaines apparences vous accusent, et je suis forcé d'en déférer à une cour de justice. Du reste, ne vous effrayez pas trop des conséquences d'une arrestation devenue inévitable; ce meurtre sera considéré sans doute comme un accident qui ne pourra entraîner des peines bien sé- vères.

Mais, mes enfants, mes pauvres filles, dit le bonhomme en pleurant, qui prendra soin d'elles, qui les consolera pendant que je paraî- trai devant des juges comme un infâme assassin?

LA NUIT AUX MYSTÈRES 65

Moi, mon ami! dit Rufin en se jetant dans ses bras.

Le magistrat instructeur donna des ordres à voix basse; des gens de police approchèrent.

Désirez-vous voir vos enfants avant de partir? demanda le juge avec douceur.

Guingret hésita un moment, mais il eut le courage de refuser; il craignit sans doute que la force ne lui manquât pour ces pénibles adieux, et on se mit en marche.

Le bruit que fit la porte extérieure en s'ou- vrant et les cris de la foule, dès que parut Guin- gret, tirèrent de la torpeur elles étaient plongées depuis leur interrogatoire les deux malheureuses sœurs. Agathe courut à la fenêtre et tendit les bras vers son père que l'on entraî- nait.

Attendez-nous, attendez-nous, s'ccria-t- elle d'une voix perçante qui domina les clameurs de la rue, nous allons le suivre, nous voici...

5

66 LE MURIER BLANC

Elle saisit la main de sa sœur et voulut l'en- trainer.

Viens, viens, dit-elle avec égarement ; on remmène prisonnier... C'est notre père! notre devoir est de l'accompagner partout, de le con- soler, de l'aimer toujours... viens.

Honorine resta immobile.

Laisse- moi, dit-elle d'une voix sombre. Il m*avait bien dit qu'il me vengerait; mais je maudis son horrible vengeance I

Et toi aussi, ma sœur, tu crois à celte infâme calomnie? s'écria Agathe. Mais, je le vois, continua-t-elle vivement, tu cherches un prétexte pour ne pas le suivre, j'irai seule.

Elle s'élança vers la porte. Rufin lui barra le passage.

Arrêtez, mon enfant, il est parti.

Je veux leur dire au moins qu'il est inno- cent!

Ils ne vous croiront pas.

J

LA. NUIT AUX MYSTÈRES 67

Il est innocent, je le jure!...

Ne jurez pas, ma fille, dit Rufin d'une voix triste, Dieu, qui seul connaît la vérité, réprou- verait peut-être votre serment!

m

LA VISITE

Guingret, malgré les charges qui s'élevaient contre lai, fut acquitté par la cour d'assises d'Or- léans, après un long et curieux procès dont le sou- venir est resté dans les fastesjudiciaires du Loiret, Si, d'une part, il était impossible de comprendre comment un autre quelui avait pu donner la mort à Hyacinthe Denis, au milieu d'une nuit obscure, dans un lieu parfaitement clos, il était difficile, d'autre part, de s'expliquer la tranquillité de Guingret dans la matinée qui suivit le meurtre, son étonnement à la vue des dispositions prises

70 LE MURIER BLANC

autour du mûrier, et surtout l'inconcevable sen- timent qui l'avait poussé à la recherche du ca- davre en compagnie de ses enfants, c'est-à-dire de deux femmes faibles et timides, dont l'une était réponse de la victime. A la vérité, l'accu- sateur public soutint que l'accusé avait pu très bien ignorer les suites du coup porté à son gen- dre. La nuit était noire au moment de l'événe- ment ; peut-être Guingret avait-il cru son adversaire en fuite alors qu'il était tombé mort dans les broussailles. Quoi qu'il en fût de cette hypothèse, elle ne prévalut pas. D'ailleurs, en admettant même la culpabilité de Guingret sur tous les points, que restait-il devant les juges? Un honnête père de famille, un propriétaire qui, éveillé au milieu de la nuit par un malfaiteur, s'était armé d'une pierre et avait frappé au ha- sard un homme qu'il trouvait en flagrant délit de dégradation dans son jardin. Les jurés, presque tous propriétaires, excusèrent la colère légitime et naturelle d'un propriétaire en présence d'un

LA. VISITE 71

délit commis chez lui et sous ses yeux, et ils prirentle partique doivent prendre des gens sages et consciencieux dans ces causes mystérieuses, dont la plupart des circonstances sont obscures : ils rendirent un verdict de non-culpabilité.

Guingret put donc rentrer dans la vie com- mune; mais ce procès, malgré son issue favo- rable, lui avait causé des pertes irréparables- Nous savons déjà qu'il était d'un tempérament exalté; dans les organisations de ce genre, la tète est faible d'ordinaire; aussi la solitude de la prison, les angoisses des débats, les perpé- tuelles contradictions qu'il avait à éprouver, et peut-être la conscience de son innocence, le jetèrent-elles dans un état violent d'irritation, qui augmenta graduellement et produisit des accès de véritable folie. Ce ne fut donc plus qu'un pauvre insensé que la justice rendit à la société, et peut-être cette aliénation mentale même fut-elle une des causes principales de l'acquittement.

ri LE MURIER BLANC

Agathe, Honorine, et le peu d'amis restés fidèles à Guingret dans son infortune, espérè- rent d'abord que la liberté, les distractions, le calme, rétabliraient son esprit malade. Malheu- reusement, tout n'était pas fini avec le passé ; si le pauvre homme, dans ses moments lucides, semblait disposé à l'oublier, bien des personnes, volontairement ou involontairement, le lui rap- pelaient. L'opinion publique, malgré les précé- dents honorables de Guingret,^n'avait pas sanc- tionné le jugement officiel; le vulgaire, qui, dans ces sortes d'affaires, n'a ordinairement qu'une connaissance très superficielle delà cause, trouve bien plus simple de trancher la question en admettant la culpabilité, que de pénétrer dans les circonstances intimes du procès pour les étudier et en peser la valeur. Le pauvre mar- chand de la rue Royale en eut la preuve. Ceux qui autrefois étaient heureux et fiers de lui ser- rer la main, d'accepter l'invitation de passer un dimanche à son jardin, ne le saluaient plus et se

LA VISITE 73

détournaient avec mépris quand il allait les aborder. Ses parents ne lui avaient donné au- cune marque de sympathie pendant son procès; sa propre sœur, la mère du petit Pépère, s'était empressée de retirer son fils, qui était en pen- sion à Orléans sous la surveillance de Guingret, et de l'envoyer continuer ses études à Paris, loin d'un oncle déshonoré. Enfin, il n'était pas jus- qu'à cette population du faubourg d'Olivet, si bienveillante jusque-là pour le bonhomme, qui ne lui montrât de la réprobation. Quand il se rendait paisiblement, comme autrefois, à son jardin, il entendait murmurer sur son pas- sage :

Tenez, voici celui qui a assassiné son gendre.

On conçoit quels assauts cette haine générale devait donner à une intelligence déjà affaiblie par les luttes judiciaires. Elle reçut bientôt le dernier coup. Nous avons déjà fait pressentir qu'Honorine, la veuve de Denis, croyait à la

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culpabilité de Guingret ; cette croyance n'avait pas changé pendant le cours des débats. La malheureuse jeune femme avait pensé bien des fois en frémissant à l'épouvantable situation elle se serait trouvée si la loi avait pu la mettre dans la nécessité d'accuser son père devant les juges. Quand Guingret eut été acquitté, Hono- rine ne s'éloigna pas de lui ; elle voulut prendre sa part des soins et des prévenances dont Agathe entourait son père. Mais celui-ci ne put se méprendre sur le véritable motif de sa fille aînée en agissant ainsi : c'était le devoir et non plus l'affection qui la dirigeait. Plusieurs fois, en l'embrassant, il l'avait vue pâlir, frissonner; l'ombre de Denis assassiné se plaçait sans cesse entre elle et lui. Cette pensée, plus que tout le reste, déchira le cœur du marchand et il tomba dans une noire misanthropie, qui dégénéra plus tard en une sorte d'imbécillité réputée incurable. Quand cet arrêt eut été prononcé par les mé~ decins, il se fil un grand changement dans la

LA VISITE éb

position de la famille Guingret. Le fonds de commerce fut vendu à vil prix, et ce fut là, avec les dépenses occasionnées par le procès, un commencement de ruine pour cette modeste maison. Le notaire Rufin, malgré sa conviction personnelle au sujet du meurtre de Denis, n'a- vait pas abandonné son ami comme tant d'au- tres ; il fut nommé juridiquement curateur des biens du pauvre aliéné et de sa tille mineure, dont il avait déjà la confiance. Mais cette for- tune, après tant de pertes, se réduisait à très peu de chose. Agathe et son père se retirèrent à la petite maison du faubourg, à laquelle Guin- gret, dans sa folie, était encore plus attaché qu'autrefois ; et ils vécurent dans une médio- crité voisine de l'indigence. Quant à Honorine, ne pouvant dominer l'irrésistible sentiment d'horreur que lui inspirait son père depuis la catastrophe, elle entra dans un couvent elle fit des vœux.

Dix ans s'écoulèrent ainsi; ce long espace de

76 LE MURIER BLANC

temps n'avait apporté aucun changement favo" rable dans la position du pauvre insensé et de sa fille. Un moment même la petite propriété du faubourg, ce dernier débris de la fortune de l'ex- marchand, avait été sur le point d'être vendue ; la redoutable affiche judiciaire avait paru sur la porte extérieure du jardin. Si la vente annoncée avait eu lieu, sans doute Guingret n'y eût pas survécu. Heureusement Rufin était venu en aide à son ancien ami ; bien qu'il ne fût pas riche, il avait réussi à se procurer des fonds pour dé- grever la propriété des hypothèques par suite desquelles on allait exproprier l'ancien négo- ciant; ainsi le père et la fille avaient trouvé un peu de repos, qui pouvait, hélas! ne pas durer longtemps.

Dans celte période, qui avait pourtant amené tant d'événements politiques, on n'avait pas encore oublié à Orléans le fatal procès de Guin- gret; un des caractères de nos provinces est que le souvenir s'y perpétue ; la tache imprimée au

LA VISITE 77

front d'une famille ne s'y efface jamais. La mai- son de l'ex-marchand était notée d'infamie comme celle du bourreau; personne ne s'y arrê- tait plus, et le débit des feuilles de mûrier avait cessé. Pendant le procès, l'arbre avait, été dé- pouillé de ses feuilles aussi complètement que si l'hiver Teûl frappé. Au printemps suivant aucun chaland ne se présenta ; l'anathème s'étendait du propriétaire aux productions du sol. Aussi Agathe ne sortait-elle que pour des motifs pres- sants de l'enceinte du petit domaine, et c'était à peine si son père avait mis deux fois le pied hors de chez lui depuis qu'il s'était retiré défini- tivement à Olivet.

Voilà donc quelle avait été l'histoire de cette famille, lorsqu'un jour de juin 1820, un jeune homme de vingt à vingt-deux ans, quoi que ses traits pâles et graves pussent en accuser davantage, descendait lentement le faubourg, dans la direc- tion de l'habitation Guingret. Ce jeune homme vêtu avec élégance, suivant la mode de l'époque.

78 LE MURIER BLANC

regardait à droite et à gauche chaque maison, coDime un passant qui traverse une ville pour la première fois. Cependant, Tintérèt qu'il prenait à cet examen pouvait aussi être attribué à des souvenirs qui, eu égard à sa grande jeunesse, ne pouvaient remonter bien haut.

En arrivant en vue de la maison de l'ancien marchand, il s'arrêta tout à coup. Une étrange expression d'égarement se peignit sur sa phj'sio- nomie; ses lèvres s'agitèrent, comme s'il eût prononcé des paroles que personne ne pouvait entendre.

Cet état violent dura peu; bientôt le jeune inconnu continua son chemin du même pas tran- quille et lent. Devant la porte de Guingret, il s'arrêta de nouveau; cette fois son émotion fut si vive, qu'il s'appuya contre la muraille comme s'il eût été saisi d'un étourdissement subit. Enfin il surmonta des sentiments tumultueux, et, pous- sant doucement la porte entr'ouverte, il pénétra dans la cour.

LA. VISITE 79

Son premier mouvement fut de s'adresser à la loge habitée autrefois par le jardinier-concierge ; mais, à la suite du procès, Poitevin avait quitté l'habitation, après avoir dévasté le jardin, et n'avait pas été remplacé. L'unique servante, em- ployée aux soins du ménage, était absente en ce moment. L'inconnu pouvait donc croire qu'il n'y avait personne pour l'introduire. Cette circons- tance ne sembla pas lui être désagréable, soit qu'il eût besoin de quelques minutes encore pour se recueillir, soit qu'il voulût examiner les changements opérés dans la localité depuis plu- sieurs années.

La maison seule avait subi des modifications importantes : un étage entier avait été ajouté à la construction primitive, mais sans changer la disposition des pièces qui la composaient autre- fois. Le propriétaire qui, dans sa folie, tenait es- sentiellement au statu quo, s'était à peine aperçu de cet exhaussement, devenu nécessaire puurson logement habituel et celui de sa fille. Du reste.

80 LE MURIER BLANC

excepté l'habitation, tout avait absolument le même aspect que dix ans auparavant ; le jardin était encore divisé en quatre grands carreaux de légumes et encadré dans les mêmes murailles blanches. Au fond, on voyait le célèbre mûrier, couvert d'une luxuriante verdure ; à gauche, la terrasse avec ses tilleuls taillés en berceau, qui protégeaient le banc de bois contre les rayons du soleil.

Il serait difficile de rendre l'effet de ce simple et tranquille tableau sur l'inconnu ; sa figure s'empourpra, ses yeux se torturèrent dans leur orbite, sa poitrine se souleva oppressée ; puis, comme s'il eût obéi à un niouvement irrésistible et machinal, il se retourna brusquement pour s'enfuir.

Une voix douce se fit entendre du haut de la terrasse, et le retint en place. Il leva la tête; Agathe descendait le perron pour venir à lui. Agathe avait alors vingt-six ans, et pour être plus âgée qu'au moment commence cette

LA VISITE 81

histoire, elle n'était pas moins belle. Les cha- grins, la solitude, rhabitude des réflexions sé- rieuses avaient donné à sa physionomie une sorte de noblesse mélancolique ; l'enfant rieuse et ingénue était devenue une femme réservée, dont les traits purs exprimaient la souffrance et la résignation.

Un grand étonnement se peignit sur son visage, à la vue de l'inconnu qui s'était ainsi introduit chez elle. Cependant, après un rapide coup d'oeil jeté sur sa propre toilette, aussi simple et aussi peu coûteuse qu'autrefois, elle s'avança pour lui demander les motifs de sa présence à la villa.

Par contraste, plus elle approchait, plus les nuages amoncelés sur le front du jeune homme semblaient se dissiper rapidement. Ce fut presque avec un sourire sur les lèvres qu'il salua Agathe, et qu'il lui dit d'un ton poli :

Excusez-moi, mademoiselle; m-iis ne trou- vant personne pour m'introduire auprès de

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82 LE MURIER BLA^'C

monsieur votre père, j'ai craint d'être indiscret, et j'allais m'éloigner. .. Agathe l'observait en silence.

Monsieur, dit-elle enfin avec tristesse, vous n'ignorez pas sans doute que mon père n'est plus en état de recevoir de visites... Si cependant vous vouliez me dire à qui j'ai l'honneur de parler...

Le jeune homme fut visiblement contrarié de se présenter lui-même.

Mademoiselle, balbutia-t-il avec embarras, j'espérais qu'un de vos amis les plus chers, M. Rufin, le notaire, vous aurait annoncé l'ar- rivée...

La figure de ^V^" Gumgret s'épanouit à ce nom.

Ah ! si vous venez de la part de M. Rufin, dit-elle gracieusement, veuillez me suivre, mon- sieur. Notre respectable ami ne nous a encore annoncé la visite de personne ; cependant, mon père vous recevra avec plaisir.

LA VISITE 83

Sans doute, comme elle venait de le dire, son père n'était plus en état de faire les honneurs de la maison ; mais Agathe, par un sentiment de convenance, avait jugé qu'il valait mieux ac- cueillir le visiteur au nom du maître de la maison qu'en son nom propre. Ce fut pour le même motif qu'elle l'introduisit dans la pièce était Guingret.

Le bonhomme avait alors près de soixante ans, mais il n'était réellement pas devenu mé- connaissable. Malgré tant de revers, l'âge et le défaut d'exercice lui avaient même donné un certain embonpoint ; en revanche, sa tête était complètement chauve, ses yeux étaient ternes, sans expression, ses traits avaient perdu leur animation. Il était assis dans un fauteuil de jonc, à l'efltrée de cette chambre dont nous avons fait connaître la décoration bizarre ; un siège vide à côté de lui et un panier à ouvrage désignaient la place qu'occupait Agathe un moment aupara- vant.

04 LE MURIER BLANC

A la vue du nouveau venu, il se leva par une vieille habitude de politesse, et salua d'un air empressé.

Veuillez "attendre,! monsieur, dit-il, comme s'il répondait à une question qu'on ne lui avait pas adressée; vous allez être servi à l'instant même. Agathe, un siège, mon enfant ; je vais moi-même cueillir des feuilles fraîches sur le mûrier.

Il voulut sortir ; sa fille le retint, et dit avec tristesse en regardant l'inconnu :

Mon père, monsieur ne vient pas chercher des feuilles de mûrier; vous savez bien...

Voilà ce que tu me dis toujours, reprit l'a- liéné d'un ton d'humeur ; ^comme s'il n'y avait plus de vers à soie dans la ville d'Orléans ! Mais je vois ce que c'est, continua-t-il en regardant l'in- connu, mes ennemis m'ont encore calomnié au- près de vous. Imaginez, monsieur, qu'ils ont été jusqu'à dire que je falsifiais mes feuilles de mûrier ! Quelle infamie! Mais ne les croyez pas...

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LA yiSITE 85

tous mes paquets de feuilles sont timbrés de mon cachet, et je défie les malveillants de prou- ver leur assertion.

Il sembla perdre ici le fil de ses idées, et mur- mura avec colère :

Oh! les ennemis, les ennemis !

Puis il se rassit et tomba dans une morne in- sensibilité, caractère habituel de sa folie.

Le visiteur suivait avec une expression de douleur réelle chaque mouvement de Guingret, Agathe lui dit à demi-voix :

Vous voyez, monsieur, à quoi de grands chagrins ont réduit mon pauvre père, et j'en suis venue à le trouver heureux d'avoir perdu la raison.., Mais^ veuillez vous asseoir, monsieur, ajouta-t-elle en désignant une chaise en face d'elle; j'oublie que nos malheurs ne doivent occuper que nous.

Le visiteur répondit d'une voix pénétrante :

Cependant, mademoiselle, j'aurais plus de droitsque d'autres à m'intéresser au sort de votre

86 LE MURIER BLANC

père... au vôtre, Agathe... bien que vous n'ayez conservé aucun souvenir de moi.

De vous, monsieur? dit la jeune fille en relevant la tête.

J'aurais désiré que M. Rufin, notre ami commun, vous eût prévenue de ma visite ; mais; arrivé ce matin, je n'ai pu maîtriser plus long- temps mon impatience. Je comptais que je n'au- rais pas besoin de vous dire mon nom.

Attendez! s'écria Agathe, frappée d'une idée, vous êtes...

Prosper^ Prosper Latour, votre cousin ! dit le visiteur en fondant en larmes. Agathe, ne l'aviez-vous pas deviné ?

M"* Guingret tendit la main à Prosper.

Mon cousin, répliqua-t-elle, excusez-moi; il était difficile de reconnaître en vous l'écolier espiègle qui venait, au temps de notre prospé- rité, passer le dimanche avec nous. D'ailleurs, vous l'avouerai-je? mon père et moi, nous croyions n'avoir plus de famille. Elle s'est éloi-

LA VISITE 87

gnée de nous dans un moment funeste, nous avions pourtant besoin de consolations et de secours, et nous nous sommes habitués à songer qu'elle n'existait plus... Aussi nous était-il permis de ne pas reconnaître dès l'abord un parent qui, après dix ans d'oubli, nous donne enfin une preuve d'intérêt en venant nous visiter.

L'amertume de ces paroles fit baisser les yeux àProsper Latour; il répondit d'un air de confu- sion.

En effet, Agathe, ma famille a eu de grands torts envers vous. Ma mère, la première, a été bien cruelle en me retirant tout à coup de ma pension d'Orléans pour m'envoyer au loin. Ce- pendant, Agathe, de l'endroit j'étais, au milieu des études qui occupaient ma vie, je pen- sais souvent à vous, si douce et si bonne, à mon cher et malheureux oncle, dont je savais... j'étais sur...

Agathe l'interrompit avec vivacité :

Je vous crois, Prosper ; vous étiez si jeune,

88 LE MURIER BLANC

VOUS n'aviez jamais eu à vous plaindre de mon père; vous avez éprouver quelque pitié pour notre déplorable position; mais vous convien- drez du moins que cette pitié a été stérile... Qii^tid vous étiez enfant, soumis aux préventions inflexi- bles de votre mère, vous ne pouviez donner à un parent malheureux, frappé d'une injuste répro- bation, les marques d'affection auxquelles il avait droit de votre part ; mais, depuis plus de deux ans, Prosper, votre mère est morte et vous a laissé libre de vos actions, de vos pensées... Yous êtes riche, nous le savons ; nous savons aussi que, malgré votre jeunesse, vous avez déjà acquis de vastes connaissances dans les sciences. Nous devions espérer que cette supé- riorité sur le commun des hommes vous affran- chirait au moins des odieux préjugés dont nous- sommes victimes.

Pour s'expliquer l'aigreur de ces reproches, il faut songer que depuis dix ans la pauvre Agathe voyait son père abandonné du monde entier : une

LA VISITE 89

quantité de fiel et de colère avait s'amasser dans son cœur. Cependant Latour, sans être em- barrassé par cette explosion d'indignation légi- time, dit timidement :

Étes-vous bien sûre, ma cousine, que j'aie mérité les reproches dont vous m'accablez? Etes- vous bien sûre... Allons, continua-t-il, comme s'il se parlait à lui-même, on m'a bien gardé le secret...

De quel secret parlez-vous? demanda Aga- the surprise.

Pardieu ! j'arrive au bon moment, dit une voix cassée sur la terrasse; on en est déjà aux révélations I

En même temps, le notaire Rufin, dont, au milieu de la conversation, on n'avait pas reconnu le pas lent et lourd, entra dans la chambre, ap- puyé sur sa canne. Agathe et son cousin se le- vèrent précipitamment. Le notaire alla d'abord serrer la main de Guingret, qui reçut d'un air d'indifférence parfaite cette marque d'affection ;

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puis il prit place entre les deux jeunes gens.

Monsieur Latour, dit-il, ce n'estpas ma faute si vous avez des jambes plus jeunes et plus lestes que les miennes. Tous auriez contenir un peu votre impatience ; cela vous eût épargné un accueil, sinon peu amical, du moins passablement froid... Oh ! ne vous recriez pas, Agathe ; sou- vent vous vous êtes plainte à moi de l'égoïsme, de l'ingratitude de votre famille; mais souvenez- vous aussi que je vous ai toujours dit, en termes vagues, que yous vous repentiriez peut-être un jour de cette colère !

Mais enfin, mon bon monsieur, veuillez vous expliquer.

Je parlerai donc, puisqu'on me dégage d'une parole donnée solennellement... Agathe, à l'époque cette'maison allait être vendue à la requête d'un implacable créancier, je vous ap- portai un beau jour toute la somme dont on avait besoin pour acquitter les dettes de votre père, en vous disant de ne pas trop vous inquiéter du

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LA VISITE 91

remboursement et que le bailleur de fonds pren- drait patience...

Et ceci, mon cher Rufin, m'a donné à pen- ser que vous étiez venu à notre secours avec vos propres ressources.

Hélas ! mon enfant, je suis le plus pauvre notaire du département, et je gagne à peine dans mon étude de quoi fournira mes besoins. Or, ce que je ne pouvais faire, un autre l'a fait. Au mo- ment où j'étais au désespoir de vous voir à cette extrémité, je.; reçus une lettre de Paris; on me demandait, des détails sur vous, sur votre père, et tout en [me recommandant le plus grand se- cret, on mettait à ma disposition, pour être em- ployée à votre usage, une brillante fortune que l'on venait d'hériter... C'était un coup du sort. J'acceptai pour vous... Vous savez le reste. Voici votre créancier, M. Prosper Latour.

Agathe se leva, et dans un élan irrésistible de reconnaissance, elle embrassa son cousin.

Prosper, s'écria-t-elle, pardonnez-moi mes

92 LE MURIER BLANC

injustes reproches! Je ne savais pas combien vous étiez bon, généreux, compatissant ! Je ne savais pas que c'était à vous que nous devions notre tranquillité présente et passée ! Oh I par- donnez-moi, Prosper... ou plutôt mon cousin, mon digne parent î

Et avant qu'il eût pu répondre un mot, Agathe l'entraîna vers Guingret.

Mon père, reprit-elle, embrassez-le donc ! C'est votre neveu, Prosper Latour ! Vous vous souvenez bien de lui ?... le petit Pépère, cet en- fant mutin, contre lequel vous aviez Tair de vous mettre en colère quand il vous avait fait quelque malice, et dont vous riiez de si bon cœur lors- qu'il n'était plus làî... Mais regardez-le [donc : c'est Pépère, le petit Pépère.

Ce nom souvent répété attira enfin l'attention de Guingret.

Pépère? dit-il en se redressant d'un air hé- bété et en regardant autour de lui ; est-il

LA VISITE 93

donc, le petit diable? est-il, que je lui lire un peu les oreilles ?

Il est devant vous.

L'insensé regarda fixement Prosper.

Ce n'est pas lui, dit-il enfin en détournant la tête ; Pépère était tout petit.

Mais il a grandi... Songez donc qu'il y a dix ans que vous ne l'avez vu ; c'est un homme maintenant.

Ce n'est pas lui, répéta tranquillement Guin- gret.

Mon cousin, reprit Agathe en s'adressant à Prosper pâle et tremblant, si vous voulez qu'il vous reconnaisse, qu'il vous aime, qu'il éprouve dans sa misère un moment de consolation, dites- lui qu'il n'est pas l'auteur du meurtre d'Hyacinthe Denis... Dites-lui cela ; car c'est la seule chose qu'il puisse encore comprendre.

Non, non, ce n'est pas lui! s'écria Prosper d'un ton singulier.

94 LE MURIER BLANC

Agathe et Rufîn se regardèrent avec étonne - ment.

Latour s'agita en prononçant des paroles entrecoupées et inintelligibles; puis il s'ache- mina rapidement vers la porte en murmu- rant :

Adieu ! adieu 1

Mais Guingret, comme l'avait annoncé sa fille, avait compris les dernières paroles de son ne- veu. Il se leva radieux et courut à lui.

Eh bien! eh bien ! s'écria-t-il d'un air ami- cal, on a donc découvert la vérité? On a donc arrêté le véritable assassin ?

Prosper, sans qu'on sût la cause de son action, répéta encore : « Adieu! adieu ! » et s'enfuit sans écouter les assistants qui le rappelaient.

Agathe et Rufin étaient stupéfaits.

Pou vez-vous comprendre cette étrange con- duite, ce départ si brusque, si inconcevable? de- manda la jeune fille.

IVIon enfant, dit Le notaire en baissant la

LA VISITE 95

voix, le domestique de confiance de M. Latour m'a fait pressentir une triste vérité : c'est que les fatigues excessives de l'étude ont un peu dérangé lesfacultés de votre cousin.

Quoi! il serait...

Pas tout à fait comme votre père; mais il a des moments... d'absence.

Pauvre garçon ! dit Agathe en versant une larme. Ainsi donc le travail, comme la douleur, peut bouleverser la raison ! Mais, enfin, mon- sieur, vous savez au moins quel est le motif de son voyage ici ?

RufînréÛéchit quelques secondes.

Ma foi, répliqua-t-il, il faudra bien, tôt ou tard, vous le dire... Mon enfant, il vient ici pour vous épouser.

M'épouser! moi ! un...

Il faut voir ! il faut voir ! dit Rufin en ho- chant la têt

IV

LES DEUX INSENSES

Un mois s'écoula; chaque jour Prosper reve- nait à la maison du faubourg, et il se montrait bien différent de ce qu'il avait semblé à Rufin et à Agathe lors de sa première visite. Loin d'être fantasque et mystérieux, comme on l'avait sup- posé d'abord, il paraissait vif, enjoué, plein de convenance et de politesse ; empressé près de sa cousine, indulgent et complaisant avec l'insensé, respectueux, plein de déférence avec le vieux Rufin, il avait su se concilier Taflection de tout

le monde à la villa.

7

98 LE MURIER BLANC

Cependant les soupçons qu'avait conçus Agathe et que les rapports d'un domestique indiscret avaient confirmés, tinrent la jeune fille et son tuteur en garde contre les actions et les paroles de Latour ; mais, à leur grand étonnement, rien de ce qui avait d'abord excité leur défiance ne se renouvela. Prosper parlait avec une réserve excessive du passé, mais cette réserve était com- mandée par un sentiment bien naturel des con- venances. Bref, au bout de quelques jours,. Agathe et Rufîn avaient reconnu que la première impression les avait complètement trompés. N'était-il pas explicable en effet qu'un jeune homme, de constitution frêle et nerveuse, eût éprouvé une émotion voisine du délire en reve- nant après dix ans dans ce lieu qu'il avait fré- quenté tout enfant, il avait passé des moments si tranquilles et il retrouvait des souvenirs de meurtre, un parent devenu insensé, une cou- sine, pauvre enfant innocente, qui supportait le poids d'un nom flétri ? ^Agathe se reprochait

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comme une injustice l'opinion qu'elle avait conçue d'abord de ce parent délicat et généreux. D'ailleurs, Latour avait eu occasion plusieurs fois de montrer dans la conversation une éléva- tion, une étenduede connaissances, bien capables d'effacer de fâcheux préjugés. Sans doute ni Rufin ni Agathe, un vieux légiste et une jeune fille ignorante, ne pouvaient rigoureusement apprécier un savant qui s'appliquait depuis plusieurs années à l'étude des sciences trans- cendantes, dans lesquelles, disait-on, il avait obtenu de brillant succès. Mais Prosper était si lucide dans ses opinions, il savait si bien mettre les matières les plus abstraites à la portée de ses auditeurs, qu'il était impossible de ne pas re- connaître rimmense supériorité de cette intelli- gence dont le développement précoce tenait peut-être à une cause occulte. Bien plus, cette érudition même était une excuse des petites sin- gularités qu'on pouvait remarquer en lui à longs intervalles ; et quand une distraction ou un mot

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bizarre de sa part avait attiré l'attention d'Agathe, Rufin disait tout bas en souriant :

Que voulez-vous ! un savant est toujours un peu original ; ces gens-là ne voient pas comme les autres, et il paraît qu'ils ne pourraient être savants sans cela.

Un mois donc après l'arrivée de Prosper Latour, il y eut à la maison de campagne un dîner d'apparat, se trouvèrent réunis tous les personnages importants de cette histoire. Hono- rine y assistait en habit de religieuse, bien que la règle de son couvent lui défendît d'y prendre part. Agathe, assise à côté d'elle, était mise avec' une recherche inaccoutumée; Rufin et Prosper portaient un costume de cérémonie ; Guingret lui-même avait passé un antique habit noir, qui depuis longtemps n'avait pas vu le jour. Tous conservaient un air grave, comme au mo- ment d'accomplir un acte de haute importance.

Le dîner venait de finir, et il n'avait pas encore été question du motif de cette réunion,

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lorsque, sur un signe suppliant de Prosper, le vieux Rufin dit à Agathe du ton d'une bienveil- lante familiarité :

Eh bien, mon enfant, aujourd'hui nous ferez-vous enfin une répense positive et favo- rable à la demande que je vous ai adressée au nom de votre cousin ? Vous avez sans doute réÛéchi aux diverses considérations que j'ai mises sous vos yeux ; c'est à vous maintenant de décider de votre sort et de celui de cet excellent jeune homme... vous savez que votre sœur et moi nous avons déjà approuvé ce projet d'union !

Agathe rougit, et allait répondre lorsque Prosper fit signe qu'il désirait parler.

Avant de connaître votre décision, ma chère Agathe, dit-il timidement, j'éprouve le besoin de vous rappeler que la reconnaissance ne doit influer en rien sur votre réponse. Quand je vous ai connue, Agathe, ici, dans cette maison depuis ont coulé tant de larmes, je n'étais qu'un enfant frivole et étourdi ; cependant votre

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souvenir m'a suivi pendant ma longue absence, il a grandi avec moi, il a occupé mon âme tout entière lorsque je suis devenu homme... C'est à cette affection seule, Agathe, que je voudrais devoir votre main ; je compte donc assez sur votre franchise pour croire qu'aucune autre con- sidération ne vous déterminera.

Rufin ne comprenait pas trop ces susceptibi- lités, mais Honorine, qui avait été femme du monde avant de renoncer au monde, approuva d'un signe les observations de Prosper. Quant à Agathe, la noblesse de ce sentiment appela des larmes dans ses yeux.

Je vous remercie, Prosper, répondit-elle ; votre délicatesse m'est connue. Cependant, per- mettez-moi de vous le demander à mon tour, avez-vous bien réfléchi à l'engagement indisso- luble que vous voudriezj contracter? J'ai désiré que cette conversation eût lieu en présence de ma soeur aînée, qui est aujourd'hui pour moi comme une mère ; de notre vieil ami, à qui je

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dois tant de reconnaissance; de mon malheu- reux père, qui ne peut pourtant plus com- prendre qu'il s'agit du sort de sa fille... Eh bien ! devant ces trois personnes, qui résument tout ce que j'aime et tout ce que je vénère le plus après Dieu, je vous demande si vous avez bien senti à quoi vous vous engagiez par ce mariage?

Agathe ! s'écria Prosper en se levant impé- tueusement, je vous jure...

Laissez-moi parler, Latour, dit Agathe avec une douce autorité ; car en ce moment j'accomplis un grand devoir envers vous et en- vers moi-même. Si l'affection dont vous parlez vous aveugle sur les conséquences possibles de cette union, je dois vous les mettre sous les yeux... Et d'abord, Prosper, j'ai plusieurs an- nées de plus que vous, et dans peu de temps je ne serai plus cette jeune fille que vous aimiez, dites-vous, dès votre enfance. Je ne possède rien, quand vous auriez le droit d'exiger de votre femme une fortune au moins égale à la

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vôtre ; enfin, Prosper, et c'est surtout que je ne veux pas vous surprendre, je vous apporterai en échange de votre nom, un nom honorable, je lésais, mais flétri aux yeux du monde... Avez- vous songé que mon père, ce pauvre insensé, a été accusé d'un meurtre horrible, traîné devant des juges... et, continua-t-elle en désignant Rufin et Honorine, qui baissaient la tête, que son meil- leur ami et sa fille aînée elle-même croient en- core à cette épouvantable accusation? Un silence profond suivit ces paroles. Agathe, reprit Prosper avec un accent pé- nétré, ma réponse est prête. Qu'importe l'âge, qu'importe la fortune, puisque je vous aime ! Quant à cette accusation que l'on s'est obstiné à faire peser sur mon malheureux oncle, comme vous, je ne la crois pas fondée... Pour vous en donner la preuve, je vous supplie de m'associer, en m'accordant votre main, à l'œuvre d'abnéga- tion que vous accomplissez envers cette triste vic- time des erreursetdes préjugés de toute une ville.

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Agathe, par un mouvement spontané, lui ten- dit la main et lui dit d'un ton solennel :

Soit, Prosper ; puisque les obstacles que j'ai vous mettre sous les yeux ne vous arrê- tent pas, voici ma main ; je vous la donne en présence de ma famille et de mes amis, en at- tendant que je vous la donne devant Dieu.

Cette scène si simple et si touchante avait vi- vement ému tous ceux qui en comprenaient le sens. Prosper remercia d'un air attendri sa fu- ture épouse ; Rufîn s'écria d'un ton amicalement grondeur :

Et allons donc ! Pourquoi diable tant lan- terner quand on est si près de s'entendre? Ces deux enfants m'ont, sur ma parole, arraché ma dernière larme!... Vous aurez une jolie et bonne petite femme, Latour ; et vous Agathe, vous ne vous repentirez jamais d'avoir épousé ce brave garçon... Je me charge du contrat; mais à quand la noce ?

Il faut avant tout, dit timidement la reli-

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gieuse, obtenir de notre saint-père le pape la dispense de mariage entre cousin et cousine. Je mii chargerai de ce soin.

Les deux sœurs s'embrassèrent.

Et maintenant que tout va pour le mieux à l'égard du sentiment, reprit Rufin, nous pou- vons aussi parler un peu d'affaires ; que voulez- vous, c'est ma partie à moi 1... Eh bien, Agathe, si vous aviez refusé d'épouser ce digne Prosper, votre père n'en eût pas moins eu une belle et bonne rente, constituée sur sa tête et sur la vôtre après lui.

Le vieux notaire tira de sa poche un volumi- neux papier, couvert d'une écriture menue et serrée.

Vous êtes le plus généreux des hommes 1 dit Agathe à son fiancé ; vous n'avez pas voulu rendre votre oncle victime de mon refus... oh 1 merci pour lui... Maisajouta-t-elle en rougissant, puisque maintenant un autre contrat est devenu

LES DEUX INSENSÉS 107

nécessaire, ne serait-il pas bon de déchirer ce- lui-ci?

Non, ma chère cousine, dit Prosper d'un air pensif; laissons-le subsister... Qui sait ce qui

peut arriver?

Et mon père, mon pauvre père, ne com- prend pas cela ! dit Agathe en se tournant vers le vieillard, toujours morne et abattu ; il ne peut bénir sa fdle, remercier son bienfaiteur; es- pérer comme nous dans l'avenir !.

Honorine et le vieux Rufin échangèrent un regard, mais ils ne dirent rien. La religieuse se leva; la nuit approchait, et il était l'heure de rentrer au couvent.

Adieu, ma sœur, dit-elle d'une voix mélan- colique ; puisse le mariage que tu vas contracter être plus heureux que le mien !... Je te reverrai

bientôt.

Elle salua et elle allait sortir :

Ma sœur, lui dit Agathe avec un accent de

lOS LE MURIER BLANC

douloureux reproche, tu oublies d'embrasser ton père.

La religieuse revint sur ses pas et déposa un baiser rapide sur le front du vieillard, qui ne sembla pas s'en apercevoir ; puis elle sortit pour cacher la pâleur que cette action avait ap- pelée sur son visage.

Quels remords éprouverait cette pauv re Honorine, dit Agathe en soupirant, si elle venait jamais à avoir la preuve que notre père...

Elle n'aura jamais cette preuve, répliqua Rufin en coupant court à ces souvenirs péni- bles ; mais laissons cela, ma fille. La soirée est délicieuse... si nous descendions au jardin ?

Oui, oui, allons au jardin, s'écria Guingret avec une joie d'enfant.

Au jardin ! à cette heure ? dit Prosper.

Oui, mes amis, reprit Agathe en souriant, allez faire un tour de promenade pendant que je resterai seule ici quelques moments... Je vous rejoindrai bientôt.

LES DEUX INSENSÉS 109

Eh! que diable ! la pauvre petite a besoin de se recueillir après une pareille conversation, dit Rufîn. Venez; elle ne tardera pas.

Il entraîna Prosper, qui semblait avoir une sorte de répugnance pour cette promenade, et ils descendirent au jardin, précédés par Guin- gret.

Le soleil était couché depuis une demi-heure, et déjà la teinte violette qu'il avait laissée à l'ho- rizon commençait à s'effacer. Les bruits du fau- bourg voisin s'éteignaient peu à peu, les formes se dégradaient lentement. A la vague et brumeuse lueur du crépuscule, les promeneurs allaient et venaient d'un pas paisible dans l'allée principale. Rufin, pour occuper son compagnon d'un sujet agréable, lui parlait de sa prochaine union avec Agathe, de leur bonheur à venir. Prosper, cepen- dant, Técoutait avec distraction ; il laissait son regard errer sur les objets environnants, et ne ré- pondait que par monosyllabes. Quant àGuingret^ fidèle à ses anciennes traditions de propriétaire,

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il enlevait çà etlà les imperceptibles brins d'herbe qui saillaient au-dessus du sable des allées.

Néanmoins le notaire, remarquant qu'il faisait seul les frais de la conversation, s'interrompit brusquement :

Je gage, Prosper, reprit-il, que je devine à quoi vous pensez en ce moment?

Vous I dit Latour qui tressaillit.

N'est-ce pas que cette soirée si calme vous rappelle une autre soirée non moins calme et non moins belle, qui fut suivie cependant d'une épouvantable nuit?... Oui, continua-t-il en jetant un regard lent et tranquille autour de lui, c'était dans cette saison-ci. Yoyez, on dirait que rien n'a changé depuis cette fatale époque ! Yoilà encore le grand mûrier, les murailles blanches, la petite porte du clos. La nuit menace d'être sombre, comme celle dont nous parlons... Oui, oui, jecom- prends ce qui vous occupe, jeune homme; vous vous rappelez ce malheureux Denis, qui revint le soir avec nous à la ville, et qui le lendemain ,

LES DEUX INSENSÉS Ht

Prosper donnait le bras au notaire ; il se dégagea par un mouvement saccadé, sans répondre un mot.

Eh bien, eh bien, qu'avez- vous donc? demanda Rufinavec étonnement. Tudieu ! quelle vivacité parce que j'ai effleuré un sujet délicat...

Prosper avait déjà fait quelques pas pour s'éloigner, quand une forme blanche et vaporeuse se plaça devant lui, et une voix un peu altérée demanda d'un ton de reproche :

Quoi, Prosper, nous quitteriez-vous sitôt ? Le jeune Latour resta debout en face d'Agathe,

l'œil fixe, prononçant des paroles inintelligibles ; cependant l'obscurité ne permit pas de remarquer son trouble. Au moment il s'approchait de sa fiancée, dont la vue semblait toujours rompre en lui un charme fatal, il se sentit entraîné dans une allée latérale par Guingret, qui murmurait d'un air de mystère :

Venez, vous ; je veux vous montrer quelque chose; et si vous revoyez mes ennemis, vous

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pourrez leur dire ce que vous allez voir. Prosper céda machinalement, sans savoir on le conduisait; Rufîn profita de ce moment pour dire à Agathe :

Eh bien, mon enfant, il faut donc vous gronder toujours ? vous venez encore de pleurer !

Oh ! mon ami, répondit M^'^ Guingret, ne vous fâchez pas ; pour cette fois, ce sont des larmes de bonheur que je viens de verser. Notre sort a si subitement et si heureusement changé ! Mon père, maintenant, est assuré de passer la fin de ses jours à l'abri du besoin, et moi, Rufin, j'aime mon cousin, cebon, ce généreux Prosper...

Et vous avez raison, ma fîUe, dit Rufin de même ; c'est un brave jeune homme, qui mérite votre affection... Cependant, il m'a semblé passa- blement chatouilleux sur certain chapitre, et je vous conseillerai, pour votre tranquillité, de ne jamais le presser trop au sujet... de l'événement que vous savez.

Quoi ! mon ami, après tant de protesta-

I

LES DEUX INSENSÉS 113

lions contraires, aurait-il avoué qu'il croyait...

Il n'a rien avoué, Agathe ; mais tout à l'heure, au moment je lui rappelais assez maladroitement, il est vrai, ces fâcheux souvenirs, il a été sur le point de me disloquer le bras dans un transport de je ne sais quoi.

Ecoutez I interrompit Agathe en prêtant l'oreille à une altercation assez vive, qui avait lieu du côté du mûrier.

Guingret et Prosper parlaient haut, d'un ton animé. Le son de voix de Lalour avait surtout un caractère particulier.

Dieu me pardonne ! reprit Rufîn, Prosper a eu Tétourderie de contrarier votre père... On dirait qu'ils se disputent là-bas,

Allons voir, dit Agathe tremblante. Bientôt ils s'arrêtèrent. Quelques paroles, qu'ils

venaient d'entendre distinctement, les avaient frappés d'étonnement et de terreur.

Gomme nous l'avons dit, Guingret avait pris son neveu par le bras et l'avait entraîné sans que

114 LE ML'RIER BLANC

Pt'osper songeât à s'en défendre. Ce fut seulement quand ils arrivèrent en face de Tarbre témoin d'un meurtre, dix ans auparavant, que Latour comprit il était. Il frissonna, une sueur froide coula sur son front.

Non, non, dit-il, n'allons pas de ce côté. L'oncle posa un doigt sur sa bouche et dit d'un

ton mystérieux :

Voyons : vous m'avez l'air d'un homme sensé ; nous pourrons nous comprendre. Je vais vous conter l'affaire telle qu'elle s'est passée. Si l'on répète devant vous les calomnies de mes ennemis, vous répondrez en connaissance de cause...

Laissez-moi ! s'écria Prosper avec égare- ment.

Non, je vais vous détailler l'affaire, et vous verrez combien ils y ont mis de mauvaise foi. Imaginez, continua-t-il en désignant le pied du mûrier, qu'il avait creusé un fossé.

C'est vrai ! s'écria Prosper.

I

LES DEUX INSENSÉS 115

Eh bien, reprit Guingret en le conduisant rapidement à l'autre angle du jardin et en lui montrant un petit parterre rempli de fleurs, comment expliquerez-vous qu'on l'ait trouvé là, a dix pas de l'endroit il travaillait?

Les framboisiers, sont les framboisiers?

Les framboisiers n'y sont plus, Agathe a voulu qu'on plantât des fleurs à la place, afin que les souvenirs... vous comprenez? Ainsi, puisqu'il était caché dans les framboisiers, on a très bien pu, du haut de cette muraille, lancer la pierre qui l'a tué,.. Que dites-vous de cela?

Allons donc ! dit Prosper avec force, il n'était pas dans les framboisiers, il était dans l'allée, et il tomba au milieu.

^C'est Jvous qui ^mentez, s'écria Guingret avec colère. Prélendriez-vous savoir cela mieux que moi? Tenez ! je croyais avoir afl'aire à un homme de bon sens, et vous n'êtes qu'un pauvre fou.

Un fou ! répéta Prosper en frappant du pied

116 LE MURIER BLANC

et en regardant son oncle avec des yeux enflam- més ; qui vous a dit que j'étais fou? Ce n'est pas vrai... j'ai mon bon sens, ma raison, moi... Essayez un peu de leur dire que c'est le petit Pépère qui a commis le meurtre... Ils ne vous croiront pas, ils vous riront au nez... ah ! ah I ah 1 Et il partit d'un éclat de rire. De son côlé, Guingret prit une contenance discrète et dédai- gneuse. On eût dit de deux hommes également ivres, dont l'un se fait en chancelant une dignité d'autant plus exagérée que son compagnon se montre plus bruyant.

Le petit Pépère ! reprit-il en haussant les épaules d'un air de pitié ; je vois avec chagrin, mon cher monsieur, que votre cervelle est dé- rangée... Gomment un enfant si jeune eût-il pu venir à bout d'un homme robuste comme Denis ? Et d'ailleurs, comment Pépère eût-il pu entrer chez moi, je vous prie, quand il est prouvé...

Ah ! vous ne savez pas, reprit l'interlocu- teur, avec un nouvel accès de gaieté frénétique,

LES DEUX INSENSÉS 117

Pépère est tombé du ciel... oui, tombé du ciel comme un aérolithe... Mais vous ne savez pas ce que c'est qu'un aérolithe? Je vais vous le dire : c'est une pierre tombée du ciel, suivant les lois vulgaires de la pesanteur... en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré des dis- tances. L'analyse chimique a découvert dans la composition de ces pierres, débris d'astres qui se sonttrouvéslancés dans l'attraction terrestre...

Au milieu de cet affreux désordre d'idées, le mal- heureux jeune homme s'interrompit tout à coup.

Continuez, continuez, j mon garçon,* dit tranquillement Guingret ; ce que vous dites m'intéresse beaucoup. Il tombe donc réellement des pierres du ciel? Eh bien, voyez: à l'époque de mon procès, je n'ai pas songé à donner aux jurés cette explication de la mort de Denis... ce que c'est que d'être savant! Oui, oui, c'est très clair. Pardieu 1 il faut dire cela à mes ennemi?... c'est un rolite... Dieu a voulu conserver mon mû- riers aux vers à soie d'Orléans...

118 LE MURIER BLANC

La soie était connue des anciens, balbutia Prosper sans changer d'attitude ; les Phéniciens apportèrent de llnde à Rome la materies serica.., Henri II, le premier, porta des bas de soie le jour...

Il n'acheva pas et bondit en arrière en pous- sant un cri déchirant. Agathe et Rufîn, que les clameurs des deux insensés avaient ^tenus un moment à distance, s'étaient enhardis à s'appro- cher. La vue d'Agathe avait produit sur son cou- sin un effet terrible ; il agitait les bras comme pour la repousser et prononçait des paroles inin- telligibles.

Prosper, s'écria la jeune fille, Prosper, reve- nez à vous

;; Mais, au lieu de se calmer, Latour redoubla ses cris et s'enfuit comme un forcené vers la porte du jardin. On l'entendit longtemps encore après qu'il eut disparu, "[et lorsque déjà, sans doute, il avait parcouru une partie du fauboug.

Qui se serait douté de ce malheur ? dit le

LES DEUX l.i'SENSÉS 119

notaire, dès que les cris se furent éteints dans l'éloignement. On ne nous avait donc pas trom- pés? Pourvu que son domestique, qui l'attendait dans la loge, l'ait suivi pour l'assister dans cet horrible accès !

Agathe, sombre et pensive, n'écoutait pas. Tout à coup, levant les mains au ciel, elle s'écria avec explosion :

Oh ! je connais maintenant le meurtrier de Denis... c'est lui !

Qui donc? demanda Rufin vivement, ce pauvre insensé qui était tout à l'heure? Vous n'y pensez pas, mon enfant; il n'avait que onze ans à l'époque de ^l'événement. Je le ramenai moi-même à sa 'pension dans cette soirée fatale, et irn'avait aucun moyen de s'introduire ici.tDe plus, il a été [constaté dans l'instruction du procès jque le meurtrier de j,Denis devait avoir une'certaine vigueur, puisque le cadavre avait été trainéjà^une distance de dix pas. Réfléchissez à toutcela, Agathe. Encoreunefois, c'est impossible!

i^O LE MURIER RLANC

Mais VOUS n'avez donc pas entendu les pa- roles qu'il a laissé échapper dans son délire?

J'ai entendu des paroles incohérentes, dans lesquelles il y aurait de la témérité à chercher un sens raisonnable... Agathe, l'infortune de votre cousin est bien assez grande, sans que vous l'ac- cusiez encore d'un crime !

Rufin,je ne puis me rendre compte des cir- constances du meurtre; mais je suis sûre que Prosper a pris part aux événements de cette nuit fatale, ou du moins qu'il en a été le témoin.

Oui, petite sotte, dit Gaingret en se frottant les mains, nous savons maintenant à quoi nous en tenir ; c'est un rolite qui a tué Denis... Il n'est pas besoin de chercher d'autre explication.

LA REHABILITATION

Le lendemain malin, le notaire arriva de bonne heure à la maison du faubourg : sans doute Prosper, malgré la scène inconvenable de la veille, ferait une visite à ses amis dans la jour- née, et Rufîn désirait assister à l'importante en- trevue qui allait sans doute avoir lieu. Agathe avait passé une nuit affreuse ; ses yeux et ses joues étaient enflammés par la fièvre de l'insom- nie. Quant à Guingret, il manifestait, par con- traste, une gaieté extraordinaire ; il riait sans cesse, se frottait les mains, et semblait avoir re-

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trouvé pour un instant cette activité qui l'avait abandonné depuis ses malheurs.

Agathe et son tuteur s'entretinrent encore de Tévénement de la veille ; mais Agathe n'affirmait plus positivement la culpabilité de son cousin; le doute était venu pendant la nuit; nous savons qu'elle aimait Prosper.

Lebruit de la sonnette se fît entendre ; Agathe tressaillit, et quand des pas sonnèrent sur le per- ron de la terrasse, elle fut prise d'un tremble- ment nerveux. On eut dit qu'elle s'attendait à quelque effrayante apparition. Mais Prosper entra aussitôt, et Agathe retint avec peine un cri de surprise.

Il ne ressemblait plus, en effet, à l'homme de la veille. Sa toilette était recherchée; sauf un peu de pâleur, ses traits avaient repris leur sérénité. 11 marchait avee aisance, un sourire sur les lèvres, tenant à la main un (élégant bouquet.

Bonjour, ma belle Agathe ! Je vous salue, monsieur Rufm ! Comment vous portez-vous.

LA RÉHABILITATION 123

mon oncle Guingret? continua-t-il en secouant amicalement la main du vieillard.

Puis, sans attendre de réponse, il se tourna gracieusement vers sa cousine et lui offrit les fleurs qu'il avait apportées.

Agathe et Rufîn ne savaient plus que penser; au lieu du frénétique à l'œil hagard qui les avait quittés en hurlant peu d'heures aupara- vant, ils retrouvaient un jeune homme gai, poli, prévenant. Ils s'étaient levés à sa vue et examinaient chaque mouvement, chaque geste de l'inexplicable garçon. Agathe eut à peine assez de sang-froid pour balbutier un remercî- ment en acceptant le bouquet.

Prosper s'aperçut sans doute de Tétonnement mêlé d'etîroi qu'il inspirait, car il reprit avec un accent d'affectueux reproche :

Eh bien, qu'avez-vous donc ce matin, ma chère Agathe? et vous-même, monsieur Hutin, vous me regardez d'une manière... Auriez-vous quelque fâcheuse nouvelle à m'annoncer?

124 LE MURIER BLANC

Il ne se souvient de rien ! pensa le notaire.

Non, non, Prosper, ce n'est pas cela, répli- qua M"^ Guingret avec embarras.

Mais qu y a-t-il donc alors?... Ah ! je sais continua-t-il en se frappant le front ; vous m'en voulez sans doute pour la manière un \ peu brusque dont je vous ai quittés hier au soir?... Car je vous a quittés brusquement hier au soir,

n'est-ce pas?

Il attacha un regard inquiet sur sa cousine, qui se détourna en murmurant :

Oui, oui, très brusquement, en effet.

Et c'est pour cela que vous me gardez rancune, Agathe? demanda Latour d'un ton suppliant; j'avais pourtant réclamé votre indul- gence pour une certaine bizarrerie de caractère dont je ne suis pas maître. Je vous avais préve- nue que par moments, bien rares il est vrai, mes idées se troublent, ma tête se perd, et alors, dans la crainte de fatiguer les personnes qui se trouvent près de moi, je m'éloigne sans retard...

LA RÉHABILITATION 125

Je suis sujet aussi à prononcer, dans ces mo- ments-là, des paroles incohérentes... Tenez, j'en suissûr, j'ai dit hier quelque chose qui vous aura paru dépourvu de sens commun; convenez-en? En même temps, il essayait de sourire.

Oui, dit Rufin d'un air dégagé, nous par- lions de l'événement dont le grand mûrier a été la causa, et vous avez avancé des opinions assez extraordinaires...

Ah ! je sais, reprit Prosper en cherchant vainement à imiter le calme de son interlocu- teur ; oui, je me souviens ... La soirée, le silence, ce feuillage du mûrier, tout cela me rappelait... Mais ces opinions dont vous me parlez ? En vérité, je suis distrait, étourdi, et je ne sais plus ce que je soutenais hier soir.

Le notaire allait répondre, Guingret; qui, depuis l'arrivée de son neveu, épi*ouvait une démangeaison de placer son mot, s'écria avec empressement :

Dites donc, monsieur, vous avez eu hier une

126 LE MURIER BLANC

fameuse idée, sur ma foi ! J'y ai réfléchi toute la nuit, et plus j'y pense, plus je trouve votre explication raisonnable... Oui, vraiment, il n'y a qu'une pierre tombée du ciel, un rolite, comme vous appelez cela, qui ait pu tuer Hyacinthe Denis.

Est-ce l'opinion que j'ai soutenue? de- manda Prosper en rougissant malgré lui ; eh bien, aujourd'hui encore, je ne m'en défends pas. Sans doute l'opinion est hardie ; mais il n'y a aucun autre moyen d'expliquer Tétrange événe- ment de cette nuit fatale. La chute d'un aéro- lithe est chose fort rare, il est vrai, mais il y a des hasards si extraordinaires ! Je suis fâché que cette pierre n'ait pas été conservée ; on l'eût analysée, et on eût pu s'assurer si elle était réellement un aérolithe ; le fait serait important pour la cause... et pour la science.

En débitant ces arguments impossibles avec un sang-froid apparent, Latour, bien qu'il comp- tât sans doute sur l'ignorance et la simplicilé de

LA RÉHABILITATION 127

ses auditeurs, n'en souffrait pas moins une cruelle torture intérieure. La sueur lui coulait du front en larges gouttes. Agathe sembla avoir pitié de lui, et, résolue à brusquer cette pénible expli- cation, elle dit avec effort :

Prosper, vous avez affirmé autre chose... vous en souvenez-vous ?

Je ne m'en souviens pas.

Vous nous avez révélé que le meurtrier de Hyacinthe Denis était... un enfant de onze ans.

Prosper poussa un sourd gémissement et se laissa tomber dans un fauteuil. Agathe et Rufin s'attendaient à un nouvel accès de démence ; la jeune fille, épouvantée de sa propre témérité, s'était rapprochée du notaire, comme pour trou- ver un appui au moment de l'explosion qu'elle prévoyait. Cette explosion n'eut pas lieu ; des sanglots annoncèrent que l'émotion de Prosper suivait un cours différent.

Vous pleurez, Prosper? dit Agathe avec une timidité mélancolique ; c'est donc vrai

128 LE MURIER BLANC

Latour releva lentement la tête.

C'est vrai, murmura-t-il.

Quoi! s'écria Rufin hors de lui, ce pauvre Guingret serait innocent? Quoi ! ceux qui l'ont connu l'auraient accusé à tort depuis dix ans... et moi le premier? Ohl c'est impossible !

Demandez-lui donc grâce avec moi, dit Prosper en joignant les mains, car il est inno- cent !

Certainement, je suis innocent ! s'écria Guingret transporté, puisque c'est le rolite...

C'est moi, mon oncle, dit Prosper d'une voix éteinte.

L'insensé le regarda, mais il se tut et hocha la tête d'un air étonné.

Il ne peut plus vous comprendre, mur- mura Agathe.

Ce sera donc à vous, chère Agathe, reprit Prosper avec plus d'énergie, à vous aussi, mon- sieur Rufin, que je ferai l'aveu sincère d'un affreux secret que je porte depuis dix ans dans-

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mon cœur et qui, après avoir égaré ma raison, finira peut-être par me tuer...

Et comme sa cousine et le notaire suivaient avec inquiétude chacun de ses mouvements, il ajouta doucement :

Oh i ne craignez rien de moi ; je suis calme maintenant et je resterai calme jusqu'à la fin de mon récit. Je connais à certains signes les approches de ces accès de délire et je sais m'éloi- gner à temps... D'ailleurs, le son de votre voix, Agathe, a toujours suffi pour me rappeler à moi-même.

Il fit une pause, comme pour recueillir ses forces dans ce moment décisif. Agathe, réfugiée près de son père, lui serrait convulsivement les mains, pour appeler son attention sur le récit qu'ils allaient entendre. Rufin allait et venait dans la chambre:

Monsieur Latour, dil-il enfin, expliquez- vous de grâce; depuis dix ans j'ai réfléchi bien

des fois au crime mystérieux dont mon vieil ami a

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porté la peine, et jamais la pensée qu'un autre que lui eût été le coupable n'a pu résister à une minute d'examen.

Cependant, monsieur, reprit Prosper à demi-voix, je vous ai dit la vérité; vous n'avez pas songé que ce qui semblait impossible à un homme raisonnable et prudent ne l'était pas pour un enfant téméraire comme je l'étais alors. » Vous vous rappelez, monsieur, que vous m'avez conduit vous-même à la pension pendant cette soirée fatale. Je rentrai, en effet ; mais j'avais le moyen de m'échapper quand je vou- lais de l'institution, en trompant la surveillance des maîtres. Une heure environ après votre dé- part, j'étais déjà en route pour revenir. Le but de cette escapade d'écolier vous paraîtra bien futile ; j'avais à la pension des vers à soie, et je manquais de feuilles de mûrier pour les nourrir. Comme mon oncle m'en avait refusé le jour même, ; j'avais pris la résolution, autant pour me venger de lui que pour me procurer la nour-

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riture de mes favoris, de venir dépouiller la nuit cet arbre précieux dont on me défendait l'approche.

» A l'extrémité du clos se trouvait un chêne dont le tronc était du côté du chemin, tandis que de grosses branches se projetaient dans le clos même, par-dessus la haie touffue et im- pénétrable. Ce fut par que je tentai l'esca- lade, et, malgré la difficulté d'une pareille en- treprise, elle réussit au-delà de mes souhaits. »

Mais cela n'est pas croyable ! s'écria in- volontairement Rufin en bondissant sur son siège.

En effet, répondit Prosper sans se fâcher de cette interruption, il ne pouvait venir à l'idée de personne qu'après avoir grimpé péniblement à un tronc d'arbre noueux et entouré d'épines, il se trouverait quelqu'un d'assez hardi pour se suspendre à une branche et pour se laisser tom- ber de près de vingt pieds de haut, dans une propriété particulière... Ce fut pourtant ce que

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je fis, et bientôt je me trouvai dans le clos, sans autre mal que de légères contusions.

Rufin leva les mains au ciel comme un homme qui, après avoir longtemps cherché le mot d'une énigme, finit par reconnaître que rien n'était plus facile à trouver.

Une fois dans l'enclos, continua Prosper, je me crus au comble de mes vœux ; la nuit était noire, et je me promettais de ne faire aucun bruit afin qu'on ne pût m'entendre de la maison je supposais tout le monde endormi.

» Je me dirigeai vers les frambroisiers, près desquels mon oncle avait l'habitude de déposer une petite échelle à bras. J'avançais sans dé- fiance, lorsque tout à coup, à trois pas de moi, j'aperçus quelque chose qui s'agitait dans l'ombre au pied du mûrier...

» Mon premier sentiment fut un sentiment de terreur. Je frissonnai et demeurai à la même place, sans pouvoir avancer ni reculer. La fai- blesse de l'enfant l'emporta sur l'audace de

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Técolier. Pendant que j'étais comme pétrifié, sans haleine et sans voix, l'objet qui m'avait effrayé changea de place ; à la douteuse clarté des étoiles, je distinguai la forme d'un homme qui semblait travailler au pied du mûrier. Sûr alors que j'avais affaire à une créature vivante et non pas à quelque fantastique apparition, ma terreur cessa, et je fis un mouvement pour m'éloigner. Ce mouvement me trahit ; on tourna la tète et on demanda à voix basse :

» —Qui est là?

)) Je reconnus Hyacinthe Denis. » Sans répondre, je tentai de gagner les fram- boisiers, où j'espérais me blottir. Denis, qui d'abord semblait aussi inquiet de ma présence que je l'étais de la sienne, me reconnut je ne sais à quel indice. Il me dit avec l'accent de la me- nace sans pourtant élever la voix :

» Ah! c'est encore toi, petit drôle! po- lisson!... Tu viens m'espionner, sans doute, et demain tu iras redire à mon beau-père que tu

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m'as vu ici... Attends, méchant garnement, tu vas avoir ta récompense !

» Il courut sur moi, dans l'intention sans doute de m'efFrayer et de s'assurer ainsi de mon silence ; mais, dans ce moment je ne songeais pas qu'il pouvait avoir intérêt lui-même à éviter le scandale et le bruit ; je lui supposais des intentions de vengeance. Je me mis à fuir en lui disant d'une voix suppliante :

» Oh! laissez-moi, laissez-moi, je vous en prie.

» Cette frayeur même l'engagea peut-être à persister dans son projet. Bientôt je me trouvai acculé dans un coin du jardin il ne pouvait manquer de m'atteindre. Alors ma raison se troubla ; l'instinct aveugle de la propre défense se réveilla en moi ; je me baissai pour chercher à terre un objet dont je pusse me défendre... Une pierre se rencontra sous ma main, je m'en saisis, et au moment Denis allait me joindre, je l^en frappai avec violence... 11 tomba en pous-

LA RÉHABILITATION 135

sant un cri déchirant, lamentable... que j'ai en- tendu bien souvent depuis... que j'entends encore !... ^)

Prosper Latour avança le bras comme pour repousser un fantôme menaçant ; ses yeux étaient égarés; il semblait en proie à une ter- rible fascination; mais ce délire dura peu. Agathe lui adressa quelques paroles d'encoura- gement ; il la remercia par un sourire et reprit après une courte pause :

« Ce qui se passa ensuite est peut-être plus incroyable encore. Quand Denis fut étendu sans mouvement à mes pieds, je le regardai d'un air hébété, sans comprendre ce que j'avais fait. J'étais dans un état d'anéantissement profond, qui ne me permettait d'avoir ni une pensée ni un regret. Cet horrible événement, en excédant la force de mes facultés, les avait paralysées toutes à la fois. Je ne sais combien de temps eût duré cette sorte d'évanouissement moral,' si un bruit subit, parti de la maison, n'eût réveillé

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par une nouvelle secousse ma sensibilité en- gourdie.

» C'était mon oncle ; ce cri d'agonie avait frappé ses oreilles, et sans doute il venait à la découverte. Or, le cadavre était encore étendu au milieu d'une allée.

» Alors un élan de désespoir, que je m'ex- plique à peine aujourd'hui, décupla ma vi- gueur ; je saisis le cadavre par ses vêtements avec une espèce de fureur et je le traînai jus- qu'aux framboisiers, à dix pas de l'endroit il était tombé. Gomment un enfant put-il accomplir cette tâche ? Je l'ignore, mais une mi- nute à peine m'avait suffi. Puis quand le cadavre fut en partie caché dans le feuillage, je me blottis derrière lui en silence... Mon oncle passa auprès de nous, mais il ne vit rien. Dès qu'il fut rentré, je me levai ; j'avais, je crois, du sang au visage; je gagnai la porte du jardin que Denis, heureusement pour moi, avait laissée ouverte. Je courus comme un insensé; mais à quelque

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distance mes jambes se dérobèrent sous moi et je tombai évanoui contreune borne du faubourg. » Quand je repris me sens, le jour allait paraître. J'avais tout oublié et j'eus quelque peine à reconnaître j'étais. Cependant l'u- sage de ma raison me revint peu à peu ; d'abord le funeste événement qui venait de se passer m'apparut comme un épouvantable rêve, mais bientôt ma mémoire m'en reproduisit les circonstances. Je me levai brusquement ; la peur me rendit une vigueur factice... Je croyais entendre encore derrière moi le cri déchirant de Denis lorsqu'il tomba, des voix menaçantes qui m'appelaient assassin. Je me mis à courir avec légèreté dans la direction de la ville ; je ne sais comment j'y arrivai, comment je rentrai dans la pension sans qu'on se fût aperçu de mon ab- sence; je ne recouvrai un peu de lucidité que plusieurs jours après, lorsqu'on m'annonça que ma mère avait envoyé l'ordre de me faire partir pour Paris.

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» Je ne me rendais pas compte alors du motif de ce départ subit, et j'obéis sans murmurer. Je voulus, avant de quitter Orléans, vous faire mes adieux, mais on m'en dispensa sur je ne sais quel frivole prétexte ; à Paris seulement une lettre de ma mère m'apprit l'arrestation de mon oncle et le crime qu'on lui imputait.

» Il serait impossible, Agatbe, d'exprimer les affreuses tortures que je souffris alors! Moi, tout jeune enfant, j'étais coupable d'un crime dont l'homme le plus énergique et le plus expérimenté dan s les choses de la vie eût eu peine à supporter le poids ! Bien plus, on accusait un innocent du malheur dont j'avais été la cause, et cet innocent était mon oncle, mon second père, votre père à vous, Agathe, unhonnête homme, dont je n'avais reçu que des bienfaits! Dans les premiers mo- ments je voulus allerme jeter aux pieds des juges, confessermon crime involontaire, demandergrâce pour mon pauvre oncle; mais là, Agathe, la fai- blesse de l'enfant trahissait la volonté momen-

LA RÉHABILITATION 139

tanée du coupable. La peur, cet horrible senti- ment qui me poursuivait jusque dans mon sommeil, comprimait mes transports généreux, mes élans du cœur; le moindre bruit me faisait tressaillir ; je croyais voir partout des agents de la force publique qui venaient m'arréter ; je rê- vais de juges, de geôliers, d'échafauds... et je n'avais que onze ans! Cependant, je vous le jure, malgré ces terreurs, ces angoisses inouïes, dont le souvenirme fait encore dresser les cheveux, si votre père eût été condamné, j'aurais trouvé la force d'accourir à son secours !

» Son acquittement me rendit plus calme ; je ne comprenais, hélas ! à cette époque, que le fait matériel de sa mise en liberté ; je crus le danger éloigné pour toujours. Alors, je voulus redevenir ce que j'étais auparavant, un enfant frivole, jouissant au jour le jour des plaisirs du jeune âge ; mais cela n'était plus possible. Le remords, la réflexion, avaient tué en moi la fleur de l'enfance ; le travail seul m'offrait des distrac-

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lions, je m'y livrai tout entier. On attribua à des aptitudes puissantes les progrès que je devais seu- lement au désir d'échapper à mes souvenirs.

» Vous savez, Agathe, ce que m'a coûté, ainsi qu'à votre malheureux père, l'événement dont j'aurais porter seul la responsabilité. Sans cette fatale démence, Agathe, du jour j'ai été libre et seul maître de ma fortune, je fusse ac- couru ici près de vous, près de mon oncle, pour vous secourir, vous consoler ; mais je craignais que votre présence, l'aspect de ce lieu n'éveillât en moi le délire passager pendant lequel je pou- vais trahir mon secret. Ce n'est qu'après deux ans que je me suis cru assez fort pour tenter l'é- preuve... Vous voyez comme elle a réussi I

9 El maintenant vous savez tout ; je n'ai pas cherché à atténuer mes fautes ; je suis prêt à en accepter les conséquences. C'est à vous de déci- der, Agathe, quelle punition doit m'ètre infligée ; c'est à vous de fixer quelle réparation est due à votre famille. Parlez sans crainte, Agathe, car je

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ne reculerai devant aucun sacrifice que vous m'imposerez, même celui de rendre l'honneur à votre père en me dénonçant comme coupable du crime dont il subit la honte.

» Un mot encore, ajouta Prosper en terminant ; peut-être, Agathe, me reprocherez-vous d'avoir sollicité votre main sans vous avoir fait l'aveu préalable du meurtre dont je suis l'auteur et des accès d'aliénation mentale qui en sont les suites. Je l'avoue, c'était surprendre votre bonne foi, votre affection; mais je ne trouvais pas d'autre moyen de réparer les maux dont je suis cause, et mon aveu eut pu rendre le mariage impos- sible... Or, je vous aime... c'est ma prin- cipale excuse. Puisse-t-elle, Agathe, vous en- gager à ne pas vous montrer trop sévère envers moi ! Mais quel que soit mon sort, je le sup- porterai, sinon sans chagrin, du moins sans plainte et sans reproche ! »

Le bon notaire aspira une prise de tabac, soit pour cacher son émotion, soit (pour aider son

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intelligence dans le choix du conseil qu'il conve- nait de donner à sa pupille. Quant à Agathe, plongée dans une sombre rêverie, elle tournait la tête à droite et à gauche d'un air d'inexpri- mable anxiété. Elle reprit pourtant d'une voix ferme :

Notre devoir, Prosper, est nettement tracé, et il ne nous est permis ni à l'un ni à l'autre de nous en écarter. Ce qui doit nous occuper avant tout est la position affreuse faite à mon père in- nocent, par une accusation de meurtre. Quoique étrangère aux lois criminelles, je pense que la divulgation de la vérité ne pourra emporter contre vous aucune pénalité; ainsi, donc, Pros- per, je suis en droit de demander, au nom de votre malheureux oncle, une déclaration publique et légale qui le réhabilite aux yeux du monde.

Rufin fit un geste de surprise en écoutant cette dure proposition.

J'obéirai, répondit Latour.

Sur un autre points continua la jeune fille

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LA BÉHABILITATION 14a

avec moins d'assurance, vous comprenez, mon- sieur, que vous ne pouvez plus invoquer une pa- role... surprise. Il m'est défendu d'épouser celui dont le nom se rattache à tous les malheurs de ma famille.

Cette parole, dit Prosper avec un effort douloureux, je vous la rends.

Quant à vos bienfaits, si je n'ai pas été libre de les repousser au nom de mon père, il me sera bien permis, en ce qui me regarde, de les refuser désormais... Et comme nous ne devons plus nou& revoir, je prie M. Rufm d'arranger avec vous les choses de telle sorte que cette propriété réponde des sommes...

Agathe! Agathe I ditLatour d'une voix dé- chirante, en se couvrant les yeux vous me haïs- sez donc ?

Sans doute Agathe n'était pas aussi inexorable qu'elle voulait le paraître ; cette rigueur môme prouvait qu'elle se défiait de ses sentiments se- crets, et qu'en croyant remplir un devoir pénible,

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elle dépassait le but. A ce cri de douleur son stoïcisme l'abandonna, et elle tomba sur un siège en sanglotant. La voix insinuante de Rufin la rappela à elle-même.

Mon enfant, dit le notaire près de son oreille, votre affection pour votre père vous égare. Vous êtes plus que sévère, Agathe, vous êtes cruelle, songez-y... D'ailleurs, en demandant à ce jeune homme une réparation pareille, avez- vous songé que celui au nom de qui vous l'exigez pourrait ne pas y attacher le même intérêt? Voyez là-bas...

Il désigna du doigt Guingret, qui avait pris place à l'autre extrémité du salon. Pendant le récit de Prosper Latour, le pauvre insensé s'était paisiblement endormi.

Cet incident, bien simple en apparence, était si profondément significatif dans la circonstance actuelle, qu'Agathe sembla déjà se repentir d'être allée si loin. Le vieux notaire devina ses re- grets.

LA REHABILITATION 145

Voilà, ma fille, reprit-il, celui pour qui vous ordonnez à votre cousin de sacrifier son avenir, sa réputation, et peut-être sa vie. . . Dites, Agathe, ce sommeil ne vous prouve-t-il pas suffîsammenit que l'impitoyable dévouement que vous deman- dez à Latour serait complètement inutile ? Ne comprenez-vous pas que cette réhabilitation dont vous parlez viendrait trop tard aujourd'hui pour être efficace ?

Oui, monsieur, vous avez raison, dit made- moiselle Guingret en baissant la tète, il est trop tard, en effet... trop tard pour mon pauvre père!

Et pourquoi alors, continua Rufin avec plus de force, les projets que nous avions formés seraient-ils abandonnés pour toujours?... Agathe, le récit de votre cousin change bien la nature du triste événement que nous déplorons tous ; ce qui eût été un crime pour un autre, devient, à cause de la jeunesse de son auteur, un simple accident qu'on ne peut imputer à l'homme fait; pourquoi donc, sans motif raisonnable, ordonner

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146 LE MURIER BLANC

à Prosper de réclamer la responsabilité d'un malheur qu'il a si cruellement expié? Pourquoi le repousseriez-vous comme un ennemi, quand je devine, à votre sévérité même, qu'il vous est plus cher que vous ne pensez?

Serait-il vrai, Agathe? s'écria Prosper si fort qu'il éveilla le vieillard en sursaut.

Qu'importent, monsieur, reprit sa cousine avec trouble, qu'importent nos sentiments mu- tuels, puisque nous ne pouvons être unis? Je n'épouserai jamais le meurtrier du mari de ma sœur.

Les voix de Rufin et de Prosper empêchèrent d'entendre un cri faible qui fut poussé à la porte de la chambre.

Et qui donc saura ce secret? dit Rufin avec véhémence ; pourquoi ne resterait-il pas entre nous trois? Agathe, ne pardonnerez-vous donc jamais à ce jeune homme les malheurs dont il a tant soufiert lui-même?

LA RÉHABILITATION 1 \1

Je lui pardonnerai, moi, mais mon père... ma scieur...

Votre père n'a rien à pardonner, puisqu'il n'accuse pas. Quant à votre sœur..,

Elle est chrétienne, monsieur 1 dit une voix austère derrière lui.

C'était Honorine qui avait entendu une partie de la conversation et qui avait deviné facilement \i reste. La religieuse, avec son costume noir et son voile flottant, s'avança lentement dans la chambre.

Monsieur, dit-elle à Prosper, ce n'est pas au moment j'ai moi-même si grand besoin d'in- dulgence que j'ai le droit d'être impitoyable envers les autres ; quand vous avez commis ce meurtre, vous trouviez une excuse dans votre ' jeunesse ; mais quand j'ai commencé à haïr et à mépriser mon père, j'avais l'âge de raison, je devais me souvenir de vingt ans de soins et d'af- fection... Priez Dieu, monsieur, que mon père me pardonne, comme je vous pardonne moi-même!

148 LE MURIER BLANC

Elle vint s'agenouiller devant Guingret, qui lui ouvrit les bras par habitude.

Peu de temps après le mariage de Latour et de sa cousine, Guingret mourut paisiblement sans avoir recouvré la raison. Quant à l'aliénation mentale de Prosper, elle cessa avec les remords qui en avaient été la cause; et les deux époux allèrent chercher, loin du pays s'était passé ce triste événement, la paix et le bonheur dont ils avaient tant besoin.

FIN DU MURIER BLANC

I

LE

CHASSEUR DE MARMOTTES

L OVATION

Aa pied du mont Cenis, du côté de la France, on trouve le village de Lans-le-Bourg. Autre- fois, avant l'invention des chemins de fer, une petite église, surmontée d'un clocher en ar- doises, une centaine de misérables cabanes, Tau- berge du Lion d'Or, s'arrêtaient pour changer de chevaux les diligences et les malles-poste qui se rendaient à Turin, composaient tout Lans-le- Bourg. C'était un de ces villages qui en eux-mêmes ne laissent aucun souvenir; jeté sur la route pour réjouir un moment les yeux, on le regardait en passant, puis on oubliait son nom. Mais ce que l'on n'oubliait pas aussi facilement, c'est le

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magnifique paysage qui l'entoure, ce sont ces tapis de sombre verdure, émaillés de troupeaux, ces immenses montagnes que l'on voit de se dresser de toutes parts, avec leurs crêtes échi- quetées, bleuâtres, et leur front de neige, s'al- longeant d'un bout à l'autre de l'horizon, comme pour défendre le passage ; c'est surtout le Genis, avec sa tête blanche, hérissé de glaciers dont il semble vouloir secouer les avalanches sur le pauvre village. Lans-le-Bourg sert en effet de point de départ à cette route pénible, de plus de seize lieues, qui serpente aux flancs déchirés du mont, en dépasse la cime désolée, et va retom- ber de l'autre côté, à Suse, dans un nouveau climat, sous un nouveau ciel, en Italie. C'est à Lans-le-Bourg que le voyageur venant de France commençait à douter de la solidité de sa chaise de poste ou de la sûreté du pied de ses mulets. Làaussi se montraient des nuées de cesenfants sa- voyards, demi-nus, aux joues rondes et rouges, qui émigraient chaque hiver dans nos villes pour

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y exercer leurs petites industries. En attendant, quand une voiture traversait leur village, ils se mettaient à sa poursuite et jetaientpar la portière des fleurs sauvages afin d'obtenir quelques &ous de récompense. Leurs parents, nus et misérables comme eux, assis sur le bord du chemin, profi- taient de cette aumône qu'ils n'avaient pas de- mandée. Quand leur regard sinistre s'arrêtait sur le voyageur, on eut dit plutôt de brigands qui menacent, que de pauvres qui souifrent. Mais les apparences étaient trompeuses, car cette race infortunée a l'instinct de la probité, et elle vit exclusivement dans sa montagne stérile du fruit des services qu'elle rend à l'étranger.

A quelque distance de ce village, sur le bord de la route, une cabane isolée, d'aspect misé- rable^ s'élevait, il y a quelques années, dans une position aride et pittoresque au milieu des ro- chers. On l'eût prise, à sa petitesse, pour une de ces maisons de refuge le voyageur, arrêté par la tourmente, trouvait gratuitement du pain.

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du vin et un gîte en attendant la fin de la tem- pête. Cependant telle n'était pas la destination de cette chaumière, bâtie de pierres ramassées au hasard sur la grande route, et de morceaux de hois arrachés aux pins du voisinage. Des pieds de chamois, des éperviers cloués sur la porte, indiquaient la demeure d^un chasseur : de plus, une planchette, suspendue sur la façade, laissait lire, en caractères grossièrement tracés, Gaëtan Garlotto, bon guide au mont Cenis,

Un soir d'automne, à l'époque la jeune génération de ces contrées venait dans nos villes remplacer les hirondelles, un groupe assez nom- breux de montagnards était arrêté sur la grande route en face de la chaumière dont nous parlons. Malgré la misère du costume des hommes, des femmes et des enfants composant ce groupe, tous ces pauvres gens avaient pris leurs habits de fêtes. Les hommes avaient des souliers comme aux jours de solennités; leurs jambes, que leurs culottes de gros drap laissent nues d'ordinaire.

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étaient couvertes de somptueux bas de laine. Les femmes avaient orné de fleurs alpestres leurs chapeaux de paille, et les petits garçons, vêtus de neuf, peut-être pour la première fois de leur vie, tenaient à la main d'énormes bouquets de ces mêmes fleurs fraîchement cueillies au bord des précipices.

Les regards étaient tournés vers la grande route, du côté elle s'élève en serpentant sur la croupe du Cenis; on semblait attendre quel- qu'un qui n'arrivait pas. Une épaisse vapeur couvrait l'atmosphère et enveloppait les cimes blanches des Alpes. Une bise âpre soufflait par intervalle, apportant les parfums de la verdure et l'arùme des sapins. Quelques bestiaux avec leurs sonnailles bruyantes descendaient en beu- glant vers le village; le soleil se couchait, et personne ne se montrait encore, excepté quel- ques rares piétons, auxquels les enfants ne man- quaient pas de demander la huona mano en ila-

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lien ou la chanté en français, suivant la qualité présumée des voyageurs.

Tout à coup un montagnard, grimpé sur une roche voisine, poussa un cri de joie, et dit en patois savoyard à ses compagnons, assis à quelque distance :

Le voilà!

A cette nouvelle on se leva avec empresse- ment.

donc, Janvier? demanda-t-on comme à l'enviles uns des autres.

Là-bas, là-bas près du rocher Rouge, reprit la sentinelle, de toute la force de ses poumons. Il est avec son voyageur... dans un quart d'heure ils seront ici.

Et Janvier, se laissant glisser sur le dos et les talons à bas de son poste d'observation, vint rejoindre la bande.

Qui va lui parler? demanda une voix.

Moi, dit Janvier, homme robuste et de mine avenante... Attention, piccori, continua-t-il

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en s'adressant aux enfants, qui élevaient triom- phalement leurs bouquets au niveau de leurs têtes blondes.

Tous les Savoyards restèrent debout et immo- biles au milieu du chemin, avec le recueillement de sujets qui attendent un roi, ou plutôt d'amis reconnaissants qui vont paraître devant un bien- faiteur.

A un quart de lieue environ de l'endroit la troupe avait fait halte, deux hommes, cachés en ce moment par un énorme rocher appelé le ro- cher Rouge à cause des bruyères pourpres dont il était couvert, s'avançaient d'un pas tranquille vers le village.

C'était de ces gens que Janvier venait de signaler l'approche. L'un, véritable enfant du pays, grand, bien fait, à tournure mâle et éner- gique, était un de ces types de montagnards auxquels le frottement de la civilisation ne peut enlever leur relief. De longs cheveux flottants encadraient sa figure brunie et comme tannée

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par l'intempérie des saisons. 11 était dans la force de l'âge; il y avait dans son attitude quelque chose de noble, résultat d'une conscience pure et d'une vie sans reproche. Un bonnet de laine, un surtout grossier, des culottes de drap et des guêtres de cuir formaient son costume ; une gourde se balançait sur sa hanche ; un sac de peau de bœuf, le poil en dehors, était attaché sur ses larges reins. Il portait sur son épaule une de ces longues carabines rayées qui, dans des mains habiles, logent une balle entre les deux cornes d'un chamois à deux cents pas de distance. Enfin, de la main qui lui restait libre, il tenait un piège à bascule, destiné à prendre des animaux bien petits, à en juger par l'exi- guïté de ses proportions.

Les traits de cet homme, chasseur, trappeur ou guide, car chacune de ces trois dénomina- tions pouvait également lui convenir, n'expri- maient pas l'avidité assez habituelle à la physio- nomie du montagnard. Un sang fier coulait dans

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ses veines, et certainement la. faim n'avait jamais puledompterassez pour le décider aune bassesse. Son regard n''était pas non plus terni, hébété par l'ignorance et la misère : l'intelligence, l'âme, le feu rayonnaient dans cet œil fauve comme celui d'un aigle ; ses paroles étaient simples et justes^ ses manières franches et même polies, car cette nature, qui eût été belle encore dans sa grossiè- reté native, avait reçu quelques coups de lime de la civilisation.

Le voyageur qu'il accompagnait en ce moment devait être un Français, à en juger par la coupe de ses vêtements et par le ruban rouge de sa boutonnière. C'était un homme d'une cinquan- taine d'années, au visage paisible ; une pâleur légère, provenant sans doute de veilles et de travaux de cabinet, lui donnait l'air d'un savant. Ses yeux, abrités par des lunettes d'écaillé, étaient continuellement tournés vers la terre ; même à cette heure l'obscurité commençait à envelopper les objets, il se livrait, tout en niar-

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chant, à de minutieuses investigations. Les plantes innombrables dont ses mains étaient chargées, celles qui s'échappaient d'un vaste car- ton attaché sur ses épaules, décelaient un de ces botanistes qui viennent chaque année étudier la flore des Alpes si riche et si brillante. Pen- dant que son guide était absorbé dans des ré- flexions silencieuses, il scrutait avec attention les bords de la route, se penchant pour recueillir une fleur, pour aspirer l'odeur d'une feuille. Tantôt il rejetait avec dépit une plante déjà con- nue, tantôt il récoltait avec une joie d'enfant une variété nouvelle, murmurant sans cesse des mots latins ou des noms français scientifiques plus bizarres encore. Le montagnard s'arrêtait s'arrêtait l'étranger, calme, résigné, patient.

Enfin le botaniste sembla fatigué de ses re- cherches; il se redressa péniblement, ôta ses lunettes, qu'il replaça dans leur étui, et s'écria d'un ton de mauvaise humeur :

Allons! il faut renoncer pour aujourd'hui à

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trouver la gentiane Naine, gentiana minima; il me manque cette seule espèce pour compléter le ,^•en^e, et pendant toute la journée le diable s'est fait un jeu de me la cacher.

Cette exclamation tira le guide de sa tacitur- nité.

Monsieur le docteur, dit-il tranquillement, aujourd'hui nous ne sommes pas montés assez haut pour trouver Therbe dont vous parlez. La gentiane Naine fleurit auprès des glaciers, sur la limite de la région des neiges, et vous êtes resté bien au-dessous de cette région pendant que j'essayais de prendre des marmottes.

Tu es donc naturaliste, Gaétan? demanda le Français avec étonnement en écarquiliant ses gros yeux myopes; connaîtrais-tu \^ gentiana minima ?

L'habitude de conduire des savants à tra- vers les montagnes m'a fait remarquer les lieux se trouvent nos minéraux et nos végétaux les

160 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

plus remarquables... j'ai appris ainsi à en con- naître quelques-uns.

Au fait, c'est possible, reprit le docteur en souriant et comme s'il se parlait à lui-même, Claude Anet était excellent botaniste, sans être plus lettré que toi.

Ils se remirent en marche. La conversation étant une fois engagée, le docteur ne parut pas disposé à en rester là,

Et toi, Gaétan, reprit-il, as-tu été heureux dans ta chasse? Pendant que j'herborisais, tu as eu le temps de visiter tes pièges à marmottes et de poursuivre le chamois... Il me semble, ajouta- t-il en jetant un regard maUn sur le sac vide du

chasseur, que les pièges et la carabine n'ont pro duit aujourd'hui ni gibier mort ni gibier vivant?

Oui, monsieur, répondit Gaétan, la journée n'a pas été bonne. Je n'ai pu approchera portée d'aucun chamois, et le meilleur de mes pièges a besoin de réparations... lle^tbien dommage que je n'aie réussi à rien aujourd'hui, j'avais promis

L OVATION 161

une marmotte au petit Paolo... Sa mère est vieille, maladive, et l'enfant se serait fait un moyen d'existence de la marmotte que je voulais lui donner : les autres partiront, et le pauvre Paolo restera encore cette année au pays, . . Toute une famiJle sera dans la désolation.

Ces paroles, prononcées d'un ton mélanco- lique, frappèrent le botaniste.

En efiet, reprit-il, tu jouis d'une grande considération ici, on m'a dit que tu étais une espèce de petit souverain... Ton habileté à prendre des marmottes te permet donc de faire des heureux?

J'y trouve bien mon intérêt, répondit le guide avec un sourire; quand les enfants revien- nent à la montagne, ils me payent une modeste rétribution, suivant leurs profits. Ceci, ajouté aux profits de ma chasse, à l'argent que je gagne à guider les touristes, suffit à me faire vivre honnêtement, et surtout sans mendier.,, car mendier c'est le comble du déshonneur !

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162 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Le docteur le regarda avec étonnement :

As-tu quitté quelquefois ces montagnes?

J'ai habité longtemps Paris... J'étais parti à Tâge de dix ans, avec un frère que j'aimais plus que moi-même... c'est aujourd'hui un bour- geois, un monsieur!

11 y a en toi quelque chose d'extraordinaire, reprit le botaniste, qui pour la première fois depuis son arrivée au Cenis se donnait la peine d'observer son guide. ïu sais lire et écrire sans doute ? tu sais...

Je sais distinguer le sifflement d'un cha- mois et celui d'une marmotte; je sais recon- naître la veille le vent qui soufflera le lendemain sur le Cenis ; je sais diriger un coup de carabine,

franchir un précipice, éviter une avalanche, et tirer au besoin mes voyageurs d'un mauvais pas ; je sais encore donner un bon conseil à un ami ou à un pauvre enfant qui part pour la Fiance... mais je ne sais ni lire ni écrire.

Et sans doute tu es heureux?

l'ovation 103

Heureux! répéta Gaétan avec un soupir. En ce moment, le docteur aperçut devant lui,

aux dernières lueurs du crépuscule, les monta- gnards postés sur la route comme une rangée de spectres noirs et muets. Il se rapprocha de Gaé- tan avec une sorte d'effroi.

Qui sont ces gens-là? demanda-t-il à voix basse.

Un sourire effleura les lèvres de-Garlotto.

Ne vous a-t-on pas dit que j'étais un petit souverain dans ce village? Vous allez voirce que vaut un marmottier au Cenis !

Il s'avança tranquillement vers les monta- gnards. Quand il fut à quelques pas d'eux, Jan- vier lui dit d'une voix forte et accentuée :

Bonsoir, Gaétan.

Bonsoir Gaétan, répétèrent les autres.

Et tout le monde se tut à la fois, comme si ce mot seul eût épuisé Féloquence de ces braves gens. Le guide, s'arrêtant, laissa tomber à terre la crosse de sa carabine.

164 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Bonsoir, mes amis; eh bien, que faites-vous à cette heure ? La soirée est belle ; il n'y a pas de voyageurs en danger dans la montagne.

Janvier, un moment interdit, prit dans sa main calleuse la main plus calleuse encore de Gaé- tan, et lui dit avec une simplicité cordiale :

Il ne s'agit pas de voyageurs, monsieur Carlotto, mais de vous ; voici la chose : Demain matin, ces enfants quittent le pays pour se rendre à Paris. C'est vous qui leur avez donné les moyens de gagner leur pain, et peut-être de rapporter quelques écus dans six mois à leurs pauvres familles... Vous les avez instruits de ce qu'ils devaient faire pour réussir dans la grande ville. Alors les piccoli se sont dit : « Il faut aller dire adieu à monsieur Carlotto. » Les pères et les mères sont venus avec eux... et nous voilà.

Alors les assistants présentèrent leurs bouquets à Gaétan. Celui-ci jeta un regard de triomphe sur le docteur qui, avec l'avidité d'un botaniste, s'était emparé des fleurs champêtres offertes

l'ovation 165

par les enfants à leur bienfaiteur. Ce regard jaillit comme un éclair delà prunelle du robuste montagnard, et répandit sur toute sa physiono- mie un reflet de puissance ; mais le feu s'éteignit au bout d'une seconde ; le roi était redevenu humble paysan, et il dit avec émotion en serrant la main de Janvier :

Merci, camarade ; merci, piccoli; ce n'était pas la peine... Les pauvres doivent s'entr'aider. D'ailleurs, vous le savez, mes services ne sont pas désintéressés... J'ai une recommandation à vous faire, j'ai une commission à vous donner, à vous comme à tous ceux qui, depuis dix ans, partent pour la France ...

Il s'arrêta ; une grosse larme roulait de ses yeux animés un moment auparavant d'un si vif éclat. Les montagnards échangèrent quelques mots à VOIX basse, comme s'ils eussent craint de troubler sa douleur. Mais cet abattement dura peu ; Gaétan, honteux de lui-même, releva vive-

166 LE CHASSEUK DE MARMOTTES

nient sa carabine, la plaça sur son épaule, et dit avec une gaieté forcée :

Allons, mes amis, suivez-moi tous ; je vous conterai cela... Nous trouverons bien encore dans ma petite maison un peu de vin de Saint- Julien pour boire à la santé des enfants qui vont entreprendre ce long voyage.

Bravo, monsieur Gaétan, s'écria |la foule avec une joie respectueuse.

Carlotto se tourna vers le botaniste, qui par- tageait son attention entre cette petite scène et le bouquet des -piccoli.

Monsieur le docteur, lui dit-il, dédaignerez- vous d'entrer un moment chez moi avant de retourner à l'auberge du Lion dCOr'^ Vous en- tendrez ce que j'ai à dire à ces pauvres enfants, et peut-être pourrez-vous me procurer vous- même des éclaircissements sur...

J'irai, monsieur Gaétan, répondit le doc- teur avec une ironie bienveillante ; j'irai d'autant plus volontiers que je ne serai pas fâcbé de me

L'OVATION 167

reposer un peu avant d'arriver à Lans-le-Bourg. D'ailleurs, je suis impatient de voir à la lumière les plantes que ces petits drôles ont apportées... Des plantes rares et curieuses, mon brave guide ! d'abord la uioZa biflora, Y arthemisia glacialis,,.

Toutes croissent sur des pics escarpés, sur le penchant des précipices... Peut-être, mon- sieur, ces enfants ne voudraient-ils pour aucun prix retourner chercher des fleurs pareilles. Ils ont risqué leur vie pour fêter leur ami le mar- mottier.

En achevant ces paroles, il se mit en marche vers sa demeure, et la troupe le suivit tumultueu- sement.

II

LES DEUXFREBES

La cabane de Gaétan était aussi pauvre, aussi misérable à l'intérieur qu'à l'extérieur. Un trou pratiqué à la toiture d'ardoises servait de che- minée ; quelques poignées de paille de maïs étaient jetées sur le lit, dont une peau d'ours formait la couverture. Un vieux coffre contenait les vêtements du montagnard. Le reste du mobi- lier se composait d'une petite table à demeure près du foyer, et de quelques escabeaux gros- sièrement taillés. Un buste en plâtre de Napo- léon, posé sur une planchette, représentait les

170 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

pensées de la terre, comme un Christ sans bras suspendu de l'autre côté représentait les pensées du ciel : ces deux figurines résumaient toute la religion de Gaétan. Dans un coin, plusieurs bâtons de cormierde sept pieds de long, quelques pièges détendus, indiquaient la profession du propriétaire de cette habitation ; un long couteau de chasse, à gaîne de cuir, à poignée de corne, brillait au reflet de la lampe fumeuse qu'on venait d'allumer.

Il paraissait impossible, dans un si étroit espace, de recevoir tant de monde ; mais les invités n'étaient pas difficiles. Les femmes se placèrent sur les escabeaux, qui leur furent galamment réservés ; les hommes s'assirent sur le lit ou par terre, au hasard; les enfants s'étaient logés dans les intervalles, et leurs petits visages frais saillaient çà et au milieu de cette masse compacte, à travers laquelle, suivant une expression triviale, une épingle n aurait pu tomber par ferre. Le Français voyageur, ayant

LES DEUX FRÈRES 171

pris la place d'honoeur à côté de la lampe afin de classer ses richesses végétales, occupait à lui seul plus d'espace que dix. autres des assistants . La troupe s'était relâchée de sa réserve pre- mière ; chacun causait avec son voisin, sans ce- pendant cesser de prêter une respectueuse atten- tion aux paroles de Carlotto.

Celai-ci, debout près de la cheminée, jeta un regard sur ses hôtes qui venaient enfin de trou- ver tous place autour de son foyer. Plus heu- reux que Socrate, il voyait sa petite maison pleine de vrais amis, et pas un d'entre eux n'eût refusé de donner sa vie pour le bienfaiteur com- mun. Gaétan le savait sans doute, car il mur- mura à l'oreille du voyageur, avec une naïve complaisance :

Dites, monsieur, ne vaut-il pas mieux être le premier parmi ces braves gens que le dernier dans les grandes villes ?

Une espèce rare de belonica tomba sous la main du botaniste en ce moment, et l'empêcha

172 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

de répondre. D'ailleurs, Gaétan venait d'entrer dans une pièce voisine, qui avec sa chambre à coucher occupait toute la capacité de la maison. Il reparut bientôt tenant à la main un broc rem- pli de vin,*et deux coupes de bois. L'une de ces coupes fut offerte à Janvier, qui devait boire le premier, au nom des jeune émigrants ; l'autre était destinée au docteur. Quant à Garlolto, il tira de son sac une tasse de cuir, la remplit de vin, et, l'élevant au niveau des coupes de bois qui vinrent la toucher, il dit de ce ton mélanco- lique, qui lui était habituel quand un doulou- reux souvenir affectait son esprit:

A votre santé, mes petits, à votre santé et à celle de vos pères et de vos mères ! Puissiez-vous revenir à la montagne bons et honnêtes comme vous en partez, et surtout... revenir!

Le docteur, jusqu'ici, avait donné peu d'at- tention à celte scène, mais à ce moment l'effet en fut saisissant pour lui. La lueur vacillante de la lampe et du foyer se projetait sur cette troupe

LES DEUX FRÈRES 173

silencieuse; de brunes figures ressortaient dans l'ombre ; les mères versaient des larmes et les enfants se pressaient contre elles ; les pères bais - saient la tète en rêvant à cette veillée qui pré- céda le jour ils quittèrent tout enfants la chaumière paternelle, et ils écoutèrent, eux aussi, les conseils de quelque Nestor de la montagne. Le caractère patriarcal de ce ta- bleau, cette poésie calme, émurent profondé- ment l'honnête savant, dont la science n'avait pas desséché le cœur. 11 porta la coupe à ses lèvres.

Que toutes sortes de prospérités vous accompagnent, mes braves gens ! répondit-il avec bienveillance. Ces enfants vont à Paris ; c'est que je demeure... Si jamais ils avaient besoin d'un appui, d'une protection, qu'ils s'adressent à moi... Je suis le docteur D***, médecin en chef|d'une prison [de Paris ;5 ils verront si je me souviendrai de votre hospi- talité.

Il tendit une carte, sur laquelle était son adresse, au conducteur des émigrants qui se trouvait dans l'assemblée ; on remercia respec- tueusement, maisGaëian reprit avec une expres- sion d'orgueil :

Ces enfants n'auront jamais besoin de votre secours dans les prisons de Paris,* monsieur le docteur. Le Savoyard est pauvre, tout le monde lésait, mais il est probe... Jamais vos prisons n'ont enfermé un montagnard du Cenis!

Eb I eb ! répondit le docteur en souriant, il ne se serait pas impossible...'

Jamais ! jamais ! répéta Carlotto avec une nouvelle impétuosité, car celui qui aurait com- mis un crime, nous le renierions pour notre frère, nous le chasserions pour toujours de nos montagnes... N'est-ce pas, mes amis?

Oui I oui 1 répondirent les assistants indi- gnés.

Le docteur ne voulait blesser en rien la noble

I

LES DEUX FRÈRES 175

susceptibilité de son hôte ; sans insister sur ce sujet délicat, il changea de conversation.

Carlotto, reprit-il, tu as parlé de tes mal- heurs, de certains renseignements...

Le guide tressaillit.

En effet, monsieur le docteur ; j'ai à deman- der à ces enfants le prix des services que je puis avoir jendus à eux ou à leurs familles... C'est à mon tour d'implorer une grâce... Je les prie de m'écouter.

Il fit circuler de nouveau dans l'assemblée les coupes remplies de vin ; puis, appu3'ant ses larges épaules contre la muraille avec une sorte d'abattement, il promena un regard chargé de tristesse sur l'assemblée attentive.

Enfants, reprit-il, il y a à peu près vingt ans aujourd'hui que je partais aussi du pays pour aller chercher mon pain en France... Mon frère Guillaume était avec moi, et nous pleu- râmes bien tous les deux quand nous vîmes dis- paraître derrière nous le clocher de Lans-le-

176 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Bourg. Nous venions de quitter pour la première fois notre père et notre mère : une route de deux cents lieues s'étendait devant nous ; nous avions pour toute fortune un gros morceau de pain noir, de bons conseils, et une marmotte que nous avions prise aux Tavernettes... La chanson des Savoyards était bien vraie pour nous.

Cette allusion de Gaétan appela sur ses lèvres un sourire qui ne manquait pas de douceur. Un léger murmure de gaieté s'éleva dans la foule.

Oh ! comme j'aimais mon frère Guillaume ! continua le chasseur en s'animant ; il était un peu plus jeune que moi, et ma mère m'avait recommandé de le protéger. Et puis Guillaume était si joli, si joyeux, si courageux! Toujours propre et bien rangé, il eut été trop faible pour monter comme moi dans les cheminées ; d'ail- leurs, je ne voulais pas qu'il barbouillât de suie sa figure rose, que notre mère aimait tant à em- brasser...

I

LES DEUX FRÈRES 177

Je me retournai bien des fois pour voir les montagnes qui restaient là-bas derrière nous ; je pleirrai à cbaudes larmes en songeant à nos pêches dans l'Arque et à nos jeux du soir devant la maison ; mais Guillaume disait : « Nous reviendrons^ » et je répétais avec confiance comme lui : « Nous reviendrons, nous revien- drons. »

Nous marchâmes bien longtemps, mes petits, eilyos pieds saigneront avant que vous arriviez au terme] du voyage. Comme nous, vous trou- verez que le monde est bien grand; comme nous, vous aurez bien à souffrir de ^la misère sur la route... Souvent il n'y^avait pas de cheminées à ramoner dans les villages que nous traversions; on refusait de nous donner un morceau de pain, un gîte dans la grange. Mais alors Guillaume montrait sa marmotte, dansait avec elle, faisait toutes sortes de petites mines charmantes, et les paysans les moins compatissants finissaient par nous accorder l'hospitalité.

12

178 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Enfin, nous arrivâmes à Paris. Guillaume ouvrit de grands yeux en voyant tant de belles maisons, tant de beaux messieurs et de belles dames qui se promenaient dans les rues. Nous allâmes chez un logeur du faubourg Saint - Marceau à qui notre père nous avait adressés ; là, nous trouvâmes des gens de notre pays; on nous dit ce qu'il fallait faire pour gagner notre vie. On nous donna un peu de paille dans une grande chambre, étaient déjà beaucoup d'au- tres enfants, et le lendemain de notre arrivée, on nous envoya par la ville.

Guillaume était bien heureux, dans le com- mencement. Tout lui plaisait, tout l'amusait; il courait du matin au soir, riant, chantant et mon- trant sa marmotte. Quand il rentrait à la cham- brée, il avait toujours une provision de bon pain blanc, et de gros sous que nous rassemblions dans un vieux chiffon pour^~ notre famille. Moi, au contraire, je ne trouvais pas toujours des cheminées à ramoner; je ;rentrais souvent sans

LES DEUX FRÈRES I 7'J

argent et à jeun. Alors, mon frère partageait son souper avec moi, et nous nous endormions en parlant du pays.

Cependant, à peine étions-nous à Paris depuis six mois que les recettes devinrent moins abon- dantes. Bientôt, je fus seul à mettre mes épar- gnes dans le vieux chiffon qui contenait notre trésor. Guillaume, en revanche, avait toujours* des effets nouveaux, tantôt un gilet, tantôt une casquette, tantôt des souliers. Un jour, je lui demandai :

Frère, d'où te viennent ces beaux habits? Il me répondit :

On me les a donnés.

Guillaume, lui dis-je, nous ne retournerons au pays que quand nous serons riches; en atten- dant, notre mère souffre de la faim et notre père marcbe nu-pieds dans la neige.

Guillaume me faisait mille promesses, mais il ne changeait pas de conduite. Un soir, il ne rentra pas à la maison. Je m'agitait toute la nuit

180 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

sur ma paille. Qu'était devenu mon frère? Que répondrais-je à ma mère qui m'avait tant recom- mandé de veiller sur lui? Le lendemain, il ne parut pas encore. Je n'eus pas la force d'aller dans la ville ; je pleurais, je me lamentais sans cesse.

Enfin, vers le soir du second jour, un domes- tique galonné vint chez le vieux Jean, notre logeur et notre répondant à Paris ; il demanda le petit Gaétan.

C'est moi, lui dis-je en essuyant mes larmes.

Suivez-moi, reprit-il, vous allez voir votre frère.

Nous sortîmes, et alors j'appris que Guillaume, renversé la veille par la voiture d'une personne très riche, avait pensé être écrasé sous les roues.

Mais cet événement aura été heureux pour lui, continua le domestique. Mon maître, le baron de V***, dont la voiture a causé cet accident, a

LES DEUX FRÈRES 181

fait transporter votre frère à son hôtel, et il se charge de sa fortune.

Guillaume est-il blessé? m'écriai-je avec effroi.

Il a eu quelques contusions ; mai» le mé- decin de monsieur le baron n'a aucune inquié- tude ; demain il n'y paraîtra plus.

Cette assurance me rendit un peu de courage. Nous arrivâmes à une magnifique maison, il y avait beaucoup de domestiques semblables à mon conducteur. On me fit entrer dans une chambre toute dorée ; mon frère était couché dans un lit somptueux, un bandeau encore taché de sang autour de la tête. Un monsieur, vêtu de noir, était assis dans un fauteuil à côté de lui. Je ne vis que Guillaume ; je me précipitai sur son lit en pleurant et je l'embrassai avec transport.

Eh bien ! LaÛeur, dit avec aigreur le mon- sieur noir, qui était le baron de V... lui-même, à quoi pensez-vous donc de m'amener ainsi ce petit drôle couvert de suie ?

lS-2 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Je me redressai avec confusion, j'avais sali les draps et les couvertures précieuses de mon frère. Guillaume lui-même semblait mécontent de ma maladresse ; cependant il me dit quelques mots d'amitié. Au bout d'un moment, le monsieur noir nous interrompit brusquement.

Allons, c'est bien, petit, me dit-il; mainte- nant que tu as vu ton frère, va-t'en. Je ferai des démarches auprès de votre répondant pour que Guillaume me reste : il me plaît, j'aurai soin de lui. Quant à toi, tu pourras venir ici quelque- fois... mais aie soin de laver tes mains.

Puis il dit au domestique :

Donnez quelque chose à ce noiraud.

Le domestique me présenta un louis. Je tortillai mon bonnet entre mes doigts, et je demandai, sans prendre la pièce d'or :

Est-ce qu'il faut que je ramone toutes les cheminées de la maison?

Le monsieur haussa les épaules.

Ce sera pour notre mère, dit Guillaume.

LES DEUX FRÈRES 183

. Mais je rejetai la pièce loin de moi.

Frère, notre mère n'a pas besoin du prix de ton sang !

Je sortis, après l'avoir encore embrassé, et j'entendis le baron qui disait en ricanant :

Il y a de la fierté dans ce polisson-là.

J'ai appris depuis, continua Carlotto, que ce monsieur était renommé pour sa bienfaisance, et qu'il était un... un...

Un philanthrope ! dit le docteur en sou- riant.

. Gaétan lit un signe de tête affirmatif et re- prit :

Dès ce moment, mes amis, je vis rarement m on frère. Le baron, malgré sa dureté envers moi, avait tenu ses promesses à l'égard de Guillaume, qui l'amusait par ses saillies et sa gaieté. Sitôt que Guillaume fut rétabli, on lui apprit à lire et à écrire. 11 avait été mis sous la surveillance im- médiate de l'intendant, et le baron s'informait souvent de ses progrès. Mon frère était richement

184 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

vêtu, instruit aux bonnes manières. Il avait une jolie petite chambre pour lui seul. Quelquefois^ les dimanches, j'endossais mon habit de fête, je me faisais beau et je me glissais dans la cour de l'hôtel. Puis, je prenais mes sabots à la main, je mettais mon bonnet sous mon bras, et je montais voir Guillaume, sans que personne le sût.

Guillaume n'avait aucun travail pour occuper ses mains ; on l'élevait comme le véritable fils d'un seigneur, et dix ans s'écoulèrent sans que la bienveillance du protecteur se démentît. Mon frère était devenu un beau jeune homme, gai, spirituel, savant. On n'avait pas songé à le pourvoir d'un état, mais cela ne l'inquiétait pas ; il avait confiance dans la parole de son bienfai- teur. Aussi passait-il joyeusement la vie avec les bourgeois et les belles dames.

Cependant j'avais grandi aussi, moi ; mais mon sort était toujours le même, j'étais resté ignorant et pauvre comme autrefois. Mon métier de ramo- neur ne convenait plusjà mon] âge et à mes

LES DEUX FRÈRES 185

forces ; je m'établis commissionnaire au coin des rues. Ce n'était pas que Guillaume ne m'eût souvent offert de l'argent, mais je ne voulais rien accepter pour moi, j'envoyais tout à notre famille. Il m'avait aussi proposé différentes places dans les maisons qu'il fréquentait, mais ces places tenaient à la domesticité ; je trouvais plus d'honneur et d'indépendance à mon humble métier.

A cette époque, je reçus du pays une lettre l'on nous annonçait la mort de notre père. Ma mère restait seule, sans ressources ; elle nous rappelait près d'elle pour être les soutiens de sa vieillesse. J'allai à l'hôtel de V... trouver Jmon frère ; je lui présentai le papier, que je m'étais fait lire par un camarade. Guillaume avait passé la nuit au bal ; il était encore au lit, fatigué de plaisir.

Après avoir pris connaissance de la lettre fatale, il la laissa tomber, et me dit douloureuse- ment en se couvrant les yeux :

186 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Le père est donc mort, Gaétan?

Et notre mère nous appelle, répliquai-je en pleurant aussi.

Tu vas retourner au mont Cenis? ajoula-t-il précipitamment.

Je compris à ce mot ce que j'avais deviné depuis longtemps ; ma présence gênait Guillaume ; il rougissait de moi.

Je partirai demain, lui dis-je tristement.

Déjà!

Nous gardâmes un moment le silence. Puis je repris :

Que dirai-je à notre mère, Guillaume?

Tu lui diras que je l'aime toujours... je retournerai au pays quand je serai riche et bien posé.

Crois-tu que nous t'aimerions moins si tu y revenais pauvre et malheureux ?

Il me tendit la main et la serra avec force.

Frère, il faut que je reste ici. La vie de la montagne ne pourrait plus me convenir ; je me

LES DEUX FRÈRES 187

suis habitué à l'aisance, au bien-être, à l'oisiveté... d'ailleurs je suis attaché au baron par les liens de la reconnaissance... Il m'a promis de me donner une place" convenable.

Cette dernière raison me parut bonne ; j'em- brassai Guillaume et je voulus partir.

Attends, me dit-il, je veux envoyer quelque chose à notre mère.

Il fouilla dans une armoire, mais alors il se souvint que la veille il avait perdu tout son argent au jeu ; il me regarda d'un air cons- terné.

Ne t'inquiète pas, lui dis-je ; depuis dix ans je travaille pour elle. Je lui apporte mon petit avoir; d'ailleurs j'ai des bras vigoureux.

Je partis. Depuis ce temps, je n'ai jamais entendu parler de Guillaume.

Gaétan s'arrêta comme épuisé par ces souvenirs. Tous les assistants gardaient le silence ; le docteur, qui avait écouté attentivement, demanda avec intérêt ;

188 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Quoi, tu n'as pas même su ce qu'était devenu le baron de Y..., le protecteur de ton frère?

Le baron est mort deux ans après mon départ de Paris, reprit Carlotto ; c'est tout ce que j'ai appris. Pour moi, de retour ici, j'ai tâché d'adoucir les derniers jours de notre mère. J'ai bâti cette maison pour elle; j'ai travaillé avec courage, et, quand elle est morte, la digne femme! elle m'a béni... Mais je n'ai pu oublier mon frère, qui m'a oublié... Malgré son orgueil, je le sais, son cœur était bon, et je l'aime tou- jours... Aussi, quand les petits partent pour Paris, je les réunis autour de moi et je leur dis, comme je vous le dis à vous, mes enfants : « Si vous voulez faire une bonne œuvre, si vous voulez reconnaître les services de Gaétan le marmottier, informez-vous de mon frère... sachez ce qu'il est, ce qu'il fait, il demeure... Celui qui m'appor- tera des nouvelles de Guillaume n'aura pas obligé un ingrat, son père et sa mère ne manqueront

LES DEUX FRÈRES 189

jamais de pain tant que je vivrai. Tout ce que je possède, mon temps, mon travail lui appartien- dront jusqu'à la fin de mes jours... »

Gaëtan, Gaëtan, nous vous en rapporterons ! s'écrièrent les petits Savoyards avec enthou- siasme.

Vous serez donc plus heureux que vos aînés ! répliqua le guide en soupirant.

Le docteur était pensif; il s'approcha du chasseur et lui dit d'un ton ému :

Il n'est pas étonnant, Carlotto, que ceux que tu as chargé de recueillir des renseignements au sujet de ton frère aient échoué. Obscurs, sans crédit, ignorant pour la plupart nos lois et nos usages, il a leur être difficile d'approfondir les affaires d'une grande famille parisienne. Mais moi peut-être pourrais-je te servir plus effficace- ment. J'ai entendu vaguement parler du baron de y***; d'ici à peu de jours, je compte écrire à Paris, et je recevrai sans doute des nouvelles certaines.

190 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Gaétan secoua la tête.

Beaucoup de voyageurs à qui j'ai, conté mes chagrins na'ont fait les mêmes promesses .

Je serai plus heureux et surtout plus zélé... Tu le verras, nous retrouverons ton frère.

Oh I il est heureux sans doute 1 s'écria Garlotto ; le baron lui a laissé certainement une fortune en mourant... et Guillaume, s'aban- donnant à ses goûts, ne se sera pas souvenu de sa famille. Oh ! oui, j'en suis sûr, il est riche, heureux, honoré...

Quelques coups frappés discrètement à la porte de la cabane lui coupèrent la parole. Un des assistants ouvrit ; un inconnu, dont l'obscurité ne permettait pas de distinguer les traits, parut sur le seuil.

Est-ce ici que demeure Gaétan Garlotto, le guide au mont Genis? demanda-l-on d'une voix faible et traînante.

G'est moi ; que me veut-on?

LES DEUX FRÈRES 191

Donnez ^hospitalité à un voyageur fatigué, et vous aurez des nouvelles de votre frère Guil- laume.

Gaétan poussa un cri de joie et s'élança vers la porte en écartant ceux qui se trouvaient sur son passage ; il prit l'inconnu dans ses bras et l'en- traîna vers la partie éclairée de la cabane.

La taille du voyageur était haute et droite, mais frêle, efflanquée, sans vigueur. Ses vête- ments, qui rappelaient ceux de la classe moyenne en France, étaient vieux et déchirés. Sa figure avait être belle ; mais quoiqu'il parût à peine âgé de trente-six ans, elle était déjà flétrie, sans caractère et sans expression. Ses formes grêles, son apparence chétive, son regard terne contras- taient avec la physionomie brune et rude, les membres robustes, le regard de feu de Gaétan ; et cependant ces deux hommes appartenaient évidemment à un même type qui, chez l'un, s'é- tait conservé sans altération, saillant, fortement accusé, qui, chez l'autre, avait ^été lentement

192 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

effacé par une action étrangère. Il y avait sans cloute aussi autre chose entre eux qu'une ressem- blance physique, car Gaétan, après avoir exa- miné le voN^ageur à la lueur de la lampe, se mit à trembler comme la feuille au vent.

Qui êtes-vous? qui êtes-vous ? demanda-t-il d'une voix étouffée.

Qu'importe mon nom, si je suis pauvre et fatigué?

Tu es mon frère Guillaume ! s'écria Gaétan en se jetant dans ses bras.

Guillaume ! répéta la foule ébahie.

Guillaume î pensa le docteur en examinant le nouveau venu; hein! j'ai vu cette^ figure-là quelque part.

Il appuya sa main sur son front pour concentrer ses souvenirs. Les deux Carlotto s'embrassaient, pleuraient et ne pouvaient parler. Gaétan, le premier, s'arracha des bras qui l'étreignaient, et dit à ses hôtes en leur montrant son frère :

Le voilà, mes amis, le voilà celui dont je

LES DEUX FRÈRES 193

VOUS ai parlé si souvent le soir auprès du foyer! Je prononçais son nom comme le nom d'un saint au moment de mes plus grands périls, je l'appe- lais comme un ange gardien devant le lit funèbre de notre mère... Il vient enfin, après s'être long- temps fait attendre, mais il ne me quittera plus. Guillaume répondit de sa voix brisée :

Non, je ne te quitterai plus, Gaétan. S'il y a une place dans ta cabane pour un homme sans asile, s'il y a du travail pour un malhaureux condamné à vivre du travail de ses mains... je ne te quitterai plus.

Le chasseur jeta un regard rapide sur l'équi- page misérable de Guillaume.

Frère, dit-il, la fortune a donc changé pour toi?

Guillaume laissa tomber sa tète sur sa poi trine.

Ecoute , reprit Gaétan d'un ton rude, celte bicoque que j'ai bâlie moi-même pour servir

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194 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

d'asile à notre mère, nous la partagerons... Cette peau d'ours que j'ai enlevée moi-même à l'animal sauvage après l'avoir abattu d'un coup de ma carabine, te servira de lit. Voici le pain sur cette planche... mes économies sont dans ce coffre; tout cela est à toi.

Les deux frères confondirent leurs larmes dans un nouvel embrassement ; puis le guide se tourna vers les montagnards, spectateurs bienveillants mais silencieux de cette scène touchante, et il leur dit en leur faisant un signe de la main pour les congédier :

Adieu, mes amis; nous nous reverrons; et vous, piccoli, ajouta-t-il joyeusement en se tournant vers les enfants, la commission dont je comptais vous charger est maintenant inutile, voilà Guillaume que j'ai tant cherché; partez, mes garçons, et revenez comme lui.

Revenez plus h eureux que lui ! soupira Ouillaume.

Un moment après, les Savoyards étaientsortis

LES DEUX FRÈRES 195

de la cabane; les deux frères croyaient déjà pouvoir se livrer sans témoins à leurs épanchc- ments, quand le docteur D... se leva.

Eh bien, mon guide, dit-il à Gaétan d'un ton embarrassé, tu Tas donc retrouvé, ce frère tant chéri?... Mais je ne sais en vérité si l'on doit t'en féliciter.

Pourquoi cela? demanda Guillaume en re- levant vivement la tète.

Ne me reconnaissez-vous pas? dit le doc- teur à voix basse.

Guillaume l'envisagea et pâlit.

Le docteur D... ! s'écria-t-il involontaire- ment.

Vous, au moment nous nous sommes vus, vous vous appeliez...

Chariot, se hâta d'ajouter Guillaume: on m'avait donné ce nom chez le baron de V..., comme traduction de Carlotto.

Le botaniste fit un mouvement de tète.

196 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Vous le connaissiez donc? s'écria Gaëtanà son tour. Mais, au nom du ciel! Tavez- vous vu, dans quelle circonstance, à quelle époque?

Mais, dans le monde, à Paris, au temps de mon bonheur, répliqua Guillaume avec volubi- lité.

Le docteur sembla près de laisser échapper un aveu; un regard menaçant lui ferma la boache.

Gaétan, dit-il avec précipitation, je vais re- joindre ces braves gens qui retournent à Lans-le- Bourg. Demain, tu le sais, je traverserai le mont Genis pour me rendre à Tarin, et je ne revien- drai que dans quinze jours... j'aurai alors besoin de tes services... Ainsi, demain matin, au lever du soleil, je t'attendrai au Lion d'Or, et, tout en marchant, nous parlerons de choses... impor- tantes. ^

De choses importantes? répéta le guide.

Le botaniste jeta un nouveau coup d'oeil sur

LES DEUX FRÈRES 197

Guillaume, dont le front était convulsivement plissé.

Ehl oui, reprit-il en riant d'un rire forcé; tu me montreras se trouvent ïerigeron unifio- 7'um, IdLpotentilla nivea, et surtout cette scélé- rate de gentiana minima.

Et il sortit rapidement.

Après son départ, les deux Garlotto gardèrent un silence pénible. Guillaume avait peine à se remettre de son trouble, causé par la présence inattendue du docteur D... Gaétan réfléchissait aux mystérieuses paroles échangées entre son frère et le voyageur. Cependant, plus maître de lui, il cacha sa préoccupation, s'assit à côté de Guillaume, et lui dit avec tristesse :

Frère, tu ne m'as pas conté comment tes belles espérances ont été renversées, comment tu es tombé dans un état si misérable.

Il est vrai, tu ne connais que le beau côté de mon histoire, écoute le reste. Cette éducation qui t'a ébloui, était impuissante à me donner un

198 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

rang honorable dans la société; cette fortune dont j'avais les dehors brillants n'avait rien de fixe, de durable. Le baron en mourant ne m'a légué qu'une somme très modique... Je me suis trouvé sans moyens d'existence, avec l'habitude de l'oisiveté, des besoins de luxe et des goûts de dé- pense... Tous les bienfait<s que j'avais reçus se sont tournés contre moi; j'ai eu de longues, de cruelles épreuves à traverser...

Il fallait revenir ici.

Tu connais mon orgueil, Gaétan; j'aimais mieux traîner ma misère loin de vous, au milieu d'une foule indifférente, que de donner à mes compatriotes le spectacle d'un homme élevé à la ville et réduit à vivre du travail de ses mains. Après avoir dissipé ce que je devais à la gé- nérosité du baron, me trouvant sans amis, sans protecteurs, repoussé par la famille de mon bienfaiteur, je tombai de chute en chute jusqu'aux derniers degrés de la pauvreté... Cette civilisation qui m'avait pris enfant montagnard,

LES DEUX FRÈRES 199

simple, joyeux, plein de force et de courage, m'a rejeté loin d'elle éners'é, épuisé, déshonoré...

Déshonoré ! que veux-tu dire ?

Gaétan, pendant que tu faisais de beaux rêves sur la haute position de ton frère... moi j'étais valet. Voilà devait aboutir cette édu- cation bâtarde, cette opulence trompeuse!

Et il répéta, en jetant un regard oblique et rapide sur le chasseur :

J'ai été valet.

Valet ! dit Gaétan en se levant vivement, c'est un malheur; mais, frère, le crime seul déshonore.

Guillaume garda un morne silence. Le guide reprit avec un sourire de satisfaction profonde :

Je comprends tout; c'était cela que voulait te reprocher le docteur, quand il disait d'un ton méprisant qu'il t'avait connu dans d'autres temps et sous un autre nom. Frère, pardonne-moi; ce médecin des prisons m'avait donné des soupçons dont je rougis... Oh! non, un montagnard per-

200 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

verti n'oserait pas, ne voudrait pas revenir dans son pays natal pour faire honte à sa famille, pour se voir renier de ses compatriotes!... Guillaume, pardonne-moi ma mauvaise pensée.

Guillaume tourna la tête et dit, avec un accent d'inexprimable angoisse :

Oh ! Gaëtan, Gaétan, tu as été bien heureux, toi... tu n'as eu à souffrir que la faim, le froid et la misère !

III

TERREURS

Le lendemain matin, au lever du jour, on faisait des préparatifs de départ à l'auberge du Lion d'Or. C'était le moment favorable pour commencer la longue et fatigante ascension du mont Cenis. Le soleil, en se levant, illuminait les uns après les autres les pics de neige et les glaciers des Alpes. Une brise piquante chassait du fond des gorges les brouillards qui s'y étaient assemblés pendant la nuit ; les cornets des pâtres appelaient les troupeaux aux pâturages; des

202 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

coups de fusil lointains, répercutés par les échos, annonçaient que déjà les chasseur de cha- mois étaient à l'affût. Enfin, les postillons et conducteurspromettaientjoyeusementaux voya- geurs réunis autour d'eux une traversée heu- reuse, car le mont Cenis n'avait pas à son som- met ce couronnement de vapeurs blanches qui présage la tourmente pour la journée.

Le docteur D..., en habit de voyage, une cas- quette fourrée d'astracan, frileusement enfoncée s'ir sa tête, regardait d'une fenêtre le spectacle animé que présentait la cour de l'hôtel. Deux ou trois chaises de poste étaient prêtes à partir; le claquement des fouets, les hennissements des chevaux, les cris des voyageurs et des guides, formaient un bruyant tumulte. Le docteur obser- vait plus particulièrement un petit mulet au pied sûr, à l'œil éveillé, sur le dos duquel un domes- tique delà maison attachait solidement quelques bagages. On eût compris facilement la cause de cetintérêt soutenu en remarquant que la charge

TERREURS 203

du vigoureux animal se composait presque uni- quement de planchettes légères qui contenaient des plantes desséchées; le botaniste surveillait l'emballement de ses herbiers, l'avare veillait sur son trésor.

Cependant le docteur avait donné déjà des signes d'impatience, et plusieurs fois de pauvres gens en haillons, qui encombraient la cour de l'hôtel, attendant une occasion de gagner quel- ques sous, lui avaient demandé poliment, en ôtant leurs bonnets :

Avez-vous besoin de nos services, mon- sieur?

Le docteur avait répondu par des interjec- tions brusques en signe de refus, et d'autres montagnards avaient dit avec colère :

Taisez-vous donc, vous autres; ne recon- naissez-vous pas le voyageur de M. Gaétan ?

Tous s'étaient éloignés à ce nom vénéré, comme indignes de remplacer le brave chasseur de mar- mottes.

'204 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Cependant mo?isieur Gaétan, comme on appe- lait Carlotto, ne paraissait pas. Depuis longtemps les jeunes émigrants, qui allaient en France, étaient passés avec leurs pères silencieux et leurs mères éplorées; les chaises de poste se mettaient en route, le petit mulet s'agitait dans la cour, aspirant à pleins naseaux l'air parfumé des mon- tagnes. Tout était prêt pour le départ; la note de l'hôte avait été acquittée, le hon docteur avait bu son verre de rhum et pris en main son bâton de voyage, mais le guide ne se montrait pas.

diable peut-il être? disait le savant avec colère en se promenant dans sa chambre; jamais jusqu'ici il ne m'a fait éprouver de retard I C'est son frère sans doute qui le retient... ce mauvais garnement de frère qu'il ne connaît pas, mais que je lui ferai connaître, moil... Cependant, peut-être serait-ce mal d'enlever à un brave homme la plus chère illusion de sa vie...

TERREURS 205

Bonjour, monsieur le docteur, murmura- t-on timidement derrière lui.

D... se retourna vivement et aperçut Guillaume Carlotto couvert du manteau que Gaétan portait d'ordinaire dans ses courses.

Ah ! c'est toi, le Piémontais, dit-il d'un ton méprisant; est ton frère ?

Monsieur le docteur, je l'ai prié d'aller à Termignon chercher mon petit bagage, que j'ai laissé hier dans une auberge, ne pouvant payer ma dépense ; ce paquet contient mes papiers, mes effets...

Dis plutôt que tu as choisi ce prétexte pour empêcher Gaétan de se trouver avec moi. Tu craignais sans doute que je lui apprisse je t'ai connu, ce que tu étais....

Au nom de Dieu, parlez plus bas ! murmura Guillaume en tombant à ses genoux.

Ah 1 tu as cru par cette ruse cacher ton ignoble secret? reprit le docteur avec colère ; tu t'es trompé, vois-tu. Il est bon que l'on soit ici en

206 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

garde contre toi; on saura qu'après avoir été domestique, vagabond, tu as passé quatre ans en prison, je t'ai soigné dans plusieurs mala- dies... Ton simple et honnête homme de frère apprendra combien a été salie cette main qu'il a pressée. Je me croirais coupable si je ne préve- nais par mes aveux quelque nouveau crime de ta part... Les voleurs, m'a-t-on dit, ne sont pas bien venus chez les Savoyards î

Guillaume resta un moment comme écrasé sous le poids de ces reproches et de ces menaces ; puis, toujours agenouillé, redressant sa taille maigre et osseuse, il tendit ses mains jointes vers le docteur.

Ne soyez pas trop sévère! dit-il d'un ton suppliant ; il y a de la fatalité dans mon histoire. Mes fautes ne doivent pas être imputées à moi seul. J'étais bon comme mon frère ; si j'étais resté près de lui je serais peut-être ce qu'il est aujourd'hui ; mais une éducation avortée n'a développé en moi que les mauvais instincts : on

TERllEURS 207

m'a donné d'impérieux besoins qui ne pouvaient être satisfaits. La lutte a été longue, monsieur, entre la misère et le crime... J'ai souffert long- temps, mais j'ai été vaincu... Aujourd'hui j'ai dit adieu à cette société égoïste et avare qui m'a perverti ; j'ai voulu jeter un voile sur le passé, recommencer ma vie. Je reviens au village je suis pour me purifier par les saintes affections de famille, parle repentir... Monsieur le docteur, permettez-moi d'accomplir ces bonnes résolu- tions ; gardez mon secret, je vous en supplie. Songez au désespoir de mon frère, à la colère de mes compatriotes... ils m'accuseront d'avoir souillé leur antique réputation de probité. Ayez pitié de Gaétan, de moi-même... ceseraunebonne action !

Le docteur était un de ces hommes à prin- cipes rigoureux, qui ne reculent jamais devant l'accomplissement d'un devoir. Il était ému, mais il ne voulut rien laisser paraître de son émotion. Il reprit donc avec un accent de dureté :

208 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

J'ai le droit de douter de ta sincérité : avec notre excellent et philantrophique système de correction, on sort des prisons plus corrompu encore qu'on y est rentré... Quelle garantie don- neras-tu de ton repentir?

Oh ! croyez-en mes larmes à la vue de mon frère, s'écria Guillaume avec entraînement ; croyez-en ma douleur en me retrouvant au milieu de ces hommes probes et laborieux dont le souvenir ne s'est jamais effacé de mon cœur î Je le sens, le spectacle de leur misère si coura- geusement supportée me donnera de l'ardeur au bien... Permettez-moi donc d'essayer de cette existence humble et obscure.

Il est bien tard pour changer de vie ! dit le docteur avec un air de doute, et si tu commettais quelque nouveau crime ?... Non, je ne puis gar- der un pareil secret.

Guillaume se leva et se dressa de toute sa hau- teur.

Pourquoi pas ? dit -il d'une voix sombre.

TERREURS 209

L'honnête savant laissa tomber sa tabatière qu'il tenait en ce moment. L'accent de Guillaume l'avait épouvanté. La prière l'avait trouvé impas- sible ; il hésita devant la menace.

Allons, allons, reprit-il avec une tranquillité affectée, je ne veux pas te pousser au désespoir. Tu le sais, je pars à l'instant pour Turin ; dans quinze jours je serai de retour ici : c'est tout le temps nécessaire pour recevoir une réponse de Paris. Si les renseignements que je vais deman- der sont en ta faveur, je te promets le silence, sinon...

Il me faut votre silence... dans tous les cas !

Misérable! s'écria le docteur.

Qui insulte mon frère! dit une voix grave et irritée.

Les deux interlocuteurs [tressaillirent : C'était Gaëlan qui venait d'entrer ; il tenait à la main un petit paquet, qu'il laissa'tomber en s'appro- chant de Guillaume.

14

210 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Frère, lui dit-il d'un ton brusque en le regardant en face, est-ce Tusage dans les villes tu as vécu de se laisser dire de semblables injures sans y répondre ?

Guillaume resta muet.

Si vous saviez... s'écria le docteur.

Silence ! reprit Gaétan ; eh bien, quand mon frère aurait été réduit par la misère à servir un maître, quand il se serait dégradé à prendre une livrée pour avoir du pain, est-ce à vous qu'il doit compte de son malheur?

Le botaniste secoua ^la tête comme pour faire entendre que la domesticité n'était pas une dégradation à ses yeux, mais un geste vif et énergique de Guillaume l'arrêta encore.

Ce sont ses affaires ! dit-il en se préparant à partir.

Gaétan alla ramasser le paquet et le remit à Guillaume.

Je suis venu en toute hâte de Termignon

TERREURS 211

pour tenir ma promesse à ce voyageur... Vtâci tes effets ; ce soir nous nous rejoindrons. Puis il ajouta, en se tournant vers le savant :

Je vous attends.

Le docteur prit son bâton de voyage et le sui- vit.

Je vous accompagnerai, s'écria Guillaume avec empressement.

Frère, tu étais si fatigué ce matin que tu ne pouvais, disais-tu, faire un pas hors de la ca- bane î

Gaétan, je suis impatient de revoir les lieux que nous avons parcourus ensemble dans notre enfance... j'ai oublié ma fatigue.

La vie est longue, et tu dois la passer désor- mais tout entière ici ; nous aurons du temps pour' parcourir les montagnes.

Gaétan, je voulais, après une si longue a'usence, me trouver le plus longtemps possible auprès de toi.

212 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Hypocrite ! murmura le docteur.

Mais Gaétan serra vivement la main de son frère en répétant :

A ce soir.

Comme ils descendaient Tescalier, Guillaume trouva un moment pour glisser à l'oreille du docteur :

Un homme perdu et désespéré peut tout pour se venger.

Le botaniste, intimidé, se rapprocha du guide. Bientôt ils se mirent en route, précédés par le petit mulet qui avait pris seul et gaillarde- ment le chemin de la montagne en faisant sonner ses grelots. Guillaume les accompagna jusqu'à la cabane ; là, Gaétan le congédia de nouveau par un signe amical, et les voyageurs poursuivirent leur chemin.

Mais Guillaume, au lieu de rentrer, les suivit des yeux avec anxiété. Gaétan marchait quel- ques pas en avant du docteur, occupé à herbo- riser le long de la grande route, l'un et l'autre

TERREURS 213

se retournaient fréquemment ; ce regard toujours fixé sur eux semblait leur causer une sorte de malaise. Guillaume grimpa avec effort sur le rocher qui la veille avait servi d'observatoire à Janvier ; les voyageurs, qu'il avait perdus de vue, se montrèrent de nouveau à une rampe ; ils étaient toujours à la même distance Tun de l'autre. Enfin, ils devinrent comme des points noirs dans l'éloignement, et disparurent tout à fait derrière un rideau de sapins.

Alors Guillaume se laissa tomber sur la bru- yère sèche dont le rocher était couvert, et il murmura :

Il a peur ; j'ai quinze jours à moi !

Le soir, quand Gaétan, épuisé de fatigue, re- vint à la cabane, il trouva son frère disposant sur la table le pain, l'eau et le morceau de cha- mois qui devaient composer tout le repas, car on buvait seulement du vin aux grandes fêtes, ou dans les occasions solennelles comme celle de la veille. Le guide, après avoir touché la main de

214 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

son frère, s'assit sur un escabeau, et se mit à souper en silence. Guillaume l'observait à la dé- robée.

Eh bien, ce voyageur? demanda-t-il enfin.

Il est à l'hospice du mont Cenis.

Il ne t'a rien dit?

Rien.

Il y eut un nouveau silence. Gaétan remarqua enfin que Guillaume ne prenait pas de nourri- ture.

Tu ne manges pas ? lui dit-il ; n'est-ce pas que ce pain est dur et bien noir, cette eau bien fade, ce repas bien frugal? Comment pourras-tu supporter un semblable ordinaire, toi habitué aux mets savoureux, aux boissons fortifiantes? Et quand on songe, frère, que les criminels en France sont mieux nourris, mieux vêtus, mieux logés que nous !

L'autre frémit et son regard alla chercher la pensée du chasseur jusqu'au fond de l'âme. Aucun sentiment ne se trahit sur la figure de

TERREURS 215

Gaétan ; il reprit avec indifférence, en avalant une gorgée d'eau dans sa coupe de bois :

Comme tu le disais hier, Guillaume, heureux ceux qui n'ont à souÊfrir que de la faim, du froid et de la misère !

Il sait tout ! pensa Guillaume ; comment ne m'a-t-il pas encore tué ou chassé de cette chau- mière où ma mère est morte?

IV

L AVALANCHE

Guillaume Garlotto, comme on a pu le voir^ n'était pas radicalement mauvais. Ses erreurs, ses crimes même tenaient surtout au milieu social il avait vécu jusque-là. A Paris, dans une sphère d'oisiveté, de luxe et de vices, le Savoyard perverti eût été exposé peut-être aux rechutes coupables ; mais à Lans-le-Bourg, dans les gorges du Genis, au milieu de ces souvenirs d'enfance, de ces montagnards pauvres, igno- rants, demi-nus, à côté de ce frère si simple et si grand à la fois, une révolution pouvait s'opérer

218 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

dans ses idées et dans sa conduite. Il ne fallait donc pas désespérer de lui si, au moment son âme, naturellement droite, livrait, bataille à des habitudes mauvaises, une terrible révélation ne venait le rejeter violemment dans le mal.

C'était sans doute la possibilité d'une telle conversion qui avait décidé Gaétan à garder le silence sur les aveux du docteur, si toutefois le docteur avait fait des aveux, car rien encore ne confirmait positivement les soupçons de Guil- laume. Les manières du chasseur étaient affec- tueuses, quoique réservées. Jamais d'aigreur dans ses paroles, jamais d'allusion à un passé funeste. Son frère lui tenait compte de celte discrétion, et par un consentement tacite, ils ne se questionnaient jamais l'un l'autre sur leurs espérances ou leurs craintes. Cependant, ils voyaient approcher avec un intérêt égal le jour prescrit pour le retour du docteur. Guillaume devenait sombre, inquiet, Gaétan mystérieux, observateur.

l'avalanche 219

Les deux Carlotto passèrent ainsi les premiers temps de leur réunion. Guillaume n'avait pas encore choisi d'occupation fixe. Une carabine sur l'épaule, il suivait Gaétan dans ses excursions et essayait de surprendre les chamois, sur les rochers, tandis que son frère s'occupait de tendre ses trappes autour des tanières à marmottes.

A quoi te sert cette arme ? disait Gaëtan avec un sourire soupçonneux quand il le voyait revenir toujours le carnier vide.

J'exerce mes forces, répondit Guillaume ; je veux pouvoir te remplacer au besoin.

Cependant les quinze jours fixés par le voya- geur s'écoulèrent. On était au commencement de novembre, et l'hiver est précoce au mont Cenis ; la neige couvrait déjà la montagne tout entière ; . le passage devenait de jour en jour plus diffi- cile.

Il aura pris le chemin du Simplon, se disait le guide à lui-même : il m'avait pourtant bien promis de revenir de ce côté!

220 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Il ne reviendra pas! pensait Guillaume, dont le cœur battait de joie à cette idée.

Alors, la barrière invisible qui existait entre les deux frères s'abaissa peu à peu. Us commencèrent à se regarder moins et à se parler davantage; quelquefois ils se serraient la main et souriaient sans aucun motif apparent. Guillaume, dans les premiers jours de son arrivée, avait semblé fuir la société des gens du village ; il se rapprocha d'eux, et parvint à se concilier rapidement leur affection par sa douceur et son affabilité. A mesure que le temps s'écoulait, la confiance augmentait entre les deux Garlotto ; leur som- meil était plus plaisible, leurs fronts étaient plus sereins.

Le vingt-cinquième jour environ après le départ du docteur, un brouillard humide se répandait sur le Cenis. Une neige abondante était tombée pendant la nuit, et un vent tiède soufflait par rafales. La surface blanche de la montagne et les teintes pâles du brouillard se confondaient si

l'avalanche 221

bien que, dans un horizon rapproché, il était impossible de reconnaître la hgne de démarca- tion entre la terre et le ciel. Quelques troupeaux d'oiseaux noirs et voraces, fouettant l'air de leurs ailes pesantes, poussaient des cris rauques et lugubres. Çà et là, au miheu de cette mer phos- phorescente de vapeurs , des vapeurs plus épaisses se glissaient lentement et assombrissaient l'atmosphère.

Le matin, quand Gaétan parut sur le seuil de la porte, il jeta un regard exercé autour de lui:

Guillaume, dit-il gaiement, voilà un bon temps pour la chasse aux marmottes. L'air est doux ; elles sortiront de leurs terriers... Cepen- dant, ajouta-t-il en hochant la tête, il y aura sûrement des avalanches dans la journée... ne nous écartons pas trop de la maison !

Il prit le sac de cuir il enfermait son gibier; Guillaume s'empara de la carabine, et, munis de

222 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

.provisions pour la journée, ils commencèrent à gravir la montagne.

Bientôt ils arrivèrent au versant de la Ramasse ; c'était qu'autrefois de hardis voyageurs, s'a- bandonnant sur la pente du terrain, dans un fragile traîneau dirigé par un seul homme, par- couraient en quelques minutes l'espace compris entre la Grand'Groix, point culminant du Genis> et Lans-le-Bourg, c'est-à-dire plusieurs lieues perpendiculaires. Cet endroit, près duquel passe la route, était bien connu de Gaétan, à cause des terriers dont il est rempli. Gomme les deux frères s'en approchaient, un sifflement aigu, rapide, se fit entendre à quelque distance.

Bon ! la sentinelle des marmottes vient de donner Talarme, dit Gaétan en s'arrètant tout à coup; je savais bien que ce temps les ferait sortir, les frileuses! Sûrementje vais trouver dans mes trappes de quoi contenter ce pauvre petit Paolo, qui a tant pleuré en voyant partir les autres... Je n'aime pourtant pas ce brouillard,

l'avalanche 223

ajouta-t-i) en cherchant à percer du regard la masse des vapeurs accumulées autour de lui ; il y a au-dessus la Ramasse un amas de neige qui pourra nous jouer un mauvais tour... Frère, ne me quitte pas ; certainement d'ici à une heure une avalanche tombera de ce côté.

Tu crois, Gaétan? Mais alors il y a du dan- ger pour les voyageurs, qui se trouvent sur la route 1

Oh ! par un temps pareil, personne n'aura osé traverser la montagne ; des Français seuls seraient assez téméraires...

Eh bien, dit Guillaume, je vais commencer mon apprentissage de guide en montant là-bas sur le rocher Rouge, et si je vois du danger pour les voyageurs, je courrai à leur secours. D'ail- leurs, je pourrai, à défaut de chamois, tirer quelque lagopède pour notre souper ; je ne suis pas aussi maladroit que tu le penses.

Gaétan se contenta de lui montrer le versant couvert de neige en répétant :

224 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Veille de ce côté.

Ils se séparèrent ; Guillaume descendit rapide- ment vers le grand chemin en préparant sa cara- bine, et Gaétan s'engagea au milieu des ro- chers.

Pauvre Guillaume ! murmurait-il, il n'aime guère à s'éloigner de la route, lui! Ses pieds ne sont pas encore endurcis aux aspérités du roc et de la glace ! Il est décidément plein de bonne volonté ; et moi qui le croyais capable... Maudit voya- geur ! qu'avais-je besoin de ses confidences !

Il marchait avec vitesse, comme pour échapper à une pensée pénible, et il arriva bientôt à l'en- droit où il avait tendu ses trappes la veille. Deux marmottes frétillaient dans les pièges à demi couverts de mousse.

Voilà qui est bien, dit-il en regardant sa proie.

Il tira de son sac deux petites muselières pour ses captives.

De belles bêtes, ma foi ! ajouta-t-iJ en les

L AVALANXHE ^ 225

examinant avec admiration ; elles ont déjà leurs fourrures d'hiver... Allons, Paolo sera bien heu- reux I II pourra partir dans quelques jours avec les enfants de Termignon, qui se rendent aussi à Paris ; et, dans six mois, il rapportera quelques écus à sa pauvre mère... car il reviendra, lui; il ne restera pas dans la grande ville, il ne sera pas riche et savant... Il n'ira pas en prison I Il s'interrompit de nouveau avec impatience : Cette idée ne me quittera donc pas ? eh bien! quand Guillaume aurait été en prison? N'a-t-on pas voulu m'y conduire, moi, lorsque j'étais petit ramoneur à Paris, un soir que, mou- rant de faim et de froid, j'étais tombé près d'une borne sans pouvoir regagner ma demeure ? Peut- être en était-il de même de Guillaume; après tout, le docteur n'a pu affirmer positivement que ce fût pour... un crime. Il paraissait avoir peur, le docteur... A son retour, il devait me donner des renseignements positif»?, et il ne revient pas I... Il s'est trompé... oui, il s'est trompé.

15

226 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Il soupira et se mit à museler les deux mar- mottes, qui résistaient de tout leur pouvoir. Il était encore occupé de ce soin, quand un bruit sourd et lointain se fit entendre comme le gron- dement du tonnerre. Gaétan tressaillit, laissa tomber ses captives, et se blottit avec rapidité sous une rocbe voisine.

On ne 'pouvait encore rien distinguer à tra- vers le brouillard, mais la montagne tremblait sous des coups répétés, comme une immense enclume sous le marteau jd'un géant. Le bruit se rapprochait de plus en plus au-dessus de la^tête du Savoyard Jl'air refoulé avec violence. empor- tait avec lui de grands lambeaux de nuages. Enfin une masse de jieige roula en ^bondissant vers la vallée, à quelque distance du] chasseur, laissant après elle une longue -traînée y^lanche. Puis le tremblement de terre s'arrêta, le craquement des sapins et des rhododendrons arrachés par l'a- valanche, le^,fracas ^ des [rochers emportés pêle- mêle, cessèrent tout à coup, pour faire place

L AVALANCHE 227

au silence morne du désert : le fléau était passé.

Alors Gaétan s'élança de sa retraite et se mit à examiner la marche de l'avalanche. Elle avait comblé en partie un abîme profond de l'autre côté de la route, dans la direction qu'avait prise son frère.

Un frisson parcourut les membres du marmot- tier. Il porta sa main à sa bouche et poussa un cri puissant qui se prolongea d'écho en écho à plusieurs lieues à la ronde. Personne ne répon- dit; une bande de chamois effrayés passa à quel- ques pas du chasseur sans qu'il regrettât sa ca- rabine.

Guillaume! Guillaume 1 s'écria-t-il de toute la force de sa voix.

Un coup de feu retentit dans le lointain. Gaétan tomba à genoux pour remercier Dieu. Une seule arme avait pu rendre un pareil son, et cette arme était entre les mains de son frère.

Il est sauvé I murmura-t-il.

Ensuite il songea que peut-ètre]ce coup de feu

228 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

était un signal de détresse. Il se releva vive- ment, et s'orienta d'après la légère fumée bleue produite par l'explosion. Il courait sur les dé- bris encore mobiles de Tavalanche avec la lé- gèreté de la perdrix blanche qui fréquente ces montagnes. De temps en temps il poussait son cri d'appel; mais il ne recevait plus de réponse. Enfin il arriva à la roche Rouge et la gravit avec agilité.

]. EXPIATION

Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, la campagne était déserte ; seulement, à quelques centaines de pieds au-dessous de Gaétan, sur le chemin traversé en cet endroit par le courant de neige, et au bord du précipice l'avalanche s'é- tait engloutie, l'honnête montagaard aperçut un petit groupe dont l'aspect l'épouvanta. II passa sa main sur ses yeux, comme s'il était en proie à quelque terrible illusion; puis il resta sans force pour avancer, sans voix pour se faire entendre.

230 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Guillaume avait laissé tomber sa carabine ; àsespiedsgisait un voyageur assassiné, et il fouil- lait ,'dans les poches du mort avec un horrible sang-froid. Un peu plus loin, un mulet tout sellé et bridé se tenait immobile devant le mur de glace qui traversait la route.

Guillaume ! assassin ! s'écria Gaétan tou- jours cloué à sa place par une force invisible.

Son frère ne tourna pas la tète, quoiqu'il dût l'avoirentendu. Ilcontinua de fouiller les poches du mort, et fîiiil par en tirer un papier qu'il examina rapidement. Puis tout à coup saisissant le cadavre, il le précipita dans l'abîme comme pour faire croire qu'il avait été emporté par l'a- valanche.

Infâme! s'écria Gaétan en s'agitant sur son rocher.

Il venait de reconnaître dans le voyageur assassiné le docteur D...

Guillaume ne répondit pas cette fois plus que la première. Il s'approchadu mulet sans défiance,

I

l'expiation 231

le prit par la bride, le conduisit sur le bord du précipice; puis, s'emparant tout à coup d'un des pieds de derrière de l'animal, il poussa vivement sa croupe avec l'épaule, pour lui faire perdre l'équilibre. Le mulet surpris voulut résister, se débattit un moment, mais l'élan était donné, il trébucha, poussa un lugubre hennissement et roula dans la crevasse profonde son maître avait disparu. Alors Guillaume jeta un regard calme du côté de son frère, et s'assit sur le bord du chemin comme pour l'attendre.

Le charme qui semblait attacher Gaétan à la même place fut rompu. 11 se laissa glisser sur la penie du rocher, tomba à côté de Guil- laume, se releva tout meurtri, tout 'SOuillé de neige et de boue, s'empara de la carabine restée à terre, et revint sur Guillaume en lui disant d'une voix rauque :

Fais ta prière, tu es jugé !

Guillaume se leva de même et montra son

232 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

visage pâle, ses yeux hagards, ses vêtements tachés de sang.

Je savais bien que tu viendrais à l'appel du coup de feu, dit-il avec une tranquillité eff ray ante ; avant d'achever ce qu'il me reste à faire, j'avais encore quelques mots à te dire.

Et moi je n'ai rien à entendre! reprit Gaétan en levant la crosse de sa carabine sur la tête du meurtrier.

Il faut pourtant que tu m'écoutes, dit Guil- laume avec autorité. Frère, par le souvenir de notre mère, laisse-moi parler... Ne crains pas que je veuille fuir ; tu le vois bien, je suis à toi!

Le chasseur abaissa lentement son arme. Guillaume lui désigna une place sur une pierre et s'assit lui-même. Puis il se tourna par une sortede mouvement convulsif,et dit en désignant le précipice :

N'est-ce pas, frère, qu'il t'avait tout conté? -- Oui.

L EXPIATION 233

Il t'avait appris que dans des villes j'avais été emprisonné, déshonoré, flétri... il avait rai- son, car c'était vrai. Mais tu doutais encore, toi ; tu n'avaispasvoulu me condamner sans preuves, et les preuves existaient... Ces preuves, cet homme venait te les apporter... Je te connais... tu n'aurais pu maîtriser ton indignation, tu m'aurais chassé^ tu aurais divulgué ma honte, et le nom de Garlotto eût été entaché d'infamie pour toujours...

Aucune émotion ne se trahit sur le visage du chasseur; il voulut se lever en demandant d'une voix sombre :

Est-ce tout?

Patience! comme tu l'as dit, je suis jugé, condamné, et par ma conscience avant toi... Si je n'avais voulu mourir, t'aurais-je attendu ?

Il reprit d'un ton grave et accentué :

S'il s'était agi de moi seul, Gaétan, de moi, qui, après une vie criminelle, venais cacher ma honte dans ces solitudes, de moi qui mettais mes

234 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

fautes sous la sauvegarde de ta réputation pure et sans tache, je te le jure, cet homme aurait vécu. J'ai horreur du sang : quand j'ai vu ce malheureux au bout de ma carabine, j'ai senti mon cœur se glacer... Mais sais-tu ce que le docteur allait t'apprendre?sai5-tuce qui demain aurait été la nouvelle de tout le pays?

Il ouvrit la lettre trouvée dans les poches de

la victime; il s'en échappa une petite plante

desséchée. Guillaume sourit avec amertume à la

vue du frivole dépôt confié par le botaniste à ce

papier fatal.

Cette lettre, reprit-il, est du directeur de la prison j'ai souffert si longtemps. Elle apprend au docteur que je me suis évadé avant l'expira- tion de ma peine ; que depuis cette évasion, au lieu d'être corrigé par les terribles châtiments de la justicehumaine,j'aiété accusé de nouveaux

vols, de nouveaux méfaits... Gaétan se recula avec horreur.

Oh! frère, pardonne-moi! s'écria Guillaume

LEXPIATION -235

dans un sombre désespoir; si tu savais les larmes que j'ai versées, les mortelles angoisses que j'ai éprouvées dans mon cachot! La pensée de mon pays, de mon enfance, de ma famille s'était réveillée dans mon cœur ; Tair de la pri- son m'étoufTait. Pour la liberté, pour le bonheur de te revoir un seul instant, j'aurais donné mon salut éternel!' Quand j'eus échappé à la captivité, je me trouvai de nouveau sans secours, sans appui, traqué comme une bête fauve, obligé de me cacher à tous les yeux. Il me fallait pourtant les moyens de venir jusqu'ici, d'afficher même un reste d'opulence, car je rougissais, moi qu'on croyait riche et considéré, de reparaître en men- diant dans mon pays natal !... Je prêtai l'oreille aux coupables conseils de quelques misérables ; de faux papiers, des vols dont je ne profitai pas...

La voix de Guillaume s'éteignit dans les san- glots. Le chasseur conservait sa morne impassi*- bilité sans regarder son frère.

236 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Tu sais maintenant la vérité, repri' Gail- laume ; en retrouvant chez toi le docteur D..., j'ai frémi. Il fallait assurer mon secret à tout prix ; j'ai supplié, j'ai menacé; rien n'a réussi auprès de lui, il croyait remplir un devoir d'honnête homme en m'arrachant le masque ... Un moment je me suis cru sauvé ; mon accusa- teur ne revenait pas ; je me suis laissé aller à l'espérance d'une viedouce et tranquille ; j'avais co;içu de si beaux projets pour l'avenir I... Aussi, tout à l'heure, juge de mon effroi quaad je l'ai vu apparaître sur la route, se dirigeant vers le village !... Je me suis approché de lui pour le supplier encore... L'imprudent! il m'a parlé des preuvesqu'il apportait, de l'usage qu'il en voulait faire... Alors j'ai vu d'un coup d'œil ta douleur et ta honte, a loi, que nos pauvres compatriotes appellent le roi de la montagae ; j'ai résolu, quoi qu'il en coûtât, 'de te conserver l'honneur. J'ai regardé le voyageur, il était sans défiance, il menaçait encore... Ma carabine était sur mon

l'expiation 237

épaule, Tavalanche grondait, tout me poussait... personne ne pourra plus te faire rougir!

As-tu fini? demanda Gaétan.

Oui.

Le chasseur se leva et regarda son frère avec des yeux étincelants.

Et tu crois te sauver en feignant la géné- rosité ? Tu crois exciter ma pitié en me rendant complice de ton crime?

Tu ne m'as donc pas compris? dit Guil- laume.

Il prit la lettre, la déchira et en avala les mor- ceaux. Puis il s'avança vers Tabîme le corps du docteur et celui de sa monture avaient été engloutispêle-mèleaveclesdébrisde l'avalanche. Il en sonda avec calme les imm.enses profon- deurs:

Maintenant que ton secret est assuré, c'est mon tour, reprit-il ; demain, quand on trouvera au fond du gouffre tous ces cadavres, on dira en me reconnaissant: (( Voilà un véritable enfant

238 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

du pays; il est mort aux côtés du voyageur qu'il guidait dans la montagne, » et on louera Gaétan Carlotto dans la personne de son frère.

Une lutte violente semblait avoir* lieu dans l'âme de Gaétan; il restait debout, immobile, ap- puyé sur le canon de sa carabine, lesyeux tournés vers la terre.

Je ne te demande pas de me serrer la main avant que je meure, ajouta Guillaume à voix basse, je ne mérite pas cette faveur... je ne te demande même pas de prier pour moi... mais, au nom de notre mère, ne me maudis pas quand j'aurai rejoint ma victime !

Gaétan tressaillit tout à coup, son visage s'en- flamma, ses yeux brillèrent ; il franchit d'un bond l'espace qui le séparait de Guillaume, le prit dans ses bras et s'écria d'une voix solen- nelle :

Frère, tu ne me vaincras pas en générosité; tu t'es fait assassin pour sauver mon nom et celui de notre père, eh bien, moi, je te presserai sur

l'expiation 239

mon cœur, tout couvert que tu es encore du sang innocent I

Us se tinrent un moment embrassés. Enfin Gaétan se dégagea de ces étreintes convulsive?^ se couvrit le visage avec la main, et prononça d'une- voix étouffée ce seul mot :

Va !

Guillaume s'avança de nouveau vers le gouffre, mais cette fois il tremblait. Cet embrassement avait réveillé en lui l'instinct de la vie. Il portait ses regards tantôt vers son frère, tantôt vers les pointes aiguës des rocs et des glaçons qui rem- plissaient la gorge ténébreuse palpitait en- core un cadavre.

Faut-il donc que je meure? murmura-t-il. Tout à l'heure mon parti était pris; mainte- nant... j'ai peur. Frère, nous pourrions être si heureux /

Il attendit une réponse : la large poitrine du chasseur était soulevée Tpar des sanglots. Mais

"240 LE CHASSEUR DE MARMOTTES

Gaétan, sans se retourner, répéta ce mot fatal, qui s'échappa péniblement de ses lèvres :

-Ya!

Guillaume était sur le bord du précipice,

Frère, fdit-il, adieu!... Tu nous couvriras de neige.

Il attendit encore un moment. Gaétan ne le regardait pas, Gaétan restait immobile et muet comme un bloc de granit. Un cri se fit entendre, un bruit sourd retentit dans l'abîme.

Quand Gaétan releva la tète, il était seul.

Il se jeta à genoux et regarda le ciel.

Peu de temps [après, Gaétan Carlotto périt en s'exposant à des dangers presque inévitables pour sauver des voyageurs. En mourant, il pensa sans doute que son malheur était une expiation du crime de son frère. Leur mémoire à tous les deux est en grande vénération chez [les monta- gnards du Cenis. Lorsqu'une bande ;de jeunes émigrants va partir pour Paris, on cite aux pau- vres enfants les deux Carlotto pour modèles; on

J

l'expiation 241

vante également leur probité, leur dévouement, leur attachement au pays: peu s'en faut même que Guillaume, dans l'opinion de ses compa- triotes, ne soit supérieur à son frère...

En Savoie, comme partout, c'est ainsi que juge souvent l'opinion publique !

FIN DU CUASSEUR DE MARMOTTES

TABLE

Lk Mûrier blanc 1

1. La visite de Guingret l

11. La nuit aux mystères 31

III. La visite 69

IV. Les deux insensés 97

V. La réhabilitation 121

Le Chasseur de Marmottes 149

I. L'ovation 149

11. Les deux frères 169

III. Terreurs .' 201

IV. L'avalanche 217

V. L'expiation 229

EMILE COLIN. IMPRIMERIE DE LAGNV

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