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VA
R. P. Marie-Albert MARION, O.r.,
Barrhelier en Théologie, Régent des Étuiles au Collège Dominicain «l'Ottawa.
LE
Problème Scolaire
ÉTUDIÉ DANS SES PRINCIPES
Qux sunt Cxsaris Cxsari, El qux sunl Dei Deo.
DEUXIÈME MILLE
0/ ^ |
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OTTAWA |
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Imprimerie de VOttawa |
Printing |
Co |
1920 |
R. f. Marie-Albert MARION, O.P.,
Bachelier en Théologie, Régent des Études au Collège Dominicain d'Ottawa.
LE
Problème Scolaire
ÉTUDIÉ DANS SES PRINCIPES
Quse sunt Csesaris Cxsari, Et quse sunt Dei Deo.
DEUXIÈME MILLT
OTTAWA
Imprimerie de l'Ottawa Printing Co
1920
Lroils réservés, Canada, 1920
APPROBATIONS
Nous avons lu atteRtivenient le livre du R. 1'. Marie-Albert Marion "Le Problème Scolaire" et nous le jugeons digne d'être imprimé et publié.
A notre Couvent de S. Jean-Baptiste d'Ottawa, en la fête du Très-Saint Rosaire, le 5 octobre 1919.
Fr. Mannes Marion, O.P.,
Lecteur en Théologie.
Fr. Gonzalve Proulx, O.P.,
Lecteur en Théologie.
Irapriini potest :
Fr. Ra>Tiiundus-3.I. Rouleau, O.P.,
Prior Provincialis.
Nihil obstat:
Sylvio CoRBEiL, Pier Censor.
Impriinatur:
fC. H. Gauthier, Arch. Ottawiensis, die 14 januarii 1920.
Lettre du T. R. P. Pègues, O.P.
Maître en S. Théologie et Professeur au Collège Angélique
Rome, 26 juin 1920.
Très Révérend et cher Père,
J'ai lu avec un vif intérêt votre livre sur "Le Problème Scolaire, étudié dans ses principes". Votre conclusion et l'argumentation qui l'appuie m'ont paru conformes aux principes et à la doctrine de St- Thomas. Vous voulez que l'État puisse et doive même ne pas se désintéresser de la question scolaire. Vous, lui accordez même de pouvoir inter\'enir, par voie de législation appropriée, en maintenant cependant très haut le droit primordial des parents à l'éducation de leurs enfants. A prendre l'État en lui-même et selon ciu'il répond à la dignité de sa fonction, il serait difl&cile de ne pas se ranger à votre avis. La question qui pourrait se poser encore serait celle de l'État moderne conçu parfois comme tenant de la liberté absolue en matière de pensée et de doctrine. ^Mais il vous serait facile de montrer qu'une telle con- ception répugne à la fin même de l'État, c^ui est de pourvoir au bien commun. Et vous avez donc le droit de n'en pas tenir compte dans votre travail qui étudie le problème scolaire dans ses principes.
Puissent vos pages, ccrites dans un but de paci- fication et sous forme d'exposition sereine, contri- buer, en effet, à éclairer les esprits et à promouvoir le bien par excellence qui est celui de la paix publique dans la vérité.
Veuillez agréer, Très Révérend et cher Père, l'hommage et l'assurance de tout mon dévouement en N. S. et St-Donh
Fr. Thomas M. Pègues,
des F. Prêch.
Appréciation du R. P. Ramirez, O. P.
Professeur de Philosophie au Collège Angélique
"Le problème scolaire, si vivement discuté en ces derniers temps dans tous les pays, mais parti- culièrement au Canada, est traité, dans ce volume, avec précision et solidité. Après avoir posé le pro- blème, l'auteur en explique les termes et en aborde, aussitôt, la solution qu'il poursuit avec ordre: d'abord, il défend vigoureusement les droits de l'Église; puis, il maintient hautement les droits des parents et leur inviolabilité; il établit, enfin, les droits de l'État et en fixe les limites par une sévère condamnation de l'étatisme et un ferme rappel des règles d'une action tempérée
On ne saurait trop féliciter l'auteur d'avoir étudié le problème dans ses principes et de l'avoir résolu selon les principes: les vrais principes puisés chez S. Thomas et Léon XIIL Ainsi a-t-il pu adopter, sans verser dans l'opportunisme, une position mi- toyenne, ciui lui permet "de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu." Fasse le ciel que cet ouvrage se répande partout, afin que les ténèbres, amoncelées sur cette question, soient chassées des intelligences."
Fr. Jacques M. Ramirez, O.P.
{Extrait des Anal. S. Ord. Fratrum Prœdicatorumf 1920, V- 195.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE
étudié dans ses principes
SOMMAIRE Pages.
Avant-propos 15
Chapitre Premier
LE PROBLÈME SCOLAIRE
La liberté d'enseignement ne saurait être absolue.
Sections. Pages.
I — Objet du problème 21
II — Sage modération de l'Église 22
III — Prétentions excessives des étatistes 25
IV — Importation de la doctrine de l'étatisme scolaire au
Canada ^ 27
V — Justes revendications des défenseurs de l'Église et
de la Famille 32
VI — Opinion de quelques catholiques 35,
VII— Autre opinion catholique 37
VIII — Importance et actualité de cette étude 4Qj
Chapitre Deuxième ÉDUCATION ET DROIT ÉDUCATEUR
Il convient de rappeler et de préciser quelques notions générales.
Sections. Pages.
I — Éducation ou enseignement 43
II — Instruction et éducation 52
III — Ecole: Ses différentes sortes; l'école neutre 67
IV — Droit éducateur: Ses sens divers; .son élément
essentiel 76
V — Résumé 83
10 SOMMAIRE
Chapitre Troisième
MISSION ÉDUCATRICE DE L'ÉGLISE
Le droit éducateur de l'Église occupe le premier rang.
Sections. Pages.
I — État de la question 85
II — Titres de l'Église au droit d'enseigner, principale- ment la mission divine dont elle est investie 88
III — Objet direct du droit de l'Église: Les vérités révélées. 92
IV — Objet indirect: Les sciences naturelles et profanes 95
V — Pouvoir exclusif et absolu sur l'enseignement reli- gieux et moral 100
VI — Pouvoir relatif et partageable sur l'enseignement
naturel et profane 104
VII— Conclusion 110
Chapitre Quatrième
PART PRÉPONDÉRANTE DES PARENTS DANS L'ÉDUCATION
Les parents jouissent d'un droit primordial sur l'éducation de
leurs enfants. Sections. Pages.
I — Origine naturelle du conflit scolaire 111
II — Adversaires de la prépondérance des parents 114
III — Ses défenseurs 115
IV — Principe fondamental: L'enfant appartient aux
parents 119
V — Argument décisif en faveur du rôle prépondérant des
parents 125
VI — Première objection: L'enfant naît citoyen 135
VII — Autre objection: La protection des droits de l'enfant. lo7
VIII — Dernière objection: L'intérêt général 139
IX— Conclusion 140
SOMMAreE 11
Chapitre Cinquième
INVIOLABILITÉ DU DROIT PATERNEL
La doctrine de ce chapitre est destinée à compléter l'étude du droit paternel sur l'éducation.
Sections. Pages.
I — Suprématie incontestée de l'Église. Seule la supé- riorité de l'État sur les parents est en cause 143
II — Précisions nécessaires: double inviolabilité: absolue et relative; double droit naturel: préceptif et
dominatif - 145
III — Inviolabilité absolue du droit naturel préceptif des
parents 155
IV — Subordination à l'État du droit naturel dominatif
des parents: Preuve d'autorité 165
V — La même subordination: Preuve d a raison 174
VI — Immunité substantielle du même droit dominatif ou
permissif 184
VII — Conclusion: Harmonie entre la subordination et
l'immunité 188
VIII — Réponses à quelques alarmes 190
Chapitre Sixième
DROIT DE L'ÉTAT SUR L'ENSEIGNEMENT
L'État a des droits sur l'enseignement scolaire.
Sections. Pages.
1 — Pour ce qui concerne le droit radical et le droit ap- titudinel d'enseigner, la thèse ne souffre aucune diflBculté sérieuse 193
12 SOMMAIRE
Sections. Pages.
II^La vraie discussion s'engage à propos du droit véri- table d'enseigner: Notion de l'état; il s'agit de la simple existence du droit 20)
III — Deux opinions 206
IV — Droit de l'Etat sur tous les moyens nécessaires et
proportionnés à la fin sociale. ^208
V — L'instruction scolaire profane est un facteur impor- tant de la prospérité publique 219
VI— Conclusion ''228
Chapitre Septième
ERREUR DE L'ÉTATISME SCOLAIRE
On se propose ici de fixer les limites négatives du droit de l'État: Celui-ci ne doit pas verser dans l'étatisme scolaire.
Sections. Pages.
I— En quoi consiste l'étatisme scolaire? 229
II — Raisons de rejeter ce système, principalement parce qu'il viole injustement les droits de l'Église 'et de la famille 233
III — Vains efforts pour justifier l'étatisme scolaire. Pre- mier prétexte: L'enfant naît citoyen 237
IV — Deuxième prétexte: La protection des droits de l'en- fant 243
V — Troisième prétexte: L'intérêt général 253
VI — Dernier prétexte : L'unité nationale 259
VII — Conclusion 265
SOMMAIRE 13
Chapitre huitième VRAI ROLE DE L'ÉTAT DANS LES ÉCOLES
Retour sur des vérités connues. Il nous reste à fixer les limites positives du droit de l'État.
Sections. Pages.
I — L'unique moyen de résoudre cette question est de recourir au bien commun et de se laisser guider
par ses exigences 268
II — Notion du bien commun; ses rapports avec les biens
particuliers 274
III^ — Première règle: L'Etat n'a pas d'autorité sur l'enseignement religieux et moral, mais unique- ment sur l'instruction scolaire profane 290
IV — Deuxième règle: Le droit de l'État sur l'instruction scolaire profane est inférieur à celui de l'Église, mais peut être supérieur à celui des parents,
lorsqu'il s'exerce légitimement 295
V — Troisième règle: Dans tout établissement de forma- tion générale, mais principalement dans les écoles élémentaires, la supériorité du droit édu- cateur de l'État ne s'exerce que par mode de suppléance 304
VI — Quatrième règle: La suppléance elle-même de l'État
s'exerce sous forme de protection et d'assistance 310 VII — Cinquième et dernière règle: Dans les écoles semi- publiques des familles, l'État n'a pas à protéger les droits des parents contre les exigences mani- festes du bien commun, et doit leur prêter assis- tance principalement par voie de direction
régulière 315
\T^II — Résultat final: Harmonie entre les divers droits édu- cateurs 324
AVAXT-PROPOS'
L'an 1917, les difficultés scolaires de l'Ontario prenaient une forme aiguë et troublante. On par- lait de mesures coercitives et de résistances iné- branlables; les mères canadiennes-françaises mon- taient la garde autour de nos écoles; et des projets audacieux se formaient en vue de soustraire nos chefs aux répressions imminentes du gouverne- ment. Partout se discutait le grave problème de l'éducation. Nous avons suivi les débats; et ce livre est né du désir de vérifier les opinions alors en conflit et du besoin de posséder la vérité.
Le problème scolaù^e se présente à la fois comme question de principes et comme question d'opportunité. En face de l'État et des parents qui se disputent la direction des écoles, on peut se demander : 1 ° Où est le droit ? Qui le possède ? 2° Est-il sage et prudent, dans telles circonstances de temps, de lieu et de personne, d'exercer tel ou tel droit certain? La solution totale et finale dépend nécessairement de la réponse à ces deux questions.
Toutefois, nous avons délibérément évité de considérer le problème sous l'angle de l'oppor-
16 . AVANT-PROPOS
tunité. Là n'est point la raison du conflit scolaire; là n'est point non plus le fond du débat. Les solu- tions pratiques font jaillir dans l'intellect une étincelle éphémère, l'agencement des principes y allume une flamme qui ne doit plus s'éteindre ; les solutions pratiques passent et varient comme les faits qui les provoquent, l'agencement des prin- cipes demeure éternellement comme les essences d'où ils émanent.
Aussi bien, dans ce temps de luttes et de crises que nous traversons, maintenant que nos gou- vernements s'efforcent de différentes manières d'étendre leur action éducatrice ou d'imposer leurs règlements tyranniques, et que la question scolaire se modifie de mois en mois, de jour en jour, les esprits ont besoin, pour se guider, de principes éternels qui dominent et éclairent toute la ques- tion, bien plus encore que de solutions pratiques isolées qui ne s'appliquent qu'à tel ou tel cas.
Bien plus, même en cette question des prin- cipes du droit éducateur, nous avons cru devoir faire un partage et une élimination. Il y a des principes qui établissent les droits de l'Église, de la Famille et de l'État, et qui en fixent d'une façon générale les limites respectives ; il y a des principes qui appliquent les droits ainsi établis à certaines
AVANT-PROPOS 17
questions particulières, telles que l'uniformité des livres, la gratuité de l'enseignement, la fréquenta- tion oVjligatoire des écoles, la langue de communi- cation dans les écoles, les matières d'étude, etc., etc. Ou plutôt, ce sont les mêmes principes qui tantôt se bornent à fixer la direction générale des divers droits éducateurs, et tantôt prolongent leur influence directive jusqu'à ses dernières limites. De toute évidence, on ne peut ainsi pousser jus- qu'au bout l'applicabilité des principes sans entrer dans le conflit actuel, sans prendre fait et cause pour l'un ou l'autre parti, sans heurter de front l'une ou l'autre des opinions discutées, sinon les deux à la fois. Et l'on peut s'attendre alors iné- vitablement à voir se dresser contre soi des esprits prévenus qui rejetteront d'avance les con- clusions contraires aux leurs, et qui ne se donneront pas même la peine de réfléchir sérieusement sur les preuves que l'on en donne. Pour éviter tous ces inconvénients, nous nous sommes abstenus de tirer les dernières conclusions des principes, nous contentant d'établir les titres des divers droits éducateurs et de donner les principes généraux qui doivent les guider dans leurs activités respectives^ et laissant à chacun la charge relativement facile d'en faire l'application aux questions actuelles.
18 AVANT-PROPOS
Ainsi circonscrite, la question touche aux toutes premières racines du problème scolaire; elle en concentre tous les développements, toute la beauté, tout l'intérêt dans un germe fécond.
En nous efforçant de la résoudre, nous n'avons eu d'autre ambition que de réaliser aussi parfaite- ment que possible l'idéal déjà tracé par un de nos maîtres: "Je dois viser à instruire, donc à poser dans sa permanence la doctrine qui instruit et, sans rien négliger de ce que le présent suggère, songer aussi à demain, comme à hier, ou pour mieux dire, à travers aujourd'hui, demain et hier, tenter de m'élever avec vous, dans toute la mesure que Dieu voudra permettre, à la sérénité et à l'éternité du vrai." (R. P. Sertillanges : Fam. et État dans Éduc, p. 51.)
Et le résultat ? C'est le livre que nous avons l'honneur de présenter au public: LE PRO- BLÊME SCOLAIRE ÉTUDIÉ DANS SES PRINCIPES.
Chapitre premier
LE PROBLEME SCOLAIRE
Sommaire: La liberté d'enseignement ne saurait être absolue. — 1° Objet du problème. — 2° Sage modération de l'Eglise. — 3° Prétentions excessives des étatistes. — 4° Importation de la doctrine de l'étatisme scolaire au Canada. — 5° Justes reven- dications des défenseurs de l'Église et de la Famille. — 6 ° Opinion de quelques catholiques. — 7° Autr^ opinion catholique. — 8° Im- portance et actualité de cette étude.
La liberté d'enseignement ne saurait être absolue; elle rencontre, ici et là, des barrières qui l'empêchent de s'exercer selon ses caprices.
"Il n'}' a que la vérité, dit Léon XIII, qui doit entrer dans les âmes, puisque c'est en elle que les natui'es intelligentes trouvent leur bien, leur fin, leur perfection; c'est pourquoi l'ensei- gnement ne doit avoir pour objet que des choses vraies ... Il est donc évident que la liberté dont nous traitons, en s'arrogeant le droit de tout enseigner à sa guise, est en contradiction flagrante avec la raison et qu'elle est née pour produire un renversement complet dans les es- prits . . . Cela est d'autant plus vrai que l'on sait de quel poids est pour les auditeurs l'auto- rité du professeur, et combien il est rare qu'un disciple puisse juger par lui-même de la vérité
20 - LE PROBLÈME SCOLAIRE
de l'enseigiieinent du maître. "*^^ Cela est d'au- tant plus vrai, pourrions-nous ajouter, que le disciple se rapproche plus de l'enfance. L'a- dulte a son libre arbitre et il peut réfléchir, dis- cuter, accepter ou rejeter les doctrines qu'on lui propose; l'enfant, incapable de contrôle, les accepte sans débat, les endosse bon gré mal gré, les subit presque. Chez les jeunes, la faiblesse de l'intelligence se joint à la fin naturelle de l'âme pour exiger que la liberté d'enseignement ne dépasse jamais les bornes du vrai.
De plus, l'enseignement proprement dit doit se donner selon certaines lois pédagogiques: car il ne s'agit pas alors de communiquer shnple- ment à autrui tout ce qui peut lui être licite- ment comnmniqué; mais il faut le lui i)i'ésenter d'une f^çon méthodique et continue. Quelques- unes de ces lois sont du domaine scientifique; les autres tiennent du caractère, du tact, de la vertu, de l'habileté.
Enfin, le droit strict sur l'enseignement im- plique une garantie de liberté d'action. Il impose aux autres le devoir de respecter ses décisions et son exercice.
De toute évidence, tous ne peuvent ensei- gner. La liberté d'enseignement n'est pas plus universelle qu'elle n'est absolue. Pour exercer
(1) Léon Xni: Encyc. Libertas, Vol. 2, p. 197.
N.B. — Toutes les références aux encyliques de Léon XUI ont été tirées des Lettres apostuliques de S. S. Léon XIII, par les Humbles Editeurs de la Collection des "lions livres," Paris, 8, rue François 1er.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 21
légitimement la fonction d'éducateur, certaines conditions sont requises. Telles de ces condi- tions sont intellectuelles, telles morales, telles juridiques. La nature ne gratifie pas tous les individus de toutes ces qualités à la fois. (Voir Duballet: Faw. Égl Et. dans Éduc, p. 32.)
Le grand problème est de savoir à qui la fonction d'éducateur doit être dévolue-.
Trois autorités revendiquent des droits sur l'éducation: les parents, l'Église et l'État. Qui a raison? Une seule? Deux? Toutes les trois à la fois ? Nous verrons, en effet, que cette der- nière alternative est la seule vraie: les parents, l'Église et l'État sont simultanément appelés à promouvoir d'un commun accord, quoique d'une façon différente et dans une mesure inégale, la grande œuATe de l'enseignement. ]Mais aussitôt surgissent de nouveaux points d'interrogation. A quel titre et dans quelle mesure chacun de ces trois facteurs coopère-t-il à l'œuvre commune: la formation, de l'enfant ? Comment se coordon- nent et s'harmonisent leurs mfluences respec- tives ? Tout le problème scolaire tient dans ces diverses questions ;^i) et c'est pour le résoudre,
(1) Tous les auteurs s'accordent sur cette manière de poser le problème de l'éducation. Le docteur BouquUlon, dont les écrits soulevèrent une si vive controverse, s'exprimait ainsi: "Now there are three essential societies instituted by God to work harmoniously in conducting man to his perfection and his end: the domestic, the civil, the religious. Therefore, we must détermine what are the reciprocal rights, duties, and powers of thèse three societies in the intellectual formation of man." {Education: To whom does it hdongî, p. 5.)
22 LE PROBLÊME SCOLAIRE
c'est du moins pour en donner les principes de solution, que nous essaierons, au cours de ce volume, de répondre aux questions précédentes.
II
Parmi les représentants de l'Église, quel- ques assimilateurs^^^ ecclésiastiques des Etats- Unis, dans leur ambitieux désir de voir dominer la race anglo-saxonne, n'ont pas craint de por- ter atteinte aux droits des parents, et se sont attribué des pouvoirs qui ne tendent à rien moins qu'au monopole de l'enseignement scolaire au profit de l'autorité religieuse. On devine aisément quelle délicate et pénible situa- tion résulte pour les fidèles de ces étranges pré- tentions du clergé.
Mais en dehors de ce petit cercle d'assimi- lateurs ecclésiastiques, tous les théologiens ca- tholiques, avec une imposante unanimité, se sont contentés de réclamer en faveur de l'Eglise une part d'influence éducatrice, beaucoup moins grande et tout à fait respectueuse des autres pouvoirs établis. Forts de la parole du divin Fondateur: Data est mihi omnis potestas in cœJo et in terra, euntes ergo, docete omnes gentes, do-
(11 On entend par assimilateurs, ceux qui voudraient que les nouveaux émigrés d'Europe ou d'ailleurs aux États-Unis ou au Canada, adoptassent, — et cela au plus vite et sans transition, — la langue, les idées et les mœurs de la race anglo-saxonne. On les appelle aussi américanisateurs, anglicisateurs, ultra- américains.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 23
centes eos servare omnia quœcumque 7?ïandGvi vobis (Alatth., XXVIII, 19, 20), ils enseignèrent, à la vérité, que l'Eglise a le di'oit exclusif, autant que le devoir rigoureux, de procurer l'éducation religieuse à tous les enfants baptisés (bien que, pour éviter de plus grands maux, ordinairement elle n'use pas de ce droit à l'égard des enf, nts baptisés protestants). Convaincus également de la valeur logique du principe suivant : quiconque a droit à une fin a aussi le droit ou bien d'employer les mo3^ens qui en favorisent l'obtention, ou bien d'écarter ceux qui empêchent de l'atteindre, ils attribuèrent encore à l'Iilglise le pouvoii' de con- trôler indirectement l'instruction profane de la jeunesse, en tant que celle-ci constitue soit un apport, soit une entrave au progrès de l'instruc- tion religieuse. Mais là se Ijornèrent leurs ré- clamations en faveur de l'Église. En vertu de ces principes et sous un tel régime, les pa- rents et l'Etat peuvent donc se partager le con- trôle de l'instruction profane et l'exercer libre- ment, pourM.1 toujours que ce soit avec un esprit de respectueuse subordination à l'Église, en tout ce qui intéresse la foi et la morale.
Citons ici Algr Sauvé qui expose admirable- ment ce point de la doctrine catholique: "L'Église a seule le droit propre d'enseigner la doctrine catholique, c'est-à-dire les vérités révélées dont il a plu au Christ de lui confier le dépôt, l'inter- prétation et la défense.
24 - LE PROBLÈME SCOLAIRE
"L'Eglise ... est par là même investie, in- dii-ectement du moins, du droit d'enseigner les sciences et les lettres en tant qu'elles sont nécessaires ou utiles à la connaissance et à la pratique de la doctrine catholique, qu'elles peu- vent contribuer à l'honneur, à l'exaltation de l'Épouse du Christ, et qu'elles favorisent les intérêts spirituels de la société chrétienne en général et de ses membres en particulier."^^^
Par conséquent, "les écoles, collèges et ins- titutions quelconques doivent être soumis à la puissance ecclésiastique non seulement quant à l'enseignement religieux, mais encore quant à l'enseignement des sciences et des lettres profanes, avec cette différence pourtant que l'enseigne- ment religieux dépend directement de l'Eglise, et ne dépend que d'elle, tandis que l'enseigne- ment profane, soumis directement à l'autorité civile ou domestique, ne relève qu'indirectement de l'Église au point de vue de la foi et des mœurs; ce qui revient à dire que l'Église a le droit de veiller à ce que l'enseignement d'une science ou d'im art quelconque ne préjudicie en rien à la foi. aux mœurs ou au salut des âmes dont elle a la garde. "^^^
En limitant ainsi sa part d'influence dans l'œuvre de l'éducation, l'Église donne une nou- velle preuve de sa sagesse, de sa modération et de son traditionnel respect des droits établis.
(1) Mgr Sauv^: Questions rel. et soc.-édit. 18SS, pp. 239, 240.
(2) Mgr Sauvé: Questions religieuses et sociale'!, p. 291.
LE PROBLÊME SCOLAIRE 25
III
Les partisans de l'étatisme se montrèrent plus égoïstes et plus accapareurs.
Une erreur fort répandue dans les deux mondes, — c'est, dit-on, un des articles du sym- bole maçonnique/^) promulgué sous différen- tes formules dans tous les pays, — consiste à croire que l'Etat est le premier et principal obligé à l'instruction des enfants, le grand et seul dépositaire des droits sur l'éducation.
'X'omme on ne laisse pas la raison de cha- que honune unique arbitre de ses devoirs, on doit d'autant moins abandonner aux lumières et aux préjugés des pères l'éducation des en- fants qu'elle importe à l'Etat encore plus qu'aux pères . . . Ainsi l'éducation publique, dans les règles prescrites par le gouvernement et sous des magistrats étaVjlis par le souverain, est une des maximes fondamentales du gouvernement populaire et légitime."
C'est Jean-Jacques Rousseau, le grand théo- ricien, qui parle de la sorte dans son "Discours
(l") Parlant de la franc-maçonnerie, Léon XHI définit ainsi le but qu'elle poursuit à l'école: "La secte concentre aussi toutes ses énergies et tous ses efforts pour s'emparer de l'éducation de la jeunesse. Les francs-maçons espèrent qu'ils pourront aisément former, d'après leurs idées, cet âge si tendre, et en plier la flexibilité dans le sens qu'ils voudront, rien ne devant être plus efficace pour préparer à la société ci\'ile une race de citoyens telle qu'ils rêvent de la lui donner. C'est pour cela que, dans l'éducation et l'instruction des enfants, ils ne veulent tolérer les ministres de l'Église, ni comme surveillants, ni comme pro- fesseurs. Déjà, dans plusieurs pays, ils ont réussi à faire confier exclusivement à des laïques l'éducation de la jeunesse, aussi bien qu'à proscrire totalement de renseignement de la morale les grands et saints devoirs qui imissent l'homme à Deiu." (Encyc. Humanum genus. Vol. 1, p. 261.)
26 LE PROBLÈME SCOLAIRE
sur réconomie politique." Et les disciples, les chefs de la Révolution française, de répéter, en l'aggravant, la leçon du maître: "Les enfants appartiennent à la République avant d'appartenir à leurs parents." (Danton) — "La patrie seule a le droit d'élever ses enfants." (Robespierre). ^^^
La conclusion de ces principes ne devait pas se faire attendre longtemps. "Il faut, disait Le Bon, remplacer les pères et mères par une éducation commune obligée." Et Victor Cousin de prétendre à son tour: "Les parents ne sont que les suppléants de l'Etat."
Plus tard, en 1866, apparut en France la "Ligue de l'Enseignement," dont le but avoué fut de combattre l'enseignement catholique et de propager l'école neutre de l'Etat ;(2) dont le programme fut la trilogie émancipatrice : gra- tuité, obligation et laïcité de l'enseignement, spécialement de l'enseignem-ent primaire. ^^^ Une telle action éducatrice, au dire même du propre fondateur de la Ligue, était une œuvre essen- tiellement maçonnique.^*^ Ce qui faisait dire à Albert de Mun: "La Ligue de l'enseignement, l'une des manifestations les plus puissantes de l'esprit franc-maçonnique, a eu, comme vous le dites, une part immense dans l'entreprise de
(1) Voir Duballet: Fam. Eg. Et. dans Educ, p. 200.
(2) Jean Macé: Les origines de la Ligue, p. 339.
(3) Voir J. de Moussac: Hist. de la Ligue, p. 127.
(4) Jean Macé cité par Henri Bernard dans La Ligue de l'Enseignement p. 80.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 27
décliristianisation, dont notre législation scolaire a été et demeure le redoutable instrument. "'^^
Quand le droit de l'Église est ainsi mécon- nu, le droit des parents ne reste jamais respecté. En fait, la plupart des étatistes formés par la Ligue de l'enseignement, s'ils consentent à laisser les enfants sous la garde de leurs pa- rents jusqu'au moment où il s'agira de travailler à leur formation intellectuelle et morale, pro- fessent irréductiblement que l'éducation propre- ment dite est une fonction exclusive de l'Etat. ^^^ Dans l'opinion de ces statolâtres, remarque Duballet, "l'enseignement n'est autre chose qu'une appartenance de l'Etat. C'est une fonction publique et sociale au même titre que la magis- trature, en sorte qu'il faut pour enseigner une délégation de l'Etat tout comme, pour exercer la justice, il est nécessaire d'un mandat de l'autorité civile. L'Etat, dès lors, possède seul le droit absolu et exclusif d'ouvrir clés écoles et d'ensei- gner. Les individus, les familles, l'Eglise elle- même ne le peuvent qu'avec une autorisation qu'il peut encore et toujours limiter à sa guise. "^^^
IV
Xous aussi, Canadiens- français, nous avons eu notre "Ligue de l'enseignement", fille na-
(1) Lettre adressée à M. Henri Bernard, à propos de son livre sur "La Ligue de l'Enseignement," le 18 janvier 1904.
(2) Voir R. P. Pègues: Des droits de l'Etat en viaiière d'enseignement, dans la Rer. Thom. de 1906, p. 445.
(3) Euballet: Fam. Egl. Et. dans Edvc, pp. 198 .210.
28 ' LE PROBLÊME SCOLAIRE
turelle de la Ligue française, née à Montréal le 9 octobre 1902;'-^) et la fille, comme la mère, se donna pom* mission d'implanter et de pro- pager, — oh! avec beaucoup de circonspection, mais avec un zèle de jeune prosélyte, — le ré- gime de l'école gratuite, obligatoire et laïque; le régime de l'école neutre de l'État/^^
Juscju'ici, cependant, disons-le à la louange de nos hommes d'Etat canadiens-français, les tentatives maçonniques n'ont pu altérer le sys- tème d'enseignement de la province de Québec.
La province protestante de l'Ontario eut un sort bien différent. Dès 1846, le Dr Ryerson, Surintendant de l'éducation, ouvrait une cam- pagne vigoureuse en fa^-eur du système des écoles gratuites. La mesure pouvait-elle être défendue en elle-même ? On sait qu'il y a là- dessus diverses opinions. Dans ce cas, elle était prêchée et sollicitée au nom de deux principes qui la rendaient absolument inacceptable. <^^^ Le premier de ces principes repose sur une fausse conception des exigences de l'homme pour attein- dre sa fin et s'énonce ainsi: ^'L'enfant a un droit
(1) Voir Henri Bernard: Lii Ligue de l'Enseignement, pp. 1, 3.
(2) "L'instruction est une charge d'État", telle est la déclaiation formelle que la Ligue faisait dans la préface de son manifeste. (Voir H. Bernard: La Ligue de l'Enseignement, pp. 70, 73, 71.)
(3) "La gratuité est un des anneaux de la chaîne forgée par les sectes pour étouffer la foi chrétienne et assujettir ;\ leurs doctrines l'esprit de l'enfant. Fût-elle en elle-même absolument inoffensive que son alliance avec la neu- tralité, la laïcité et la contrainte scolaires serait suffisante povir nous la rendre suspecte et nous engager à la rejeter comme un présent funeste. Elle a l'appa- rence d'un don; elle est, en réalité, un piège tendu aux familles chrétiennes. (Mgr Paquet: Egl. & Educ, p. 250.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 29
naturel inaliénable de recevoir une instruction scolaii'e profane." Le second, tiré des pires doc- trines révolutionnaires et maçonniques, consiste en cette formule: "Les enfants de l'État doivent être élevés par l'Etat."
"Je pense, disait le Dr Ryerson, que le sys- tème des écoles gratuites est, de plus, conforme aux principes et aux raisons d'être de l'autorité civile ... Y a-t-il des droits naturels plus fon- damentaux et plus sacrés que ceux de. l'enfant à une éducation — (par éducation, le Dr Ryerson entendait l'instruction scolaire) — qui le pré- pare à ses devoh's de citoj'en? Si un père, qui tue son enfant ou l'expose volontaii'ement à mourir de faini, est responsable envers la jus- tice; est-il moins coupable et lèse-t-il moins odieusement les droits naturels de son enfant, le père qui l'expose à croupir dans l'inanition morale et intellectuelle ? C'est une action louable que de reconnaître ce droit inaliénable de l'en- fant, en lui fournissant les moj^ens d'acquérir l'éducation à laquelle il a droit, non comme enfant d'une famille privée, mais comme citoyen du pays."(i) "Or, ajoutait-il, le droit de l'en-
(1) I think the System of Free Schools, is furthermore, most consonant with the true principles and ends of civil government. Can a more noble and economical pro\nsion be made for the security of life, liberty and property then by remo\ang and preventing the accumulation of that ignorance and its attendant vices, which are the great source of insecurity and danger, and the invariable pretext, if net justification, of despotism? Are any natural right more fundamental and sacred than those of children to such an éducation as will fît them for their duties as citizens? If a parent is amenable to the lavvs, who «akes away his child's hfe by violence, or wilfully exposes it to starvation, does he less violate the inhérent rights of the child in exposing it to moral and
30 LE PROBLÈME SCOLAIRE
fant implique des obligations correspondantes de la part de l'Etat ... Et le principe fonda- mental de notre système éducationnel est que tous les enfants de l'Etat doivent être élevés par rÉtat."^i>
Pom' être juste envers le Dr Ryerson, nous devons cependant ajouter que, dans sa pensée, le monopole de l'Etat ne s'étend pas au-delà des limites de l'instruction scolaire profane. L'instruction religieuse, avouait-il lui-même, est du domaine exclusif des parents ou de l'Église. ^^>
intellectual starvation ? It is noble to recognize this analienable right of in- fancy and youth, by pro\'iding for them the means of éducation to which they are entitled, — net as chjldren of particular familles, — but as children of our race and Country, and how perfectiy does it harmonize with the true principle3 of Civil Government for every man to support the laws and ail institutions designed for the common good, according to his ability. (Dr Ryerson cité par J. G. Hodgins: Doc. HiH. of Educ, Vol. 9, p. 79.)
(1) In his Circular to the County Municipalities, in 1846, Dr Ryerson thua pointed out what was "the basis and reason of local taxation for Public Schoola. He said: "The basis of this only true system of universal éducation is two fold: Ist: That every inhabitant of a country is bound to contribute to the support of its public institutions, according to the property which he acquires, or enjoys, under the Governement of the Country.
2nd: That every child born, or brought up in the Country, has a right to that éducation which will fit him for the duties of a uaeful citizen of the Country and is not to be deprived of it, on account of the inability, or poverty, of his parents, or guardians.
Doctor then goes on 1 1 show that this financial principle for the support of Schools, is a cardinal one in the Massachusetts and New York Systems of Sehools. He said: "The right of the child involves corresponding obligations on the part of the State, and the poverty of the child adds the claims of charity to the demands of c'wtI right. In the annual Report for 1845, of the Board of Education for the State of Ma.ssachusetis, this principle is stated as foilows: "The cardinal principle which lies at the foundation of our Education system is, that ail the children of the State shall be educated by the State." (J. G Hodgins: Doc. Hist. of Educ. in Upp. Can., Vol. 9 [1850-511 pp. 73, 74.)
(2) "There is then no différence of opinion, there is no question, as to the necessity and importance of religious instruction for the youth of the Country. But the question is, to whom is the divine command to provide foi it given — to the Parent or the .State ? . . . The State is not the individual Parent of the child, nor is the State the Christian Chiirch; nor was it intended to supersede
LE PROBLÈME SCOLAIRE 31
Est modus in rehus. Il semble absolument inutile de s'employer à déformer les monstres.
Le résultat de cette campagne fut que la Législature de l'Ontario, en 1850, permit l'essai du système des écoles gratuites par les diffé- rentes corporations scolaires de la province, et l'imposa définitivement en 1871/^^ Les écoles de l'Etat étaient, dès lors, officiellement établies dans l'Ontario: l'erreur de l'absolutisme gou- vernemental triomphait.
Hélas! ce système d'éducation, fondé sur le principe révolutionnaiiT de l'appartenance des enfants à l'État, trouva chez certains catholi- ques ontariens, non seulement une soumission respectueuse, mais une complète adhésion: plus que cela, une défense et une propagande, que nous nous abstenons de qualifier, mais qui don- nent la mesure exacte, en étendue et en intensi- té, du progrès de l'erreiu". x\ux yeux de ces catholiques, les di^oits naturels des parents, s'ils
either the Parent or the Church. The functions of the Parent and of the Church are prior to and above those of the State . . . Though Religion is essential to the welfare of the State, and even to the existence of civil government and civil liberty, the State is not the Di-\-inely appointed religions instruotor of the people." (E. Rj-erson: cité par J. G. Hodgins: Doc. Hùt. ofEduc., Vol. 13, p. 210.) (1) As the resuit of this address, as foUowed up by other appeals in faveur of Free Schools, published in the Journal of Education for Upper Canada, and made at various public Meetings, the principle of Free Schools. in a permissive form, was embodied in the School Law of 1850, and, under the pro%'isions of that act, the question was debated and settled pro, or con, by the rate payera at their annual School Meetings. This state of things continued for 21 years, when, as the great majority of thèse Meetings had, year by year, declared, by their votes, to be entirely in favour of Free Schools, the law was altered, the principle of Free Schocls . . . was incorporated in the comprehensive School Act of 1871, and it thus became the fised law of the land in that year, and hasso continued to be the law of the land, up to the présent titne. (Hogings: Doc. Hisl. OfEduc, Vol. 9, p. 81.')
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ne sont pas explicitement réservés par la cons- titution, ne comptent pom- rien;*^^^ et les mesures tyranniques du gouvernement, en ces matières non réservées, sont déclarées "loyales et justes."
Faut-il s'étonner que, à propos de cette ques- tion scolaire de l'Ontario, un juge protestant de Toronto ait déclaré solennellement: "Je ne sache pas que la loi naturelle puisse encore s'appliquer de nos jours" ? Faut-il s'étonner que le Conseil privé d'Angleterre ait rejeté les réclamations des Canadiens-français, sous le fallacieux prétexte que la Constitution ne garantit pas les droits naturels- dont ils subissent la violation ?^^^
V
Le groupe de catholiques ont ariens qui se sont mis à la remorque de l'étatisme scolaire, ne compte heureusement que très peu d'adep-
(1) Voici comment ces catholiques raisonnent: "In the discussion of educational matters . . . much emphasis was laid upon Parental Righls . . . The principle of Parental Rifjhts is entirely beside the question. The Separate Schools of the Province of Ontario are a part, an intégral part, of the State School System. At the time when the privilèges or rights which Catholics now enjoy in the matter of schools were secured . . . the Ecclesiastical Authorities of that time did not even try to secure more than protection for the rights of conscience of Catholics, in the School System established, maintained and con- troUed by the Government. This they did by securing for us what we call Separate Schools." (Extrait d'une lettre aux Archevêques et Évêques de l'Ontario )
(2) Dans le jugement du Conseil privé d'Angleterre, du 2 novembre 1916, nous lisons ce qui suit: "Mr. Belcourt urged that so to regulate the use of the French language in the Separate Roman CathoUc Schools in Ontario constituted an interférence, and is in some way inconsistant with a natural right ve&ted in- the French-speaking population; but unless this right was one of thèse reserved by the Act of 1867, such interférence could not be resisted."
LE PKOBLÈME SCOLAIRE 33
tes. En général, les téméraires prétentions des partisans de l'Etat ont provoqué de justes irayeurs. Déjà, les esprits droits s'inquiétaient des maux dont s'accompagne presque toujours, dans les conditions anormales de la société actuelle, l'exercice des droits éducateurs de l'État les moins contestés. Lorsque les abus du pouvoir vim'ent s'ajouter aux malheurs du présent, l'inquiétude se changea en vive oppo- sition; et toute ingérence de l'État dans le do- maine de l'enseignement proprement dit fut considérée comme abusive et combattue vigou- reusement.
Cet ostracisme absolu de la Famille et de l'Église à- l'égard de l'État, ne manque pas de raisons justificatives.
"L'État, dit Mgr Sauvé, qui fait profession d'indifférence religieuse ou d'hostilité à la doc- trine catholique, ne saurait être apte à élever l'enfant et la jeunesse. Dieu veut, en effet, que ces deux âges soient enseignés conformément à l'ordre qu'il a établi. Or, l'enseignement donné par des maîtres indifférents ou hostiles à la vraie religion est, sinon essentiellement pervers, du moins très dangereux, alors même que les maîtres s'abstiendraient (chose diffi- cile) de toute attaque directe ou indirecte con- tre la saine doctrine. "^^^
Or, dans les conditions anormales de la
(1) Mgr Sauvé: Quest. tel. et aoc, p. 256.
34 LE PROBLÊME SCOLAIRE
société actuelle, l'autorité civile traîne trop souvent avec elle cette tare funeste de l'in- différentisme religieux ou de l'hostilité à la doctrine catholique; inévitablement, le concours qu'elle prête à la formation de la jeunesse en devient vicié. Rien d'étonnant donc que, en maints pays, des écrivains catholiques, soucieux du bien social, aient refusé à l'Etat le droit de s'immiscer en quoi que ce soit dans l'œuvre de l'éducation : les faux principes dont ces divers gouvernements sont imbus, justifient cette oppo- sition. ^^^
"Quand il s'agit de préciser les droits de l'État en matière d'éducation, fait remarquer avec justesse Duballet, il importe beaucoup, pour ne pas tomber dans l'erreur, de distinguer l'ordre simplement naturel et abstrait de l'or- dre concret et positif. Au premier point de vue, l'autorité sociale est essentiellement une; elle est la même partout, nous la rencontrons toujours avec les mêmes droits et les mêmes attributions. Sous le second rapport, le pou-
U) Jus sociale tandem refertur ad ipsius societatis salutem, juxta veram prfesentis felicitatis ideam . . . Verum conditio socialis alla est normalis, alia anormalis; etsi autem quœdam semper sint constantia ob identitatem humana naturte, ideoque semper jure sint praestanda, quœdam taraen mutabilia sunt ex variabilitate conditionum in quibus societas versatur. Videndum est igitur an qui diversas leges utpote juri conformes invocant, innitantur verse diversitati conditionis socialis vel non. lam vero . . . cum auctoritas socialis in sua agendi ratione non informatur veris seu christianis principiis, ejus interventus est aut noxius aut saltem inutiliter onerosus . . . Igitur mirum non est si catholici, prout qui soUiciti sunt veri ordinis et boni socialis. considèrent interventum publicum utpote noxium et illegittimum, non quidem quia publicus est, sed quia spiritu imbuitur non christiano. (Mgr Cavagnis: Inst. Jur. Pub. Ecd., Pare. Spec. Lib. 2, No. 102.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 35
voir de l'autorité civile peut varier et subir de multiples modifications, soit par des restric- tions, soit par des concessions concordataires ou autres.''^
C'est en se plaçant dans l'ordre concret et positif, c'est en faisant appel aux multiples variations que les conditions sociales font subir au pouvoir de l'autorité civile, que les écrivains catholiques justifient leur opposition à toute ingérence de l'État dans le domaine de l'en- seignement .
VI
Apparemment, il n'était pas facile de faire ce choix judicieux dans les argimients. "Quel- ques écrivains catholiques, avoue Mgr Cava- gnis, pour justifier ce qui leur paraît utile, ne remontent pas toujours aux vrais principes, mais s'arrêtent à ceux qui s'accommodent mieux aux nécessités présentes, quelque exagérés qu'ils soient." De ce nombre, ajoute-t-il, sont "les partisans excessifs de l'indépendance (à l'égard de l'État en matière d'éducation), qui l'invoquent comme un droit absolu; de telle sorte qu'ils ne peuvent ensuite rien céder de cette indépendance,
(1) Duballet: Fam. E-jl. Et. dans Edur., p. 239.
36 ■ LE PROBLÈME SCOLAIRE
sans se contredire, ou sans montrer la fausseté de leur principe de la liberté absolue. "^^^
"Ces partisans de la liberté absolue, ajoute Mgr Cavagnis, en précisant davantage leur doctrine, nient à l'État tout droit sur les écoles privées, sauf les droits de répression et de préven- tion spéciale, qui ne sont pas, à parler propre- ment, des droits éducateurs, mais des droits judi- ciaires, puisqu'ils ont pour objet la suppression des crimes ou de leurs périls prochains. Car, ajoutent-ils, de même que l'État ne s'ingère pas dans les autres actes privés, mais permet à chacun d'user de ses facultés aussi longtemps qu'il ne fait injure à personne, ainsi en doit-il être pour l'enseignement. "^2) Qn le voit: aux yeux de tous ces partisans de la liberté scolaire, la moindre immixtion impérative et régulière du pouvoir civil dans l'éducation proprement dite est un abus intolérable, nullement justifié par les exigences de la fin sociale et fortement ré- prouvé par la nature môme du droit des parents.
(1) Ex catholicis autem attendentibus in concreto verse utilitati, non semper omnes ut rationem reddant eoruin quac nunc utilia \'idcnt, assurgunt ad recta prinoipia, oum hoc difficilioris investigationis opiis sit, sed aliqvii ex- aggerata principia prtpseutibus indigentiis statim accommodant . . . Ex- aggerati libertatis fautores eam invocant ut jus ahsolutum, ideoque nunquam possont sibi cohœrenter ejus limitationem proponere, vel per hoc jam ostende- rent falsitatem sui principii absolutœ libertatis. (Mgr. Cavagnis: Inst. Jur. Pub. EccL, Pars, spec, Lib. II, n. 103.)
(2) Sunt aUi fautores libertatis, quorum quidam negant statui quodlibet jus circa scholas privatorum, excepte jure répressive et prœventivo spécial! quse proprie non sunt jura scholastica, sed criminalia, cum respiciant crimen, vel proximum ejus periculum. Aiunt enim: sicut status neque in reliquis pri- vatorum actibua sese ingerit, sed permittitunumquemque libère uti suis viribus donecaHosnonofiendat, itaetindocendo." (Mgr Cavagnis: 1 f.c.cu.,ii. i'i.)
LE PROBLÊME SCOLAIRE 37
VII
La vérité pourrait bien n'être pas dans ces extrêmes, pas plus lorsqu'ils favorisent la fa- mille que lorsqu'ils exaltent l'Etat; elle siège, commue la vertu, dans un juste milieu. Sans aller jusqu'à dire que rien au monde ne se dé- cide par oui ou par non, nous pouvons du moins affirmer, avec le R. P. Sertillanges, que la solu- tion du problème scolaire entre la Famille et l'État est le jésultat d'une S3'nthèse'^^ et, par suite, s'obtient par l'accord de deux thèses, de deux droits supposés. La liberté des familles doit être sauvegardée; l'autorité du pouvoir civil doit être respectée. A vouloir opposer ces deux pôles l'un à l'autre, on n'aboutit qu'au désor- dre, à l'anarchie ou à la tyramiie. La paix, l'ordi'e, le progrès exigent une équitable répar- tition des pouvoirs, qui satisfasse les exigences naturelles de chacun, et permette à tous de vivre ec de se développer dans une harmonie féconde.
Une solution mitoyenne du problème s'est ainsi imposée, dont le principe fondamental consiste à reconnaître des droits sur l'éducation en chacune des trois autorités m^entionnées : la Famille, l'Église et l'État; dont la tendance gé- nérale est d'attribuer à chacune sa part légi- time, et de combiner les efforts de telle sorte que
(1) R. P. Sertillangps- Fam. et Et. dam Educ. p. 48.
38 ' LE PROBLÈME SCOLAIRE
toutes trois agissent librement dans la direction de leurs fins respectives, sans chercher à empiéter sur le champ du voisin.
"L'État, dit Mgr Sauvé, jouit donc d'une certaine autorité sur renseignement, mais d'une autorité qui n'est pas absolue, comme quelques- uns le prétendent. . .
"Ainsi: L'État n'a pas une autorité telle sur l'enseignement qu'il puisse se substituer, quand il le veut, à la famille dans les fonctions d'édu- cateur, pénétrer dans le sanctuaire domestique (sauf le cas de crime ou de délit) et contrôler, suivant ses caprices, l'enseignement qui s'y donne. — "Le pouvoir civil, dit très bien Suarez, {De Legibus, Lib. III, cap. XI, n. 8) est destiné par lui-même au gouvernement pohtique, et, par conséquent, il ne dirige point le pouvoir écono- mique ou domestique, si ce n'est dans les choses qui peuvent empêcher ou promouvoir le bien commun ; les autres choses qui regardent la famille ne sont point réglées par les lois civiles i mais par la prudence de chaque père de famille. "^^^
Cette opinion tempérée est soutenue par Mgr Sauvé, que nous venons de citer, Mgr Cavagnis, l'abbé Duballet, le Dr Bouquillon, Thiers,''^^^ et plusieurs autres.
(1) Mgr Sauvé: Qnest. Rel. el Soc, pp. 299, 302.
(2) Mgr Cavagnis: Jus docendi est igitur jus privatoruœ quod a statu ne- quit violari, sod tantum moderari aut estraordinarie, salute publies exigente, limitari vel suspendi. {Int. Jur. Pub. EccL, Pars, spec, Lib. Il, n. 108.)
L'abbé Duballet: Ainsi peut être modifié, restreint, suspendu , du moins
LE PROBLÈME SCOLAIRE 39
Évidemment, tous ces écrivains, dans les développements de la doctrine commune, n'ont pas conservé le même degié d'orthodoxie, ni n'ont progressé dans le vrai avec une égale fidélité. Aussi bien, la grande difficulté de cette solution n'est-elle point d'éviter les extrêmes, mais bien de se maintenir toujours dans le juste milieu.
Dans les paj's de montagnes, rares sont les touristes qui s'aventurent jusqu'au bord des précipices. La plupart évitent le danger; mais parmi ceux-ci, plusieurs se perdent dans le dé- dale des sentiers enchanteurs qui dévalent scus les chênes verts, tandis que le reste chemine paisiblement dans la vallée où les fleurs s'épa- nouissent, se parfument et se nuancent à l'infini sous le grand soleil de Dieu. Ainsi en est-il des publicistes qui ont entrepris de résoudre le pro- blème scolaire. ^Nlais, pour eux, il ne suffit pas d'éviter les précipices; il leur faut encore se garder des sentiers enchanteurs et suivre constamment la grande avenue centrale: c'est là seulement, sur- cette voie pleine de grâces et de lumières, que la vérité habite en permanence.
transitoirement, par les autorités religieuses et ci\-iles, le pouvoir naturel imiolable du père de famille. {Fam. Egl. Et. dans Educ, p. 58.)
Dr Bouqiullon: When we say that Right is inviolable faculty, we mean tbat Right, as long as it is in existence, must be respected, and may be de- fended even by force; but we do not mean that a Right may not be regulated, modified, restricted, even suspended.
This right of parents (to educate) is eacred, no one may suppress or di- minish it . . . However, this right is not independent, but subject to the con- trol of authority religious and cii-il within the proper sphère of each. {Educationt To whom does it belong, pp. 7, 10, 22.)
Thiers: Rapport présenté à la Chambre des députés le 13 juillet 1845.
40 LE PROBLÈME SCOLAIRE
VIII
Tel est le problème scolaire: telles sont les questions qu'il soulève; telles sont les diverses solutions que lui ont données, que lui donnent encore les théologiens, les philosophes et les juristes.
Cette \Tie d'ensemble nous permet de mesu- rer assez exactement l'amphtude du sujet à traiter, en même temps qu'elle nous en révèle l'importance. Personne ne saurait se flatter d'avoir pénétré les secrets du problème scolaire, s'il n'a d'abord comparé entre elles les diverses solutions données, pesé les arguments de cha- cune d'elles à la balance d'un jugement impar- tial, et constaté la supériorité évidente et cer- taine de ses préférences! Personne ne saurait entreprendre ce travail de critique, s'il n'a d'abord observé le mouvement social et, à travers les péripéties de l'histoire, dégagé la grande question qui, depuis plus d'un siècle, agite les groupes poU- tiques, passionne les masses et trouble les peuples: la question de l'école ou de l'éducation !
Partout, chez tous les peuples, dans tous les parlements, sur toutes les tribunes, la question de l'école ou de l'éducation est à l'ordi-e du jour; et partout, à propos de l'école ou de l'édu- cation, on discute le droit des parents, le droit de l'Église, le droit de l'État, — surtout le droit de l'État.
I
LE PROBLÈME SCOLAIRE 41
Au Canada, en particulier dans l'Ontario, la bataille est engagée, ardente, acharnée, im- placable, entre le gouvernement et les Cana- diens-français. Depuis longtemps, les rapports étaient tendus; ce qui mit le feu aux poudres, ce fut le fameux Règlement XVII, dans lequel nos compatriotes ont vu "une sentence de mort portée contre le français en Ontario'V^^ et dont un ''Comité de Théologiens" a pu dire: ''Il est d'abord une atteinte grave aux intérêts de la langue française," et, par l'inspectorat pro- testant qu'il impose, il "constitue un danger grave, iimninent, inévitable pour l'intégrité de larfoi dans l'âme des enfants."^^^
Il est donc nécessaire aujourd'hui d'être parfaitement renseigné sur la question scolaue. "De nos jours, si important est le problème de l'école, si nombreuses et si graves, si complexes et si périlleuses sont les erreurs qui l'envelop- pent, qu'on ne saurait avec trop de soin en aborder l'étude, ni l'exposer avec trop de précision aux esprits sincères, ni leur présenter avec trop d'amplem' et sous une forme trop détaillée la vraie et sûre doctrine en matière d'éducation. "^^^ C'est par d'aussi graves paroles que, en 1909, Mgr Paquet abordait la question de l'enseignement. Qu'aurait-il dit, s'il avait traité ce sujet de nos
(1) Voir "La Langue Française et les petits C ami iens- français de l'Ontario," par M. A. T. Charron, Président de l'A. C. F. E.
(2) La Crise Scolaire dans l'Ontario, pp. 7, 9.
(3) Mgr Paquet; Egl. et Educ, p. 157.
42 - LE PROBLÈME SCOLAIRE
jours, dans l'Ontario, à Ottawa, le centre et le foyer de nos luttes actuelles ?
Un grand problème s'offre à nos esprits, sol- licite nos efforts. La solution ne peut s'obtenir qu'au prix d'un labeur immense; mais la paix et le bonheur du monde en dépendent pour une large part. C'est le moment par excellence où le philosophe chrétien doit mépriser son repos, réunir toutes ses énergies et aller à la vérité avec tout son être.
Chapitre deuxième
ÉDUCATION ET DROIT ÉDUCATEUR
Sommaire: Il convient de rappeler et de préciser quelques notions générales. — 1 ° Éducation ou Enseignement. — 2 ° Ins- truccion et Éducation. — 3° École: Ses différentes sortes; l'école neutre. — 4° Droit éducateur: Ses sens divers;, son élément essentiel. — 5° Résumé.
Avant d'aborder l'étude du problème scolaire, il ne sera pas inutile de s'arrêter un peu à la con- sidération des réalités qui en sont le substratum nécessaire et dont les diverses appartenances en constituent l'objet principal: telles que l'éduca- tion, l'instruction, le droit éducateur, l'école, etc. Une brève analyse de ces choses suffira à en rap- peler les notions essentielles et à en préciser les contours.
I
Étymologiquement, le mot éducation dérive du mot educere, tirer, faire sortir: c'est presque tirer du néant, presque créer; c'est au moin« donner la vie, le mouvement, l'action à l'existence encore imparfaite; c'est tirer du sommeil et de l'engourdissement les facultés endormies pour les rendre actives et vigoureuses, pour les développer,
44 LE PROBLÈME SCOLAIRE
les faire grandir, les élever à un niveau supérieur,. Il y a dans le mot éducation l'idée de perfectionne- ment d'un être auquel il manque l'achèvement proportionné à sa nature.
Cette notion générale de l'éducation, qui peut s'appliquer à tous les êtres créés, l'usage la réserve d'une façon toute particulière aux êtres qui seuls sont susceptibles de perfectionnement moral, — en prenant le mot moral dans le sens le plus large pour tout ce qui dépasse la matière et les sens, — à l'être humain et, de plus, à l'être humain imparfait, à l'enfant.
"Quand, en effet, on parle d'éducation, lisons- nous dans la Revue Thomiste, on entend bien si- gnifier quelque chose qui soit propre à l'homme; et ce qu'il y a de propre à l'homme en fait de formation, c'est bien le développement moral. Le développement purement physique lui est com- mun avec les plantes et les animaux, le développe- ment des facultés sensitives lui est commun avec les animaux, mais ce qui lui est absolument propre, c'est la possibihté de développer certaines facultés supérieures, comme l'intelligence et la volonté. Le développement de ces facultés supérieures de l'homme, voilà précisément le but de l'éducation; et tout le reste n'a d'importance et n'est développé par l'éducation qu'en vue de ce but supérieur. La vie organique, la vie sensitive, doivent certes être surveillées et développées, mais en vue de la formation morale, et c'est précisément à cause de
LE PROBLÈME SCOLAIRE 45
celle-ci que celles-là entrent poui' une grande part dans l'éducation." (^^
Aussi bien, l'animal, par sa seule naissance reçoit des instincts infaillibles par où il trouve sans tâtonnement les moyens d'arriver à la fin de sa natm-e. L'abeille, sitôt devenue insecte parfait, vole et butine, puis revient à la ruche et y reste dans l'ordre commun du travail; il lui a suffi de naître et de grandir. Chez l'homme, au contraire, les instincts natm'els ne sont pas infaillibles. Il naît avec une nature substantiellement complète, mais dont les puissances directrices ne sont pas disposées immédiatement à la connaissance parti- culière des nécessités de la vie, ni à la poursuite déterminée des biens utiles. ^^^ Et ce n'est que lente- ment, après des années d'efforts et de contraintes, à travers les mille vagissements de son être, que la semence humaine s'élabore, se constitue en être vivant, en être émotionnel, en pensée, en con- science, jusqu'au jour où, plein de sève et resplen- dissant de vie, l'enfant se détache comme un fruit mûr de l'arbre familial, demande son autonomie et se constitue responsable. De toute nécessité, le développement moral de l'homme exige une
(1) Rev. Thom., 1900, p. 445: Notes sur l'éducation par le R. P. Verrier, O. P.
{2) Aliis animalibus iosita est naturalis industria ad omnia ea quae sunt eis utilia vel nociva, sicut ovis naturaliter existimat lupum inimicmn. Quaedam etiam animalia ex naturali industria cognoscunt aliquas herbas médicinales et alia eorum xitte necessaria. Homo autem horum quse sunt vitae neeessaria, naturalem cognitionem habet solum in commuai, quasi eo per rationem valente ex universalibus principiis ad cognitionem singularium qua; necessaria sunt humanae vitse pervenire. (D. Thomas: De Reg. Princ., L. I, C. I.)
46 LE PROBLÈME SCOLAIRE
surveillance attentive et une culture minutieuse; plus cju'aucun autre être créé, l'être huniain sollicite l'éducation.
D'autre part, quel autre âge que celui de l'enfance se montre plus docile aux enseignements de la science et aux inspirations de la vertu ? L'en- fant, dit gracieusement S. Thomas, ^^^ est une cire molle que sa plasticité rend susceptible de prendre toutes les formes qu'on veut lui donner ; il ressem- ble à cet arbrisseau flexible que l'horticulteur ploie, émonde et dirige à son gré.
Qu'est-ce donc que l'éducation? Quelle en est l'idée tout à la fois la plus haute et la plus profonde, la plus générale et la plus simple ? La voici, telle que décrite par la plume alerte et sublime de Mgr Dupanloup :
"Cultiver, exercer, développer, fortifiej' et polir toutes les facultés physiques, intellectuelles, morales et religieuses qui constituent dans l'en- fant la nature et la dignité humaine ; donner à ces facultés leur parfaite intégrité ; les établir dans la plénitude de leur puissance et de leur action*; par là former l'homme et le préparer à servir sa patrie dans les diverses fonctions sociales qu'il sera appelé un jour à remplir, pendant sa vie sur la terre; et ainsi, dans une pensée plus haute, préparer l'éter-
(1) Facilius impressionem recipit mollis cera, et facilius informatur in bonis moribus setas tenera. Flexibilior est virgula trabe, et dirigi potest. In juventute bruta docentur, domantur, et domesticantiir. (D. Thomas: De ErudiHone Principum, Lib. V, Cap. IV.) — Cet ouvrage, attribué généralement à S. Thomas, est plutôt de Vincent de Beauvais. (Voir Rev. Thom., 1910, p. 298.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 47
nelle vie, en élevant la vie présente : telle est l'œu- vre, tel est le but de l'éducation. "^^^
On le voit: l'éducation, c'est l'action qui opère, dans l'enfant, le développement harmonique et complet de ses facultés dans l'ordre naturel et dans l'ordre surnaturel.
Et Mgr Dupanloup d'ajouter aussitôt: ''L'édu- cation privée comme l'éducation publique; l'édu- cation la plus vulgaire aussi bien que l'éducation la plus haute; l'éducation des filles comme celle des garçons; en un mot, l'éducation humaine n'est qu'à ces conditions et à ce prix. Autrement, elle n'est pas. Telle est la loi de la nature et Tordre imposé par la divine Providence. "^^^
Pour désigner cette formation intellectuelle et morale de l'enfance et de la jeunesse, objet propre de l'éducation, on se sert quelquefois du mot enseignement. C'est en ce sens qu'on parle d'en- seignement primaire, d'enseignement secondaire et d'enseignement supérieur. Mais ici il importe de remarquer que cette acception, autorisée par l'usage, ne répond pas adéquatement à la signi- fication première et immédiate du mot enseigne- ment.
Au sens étymologique, le mot enseigner (in signare) exprime le signalement de ce qu'il y a au-dedans, la manifestation de la pensée. Et, puisque la manifestation de la pensée se fait tou-
(1) Mgr Dupanloup: L'Education, Tome I, p. 2.
(2) Mgr Dupanloup: L' Education, Tome I, p. 2.
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jours dans le but de la communiquer à quelqu'un, il s'en suit que l'idée d'enseignement est insé- parable de l'idée de conmiunication d'une pensée à quelqu'un. C'est le sens premier et immédiat qui s'attache au mot enseignement; et c'est ce qui distingue l'enseignement de l'éducation.
La communication de la pensée peut, il est vrai, s'entendre dans un sens plus ou moins large, avoir une portée plus ou moins générale. Elle peut désigner toute communication d'une chose que l'on sait à quelqu'un qui l'ignore; et, en ce sens, elle fait que l'enseignement se confond avec la parole parlée ou écrite. Elle peut aussi se restreindre à signifier la communication méthodique et con- tinue des connaissances relatives à la religion, à la morale, aux lettres, aux sciences et aux arts; et, ainsi entendue, elle constitue l'enseignement pro- prement dit. ]\Iais, quel que soit le sens qu'on lui donne, dès qu'il se borne à expruner une commu- nication quelconque d'idées, l'enseignement ne peut s'identifier avec l'éducation.
On ne saurait trop le redire, l'éducation s'ap- plique à former l'homme tout entier, elle développe la volonté aussi bien que l'hitelligence. Or, en- tendu en son sens propre, l'enseignement laisse dans l'ombre tout ce qui concerne la volonté, il n'a trait qu'à l'intelligence, et peut-être ne fait-il pas même la véritable éducation de cette dernière faculté. L'expérience prouve, en effet, qu'il peut y avoir des emmagasinements de connaissances sans
LE PROBLÈME SCOLAIRE 49
véritable formation intellectuelle, comme il y a des casuistiques très savantes sans éducation reli- gieuse.
Non, l'éducation de l'intelligence ne consiste pas seulement à enseigner à lire, à écrire, à ana- lyser des corps, à aligner des chiffres, à saisir les progrès d'une langue ou les beautés littéraires d'un chef-d'œu\Te. Elle consiste, avant tout et par- dessus tout, dans la formation et la discipline de l'esprit /i)
Quelque méthodiques qu'ils soient, si les soins du maître n'aboutissent pas à développer, à étendre, à élever, à affermir la faculté du disciple; s'ils se bornent, par exemple, à pourvoir l'esprit de certaines connaissances et à les y emmagasiner, sans ajouter à son étendue, à sa force, à son acti- vité naturelle, l'éducation même de l'intelligence ne serait pas faite; il n'}' aurait là tout au plus qu'une instruction \ailgaire et en quelque sorte passive; on y chercherait en vain cette grande et belle œu^Te du perfectionnement qui se nomme l'éducation. L'enfant pourrait à toute force être instruit, il ne serait pas élevé. L'éducation même de l'intelligence serait en défaut.
"N'est-ce pas, écrit à ce propos Mgr Dupan-
(1) Ducit autem magister discipulum ex prsecognitis in cognitionem igno- torum dupliciter. — lo quidem proponendo ei aliqua auxilia vel instrumenta . . . ex quibus intellectus addiscentis manuducitur in cognitionem veritatis ignotse. — Alio modo cubq confortât intellectum addiscentis, in cuantum proponit dist cipulo ordinem principiorum ad conclusiones, qui forte per seipsvun non habere- tantam virtutem collativam, ut ex principiis posset conclusiones deducere (D. Thomas: I P., Q. CXVII, art. 1.)
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loup, le vice déplorable de tant d'éducations fausses, de tant d'éducations menteuses, qui ont l'air de se faire et ne se font point ?
"N'est-ce pas le péril de toutes ces études si multipliées et par là même si superficielles, à l'aide desquelles aujourd'hui tant d'éducations impru- dentes cherchent à donner aux enfants un dévelop- pement exagéré, dont ils ne sont capables qu'au dépens de l'intégrité naturelle et de la force de leurs facultés: ^'petits prodiges à quinze ans et vrais sots toute leur vie," écrivait autrefois madame de Sévigné ?
"N'est-ce pas le défaut profond de toutes ces éducations violemment prématurées, de toutes ces éducations de serre chaude, qu'on me permette ce mot, qui ne sont bonnes qu'à faire périr le fruit dans sa fleur?
"Et quand même, comme cela s'est vu quel- quefois, quand même par des moyens factices, par une chaleur forcée, par une greffe violente, vous feriez porter à ce jeune arbuste des fruits nombreux; si les sucs nourriciers de la terre, si la rosée du ciel, si les rayons du soleil, n'ont pas pénétré, fortifié le tronc, les racines et les ra- meaux de l'arbuste pour y faire croître et mûrir les fruits, il pourra bien paraître un jour chargé, accablé même de ces fruits; mais il les portera mal; ce seront des fruits hâtifs, sans saveur et sans honneur. On y trouvera ce je ne sais quoi de vide
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et de fade qui trahit une culture peu naturelle et déplaît au goût."^^)
Tant il est vrai que l'enseignement seul n'ab- sorbe pas toute l'éducation, ni même n'en constitue la seule partie rationnelle. Si parfois, comme l'usage l'autorise, on confond ces deux expressions, si on les prend l'une pour l'autre, — c'est ainsi que nous en userons dans toute la suite de cet ouvrage, — il faut alors prendre garde que le mot enseigne- ment s'applique à la volonté aussi bien qu'à l'in- telligence, et signifie la formation intégrale de ces deux facultés.
Est-il besoin d'ajouter que, pour parvenir à ce but, l'éducation doit cultiver et exercer l'intelli- gence et la volonté ?^^)
Elle cultive, c'est la mission redoutable de l'éducateur.
Elle exerce, c'est la part nécessaire de l'élève.
L'éducateur ne remplira jamais sa mission avec trop de méthode, ni trop de soin; mais ce qu'il doit
(1) Mgr Dupanloup: L'Education, Tome I, p. 16.
(2) Docens causât scientiam in addiscente, reducendo ipsum de potentia in actum. Ad cujus evidentiam considerandum est, quod effectuum qui sunt ab exteriori prLncipio, aliquis est ab exteriori principio tantum, sicut forma domus causatur in materia solum ab arte; aliquis autem effectua est quandoque quidem ab exteriori principio, quandoque autem ab interiori, sicut sanitas causatur in infirmo quandoque ab exteriori principio, scilicet ab arte medi- cinsB, quandoque autem ab interiori principio, ut cum aliquis sanatur per virtutem naturse. Et in taUbuB effectibus . . . attendendum est quod princi- pium exterius, scilicet ars, non operatur sicut principale agens, sed sicut coad- juvans agens principale, quod est principium interius . . . Scientia autem ac- quiritur in homine et ab interiori principio ... et a principio exteriori . . . Ergo homo docens solummodo exterius miniaterium adhibet, sicut medicua sanans, sed sicut natura interior est principalis caiisa sanationis, ita et interius lumen intellectua est principalia causa acientiae. (D. Thomaa: I P., Qu. 117, Art. 1.)
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viser avant tout et par dessus tout, c'est de faire entrer courageusement son élève dans la voie du travail et de l'application personnelle: travail de l'esprit, qui forme en lui le jugement, le goût, le raisonnement, la mémoire, l'imagination; travail du cœur, de la volonté, de la conscience, qui forme le caractère, fait naître les penchants honnêtes, les habitudes vertueuses.
L'éducation est tout à la fois culture et exercice, enseignement et étude : à ces conditions seules, elle; forme l'enfant.
II
L'homme est une réahté complexe; deux- grandes facultés le distinguent de l'animal, ce sont l'intelligence et la volonté; toutes deux sont sus- ceptibles de développement moral; chacune d'elles a un objet, un acte et des procédés qui lui sont propres ; de là, la distinction de deux parties prin- cipales dans l'éducation ou l'enseignement; l'ins- truction qui discipline l'intelligence, et l'éducation, au sens restreint du mot, qui moralise la volonté.
"Il faut, écrivait Léon XIII, alors arche- vêque de Pérouse, distinguer l'instruction de l'éducation et la simple culture intellectuelle de la formation morale, de la formation du cœur. La première consiste à orner les jeunes intelligences d'un certain nombre de connaissances qui varient selon l'âge des enfants et leur aptitude à appliquer au travail leurs facultés intellectuelles et physiques.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 53
La seconde, l'éducation, qui a pour but de par- faire le développement de l'enfant, lui enseigne à mettre en pratique, dans la vie de famille et dans la vie sociale, les grands principes religieux et mo- raux. x\vec de la science, de l'instruction, vous aurez des jeunes gens instruits et savants, l'éducation vous donnera des citoyens honnêtes et vertueux. "^^^
Au sujet de ces deux parties de l'éducation, plusieurs questions se sont posées: L'éducateur peut-il, par une sorte de cloison étanche, isoler l'instruction de l'éducation, isoler même l'ins- truction profane de l'enseignement religieux, et fermer ainsi l'âme de l'enfant à tout ce qui n'entre pas dans les cadres de l'instruction profane; ou bien, doit-il faire marcher de front le double développement de l'esprit et du cœur, dans l'ordre naturel et dans l'ordre surnaturel ? Dans cette dernière hypothèse, qu'est-ce qui pratiquement a le plus d'utihté dans l'éducation et doit être le plus universellement poursuivi, bien qu'avec des adaptations différentes: le développement de l'intelligence, ou la formation de la volonté ? Enfin, sufïit-il de donner une place d'honneur aux vérités religieuses et morales; ou bien faut-il en pénétrer profondément tout l'ensemble de l'en- seignement ? Autant de questions extrêmement importantes, qui demanderaient chacune une étude approfondie. Mais, comme tous ces points ont déjà été touchés par de nombreux docteurs
(1) Œuvres pastorales de Son Em. le Card. J. Pecci, T. I., p. 135 (trad. Lury, 2ème éd.)
54 LE PROBLÈME SCOLAIRE
catholiques, nous nous bornerons ici à donner un résumé substantiel de leur enseignement.
L'éducation ou l'enseignement, avons-nous dit^ consiste dans le développement de l'homme moraL Or, l'homme moral se caractérise par deux grandes facultés: l'intelligence et la volonté; toutes deux sont nécessaires à l'activité suprasensible de l'homme : l'intelligence est inutile si la volonté n'en dirige les applications au bien de tout l'être, et la volonté est sans activité si elle ne reçoit un ordre directeur de l'intelligence. Donc, il faut que ces deux facultés de l'homme soient développées pour arriver au perfectionnement complet de son être moral. ^^^
S'il convient d'établir des degrés en valeur et en importance entre les différentes parties de l'éducation ou de l'enseignement, ce n'est certes pas l'éducation morale proprement dite qu'il faille placer au-dessous de l'instruction profane.
L'éducation morale proprement dite est abso- lument nécessaire à l'homme pour atteindre sa fin. L'homme est un dieu tombé, a dit le poète. Deux forces ennemies se disputent l'emph'e de son âme. Si sa tête regarde le ciel, ses pieds traînent dans la fange ; si de nobles élans l'emportent vers le bien, d'inavouables instincts l'inclinent vers le mal. Pour arriver au terme de sa destinée, l'hom- me doit triompher de ses instincts pen^ers et
(1) "Nous avons grand souci que l'éducation de la jeunesse ait de bons et de complets résultats, soit pour la culture de l'esprit, soit pour la formation du cœur." (Léon XHI: Encyc. Officia sanctissimo. Vol. 2, p. 133.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 55
mener une vie conforme aux directions de sa foi et aux prescriptions de sa raison; et c'est l'édu- cation morale proprement dite, et elle seule, qui lui apprend à vivre ainsi: faire l'éducation morale de quelqu'un, c'est le munir du viatique intellec- tuel et moral dont il a besoin pour faire le bien ici- bas et aboutir ainsi, en la méritant, à une éternité de bonheur.
"La jeunesse, observe Mgr Paquet, est le printemps de la vie. Quand ce printemps donne toutes ses fleurs, il s'en exhale un parfmn péné- trant de religion et de piété qui embamne toute l'existence humaine, qui fortifie dans le bien, console dans la douleur, prémunit l'âme incons- tante et frivole contre les enivrements du vice. Pour cela, que faut-il? Plonger l'enfant, l'ado- lescent, le jeune homme dans une atmosphère pleme de Dieu et des choses divines; purifier la sève qui coule abondante dans ses veines; faire que ses facultés s'ouvrent a\'idement à tout ce qui est bon, à tout ce qui est juste, à tout ce qui est noble. "(^^ Sapiunt vasa quicquid primum acce- perintS'^'^
Dans cette formation morale de l'enfant, on ne saurait exagérer la part hnmense qui revient à l'éducation religieuse, ou mieux, puisque la seule vraie religion est la religion catholique, à Tédu-
(1) Mgr Paquet: Egl. et Educ., p. I6.i.
(2) D. Thomas; De Eritdii. Princ, Lib. V, cap. V-
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cation chrétienne et catholique/^) De toute né- cessité, l'enfant doit être instruit dans la révéla- tion des m^^stères chrétiens, dans les préceptes évangéliques, dans la connaissance de l'Église dont il est membre. ^^^
L'enseignement véritablement moral ne peut se concevoh' en dehors de Dieu et de la religion. Sans Dieu, point de loi morale; sans Dieu, point de sanction suffisante. C'est en Dieu seul que la loi morale trouve sa règle, son principe et son couronnement: Lui seul possède la science, l'équité et la puissance nécessaires pour rendre à chacun ce qui lui est dû. L'éducation morale devra donc être essentiellement liée à la croyance en Dieu.^^^
D'autre part, dit Léon XIII, "sans religion, point d'éducation morale digne de ce nom ni vraiment efficace; attendu que la nature même et la force de tout devoir dérivent de ces devoirs pri-
(1) Educatio non modo moralis, sed et religiosa sit oportet; imo moralis sine religione haberi nequit, oum Deus sit principium efiBcax obligationis moralis ejusque vindex.
Religio vera et plene effîcax est tantum catholica. Hinc catholica educatio et religiosam catholicam institutionem complectatur necesse est. (Cavagnis: Inst. jur. pub. Ecc, Pars, spec, L. II, nn. 25, 26, 30.)
(2) Velint animadvertere (parentes), quam magna sanctaque officia sibi cum Deo intercedani de liberis suis; ut scientes religionis bene moratos, Deum pie colentes educare debeant. (Léon XIII: Enc. Oficio sanc, V. 2, p. 134.)
(3) "Ceux dont la première éducation n'a pas ressenti l'influence de la religion grandissent sans avoir aucune notion des plus hautes vérités, de celles qui peuvent seules entretenir dans l'homme l'amour de la vertu et l'aider à dominer ses passions mauvaises. Telles sont les notions qui affirment un Dieu créateur, juge et vengeur, les récompenses et les châtiments de la vie future, les secours célestes que J.-C. nous ofïre pour l'accomplissement consciencieux et saint dp tous nos devoirs. Sans cet enseignement, toute culture des intelli- gences restera une culture malsaine." (Léon XIII: Encyc. Nobûissima Gallo*- rum Genê, Vol. I, p. 233.)
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mordiaux qui relient l'honune à Dieu: à Dieu qui commande, qui défend, et qui appose une sanction RU bien et au mal. C'est pourquoi vouloir des âmes pour\aies de bonnes mœurs et les laisser en même temps dépourvues de religion, c'est chose aussi insensée que d'inviter à la vertu après en avoir ruiné la base."^^^
En outre, l'enfant, au sortir du baptême, porte sur son front la marque d'une vocation divine et possède en son cœur le principe d'une vie sur- naturelle. Pour répondre à cet appel divin, pour faire fructifier ce principe de vie surnaturelle, l'homme a besoin d'une culture spéciale, il a besoin de l'éducation religieuse et catholique. ^^^ Sans elle, la vie divine de l'enfant est fatalement condamnée à langoiii' atrophiée dans l'ignorance, à périr étoufïée par les passions.
Et qui ne sait que l'éducation chrétienne de la jeunesse importe grandement au bien de la société civile elle-même! Que d'innombrables et graves dangers menacent un Etat où l'en- seignement et le système d'études sont consti-
(1) Nam omnium oflSciorum forma et vis ab iis officiis maxime ducitur quse hominem jungunt jubenti, vetanti, bona malaque sancienti Deo. Itaque velle animes bonis imbuere moribus simulque esse sinere religionis expertes tam est absonum, quara vocare ad praecipiendam virtutem, virtutis fundamento sublato. (Léon XUI: Encyc. Affari cos. Vol. V, p. 224.)
(2) Hoc igitur parentes reputent, se quidem onus gerere de liberorum tiiitione, multo tamen gerere majus, ut eos ad meliorem potioremque vitam qu» animorum est, educant; quod ubi per se ipsi praestare nequeant, suum prorsus esse ^■icaria opéra aliorum praestare, ita ut necessariam religionis doctrinam ex magistris probatis audiant liberi et percipiant. (Léon XHI; Encyc. Officia tanctisrtmc Vol. 2, p. 134.)
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tués en dehors de la religion et, ce qui est pire en- core, contre elle!^^)
Voilà pourquoi l'éducation religieuse et morale constitue un élément nécessaire, un facteur indis- pensable dans l'œuvre générale de l'éducation ou de l'enseignement; et voilà pourquoi, également, elle en est l'élément le plus important /^^ Quels motifs aussi pressants a-t-on jamais pu apporter en faveur de l'instruction profane? Est-il rien de plus vital pour nous que d'atteindre notre fin ? Et à quoi nous servirait une éducation qui, tout en- tière aux soins du corps et à la culture de l'esprit, dédaignerait la seule culture qui nous permette de poursuivre efficacement notre destinée, la culture morale et religieuse ?
Cependant, sous prétexte de favoriser l'édu- cation proprement dite, il ne faudrait pas négliger absolument l'instruction /^^ L'éducation morale elle-même exige un certain développement de l'in- telligence. Les connaissances de l'esprit sont de
(1) Neque silentio prsetereundum est christianam juventutis institutionem in maximam ipsius reipublicse verti utilitatem. Sane liquet innumerabilia et ingentia damna ei civitati metuenda esse, in qua docendi ratio et disciplina ait expers religionis, aut, quod est deterius, ab ea dissideat . . . Quibus mamque inserta sit pessima opinio, se nuUo pacto obligari dominatione et rectione Dei, permirum sane si hominis uUum imperium observent et patiantur. Funda- mentis vero in quibus omnis auctoritas nititur excisis, societas conjunctionis humanae resolvitur et dissipatur; nulla erit res publica, domina tis armorum plenus et scelerum occupabit omnia. (Léon XIII: Encyc. Officia sane, Vol. 2, p. 135.)
(2) Fidèles omnes ita sunt a pueritia instituendi ut non solum nihil eia tradatur quod catholicse religion! marumque honestati adversetur, sed praeci- puum institutio religiosa ac moralis locum obtineat. (Codex: Can. 1372.)
(3) Peut-être y aurait-il quelque profit pour nous à relire le sage avis du Père Gonthier sur ce point. "Le défrichement des intelligences dans notre pays, écrivait-il, est particulièrement pénible et diflScile à ceux qui l'entre-
LE PROBLÈME SCOLAIRE 59
deux sortes: il y a des connaissances littéraires^ scientifiques, purement spéculatives, et il y a aussi des connaissances morales et pratiques. Sous ce rapport, on peut distinguer l'instruction litté- raire ou spéculative de l'instruction morale; si l'instruction littéraire ou spéculative ne fait pas toujours l'éducation de l'âme, l'éducation morale ne saurait, par ailleurs, se passer de l'instruction morale.
En toute bonne philosophie, l'acte de volonté est toujours précédé d'un acte d'intelligence cor- respondant; il faut que le bien soit connu par l'in- telligence, avant que la volonté puisse se porter vers lui: nihil volitum, quin prœcognitumS^'^ La nature même de nos facultés exige que l'activité humaine parte de l'intelligence, faculté directrice, et descende par la faculté d'action qui est la volonté jusqu'aux facultés inférieures, sensibles, qui ne font qu'exécuter en servantes les ordres reçus d'en haut.
De fait, sans principes directeurs, point d'acti- vité. Sans doute, l'instruction morale ne fait pas seule l'éducation morale, ni les connaissances seules ne constituent les vertus; mais, inversement^
prennent, non à cause de la pauvreté du sol — il est au contraire d'une géné- rosité rare — mais parce qu'ils sont les seuls à le cultiver: heureux seulement si l'on ne gâte pas leur culture. On s'occupe de l'éducation dans la famille; de l'instruction on n'en a cure, comme si elle ne faisait pas partie elle aussi de l'éducation de famille.
"Faut-il le dire ? il me semble que l'on ne fait pas suffisamment passer par- tout l'instruction dans l'éducation." (Voir: La Noutelle France, 1907, p. 553. >
(1) D. Thomas: VI Ethic, Cap. Il; et P. I. Q. LXXXH, art. IV.
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il n'y a pas plus d'éducation sans instruction qu'il n'y a de vertus sans connaissances.
D'aucuns vont jusqu'à dire que l'instruction seule suffit à former l'homme et à le moraliser. La science, d'après les idées modernes, ne doit-elle pas remplacer la morale et la religion ?
Il est permis d'en douter. Il n'est nullement prouvé que l'homme atteigne plus sûrement sa fin, même le seul bonheur naturel auquel il a droit, par la culture intensive de ses facultés intellectuelles. Sans la formation morale, l'ins- truction profane n'est rien; disons mieux: ''sans la formation morale, toute culture des intelligences est une culture malsaine. Des jeunes gens, aux- quels on n'aura point inspiré la crainte de Dieu, ne pourront supporter aucune des règles desquelles dépend l'honnêteté de la vie."^'^
"En repassant les leçons de l'histoire, observe Mgr Dupanloup, il y a des faits qui frappent singulièrement les esprits attentifs, et qui dé- montrent la haute influence, l'influence immense de l'éducation morale sur la destinée des peuples.
''Chez les Romains, au temps de la république, l'instruction fut faible, il est vrai; on savait peu; l'éducation morale était forte; on apprenait à travailler et à souffrir: la république marcha à la conquête du monde.
''Le monde conquis, sous l'Empire, l'instruc-
(1) Léon XIII: Encyc. Nobilissima Gallorum Gens, Vol. 1, p. 233.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 61
tion fut étendue, mais l'éducation faible et molle: l'Empire tomba.
''Au moyen-âge, l'instruction était rare; mais dans lès profondeurs de l'ordre social, il se ren- contrait une forte éducation: il y eut de grandes choses.
'Tarmi nous, aujourd'hui, l'instruction paraît forte, l'éducation est faible : la France souffre et se plaint, et il y a là, qu'on le comprenne donc enfin, tout le secret de l'effro^^able malaise qui nous tra- vaille, et qui aujourd'hui n'est plus contesté par personne. "^^^
Ces dures leçons de l'histoire, Léon XIII a su les dégager et les mettre en relief avec une habileté et une sagesse dignes des plus grands docteurs scolastiques. "On a soutenu, dit-il, que le dévelop- pement de l'instruction, en rendant les foules plus polies et plus éclairées, suffirait à les prémunir contre leurs tendances malsaines et à les retenir dans les limites de la droiture et de la probité. Mais une dure réalité ne nous fait-elle pas toucher du doigt chaque jour à quoi sert une instmction que n'accompagne pas une solide instruction reli- gieuse et morale ? Par suite de leur inexpérience et de la fermentation des passions, l'esprit des jeunes gens subit la fascination des doctrines perverses. Il se prend surtout aux erreurs qu'un journalisme sans frein ne craint pas de semer à pleines mains et qui, en dépravant à la fois l'intelligence et la
(2) Mgr Dupanloup: L'Education, p. 387
'62 LE PROBLÈME SCOLAIRE
volonté, alimentent dans la jeunesse cet esprit d'orgueil et d'insubordination qui trouble si sou- vent la paix des familles et le calme des cités.
"On avait mis aussi beaucoup de confiance dans les progrès de la science. De fait, le siècle dernier en a vu de bien grands. Néanmoins, tous sentent, et beaucoup confessent que la réalité n'a pas été à la hauteur des espérances. Il suffit de jeter un coup d'œil, même superficiel, sur le monde pour constater qu'une indéfinissable tris- tesse pèse sur les âmes et qu'un vide immense existe dans les cœurs ... La soif de vérité, de bien, d'infini, qui nous dévore, n'a pas été étanchée . . . N'y a-t-il donc qu'à dédaigner ou à laisser de côté les avantages qui découlent de l'instruction, delà science, de la civilisation et d'une sage et douce liberté? Non, certes. . . Mais il faut en subor- donner l'usage aux intentions du Créateur et faire en sorte qu'on ne les sépare jamais de l'élément religieux, dans lequel réside la vertu qui leur confère, avec une valeur particulière, leur véri- table fécondité. Tel est le secret du problème. "^^>
Pour être complet, il faut ajouter encore que l'enseignement religieux et la formation morale ne doivent jamais être séparés de l'instruction pro- fane; en d'autres termes, la formation religieuse et morale doit être assidue, constante, intimement liée à la formation littéraire, ^^^ pour que l'enfant
(1) Léon XIII: Eno. Parnmu à la S5ème année, Vol. 6, p. 282.
(2) Codex: Can. 1373.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 63
comprenne qu'elle embrasse des éléments, non pas accessoires pour lui, mais d'une nécessité absolue, des éléments sans lesquels tout autre intérêt n'a pas de valeur.
Peut-être n'est-il pas absolument nécessaire que les vérités de la religion soient enseignées par le même maître qui instruit des vérités de l'ordre profane et naturel/^^ Ce qu'il importe essentielle- naent, c'est : que l'enseignement des vérités chré- tiennes fasse partie du programme des matières scolaires; qu'il occupe la place d'honneur parmi les connaissances à acquérir; que l'ensemble de l'enseignement soit empreint de sentiments reli- gieux; que l'esprit chrétien apparaisse et dans les matières et dans la manière d'enseigner et dans l'organisation scolaire; que rien ne vienne blesser la foi et les croyances; que tout, au contraire, frappe le regard et le cœur de l'enfant qui, par suite, sera naturellement et comme par instinct porté à faire grand cas de tout ce qui touche à la croyance des vérités religieuses et à la pratique des vertus chrétiennes /^^
(1) Quoad instructionem vero religiosam, notamus necessarium non esse catechbmum tradi in ipsa scbola, ab ipso magistro aliarum materiarum; potest «nim tradi, et forsitan utilius, in Ecclesia et a vire ecclesiastico specialiter deputato, dummodo sit pars programmatis obligatoria, qiise ut prsecipua habeatur. (Cavagnis: Inst. Jur. pub. Ecd., Pars spec, Lib. II, n. 31.)
(2) "Il faut non seulement que la religion soit enseignée aux enfants à certaines heures, mais que tout le reste de l'enseignement exhale comme une odeur de piété chrétienne. S'il en est autrement, si cet arôme sacré ne pénètre pas'à la fois l'esprit des maîtres et celui des élèves, l'instruction, quelle qu'elle soit, ne produira que peu de fruits et aura même de graves inconvénients." (Léon XIII: Encyc. Militantis EcdesiT, Vol. 5, p. 199.)
"Que l'étude et la science aillent donc toujours de pair avec la culture de l'âme. Que toutes les branches de l'enseignement soient pénétrées et dominées par la religion . . ." (Item, p. 201.)
64 LE PROBLÈME SCOLAIRE
Si l'on se contentait d'assigner une place quel- conque à l'enseignement religieux dans l'éducation de la jeunesse, si Ton ne se souciait pas de pénétrer complètement celle-ci des impressions et des habi- tudes religieuses, comment pourrait-on se flatter d'avoir rempli tout son devoir envers Dieu ? La religion n'est pas une étude ou un exercice auquel on assigne son lieu et son heure, c'est une loi: une loi qui doit se faire sentir constamment et partout, et qui n'exerce qu'à ce prix sur l'âme et sur la vie toute sa salutaire action.
Mais la raison profonde de cette inséparabilité se tire de l'unité de la personne humaine. Nous ne pouvons scinder l'homme en deux; nous ne pou- vons mettre d'un côté son intelligence, de l'autre sa volonté; ces deux facultés, bien que distinctes, sont toutes les deux constitutives de l'être hu- main; elles sont en quelque sorte une seule et même âme, ou du moins elles mêlent si intimement leur vie dans la parfaite unité de l'âme, elles s'unissent, se compénètrent, se complètent si entièrement que l'une ne saurait agir sans commu- niquer quelque mouvement à l'autre, ni se déve- lopper sans produire dans l'autre un progrès ana- logue.^^^
(1) Ratio intrinseca hujus inseparabilitatis, in casu, conaistit in ii>sa unitate personse humanfp, in qua harmonice evoivi debent facultates; et quo niam pars essentialis est pars nioralis, hinc, in prima pvolutione qua> omnibus neccssaria est, primum locurn tenere débet; si autem in sehola pueri tantum audiant qu» ad mentis in civilibus institutionem referuntur, cum magni ea faciant quoe in scholis accipiunt, facile putant hominis nobilitatem in lis con- sistere et facile cetera spernunt. (Cavagnis: Inst. J. p. Ecc, P. sp., L. II, n. 24).
LE PROBLÈME SCOLAIRE 65
L'enfant et le jeune honame sont tout parti- culièrement sensibles à cette économie intime de nos facultés, et se défendent difficilement de la répercussion mutuelle de leurs activités/^) Tel est, en effet, le caractère de cet âge, que l'âme subit complètement toute influence extérieure, soit positive soit négative. L'esprit curieux de l'enfant est ému tout autant du silence du maître que de ses paroles; parfois même le silence devient plus éloquent que les paroles. Si le maître se contente d'enseigner uniquement les vérités spéculatives et naturelles, et garde un profond silence par rapport aux vérités religieuses et morales, l'enfant sera aisément amené à croire que la religion n'existe pas ou du moins qu'il faut n'en tenir aucun compte. ^-^
''Il importe souverainement, dit Léon XIII, que les enfants nés de parents chrétiens soient, de bonne hernie, instruits des préceptes de la foi, et que l'instruction religieuse s'unisse à l'éducation par laquelle on a coutmiie de préparer l'homme et de le former dans le premier âge. Séparer l'une de l'autre, c'est vouloir, en réalité, que, lorsqu'il s'agit des devoirs envers Dieu, l'enfant reste neutre; système mensonger, système par-dessus tout désastreux dans un âge aussi tendre, puisqu'il
(1) "S'il est vrai qu'à aucune époque de la vie privée ou publique, on ne peut s'exempter de la relision. il n'en est point d'où ce devoir doive être moins écarté que ce premier âge où la sagesse fait défaut, où l'esprit est ardent et le cœur exposé à tant d'attrayantes causes de corruption. L'on ne doit donc pas se persuader que l'instruction et la piété puissent être séparées impunément." (Léon XIII: Encyc. Militaniis Ecdesiœ, Vol. 5, p. 199.)
(2) DubaUet: Fam., EjL, Et. dans Educ, p. 21.
66 LE PROBLÈME SCOLAIRE
ouvre dans les âmes la porte à l'athéisme et la ferme à la religion. "^^*
Toutefois, n'allons pas conclure de là que l'enseignement religieux et moral, d'une extrême nécessité au foyer domestique et à l'école élé- mentaire, cesse d'être nécessaire et obligatoire dans les écoles secondaires et supérieures. "Faites en sorte, disait Léon XIII aux Evêques de Hon- grie, qu'il ne manque pas d'écoles recommandables par l'excellence de l'éducation et la probité des maîtres; et que ces écoles relèvent de votre auto- rité et soient placées sous la surveillance du clergé. Nous voulons que cela s'entende, non seulement des écoles élémentaires, mais aussi de celles où l'on étudie les belles-lettres et les hautes sciences. ^^>
Ainsi l'a compris la sagesse de tous les peuples. "Nos pères, qui nous valaient bien, n'auraient jamais compris, observe Brunetière, que l'on prétendît élever l'enfant sans l'instruire, c'est-à- dire, sans le fournir, sans le munir, sans l'armer, instruere, des connaissances indispensables pour se conduire dans la vie; mais ils n'auraient 'pas davantage admis que l'on se proposât de Vinstruire sans relever, c'est-à-dire qu'on lui mît des ai-mes dans \â main sans l'avertir à quelle occasion, dans quel cas, et surtout avec quelles précautions il en pourrait user. C'est ainsi qu'autrefois, l'édu- cation et l'instruction, si elles se distinguaient
(1) Léon XIII: Encyc. Nobilitsima GallcTvm Gens, Vol. I ,p .231.
(2) Léon XIII: Encyc. Quod mul!um. Vol. 2, p. 93.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 67
l'une de l'autre, ne se séparaient pourtant pas, mais se soutenaient ou s'entr'aidaient, et, finale- ment, se rejoignaient Tune et l'autre dans l'unité du même résultat. "^^^
Et, ici encore, l'expérience est venue corro- borer de son témoignage ces graves leçons de psychologie éducationnelle. Car c'est un fait que, là où l'instruction profane est donnée séparément de l'éducation religieuse et morale, il est très difficile, pour ne pas dire impossible, d'obtenir une saine formation de la jeunesse.
Le rôle de l'éducateiu* se dessine donc en caractères nets et tranchés: il doit "s'efforcer, non seulement d'empêcher que l'enseignement reli- gieux et moral ne soit chassé des écoles, mais encore d'obtenir qu'il y occupe la place qu'il mérite" ;^2^ "il doit subordonner l'instruction profane aux intentions du Créateur et faire en sorte qu'on ne la sépare jamais de l'élé- ment religieux et moral, dans lequel réside la vertu qui lui confère, avec une valeur particulière, sa véritable fécondité.''^
III
Nous nous soamnes efforcés jusqu'ici de préciser le but, la nature et les moyens essentiels de toute éducation; il nous faut maintenant en décrire les
(1) Brunetière: Education et instruction, 4° mille, p. 52.
(2) Laborent (cleri et viri probi) ut religioais doctrina non solum e scbolis illis non exturbetur, sed quo par est loco maneat. (Léon XIIT: Encyc. Oficio »ancUssimo, Vol. 2, p. 133.)
(3. I.éon XTII: Encyc. Parrenu à la S'ième année. Vol 0, p. 2'^X
68 LE PROBLÈME SCOLAIRE
genres divers et les formes multiples. Cette rapide esquisse nous permettra en même temps de nous renseigner sur les différentes sortes d'écoles dont il sera parlé au cours de cette étude.
L'école, c'est le lieu où se donne l'enseignement et où se parfait l'éducation. En général, on iden- tifie l'école avec l'enseignement ou l'éducation. C'est ainsi que le mot école désigne ce qui forme le cœur, ce qui développe l'intelligence de quelqu'un, l'instruit de ce qu'il doit savoir, le dresse à ce qu'il doit faire. Il y a donc autant d'écoles qu'il y a de genres et de formes d'éducation.
Or, l'éducation, qui a pour but général la formation de l'homme et pour moyens essentiels l'instruction et l'éducation morale, est très variée en ses genres, en ses formes, en ses progrès. Dans l'unité simple et profonde qui la constitue, elle subit des conditions de temps, de lieu, de méthode; elle prend différents caractères, selon les divers âges, selon les diverses natures, selon les divers états de celui qu'elle doit former.
Il a été écrit sur ce sujet quelques fragments admirables, ou même d'amples traités; mais les définitions exactes, les idées primordiales ont singulièrement besoin d'être rappelées ou mises en lumière. Nous empruntons celles qui suivent, en grande partie, au livre de Mgr Dupanloup-^^ sur "l'Education," qui se recommande par ses belles qualités de justesse, de précision et de clarté.
(1) Mgr Dupanloup: L'Education, Vol. 1, pp. 23 et suivantes.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 69
L'utilité de ces détails techniques n'échappera à personne.
L'éducation accompagne l'homme pendant les vingt premières années de sa vie. Pendant ce temps, l'homme subit, par la marche successive de la nature, diverses phases de développement physique, intellectuel et moral; l'éducation doit les sui^Te; elle se partage donc natui'ellement en trois périodes, ou en trois sortes d'éducations pro- gressives: L'éducation maternelle, l'éducation pri- maire, l'éducation secondaire.
Outre ces conditions de temps, l'éducation doit subir des conditions de lieu: elle laissera l'enfant isolé, ou elle l'entourera de ses semblables. Il faut donc distinguer encore l'éducation privée, qui garde l'enfant au sein de la famille, sous les re- gards du père et de la mère; et l'éducation publique, faite au dehors de la maison paternelle, dans des écoles communes.
Dans ce dernier cas, l'école est réputée com- plètement publique, quand elle est établie par l'autorité civile, et ciue l'enseignement s'y donne au nom de cette m^ême autorité sociale; semi- publique, si cette école est érigée par des parti- culiers ou associations autres que l'Etat, et si le maître y parle en son propre nom.^^^
Cette division de l'éducation ou des écoles en écoles privées, semi-publiques et publiques est
(1) Taparelli: Dr. !\'at. Note du Livre 7 sur l'enseignement
70 LE PROBLÈME SCOLAIRE
d'une grande importance pour fixer les limites du droit de l'État: car l'autorité sociale n'aura pas la même latitude ni la même indépendance, selon qu'elle s'exercera dans l'une ou l'autre de ces écoles.
De plus, l'éducation, pour former l'homme, doit penser à la destinée spéciale, à la vocation parti- culière de l'individu qui lui est confié, et le prépa- rer pour l'état, le métier, la profession, en un mot, le rôle qu'il est appelé à remplir dans la société. Elle doit donc accommoder ses enseignements à la position sociale et providentielle de son élève; et ne pas donner mal à propos la même culture au litté- rateur et à l'ouvrier, au magistrat et à l'agricul- teur. A ce point de vue, on distingue: V éducation ou Vécole populaire, pour les classes ouvrières et agricoles; V éducation ou Vécole intermédiaire, indus- trielle, artistique, commerciale, pour les classes moyennes; la haute éducation littéraire ou Vécole supérieure, pour les classes élevées de la société.
Ces trois genres d'éducations ou d'écoles ont seuls entre eux des différences notables, qui les constituent chacun à part. Les autres distinctions que nous avons établies sont plutôt des modifi- cations nécessaires d'une même éducation que des genres d'éducation divers: ce sont des degrés ou des formes que toute éducation, la plus \Tilgaire comme la plus distinguée, doit successivement recevoir ou parcourir, pour arriver à ce but unique, à ce grand but, qui est d^ élever Vhomme,
LE ï'KOBLÈ:yiE scolaire: 71
A raison d^ k^ur origine, les école:^ re pïiat agent encore en deux genre? distinets: Les écoles ecclé- siastiques, que l'Eglise fonde et dirige, soit poui- y instruire la jeunesse chrétienne, soit pour y former ses ministres; et les éœles profanes, où certes l'enseignement religieux et moral reçoit touto l'attention qu'il mérite, mais qui sont établies et régies par des laïques, sous la surveillance de rÉglise.
Enfin, dans notre siècle de naturalisme et d'impiété, est apparu un nouveau système d'édu- cation sans Dieu; et c'est ainsi que l'on eonst^^Le aujourd'hui, un peu partout, un triple gem^e d'écoles: Z'eco/econ/^ssionne/Ze dont les élèves appar- tiennent tous à la même cro3'ance, et où l'ensemble de l'enseignement est profondément pénétré des principes et des pratiques de la religion; Vécol^ laïque de laquelle toute religion est bannie, et qui se contente de fournir une instruction purement profane; enfin V école mixte qui, pour se conformer aux différentes sectes religieuses de ses élèves, ou. bien n'accorde qu'une place secondaii'e et postiche' à l'enseignement du catéchisme, ou bien n'enseigne que de vagues notions, qu'un résidu de religion qu'on obtient en extrayant des divers credo ce qu'il y a entre eux de commun.
Telle est la Hste froide des diverses formes d'éducations et des différentes sortes d'écoles. Le but que nous poursuivions nous dispensait de toute appréciaticr. : il s'agissait seulement de fixer
72 ' LE PROBLÈME SCOLAIRE
le sens de quelques notions générales, nécessaires à la discussion du grand problème scolaire. Ce- pendant nous tenons à signaler ici la fausseté du système d'éducation qui, à côté et souvent à la place des écoles confessionnelles, érige des écoles neutres ou mixtes d'où l'on bannit Dieu et la religion, comme choses inutiles à savoir pour le premier âge, et comme secours dont on peut se passer pour former les hommes.
D'ores et déjà, l'éducation fournie par de telles écoles est condamnée comme une éducation in- complète, une éducation tronquée et, p»ar là même, une éducation indigne. Puisque l'école est l'éducation elle-même; et que l'éducation n'est complète, efficace et vraiment digne de ce nom que si elle se compose à la fois de deux élé- ments essentiels et inséparables : l'instruction et la formation morale et religieuse; il s'ensuit néces- sairement que toute école doit être confessionnelle, que l'école neutre ne répond à aucun besoin de l'éducation, et repose uniquement sur la per- versité des hommes.
Il n'y aurait pas lieu d'insister davantage si les partisans de cette erreur ne se montraient chaque jour plus remuants et plus audacieux. Mais voilà près d'un siècle et demi que l'idée de neutralité scolaire a été lancée de par le monde, et qu'elle va se propageant et se réalisant dans bon nombre de pays. Bien plus, dans ces derniers temps, à la propagande du système s'est ajouté un développe-
LE PROBLÈME SCOLAIRE 73
ment intensif de l'erreur. La neutralité se trans- forme maintenant en laïcité ou sécularisation. Et, quoique ces deux expressions aient ceci de com- mun qu'elles s'appliquent aux institutions d'où l'enseignement confessionnel est formellement banni, l'usage cependant semble y attacher une certaine diversité de significations: la neutralité scolaire, mettant toutes les religions sur un même pied, prétend n'en combattre aucune; la laïcité ou la sécularisation de l'éducation, au contraire, se pose en adversaire déclaré de toute religion et, tout particulièrement, de la religion catholique.
Il convient donc de mettre les honnêtes gens en garde contre ces tendances pernicieuses. Sans revenir sur l'impossibiUté de former la jeunesse en établissant le divorce entre l'instruction et l'édu- cation, ou en écartant de l'éducation toute idée religieuse, nous voulons cependant rappeler ici quelques-uns des nombreux anathèmes lancés par l'Eglise contre les écoles neutres ou mixtes,
''Dans les écoles, la doctrine religieuse doit avoir le pas en tout ce qui touche soit l'éducation, soit l'enseignement, et dominer de telle sorte que les autres connaissances y soient considérées, comme accessoires."^^)
"Mais telle est aujourd'hui la marche des temps et des habitudes, qu'un grand nombre, et au prix de très grands ^efforts, travaillent à soustraire à la vigilance de l'Église et à la vertu salutaire de
(1) Pie IX: Lettre à l'Archevêque de Fribourg, le 14 juillet 18G4.
74 ' LE PROBLÈME SCOLAIRE
la religion la jeunesse adonnée aux lettres. On désire et on réclame de toute part des écoles appelées neutres, mixtes, laïques ... Ce mal étant beaucoup plus étendu et plus grand que les remèdes, on voit se multiplier une génération insouciante des biens de l'âme, ignorante de la religion, souvent impie, "^^^'' ne sachant rien refuser à ses passions, et se laissant, par suite, facilement entraîner à jeter le trouble dans l'État." ^^^
Aussi "l'Église, gardienne et vengeresse de l'intégrité de la foi, et qui, en vertu de la mission qu'elle a reçue de Dieu, son auteur, doit appeler à la vérité chrétienne toutes les nations et sur- veiller avec soin les enseignements donnés à la jeunesse placée sous son autorité, l'Église a tou- jours condamné ouvertement les écoles appelées mixtes ou neutres, et a maintes fois averti les pères de famille, afui que, sur ce point si important, ils demeurassent toujours vigilants, toujours sur leurs gardes. "^2)
Quant à l'avis, émis par quelques-uns, pour concilier les diverses communions religieuses, de n'enseigner en classe que les vérités de la religion naturelle, ou même que les vérités communes à toutes les sectes, il est également réprouvé. Bien plus, "il est beaucoup plus sûr de n'enseigner dans les écoles mixtes que les lettres humaines, plutôt
(1) Léon Xni: Encyc. Quod MuUum, Vol. 2, i>. 93.
(2) Léon XIII: Encyo. Nobilistima Gallorum Gtnt, Vol. I, p. 233. <3) Léon XIII: Eodem loco, p. 23L
LE PROBLEME SCOLAIRE iO
que d^' donner exclusivement les articles soit- disant fondamentaux de la religion chrétienne communs aux autres sectes, en laissant à chacune de celles-ci les développements ultérieiu's qui leur sont propres. "(^)
''On ne peut pas même se contenter de l'en- seignement de la vraie religion à certaines heures, mais il faut que tout le reste de l'enseignement exhale comme une odeur de piété chrétienne. S'il en est autrement, si cet arôme sacré ne pénètre pas à la fois l'esprit des maîtres et celui des élèves, l'instruction, quelle qu'elle soit, ne produira que peu de fruits et aura même de graves inconvé- vients."^^^
Dira-t-on que cette doctrine des souverains pontifes ne regarde que les peuples d'Europe ? Ecoutons avec quelle solUcitude paternelle et quelle énergie de langage Léon XIII en fait l'ap- plication au peuple canadien lui-même: ''Il ne sam-ait être permis à nos enfants, dit-il, dans son encycUque Affari vos, d'aller demander le bien- fait de l'instruction à des écoles qui ignorent la religion catholique ou qui la combattent positive- ment, à des écoles où sa doctrine est méprisée et ses principes fondamentaux répudiés . . . Pareille- ment il faut fuir à tout prix, comme très funestes, les écoles où toutes les croyances sont accueillies indifféremment et traitées de pair, comme si,
(1) s. Cong. Prop. aux Évoques d'Irlande, 16 juin 1841.
(2) Léon XIII: Encyc. MUitantis Ecdesia, VoU 5, p. 199.
76 - LE PROBLÈME SCOLAIRE
pour ce qui regarde Dieu et les choses divines, il importait peu d'avoir ou non de saines doctrines, d'adopter la vérité ou l'erreur ... Ce n'est pas au iQoj^en d'une instruction purement scientifique, ni de notions vagues et superficielles de la vertu, que les enfants catholiques sortiront jamais de l'école tels que la patrie les désire et les attend . . . D'où la nécessité d'avoir la hberté d'organiser l'école de façon que l'enseignement y soit en plein accord avec la foi catholique, ainsi qu'avec tous les devoirs qui en découlent. "^^^
C'est donc à nous, Canadiens, connue à tous les catholiques, que s'adressent ces autres paroles de Léon XIII, découlant logiquement de la doctrine précédente: "Nous devons désirer et vouloir que, dans l'éducation publique de la jeunesse, il soit pleinement donné à l'Église de remplk les devoirs qui lui sont divinement confiés ... et nous vou- lons que cela s'entende, non seulement des écoles élémentaires, mais aussi de celles où l'on étudie les belles-lettres et les hautes sciences."^^)
IV
Reste à préciser un dernier point absolument important: en quoi consiste le droit éducateur, ou de quels éléments et par quelles forces est-il fait ? Tout le problème scolaire est de savoir à qui ap-
(1) Léon XIH: Encyc. Affari vos. Vol. 5. p. 225.
(2) Léon XIII: Encyc. Qwd multum, Vol. 2, p. 93. Voir également Codex: Can. 1374.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 77
partient le droit d'éduquer l'enfant; et il serait absurde d'en chercher la solution, avant d'avoir la notion exacte de ce droit qu'il s'agit d'attribuer à celui-ci ou à celui-là.
Dans un sens très large, le droit d'enseigner signifie le pouvoir de communiquer à d'autres ce que l'on sait et ce qu'il est licite de leur apprendre; et, ainsi entendu, le droit d'enseigner appartient, selon l'avis unanime des docteurs, à toute per- sonne physique ou morale, à tout individu comme à toute corporation, même à l'Etat.
Selon une acception plus restreinte, le droit d'enseigner désigne la faculté morale^^^ d'apprendre et de communiquer à l'enfant ce qui est néces- saire ou utile pour former son esprit et son cœur.
Ainsi disons-nous que l'homme de science a le droit d'enseigner, c'est-à-dire, qu'il est mentale- ment outillé pour instruire ses élèves. Ici encore, il est évident que toute personne phj'sique ou morale, suffisamment lettrée, et douée des autres qualités pédagogiques, a ce droit général d'en- seigner. ]Mais qui possède cet ensemble de qua- lités pédagogiques ? C'est moins facile à déter-
(1) "Quand nous disons qu'un propriétaire a le droit de disposer de son bien, nous disons qu'il en a le pouvoir. Quel est ce pouvoir? Le brigand qui tient un voyageur en son pouvoir, a-t-il pour cela le droit de le retenir ? Assuré- ment non: seule, la force matérielle est plutôt le contraire du droit, dans notre manière de voir; le droit est donc un pouvoir indépendant de la force; le droit peut exister sans la force, comme la force peut exister sans le droit.
"Cependant tout pouvoir suppose une certaine force; et si le droit est un pouvoir, il faut qu'il soit au moins une force morale; car nous ne connaissons que deux forces dans la nature: l'une physique qui agit sur les corps, l'autre morale qui agit sur les esprits. Avoir un droit, c'est donc avoir vm pouvoir moral, une force morale sur les esprits." (Taparelli: Dr. nai., n. 342.)
78 LE PROBLÈME SCOLAIRE
miner; là-dessus, immédiatement, l'harmonie des docteurs se brise. Cependant le vrai problème est ailleurs.
A proprement parler, le droit d'enseigner con- siste essentiellement dans la faculté morale, garantie par la loi ou par la libre concession de Dieu ou des hommes, de procurer le développe- ment harmonique et complet de l'enfant et de ses facultés dans l'ordre naturel et dans l'ordre surna- turel. Pesons bien les termes de cette définition. Qui dit: faculté morale de procurer l'éducation, comprend nécessairement, avec le pouvoir de dispenser ou de faire dispenser l'enseignement, celui de veiller sur cet enseignement, de le diriger, de le contrôler, en un mot, de déterminer les moyens les plus propres à la formation intellec- tuelle et morale de l'enfant; et c'est ce qui indique la matière sur laquelle le droit s'exerce. ^^^ La ga- rantie légale ou occasionnelle, accordée à cette faculté morale, vient ensuite marquer que l'on peut exercer librement son droit, non parce que l'on est le plus fort, mais parce qu'il y a obligation
(1) "Posséder un droit, c'est posséder un pouvoir . . . une force morale sur les esprits . . . Mais si cela est, comment pouvons-nous dire que nous avons des droits sur des actions, sur des biens qui sont évidemment privés d'intelli- gence? Pour nous rendre compte de ces expressions, nous devons considérer ces objets comme la matière et non comme le terme d'une relation; il y a une grande différence entre avoir des droits à V égard de quelqu'un, et avoir des droits sur quelqu'un; l'expression à l'égard de indique le terme de la relation et ne s'applique qu'aux ôtres intelligents; on ne dira pas qu'on a des droits à l'égard de son cheval, de son champ, etc.; tandis que le mot sur indique la matière sur laquelle le droit s'exerce et peut s'appliquer indifféremment à toute espèce d'êtres; ainsi l'on dira qu'on a des droits sur un serviteur, sur un champ, sur un cheval, etc." (Taparelli: Dr. nat., nn. 342, 343, 344.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 70
pour les autres d'en assurer le respect; et c'est ce qui indique Vêlement propre, formel du droity^
La notion du droit implique nécessairement l'idée de pouvoir agir conformément à une règle supérieure :^^^ règle qui ne vient pas du bénéfi- ciaire du droit, règle émanant d'une autorité à laquelle tous sont tenus de se soumettre, et dans laquelle l'exercice du droit trouve sa justification et sa liberté. De là vient que le droit est toujours corrélatif au devoir /^^
Tel est le droit d'enseigner qui fait le véritable objet de tout le problème scolaire! Tel est ce droit dont l'Église, la Famille et l'État se dis- putent, à des titres divers, l'appartenance totale ou partielle'
Ces considérations nous montrent la différence essentielle qui existe entre le simple pouvoir moral et le droit strict. Les matières de l'un et de l'autre offrent des analogies frappantes, mais leurs élé-
(1) Jus accipitur pro légitima facultate aliquid faciendi, etc., cujus violatio constituit injuriam; quo casu quis dicitur uti jure suo: est secundum se quid morale competens homini ex Dei vel hominum ordinatione, sicut esse magistrum, doctorem, etc., licet prsesupponat aliquid physicum, ut jus docendi, v.g., praesupponit scientiam. (Billuart: Curs. TheoL, De Jure, Diss. I, a. I, Dico. 1°-)
(2) Quod enim aliquis habeat jus ad aliquid, id ipsi tribuitur, vel a lege naturae, vel a lege positiva, vel saltem ex concessione libéra Dei vel hominum. (Billuart: eodem loco.)
(3) "En faisant attention à la propriété des termes, aux nuances délicates du langage, nous voyons qu'on n'emploie cette phrase: un homme a le droit de chercher son bonheur, et autres semblables, que dans le cas où l'on pense à la possibihté qu'a un autre homme d'empêcher l'exercice de ce droit. Si nous n'avons pas cette idée, au moins implicitement, nous dirons que l'homme doit et peut chercher son bonheur; mais ce devoir exprime une simple passivité morale ce pouvoir signifie r'ue cette action est licitr pour celui qui est dans une certaine dépendance, mais non pas qu'elle est iin droit proprement dit qui impose aux autres un devoir. ' (ïarapelli: Dr. nat. n. 345.;
80 . LE PROBLÊME SCOLAIRE
ments formels présentent des divergences mar- quées: le simple pouvoii^ moral d'enseigner permet bien de dispenser telle ou telle science selon des méthodes pédagogiques perfectionnées, efficaces, mais il ne lui appartient pas d'exiger des autres le respect de ses dispositions; le droit strict, au con- traire, se fonde sur l'autorité d'une cause supé- rieure au nom de laquelle il impose ses volontés. Quiconque résiste au véritable détenteur du droit d'enseigner lui fait injure, tandis que rien n'oblige à utiliser les aptitudes naturelles du pédagogue.
Il suit de là que tel individu peut avoir la faculté morale d'enseigner, sans en avoir le droit strict; et que, réciproquement, un homme peut avoir un droit strict sur l'enseignement, sans être apte à le dispenser par lui-même. ^^^ Un père de famille, par exemple, a naturellement le droit de réglementer, comme il convient, l'enseignement de ses enfants, alors même que, faute de science, il n'aurait pas la capacité de les instruire. C'est l'exercice personnel du droit, et non son existence, qui présuppose, chez le bénéficiaire, la science ou la faculté morale d'enseigner; et c'est la délé- gation de l'autorité supérieure, et non la possession
(1) "Il importe souverainement, écrit Duballet, de distinguer avec soin le droit de fonder, d'établir, d'ouvrir des écoles, du droit strict d'enseigner proprement dit." {Egl. Fam. Et. dans Kduc, p. 236.)
Par contre, Mgr Savivé et le docteur Bouquillon semblent confondre ces deux choses. Ainsi, d'après le Dr Bouquillon, le droit d'enseigner, — ce droit "that belongs to whomsoever bas the fitness required, — means establishing schools, appointing teachers, prescribing methods and programmes of study," du moins en autant que l'État y est concerné. (Education: To whom does it bdoTiof p. 21.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 81
d'aptitudes pédagogiques particulières, qui confère au professeur un droit strict sur l'enseignement.
"L'autorité siu- l'enseignement, dit Mgr Sauvé, ne doit pas se confondre avec le droit d'enseigner." Si cet illustre théologien veut distinguer par là deux aspects ou mieux deux fonctions du droit éducateur: l'une qui consiste à dispenser soi- même l'enseignement, et l'autre par laquelle on le fait dispenser ^par un substitut, nous l'admettons sans difficulté, pour^Ti que l'une et l' autre de ces fonctions, la première autant que la seconde, s'exercent avec la garantie du respect. Mais si cette distinction signifie que le véritable droit d'enseigner peut se passer de cette garantie qui émane de l'autorité sur l'enseignement, nous la rejetterions, comme contraire aux principes mêmes du droit
"C'est un caractère commun à toute espèce de droit, dit le R. P. Liberatore, de ne dériver de la natm-e que dans un mode indéterminé et abstrait. Pour devenir concret et individuel, le droit a besoin d'un fait. Le consentement des époux est un fait : c'est lui pourtant qui détermine d'une manière concrète le droit conjugal. La génération aussi est un fait, et c'est ce qui détermine en par- ticulier le droit paternel. "^^^
Ainsi en est-il du droit d'enseigner. Nous pou- vons distinguer en lui deux éléments : 1 ° un élé-
(1) Liberatore: Principes d'économie politique, cité par Duballet: Fam. Egl. Et. dans Education, p. 31.
82 - LE PROBLÈME SCOLAIRE
ment naturel, général et abstrait, en vertu duquel "tout être raisonnable a le pouvoir de communiquer ses connaissances à ses semblables; 2° un élément particulier, concret, contingent, qui détermine et précise le droit abstrait et général et en fait un droit particulier et concret. Seulement, dans le cas actuel, cet élément particulier et concret est double; pour déterminer et transformer le droit d'enseignement, deux faits contingents peuvent intervenir: tantôt, c'est l'aptitude du sujet à recevoir la mission d'enseigner, et le droit reste alors subordonné à toutes les volontés et à tous les caprices de qui veut se faii'e instruire; tantôt, c'est l'autorisation légale ou occasionnelle de dispenser l'enseignement, et le droit devient alors complet, autonome, n'aj^ant aucune sujétion que celle qui l'oblige à observer la loi naturelle ou la loi positive de laquelle il tient son pouvoir.
Nous pouvons donc distinguer trois sortes de droits d'enseigner: le droit général et radical, qui n'est pas autre chose que le pouvoir de commu- niquer ses pensées; ?e droit aptitudinel, qui con- siste dans la simple faculté morale de dispenser l'enseignement ; enfin, le droit véritable qui ne de- vient tel que par l'autorisation ou la garantie accordée à la faculté morale d'enseigner par la loi naturelle, ou par la loi positive, ou par la libre concession de Dieu ou des hommes.
Si ces notions avaient été mieux comprises de part et d'autre, et par les tenants de l'opinion
LE PROBLÈME SCOLAIRE 83
modérée qui prêtent au droit aptitudinel d'en- seigner le caractère d'un droit absolu et strict, et par les partisans de la liberté absolue des parents qui craignent avant tout de partager l'autorité sur l'enseignement entre la Famille et l'Etat, peut-être aurait-on pu s'entendre sur l'attribution de ce droit aptitudinel d'enseigner à l'État; peut- être même aurait-on pu éviter la long-ue et violente discussion au sujet des brevets et des certificats d'aptitude pédagogique conférés par l'Etat: ces brevets et ces certificats n'étant que la recon- naissance officielle d'une capacité morale qui ne constitue pas un droit strict, il n'y a aucune objection sérieuse à ce que l'État les exige des aspirants au professorat. (Voir Duballet : Fam. Egl. Et. dans Education, p. 40.) Sans doute, le droit d'enseigner proprement dit resterait pour diviser encore les esprits et les exciter les uns contre les autres. Tout de même, il 3' aurait avantage à connaître mieux l'objet en litige, et à restreindre le plus possible les limites du conflit.
Donc, — car il est temps que nous résumions tout ce chapitre et ces détails, — l'éducation em- brasse tout. C'est une œuvre presque sans limites; ses diverses formes sont presque innombrables ; et cependant c'est une œuvre tout à fait déterminée dans ses principaux moyens d'action: elle doit faire marcher de pair et combiner étroitement
84 . LE PROBLÈME SCOLAIRE
entre elles la formation intellectuelle et la forma- tion morale; et c'est une œuvre simple dans son but: elle se propose uniquement d'élever Vhomme, de perfectionner en lui la nature et la dignité hu- maines, de le mettre en état de fournir ici-bas une carrière utile et honorable, et de préparer ainsi l'éternelle vie, en élevant la vie présente. Pour accomplir cette œuvre, il ne suffit pas d'avoir des aptitudes naturelles qui y disposent, il faut avant tout avoir l'autorisation d'enseigner ou des titres qui imposent aux autres l'obligation de respecter le libre exercice du pouvoir moral, sans quoi il n'existe aucun droit éducateur proprement dit.
Chapitre troisième MISSION ÉDUCATRICE DE L'ÉGLISE
Sommaire: Le droit éducateur de l'Eglise occupe le premier rang. — 1° État de la question. — 2° Titres de l'Eglise au droit d'enseigner, principalement la mission divine dont elle est investie. — 3° Objet direct du droit de l'Eglise: les vérités révé- lées.— 4° Objet indirect: les sciences naturelles et profanes. — 5° Pouvoir exclusif et absolu sur l'enseignement religieux et moral. — 6° Pouvoir relatif et partageable sur l'enseignement naturel et profane. — 7° Conclusion.
Nous abordons ici l'étude proprement dite du problème scolaire. Les droits de l'Église y occupent le premier rang, et par l'étendue de leur objet, et par l'indépendance absolue avec laquelle ils s'exercent. Il nous faut immédiatement en établir les titres, en délimiter la matière et poser les prin- cipes directeurs de sa mise en œuvre.
Instruire fut l'une des premières préoccupa- tions de l'Église et Tune de ses principales œuvres. Dès le commencement, elle s'est attribué le droit d'enseigner toutes vérités; elle n'a pas même négligé l'enseignement des vérités natm'elles et profanes, bien qu'elle n'y attachât jamais une im- portance de premier ordre.
Sans doute, avant qu'elle eût conquis cette
86 ll: problème scolaire
haute situation sociale que lui assura ledit de Constantin en l'an 313, elle ne put déployer libre- ment tout son zèle en faveur de l'instruction publique; cependant "on se tromperait fort, écrit M. Paul Allard, si l'on croyait que, pendant les trois premiers siècles qui précèdent le triomphe du christianisme dans l'empire, les fidèles furent privés du droit ou des moyens d'enseigner. Quand un édit de persécution était promulgué, les pro- fesseurs chrétiens étaient sans doute exposés aux poursuites, mais jamais une des lois dirigées contre la foi chrétiemie ne contint à l'adresse de ses adhérents l'interdiction de tenir école. "^^^
Dès le second siècle, se dessinent dans le monde scientifique et littéraire et raj^onnent déjà d'un vif éclat deux centres d'enseignement supérieur chré- tien: l'école de Rome et l'école d'Alexandrie. Puis la conversion de Constantin favorisa singu- lièrement parmi les chrétiens la culture des lettres et l'éclosion des grands génies. Les écoles Ubres étaient rares, mais déjà le christianisme prenait place dans l'enseignement public et officiel. Il était maître de plusieurs établissements muni- cipaux. Il comptait des représentants dans les institutions soutenues par le trésor impérial
Sans parcourir toutes les étapes des victoires et des défaites de l'enseignement catholique au cours des siècles, notons la part immense de l'Église dans l'œuvre de l'éducation pendant tout
(1) Paul Allard: Julien V Apostat, T. H, p. 349.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 87
le moyen-âge. Toutes les écoles étaient alors tenues presque exclusivement par les scolastiques des cathédrales, ou par les curés, ou par des con- grégations religieuses. Citons en particulier les noms d'Innocent III, d'Alexandre III, de Gré- groire X. de Benoît XII, qui s'illustrèrent par leur zèle pour la diffusion des sciences religieuses et profanes.
C'est un fait hors de doute, et il est aisé de le constater, que l'Eglise a toujours enseigné, qu'elle a toujours revendiqué ce droit et que les entraves multiples qu'elle a rencontrées n'ont pu la faire renoncer jamais à son noble et utile labeur. "Dans toute la série des papes, disait avec un légitime orgueil Léon XIII, il serait difficile d'en trouver qui n'ait pas bien mérité de la république des lettres."^'^
Telle fut la conduite traditionnelle de l'Église au sujet de l'enseignement. ^lais, en 1789, la révo- lution se déchaîna sur la France d'abord et, peu après, sur toute l'Europe. Un souffle nouveau sou- leva le monde : les gloires du passé furent oubliées : les grandeurs furent abattues ; et l'ÉgUse fut chas- sée des écoles. En matière d'éducation, les fils de la Révolution proclamèrent l'étatisme le plus absolu; et les droits de l'Eglise, comme ceux des parents, furent accaparés au profit de l'État. Et voilà plus d'un siècle que ces idées gouvernent le monde: aujourd'hui, plus que jamais, la lutte se poursuit
(I) Léon Xril: Bref Plane quidem. Vol 7, p 61
88 LE PROBLÈME SCOLAIRE
ardente pour ravir à l'Église le domaine magni- fique que son zèle séculaire pour l'éducation lui a taillé dans l'esprit et le cœur des peuples/^^
Ces contradictions et ces luttes n'ont rien d'étonnant. Il s'agit poiu- l'Église d'un droit qui tient à sa constitution même, dont l'exercice assure son emprise sur le monde; les ennemis de l'Église devaient nécessairement porter leur attaque sur ce point. "Sur le terrain de l'enseignement et surtout de l'enseignement de la jeunesse, nous dit un jeune apologiste, se rencontrent et se heurtent pour ainsi dire corps à corps, de la façon la plus concrète, les intangibles pouvoirs que l'Église tient de Dieu et les empiétements sacrilèges qu'inspire à la société civile la pensée libérale. "^^^
En face de ces assauts des méchants, notre premier devoir est d'affirmer hautement la doc- trine des droits de l'Église sur l'enseignement. La mise en lumière des principes chrétiens est encore l'éloquence la plus efficace; ni les fausses doctrmes ni les compromis honorables ne peuvent l'entamer.
II
L'Église a un droit propre, un droit strict sur l'enseignement, en même temps qu'un devoir rigoureux de le dispenser; et c'est au nom de ce
(1) Voir Chapitre premier, Sections III et IV.
(2) Rev. Dom., avril 1919: Le rôle éducateur de l'Eglise, par le R. P. Ville- neuve, G. M. I.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 89
droit et de ce devok que, depuis son origine jusqu'à nos jours, elle n'a jamais cessé d'enseigner.
Les principes justificateurs de cette mission ne présentent aucune difficulté sérieuse pour ceux qui reconnaissent, en l'Eglise, une société fondée par le Christ, et destinée au but sm-naturel de sauver les âmes: c'est la volonté de son divin Fondateur; c'est une conséquence rigoureuse de la fin qu'elle poursuit; et c'est, en plus, une prérogative étroite- ment liée à son titre de Mère spirituelle des hommes.
La mission d'enseigner, l'Église l'a reçue, non des hommes, mais de Dieu même à qui appartient toute puissance sur la terre comme dans le ciel. Data est mihi omnis potestas in cœlo et in terra: ite et docete}^^ C'est la volonté expresse de Dieu que l'Église enseigne. Et Notre-Seigneur veut encore qu'elle enseigne aux peuples du monde entier, et qu'elle les instruise de tous les dogmes et de tous les préceptes de la Religion révélée. Euntes ergo, docete omnes gentes, docentes eos servare omnia quœcumque mandavi vohis.'-^'' La volonté du Christ est formelle. Les apôtres sont créés pré- cepteurs des peuples par Celui dont la juridiction ne connaît aucune limite. '*'L'ÉgHse a été établie comme la colonne et le fondement de la vérité, disait Pie IX, pour enseigner à tous la foi divine . . ., pour diriger les actions des hommes, les fixer dans
(1) s. Matth., XXVIII. 19.
(2) Ibidem.
90 LE PROBLÈME SCOLAIRE
l'honnêteté des mœurs et la régularité de la vie, d'après les règles de la doctrine révélée. "^^^
Toute mission légitime implique un droit rigoureux aux moyens convenables de la remplir. L'Église doit enseigner; l'Église peut enseigner. Car comment s'acquitterait-elle de sa charge, si elle n'avait le droit de faire ce qui lui est coroman- dé ? Aussi répètera-t-elle avec l'Apôtre : Nécessitas mihi incumbit.
C'est d'ailleurs toute sa raison d'être. Ayant été fondée par le Christ pour conduire les hommes au but suprême de leur existence, à la consomma- tion de leur sainteté, au bonheur du ciel, l'Église a, par le fait même, le devoir impérieux et le droit strict de faire connaître aux hommes les relations qui les rattachent à Dieu, les règles de conduite qu'ils doivent suivre, et les moyens qu'il leur faut prendre pour atteindre cette fin surnaturelle. Quiconque a droit à une fin, a droit également de prendre les moyens qui en assurent l'obtention et, par suite, d'écarter ceux qui empêchent de l'attein- dre. C est, du reste, la pensée formelle de Léon XIIL "L'Église, disait-il, est une société surnaturelle et parfaite dans son ordre. Comme elle a pour but de conduire ses fils à la béatitude éternelle, elle a reçu de Dieu des moyens et des ressources pour les mettre en possession des biens éternels. "^^^ Or, pour conduire les hommes au
(1) Pie IX: Encyc. Quum non sine, 14 juillet 1864. t2) Léon XIII: Encycl. Jampridem, Vol. 2, p. 71.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 91
salut, il faut leur faire connaître les vérités révélées; et pour leur faire connaître les vérités révélées, il faut enseigner. Le droit d'enseigner est donc d'une nécessité absolue pour l'Église; c'est le moyen unique de remplir parfaitement son devoir et d'atteindre sa fin. L'Église a le droit d'enseigner.
Enfin, la noble fonction d'engendrer les âmes à la vie surnaturelle confirme ce droit. L'Église est véritablement 7nère. Par elle, de simples créatures, de serviteurs, nous devenons les fils de Dieu. Par elle, Dieu opère à la manière d'un générateur et va jusqu'à l'intime de l'être; "il nous fait, selon l'expression de S. Thomas, communiquer à sa propre nature par une certaine participation de ressemblance avec lui" ;^^^ il donne en même temps au baptisé un organisme en rapport avec sa nouvelle vie, c'est le mystérieux plexus des vertus divines, qui double et perfectionne l'ensemble de nos facultés et de nos qualités naturelles.
Cette vie et cet organisme nous sont commu- niqués par l'entremise de l'Église et des sacrements dont elle est la dispensatrice. Quel titre magni- fique pour justifier le droit de l'Église sur l'en- seignement! L'Église nous enfante à la vie surna- turelle. Elle est, par conséquent, obligée, — l'enfant y a droit, — de développer, de compléter, de par- faire l'œuvre de notre déification. "Au principe
(1) "Donum autem gratiœ excedit omnem facultatem naturte creatie, cum nihil aliud sit quam qusBdam participatio divinœ naturfp, quœ excedit omnem aliam naturam." (S. Thomas: la-IIae, Qu. CXII. art. I .)
92 LE PROBLÊME SCOLAIRE
générateur revient d'achever l'être qu'il a produit. Et plus l'être communiqué est parfait, plus la dépendance immédiate de l'engendré et le prolon- gement de l'influence génératrice apparaissent évidents et formels. "^^^ Voilà pourquoi l'Église peut et doit élever ses enfants, les instruire, les nourrir du lait de sa doctrine. Personne ne saurait le lui contester, ni le lui ravir. L'Eglise est par excellence puissance enseignante. Non possumus non loqui, peut-elle répéter avec ses premiers enfants. Pour l'Eglise, en effet, enseigner c'est vivre; cesser d'enseigner, c'est cesser de respirer.
III
Mais qu'a-t-elle le droit d'enseigner ? Sur quelles vérités se porte son pouvoir éducateur? Il y a deux ordres de vérités: l'ordre des vérités surnaturelles et l'ordre des vérités naturelles; partant, il y a deux sortes de sciences: la science religieuse et la science profane. S'agit-il ici des vérités religieuses ou des vérités profanes ? L'E- glise a-t-elle mission pour les unes et pour les autres, pour les unes comme pour les autres ?
Pour savoir exactement sur quelle matière se porte le droit éducateur de l'Église, il nous faut remonter aux principes mêmes de son existence. Tout se tient dans l'organisme des facultés mora- les: l'objet et l'action se proportionnent toujours
(1) Reeue Dominicaine, avril 1919, article déjà cité.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 93
à la nature, et la nature se détermine nécessaire- ment par la raison d'être/^^ Vous voulez savoir l'objet du droit éducateur de l'Église, examinez le principe qui lui a donné naissance: la mission divine que le Christ a confiée à son Église de con- duire les hommes au salut et de les instruire des vérités révélées: et selon que l'accomplissement de cette mission divine l'exigera, le droit éducateur de l'Église se bornera aux vérités religieuses et sur- naturelles, ou s'étendra, en outre, aux vérités na- turelles et profanes.
Mais, auparavant, il convient de distinguer l'objet direct de l'objet indirect. L'objet direct fait la matière propre du di'oit et sollicite immédiate- ment et par lui-même son activité; l'objet indirect, au contraire, est par lu>même en dehors de la sphère d'activité du droit, mais il y rentre acci- dentellement, à raison de l'objet direct auquel il est étroitement lié.
Cela posé, nous disons: L'objet direct du droit éducateur de l'Église, ce sont les vérités reli- gieuses et surnaturelles; l'objet indirect, ce sont les vérités naturelles et profanes, en autant qu'elles sont nécessaires ou utiles à l'enseignement des vérités révélées.
Le Christ confia ]a mission d'instruire les peuples à l'Église. en ces termes: ''Allez, enseignez...
(1) "Quand un être organique dépérit et se corrompt, c'est qu'il a cessé d'être sous l'action de? causes qui lui avaient donné sa forme et sa constitution. Pour le refaire sain et florissant, pas de doute qu'il ne faille le soumettre de nouveau à l'action vivifiante de ces mêmes causes." (Léon XIII: Encyo. Parvenu à la Sâème année. Vol. 6, p. 283.)
94 . LE PROBLÈME SCOLAIRE
tout ce que je vous ai commandé." Ces paroles indiquent bien que ce sont les vérités révélées, les vérités doctrinales et les vérités morales, dont il a plu à Dieu de confier le dépôt aux apôtres. Car ce ne sont pas les vérités naturelles, mais ce sont les vérités révélées que le Fils de Dieu a com- mandé de répandre sur la terre.
D'autre part, l'Église a pour but de conduire les hommes au salut, et tout ce qui de sa nature est ordonné à cette fin surnaturelle tombe sous le droit direct de l'Église. Or, ce sont les vérités révélées qui de leur nature se rapportent au salut des hommes, à leur béatitude éternelle. Ce sont donc également les vérités révélées qui font l'objet direct du droit éducateur de l'Église.
''Le terrain sur lequel l'Église exerce son auto- rité propre, dit Mgr Cavagnis, ce sont les choses qui se rapportent directement au salut éternel. "^^^ Aussi bien, "pour la foi et la règle des mœurs, ajoute Léon XIII, Dieu a-t-il fait participer l'Église à son divin magistère et lui a-t-il accordé le divin privilège de ne point connaître l'erreur. C'est pourquoi elle est la grande . f sûre maîtresse des hommes et porte en elle un inv olable droit à la liberté d'enseigner."^'^
Donc, les vérités révélées, dogmatiques et
(1) Ecplesiae jus est exclusivum in eis quœ per se primario et directe refe- r untur ad vitam aternam, constituunt enim ordinem s upernaturalem et ad supernaturalem finem sunt natura sua ordinata; hujusmodi est révélât» doctrina. (Cavagnis. Inst. jur. puh. Ecc, Pars, spec, Lib. II, n. 89.^
(2^ Léon XIII Encyc Libéria» , Vol. 2, p 199.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 05
morales, sont l'objet direct du droit éducateur de l'Église.
IV
Par contre, les vérités naturelles et profanes, qui ne sont pas contenues dans le dépôt de la révélation et qui n'ont pas de relations immé- diates au salut éternel, restent nécessairement en dehors de la juridiction directe de 1 Eglise. Ce- pendant le droit éducateur de l'Église s'étend par voie de conséquence, indirectement, aux vérités naturelles et profanes, en tant que celles-ci cons- tituent un apport ou une entrave à la diffusion des vérités surnaturelles et religieuses.
Évidenmaent, ceux qui prétendent que l'Église a reçu directement mission d'enseigner les lettres et les sciences, tout comme les dogmes et les pré- ceptes de morale, se trompent sur le sens des paroles du Christ; mais ils commettent, en plus, une grave imprudence : ne tendent-ils pas à rendre l'Église responsable des conditions de la science, des lettres et des arts chez les chrétiens ?
Non moins erronée, cependant, est l'opinion de ceux qui, par excès contraire, veulent exclure absolument l'Église du domicile des lettres et des sciences; car l'enseignement des sciences natu- relles et profanes ne laisse pas d'intéresser forte- ment l'enseignement religieux et surnaturel, ni 'de contribuer pour une large part à son progrès et à sa diffusion.
96 . LE PROBLÈME SCOLAIRE
Qu'il y ait des rapports entre les connaissances humaines et les doctrines révélées, il est aisé de le comprendre: c'est le même Dieu qui communique la foi, et qui répand dans l'esprit humain la lumière de la raison; c'est le même sujet, l'in- telligence chrétienne, qui perçoit es vérités de l'un et l'autre ordre; et les vérités elles-mêmes se touchent, se prolongent, s'expUquent mutuelle- ment.
Mais quels sont ces rapports ?
Les sciences humaines sont subordonnées aux doctrines révélées.
Sans doute, les sciences humaines ont leur existence propre comme sciences; elles ont d'elles- mêmes, sans les devoir à la Révélation ou à la théologie, leurs méthodes et leurs principes de démonstration.
Mais si les sciences humaines ne sont pas soumises d'une manière formelle à la doctrine révélée, elles lui sont néanmoins soumises en ce sens que la doctrine révélée est, pour les sciences humaines, une Norme à laquelle elles doivent se conformer, et une Reine qu'elles doivent servir.
Et l'on voudrait que l'Église, qui a reçu la mission et le droit d'enseigner la doctrine révélée, n'eût aucun pouvoir sur les sciences naturelles!
Ajoutons, enfin, que les sciences humaines, si elles se conforment à leur Norme et si elles servent fidèlement leur Reine, favorisent singulièrement le
LE PROBLÈME SCOLAIRE 97
progrès et la diffusion de la doctrine révélée; tandis que, en négligeant ces devoirs, et surtout en les violant, elles éloignent et détournent les âmes de la lumière de l'Évangile.
On conçoit facilement qu'un esprit trompé par les sophismes soit moins disposé à accepter les dogmes de foi. Par ailleurs, qui niera qu'une saine formation intellectuelle ne prépare le terrain à une abondante germination des vérités surna- turelles ?
Peut-on trouver un seul principe scientifique qui n'ait une connexion logique avec les vérités révélées ? En tout cas, il est hors de doute que les sciences naturelles, même les plus élémentaires, ont avec la doctrine révélée des liens étroits, des rapports intimes, ne serait-ce que dans l'interpré- tation qu'en donnent leurs adhérents, et qu'elles n'exercent pas sur la foi une médiocre influence. ''C'est pourquoi toute science, disait Léon XIII, qui est le fruit d'une raison saine et qui répond à la réalité des choses, n'est pas d'une méd ocre utilité pour éclairer même les vérités révélées. "^^^ Et ceci est vrai tout particulièrement "de la philosophie de laquelle dépend en grande partie la direction des autres sciences et qui, loin de tendre à renverser la Révélation, se réjouit, au contraire, de lui aplanir la voie et de la défendre contre ses assaillants, com- me nous l'ont enseigné par leurs exemples et leurs
(1) Léon XIII: Encycl. Libertas prœst., Vol. 2, p. 201.
98 ■ LE PROBLÊME SCOLAIRE
écrits le grand Augustin et le Docteur angélique et tous les autres maîtres de la sagesse chrétienne. "^^^
Et l'on voudrait encore une fois que l'Église, qui a reçu la mission et le droit d'enseigner la doctrine révélée, n'eût aucun pouvoir sur les sciences naturelles! Quiconque a droit à la fin a droit également aux moyens d'obtenir cette fin. L'Église a droit de communiquer aux hommes les vérités révélées; et l'enseignement des sciences profanes constitue un moyen convenable, utile et même nécessaire à la diffusion des vérités révélées. Indubitablement, l'Église a le droit d'enseigner les sciences profanes. Et que l'on ne dise pas que l'Église a pour mission unique de prêcher l'Évan- gile. La mission de prêcher l'Évangile a pour con- tre-partie nécessaire le droit de prendre tous les moyens indispensables, tant ceux qui constituent un apport, que ceux qui écartent une entrave à l'obtention de cette fin. L'enseignement des sciences profanes est un de ces moj^ens qui pro- curent à la fois ce double avantage relativement à la diffusion des vérités révélées. Comment l'Église pourrait-elle être privée du droit de le dispenser ?
Toutefois, et ceci est important à noter, puis- que les sciences profanes ne sont pas l'objet direct de la mission de l'Église, puisqu'elles n'y sont intéressées qu'à raison des véritées révélées dont elles favorisent la diffusion, il s'ensuit que l'en-
(1) Léon XIII; Encycl. Inscrutabili, Vol. 1, p. 19.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 99
seignement des sciences profanes n'appartient pas à l'Église au même titre que l'enseignement de la science sacrée. L'Église a un droit direct sur l'enseignement religieux; elle n'a qu'un droit indirect sur l'enseignement profane.
Cette dernière conclusion est tout particulière- ment vraie des préceptes de morale naturelle : car, dans les mœurs, les rapports entre l'ordre surna- turel et l'ordre naturel sont encore plus étroits. Pour le chrétien, il n y a qu'une morale; lès seules vertus qui comptent sont les vertus informées par la charité. "Selon qu'elles sont des principes d'acte bon par rapport à la fin dernière surnaturelle, dit S. Thomas, les vertus ont, dune façon parfaite, la raison de vertu . . . Or, ainsi considérées, elles ne peuvent pas être sans la charité. '"^^^ Entre toutes les sciences humaines, a morale naturelle relève donc à un titre spécial du droit indirect de l'Église.
Aussi, le Syllahus condamne-t-il sans distinc- tion cette proposition: La science des choses philosophiques et morales, de mêm^e que les lois civiles, peuvent et doivent être soustraites à l'autorité divine et ecclésiastique. ^^^
''Il est souverainement injuste, dit à son tour Léon XIII, d'exclure du domicile des lettres et des sciences l'autorité de l'Eglise catholique." ^^^
(1) D. Thomas: I-II, Q. LXV, art. II.
(2) Syllabus: Prop. LVII.
(3) Léon XITI: Encyc. Officio sinclmsimo. Vol. 2. p. i:53.
100 LE PROBLÈME SCOLAIRE
Reste la question de la mesure et de l'indé- pendance qui doivent régler l'exercice du droit éducateur, direct et indirect, de l'Église. Résol- vons-la en deux mots: 1° L'Eglise possède un droit exclusif et absolu sur l'enseignement des vérités révélées; 2° L'Eglise n'a qu'un droit relatif et partageable sur l'enseignement des vérités naturelles et profanes.
Ici encore, dans la fixation des l'mites du droit, le principe qui nous guide est celui-là même duquel le droit tire sa raison d'être: la mission divine de conduire les hommes au salut et de les instruire des vérités révélées; de telle sorte que cette double mission, générale et particulière, confiée à l'Eglise, est la source féconde d'où découle tout ce qui appartient au droit éducateur: son existence, son objet, sa nature, son inviolabilité, sa mise en œuvre.
Et, en effet, si l'on considère la fin de l'Eglise, qui est de mettre les âmes en possession de la paix, de la sainteté, et, par là, de la béatitude éternelle, on se convainc bien vite qu'elle seule a reçu de la grâce de Dieu celte mission sublime, comme elle seule a reçu les moyens nécessaires pour réaliser une telle fin; car ce n'est pas à César, c'est à Pierre que Jésus-Christ a remis les clefs du royau- me des cieux. Mettre en doute que l'Église seule a été investie d'un semblable pouvoir de gouverner
LE PROBLÈME SCOLAIRE 101
les âmes, à l'exclusion absolue de rautorité civile, ce serait p rter atteinte à l'intégrité de la foi/^^ Et comme cette fin de l'Église est plus noble qu'aucune autre fin, il s'ensuit que, dans la mise en œuvre des moyens de l'obtenir, l'Église est abso- lument indépendante, et que tous les autres pou- voirs, civils et domestiques, lui sont subordonnés/^^
Un bref retour sur la mission particulière d'instruire les hommes des vérités révélées, con- fiée à l'Église par le Christ, aboutit à la même conclusion. Les paroles Euntes ergo, docete omnes gentes n'ont été adressées ni aux pères de famille, ni aux chefs des nations, mais aux Apôtres seuls, et, dans leur personne, au Pape et aux Éveques unis à lui. Nulle puissance terrestre n'entre en partage de ce droit avec l'Église, nul homme au monde ne peut le revendiquer comme lui apparte- nant en propre. Le droit de l'Église est absolu; il ne saurait être réglé, limité par le bon plaisir de l'autorité civile ou domestique.
De ce principe, que l'Église a seule le droit d'enseigner les vérités révélées, et de cet autre principe, que l'Éghse est absolimient indépen- dante dans le choix des movens nécessaii'es à
(1^ Altius prseterea intrandum in Ecclesioe naîuram: quippe quss non est caristianorum, ut fors tulit, nexa communie, sed exceiîenti temperatione divi- nitus constituta societas, qua illuc recto prosimeque spectat. ut pacem animis ac sanctitatem afferat: cumque res ad id nece?sarias di\-ino mune;e soia possi- deat, certas habet leges. certa officia . . . Dubitari vero salva fide non potest, istiusmodi reçimen animorum Ecclesia; esse assisrnatum uni. nihil ut in eo sit politicffi potestati loci: non enim Cissari, sed Petro claves regni cœlorum Jésus Christus commendavit. (Léon XIII: Sapientiœ Christ., Vol. 2, p. 283.)
(2) LéopXIII: Encyc. Arcanum. Vol. 1 . p. 103.
102 LE PROBLÈME SCOLAIRE
Tobtention de sa fin, il résulte que: 1° L'Église seule a le droit de déterminer quelles vérités sont renfermées dans la Révélation divine; et les fidèles ont le devoir d'accepter toutes ces inter- prétations de l'Eglise enseignante. Au reste, il ne faut pas penser que cette soumission due au ma- gistère suprême de l'Église se restreint aux dogmes auxquels l'intelligence doit adhérer et dont le rejet opiniâtre constitue le crime d'hérésie. Il faut, en outre, que les chrétiens considèrent com- me un devoir de se laisser régir, gouverner et guider par l'autorité ecclésiastique. Car, parmi les choses contenues dans les divins oracles, les unes se rapportent à Dieu, principe de la béatitude que nous espérons, et les autres à l'homme lui-même et aux m.03ons d'arriver à cette béatitude. Il appar- tient donc de droit divin à l'Eglise de déterminer dans ces deux ordres ce qu'il faut croire et ce qu'il faut faire. Voilà pourquoi le souverain Pontife doit pouvoir juger avec autorité de ce que renferme la parole de Dieu, décider quelles doctrines con- cordent avec elle et quelles doctrines y contre- disent. De même, dans la sphère de la morale, c'est à lui de déterminer ce qui est bien, ce qui est mal, ce qu'il est nécessaire d'accomplir et d'éviter si l'on veut parvenir au salut éternel; autrement, il ne pourrait être ni l'interprète infaillible de la parole de Dieu, ni le guide sûr de la vie hu- maine/^^
(l) Léon XIII: Encyc. Sapienlire Christianœ. Vol. 2, p- 2S1.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 103
2° L'Église doit nécessairement intervenir dans l'enseignement de l'iimnanité, lequel ne saurait être complet sans l'instruction religieuse dont, seule, l'autorité ecclésiastique est directement chargée. Et ce droit d'intervention, l'Eglise peut et doit l'exercer sur toutes les écoles, soit publiques, soit privées, élémentaires, secondaires et supé- rieures.
3 ° L'Eglise a le droit propre et exclusif de con- trôler l'enseignement religieux et celui des sciences dites sacrées, telles que la théologie, le droit canonique, etc., qui ont trait au dogme et à la morale. En cette matière, le choix des maîtres et des livres, ainsi que le gouvernement des écoles, appartiennent en propre et exclusivement à la puis- sance ecclésiastique. ^^^ Les parents eux-mêmes, à qui il incombe de par la loi naturelle de donner une formation chrétienne à leurs enfants, ne jouissent sur la partie rehgieuse de l'éducation que d'une autorité subordonnée à celle de l'Eglise, dont ils sont comme les mandataires ou les instruments naturels auprès de leurs enfants.
4° Outre le droit général de dispenser l'en- seignement religieux dans toutes les écoles, l'É- glise a encore le droit propre et exclusif d'ouvrir des écoles particulières ou séminaires pour ses clercs, afin de les instruire d'une manière conve-
(1) "Il est nécessaire, non seulement que cette partie de l'enseignement (l'instruction religieuse) ait sa place, et la principale, mais encore que nul ne piiisse exercer une fonction aussi grave sans y avoir été jugé apte par le juge- ment de l'Eglise et sans avoir été confirmé dans cet emploi par l'autorité reli- gieuse." (Léon Xni: Militantis Eccleaiœ, Vol. 5, p. 201.)
104 LE PROBLÈME SCOLAIRE
nable et de les préparer au ministère des autels. Ces écoles sont exclusivement et spécialement placées sous la juridiction épiscopale/^^ Si, en effet, c'est de ceux à qui il a été dit: enseignez toutes les nations, que les hommes doivent recevoir la doctrine religieuse, à combien plus forte raison appartiendra-t-il aux Évêques de donner l'aliment de la saine doctrine à ces ministres qui seront le sel de la terre et tiendront la place de Jésus-Christ parmi les hommes ? Léon XIII ajoute en plus cette autre raison que "il appartient à l'Église seule de régler ce qui a rapport à sa vie intime . . . Dans ce pouvoir est comprise naturellement et princi- palement la discipline du clergé."^^^
VI
Tout autre est l'indépendance de l'Église dans l'exercice de son droit sur l'enseignement des sciences naturelles et profanes. Aucune exigence de la fin surnaturelle, aucune parole du Christ, avons- nous dit, ne créent pour l'autorité ecclésiastique un droit direct sur l'enseignement profane; rien égale- ment dans l'une et l'autre de ces sources du di'oit, pouvons-nous ajouter, ne l'autorise à revendiquer, en cette matière, un droit exclusif et absolu.
La fin surnaturelle et la mission divine d'ins- truire les peuples ne donnent à l'Église qu'un droit
*i ■
(1) Codex: Can. 1357.
(2) Léon XIII: Encyc. Jampridetn, Vol. 2, p. 71.
LE PROBLÊME SCOLAIRE 105
indirect sur l'enseignement profane; celui-ci ne tombe sous la juridiction de l'Église qu'à raison des rapports nécessaires qu'il a avec l'enseignement religieux. Mais ces rapports, si nécessaires qu'ils soient, n'exigent cependant pas la remise totale de l'enseignement profane entre les mains de l'Église, à l'exclusion de tout autre pouvoir. Pour profiter des avantages et pour écarter les obstacles qui, les uns et les autres, peuvent découler de l'enseignement profane au profit ou au préjudice de l'enseignement religieux, il est certes néces- saire que l'Église possède des droits siu l'enseigne- ment profane; mais ces résultats peuvent être obtenus intégralement, même si ces droits de l'Église entrent en partage avec ceux^des parents et de l'État, à la seule condition que l'Église exerce un contrôle sur l'action éducatrice des parents et de l'État soit pour l'empêcher de nuire à son propre enseignement, soit pom' la faire servir à la défense et à la diffusion des vérités révélées.
Au reste, nous ne prétendons nullement res- treindre les droits de l'Église sur l'enseignement profane. Il est hors de doute que l'Église, en vertu de sa double mission, générale et particuhère, de conduire les homjnaes au salut étemel et de les instruire des vérités révélées, a le droit strict de prendre tous les moj^ens nécessaires pour atteindre complètement cette double fin, qu'il s'agisse de moyens qui constituent un apport, ou qu'il s'agisse de moyens qui écartent une entrave. Et
106 LE PROBLÈME SCOLAIRE
dans la mesure où renseignement profane devient l'un ou l'autre de ces moyens, dans la même mesure l'Église a le droit strict d'intervenir. Si donc l'action directe des parents et de l'Etat fait défaut, nul doute que l'Église n'aît le droit strict ou de les y obliger, ou même de les suppléer par son propre enseignement. Mais, en général, nous croyons que la surveillance et le contrôle indirect de l'Église sur l'action éducatrice des parents et de l'État suffisent à assurer les avantages et à écarter les entraves, qui découlent de l'enseignement profane au profit ou au préjudice de l'enseignement religieux. Et voilà pourquoi nous n'attribuons à l'Église qu'un droit relatif et partageable, en matière d'enseignement profane.
Cette conclusion s'impose avec d'autant plus de force que la fin propre de l'enseignement pro- fane est le bien temporel. Comme le dit Cavagnis, ce n'est qu'indirectement et secondairement que cet enseignement poursuit l'acquisition du bien spirituel.^^^ Et ce n'est pas l'Église qui a la charge du bien temporel. De plus, la loi naturelle établit clairement les droits des parents et de l'État sur l'enseignement profane; à qui détient ainsi en premier et de par la nature le droit édu- cateur, l'Église ne peut venir forcer la main que si elle a des titres indiscutables et dans la mesure stricte que réclame la mission que Dieu lui a confiée. Les titres de l'Église n'établissent claire-
(1) Cavagnis: Inst. jur. pub. Eccles., Pars, spec, Lib. H, nn. 89, 119.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 107
ment qu'un droit relatif et partageable sur l'en- seignement profane. C'est le seul que nous devons raisonnablement lui reconnaître.
On le voit: les droits de l'Église sur l'enseigne- ment profane se mesurent exactement par les exigences de l'enseignement religieux.
De là, pour l'Eglise, le droit d'imposer aux sciences et à la philosophie le retrait de tout ce qui contredit la divine révélation.
De là, pour l'Église, le droit d'exiger: qu'aucun maître privé ou public n'enseigne sans en-avoir été jugé digne par l'autorité ecclésiastique, encore que celle-ci ne doive pas toujours le désigner; qu'aucun livre ne soit mis dans les mains des maîtres et des élèves sans l'approbation de l'autorité spirituelle; que toute école ecclésiastique ou laïque, privée ou publique, soit soumise, au point de vue de la foi et des mœurs, à l'inspection et à la surveillance de l'Église, non seulement quant à l'enseignement rehgieux, mais encore quant à l'enseignement des sciences et des lettres profanes.
Il y a plus: de là, pour l'ÉgHse, le droit d'en- seigner, par elle-même ou par ses représentants, les sciences et les lettres, en tant que cela est né- cessaire ou utile à la connaissance et à la pratique de la doctrine catholique et que cela favorise les intérêts spirituels de la société chrétienne.
De là également, pour l'Église, le droit de créer des universités, des collèges, des écoles de
108 LE PROBLÈME SCOLAIRE
tout genre, où elle puisse enseigner, par des pro- fesseurs de son choix, non seulement les sciences sacrées, mais aussi les sciences profanes qui s'y rapportent /^^
Les Pères du Concile du Vatican ont résumé toute cette doctrine sur le droit indirect et relatif de l'Église en matière de sciences profanes dans une page admirable que nous voulons citer ici:
''Quoique la foi soit au-dessus de la raison, il ne peut jamais y avoir de véritable désaccord entre la foi et la raison; car le même Dieu qui révèle les mystères et communique la foi a répandu dans l'esprit humain la lumière de la raison, et Dieu ne peut se nier lui-même, et ce qui est vrai ne peut jamais contredire ce qui est vrai. S'il survient de vaines apparences de contradiction de ce genre, c'est que, ou bien les dogmes de la foi n'ont pas été compris et exposés suivant l'esprit de l'Eglise, ou bien des opinions arbitraires sont prises pour des jugements fondés en raison. Nous déclarons donc toute proposition contraire à une vérité attestée par la foi, absolument fausse. L'Église, d'ailleurs, qui a reçu, avec la mission apostohque d'enseigner, le mandat de garder le dépôt de la foi, tient aussi de Dieu le droit et la charge de proscrire la fausse science, afin que nul ne soit trompé par la philoso- phie et de vains sophismes. C'est pourquoi tous les chrétiens fidèles, non seulement ne peuvent pas
(1) Codex, Can. 1375: Ecclesioe est jus soholas cujusvis disciplinse non solum elementarias, sed etiam médias et superiores condendi.
LE PROBLÊME SCOLAIRE 109
défendre comme des conclusions certaines de la science les opinions qu'ils savent être contraires à la doctrine de la foi, surtout lorsqu'elles ont été réprouvées par l'Église, mais encore ils sont absolument obligés de les tenir pour des erreurs qui se couvrent de l'apparence trompeuse de la vérité.
"Et non seulement la foi et la raison ne peuvent jamais être en désaccord, mais elles se prêtent un mutuel secours; la droite raison démontre les fon- dements de la foi, et, éclairée par sa lumière, développe la science des choses divines; la foi délivre la raison d'erreurs et la met en garde contre elles; elle l'enrichit en outre de diverses con- naissances. Bien loin donc que l'Église soit opposée à la culture des arts et des sciences hu- maines, elle la favorise et la propage de mille manières. Car elle n'ignore ni ne méprise les avantages qui en résultent pour les hommes; bien plus, elle reconnaît que, comme les sciences et les arts vierment de Dieu, le maître des sciences, de même ils doivent, s'ils sont dhigés convenable- ment, conduhe à Dieu, avec l'aide de sa grâce. Et certes, ce n'est pas elle qui défend aux sciences de se servir, chacune dans sa sphère, de ses princi- pes propres et de sa méthode particulière; mais tout en leur reconnaissant cette juste liberté, elle a soin d'empêcher que, se mettant en opposition avec la doctrine divine, elles n'accueillent l'erreur, ou que, franchissant les limites de leur domaine
110 LE PROBLÊME SCOLAIRE
légitime, elles n'empiètent sur celui de la foi et ne viennent y jeter le trouble. "^^^
VII
Ainsi donc l'Église a le droit strict d'enseigner; et ce droit s'exerce d'une façon directe, exclusive et absolue sur les vérités surnaturelles et religieuses, tandis qu'il s'étend aux vérités profanes et na- turelles par mode indirect, partageable et relatif. Sa double mission divine de conduire les hommes au salut éternel et de les instruire des vérités révélées lui garantit à la fois ce droit et cette manière particulière d'en user. C'est avec fermeté et confiance qu'elle peut s'opposer aux empiéte- ments des étatistes: la vérité combat pour elle, et la vérité finit toujours par triompher.
(1) Conc. Vat.; Const. Dei Filius, cap. IV, Defid* et ratione.
Chapitre quatrième
PART PRÉPONDÉRANTE DES PARENTS DANS L'ÉDLXATION
Sommaire: Les parents jouissent d'un droit primordial sur l'éducation de leurs enfants. — 1° Origine naturelle du conflit scolaire. — 2° Adversaires, de la prépondérance des parents. — 3° Ses défenseurs. — 4° Principe fondamental: L'enfant appar- tient aux parents. — 5° Argument décisif en faveur du rôle prépondérant des parents. — 6° Première objection: L'enfant naît citoyen.— 7° Autre objection: La protection des droits de l'enfant. — 8° Dernière objection: L'intérêt général. — 9° Con- clusion.
L'enfant, — son âme et son corps avec leurs di- verses facultés, — est un vaste domaine dont les parents sont les premiers possesseurs naturels; c'est d'eux seuls, tout d'abord, que cette terre si riche et si pleine d'espérances attend la culture; ils peuvent la défricher et l'ensemencer selon leurs volontés; ils jouissent d'un droit primordial sur l'éducation.
D'après la Bible, c'est une famille qui a com- mencé l'humanité ; ce n'est pas un enfant, et encore bien moins un Etat. "Il n'est pas bon que l'homme soit seul, s'est dit l'Éternel dès le commencement,
112 LE PROBLÈME SCOLAIRE
faisons-lui une aide semblable à lui."^^^ Eve est formée de la substance même d'Adam et Dieu la lui donne pour épouse. L'union féconde de l'hom- me et de la femme donne naissance à l'enfant. L'homme, la femme, l'enfant, c'est la famille; c'est la société primordiale et fondamentale de laquelle tout part, soit dans l'ordre des faits, soit dans Tordre logique.
En ce temps-là, l'autorité paternelle n'avait à redouter aucune compétition au sujet de l'éduca- tion des enfants : le père et la mère se partageaient le gouvernement de la famille, et la famille ne relevait d'aucun pouvoir supérieur.
Mais bientôt la race humaine se multiplia; et les diverses familles furent amenées, par la force des choses, à s'unir en une société civile. La nature elle-même veut que les hommes vivent en une société plus vaste, qui supplée à l'insuffisance des familles.
Dès lors, se dresse en face de l'autorité pater- nelle une autre autorité qui, elle aussi, est inté- ressée à la bonne éducation des enfants et peut, à ce titre, s'aviser de réclamer une part du bien famihal. Ce n'eût donc pas été sans raison que les parents, soucieux de remplir fidèlement leur mission éducatrice, se seraient alors demandés: Avons-nous quelque chose à craindre de l'auto- rité civile ? Le droit nous permet-il de repousser
(1) Genèse, H, IS.
LE PROBLÊME SCOLAIRE 113
toute tentative d'envahissement ? de refuser tout partage d'influence? de rejeter toute direction ou tout contrôle venant du dehors? Si le coup de force est toujours possible, du moins la prise de possession juridique peut-elle être évitée ? En un mot, l'État possède-t-il des titres qui puissent prévaloir sur ceux de la famille et obliger les parents à céder une partie de leur droit sur l'édu- cation de leurs enfants ? Ce n'eut pas été encore la chicane ; mais, dès lors, auraient surgi les premières inquiétudes qu'engendre la prévision du partage des biens.
Le conflit éclatera plus tard, lorsque l'Etat, au nom de l'intérêt pubUc, réclamera à tort ou à raison une part d'influence que les parents estimeront leur revenir exclusivement. Certes, la société civile et la société domestique sont faites pour se secon- der, se compléter et vivre dans une harmonie féconde; mais, ici comme partout, l'homme a trouvé moyen de déjouer le plan prhnitif de la nature, de troubler l'oïdre et de nuire au progrès, en s'attribuant une mission que Dieu ne lui avait point confiée. Là est le fond de toutes les querelles scolaires entre l'État et la Famille.
On voit du même coup à quelles conditions la paix sera rétabhe: chacun, la famille autant que rÉtat et l'État autant que la famille, doit se con- tenter du rôle que la nature lui a assigné. "Je ne sache pas que la loi naturelle puisse encore s'appli- quer de nos jours," disait un juge de Toronto à pro-
114 LE PROBLÈME SCOLAIRE
pos de l'actuelle question scolaire de l'Ontario. On l'a déjà fait remarquer: cet aphorisme stupéfiant dénote chez ce magistrat une intolérable ignorance doctrinale et un mépris absolu des légitimes libertés de la puissance paternelle ;^^^ il faut ce- pendant ajouter: cet aphorisme stupéfiant dénote surtout chez ce magistrat une méconnaissance entière des conditions fondamentales auxquelles l'ordre social peut se rétablir et se maintenir. C'est par le retour à la loi naturelle, c'est par l'accep- tation totale et continue des limites qu'elle trace aux activités respectives de l'État et de la Famille, que le problème scolaire de l'Ontario et de partout sera résolu définitivement, à la satisfaction de chacun.
Pour déterminer la sphère naturelle des acti- vités de la famille, il nous faut répondre à deux questions: 1** A qui revient le premier et principal rôle dans l'éducation ? 2° Ce premier et principal éducateur est-il soumis au contrôle des autres autorités, et dans quelle mesure ? La réponse à la première question fera l'objet de ce chapitre.
Et nous disons: Le premier et principal édu- cateur de l'enfant est son propre père.
II
On sait avec quel acharnement les étatistes ont combattu cette proposition. A les entendre:
(1) Boucher de LaBruère: Le Cons. de l'Inst. Pub. et le Com. Cath., p. 144.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 115
Les enfants appartiennent à l'Etat avant d'appar- tenir à leurs parents: c'est à l'État d'élever ses enfants; l'enseignement est une fonction pu- blique et sociale au même titre que la magistrature; en un mot, l'État a le droit propre et exclusif d'enseigner, ou, du moins, son droit est supérieur à celui de l'Église et à celui de la famille /^^
III
Par contre, l'Église, avec le consentement unanime de tous ses docteurs, s'est plu à recon- naître et à défendre le rôle prépondérant de la famille dans l'éducation.
Citons seulement le ^Maître incontesté de la science sacrée, S. Thomas d'Aquin. '"'Le père, dit-il, est le principe de la génération, de l'édu- cation, de l'enseignement et de tout ce Cj[ui con- cerne le perfectionnement de la ^'ie humaine. "^^^ Car ''le fils est naturellement quelque chose du père; avant d'avou' l'usage du Hbre arbitre. Il est contenu sous la garde de ses parents, comme en ime sorte de sein spirituel, et cette condition lui convient de par sa nature même; ce serait donc aller contre la justice naturelle que de se substi- tuer aux parents dans la tutelle de l'enfant, ou de
(1) Voir Chapitre premier, Sections 3 et 4.
(2) Pater est principium et generationis, et educationiâ, et discipline, et omnium quse ad i>erfectionem humame vitœ pertinent. (D. Thomas: P. II-II, Q. Cil, art. L)
1X6 LE PROBLÈME SCOLAIRE
disposer de l'enfant contre le gré de ses parents. "^^^
''Dans le père, ajoute-t-il, se trouve le principe
prochain de la génération et de l'éducation de l'enfant."^2)
Vérité très importante assurément, car le saint Docteur y revient souvent : tantôt, il s'arrête à en scruter les bases aussi fermes que le roc, com- me dans le passage que nous venons de citer, et son regard lui découvre alors la matière d'une argumentation irrésistible; tantôt, péné- trant d'un seul coup toute l'essence et toute la causalité des choses, il se sert de cette vérité, comme d'un principe, pour démontrer l'indisso- lubilité du mariage ;^^^ tantôt, subjugué par l'évi- dence objective, il prête à cette même vérité la valeur d'un axiome qui illumine toutes les intel- ligences, même celles des enfants, et les dirige
(1) Filius enim est naturaliter aliquid patris; et primo quidem a parentibu3 non distinguitui- seeundum corpus, quamdiu in matris utero continetur; post- modum vero, postquam ab utero egreditur, antequam usum liberi arbitrii habeat, continetur sub parentum cura, sicut sub quodam spirituali utero; . . . ita de jure naturali est quod filius, antequam habeat usum rationis, sit sub cura patris. Unde contra justiliam naturalem esset, si puer, antequam habeat usum rationis, a cura parentum subtrahatur, vel de eo aliquid ordinetur invitis pa- rentibus. (D. Thomas: P. II-II. Q. X, art. 12.)
(2) In Deo autem primo et principaliter invenitur causa debiti, in eo quod ipse est primum prinfipium omnium bonorum nostrorum; secundario autem in pâtre, quia est proximum nostras generationis et disciplinae prineipium. (D. Thomas: P. II-II, Q. CVI, art. 1.)
Tria a parentibus habemus, scilicet esse, nutrimentum et disciplinam (D. Thomas: Suppl'., Qu. 41, art. 1.)
(3) Non enim intendit natura solum generationem prolis, sed etiam tra- ductionem et promotionem usque ad perfectum statum hominis, in quantum homo est, qui est \'irtutis status. ID. Thomas: Suppl., Qu. 41, art. 1.)
Matrimonium ex intentione natures ordinatur ad educationem prolis, non solum ad aliquod tempus, sed per totam vitam prolis ... Et ideo cum proies sit commime bonum viri, et uxoris, oportet eorum societatem perpétue permanere indivisam, seeundum legis naturis dictamen. Et sic inseparabihtas matrimonii est de lege naturœ. (D. Thomas: Suppl., Q. LXVII, a. 1.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 117
dans r acquittement des obligations qu'ils ont à leurs parents/^^
Une vérité, qui s'était à ce point imposée au génie de saint Thomas, ne devait plus disparaître de l'enseignement scolastique. Et quand, au 19ème siècle, apparurent, dans la presse et dans les lois des divers pays, certains faux principes sur les droits de l'État dans l'éducation, les philo- sophes et les écrivains catholiques n'eurent pas de peine à trouver leur voie.
'^C'est dans la société domestique, proclame Zigliara, antérieurement à la société civile et indépendamment d'elle, que des droits et des devoirs naturels stricts incombent aux parents, en ce qui regarde la formation intellectuelle et morale des enfants. "^^^
Et le Père Alphonse Jansen, Rédemptoriste, de reprendre cette doctrine en lui faisant l'hon- neur d'une thèse particuhère: ''Les parents ont, de préférence à tout autre, la charge d'élever leurs enfants."^'^
De même, le Père V. Cathrein, S.J., dans sa Philosophie morale, étabht que ''le droit d'avoir
(1) Ratio naturalis non statim dictât quod aliquid sit pro alio faciendum nisi oui homo aliquid débet. Debitum autem filii ad patrem adeo est mani- festnm, quod nulla tergiversatione potest negari, eo quod pater est principium generationis et esse, et insuper educationis, et doctrinse. (D. Thomas: I-II Q. C, a. 5, ad. 4.)
(2) In societate domestica, antecedenter ad societatem ci\-ilem (quse nulla esset sine prsevia societate domestica) et independenter ab ipsa, jura et ofEcia stricte naturalia parentibus incumbunt quoad educationem intellectualem et moralem filiorum. (Zigliara: Phil., Vol. 3, Jus. nat., L. II, C. I, n. IX.)
(3) Parentum prae quovis alio ofBcium est educare infantes. (P. Alph. Jansen: De factUtate docendi, Thesia XX, p. 107.)
lis LE PROBLÈME SCOLAIRE
soin directement et immédiatement de réducation des enfants, dans Tordre purement naturel, ap- partient de soi aux parents seuls. "^^^
Plus solennel et plus fort, plus précis et plus rigoureusement vrai, est le témoignage collectif des Evêques de France. ''Contrairement à la doctrine césarienne qui prétend que l'enseigne- ment public est donné exclusivement au nom de l'État, déclarent-ils aux pères de famille, nous vous disons, nous, vos évêques, qu'il l'est, qu'il doit l'être principalement au vôtre. L'élève, l'enfant, ne commence pas par appartenir à l'État, il est à vous. Quand il aura grandi, lorsqu'il aura pris son essor de citoyen, l'État, alors, lui demandera directement sa part de contribution au service du bien social. Mais aussi longtemps qu'il n'est qu'un enfant, c'est de la famille qu'il relève avant tout: celle-ci, en l'élevant, continue de le mettre au monde. "^^^
Nous pourrions allonger de beaucoup cette liste d'écrivains catholiques. Les noms déjà cités suffisent à montrer que, dans toutes les écoles catholiques, la doctrine de Maître Thomas d'A- quin sur la priorité et la prépondérance des parents dans l'éducation a été acceptée intégralement. Les quelques voix discordantes, qui se sont élevées
(1) Jus directe et immédiate curandi eduoationem libererum in ordine mère naturali per se ad solos parentes pertinet. (Père V. Cathrein: Phil. moral., P. n. L. n, c. ni, art. 4.)
(2) Déclaration de l'Episcopat, citée dans les Questions actudles, 1908. p. 166.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 119
de certains milieux ecclésiastiques du Canada et des États-Unis, ne sauraient briser le cours de cette tradition, ni en amoindrir la force pro- bante.
l'Église, comme corps, n'a jamais contesté que l'enfant relève premièrement et principalement, pour son éducation naturelle, de sa famille seule- ment: ce n'est qu'à partir du baptême, alors que l'enfant naît de nouveau à la vie surnaturelle, qu'elle réclame un pouvoir direct sur lui, en tout ce qui regarde la foi et les mœurs.
Et donc, nous sommes en bonne compagnie pour aborder la solution du présent problème et réfuter l'erreur des étatistes.
IV
Le point de départ de toute discussion rela- tive aux droits de l'État et aux droits de la famille, en matière d'éducation, est celui-ci: A qui appar- tient l'enfant ?
N'est-il pas clair, en effet, que le droit sur l'éducation exige, comme postulat essentiel, l'au- torité sur la personne de l'enfant ? Impossible d'éduquer l'enfant sans développer graduellement en lui ses diverses facultés ; impossible de dévelop- per les facultés de l'enfant, sans disposer de lui; impossible de disposer de l'enfant, sans être le maître de sa personne. C'est le propre du maître
120 LE PEOBLÈME SCOLAIRE
de disposer de son bien comme il l'entend ;^^^ et, par l'éducation, l'on dispose si souverainement de l'enfant qu'on le transforme sous son action, en le tirant de son état d'imperfection native jusqu'au plein épanouissement des forces dont le Créateur a déposé en lui le germe /^^ La conclu- sion s'impose: pour savoir à qui revient le droit de disposer de l'enfant, de le former, de l'éduquer, il faut chercher qui est le maître de l'enfant.
-D'autre part, d'où vient l'erreur de l'étatisme en matière d'éducation? Des notions fausses et inexactes de la famille et de la société, sans doute; mais, principalement, de ce que l'on méconnaît les liens qui unissent l'enfant à sa famille, et que l'on exagère ceux qui le rattachent à la société. Comme le disait un de nos plus vigoureux polémistes cana- diens, "on suppose la société civile constituée immédiatement par des individus, tandis qu'elle est formée par des familles, c'est-à-dire par des sociétés déjà constituées qui s'unissent pour pro- téger leurs intérêts communs. Les démagogues et les sophistes des deux derniers siècles ont refait à leur guise la nature humaine, à peu près comme le médecin de Molière avait imaginé de refaire le corps humain ; mais comme les hommes ont con- tinué d'avoir le cœur du côté gauche et le foie du
(1) Habet homo naturale dominium exteriorum renim, quia per rationem et voluntatem potest uti rébus exterioribus ad suam utilitatem. (D. Thomas: II-II, Q. LXVI, a. 1.) D'où Billuart tirait cette définition: Dominus dicitur qui habet aliquid suum de quo possit, disponere, vel in quod possit auctoritatem exercere. (De jure et Justitia, Dissert. IL art. 1.)
(2) Voir plus haut, Chapitre deuxième, Section 1ère.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 121
côté droit, ils ont continué d'appartenir à leur famille avant d'appartenir à la cité — et de fonder des familles pour avoir des cités et non de fonder des cités pour avoir des familles. Ce n'est point l'État qui fait la famille, c'est la famille qui fait la cité et c'est la cité qui fait l'État. "^^^
Ainsi, dans le problème de la priorité des droits éducateurs, qu'il s'agisse de prouver ostensible- ment la vérité ou simplement de la défendre contre les attaques des sophistes, tout se ramène à cette première et essentielle question: A qui appartient l'enfant ? A la famille ou à l'État ?
''En m'exprimant ainsi, et en posant ainsi la question, disait le R. P. Sertillanges, j'ai l'air de vouloir tendre un piège et imposer d'avance une solution. Mais c'est peut-être aussi qu'en effet cette solution s'impose, et que, ainsi qu'il arrive fort souvent, si l'on résout de certaines façons étranges et antinaturelles le problème de l'édu- cation, c'est qu'on a commencé par en mal disposer les termes. "^^^
Indubitablement, l'enfant appartient à ceux qui lui ont donné l'être et la vie, à ceux dont il est en quelque sorte la reproduction vivante, à ceux par qui seuls, après Dieu, il existe et respire. Ainsi le proclame le genre humain tout entier. Or, les propagateurs de la vie, les auteurs bénis de l'en- fant, ce ne sont point les chefs d'État, ce sont les
(1) Père Gonthier: Erreurs et •préjugés, Voir Nouvelle-France, 1904, p. 7.
(2) R. P. Sertillanges: La Fam. et l'Etat dans VEduc. p. S.
122 . LE PROBLÈME SCOLAIRE
parents, et les parents seuls; l'acte de paternité qui communique la vie à l'enfant est, par sa nature, indépendant de toute autorité civile: et Léon XIII d'ajouter: "Aucune loi humaine ne saurait enlever d'aucune façon le droit naturel et pri- mordial de tout homme au mariage, ni circonscrire la fin principale pour laquelle il a été établi par Dieu dès l'origine. Croissez et multipliez-vous. {Gen., I, 28.)^^^ De toute évidence, donc, l'enfant commence par appartenir aux parents, et aux parents seuls.
Et vraiment, que faut-il davantage pour con- férer aux parents, indépendamment de l'État, un droit strict, une autorité incontestable sur leurs enfants ? Que faut-il davantage pour imposer aux enfants le rigoureux de von d'obéir à leurs pa- rents? L'artiste, qui jouit de la plus entière li- berté dans l'utilisation de ses œuvres, n'a jamais pu fournir de titres plus convaincants de son droit. Dieu lui-même n'est le Maître absolu de toutes choses que parce que chacune d'elles reçoit l'être et la vie de ses mains créatrices.
^Nlais il y a plus. Non seulement les parents sont les seules causes humaines de l'existence de leurs enfants, mais ils en sont aussi les causes libres; et, à ce titre, leur autorité se charge d'une lourde responsabilité en même temps qu'elle
(1) Jus conjugii naturale ac primigenum hoinini adimere, causamve nuptia- riim prsecipuam, Dei auctoritate initio constitutam, quoquo modo circiim- Bcribere lex hominum nulla potest. Crescite et multiplicamini. (Léon XHI: Encyc. Rerum notnrum. Vol. 3, p. 27.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 123
acquiert une plus absolue et plus souveraine indé- pendance. N'est-il point manifeste, en effet, que ceux qui posent volontairement une cause assu- ment la responsabilité morale de l'effet produit par cette cause ? En posant Librement l'acte géné- rateur, les parents se sont donc engagés implicite- ment à répondre pour l'enfant : et, puisque seuls ils en sont responsables, seuls également ils en sont les maîtres.
Le R.- P. Pègues a rendu parfaitement cette pensée dans la page suivante : "Que sont les parents par rapport à l'enfant ? Mais volontiers, si nous ne craignions de sembler jouer au paradoxe, nous dirions qu'ils sont tout. Si l'enfant est, à qui le doit-il ? A la libre volonté du père et de la mère. Rien ne les oblige à appeler à l'existence le petit être qui n'est que parce qu'ils ont voulu qu'il soit. Ils auraient pu, s'ils l'avaient voulu, ne jamais l'appeler à l'être. Leur volonté seule, en ce qu'elle a de plus libre, de plus indépendant, de plus res- ponsable aussi et partant de plus souverain, a déterminé que cet enfant serait et a fait qu'il soit. Ils sont responsables de l'être de cet enfant : et puisque seuls ils en sont responsables, il s'en suit que leur domaine sur l'être de cet enfant est absolu et souverain. "^^^
Poussons encore plus loin l'analyse de l'auto- rité paternelle; il ne nous sera pas difficile de constater que cette autorité repose immédiate-
(1) Rev. Thom., 1906, p. 144.
124 . LE PROBLÈME SCOLAIRE
ment sur les tout premiers principes de l'ordre naturel. L'autorité paternelle prend sa source dans la procréation des enfants; elle s'établit par une extension de la personne du père ou par la diffusion d'une partie de lui-même. Et donc, con- clut Zigliara avec une logique irrésistible: ''Si le domaine que l'homme a sur lui-même lui vient de la nature, c'est aussi la nature qui donne aux parents le domaine sur ces autres eux-mêmes, sur leurs enfants. "^^^
Les liens qui existent entre les parents et leurs enfants sont ceux-là mêmes qui unissent indisso- lublement chaque homme à sa propre personne; l'autorité paternelle se rattache donc nettement au droit individuel du père.
Selon l'énergique expression de saint Thomas, le fils est comme une partie détachée de ses parents. Tant que cette partie détachée ne s'est pas déve- loppée, ni constituée en tout autonome, elle de- meure la propriété des parents; elle s'identifie avec leurs personnes. L'âme de l'enfant, jusqu'à ce qu'elle s'éveille et vive de sa propre vie, est en- fermée dans l'âme de ses parents, exactement comme son corps est enfermé dans le sein de sa mère, jusqu'à ce qu'il vienne au jour.^^^ C'est la conscience des parents qui, au début de sa vie morale, lui tient lieu de conscience personnelle;
(1) Generatione, quae naturalis est et finis matrimonii, filii procreantur. Ergo filii sunt quasi ipsi parentes separati ... Si erjjo a natura est jus quod homo habet in seipsum, a natura est jus quod parentes habent in quasi seipsos, nempe in filios. (Zigliara: Phil., Vol. 3, Jus naiurœ, L. II, Cap. I, a. 5, n. III.)
(2) D. Thomas: JI-II. Q. X. art. XII.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 125
comme c'est la vie de la mère qui, à l'origine, lui tient lieu de vie physique personnelle. Ce sont d'abord les parents qui pensent pour l'enfant, et qui veulent pour l'enfant. On pourra, quand l'enfant sera devenu homme, travailler à le con- quérir. Mais, jusqu'à ce qu'il ait cette pleine et entière possession de sa raison, ce n'est pas un moindre crime de vouloir agir sur cette raison et sur cette âme contre le gré des pai'ents, que d'arracher à ces derniers le meilleur de leur vie, le meilleur de leur âme.^^^
''Nous proclamons le droit individuel, disait le R. P. Sertillanges, . . . Mais votre droit individuel, si vous le voulez plénier. faites-le assez large pour qu'il comprenne tout l'homme. Respecte-t-on l'époux, quand on insulte son épouse ? Préten- dra-t-on respecter le couple, si l'on atteint l'en- fant; si on l'arrache, avant qu'il s'en détache comme un fruit, à l'arbre familial où il devait mûrir, sous le soleil de Dieu, élaborant la sève des ancêtres ? Comprenez donc que le droit des parents sur l'enfant se rattache nettement à votre liberté individuelle, puisque l'enfant se confond d'une certaine manière avec ses générateurs. "^^^
V
Après tout ce qui précède, il serait oiseux de s'attarder à prouver que le premier et principal
(1) Voir Droits de l'Etat en matière d'Enseignement, par le R. P. Pèguea, (fier. Thom., 1906, pp. 452. 453.)
(2) R. P. Sertillanges: Fam. et Et. dans Educ., p. 14.
126 LE PROBLÈME SCOLAIRE
rôle dans l'éducation revient aux parents. Les droits sur l'éducation, avons-nous dit, requièrent essentiellement l'autorité sur l'enfant; celle-ci appartient premièrement et principalement, de par la génération, aux parents seuls; les parents seuls, par conséquent, sont les premiers et prin- cipaux éducateurs de l'enfant.
Arrêtons-nous seulement à considérer la né- cessité de cette inférence ou, si l'on préfère, la spontanéité et la force avec lesquelles le droit sur l'éducation procède et jaillit du droit de propriété sur l'enfant.
C'est sur le fait de la génération, on s'en sou- vient, que S. Thomas établit le droit des parents de disposer de leurs enfants et, par suite, de présider à leur éducation; et, ainsi étaj-ée, cette conclusion lui paraît si solide qu'il ne craint pas de s'en servir comme d'un principe ou d'un axiome pour pousser plus loin ses découvertes scientifiques. ^^^
De même, Léon XIII, grand admirateur du Docteur angélique, tirait du fait de la procréation des enfants un argument péremptoire en faveur de l'autorité des parents et de leur droit sur l'édu- cation: et ces deux inférences, ainsi motivées, prenaient à ses yeux une telle nécessité et une telle évidence qu'il proclamait l'autorité paternelle exempte des ingérences arbitraires de l'Etat, et le droit des parents sur l'éducation, du moins en ce qui concerne l'enseignement religieux, absolument
(1) Voir ci-dessus, Section HI.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 127
inaliénable. "L'autorité paternelle, dit-il, ne saurait être abolie, ni absorbée par l'État, car elle a sa source là où la vie humaine prend la sienne. Les fils sont quelque chose de leur père ; ils sont en quelque sorte une extension de sa personne . . . ils doivent donc rester sous la tutelle des parents jus([u'à ce qu'ils aient acquis l'usage du libre ar- bit: e.'"^^ Et ailleurs: 'Que les parents considèrent quels grands et saints devoirs ils partagent avec Dieu à l'égard de leurs enfants: qu'ils doivent les élever dans la connaissance de la religion, dans la pratique des bonnes mœurs, dans le service de Dieu . . . Dans ces devoirs qui dérivent de la pro- création même des enfants, que les parents sachent qu'il y a, de par la nature et la justice, autant de droits, et que ces droits sont de telle nature qu'on n'en peut rien délaisser soi-même, ni rien en aban- donner à quelque puissance que ce soit, attendu qu'il n'est pas permis à l'homme de délier une obligation dont l'homme est tenu envers Dieu."^^^
Procréation des enfants, droit de propriété sur leurs personnes et part prépondérante dans leur
(1) Patria potestas est ejusmodi, ut aec estingui, neque absorberi a repu- blica p^ssit, quia idem et commune habet cum ipsa hominum \4ta principium. Filii sunt aliquil patris. et velut pateimt- amplificatio quisedam personae . . . Atque hac ipsa de causa, . . . antequam usum liberi arbitiii habeant, conti- nentur sub parcntum cura. (Léon XHI: Enej'C. Reru/n novarum Vol. 3, p. 29.
(2) Velint (patres familias) animadvertere, quam magna sanetaque officia sibi cum Deo intercédant de liberis suis: ut sciantes religionis bene moratos, Deum pie colentes educare debeant . . . Hisce in officiis, simul cum procreatione liberorum susceptis, noverint patres lamilias, totidem jura inesse seeundum na- turam et sequitatem, atque esse ejusmodi, de quibus nihil liceat sibi remittere, nibil cui^-is hominum potestati liceat detraheio, quum officiis solvi quibus homo teneatur ad Deum, sit per hominem nefas. (Léon XIH: Encyc. Officio sanctis- simo. Vol. 2, p. 13Ô.)
128 LE PROBLÈME SCOLAIRE
éducation : voilà trois vérités qui, pour Léon XIII et S. Thomas, sont inséparables; et il suffit qu'ils voient la première se réaliser dans les parents pour découvrir aussitôt, avec une clarté fulgurante, que les deux autres partagent le même sort.
Assurément, nous ne pouvons pas espérer atteindre ces sommets: nous n'avons point des regards d'aigle pour fixer ainsi le soleil de la vérité et en absorber les rayons lumineux. Mais c'est déjà un réconfort pour nos faibles intel- ligences que de se savoir devancées par de tels génies, et d'avoir l'assurance de marcher sur leurs traces. Du reste l'argument ne présente aucune difficulté sérieuse; et, si nous y prêtons attention, nous pourrons facilement en suivre le développe- ment et en saisir la force probante avec une évi- dence capable d'engendrer la certitude.
Que le fait de la génération confère aux pa- rents une autorité incontestable sur leurs enfants, nous croyons l'avoir montré suffisamment. Ar- rêtons-nous seulement à considérer avec quelle nécessité et quelle spontanéité l'autorité pater- nelle se transforme en pouvoir éducateur.
L'autorité paternelle, issue directement de l'acte générateur des enfants, et soumise à l'im- pulsion initiale de sa cause, est tout imprégnée d'amour. Par cela seul qu'ils les ont engendrés, les parents amient leurs enfants comme d'autres eux-mêmes; et "cet amour, remarque saint Tho- mas, les presse de se dévouer au soin et à 1 edu-
LE PROBLÈME SCOLAIRE 129
cation de leurs enfants. C'est la nature qui le veut ainsi. Dans les arbres, le tronc renvoie la sève aux rameaux, pour les alimenter, les conserver et les faire croître; les rameaux sont couverts d'écorce, et les fruits d'une enveloppe; quelques-uns de ceux-ci sont même protégés par un test. Le même amour naturel existe chez les animaux, car eux aussi veillent à la conservation et au perfection- nement de leurs petits. La poule, pour protéger ses poussins, les rassemble sous ses ailes. L'aigle voltige au-dessus de ses aiglons pour leur appren- dre à voler. "^^^ Voudrait-on que l'homme fut le seul être de la création qui se vît obligé, dans l'exercice de son autorité paternelle, de réprimer les inclinations de son cœur ? La fleur éclose sur l'arbre lui demande sa sève jusqu'à la matm-ité du fruit; l'oiseau éclos dans le nid y reste sous l'aile de sa mère, nourri par elle et par son père, jusqu'à ce que ses ailes grandies lui permettent d'aller lui-même chercher sa nourriture et son abri : vou- drait-on que l'enfant fût le seul être de la création qui se vît privé de la tendre protection de ses parents ?
L'autorité paternelle, issue directement de
(1) Ad diligentiam circa custodiam et eruditionem filiorum muîtum incitât natura. Natuxalis est dilectio parentum in filios , ex qua dilectione sequi débet et eorum custodia et eruditio. In arboribus mittit truncus ad ramos humores, unde nutrientur et augentur, ad custodiam, rami et fructus cortice operiuntur; aliqui etiam fructus non solum corticis sed etiam testas operimentum habent. In animalibus brutis naturalis est amor ad fœtus suos, et habent curam de eorum custodia et eruditione. Gallina, ut pullos suos custodiat, sub alis sms eoa congregat, Aquila provocans ad volandum pullos suos, super eos volitat. (D. Thomas: De Erud. Princ, Lib. V, cap. II.)— Voir également I-II, Q.C, art. V., ad. 4um.
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l'acte générateur des enfants, revêt aussi à leur égard le caractère de cause véritable et participe à toutes ses tendances naturelles. Par conséquent, elle veille avec soin à la conservation de l'être qui lui est confié ;^^^ elle travaille sans relâche à son perfectionnement;^^^ à mesure qu'il grandit et prend conscience de sa dignité d'homme, elle se transforme avec lui, s'adapte à ses nouvelles con- ditions de vie, l'inspire et le dirige, se fait à son égard initiatrice de perfections et ne s'accorde de repos qu'après l'avoir conduit à l'état d'homme parfait /^^ Tant il est vi-ai que, sous la seule "mpulsion de sa force initiale, l'autorité paternelle se transforme d'elle-même en pouvoir éducateur.
"Le droit paternel, disait le R. P. Sertillanges, s'affermit à mesure qu'il s'exerce. Au début, c'est- à-dire dès l'union qui le promet, l'enfant fait déjà sentir son influence ; car, qu'est-ce que le mariage si ce n'est un contrat en vue de l'enfant, par consé- quent une institution naturelle, sociale et religieuse qui sera régie, à ce triple titre, par des droits et des devoirs relatifs à l'enfant bien plus encore qu'au couple ? ^lais l'enfant survenant de sa personne après avoir gouverné en espoir, les devoh's s'aggra- vent à son endroit, et avec eux les droits gran- dissent.
(1) Per idem conservatur res per quod habet esse. (D. Thomas: P. I. Q. CIV, art. 2.)
(2) Ejusdem est rem producere, et ei perfectionem dare. (D. Thomas: P. I.,Q. Cni, art. 5.)
'3) Non enim intendit natura solum generationem prolis, sed etiam traduc- tionem et promotionem usque ad perfectum statum hominis, in quantum homo est, qui est inrtutis status. (D. Thomas: Suppl., Qu. 41, art. I.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 131
"A mesure que la semence humaine s'élabore, se constitue en vivant, en être émotionnel, en pensée, en conscience, le droit éducateur s'accroît de toutes les charges nouvelles qui surgissent. Il ne commence sa décroissance qu'au jom' où la nouvelle conscience épanouie, la nouvelle vie faite va demander son autonomie et se constituer res- ponsalDle. Encore, à ce moment, le droit du père ne fera-t-il que changer de forme: c'est une évo- lution, et non une mort, qui lui sera imposée. Ce qu'il devait à la nécessité, il le devra désormais à l'affection."'^^
On le voit : le droit éducateur des parents, considéré dans son objet, s'étend à tout ce qui contribue à la conservation et au perfectionnement de l'enfant ; mais, si vaste qu'on le suppose, le droit éducateur des parents n'est qu'une application, un développement et un prolongement de leur droit de propriété sur l'enfant.
C'est par là que la paternité humaine rejoint la paternité divine, ^^' et qu'elle en reproduit l'image parfaite, modèle de toutes les autres paternités créées. ^^^
(1) R. P. Sertillanges: Fam. et Et. dang Educ. p. 20. Voir aussi Taparelli: Dr. Saf., nn. 156S, 1569.
(2) Secundum diversas causas ex quibus aliquid debetur. neoesse est diver- sificari débit! reddendi rationem, ita tamen quod semper in majori illud quod minus est contineatur. In Deo autem primo et prinoipaliter invenitur causa debiti, in eo quod ipse est orimum principium omnium bonorum nostrorum; sec undario autem in pâtre, quia est prosimum nostrs generationi.-' et discipiinae principium; tertio autem in persoiia qu3e dignitate prsecellit, es. qua comjnaiiia bcneficia procedunt; quavto autem in aliquo benefactore, a quo aliqua parti- cularia et privata bénéficia percepimus. ^D. Thomas: H-H, Q. CVI. art. 1.)
'3) Sicut autem carnalis pater particulariter participât rationem prin- cipii, qua? universaliter invenitur in Deo, ita etiam persona quse quantum ad
132 LE PROBLÈME SCOLAIRE'
Et ce ne sera pas assurément diminuer la valeur de cette preuve que d'admirer ici avec quelle perfection l'ordre naturel imite l'ordre divin. Avant tout, l'homme appartient à Dieu; il appar- tient à Dieu parce que Dieu est son principe ou son créateur. "Mais, par un mystérieux dessein de sa Providence, Dieu n'a pas voulu être le seul prin- cipe de l'homme: il a communiqué à la créature quelque chose de sa puissance créatrice. L'homme produira l'homme, et l'humanité se propagera elle-même par une vertu secrète déposée dans son sein. Pour accomplir cette œuvre, ils seront deux en une seule chair: erunt duo in carne una.^'^^^
N'eussent-ils participé qu'à la puissance créa- trice, le père et la mère présenteraient déjà une image magnifique de la paternité divine. IVIais l'imitation devait être aussi parfaite que possible ; les parents participent en plus à l'autorité de Dieu sur l'enfant qu'ils en-gendrent.^^^ Ainsi de la première et suréminente paternité divine découle, en un flot pur et fécond, la paternité humaine, inférieure, secondaire, mais très réelle et très par-
aliquid providentiam circa nos gerit, particulariter participât proprietatem patris, quia pater est principiurn et generationis, et educationis, et disciplinae, et omnium quœ ad perfectionem humanse vitœ pertinent; persona autem in dignitate constituta est sicut principiurn gubernationis respectu aliquarum rerum ... Et inde est quod omnes taies persona patres appellantur, propter similitudinem cura». (D. Thomas: II-II, Q. Cil, a. 1).
(1) Duballet: La Fam., l'Eyl. et l'Et. dans l'Educ, p. 49.
(2) ''.Selon les enseignements catholiques, l'autorité des parents et des maîtres n'est qu'un écoulement de l'autorité du Père et du Maître céleste, et ainsi, non seulement elle tire de celle-ci son origine et sa force, mais elle lui emprunte nécessairement aussi sa nature et son caractère." (Léon XIII: Encyc. Quod apostoiici. Vol. I, p. 37.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 133
faite/^^ Le père, continuant dans le monde l'œu- vre créatrice, engendre son fils et exerce à son égard la puissance en tout ce qui concerne la con- servation et le perfectionnement de sa per- sonne.
Alors, dira-t-on, nous rétablissons la puissance despotique du paterfamilias chez les anciens ?^^^ Nullement. Le pouvoir absolu du père, chez les anciens, allait jusqu'au droit de vie et de mort ;^^^ celui que nous préconisons s'arrête à la fonction de veiller sur l'être de l'enfant et de promouvoir son bien: ce qui est exactement le contraire de l'abus monstrueux, consacré par le droit positif antique, de supprimer, quand il déplaît, cet être de l'enfant.
L'ordre naturel, en effet, qui est le premier fondement de l'autorité paternelle, proclame bien que l'être de l'enfant dépend essentiellement du père; mais il proclame, avec non moins de clarté, que l'enfant, abandonné aux mains paternelles, ne saurait devenir une victime. Le fils est une partie du père. Entre les égaux, la nature établit l'union; entre le père et le fils, elle crée l'unité. Autant l'unité l'emporte sur l'union, autant l'infanticide
(1) "Dans la famiOe, la puissance paternelle porte l'empreinte et comme la vivante image de l'autorité qui est en ce Dieu de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, emprunte son nom." (Léon XHI: Encyc. Diuiurnum, Vol. I, p. 147.)
(2) "Votre conception de l'autorité paternelle est empruntée du droit ro- main: c'est une conception surannée et destinée à disparaître." (Mr. Hu»" La loi Falloux, p. 32, cité dans la Rev. Thom., 1906, p. 444.)
(3) Léon XIII: Encyc. Arcanum Dinnœ Sapientiœ, Vol. I, o. SI,
134 LE PROBLÈME SCOLAIRE
surpasse en malice le simple homicide/^- L'ordre naturel, qui condamne impitoyablement le meur- trier de son frère, réprouve avec plus de force encore l'être barbare qui verse le sang de son fils. Du reste, l'enfant, pour si frêle et si faible qu'il soit, est cependant déjà un être humain, par con- séquent une personne. Et donc, puisqu'il est, la nature lui accorde des droits : les droits inviola- bles, les droits inhérents à toute personne hu- maine, dont le premier est assurément le droit à l'existence. C'était donc par une violation fla- grante du droit naturel que le père, chez les an- ciens, s'arrogeait le droit de vie et de mort sur ses enfants.
Un tel reproche ne saurait s'appliquer à l'auto- rité que nous attribuons aux parents. Celle-ci est essentiellement respectueuse du droit naturel: elle se laisse guider par les lois instinctives du cœur, qui portent les parents à aimer leurs enfants com- me d'autres eux-mêmes, et à les aimer avec une intensité qui ne }:>eut espérer être égalée en retour. ^^^
(1) Inter patretn et tilium nec justum nec injustum simpliciter est: sed quemadmodura inter eos est plus quam jus, quia est unitas; ita est etiam plus quam injustum, quia est violatio unitati»:, qure pejor est \'iolatione juris. Unde eicut occidere seipsum est summo contrarium naturte, et pejus ceteris homi- ciJiiy, quia \ iolatur ideiititas, qu» plu;; est quam a-qualitas, in qua consistit jus; ita cum iiliu« oci-idit patrem aut e converso, quia quasi contra seipsum con- surgii, pejus quam injustum committit, quod insequalitate constituitur. (Cajetanus: Commentaria in II-II, Q. LVU, a. 4.)
(2) Alio modo computatur gradus dilectionis ex parte ipsius diligentis; et sic magis diligitur quod est conjunc*ius, et secundum hoc fiiius est magis di- lipcndus quam pater. Pi imo quidem quia parentes diligunt filios ut aliquid sui existentes: pater autem non est a'iquid filii: et ideo dilectio secundum quam pater diligit u iam, siiui'ior est dilcctioiii qua quis dilieit seipsum (D. Thomas : IMI. Q. XXVI. a 9.1 Voir aussi Ethic. Lib. VTU, Lect. XU.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 135
C'est dii'e que cette autorité paternelle est totale- ment ordonnée au bien de l'enfant, nullement à ce qui serait pour lui un mal.
Selon l'ordre naturel, le père était libre, sans doute, d'appeler ou de ne pas appeler l'enfant à l'être. Mais, dès que cet enfant existe, le père n'a plus la liberté de retirer à l'enfant l'être qu'il lui a donné. Tout ce qui relève alors de son pouvoir absolu et souverain, c'est uniquement de veiller sur l'être de l'enfant et de promouvoir son bien.^^^
De là, la bienfaisante fonction de présider à l'éducation de l'enfant, qui sollicite aussitôt l'autorité paternelle et en découle naturellement par une éclosion immédiate.
VI
La spontanéité et la nécessité de cette évo- lution de l'autorité paternelle n'échappèrent point aux étatistes. Xe pouvant endiguer le flot impé- tueux, ils tentèrent d'accaparer la source à leur profit. Ils dirent: l'enfant appartient à l'État, parce qu'il naît citoyen; c'est l'État qui a auto- rité sur l'enfant, c'est en faveur de l'État que s'opère l'évolution de cette autorité, c'est à l'État que revient le droit de présider à l'éducation.
L'enfant appartient à l'État, parce qu'il naît citoyen! Mais, à peine est-il besoin de le faii-e
(1) Voir Bev. Thom, 1906, p. 444: Droits de l'Etat en matière d'Enseigne- ment, par le R. P. Pègues, O.P.
13Ô ■ LE PROBLÊME SCOLAIRE
remarquer, avant d'être citoyen, l'enfant doit être: les divers états de vie ne viennent qu'après l'apparition de la vie; et l'enfant appartient indu- bitablement à ceux qui lui ont donné l'être et la vie, à ses parents, avant d'appartenir à ceux dont il relève en tant qu'être social, aux représentants de l'autorité civile. Les parents ont la priorité sur les chefs de l'État.
''L'élève, l'enfant, déclarait l'Episcopat fran- çais aux pères de famille, ne commence pas par appartenir à l'État, il est à vous, Quand il aura grandi, lorsqu'il aura pris son essor de citoyen, l'État, alors, lui demandera directement sa part de contribution au service du bien social. Mais, aussi longtemps qu'il n'est qu'un enfant, c'est de la famille qu'il relève avant tout."^^)
L'enfant appartient à l'État, parce qu'il naît citoyen! Mais, ne l'oublions pas, ce n'est point immédiatement par lui-même que l'enfant nou- veau-né fait partie de la société civile, mais par l'intermédiaire de sa famille. ^^^
Vraie unité du groupe social, membre immé- diat de la société civile, citoyen autonome, l'en- fant le deviendra plus tard, quand, mûr pour les devoirs de la vie politique, il déclinera le joug de l'autorité paternelle et aspirera à fonder lui-même
(1) Texte déjà cité.
(2) "Pour parler avec justesse, ce n'est pas inunédiatement par eux-mêmes qu'ils (les enfants) s'agrègent et s'incorporent à la société civile, mais par l'intermédiaire de la société domestique dans laquelle ils sont nés." (Léon XIII: Encyc. Rerum notarum. Vol. 3, p. 29.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 137
un foyer. Jusque-là, s'il appartient à la société civile, c'est par sa famille qui en fait partie immé- diate/^^ Comment donc l'État pourrait-il s'auto- riser de cette appartenance de l'enfant à la so- ciété civile pour réclamer une part prépondérante dans son éducation ?
Tout ce qu'il y a dans l'enfant, sa qualité de citoyen aussi bien que sa nature d'homme, lui vient directement de ses parents; c'est aux parents, et aux parents seuls, qu'il appartient d'être les premiers et principaux éducatem's de l'enfant.
VII
Mais l'enfant, reprend-on, a des droits natu- rels, dont l'un des plus sacrés est le droit à l'éducation; d'autre part, l'enfant est incapable de se défendre lui-même; il faut donc protéger la minorité de l'enfant. N'y a-t-il pas là une porte ouverte à l'ingérence de l'Etat dans l'éducation de la jeunesse ? Xe pourrions-nous pas même y voir une sollicitation pressante, quoique muette, à l'adresse de l'autorité civile, de prendre en mains l'œuvre de l'instruction et d'en assurer la diffusion parmi les enfants du peuple ? Xos étatistes le crurent et prétendirent être obligés de recourir à
(1) "Les pauvres, au même titre que les riches, sont, de par !e droit natu- rel, des citoyens, c'est-à-dire, du nombre des parties vivantes dont se compose, par l'intermédiaire (Us familles, le corps entier de la nation." (Léon XIII: Encyc. Rerum novarum. Vol. 3, p. 45.)
"La société domestique est le principe de toute cité et de tout Etat." (Id.: Quod apostolici, Vo.l I, p. 35.)
138 . LE PROBLÈME SCOLAIRE
l'autorité civile, de préférence aux parents, pour présider à l'éducation.
Vain scrupule ou conscience de sectaires! Il est des protecteurs-nés de l'enfant, à qui la nature a confié la mission primordiale de veiller sur ses jours, de pourvoir à tous ses besoins et de ré- pondre à tous ses droits, ce sont les parents. S'ils viennent à disparaître, ou qu'ils manquent griève- ment à leur devoir, rien assurément n'empêche l'Etat d'intervenir, il existe plutôt pour lui un motif légitime de subvenir aux besoins de l'enfant : car l'enfant ne doit jamais être abandonné, ne pouvant pas se suffire à lui-même; mais tant que ses parents sont là et qu'ils s'acquittent de leur office, l'Etat n'a pas à se substituer à eux pour s'occuper directement de l'enfant: la protection naturelle des parents est, de sa nature, suffisam- ment efficace.
Du droit naturel de l'enfant à l'éducation et de son impuissance à protéger ses intérêts, on ne saurait tirer riefn de plus, en faveur de l'État, que ce pouvoir exceptionnel d'intervention à défaut des parents; de sorte que l'obligation de pourvoir à l'éducation de l'enfant incombe toujours, d'une façon habituelle, aux parents seuls. Cette fois encore, la doctrine de l'étatisme n'a pu trouver de motif légitime qui justifie ses téméraires préten- tions.
Et sans doute, cette réponse, comme celle de la précédente objection, commande de plus amples
LE PROBLÈME SCOLAIRE 139
développements que nous ne pouvons donner ici; mais déjà le principe de la solution est posé, et la défense du droit des parents peut se maintenir inébranlable.
VIII
Restent les exigences du bien commun aux- quelles les étatistes font appel pour étayer la thèse de la suprématie de l'État en matière d'enseigne- ment. L'État, prétendent-ils, possède incontes- tablement le droit suprême de promouvoir le bien commun de la société; or, l'instruction de la jeu- nesse est un des moyens les plus efficaces de pro- mouvoir le bien commun de la société; donc l'Etat possède un droit suprême sur l'instruction de la jeunesse: la part de l'État, en matière d'enseigne- ment, doit être prépondérante.
Certes, nous ne sommes pas de ceux qui nient que le bien commun de la société, si fortement intéressé au progrès de l'instruction, n'accorde aucun droit à l'État. Nous montrerons plus loin que là même, dans les exigences du bien commun, se trouve la vraie raison d'être du pouvoir édu- cateur de l'État, en même temps que la cause déterminante de ses propriétés et le principe directeur de son action. Mais précisément pour ce motif, parce que l'extension du droit social s'arrête aux limites des exigences du bien commun, nous montrerons aussi que le di'oit éducatem* de l'État n'est rien autre chose qu'un droit suppléant dont
140 LE PROBLÈME SCOLAIRE
la fonction s'établit sur des données fournies par les parents ; dont le rôle consiste à faire porter plus loin le travail primordial des familles.
Droit suprême ! à la vérité, en ce sens que, dans sa sphère propre, il ne dépend d'aucun autre pouvoir supérieur; mais non en ce sens que l'ilôt at puisse, au nom de l'intérêt général, accaparer tout l'enseignement ni en assumer la première et prin- cipale part.
Les étatistes cherchent donc en vain à subs- tituer l'Etat aux parents dans l'œuvre de l'édu- cation. En dépit de tous leurs efforts, ils n'appor- tent en faveur de leur thèse aucune raison solide: le titre de citoyen que porte l'enfant dès sa nais- sance, n'accorde à l'Etat qu'un pouvoir indirect sur son éducation; l'obligation de protéger la minorité de l'enfant n'incombe à l'Etat que dans les cas exceptionnels où les parents font défaut; même les exigences du bien commun n'aboutissent à conférer à l'Etat qu'un simple pouvoir suppléant, en matière d'enseignement.
IX
C'est donc aux parents qu'il appartient d'élever l'enfant. Antérieurement à l'État et indépen- damment de lui, ils ont, par leur paternité, le contrôle général sur tout ce qui intéresse son éducation. A nul autre qu'à eux revient, selon le plan primitif de l'ordre naturel, la fonction de com-
LE PROBLÊME SCOLAIRE 141
mencer, de diriger et d'achever, si possible, sa formation phj^sique, intellectuelle et morale. Tout l'être de l'fenfant est entre les mains des parents afin que ceux-ci, sous la direction de l'autorité légitime et avec les ressources de leur amour, le conservent, le développent et le conduisent jus- qu'à l'état de perfection.
Au commencement, l'Éternel Dieu avait planté un jardin en Éden. Il y avait fait germer de la terre tout arbre agréable à voir et bon à manger; et un fleuve sortait d'Eden pour arroser le jardin. Or l'Eternel Dieu avait formé l'homme de la poudre de la terre. Il le prit donc et le plaça dans le jardin d'Éden pour le garder et pour le cultiver. Et Dieu dit, en le bénissant: Que l'homme domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les animaux de la terre, et sur toute la terre! Cette scène primitive se renouvelle à la naissance de chaque enfant. L'enfant est un jardin délicieux, planté au milieu de l'Éden familial, que les pa- rents ont mission de garder et de cultiver. Aussi- tôt qu'il naît, la nature, qui est la grande voix de l'Eternel Dieu, bénit les parents et leur dit: Domi- nez sur ce jardin nouveau, et, par une culture soignée et continue, faites-y croître des arbres de vertus aux fruits savoureux, ornez-le des fleurs de perfections agréables à la vue.
Chapitre cinquième
INVIOLABILITÉ DU DROIT PATERNEL
Sommaire.: La doctrine de ce chapitre est destinée à compléter l'étude du droit paternel sur l'éducation. — 1.° Suprématie in- contestée de l'Église. Seule, la supérionté de l'Etat est en cause. — 2° Précisions nécessaires: double inviolabilité: absolue et relative; double droit naturel: préceptif et dominatif. — 3° Inviolabilité absolue du droit naturel préceptif des parents. — 4° Subordination à l'Etat du droit naturel dominatif des parents; preuve d'autorité. — 5° La même subordination; preuve de raison. — 6° Immunité substantielle du même droit dominatif. — 7° Conclusion: Harmonie entre la subordination et l'immunité. — 8° Réponses à quelques alarmes.
La thèse de la priorité du droit suscite d'elle- même la question de son inviolabilité. Le soldat qui, dans un geste superbe, a couru à l'assaut des lignes ennemies et en a chassé les derniers défen- seurs, croit-il sa tâche terminée ? Non, il s'em- presse d'organiser la position conquise contre les retours offensifs de l'armée vaincue. Ainsi en est- il du philosophe qui, dans un premier effort de recherche et de réflexion, a justifié le rôle prépon- dérant de la famille dans l'éducation des enfants: son esprit reste inquiet, nerveux, agité par de continuelles alarmes; il n'est satisfait qu'après
LE PROBLÈME SCOLAIRE 143
avoir scruté, pesé, déterminé et vérifié le degré d'inviolabilité de ce droit familial.
La question se pose au sujet de l'Église, aussi bien qu'au sujet de l'État; car, toutes deux, ces autorités se dressent en face des parents pour re- vendiquer chacune leur part dans l'éducation des enfants; et toutes deux invoquent, quoique à des titres différents, le témoignage de l'autorité divine à l'appui de leurs réclamations: l'Eglise, par la révélation positive; l'État, au moyen de cette autre parole de Dieu qu'on désigne sous le nom de loi naturelle.
]\Iis en regard de la mission de l'Église, les droits éducateurs des parents ne jouissent que d'une inviolabilité partielle et relative.
L'Eglise a reçu de son divin fondateur la mission d'évangéliser tous les peuples, et de leur enseigner les dogmes et les préceptes de la reli- gion chrétienne. Aucun droit naturel ne saurait prévaloir contre cette volonté expresse de Celui qui est l'auteur de la nature, et qui possède toute puissance au ciel et sur la terre. Data est mihi omnis potestas in cœlo et in terra, euntes ergOy docete omnes génies, docentes eos servare omnia quœcumque mandavi vobis. (Matth., XXVIII, 19, 20.)
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Les parents chrétiens doivent donc être soumis à l'Église en tout ce qui regarde l'éducation de leurs enfants, pour l'instruction profane comme pour l'instruction religieuse, avec cette différence toutefois: que pour l'instruction religieuse qui tombe directement et exclusivement sous le con- trôle de l'Église, les parents deviennent comme les mandataires naturels de celle-ci et ses repré- sentants obligés^ au^ foyer domestique, (Voir Duballet: Fam. Égl. Et. dans VÉduc, pp. 89, 92; et Mgr Paquet: Égl. et Éduc, p. 181.) tandis que pour l'instruction profane qui ne relève qu'indi- rectement de l'Église, les parents gardent l'auto- rité principale entre leurs mains et peuvent l'exer- cer comme bon leur semble, à la seule condition de respecter les directions de l'autorité ecclé- siastique en ce qui intéresse la foi et les mœurs.
A l'égard de l'Église, les parents n'ont droit qu'à une inviolabilité partielle et relative en ma- tière d'éducation. Pour tous ceux qui admettent la Révélation divine, il ne saurait y avoir de doute sur ce point. Inutile, par conséquent, d'insister.
Toute notre attention reste donc fixée sur l'autre partie du problème : l'inviolabilité du droit paternel à l'égard de l'État.
Trois opinions sont ici en présence. Les uns accordent à l'État un droit de contrôle universel et absolu. D'autres lui refusent tout droit d'inter- vention, si ce n'est pour assurer à tous liberté
LE PROBLÊME SCOLAIRE 145
pleine et entière d'enseigner. D'autres, enfin, lui concèdent une autorité limitée et ne réclament pour les parents qu'une inviolabilité partielle et relative.
"Deux excès, écrit Mgr Sauvé, doivent être évités en cette matière: la négation totale ou partielle du droit des parents et l'extension démesurée de ce droit. Les parents ont cer- tainement le droit d'élever leurs enfants, droit que l'État ne peut, suivant ses caprices, con- fisquer ou rendre inefficace, et qu'il ne doit pas régler arbitrairement . . . Toutefois, le droit pa- ternel n'est point un droit absolu. Les parents . . . n'ont, en fait d'enseignement, d'autre droit que celui de leur communiquer (à leurs fils) par eux ou par d'autres, des connaissances licites, droit soumis d'ailleurs au contrôle de l'autorité religieuse et de l'autorité civile dans la sphère de leurs attribu- tions."^!)
II
Pour dégager la vérité de cette conclusion, des précisions s'imposent.
Il faut, d'abord, procéder avec ordre. Trois étapes successives demandent à être parcourues: la question de l'inviolabilité du droit paternel prépare la question du droit de l'Etat; et celle-ci en postule une troisième, la question des limites du droit de l'État. Nous ne prétendons pas vider
(1) Mgr Sauvé: Questions rel. et soc, p. 243.
146 LE PROBLÈME SCOLAIRE
tout le débat d'un seul coup, nous voulons seule- ment ici disposer de la première question.
En second lieu, il faut noter les différentes sortes d'inviolabilité ou de violabilité: celle-ci n'étant que l'opposé de celle-là.
L'inviolabilité est cette qualité des personnes ou des choses qui les met à l'abri des actions vio- lentes. ^^^ Mais, on le conçoit aisément, une per- sonne ou une chose peut être à l'abri ou de toute action violente, même la plus légère, ou simple- ment de ces tentatives qui affectent gravement son existence ou son activité: dans la première alternative, nous avons l'inviolabilité absolue; dans la seconde, l'inviolabilité relative. C'est soutenir l'inviolabilité absolue, de prétendre que l'exercice du droit des parents ne supporte aucune immixtion de l'État dans l'enseignement propre- ment dit; c'est défendre rinviolabiHté relative, d'interdire à l'État le pouvoir d'anéantir ou d'ab- sorber l'autorité paternelle, mais de lui accorder la faculté de modifier, de restreindre, de diriger en une certaine mesure l'enseignement scolaire.
Il faut enfin, et surtout, distinguer deux parties dans le droit naturel des parents sur l'éducation de leurs enfants : le droit naturel préceptif et le droit
(1) In ordine vero morali dari non potest collisio vers, sed solum appareils. Jus enim est facilitas moralis profluens ex ordine essentiali rerixm. Porro rela- tiones humanse, licet multipliées et variae, tamen sunt ordinatœ, et in hoc con- sistit earum ordinatio quod inferiores subordinantur superioribus . . . Ideoque proprie non est jurium collisio, quia non succunibit jus inferius sub.jure po- tiori, sed cedit superiori ordini essentiali rerum. (R. P. Léonard Lehu: Ethiea genercdia, p. 296.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 147
naturel dominât if ou permissif. C'est là une der- nière précision absolument importante, qu'il est nécessaire de mettre en pleine lumière.
L'éducation, considérée dans son ensemble, est de nature mixte: elle comprend divers élé- ments d'ordre physique, intellectuel et moral, dont la réunion et l'harmonie constituent le perfection- nement complet de l'enfant, mais qui ne sont pas tous également nécessaires au terme de sa desti- née. De là, des inégahtés en valeur et en impor- tance entre les différentes parties de l'éducation. Quelques matières de^Tont être nécessairement enseignées aux enfants; d'autres pourront l'être librement. Celles-ci ne relèvent que du droit des parents; celles-là sont l'objet tout à la fois et de leur droit et de leur devoir. Voici donc une partie du droit éducateur des parents liée à des devoirs et une autre partie qui en est exempte. Cette distinction mérite toute notre attention.
Certains droits naturels des parents sont in- dissolublement liés à des devoirs. L'enfant emporte avec lui, dans les plis de sa destinée, pourrait -on dire, des droits stricts et personnels à la vie et même, dans un sens, au bonheur. Ces droits, de toute évidence, ont pour terme des devoirs correspondants. ^^^ Mais ces devoirs, à qui incombent -ils ? Aux parents et à nul autre. N'ont -ils pas engendré librement leur enfant ? Xe se sont-ils pas engagés implicitement, par le fait
(1) Voir ci-dessus. Chapitre deuxième, Section 4éme.
148 LE PROBLÊME SCOLAIRE
même, à pourvoir à tous les besoins et à répondre à tous les droits naturels de cet enfant ? N'est-il pas manifeste que ceux qui posent volontaire- ment une cause assument la responsabilité morale de tous les effets naturellement produits par cette cause ? Les parents ont donc, en matière d'édu- cation, un devoir strict à remplir autant qu'un droit incontestable à exercer. ^^^
Mais surtout, ce qu'il faut remarquer, c'est que les devoirs naturels des parents ne s'étendent pas aussi loin que leurs droits naturels. L'objet du droit naturel, avons-nous dit,^^) domine toute la personne de l'enfant, et embrasse toutes les per- fections que l'amour paternel inspire de lui com- muniquer ou que la richesse du père permet d'ambitionner pour lui; l'objet du devoir naturel est de beaucoup plus restreint.
Au sens strict, le devoir suppose toujours, chez un autre, un droit proportionnel. Le devoir naturel des parents s'arrête, par conséquent, à la limite
(1) Etenim filii per generationem, hoc est causam quidem voluntarie positam, sed in se natuialem, existentiam accipiunt. In qua quidem existentia perdurare in prima setate per seipsos non possunt. Tamen sicut et homines jus habent ad vitœ educationem humanam, hoc est tum physicam tum moralem. Sed manifestum est quod filii nonnisi iu parentibus, qui sunt causa suae existen- tiae, possunt naturaliter habere terminum proprii juris: nam qui ponit causam, sibi assurait consequenter officium circa ea quœ cum tali causa sunt necessario connexa. Officium ergo naturale inest parentibus circa educationem filiorum (Zigliara: Phil., Jus. nat., L. II, G. I., art. V, n. III.)
Si des rigoristes nous objectaient la parole suivante de S. Thomas: "II ne saurait y avoir entre les parents et les enfants de justice, à proprement parler, mais quelque chose qui s'en rapproche" (II-II, Q. LVII, a. IV\ nous leur répondrions par le commentaire qu'en donne Cajetan: "De même qu'il y a entre eux plus que du droit puisqu'il y a unité, il y a au«si plus que de l'injustice, puisqu'il y a violation de l'unité, qui est pire que la violation du droit."
(2) Voir Chapitre quatrième, Section V.
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précise qui marque le terme du droit naturel des enfants. ]Mais où s'arrête le droit naturel de l'enfant? Indubitablement, les exigences de la nature sont satisfaites, dès lors qu'un enfant possède tout ce qui lui est nécessaire, à titre d'homme et à titre de chrétien, pour atteindre sa fin, sa fin surnaturelle aussi bien que sa fin na- turelle.^^) Voilà donc à quoi se réduit l'objet du devoir des parents à l'égard de leur fils. Les hori- zons qui, ailleurs, s'étendent immenses devant l'activité légitime du père, se rapprochent tout à coup, ici, et prennent des contours précis et ré- guliers.
Dieu ne serait point l'Ouvrier sage et puissant qu'il est, si, ayant créé l'homme pour cette double fin, Il ne lui avait fourni en même temps les moyens indispensables pour atteindre Tune et l'autre; mais, d'autre part, l'homme serait un monstre d'orgueil et d'arrogance, si, ayant reçu tout ce que requiert l'accomplissement de sa des- tinée, il s'avisait d'émettre, au nom de sa nature déjà satisfaite, de nouvelles prétentions à un sort meilleur.
C'est ainsi que les parents doivent, en vertu de la loi naturelle, enseigner à leurs enfants les principales vérités de la foi et les instruire des
(1) Jus naturale, aliud simpliciter naturale, quod oritur ex ipsa natura rei secundum se considerata, quodque ratio naturalis intra ordinem naturae manens dictât, ut bonum faciendum, malum fugiendum, etc. Aliud connaturale gratise, quod oritur ex natura rei seu hominis, non secundum se considerata, sed ut elevata ad ordinem gratise supernaturalemque beatitudinem ordinata: hujus- modi sunt praecepta de actibus virtutum theologicarum, christianseque pœni» tentiae. (BÛluart: Curs. TheoL, Tract. De Jure, Diss. I, art. I, Dico. 2**.)
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mystères et des préceptes de la religion : il y va du salut de l'âme, de l'obtention de cette fin surna- turelle pour laquelle tout homme a été créé.
C'est ainsi encore que les parents doivent, en vertu de la loi naturelle, fournir à leurs enfants les aliments du corps nécessaires à la vie, et leur en- seigner les premières notions de l'esprit indispen- sables à l'existence de tout citoyen honnête : il y va de l'obtention de la fin naturelle à laquelle tout être raisonnable est ordonné.
Mais, en vertu de la loi naturelle, les enfants ont-ils le droit d'exiger, et les parents ont-ils le devoir de procurer ce minimum d'instruction pro- fane, que l'on apprend d'ordinaire sur les bancs des écoles et que l'on peut exprimer en trois mots: lire, écrire, compter ? Nous ne pouvons l'admettre : la fin naturelle de l'homme, la seule que l'on puisse invoquer ici, ne requiert nullement ce bagage intellectuel.
Le droit et le devoir naturels, cela va de soi, découlent immédiatement de la nature, de la nature telle que sortie des mains de Dieu, partout et toujours une et immuable, partout et toujours avide des mêmes désirs, partout et toujours satis- faite des mêmes perfections, partout et toujours soumise aux mêmes obligations et éclairée des mêmes lumières, sauf peut-être dans quelques cas exceptionnels et pour un petit nombre dont la
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nature est dépravée à l'excès et abrutie/^^ Or, dans la somme des droits et des devoirs qui réunissent ces qualités, on ne trouve pas un mot de l'obli- gation d'envoyer l'enfant à l'école, ni même de lui apprendre à lire, à écrire et à compter. Et ce n'est pas sans raison. On peut, en effet, gagner sa vie en restant illettré ; on peut vivre honorablement en ne sachant pas se servir d'un li^^re; on peut être bon citoyen et parfait chrétien sans pouvoir signer son nom. Combien de tribus antiques pendant de longs siècles furent privées de toute instruction scolaire! Combien d'ouvriers actuels gagnent honnêtement leur vie et remplissent consciencieu- sement leurs obligations sociales sans y avoir recours! De toute évidence, le droit d'exiger cette instruction scolaire n'est pas, chez l'enfant, un droit naturel; ni le devoir de la procurer n'est, chez les parents, un devoir naturel.
Sur un point aussi important, il nous plait de nous appuyer sur l'autorité de ]\Igr Paquet qui, lui-même, fait appel à d'autres autorités. Voici comment il s'exprime: ''Quant à la connaissance
(1) Ad legem naturae pertinent ea ad quse homo naturaliter inclinatur, inter quse homini proprium est ut inclinetur ad agendum secundum rationem. Sic igitur dicendum est quod les natuise, quantum ad prima principia commu- nia, est eadem apud omnes et secundum rectitudinem et secundum notitiam; sed quantum ad qusedam piopria, quœ sunt quasi conclusiones principiorum communium, est eadem apud omnes ut in nluribus et secundum rectitudinem et secundum notitiam; sed ut in paucioribus potest deficere et quantum ad rectitu- dinem, propter aliqua particularia impeilimenta (sicut etiam naturse gene- rabiles et corruptibiles deficiunt ut in paucioribus propter impedimenta), et etiam quantum ad notitiam; et hoc propter hoc quod aliqui habent deprava- tam rationem ex passione, seu ex mala consuetudine, seu ex mala habitudine natur». (D. Thomas: MI, Q. XCVI, Art. IV.) Voir aussi II-II, Q. LVII, Art. II, Ad. I,
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des matières profanes enseignées dans les écoles, nous ne saurions, quelque utilité qu'on lui suppose, affirmer qu'elle est essentielle à l'homme." Il serait, dit le Père Cathrein, difficile de prouver que pour tous les enfants, même des classes infé- rieures, l'instruction scolaire est, non seulement utile, mais encore strictement nécessaire." L'ex- périence démontre que, même de nos jours, beau- coup d'illettrés, ouvriers actifs, commerçants experts, intelligents agriculteurs, réussissent à se faire une place honorable parmi leurs concitoj^ens. C'est que, observe le Père Castelein, "l'enseigne- ment oral et l'éducation par l'exemple, sans le savoir lire et écrire, suffisent, à la rigueur, pour que certains enfants puissent être bien élevés, pour- suivre leur fin et gagner honnêtement leur vie. L'enseignement du livre n'est pas l'instrument essentiel et indispensable de la formation in- tellectuelle et morale des classes inférieures."^^)
Certes, personne ne niera que l'enseignement scolaire, de nos jours, ne soit d'une très grande utilité pour se créer une position honorable dans la société. D'aucuns l'estimeront même nécessaire. Mais, si nécessité il y a, cela ne vient pas assurément des conditions essentielles de la vie sociale, mais cela tient uniquement des condi- tions particulières de la société dans laquelle nous vivons. La nature humaine, par elle-même, ignore toutes ces exigences.
(1) Mgr Paquet: Egl. et Educ, p. 260.
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C'est ici qu'il faut faire le partage entre les choses que l'enfant exige à titre d'homme et de chrétien, et celles qui lui conviennent à raison des conditions sociales particulières dans lesquelles il naît. Les premières seules, relèvent du droit naturel de l'enfant et tombent sous le devoir natu- rel des parents, parce que, seules elles manifestent ces qualités d'universalité et de permanence, qui caractérisent l'objet propre du droit et du devoir naturels. Quant aux secondes, quelque utiles et nécessaires qu'elles soient pour assurer à l'enfant une somme de bien-être proportionnelle aux con- ditions sociales de sa famille, elles varient avec les temps, les lieux et les personnes ; elles ne répondent nullement aux données du droit et du devoir naturels. ^-1)
'Tous les parents, observe fort judicieusement le R. P. Pègues, n'auront pas les mêmes ressources, ils n'auront pas tous la même intelligence, ni peut-être la même tendresse; et, de ce chef, il y aura une grande diversité parmi les enfants des diverses familles. Alais rien, dans les prescriptions du droit naturel, ne fait un devoir à tous les pa- rents d'élever également tous les enfants, dans les
(1) "La philosophie traditionnelle distingue deux sortes de droits que l'individu peut exercer contre la société: les droits atix conditions essentielles de la rie qui doivent être revendiqués avec rigueur et qui créent pour l'Etat une obligation impérieuse et supérieure à toute autre considération; les droits d la protection des efforts pour une vie meilleure qui peuvent être exercés avec une très grande force, mais dont la réalisation admet pour l'État des tempéraments imposés par les circonstances." {Rev. d'Apol., 15 fév. 1919, p. 592.)
Ces considérations s'appliquent également à l'enfant vis-à-vis de ses parents •
154 LE PROBLÈME SCOLAIRE
mêmes conditions et avec la même somme de bien-être. L'enfant, jusqu'à ce qu'il devienne son maître, doit nécessairement suivre la condition que ses parents lui font. Et il n'y a pas plus de raison de rejeter cette diversité que de rejeter la diversité des parents eux-mêmes dont les con- ditions ne seront jamais identiques pour tous."^^)
Que les conditions sociales de notre époque et de notre pays placent le citoyen inculte dans une situation désavantageuse; que les parents, sou- cieux de l'avenir de leurs enfants, se croient alors obligés de leur procurer quelque instruction, si rudimentaire soit-elle, en rapport avec leur position civile; nous n'y contredisons pas.^^^ Mais qui ne voit que toutes ces obligations nouvelles, dont se charge la conscience des parents, prennent leur inspiration, non dans la justice, mais dans la charité et l'équité, et ne peuvent, par conséquent, avoir la rigueur d'un strict devoir naturel.
Il nous sera facile maintenant de mesurer la distance qui sépare le devoir naturel des parents de leur droit naturel. Rien de ce que prescrit le devoir naturel n'est étranger au droit naturel; mais de nombreuses prérogatives du droit naturel dépassent les limites du devoir naturel. Enseigner le catéchisme à leurs enfants revient aux parents,
(1) Voir Rev. Thom., 1906, p. 443: Droits de l'Etat en matière d'enseigne- ment.
(2) Parentes gravissima obligations tenentur prolis educationem tum religiosam et moralein, tum physicam et civilem pro viiibus curandi, et etiam temporali eorurn bono providendi. (Codex: Can. 1113.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 155
à la fois par di'oit et par devoii-; enseigner l'écri- ture ou la lecture, l'anglais ou le français, appar- tient aux parents en vertu de leur droit seul.
Les anciens théologiens scolastiques, avec leur précision habituelle, ont appelé cette partie du droit naturel qui concorde avec le devoir naturel droit naturel préceptif; tandis qu'ils ont donné le nom de droit naturel dominatif, ou permissif, ou négatif à cette autre partie qui est laissée à la libre volonté de l' avant-droit. ^^^
III
Le droit naturel préceptif des parents est, de soi, inaliénable et absolument intangible ou inviola- ble par l'Etat.
C'est un droit dont l'observance est nécessaire- ment requise à l'obtention de la fin dernière et surnaturelle de l'enfant; aucune autre nécessité- ne saïu-ait prévaloir contre une telle obligation.
C'est un droit que la nature eUe-même com- mande d'exercer ; et il n'appartient à aucun pouvoir humain, pas plus aux parents qu'à l'État, de délier ce que Dieu ou la nature a lié.^^^
Entendue en ce sens et restreinte à cette partie- de l'éducation, la remarque suivante de Brunetière
(2) Voir D. Thomas: I-H. Qu. 94, Art. 5, Ad. 3; et II-H, Qu. 66, Art. 2,. ad. I. On peut aussi consulter Suarez: De Lege, L. 2. Cap. 14, n. 6.; et presque tous les théologiens scolastiques.
(1) MUth., XIX, 5-6.
156 LE PROBLÊME SCOLAIRE
est profondément vraie: ''Nous devons disposer des choses dont nous sommes responsables . . . Responsables de nos enfants, c'est nous seuls (pères et mères de famille) qui devons disposer de leur éducation. Et leur droit à eux, en cette matière, n'est que de nous obéir! Et le droit de l'Etat, à son tour, n'est que d'assurer notre droit !"^i)
Prenons, par exemple, le droit naturel pré- ceptif d'enseigner le catéchisme. Aussi longtemps que les hommes devront tendre à la béatitude céleste, ils auront un indispensable besoin, quelles que soient, par ailleurs, les conditions sociales de leurs familles, des règles de morale et des prin- cipes de foi contenus dans ce petit résumé de la doctrine chrétienne. Rien sur terre n'est plus nécessaire à l'enfant que la science du catéchisme! Personne sur terre ne peut le dispenser d'acquérir cette science, ni entraver ses efforts dans cette voie! Eh! bien, l'inviolabilité absolue dont jouit l'enfant dans l'exercice de son droit, les parents en jouissent également dans l'accomplissement de leur devoir correspondant. Car, lorsque l'enfant est privé de l'usage de la raison, c'est aux parents qu'il incombe de le suppléer dans sa liberté encore impuissante et de répondre à toutes ses exigences ; de telle sorte que les parents s'identifient avec l'enfant et deviennent les heureux bénéficiaires de toutes ses prérogatives personnelles.
(1) Brunetière: Discours en faveur des écoles libres, prononcé à Dinard le 20 août 1903. (Voir Questions actuelles, 1903, p. 118.)
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Sur ce point de la formation religieuse et morale de l'enfant, comme sur tous autres points qui relèvent du droit naturel préceptif, l'autorité paternelle est donc absolument inviolable par l'État. Seuls responsables de la destinée de leur enfant, ce sont les parents seuls qui doivent pour- voir aux moyens nécessaires pour l'atteindre. S'ils ne peuvent satisfaire par eux-mêmes à cette obligation, il leur faut appeler quelqu'un à leur aide; mais le choix de ce représentant doit tou- jours être libre, et sa conduite ne cesser jamais d'être soumise à l'autorité des parents. Quant à l'Etat, il ne saurait, sans une flagrante injustice, s'arroger le moindre contrôle soit sur la doctrine, soit sur la méthode de l'enseignement religieux.
Telle est la doctrine expressément et souventes fois enseignée par l'immortel Léon XIII. ' 'Qu'ils (les parents) considèrent quels grands et saints devoirs ils partagent avec Dieu à l'égard de leurs enfants : ils doivent les élever dans la connaissance de la religion, dans la pratique des bonnes mœurs, dans le service de Dieu; ils se rendent coupables en exposant de jeunes êtres naïfs et sans défense au danger de maîtres suspects. Dans ces devoirs qui dérivent de la procréation même des enfants, que les parents sachent qu'il y a, de par la nature et la justice, autant de droits, et que ces droits sont de telle nature qu'on n'en peut rien délaisser soi- même, ni rien en abandonner à quelque puissance que ce soit, attendu qu'il n'est pas permis à l'hom-
158 LE PROBLÈME SCOLAIRE
me de délier une obligation dont l'homme est tenu envers Dieu."*^^)
Quand les parents ne sont pas en mesure, ce qui arrive généralement, de donner par eux-mêmes toute la formation intellectuelle et morale et qu'ils ont recours à l'école, alors "ils doivent faire en sorte que, dans l'enseignement de la jeunesse, on respecte et conserve leurs droits et ceux de rÉglise."(2)
Ces principes fondamentaux de l'éducation chrétienne, avec quelle vigueur doivent-ils être défendus ? L'illustre pontife voulut bien encore nous l'indiquer. "C'est à eux (aux parents), dit-il hardiment, qu'il appartient, en vertu du droit naturel, d'élever ceux auxquels ils ont donné le jour, avec l'obligation d'adapter l'éducation et la formation de leurs enfants à la fin pour laquelle Dieu leur a donné de transmettre le don de la vie. C'est donc une étroite obligation pour les parents d'employer leurs soins et de ne négliger aucun effort pour repousser énergiquement toutes les injustes violences qu'on leur veut faire en cette matière et pour revendiquer avec la dernière vigueur le pouvoir d'élever leurs enfants, comme le droit le demande, selon les mœurs chrétiennes. "^^^
(1) Léon XIII: Encyo. Officia sanctissimo. Vol. 2, p. 135.
(2) Catholici id in primis nitantur atque efEciant, ut in institutione adoles- centium sua parentibus, sua Ecclesiae jura sarta tectaque sint. (Léon XIII: Encyc. Militantis Ecdesiœ, Vol. 5, p. 199.)
(3) Naturâ enim parentes habent jus suum instituendi, quos procrearint, hoc adjuncto ofEcio, ut cum fine, cujus gratiâ sobolem Dei beneficio suace- perunt, ipsa educatio conveniat et doctrina puerilis. Igitur parentibus est necessarium eniti et contendere, ut omnem in hoc génère propulsent injuriam, omninoque pervincant ut sua in potestate sit educere liberos, uti parest, more ohristiano." (Léon XIII: Encyc. Sapientiœ christianœ, V. 2, p. 295.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 159
Pouvait-on proclamer plus hautement l'in- violabilité absolue du droit naturel préceptif des parents sur l'éducation de leurs enfants ?
Et qu'on n'accuse pas l'Eglise de prêcher ainsi la révolte, car Léon XIII a répondu d'avance à ce reproche. "Il existe, avait -il dit, une raison, — c'est la seule, mais elle est valable, — de refuser ^obéi^- sance: c'est le cas d'un précepte manifestement contraire au droit naturel et divin. "^^^
Aussi, plus tard, quand les Polonais s'obsti- nèrent, en dépit des lois draconiennes du gou- vernement prussien, à se servir de la langue maternelle dans l'enseignement du catéchisme, vit -on sans étonnement le successeur de Léon XIII, le pape Pie X, refuser de les condamner et s'employer à faire comprendre à sa ^lajesté le Roi de Prusse que les revendications de ses sujets étaient légitimes.
Cette doctrine fondamentale a passé des lettres encycliques dans les lettres pastorales: elle est vraiment la doctrine catholique.
Faudra-t-il, pour en compléter la preuve, que nous ajoutions le témoignage des docteurs de l'Eglise ? Il 3' aurait assurément un grand intérêt et une noble jouissance à parcourir leurs écrits et à constater, ici et là, un peu partout, la fermeté de leur adhésion à cette doctrine. Mais l'œuvre en serait longue. Jetons seulement un rapide coup
(1) Léon Xni: Encyc. Diuturnum, Vol 1, p. 149.
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d'œil sur la Somme théologique du Prince des docteurs, S. Thomas d'Aquin.
Ce maître incomparable de la doctrine chré- tienne eut à résoudre un cas typique, où le droit naturel préceptif des parents se trouvait placé dans des conditions d'immunité très désavantageuses, l'éducation d'enfants juifs ou infidèles dont Il s'agissaitfamiUale n'allait à rien moins qu'à compromettre leur salut. Devait-on baptiser ces enfants contre le gré des parents, ou bien maintenir le droit des parents, malgré le péril de la mort éternelle des enfants ?
Si jamais il y eut une raison justificative de violer le droit naturel préceptif des parents, c'était bien celle-là. D'autant que tout homme appartient davantage à Dieu qui a créé son âme, qu'au père charnel qui ne lui a donné que son corps; et qu'il s'agissait, en fait, d'enlever les enfants des infi- dèles à leurs parents charnels, pour les rendre à Dieu par le baptême. Enfin remarquons que, dans ce cas vraiment extraordinaire, les parents ont à défendre leur immunité, non contre l'Etat, mais contre l'Église qui a reçu la mission divine de travailler au salut des âmes, et, à ce titre, semble autorisée à revendiquer pour elle le droit de pour- voir au bien de l'âme de l'enfant, même contre le gré des parents.
Eh! bien, quelle que soit la force de ces raisons, saint Thomas n'hésite point à proclamer que "l'Éghse ne doit pas baptiser les enfants juifs ou
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infidèles contre le gré de leurs parents." "Jusqu'à ce que l'enfant ait l'usage de son libre arbitre et puisse disposer de lui-même, ajoute-t-il, il est de droit naturel qu'il vive sous la tutelle de ses parents. Ce serait donc aller contre le droit naturel que de disposer de cet enfant contre le gré de ses parents, même en \'ue de lui conférer le baptême. "(1)
D'aucuns estimeront, sans doute, que c'est pousser bien loin le respect du droit naturel des parents, et que c'est faire bien peu de cas de l'inté- rêt de l'enfant et des droits supérieurs de Dieu. Tel n'est point l'avis de notre docteur. "Il n'est jamais permis, insiste-t-il, d'arracher quelqu'un à la mort contre l'ordre du droit civil. Pareille- ment, l'on ne doit pas violer le droit naturel qui fait que l'enfant appartient au père, pour le sous- traire au danger de la mort éternelle. ""-^^
Et quelle est donc la raison profonde de cette étonnante inflexibilité de doctrine ? Saint Thomas la donne dans une réponse, comme lui seul sait en
(1) Eorum (judaeorum) filiieis (parentibus~> ixivitis nonsunt baptizandi . . . De jure naturali est quod fîlius, antequam habeat usum rationis, sit sub cura patris. Unde contra justitiam naturalem esset, si puer antequam habeat usum rationis, a cura parentum subtrahatur, vel de eo aliquid ordinetur invitis parentibus. (D. Thomas: TI-U, Q. X, art. XH.)
Et ailleurs: pueri infidelium, si nondum habent usum liberi arbitrii, secun- dum jus naturale sunt sub cura parentum, quamdiu ipsi sibi providere non possunt. Et ideo contra justitiam naturalem esset, si taies pueri invitis pa- rentibus baptizarentur, sicut etiam si aliquis habens usum rationis baptizaretur in%'itus. (Idem: P. III, Q. LXVIIJ, art. X.)
(2) A morte naturali non est aliquis eripiendus contra ordinem juris ci- vilis: puta si quis a suo judice condemnetur ad mortem temporalem, nullua débet eum violenter eripere, unde nec aliquis débet rumpere ordinem juris naturalis, quo filius est sub cura patris, ut eum liberet a perictilo mortis œter- nœ. (D. Thomas: II-II, Q. X., art. XII, Ad. 2.)
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faire: courte, précise et toute prégnante de vérités. Nous constaterons une fois de plus, en la lisant, quel avantage, quelle vigueur le droit naturel tire de son union au devoir naturel. "L'homme, dit-il, est ordonné à Dieu par la raison, par laquelle il peut connaître Dieu. Et donc, l'enfant qui vit sous la tutelle de ses pa- rents, avant d'avoir l'usage de sa raison, est, selon l'ordre naturel, ordonné à Dieu par la raison de ses parents; et c'est d'après leur disposition qu'il faut en agir avec lui, en ce qui regarde les choses divines."(i)
Ainsi donc, aux j'eux du Maître, commente Cajétan, "deux droits (préceptifs) sont ici en présence: le droit de la nature et le droit de la foi, tous deux établis par Dieu. En établissant la loi de la foi. Dieu pouvait ordonner ci[u'elle fût observée, ou bien en sauvegardant la loi anté- rieure de la nature, ou bien en la violant lorsqu'il y aurait opposition entre elles deux. Or, il est manifeste que les préférences divines se portèrent sur la première alternative; Dieu n'a pas ordonné, en vue d'assurer le salut des hommes, de fouler aux pieds les moyens naturels dont ils disposent pour cela; car la divine sagesse ordonne toutes choses avec douceur et suavité. De même que Dieu a voulu que l'adulte opérât son salut par sa
(1) Homo ordinatur ad Deum per rationem, per quam eum cognoscere potest. Unde puer, antequam usum rationis habeat, naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum, quorum curae naturaliter subjacet; et secun- dum eorum dispositionem sunt circa ipsum divina agenda. (D. Thomas: II-H, Qù. X., art. XII, ad. 4.)
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propre raison, que la nature lui a donnée pour se diriger (précepte naturel absolument inflexible); ainsi a-t-il statué (avec non moins d'inflexibilité) que l'enfant se sauvât par la raison de ses parents, à la garde de laquelle la nature l'a également confié, "^^^ et dans laquelle il trouve une juste suppléance à la faiblesse native de sa propre raison.
On le voit : pour Cajétan, comme pour saint Thomas, telle est l'inviolabilité du précepte naturel, que Dieu lui-même n'a pas voulu y porter atteinte, pour assm-er l'accomplissement de l'ordre surnaturel! Telle est l'immunité que ce précepte confère au droit naturel, qu'il vaut mieux laisser un enfant dans le danger de perdre son âme plutôt que de travailler à son salut contre le gré des parents et de violer ainsi le droit naturel préceptif !
Une si ferme doctrine ne souffre aucune ré- plique. Achevons seulement d'en préciser le sens par deux remarques importantes: 1 ° Si l'Etat ne peut toucher au droit naturel préceptif dos parents par mode de soustraction, il le peut faire par mode d'addition; pourvu, toutefois, que ces lois addi-
(1) "Dominium parentum supra filios non est tara ipsorum quam naturae ac Dei, qui illam instituit. Ac par hoc, comparatio non est facienda inter parentes et Deum; sed inter Deum institutorem naturae, et seipsum Deum institutorem fidei: uterque enim ordo ab ipso et ipsius est. Et in proposito po- test dupliciter intelligi Deum, qui est universorum Dominus, dominium seu legem fidei christianae instituisse: uno modo, ut impleatur salvis naturfp letribus; alio modo, ut non obstantibus naturse legibus impleatur." Porro "apparet quod Deus non sic legem fidei instituit ut voluerit pro ea servanda legem naturae soivi, quam^^s hoc posset; sed instituit ut per média secundum or- dinem naturtr- instituta lex fidei impleatur' quia divina sapientia disponit omnia sua-viter; et in proposito. quia statuit ut adultus média propria ratione et voluntate legem fidei impleat quia suae curje naturaliter commissus est, puer autem média ratione et voluntate parentum. quorum curœ naturaliter com- missus est. (Cajétanus: Comm. in II-II. Q. X, art. XII, nn. IV. et V.)
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tionnelles soient conformes au droit naturel, et qu'elles soient nécessaires ou utiles au bien commun de la société. Car, si la loi était en désaccord avec les principes de la droite raison et avec les intérêts du bien public, elle n'aurait aucune valeur, parce que ce ne serait pas une règle de justice et qu'elle écarterait les hommes du bien jDOur lequel la société a été formée. C'est la doctrine de saint Thomas^i) et de Léon XIII.(2)
2° Même en ce qui regarde l'économie intime de la famille, l'Etat possède un droit de haute protection à l'égard de l'enfant, en cas d'indignité de la part des parents; et un droit de suppléance en faveur des parents, en cas de nécessité. C'est la doctrine explicite de Léon XIIL "Assurément, dit-il, s'il existe quelque part une famille qui se trouve dans une situation désespérée et qui fasse de vains efforts pour en sortir, il est juste que, dans de telles extrémités, le pouvoh' pubUc vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. De même, s'il existe quelque part un foyer domestique qui soit le théâtre de graves violations de droits mutuels, que le pouvoir public y rende son droit à chacun. Ce n'est point là usurper sur les attributions des citoyens, c'est
(1) Lex naturalis poteat intelligi mutari dupliciter: uno modo, per hoc quod aliquid ei addatur; et sic nihil prohibet legem naturalcm mutari: multa enim supra legem naturalem superaddita sunt ad humanam vitam utilia.tam pertlegem divinam, quam etiam per leges humanas. Alio modo potest intelligi mu atio legis naturalis per modum substractionis . . . (D. Thomas: I-H. Q. 94, art. V.) Omnis lex humanitus posita in tantum habet de ratione legis, in quan- tum a lege naturœ derivatur. Si vero in aliquo a lege naturali discordet, jam non erit lex, sed legis corruptio. (Idem: I-II, Q. 95, art. II.)
(2) Léon XIII: Encyc. Libertas, Vol. 2, p. 185.
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affermir leurs droits, les protéger, les défendre comme il convient. Là, toutefois, doit s'arrêter Faction de ceux qui président à la chose pu- blique."(i)
Mais aucune de ces interventions de l'Etat n'affecte le fond des choses; aucune n'opère de véritable mutation dans le domaine familial :^2) le droit naturel préceptif des parents reste donc toujours absolument inviolable.
IV
Tout autre est l'inviolabilité du droit naturel dominatif ou permissif des parents. Celui-ci est subordonné au droit de l'État, bien qu'il con- serve toujours à l'égard de l'autorité civile une immunité substantielle, qui l'empêche d'être aboli ou absorbé par elle; il ne jouit que d'une inviolabilité partielle et relative.
Et d'abord il y a une certaine subordination des parents à l'Etat, en matière d'éducation scolaire profane des enfants. Mais, ici, prenons garde qu'il faut nous placer dans l'hypothèse où le bien commun de la société réclame cette subordination. Autrement, l'Etat n'aurait aucune raison sérieuse
(1) Léon XIII: Encyc. Rerum novarutn, Vol. 3, p. 29.
(2) Observa itaque legem non mutari, proprie loquendo, par solam addi- tionem novi praecepti quod forte superaddatur ; immo saepenumero haec addi- tio 60 respicit, ut magis firmetur obligatio inducta per legem praecedentem . . . tune itaque contingit proprie dicta mutatio in ipsa lege, quando, manente ea- dem materia, vel ex toto vel ex parte desinit propriam suam efficaciam habere. (Schiffini: Theol. mor., V0I..I, p. 263.)
166 LE PROBLÈME SCOLAIRE
de vouloir imposer sa volonté; et il n'entre dans les desseins d'aucun esprit modéré de soumettre les parents aux caprices et aux ingérences arbi- traires du po\ivoir civil. Mais dans le cas d'exi- gences manifestes du bien commun, l'enseigne- ment prend un caractère inter-familial ou général qui justifie l'intervention de l'État et entraîne la soumission des parents.
Toutefois, l'on prétend que cette doctrine contredit l'enseignement des souverains pontifes; et pour le prouver, on apporte généralement les textes que nous avons cités en faveur de l'inviola- bilité absolue du droit naturel préceptif sur l'éducation religieuse et morale. ^'^
N'est-ce pas aller trop loin ? Relisons ces passages des encj^cliques de Léon XIII, nous serons frappés du soin qu'apporte cet illustre pontife à ne parler que des droits naturels pré- ceptifs. "Que les parents considèrent, dit-il, quels gi-ands et saints devoirs ils partagent avec Dieu . . . Dans ces devoirs . . . il y a . . . autant de droits . . . et ce sont ces droits (unis à des devoirs) qui ne peuvent être abandonnés ^à quelque puissance que ce soit. "^2) Ailleurs, il parle du droit naturel uni à Vohligation d'adapter l'éducation à la fin du mariage :^^' cette fin qui est non seulement de propager le genre humain, mais de donner à
(1) Voir R. P. Holaind, S. J.: The Parent first. pp. S, 12: "The right of éducation is one of those rights, that it is inaliénable, and that no man can either abridge or destroy it. (Encyc. OSicio mnctiss. Dec. 22, 1887.)
(2) Léon Xni: Encj'c. Officio sanctissimo et Xobillissima Gallorum. (31 Léon Xni: Encyc. Sapientiœ christianœ.
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l'Église des enfants, concitoyens des saints et familiers de Dieu.'^^
Quelquefois, cependant, Ton cite cette énergi- que parole de Léon XIII: ''Cest une étroite obli- gation pour les parents de ne négUger aucun effort . . . pour réussir à garder en leurs mains Véducation de leurs enfants." Mais le texte authentique n'est-il pas plus explicite? Ce sur quoi les parents doivent garder exclusivement l'autorité, ce n'est pas l'éducation en général, mais Véducation chrétienne de leurs enfants qui relève du droit naturel préceptif: Omninoque pervincant ut sua in potestate sit educere libéras, uti parest, more christianoS^^
Puisque Léon XIII a pris tant de soin de pré- ciser sa pensée et de n'attribuer l'inviolabilité abso- lue qu'au droit naturel préceptif, n'y a-t-il pas là un signe manifeste que, pom^ lui, la partie pure- ment dominative du droit naturel ne jouit pas de la même prérogative ? Car, pourquoi tant insister à ne prendre sous sa protection qu'une partie du droit, lorsque les arguments dont on dispose, valent également pour le tout ?
Reste, il est vrai, un autre texte de Léon XITT, d'où, paraît-il, émerge l'inviolabilité absolue de l'autorité paternelle, prise cette fois dans un sens général, et que les partisans de la liberté absolue des parents en matière d'éducation interprètent en
(1) Léon Xni: Encyc. Arcanum Divinœ Sapienl., Vol. l,p. 85.
(2) Léon Xni: Encyc: Sapientice Christiancé.
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leur faveur. Ce texte demande à être étudié avec soin, parce que, sous l'apparente et réelle inten- tion de protéger la famille contre les abus du pouvoir civil, il contient également un acquiesce- ment formel à la subordination des parents à l'Etat, dans la mesure qu'exige le bien commun de la société.
Voici ce texte: "Ainsi se présente la famille, ou la société domestique, comme une société très petite sans doute, mais réelle et antérieure à toute société civile, à laquelle, dès lors, il faudra de toute nécessité attribuer certains droits et cer- tains devoirs absolument indépendants de l'État... C'est pourquoi, toujours sans doute dans la sphère que lui détermine sa fin immédiate, elle jouit, pour le choix et l'usage de tout ce qu'exigent sa con- servation et l'exercice d'une juste indépendance, de droits au moins égaux à ceux de la société civile. Au moins égaux, disons-nous, car la société domestique a sur la société civile une prio- rité logique et une priorité réelle, auxquelles participent nécessairement ses droits et ses devoirs . . . Vouloir donc que le pouvoir civil envahisse arbitrau-ement jusqu'au sanctuaire de la famille, c'est une erreur grave et funeste. Assuré- ment, s'il existe quelque part une famille qui se trouve dans une situation désespérée et qui fasse de vains efforts pour en sortir, il est juste que, dans de telles extrémités, le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. De même, s'il existe quelque part un
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foyer domestique qui soit le théâtre de graves violations de droits mutuels, que le pouvoir public y rende son droit à chacun. Ce n'est point là usurper sur les attributions des citoyens, c'est affermir leurs droits, les protéger, les défendre comme il convient. Là, toutefois, doit s'arrêter l'action de ceux qui président à la chose pubhque; la nature leur interdit de dépasser ces limites. L'autorité paternelle ne saurait être abolie, ni absorbée par l'État, car elle a sa source là où la vie humaine prend la sienne. "^^^
De toute évidence, Léon XIII proclame ici une certaine indépendance de l'autorité pater- nelle vis-à-vis de l'État, — nous y reviendrons en établissant l'immunité substantielle du droit naturel dominatif des parents; — mais selon Léon XIII, cette indépendance de la famille est- elle absolue et ilhmitée ? Ne s'arrête-t-elle pas, au contraire, à la Umite précise où le bien commun de la société conmaence à être intéressé ? Ne s'accommode-t-elle pas même de certaines ingé- rences plus intimes du pouvoir civil, pour^al que celles-ci ne soient pas arbitraires, ni qu'elles
(1) En igitur familia, seu societas domestica, perpan'a illa quidem, sed vera societas, eademque omni civitate antiquior; ciii propterea sua qusedam jura oiSciaque esse necesse est, quae minime pendeant a republica . . . Quam- obrem servatis utique finibus quos proxima ejus causa prsescripserit, in deli- gendis adhibendisque rébus incolumitati ac justa libertati suse necessariiSi familia quidem paria saltem cum soeietate civili jura obtinet . . . Velle igitur ut pervadat civile imperium arbitratu suo usque ad intima domorum, magnua ac perniciosus est error . . . Patria potestas est ejusmodi, ut nec extingui, ne- que absorber! a republica possit, quia idem et commune habet cum ipsa homi- num vita principium. (Léon XIH: Encyc. Rerum novarum, Vol. 3, p. 27.)
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n'aillent jusqu'à abolir ou absorber l'autorité paternelle ?
Remarquons d'abord cette parole du texte: ''L'autorité paternelle jouit d'une .juste indé- pendance uniquement dans la sphère que lui détermine sa fin immédiate." Léon XIII posait là une première condition essentielle pour que les droits des parents soient exempts des ingérences de l'État. Par conséquent, dès que l'autorité paternelle sort de cette sphère, dès qu'elle veut s'occuper de questions qui intéressent, non la fin immédiate de la société domestique, mais la fin propre de la société civile, aussitôt, selon le prin- cipe posé par Léon XIII, elle perd son immunité à l'égard de l'autorité civile. Et, s'il est des ques- tions mixtes qui appartiennent à la fois, bien que sous un rapport différent, à la juridiction de l'une et de l'autre, — telles que certaines questions de l'éducation scolaire profane,— alors, selon le même principe de Léon XIII, l'autorité paternelle perd son iimTLunité à l'égard de l'autorité civile, dans la mesure exacte où le bien pubhc est intéressé; de telle sorte que la règle par laquelle Léon XIII détermine, dans une autre encycUque, les rap- ports entre l'Église et l'État, trouve ici une par- faite application, et que l'on puisse dire : l'Auteur de la nature a voulu que l'autorité paternelle fût distincte de l'autorité civile, et que chacune fût libre et apte à rempHr sa mission propre, avec cette clause, toutefois, que l'accord et l'harmonie régneraient entre elles, et que, dans les questions
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qui appartiennent à la fois au jugement et à la juridiction de Tune et de l'autre, bien que sous un rapport différent, celle qui a charge des intérêts inférieurs dépendrait, d'une manière opportune et convenable, de l'autre qui a reçu le dépôt des intérêts supérieurs /^^
^ Remarquons encore la dernière parole du texte : ''L'autorité paternelle ne saurait être abolie, ni absorbée par l'État." Par le fait même, Léon XIII condamne l'anéantissement et l'accapare- ment de l'autorité paternelle par l'État. Voilà les' limites que, en toutes conjonctures, la nature interdit de dépasser!
Mais entre l'immunité contre l'anéantissement et l'indépendance absolue, quelle marge n'y a-t-il pas ? Et qui serait en peine d'y loger, à une res- pectable distance de ces deux extrêmes, une juste subordination à l'État? Léon XIII lui-même nous a appris à suivre cette voie mitoyenne. ''Ce n'est pas des lois humaines, dit-il, mais de la nature qu'émane le droit de propriété indivi- duelle; l'autorité pubUque ne peut donc l'abolir; tout ce qu'elle peut, c'est en tempérer l'usage et le concilier avec le bien commun. "(2)
(1) Nemo autem dubitat, quin Ecclesiae conditor Jésus Christus poteste- tem sacram voluerit esse a civili distinctam, et ad suas utramque res agendaa liberam atque expeditam; hoc tamen adjuncto, quod utrique expedit, et quod interest omnium hominum, ut conjunctio inter eas et concordia intercederet, in eisque rébus quae sint, diversa licet ratione, communia juris et judicii, altéra oui aunt humana tradita opportune et congruenter ab altéra penderet, oui sunt cœlestia concredita. (Léon XIII: Encyc. Arcanum, V. I, p. 103.)
(2) Jus enim possidendi privatim bona, cum non sit lege hominum sed na- tura datum, non ipsum abolere, sed tantummodo ipsius usum temperare et oum commuai bono componere auctoritas publica potest. (Léon XIII: Enoyo. Rerum novarum. Vol. 3, p. 59.)
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Ainsi donc, dans ce fameux texte de l'ency- clique Rerum novarum, Léon XIII proclame, il est vrai, une certaine indépendance de l'autorité paternelle vis-à-vis de l'État; mais, au lieu de lui attribuer un caractère absolu et illimité, il s'appli- que, au contraire, à lui fixer des limites et à lui imposer des conditions telles qu'elle doive accepter avec soumission les lois ou les prescriptions de l'État, motivées par l'intérêt public.
Si, après tout ce que nous avons dit, quelqu'un hésitait encore à accepter cette conclusion, s'il continuait à douter que celle-ci ne rende le sens exact de la pensée pontificale, qu'il en appelle à Léon XIII lui-même. C'est que, en effet, Léon XIII, dans la même encyclique, quelques pages plus loin, a expliqué lui-même le sens de ce pre- mier passage. Or, voici sa propre interprétation : ''Il est dans Vordre, avons-nous dit, que niVindi- vidu ni la famille ne soient absorbés par VEtat: il est juste que l'un et l'autre (l'individu et la fa- mille) aient la facilité d'agir avec liberté, à la condition toutefois que cela ne porte pas atteinte au bien général et ne fasse injure à per sonne ^^^^
Le principe de la subordination relative et partielle des parents à l'État en matière d'ins- truction scolaire profane, c'est encore lui qui a guidé Sa Sainteté Benoît XV dans sa lettre Com-
(1) Non civem, ut diximus, non familiam absorberi a republica rectum est: suam utrique facultatem agendi cum libertate permittere sequum est, quantum incolumi bono communi et sine cujusquam injuria potest. (Léon Xni: Encyc: Rerum novarum, vol. 3, p. 47.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 173
misso divinitus, adressée aux catholiques cana- diens.
Il est impossible que le droit éducateur des parents soit absolument inviolable, si l'État a le droit d'imposer ses volontés en matière d'édu- cation; car, dans la mesure où il est légitime pour l'Etat de s'inmiiscer dans la direction des écoles et de dicter aux parents tel ou tel sujet d'instruction, le droit des parents est, pour autant, subordonné au droit de l'État. Or, Sa Sainteté Benoît XV concède à l'État le droit d'imposer ses volontés aux parents en matière d'instruction scolaire profane; et cette concession prend sous sa plume la forme d'un axiome indu- bitable. "Personne ne niera, dit-il, que le gou- vernement de rOntario est dans son droit en exigeant que la langue anglaise, qui est celle de la province, soit enseignée aux enfants dans les écoles."(i)
En face de ce texte, Mgr Paquet a écrit: ''Par- tant de ce fait que l'anglais est la langue du très grand nombre des habitants de l'Ontario, qu'il est la langue des lois, la langue des tribu- naux, la langue nécessaire des communications sociales les plus solidement établies, il (le pape) conclut, et avec raison, que le gouvernement peut exiger l'enseignement de cette langue par des moyens licites et qui lui sont propres. "^^
(1) Nemo unus negaverit, Ontarii gubernatores exigere merito posse, ut anglicam linguam, quœ propria provinciœ est, pueri in scholis doceantur. (Be- noît XV: Litt. Commisso divinitus, 7 sept. 1916.)
(2) Mgr Paquet: Benoit XV et nos questions de langue.
174 LE PROBLÈME SCOLAIRE
Ce droit appartient au gouvernement, parce que l'enseignement de la langue anglaise comporte, dans l'Ontario, un intérêt inter-familial ou civil qu'il appartient à l'État de régir. Et les parents sont tenus dans ces cas d'obéir à l'Etat, parce que, de soi, le familial est subordonné au civil.
V
A la lumière de la raison, la thèse de la sub- ordination des parents à l'État en matière de droit naturel dominatif emprunte toute sa valeur à la nature et aux propriétés du droit dominatif lui- même. Ce droit est-il réel ? Si oui, quelles sont ses aptitudes à se soumettre aux exigences du bien public ? Par quels procédés en arrive-t-il à ce résultat ? Tout dépend de la réponse à ces ques- tions, comme l'exacte valeur d'un édifice dépend de la solidité de sa structure, de la profondeur de ses assises et de la fermeté du roc qui le supporte.
Que la distinction entre le droit naturel pré- ceptif et le droit naturel dominatif paraisse subtile, nous ne chicanerons pas là-dessus. Mais que, à raison de cette subtilité, l'on tente d'amoin- drir la portée pratique et la valeur rationnelle des conclusions qui découlent de cette distinction, et notamment de la subordination partielle et relative des parents à l'État en matière d'ins- truction scolaire profane, nous nous y opposons énergiquement.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 175-
Ce n'est pas la première fois que cette dis- tinction est faite : tous les docteurs en philosophie et en Science sacrée, depuis S. Thomas jusqu'à nos jours, la mentionnent et l'expliquent.
Ce n'est pas la première fois non plus que cette distinction sert de fondement à des enseignement& pratiques: Léon XIII, on s'en souvient, l'utilisait pour établir l'inviolabilité absolue du droit des parents à l'éducation chi^étienne de leurs enfants; ailleurs, il autorise et réclame l'intervention de l'État en faveur de l'ouvrier contre le patron^ lorsqu'il s'agit de protéger les droits de rou\Tier, ''non ces droits dont il a la libre disposition, (droits dominatifs) mais ceux qu'il a le devoir d'observer (droits préceptif s) /i) Et \Taiment, faudrait-il croire que toute cette doctrine de Léon XIII n'est qu'une pure théorie abstraite, sans portée pratique et sans valeur rationnelle ?
Bien plus, ce n'est pas la première fois que les docteurs scolastiques justifient la subordination des individus et des familles à l'État, en s'appuj'ant sur la nature et les propriétés du droit natm-el dominât if, dont fait partie le droit des parents sur l'instruction scolaire profane. On saisit immédiat e-^ ment l'intérêt qu'il y a pour nous de connaître leurs raisonnements en de pareils cas.
Au commencement, Dieu a donné la terre au
(1) Similique mode plura sunt in opifice, praesidio muuienda reipubiicse: ac primum anini bona . . . neque enim de juribus agitur, de quibus sit inte- grum honiini, venim de oflSciis adversus Deum, quse necesse tst saacte ser- vari. (Léon XIII: Encjc. Rerum notarum, Vol. 3, p. 51.)
176 LE PKOBLÈME SCOLAIRE
genre humain tout entier; mais il n'a assigné de part à aucun homme en particuUer, abandonnant la délimitation des propriétés à l'industrie hu- maine et aux institutions des peuples/^^ En Uvrant ainsi la terre aux hommes, Dieu n'a pas voulu sans doute qu'ils la dominassent confusément tous ensemble; néanmoins il résultait de ce fait pri- mitif une certaine communauté de biens, par laquelle chaque honune avait le droit d'user de tous et chacun des fruits de la terre selon son bon plaisir/2) Par la division des propriétés, ce droit naturel devait inévitablement être modifié, res- treint et, en une certaine mesure, violé ;^^^ mais le bien social exigeait la division des propriétés. Qu'allait faire l'autorité publique? Devait-elle maintenir le droit naturel primitif, en dépit du bien social? Ou devait-elle introduire ou sanc- tionner la division des propriétés, en subordon- nant le droit naturel primitif aux exigences du bien social? Unanimement, les théologiens sco- lastiques déclarent que l'autorité publique pouvait et devait introduire ou sanctionner la division des propriétés. Voilà, certes, un cas magnifique de subordination!
(1) Deus enim generi hominum donavisse terram in commune dicitur, non quod ejus promiscuum apud om^nes dominatum voluerit, aed quia partem nul- lam cuique aasignavit possidendam, industrie bominum institutisque popu- lorura permissa privatarum possessionum descriptione. (Léon XIU: Encyo. Rerum notarum, p. 25.)
(2) Voir Suarez: De Lege, lib. H, cap. XIV, n. 16.
(3) Injuatum est quod quis sine culpa privetur jure suo: atqui antedivisi- onem quisquis habebat jus utendi omnibus rébus, quo jure privatur per divi- sionem. Ergo. Resp. D. maj. Si bonum publicum id non exigat. C. si id exi«at, N. (Billuart: Curs. Th«ol., De justitia, diss. IV, art. I.)
LE PROBLÊME SCOLAIRE 177
Et pourquoi cette subordination est-elle légi- time ? Parce que, répondent les théologiens scolastiques, en cette matière de communauté des biens, les honmies n'avaient que des droits natm^els dominatifs ou permissifs ; et que ces droits naturels dominatifs ou permissifs, mis en opposition avec les exigences du bien commun dont l'autorité publique a la garde, doivent céder le pas et accepter les modifications imposées par l'Etat, fussent-elles tout à fait contraires aux intentions du premier bénéficiaire de la nature. Mais pour- quoi encore la subordination au droit de l'Etat convient-elle au droit naturel dominatif? Parce que, ajoutent les mêmes théologiens, il n'en va pas du droit dominatif comme du droit préceptif. Celui-ci presse et commande, au nom de Dieu, la mise en œu^Te de son pouvoir; celui-là, au con- traire, ne fait qu'en autoriser l'exercice, sans le prescrire, indifférent qu'il est à l'égard de la pra- tique contraire, et uniquement soucieux de ne pas changer de lui-même l'ordre établi par la nature. D'où il résulte que, dans l'éternelle variation des conditions sociales, le droit naturel dominatif ne trouve pas en lui-même la force suffisante pour résister aux exigences nouvelles; et que le premier bénéficiaire de la nature se voit obfigé d'accepter la direction du gardien ofiSciel du bien public.
Pour mieux goûter cette doctrine, replaçons-là dans son texte originel, tel que tracé par la plume de saint Thomas: ''Quelque chose, dit-il, peut être
178 LE PROBLÈME SCOLAIRE
de droit naturel de deux façons: ou bien, parce que la nature y incline impérieusement, comme, par exemple, qu'il ne faut point faire injure à quel- qu'un; ou bien, parce que la nature ne prescrit pas le contraire : auquel sens on pourrait dire qu'il est de droit naturel que l'homme soit nu, car la nature ne lui a pas donné de vêtements, lesquels ont été introduits par l'art. C'est de cette seconde façon que la possession commune de toutes choses et la même liberté pour tous sont dites être de droit naturel: la nature, en effet, ne prescrit ni la division des propriétés ni la mise en esclavage de certains individus; mais ces choses ont été établies par l'industrie humaine, dans l'intérêt général ."(^^ Et voilà pourquoi, ajoute saint Thomas, la division des propriétés ne laisse pas d'être légitime, parce que, si elle va contre le droit naturel négatif, "elle ne viole aucun droit naturel préceptif" ;^2^ laissant entendre par là que le droit naturel privé du précepte qui en ordonne l'exercice ne saurait empêcher les hommes de prendre les mesures requises par l'utilité personnelle ou l'intérêt général.
(1) Aliquid dicitur esse de jure naturali dupliciter: uno modo quia ad hoc natura inclinât, sicut non esse injuriam alteri faciendam; alio modo quia na- tura non inducit contrarium, sicut possemus dicere quod hominem esse nudum est de jure naturali, quia natura non dédit ei vestitum, sed ars adinvenit. Et hoc modo oommunis omnium possessio et una libertas dicitur esse de jure naturali, quia scilicet distinctio possessionum et servitus non sunt inductœ a natura, sed per hominum rationem ad utilitatem humanee vitae (D. Th. :I-II, 94, 5, ad. 3 um.)
(2) Unde proprietas possessionum non est contra jus naturale, sed juri naturali superadditur per adinventionem rationis humanae. (D. Th.: U-II, 66, 2, ad. um.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 179
Magistrale réponse! Argument irréfutable! Doctrine si bien dictée par l'essence des choses, que les docteurs scolastiques subséquents ne craignirent point d'en généraliser la conclusion et de dire: tous les droits naturels dominatifs des individus ou des familles sont subordonnés au droit supérieur de l'État!
C'est ainsi que Concina, avant d'établir la thèse de l'uTmiuabihté du droit naturel, nous avertit qu'il ne parle que du droit naturel pré- ceptif; car, ajoute-t-il, "personne ne nie que l'objet du droit naturel permissif ne soit sujet au changement. "(^)
C'est ainsi encore que Suarez, plus expUcite que ses devanciers, marque la différence radicale des deux droits. "Nul pouvoir humain, dit-il, ne peut abroger le droit naturel préceptif. Mais -le droit naturel dominatif peut être changé par les hommes, et quelquefois vahdement et licitement violé par l'État. Et pourquoi cette différence ? Parce que le droit naturel préceptif se compose de règles morales qui ordonnent ou défendent des choses intrinsèquement bonnes ou mauvaises; tandis que le droit naturel dominatif porte sur des faits dont la bonté et la malice varient avec les mille et une vicissitudes de la vie et se déterminent au moyen d'un précepte positif ajouté à ceux de la
(1) Tribuitur Qua naturale) in ju3 praeceptivum et in concessivum. Plura quippe approbat et ccncedit jus naturae, quse tamen non praecepit. Hœc omnia, quse sub jure concessive cadunt, mutationi subjecta esse nemo inficiatur. (Concina: De Jut. nat., Lib. I, Diss. II, cap. XTV, p. 167.)
180 LE PROBLÈME SCOLAIRE
nature. Voilà pourquoi la liberté et tous les autres droits naturels dominatifs peuvent être changés par les hommes, car ils dépendent tous ou de la libre volonté de ceux qui les possèdent, ou du pouvoir légitime de l'État dont l'autorité, en ce qui est nécessaire au bon gouvernement, s'étend à toutes les personnes et à tous les biens de ses sujets. "^^^
Encore une fois, voilà comment les docteurs scolastiques, bien avant qu'il fût question d'ins- truction scolaire profane, ont prouvé et démortré la subordination du droit naturel dominatif des individus ou des familles au droit de l'Etat. A coup sûr, personne ne contestera la portée pra- tique de leur conclusion, ni la valeur démonstra- tive de leur preuve.
Eh! bien, ce que saint Thomas a dit de la communauté de biens primitive, ce que les théo- logiens scolastiques ont dit des droits naturels dominatifs en général, pourquoi ne le dirions- nous pas du droit naturel dominatif des parents
(1) Nulla potestas humana, etiamsi Pontificia sit, potest aliquod pro- prium prsBceptum legis, naturalis abrogare, nec illud proprie et in se minuere, neque in illo dispensare. (Suarea: De Lege 1, 2, C. 14, n. 8.) Cur possit jus naturse dominativum etiamsi positive ab ipsa natura datum sit, immutari, et per homines aliquando licite et valide auferri: non autem ita possit mutari jua naturse prœceptivum . . . Ratio autem generalis differentiae inter jus praecep- tivum et dominativum, est quia illud prius continet régulas ac principia bene operandi quse continent necessariam veritatem: et ideo immutabiba sunt; fun- dantur enim in intrinseca objectorum rectitudine, vel pravitate. Jus autem dominativum solum est materia alterius juris pr£ecepti\'i, et consistit (ut sic dicam) in facto quodam, seu in tali conditione vel habitudine rerum. . . Sic ergo dicimus de libertate, et de quocumque jure civili, etiamsi positive sit a natura datum, posse per homines mutari, quia in singulis jjersonis est depen- denter, vel a sua voluntate, vel a republica, quatenus habet legitimam pote»« tatem in omnes privatas personas et bona earum, quantum ad debitam guber- nationem necessarium est. (Idem.: nn. 18, 19.)
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sur l'éducation scolaire profane de leurs enfants ? Ici et là, les droits antérieui's des individus et des familles possèdent la même nature, sont doués des m,êmes propriétés, sont soumis aux mêmes fai- blesses: ils ne sauraient résister plus dans un cas que dans l'autre aux exigences de la société.
En matière d'instruction scolaire profane, comme en toute autre matière, le droit naturel dominatif des parents n'est pas déterminé par la fin de l'homme; il s'étend à toutes les perfections compatibles avec la nature de l'enfant. Il n'est pas commandé par Dieu ou la nature; il ne relève que du libre arbitre du père et de la mère qui le négligent ou l'emploient, l'exercent en tout ou en partie, le dirigent et le modifient selon leurs volontés et leurs disponibilités. Aucun devoir supérieur ne lui garantit l'indépendance absolue à l'égard de l'État; il ne maintient sa liberté d'action que grâce au fait naturel de la génération qui donne aux parents une maîtrise directe sur l'enfant ; grâce aussi à l'absence de précepte naturel qui exigerait le contraire. Par conséquent, lorsque siu-viennent des conditions sociales qui, au point de vue de l'intérêt public, justifient l'État de désirer pour l'instruction scolaii'e profane telle ou teUe direction, alors il va de soi que l'autorité pater- nelle, qui a charge des intérêts particuhers de l'enfant, dépend, d'une manière opportune et convenable, de l'autorité civile qui doit veiller aux intérêts supérieurs de la société; car le droit naturel des parents sur l'instruction scolaire
182 . LE PROBLÈME SCOLAIRE
profane, comme tous les autres droits naturels dominatifs, ne trouve point en lui-même la force suffisante pour résister aux exigences du bien public.
Telle était, du reste, l'opinion de Mgr Sauvé. "De droit naturel, écrit-il, tout homme, suffisam- ment capable, a la faculté physique et morale d'en- seigner ceux qui voudront se faire instruire par lui. Mais cette faculté, comme toutes les facultés ou droits permissifs accordés par la loi naturelle et qui ne sont pas accompagnés d'obligations, peut être réglée, assujettie à certaines conditions et même modifiée par une autorité légitime, soit divine, soit humaine, si des raisons suffisantes le de- mandent."^^^
Eh! quoi, dira-t-on, est-ce qu'un droit naturel peut être réglé, modifié par une loi positive ? "Oui, certainement, répondrons-nous encore avec Mgr Sauvé, si ce droit n'est pas en même temps un devoir naturel absolu." Et, rappelant les deux sortes de droits naturels : le droit préceptif et le droit dominât if, ce grand théologien ajoutait en note: "Si ces distinctions lumineuses de Suarez étaient présentes aux yeux de tous les publicistes, plusieurs erreurs au sujet des droits naturels de l'homme seraient facilement évitées. Car tout droit qui n'est pas commandé mais seulement accordé par la nature, peut être modifié, ou même aliéné par les hommes, parce qu'il dépend de la
(1) Mgr Sauvé: Questions rel. et soc, p. 279.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 183
volonté de celui qui le possède, et aussi de la volonté de l'Etat en ce qui est nécessaire ou utile au bien commun. "^^)
C'est, en effet, une loi de la nature que tout ce qui est abandonné au libre arbitre de l'homme s'accomplisse selon la droite raison/^) Or, la première règle de la raison, c'est de se conformer à l'ordre naturel ;^^^ l'ordre naturel pour l'homme, c'est de vivre en société i"^^^ vivre en société, c'est se grouper sous un même chef et mettre à son service toutes les forces dont on peut disposer, pour tendre sous ses ordres à une fin commune/"^^ Impossible pour l'homme d'atteindre sa fin, sans société; impossible de concevoir une société, s'il ne s'y rencontre une autorité pour tenir la balance entre les volontés individuelles, ramener à l'unité leurs
(1) Mgr Sauvé: Questions rel. et soc, p. 280. Voir aussi Dr Bouquillon: Education: to tchom does it belong"! A Rejoinder ta Rev. Holaind, S.J., p. 10.
(2) Lex enim naturœ, cum permittit aliquid, simul jubet ut, si fiât, recte et honeste fiât. Atque hue spectat elegans docttina B. Thoma, qua ostendit quo pacto actu.s omncs ■\-irtutum dici possint esse de lege naturse. "De actibus vir- tuosis, ait, dupliciter loqui possumus . . . Ad legem naturse pertinet omne illud ad quod homo inclinatur secundum suam naturam. Inclinatur autem unum- quodque naturaliter ad operationem sibi convenientem secundum formam, eicut ignis ad calefaciendum. Unde cum anima rationalis sit propria forma hominis, naturalis inclinatio inest cuiJibet homini ad hoc quod agat secundum rationem; et hoc est agere secundum virtutem." (I-II, Q. XCIV, A. 3.) (Schif- fini: Phil. Mor., De Lege nal., n. 125. "i
(3) Rationis prima régula est lex naturas. (D. Thomas: I-II, Q. XCV, a. II.) Voir également I-II, Q. XCIV, a. II.
(4) Manifestum est homines, cum non sit soUvagum genus, citra liberam ipsorum voluntatem ad naturalem comraunitatem esse natos. (Léon XIII: Encyc. DiufurnwTO, Vol. 1, p. 147.)
(j) Neque existere, neque intelligi societas potest, in qua non aliquis tem- peret singulorum voluntates ut velut unum fiât ex pluribue, easque ad com- mune bonum recte atque ordine impellat: voluit igitur Deus ut in ci^•ih socie- tate easent, qui multitudini imperarent. (Léon XIII: Encyc. Diuiurnum, V. I, p. 147.)
184 LE PROBLÈME SCOLAIRE
tendances diverses et les faare concourir avec harmonie à l'utilité commune. Tout cela tient à la nature des choses ; vouloir en retrancher la moindre parcelle, c'est travailler pour autant à détruire la société elle-même et à renverser l'ordre naturel.
On voit par là dans quelle mesure les parents s'écarteraient de la droite raison, si, en matière d'instruction scolaire profane, pour autant que le bien public y est intéressé, ils refusaient d'accepter le contrôle de l'État.
VI
S'ensuit-il que les parents ne soient plus les vrais maîtres de leius enfants, et que l'État puisse diriger l'instruction profane des écoles selon tous ses caprices et toutes ses impérieuses volontés? Assurément non. Un droit subordonné n'est pas un droit abandonné, ni un droit supprimé.
Tout d'abord, le droit des parents ne peut être violenté par l'Etat sans raison grave. "Lors- que la nature, dit Schifïini, accorde à quelqu'un un pouvoir dominât if quelconque, aussitôt émerge une obligation : c'est que les autres ne l'empêchent pas, sans juste cause, d'exercer librement ce pou- voii' concédé par la nature. "^^^
(1) Cum lex ejusmodi (lex naturis permittens) quidpiam concedit, duplex inde emergit obligatio. Altéra est, ne quisquam ab alio sine justa causa prjepe- diatur in libero exercitio facultatis sic a natura concessse. (SchiflSni: Phil. Mor^ De Lege naturali, n. 125.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 185
Et Suarez en donne la preuve. ''Car, dit-il en substance, le di'oit dominatif, s'il est quelque chose de négatif au point de \'Tie du commande- ment, est cependant quelque chose de positif au point de vue de la maîtrise réelle qu'il donne sur son objet. D'où il résulte que, malgré l'absence de précepte qui en garantisse la permanence, le droit dominatif possède un titre naturel positif qui autorise le bénéficiaire à en user librement et interdit aux autres de le contrarier sans raison. "^^^
Quand il s'agit de l'État, la juste cause d'aller sur les brisées des parents n'est pas difficile à trouver, ce sont les exigences du bien commun. Mais elle est la seule qui vaille ; de telle sorte que le droit paternel sur l'instruction scolaire profane n'est subordonné à l'État qu'en autant que le bien commun de la société l'exige.
En second lieu, si profondément qu'il puisse être atteint au nom de l'intérêt général, le droit des parents ne doit jamais être aboli, ni absorbé par l'État. C'est dire que l'État ne peut interdire ni ravir l'usage du droit éducateur aux parents qui veulent s'en prévaloir pour atteindre la
(1) Diximus jus aliquando significare legem; aliquando vero significare dominium, vel quasi dominium alicujus rei, seu actionem ad utendum illa. Atque ita distinctio D. Thomse (difens communitatem rerumesse de jure natu- rali négative) intelligitur de jure naturali prœceptivo. At vero de jure natuxali dominativo, sic verum est libertatem (sicut et communitatem rerum) esse de jure naturali positive, et nontantum négative, quia ipsa natura verum con- tulit communiter dominium rerum omnium, et consequenter unicuique dédit potestatem utendi . . . unde quam\-is natura non prœceperit ut res semper essent communes, tamen durante illo statu, positivum prœceptum jurisna- turse erat ut nemo prohiberetur nec impediretur ab usu necessario communium rerum. (Suarez: De Lege: Lib. Il, Cap. XIV, nn. 16-17).
186 LE PROBLÊME SCOLAIRE
fin de la famille; c'est dire que les parents conservent toujours à l'égard de l'autorité civile une immunité substantielle qui leur garantit la première et principale part dans l'éducation de leurs enfants.
Notre Saint Père le Pape Benoît XV s'appuyait sans doute sur cette propriété du droit naturel dominatif des parents, quand, à l'encontre des lois abusives du gouvernement de l'Ontario, il recon- naissait ''aux franco-canadiens qui habitent cette province le droit de réclamer, quoique d'une façon convenable, — débita tamen ratione, — que, dans les écoles où leurs enfants sont en un certain nombre, la langue française soit enseignée" ; et conseillait aux évêques de ''s'employer avec sagesse et activité pour faire prévaloir des conseils de modé- ration, et pour faire attribuer à chacune des parties ce qui est juste et équitable. "^^^
Mais, en fait d'autorité, rien ne saurait être comparé à l'enseignement de Léon XIII, qui, lui, proclame hautement cette immunité substantielle. On se le rappelle : cet illustre pontife achève ainsi de parler des relations entre la famille et l'Etat: "L'autorité paternelle ne saurait être abolie, ni absorbée par l'Etat, car elle a sa source là où la vie
(1) Neque vero est cur abjudicetur Franco-canadiensibus, qui eamdem provinciam incolunt, jus flagitanti, débita tamen ratione, ut in scholis, quas earum filii aliquo numéro fréquentant, gallica lingua tradatur: nec profecto videntur idem objurgari posse, quod rem sibi suisque caram tueantur . . . Quod tamen minime prohibet, quominus sacrorum Antistites, pro suo curandœ animarum salutis studio, solerti actuosaque opéra efficiant, ut moderationis consilia plus possint, et quod aequum et justum sit, unicuique ex partibus tri- buatur. (Benoît XV: Littera Commisso ditinitus, 8 sept. 1916.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 187
humaine prend la sienne." '-^^ On ne pouvait tracer d'une main plus ferme les limites de la subordina- tion des parents à l'autorité civile, ni en donner, en moins de mots, la raison profonde.
Le droit éducateur des parents sort par une éclosion immédiate de l'autorité paternelle; il la prolonge, la développe, la complète, comme la pro- priété \ds-à-vis de l'essence ; impossible de séparer, l'une de l'autre, ces deux parties nécessaires d'un même tout/^) Or, l'autorité paternelle ne saurait être abolie ni absorbée par l'État. Donc, égale- ment, le droit éducateur des parents ne saurait être aboli ni absorbé par l'Etat.
Et pourquoi cette iimnunité substantielle? Les raisons, certes, ne manquent pas. Nous pour- rions dire, par exemple, que briser l'autorité pater- nelle, c'est détruire la famille; et détruire la famille, c'est anéantir un élément essentiel de la société, c'est dissoudre la société elle-même: chose qui est en opposition directe avec la mission officielle de l'État. ]\Iais tenons-nous-en à la parole si profonde de Léon XIII.
"L'autorité paternelle ne saurait être abolie, ni absorbée par l'État, dit-il, parce qu'elle a sa source là où la vie prend la sienne." Nous l'avons déjà fait remarquer, l'acte de génération par lequel les parents donnent la vie à l'enfant est, par
(1) Léon XIII: Encyc. Rerum noxarum.
(2) Voir ci-dessus: Chapitre quatrième, Sections 4, 5.
188 LE PROBLÈME SCOLAIRE
sa nature, indépendant de toute autorité civile /^^ Et voilà pourquoi, proclame Léon XIII, l'autorité paternelle qui découle nécessairement de l'acte de génération est également, dans ses parties essen- tielles, indépendante de toute autorité civile; voilà pourquoi, disons-nous à notre tour, en développant logiquement la même pensée, le droit éducateur des parents qui découle néces- sairement de l'autorité paternelle jouit, comme celle-ci, d'une immunité substantielle à l'égard de l'État.
L'État aura beau se prévaloir des exigences les plus impérieuses du bien commun, il n'aura jamais le droit d'abolir, ni d'absorber le droit paternel en matière d'éducation et d'instruction scolaire pro- fane.
VII
Comment la subordination des parents à l'État et l'immunité substantielle de l'éducation familiale s'harmonisent-elles l'une avec l'autre dans la pratique de la vie ? Quelles limites pré- cises faut-il assigner aux influences respectives de la famille et de l'État sur l'œuvre de l'éducation ? Ce sera l'objet d'une autre section de ce travail. Rappelons seulement, ici, le principe général sui- vant: l'État ne peut ni interdire ni ravir l'usage du droit éducateur aux parents qui veulent s'en
(1) Voir ci-dessus: Chapitre quatrième, Section IV.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 189
prévaloir pour instruire leurs enfants; mais il peut le tempérer, cet usage, en ^Tie de le concilier avec les exigences du bien commun.
Tempérer l'usage du droit paternel en \aie de le concilier avec les exigences du bien commun! C'est, on s'en souvient, la solution officielle que Léon XIII donnait à un semblable problème d'har- monisation ou de coordination des droits res- pectifs de l'État et de l'individu, au sujet de la propriété privée. "Puisque ce n'est pas des lois humaines, disait-il, mais de la nature qu'émane le droit de propriété individuelle, l'autorité pubhque ne peut l'abolir, mais seulement en tempérer l'usage et le concilier avec le bien commun. "^^> Pourquoi ne pourrions-nous pas dire la même chose au sujet du droit paternel sur l'instruction scolaire profane ? Ici et là, il s'agit de droits naturels dominatifs qui jouissent de la même immunité substantielle à l'égard de l'État.
Tempérer l'usage du droit paternel en ^oie de le concilier avec les exigences du bien commun! Tout est là. Ce seul principe résume toute la doctrine sur les applications pratiques de l'in- violabiHté partielle et relative du droit paternel, toute la doctrine sur le partage de fait à effectuer entre l'État et la famille dans l'œuvre de l'édu- cation. Tout est là en germe.
(1) Léon Xni: Encyc. Rerum notarum, loco jam citato, Vol. 3, p. 59.
190 LE PROBLÈME SCOLAIRE
VIII
Avant de clore ce chapitre, ne convient-il pas de calmer les craintes trop vives que pourrait suggérer ce rappel des principes ?
Remarquons d'abord que, en subordonnant l'enseignement scolaire profane à l'autorité civile, nous parlons des sciences profanes en elles-mêmes. Considérées dans leur rapport avec la religion, lorsqu'elles sont un moj^en nécessaire de conserver la foi, — serait-ce le cas de la langue française pour notre peuple ? De graves docteurs le soutiennent, ^^^ —les sciences profanes deviennent l'objet du droit naturel préceptif et, dans la même mesure, jouis- sent de l'inviolabilité absolue à l'égard de l'Etat.
Il va de soi encore que les parents, après avoir accepté la direction du gouvernement dans les matières exigées par le bien commun, restent libres de compléter l'instruction de leurs enfants selon leurs vues personnelles. Rien dans les conditions sociales, rien dans les prérogatives de l'Etat ne saurait leur défendre d'enseigner, d'une façon complémentaire, d'autres matières compatibles aA'ec celles qui sont requises dans l'intérêt général.
Enfin, c'est le sort de tous les droits domi- natifs, naturels ou autres, droit sur la liberté égale pour tous ou droit sur la propriété privée, de se trouver dans cet état d'infériorité et de dépen- dance à l'égard de l'autorité suprême de l'État;
(1) Cf. Rev. Dom., avril 1916: R. P. Rouleau, O.P.: La Langue et la Foi.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 191
mais le droit subordorxiié ne cesse pas d'être un droit. ''La morale, par hasard, ajouterai-je avec Mgr Paquet, aurait-elle évolué ? Et s'il n'est pas permis, sans raison supérieure et sans indem- nisation, d'exproprier un particulier, le serait-il de dép-, s?éder toute une race ?"^^^
bi un gouvernement se montre injuste et tyrannique, ses abus de pouvoir justifient assuré- ment la résistance constitutionnelle, mais ne sauraient jamais autoriser les parents à soustraire par ailleurs leur droit purement dominatii aux légitimes exigences du bien commun de la société ; pas plus qu'ils ne sauraient fournir à l'Etat un argument quelconque contre le droit des parents.
Même violé et foulé aux pieds, le droit ne meurt pas; ni il ne cesse de clamer en faveur du vrai maître: Res damât Domino.
(1) Cl. Herue Oonmiunnc juh! i'Jl?
Chapitre sixième DROIT DE L'ÉTAT SUR L'ENSEIGNEMENT
Sommaire: L'Etat a des droUs sur l'enseignement scolaire. — 1 ° Pour ce qui concerne le droit radical et le droit apt itudinel d'enseigner, la thèse ne souffre aucune difficulté sérieuse. — 2° La vraie discussion s'engage à propos du droit véritable d'enseigner: notion de l'État; il s'agit de la simple existence du droit.— 3° Daux opinions.— 4° Droit de l'État sur tous les moyens nécessaires et proportionnés à la fin soc'ale. — 5° L'ins- truction scolaire profane est, de nos jours, un facteur impor- tant de la prospérité publique. — 6° Cor.clusion.
L'Etat a-t-il le droit d'enseigner? C'est une question grave, délicate, difficile, au sujet de laquelle se sont produites, comme nous l'avons déjà dit,(^Meux opinions diamétralement opposées. L'une prétend que l'État a le droit propre, illi- mité et exclusif d'enseigner; l'autre soutient que l'État n'a par lui-même aucun droit d'enseigner, et que son autorité, en cette matière, se borne à exercer une protection et une surveillance exté- rieures.
La première opinion est évidemment fausse: elle méconnaît les droits de la famille et ceux de l'Église. Quelques catholiques trouvent la secon- de trop absolue et préfèrent une opinion mitoyenne
(1) Voir Chapitre premier.
LE PROBLÊME SCOLAIRE 193
qui leur st^mble établir un partage plus équitable entre l'Église, la Famille et l'État.
I *
On distingue trois acceptions différentes du droit d'enseigner : il 3^ a un droit radical et général, qui consiste dans le pouvoir de communiquer ses pensées; il 3^ a un droit particulier mais aptitudi- nel, dont le propre est d'avoir la faculté mo- rale de former l'enfance ou la jeunesse; il y a, enfin, le droit véritable, qui non seulement donne la faculté morale d'enseigner, mais encore impose aux autres le devoir d'en respecter l'exercice/^^
Entendu dans le sens radical et général de pouvoir communiquer ses pensées, le droit d'en- seigner appartient sans conteste à l'État. L'auto- rité sociale est, par essence, le pouvoir de diriger la multitude, c'est-à-dire de mettre en mouvement l'esprit, la volonté et l'organisme, autant qu'il est nécessaire pour le bien commun; à raison de cette fonction dii'ective, tout représentant de l'auto- rité sociale, tout État, peut et doit communiquer aux membres de la société plus ou moins de vérités nécessaires ou utiles au bien commun.
C'est ce que fait l'État en exerçant la puis- sance ou législative ou judiciaire, puisque toute loi est une lumière, un enseignement pour l'esprit en même temps qu'une direction pour la volonté,
(1) Voir Chapitre deuxième, Section 4.
194 LE PROBLÊME SCOLAIRE
et que toute sentence est aussi une sorte d'ensei- gnement; Lex, dit saint Basile, est doctrix et magistra.
"Aussi bien, et pour tant que la chose puisse paraître d'abord excessive, observe le R. P. Pègues, l'Etat, même l'Etat moderne, ne se désintéresse pas de l'enseignement ainsi entendu. La publi- cation des étranges dossiers que l'inquisition maçonnique avait si odieusement recueillis en France contre tous ceux qui étaient suspects de catholicisme a montré jusqu'à quel degré de vilenie pouvait descendre un gouvernement qui ne reculait devant rien pour saisir, dans leur mani- festation la plus intime, la pensée et le sentiment des hommes les plus respectables et les plus méri- tants."w
Les théologiens s'entendent également pour accorder à l'État le droit spécial et incomplet d'enseigner, c'est-à-dire la simple faculté morale ou la capacité de donner l'éducation. On discute, il est vrai, sm- le degré de cette aptitude, sur la manière et sur l'opportunité de l'exercer; mais aucun n'en conteste l'existence, ni les ressources dont dispose le pouvoir civil pour travailler effi- cacement à la formation de la jeunesse.
Pour s'en rendre compte, il suffit d'interroger les principaux représentants des différentes écoles.
1,1) Voir Rer. Thom,, 1906,?p. 547: Dts Droiti de l'Etat en matière i'Emti' Qnement.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 195
L'acquiescement des étatistes ne saurait être révoqué en doute. Egalement, l'opinion de l'école modérée est manifestement favorable à la recon- naissance de ce droit de l'Etat. ''Personne n'a jamais dénié aux pères de famille, écrit ]Mgr Cavagnis, la faculté d'enseigner leurs enfants, et à l'État celle d'ériger des écoles" ;^^) et Mgr Sauvé ajoute ces autres paroles très nettes: ''Oui, l'État a le droit d'enseigner, comme tout particulier, ce qu'il est licite de communiquer à d'autres. Oui, l'État a le droit d'ouvrir des écoles qui, sans pré- judicier aux droits de l'Église, à ceux des familles et des individus, peuvent être nécessaii'es ou utiles au bien social. "^^^
Quant à l'école de la liberté absolue des pa- rents, qui seule pourrait s'opposer à la recon- naissance de ce droit de l'État, voici comment elle s'exprime sur ce point par la bouche du P. Con- way, S. J.: "Les auteurs catholiques en général ne nient pas à l'État le droit d'établir et de soutenir pour tous les enfants indistinctement un système d'écoles publiques, particuUèrement d'écoles élé- mentaires, pour\Ti qu'on y respecte la liberté des parents et de l'Église et qu'on y fasse droit à leurs
(1) Patribuafamilias facultatem suos docendi et statui civili scholae instituendi nemo unquam denegavit. Cavagnis: Insi. Jur. publ. Ecd., P. spec, L. 11, n. 89.)
(2) Mgr Sauvé: Questic-ns rel. et soe.. p. 269.
196 LE PROBLÈME SCOLAIRE
justes demandes. "(^)Et Mgr Paquet cite et approu- ve ces paroles du P. Conv/ay/^)
Pour une fois, l'entente existe entre les doc- teurs.
Aussi bien, n'est-il pas de toute évidence que ce droit incomplet d'enseigner, cette simple capacité d'éduquer l'enfant, appartient à l'État ? De droit naturel, rien n'empêche un homme de développer ses facultés et de se rendre capable d'enseigner; il suffit d'acquérir cette somme de perfections péda- gogiques, de sciences et de vertus, qui sont requises pour remplir la fonction d'éducateur. De toute évidence, une association d'hommes qui groupent leurs forces individuelles en yuq de l'éducation jouira pour le moins de la même facilité et de la même liberté. Quod potest inferius potest superius. La capacité d'enseigner n'est donc point un but exclusivement individuel; c'est un but auquel peuvent tendre, et que peuvent réaliser plusieurs personnes réunies. Il suffit qu'une association soit composée d'hommes aptes à instruù-e par eux-mêmes ou par d'autres, pour qu'elle ait la
(1) In regard to . . . cathoiic authors generally, it may be remarked: firstly, that they do not deny the state the light to establish schools for its own spécial purposes; nor in any other fase in which schools are necessary or expé- dient for the common good, and not otherwise provided for; nor the right cf procuring an éducation for abandoned or destitute or criminal children and youths, if not otherwise carcd for; nor do they even deny the statc the right to establish and support a System of public schools, particularly elementary BChools, for children indiscriininately, provided the rights and jiist demands of parents and of the Church are respccted and complied with; much leas do they deny this right to the state in the case in which there is an understanding between Church and States." (Conway: The State Last, p. 20.)
(2) Mgr Paquet; Egl. et Educ, p. 206.
LE PROBLÊME SCOLAIRE 197
faculté morale d'enseigner tout ce qui peut être l'objet licite de l'enseignement. Or, ce qu'un indi- vidu ou ce qu'une association particulière peut faire sous ce rapport, pourquoi l'Etat ne le pourrait-il faire ?
Sans doute, certaines sociétés se trouvent, en ce qui concerne l'enseignement, dans des condi- tions beaucoup moins favorables que tels ou tels individus: une compagnie d'assurance, par exem- ple, ou bien encore l'alliance des fermiers, ne pourraient pas facilem.ent acquérir la capacité d'enseigner. Mais est-ce le cas des associations qui se forment en vue de l'enseignement ?^^) Est-ce le cas de l'ICtat dont la fin propre, la prospérité publique, est fortement intéressée au progrès de l'éducation ?'^2) Pourquoi et sous quel prétexte refuserait-on à l'Etat un pouvoir qui, en fait, appartient à de simples individus ou à des asso- ciations inférieures et particulières ?
(1) The right of association is a right which men hold from nature. In whatsoever things they act individually, in those same they niay act col- lectively ... If Peter, Paul and John can pursue and cultivate knowledge indi- vidually, can they not unité their efforts and studies for a more extenaive and useful cultivation of the sciences? It seems to me a truism, an elementary axiom of the first e\ddence. Appljnng this to éducation, I hav^e argued that if twenty isolated indiv-iduals hâve the right to teach, they hâve the same right when united collectiveh'. Now many individuals, putting their talents and efforts into a common fund for the pursuit of a common end, make up what ia called a society, an association, a corporation. The iogical conséquence is that such an association has the right to teach just as well as indi\'iduals and under the same conditions. (Dr Bouquillon: A Rejoinder to Rev. Holaind, S.J., p. 17.)
(2) Mens nostra non ea est, ut auctoritati politicss abjudicetur omne jus docendi, seu publicas scholas, ad quas cuique liberum sit accedere, instituendi... Non enim auctoritas socialis suprema esse débet, in docendi jure, pejoris con- ditionis quam personse privatae aut sooietates particulares, quœ magistrale munus utiliter exercere possunt. (Schiflani: Ph. Mor., n. 511.)
198 LE PROBLÈME SCOLAIRE
Dénier à l'Etat cette capacité d'enseigner, écrit Mgr Sauvé, "ne serait-ce pas lui refuser le droit de communiquer à d'autres ce qui est bon et utile, de faire le bien sans préjudice pour personne, et mêm.e d'accom.plir ce qui peut être pour lui un devoir ? Ne serait-ce pas le réduire, lui (et la so- ciété dont il est le représentant), à un rôle infé- rieur à celui que Dieu leur a certainement confié ? Gardons-nous d'oublier, en face de ce qui s'accom- plit, que l'État, d'après le plan divin, doit remplir, à l'égard de l'Eglise, le rôle d'auxiliaire, comme la raison à l'égard de la foi, et par là même employer sa puissance et ses ressources pour procurer en définitive la gloire de Dieu et le salut des âmes. Or l'Etat doit tendre vers cette fin suprême en favo- risant ou en établissant lui-même le plus grand nombre possible d'écoles catholiques, "^^^ (;'est- à-dire en exerçant prudemment la faculté !norale d'enseigner.
Dira-t-on que la fonction d'éducateur est incompatible avec la mission de l'Etat ? Mais le droit d'enseigner ne répugne en aucune façon au droit de gouvernei-. L'Eglise enseigne et gou- verne. Le père de famille, lui aussi, est chargé par Dieu d'enseigner et de gouverner ses enfants ; il les gouvernerait mal, s'il ne les enseignait bien. Pourquoi l'État, qui a la mission de gouverner ses sujets, n'aurait-il pas le pouvoir moral de leur procurer directement ou indirectement l'enseigne-
(1) Mgr Sauvé: Questions rel. et soc, p. 269.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 199
ment qui peut leur être utile au point de vue du bien commun ?
Donc, l'Etat n'a qu'à le vouloir pour se rendi-e capable d'enseigner; il n'y a aucune raison de s'opposer, il y a de bonnes raisons de consentir à lui reconnaître ce droit spécial et incomplet sur l'enseignement.
Seulement, et c'est là un point capital, il faut hardiment affirmer que. pour exercer cette faculté morale, l'Etat doit ofïrir les garanties désirables à tous les points de vue et se conformer à l'ordre établi par Dieu: qu'il ne doit jamais porter pré- judice aux droits de l'Eglise, qui priment certaine- ment les siens, ni aux droits de la famille, anté- rieurs et supérieurs à ce simple droit incomplet.
En outre, de ce que l'État a la simple faculté morale d'enseigner, il ne s'ensuit pas qu'il puisse imposer ses ^ales aux parents sur l'éducation de leiLTS enfants; mais cela l'autorise seulement à enseigner ceux qui veulent bien recevoir ses leçons. Si l'élève est pleinement responsable de ses actes, son propre consentement suffit pom- accorder cette autorisation à l'État; si l'élève est un enfant, alors il faut le consentement de ses parents. ^^^ De ces écoles officielles, fondées sm- le seul droit incomplet de l'État, il est donc très ^Tai de dire que l'État y
(1) Le Dr Bouquillon exigeait la même condition pour Texercice du droit éducateiir de l'État. "I hâve the right to teach and to educate, disait-il, but I can exercise that right only on those who hâve the goodness to take me as master. If the client I solicit is sut juria, his consent suffices to give effect to my right ... If my would-be client is a child, I must needs get the consent o( his parents. (A Rejoinder to Ret. R. I. Holaind, S.J., p. 16.)
200 LE PROBLÈME SCOLAIRE
préside à l'organisation matérielle, mais ce sont les parents, conjointement avec l'Eglise, qui y diri- gent l'œuvre sacrée de l'éducation/^) Jusqu'ici, l'harmonie entre les docteurs est complète.
II
La vraie discussion s'engage à propos du vrai droit d'enseigner, dont les autres ont l'obligation de respecter l'exercice. Les partisans de la liberté absolue des parents dénient ce droit à l'État, tandis que les tenants de l'école modérée, conjoin- tement avec les étatistes, le lui concèdent. La vérité, d'où qu'elle vienne, doit être accueillie avec respect.
Du reste, pour éviter tout compagnonnage malsain, autant que pour faciliter l'intelligence du problème, il est nécessaire de préciser très exacte- ment le sens de certaines expressions.
D'abord, il s'agit uniquement d'instruction profane.
Mais qu'entend-on par Etat ?
L'État se définit toujours par un rapport à la société civile; et la société civile se présente tou- jours comme une masse plus ou moins grande d'hommes réunis sous une même autorité pour
(1) Mgr Paquet: Egl. et Educ, p. 206.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 201
tendre à une même fin, le bien commun tem- porel.^^^
L'État, pris en lui-même, peut signij&er la nation toute entière, dans son chef et dans ses membres, ou simplement le chef, dépositaire de l'autorité sociale; mais, ici le mot État s'entend toujoiu-s en ce dernier sens, pour le chef de la nation/2) Du reste, l'autorité sociale n'est en soi nécessairement liée à aucune forme poUtique; elle peut fort bien s'adapter à celle-ci ou à celle-là, pom'Mi qu'elle soit, de fait, apte à l'utilité et au bien commun. ^3) Lg ^j^çf (jg \g^ nation peut donc
être indifféremment une seule personne physique ou une personne morale, composée de plusieurs individus; il n'est jamais cependant une pure abs- traction, puisqu'il se résume toujours en une per- sonne physique ou morale qui possède la plénitude de la souveraineté.
De plus, on ne prétend pas que tous et cha- cun des Etats ou gouvernements des diverses nations jouissent pleinement de ce droit. Une prudente sélection doit, au contraire, établir entre eux des différences notables.
Le droit de l'Etat sur l'enseignement dérive, il est vrai, non d'une délégation de l'Église ou des
(1) Societas humana potest definiri: Consociatio hominuin ad eumdem finem cognitum et volitum conjunctis viribus consequendum; qui finis est bonum omnium sociorum, seu bonum commime. (Zigliara: Phil., J. nat., L. II, Cap. II, a. 1, n. 1.)
(2) Voir Zigliara: Phil., Jus. nat., Lib. II, Cap. II, Art. IV, n. III.
(3) Jus autem imperii per se non est cum uUa reipublicse forma necessario copulatum: aliam sibi vel aliam assumere recte potest, modo utilitatis bonique communis reapse efficientem. (Léon XIII: Enc. Immort. Dei, Vol. 2, p. 18.)
202 LE PROBLÈME SCOLAIRE
familles, mais de la natm-e même et de la fin pro- pre de la société civile. Mais la fin sociale ne ma- nifeste pas toujours les mêmes exigences, ni ne demande à être servie partout par les mêmes moyens; le champ d'action qu'elle ouvre aux acti- vités de l'État varie selon les nations: ce qui fait le bonheur des peuplades d'Afrique ne saurait satis- faire les peuples d'Europe. En outre l'autorité sociale, essentiellement une, peut quelquefois, à raison du sujet qui est appelé à l'exercer, se trouver dans des conditions d'existence anormales qui l'empêchent de faire le bien auquel elle est natu- rellement ordonnée, et, dans la même mesure, modifient et restreignent le libre exercice de ses droit.
Il va de soi que, dans une thèse générale sur le droit d'enseigner, le mot État désigne, non tous et chacun des États de la terre, mais les États seuls dont la fin sociale réclame l'instruction, et qui se trouvent dans les conditions normales du pouvoir civil.
Quelles sont ces conditions normales du pou- voir civil ? Léon XIII les a indiquées et décrites dans une lettre encyclique sur la constitution chrétienne des sociétés. On peut les résumer en ces quelques mots:
1° Avant tout, les chefs d'État sont établis pour le bien commun de la nation, et doivent imprimer à chacun une même mipulsion efficace vers ce but.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 203
2° Dans F accomplissement de lem- mandat, les ehefs d'État doivent absolument avoir le regard fixé sm- Dieu, souverain IModérateur du monde, et le prendre pour modèle et règle; le commande- ment devra donc être juste et conforme à la loi naturelle, s'exercer pour l'avantage des citoyens et ne servir, sous aucun prétexte, à l'avantage d'un seul ou de quelques-uns.
3° En outre, l'État doit, sans faillir, accomplir par un culte public les nombreux et importants devoirs qui lunissent à Dieu, et cela en se con- formant aux règles et au mode suivant lesquels Dieu lui-même a déclaré vouloir être honoré^ Par conséquent, dans ses rapports avec l'Eglise, l'État doit mettre au nombre de ses principaux devoirs celui de la favoriser, de la protéger de sa bienveillance, de la cou\Tir de l'autorité tutélaire des lois, de ne rien statuer ou décider qui soit .contraire à son intégrité, en un mot, de régler toutes choses, en tenant compte et de la nature de chacune des deux puissances et de l'excellence de leurs fins respectives, puisque l'État a pour fin prochaine et spéciale de s'occuper des intérêts terrestres, et l'Éghse de procurer les biens célestes et éternels. ^^^
Telles sont, dans une esquisse très souimaire, les principales règles relativement à l'organisa- tion chrétienne des sociétés, et aux conditions normales du gouvernement des États.
(1) Léon XIII: Enoyo. Immortale Dei.
204 LE PEOBLÈME SCOLAIRE
On ne saurait trop le répéter: par Etat l'on entend ici, non point tel gouvernement établi chez tel peuple en particulier, mais tout gouverne- ment qui répond aux préceptes ci-dessus men- tionnés de la raison naturelle et des enseignements divins, (^^ et dont la fin sociale exige l'instruction.
La neutralité scolaire n'a donc rien à attendre du droit de l'État ainsi compris. L'Etat, chef de la société, a l'obligation d'accepter la révélation divine et de se soumettre à l'autorité infaillible de l'Église. En partant de ce principe, il est impossible d'aboutir logiquement à un droit édu- cateur qui séparerait l'instruction profane de la formation religieuse et morale, ^^^ enseignerait l'erreur ou dispenserait, au nom de l'État et indé- pendamment de l'Église et des parents, la doctrine religieuse et morale. ^^^
(1) C'est ainsi, du reste, que Léon XIH définissait l'État auquel il vou- lait attribuer certains droits. "Par État, disait-il, nous entendons ici, non point tel gouvernement établi chez tel peuple en particulier, mais tout gouvernement qui répond aux préceptes de la raison naturelle et des enseignements divins, enseignements que Nous avons exposés Nous-même spécialement dans nos Lettres Encycliques sur la constitution chrétienne des sociétés. (Léon XIII: Encyc. Rerum novarum. Vol. 3, p. 45.)
(2) Certes l'enseignement religieux et l'enseignement profane ne doivent jamais être séparés l'un de l'autre. Mais que s'ensuit-il? Que tous les deux doivent être donnés au nom d'une seule et même autorité? S'il en était ainsi les parents eux-mêmes ne pourraient dispenser l'instruction proiane en leur propre nom et l'ÉgUse jouirait d'un pouvoir direct, non seulement sur l'en- seignement religieux, mais même sur l'enseignement profane. Non, de l'insé» parabilité de ces deu\ branches de l'éducation, nulle autre conclusion ne découle que celle-ci: l'entente ou l'harmonie doit exister entre les divers pouvoirs édu- cateurs; et teux qui ont charge des intérêts inférieurs doi\ent être subor- doni.és à ceux qui ont reçu le dépôt des intérêts supérieurs. L'éducation est une de ces nombreuses questions mixtes qui relèvent à la fois de plusieurs juridictions subordonnées.
(3) L'État peut dispenser l'enseignement moral et religieux, mais non sans l'autorisation de l'ÉgUse et des parents qui ont été étabUs par Dieu pour être
LE PROBLÈME SCOLAIRE 205
Assurément, cela s'est \ai,^cela se voit mal- heureusement encore chez les États modernes qui se sont arrogé le droit d'enseigner; mais, on peut en être sûr, cela ne sjest jamais vu, cela ne se verra jamais chez un État qui accepte la subordi- nation à l'ÉgUse.
D'autre part, quel bénéfice pourrait en retirer l'État centrahsateur, puisque le libre exercice des droits de l'État comporte, pour celui-ci, l'obhga- tion de se conformer à la loi naturelle. Or, l'on sait que la loi naturelle met hors des atteintes de l'État les droits préceptifs des individus et des familles, spécialement le droit des parents sur l'éducation chrétienne de lem's enfants; et, de plus, ne permet à l'État d'intervenir dans la mise en œuvre des droits dominatifs des parents sur l'instruction scolaire profane que pour le bien commun et dans la mesure exacte de ses exi- gences.
Du reste, il faut procéder avec ordre, par tranches successives, Autre chose est d'étabUr l'existence du droit, autre chose d'en fixer les hmites. Les rivières et les fleuves ont des rives qu'ils ne peuvent franchû-; ils rassemblent cepen- dant lem-s eaux et les apportent en un flot con- tinu vers la mer.
Sur quelle matière, dans quelle école et de
les maîtres de la formation morale de l'enfant. Ce qui prouve, du reste, que l'entente ou l'harmonie doit exister entre l'EgUse, la Famille et l'Etat pour mener à bien l'œuvTe difficile et complexe de l'éducation. (Voir Sauvé: Questions Tel. et soc, pp. 270, 272.)
20Ô LE PROBLÊME SCOLAIRE
queîle façon doit s'exercer le droit de l'État? Autorise-t-il l'Etat à ouvrir des écoles et à donner l'enseignement en son nom; ou bien se borne-t-il à contrôler et à diriger l'enseignement des parents ? Peut-il atteindre directement l'enfant, ou bien doit-il nécessairement passer par les parents ? Ce sont là autant de questions qui re- gardent l'extension du droit, et dont il faut ici faire abstraction complète. Avant toutes ces con- sidérations, une autre question se pose: l'État a-t-il un droit sur l'enseignement ?
III
A cette question, les théologiens catholiques donnent deux réponses différentes.
Les uns affirment que les parents seuls ont le droit d'élever leurs enfants et que, dans l'accom- plissement de leur devoir éducationnel, ils ne sont soumis à aucun contrôle de l'État. Car l'im- mixtion d'un autre pouvoir détruirait la liberté de la famille ou, pour mieux dire, l'anéantirait complètement. Cette opinion est défendue par le Père Alphonse Jansen, dans son livre "De Facidtate docendi/'^^^ par le Père F.-X. Godts, C. SS. R., dans ses "Leçons juridico-pastorales sur V Education," ^^^ par les Pères Jésuites Holaind,
(1) Alph. Jansen: De fac. doc; Thesis XX!: Soli parentes habent ju edu- cationis.
(2) Nous trouvons dans ce livre du Père Godts l'exacte reproduction de la doctrine du Père Jansen. Ainsi p. 103: SoH partnies, et non societa^ sea Gu- bern'i/»! . siriiti c^'^tendunt socialistct H ah'i, jus illiid edtirationis habent. Et p. 1 19 : Nullo pacto parentes in negotio educaiionis subjecli sunt reoimini poteatatislcitiUs.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 207
Conway, Brandi et Lalande, ainsi que par Mgr Messmer et Mgr Paquet, dans son volume sur ^'L'Église et l'Éducation."
Les autres soutiennent que l'État, dans les con- ditions actuelles de la prospérité publique, possède un droit véritable sur l'enseignement profane. Cette thèse est soutenue par Costa Rosetti,^^^ Mgr Ketteler,^^^ Mgr Sauvé, ^^^ et se réclame de Maître Thomas d'Aquin^^^ de Cajétan^'^), de
(1) Auctoritas eivilis quidem scholas fiindare et a se fundatas dirigere potest. (Costa Rossetti: iTtst. Eth. et juris nat., th. 175, p. 691.)
(2) Mgr Ketteler: Liberté, Autorité, Eglise, c. 30.
(3) "Ma thèse est donc celle-ci: Le pouvoir civil a été investi par Dieu du droit de procurer le bien commun temporel, et par làméme de favoriser et d'ouvrir au besoin des écoles qui contribuent à ce bien. Mais comme les écoles dangereuses pom- la religion, et surtout celles qui lui sont hostiles, ne peuvent être que dangereuses et funestes pour le bien social lié si intimement à la vraie religion, l'État ne saurait avoir le droit d'ou^Tir de pareilles écoles. Et c'est ainsi qu'enjlaissant à l'État l'arme dont il peut bien user, nous ne lui donnons pas l'arme dont il voudrait se servir pour le mal. (Mgr Sauvé: Questions rel. et soc, p. 271.)
(4) Non est aliqua virtus cujus actus non sint ordinabUes ad bonum com- mune, vel médiate vel immédiate . . . (Etenim) omnia objecta virtutum referri possunt vel ad bonum privatum alicujus personae, vel ad bonum commune multitudinis ... Et ideo nuUa \'irtus est de cujus actibus lex prsecipere non possit. Non tamen de omnibus actibus omnium \'irtutum lex humana prsecipit; sed solum de illis qui sunt ordinabiles ad bonum commune, vel immédiate, sicut cum ahqua directe propter bonum commune fiunt; vel médiate, sicut cum aUqua ordinantur a législature pertinentia ad bonam disciplinam, par quam cives informantur ut commune bonum justitiae et pacis conservent. (D. Tho- mas: I-II, Q. XCVI. a. III: et ad 3um.)
(ô) Dicitur quod Auctor non loquitur de omnibus \'irtutibus, sed iUis quorum opposita sunt vitia .... Virtutes autem intellectuales speculativae non opponuntur vitiis, sed ignorantiae pravœ dispositionis. Sed hœc responsio dis- sonat ab universali simpliciter, ut in littera fit: et a calce corporis articuU, ubi dicitur quod "a legislatore ordinantur pertinentia ad bonam disciplinam, per quam cives informantur ut commune bonum justitiaî et pacis conservent"; constat enim non nihil ad hffc conferre disciplinam speculativan, licet médiate. (Cajetanus: Commentaria in articulum citatum.)
208 LE PROBLÈME SCOLAIRE
Jérôme de Médicis^^^ de Zigliara^-^, et de plusieurs autres.
Quoiqu'il en soit de ces différentes opinions, il nous paraît utile de rappeler deux faits ou deux principes que les deux écoles admettent d'un commun accord, et dont il faut tenir compte pour arriver à une solution équitable de la question.
IV
Le premier de ces faits ou de ces principes, c'est que l'Etat possède un droit véritable sur tous les moyens nécessaires et proportionnés à sa fin.
D'une façon générale, tous les droits naturels de l'Etat prennent lem- source dans la fin de la société civile; ils se mesurent et s'évaluent d'après cette fin. L'unique raison d'être de l'autorité sociale est de conduire la société à sa fin propre, le bonheur commun temporel. ^^^ Établie dans ce
(l)Hieron. de Medicis a Camerino: Commen. in eumdem articulum.
(2) Zigliara, dans sa Philosophie, Jus. nat., Lib. II, Cap.I , art. V, re- connait: educationem maxime influere in bonum commune, (n. X). D'où il suit: societatem ci\'ilem posée et debere subminiatrare média aptiora quibua possint patresfamilias officia educandi filios adimplere. (n. X.) Et si l'on veut sai'oir jusqu'où s'étend ce droit et ce devoir de l'Etat de procurer les moyens les plus propres à l'éducation, l'auteur en trace les limites par le principe sui- vant: Jura autem Status tantum se extendunt, quantum se estendit aperta nécessitas boni communis sorietatis. (n. X. objectio tertia.) Du reste, ajoute- t-il, si Status cixnlis vult scholas suas officiâtes frequentari a filiis-famiUas, det imprimis operam ut scholse fiduciam mereantur patrumfamilias. (n. X. obj. altéra.)
(3) Léon XIII: Encyc. Immortale Dei, Vol. 2, p. 19.
LE PROBLÊME SCOLAIRE 209
but, elle doit avoir l'ambition et le pouvoir de l'atteindre. De là, le droit de l'État, dépositaire de l'autorité sociale, siu' la fin complète de la société civile et sur tous les moyens de l'obtenir complètement.
S'il en était autrement, l'État chercherait en vain à remplir sa mission; la nature se serait trompée dans la réalisation de ses desseins : ce qui ferait injure à Dieu lui-même, l'Auteur de la nature.
"Tout ce qui regarde une fin, dit saint Thomas, doit être ajusté, proportionné à cette fin; d'où il suit que la mesure des choses qui y conduisent doit se trouver dans cette fin."^i) Et Léon XIII d'ajouter: ''La perfection de toute société consiste à poursuivre et à atteindre la fin en vue de la- quelle elle a été fondée; en sorte que tous les mouvements et tous les actes de la vie sociale naissent du même principe d'où est née la so- ciété. "^2) '<De cette nécessité d'assurer le bien commun dérive, connue de sa source propre et immédiate, la nécessité d'un pouvoir civil qui, s'orientant vers le but suprême, y dirige sagement et constamment les volontés multiples des sujets, groupés en faisceau dans sa main. "^3)
(1) Oportet quod id quod est ad finem, sit proportionatum fini; et exhoo sequitur quod ratio eorum quae sunt ad finem, sumitur ex fine. (D. Th.: 1-11,
en, I.)
(2) Léon XIII: Rerum novarum. Vol. 3, p. 41; et Immort. Dei, Vol. 2, p. 27.
(3) Léon XIII: Encyc. aux Cardinaux français, Vol. 3, p. 125.
210 LE PROBLÈME SCOLAIRE
Au reste, il n'est pas difficile de vérifier l'exis- tence de ce droit de l'État: son terme corrélatif, l'obligation qu'ont les citoyens de vouloir et de procurer, selon les prescriptions de l'autorité sociale, la fin complète de la société civile, n'est ignoré de personne.
"Le bien commun de la société, nous dit Léon XIII, l'emporte sur tout autre intérêt; car il est le principe créateur, il est l'élément conser- vateur de la société humaine; d'où il suit que tout vrai citoyen doit le vouloir et le procurer à tout pj.ix."(i) Mais comment travailler efficacement au bien commun de la société ? Si les citoyens sont laissés à eux-mêmes, s'ils ont la liberté de déter- miner selon leurs vues personnelles les moyens à prendre pour arriver au but, aussitôt surgit la diversité des opinions, l'unité des tendances se brise, les forces vives de la nation s'isolent, s'épar- pillent et parfois se combattent; c'est l'anarchie et la destruction de la société. Aussi, la nature qui a fait l'homme sociable, lui inspire-t-elle et lui commande-t-elle de se placer sous un même chef et de mettre à son service toutes les forces dont il peut disposer, pour tendre sous ses ordres au bien public. Impossible de concevoir la société, s'il ne s'y rencontre une autorité qui tiemie la balance entre les volontés individuelles, ramène à l'unité leurs tendances diverses et les fait concourir avec harmonie à l'utilité commune. ^^^ "En tout
(1) Léon Xni: Eodem loco.
(2) Voir Chapitre cinquième, Section V.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 211
état de choses, dit Léon XIII, l'honneur et la conscience réclament une subordination sincère aux gouvernements constitués; il la faut au nom de ce droit souverain, indiscutable, inaliénable, qui s'appelle la raison du bien social/^^
Ainsi, tous les principes de la saine raison s'unissent pour démontrer cette vérité certaine entre toutes : La fin de la société civile, le bien com- mun temporel, est le germe fécond, le principe créateur, la som'ce immédiate, l'élément justi- ficateur de tous les droits natm^els de l'Etat.
Mais quelle est cette fin de la société civile ? Et dans quelles conditions crée-t-elle des droits stricts à r État ?
De toute évidence, la fin qui crée des droits à l'État est la fin complète et totale de la société civile. Dieu ne serait point l'Ouvrier sage et puissant qu'il est réellement, s'il n'avait étabU la société civile que pom' une partie du bonheur temporel auquel aspire la nature humaine, ou si, l'ayant établie pour tout ce bonheur, il ne lui avait pas accordé le pouvou de le réaliser totalement.
Mais de quelle manière, et dans quelle mesure, une chose doit-elle être exigée par la fin sociale, pour que cette chose relève du pouvoir civil? Voilà ce qu'il nous reste à déterminer pour pré- ciser les conditions indispensables dans lesquelles la fin sociale crée des droits à l'Etat.
(1) Léon XIII: Encyclique aux Cardinaux français, Vol. 3, p 120.
212
LE PROBLEME SCOLAIRE
De toute évidence, les moyens nécessaires à l'obtention complète de la fin sociale relèvent du pouvoir civil: sans cet appoint, l'État ne pourrait pas travailler efficacement au bien public, ni rem- plir totalement sa mission.
Mais ces moyens nécessaires varient selon les temps, les lieux, et les personnes.
S. Thomas distingue deux sortes de choses nécessaires. Il y a d'abord le nécessaire d'exis- tence, sans lequel on perdrait la \àe; il y a ensuite le nécessaire de condition, sans lequel on ne pour- rait vivre ^convenablement selon son état.(i> Le droit de l'État peut s'exercer sur ces deux sortes de moyens nécessaires; il s'étend, non seulement aux choses sans lesquelles la société ne pourrait exister, mais encore à toutes ces choses sans les- quelles elle existerait misérablement. (2) Car, nous dit encore le Docteur Angéhque, "il serait désor- donné que quelqu'un se privât tellement de ses biens (ou négligeât tellement de s'en procurer), qu'il ne lui en restât plus suffisamment pour vivre convenablement, selon la condition de son état."(3> Voulons-nous connaître tout ce qui est contenu dans cet ensemble de choses qu'on appelle le
nofpf/^ Necessarium dupHciter dicitur: uno modo, sine quo aliquid esse non potest .... aho modo dicitur aliquid esse necessarium. sine quo non potest convementer vita transigi secundum conditionem et statum propris person» ^ aliarum personarum quarum cura ei incumbit. (D. Thomas: II-II Q
A.A.A.11, a. VI.) ^*
(2) Taparelli: Droit naturel, n. 1178.
«nhfrfL^T'^f''*;-"',^''^* ''"'^^'°' '' *"^^' ^«"t"'» «ibi de bonis propriis subtraheret. ut alus larg.retur, quod de residuo non posset vitam transigera convementer secundum proprium statum et negotia occurrentia. NiUluB emm mconvenienter vivere débet. (D. Thomas: II-II. Q. XXXII. art. VI.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 213
nécesscme de condition? Tue remarque de S. Thomas nous en donnera une première idée assez iu^te '-Les limites de ce nécessane, dit-U ne consistent point en quelque chose d-mdivisible; on peut V ajouter et en retrancher beaucoup de choses, sans dépasser les bornes de ce qui est exi-é pour vivre convenablement selon son état et sacondition."^!) Sans doute, H y aune hmite dans raccumulation des biens, au delà de laquelle coni- mence le superflu, comme il y en a une dans la privation, qu'on ne peut franchir sans tomber dans Vmdigence ou la déchéance; mais ces lumtes sont distantes lune de l'autre et comportent en eUes- mêmes un élément imprécis, élastique, que seule la prudence des sages peut fixer en tenant compte de l'expérience du passé, des besoins du présent et, même, des conditions probables de 1 avemi.
Grâce à cette réflexion du ^laître, nous pou- vons déjà entrevoh- le nombre considérable et la variété prodigieuse des moyens nécessaires a 1 ob- tention complète de la fin de la société; mais ce n'est pas tout, une nouveUe distmction nous per- mettra de mesurer plus exactement 1 mimense
tates futurœ, ubi nuUa est illarum probabihtes. (BiU. Ue Lnar.. u
914
^- LE PROBLEME SCOLAIRE
étendue de ce champ d'action et d'en discerner mieux les multiples parties. aiscerner
La société a le droit d'exiger de ses memhrp.
'ucessmre, e est-a-dire tout ce qui a une con- nexion immédiate avec .a fin, mal encore ce ou ne lui est que médiatevient nécessaire. C'e«t S
M^d^'rT ^"' r"^ ''''"^-g°« dans un article de la Somme théologique o que nous
avons déjà cité au cours de ce chaptre La
raison par ailleurs, en est évidente. "La né-
reexle. Elle est même la plus ordinaire la dIus commune. Car l'imperfection de notre nat!n-e et de notre volonté, la difficulté du but à atteindre les
emnéct^?n "'""?* î'"*^^^^^ "°*'-'' -<=*'» "O"
seTcouo "^ X?*""' '7^°""' ^'"'■'^^■- "^^ but d'un seul coup. Noug ^jg^,^^^^ ^^^^ contenter d'en
approcher peu à peu et comme par degrés ''»>
En outre, parmi les choses nécessaires »^;t .mmédiatement soit médiatement?! l-Sfence e a la condition de la société, les ums sont aZllu. ment neeessatres, les autres ne sont que rorat ^nent nécessaires ... Les choses absokment né- cessaires pour qu'une nation vive convenable
Z'ttl^ï: ^""''"°"f ^^ ^°" ^*^* lui"erm:u'nt" tout juste de parvenir à cette fin; les choses mo
!:5l!^:fî^cessaires, elles, lui donnent la facSté
(1) D. Thomas: I-II, Q. XCVI. art. IH.
(2) Tarquini: Droit pub. del'Egl, p. 14. '
LE PROBLÈME SCOLAIRE 215
d'j' parvenir convenablement et décemment. ^^^ La société ne pommait se passer des premières sans déchoir de son rang et de sa condition; mais elle pomTait, à la rigueur, se passer des secondes, quoique non sans s'exposer à de graves difficultés. Cette nécessité morale, en effet, n'est rien autre chose qu'une grande utiUté.^^^
Le droit de l'Etat s'étend à tous les moyens nécessaires pour atteindre complètement sa fin, qu'il s'agisse de nécessité d'existence ou de né- cessité de condition, de nécessité immédiate ou de nécessité médiate, de nécessité absolue ou de nécessité morale. Autrement, il ne pourrait réa- liser pour la société un bonheur temporel conve- nable, ni le réaliser convenablement : ce qui, par- tout, sera contraire à l'ordre ou à la raison, mais particuhèrement chez une société parfaite. '^^^
Où donc s'arrête la juridiction du pouvoir civil? Le regard se perd, ici, en des perspectives immenses jusqu'aux Umites de la nécessité morale, qui sont assez difficiles à tracer rigoureusement,
(1) Necessarium respectu finis dicitur aliquid dupliciter: uno modo, sine quo non potest haberi finis, sicut cibus est necessarius vitae humanae, et hoc est simpliciter necessarium ad finem; aJio modo dicitur esse necessarium id sine QUO non habetur finis ita convenienter, sicut equus necessarius est ad iter; hoc autem non est simpliciter necessarium ad finem. (D. Th.: III P., LXV, IV.)
(2) Nécessitas dicitur multipliciter. Ex fine quidem, sicut cum aliquis non potest sine hoc consequi, aut bene consequi finem aliquem, ut cibus dicitur necessarius ad vitam, et equus ad iter; hsec vocatur nécessitas finis, quae in- terdum etiam utilitas dicitur. (D. Thoma.s: I P., Q. LXXXII, art. I.)
Billuart définit aussi l'impossibilité morale, le contraire de la nécessité morale: Illud quod est valde difficile, quodque decenter ac honeste fieri non potest. (De Justitia, Diss. VIII, art. XX, p. 188.)
(3) Nullus enim inconvenienter vivere débet. (D. Thomas: II-II, Q. XXXII, a. VI.)
216 LE PROBLÊME SCOLAIRE
et qui ne se déterminent bien que par opposition à celles de la simple utilité. "Une raison de simple utilité, dit le R. P. Antoine, S.J., ne peut suffire à justifier l'intervention directe de l'État dans le jeu des activités sociales; mais une nécessité morale pour le bien public est toujours requise. "^^> La différence entre ces deux ordres de choses con- siste en ce que le moyen moralement nécessaire fournit, dans la poursuite de la fin, un appoint dont on ne peut se passer sans grandes difficultés, tandis que le moyen simplement utile n'apporte qu'un secours négligeable. La ligne imprécise et élastique où finissent les grandes difficultés, où commencent les difficultés négligeables, marque les fimites générales du droit de l'État. ^^^
Faut-il conclure que l'autorité civile est par- faitement circonscrite par ces limites générales? que tout ce qui s'y trouve renfermé tombe, par le fait même, sous sa juridiction? que rien de ce qui existe au-delà ne relève de son pouvoir ? Non. D'une part, en effet, les auteurs de sociologie mentionnent deux cas où l'autorité sociale peut légitimement pousser sa pointe au-delà des li- mites prescrites, dans le domaine des moyens simplement utiles.
(1) R. P. Antoine. S. J.: Cours d'économie sociale, p. 81.
(2) Il convient de remarquer ici avec Tarquini: "C'est à la société qu'il appartient de juger de la nécessité des moyens sous le rapport de leur qualité ou de leur nombre, et d'obliger ses membres à se soumettre à sa décision, à moins que celle-ci ne soit manifestement erronée sous quelque point de vue qu'on l'envisage. " (Droit pub. de VEgl., p. 15.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 217
^.j; Le premier cas est signalé par Tarquini, de la façon suivante: "Quand il se présente plusieurs moyens dont aucun n'est nécessaire en particulier, c'est à la société (à l'État) qu'il appartient de déterminer ceux qu'elle juge les plus opportuns. Car ce droit-là même lui est nécessaire pour attein- dre sa fin. En effet, l'une des premières exigences de toute société en vue de la fin qu'elle se propose d'atteindre, c'est qu'il y ait entre ses membres union réelle de tendances et de volonté. Cette union est de l'essence même de la société, et sans elle d'ailleurs, un membre créerait des entraves à l'autre et le but proposé ne serait pas atteint. Mais une semblable uniformité ne saurait exister, ou du moins elle n'existerait pas longtemps, si le choix des moyens était abandonné au caprice individuel. Car les actes des hommes étant libres, et la nature ne les déterminant pas, il devient mo- ralement impossible qu'ils soient portés d'eux mêmes à se trouver constamment dans un accord parfait. Il est donc nécessaire que ce droit de choisir les moyens appartienne à la société elle- même, ou au dépositaii'e des droits de la société. "^^^
Le second cas nous est fourni par Taparelli. "Quand il ne s'agit que d'une convenance et de procurer le mieux-être ou la splendeur de la société, dit-il, l'impôt sera licite lorsqu'il n'y aura pas d'autres devoirs plus urgents à remplir, mais il ne pourra être obligatoire. Ainsi, en cas de né-
(1) Tarquini: Droit pub. de l'Egl., p. 14.
218 LE PROBLÊME SCOLAIRE
cessité, le souverain pourra de lui-même établir des impôts; dans les autres cas, le souverain ne peut les établir qu'avec le consentement des indi- vidus et des corps qui désirent obtenir par là quelqu' avantage social. "^^^
Par contre, en deçà des limites prescrites, dans le domaine des choses nécessaires, un seul cas nous est signalé où les pouvoirs de l'Etat su- bissent une restriction: c'est quand il s'agit de moyens nécessaires qui appartiennent à un ordre de choses supérieur et relèvent, par conséquent, d'une plus haute autorité. Il serait, en effet, con- traire à l'ordre et à la raison qu'une autorité infé- rieure s'arrogeât le droit de régler et de déterminer ce qui relève d'une autorité supérieure. ^^^
Ainsi, de toutes les choses nécessaires à la fin de la société civile, faut-il retrancher celles qui intéressent directem.ent la religion et sont essen- tiellement ordonnées à la béatitude surnaturelle de l'homme. Seules, les choses nécessaires et pro- portionnées à la fin de la société civile tombent sous le pouvoir de l'Etat.
Cette fois, il semble bien que nous tenions tous les éléments dont se compose la limite des pou- voirs de l'autorité civile. En règle générale, seuls, les moyens nécessaires et proportionnés à la fin de la société tombent sous le droit de l'Etat; pour étendre plus loin son influence dans le domaine des
(1) Taparelli: Droit nat., a. 1178.
(2) Tarquini: Droit piib. de l'Eul., p. 15.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 219
moyens simplement utiles, l'État a besoin ou du consentement des intéressés, ou d'avoir à choisir entre divers moyens dont aucun n'est nécessaire en particulier, mais dont l'un au moins est requis pom* assurer le bien public.
Indubitablement, l'État a un droit véritable sur tous les moyens nécessaires et proportionnés à la prospérité publique indispensable, ou à la fin de la société civile.
Le second fait à remarquer, c'est que l'instruc- tion scolaii'e profane est un facteur important de la prospérité publique; de telle sorte que, sans l'instruction scolaire profane, la société civile ne pourrait pas, de nos jom's, vivre convenablement selon les conditions des nations civilisées. Essayons de mettre ce fait en pleine lumière.
D'abord l'instruction scolaire profane est un moyen proportionné à la fin de la société civile. Car, comme le dit Cavagnis,^^^ ce n'est qu'indi- rectement et secondairement que l'enseignement profane poursuit l'acquisition du bien spirituel; de par sa nature, il tend principalement et direc- tement au bonheur temporel. Seul, l'enseigne- ment des vérités révélées est essentiellement or- donné à la béatitude surnaturelle et relève, par
(1) Cavagniâ: Inat. jur. pub. Eccles., Pars, spec, Lib. II, nn. 89, 119»
220 LE PROBLÊME SCOLAIRE
conséquent, d'une autorité supérieure à l'autorité civile/^^
De plus, pour assurer la prospérité publique, l'instruction scolaire profane est un facteur néces- saire, de nécessité morale, médiate et de condition.
Tout a été dit et redit sur les bienfaits sociaux de la bonne éducation. "C'est l'éducation qui fait la grandeur des peuples et maintient leur splen- deur, qui prévient leur décadence, et au besoin les relève de leur chute. "-^^ ''Rien n'intéresse, à un plus haut degré, la prospérité d'un État que la bonne éducation des générations nouvelles. "^^^
Mais ce qu'il importe de remarquer ici, c'est l'apport considérable de l'instruction scolaire profane dans ces bienfaits. Sans doute, l'influence décisive sur le bien public appartient à la for- mation morale et religieuse; mais la culture in- tellectuelle et profane, dans son ensemble, depuis l'enseignement élémentaire jusqu'à l'enseignement supérieur, n'en constitue pas moins un facteur important et indispensable.
D'après M. Mouiart, professeur à l'Université de Louvain, ''l'instruction civile est, après l'ins- truction religieuse, le premier moyen de civilisation d'un peuple."^'*)
Telle est, du reste, l'opinion explicite de Léon
(1) Voir Chapitre troisième. Sections HI, VI.
(2) Mgr Dupanloup: L'Educat., vol. I, p. VI.
(3) Idem. p. 384.
(4) F. J. iMoulart: L'Eglise et l'Etat, p. 477.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 221
XIII. Si, au cours du siècle dernier, on s'est bercé d'illusions à ce sujet, si l'on a mis trop de con- fiance dans le développement de l'instruction et dans les progrès de la science, si la réalité n'a pas répondu aux espérances, ce n'est pas une raison, pensait-il, pour dédaigner ou laisser de côté les avantages qui découlent de l'instruction et de la science. "Il faut, au contraire, les tenir en haute estime, les conserver et les accroître comme un capital de prix; car ils constituent des moyens qui de leur nature sont bons, voulus par Dieu lui- même, et ordonnés par l'infinie sagesse à la pros- périté publique et au bien de la famille humaine. "^^^
Dans l'intérêt du peuple canadien-français, le Père Gonthier trouvait un pressant motif de cul- tiver les lettres et les sciences : il y voyait, pour lui, l'unique moyen de garder son caractère national distinctif. "Que nous devenions un jour un peuple puissant par le commerce et l'industrie, disait-il, c'est peut-être désirable, même pour fortifier notre nationalité canadienne-française, mais ce n'est pas par là surtout que nous lui conserverons sa physionomie propre qui la distingue des races saxonnes . . .
"S'il est vrai que tout peuple qui veut ne pas disparaître doit garder son tempérament et les aptitudes héréditaires qui font son génie, la haute cultm'e rehgieuse et httéraire est le premier besoin de notre race, surtout des classes supérieures de la
(1) Léon Xni: Encyc. Parvenu à la Sôème année. Vol. 6, p. 283.
222 LE PROBLÈME SCOLAIRE
société, laïques et ecclésiastiques. C'est pourquoi, au lieu de la simplifier et de l'amoindrir, comme on le demande en certains quartiers, il faut la con- server et la compléter au moins pour une élite. "^^^
A un point de vue plus général, ce qui fait une nation prospère, c'est, entre autres choses, la probité des mœurs privées et publiques, le pro- grès de l'industrie et du commerce, une agri- culture florissante. (2) Qj.^ l'État ne saurait se flatter d'obtenir ces heureux résultats d'une façon convenable et satisfaisante, s'il néglige l'instruc- tion scolaire profane.
La probité des mœurs privées et pubhques, premier trésor d'un peuple, qu'exige-t-elle ? La rectitude morale, sans doute; mais cette recti- tude morale elle-même, sur quoi se fonde-t-elle ? Avant tout, sur la connaissance réfléchie de sa foi et de ses devoirs; mais aussi, d'une façon médiate, sur le développement précoce et le plus étendu possible de l'instruction profane. Comment ap- prendre facilement et parfaitement le catéchisme, si l'on n'a d'abord appris à lire? Comment, au- jourd'hui, s'acquitter convenablement des de- voirs sociaux, si l'on n'a reçu d'abord une saine formation intellectuelle, au moins dans nos écoles élémentaires ?
Nous avons déjà fait remarquer combien est nécessaire l'instruction profane pour la diffusion
(1) Voir La Nouvelle France, 1907, p. 37 i; Erreurs et Préjugés, par R. Gervais.^
(2) Voir l'Encyc. Rerum novarum de Léon XHI, vol. 3, p. 45.
LE PItOBLÈME SCOLAIRE 223
des vérités dogmatiques et morales ^^ il suffit poiu" le moment d'aîtii'er l'attention sm' l'appoint qu'elle fournit dans la pratique des vertus purement civiques. De nos jours, c'est un fait que le gouvernement de la nation tend de plus en plus à devenii- la chose de tous, puisque le poids de l'opinion et l'établissement du suffrage universel remettent entre les mains du peuple, entre les mains de tous, les grands et multiples problèmes de la politique; et comment le peuple pourra-t-il traiter judicieusement ces graves pro- blèmes, s'il n'a d'abord reçu une saine et forte culture intellectuelle qui lui permette de se ren- seigner par lui-même, de se former politiquement, de réfîécliir autrement qu'à vide siu" tous les grands objets qui se posent devant sa conscience ? Au point de vue des vertus civiques, une instruction étendue et solide est un des plus précieux secours que peuvent recevoir les lïls du peuple.
L'industrie, le commerce et les arts réclament, €ux aussi, dans l'intérêt général, la diffusion de rinstruction profane. L'industrie s'empare des forces matérielles de la natiu^, les assujettit, les met au service de l'homme, et les rend tributaires de tous ses besoins.
Le commerce a été appelé le lien des nations entre elles; il est, chez chaque nation prise à part, l'un des moyens d'unité morale les plus puissants; il en resserre les diverses parties, imit les villes et
(1) Voir Chapitre troisième, Sections IV et VI.
224 . LE PROBLÊME SCOLAIRE
les campagnes, rapproche et concilie les intérêts les plus éloignés, fait d'une nation comme une grande famille.
L'art, s'il n'est pas toujours une force, est au moins un ornement de la société et, souvent même, un grand enseignement public/^)
Cette importance générale de l'industrie, du commerce et des arts s'accroît encore de la pré- pondérance qu'ils ont acquise de nos jours où la concurrence entre les nations prend l'acuité de la lutte pour l'existence.
Aussi ne trouve-t-on plus aujourd'hui un seul homme d'Etat qui ne comprenne la nécessité de donner aux classes artistiques, industrielles et com- merciales une éducation particulière qui soit à la hauteur de leur rang et de leur influence dans la société moderne. Tous saisissent facilement la haute portée poUtique et sociale de cette édu- cation.
Et l'éducation qui convient aux industriels, aux commerçants et aux artistes, qu'est-elle? sinon, avec une forte instruction professionnelle, le développement général et essentiel qui constitue l'homme intelligent et honnête, éclairé et ver- tueux: l'instruction et l'éducation proprement dite.^-) Tel est le principe créateur et directeur
(1) Voir Mgr Dupanloup: L'Edurnh'nn, vn\. I, p. 270.
(2) "Je comprends, disait Mgr Dupanloup, que la plupart (des industriel» des commerçants et des artistes) ignorent la mc'taphysique, ... la rhétorique, . .. la poétique, . . . Mais je voudrais qu'ils n'ignorassent pas la grammaire générale qui donne une grande intelligence de la langue qu'on parle et la parfaite cor-
LE PROBLÈME SCOLAIRE 225
des écoles techniques, des écoles des hautes études et, dans une large mesure, des écoles élé- mentaires qui disposent aux études supérieures et préparent la nation à acquérir la prépondérance dans les sciences et la suprématie industrielle, commerciale et artistique.
N'est-ce pas en vue d'assurer ces précieux avantages que le gouvernement de la province de Québec se préoccupa, dès 1890, d'organiser l'en- seignement du dessin dans les écoles élémentaires de la province ?^^) Ce programme du gouver- nement réjouissait le cœm' de l'Honorable M. de la Bruère et lui arrachait ces paroles vrai- ment patriotiques: "Si l'on veut que le Canada se distingue dans la production des œuvres d'art et que les produits de nos manufactures puissent supporter avantageusement la concurrence avec ceux des pays étrangers, enfin, si l'on veut que les écoles professionnelles destinées à la formation de l'apprenti répondent pleinement à l'attente de leurs fondateurs et développent les aptitudes de nos hommes de métier, il est urgent de donner pédagogiquement aux enfants, dès le bas âge et
rection du style; ni une certaine logique, qui apprend les moyens de bien raisonner; ... ni l'économie sociale, qui organise la prospérité et la paix.
"On sent que je ne puis entrer dans de plus grands détails et que je n'exclua de cette éducation générale et préparatoire ni les éléments de la jurisprudence, ni, dans les sphères moins élevées, les sciences nécessaires auï divers besoins de «haque profession, telles que la géométrie, ... la mécanique, . . . l'astronomie, Ift physique, la géologie, Thistoire naturelle, l'arithmétique, la tenue des livres, la physiologie et l'hygiène, etc., etc.
"Est-il nécessaire d'ajouter que cette éducation intellectuelle présuppose toujours aussi une forte éducation religieuse et morale?" (Mgr Dupanloup: L'Education, Vol. I, p. 271.)
(1) Voir Boucher de la Bruère: Conseil de V Instruction publ., pp. 149-153.
226 LE PROBLÈME SCOLAIRE
dès leur entrée à l'école, un enseignement rationnel et pratique da dessin. "^^^ Tant il est vrai que l'instruction profane, même la plus élémentaire, est nécessaire au progrès de l'industrie, du com- merce et des arts, et, par suite, à la prospérité d'une nation.
Et l'agriculture, cette autre source féconde de la vie et du bonheur des nations, croit-on qu'elle puisse se passer d'instruction profane ?
Assurément, l'éducation des classes agricoles^ en général, ne tend pas aussi haut que celle des classes vouées à l'industrie, aux arts ou aux pro- fessions libérales: tous doivent être intelligents et honnêtes; et, cependant, la même étendue dans l'instruction n'est pas requise de tous.
Mais, d'un autre côté, ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que tous, sans exception, par cela même et par cela seul qu'ils sont hommes et chrétiens, doivent recc^'oir une éducation qui les fasse jouir du développement et de l'énergie de toutes leurs facultés dans un degré convenable. Et, ce qu'il n'est pas moins important de bien comprendre, c'est que l'homme dés champs, le cultivateur, doit remplir, de nos joius, une fonc- tion sociale qui exige des connaissances plus étendues qu'autrefois. Avec l'accroissement de nos populations urbaines, avec l'expansion inter- nationale du commerce, l'agriculture est devenue l'un des facteurs les plus puissants du bonheur des
(1) Boucher de la Bruère: Conseil de l'Inst. pub., p. 154.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 227
peuples et l'un des plus pressants soucis de l'Etat. De toute nécessité, les méthodes de cultiu-e mo- derne doivent remplacer la routine surannée. Ne serait-ce pas une cause de malaise général, d'appauvrissement public et de déchéance na- tionale, si, faute d'instruction, la classe agricole se montrait incapable de comprendi-e et d'appli- quer ces nouvelles méthodes de culture ? De nos jours, même en agriculture, la lumière est une force; et un pays ne peut s'en désintéresser sans s'exposer à déchoir et à végéter.
Ne s'inspii'ait-il pas de ce principe, le distingué professem' au séminaire de Nicolet qui invitait, avec un grand sens patriotique, les élèves finis- sants au retour à la terre? ''Nos gouvernants, disait-il, font de louables et fructueux efforts pour encourager la conquête du sol. L'exemple serait beau s'il partait de la classe instruite, et il aurait l'incomparable avantage de mettre l'intelligence cultivée au service d'une profession noble entre toutes. Bien des méthodes de cultm^e moderne sont en vain préconisées dans les vieilles paroisses, qui seraient adoptées si la population agricole avait véritablement sa classe dirigeante recrutée parmi les élèves t^aiuî-: des études classiques. "-^^
Ainsi donc, tout dépend dans une large mesm^e de l'instruction profane : le progrès de l'agriculture, de l'industrie, du c* mmerce, des arts, la probité
(l) Voi Rftue Dominicaine, 1915, p 163: Les Etudes classiques et le retour à la terre, par G. A. Courchesnc, ptre.
228 LE PROBLÈME SCOLAIRE
des mœurs privées et publiques, et, finalement, le bonheur de la nation. En nos jours de vie intense, de concurrence effrénée entre les individus et les peuples, de régime démocratique et de suffrage universel, l'instruction est un facteur indispen- sable de la prospérité publique: sans elle, la so- ciété civile n'aurait pas les moyens de vivre con- venablement selon les conditions des nations civi- lisées.
VI
Bien qu'admis par les deux écoles catholique 5, ces faits ou ces principes sont toutefois, de leur part, l'objet d'une interprétation différente, selon leur conception particulière de la nature et de l'étendue du rôle de l'État en matière d'édu- cation.
Chapitre septième ERREUR DE L'ÉTATISME SCOLAIRE
Sommaire: On se propose ici de fixer les limites négatives du droit de l'Etat; celui-ci ne doit pas verser dans rétatisme scolaire. — 1° En quoi consiste l'étatisme scolaire? — 2° Raisons de rejeter ce système, principalement parce qu'il viole injuste- ment les droits de l'Eglise et de la Famille. — 3° Vains efforts pour justifier l'étatisme scolaire. Premier prétexte: l'enfant naît citoyen. — 4° Deuxième prétexte: la protection des droits de l'enfant. — 5° Troisième prétexte: l'intérêt général. — 6° Der- nier prétexte: l'unité nationale. — 7° Conclusion.
li convient maintenant de fixer les limites du droit de l'État sur l'instruction profane, et, tout d'abord, les limites négatives: ce que l'Etat ne peut pas faire. Dans son action éducatrice, l'Etat ne doit pas verser dans le faux système de l'éta- tisme scolaire. C'est la proposition que nous vou- lons démontrer dans ce chapitre. On en saisit facilement l'importance.
L'étatisme, en général, est un système de gouvernement qui tend à la substitution crois- sante de l'action de l'État, de sa législation et de son administration, aux initiatives individuelles et aux groupements spontanés d'intérêts légitimes.
230 LE problMie scolaire
Ce système d'accaparement dérive d'une con- ception erronnée de la fin de la société /^^ La sociologie chrétienne assigne comme fin propre et imimédiate de la société civile le bien commun teinporel, c'est-à-dire un bien supérieur à tous les biens particuliers et spécifiquement distinct, au- quel tous et chacun doivent concourir selon leurs moyens respectifs, mais qui, par un retour naturel, se répartit entre les individus dans une mesure proportionnelle, selon les règles de la justice dite distributive. De sa nature, cette fin de la société ci- vile ne tend point à se substituer à la fin surnatu- relle de l'Eglise ni aux fins particulières des fa- milles, elle les prolonge et les complète relative- ment au bonheur temporel. D'où il suit que l'État, qui est chargé de servir l'intérêt commun, a certes le droit d'imprimer à chacun une même impulsion eflflcace vers le bien social: mais que, dans l'accom- plissement de sa mission, il doit procéder avec prudence, en tenant compte de l'état de la société et, surtout, s'efforcer de réaliser un bien qui soit véritablement le bien de tous/^^ Ainsi, l'État trouve-t-il, dans les principes mêmes de la so- ciologie chjx' tienne, un sage tempérament à son
(1) Contingit autem in quibusdam qusp ordinantur ad finem, et recte et non recte procedeie. Quare et in regimine multitudinis et rectum et non rec- tum invenitiir. Recte autem dirigitur unumquodquc quando ad finem conve- nientem deducitur; non recte autem quando ad finem non convenientem. Aliua autem est finis* conveniens multitudini liberorum et servorum. Nam liber est qui sui causa est; scrvus autem est qui id quod est, alterius est. Si igitur libe- rorum niultitudo a régente ad bonum commune multitudinis ordinetur, erit regimen rectum et justum, quale convenit liberis. Si vero uon ad bonum com- mune muiritudinis, scd ad bonum privatum regentis regimen ordinetur, erit regimen iniustum et perversum. (D. Thomas: De Regim., Princ, Lib. I, Cap. 1.)
(2^ \"oir Chapitre huitième, Section H.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 231
pouvoi]' suprême, qui l'empêche de sacrifier les intérêts d'une classe au profit d'un seul ou de quelques-uns, d'épuiser la propriété privée par un excès de chargets ed'impôts, d'absorber tous les droits des individus et des familles. Ainsi, l'État, fidèle à ces principes de sociologie chrétienne, se contente-t-il de tempérer l'usage des droits anté- rieurs des individus et des familles, en vue de le concilier avec les exigences du bien commun. Le gouvernement est au service du pays !
L'étatisme a perverti toutes ces notions. Pour lui, le bien public que l'État est chargé de pro- mouvoir constitue à proprement parler une fin en soi, c'est-à-dire un bien qui prime tous les autres, en lequel se concentrent tous les progrès, toutes les perfections, tous les bonheurs, et que l'on doit atteindre, coûte que coûte, au prix même du sacri- fice de tous les biens et de tous les droits privés. Quand une fois ce principe a pénétré dans l'esprit de l'État, le régime de gouvernement ne tarde pas à fonctionner comme une vaste machine à absorber et à annihiler tous les efforts des cito3^ens. Dans, cette théorie dégradante, les biens et les droits de- l'Église, de la famille et des individus ne comptent: pour rien; il ne reste plus qu'une fin à atteindre;- le bien social, ^auquel il faut tout sacrifier, et en vue duquel l'État concentre en ses mains toutes les énergies. Le pays est au service du gouverne- ment!
Et sous ce régime de l'étatisme, que devient l'enseignement ? L'enseignement passe au pouvoir
232 • LE PROBLÈME SCOLAIRE
absolu et exclusif de l'État. C'est une fonction publique et sociale au même titre que la magis- trature; en sorte qu'il faut, pour enseigner, une délégation de l'Etat, tout comme, pour exercer la justice, il est nécessaire d'un mandat de l'auto- rité civile. Les individus, les familles, l'Église elle-même n'est point exempte de sujétion. L'État veut pour soi toute la direction des écoles; il la veut exclusivement pour soi, de telle sorte qu'il ne reconnaisse à aucune autre autorité le droit de s'immiscer en cette matière.
^ Ainsi voit-on, dans certains pays sectaires, l'État s'attribuer le monopole de l'enseigne- ment et décréter la fréquentation obligatoire des écoles officielles, ^^^ les parents obligés d'envoyer leurs enfants aux écoles de l'État, l'État, seul maître de ces enfants. Et cela, à tel point que le père de famille n'a pas même le droit de franchir le seuil de la classe où se trouve son fils. Son auto- rité expire à la porte de l'école, et, s'il veut savoir au moins ce qui se passe derrière cette porte, il se trouvera quelque inspecteur primaire qui le lui interdira et lui déclarera qu'il n'a pas même le droit de connaître les livres dont on se sert. Comme accaparement, c'est complet. ■"Pau\Tes parents, dit un pieux évêque après avoir relaté ces faits, qui avez donné le jour à vos fils, qui les avez formés de votre chair et de votre sang, qui leur vouez le plus pur de votre cœur, le meilleur de
(1) Voir Chapitre premier, Sections III et IV.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 233
votre vie, qui peinez du matin au soir pour les nourrir et leur préparer une carrière et un peu de bien-être, on vous ravit vos fils, et, pendant les heures de classe, ils cessent de vous appartenir, en attendant qu'on vous les ravisse entièrement. L'État, dieu omnipotent, vous les dispute."
II
Il n'est pas difficile de réfuter ce système de l'étatisme scolaire. On lui a reproché fort juste- ment de conduire directement au collectivisme le plus radical, et même de n'être qu'une forme spéciale du socialisme d'État. ^^^
On lui a reproché aussi avec raison de con- férer aux détenteurs du pouvoir une arme dange- reuse, un instrument facile de domination per- sonnelle. Pour peu, en effet, que la fin de la société soit considérée comme un bien supérieur dont l'absorbante nature ne tend plus à se ré- partir, par un retour naturel, sur tous les citoyens, l'administration de la chose publique se laisse naturellement dominer par des sentiments égoïstes; elle n'est plus la servante du public, elle est sa maîtresse et songe, avant tout, à son auto- rité, à son prestige, à ses moyens d'influence y elle se prend pour une fin suprême. N'est-ce pas le mal dont souffrent les plus démocratiques de nos États modernes? Qu'on fasse de la fin de la
(l) Voir Mgr Paquet: Eglise et Edue., p. 213.
234- LE PROBLÈME SCOLAIRE
société une fin en soi, qu'on accepte le régime de gouvernement qui en découle logiquement, et, du même coup, toute l'éducation: écoles, maîtres et programmes, devient un simple moyen politique aux mains des détenteurs du pouvoir, utilisable à leur gré et livré au hasard de tous leurs caprices.
Mais le vice principal de l'étatisme scolaire, c'est que le gouvernement, qui exerce un tel monopole de l'enseignement, empiète injustement sur les droits de l'Eglise et sur ceux de la Famille, bouleverse l'ordre établi par la nature, agit con- trairement aux vrais intérêts de l'éducation et aux légitimes exigences du bien social, en un mot, commet un acte de tyrannie qui ne saurait être justifié ou qui ne s'appuie que sur de purs so- phismes.
Assurément, les droits de l'Église et de la Famille sur l'éducation ne sont pas exclusifs de ceux de l'Etat; mais ils ne sauraient se laisser absorber par ces derniers. Il est dans l'ordre que l'État vienne prolonger, compléter et perfec- tionner l'action primordiale de la Famille et de l'Église, mais il est contraii-e à la loi naturelle et à la loi divine positive qu'il la combatte, l'amoin- ■drisse, la supprime ; ^^^ l'État doit suppléer les parents et l'Église, il ne doit pas les supplanter.
Or, que fait l'étatisme scolaire ? Il outrepasse toutes ces limites naturelles, il envahit arbitraire- ment le domaine réservé à l'Église et à la Famille,
(1) Voir Chap. troisième, Sect. II; et Chap. quatrième, Sect. V.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 235
il accapare tous les droits éducateurs au profit de l'État seul. L'intrusion est complète, et l'injus- tice flagrante.
Ici et là, au cours de ce travail, nous avons établi plusieurs thèses diamétralement opposées aux doctrines de l'étatisme scolaii'e : le droit dii'ect, exclusif et absolu de l'Église sur l'enseignement des vérités révélées; le droit indirect,' partageabi? et relatif de l'Église sur l'enseignement des vérités profanes et naturelles ;^^^ la part prépondérante des parents dans l'éducation ;*^2) l'inviolabilité absolue de leurs droits naturels préceptifs; l'immunité substantielle de leurs droits naturels dominatifs.^^^ Voilà autant de principes foulés au pied par l'État omnipotent! Voilà autant de droits qui ne cessent de clamer l'injustice et la tyrannie de l'étatisme scolaire!
Aussi le Premier Concile canadien de Québec, au chapitre "De catholica educatione," a-t-il édicté fort justement ce décret qui fait loi parmi nous: "Cum S. P. Pio IX reprobamus et damna- mus errorem eorum qui asserunt scholas eximen- das esse ab omni Ecclesiae auctoritate, modéra- trice vi et ingerentia, easque pleno civilis auctori- tatis arbitrio subjiciendas, ita ut nuUum alii cuicimique auctoritati recognoscatur jus immis- cendi se in disciplina scholarum, in regimine stu-
(1) Voir Chapitre troisième.
(2) Voir Chapitre quatrième.
(3) Voir Chapitre cinquième.
236 LE PROBLÊME SCOLAIRE
diorum, in graduum collatione, in delectu" aut approbatione magistrorum. (Syllab., 45, 47.)
Neque tamen inferendum volumus oportere'ut Status ad educationem puerorum mdifferentem prorsus se exhibeat. Quamquam enim educandi munus directe et per se minime sit Status functio, civilis certe potestatis est, opes legesque oppor- tunas conferendo, tum parentibus in filiis erudi- endis subvenire, tum salutiferum Ecclesiae magis- terium débita, ubi opus sit, libertate ac protectione donare.^^^
Au reste, les Pères du Concile canadien, en portant ce décret, suivaient un exemple illustre. Dans le schéma sur la Constitution dogmatique de l'Église, chapitre XV, présenté au Concile du Vatican par la Commission des théologiens nom- mée par le pape Pie IX, ^^^ on ht, en effet, ce qui suit: "Une des erreurs les plus pernicieuses de notre époque est celle par laquelle on prétend que toutes les écoles doivent être soumises à la direction et à la volonté de la Puissance séculière seule, de telle sorte que l'autorité de l'Église soit absolu- ment empêchée de pourvoir à l'instruction reli- gieuse et à l'éducation chrétienne de la jeunesse. . . Contre cette erreur, il est impérieux de proclamer que c'est le droit et le devoir de l'Église de veiller à
(1) Conciliuin Plenarium Qaebeccns?, n. 274.
(2) Cette Comn.ission se composait du Cardinal Bilio et de dix-neuf théo- logiei.8 de reno i;, tel quj .es PP. Jésuites P^rroue, Fr inzelin et Schrader; les PP. Dominicains Spada et Ferrari; e Cardinal Jos. Pecci, alors j-ro.esseur de philosoiihie à runi\er8ité de Rome; Mgr Gay, les PP. Maura et Martinel.i; le 1 ro.esseur Alzog, etc.
LE PROBLÊME SCOLAIRE 237
ce que la jeunesse catholique soit élevée dès le plus bas âge dans la vraie foi et les bonnes mœurs." "^^^
Cependant, ajoutent aussitôt les théologiens dans une note expUcative, la note 47: ''Dans l'ex- position des erreurs, aussi bien que dans l'affir- mation de la vérité, on ne nie pas le droit de la Puissance séculière de pourvoir à l'enseignement littéraire et scientifique que réclame la fin propre de la société, et, par conséquent, on ne nie pas non plus le droit de la Puissance séculière d'im- primer une direction aux écoles, selon que l'exige cette même fin. Ni on n'attribue à la Puissance ecclésiastique une autorité divine sur la direction positive des écoles, en tant qu'on y enseigne les les lettres et les sciences naturelles. "^^^
III
Pour excuser cette iniquité, on a dit: l'enfant naît citoyen, l'enfant appartient à l'Etat. — Vain prétexté! L'étatisme scolaire, au heu de sa justi- fication, y trouve sa condamnation.
(1) Contendunt scholas onmes directioni ac arbitrio solius potestatis laies subjiciendas esse, ita ut auctoritas Ecclesiœ ad providendum religiosae institutioni et educationi juventutis chxistianse omnino impediatiir . . . Ab omnibus agnoscendum esse jus et officium quo ipsa (Ecclesia) pervigilat ut juventus catholica in primis vera fide et sanctis moribus instituatur. (Schéma de Ecclesia Christi, Caput XV.)
(2) Declarationem distinctam quoad institutionem et educationem in scholis . . Tum in expositione errorum, tum in afErmatione veritatis, non negatur jus potestatis laicœ providendi institutioni in litteris ac scientiis ad suum legitimum finem, ac proinde etiam non negatur eidem potestati laicae jus ad directionem scholarum, quantum legitimus ille finis postulat. Non asseritur potestati ecclesiastiCEe velut es divina constitutione consequens aucto- ritas ad positivam directionem scholarum, quatenus in eis litterae et scientise naturales traduntur. (Eodem looo. Not. 47, )Cité par Bouquillon: A Rejoinder to Rev. Holaind, p. 32.
238 LE PROBLÈME SCOLAIRE
Ce n'est pas que le fait de l'appartenance de l'enfant à l'Etat manque de vraisemblance: par nature, l'homme naît sociable ou citoyen.
Ce n'est pas, non plus, que le droit éducateur ne dérive, par une suite logique, du fait d'avoir l'autorité sur l'enfant.
]\'Iuni de cet argument, M. Thiers plaida fort éloquemment la cause des droits de l'État, dans un rapport à la Chambre des députés. "L'enfant qui naît, déclarait-il, appartient à deux autorités à la fois : au père qui lui a donné le jour et qui voit en lui sa propre postérité, la continuation de sa famille, et à l'État qui voit en lui le citoj^en futur, la continuation de la nation. Les droits de ces deux autorités sont divers, mais également sacrés, et ne doivent être éludés ni l'un ni l'autre. Le père a le droit d'élever cet enfant d'une manière con- forme à sa sollicitude paternelle; l'État a le droit de le faire élever d'une manière conforme à la constitution du pays.''^^^
Sans doute, l'enfant naît citoyen; mais, avant tout, il naît homme et chrétien. Etre Français, être Anglais, être Américain ne sont que des modifi- cations accidentelles d'un état de vie fondamental et absolument nécessaire, de l'être tout court; et l'enfant appartient essentiellement à ceux dont il reçoit l'être, avant d'appartenir à ceux qui lui confère le titre de citoyen. Les parents ont la priorité sur les chefs d'État.
(1) M. Thiers: Rapport présenté à la Chambre des députés, le 13 juillet 1845
LE PROBLÈME SCOLAIRE 239
"En associant les parents à sa puissance créa- trice, écrivent les Évêques de France aux catho- liques de leur pays, Dieu les a aussi rendus partici- pants de son autorité à l'égard de leurs enfants. Après Dieu, l'enfant appartient à son père et à sa mère; la théorie qu'il appartient à l'Etat est fausse; contre elle protestent la nature, la raison et l'enseignement positif de l' Église. "^^^
Même en tant que citoyen, l'enfant ne relève pas directement de l'État. Car ce n'est pomt immédiatement par lui-même que l'enfant nou- veau-né fait partie de la société civile, mais par l'intermédiaire de sa famille. "^^^ Que l'État le veuille ou non, la vraie unité du groupe social, le membre immédiat de la société civile, ce n'est pas l'enfant, c'est la famille elle-même dont l'enfant fait partie. ^^^ Cito^^en parfait, vraie unité sociale, l'enfant le deviendra plus tard, quand, mûr pour les devoirs de la vie politique, il déclinera le joug de l'autorité paternelle et aspirera à fonder lui-même un foyer. Jusque-là, s'il fait partie de la société civile, c'est par l'intermédiaire de sa famille; tant il est vrai que tout ce qu'il y a dans l'enfant, sa qualité de citoyen aussi bien que sa nature d'hom-
(1) Lettre publiée dans Le Deioir le 28 juin 1919.
(2) "Pour parler avec justesse, ce n'est pas immédiatement par eux- mêmes qu'ils (les enfants) s'agrègent et s'incorporent à la société civile, mais par l'intermédiaire de la société domestique dans laquelle ils sont nés." (Léon XIII: Encyc. Rerum novar-um. Vol. 3, p. 2i>.)
(3") "La famille est le berceau de la société civile." (Léon XIII: Encyc. Sapientiœ chrislianœ. Vol. 2, p. 295.)
Voir également Encycliques Quod apostolici, Vol. I, p. 35; et Rerum nova- rum. Vol. 3, p. 45.
240 . -LE PROBLÊME SCOLAIRE
me, lui vient directement de ses parents. Telle est l'appartenance de l'enfant à la société civile. Comment l'Etat pourrait-il s'autoriser de ce fait pour réclamer un pouvoir absolu et exclusif sur l'enfant ? N'y a-t-il pas là, au contraire, la preuve évidente que l'Etat, pour atteindre l'enfant, doit généralement passer par le chef de famille ? ^i^ Cette incorporation familiale des enfants dans la société civile est donc un point de doctrine capital pour la réfutation de l'étatisme scolaire. Il importe souverainement de le mettre en pleine lumière.
Tout d'abord, il en fut ainsi de tout temps. La race humaine n'a pas été jetée dans le monde toute constituée en Etat, mais bien plutôt en famille; et c'est de la famille que tout part dans la forma- tion des États. ^^^ Que l'on place l'origine des sociétés dans le libre consentement des individus ou dans la force d'expansion naturelle à l'homme, un point demeure sur lequel pas un historien ne diverge: les premiers associés des divers Etats furent les chefs de famille qui, au nom de leur épouse et de leurs enfants, se groupèrent pour mieux garantir leurs droits et travailler plus efficacement à leurs intérêts.
Aussi bien, cet ordre répond aux instincts les plus profonds de la nature. L'homme est essen-
(1) "La famille est le berceau de la société ci\'ile, et c'est en grande partie dans l'enceinte du foyer domestique que se prépare la destinée des États." (Léon XHI: Encyc. Sapientiœ christianœ. Vol 2, p. 295.)
"Dieu voulut providentiellement que ce couple d'époux (Adam et Eve) fut le principe naturel de tous les hommes et la souche d'où le genre humain devait sortir." (Léon XHI: Encyc. Arcanum divinœ sapienticf, Vo. I, p. 79.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 241
tiellement un être sociable: joies, douleurs, fai- blesses, génie, tout en lui appelle la société. Il aspire d'abord à fonder un foj^er; les familles ainsi constituées tendent ensuite à s'associer entre elles pour former la société civile, car, la société do- mestique ne suffit pas à l'homme/^) Une famille isolée, placée en dehors de toute société et n'ayant rien qu'elle ne doive tirer de ses propres ressources, se trouve nécessairement dans une grande indi- gence des biens dont l'homme a besoin pour le développement de ses forces physiques, intellec- tuelles et morales.
Ainsi, la société domestique a-t-elle sur la société civile une priorité logique et une priorité réelle. ^^^ Dès lors, les enfants appartiennent à la famille avant d'appartenir à l'État, et, par elle seule, ils s'incorporent au groupe social.
Au reste, pouvait-il en être autrement ? L'en- fant est un être faible, impuissant, dépourvu de toute initiative et dépendant de ses parents en chacune de ses actions. "Le fils est naturellement quelque chose de son père, observe S. Thomas;
(1) Cum autem homini competat in multitudine \-ivere, quia sibi non suffi- cit ad necessaria vitse, si solitarius maneat: oportet quod tanto sit perfectior multitudinis societas, quanto magis per se sufficiens erit ad necessaria vitse. Habetur siquidem aliqua vitse sufEcientia in familiâ domus unius, quantum scilicet ad naturales actus nutritionis, et prolis generandae, et aliorum hujus- modi; in uno autem dico, quantum ad ea quae ad unum artificium pertinent; in civitate vero, quse est perfecta communitas, quantum ad omnia necessaria vitse; sed adhuc magis in provineia una proptcr necessitatem compugnationis, et mutui auxilii contra hostes. (D. Thomas: De Regim. Princ, Lib. I, cap. 1.)
(2) "La société domestique a sur la société civile une priorité logique et «ne priorité réelle, auxquelles participent nécessairement ses droits et ses devoirs." (Léon XHI; Encyc. Rerum novarum, Vo. 3, p. 27.)
242 • LE PROBLÈME SCOLAIRE
tant qxi'il n'a pas l'usage de la raison, il est contenu sous la garde de ses parents, comme en une sorte de sein spirituel/^) Ce qui faisait dire à Léon XIII: "Les enfants sont en quelque sorte une extension de la personne du père."^^^
Dans cet état d'infériorité, comment l'enfant pourrait-il travailler efficacement au bien public ? Son intelligence n'en saisit ni la grandeur, ni la nécessité, ou n'en perçoit que les contours incer- tains et les ombres fugitives ; sa volonté ne se sent point attirée par le désir d'une perfection si haute, absorbée qu'elle est par l'instinct naturel et pri- mordial d'assurer son existence; toutes ses acti- vités se refusent à prendre part à l'œuvre sociale. Comment l'autorité civile pourrait-elle pétrir ce limon informe et en faire jaillir l'homme parfait, la vraie unité fonctionnelle de la société ?
Cependant, par certain côté, en tant que mem- bre d'une famille, l'enfant s'enrichit de tout ce que sa nature isolée lui refuse, il jouit de toutes les aptitudes qui intègrent le vrai citoyen.
C'est donc en tant que membre de sa famille, par l'intermédiaire de ses parents, que l'enfant s'agrège et s'incorpore à la société civile. Ainsi le veut la nature de l'enfant; ainsi s'exécute l'ordre des aspirations instinctives de l'homme; ainsi l'enseigne la sagesse des siècles.
(1) D. Thomas: ll-U, Q. X., art. 12.
(2) Léon Xni: Encyc. Rerum novarum, Vol, 3, p. 29.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 243
Encore une fois, comment F État pourrait-il s'autoriser de la sociabilité de l'enfant pour réclamer un pouvoir direct et exclusif sur lui ? Si le droit éducatem' de l'Etat se fonde sur l'appar- tenance de l'enfant à la société, il faut qu'entre l'un et l'autre, entre le droit et l'appartenance, une certaine proportion ou un certain équilibre se maintienne: l'effet ne doit pas être plus ample que la cause. Et, puisque l'appartenance de l'enfant à la société s'opère par ses parents, l'action de l'État sur l'enfant doit, par un retour naturel, s'exercer par l'intermédiaire des parents. Accorder à l'État un pouvoir absolu, omnipotent, sur l'édu- cation, le lui accorder au nom de la sociabilité de l'enfant, c'est déposer un immense et superbe vase de porcelaine sur une faible tige de roseau; de lui-même, le support s'affaisse et le vase tombe, en se brisant.
IV
Les étatistes apportent une autre raison à l'appui du pouvoir absolu et exclusif de l'État en matière d'éducation. C'est le seul moj'-en, disent- ils, de protéger convenablement la minorité de l'enfant.
On se rappelle les vibrants plaidoyers du Dr Ryerson pour l'établissement des écoles gratuites dans la province de l'Ontario. "Chaque enfant de la nation, disait-il, a un droit inaliénable de rece- voir une éducation qui le prépare à ses devoirs de
244 LE PROBLÊME SCOLAIRE
citoyen. Ni Fincapacité ni la pauvreté de ses parents ne sauraient être des motifs légitimes de l'en fruster. Ce droit de l'enfant implique donc des obligations correspondantes de la part de l'Etat. Les enfants de l'Etat doivent être élevés par rÉtat."(i)
Les doctrinaires d'Europe, quoique plus idéa- listes dans les principes, ne s'en montrent pas moins absolument, ni moins audacieusement réa- listes dans les conclusions. Voici leur raisonne- ment: Le premier devoir de l'éducateur est "de protéger la minorité de l'enfant, de pourvoir à son bien, d'écarter ce qui serait pour lui un mal et le pire de tous les maux : le mal de l'erreur. De fait, au début, l'enseignement s'adresse à des intelli- gences sans méfiance, incapables de juger par elles-mêmes, et qui ont droit, par conséquent, à ce qu'on ne leur enseigne que le vrai. Si l'adulte peut se défendre contre l'erreur par la libre dis- cussion, l'enfant ne le peut pas; il reçoit de con- fiance tout ce qu'on lui livre. Or, dans l'accom- plissement de ce devoir, des étrangers, délégués par l'Etat, peuvent mieux encore que certains parents veiller sur l'enfant et procurer son bien; bien plus, ce devoir est, pour le père, la négation même du droit d'enseigner. Car, si la tendresse paternelle est une garantie de la sincérité de l'éducation que le père pourrait donner à son fils, elle ne saurait être une garantie de la qualité de
(1) Hodgins: Docum. Hist. of Edic, Vol 9, pp. 73, 79
LE PROBLÈME SCOLAIRE 245
cette éducation. On peut adorer ses enfants et avoir des idées très fausses, fausses jusqu'à être dangereuses. L'État, au contraire, est l'arbitre du vrai. C'est donc à l'Etat qu'appartient le droit exclusif de former la jeunesse. Nul, pas même le père de famille, n'a le droit naturel d'enseigner. Ce droit n'existe que par la volonté ou par la délégation de VÉtât."^^^
Nous n'entreprendrons pas de réfuter, ni même de relever toutes les erreurs et toutes les inexactitudes dont sont parsemés ces raisonne- ments. Nous allons droit à la conclusion, et nous la rejetons comme illogique et abusive; elle ne sort pas de l'antécédent par une éclosion naturelle; elle n'en découle qu'à l'aide d'un faux principe.
Certes, l'enfant a le droit de recevoir l'éduca- tion nécessaire à sa vie sociale; et ce droit a pour terme un devoir correspondant. IMais, d'abord, jusqu'où s'étend ce droit de l'enfant ? Nous l'avons déjà dit, la nature de l'enfant exige qu'on lui donne tout ce qui est nécessaire à l'obtention de sa fin: de sa fin surnaturelle aussi bien que de sa fin naturelle; mais rien de plus. L'instruction scolaire profane, si elle est très désirable pour l'enfant, n'est cependant pas réclamée par lui avec cette nécessité qui constitue un droit na- turel.^^^ Ici, comme partout, le droit positif pro- longe le droit naturel; et la charité couronne l'un
(1) Voir Droits de l'Etat en matière d'enseignement, par le R. P. Pègues, dana la Rev. Thom., 1906. paasim. pp. 434, 436. 448.
(2) Voir Chapitre cinquième. Section II.
246 • LE PROBLÈME SCOLAIRE
et l'autre de ses tendres et bienfaisantes solli- citudes. L'erreur de i'étatisme scolaire est de con- fondre inconsidérément ces trois choses dis- tinctes/^)
Ensuite, à qui incombe le devoir de répondre aux droits naturels de l'enfant ? A l'État ou aux parents ? Indubitablement, c'est aux parents que revient cette mission. N'ont-ils pas donné l'être et la vie à leur enfant ? Ne l'ont-ils pas engendré librement ? Ne se sont-ils pas engagés, par le fait même, à pourvoir à tous les besoins et à répondre à tous les droits naturels de l'enfant ? Ceux qui posent volontairement une cause n'assument-ils pas la responsabilité morale de tous les effets naturellement produits par cette cause ?^2^ Les enfants sont comme des étoiles nouvelles au firma- ment de l'humanité; mais des étoiles qui n'ont d'être, de lumière et de rayonnement que sous l'action du soleil radieux de la paternité : comment pourraient-ils espérer briller ou jeter quelque éclat en s'écartant de l'orbite familiale ? Le rai- sonnement des étatistes n'a qu'un tort: celui de supposer que l'enfant appartient à l'État, au lieu que l'enfant est, de droit naturel, aux parents.
(1) 11 faut noter ici: "1° Que le droit à la culture maximum n'est pas un de ces principes qui se confondent avec le droit à la vie; mais seulement avec le droit à la protection des efforts légitimes de l'individu vers ime vie meilleure. — 2' Que, par conséquent, il n'est pas de ceux qui créent pour l'Etat l'obligation d'y satisfaire toute affaire cessante et en dépit de toute autre considération de prudence ou d'économie, mais seulement qui lui imposent l'obligation de venir en aide dans la mesure de ses moyens aus efTorts des individus." ^Kev. d'Apolog.f 15 fév. 1919, p. 593.)
(2) Voir Chapitre cinquième, Section HI.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 247
Les protecteurs-nés de l'enfant, ce sont donc les parents; et il n'est aucun droit naturel de celui-là qui ne trouve en ceux-ci son terme corré- latif complet : le devoir de satisfaire ses exigences ; rien dans le droit naturel de l'enfant ne réclame le concours habituel et réguKer de l'Etat.
On dit parfois: l'éducation sociale relève de l'État. Vaine distinction! Toute l'éducation essen- tielle, qui est exigée par la natm'e de l'enfant, et à laquelle l'enfant a un droit strict, l'éducation sociale aussi bien que l'éducation individuelle, appartient immédiatement et directement aux parents à l'exclusion de l'Etat; car, alors, il s'agit pour les parents de l'exercice d'un droit naturel préceptif absolmnent inviolable, dont Dieu les tient personnellement responsables.
Que, en cette matière, l'Etat exerce un droit de suppléance à l'égard des parents, qu'il subvienne à leur nécessité et qu'il s'occupe de l'enfant cmand ils ne sont plus là pour le faire ou qu'ils manquent grièvement à leur devoir, rien assm'ément de plus légitime et de plus louable. ^^^ C'est, on s'en sou- vient, la doctrine explicite de Léon XIII. '^^ ^Nlais ce droit de haute protection, l'Etat ne peut l'exer- cer que rarement, d'une façon exceptionnelle, sans nuire au fonctiomiement régulier du droit des parents.
Du droit natiuel de l'enfant à l'éducation, on
(1) Voir Chapitre cinquième, Section HL
(2) Léon Xni: Encyc. Rerum novarum. Vol. 3, p. 29.
248 ■ LE PROBLÈME SCOLAIRE
ne saurait déduire rien déplus, en faveur de l'État, que ce droit exceptionnel. Les étatistes ne réus- siront jamais à édifier sur ce fondement leur projet de monopole et d'omnipotence.
On dit encore: les parents peuvent avoir des idées fausses. — Mais l'Etat ne peut-il pas en avoir, lui aussi? A qui fera-t-on croire que l'Etat est l'arbitre de la vérité ? Seule, l'Église est infaillible; et, encore, ne jouit-elle de ce glorieux privilège qu'en matières de foi et de mœurs.
On croit la liberté de l'enfant gravement compromise aux mains de parents ignorants ou fanatiques, imbus de préjugés séculaires qu'ils infuseront inévitablement à leurs enfants, êtres tendres et malléables comme la cire. — Entendons- nous. S'agit-il d'erreurs manifestes contre la foi et les mœurs que des parents impies enseigne- raient à leurs enfants, personne ne conteste que l'État a le droit d'intervenir; il intervient, non pour accaparer, mais seulement poiu- corriger: c'est un des cas exceptionnels dont nous avons parlé plus haut. Mais s'il s'agit de croj-ances ou d'opinions qui ne nuisent en rien au fonctionne- ment honnête de la société et dont le seul défaut est de déplaire aux gouvernants de l'heure, alors la liberté de l'enfant ne doit pas primer celle des parents. Jusqu'à ce qu'il atteigne l'âge de dis^ crétion, jusqu'à ce qu'il soit capable d'un choix conscient et réfléchi entre les diverses théories ou croyances conductrices de la vie, l'enfant n'a pas
LE PROBLÈME SCOLAIRE 249
de liberté propre; sa liberté n'existe que par et dans celle des parents; et ce qui est licite et libre pour ceux-ci doit l'être également pour l'enfant qui vit en eux comme en un sein spirituel, selon l'ex- pression de saint Thomas.
"Ou l'on tient pour mauvaises les pensées et les opinions des parents,^observe fort justement le R. P. Pègues; et alors, qu'on soit logique jusqu'au bout; qu^on ose interdire avx adultes de jienser de telle ou telle nianîère, d'avoir telle ou telle opinion. Ou l'on tient ces pensées et ces opinions pour licites et libres; et alors, qu^on laisse l'âme de Venfant, qui ne fait qu'une avec Vâme des parents, vivre de sa vie intellectuelle et morale.' '^'^^
Il est donc des protecteurs-nés de la minorité de l'enfant. Ce sont les parents. Viennent-ils à disparaître ou négligent-ils gravement leur de- voir ? L'État peut assurément, dans ces cas excep- tionnels, les remplacer auprès de l'enfant. Mais tant qu'ils sont là et qu'ils s'acquittent de leur office, l'État n'a pas à intervenir ni, encore moins, à se substituer à eux, Le droit naturel de l'en- fant à l'éducation ne réclame rien de plus de l'État; il ne lui garantit aucun autre pouvoir.
On dira peut-être que, s'il ne doit pas inter- venir au nom des strictes exigences du droit, l'État peut du moins intervenir, même par voie de monopole, au nom des bonnes conditions du
(1) R. P. Pègues: Droits de l Etat en matière d'enseignement. Voir Ret. Thom., 1906, p. 453.
250 LE PROBLÈME SCOLAIRE
droit. Et cela voudrait dire que l'État est dans des conditions exceptionnelles pour organiser l'enseignement, conditions qu'aucun particulier ni même aucune collectivité dans l'État ne peut réaliser comme lui. — Le serpent de l'étatisme revêt, ici, des formes attrayantes; mais il cache toujours le même venin.
Certes, l'Etat possède des ressources mer- veilleuses pour favoriser le progrès de l'instruction publique: il peut multiplier les foj'ers d'instruc- tion, fonder des bibliothèques, entreprendre des explorations difficiles, poursuivre des recherches coûteuses, réunir de riches collections, etc. Mais faut-il que, pour mettre en œuvre ces moyens puissants, l'État accapare tous les pouvoirs éducateurs et s'attribue le monopole de l'enseigne- ment? Quelle nouvelle efficacité acquiert l'action éducatrice de l'État en s'exerçant d'une façon absolue et exclusive ? Quelle perfection inconnue obtient l'instruction publique à être dirigée com- plètement et uniquement par l'État ? On le cherche en vain. Loin de tourner au profit de l'enseignement, cette main-mise de l'État sur les écoles l'entrave et le paralyse.
En toutes choses, l'action directe de l'État est moins riche en valeur de vie qu'une liberté réglée et des initiatives bien conduites. Pour ce qui est de l'enseignement, en particulier, l'État est une organisation trop rigide, trop exclusivement poli- tique, par là trop peu impartiale, trop livrée aux
LE PROBLÈME SCOLAIRE 251
intérêts divergents, trop éloignée de la vie fami- liale, centre normal de l'éducation, pour pouvoir se substituer avantageusement aux parents.
L'enseignement répond aux intérêts personnels de l'enfant. Or, qui est le plus dévoué aux inté- rêts de l'enfant ? L'État ou la Famille ?
L'enseignement est la formation de l'esprit et du cœur de l'enfant. A ce titre, il doit être, avant tout, l'ouvrage de l'amour et du cœur. Or, l'État ne sait pas aimer ; tandis que la nature a mis dans le cœur des parents des trésors de tendresse.
Lin enseignement rationel, progressif et fé- cond réclame la liberté dans les méthodes. Diriger l'esprit et les âmes n'est pas un service public comme administrer, rendre la justice, commander un régiment. On ne comprend pas un instituteur appliquant une empreinte réglementaire, uniforme, aux intelligences et aux cœurs. Or, si l'on trouve dans la famille les tendresses attentives, les inquié- tudes ferventes, les clairvoyances instinctives, les sollicitudes infinies qui assurent cette adaptation variée des méthodes aux différents caractères et aux aptitudes multiples de l'enfant; comment espérer une aussi souple faculté éducatrice chez un organisme d'État ?
On le voit: la fonction de l'enseignement est par excellence une fonction familiale; elle trouve dans les parents les qualités qui assurent son efficacité; elle rencontre dans l'État, ou dans ses fonctionnaires, des obstacles qui paralysent son essor.
252 LE PROBLÈME SCOLAIRE
L'expérience parle ici bien haut. Quand les sciences tombent sous la direction exclusive de l'Etat, elles perdent bien vite leur dignité et leur indépendance. Nous pourrions en fournir de nombreux témoignages/^) Contentons-nous de citer celui des "Compagnons de l'Université" de France qui, formés sous le régime de l'étatisme le plus absolu, en connaissent mieux la valeur exacte. "N'étions-nous pas las, demandent-ils, las d'une lassitude qui tournait au dégoût, de l'omnipotence de l'Etat, si foncièrement indiffé- rent aux destinées de la culture, et qui, cependant, présidait presque seul à ces destinées ? Las de cette centralisation qui uniformisait toutes les études, qui nous enserrait tous, nous broyait ... ?
"Tant de labeur individuel, tant d'incapacité sociale!
"Il s'agit de tout refondre, depuis l'école maternelle jusqu'à la Faculté. ^2)
Mais fut-il vrai que l'enseignement d'État portât des fruits, mêmes de plus beaux fruits que l'enseignement libre, l'étatisme n'y trouverait pas encore la justification de sa doctrine d'absorption, d'accaparement et de monopole: le di'oit des parents sur l'éducation de leurs enfants jouit d'une immunité substantielle qui le met à l'abri de ces coups de mains de l'Etat. ^^^
(1) Voir Duballet: Fam., Egl. & Et. dans Edite., p. 219. Voir aussi Ree Thom., 1906, p. 563.
(2) Voir Reçue pratique d' Apologétique, 1er mai 1919, p. 133.
(3) Voir Chapitre cinquième. Section VI.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 253
''Arracher les enfants aux parents sous pré- texte de faire mieux que ne ferait leur tutelle, dit le R. P. Sertillanges, c'est amputer un membre, en se disant qu'on le remplacera par le membre articulé d'un bon orthopédiste. C'est une violence qui a le caractère d'un enlèvement moral." "^^^
"Tous les parents n'auront pas les mêmes ressources, observe à son tour le R. P. Pègues, ils n'aïu-ont pas tous la même intelUgence, ni peut- être la même tendresse ; et, de ce chef, il y aura une grande diversité parmi les divers enfants des di- verses familles. IVIais rien dans les prescriptions du droit naturel ne fait un devoir à tous les parents d'élever également tous les enfants, dans les mêmes conditions et avec la même somme de bien-être. L'enfant, jusqu'à ce qu'il devienne son maître, doit nécessairement sui\Te la condition que ses parents lui font. Et il n'y a pas plus de raison de rejeter cette diversité que de rejeter la diversité des parents eux-mêmes dont les con- ditions ne seront jamais identiques pour tous."^2>
Incapables de justifier leur tentative d'absorp- tion et d'accaparement, soit par la sociabilité de l'enfant, soit par la protection due à sa minorité, les étatistes seront-ils plus heureux en faisant
(1) R. P. Sertillanges: Fam. et Etat dans Educ, p. 19.
(2) Voir Rev. Thom., 1906, p. 443.
254 • LE PROBLÈME SCOLAIRE
appel à l'intérêt général ou aux exigences du bien public? Ils l'espèrent sans doute; et c'est avec une belle assurance qu'ils pérorent sur les droits intangibles que procure à l'État l'obligation de servir l'intérêt général. A les entendre, l'Etat a, par rapport aux parents, un droit supérieur incon- testable sur tout ce qui intéresse le bien commun de la société ; or, le bien commun de la société est fortement intéressé à l'instruction de la jeunesse; donc l'État possède le droit absolu et exclusif de diriger l'instruction de la jeunesse: l'État demeure le seul maître des écoles. Ajoutez à cela, en sous- preuve, quelques phrases sonores sur la nécessité d'assurer l'unité nationale, et vous aurez l'argu- ment le plus fort dont on puisse étayer la thèse de l'omnipotence de l'État en matière scolaire.
Eh! bien, cet argument serait irréprochable, qu'il ne faudrait point encore attribuer à l'État un pouvoir absolu et universel sur l'enseignement, mais un simple pouvoir limité: seules, les matières requises au bien social tomberaient sous la maî- trise du gouvernement. Pour tout le reste, le droit des parents demeurerait intégralement. Et que de choses peut apprendre un enfant, qui ne correspondent pas à la nécessité vitale de la nation! Il y aurait donc là un autre champ d'ins- truction très vaste où la solUcitude paternelle pourrait s'exercer en toute liberté.
Mais il y a plus. L'argument cité n'est rien moins que solide. Il est vicieux, non seulement
LE PROBLÈME SCOLAIRE 255
dans ses différentes parties prises séparément, mais encore dans son ensemble, dans son inférence et, si j'ose dire, dans son principe vital.
Assurément, l'État a le droit d'imposer les lois qui garantissent le bien commun; et, puisque l'ins- truction publique, en général, est nécessaire à la prospérité de la nation, il est incontestable que l'État peut intervenir dans les écoles et influer, en une certaine mesure, sur tout ce qui regarde l'ins- truction publique. Mais, de ce que l'État puisse influer sur tout, s'ensuit-il qu'il doive assumer tout ? Nullement.
La prospérité de la nation est fortement inté- ressée à l'agriculture, à l'industrie, au commerce, à la gestion habile des fortunes particulières: l'État va-t-il se faire le maître souverain de toutes ces choses qui l'intéressent, et devenir le seul agriculteur, le seul industriel, le seul négociant, le seul gérant de tous les patrimoines privés, en un mot, le seul propriétaire ? Il s'en gardera bien. Mais, s'il est sage, il se contentera de légiférer et d'administrer de façon à susciter les initiatives privées, à les encourager, à les faire aboutir; en un mot, il n'interviendra en ces diverses matières que par mode de suppléance et de contrôle, en vue de combler le déficit de l'action individuelle et de concilier celle-ci avec le bien commun. "^^^
(1) "Ce n'est pas des lois humaines, mais de la nature, qu'émane le droit de propriété individuelle; l'autorité publique ne peut donc l'abolir; tout ce qu'elle peut, c'est en tempérer l'usage et le concilier avec le bien commun." ^éon XIII: EncycL Rerum novarum. Vol. 3, p. 59.) A la page suivante, Léon XIII dit encore: "De ce que les sociétés privées n'ont d'existence qu'au sein
256 LE PROBLÈME SCOLAIRE
Et la raison d'une telle modération ? C'est que la fin de la société, source et règle de tous les droits de l'Etat, n'exige rien de plus.
Ainsi en doit-il être de l'instruction. L'État ne peut certes pas se désintéresser d'un moyen aussi puissant de procurer la prospérité publique; mais, s'il est sage, il n'accaparera pas tous les pouvoirs éducateurs, il se contentera de suppléer à l'insuffisance de ceux qui existent et de les diriger dans leur action selon les exigences du bien commun.
Que l'intérêt général s'accommode parfaite- ment de cette action supplétoire et directive de l'État, nous le montrerons au chapitre suivant; pour le moment, contentons-nous de souligner ce qui, dans le bien commun, va directement contre l'Étatisme: l'absence totale d'exigences qui justifieraient l'anéantissement du droit paternel, ou l'absorption de celui-ci par l'État.
Le vrai bien commun est un bien supérieur auquel tous les citoyens doivent concourir, mais qui, par un retour naturel, se répartit entre les individus dans une mesure proportionnelle; il n'amasse pas pour le seul bonheur d'un tyran, il glane ici et là, dans tous les champs, pour combler l'aire de la famille où tous viendront, ensuite^
de la société ci\-ile dont elles sont comme autant de parties, il ne siiit pas, à ne parler qu'en général et à ne considérer que leur nature, qu'il soit au pouvoir de l'État de leur dénier l'existence. Le droit à l'existence leur a été octroyé par 1& nature elle-même, et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l'anéantir."
LE PROBLÈME SCOLAIRE 257
chercher le froment nourricier; il ressemble aux nuages du ciel qui, après s'être gonflés de toutes les vapeurs de la terre, renvoient à la terre les pluies bienfaisantes qui la fécondent. Un tel bien se forme, il est \Tai, aux dépens des biens parti- cuUers, mais, dans l'impôt qu'il prélève, il vise les fruits plutôt que les arbres; il s'abreuve au courant des ruisseaux, mais n'en tarit jamais les sources; il n'emprunte que ce qu'il peut rendre avec intérêts; loin de tendre à se substituer aux biens particuUers, il s'efforce, par nature, à les prolonger et à les compléter. Et, si telle est la nature du bien commun, si tels sont les rapports qu'il entretient avec les biens particuUers, com- ment peut-on dire que le droit de l'État, issu des exigences du bien commun, réclame l'absorption, l'accaparement de tous les droits individuels ? Ne faut-il pas, au contraire, qu'il les respecte tous, et qu'il se borne à en tempérer l'usage en \Tie d'obte- nir la jBn de la société ?
Au surplus, le bien commun et les biens parti- culiers sont d'espèces différentes et inégales ;les élé- ments qui les composent varient en nombre et en noblesse; les activités qui les servent ne jouissent pas de la même puissance ni de la même envergure. Entre deux biens si différents et si distants, il n'y a pas d'opposition directe. Fussent-ils réunis dans un même objet qui servît à la fois l'intérêt général et l'intérêt particulier, là encore, ils se rapproche- raient sans se mêler ni se combattre l'un l'autre; car un seul et même objet ne se colore à la fois de
258 LE PROBLÊME SCOLAIRE
nuances si variées que sous des aspects différents et par des côtés opposés.
Deux courants électriques parallèles et à hauteurs inégales peuvent-ils jamais s'entre- choquer? Et s'ils se rapprochent et se croisent, par hasard, en quelques points, faudra-t-il pour cela supprimer totalement le courant inférieur? Ne sera-ce pas plutôt affaire de prudence et de précautions ? Ainsi en est-il du bien public et du bien particulier. Ainsi en est-il, par conséquent, du droit de l'Etat et du droit des parents, en matière d'éducation; car, il ne faut pas l'oublier, en matière d'éducation, les parents cherchent avant tout le bien particulier de l'enfant, tandis que l'Etat pourvoit directement au bien commun de la nation.
Chacun a sa sphère d'activité propre. Ni le droit des parents n'exclut celui de l'Etat; ni l'action de l'État ne supprime celle des parents. Si, parfois, les influences respectives de l'Etat et des parents se rapprochent sur certains points et s'exercent sur un même objet, le respect mu- tuel n'en est point affecté; car ces influences diverses n'atteignent cet objet unique que par des côtés opposés, et n'agissent sur lui qu'en des directions parallèles.
Et lors même que surviendrait une collision entre les deux droits, et que l'action du droit le plus faible dût être suspendue, qu'y gagnerait l'étatisme? Rien; car, alors, observe TaparelH:
LE PROBLÈME SCOLAIRE 259
'ie droit le plus faible n'est pas anéanti; il est seulement suspendu par la rencontre d'un droit plus fort, et ce dernier suspend l'action du premier pour autant qu'il y rencontre un obstacle, mais pas au-delà . . . L'ordre naturel, la morale naturelle sont immuables. Les droits ne changent pas et ne peuvent pas changer en eux-mêmes parce qu'ils sont en collision: leur action seule reste acciden- tellement suspendue.' '^^^
On le voit: il serait absolument illogique de conclure à l'opposition du droit de l'État et du droit des parents en matière d'éducation après avoir reconnu la compatibiUté de leurs fins res- pectives. Mais ne serait-ce pas le comble du sophisme, que de réclamer l'abdication des pa- rents en faveur de l'Etat, au nom même des exigences du bien commun qui, cependant, ne s'oppose pas au bien particulier?
VI
Si nos étatistes modernes croient ébranler cette conclusion en invoquant la nécessité d'assu- rer l'unité nationale, ils se trompent étrangement. L'unité nationale n'est pas Vuniformité systéma- tique du groupement social, et les quelques <ii vergences de formation, inhérentes au libre exercice du droit paternel, ne mettent aucun
(1) Taparclli: Droit naturel, n. 362.
260- LE PROBLÈME SCOLAIRE
obstacle à Tefflorescence d'un Virai et généreux patriotisme dans l'âme de la jeunesse.
''La véritable unité morale, écrivait Brune- tière, n'est pas une juxtaposition d'éléments rapprochés en dépit d'eux par la violence d'une autorité tyrannique, mais une libre adhésion de volontés, unies par la meilleure partie d'elles- mêmes dans un effort commun vers un commun idéal. "(^) Ainsi, pouvons-nous définir la vraie unité nationale: un groupement d'hommes, diffé- rents de pensées, de croyances, de goûts, d'aspi- rations, mais unis dans un sentiment supérieur plus vaste: l'amour de la patrie, ce ciment spiri- tuel qui assure l'union de tous les citoyens dans un travail commun pour la prospérité et la grandeur nationales, cette étincelle divine qui fait voir et comprendre les devoirs de la respon- sabilité collective et de la solidarité sociale. ^^^
Pour réaliser cette unité nationale, il faut, tous l'accordent, une éducation nationale. Mais là, tout de suite, se pose la question : en quoi consiste la vraie éducation nationale ?
De toute évidence, le devoir sacré de l'insti- tuteur en cette matière est d'élever les enfants dans l'amour de la patrie, dans le respect pour ses lois; de leur inspirer le zèle pour ses intéiêts, le dévouement pour sa gloire. Voilà dans quel sens l'éducation doit être nationale. Voilà l'unique
(1) Brunetière: Lettres de combat, p. 174.
(2) Voir Rev. des Deux-Mondes, 1904, Vol. 5, p. 652.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 261
sens qui convienne à l'éducation dans nos démo- craties modernes composées d'éléments distincts par la religion, la race et la langue.
On dit: l'éducation, nationale dans le cœur, doit aussi être nationale par la forme. Chaque nation a une physionomie qui la distingue; le souvenir et l'image doivent s'en retrouver dans l'éducation; un jeune Canadien ne doit pas être élevé comme un Américain, ou un Anglais, ou un Allemand; il faut que la jeunesse soit moulée à l'eflEigie de la nation. — Nous l'admettons dans une certaine mesure, dans toute la mesure nécessaire aux légitimes aspirations des peuples; mais, en retour, on voudra bien nous concéder que ce moulage de la jeunesse à l'efïigie de la nation se fait, en grande partie, par la force de l'hérédité et par l'influence du miUeu; et que, avec l'aide de ces facteurs naturels, l'éducation nationale dans le cœur est toujours suffisamment nationale par la forme.
Et, en effet, la jeunesse, qui aime sa patrie, recherche avec zèle ce qui en fit la gloire; elle vénère ses héros, admire et imite leurs belles et nobles vertus. Elle ne s'arrête pas aux bornes rétrécies d'une époque, mais, oubhant les vieilles querelles, les rancunes de parti, les rivahtés étroites, elle parcourt toutes les époques, toutes les phases de l'histoire nationale pour en détacher ce que le consentement des siècles, l'hommage des nations étrangères, la voix de l'histoire a
262 LE PROBLÈME SCOLAIRE
proclamé vraiment national. En un mot, elle s'efforce autant qu'elle peut de reproduire la belle et noble physionomie de sa patrie: elle se moule véritablement à l'effigie de la nation/^) Tant il est vrai que l'éducation nationale dans le cœur est toujours suffisamment nationale par la forme.
Un écrivain de la Revue des Deux Mondes nous présente dans la Suisse un exemple remar- quable de l'unité nationale fondée uniquement sur l'amour de la patrie. ''La Suisse, nous dit-il, est le point de rencontre de deux cultures, de deux éducations qui s'affrontent sur son sol même; mais leur antagonisme est en quelque sorte adouci par le fait que ces deux civilisations ne sont plus représentées par des Français et des Allemands, mais par des Suisses qui les ont mo- difiées au passage et n'ont pris à ces deux cultures que les éléments compatibles avec leur propre esprit. Le lien qui attache ensemble les Suisses latins et les Suisses allémaniques est tout inté- rieur, et, pour ceux qui ne les connaissent guère, leur unité, très réelle, est invisible: cet indisso- luble hen, c'est un commun attachement à leurs libertés et à leur droit; cette unité, c'est la con- science d'jôtre, de par leur volonté, la plus vieille démocratie du monde. Ces deux certitudes les unissent, et ils se font mutuellement confiance. "^^^
(11 Voir Mgr Dupanloup: L'Education, Vol. 1, p. 394. (2) Voir L'Emprise allemande en pays neutre, par Noëlle Roger, Ret. du Deux-Mondes, 15 mai 1919, p4 440.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 263
Aux yeux de no? étatistes modernes, cepen- dant, l'éducation nationale dans le cœur ne parait pas suffisante pour assurer l'unité nationale (elle ne favorise guère, conviendrait-il plutôt de dire, leur projet d'accaparement et de monopole au profit de l'État) ; il faut absolument y joindre l'uniformité systématique de l'enseignement. Un seul système d'écoles nationales, un seul pro- gramme d'étude, une seule méthode d'enseigne- ment, une seule langue de communication entre le maître et les élèves, la neutralité absolue en matières religieuses: voilà, pour eux, le seul moyen d'assurer l'miité nationale.*^- Ce serait, en tout cas, la main-mise complète de l'Etat sur les Écoles.
Il serait facile de faire le procès de cette poli- tique de l'uniformité systématique dans l'édu- cation. Chez tous les peuples qui l'ont subie, elle a porté des fruits amers: tous les excès, tous les déhts, tous les crimes trouvent en elle leur justi- fication. Elle est elle-même le fruit de la tyrannie: tous les despotes, toutes les majorités sectaires ont ambitionné de voir les volontés asservies, les.
(1) A la Session du Parlement fédéral, 1919, deux projets de lois scoiaire* furent déposés devant la Chambre des députés et le Sénat. L'un, présenté par l'honorable M. Pope, disait: "That there should be established in Canada a National Free Compulsory School System." L'autre, présenté par M. John Wesley Edwards (Frontenac), se lit comme suit: "That in the opinion of this House it is désirable that the British North America Act should be amended so as to secure the establishment of a non-sectarian school System throughout the Dominion of Canada."
Et le promoteur ajoutait en exphcations: "In my opinion, little can be done hère towards the formation of a homogeneous Canadian people without the direct intervention of the Fédéral Government in matters of éducation."
(Voir House of Commons Debates, May 14, 1919.)
264 LE PROBLÊME SCOLAIRE
esprits courbés sous le même joug, la nation entière enserrée dans un moule uniforme qui porte l'empreinte du maître et lui garantit la possession du pouvoir; et l'éducation de la jeu- nesse leur a toujours paru le plus sûr moyen de s'acheminer vers la régénération désirée.
Contentons-nous, ici, de remarquer que cette politique de "l'uniformité systématique" dans l'éducation manque inévitablement son but et aboutit, le plus souvent, à des résultats contraires à ceux qu'elle se propose: elle empêche la com- munion des éléments sociaux en enfantant la guerre intestine.
Le législateur peut établir par des textes les conditions et les garanties de l'uniformité systé- matique ; l'unité nationale, au contraire, ne saurait, de par sa nature même, être l'objet d'un article du code. Il n'appartient pas à un homme, à un parti, de la limiter, de la découper par tranches, au gré de sa fantaisie, de ne l'admettre que telle ou telle; la volonté ne la régente pas; elle s'obtient par un moyen moral et non par la violence, par conviction et non par ostracisme: car ni la con- trainte, ni l'interdiction, définies par la loi, ne peuvent créer l'unité des cœurs et la discipline des esprits. ''Ce n'est pas en meurtrissant des âmes et en broyant sous la roue des chairs pal- pitantes, dit excellemment Mgr Paquet, qu'on façonne une nation."^^) Encore moins réussira-
(1) Mgr Paquet: Notre Langue et tu Droite, Pé 30.
LE PRBLÈME SCOLAIRE 265
t-on, par ce moyen, à façonner la nation cana- dienne; puisque ce fut pour l'amour de l'unité nationale, pour achever l'œuvre patriotique de la Confédération, que furent introduites dans la constitution les garanties relatives aux écoles confessionnelles et à l'exclusion du Parlement fédéral dans la direction de l' enseignement /^^
VII
Que conclure de toutes ces considérations? Les parents sont les premiers maîtres de leurs enfants. Avant le chef de la société civile et indépendamment de lui, le père de famille a reçu de la nature le droit et le devoir d'élever son en- fant, de former son caractère, de nourrir son in- telhgence et de pourvoir à ses besoins matériels. A qui détient ainsi en premier et de par la nature le droit éducateur, persomie ne peut venir forcer la main que s'il possède des titres indiscutables. L'Etat se présente. Non seulement il réclame le droit d'intervenir dans les écoles pour assurer l'obtention de la fin sociale, mais il prétend à rien moins qu'à se substituer aux parents et s'arroger vis-à-vis de l'enfant les prérogatives du droit vrai, du droit premier, du droit unique. Ses titres ? Il n'en peut produire aucun qui vaille. Ni l'appartenance de l'enfant à la société, ni la
(1) M. George Brown lui-même, ce vieux partisan des 'écoles nationales neutres, en fit la confession publique. (Voir Discours de l'Hon. M. Lemieuz à la Chambre des Communes, le 14 mai 1919.)
266 LE PROBLÈME SCOLAIRE
protection due à la minorité de l'enfant, ni les exigences du bien commun, ni la nécessité d'assu- rer l'unité nationale ne fournissent à l'État la justification de ses odieuses tentatives d'accapa- rement et de monopole.
Quelle n'est donc pas l'erreur de l'étatisme scolaire! Quel n'est pas l'abus de pouvoir commis par un gouvernement qui se laisse guider par cette doctrine!
Chapitre huitième
VRAI RÔLE DE L'ÉTAT DANS LES ÉCOLES
Sommaire: Retour sur des vérités connues. Il nous reste à fixer les limites positives du droit de l'Etat.— 1° L'unique moyen de résoudre cette question est de recourir au bien commun et de se laisser guider par ses exigences.— 2" Notion du bien com- mun; ses rapports avec les biens particuliers.— 3^ Première règle: L'État n'a pas d'autorité sur l'enseignement religieux et moral, mais uniquement sur l'instruction scolaire profane.
4° Deuxième règle: Le droit de l'État sur l'instruction
scolaire profane est inférieur à celui de l'Église, mais peut être supérieur à celui des parents lorsqu'il s'exerce légitime- ment.—5° Troisième règle: Dans tout établissement de forma- tion générale, mais principalement dans les écoles élémentaires, la supériorité du droit éducateur de l'État ne s'exerce que par mode de suppléance.— 6° Quatrième règle: La suppléance elle- même de l'État s'exerce sous forme de protection et d'assistance.
7 ° Cinquième et dernière règle: Dans les écoles semi-publiques
des familles, l'État n'a pas à protéger les droits des parents contre les exigences manifestes du bien commun, et doit leur prêter assistance principalement par voie de direction régulière. —8° Résultat final: Harmonie entre les divers droits édu- cateurs.
Bien différents l'un de l'autre sont le droit des parents et le droit de l'État en matière d'éducation.
Le droit des parents prend sa source dans l'acte de paternité qui donne la vie à l'enfant; le droit de l'État plonge ses racines dans les exigences du bien commun temporel de la société.
268 LE PKOBLÊME SCOLAIRE
Le droit des parents s'exerce directement pour le bien particulier de l'enfant; le droit de l'État cherche avant tout le bien commun de la nation.
Contenus dans les bornes de ces distinctions, ces deux pouvoirs s'établissent, fonctionnent, atteignent leur fin respective sans empiéter l'un sur l'autre. Ni le droit des parents n'exclut celui de l'État; ni l'action de l'État ne supprime celle des parents: chacun a sa sphère d'activité propre.
Quelles sont maintenant les limites précises du droit de l'État ? Cette question se résout, comme tout le problème scolaire, par une sage modération, en tenant le milieu entre les extrêmes.
Fixer ce juste milieu, voilà tout le sujet de ce chapitre. Notre but sera pleinement atteint si nous parvenons à montrer que les trois droits éducateurs, celui de l'État, celui des parents et celui de l'Église, bien loin de s'opposer l'un à l'autre, s'appellent, se coordonnent et s'harmoni- sent pour une action commune plus intense.
Dès qu'il s'agit de fixer le juste miheu en matière d'éducation, la Famille et l'Etat ne man- quent jamais l'un plus que l'autre de champions pour leur cause. "On a toujours éprouvé, dit le R. P. Sertillanges, le sens profond et la puissance intime du foyer; on a toujourscompris le sens
LE PROBLÈME SCOLAIRE 269
élevé et la vaste amplitude des biens que repré- sente la patrie. '"^^^
C'est la question de partage entre ces deux forces, ces deux droits, qui a tenu en suspens les esprits. L'État a des intérêts communs, et chaque famille, ses intérêts particuliers. Fixer aux uns et aux autres leur juste place est difficile, parce qu'ils n'inspirent pas une sollicitude égale à l'homme, leur arbitre.
Suivant le parti auquel ils appartiennent, les docteurs nous montrent l'éducation tantôt pres- que entièrement aux mains de l'État, tantôt presque exclusivement aux mains de la famille. C'est une oscillation régulière dont le régime de l'école publique, neutre et obligatone termine l'un des mouvements; dont le système de l'ensei- gnement libre sous l'œil paterne de F État-gen- darme marque la fin de l'autre. Entre ces^deiLx extrêmes, les mille nuances de l' arc-en-ciel. '-^
Le moj^en de garder, dans cette complexité d'opinions, l'exacte proportion des choses? Il n'y en a qu'un, c'est de remonter aux sources du droit et de le contempler au moment où il jaillit du sol en un flot pur, afin d'en saisir la limpidité cristalline, d'en suivre facilement le cours et d'en
(1) R. P. Sertillanges: Famille et Etat dans Educ. p. 95. ^- (2) "On peut tendre au monopole de l'enseignement de plusieurs façons. On peut supprimer la Uberté de l'enseignement et l'assaillir de front pour lui substituer le monopole proprement dit de l'enseignement d'Etat . . . Mais on peut également l'introduire en fait, partiellement, dans une mesure plus ou moins étendue, subrepticement, obliquement, par une espèce de mouvement tournant." (Duballet: Fam., Egl., Et. dan» Educ., p. 255.)
270 LE PROBLÈME SCOLAIRE
écarter sûrement les eaux troubles qui tenteraient de le contaminer.
Tous les problèmes contemporains attendent leur solution définitive de ce retour vers leurs sources. Ils sont tous, observe le R.P. Sertillanges, "suspendus à quelques grandes notions qui, dû- ment éclairées, jetteraient leur lumière sur cet amas de doctrines, de faits, de synthèses arbi- traires ou hâtives dont vivent, le plus souvent, même les meilleures de nos intelligences." ^^^
"Quand un être organique dépérit et se cor- rompt, disait Léon XIII, c'est qu'il a cessé d'être sous l'action des causes qui lui avaient donné sa forme et sa constitution. Pour le refaire sain et florissant, pas de doute qu'il ne faille le soumettre de nouveau à l'action vivifiante de ces mêmes causes. "^2>
Dans un être organique, en effet, tout se tient : l'action se proportionne toujours à la nature, et la nature se détermine nécessairement par la raison d'être. Nous voulons savoir de quelle manière doit s'exercer le droit de l'État, et jusqu'à quel point l'intervention du pouvoir civil est licite. Deman- der cela, c'est d'abord demander comment se forme le droit de l'État; c'est aller plus loin en- core, c'est demander sur quoi se fonde le droit de l'État. Car, si vous n'allez pas jusqu'à la loi d'existence, vous ne saurez pas la loi de formation,
'1^ R. P. Sertillanges: Fam. rt Etal dans Educ., p.3.
k2) Léon XIII:!Encyc. Parvenu à la Sô'emt année. Vol. 6, p 283.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 271
VOUS ne saurez pas non plus la loi d'action; vous en parlerez sans principes assurés, au hasard, sans rien savoir au juste de ce que suppose, en édu^ cation, la mise en œuvre du pouvoir civil.
Le droit de l'Etat en matière d'enseignement^ nous lui avons donné pour unique raison d'être les exigences du bien commun; ce sont elles égale- ment que nous lui donnerons comme cause déter- minante de sa forme et de son mode d'exercice; ce sont elles que nous lui donnerons encore pour principes directeurs de son action et de ses limites.
Nous n'y serions pas invités par le souci d'har- moniser l'opération avec la nature et l'être, que la nécessité de proportionner l'action éducatrice de l'État à son objet nous forcerait d'en agir ainsi. "Tout ce qui regarde une fin, dit S. Thomas, doit être ajusté, proportionné à cette fin; la mesure des choses qui y conduisent doit se trouver dans cette fin."(i) D'où il suit, reprend Léon XIII, que tous les mouvements et tous les actes de la vie sociale naissent du même principe qui est sa raison d'être, de la fin en ^1le de laquelle elle a été fondée ; ^^^ de telle sorte que la règle donnée par le même pontife pour réprimer les abus, peut et doit s'en- tendre d'une façon générale, même pour les cas où il s'agit de procurer le bien: ''Les hmites de l'in- tervention de l'État sont déterminées par la fin même qui appelle le secours des lois."^^^
(1) D. Thomas: I-II, Q. Cil, art. I.
12) LéoD Xni: Encyc. Rerum novarum, Vol. .3, p. 41.
(3) Léon XHI: Encyc. Rerum notarum. Vol. 3, p. 49.
272 LE PROBLÈME SCOLAIRE
Il est donc naturel que l'action éducatrice de l'État suive la direction imprimée par les exi- gences du bien commun.
"Dans le gouvernement de la multitude, dit S. Thomas, on peut procéder légitimement et illégitimement. On procède légitimement, quand la direction donnée porte la multitude vers sa propre fin; mais on procède illégitimement quand la direction donnée aboutit à une fin étrangère à la société."(i)
Et ce qui nous confirme dans cette opinion, c'est que nous la trouvons très nettement formulée et explicitement enseignée par l'auteur de nos an- ciens manuels de philosophie, le cardinal Zigliara. "Les droits de l'État, dit-il au sujet de l'enseigne- ment, s'étendent aussi loin que la nécessité ma- nifeste du bien commun de la société. "^^^
Non, nous ne devons point hésiter, dans cette question si controversée du partage des influences entre l'Étatj la Famille et l'Église, à recourir aux exigences du bien commun: elles sont non seule- ment les germes féconds de tous les pouvoirs de l'État, mais encore les racines nourricières des- quelles ils tirent la sève et la vie, sans lesquelles ils ne sont plus que des rameaux desséchés, bons à être jetés au feu; elles solUcitent l'intervention des gouvernements ; elles lui servent de fils conducteurs
(1) D. Thomas: De Regim. Princ., Lib. 1, Cap. I.
(2) Jura autem Status tantum se extendunt, quantiua se extendit aperta nécessitas boni communi societatis. (Zigliara: PhQ., Ju* nat., L. II., Ci«). I, art. V, n. X, Objectio tertia.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 273
dans toute la sphère de son activité ; elles la sou- tiennent du centre d'où elle s'élance jusqu'aux dernières superficies où elle s'arrête; elles la sauve- gardent et l'empêchent de s'écouler à gauche ou à droite en des fuites irréguhères, frauduleuses, abusives et décevantes; elles donnent la clef de solution de toutes les difficultés.
Mais quelle n'est pas notre témérité de reculer ainsi les limites du droit de l'État jusqu'aux der- nières exigences du bien commun temporel de la société! Pouvons-nous ignorer que là même, dans ces exigences du bien commun, se trouve la source de l'erreur capitale de nos temps modernes: l'omnipotence de l'État en matière d'éducation? Pourquoi les gouvernements actuels de presque tous les pays cherchent-ils à concentrer dans leurs mains tous les droits éducateurs de l'Église, de la famille et des individus ? Pourquoi revendiquent- ils, sur tout ce qui regarde l'enseignement, une autorité absolue, exclusive, affranchie de tout con- trôle? Sinon toujours, principalement, pour cette raison ou, mieux, pour ce prétexte: les exigences du bien commun. Dans ces conditions, ne serait-il point préférable pour les défenseurs de la vérité de rejeter ce principe, ou de le passer sous silence?
Ceux qui le pensent sont assurément fort excu- sables. Ils sont contemporains d'un état de choses pénible; ils voient l'État abuser et tenter d'abuser; ils en concluent qu'il faut faire le silence sur le droit lui-même. Mais ne serait-il pas souveraine-
274 LE PROBLÈME SCOLAIRE
ment injuste de réprimer un abus par un autre abus, de corriger la tyrannie par l'anarchie?
Il convient encore de remarquer que le meilleur moyen de démasquer l'erreur et de dé- jouer ses artifices est de faire briller la vérité. C'est la splendeur de la lumière qui dissipe les ombres, comme c'est la vigoureuse application du droit qui chasse les abus. Or, il est incontesta- blement vrai que le droit de l'État en matière d'éducation repose totalement, dans son être et dans son exercice, dans son principe et dans sa dernière application, sur les exigences du bien commun temporel de la société. Si des juristes, des hommes d'État, ou d'autres, font appel à cette vérité pour étayer l'erreur de l'omnipotence de l'État, l'abus doit être attribué, non à la vérité elle-même qui rejette une pareille conséquence, mais à la perversion qu'on en fait. C'est donc dans une plus parfaite compréhension des exigences du bien commun, qu'il faut chercher le remède à cette maladie de l'esprit. ^^^ Qu'on nous permette, du moins, de le tenter.
II
Qu'est-ce que le bien commun temporel de la société civile? Dans quels rapports se trouve-t-il
(1) Apparemment, Léon XHI se laissait fort peu impressionner par cette crainte des abus, puisque c'est au nom du bien commun qu'il autorise le pou- voir civil à intervenir dans des questions de vie domestique et de liberté per- sonnelle, telles que les liens naturels de la famille, la nature et la longueur du travail, la santé des femmes et des enfants, etc. Mais, c'est que, par ailleurs, il détermine les limites de cette invervention de l'État par la fin même qui ap- pelle le secours des lois. (Léon XIII: Encyc. Rerum novarum, Vol. 3, p. 49.) —
LE PROBLÈME SCOLAIRE 275
vis-à-vis des autres biens, vis-à-vis surtout des biens particuliers des familles et des indiiàdus? Déjà, pour combattre Tétatisme, nous avons effleuré ce sujet ; mais il importe ici de le mettre en pleine lumière.
Le bien commun de la société est d'une cer- taine façon identique aux biens particuliers des individus/^^ Sur l'un et l'autre, on peut porter des jugements semblables/^)
Tout d'abord, ce sont les mêmes besoins, les mêmes appétits et les mêmes désirs que sont ap- pelés à satisfaire et les biens particuliers et le bien commun. Les individus humains sont tous pous- sés par une irrésistible impulsion de leur nature vers le bonheur ; toujours, ils aspirent à la féUcité des cieux;et pour calmer les tourments de l'attente, ils cherchent, dès cette vie, à s'établir dans un état où brillent quelques lueurs de l'éternité : état d'une existence paisible et assurée, état de per- fection des facultés naturelles. Là est le bienparti- cuher des individus humains ; et là également est le bien commun de la société civile. Car l'homme entre en société afin d'y conserver et d'y perfec- tionner son être naturel. "Dans l'état d'isolement, il ne peut, observe Léon XIII, se procurer les objets nécessaires au maintien de son existence, ni acquérir la perfection des facultés de l'esprit et
(1) Oportet eumdem finem esse multitudinb humanse qui est hominis unius (D. Thomas: De Regim. Princ., Lib. I, Cap. XIV.)
(2) Idem autem oportet esse judicium de fine totius multitudinis, et unius. (D. Thomas: Eodem loco.)
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de l'âme. Aussi a-t-il été pourvu, par la divine Providence, à ce que les hommes fussent appelés à former non seulement la société domestique^ mais la société civile, laquelle seule peut fournir les moyens indispensables pour consommer la perfection de la vie présente. "^^^
Destinés par la nature à satisfaire les mêmes besoins, les mêmes appétits et les mêmes désirs, le bien commun et les biens particuliers peuvent-ils ne pas avoir entre eux des analogies profondes ? Le bien particulier comble de ses perfections les fa- cultés de l'individu; également, le bien commun possède toutes les perfections que peuvent sou- haiter les citoyens. — Le bien particulier se parfait, s^ obtient et se goûte par une opération qui pro- cède de la vertu parfaite, par l'exercice d'une bonne vie; également, le bien commun ne se réalise que lorsque les citoyens vivent selon la vertu. (-) — Pour qu'un homme puisse mener une vie bonne et, par là, jouir de son bien particulier^ deux conditions sontindispensables:l'une, et c'est la principale, consiste dans l'exercice de la vertu (la vertu se définissant: ce par quoi l'homme vit bien); l'autre, secondaire et en quelque sorte instrumentale, consiste dans la suffisance des biens corporels dont l'usage est nécessaire à la
(1) Léon XIII: Encyc. Immortale Dei, Vol. 2, d. lî».
(2) Videtur autem finis esse multitudinia confçregatse, vivere seoundum virtutem. Ad hoc enim homines congregantur, ut simul bene vivant, quod con- sequi non posset unusquisque singulariter vivens. £ona autem vita est secun- dum virtutem. Virtuosa igitur \-ita est congregationis humanœ finis. (D. Tho- mas: De Reg. Princ., Ldb. I, Cap. XIV.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 277
pratique de la vertu. De même, pour qu'une société déjà constituée puisse vivre selon la vertu et, par là, jouii* du bien commun, il faut qu'elle soit dirigée d'abord vers des actions moralement bonnes, et qu'ensuite elle soit pour\Tie d'une certaine abondance de biens extérieurs /^^
A ces analogies profondes se joignent, cepen- dant, des contrastes frappants. Le bien commun, comme le bien particulier, perfectionne l'individu humain; mais, notons-le bien, ce n'est pas un indi- vidu seul que le bien commun est appelé à per- fectionner, ce sont tous les individus simultané- ment qui font parties actuelles du groupe social. ^^^ ''Il y a deux sortes de biens, enseigne S. Thomas. Il y a un bien propre à chaque homme, qui lui appartient en tant qu'individu ; il y a cependant un autre bien, le bien commun, qui n'appartient à tel ou tel qu'en tant qu'ils sont membres d'une col-
?" (1) Ad bonam unius hominis vitam duo requiruntur: unum principale, quod est operatio secundum -i-irtutem (\'irtus enim est qua bene vivitur) ; aliud vero secundarium et quasi instrumentale, scilicet corporalium bonorum sufficientia, quorum usus est necessarius ad actum wtutis. Ipsa tamen hominis unitae per naturam causatur; multitudinis autem unitas, quse pas dicitur, per regentis industriam est procuranda. Sic igitur ad bonam \'itam multitudinis instituen- dam tria requiruntur. Primo quidem ut multitudo in unitate paois constituatur Secundo ut multitudo \'inculo pacLs unita dirigatur ad bene agendum. Tertio vero requiritur ut per regentis industriam necessariorum ad bene vivendum adsit sufficiena copia. (D. Th.: De Regim. Priiu:., Lib. I, Cap. XV.)
■ (2) "La fin de la société civile embrasse universellement tous les citoyens, car elle réside dans le bien commun, c'est-à-dire dans un bien auquel tous et chacun ont droit de participer dans une mesure proportionnelle. Au contraire, les sociétés qui se constituent dans son sein sont tenues pour privées et le sont en effet, car leur raison d'être immédiate est l'utilité particulière et exclusive de leurs membree." (Léon XIII: Encyo. Rerum novarum, Vol. 3, p. 59.)
278 LE PROBLÈME SCOLAIRE
lectivité, au soldat comme partie de Tarmée, au citoj'en comme membre de la cité."^^^
Une application concrète donnera la véritable portée de cette distinction. L'individu humain a substantiellement tout ce qui constitue son espèce, mais il n'a pas actuellement toutes les qualités dont elle est susceptible; il demande à être perfectionné encore en certaines spécialités restreintes : un homme sera ouvrier, l'autre patron, un troisième artiste, celui-ci agriculteur, celui-là commerçant, cet autre légiste, etc. Le bien parti- culier ne pourvoit qu'à une seule de ces spécialités; le bien commun, lui, les renferme et les con- serve toutes à la fois. Le bien commun réalise donc la perfection maxima de l'espèce humaine /^^ tandis que le bien particulier ne réalise que la perfection relative de tel ou tel individu.
Mais ce n'est pas tout. La société civile vient après la famille; ses membres immédiats ne sont pas des enfants à qui tout manque, mais des fa- milles, c'est-à-dire des êtres déjà formés, qui se groupent pour suppléer à l'insuffisance de leurs ressources individuelles. D'où il suit que le bien commun vise directement, non à perfectionner les
<1) Est quoddam bonum proprium alicujus hominie inquantum est singu- laris persona. Est autem quoddam bonum commune quod pertinet ad hune vel illum inquantum est pars alicujus totius; sicut ad militem, inquantum est pare exercitus, et ad civem, inquantum est pars civitatis. (D. Th.: De Cariiate, Art. IV. ad 2um.')
(2) lUud bonum ad quod ordinatur civitas e*t principalissimum int«r bona humana. (D. Th.: Politic, Lib. I., Lect. l;De Reg. Princ, Lib. I, Cap. I.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 279
hommes, mais plutôt, selon la belle expression de Léon XIII, à consommer la 'perfection de la vie présente/^^
De cette brève analyse, on peut facilement dégager la vraie notion du bien commun temporel En lui-même, il consiste dans cet ensemble de conditions sociales, d'avantages généraux, de se- cours collectifs qui sont nécessaires à tous et à chacun pour assurer définitivement le maintien de leurs existences et pour consommer la perfection de leurs facultés naturelles. En lui et par lui, tous les droits privés trouvent leur suprême garantie; toutes les perfections individuelles, leur plein épanouissement: véritable source d'eaux vives où tous et chacun peuvent venir se désaltérer; d'où tous et chacun peuvent tirer un surcroît de vie physique, intellectuelle et morale.
Par rapport à la fin de l'Eglise, le bien commun temporel est une fin inférieure et subordonnée. A l'Église, le domaine des choses spirituelles et sur- naturelles; à l'Etat, le domaine des choses tempo- relles et naturelles. ^^^ Entre ces deux biens, la supériorité ne saurait rester en suspens. Le bon-
ci) Léon Xni: Encyc. Immortale Dei, Vol. 2, p. 19.; Quse (Societas civilia) «uppeditare vitce sufficientiam perfectam sola potest.
(2) Finis immediatus societatis ci^^lis est pax, seu tranquiUa ordinatio civium; et ideo societas civilis est dupliciter huinana et temporanea, id est, ratione statua et ratione finis. At contra finis immediatus Ecclesiae est sanctitas fidelium; et ideo ratione quidem status est humana, ut dictum est, sed ratione finis est spititualis. Consequenter illud quod est finis immediatus societatia civilis, non est niai médium respectu finis immediati ad quem procurandum ordinatur Ecclesia eique necessario subordinatur. (.Zigliara: Propœdeutica, L. IV, C. III. n. VII.)
280 LE PROBLÈME SCOLAIRE
heur temporel n'est pas la fin totale de l'homme^ mais seulement la partie secondaire et accessoire de cette fin; la partie principale et essentielle con- sistant dans le bonheur étemel ou dans la posses- sion de Dieu. Également, les sociétés d'ordre naturel présentent une double fin: une fin pro- chaine, propre à chacune d'elles, qui est un bien créé; et une fin suprême, commune à toutes, qui est Dieu/^^ D'aucune façon, la fin prochaine et secondaire ne saurait primer la fin suprême et principale; elle doit plutôt lui être entièrement subordonnée.
Par rapport aux biens particuliers des indi- vidus et des familles, voici les principaux traits qui caractérisent le bien commun temporel: 1° Le bien commun est plus grand et plus divin que le bien particulier: Majus et divinius est honum muUitudinis quam honum unius, dit S. Thomas. ^^^ Il est plus grand, parce que le bien de l'espèce l'emporte sur le bien de l'individu ;(^^ parce que, également, l'individu est ordonné à l'espèce comme l'imparfait au parfait, comme la partie au tout.^^^ Il est plus divin, car, si tout bien est une parti cipation limitée mais réelle de l'être infini, le plus haut degré du divin se trouvera nécessairement
(11 Léon XIII: Encyc. Sapientiœ chrislianœ. Vol. 2, p. 263.
(2) D. Thomas: De Regim. Princ, Lib. I, Cap. IX.
(3) Bonum speciei prœponderat bono individui. (D. Thomas: la P., Q.L, a. 4, ad 3um.)
(4) Omnia pars ordinatur ad totum sicut imperfectimi ad perfectum . . . Quselibet autem persona aingularia comparatur ad totam communitatem sicut pars ad totum. (D. Thomas: II-II, Q. LXIV, a. 2.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 281
dans le bien commun qui réalise collectivement les perfections de la nature humaine.
2° Le bien commun est d'une espèce différente de celle du bien particulier. S. Thomas l'établit ainsi: "Autre est la raison du bien commun, autre celle du bien individuel; elles diffèrent l'une de l'autre, comme le tout de la partie. Aussi le Philosophe déclare-t-il, au livre I des Politiques, que "c'est mal parler que de dire: la Cité, la famille, etc., diffèrent seulement par le nombre de leurs membres et non par leurs raisons spécifiques. ^ ^
Le bien commun n'est donc pas la somme de la prospérité ou du bonheur de tous les individus pris séparément, il ne diffère pas des biens parti- culiers comme la gerbe diffère des épis; il les domine comme l'âme raisonnable domine l'âme sensitive.
3° Le bien commun ne se trouve pas, comme le bien particulier, dans la sphère des activités privées; mais il s'acquiert par la force supérieure de l'Etat. C'est une conséquence rigoureuse du principe si fermement posé par S. Thomas: "Tout ce qui regarde la fin doit être ajusté, propor- tionné à cette fin; la mesure des choses qui y conduisent doit se trouver dans cette fin."^)
(1) Bonum commune cmtatis et bonum singulare unius personae non dif ferunt aecundum multum et paucum, aed secundum formalem differentaim* Alla est enim ratio Boni communia et Boni singularia, sicut alia ratio totius et.partis. (D. Thomas: II-II, Q. LVIII, art. 7, ad. 2um.1
(2) D. Thomas: MI, Q. CH, art. I; II-U, 0. CLXXIV, art. II
282 LE PROBLÈME SCOLAIRE
Le bien commun de toute société est un;(i^ il requiert donc un agent promoteur unique, un agent social qui coordonne, centralise et unifie en quelque sorte, par une impulsion efficace vers ce but commun, les activités divergentes des mem- bres de la société.
Le bien commun de la société civile est spéci- fiquement différent des biens particuliers; il doit, par conséquent, être produit par un pouvoir spécifiquement différent de ces autorités privées qui tendent naturellement vers leurs intérêts per- sonnels.
Le bien commun de la société civile intéresse universellement tous les citoyens; de ce fait, il dépasse évidemment la sphère des activités privées et devient le terme naturel d'une activité supé- rieure, capable de s'élever au-dessus des rivalités mesquines, d'embrasser du regard les vastes horizons et de pourvoir aux besoins de la collec- tivité entière.
L'Etat seul est cet agent proportionné au bien commun; par sa nature unique, par ses forces supérieures, par ses activités centralisatrices, il est naturellement désigné pour remplir la noble et difficile fonction de le réaliser. Et, en effet, où aboutiraient les efforts individuels des citoyens s'ils n'étaient dirigés et complétés par l'autorité sociale ? Tout particulier : individu, ou famille,
(11 "La raison formelle de toute société est une et commune à tous se» membres, grands et petits." (Léon XUI: Encyc. Rerum notarum, Vol. 3, p. 45.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 283
OU corporation privée, parla même qu'il est un tout individuel, tend à son bien propre. Si chacun est libre de déterminer la fin commune et les moyens à prendre pour y parvenir, tout sera jugé à la lumière des intérêts privés, les buts se multi- plieront avec les citoyens, les forces s'éparpilleront, ici et là, dans des directions contraires ou opposées, la société disparaîtra/^^ Nulle société ne saurait exister sans un chef suprême qui imprime à chacun une même impulsion efficace vers un but commun/2) L'Etat est le vrai promoteur du bien commun. ^^^
Aussi bien, pourquoi les hommes cherchent- ils, au-dessus de la famille et des groupements par- ticuHers, une union plus compacte et plus vaste ? Sinon parce qu'ils ont l'expérience de leur propre faiblesse et de l'insuffisance des secours obtenus par ces sociétés privées. ^^^
(1) Unitas ex fine seu ex bono communi est. Afcqui cum omnes homines sint natura aequales, ai unicuique relinquatur potestas determinandi finem communem, tôt erunt fines et consequenter tendentiae in finem et virium dia- tractiones, quot erunt membra componentia societatem. Et hoc modo destructa unitate finis, viribusque distractis, societas ipsa periret. Ergo ad essentiam. eocietatis necessario requiiitur principium, cujus sit ex jure determinare de bono communi et ad hoc concordes dirigera sociorum vires. Et hoc principium vocatur potestas, seu auctoritas socialis. (Zig.: Phil. J. nat., L. II, C. II, A.I, n. II.)
(2) Léon XIII: Encyc. Immortale Dei, Vol. 2, p. 19.
(3) Non idem est quod proprium et quod commune; secundum propria quidem differimt, secundum autem commune uniuntur. Diversorum autem diversae sunt causse. Oportet igitur, praeter id quod movet ad bonum proprium tmiuscujusque, esse ahquid quod movet ad bonum commune multorum; propter quod et in omnibus quse in unum ordinantur, aliquid invenitur alteriuB regitivum. (D. Th.: De R. P., L. I., C. I.)
(4) Léon XIII: Encyc. Rerum noTarum, Vol. 3, p. 59.)
284 LE PROBLÈME SCOLAIRE
Certes, un grand nombre de choses nécessaires à la prospérité publique peuvent être entreprises «t exécutées par l'initiative privée ou iiidividuelle ; mais, sans la force supérieure de l'Etat, le bien commun ne s'accomplirait pas avec assez d'en- semble, ni assez de persévérance, ni même il ne s'accomplirait totalement. C'est que le bien com- mun est le terme naturel de la collectivité seule; et, seule, la collectivité, agissant en corps, per modum unius, peut l'atteindre complètement. Dans cette tendance vers la fin commune, "il y a toujours, comme dit saint Thomas, une opération réservée au tout et qu'aucune partie ne peut s'attribuer."")
4° Quoique nécessairement formé aux dépens des biens particuliers, le bien commun est, par essence, rémunérateur ou compensateur des sacri- fices qu'il impose.
Par définition, la société est une aggrégation d'hommes qui se réunissent en vue d'atteindre une fin commune et déterminée; d'où l'obligation pour tous les associés de mettre leurs forces indivi- duelles au service de la société pour lui procurer les moyens nécessaires à l'obtention de cette fin; d'où également le droit pour l'autorité sociale
(1) Sciendum est autem quod hoc totum quod eat civilis multitudo, vel dotnestica familia, habet solam unitatem ordinis, secundiun quam non est ali- quid simpliciter unum. Et ideo pars ejus totius potest habere opwrationem quae non est operatio totius, sicut miles in exercitu habet operationem quœ non est totius exercitus. Habet nihilominus et ipsum totum aUquam operationem quœ non eat propria alicujus partium sed totius; puta conflictus totius exercitus. (D. Thomas: I Elhic., Lect. I.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 285
d'exiger des associés tout ce qui lui est nécessaire pour atteindre complètement cette fin. Et vrai- ment, quelle ne serait pas l'aberration de ces hommes qui, après s'être proposé un but quel- conque, refuseraient de s'imposer les sacrifices nécessaires pour réaliser leur dessein! Une telle inconséquence, toujours possible dans les asso- ciations libres, ne saurait se rencontrer dans les sociétés naturelles, telles que la société civile; et la loi supérieure qui pousse les hommes à se grouper en sociétés civiles, les contraint également à s'acquitter jusqu'au bout de leurs obligations sociales. Aussi, Léon XIII n'a-t-il pas craint de dire que "tous les citoyens sans exception doivent apporter leur part à la masse des biens com- muns."^!^
C'est donc une nécessité que le bien commun, soit formé aux dépens des biens particuliers. Mais, en revanche, disions-nous, le bien commun se montre essentiellement rémunérateur ou compen- sateur des sacrifices qu'il impose. Et, c'est encore Léon XIII qui nous en avertit, car ces biens com- muns auxquels tous doivent concouru-, ajoute-t-il aussitôt, ce sont ceux-là mêmes qui, "par un retour naturel, se répartissent de nouveau entre les individus," selon une mesure proportionnelle. ^^^
Un simple retour sur l'origine de la société civile, ou sur sa raison d'être, suffit pour justifier
(1) Léon XIII: Encyc. Re-um novarum, Vol. 3, p. 47.
(2) Eodem loco. Voir aussi D. Thomas: II-II, Q. LXI, art. I, ad. 2\im.
286 LE PROBLÈME SCOLAIRE
cette propriété du bien commun. C'est d'abord pour son bien à soi, pour le bien de sa nature indi- viduelle, que chaque homme recherche la société : l'homme entre en société afin d'y conserver et d'y perfectionner son être naturel. D'où il suit que, dans l'ordre de l'intérêt, le but du groupe social est d'une certaine façon le bien propre de chaque associé.
"L'homme, dit S. Thomas, est naturellement partie de la multitude qui lui fournit aide et assistance pour mener bonne vie."^^^ Les mots ''qui lui fournit aide et assistance" nous indi- quent clairement que le bien social est, par essence, distributif à tous et à chacun.
N'allons pas en conclure néanmoins qu'il faille accepter le sacrifice de tous à un seul; car l'homme à qui la société fournit assistance, ce n'est pas un individu isolé, c'est l'individu associé, •ou mieux, ce sont tous les individus simultané- ment.
Encore moins faudrait-il conclure de cette doctrine que le bien commun est subordonné aux biens particuliers; car c'est un principe indiscu- table que le bien particulier se réfère au bien commun comme l'imparfait au parfait, comme la partie au tout.
(1) Sciendum est autem quod quia homo naturaliter est animal sociale et politicum, utpote qui indiget ad suam vitam multis, quae sibi ipse aolus prsepa- rare non potesf ; consequens est quod homo naturaliter sit pars alicujus multi- tudinis per quam praestetur sibi auxilium ad bene vivendum. (D. Thomas: I Ethic, Lect. I.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 2*^7
]Mais, avec cette .supériorité et cette univer- salité, et précisément parce qu'il est supérieur et universel, le bien commun possède encore la pr<^- priété de se diffuser dans tout le corps social et d'y répandre sa protection et son assistance. Le bien commun, dans la plénitude de sa perfection, n'est attribuable à aucun individu, mais à la collectivité seule; pourtant, puisqu'il est la per- fection maxima de l'espèce, ou le bien de la nature commune à tous, le bien commun convient d'une certaine façon à chacun des individus et s'attribue à eux, en partie, selon certaines formes parti- culières.
Il y a donc deux manières de se représenter le bien commun: l'une, sous forme de biens collectifs auxquels tendent tous les efforts des citoyens; l'autre, sous forme de biens distributifs qui ^e répartissent sur tous les citoyens. Ces deux aspects sont naturellement unis, inséparables, comme deux parties intégrales d'un même tout. Le bien commun n'emprunte et n'amasse que pour rendre au centuple. Aussi était-ce avec un sens philosophique profond que ^l. Etienne Lamy a écrit: "Comme l'utilité générale ne peut être servie que par la collaboration des particuliers, et qu'ils ne la peuvent servir sinon par certains re- noncements à leur autonomie, l'homme, prévenu contre ces sacrifices, est tenté de croire ennemis l'intérêt public et l'intérêt individuel, et, se pré- férant, de refuser tout sacrifice à la cause sociale. Or, plus celle-ci est méconnue, plus s'appauvris-
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sent les forces protectrices de l'ordre nécessaire à tous, et, quand la société reste sans défense, les intérêts généraux entraînent dans leur ruine les intérêts particuliers. Alors apparaît, trop tard, qu'au lieu d'être adverses, ils étaient solidaires et qu'il eût fallu, pour protéger ceux-ci, protéger ceux-là."(i>
Dans ce composé étrange, quel est le rapport réciproque des biens empruntés et des biens dis- tribués ? Les biens empruntés priment-ils les biens distribués ? Ou, inversement, les citoyens retirent-ils plus qu'ils n'ont donné?
Entre divers citoyens, il n'est pas douteux que chacun retire en proportion de ce qu'il adonné; car, dit Léon XIII, parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernements, celui qui domine tous les autres consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigom-euse- ment les lois de la justice dite distribu tive."^-^ D'où il suit que ceux-là doivent avoir la préémi- nence dans toute société, qui travaillent le plus au bien commun.
Pour chaque citoyen en particulier, les gains l'emportent en général sur les pertes. Il peut assurément arriver des cas exceptionnels et extra- ordinaires où le bien commun exige le sacrifice total des biens particuliers: pour sauver l'armée,
(1) Mr Etienne Lamy: La flamme qui ne doit pas s'éteindre. Ret. des Drus- Mondes, 1917, p. 241.
(2) Léon XIII; Encyc. Rerum notarum, Vol. 3, p. 47.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 289
le soldat doit tenir le poste où il sera tué. Mais, d'ordinaire, le concours exigé des citoyens pour l'obtention du bien commun, n'affecte que l'exer- cice des droits individuels/^^ Or, la contrainte imposée par cette intervention directrice de l'Etat, quelque onéreuse qu'elle paraisse, ne sam'ait pré- valoir sur les désavantages qui résulteraient de l'absence du bien commun, ni faire pencher la balance du côté où elle se trouve. En général, donc, les avantages retirés par les citoyens du fait de la société les dédommagent amplement des sacrifices qu'ils s'imposent pour le bien com- mun.
Et c'est juste: car, avant d'être aimée pour elle-même, la société l'est pour son utilité; si, donc, les individus ou les familles, entrant dans la société, y trouvaient, au lieu d'un soutien, un obstacle, au lieu d'une protection, une diminution de leurs droits, la société serait bientôt plus à fuir qu'à rechercher. ^^^
Voilà ce qu'est le bien commun de la société civile ! Voilà les éléments essentiels dont il se com- pose! Voilà les conditions dans lesquelles il se trouve vis-à-vis des autres biens! C'est le cadre naturel de son évolution ; de quelque côté qu'il se tourne, vers quelque idéal qu'il s'élance, jamais il ne devra réclamer des perfections qui ne soient conformes à ces éléments essentiels ou à ces
(1) Voir R. P. Antoine, S. J.: Cours d'Economie sociale, p. 80.
(2) Léon Xni: Encyc. Rerum novarum, Vol. 3, p. 29.
290 LE PROBLÈME SCOLAIRE
conditions relatives. Il nous sera donc facile maintenant de dégager les principes généraux qui, tout à la fois, établissent les exigences du bien commun au point de Mie de l'éducation, et fixent les bornes du droit éducateur de l'État.
III
Premièrement, l'État n'a pas d'autorité sur renseignement religieux et moral, mais unique- ment sur l'instruction scolaire profane.
Le bien commun de la société civile est un bien temporel et naturel : et l'instruction scolaire profane seule concourt directement et essentielle- ment (per se) à l'obtention de cette fin. Certes, nous ne prétendons pas que l'instruction scolaire profane suffise au bon gouvernement de la so- ciété, ni même qu'elle en soit le moyen principal. Comme le dit Léon XIII, ' 'l'éducation chrétienne de la jeunesse importe grandement au bien de la société civile. "^^^ Alais, de par sa nature, l'édu- cation chrétienne est ordonnée à un bien plus noble que le bien temporel et natm'el de la société civile; elle tient sa raison d'être d'une fin supé- rieure; elle ne saurait être circonscrite dans les Ihnites étroites du pouvoir de l'État. ^^^
''Si par enseignement, obse^'ve Mgr Sauvé, on entend l'éducation en son acception la plus
(1) Léon Xni: Encyc. Officia sanctissimo. Vol. 2, p. 134. 1.2) Tarqiiini: Droit pub. de l'Egl., pp. 13, 15.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 291
large, je veux dire le développement harmonique et complet de l'homme et de ses facultés dans l'ordre naturel et dans l'ordre surnatui'el, il est certain que l'État, pas plus d'ailleurs que la famille, n'a point par lui-même, et indépendam- ment de l'Église catholique, le droit de dispenser cette sorte d'enseignement, qui embrasse l'ins- truction morale et religieuse, base, centre et sommet de toute éducation. Et en effet la partie religieuse de l'enseignement n'ayant été confiée par le Christ qu'à son Église, ne peut être dis- pensée que du consentement exprès ou tacite et sous le contrôle de l'Épouse du Sauveur. Quant à l'enseignement moral, il ne saurait être ni com- plet, ni sûr en dehors de la révélation divine, confiée à la garde et à l'interprétation infaillible de rÉgUse."(i)
Bien plus, en cette matière de l'enseignement religieux et moral, l'État est strictement tenu de respecter les droits de l'Église et des parents - C'est que, en effet, l'État n'a pas le droit exclusif d'enseigner, et ne peut exercer son droit qu'en suivant l'ordre établi par Dieu; or, l'ordre établi par Dieu est que l'instruction religieuse et morale de la jeunesse relève exclusivement de l'Église et des parents, indépendamment de toute puissance civile.
Pour ce qui est des parents, le respect dû à leur droit naturel préceptif ne prive point l'État
(1) Mgr Sauvé: Questions rel. et soc , p. 255.
292 LE PROBLÈME SCOLAIRE
du droit de veiller, d'une certaine façon, sur l'en- seignement religieux et moral dispensé par la famille et de réprimer les abus qui s'y glisseraient. Ainsi, l'autorité judiciaire pourra enlever un en- fant à des parents corrupteurs qui lui feraient faire l'apprentissage du crime. Les droits supé- rieurs de l'enfant autorisent alors le pouvoir social à suspendre l'exercice du pouvoir paternel. De môme, l'État pourra instruire, dans une juste mesure, par lui-même ou par d'autres, les enfants que leurs parents laisseraient misérablement lan- guir dans une ignorance honteuse. ^^^ En un mot, l'Etat a le droit de veiller à ce que les pères de famille satisfassent à l'obligation qu'ils ont d'éle- ver chrétiennement leurs enfants; de les y con- traindre au besoin; et même de les suppléer en certains cas.^-^ Mais, à moins d'abus criants, l'Etat doit respecter la volonté des pères dans l'édu- cation religieuse et morale de leurs enfants.
Pour ce qui est de l'Église, au contraire, l'État est tenu, non seulement de lui laisser une entière liberté, mais encore d'appuyer au besoin son enseignement dogmatique et moral, à con- dition cependant qu'il le fasse au nom et avec l'agrément explicite ou implicite de la sainte Épouse du Christ. D'une part, en effet, l'Eglise
(1) Léon XIII: Encye. Rernm novarum. Vol. 3, p. 29.
(2) Etsi societas civilis possit in\'igilare ut quisque paterfamilias muneri suo satisfaoiat cducandi filios suos, et pro necessitate eos corrigere aut substi tuere possit, non tamen potest jure coarctare illorum libertateni qui possunt et volunt filiis suis vel per se vel per sibi bene%'isos consulere. (Cavagnis: Jur. pub. EccL, Pars spec, Lib. II, n. 49.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 293
catholique a reçu de son divin Fondateur le droit? et le devoir absolus, directs, exclusifs d'enseigner au monde les vérités révélées par Dieu; et, d'autre part, l'État, d'après le plan divin, doit remplir à l'égard de l'Église le rôle d'auxiliaire, et, par là même, employer sa puissance et ses ressources pour procurer en définitive la gloire de Dieu et le salut des âmes, fin supTême du bien social.
On voit aisément ce que comporte pour l'État l'absolue liberté qu'il doit laisser à l'Église en matière d'enseignement religieux et moral. De toute évidence, l'État devra s'abstenir de s'im- miscer dans les écoles ecclésiastiques et surtout dans les séminaiî'es, soit pour en limiter le nombre, soit pour en fixer l'organisation, soit même pour en modifier les programmes. ^^^
Mais à quoi l'État est-il tenu en pratique pour appuyer l'enseignement dogmatique et moral de l'Église? La réponse à cette question varie selon les temps, les lieux et les conditions sociales. Laissons ici Mgr Sauvé faire l'analyse des diffé- rentes conjonctures dans lesquelles peut se trouver l'État, et indiquer la conduite que celui-ci doit suivre en chacune d'elles.
"Lorsque la religion catholique, dit-il, est la religion de l'État, la seule autorisée dans un pays, et que les autres religions n'3' sont tolérées ni en fait, ni en vertu d'une loi permissive ou de tolé-
(l) Léon Xni: Encyc. Jam pridem, Vol. 2, p. 71.
294 LE PROBLÈME SCOLAIRE
rance, l'État a le droit et le devoir d'empêcher ou de réprimer tout enseignement contraire à la vérité catholique. Ce n'est pas de lui-même, c'est de l'infaillibilité à laquelle il croit, qu'il tire ce droit de prohiber les erreurs dogmatiques et morales, et de régler l'enseignement de façon à garantir les droits de la vérité . . .
"Que si, pour des raisons suffisantes, un État catholique peut ou doit tolérer l'exercice d'autres cultes que celui qu'il professe, il pourra ou devra, pour éviter de plus grands maux, tolérer un en- seignement en harmonie avec les cultes lolérés, dans la mesure exigée par les circonstances de lieu et de temps. Mais il ne doit enseigner ou faire enseigner en son nom rien de contraire ou de nuisible à la foi et à la morale catholiques.
''Si l'État fait profession d'un faux culte ou se déclare libre-penseur dans le sens attaché au- jourd'hui à ce mot, il devient difficile, sinon im- possible, de lui tracer une ligne de conduite satis- faisante. L'ordre ne peut résulter du désordre. Il ne peut y avoii- qu'une question de plus ou de moins dans la voie de l'erreur et du mal. quand on est parti de principes faux ou mauvais et qu'on veut agir logiquement, d'après ces mêmes prin- cipes.
"Toujom-s est-il que l'État non cathohque n'a aucune raison valal)le et par là même aucun droit d'empêcher l'enseignement donné par l'Église ou avec son ap])robation . . D'un autre côté, ne
LE PROBLÈME SCOLAIRE 295
s'appuyant pas sur l'Église catholique, sur son infaillibilité. l'État ne saurait prétendre avec raison donner ou imposer un enseignement reli- gieux en dehors de celui de l'Église, surtout s'il a proclamé la liberté de conscience et de reli- gion."(i^
Ces restrictions et ces assujettissements, si justement imposés à l'État en matière d'enseigne- ment religieux et moral, n'ont pas de raison d'être pour rinstniction scolaire profane. Gardons-nous, cependant, de conclure que, sur ce dernier point, le droit de l'État est absolu ou illimité.
IV
En second lieu, le droit de l'État sur l'ins- truction scolaire, profane est inférieur à celui de l'Église, mais peut être supérieur à celui des parents, lorsqu'il s'exerce légitimement.
On sait que, siu* l'instruction scolaii-e profane, l'Église possède un droit indirect, ^^ etlafamilley un droit naturel dominatif.'^^ C'est avec ce droit indirect de l'Église et ce droit naturel dominatif de^s parents que nous comparons ici le droit de l'État. Et nous disons, tout d'abord, que le droit de l'État est inférieur et subordonné au droit de l'Église.
(1) Mgr Sauvé: Questions rd. et soc, p. 310.
(2) Voir Chapitre troisième, Section IV.
(3) Voir Chapitre cinquième, Section 111.
2C6 LE PROBLÈME SCOLAIRE
La fin propre de l'enseignement profane est le bien temporel; mais le bien spirituel peut, lui aussi, bien qu'indirectement, résulter de l'ensei- gnement profane, à raison des rapports nécessaires que cet enseignement entretient avec la diffusion des vérités révélées. Que d'obstacles la science ne peut-elle susciter à la foi! Que de secours ne doit-elle pas lui procurer! En s'occupant de l'ins- truction scolaire profane, l'Église s'efforce d'élimi- ner ces obstacles et de tirer profit de ces avantages, c'est-à-dire, recherche avant tout le bien spiri- tuel ;^^^ tandis que l'État vise principalement le bien temporel. Et là même est la raison de la supériorité du droit de l'Église sur celui de l'État. Car, puisque les droits des sociétés se tirent des exigences de leurs fins respectives, et que la fin de la société civile est inférieure et subordonnée à la fin de la société religieuse, il est nécessaii'e que le droit éducateur de l'État soif également inférieur et subordonné au droit éducateur de l'Église. ^^^
Cet argmnent ne fait qu'appliquer à la matière des droits éducateurs la belle et profonde doctrine de Léon XIII sur les rapports des deux puissances, rcivile et ecclésiastique. ''Dieu, dit-il, a divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances : la puissance ecclésiastique et la puis-
(1) Voir Chapitre troisième, Section IV.
(2) Quia vero ex fine tota societatis ratio aumitur, necesse est ut, cum finis Bocietatis civilis sit per se médium ordinabile et subordinatum fini Ecclesiœ: Bocietas ipaa civilis sit natura sua, i. e., per se, subordinata Ecclesise. (Zigliara, Propœdeutica, Lib. IV, Cap. III, n. VIII.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 2Q7
sance civile; celle-là préposée aux choses divines, celle-ci aux choses humaines. Chacune d'elles, en son genre, est souveraine et, par suite, dans la gestion des intérêts qui sont de sa compé- tence, exerce son action jure proprio, indépendam- ment de l'autre. Mais il peut arriver qu'une seule et même chose, bien qu'à des titres différents, res- sortisse à la jiu'idiction et au jugement de l'une et de l'autre puissance. Il était donc digne de la sage Providence de Dieu, qui les a étabhes toutes les deux, de leur tracer leur voie et leur rapport entre elles. Et personne ne peut se fahe une juste idée de la natm-e et de la force de ces rapports qu'en considérant la natm-e de chacune des deux puissances, et en tenant compte de l'excellence et de la noblesse de leurs buts, puisque l'une a pour fin prochaine et spéciale de s'occuper des intérêts terrestres, et l'autre de procurer les biens célestes et éternels. Ainsi, dans les questions qui appar- tiennent à la fois au jugement et à la juridiction de l'une et de l'autre, bien que sous un rapport différent, celle qui a charge des choses humaines dépendra, d'une manière opportune et convenable, de l'autre qui a reçu le dépôt des choses célestes !"^i)
En matière d'instruction scolaire profane, nous sommes dans une de ces questions mixtes qui inté- ressent et le bonheur temporel et le bonheur éter-
(1) Léon XIII: Encycliques Immortale Dei, Vol. 2, p. 27; Sapientiœ chria- tianœ, Vol. 2, p. 285; Arcanum, Vol. 1, p. 103.
Voir aussi D. Thomas: De Reg. Princ, Lib. I, Cap. XV.
298 LE PROBLÈME SCOLAIRE
nel, et qui appartiennent à la fois, bien que sous un rapport différent, à la juridiction des deux puissances. Il est donc juste que le pouvoir de l'État, qui a charge des choses humaines, dépende du pouvoir de l'Église, qui a la garde des choses célestes; non, certes, que l'État reçoive son droit éducateur de l'Église, mais en ce sens que, en tout ce qui intéresse la foi et les mœurs, l'Éltat doit prendre conseil de l'Église et suivre fidèlement sa direction.
Quelques applications pratiques de cette loi de subordination en feront mieux saisir le sens et la portée. — Ainsi: 1° L'Église aj^ant le droit d'en- seigner les sciences, les lettres et les arts profanes, dans la mesure où cet enseignement peut être utile à sa fin, l'État ne peut licitement empêcher l'Église d'user librement de ce droit indirect, encore qu'il puisse, suivant Cavagnis, iinst. Jur. pub. EccL, Pars, spec, Lib. II, n. 85) imposer, en ce qui concerne l'hygiène et la moralité publi- que, des règlements qui obligent même les ecclé- s'astiques, sauf les privilèges de l'immunité cano- nique.
2° L'État n'a pas le droit de dispenser ou de faii'e di>penser un enseignement contraire au dogme et à la morale catholiques, ni même contraire à toutes vérités, le droit d'enseigner ne pouvant s'exercer licitement au profit de l'erreur et du mal.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 299
3° Bien plu^, l'Etat ne doit pas (xclure de eon enseignement l'élén ent moral et relig eux qui ^ait l'âme de toute éducation mais il doit, au contraire, exiger que, dans les écoles, toutes les branches de len-eignement soient pénétrées e dominées par 'a religion chi'étienne, afin que celle-ci, par sa majesté et sa force onctueu-e, laisse dans l'âme des j unes gens les plus salutaires impressions. ^^^
''Il importe de rappeler ici, avec Mgr Sauvé, à ceux qui seraient tentés de l'oublier, que les pré- cepteurs publics ou privés n'ont pas seulement l'obligation de former l'esprit de leurs disciples, mais qu'ils doivent aussi, par leurs paroles, leurs conseils, leurs exemples, travailler à la formation de leur cœur, s'efforcer d'élever leur être tout entier, en contribuant ù leur éveloppement physique, intellectuel, moral et religieux. "^2)
L'État n'est donc pas en droit d'ouvrii- des écoles neutres ou mixtes, ni de donner un enseigne- ment d'où, par indifférence ou par impiété, il ban- nirait systématiquement la religion, alors même qu'il s'abstiendrait (chose difficile) de toute attaque directe ou indirecte contre la saine doc- trine/^' Un maître qui fait profession d'indiffé-
(1) Léon Xni: Encyc. Militantis Ecclesiœ, Vol. 5, p. 199
(2) Mgr Sauvé: Questions rel. et soc, p. 256.
'>i ^(3) La page suivante de Mgr Sauvé précise encore la doctrine présente, nous la citons en entier: "Je dis par indifférence ou par impiété; car ici on peut poser une tout autre question: un gouvernement ou un souverain qui préside- rait aux destinées d'un peuple divisé de croyances ne pourrait-il pas licitement, non par indifférence doctrinale ou par impiété, mais sous l'empire de nécessité» urgentes et pour éviter de plus grands maus, ouvrir, par exemple, telles écolea
300 LE PROBLÈME SCOLAIRE
rence religieuse ou d'hostilité à la doctrine catho- lique ne saurait être apte à élever l'enfance et la jeunesse.
4° L'État n'a pas le droit de fermer, dans'les conseils de l'éducation, la porte à l'Église. Il n'a pas davantage le droit de repousser des écoles l'intervention de l'Église dans les matières de foi et de mœurs, ni même son intervention indirecte dans les autres matières, si cette intervention se borne à protéger la foi et les mœurs contre les mauvais maîtres, les mauvais livres, etc.
Ainsi donc, de même que les exigences du bien commun temporel de la société, si vastes qu'on les suppose, ne sauraient être illimitées ni prévaloir sur les exigences supérieures du bien éternel, ainsi le droit éducateur de l'État, mis en face du droit éducateur de l'Église, doit s'interdire de dépasser jamais les bornes de sa sphère propre, et conserver toujours, dans l'exercice de son activité, l'atti- tude respectueuse et soumise d'un droit inférieur et subordonné.
A l'égard du droit éducateur des parents, au contraire, le droit de l'État sur l'instruction sco-
où seraient reçus des élèves professant divers cultes, et dont les maîtres de- vraient, dans l'intérêt de la paix et de l'ordre, s'abstenir de parier pour ou contre la religion ? . . . Telle est ma question. Je la pose et je ne la résous pas. Maia je dis que, si de teUes écoles étaient permises ou tolérées par l'ÊgUse (ad vitanda majora niala) pour é\'iter de plus grands maux, l'enseignement religieux devrait être alors dispensé, dans l'École, par rÉgUse elle-même aux enfants et jeune» gens qui lui appartiennent par le baptême ou qui du moins professent ses croyan- ces, et que l'Etat ne devrait pas s'opposer à un tel enseignement." (Mgr Sauvé; Quest. Tél. et soc, p. 259.)
LE PROBLÊME SCOLAIRE 301
laii'e profane peut prendre la préséance. Car, la fin de la société civile étant supérieure à celle de la société domestique, les parents doivent être subordonnés à l'Etat, dans la mesure exigée par cette fin.
C'est, on l'a vu, le principe reconnu par Sa Sainteté Benoit XV, lorsqu'il écrivait dans sa lettre "Commisso divinitus": "Personne ne sau- rait nier que le gouvernement de l'Ontario est dans son droit en exigeant que la langue anglaise, qui est celle de la province, soit enseignée aux enfants dans les écoles." S'il est une chose qui fait partie intrinsèque de l'enseignement proprement dit, et de l'enseignement pris comme action pratique sur l'élève, c'est assurément la matière qu'on l'oblige à étudier; et quelqu'un qui a le pouvoir moral d'obliger les parents à enseigner telle ou telle matière, et les élèves à l'étudier, possède indubi- tablement un droit supérieur à celui des parents sur l'enseignement. Or, tel est le pouvoir moral que Benoit XV attribue au gouvernement de l'Ontario; et il le lui attribue, à raison des exigen- ces de la fin sociale, "parce que la langue anglaise est celle de la province."
Toutefois, il importe souverainement de bien comprendre la nature et de préciser avec soin les caractères de cette supériorité.
Rappelons d'abord que, dans cette thèse générale, nous parlons uniquement des États qui
302 LE PROBLÈME SCOLAIRE
existent et gouvernent dans les conditions nor- males du pouvoir civil/^^
On distingue ensuite deux sortes de subor- dinations des causes: la subordination acciden- telle, qui consiste en ce que la cause inférieure reçoit de la cause supérieure la puissance d'agir; et la subordination essentielle, par laquelle l'action même de la cause inférieure dépend directement de la cause supérieure. ^^^ Mais cette subordination essentielle, à son tour, peut être: ou physique, lorsque la cause supérieure détermine la cause inférieure à agir, en lui donnant une impulsion intime par mode de cause efficiente; ou morale, si la première invite la seconde à se déterminer, en l'attirant du dehors par mode de cause finale. ^^^
On sait déjà que les parents ne tiennent pas leur droit éducateur d'une délégation de l'État. D'autre part. Dieu seul peut agir physiquement
(1) Voir Chapitre sixième, Section II.
(2) Moventia et agentia dupliciter inter se subordinantiir, per accidena ecilicet et per se. Tuxic est subordinatio per accidens, quando imum accipit esse seu virtutem activam ab altero, non tamen accipit actualem infiuxum, nec eo indiget dum actu operatur. Subordinatio per se est, quando unum movena aut agens indiget actuali influxu superioris ut actualiter agat, ita ut superiu» actu influât in inferius, dum agit. (Billuart: Curs. Theol. ,TTa.ct. De Deo, Diss. I, art. II, p. 28.)
(3) Praemotio physica est influxus causa primse receptus in causis secundis, quo Deus ipsis actualem eiEcacitatem inspirât, quo eas movet et applicat phyeice, active, interius inclinando, applicando, ac ultimam illam acti\'itatem, ad quam statim seqmtur actio, influendo.
Motio tamen moralis est invitatio quœdam objectiva nibil imprimens vo- luntati, sed solum metaphorice movens et trahens per modum allicientis suaden" do, illustrandc, deprecando, cciiiminando, prœcipiendo, consulendo, etc. (Gcudin: Phil., T. IV., p. 368.) Voir aussi Billuart: Curs. Theol., Vol. S, p. 246.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 303
sur la volonté humaine /^^ Il reste donc que la seule manière, pour l'État, d'exercer sa supériorité sur les parents consiste à influer moralement sur leur action éducatrice pour la rendre conforme aux exigences du bien commun.
Certes, cela ne veut pas dire que l'Etat, dans son action pi figeante, ne puisse prendre aucune initiative, ni décréter aucune mesiu'e obligatoire, ni imposer aucune peine aux récalcitrants: la motion morale, privée de ces aiguillons, ne serait plus qu'un appât dérisoire ; mais cela veut dire que l'État, dans ses préceptes comme dans ses con- seils, dans ses réprimandes comme dans ses en- couragements, dans ses menaces comme dans ses promesses, dans ses peines comme dans ses ré- compenses, doit chercher uniquement à convain- cre ou à persuader les parents de la grandeur du but qu'il poursuit, de l'efficacité des mesuies qu'il propose, afin qu'ainsi convaincus et persuadés, les parents se déterminent eux-mêmes à embrasser la cause de l'État et à exécuter ses projets. ^^^
Telle est la nature du droit de l'État sur l'instruction; et, déjà, au seul rappel de ces prin-
(1) NuUa causa Preata, quantumvis perfecta et superior, potest physice agere in voluntatem; id est proprium soli Deo. (BîUuart: Curs. Theol., De Gratia, Diss. V/Art. VU, p. 418.)
(2) Omnis motio moralis videtur nihil aliud esse quam propositio objec- ti diversimode facta consulendo, adhortando, deprecando, intimando, etc., vel quidquid sit, sive consilium, sive exhortatio, sive suaaio, sive deprecatio, sive praeceptum, fundatur in propositione objeoti et absque ea fieri non potest.
(Billuart: De Deo, Diss. VUI, art. V. p. 3S5.)
304 • LE PROBLÈME SCOLAIRE
cipes, commencent à poindre les caractères de respect et de bienveillance dont il ne doit jamais se départir à l'égard des parents.
L'étude de ses principales tendances achèvera de mettre cette vérité dans tout son jour.
V
Dans tout établissement de formation géné- rale, mais principalement dans les écoles élé- mentaires, la supériorité du droit de l'Etat ne s'exerce que par mode de suppléance.
Cette conclusion suffit à nous séparer com- plètement des étatistes. Quelle est, en effet, la doctrine de ces partisans du pouvoir civil ? A les entendre, le professorat ne serait qu'une fonction accordée par l'État à qui bon lui semble, et per- sonne, pas même le père de famille à l'endroit de ses enfants, ' ne saurait la réclamer comme un droit; les parents n'ont d'autorité et d'influence sur les écoles que par la volonté ou la délégation de l'État. Pour nous, au contraire^ nous rejetons ce pouvoir absolu et exclusif de l'État. Que celui-ci ait un droit strict sur l'enseignement scolaire, que ce droit soit supérieur à celui des parents, nous le voulons bien ; mais à la condition expresse jque cette supériorité du droit éducateur de l'État serve, non à anéantir ou à absorber les droits des parents, mais à suppléer à leur insuffisance dans
LE PROBLÈME SCOLAIRE 305
l'instruction de leurs enfants. Nous n'accordons à l'État qu'un pouvoir de suppléance.
Remarquons bien ce mot suppléer. Cela ne signifie point supplanter, mais seconder et cmn- pléter, pour le faii'e porter plus loin, le travail éducateur des familles. Un pouvoir de suppléance, par définition, s'établit sur des données fournies d'ailleurs; il ne crée point en quelque sorte son objet en l'autorisant à naître, il le prend déjà for- mé et ne vise qu'à le perfectionner davantage. Et voilà le rôle que doit jouer l'Etat à l'égard de l'instruction scolaire, commencée par les familles.
Et ce caractère supplétoire du droit de l'Etat se manifeste, disons-nous, "dans tous les établisse- ments de formation générale." Ces mots indiquent à la fois une extension et une restriction.
Une extension; car, parmi les écoles qui ont pour but de travailler au perfectionnement com- plet de l'enfant, nous ne faisons aucune exception. Toutes les écoles, les écoles secondaires aussi bien que les écoles primaii^es, les écoles fondées par l'Etat comme celles qui sont établies par des familles associées, toutes tombent sous le pouvoir suppléant de l'État, encore qu'il faille doser iné- galement la part d'influence que celui-ci doit exercer dans ces différentes institutions, selon que le bien commun y est plus ou moins intéressé. Ainsi, dans les écoles pi'imaires qui concourent de très loin à la prospérité publique, l'action de l'Etat doit-elle se limiter, se faire onctueuse, se
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montrer conciliante, en un mot, prendre un ca- ractère nettement supplétoire.
Mais nous avons aussi indiqué une restriction ; car les établissements de formation générale s'oppo- sent aux établissements de formation spéciale ou professionnelle. Serait-ce que, sur ceux-ci, l'Etat possédât un droit premier et exclusif ? On ne peut l'affirmer, nous semble-t-il, de toutes les écoles spéciales indistinctement. Mais, à coup sûr, en toutes et chacune d'elles, l'État peut et doit exercer une action plus efficace que celle qu'il exerce dans les écoles générales; car toutes et chacune se rapportent plus particulièrement au bien commun de la société dont l'Etat a la charge. ^^^
Il est même des écoles techniques, telles qu'écoles militaires ou navales, écoles adminis- tratives, écoles préparatoires aux fonctions pu- bUques, etc., qui relèvent proprement, directe-
(1) Tarapelli n'a aucune réponse à répliquer à ceux qui veulent "faire fonder par les gouvernements, outre les maisons de première éducation qui peu- vent être confiées à des ecclésiastiques, des instituts particulièrement destinés à des jeunes gens adultes, pour leur enseigner d'une manière spéciale les arts de la paix et de la guerre. On ne peut, en effet, nier que tous les états n'aient besoin d'instructions pratiques spéciales qui ne peuvent être données que par des hommes entendus aux professions domestiques." (Tapar.: Droit Naturel., Note CXL, sur l'enseignement. Vol. 2, p. 505.)
»^ D'autre part, le R. P. Antoine. S. J. écrit ce qui suit: "L'Etat ne doit s'occuper directement que des moyens qui lui appartiennent en propre, c'est- à-dire sans lesquels le bien commun de la société politique serait impossible et dont le rapport au bien public forme toute la raison d'être. Tels sont l'armée, U police, les tribunaux, la diplomatie. Dans cet ordre, le droit de l'État ne saurait être en conflit avec les droits privés, pourvu toutefois que l'autorité sociale dirige ce» institutions pour le bien de la nation et non pour son ambition ou ses inté» rets personnels" (R. P. .\ntoine- Cours d'Economie sociale, p. 79.) ^— . Ces deux opinions, nous semble-t-il, demandent, non à être opposées l'une à l'autre, mais à être complétées l'une par l'autre.
LE PROBLÈME SCOLAIRE 307
ment et exclusivement de l'État. La raison en est claii'e: il s'agit d'écoles ou d'enseignement dont le rapport au bien public forme toute la raison d'être; et l'État seul, à l'exclusion de tout autre pouvoir humain, a la compétence nécessaire pour déterminer les moj-ens efficaces d'obtenir ce bien public. La fin de la société n'est-elle pas d'une espèce particulière ? N'exige-t-elle pas également une force productrice particulière ?
''Il va de soi, observe cependant Mgr Sauvé, qu'en ouvrant et en dii'igeant des écoles de ce genre, l'État devra se soumettre aux lois divines, naturelles et positives et même aux lois ecclé- siastiques qui le concerneraient. Mais il importe de remarquer qu'en établissant ces sortes d'écoles, l'État ne relève en aucune façon de la société domestique. "^^^ Si des particuliers veulent fonder ces écoles techniques, ajouterons-nous avec Mgr Paquet, ^2) ce doit être à la condition que l'État aît le droit d'y déterminer les programmes d'études et les conditions d'examen des élèves.
Mais il n'en est pas de même des écoles de formation générale sur lesquelles l'État doit se contenter d'un droit de suppléance ou d'une action complémentaire.
Tout d'abord, disons-nous contre les étatistes, les parents n'ont pas besoin de l'autorisation de
(1) Mgr Sauv4: Quettiorts rel. et soc, p. 267.
(2) Mgr Paquet: Eglise et Educ, p. 205.
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l'Etat pour distribuer l'enseignement: antérieure- ment à la société civile, et indépendamment d'elle, la nature place les enfants sous leur tutelle ; de par leur paternité, ils sont les premiers maîtres et les éducateurs naturels de leurs enfants. Quelle que soit la haute dignité du pouvoir social, il ne saurait avoir un droit éducateur qui anéantisse ou absorbe le droit naturel premier des parents.
Au surplus, le bien commun de la société, règle suprême de tous les pouvoirs de l'État, n'exige rien autre chose que ce droit de suppléance à l'égard des parents. Nous l'avons déjà établi: le bien commun ne détruit pas, ni ne diminue les biens particuliers ; il les prolonge plutôt et les com- plète. Il est un degré supérieur de sécurité et de progrès, vers lequel se dirigent les citoyens isolés, mais qu'ils ne peuvent atteindre parfaitement par leurs efforts individuels. En un mot, c'est un bien plus riche qui supplée à l'insuffisance des biens particuliers.
De ce caractère supplétoire du bien conunun rayonnent tous les principes illuminateurs de la mission de l'État. Nulle autre chose n'en livre plus complètement la nature avec ses secrets. Regardant à la fin poursuivie, Léon XIII a pu dire: 'Tour que la justice préside toujours à l'exercice du pouvoir, il importe avant tout que les chefs des États comprennent bien . . . que les fonctions publiques doivent être remplies pour l'avantage, non de ceux qui gouvernent, mais de
LE PROBLÈME SCOLAIRE 309
ceux qui sont gouvernés. "^^^ Eclairés par ces mêmes exigences de la fin commune, nous pou- vons, à notre tour, définii' le rôle de l'État dans l'enseignement: une fonction du pouvoir civil qui a pour objet de suppléer les parents dans l'instruc- tion scolaire profane de leurs enfants.
Sans doute, ce caractère supplétoire du pou- voir social doit se retrouver dans son enseignement technique, et même dans tous les genres de son activité, puisque partout il travaille pour le bien public. Mais, alors, quelle différence avec l'ensei- gnement général! Par l'enseignement technique, on vise directement le bien commun et, à travers celui-ci, le bien des citoyens; par l'enseignement général, le mouvement est inverse, on recherche d'abord le bien de l'individu et, par ce bien parti- culier, indirectement, le bien commun. D'où il suit que, dans les écoles générales, l'activité de l'Etat doit tendre directement et immédiatement à suppléer à l'insuffisance des parents; tandis que, dans les écoles techniques, le souci de suppléer ne tient que le second rang ou, pour mieux due, s'absorbe complètement dans le désu de procurer le bien commun.
Mais il ne suffit pas de dii'e, d'une façon géné- rale, que le contrôle de l'État sur les écoles s'exerce par mode complémentaii-e; il faut, en plus, pré- ciser les différentes formes que revêt cette fonction de suppléance.
(1) Léon Xni: Encyo. Diutumum, Vol. I, p. 150.
310 LE PROBLÈME SCOLAIRE
VI
La suppléance elle-même de l'Etat s'exerce sous forme de protection et d'assistance.
Un arbre ne se compose pas uniquement de racines et de tiges; il s'étale encore en des ramures épaisses et des feuillages verdoyants. Sur l'arbre du droit éducateur de l'État, l'on remarque deux branches principales qui se partagent toute la sève nourricière et la distribuent aux multiples rameaux de la cime: l'une représente le rôle de protecteur des droits des citoyens, l'autre sym- bolise la fonction de promoteur du progrès.
Ici, encore, ces deux fonctions de l'Etat pren- nent leur source dans les exigences du bien com- mun. Le bien commun de la société, en effet, consiste essentiellement dans la paix ou la sécurité de la nation et dans la prospérité publique. ^^^ Or la paix ou la sécurité de la nation, d'une part, ne règne que sous la haute et puissante tutelle de l'autorité sociale qui protège le paj's contre les dangers extérieurs et intérieurs, sauvegarde les droits des individus et des familles, règle les diffé- rents entre les citoyens. ^^^ D'autre part, la pros-
(1) Saint Thomas, il est vrai, mentionne trois conditions nécessaires pour procurer le bien commun, mais les deux dernières se ramènent facilement à une seule: la prospérité publique, composée à la fois de vertus morales et de richesse» matérielles. Qu'on en juge par le texte déjà cité: De Regim. Princ, Lib. I, Cap. XV.
(2) "Aux gouvernements, il appartient de protéger la commimauté et se» parties; la communauté, parce que la nature en a confié la conservation au pouvoir souverain, de telle sorte que le salut public n'est pas seulement ici la loi suprême, mais la cause même et la raison d'être du principat; les parties, parce que, de droit naturel, le gouvernement ne doit pas viser l'intérêt de ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis.". (Léon XIII: Encyc. Rerum norarum, 'S^ol. 3, p. 47.)
LE PROBLÈME SCOLAIRE 311
périté publique, faite de vertus et de richesses, ne s'obtient que par l'assistance générale du gouverne- ment : assistance qui suscite les initiatives privées, soutient les efforts personnels et favorise le déve- loppement progressif des forces physiques, in- tellectuelles et morales des citoyens, en confor- mité permanente avec leur fin supérieure et ulti- me/'^ Sans la tutelle de l'autorité sociale, les droits indispensables de l'homme et de la famille ne seraient pas suffisamment sauvegardés, la justice ne régnerait pas parmi les citoyens. Sans l'assis- tance générale du Gouvernement, beaucoup n'ar- riveraient point au complet développement de leurs perfection s. (2) De toute nécessité, deux fonctions à remplir sollicitent l'attention de l'Etat ; la fonction de protéger et la fonction d'aider. Mais qui ne voit que ces deux fonctions sont de simples applications ou des formes particulières de la fonction plus générale de suppléer? Quoi qu'il fasse, l'État supplée toujours aux insuffi- sances que l'isolement imposerait aux unités sociales: en protégeant, il supplée dans la con- servation des droits : en aidant, il supplée dans le développement des activités. ^^^ Les
(1) "Ce qu'on demande aux gouvernants, c'eat un concours d'ordre général qui consiste dans l'économie tout entière des lois et des institutions . . . d'où découle spontanément et sans efforts la prospérité tant publique que privée." (Léon XIII: Encyc. Rerum novarum, Vol. 3, p. 45.)
(2) Mgr Sauvé: Questicms rel. et soc, p. 297.
(3) Scopus societatis non est ipsam prsestare debere per se quidquid re- fertur ad mutuum adjutorium hominum, sed supplere ei quod singiili nequeunt aut nolunt, et ex secunda parte ejus finis, ordinare voluntarias ipsorum ac- tiones, ne loco sese adjuvandi, perturbent. (Cavagnis: Jus. puh. EccL, Pars. Bpec, Lib. II, n 106.)
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branches de l'arbre s'élancent en des directions opposées, mais c'est toujours la même sève qui les vivifie.
Il suit de là que l'Etat, s'il a le droit incon- testable de contrôler l'enseignement des parents en vue du bien commun, ne doit jamais, dans l'exercice de ce contrôle, se montrer envahisseur et tracassier; mais qu'il doit plutôt, par ses règlements scolaires, chercher à susciter les initia- tives familiales, à les encourager, à les faire aboutir de sorte qu'il n'ait à intervenir qu'en vue de combler le déficit de l'action.
"L'Etat, écrivait récemment l'Episcopat fran- çais, s'il a le droit incontestable d'avoir des écoles et d'enseigner les sciences profanes, ne doit pas dans l'éducation supplanter les parents et se substituer à eux, mais seulement les aider et les suppléer. "^^^
Concluons donc, avec certitude, que contrôler l'enseignement scolaire, c'est, pour l'Etat, non pas supprimer les parents, mais les suppléer; et suppléer les parents, c'est, en premier lieu, pro- téger leurs droits naturels et, en second lieu, seconder, pour le faire porter plus loin, leur travail éducateur. Tels sont les principaux caractères, telles sont les attitudes capitales dont l'État ne
(1) Lettre de l'Episcopat français, parue dans Le Devoir le 28 juin 1919- — On peut aussi consulter une Déclaration antérieure du même Èpiscopat fran- çais, citée plus haut: Chapitre sixième. Section \ïl.
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doit jamais se départii* dans l'exercice de son droit sur l'enseignement. ^^)
Les conséquences pratiques de cette doctrine n'échapperont à personne :
1° UÉtat, fût-il chrétien, ne peut prétendre exercer à lui seul le droit d'enseigner, droit qui appartient aussi à l'Eglise et aux parents.
2° Dans un paj'S où les écoles nécessaires ou utiles au point de vue religieux et social abondent et sont florissantes, grâce à l'Église et aux parents, l'Etat abuserait de son droit s'il entreprenait d'en fonder de nouvelles aux frais du trésor et au détri- ment d'institutions qui déjà auraient des droits acquis.
(1) A plusieurs reprises, les adversaires des écoles bilingues ont émis l'o- pinion que la seule manière de se montrer injuste dans ses lois scolaires serait, pour le gouvernement, de -violer la constitution du pays. A la lumière des prin- cipes énoncés ici même, nous pouvons leur en signaler trois autres: La première, ce serait de supprimer le droit antérieur des parents et de s'arroger les préro- gatives du droit vrai, du droit premier, du droit unique; la deuxième, ce serait de ne pas respecter et protéger, autant que le permet l'intérêt général, l'auto- nomie des familles; la troisième, ce serait de refuser aux parents l'assistance qui leur permettrait de remplir efficacement leur mission éducatrice. Dans tous ces cas, l'action du gouvernement dépasse les bornes d'une simple suppléance, elle constitue de monstrueux abus de pouvoir. C'est la faute commise par le gou- vernement de l'Ontario, dans son inique Règlement XVII: il y défend d'en- seigner le français, contre la volonté des parents, et sans utilité pour le bien commun; il ose même, par l'établissement de l'inspecteur protestant, envahir le domaine sacré de l'éducation religieuse et morale, domaine exclusif de la fa- mille et de l'EgUse. Les Canadiens-français demeurent donc pleinement justi- fiables de réclamer certaines concessions plus amples. Et cela seul suffit à nous justifier des reproches que nous attire parfois la doctrine de la subordination des parents à l'État. Cette doctrine, dit-on, affaiblit la position des Canadiens- français de l'Ontario. Nous estimons, au contraire, qu'elle la fortifie. Seulement, au Lieu de motiver nos réclamations par l'inviolabilité absolue du droit paternel, nous devons les appuyer sur le pouvoir limité de l'État. De ces deux fondements, le premier ressemble à l'argile friable, tandis que le second jouit de la solidité du roc. Valait-il mieux continuer ù bâtir sur le sable mouvant, ou se décider une bonne fois à déblayer le roc profond et immuable?
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3° Lorsque les écoles nécessaires au bien social ne suffisent pas, et que l'assistance offerte par le gouvernement ne réussit pas à susciter les initiatives des parents, l'État a le droit et le devoir de fonder des établissements d'instruction et de faire l'école proprement dite, c'est-à-dire, de donner, par lui-même ou par ses représentants, l'instruction nécessaire à sa fin. Mais, alors, il va de soi que ces écoles et ces maîtres officiels doivent, autant que possible, être selon le cœur des parents : à cette condition seule, l'État remplit son rôle d'éducateur suppléant.
4° En supposant qu'un État catholique ait des écoles parfaitement orthodoxes, sur lesquelles l'EgUse exerce son autorité légitime, nous nions à cet État le droit d'en imposer la fréquentation par voie de contrainte directe ou indirecte. ''Il userait de contrainte directe, dit Mgr Sauvé, en rendant l'instruction obligatoire pour tous et en ne laissant subsister aucune autre école que les siennes; il emploierait la contrainte indirecte, si, en donnant la liberté à d'autres écoles, il les privait d'avan- tages tels, ou leur imposait des conditions telles que des parents catholiques seraient exposés au danger de sacrifier leurs intérêts à leur conscience, ou celle-ci à ceux-là. "^^^ Par exemple, le droit des pères catholiques serait certainement violé, si l'État excluait des emplois communs celui qui ne
(1) Mgr Sauvé: Questions Tel. et soc, p 260.
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reçoit pas de lui seul renseignement dans ses écoles officielles.
VII
Quant aux écoles semi-publiques, déjà établies par les familles ou les particuliers, nous ne pouvons ici décrire les multiples manières dont l'État doit leur distribuer le supplément de protection et d'assistance. Contentons-nous d'en indiquer le principe directeur, celui-là même sur lequel se fonde tout le droit de l'Etat sur les écoles: les exigences du bien commun . Puisque, en effet, ce sont ces exigences du bien commun qui sollicitent et déterminent l'action du pouvoir civil, il est juste que ce soient elles également qui la dirigent partout, jusqu'aux dernières lunites de son in- fluence, jusqu'aux modalités les plus ténues de ses formes. "Sa sphère d'action étant déterminée uniquement par le bien commun, dit le R. P. Antoine, S.J., l'Etat ne considère que la com- munauté; il ne procure le bien des particuliers, ne satisfait leurs besoins, ne s'occupe de leurs droits ou de leurs devoirs qu'autant qu'ils sont m.embres du corps social, et lorsque cette ingérence devient nécessaire au bien commun. "^^^
De ce principe général, découlent deux conclu- sions: l'une pour la protection, l'autre pour l'assis- tance, qui achèveront de préciser la doctrine des droits de l'État.
(1) R. P. Antoine, S.J.: Cours d'économie sociale, p. 79.
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En premier lieu, l'État, s'il doit empêcher et punir les injustices commises entre citoyens, n'a pas à protéger les droits des parents contre les exigences manifestes du bien commun.
Au reste, nous l'avons déjà noté, le bien commun, en général, n'exige pas le sacrifice total et complet des droits individuels; il les respecte plutôt dans leur substance et leurs attributs essentiels. Mais, nécessairement formé aux dépens des biens particuliers, le bien commun impose, presque toujours, dans l'usage des droits indi- viduels, certain tempérament onéreux que les citoyens doivent accepter en compensation des avantages plus considérables qu'ils retirent de la société. Ainsi en est-il des droits des parents sur l'instruction scolaire profane.
La seconde conclusion à tirer de ce que les exigences du bien commun sont le principe directeur de la suppléance de l'Etat, c'est que l'assistance du pouvoir civil aux parents doit se faire principalement sous forme de direction régulière ou de complément nécessaire.
C'est, on se le rappelle, (Chapitre VII, Section II) le principe reconnu par la Commission des théologiens du Concile du Vatican. "On ne nie pas, disaient-ils dans une note explicative, la note 47, le droit de la Puissance sécuUère de pourvoir à
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renseignement littéraii-e et scientifique que réclame la fin propre de la société, et, par conséquent, on ne nie pas non plus le droit de la Puissance sécu- lière d'imprimer une direction aux écoles, selon que l'exige cette même fin,"
"Si l'État, écrit Mgr Sauvé, n'est pas tenu d'enseigner par lui-même, je veux dire d'ouvrir lui-même des écoles, quand les écoles, soit de l'Eglise, soit des particuliers, sont suffisantes, il est toujours tenu et il a toujours le droit, dans les limites de sa compétence, d'exercer sur l'enseigne- ment— qui est un grand moyen de perfectionner moralement ou de pervertir l'enfance et la jeu- nesse,— une autorité incontestable. "^^^
''Notre intention, écrivait également un cano- niste romain, n'est point de dénier au pouvoir civil la direction et le patronage des sciences, sur- tout naturelles, quand elles n'ont point de con- nexion avec la religion, conune il arrive quelque- fois, ni de diminuer la juridiction civile à l'égard de ces mêmes sciences. "^^^
Le bien commun, en effet, est un bien supérieur aux biens particuliers de l'ordre naturel ou profane, il est d'une espèce différente de la leur, il dépasse
(1) Mgr Sauvé: Questions rel. et soc, p. 298.
(2) Lucidi, cité par Mgr Sauvé.
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la sphère des activités privées et ne s'acquiert convenablement que par la force supérieure de l'Etat. Si donc l'instruction scolaire profane est nécessaire à la prospérité publique, — et elle l'est, — pour autant elle tombe dans la sphère de l'acti- vité de l'Etat, et nul autre pouvoir que celui de l'Etat ne peut prétendre utiliser convenablement ce moyen d'obtenir sa fin propre. Mais comment l'Etat agh*a-t-il sur l'instruction scolaire profane ? En l'accaparant pour lui seul? Nullement: l'immunité substantielle des parents s'y oppose, et le bien commun lui-même n'exige pas une maîtrise aussi absolue. En n'intervenant dans les écoles que d'une façon occasionnelle et exté- rieure ? Pas davantage : ce serait abandonner aux parents les intérêts du bien commun qui dépassent leurs activités privées. — Comment donc l'Etat agira-t-il sur l'instruction scolaire profane ? De mille manières différentes de celles que nous venons de mentionner, mais, principalement, en imposant aux parents une direction qui leur indique la façon d'user de leur droit éducateur conformément aux exigences du bien commun.
C'est le moyen par excellence de sauvegarder à la fois : le bien particulier de l'enfant ou de la famille, qui demande à être coesnrvé et à se développer aulssiongtemps que cela n'atteint pas l'intérêt général; et le bien pubUc, qui ne prélève
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d'impôts sur les droits individuels que pour les remettre avec profit sous une autre forme. ^^^
C'est le moyen par excellence, c'est peut-être l'unique moyen, de concilier le droit primordial des parents, qui demande à s'exercer librement aussi longtemps que le bien commun n'exige pas une limitation de cette liberté, avec le droit supé- rieur de l'Etat, qui ne doit jamais envahir arbi- trairement, et sans nécessité, le sanctuaire de la famille.
Aussi bien, est-ce ce moyen merveilleux que Léon XIII propose aux États d'employer dans leur rapport avec les individus et les familles. ''Il est dans l'ordre, dit-il, que ni l'individu ni la famille ne soient absorbés par l'État, c'est-à-dire qu'il est juste que l'un et l'autre aient la faculté d'agir avec liberté, mais à la condition que cela n'atteigne pas le bien général"^^). ^ar "tous les citoyens sans exception doivent apporter leur part à la masse des biens communs. "^^^ N'allons pas croire cependant que, par là, tous les droits des individus et des groupes soient abandonnés à l'omnipotence de l'État. Prenons, par exemple, le droit de propriété individuelle, "L'État ne peut l'abolir; tout ce qu'il peut, c'est en tempérer l'usage et le concilier avec le bien commun. "^^^
(1) Voir Section II de ce chapitre.
(2) Léon XIII: Enoyc. Rencm novarum, Vol. 3, p. 47,
(3) Idem: eodem looo. ^
(4) Idem: p, 69.
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Tempérer l'usage du droit individuel et le con- cilier avec le bien commun, qu'est-ce à dire? sinon diriger le droit individuel daïis son exercice, en vue de le concilier avec les exigences du bien commun. Et de quelle manière doit se faire cette direction ? Léon XIII nous l'enseigne encore : "De la nécessité d'assurer le bien commun dérive, comme de sa source propre et immédiate, la nécessité du pouvoir civil qui, s'orientant vers le but suprême, dirige sagement et constamment les volontés multiples des sujets."^')
Tempérer et diriger sagement et constamment l'usage du droit paternel en vue de le concilier avec le bien commun, voilà la manière par excel- lence dont l'État doit prêter son concours aux parents dans l'instruction scolaire profane de leurs enfants! A peine est-il besoin d'ajouter que cette direction elle-même n'est légitime et obliga- toire qu'autant qu'elle répond véritablement aux exigences du bien commun. ^^^ Si l'État excédait manifestement ses pouvoirs, s'il prenait des me- sures qui ne fussent pas requises par le bien pu- blic, les citoyens n'auraient alors aucune obliga- tion, si ce n'est accidentellement, de se soumettre à ses décisions. ^^'
(1) Léon XIH: Encyclique aux Cardinaux français, Vol. 3, p. 125.
(2) "L'Etat a le droit et le devoir de surveiller, dans lea limites de sa com- pétence, et au point de vue de sa fin temporelle, l'enseignement profane." (Mgr Sauvé: Questions rd. et soc, p. 310.)
(3) Tarquini: Droit TJUblio do l'BoUu, p. 16.
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Ainsi, que le Gouvernement, s'il le juge né- cessaire au développement économique d'une pro- vince, ou à la bonne entente entre les citoj'ens, prescrive l'enseignement de l'anglais dans les écoles, c'est juste ;^i^ mais qu'il défende en plus d'y enseigner le français, lorsque l'étude de cette langue ne nuit aucunement à celle de l'anglais, c'est un monstrueux abus de pouvoii'.
De même, que le Gouvernement, par brevets d'enseignement, ou autrement, se rende compte de la compétence des instituteurs, c'est juste ;/2^ mais que, pour l'obtention d'un brevet, il pose des conditions abusives-, perfides, tendancieuse^^, des conditions qui transforment en incapacité le simple -fait de déplaire aux ministres ou de gêner leur politique, des conditions, en un mot, qui ne donnent aucune garantie de compétence et de moralité, c'est un monstrueux abus de pouvoir.
De même encore, que le Gouvernement exige de ceux qui veulent ouvrir des écoles certaines formalités, en rapport avec la fin qui lui est propre, c'est juste; mais qu'il exerce, sur l'enseignement, une autorité arbitraire ou tellement soupçonneuse et méticuleuse qu'elle empêche l'ouverture ou provoque la fermeture d'écoles honnêtes et licites, c'est un monstrueux abus de pouvoir.
(1) Benoît XV: Lettre Commisio divinitus.
(2) D'aprèa Cavagnis ei Mgr Sauvé, l'État ^ le droit de fixer d'une ma- nière générale certaines conditions préventives de capacité ou d'idonéité que âôiënt'tenus de remplir tous ceiix'qui veulent enseigner, pourvu toutefois qu'il â' agisse d'une idonéité ou capacité ordinaire, et non d'une habilité extraordinaire et souvent inutile. (Vcàr Mgr Sauvé: Questions rel. et soc. , pp. 304, 305.)
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La raison de ces difterences saute aux yeux: dans les premiers cas, le Gouvernement assure l'intérêt général en secondant l'action des parents, il reste dans son rôle d'éducatem- suppléant; dans les seconds, le Gouvernement entrave l'action des parents sans utilité pom* le bien commun, il s'arroge les prérogatives de premier maître de l'enfant.
Sans doute, il peut arriver que l'État excède ses pouvoirs; et alors, si l'abus est manifeste, les citoyens ne sont pas tenus d'obéii". Mais, il peut arriver aussi que l'État, dans Vexercice légitime de son droit décrète des lois ou prenne des me- sm'es qui ne cadrent pas avec les vues des pai'ents; et, alors, personne ne le conteste, le devoir de tous est d'obéir. Mais, qu'on le remarque bien, ni ces lois ni ces mesm-es, si elles sont vraiment légitimes et qu'elles répondent réellement aux exigences, du bien commun, ne sauraient être préjudiciables aux intérêts particuliers des en- fants. Elles doivent plutôt favoriser lem* ins- truction; car le bien commun non seulement res- pecte les biens individuels, mais encore les pro- longe et les complète.
Dans ces conditions, il nous parait impossible que l'opposition des parents au Gouvernement devienne générale et dure longtemps. Un père saisit facilement ce qui est avantageux pourseï^ fils, et son cœur l'entraîne vite à bénir quiconque les protège. Mais défions-nous de ces règlements
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scolaires qui soulèvent l'indignation unanime et prolongée des parents: ils sont marqués du signe de l'abus et de la tyrannie. Le critère est morale- ment certain.
Quoi qu'il en soit, aucune mesm-e du Gouverne- ment en matière d'éducation ne saurait être légi- time si elle n'est exigée par le progrès général de rinstruction publique, et le progrès général de l'instruction publique ne sam*ait exiger rien qui ne supplée simplement à l'insuffisance de l'ins- truction familiale. Car, en matière d'éducation, l'État n'a qu'un droit de suppléance, et ce droit de suppléance répond à toutes les exigences du bien commun.
Voilà donc à quoi se réduit le droit de l'État sur l'enseignement profane. En définitive, nous nous trouvons en face d'un simple agencement de divers droits par lequel l'État se charge de seconder les parents en ce qui touche l'intérêt général, et les parents attendent de l'État le complément nécessaire de leurs travaux.
^ Mais ce droit natiu'ellement limité, du'a-t-on, l'État l'exphquera, l'étendra à son gré, et alors c'en sera fait de la liberté des familles. — Oui, si vous supposez l'État hors de sa voie; non, si l'État se tient dans la sphère de ses attributions. "Du reste, ajouterons-nous avec Mgr Sauvé, si l'État n'est pas dans l'ordre, il pourra aussi facilement s'attribuer des droits qu'il n'a pas, qu*abuser de ceux dont il jouit. En tout cas, le
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rôle du philosophe ou du théologien, c'est de constater les droits de l'État, sans craindre de con- damner l'exercice criminel qu'il peut en faire. "^^^
VIII
Que conclure de tout ce volume ?
Les parents sont les premiers maîtres des écoles; mais l'État y intervient, par mode de suppléance, pour protéger les parents contre les injustices des autres citoyens, et pour suggérer et imposer au besoin les mesures nécessaires au bien général: sans cette intervention mitigée de l'État, le bien commun de la société ne serait pas suffisamment assuré; avec elle, au contraire, les plus lointaines exigences de la prospérité pu- blique trouvent leur entière satisfaction et leur complète garantie.
D'autre part, nous n'affirmons pas les droits des parents et de l'État pour exclure ceux de l'Église. De toute façon, l'Église occupe le pre- mier rang; et l'État, comme les parents, doit lui être soumis, non seulement au pomt de vue de l'enseignement religieux et moral, mais encore en tout ce qui, dans l'enseignement profane, inté- resse la foi et les mœurs.
Donc, en cette matière de l'éducation, il y a place pour . l'exercice de trois droits: celui de
(1) Mgr Sauvé: Que^Um» rd. et too., p. 276.
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l'Église, celui de la Famille, celui de l'État. Et, selon la pensée du R. P. Sertillanges, ces trois or- ganismes emboîtés se conditionnent réciproque- ment, se limitent, se jugent. Ils doivent cédera tour de rôle, suivant les cas que présente leur fonctionnement respectif; ils doivent se respecter toujours et coopérer loyalement pour que le but qu'ils poursuivent en commun, et qui n'est autre que le bien de leurs membres : le bien de tous et de chacun, résulte d'une entente qui saura se faire féconde.
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