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Le Eéveil religieux au lendemain du Concordat

GUILLAUME-JOSEPH

CHAMINADE

FONDATEUR DI-S MARIAMSTES

(1761-1850)

PAR

HENRI ROUSSEAU

MAKIANISTE

Préface de Mgr A. BAUDRILLART

Recteur de l'Institut catholique de Paris,

Ouvrage orné de trois portraits

Librairie académique PERRIN et O

Le Réveil religieux au lendemain du Concordat

GUILLAUME-JOSEPH CHAMINADE

Copyrighl by Perrin et C* 1912.

DU MÊME AUTEUR

L'Œuvre des Vocations, ou la Question du Recrute- ment. 1 volume in-8 2 fr. 50

(En vente aux bureaux de VApôlre de Marie, 48, boulevard dos Archers, Nivelles, Belgique.)

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University of Ottawa

http://www.archive.org/details/lerveilreligieOOrous

G. JOSEPH CHAMINADE

Fondateur de la Société de Marie,

de l'Institut des Filles de Marie Immaculée

et de la Miséricorde de Bordeaux.

ITGl-lSoO.

Ls Réveil religieux au lendemain du Concordat

GUILLAUME-JOSEPH

CHAMINADE

FONDATEUR DES MARIANISTES

(I761-18o0)

PAR

HENRI ROUSSEAU

M A R I A N I 3 T E

PRÉFACE DE M^^ A. BAUDRILLART

Recteur de l'Institut catholique de Paris OUVRAGE ORNÉ DE TROIS PORTRAITS

PARIS

LI6RURIE ACADÉMIQUE

PERRIN ET a% LIBRAIRES-ÉDITEURS

35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35

igiS

Droits de reproduction et de traduclion réservés pour tous pays

Imprimi potest :

Nivellis, 14 junii 1912,

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f% ^ f IB^I !fnprit?iatur :

H. LEBON, p. S. M. Ass. gen.

Parisiis, die 21 junii 1912.

P. PAGES.

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PRÉFACE

Combien de Français, si Ton excepte ses conci- toyens, ses deuxfamilles religieuses et les hommes d'Eglise, connaissent de nos jours le nom véné- rable de Guillaume-Joseph Chaminade? Bien peu, assurément. Aucun manuel d'histoire ne le men- tionne, que je sache. Il ne fut ni député, ni pair de France, ni soldat, ni publiciste; il n'a fait de mal à personne ; il n'a écrit aucun livre tapageur, ébloui le monde d'aucun paradoxe aussi funeste que bril- lant, préparé, consciemment ou non, aucune catas- trophe ; il a été sans doute un homme de bien ; mais il a toujours vécu dans l'ombre et l'éclair du génie littéraire ou artistique n'a pas illuminé son front. Pourquoi parler encore de cetinconnu, mort depuis plus d'un demi-siècle, lui consacrer tout un volume et prétendre obliger nos contemporains à tourner vers lui leurs regards?

VI PRÉFACE

Pourquoi, chers lecteurs et trop aveugles, ou trop légers, compatriotes? Parce que cet homme, parce que ce prêtre est tout simplement un des grands ouvriers de la France nouvelle au lendemain de la Révolution; parce que, avec Jean-Marie de Lamennais et quelques autres, il appartient à celte pléiade d'apôtres qui ont refaitla Francechrétienne, qui ont à nouveau «planté » la foi dans notre pa^-s et restauré chez nous la vie catholique; parce que ce fut un puissant fondateur, de qui les œuvres toujours vivantes répercutent indéfiniment l'action; parce que, si vous avez la foi, c'est peut-être à lui que vous le devez. Gela vaut bien, je pense, quel- que article, quelque discours, quelque poème ou même quelque fait d'armes sensationnels.

Physionomie charmante, au demeurant, douce, sereine, pacifique, attirante, traduisant jusque par les traits du visage Tintelligence, la bonté, la vie intense et supérieure de Tâme. Héroïque à Tocca- sion, d'un héroïsme tranquille et simple qui accom- plit, presque en se jouant, des actes à nous faire frissonner d'admiration.

Ce prêtre est jeune, au moment de la Révolution ; la vie et Tavenir lui sourient : qu'il laisse passer l'orage, qu'il se mette à l'abri ! Oh non ! Ce n'est point G. -Joseph Ghaminade. Sous mille dégui- sements, à travers d'innombrables périls, risquant sa tête tous les jours, il continuera son ministère à Bordeaux; il rendra d'étonnants services aux au-

PREFACE Vil

torilés ecclésiastiques, et s'acquerra uneréputatioa de sainteté bien faite pour faciliter ses œuvres futures. Son extraordinaire fermeté, unie à la plus rare bonté, à la justesse de ses vues, à la pureté de sa doctrine, lui vaudra d'être le grand « réconci- Uateur » de ses frères tombés. 0 l'admirable et touchante forme du ministère, pour le prêtre qui s'est tenu debout au temps du suprême dan- ger!

G.-Joseph Chaminade a traversé la Terreur; mais voici que la persécution le surprend au détour du chemin, lorsqu'il a cru pouvoir répondre aux premiers sourires d'une paix trompeuse, en 1797. Pour lui, c'est l'exil.

Exil béni ! Ce prêtre qui porte au cœur le culte de Marie, dont il sera Tapôtre, cherche un refuge à Saragosse. Et voici qu'aux pieds de Notre-Dame del Pilar, sa vie s'illumine par avance; Dieu visite son serviteur et lui parle au cœur; la flamme de l'apostolat s'allume en lui; dans la mesure de ses faibles forces, il ramènera la France à Jésus par Marie. Heure sainte et sacrée entre toutes, celle de la retraite en présence du Maître tout seul, se forment les grands desseins, se trempent pour une longue et forte action les ressorts de l'âme; tous les fondateurs l'ont connue, c'est leur Manrèse, et de cette heure ils ont vécu.

La tourmente est passée; mais le sol est jonché de débris; par mille crevasses a fui l'eau de la vie

VIII PREFACE

surnaturelle; la terre est sèche et aride : comment la vivifier de nouveau?

Parlons raison à ce peuple rationaliste ! Con- tentons-nous du minimum! Un peu de spiritua- lisme chrétien ! Comme ce sera sage et prudent ! Eh bien ! non ! encore une fois non ! Ce n'est tou- jours pas M. Chaminade. Allons droit au sur- naturel ! Allons droit à la vie parfaite qui est la grande force du christianisme, qui est le sel de la terre, ou le levain grâce auquel fermente toute la pâte ! Et si ce siècle, fils de Voltaire, dédaigne Marie, nous exalterons davantage la Mère du Sau- veur. Elle nous rendra à son divin Fils.

Mais le dix-huitième siècle a déshonoré autant qu'il Ta pu la vie religieuse, et les régimes issus de la Révolution l'interdisent sous sa forme tradi- tionnelle : or cette vie religieuse, n'est-ce pas la perfection chrétienne organisée ? Qu'importe, se dit M. Chaminade; en attendant de pouvoir recons- tituer le passé, que nous adapterons au présent, nous tenterons autre chose, gardant toute la sub- stance des conseils évangéliques. Et alors com- mence à Bordeaux, pour s'étendre ensuite dans toute la région, cette série vraiment admirable d'œuvres de toutes sortes, qui visent à Tévangéli- sation de tous par la perfection de quelques-uns. Il faut refaire une race croyante, vertueuse et forte ; ne nous bornons donc pas à préserver quelques âmes, à relever des pécheurs repentants. Nous vou-

PREFACE IX

lonsaltirerle monde qui s'égare; mais, comme notre action ne peut pas être universelle, si étendue qu'on la suppose et de quelque activité prodigieuse que nous puissions être doués, nous que Dieu a suscités, formons des chrétiens apôtres !

Formons des chrétiens apôtres ! C'est le mot de toute la vie de M. Chaminade, de toutes les œuvres, de toutes les sociétés dont il a été l'auteur, de l'édu- cation qu'il a assurée à des milliers déjeunes gens.

La vie religieuse dans le monde, à des degrés divers, en suivant l'échelle continue d'une perfec- tion de plus en plus haute, voilà le moyen que ce prêtre a trouvé pour réaliser son apostolique des- sein ; et alors c'était neuf et singulièrement original.

Méditons cet exemple, et songeons à l'imiter; car est le grand remède des temps comme les nôtres, c'est-à-dire de ces périodes qui suc- cèdent aux bouleversements ruineux et préparent les reconstructions totales : la vie religieuse dans le monde, à des degrés divers, tel est encore le moyen le plus efficace de sauver et de multiplier les œuvres indispensables au maintien et au pro- grès de la religion.

C'est en vertu de ce principe que, dès 1801, M. Chaminade forma la première « Congrégation », association de jeunes gens analogue à celle qui allait se constituera Paris, rendre de si éminents services à la cause chrétienne, et susciter plus tard les frayeurs comiques du parti libéral.

PREFACE

M . Cliaminade a été le fondateur de « la Congré- gation » dans la France du Sud-Ouest : que de choses dans ces simples mots ; que d'actes de vertu pro- voqués, quelle ferveur mise en commun, quel amour des âmes, quel renouveau pour plusieurs provinces ! De la part du fondateur, quel dévoue- ment de tous les jours ! que de pieux entreliens ! que de prières ! mais aussi que d'efforts et de fati- gués ! que de contradictions !

Je ne veux toutefois m'arrêter qu'à ce qui est gé- néral, laissant de côté les traits individuels, si édi- fiants soient-ils, que je pourrais relever. J'admire dans l'application ce que j'ai admiré dans le prin- cipe : l'intelligence des temps, et les conséquences pratiques que de cette intelligence sait tirer M. Gha- minade. Il a vu deux choses qui ont échappé à beaucoup de ses contemporains : la première, c'est que, malheureusement ou non, mais en fait, la société hiérarchisée de l'ancien régime a disparu sans espoir de retour, que la démocratie va gran- dir et qu'elle sera féconde en haines sociales, jus- qu'au jour où, de deux choses l'une, une hiérarchie acceptée se reconstituera sur de nouvelles bases, ou bien la démocratie absolue triomphera; la se- conde, c'est la tendance à une séparation de plus en plus profonde entre le clergé et les laïques, tendance qui résulte, et de l'esprit révolutionnaire qui veut laïciser la société, et du fait que le clergé, dépouillé de ses prérogatives politiques et civiles,

PRÉFACE XI

de ses biens, de ses possessions territoriales, a beaucoup moins de contact que précédemment avec le milieu il vit. Par même, il risque de perdre de son influence, et surtout d'être moins compris, plus ignoré.

M. Chaminade a cherché comment il pourrait parer à ces deux dangers, et il a voulu que dans la « Congrégation » fussent admis et vécussent ensemble des hommes de toutes classes et de tout rang, bien plus, que les ecclésiastiques et les laï- ques y fussent également mêlés. Lorsque les temps l'exigeront, il concédera quelque chose à Topinion -qui s'étonne; mais toujours il restera fidèle au principe qu'il a posé, et il en tiendra compte jusque dans la constitution de la Société de Marie, ■qui de ce mélange même tirera sa principale ori- ginalité.

Congrégation des jeunes gens. Congrégation des jeunes filles, sans oublier cette maison de la « Misé- ricorde », fondée dès 1801 par une fille spirituelle du saint prêtre, Mlle de Lamourous, telles sont les premières grandes créations. Une première élite militante et conquérante est constituée; elle s'est affirmée par l'ardeur de son zèle et de sa charité; en quelques années, les congréganistes ont rendu ou donné la vie à quantité d'œuvres, au point que, suivant le témoignage du cardinal Donnet, si Ton remonte à l'origine d'une œuvre bordelaise, en tête se lit toujours le nom de M. Chaminade.

XII PREFACE

Le moment est venu de faire un nouveau pas et de tirer de l'élite même une élite supérieure : c'est Uétal religieux proprement dit qui va se former au sein de la Congrégation. Plusieurs, jeunes gens ou jeunes filles, veulent se lier par les vœux de chas- teté et d'obéissance, auxquels ils joindront le vœu de zèle qui les consacrera à l'apostolat de la jeu- nesse; quant à la pauvreté, ils en pratiqueront Tesprit. D'ailleurs leurs vœux demeureront secrets; ils resteront simples associés, ou se verront promus aux différentes dignités : leur rôle essentiel sera d'être, par leur langage, leur action, leur vie tout entière, l'âme fervente de la corporation et d'y faire vivre, dans toute son étendue^ l'esprit mariai; car le congréganiste « religieux » doit tirer toutes les conséquences de sa consécration à Marie. Ce n'est pas d'un vain titre que l'Église décore la Vierge Marie quand elle la proclame reine des apôtres : plus on sera fils de Marie, plus on sera généreusement apôtre.

Et maintenant il ne restait plus qu'à franchir la dernière étape puisqu'un gouvernement plus clément le permettait enfin c'est-à-dire fonder, en se conformant aux usages traditionnels de rÉglise, mais en tenant compte de besoins nou- veaux, deux Ordres religieux : l'Institut des Filles de Marie, la Société de Marie. Les années 1816 et 1817 virent éclore ces deux grandes institutions, la première à Agen, sous la conduite de la sainte

PREFACE XIII

Mère de Trenquelléon ; la seconde à Bordeaux même, avec le concours de ce jeune disciple que M. Chaminade chérissait commeun fils, M. Lalanne, celui-là même que tant de Parisiens on! connu et aimé comme directeur du collège Stanislas, par lui sauvé d'une ruine certaine et élevé en peu d'années à la plus éclatante prospérité.

Ecoutons M. Lalanne lui-même conter cette en- trevue décisive du i^'" mai 1817, oij il offrit à son directeur spirituel de se mettre corps et âme à sa disposition pour réaliser ses pieux desseins. Aussi bien n'avons-nous pas de meilleur moyen de faire entendre ce que nous avons marque de la con- ception tout à la fois traditionnelle et neuve que M. Chaminade s'était faite delà vie religieuse: il touchait vraiment au couronnement de son œuvre.

Saisi d'une sainte émotion, les yeux pleins de larmes, il regardait son disciple : « C'est là, dit-il enfin, ce que j'attendais depuis longtemps. Dieu soit béni ! Sa volonté se manifeste, et le moment est venu de mettre à exécution le dessein que je poursuis depuis vingt ans qu'il me Ta inspiré. » Puis, expliquant sa pensée : « La vie religieuse, dit-il, est au christianisme ce que le christianisme est à l'humanité. Elle est aussi impérissable dans l'Église que l'Église est impérissable dans le monde. Sans les religieux, l'Evangile n'aurait nulle part une application complète dans la société hu- maine. C'est donc en vain qu'on prétend rétablir

XIV PREFACE

le christianisme sans des institutions qui permet- tent à des hommes la pratique des conseils évan- géliques.

« Seulement, il serait difficile, il serait aujour- d'hui inopportun de prétendre à faire renaître ces. institutions sous les mêmes formes qu'avant la Révolution.

« Mais aucune forme n'est essentielle à la vie religieuse. On peut être religieux sous une appa- rence séculière. Les méchants en prendront moins d'ombrage ; il leur sera plus difficile d'y mettre obstacle ; le monde et TEglise n'en seront que plus édifiés.

« Faisons donc une association religieuse par l'émission des trois vœux de religion, mais sans nom, sans costume, sans existence civile, autant qu'il se pourra. Nova bella élegit Dominas.

« Et mettons le tout sous la protection de Marie immaculée, à qui son divin Fils a réservé les der- nières victoires sur l'enfer: Et ipsa conteret caput tuum. Soyons, mon enfant, ajouta-t-il enfin, avec un enthousiasme qui ne lui était pas ordinaire, soyons, dans notre humilité, le talon de la femme ! » C'en était fait: M. Ghaminade devenait, et pour plus de trente ans qui lui restaient encore à vivre» le père, le Bon Père^ de deux congrégations reli- gieuses. Il allait connaître toutes les joies, mais aussi toutes les angoisses de multiples fondations, dans les circonstances les plus diverses, avec les

PRÉFACE XV

ressources les plus inégales, parmi des difficultés de toute nature. 11 allait avoir à donner un même esprit, avec une même règle, à une multitude de sujets, venus de partout et bientôt répandus sur toute la surface du territoire français, voire à l'étranger. En France même, presque dès l'ori- gine (1821 et 1828), la Société de Marie devait avoir deux centres et comme deux petites patries : l'une, dans la Guyenne elle était née ; l'autre, en Alsace et en Franche-Comté elle prit en peu d'années un si prodigieux essor, que ces deux pro- vinces devinrent, suivant la prophétie de celui qui l'avait introduite en Alsace, la pépinière de la Société.

Les deux congrégations fondées par M. Chami- nade furent surtout enseignantes. Grâce à une heureuse entente avec les autorités académiques, la Société de Marie prit rapidement une part très importante à l'éducation des jeunes générations ; elle s'inspira dans toutes ses écoles du principe cher à son fondateur : former des élites, former des apôtres.

A la fin de la Restauration, la plus douce et la plus féconde de toutes les espérances brillait pour M. Chaminade ; déjà quelques écoles normales d'instituteurs lui avaient été confiées, et l'œuvre était sur le point de s'étendre à toute la France. Tenir entre ses mains la formation de tant de maîtres, quel rêve ! quel moyen de réaliser les

XVI PREFACE

vastes désirs formés jadis, à Saragosse, devant l'image vénérée de la Vierge du Pilier ! Quel ins- trument de rechristianisation î

Hélas ! la Révolution de i83o ne tardait pas à dissiper le rêve, à briser l'instrument ! Toutes les œuvres catholiques se trouvaient pour dix-huit ans aux prises avec l'esprit voltairien et libéral de la bourgeoisie au pouvoir.

Mais la croix allait aussi mettre le sceau divin sur la vie et sur l'œuvre de M. Chaminade. Non seulement il lui fallut user de mille précautions pour sauvegarder l'essentiel de ses fondations, malgré la défiance et l'hostilité des pouvoirs pu- blics ; mais que de sacrifices douloureux il fut amené à accepter ! à combien d'abandons complets il dut consentir ! Puis, au sein même de ses œuvres, les malentendus surgirent, de cruelles défections s'accomplirent ; des amis, des confidents, des dis- ciples cessèrent de le comprendre et parfois se tournèrent contre lui ; d'autres voulurent innover malgré lui ; les autorités ecclésiastiques les plus hautes et les plus respectées lui témoignèrent moins de faveur et en quelques circonstances sem- blèrent lui donner tort. N'est-ce pas le sort de tous les saints que Dieu veut faire passer par le feu purifiant de l'épreuve? Aux derniers jours de sa vie, M. Chaminade connut même l'épreuve par excellence des grands fondateurs, celle de saint François d'Assise, de saint Jean-Baptiste de la

PREFACE XVII

Salle, de saint Alphonse de Liguori. Amené, par suite de circonstances qui ne permettent de mettre en cause la bonne foi ni la vertu de personne, à donner sa démission de Supérieur général^ il vit ensuite méconnaître jusqu'à ses droits de fon- dateur.

M. Chaminade, sans jamais manquer à ce qu'exi- geait le devoir de ses fonctions, supporta tout avec une sérénité inaltérable, et une maîtrise de lui- même faite d'espérance chrétienne et d'humilité.

Il mourut à quatre-vingt-neuf ans, les mains pleines de travaux et de mérites.

On reste confondu devant l'activité de ce prêtre qui, outre les grandes œuvres que nous avons rap- pelées, en avait fondé quantité d'autres de moindre importance, avait dirigé des milliers d'âmes, en- tretenu la correspondance la plus écrasante et prêché sans relâche. Depuis l'âge de quatorze ans où, petit élève du collège de Mussidan, il avait offert au divin Maître l'holocauste de lui-même et prononcé, sur l'avis de son frère aîné, les vœux privés de pauvreté, d'obéissance et de chasteté, il n'avait jamais cessé de servir Dieu, et à ce ser- vice il pouvait, parvenu à l'extrême vieillesse, se rendre ce témoignage qu'il n'avait pas perdu un moment.

Tu autem^ o honio Dei ! Homme de Dieu, cette appellation superbe imaginée par saint Paul pour son disciple, ce nom surhumain du vrai prêtre de

b

XVI II PREFACE

Jésus-Christ, jaillit spontanément sous notre plume, lorsque, parvenu au terme de la vie de M. Chaminade, nous cherchons à formuler d'un mot l'impression qu'elle nous laisse.

Homme de Dieu, M. Chaminade l'avait été dès son adolescence, riche des plus saintes aspira- tions et des plus généreuses résolutions ; homme de Dieu, il l'avait été au milieu des horreurs et des terreurs de la Révolution, qui n'avaient pas un ins- tant fait fléchir son courage chrétien, son zèle sa- cerdotal ; homme de Dieu, il l'avait été dans l'amertume de l'exil et les lumières extraordi- naires dont le divin Maître l'avait favorisé au sanc- tuaire béni de Marie; homme de Dieu, il l'avait été dans toutes les manifestations si variées de son ministère à Bordeaux, dans ses nombreuses et difficiles fondations ; homme de Dieu, il l'avait été au cours des plus éclatants succès et des plus rudes tribulations de sa longue carrière.

Homme de Dieu ! c'est-à-dire non pas l'homme naturel, si intelligent, si actif, si énergique qu'on l'imagine : mais l'homme qui vit de Dieu, qui ne dépend que de Dieu, qui respire Dieu dans tous ses actes, dans toutes ses paroles, dans toutes ses manières d'être; homme de Dieu, c'est-à-dire homme surnaturel, homme divinisé, qui réalise pleinement le plan du Créateur sur sa créature de choix.

De cette vie surnaturelle, la foi est le point de

PREFACE XIX

départ et la source; la foi, c'est-à-dire l'adhésion sans réserve de notre intelligence à la vérité révélée, c'est-à-dire aussi la confiance absolue dans celui qui, après nous avoir créés, nous a rachetés et s'est fait notre père, notre ami, l'époux de nos âmes. La foi a été la vertu dominante de M. Chaminade. C'est la foi qui a dicté ses résolutions ; c'est la foi qui lui a donné la force et le courage d'entre- prendre et d'agir ; c'est à la foi qu'il a la paix dans l'épreuve.

Point de départ surnaturel ; fin surnaturelle aussi : quoi qu'il se propose, M. Chaminade n'en connaît point d'autre. Vers Dieu ! pas d'autre orientation, soit qu'il s'agisse de lui-même, soit qu'il s'agisse d'autrui. Vers Dieu passionnément, si je l'ose dire: a Mon ambition est d'allumer le feu de l'amour di- vin dans toute la Finance », a dit avec une héroïque et touchante simplicité cet apôtre.

Mais, une aussi noble ambition, l'homme qui compte sur lui-même ne la réalisera jamais ; aussi bien M. Chaminade n'a-t-il compté que sur Marie, dont il a été le fils aimant, le docteur éclairé, l'instru- ment fidèle. Il avait 70 ans lorsqu'il laissa échapper cet autre secret de son cœur : « Par la grande miséricorde de Dieu, depuis longtemps je ne vis et ne respire que pour propager le culte de Marie. »

Tu auiem, o homo Dei ! C'est parce que, plus juste que les grands de ce monde et que les dis- tributeurs de renommée, le peuple qui l'avait vu

XX PREFACE

de près a eu rintuition que M. Ghaminade était, dans toute la force du terme, un homme de Dieu, qu'il s'est montré si fidèle à sa mémoire et si prompt à recourir à son intercession. Au cimetière de la Chartreuse, à Bordeaux, repose le doux et infatigable apôtre de Marie, de nombreux fidèles viennent encore, après plus de soixante ans, visiter sa tombe, y déposer des fleurs, s'y agenouiller pour demander des grâces ou remercier des fa- veurs obtenues. Et la plupart de ceux qui lui ap- portent ce témoignage ignorent tout de la vie de celui qu'ils honorent; ils savent seulement que, sous cette pierre, dort son dernier sommeil un grand serviteur de Jésus et de Marie.

Pour nous qui, grâce à son pieux et savant bio- graphe, sommes en possession du secret de cette existence et connaissons les grandes choses dont elle fut remplie, nous porterons sur M. Ghaminade le même jugement que ces fidèles peu instruits; mais nous aurons de plus qu'eux la joie de com- prendre pourquoi ce saint prêtre est un modèle à proposer à notre génération redevenue semblable, hélas ! par tant de côtés, à celle dont il fut l'apôtre plein de foi .

Alfred Baudrillart.

AVANT-PROPOS

En septembre 1901 achevait de s'imprimer la pre- mière histoire du prêtre vénéré i dont le présent vo- lume a pour objet de résumer la longue et fructueuse carrière. C'était l'œuvre d'une plume autorisée, qu'avaient à la fois guidée une intelligence sagace et pénétrante, un cœur filialement affectueux et dévoué. L'auteur en avait inauguré l'entreprise dès l'hiver de 1870, pendant les loisirs que lui créèrent les deux sièges de Paris; pour la mener à bonne fin, il n'avait rien épargné, ni les peines, ni les voyages, ni la con- sultation des témoins survivants, ni celle des moin- dres documents écrits. Après trente années de ce lent et patient labeur, le livre achevé comptait plus de huit cents pages d'un gros in-octavo.

Ce fut pour le R. P. Simler une grande joie de lé- guer à la famille religieuse qu'il gouvernait depuis vingt-cinq ans, cette biographie impatiemment at-

1. R. P. J. Simler, supérieur général de la Société de Marie Guillaume-Joseph Chaminade. Paris et Bordeaux, 1901.

b.

XXII AVANT-PROPOS

tendue ; il vo3^ait ainsi se réaliser un de ses plus vifs désirs.

Cependant la Providence ne l'exauça qu'à demi. A peine eut-il le temps de faire parvenir à tous les re- ligieux de la Société de Marie le volume enfin publié ; presqu'aussitôt après éclata la catastrophe qui dis- persait les congrégations françaises. Le Supérieur gé- néral se vit, avec son Conseil, contraint de passer à l'étranger; il dut faire face à la persécution, installer des refuges pour les proscrits, réorganiser des maisons de formation, mettre en train des œuvres nouvelles. Combien de démarches et de déplacements nécessita ce rude sauvetage ! Il faut avoir vécu ces années terribles pour comprendre à quel point l'activité de tous fut absorbée par les complications de chaque jour, de chaque instant, qui se déchaînèrent à la suite de la formidable secousse.

L'année 1904 finissait; malgré les tristesses de l'heure, la Société s'apprêtait à distinguer, au moins par quelques manifestations intimes et discrètes de sa piété filiale, le cinquantième anniversaire de la profes- sion religieuse de son Supérieur général, lorsque celui-ci tomba gravement malade; et, le 4 fé- vrier 1905, Dieu l'enlevait à la vénération et à l'affec- tion des siens. Dès lors, ceux-ci héritaient du soin de continuer et d'étendre la divulgation du nom et de la mission de M. Chaminade. Mais alors survinrent en France les événements qui accompagnèrent ce lugubre drame d'une séparation violente entre l'Eglise et l'Etat : confiscations, suppression des traitements, disparition du budget des cultes placèrent prêtres et fidèles en face de problèmes angoissants.

AVANT-PROPOS XXIII

En de telles conionctures, quel moyen avait-on, je ne dis pas de se livrer activement, mais seulement de songer à une propagande méthodique de l'histoire de M. Guillaume- Joseph Ghaminade ? Forcément, ce livre, lancé sans aucune sorte de publicité à Paris et à Bordeaux, demeurait à peu près invendu sur les rayons des librairies.

Déjà, il est vrai, des exemplaires avaient été offerts à bon nombre de personnages. Puis, quand la vie normale eut repris son cours dans nos communautés, transportées de l'autre côté de la frontière, on s'oc- cupa directement d'élargir cette diffusion, h' Apôtre de Marie et plusieurs autres feuilles religieuses ouvrirent leurs fascicules pour signaler à l'attention des lecteurs la publication de cette biographie et souligner son opportunité, sa réelle actualité.

De cette manière, la notoriété de M. Ghaminade se prit à grandir dans le monde ecclésiastique et parmi la clientèle des revues qui avaient mis en relief son œuvre et sa personnalité. Tous ceux qui se déci- dèrent à lire le volume compactécrit par le R. P. Sim- 1er, furent unanimes à admirer le héros du livre, aussi bien qu'à en louer l'auteur. Ils souscrivirent sans aucune restriction à ce jugement du cardinal Lecot, archevêque de Bordeaux : « Voici un livre qui vient à son heure. Au moment les consciences troublées demandent une direction, il s'offre comme un guide ; dans un temps la persécution réclame des hommes de cœur et de caractère, il met sous nos yeux des héros et des saints ^ »

1. Lettre-préface, p. v.

XXIV AVANT-PROPOS

Aussi exprimait-on bien haut le vœu que cette histoire se répandit le plus possible. Mais, en même temps, beaucoup ne pouvaient se retenir d'émettre un regret : les dimensions et l'appareil scientifique de l'œuvre éditée en 1901 ne risquaient-ils point d'arrêter bien des lecteurs ? et ne serait-il pas à pro- pos de rédiger un livre plus dégagé, plus rapide et mieux à la portée d'un plus large public ?

Par le fait, aujourd'hui l'on se sent pressé, tiraillé en tout sens ; la vie moderne nous entraine dans un vio- lent tourbillon. Absorbés par la multitude des affaires à traiter, enveloppés et comme perdus dans le bruit des nouvelles qui incessamment nous obsèdent de tous les points du globe, nous n'avons ni les loisirs, ni la soli- tude, ni le goût qu'il faudrait pour nous recueillir et nous adonner à l'étude prolongée, minutieuse d'une œuvre d'érudition. Le prêtre dans sa paroisse, le religieux même dans son ministère apostolique, a fortiori Thomme du monde, ne s'appartiennent plus assez pour vaquer à pareille besogne. Voilà des cons- tatations à rencontre desquelles, bon gré mal gré, on ne saurait aller, et dans la pratique il s'impose d'en tenir compte.

C'est ce qui, pour une part au moins, explique et justifie la composition du présent livre, l'on trou- vera un nouvel et plus court historique du fondateur des Marianistes. La destination de l'ouvrage est cause qu'on n'y a fait entrer que les événements prin- cipaux de cette vie si pleine, et qu'on a retranché du récit les détails qui n'ont eu qu'une influence acces- soire sur les faits, comme aussi la citation textuelle ou même l'indication des documents. Allégée de ce poids.

AVANT-PROPOS XXV

la narration marche plus vive, plus simple, et le lec- teur la suit plus aisément. Au surplus, si rien d'essen- tiel n'y a été omis, il est clair que cet abrégé ne pré- tend nullement remplacer l'histoire complète. Pour quiconque voudra être absolument informé et explorer les sources d'où sont tirés les éléments eux-mêmes de Texposé, il n'y aura rien de mieux que de se référer à la documentation abondante et sûre qu'a mise en œuvre le R. P. Simler.

Aussi bien, il est quelques points où, profitant de travaux postérieurs, on a eu l'avantage d'apporter des modifications ou des précisions. C'était à faire pour suivre l'esprit même du premier historien, qui avait adopté comme « règle invariable de dire ce qui est,... d'exposer les choses avec simplicité et franchise, et non de présenter les faits d'après une idée pré- conçue 1 » .

Tel qu'il est, l'ouvrage a de quoi satisfaire d'abord cette partie du public qui prend goût à l'histoire contemporaine. Depuis quelque vingt ans, une visible attraction porte les historiens à scruter de près la Révolution et l'Empire : ces auteurs-là trouveront dans les pages qui suivent un reflet de l'intérêt poi- gnant qu'ils attachent aux moindres épisodes du drame révolutionnaire ou du règne de Napoléon P*".

Au reste, le spectacle d'une vie de dévouement, de travail inlassable pour procurer le bien général, de zèle à répandre la vérité, à propager la vertu, ne peut être, christianisme à part, indifférent à aucun homme de cœur.

1. Avant-propos, p. xx.

XXVl AV.VNT-PROPOS

Il est un second groupe de personnes à qui cette vie présentera directement de l'attrait et du profit.

Est-il besoin de nommer d'abord les membres ap- partenant aux familles religieuses ou aux autres œuvres créées par M. Ghaminade ? Il est clair que, pour eux, ce devrait être un manuel, un livre de chevet, quelque chose comme l'idéal que l'artiste fixe intérieurement du regard quand il exécute un objet d'art.

Ensuite vient cet autre bataillon d'élite qui, Dieu merci, va s'accroissantde plus en plus, et qui constitue Tune des meilleures réserves de l'avenir pour l'Église de France : celui des laïcs voués aux œuvres comme membres des conférences de saint Vincent de Paul, des congrégations ou confréries, des cercles ou patro- nages. Rien ne peut leur être meilleur que de con- templer le tableau des associations multiples et variées où, côte à côte et de concert, prêtres et laïcs s'en- rôlèrent, grâce aux efforts et à l'action persistante de M. Ghaminade. On se figure parfois que les groupe- ments de catholiques militants, aujourd'hui très flo- rissants, sont des nouveautés et ne datent que d'hier. Non, ils ne sont que renouvelés; simplement ils se rajeunissent d'âge en âge par des applications nou- velles. Toujours et partout ils ont été et ils seront l'indispensable instrument, propre à éclairer, à mo- raliser, à christianiser le peuple des villes et des cam- pagnes. Eh bien ! donc, avoir M. Ghaminade et ses disciples se consacrera cette tâche dès l'aube du siècle dernier, ces catholiques d'avant-garde auront l'intui- tion de ce qu'ils doivent être à leur tour, s'ils veulent conserver à la nation la foi chrétienne et l'esprit de ses traditions séculaires. Ainsi naîtra dans leur cœur

AVANT-PROPOS XXVII

cette émulation généreuse par laquelle leur apostolat deviendra bienfaisant et fécond.

C'est tout à fait notre dessein que cette modeste bio- graphie ne constitue pas seulement un hommage rendu à la vénérée mémoire de notre Fondateur et Père, mais encore un exemple, une leçon, même un docu- ment pour la solution des questions religieuses et so- ciales autour desquelles nos contemporains s'agitent passionnément, et qui ne seront décidément tranchées que par un retour au christianisme intégral, comme c'était la conviction intime de M. Chaminade.

Et maintenant, qu'il nous soit permis de dire ici un public et respectueux merci au distingué Recteur de l'Institut catholique de Paris. Après avoir pris le temps de lire ce livre, sans doute parce qu'il s'est souvenu d'avoir été naguère au collège Stanislas le collabora- teur des Marianistes, Mgr Baudrillart a bien voulu rehausser ces humbles pages en les faisant précéder d'une magistrale préface, reluisent à l'envi ce sens historique, cet amour surnaturel des âmes, cet esprit sacerdotal qui le caractérisent. Nous lui en exprimons notre sincère gratitude.

H. R.

2 octobre 1912.

En conformité avec les décrets du Pape Urbain Vlll, nous tenons à déclarer que nous entendons soumettre humblement notre œuvre au jugement de la sainte Eglise, et que, en aucune de nos appréciations sur la vie et les vertus de M. Chaminade, sur les grâces et faveurs spéciales qu'il a reçues du ciel, nous ne vou- lons préjuger ses arrêts.

lE RÉVEIL RELIGIEUX AU IE\DEM\IX DC CONCORDAT

GUILLAUME-JOSEPH CHAMLNADE

CHAPITRE PREMIER

La famille (1761-1771). Les études (1771-1785). Le sacerdoce (1785). Les premiers tra- vaux (1785-1789). La Révolution (1789-1792).

Guillaume -Joseph Chaminade, dont nous nous proposons de retracer la vie, naquit à Périgueux le 8 avril 1761; il était le treizième enfant de Biaise Chaminade et de Catherine Béthon K Son père, mar-

1. Sur les treize enfants de Biaise Chaminade, six arrivèrent à l'âge adulte :

Jean-Baptiste (1745-1790), qui entra chez les Jésuites en 1759 et y demeura jusqu'à la dispersion de la Compagnie, en 1762 ; il passa la plus grande partie de sa vie au séminaire de Mussidan et y mourut.

2" Biaise (1747-1822), qui prit Ihabit chez les Récollets en 1762, passa en Italie le temps de la Révolution et fut employé au service paroissial après le Concordat. Il mourut vicaire à Saint-Astier, près de Périgueux.

3" François {175.5-1843j, qui continua le commerce de son

1

2 CHAPITRE PREMIER

chand drapier depuis son. mariage il avait exercé auparavant la profession de maître verrier possé- dait, de par ses ancêtres, le titre envié de bourgeois de Périgueux. La « bourgeoisie » de cette ville datait du treizième siècle, c'est-à-dire de l'époque les habitants s'étaient établis en « commune ». Soutenus parles rois, et notamment par saint Louis, ils avaient victorieusement résisté à leurs comtes et maintenu leur indépendance. En 1356, ils avaient repoussé les Anglais ; depuis ils ne relevaient que de la couronne et gouvernaient leur cité avec la plus complète liberté. Jalouse de ses privilèges, la bourgeoisie de Péri- gueux constituait une société soigneusement fermée : en 1730, sur une population totale d'environ huit mille âmes, elle ne comptait pas plus de quatre cents membres, lesquels s'intitulaient fièrement, en tête des actes publics, « les Citoyens Seigneurs de Péri- gueux ». Ces citoyens savaient, comme leurs prédé- cesseurs, défendre avec succès leurs droits contre toutes les prétentions, qu'elles vinssent du Chapitre de Saint-Front ou même du Parlement de Bordeaux. Cependant le Périgord avait été ruiné par les

père ; il eut plusieurs enfants par lesquels s'est perpétuée la famille.

Louis-Xavier (1758-1808), qui devint membre de la Congré- gation de Saint-Charles à Mussidan, fut banni pendant la Révolution ; il devint, après le Concordat, directeur au Grand Séminaire de Bordeaux.

Lucrèce-Marie (1759-1826), qui épousa, en 1780, un avocat au Parlement, M. Laulanie ; veuve dès la première année de son mariage et n'ayant pas d'enfants, elle se retira d'abord chez ses parents, puis à Bordeaux elle tint la maison de son frère Guillaume.

Guillaume-Joseph (1761-1850), dont nous écrivons la vie.

LA FAMILLE â

guerres de religion, par la Fronde, puis par le triste régime du règne de Louis XV. Aussi sa capitale ne s'était ni développée ni embellie; la plupart de ses rues étaient tortueuses et sombres ; les édifices mêmes que lui avaient légués des époques meilleures sem- blaient vouloir dérober aux yeux l'harmonie de leurs lignes; entourés d'étroites ruelles ils servaient d'appui à cpantité de masures et d'échoppes qui les mas- quaient en les défigurant. C'est non loin du plus grandiose de ces monuments, dans la rue Taillefer débouchant sur le portail de Saint-Front, la superbe cathédrale romane aux majestueuses coupoles, que s'élevait la maison paternelle des Ghaminade. Tou- tefois ce n'est pas à Saint-Front que fut baptisé Guil- laume, mais à Saint-Silain, paroisse sur laquelle se trouvait la maison il avait vu le jour, et qui était celle des parents de sa mère.

Tant qu'il vécut, Guillaume Ghaminade remercia Dieu de l'avoir fait naître dans une famille parfaite ment honnête en même temps que foncièrement chré- tienne. En effet, le milieu s'écoula son enfance ne lui mit sous les yeux que de très bons exemples. Ge qui en faisait l'àme, c'était le sentiment religieux et la fidélité au devoir poussée jusqu'au sacrifice. Les habitudes journalières y étaient simples et Ton n'y manquait pas de relever par une pensée morale les détails les plus vulgaires de l'existence.

Profonde fut l'empreinte que grava une telle édu- cation sur l'àme de l'enfant. De sa mère douce, pieuse, pleine de tact et de délicatesse, lui vinrent la distinction sans apprêt et l'affabilité qui lui per- mirent d'attirer à lui tant de cœurs pour les donner

4 CHAPITRE PREMIER

à Dieu. De son père, il prit la droiture, la loyauté et ce caractère de haute dignité qui, pendant toute sa vie, força le respect de ceux qui traitèrent avec lui.

Il aimait tendrement sa mère et ne la quittait jamais. Encore tout petit, il se tenait à côté d'elle, silencieux et les mains jointes, tandis qu'elle priait; s'attachant à sa robe, il la suivait jusqu'à la sainte Table, comme pour participer au divin Sacrement. C'est sur ses genoux qu'il apprit à dire le Credo avec cet accent de conviction qui frappait tous ceux qui l'entendaient. Enfin c'est à elle qu'il dut le premier éveil de son amour envers Marie, amour qui alla tou- jours croissant en lui jusqu'à devenir l'âme de sa piété et le grand moyen de son apostolat.

Ses deux frères aînés, après avoir terminé leurs études au collège de Périgueux, dirigé par les Jé- suites, avaient quitté le foyer paternel pour embras- ser la vie religieuse. Le premier, Jean-Baptiste, avait demandé et obtenu en 1759 son admission au novi- ciat de ses maîtres à Bordeaux; la Compagnie ayant été dissoute par l'arrêt du 6 août 1762, il revint à Périgueux pour y achever, au Séminaire diocésain, ses études de théologie. Le second, Biaise, au mois d'octobre de cette même année, renouvelant une démarche qu'il avait faite précédemment, sans que ses parents crussent devoir y attacher d'importance, manifesta son désir d'entrer chez les Récollets. Sur un nouveau refus du père, qui pensait faire de lui son successeur, le jeune homme déclara qu'il ne prendrait aucune nourriture jusqu'à ce que sa demande fût exaucée et il tint parole. Au bout de deux jours

LA FAMILLE 5

cependant, sa mère, alarmée, intercéda pour lui; le père céda, quoique à contre-cœur, et Biaise partit. Un an après, il émettait ses vœux solennels sous le nom de Frère Elie. Sa vie et sa mort furent dignes d'un si courageux début.

Avec Guillaume restaient à la maison paternelle deux autres frères, ainsi qu'une sœur : François plus âgé que lui de six ans, Louis de deux ans seulement, etLucrèce d'un an. Ces trois enfants, Louis et Lucrèce surtout, plus rapprochés du dernier-né par leur âge, avaient pour lui la plus vive affection; ils n'étaient nullement jaloux de le voir jouir de la préférence dont bénéficie presque toujours le plus jeune; pour eux comme pour leur mère, Guillaume était, et il demeura toujours, le petit minet; ce nom lui resta dans les relations intimes, même après qu'il fut prêtre.

Quand vint pour Louis et Guillaume l'âge de commencer leurs études classiques, le collège de Périgueux était fermé. Jean-Baptiste et Biaise y avaient eu pour maîtres les Jésuites ; après 1763, François y avait trouvé les Dominicains ; ces derniers, ne pouvant se faire agréer par l'Université de Bor- deaux, avaient dii se retirer. Force fut donc à la famille Chaminade de se pourvoir ailleurs ; une heureuse circonstance devait, d'ailleurs, lui ôter l'embarras du choix : Jean-Baptiste, en effet, après avoir terminé ses études et reçu les saints Ordres, était entré comme professeur au collège de Mussidan. En 1769, il proposa à ses parents d'appeler auprès de lui son frère Louis ; l'offre fut acceptée, et deux

6 CHAPITRE PREMIER

ans après, Guillaume prenait à son tour le chemin de cette petite ville.

C'est probablement avant leur départ pour Mus- sidan que la Confirmation leur fut donnée, en même temps qu'à leur sœur. En recevant ce sacrement ils prirent, selon l'usage, un nom qui devait s'ajouter à leur nom de baptême : Louis choisit le nom de Xavier, Lucrèce celui de Marie, et Guillaume, qui avait tou- jours professé, depuis l'éA^eil de sa raison, la plus vive dévotion envers le glorieux époux de la reine du ciel, prit le nom de Joseph. Dès lors, dans sa signa- ture, il ne mit plus que l'initiale de Guillaume, tandis qu'il écriA^ait en toutes lettres le nom de Joseph; c'est de ce nom préféré que nous l'appellerons aussi doré- navant.

Le collège de Mussidan était à neuf lieues en aval de Périgueux, dans un des sites les plus pittoresques de la fertile et riante vallée de l'Isle. Fondée en 1744 par un prêtre zélé, M. Henri Moze, cette maison avait été établie dans le but exprès de réagir contre le courant des fausses doctrines et des mœurs relâ- chées. L'opportunité d'une œuvre semblable n'était pas douteuse : les funestes théories des philosophes à la mode portaient leurs tristes fruits; dans beau- coup d'âmes la foi était ébranlée; la « A^ertu » que célébrait avec attendrissement la littérature de cette époque, était indignement outragée par la conduite des écrivains mêmes qui l'exaltaient, aussi bien que par celle d'un trop grand nombre de leurs lecteurs;

LES ETUDES

les pernicieuses erreurs de Rousseau sur « l'état de nature » battaient en brèche les principes fondamen- taux de l'ordre social. De lamentables exemples ve- nant de haut contribuaient à désorienter encore plus les consciences : la cour était un foyer de scandale ; les classes élevées donnaient souvent le spectacle d'un libertinage effréné; le clergé, hélas ! dans une partie de ses membres, était trop loin de la sainteté que requérait sa mission.

Pourtant, si les observateurs, même les moins attentifs, étaient obligés de faire ces désolantes consta- tations, seuls les esprits réfléchis apercevaient nette- ment l'étendue du mal accompli et pressentaient les ruines futures. La majorité des Français, sans excep- ter les « honnêtes gens », comme on disait alors, même en admettant la nécessité de réformes profondes, était bien loin de croire à la possibilité d'une révolu- tion. Tout le décor monarchique était encore debout, masquant, sans qu'on y prit garde, un édifice sapé déjà par la base et près de tomber en ruine; comme l'écrira plus tard M. Chaminade, « le Seigneur allait prendre en main son van et nettoyer son aire » ; après ce passage de la justice de Dieu, ce n'était pas sur les philosophes qu'il faudrait compter pour tra- vailler à refaire une France digne d'elle-même et de son passé chrétien mais sur les hommes de foi.

M. Moze, en fondant le collège de Mussidan, avait voulu contribuer à rendre possible la formation de tels hommes; dans ce but, il s'était associé des collaborateurs de mérite parmi lesquels se trouvait, nous l'avons vu, Jean-Baptiste Chaminade. Quand l'ancien Jésuite vint abriter sous la direction de ce

CHAPITRE PREMIER

digne prêtre son amour de la vie cachée, il y apportait le concours précieux d'une instruction très complète, couronnée par le titre de docteur en théologie, et d'une formation religieuse et pédagogique telle que la Compagnie de Jésus seule savait alors la donner. A Mussidan, il se distingua par son profond savoir et plus encore par ses vertus. Il s'était identifié en quelque sorte avec Jésus-Christ, dont le nom ado- rable se trouvait perpétuellement sur ses lèvres. Rien n'était plus édifiant que sa vie simple, pauvre et recueillie; d'une mortification sans pareille il ne s'approchait jamais du feu en hiver i. Cette haute vertu explique la profonde vénération que lui vouè- rent ses deux frères.

Louis, en entrant au collège, avait vu ses études retardées par une longue maladie ; pendant ce temps, Joseph prit de l'avance et le rejoignit. Dès lors ils marchèrent de pair ; malgré la différence d'âge, ils suivirent ensemble les classes de grammaire et d'humanités.

Grâce à l'esprit chrétien qui y régnait, le collège continua très heureusement l'excellente éducation qu'ils avaient commencé à recevoir dans leur fa- mille.

A partir de sa première communion, qui suidât de près son admission au pensionnat de Mussidan, on vit Joseph avancer dans la piété d'une façon extraor- dinaire et disproportionnée à son âge : il n'était pas rare qu'on le rencontrât à la chapelle, à genoux de-

1. D'un manuscrit de l'abbé Rigagnon, conservé à la biblio- thèque du grand séminaire de Bordeaux.

LES ETUDES 9

vant le Tabernacle, immobile pendant un long espace de temps et totalement absorbé en Dieu. Aussi Jean- Baptiste s'empressa de l'initier à l'exercice de l'orai- son mentale, et désormais cette pratique, qui eût dépassé le niveau d'un élève ordinaire, lui devint ha- bituelle.

Le mouvement de la grâce ne tarda pas à se ma- nifester en lui avec une grande force : un jour, peu après sa première communion, il s'était senti comme pressé de se recueillir en lui-même. 11 se souvint alors que Jean-Baptiste lui avait recommandé de se tenir attentif à la voix de Dieu, de faire silence au- tour de son âme quand Dieu viendrait à lui parler. Il se réfugia donc à la chapelle, et là, dans une ef- fusion tout intime, il offrit au divin ]Maitre l'holo- causte de lui-même ; il comprit que son offrande était agréée et que Dieu avait dessein de l'employer pour sa gloire. Se regardant dès lors comme consacré au Seigneur, il ne se contenta plus d'observer les pré- ceptes, il se mit à pratiqueras conseils évangéliques. Il n'avait que quatorze ans lorsque Jean-Baptiste, admirant les effets de la grâce dans cette âme, lui permit de prononcer les vœux privés de pauvreté, de chasteté et d'obéissance en attendant que la Provi- dence indiquât la voie par laquelle elle entendait le conduire. Sa ferveur était grande alors ; jusqu'au soir de sa longue carrière il en garda le vivant sou- venir.

Vraiment, ce n'est pas par de tels chemins que Dieu conduit toutes les âmes, et de pareils commen- cements font présager une vie qui tendra toujours vers la plus haute perfection.

10 CHAPITRE PREMIER

Sa dévotion à Marie allait aussi grandissant, et sa confiance en cette divine mère fut bientôt avivée en- core par un événement dont il ne perdit jamais la mé- moire.

Au cours d'une promenade, lui et ses camarades traversant une carrière, une pierre qu'un élève fit rouler par mégarde vint le heurter au pied avec force, lui causant une blessure graA^e que des soins assidus, prolongés pendant six semaines, furent im- puissants à guérir. Jean-Baptiste commençait à être inquiet, car on ne savait plus à quel remède recourir; il suggéra au malade la pensée de s'adresser à la sainte Vierge en lui faisant la promesse d'un pèleri- nage à son sanctuaire de Verdelais ^ Joseph suivit très volontiers ce conseil et la guérison se produisit si prompte et si complète, que le pèlerinage promis devint une heureuse dette à payer. Allègrement les deux frères parcoururent à pied les vingt lieues qui séparent Mussidan de Yerdelais ; le mal était bien guéri, il ne reparut jamais.

La grande piété de Joseph ne diminuait pas son ardeur pour l'étude; il suivit brillamment toute la série des classes, qui se terminait en ce temps-là par la rhétorique, la philosophie étant rattachée à l'en- seignement supérieur. Alors se posa pour lui la ques- tion du choix d'un couvent, car il voulait tenir au plus tôt la promesse qu'il avait faite de se donner entièrement à Dieu. Mais l'état des communautés re- ligieuses laissait tant à désirer que Jean-Baptiste n'en voyait aucune il pût lui proposer d'entrer;

1. Près de La Réole (Gironde).

LES ETUDES H

il lui conseilla donc de s'agréger, en attendant, à la Congrégation de Saint-Charles à Mussidan même Louis voulait également rester.

Les professeurs de la maison constituaient en effet une communauté, sans vœux il est vrai, mais régulière et fervente ; son fondateur, Pierre Dubarail, encouragé par Févêque de Périgueux, Mgr de Pré- meaux, et aidé par le duc de la Force, avait voulu instituer, pour le canton de Mussidan, une associa- tion, calquée sur le modèle de la Mission de Péri- gueux, composée de prêtres séculiers et ne relevant que de l'évêque diocésain. La Mission avait saint Charles pour patron ; ses membres se livraient à la prédication et dirigeaient le grand et le petit Sémi- naire. A l'instar de son aînée, la congrégation de Mussidan devait s'appliquer, dans le canton, aux fonctions du saint ministère et à l'éducation de la jeunesse ; c'est pourquoi elle avait créé le Collège- Séminaire Joseph et Louis, ayant terminé leurs études secondaires, s'agrégèrent au personnel de la communauté sous le titre de régents.

Cependant, pour achever leur formation, les deux frères avaient à faire leurs études de philosophie et de théologie. Après un essai à Périgueux, ils jugè- rent plus profitîd3le de travailler au Collège même sous la direction de Jean-Baptiste. Ils y réalisèrent de si rapides progrès qu'ils furent bientôt en état de s'inscrire à l'Université de Bordeaux afin d'y prendre leurs grades.

A Bordeaux, ils fréquentaient comme externes les cours du Collège de Guyenne, ils furent mis en rapport avec l'abbé Noël Lacroix, de la paroisse de

12 CHAPITRE PREMIER

Sainte-Colombe. Ce saint prêtre, véritable homme de Dieu, prodiguait les soins les plus dévoués aux étudiants de théologie éloignés de leurs familles. Par- tageant leurs promenades, les intéressant à ses œu- vres, il profitait de l'affection qu'il savait leur ins- pirer pour les entraîner au bien. Les deux régents de Mussidan devinrent promptement ses amis et ses auxiliaires ; leur intimité avec lui devait être de lon- gue durée bien que les rôles réciproques fussent des- tinés à changer: plus tard, c'est l'abbé Chaminade qui, dans cette même ville de Bordeaux, sera l'apô- tre de la jeunesse, et M. Lacroix devenu vieux s'es- timera heureux d'être le collaborateur de son ancien disciple.

Au cours de cette vie d'étudiant, Joseph, qui avait toujours en vue sa résolution de se donner complè- tement à Dieu, crut un certain soir avoir trouvé la voie sa vocation l'appelait. Passant devant l'église d'un couvent, au moment la cloche annonçait la bénédiction du saint Sacrement, il entra, vit les moines dans l'attitude d'un profond recueillement et en fut frappé. « Ne serait-ce pas ici le lieu de mon repos ? » se dit-il. Le lendemain il se présentait au prieur et sollicitait la faveur d'être admis dans la communauté pour une retraite de huit jours, se proposant de de- mander le saint habit si l'appel divin se faisait en- tendre. La demande fut exaucée; il pénétra dans le cloître. Une pénible déception l'y attendait : si l'on montrait encore au dehors les apparences de la fer- veur, au dedans régnaient le relâchement et l'esprit du monde. Aussi bien. Dieu ne le voulait pas là. Jo seph Chaminade n'était point appelé à être un reli-

LE SACERDOCE 13

gieux de plus dans quelqu'un des anciens Ordres, mais à devenir lui-même un fondateur d'instituts nou- veaux. Sans avoir le courage d'achever sa retraite, il se retira pour reprendre avec son frère sa A^ie d'étu- diant, restant toujours à la disposition de la Provi- dence.

Les deux jeunes gens avaient été remarqués par un des professeurs les plus distingués du collège de Guyenne, l'abbé Langoiran, qui les prit en amitié. C'est sur ses conseils sans doute qu'ils quittèrent Bordeaux et se rendirent à Paris, afin de bénéficier de la direction des Sulpiciens pour se préparer à la prêtrise. Ils furent admis au collège de Lisieux dirigé alors par M. Psalmon, de la Compagnie de Saint- Sulpice, prêtre instruit, très charitable, dont toute la fortune personnelle était employée en bonnes œuvres, et qui devait être l'un des martyrs des journées de septembre.

Quand Joseph reprit le chemin de Mussidan, Louis demeura à Paris quelque temps encore ; il y conquit l'amitié d'un ecclésiastique de valeur, Vincent de Martone, que l'humilité retenait au seuil du sacer- doce. Lorsqu'il dut revenir à son tour, M. de Mar- tone le suivit, entra dans la congrégation de Saint- Charles et abandonna au Collège-Séminaire la plus grande partie de sa fortune.

En 1785, les trois frères Chaminade étaient de nou- veau réunis à Mussidan; Louis et Joseph, mainte- nant prêtres et docteurs en théologie, avaient reçu la meilleure formation que l'on put souhaiter pour l'époque. Aussi M. Moze jugea-t-il bon de se déchar- ger sur eux et sur leur aîné de la direction de la

14 CHAPITRE PREMIER

maison; Jean-Baptiste fut le supérieur; Louis devint préfet des études. Quant à Joseph, il remplit la fonc- tion de syndic c'est-à-dire d'économe, et il l'exerça avec beaucoup d'habileté, améliorant les locaux par d'heureuses transformations ainsi que par des cons- tructions nouvelles ; veillant en même temps à l'éco- nomie domestique, sans lésinerie, mais de façon à remettre en bon état les finances de l'établisse- ment. A ces fonctions il joignait le ministère des âmes, soit à l'hôpital, soit surtout au sanctuaire de Notre-Dame du Roc; sa piété filiale envers Marie lui rendait ce dernier service particulièrement agréable.

Le collège de Mussidan, sous la conduite des frères Chaminade, acquit une véritable vogue; toutefois la personne des directeurs ne tarda pas à être l'objet d'un respect qui tenait à toute autre chose qu'au succès de leur maison. Les populations les considé- raient comme des hommes d'un grand savoir et d'une vertu plus grande encore ; bientôt elles n'hési- tèrent plus à voir en eux des saints. Un témoignage peu suspect nous est fourni à cet égard par le trop fameux évêque constitutionnel de Périgueux, Pierre Pontard. « Les trois frères Chaminade, dit-il, étaient dans tout le canton les saints par excellence... on les prenait ajuste titre pour des modèles d'édification K »

L'opinion des fidèles se trouvait d'ailleurs sur ce point en parfait accord avec celle de l'autorité ecclé- siastique; Mgr de Flamarens, évêque de Périgueux, n'avait pas été le dernier à manifester son estime pour

1. Dans sa curieuse brochure intitulée : /Recueil des ouvrages de la célèbre Mlle Labrousse. Bordeaux, Brossier, 1797.

PREMIERS TRAVAUX 15

les nouveaux directeurs de Saint-Charles; dès l'année 1785, il leur en avait donné un témoignage public en leur confiant une mission extrêmement délicate.

Une jeune fille des environs de Nérac, Suzette La- brousse i, mettait alors en émoi tout le Périgord. On l'avait toujours connue extravagante et fantasque : à neuf ans elle tentait de s'empoisonner avec des arai- gnées pour arriver plus promptement au ciel; plus tard elle voulait se défigurer avec de la chaux vive pour mettre sa vertu à l'abri du danger. En vain avait-on essayé de l'assujettir à la discipline régulière d'un couvent ; elle se disait appelée à parcourir le monde en mendiant et en publiant ses visions. D 'inof- fensives qu'elles étaient au début, ses prophéties s'at- taquèrent bientôt à l'Église ; comme les soi-disant ré- formateurs du seizième siècle, la prétendue voyante déclamait contre les abus et annonçait des châtiments prochains.

Or à cette époque, c'est-à-dire au moment les bruits avant-coureurs de la Révolution portaient déjà le trouble dans beaucoup de cerveaux, les dires de Suzette Labrousse ne pouvaient qu'augmenter l'inquié- tude et le désarroi. On prenait parti, ici pour elle, contre elle ; pour elle à cause de son extérieur pauvre et austère, contre elle à cause de l'étrangeté de ses discours. L'évéque dut intervenir et, conformément à la pratique suivie par l'Eglise dans les cas elle soupçonne l'intervention du prince des ténèbres, il tint à confier l'examen de cette affaire à des prêtres de

1. Pour tout ce qui concerne Suzette Labrousse, voir l'ouvrage de M. l'abbé Christian Moreau, Une mystique révo- lutionnaire. Paris, Didot, 1886.

16 CHAPITRE PREMIER

grande science, mais surtout de grande vertu; c'est pourquoi il en chargea les frères Ghaminade.

En vertu de cette décision, Suzette Labrousse remit à ses examinateurs les dix petits cahiers qui conte- naient le récit de ses visions, et elle vint par deux fois à Mussidan.

Les sages délégués lui témoignèrent beaucoup d'égards, allant jusqu'à la prier de leur signaler ce qui lui paraîtrait défectueux dans l'organisation de leur séminaire ; dans l'intervalle de ses visites ils en- tretinrent avec elle une correspondance suivie. Bien- tôt il leur devint évident par la suffisance de ses ré- ponses, le vague de ses accusations et la violence de ses déclamations, que l'esprit de Dieu n'inspirait point cette pauvre fille; ils portèrent donc un jugement dé- favorable que justifia pleinement la conduite posté- rieure de la malheureuse aventurière ^.

1. La malheureuse neut garde de s'y soumettre. Continuant son rôle de prophétesse, elle se rendit à Paris à l'époque des Etats généraux ; elle reçut le meilleur accueil des Mesmé- riens, surtout de la duchesse de Condé qui la logea dans son hôtel les hallucinés de la capitale étaient faits pour com- prendre la visionnaire périgourdine. Celle-ci ne tarda pas à rencontrer un autre appui en Pierre Pontard, l'évèque cons- titutionnel de la Dordogne ; à l'instigation de cet intrus elle recourut à des moyens juridiques pour se faire restituer les cahiers de ses visions que les frères Chaminade retenaient afin de prévenir le scandale dans la mesure du possible. En 1795, le clergé constitutionnel l'envoya à Rome ; elle devait paraître dans la capitale du monde chrétien comme une autre Catherine de Sienne suscitée de Dieu pour réformer le Pape et l'Église. Pie VI ne se prêta pas à la réalisation de ce beau projet; arrêtée à l'entrée des États pontificaux, Suzette Labrousse fut détenue pendant trois ans au château Saint-Ange ; en 1798 elle revint à Paris elle passa le reste de sa vie complètement oubliée. Elle mourut en 1821.

LA REVOLUTION 17

Cependant, peu après la remise du Collège-Sémi- naire entre les mains des frères Chaminade, le mau- vais état des affaires publiques, s'aggravant de jour en jour, n'avait pas tardé à provoquer en France une inquiétude générale. Finalement le Roi se vit obligé de réunir les Etats généraux. Lorsque, en 1789, les électeurs furent convoqués dans toutes les pro- vinces afin de nommer les députés, Joseph qu'on délégua à l'assemblée des électeurs ecclésiastiques, se rendit à Périgueux : le procès-verbal de l'élection des deux députés du clergé et de leurs suppléants, en date du 24 mars, porte sa signature.

A peine les Etats se trouvaient-ils réunis que les événements se précipitèrent : les émeutes se succédè- rent rapidement à Paris et en province ; les biens du clergé étaient nationalisés par l'Assemblée consti- tuante; le mouvement réformateur déviait, et déjà se préparaient les lois les plus néfastes.

Jean-Baptiste n'eut pas la douleur de voir les excès de la Révolution. En janvier 1790, son édifiante vie fut couronnée par la fin la plus enviable : il rendit son âme à Dieu dans la chapelle du Collège, au pied même de l'autel il achevait d'offrir le saint sacrifice. A la nouvelle de sa mort, le peuple qui le vénérait comme un saint, accourut en foule. Chacun voulait faire toucher à son corps des chapelets et d'autres objets de piété. Gagné par l'enthousiasme de tous, un gendarme qui se trouvait tire son sa- bre, s'ouvre résolument un passage à travers la foule,

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18 CHAPITRE PREMIER

menaçant quiconque aurait l'air de lui faire obstacle. Arrivé près du corps, il prend la houppe du bonnet carré déposé sur le corps du défunt, la coupe, la montre à l'assemblée, la met dans sa poche et s'en retourne triomphalement en disant : <( Cette relique m'appartient, et je défie qui que ce soit de me la re- tirer. »

Au printemps de cette même année, Joseph fit le voyage de Bordeaux pour se rendre un compte plus exact de la situation politique, des dangers qu'elle pouvait faire pressentir, et des devoirs qu'elle imposait aux ministres de Dieu. Il voulait également se ména- ger, le cas échéant, dans cette ville il n'était connu que de quelques prêtres, un abri plus sur que le col- lège de ]\Iussidan. Bordeaux était plus tranquille qu'il ne l'avait pensé ; les autorités locales voulant la paix, le tempérament des habitants, gens d'affaires pour la plupart, inclinant naturellement au calme, les excès étaient évités et l'ordre maintenu. Néan- moins, M. Langoiran, l'ancien professeur de Joseph, ne lui cacha pas ses prévisions pessimistes ; il lui laissa entrevoir les conséquences que pouvait entraî- ner le projet de réorganisation du clergé préparé par l'Assemblée constituante : un schisme était à craindre. L'abbé Langoiran se trouvait en bonne si- tuation pour être renseigné, car il remplaçait à la tête du diocèse, avec l'abbé Antoine Boyer, l'archevêque de Bordeaux, Mgr Champion de Cicé, retenu à Paris par sa fonction de garde des sceaux. Qu'y avait-il donc à faire? Se préparer à remplir les devoirs du saint ministère à travers un temps de persécution et de proscription, telle fut la conclusion à laquelle

LA REVOLUTION 19

arrivèrent sans tâtonner les deux vaillants prêtres.

L'abbé Langoiran insista pour que Joseph vînt le rejoindre dès que les événements lui conseilleraient de quitter Mussidan. Joseph s'assura un pied-à-terre dans une maison amie, celle de la famille Chagne, rue Abadie; puis il alla retrouver Louis au collège.

Peu après son retour à Mussidan, le 12 juillet 1790, l'Assemblée votait la Constitution civile du clergé; le 24 août, le roi apposait sa signature à cette loi néfaste, et dès le 26 décembre était exigée de tous les prêtres la prestation d'un serment de fidélité qui équivalait à un acte schismatique : cette Constitution en effet méconnaissait l'autorité du Pape et détachait pratiquement l'Eglise de France du centre de l'unité catholique.

L'attitude du clergé périgourdin fut belle dans l'en- semble. Comme la Mission de Périgueux, Saint-Char- les de Mussidan donna l'exemple d'une vigoureuse ré- sistance à la loi inique : les frères Chaminade et leurs collègues, mandés à l'Hôtel de Ville, le 9 janvier, pour faire connaître leurs- dispositions par rapport au ser- ment, ne se contentèrent pas d'en refuser la presta- tion ; ils expliquèrent au peuple les motifs de leur résistance, faisant tourner en une salutaire prédication la scène de scandale qu'on avait préparée. Ensuite pour mieux éclairer les populations sur la nature et les conséquences de la Constitution civile du clergé, ils ré- pandirent partout la célèbre Exposition des principes^ trente évêques, députés à l'Assemblée, dénonçaient les dangers de cette Constitution et les abus de pou- voir de ceux qui prétendaient l'imposer à l'Eglise de France. L'attitude énergique de ces prêtres fidèles

20 CHAPITRE PREMIER

leur valut la sympathie de la population ; aussi les fortes têtes du pays, les « amis de la Constitution » de Mussidan, rédigèrent une Adresse aux habitants des campagnes les réfractaires étaient représentés comme des tenants irréductibles de l'ancien régime et de ses abus. A ce factum, et par la plume de Joseph, les directeurs répondirent en publiant un opuscule contre le serment.

Évidemment, après de pareils actes, les prêtres de Saint-Charles ne pouvaient plus rester à la tête du collège. En juin 1791, deux maîtres laïcs se présen- tèrent pour les remplacer ; mais la maison était vide ; les enfants avaient été congédiés sans bruit et le mobilier vendu. La municipalité dissimula son dépit ; elle supplia même les frères Chaminade de rester, espérant couvrir par leur présence les changements opérés dans la direction du collège. Bien plus, une délibération du directoire du district, en date du 13 août 1791, exprimait le vœu «que la nation assurât un traitement pendant sa vie au sieur Moze ainsi qu'aux sieurs Chaminade, à raison des services qu'ils avaient rendus au public par leurs soins et par leurs veilles, et en considération de la ressource dont ils se trouvaient privés, faute de pouvoir les continuer par scrupule de conscience. »

Les directeurs de Saint-Charles demeurèrent donc à Mussidan, mais n'intervinrent plus dans l'ensei- gnement donné aux quelques élèves qui étaient reve- nus au collège. Bénéficiant encore d'une certaine tolé- rance, ils continuèrent à exercer le saint ministère. Joseph, bien qu'insermenté, toucha un traitement officiel pendant toute l'année 1791 comme vicaire de

LA REVOLUTION 21

la paroisse Saint-Georges ; mais il songeait à l'œuvre entrevue avec l'abbé Langoiran, et vers la fin de 1791, il quitta définitivement Mussidan pour Bor- deaux.

Louis ne pouvait s'arracher à son pauvre collège ; néanmoins les temps s'assombrissaient de plus en plus ; le désordre était triomphant. Peu de jours après l'émeute du 10 août 1792 qui marqua l'effondre- ment de la royauté, un décret prescrivit aux directoires des départements de faire évacuer, dans la quinzaine, le territoire français à tous les réfractaires qui refuse- raient de prêter le serment suivant : « Je jure de maintenir de tout mon pouvoir la liberté, l'égalité, la sûreté des personnes et des propriétés, et de mourir, s'il le fallait, pour l'exécution de la loi. »

Or la « loi » comprenait la Constitution civile du clergé ; ce second serment était donc schismatique aussi bien que celui de décembre 1790. Ce décret ne fut point signifié à Joseph, car on ne put le découvrir ; Louis, au contraire, et Biaise furent sur- pris dans leur domicile et forcés de s'exiler.

Le récollet prit le chemin de Rome avec ceux de ses confrères qui étaient restés fidèles; car son Ordre avait eu à déplorer plusieurs défections.

Jamais Joseph ne parlait de son frère Biaise qu'avec le plus profond respect. L'austérité de sa vie, son amour passionné pour la sainte pauvreté dénotaient en lui le véritable fils de saint François. Ses vête- ments étaient usés et rapiécés, il était toujours tête nue. Il ne portait point d'argent sur lui. Un jour qu'il allait prêcher une mission à quinze lieues de distance, ses frères lui ayant demandé s'il ne prenait

22 CHAPITRE PREMIER

rien pour la route : « Je n'y songeais pas, fit-il, donnez-moi trois sous pour passer la rivière; le bate- lier jurerait si je ne lui donnais rien. Quant à moi, Dieu sait pour qui je travaille ; pourrait-il me laisser manquer du nécessaire ? »

Revenu en France, après la Révolution, et ne pou- vant rentrer au couvent, puisque les Ordres religieux n'étaient pas encore rétablis, il accepta de servir dans le clergé séculier ; d'abord curé de Coursac, il fut vicaire à Saint-Astier à partir de 1804. 11 ne cessa jamais de porter un cilice et se donnait régulièrement la discipline. Les habitants l'avaient en haute véné- ration; quand il mourut, le 2 novembre 1822, sa dépouille mortelle fut l'objet des mêmes manifesta- tions qui s'étaient produites autour de celle de son frère Jean- Baptiste. Pendant les deux jours qu'il resta exposé sur son lit funèbre, on se disputait des parcelles de son vêtement ; il fallut placer des gardes autour de lui, pour empêcher qu'il ne fût dépouillé complètement.

Quant à Louis, interrogé par les autorités, il déclara qu'il voulait se retirer en Espagne, et, le 7 septembre, le directoire du département lui délivra son passe- port. Aussitôt, en compagnie d'autres exilés et au milieu des insultes et des menaces des populations ameutées, il prit le chemin de Bordeaux il devait s'embarquer.

Dans cette ville il était attendu par ses parents et par son frère Joseph; il s'efforça de s'y rendre utile aux cimes jusqu'au jour de son départ, annonçant la parole de Dieu, entendant les confessions, bénissant et encourageant les fidèles. Son embarquement eut

LA RévOLUTlON 23

lieu le 15 septembre 1792, à six heures du soir, sur le bateau la Providence se trouvaient 54 prêtres des diocèses de Périgueux, de Sarlat et d'Agen. Le voyage fut périlleux : tant qu'on fut en rivière, les passagers durent se cacher aux regards inquisiteurs des riverains patriotes, et une fois en mer ils eurent à essuyer une effroyable tempête ; un instant on crut le naufrage imminent. x\lors, écrit un témoin ocu- laire, « le supérieur de Mussidan (Louis Chaminade), homme respectable, nous dit : « Voici le moment nous allons paraître devant Dieu ! » L'un pleure, l'autre demande à se confesser... Nous faisons un vœu à la sainte Vierge, que nous accomplirons aus- sitôt que nous prendrons terre : nous pardonnons de bon cœur à tous nos ennemis et nous demandons le salut de la France. Aussitôt un calme religieux règne parmi nous. »

Avec le jour, la tempête s'apaisa et le navire put aborder à Saint-Sébastien. Ce n'était pas vers ce port qu'on se dirigeait; néanmoins les exilés furent accueillis avec charité par les autorités et par la population de la ville. Les uns prirent le chemin de Saragosse, les autres demeurèrent près de la fron- tière, avec l'espoir de rentrer bientôt dans leur patrie. Louis Chaminade fut de ces derniers. Il se fixa d'abord dans un village dont nous ignorons le nom, à égale distance de Loyola et de Notre-Dame de Guadeloupe. Plus tard, loin de voir les portes de la France se rouvrir devant lui, il fut obligé, à la suite d'ordres venus de Madrid, de s'éloio*ner de la frontière. Comme beaucoup d'autres prêtres bannis, il accueillit avec reconnaissance la charitable invi-

24 CHAPITRE PREMIER

tation de l'évêque d'Orense en Galice, Mgr Pierre de Quévédo. Il demeura auprès de ce digne prélat pendant l'espace de cinq ans, c'est-à-dire jusqu'en 1797. A cette date, Joseph devait être banni à son tour, et la Providence se réservait de réunir les deux frères à Saragosse.

CHAPITRE II

Le saint ministère a Bordeaux pendant la Ter- reur (1793-1794 . M. Chaminade pénitencier réhabilite les prêtres assermentés repentants.

Préludes de l'apostolat futur (1795-1797).

DÉPART POUR l'exil (1797).

Tandis que Louis Chaminade était forcé de s'expa- trier, son frère Joseph s'établissait à Bordeaux. Aussi bien, s'il échappait à l'exil, ce n'est qu'au péril de sa vie, car la persécution sanglante n'était pas loin d'éclater. Mais n'avait-il pas, dans un acte de complet abandon, offert à Dieu le sacrifice de tout son être ? Dès lors, si les intérêts de la religion et le bien des âmes devaient exiger qu'il mourût sur l'échafaud, il s'y sentait bien décidé.

Néanmoins, comme il entendait rendre aux fidèles le plus de services possible, il lui fallait aviser aux moyens de tromper la surveillance des agents de la Révolution. Pour mieux leur dissimuler sa présence,

26 CHAPITRE

il se créa un double domicile à Bordeaux. Dans la famille Chagne, rue Abadie, il garda son domicile légal ; quant à son logement réel, discrètement il l'installa au cours de janvier 1792 dans un petit do- maine que, sur le conseil et avec l'aide pécuniaire de M. Langoiran, il avait acquis à la fin de 1791. Cette propriété portait le nom de Saint-Laurent; elle se trouvait dans le faubourg du Tondu, tout à l'extré- mité de la ville, sur les confins de Talence ^. Il y avait attiré ses parents qui, fatigués par l'âge, avaient en 1792 cédé leur commerce à leur fils François. Grâce à leur présence, M. Chaminade n'avait plus de difficulté à cacher sa vie et son action; dans le public, en effet, l'on penserait que cet immeuble avait été acheté pour loger ses parents. Telle est la com- binaison qui lui permit de se soustraire à la notifica- tion d'un ordre d'exil : en cas d'alerte, il lui était aisé de ne se laisser atteindre par les hommes de loi ni à son domicile légal, ni dans sa propriété du fau- bourg.

D'ailleurs, jusque vers la fin de juin, une tranquil- lité relative continuait de régner à Bordeaux; mais cette tranquillité même fit naître le danger. A cause

1. Le domaine de Saint-Laurent avait un peu plus dun hectare et demi d'étendue. Il était planté en vignes, ce qui lui donnait une plus grande valeur, car le cru du Haut-Brion, auquel il se rattachait, était classé parmi les plus renommés de Bordeaux. Il comprenait, outre le vignoble, une petite maison de maître, une allée de platanes, un potager, une maisonnette de fermier et des chais. Un seul chemin, celui du Tondu, conduisait à la propriété et en longeait un côté. Pour plus de sécurité, labbé Ciiaminade acheta une parcelle de terre qui faisait enclave, puis il entoura le tout dun mur de clô- ture.

LA TERREUR 27

des vexations auxquelles se livraient les Jacobins de village, les campagnes devenaient de plus en plus intenables pour les réfractaires, et ceux-ci affluèrent bientôt de toutes parts à Bordeaux d'où leur arrivée chassa la paix qu'ils venaient y chercher. Les clubs, en effet, déclarèrent que la sécurité de la ville était mise en danger parées réfugiés, dont ils évaluaient le nombre à deux mille. Un décret fut alors rendu par le directoire départemental, expulsant les réfrac- taires et enlevant aux catholiques bordelais les trois églises dont ils avaient encore la jouissance.

Ces mesures encourageant les révolutionnaires, les échos des désordres qui troublaient la capitale du royaume se répercutèrent à Bordeaux, et finirent par provoquer, le 15 juillet 1792, la première émeute qui ensanglanta la ville. C'était au lendemain de la seconde fête de la Fédération ; l'exaltation des esprits était à son comble; il fallait une victime aux force- nés des clubs. Depuis longtemps cette victime était désignée dans la personne de l'abbé Langoiran, qui avait eu le courage de publier, pour la défense des réfractaires, une lettre publique dont voici la fin : « Il me parait étonnant, disait-il, qu'après avoir décrété la liberté des opinions religieuses, on réduise cin- quante mille ecclésiastiques à la cruelle alternative d'un faux serment ou d'une indigence sans ressource, qu'on dise à chacun d'eux : Meurs de faim ou jure contre la lumière de ta conscience. » On ne lui par- donna pas d'avoir si évidemment raison; les émeu- tiers allèrent le chercher dans le bourg de Caudéran il s'était retiré, le traînèrent à travers les rues jusqu'à l'archevêché, et sur le perron de l'esca-

28 CHAPITRE II

lier, le massacrèrent avec un autre prêtre, l'abbé Dupuy.

Peu après, le décret d'exil contre les prêtres réfrac- taires était portée et, au mois de septembre, Louis Ghaminade partait de Bordeaux pour l'Espagne ; en même temps un grand nombre d'autres ecclésias- tiques étaient embarqués sur plusieurs navires pour être conduits à l'étranger. L'exécution de cette me- sure barbare calma pour un temps l'exaltation des clubs ; la modération des autorités bordelaises, soli- darisées avec la majorité girondine contre la Mon- tagne et le Comité de Salut public, prolongea cette trêve jusque bien avant dans la lugubre année 1793. Même après le triomphe de la Montagne et la pros- cription des Girondins (2 juin), Bordeaux tenta de résister encore à l'établissement du sanglant ré- gime de la Terreur ; pourtant il fallut céder devant la force : le 16 octobre, les représentants du gou- vernement entrèrent dans la ville par la brèche de Sainte-Eulalie. A partir du 23 du même mois, la guillotine fut installée sur la place de la Nation pour n'en plus disparaître jusqu'au 14 août 1794. Ge fut pour Bordeaux l'ère des martyrs. La dictature fut proclamée : elle fut exercée d'abord par Ysabeau et Tallien, jeune homme de moins de vingt ans ! Le tribunal révolutionnaire, présidé par le sinistre La- combe, choisit ses victimes dans tous les rangs de la société ; mais les prêtres étaient sa proie de choix pour laquelle il n'y avait point de quartier ; les exé-

1. Le décret du 26 août 1792, auquel Louis et Biaise avaient été forcés d'obéir en s'exilant.

LA TERREUR 29

cutions étaient fréquentes, et le passage de la char- rette fatale devint un spectacle habituel à travers les rues de Bordeaux,

Néanmoins l'abbé Chaminade demeura dans la ville avec une quarantaine d'autres prêtres fidèles. 11 dut bien des fois rencontrer le funèbre cortège, et, lorsqu'il traversait la place de la Nation^, voir, au pied de l'instrument sinistre, le trou destiné à rece- voir le sang des victimes. S'il venait à longer les murs du fort de Hà, s'il passait aux abords du Sé- minaire, des Carmélites, des Orphelines, ou du Palais Brutus, il pouvait entendre les gémissements de cen- taines de prêtres qui, accumulés dans d'infectes pri- sons, attendaient qu'on les embarquât pour les plages inhospitalières de la Guyane ou de Madagascar. Au port, le spectacle était plus navrant encore : entassées à fond de cale, les malheureuses victimes enduraient des souffrances atroces, plus horribles que la mort.

Sans se déconcerter à la vue des dangers auxquels il s'exposait, l'abbé Chaminade se contenta de prendre les précautions commandées par la prudence. Lais- sant croire qu'il avait émigré, il se déroba aux re- gards indiscrets ou malveillants, chargea son père de le suppléer dans toutes les formalités qui incombent à un propriétaire d'immeuble, et environna Saint-Lau- rent de toutes les sécurités possibles vu l'état des lieux. La propriété n'avait qu'une porte accessible du dehors ; cette porte fut confiée à un bon gardien, un chien dressé à prolonger ses aboiements à l'arri- vée des personnes inconnues. Un vigneron, le ci-

1. Aujourd'hui place Gambetta, autrefois place Dauphine.

30 CHAPITRE II

toyen Bontemps, sans-culotte déclaré, incapable d'être de connivence avec un ci-devant calotin, était au service de la maison; on le garda à dessein. Quand il venait travailler, le chien l'annonçait par de longs aboiements qui permettaient à l'abbé de se dissimu- ler. Enfin, une servante, Marie Dubourg, bordelaise de race, bavarde et avisée, fidèle jusqu'au sacrifice ^ avait le talent de faire causer les gens pour deviner les motifs de leur visite, et s'entendait à merveille dans l'art de les éconduire poliment ou de les amu- ser pour gagner du temps.

Diverses cachettes étaient ménagées dans l'inté- rieur de la maison. L'une d'elles était une chambrette souterraine accessible par une trappe qui s'ouvrait dans le fruitier. L'abbé Chaminade y disait la messe. Il s'y réfugiait aussi en cas d'alerte ; la trappe alors se refermait sur lui et on la dissimulait sous une couche de paille.

Ce n'est pas l'intérêt personnel qui avait dicté ces précautions : l'abbé Chaminade n'entendait sauvegar- der sa vie que pour l'exposer sans cesse au profit des âmes; journellement il affrontait les plus grands dangers pour leur porter les secours de son minis- tère, et l'abbé Joseph Boyer, qui administrait le diocèse au nom de ^Igr de Cicé, alors réfugié en Angleterre, savait qu'il pouvait compter sur lui de la façon la plus absolue. Le peuple de Bordeaux méritait d'ailleurs les dévouements sacerdotaux dont il fut l'objet pendant ces sombres journées; il était

]. Elle demeura jusqu'à sa mort (février 1847) au service de l'abbé Chaminade.

LA TERREUR 31

resté religieux, et malgré le décret du 28 germinal an II (11 avril 1794), condamnant quiconque recelait un prêtre réfractaire, de nombreux fidèles recher- chaient le secours des sacrements et le procuraient aux autres.

Tandis que dans les églises désaffectées s'étalait la mascarade du culte de la Raison, les chrétiens, comme au temps des catacombes, célébraient les saints mys- tères dans des oratoires cachés. Celui de Mme Dey- res, rue des Ayres, était particulièrement fréquenté. Il était caché au fond d'un chai, dans un immeuble dont la façade sur rue était occupée par une boutique de plombier. Afin de détourner l'attention, IMme Dey- res avait chargé ses enfants, dont l'aîné n'avait que huit ans, de réunir dans cette boutique leurs petits amis du voisinage et d'y faire un vacarme infernal. C'est dans cette chapelle que les prêtres qui exerçaient secrètement le saint ministère à travers la ville avaient leur rendez-vous. C'est qu'ils venaient prendre les instructions de leur chef hiérarchique, l'abbé Joseph Boyer; là, qu'ils recevaient les calices d'étain destinés à la célébration des saints mystères; là, qu'ils priaient ensemble le Sacré-Cœur de Jésus i. M. Chaminade

1. Au plus fort de la tourmente, quand déjà vingt prêtres avaient péri sur léchafaud, M. Boyer inspira à ses collègues la pensée dune association de prières, destinée à obtenir du Sacré-Cœur la conversion des pécheurs par Fentremise des saints Cœurs de Marie et de Joseph. Le jour même, une perqui- sition générale fut ordonnée dans toute la ville pour découvrir les vingt prêtres qui s'y cachaient encore : aucun ne fut sur- pris. L'association, fondée sous de si heureux auspices, prit un grand développement et engloba tout ce que Bordeaux comptait de catholiques lidèles. L'Adoration perpétuelle fut établie dans l'oratoire des demoiselles Vincent, la sainte

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s'y rendait souvent; parmi les jeunes tapageurs de la boutique du plombier il choisissait les enfants de chœur qui devaient lui faciliter la visite des malades Munis de quelque objet pris dans le magasin, ceux- ci étaient censés faire des commissions pour la maison ; servant à la fois d'avant-garde et de sentinelles, ils ouvraient le chemin ou arrêtaient la marche lors- qu'il y avait danger d'avancer. Mais pour être accom- pagné et aidé par ces enfants, il fallait au prêtre un travestissement qui lui permît de parler avec eux dans la rue sans attirer l'attention du public. M. Chaminade se déguisait donc en chaudronnier; affublé d'un costume de travail, le visage noirci de charbon, un chaudron sur le dos, il s'en allait d'un pas lourd le long des maisons, criant d'une voix haute et très calme, de la voix d'un homme qui ne court pas le moindre danger : Chaudron ! chaudron ! Les enfants pénétraient dans la maison l'on avait besoin du prêtre, s'assuraient qu'on pouvait s'y introduire sans rencontrer quelque personnage sus- pect, et venaient faire signe au prétendu chaudron- nier qui entrait alors et redevenait, auprès de ceux qui l'attendaient, le ministre de Dieu.

Qu'on se représente l'extraordinaire sang-froid qu'il fallait pour jouer, sans se trahir, un pareil jeu ! A la moindre imprudence, c'était la guillotine assurée; sur les quarante prêtres restés à Bordeaux

Réserve était conservée en permanence. D'autres réunions avaient lieu dans les divers oratoires de la ville. Tous les jours, à cinq heures, les associés épars çà et là, en prison ou ailleurs, tombaient à genoux et faisaient l'adoration en union les uns avec les autres.

LA TERREUR 33

pour Y exercer le saint ministère, vingt avaient, Lien avant la fin de la Terreur, porté leur tête sur l'échafaud.

Mais Joseph Chaminade ne connaissait pas la peur. S'abandonnant à la Providence, il était l'homme de Dieu, qui n'a plus qu'une pensée, l'œuvre de Dieu. Qu'au bout de cette œuvre il y eût la prison et la mort, cela importait peu au prêtre fidèle qui s'appropriait le mot du Psalmiste : « Si des armées s'avançaient contre moi, mon cœur ne con- naîtrait pas la crainte ^ » Il se savait pourtant no- minativement dénoncé, et même activement recher- ché, comme il put un jour s'en assurer par lui- même. Il s'en allait déguisé suivant son habitude, quand des patriotes, qui couraient à sa poursuite lui crièrent : « N'as-tu pas vu le calotin Chaminade passer par ici « Mais oui, répondit-il le plus naturellement du monde, courez vite pour le rattra- per » ; puis, s'adressant, goguenard, aux derniers : « Vous allez les exterminer tous, de façon qu'il n'en reste pas même pour la graine ? »

Il variait ses déguisements. Souvent il se costumait en marchand ambulant, et, sous le prétexte d'offrir ses articles divers, il trouvait accès dans les maisons l'appelait son zèle. Dans la rue Le^-teire, il était particulièrement connu comme colporteur d'aiguilles.

En recourant avec prudence à ces pieux strata- gèmes, et en les variant à propos, l'abbé Chaminade réussit à fournir un ministère des plus actifs. Il entendait les confessions, portait le saint Viatique,

1. Ps. XXVI, 5.

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baptisait les enfants, bénissait les mariages; à tous ceux qu'il pouvait atteindre, il rappelait les enseigne- ments de notre foi et ses divines espérances. Mme Du- rand des Granges, femme du président de la Cour, ne racontait jamais sans émotion comment M. Gha- minade avait pu pénétrer dans son hôtel, bénir son mariage et dire la messe dans un placard du salon, tandis que des enfants faisaient le guet dans la rue. Mais quels risques ne courait-il pas ! De sa propre bouche, et Dieu sait pourtant combien il parlait peu de lui-même, ses disciples ont recueilli le récit de plusieurs chaudes alertes. Dans une certaine maison, il célébrait le saint sacrifice au fond d'un réduit fort étroit la lumière du jour ne pénétrait jamais. Une nuit, lorsque déjà il avait dépassé la consécration, la maison fut envahie; on n'eut que le temps de ren- fermer sur lui la porte du réduit. De il put en- tendre les imprécations lancées contre le prêtre ré- fractaire; il tenait en main la sainte hostie, prêt à communier en viatique dans le cas la Providence permettrait qu'il fût découvert. Dans une autre cir- constance, il fut surpris avec deux prêtres qui s'étaient réunis pour recevoir le sacrement de pénitence. Une issue était prévue par le toit d'une maison voisine ; les deux confrères eurent le temps de s'esquiver. Quant à l'abbé Ghaminade, il se présenta aux agents comme s'il eût été le maître de la maison. « Vous avez ici des prêtres que vous recelez », lui dit-on. « Vous voyez des prêtres partout, répliqua-t-il d'un ton insouciant; cherchez, tout est ouvert. » Des sentinelles furent placées à toutes les portes et la perquisition commença. Pendant ce temps, le prétendu

LA TERREUR 35

maître de la maison se promenait dans le corridor et réfléchissait au moyen de s'évader lui-même, car son jeu pouvait être découvert; déjà il avait choisi sa cachette, lorsque la servante venant à passer lui conseilla de n'y point rester. A peine avait-il repris sa promenade que la cachette fut en effet visitée. Il ne lui restait qu'à prendre le même chemin que ses confrères. ^lais dès qu'il s'échappa, on se mit à sa poursuite : il eut été perdu si une vieille femme ne se fût trouvée sur le passage des agents dans une chambrette du grenier et ne les eût arrêtés assez longtemps pour permettre au fugitif de gagner le toit.

A Saint-Laurent, malgré les plus sages précau- tions, la sécurité était loin d'être parfaite. Un jour, l'abbé Chaminade ne dut son salut qu'à l'habileté de la femme de service qui, par une causerie adroite- ment prolongée avec les policiers, lui donna le temps de gagner sa retraite.

Une autre fois, les agents envahirent si brusque- ment la maison qu'on n'eut que le temps de renverser sur lui une cuve à lessive entreposée dans la cui- sine. Après une visite infructueuse, les agents, pour boire un verre, s'installèrent autour de la cuve, qui leur servit de table. On se figure aisément l'émotion du prisonnier blotti dans cet étrange refuge où, selon sa propre expression, « l'épaisseur d'une planche le séparait seule de l'échafaud ». Dans une autre alerte, il n'eut pas même le temps de gagner l'une des cachettes de la maison; il s'échappa de l'enclos par une issue dérobée et se retira dans un bois de pins des environs Les agents cependant

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enfonçaient les portes, fouillaient les coins les plus reculés et parcouraient la propriété en tous sens; ils s'en allèrent, convaincus qu'ils avaient été trompés et que le prêtre recherché avait passé en Espagne, comme le bruit s'en était répandu.

Cette vie d'alarmes constantes se prolongea pen- dant neuf longs mois. Enfin le 9 thermidor (27 juil- let 1794) marqua la fin de la dictature de Robes- pierre. La Commission militaire fut supprimée à Bordeaux dans les premiers jours d'août, et bientôt la tête de Lacombe, le trop actif pourvoyeur de la guillotine, roulait à son tour surl'échafaud. Dès le com- mencement de l'année suivante, le décret du 3 ven- tôse an III (31 février 1795) rendit aux citoyens le libre exercice de leur culte. Les prisons de la ville se vidèrent peu à peu en janvier et en février; des oratoires s'ouvrirent au culte public. L'abbé Chami- nade sortit de sa retraite, s'installa à son domicile légal, rue Abadie, et ouvrit très ostensiblement une chapelle au numéro 14 de la rue Sainte-Eulalie. Comme il avait été inscrit sur la liste des émigrés, à la suite des recherches infructueuses de la police pour le découvrir, et que les lois contre les émigrés res- taient en vigueur, il demanda et obtint, le 9 juil- let 1795, un certificat de résidence attestant sur la foi de neuf témoins qu'il « résidait et avait résidé sans interruption rue Abadie, numéro 8, depuis le mois de mai 1790 jusqu'à ce jour ». Muni de ce docu- ment, il sollicita sa radiation de la liste des émigrés et attendit la réponse tout en continuant le fruc- tueux ministère qu'il avait si bien commencé pendant la Terreur.

PRETRES JUREURS 37

La Convention avait accordé aux prêtres la faculté d'exercer librement les fonctions sacerdotales, à la condition toutefois de faire une déclaration de soumis- sion aux lois de la République ; mais elle avait dé- cidé en même temps que la Constitution civile du clergé n'était plus une loi de la République (circulaire du 29prairial=17 juin 1795). La déclaration demandée n'était donc plus schismatique. Aussi bien M. Chami- nade n'avait pas à la faire puisqu'il n'exerçait aucune fonction officielle; mais il crut bien agir en la con- seillant à ses confrères.

La générosité des prêtres martyrs ou confesseurs de la foi avait eu sa triste contre-partie dans la défection des égarés qui avaient prêté serment à la Constitution civile du clergé. Les prêtres demeurés fidèles firent entendre un appel charitable à ceux de leurs frères qui avaient failli ; ils eurent la consola- tion de le voir entendu, et bientôt un grand nombre de « jureurs », comme on disait alors, demandèrent leur réconciliation avec l'Eglise.

Les saints canons déféraient au tribunal du Pape les prêtres schismatiques ; mais, ce recours étant im- possible en ces temps de guerre et de désordre, le Saint-Siège ne se réserva que l'absolution des évêques schismatiques, et il délégua aux Ordinaires des dio- cèses les pouvoirs nécessaires pour l'absolution des simples prêtres.

M. Chaminade était entouré d'un tel respect, sa

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belle conduite pendant la Terreur avait fait éclater si visiblement son zèle pour le service de Dieu, il jouissait d'une si grande réputation de savoir et de prudence que M. Boyer, l'administrateur du diocèse, n'hésita pas à le déléguer comme pénitencier chargé spécialement de la réconciliation des prêtres asser- mentés. Il n'avait pas encore trente-cinq ans, mais, comme a dit un de ses disciples, a il était de ces hommes chez lesquels la sagesse et la maturité de- vancent les années. »

Le souverain Pontife exigeait la résignation des fonctions usurpées en vertu du serment, une rétracta- tion publique du schisme, et une pénitence propor- tionnée, d'un côté aux fautes, de l'autre aux forces et aux dispositions du sujet repentant. L'application de ces règles réclamait un grand tact, et ce ministère coûta beaucoup de peines à l'abbé Ghaminade d'après l'aveu qu'il en fit plus tard à plusieurs de ses dis- ciples ; mais il s'y dévoua avec la plus grande charité. C'est dans son oratoire de la rue Sainte-Eulalie qu'il recevait les rétractations ; il ne se passait guère de dimanche sans que cette touchante cérémonie se renou- velât pour un ou plusieurs prêtres. Pendant l'office divin, ces pénitents s'avançaient et lisaient une décla- ration où, résumant l'histoire de leurs égarements, ils entremêlaient leurs aveux de Texpression de leur re- pentir. Lorsque l'âge ou les infirmités les mettaient hors d'état d'accomplir en personne cette cérémonie expiatrice, ils se faisaient représenter par un confrère qui lisait à leur place la rétractation envoyée par eux. L'un de ces vieillards écrit à ce propos à M. Ghaminade : « ]\L Rudel m'a dit qu'un prêtre prononcerait en mon

PRÊTRES JUREURS 89

nom ma rétractation dans votre sainte assemblée, qu'il y prendrait ma place, la place d'un suppliant. Quel qu'il soit, je l'en remercie de toute mon âme, j'approuve, je ratifie tout ce que la charité lui inspi- rera de faire pour moi. Je joins mon cœur à son cœur, mes sentiments à ses sentiments ; j'admire en cette oc- casion l'étendue de ses bontés, que le juste prenne la place du pécheur ; ce prêtre rempli de charité imite ici notre divin Maître qui, étant la sainteté, la justice elle-même, a bien voulu se charger de nos péchés. »

Souvent le repentir de ces pénitents prend l'expres- sion la plus touchante. Voici comment s'exprime le vieux curé de Massugas, âgé de quatre-vingt- quatre ans : « Hélas ! Seigneur, s'écrie-t-il, mes ini- quités sont sans nombre, mais vos miséricordes sont infinies. Je ne cherche pas à m'excuser, je rappellerai au contraire avec amertume les années de mes éga- rements... Désirant, autant qu'il est en moi, me re- lever de mes chutes, réparer le scandale que j'ai donné, je déclare en face des saints autels et dans cette sainte assemblée, que je rétracte le malheureux serment de la Constitution civile du clergé. Je déteste le schisme et tous ses adhérents, et, réduit à la pau- vreté, je renonce à toute pension qui me serait ac- cordée à la faveur des funestes serments. »

Le curé de Gensac recourt aux prières des prêtres et des fidèles, sollicitant leur intercession comme jadis les pénitents dans la primitive Eglise : « Je sup- plie, dit-il, les ministres des saints autels que la grâce a soutenus dans le devoir, je supplie les fidèles as- sistant à cette cérémonie, de lever leurs mains et leurs cœurs vers l'Eternel, le Dieu de toute miséri-

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corde, afin de faire descendre sur un misérable et très misérable l'abondance des grâces qui me lavent, me purifient, me guérissent de toutes mes souillures et m'en préservent pour l'avenir. »

Des conditions sévères étaient mises à la réhabili- tation des ministres infidèles. Le Concordat de 1801 obligea l'Eglise à des formes plus douces ; ces miti- gations eurent des suites regrettables, comme on le sait. Les assermentés vraiment repentants n'étaient pas arrêtés par les rigueurs canoniques ; quelques- uns même devinrent d'ardents apôtres du mouvement de retour. Aussi bien la conduite de l'abbé Chami- nade reçut l'approbation de tous. Les lettres que lui adressaient après leur réhabilitation les pauvres éga- rés, témoignent non seulement du respect à l'auto- rité dont il était revêtu, mais aussi de la confiance inspirée par sa mansuétude. Il se montrait dès lors tel qu'il fut dans toute sa carrière : incapalile de transiger sur les principes, mais plein de considéra- tion, d'égards et d'attentions pour les personnes.

L'accalmie qui avait suivi la réaction thermido- rienne ne dura guère plus d'un an. Avant de se sé- parer, les membres de la Convention remirent en vi- gueur, par le décret du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), toutes les lois contre les prêtres réfractaires ; le Directoire, succédant à la Convention, accepta ce legs odieux. La violence se déchaîna sous des formes nouvelles : on ne condamnait plus à mort ; mais la

PRELUDES APOSTOLIQUES 41

« guillotine sèche », selon l'expression de Tronson du Goudray, c'est-à-dire la déportation à l'île d'Olé- ron ou à la Guyane, ne fit guère moins de victimes. La municipalité bordelaise s'empressa de dresser, à la date du 13 novembre, une liste de 75 prêtres émigrés ou réputés tels, qui avaient reparu dans la ville ; la police était chargée de procéder à leur ar- restation immédiate. Le nom de l'abbé Chaminade figurait dans la liste fatale ; on n'avait pas accédé à sa demande du 9 juillet. Qu'allait-il faire ? Rester à Bordeaux paraissait impossible : le ministère qu'il venait d'exercer avec tant de publicité l'avait signalé à l'attention générale ; il était connu maintenant et de plus nommément désigné aux poursuites des agents. D'un autre côté, comment se dérober à sa mission auprès des assermentés qui venaient à rési- piscence ? Comment aussi abandonner certaines âmes éprises de saints désirs, qui venaient lui demander par quels chemins elles aboutiraient à la vie par- faite ?

Il résolut de rester. Le 1^^ novembre, fermant son oratoire, il laissa courir le bruit de son départ, chargea son père de parler et d'agir en son nom, puis bientôt, reprenant ses déguisements, il se remit à braver le danger. Ge furent de nouveau les messes célébrées en cachette, les sacrements portés aux malades en dépit de la surveillance inquiète des pa- triotes, la parole de Dieu annoncée, portes closes, dans les maisons particulières. Ge fut surtout la con- tinuation d'un apostolat commencé déjà sous la Ter- reur, le soin spécial des âmes jeunes. La société nouvelle, sortie de la crise révolutionnaire, allait

42 CHAPITRE II

être mise en demeure d'opter entre la loi du Christ et celle des philosophes. A n'en pas douter, son choix dépendrait de l'attitude que prendrait la géné- ration qui alors atteignait ses vingt ans. Or qu'at- tendre d'une jeunesse formée par les leçons d'une Révolution basée, quoi qu'on en ait dit, sur le dogme de l'irréligion ? Il incombait à l'Eglise de soustraire les jeunes âmes à cette influence néfaste, et de res- taurer, en face des nouvelles idoles, le haut et ré- confortant idéal chrétien.

M. Chaminade y consacra sa vie. Il ne pouvait songer encore à s'attaquer au grand nombre ; il jugea plus expédient de préparer, dans la jeunesse des deux sexes, une élite dontilpCit faire l'âme de l'apos- tolat futur. C'était au reste une tâche pour laquelle il était admirablement doué. Grand maître dans l'art de gagner les cœurs, il était dès lors un centre au- tour duquel les jeunes gens se réunissaient volontiers. Au cours d'entretiens familiers et discrets, il s'appli- quait à prémunir leur foi et leurs mœurs contre les dangers du siècle ; il les formait à la vertu, leur présentait l'apostolat comme en étant la meilleure sauvegarde. 11 les initiait au rôle considérable qu'il leur destinait, espérant bien que, non contents de bénéficier de l'apostolat comme moyen de salut per- sonnel, ils s'en feraient une arme pour conquérir d'au- tres âmes à Jésus-Christ.

Dans cette mission auprès des jeunes gens, M. Chaminade était servi par des avantages pré- cieux; la considération dont il était entouré, sa ré- putation de prudence et de savoir forçaient leur res- pect; la distinction de toute sa personne, l'aménité

PRELUDES APOSTOLIQUES 43

de ses manières, l'expression de douceur répandue sur ses traits, le charme de sa conversation les atti- raient vers lui. Mais la raison profonde de son as- cendant sur eux, c'est qu'il leur apparaissait comme un saint. Un de ses disciples écrivait : « J'ai trouvé le prêtre que cherchait mon cœur. C'est un saint; il est mon guide, il sera mon modèle, car je serai prêtre; ma résolution est plus que jamais inébran- lable. Je ne le serai pas sitôt que je le voudrais : les temps sont difficiles. Je continuerai à travailler tous les jours : je ne puis voir ce saint que le soir, et encore pas tous les soirs. ^lais il m'assure que bien- tôt il me gardera avec lui nuit et jour, et que je serai son premier disciple. C'est son espoir et c'est le mien. » Celui qui parle ainsi, c'est Denys Joffre, que tout le diocèse de Bordeaux appellera plus tard « le saint curé de Gaillan ».

Le projet auquel il est fait ici allusion ne devait pas se réaliser, car un nouvel ouragan allait bientôt se déchaîner qui en empêcherait l'exécution ; mais la lettre qui nous le révèle montre sur le vif comment l'abbé Chaminade devenait irrésistiblement pour ses disciples le maître aimé et toujours écouté. En lui leur apparaissait la beauté d'une âme toute remplie de Dieu ; son commerce leur était comme une révéla- tion du mystère de la vie de Jésus dans le chrétien, et promptement, à le voir, une grande espérance, un désir ardent naissait en eux : « Il m'apprendra à aimer le Christ comme il l'aime ! Je veux rester au- près de lui pour qu'il m'apprenne à me donner à Jésus-Christ. »

Parmi ces disciples de la première heure, il en est

44 CHAPITRE II

que nous retrouverons plus tard autour de M. Gha- minade, tels Louis Arnaud Laf argue, son cousin Raymond Laf argue, Raymond Damis et l'abbé Guil- laume Bouet.

En même temps que des jeunes gens, M. Ghami- nade s'occupait des jeunes personnes, dans le même esprit et pour les mêmes desseins. En 1796, nous le voyons donnant une retraite à laquelle assistent Mlle de Lamourous, Mlle Angélique Fatin et Mlle Marguerite Bédouret; ces trois personnes deviendront des fondatrices d'Instituts religieux i. Afin de les pré- parer à l'apostolat qu'il pressentait devoir être leur partage et de fournir un aliment immédiat à leur zèle, il les engagea à s'offrir au Sacré-Gœur en qua- lité de victimes pour l'expiation des crimes de la France et pour le salut des âmes. Gette immolation généreusement consentie. Dieu allait la demander effective et sans délai à toutes ces âmes : aux diri- gées et plus spécialement au directeur.

Tout le travail dont nous venons de parler, l'abbé Ghaminade l'avait fait en se cachant, comme pendant la Terreur ; !Mlle de Lamourous prévenait les gens de sa maison de l'avertir du passage du « chaudronnier », vu qu'il y avait presque toujours quelque ouvrage pour lui. Or voici qu'au printemps de l'année 1797, les élections ayant donné la majorité aux modérés dans le conseil des Anciens et dans l'Assemblée des Ginq-Gents, les catholiques purent respirer un peu

1. Mlle Fatin fonda la Réunion du Sacré-Cœur ; Mlle Bédouret établit à Pons (Charente-Inférieure) l'Institut des Ursulines du Sacré-Cœur; Mlle de Lamourous créa la Maison de la Miséricorde à Bordeaux, sous la direction de M. Ghaminade.

LEXIL 45

plus tranquillement. Le 24 août, un décret permit aux prêtres bannis de rentrer en France. Ceux qui n'avaient pas quitté leur patrie reprirent ouvertement leur ministère ; l'abbé Chaminade s'installa de nou- veau rue Sainte-Eulalie et y rouvrit son oratoire. Cette confiance dans la sécurité renaissante allait le conduire tout droit à l'exil.

En effet les jacobins, se voyant sur le point d'être dépouillés du pouvoir, ne reculèrent pas devant un coup de force. Par la violation la plus éhontée du suffrage populaire, ordre fut donné au général Au- gereau d'occuper Paris, les élections de 49 départe- ments furent cassées, et deux des directeurs, Garnot et Barthélémy, se virent déportés. Ce fut le coup d'État du 18 fructidor (4 septembre 1797). Les tristes vainqueurs de cette journée rapportèrent sur-le-champ le décret du 24 août, exigèrent un serment de haine à la royauté, et remirent en vigueur les lois contre les émigrés. L'article 5 du nouveau décret prévoyait le cas des prêtres qui étaient rentrés en France ; il leur enjoignait de quitter le territoire de leur com- mune dans les vingt-quatre heure, et celui de la France dans les quinze jours, sous peine de dépor- tation.

Le coup fut si soudain que l'abbé Chaminade n'eut pas le temps de le parer. On lui signifia le décret dans son domicile de la rue Sainte-Eulalie. N'ayant pas été rayé de la liste des émigrés, malgré les dé- marches qu'il avait faites, il tombait sous le coup du décret : il était censé avoir émigré et être rentré en France. Il eut beau alléguer qu'il n'avait rien omis de ce qui était en son pouvoir, on le somma d'obéir

46 CHAPITRE II

à la loi et le 11 septembre, on lui délivra un passe- port pour Bayonne et l'Espagne.

La veille, il avait adressé à Mlle de Lamourous une lettre qui reflétait une âme toujours calme, tou- jours maîtresse d'elle-même, qui n'est troublée par aucun événement et qui s'abandonne en toute simpli- cité à la providence du Père céleste : « Nous ne mourrons, écrit-il, qu'une seule fois, il est vrai ; mais que de leçons nous recevons de la Providence pour nous l'annoncer et nous y préparer! Et chacune de ces leçons est une espèce de mort. Que doit faire une âme fidèle dans le chaos des événements qui semblent l'engloutir ? Se soutenir imperturbable- ment par cette foi qui, en nous faisant adorer les desseins éternels de Dieu, nous assure que tout tourne à l'avantage de ceux qui l'aiment. » Il termine ainsi : « Je demande à notre Père commun que cet éloignement opéré par un ordre de sa providence, ne nuise pas à l'accomplissement de ses desseins sur nous. Je vous demande tous les jours les litanies de la sainte Vierge et vous souhaite, comme votre père, la grâce et la paix de Jésus-Christ. »

En quittant Bordeaux, M. Chaminade ne laissait à Saint-Laurent que son vieux père. Déjà il avait fermé les yeux à sa pieuse mère, le 9 septembre, quelques jours après la fin de la Terreur. Le baiser qu'il donna à son père fut le dernier, car il ne devait plus le re- voir ici-bas. Demeuré seul, le bon vieillard prit le parti d'abandonner sa résidence de Saint-Laurent après l'avoir donnée en location. Il alla rejoindre à Périgueux son autre fils François et s'éteignit entre ses bras le 4 mars 1799.

CHAPITRE III L'exil en Espagne (1797-1800). Joseph et Louis

A SaRAGOSSE. M. ClIAMINADE REÇOIT DANS LE SANCTUAIRE DE NoTRE-DaME DEL PiLAR DES LU- MIERES SUR SON APOSTOLAT FUTUR. SoN RETOUR

A Bordeaux.

Dans quelle ville d'Espagne l'abbé Chaminade at- tendrait-il l'heure Dieu devait le rappeler en France? Un conseil du vénérable archevêque d'Auch, ^Nlgr de la Tour-du-Pin-]Montauban, le fit opter pour la ca- pitale de l'Aragon, Saragosse, la cité de Notre-Dame del Pilar. L'archevêque d'Auch était une des plus grandes figures de l'épiscopat à cette époque. Sa fermeté à résister à toutes les exigences injustes n'avait d'égale que la modération de ses idées et la largeur de ses vues. C'est seulement sous le coup d'un mandat d'arrêt qu'il s'était décidé à quitter son diocèse en août 1791. Dans les rapports que lui fai- sait l'abbé Culture, son vicaire général pour le dio-

48 CHAPITRE III

cèse de Bazas*, il avait appris à estimer le zèle et la prudence du pénitencier de Bordeaux, à qui l'on adres- sait les assermentés du Bazadais qui désiraient se rétracter. La résidence qu'il avait choisie était le mo- nastère de Montserrat; il n'en descendait que pour faire les séjours nécessaires à Saragosse était ins- tallé provisoirement le siège de son administration diocésaine et se trouvaient réunis un bon nombre de ses prêtres exilés. Les désirs de M. Chami- nade s'accordaient pleinement avec l'indication du prélat ; sa dévotion à la sainte Vierge l'attirait vers le sanctuaire son culte était en si grand honneur, et le 11 octobre 1797, aux premières vêpres de la fête de Notre-Dame del Pilar, il entrait à Sara- gosse.

Peu après son arrivée dans cette ville, nous trou- vons M. Chaminade formant une petite communauté avec son frère Louis, l'abbé Bouet, deux autres prê- tres et un jeune laïc, François Dubosc, de Bordeaux, dont la vie pieuse, pauvre et mortifiée laissa long- temps après son départ le plus édifiant souvenir à tous ceux qui en avaient été les témoins.

Louis Chaminade avait séjourné d'abord chez Mgr de Quévédo, l'admirable évêque d'Orense^. Ce prélat déployait envers les prêtres français une cha- rité qui surpasse tout éloge ; non seulement il leur offrait l'hospitalité dans son diocèse, mais il leur abandonnait ses propres appartements et partageait

1. Bazas, avant la Révolution, était un évéché relevant du siège métropolitain d'Auch. Ce diocèse, n'ayant plus d'évéque depuis 1782, était administré directement par l'archevêque d'Auch.

A SARAGOSSE 49

avec eux ses revenus épiscopaux. A Louis Ghami- nade il assigna son palais pour demeure et une place à sa table. Le pauvre exilé se montra digne de son bienfaiteur. C'est le témoignage que lui rendait plus tard son frère Joseph : « Il s'associa à toutes les œuvres de charité et de piété qui s'alliaient à sa po- sition, et il voulut en être membre actif. La Provi- dence venait-elle à son secours, il prodiguait ce qu'il recevait, et se trouvait ainsi presque toujours lui- même dans la gêne : son pieux stratagème était de doubler les aumônes i. » Pendant son séjour à Orense, Louis fut mêlé à une tentative de résurrection de la Compagnie de Jésus. La Compagnie reconstituée devait prendre le nom de Société de Marie; mais cette entreprise échoua.

A la nouvelle du fameux décret du 24 août 1797, fausse lueur d'espoir que bientôt devait suivre une troisième proscription, Louis résolut de rentrer en France; il fit en actions de grâces le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle; puis il s'embarqua à la Corogne sur un bateau en partance pour Saint- Jean-de-Luz.

Quel ne fut pas son douloureux étonnement lorsque, dans le port même, au moment il posait le pied sur la terre de France, il entendit publier le décret qui remettait en vigueur toutes les lois de persécution contre les prêtres insermentés ! Obligé de se dérober aussitôt aux agents des persécuteurs,

1. Notes fournies par Joseph Chaminade à l'avocat David Monter qui prononça, en 1808, dans une réunion de la Con- grégation, l'éloge funèbre de Louis.

go CHAPITRE ni

il reçut l'hospitalité d'une bonne chrétienne qui le cacha dans sa maison. Force lui était de retour- ner en Espagne; cependant il ne put s'y résoudre sans aller à Bayonne s'informer s'il y avait un nombre suffisant de prêtres cachés pour venir au secours des fidèles : il y apprit que son aide n'était pas néces- saire. Déjà il se disposait à reprendre seul la route de l'exil, quand, par un coup de Providence fort inattendu, il avait rencontré son frère Joseph, con- traint de quitter Bordeaux. Ensemble ils aA^aient donc repassé la frontière et s'étaient fixés à Sara- gossei.

La capitale de l'Aragon, qui, dix ans plus tard, devait soutenir un siège à jamais mémorable et pro- voquer l'admiration du monde entier par sa résistance héroïque, était alors une cité de quarante à cinquante mille âmes, aux rues étroites pour la plupart, mais droites ; elle possédait des édifices remarquables : le vieux pont de l'Ebre, la Séo ou la cathédrale, la ba- silique de Notre-Dame del Pilar, la Lonja, superbe édifice se réunissaient les commerçants, des églises et des couvents en grand nombre; en outre, à peu de distance hors des murs, VAljaferia^ ancien palais mauresque les rois d'Aragon se faisaient cou- ronner; enfin le monastère de Santa Engracia, dont la chapelle souterraine renfermait les reliques des martyrs de la persécution de Dioclétien. La ville elle-même et ses environs, dans un rayon de deux à trois lieues, offraient des promenades agréables; au delà, c'était la plaine aragonaise dont l'aspect, quelque

1. Éloge funèbre de Louis Chaminade.

A SARAGOSSE 61

peu sauvage, éveillait, chez les étrangers surtout, plus d'appréhension que de curiosité.

Les émigrés étaient assez nombreux à Saragosse pour que la société ne fit pas défaut aux nouveaux arrivés. On trouvait parmi eux plusieurs prêtres péri- gourdins, et tout un cercle de Bordelais, au nombre desquels le banquier Lapoujade établi en Espagne dans l'intérêt de ses affaires, et qui mettait généreu- sement sa caisse au service de ses compatriotes malheureux. Tous ces réfugiés étaient unis par la plus sincère charité, comme en témoignait l'un d'entre eux, l'abbé Besse : « Ils ne savent vivre qu'ensemble, écrivait-il; leurs joies, leurs tristesses, leurs ressources ou leur pénurie, ils ont tout en commun; une lettre, une nouvelle de France les afflige ou les console tous à l'égal presque du con- frère qu'elle intéresse ; on les voit ensemble aux pro- menades, aux cérémonies religieuses, et cette fra- ternité sacerdotale leur gagne les cœurs. »

L'archevêque d'Auch était l'âme de cette colonie; il vint rejoindre à Saragosse ses compagnons d'exil vers le 30 octobre; pour la seconde fois il s'installa au milieu d'eux, partageant autant que possible leur manière de vivre; sa personne était l'objet de la vé- nération non seulement des réfugiés, mais de toute la population : « Regardez le saint ! » disaient les bonnes gens de Saragosse, quand ils le voyaient passer. Il consacra aux prêtres bannis plusieurs mois qui furent précieux pour l'abbé Chaminade plus que pour tout autre, car il vivait dans l'intimité du pieux prélat ; aussi lui voua-t-il dès lors un atta- hement inviolal^le. De son côté, le saint archevêque

52 CHAPITRE III

conçut pour le jeune prêtre une si grande estime et une si vive affection, qu'il eut la pensée de se l'atta- cher comme coopérateur ; leurs longs entretiens de Saragosse se prolongèrent, après le départ de l'ar- chevêque, dans une active correspondance.

Les exilés comptaient bien que la France ne tar- derait pas à rouvrir ses frontières ; mais personne ne pouvait dire quand viendrait ce moment désiré; en attendant, leur sécurité dépendait des influences que subissait le faible roi d'Espagne, Charles IV. Ce pauvre monarque, cédant à la pression qu'exerçaient sur lui les représentants de la République, donna deux fois l'ordre aux exilés de quitter la Péninsule et de passer dans les îles Baléares. Heureusement ses décrets demeurèrent à peu près lettre morte, sauf à Madrid, d'où trois cent quinze prêtres durent partir pour Palma, ville de l'Ile Majorque (13 juin 1798).

Dans le reste du royaume, la bonne volonté des autorités locales introduisait une tolérance qui ren- dait inefficaces les mesures persécutrices. Les popula- tions, de leur côté, n'étaient plus hostiles comme elles l'avaient été par endroits lors de la première émigra- tion; elles savaient maintenant que les exilés n'avaient pas abandonné lâchement leur troupeau pour se sous- traire au danger, mais qu'ils s'étaient vus contraints par la force à quitter leur patrie. C'est pourquoi elles les entouraient d'une réelle sympathie ; le clergé éga- lement montrait quelque bienveillance. De l'accueil qui lui avait été fait en Espagne, M. Chaminade garda un reconnaissant souvenir; aussi, quand, exilés à leur tour quarante ans après, les prêtres espagnols vin- rent chercher un refuge en France, il les accueillit à

A SARAGOSSE 53

bras ouverts dans ses maisons de Bordeaux et jusque dans ses établissements de Franche-Comté : « Vous vous prêterez à tout, mon cher fils, de la meilleure grâce possible, écrivait-il à un directeur; il est bien juste que nous rendions à ce clergé malheureux l'hos- pitalité qu'il nous a accordée avec tant de généro- sité. »

Cependant la situation restait précaire et dure pour les réfugiés. Une ordonnance royale, datant de la première émigration, les écartait de toute fonction officielle, de l'enseignement aussi bien que du saint ministère. Cette ordonnance était exécutée avec ri- gueur, car le clergé espagnol se méfiait de la diver- sité non seulement des usages, mais aussi et bien plus des idées et de la doctrine des prêtres français : il craignait de les voir importer en Espagne la semence du jansénisme. La permission de dire la messe, de s'entendre réciproquement en confession et, par exception, celle de catéchiser les enfants, voilà tout ce qui leur était concédé. En outre, la plupart d'entre eux eurent bientôt épuisé leurs res- sources personnelles et n'eurent plus à compter que sur leur travail et sur la charité publique ; on dut recourir à des collectes pour venir en aide aux plus nécessiteux.

Les frères Chaminade ne figurent point parmi les prêtres subventionnés par ces collectes. Au contraire, sur une liste relative à l'exécution des cédules royales, nous trouvons leur nom avec la mention qu' « ils ont de quoi se suffire ». Mgr d'Auch, leur protecteur, le banquier Lapoujade, ou quelque autre ami contri- bua-t-il à leur assurer le nécessaire? Nous n'avons

54 CHAPITRE III

aucune précision à ce sujet; noUvS savons seulement qu'ils n'avaient pas apporté de France des ressources suffisantes pour se passer, pendant plusieurs an- nées, du produit de leur travail ou des secours de la charité.

Il nous est impossible de suivre les deux frères jour par jour pendant la durée de leur exil. Nous savons cependant qu'au moment ils reçurent la nouvelle de la mort de leur père (4 mars 1799), Louis sortait d'une longue et cruelle maladie qui avait mis sa vie en péril et retenu pendant plusieurs mois son frère à son chevet. Des notes rédigées par Joseph nous apprennent aussi que Louis don- nait ses soins à quelques jeunes Français en vue de les former aux connaissances et aux vertus de l'état ecclésiastique. Dans ses moments libres, il lui arrivait de fabriquer des fleurs artificielles qu'il offrait aux églises comme un témoignage de sa foi et de sa piété.

Joseph partageait avec lui cette utile occupation ; mais de plus il moulait en plâtre di^^ers objets de piété : crucifix, statuettes de la Vierge ou de saints, et il les vendait afin d'en tirer quelques ressources pour lui-même et pour son frère. Plus tard, dans ses conférences, il évoquera ce souvenir en rapprochant le travail exigé pour la formation d'un saint de chair et d'os, de celui que nécessite la confection du mou- lage qui le représente. « De part et d'autre, disait-il, il n'y a rien à admirer, tant que la matière est encore en préparation dans les mains de l'ouvrier. Mais quand elle en sort façonnée et polie, elle a pris une valeur des plus précieuses ». Il disait aussi : c( En

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Espagne, quand parfois je moulais des saints de plâtre, je me réjouissais dans la pensée qu'un jour, en France, je travaillerais à faire des saints vivants. »

Néanmoins ce fut à l'étude, à la prière et à la mé- ditation que l'abbé Chaminade consacra la meilleure partie de son temps II étendit ses connaissances en théologie, en histoire ecclésiastique, en exégèse ; il porta son attention sur les usages propres et la discipline de l'Eglise d'Espagne de même que sur les instituts monastiques du pa^'s. Ce séjour forcé à l'étranger, en lui ouvrant des horizons nouveaux, développa encore la largeur de vues que lui avaient donnée les laborieuses années de sa formation, au col- lège d'abord, puis à Bordeaux et à Paris.

Presque tous les Ordres anciens étaient représentés à Saragosse : Bénédictins sous diverses dénomina- tions et constitutions, Franciscains, Dominicains, Augustiniens, Hiéronymites, Carmes, Trinitaires, Clercs réguliers des Ecoles Pies. L'abbé Chaminade visita leurs couvents et se rendit compte de leurs diverses observances aussi bien que de leur esprit.

Ses visites s'étendirent même aux communautés des environs, notamment à la Trappe de Sainte-Suzanne, établie sur les confins de l'Aragon et de la Catalo- gne. Ce monastère était de création récente : des religieux de la Grande-Trappe, réfugiés à la Yal- Sainte en Suisse, avaient envoyé en Espagne une de leurs coloni(?s; de l'abbaye de Poblet en Catalogne, ces exilés avaient trouvé un asile provisoire, ils s'étaient transportés processionnellement à Sainte- Suzanne au milieu d'un concours énorme de peuple.

L'archevêque d'Auch descendait fréquemment de

56 CHAPITRE III

Montserrat à Sainte-Suzanne pour y faire les ordi- nations ; c'est peut-être grâce à lui que l'abbé Cha- minade connut ce couvent il fit des visites qui le ravirent. Nulle part ailleurs il n'avait rencontré une vie plus céleste, une plus haute contempla- tion, un oubli plus complet du monde et de ses vani- tés, une discipline plus sévère et mieux observée. il comprit pleinement le rôle des ordres con- templatifs dans la sainte Eglise, le prix de leurs oraisons et de leurs austérités, l'immense trésor ac- cumulé ainsi par eux au profit des âmes. Plus tard il se souviendra de Sainte-Suzanne quand il dictera des règles spéciales à celles de ses communautés qu'il destinera aux travaux manuels ; il favorisera aussi de tout son pouvoir la reconstitution de l'Ordre des Trappistes en France et recueillera à deux re- prises les débris de Sainte-Suzanne après leur expul- sion d'Espagne.

Dès le temps même de son séjour à Saragosse, M. Chaminade donna à cette abbaye un témoi- gnage de sa grande estime, en lui sacrifiant son fils spirituel, Guillaume Bouet. Ce jeune prêtre, dont la vertu était à la hauteur d'une si sainte vocation, con- çut une telle estime de la vie des Trappistes, qu'il sollicita de son père en Dieu la permission de l'em- brasser. A cette ouverture, M. Chaminade fut surpris et peiné ; il avait d'autres vues sur ce disciple chéri qu'il regardait déjà comme le premier et principal coopérateur de ses travaux futurs ; cependant, il re- connut bientôt dans les aspirations de cette âme généreuse les signes manifestes d'une vocation di- vine, et, s'inclinant devant les impénétrables desseins

NOTRE-DAME DEL PILAR 57

de la Providence, il accorda l'autorisation deman- dée.

Les trois années de son exil auraient été précieuses au futur fondateur, alors même qu'elles lui eussent simplement fourni une occasion de mieux connaître l'institution monastique. Elles eurent en outre cet autre avantage de le préparer, d'une façon toute spé- ciale, à la grande mission qui lui était réservée. Après les épreuves de la Terreur, Dieu qui voulait achever de le faire mourir à lui-même, lui demandait, (( de sourire encore ce sont ses propres expressions à ces trois terribles sœurs, la pauvreté, la souffrance et l'humilité » ; il l'arrachait à Bordeaux pour l'envoyer sur une terre étrangère; il le conduisait dans la so- litude pour lui parler au cœur, car c'est dans la re- traite qu'il façonne d'habitude ceux de ses serviteurs qu'il destine à fournir pour sa gloire une longue carrière de labeurs et de souffrances.

Le lieu le Ciel se plut à lui prodiguer ses fa- veurs fut la « Santa Capilla », la sainte chapelle de Notre-Dame del Pilar'. La basilique de la Vierge s'élève au bord de l'Ebre, près du Vieux Pont. Dans le cours du dix-huitième siècle, la foi des populations a remplacé l'antique sanctuaire par un édifice aux

1. On connaît la tradition d'après laquelle l'apôtre saint Jacques le Majeur évangélisa l'Espagne, et vit apparaître, pour relever son courage, la Vierge encore vivante, portée par les anges sur un pilier. La Santa Capilla est élevée au lieu même de cette apparition.

58 CHAPITRE ÎII

proportions gigantesques, qui, aujourd'hui même, n'est pas encore achevé dans toutes ses parties, mais qui était déjà consacré au culte lorsque l'abbé Cha- minade vint à Saragosse en 1797. A l'intérieur même de l'église se dresse la Sainte Chapelle, sorte de Saint des Saints qui renferme la statue miraculeuse. Là, aucune splendeur n'a été épargnée ; on y a pro- digué les marbres riches et les métaux de prix. Le culte y est célébré avec une magnificence extraordi- naire. Un Chapitre de chanoines, assisté d'une remar- quable maîtrise d'enfants de chœur, y chante tous les jours l'office divin avec la plus édifiante piété. Chanoi- nes et jeunes choristes sont consacrés au service spé- cial de Notre-Dame del Pilar ; c'est elle qui règne en souveraine maîtresse dans ce sanctuaire ; elle y re- çoit des honneurs exceptionnels ; son divin Fils paraît vouloir s'effacer en quelque sorte devant elle pour la laisser mieux vénérer. Dans la Santa Capilla, des usages sont admis et font loi, que l'Eglise ne tolére- rait pas ailleurs; ainsi, devant le crucifix qui domine le ^laître- Autel, le prêtre, arrivant pour célébrer la messe fait, comme la liturgie le prescrit, une inclina- tion profonde sans génuflexion, tandis que, en pas- sant devant la statue miraculeuse qui se trouve à l'autel latéral, il fléchit le genou jusqu'à terre.

Tel est le sanctuaire vénéré, notre exilé passait de longues heures en prière, épanouissant son âme dans des communications filiales avec la divine Mère. Nous ne saurions pénétrer le mystère de ces col- loques, car M. Chaminade, très humble et très dis- cret, évitait soigneusement de faire allusion aux grâces particulières dont il y avait été favorisé. 11 ne

NOTRE-DAME DEL PILAR 59

les notait pas non plus sur un carnet intime, comme le font, d'ailleurs avec profit, certaines personnes pieuses ; toujours très occupé des intérêts de Dieu au cours de sa longue existence, il n'aurait guère eu le temps de se livrer à ce travail. Il faut ajouter qu'il n'en avait point le goût ; son regard d'homme d'action s'attachait surtout au moment présent et s'appliquait à l'utilisation de son temps pour la gloire du Père céleste et le salut des âmes. Mettant une prudente réserve à prévoir l'avenir, il ne songeait au passé que pour remercier la bonté divine qui l'avait em- ployé à son service, « malgré sa misère et son indi- gnité » , disait-il avec une sincère et profonde convic- tion.

Néanmoins l'on peut affirmer, d'une façon très certaine, qu'il reçut à Saragosse deux sortes de grâces, les unes se rapportant directement à sa sanc- tification personnelle, les autres ayant pour objet la mission d'apôtre de la Vierge Immaculée que les desseins providentiels lui réservaient.

Les premières transparaissent malgré lui dans sa correspondance datée de l'exil. Précisément de cette époque nous avons de longs fragments de lettres de direction adressées à ]\Ille de Lamourous. Les instruc- tions qu'il donne à sa fille spirituelle révèlent claire- ment chez lui l'accomplissement d'un travail d'épura- tion qui le dégage de plus en plus des choses terres- tres, une augmentation toujours croissante de la vertu de foi, base et racine de toutes les autres vertus, une confiance en Dieu et en Marie que rien ne parvient à ébranler, enfin et surtout, une estime de la souf- france ainsi qu'un amour de Dieu et des âmes tels

60 CHAPITRE lîl

qu'on ne les trouve au même degré que chez les saints : « Quoique je sois le plus lâche et le plus sensuel des hommes, écrit- il le 23 septembre 1799, j'ai néanmoins une ferme foi que ceux qui souffrent sont heureux. Je le crois aussi fermement que je crois au m^^stère de la très sainte Trinité. » Et le 5 juil- let 1800 : « Ah! ma chère enfant, si j'avais le bon- heur de voir votre cœur tout livré à l'amour, sen- sible seulement aux intérêts du Bien-aimé ! Hélas ! l'amour divin aurait peut-être déjà blessé votre cœur si vous aviez eu un père qui en fût lui-même péné- tré. Priez toujours le bon Dieu de lui faire miséri- corde et de ne pas permettre que ses péchés retom- bent sur ses enfants. » Dans une autre lettre : « Vivent l'humilité et la charité, s'écrie-t-il, qui font qu'on n'est plus à soi-même, mais à Jésus-Christ ou à ses membres ! » Ce qu'il écrit correspond bien à un travail qui s'est effectivement opéré en lui pen- dant sa retraite prolongée aux pieds de Notre-Dame del Pilar ; au témoignage de tous ceux qui l'ont connu depuis, jamais il ne séparait Jésus-Christ des chré- tiens, ses membres, ni sa propre sanctification de celle des autres : il ne comprenait pas qu'on put être chrétien sans être apôtre. Et c'est ici le second ordre des grâces qu'il reçut dans ses entretiens avec la divine Mère au cours de l'exil. Dès ce moment le caractère apostolique de sa vocation lui fut claire- ment confirmé et spécifié, et l'emploi de son activité fut déterminé en des termes qui étaient clairs et vraiment décisifs.

A l'âge de quatorze ans, on l'a dit, M. Cha- minade avait résolu de se donner intégralement à la

L APOSTOLAT FUTUR 61

vie parfaite et à l'apostolat; il s'y était même engagé par vœu. Pourtant il ignorait de quelle manière précise il devrait consommer ce don entier de lui- même ; ses tentatives pour entrer dans tel ou tel ordre religieux avant la Révolution manifestent clai- rement l'incertitude il se trouvait à cet égard. Au contraire, après les lumières reçues à Saragosse, il n'a plus la même hésitation; il ne cherche plus sa voie. Constitué dans l'état permanent de mission- naire de Marie, il doit mettre des troupes d'élite, recrutées dans les deux sexes, au service de la Vierge Immaculée; sous l'égide de cette auguste Reine qai a triomphé de toutes les hérésies, ainsi que l'Eglise se plait à le répéter dans sa liturgie, ces associations, organisées en vue de la conquête des âmes, lutteront contre la grande hérésie des temps modernes, l'indifférence religieuse. Elles seront maintenues dans l'esprit de leur institution par deux sociétés religieuses proprement dites, l'une d'hommes, l'autre de femmes. Enfin, ces sociétés religieuses elles-mêmes devront allier à la ferveur des anciens ordres les plus réguliers une souplesse de formes qui leur permettra de s'adapter aux conditions des temps et des lieux, autant que l'exigeront les besoins de leur apostolat et dans la mesure l'approuvera l'Église.

Voilà autant d'idées qui se dessinent à ses yeux ; du reste, elles ne demeurent pas tellement cachées dans sa pensée qu'il n'en laisse rien paraître au dehors : il en a parlé au moins dans l'intimité, car un de ses compagnons d'exil les plus affectionnés, M. Im- bert, le futur curé de Moissac, lui a manifesté dès cette

62 CHAPITRE m

époque le désir d'avoir un jour quelques-uns de ses religieux comme auxiliaires ^

De quelle façon a-t-ii plu à ^larie de découvrir ainsi l'avenir aux yeux de son ser^âteur ? Nous ne le saurons jamais en détail; mais il est hors de doute que ce fut par des Aboies extraordinaires et dans une lumière surnaturelle. M. Ghaminade, malgré le silence rigoureux qu'il s'imposait touchant les faveurs spiri- tuelles dont il avait été l'objet, laissa un jour échap- per à ce sujet un demi-aveu. C'était quelque temps après l'établissement de la Société de Marie ; résu- mant dans un entretien avec ses premiers religieux les impressions des heures bénies passées aux pieds de Notre-Dame del Pilar, il leur disait : « Tels je vous vois, tels je vous ai vus longtemps avant la fondation de la Société. » Or, en s 'exprimant ainsi, il ne fai- sait pas allusion à une prévision d'ordre naturel, car la conférence traitait précisément des « paroles inté- rieures », c'est-à-dire d'un des modes sous lesquels l'âme en état d'oraison reçoit de Dieu des communi- cations d'ordre surnatuiel.

Ses enfants insistèrent souvent pour en savoir davan- tage; toujours il se déroba. Mais, par contre, jamais il ne cessa de répéter, aussi bien dans ses entretiens familiers que dans les circonstances les plus solen- nelles : (( C'est rimmaculée Vierge ^larie qui a conçu cette fondation; c'est Elle qui en a posé les fonde- ments. » Lui, tellement circonspect dans son lan- gage, tellement soucieux de la rigueur théologique

1. Témoignage de M. Canette, religieux de la Société de Marie, originaire de Moissac, et qui avait connu personnelle- ment M. Imbert.

L APOSTOLAT FUTUR 66

dans les termes qu'il employait, toute sa correspon- dance, tous ses écrits nous le montrent prodigue du mot d'//7sp/r«//on quand il veut caractériser le mouve- ment qui l'a porté à établir les deux Sociétés. S'il lui faut des synonymes, il emploie dos expressions, telles que celle-ci : V ordre de la Providence, ou bien : cette institution originairement divine. Il se sert de ces termes dans ses lettres aux autorités ecclésiastiques, à la cour romaine elle-même, et alors, loin d'en affai- blir la portée par quelque réserve, il paraît plutôt soucieux de leur conserver toute leur force.

Certes, il ne fallait rien moins qu'une « inspiration » pour décider ]\I. Chaminade aux grandes entreprises qui devaient occuper sa vie entière. Sa prudence, en effet, allait jusqu'à la timidité, tant que la volonté de Dieu ne lui était pas apparue avec certitude ; il avait une véritable crainte d'anticiper sur les desseins de la Providence, dont il entendait n'être que l'instrument et un instrument, disait-il, singulièrement faible et impuissant. Or, dans la fondation de ses Congréga- tions, et surtout dans celle de la Société de Marie, il montra une assurance imperturbable et une énergie que rien ne pouvait abattre. Les plus grands obs- tacles se dressèrent devant lui ; il les affronta sans aucun trouble et les surmonta. Vo^'ant clairement le but vers lequel il devait marcher, il gardait dans son cœur, grâce à une foi inébranlable, la certitude de l'atteindre, et il allait devant lui avec une confiance assurée. C'est bien le caractère d'une mission sur- naturelle.

Ceux et celles qui devaient collaborer avec lui crurent à cette mission. Dès les commencements de la

64 CHAPITRE III

Société de Marie et de l'institut des Filles de Marie, les religieuses et les religieux rattachaient la pre- mière origine de leurs deux familles aux grâces reçues par leur Père à Saragosse. Lui-même aimait à leur donner, et eux tous tenaient à avoir en leur posses- sion l'image de Notre-Dame del Pilar. Ils la gar- daient précieusement, quoiqu'elle fût d'un art tout à fait primitif et, dans leurs communautés, on l'entou- rait d'un culte filial.

Tandis que l'auguste Marie initiait son serviteur au rôle qu'elle lui destinait, trois ans s'étaient écoulés; l'exil touchait à sa fin. Le discrédit du Directoire, le retour du général Bonaparte, le coup d'Etat du 18 brumaire, la proclamation de la Constitution de l'an Vni étaient autant de symptômes d'un apaisement durable. Les prêtres bannis ne doutèrent plus de pou- voir bientôt rentrer en France, quand ils entendirent le premier Consul dire aux Vendéens : « Les minis- tres d'un Dieu de paix seront les premiers moteurs de la réconciliation et de la concorde ... qu'ils aillent dans ces temples qui se rouvrent, pour y offrir avec leurs concitoyens le sacrifice qui expiera les crimes de la guerre et le sang qu'elle a fait verser. » (28 dé- cembre 1799.)

L'abbé Chaminade s'empressa d'inviter Louis La- fargue, son correspondant à Bordeaux, à reprendre les démarches relatives à sa radiation de la liste des émigrés. Une première tentative étant demeurée vaine, Louis Lafargue s'adressa directement au ministre de la poHce, Fouché, et obtint, le 23 juillet 1800, une ré- ponse favorable. Les pièces, cependant, devaient pas-

FIN DE L EXIL 65

ser encore par la filière administrative ; elles en sor- tirent le 2 septembre, contresignées par le préfet de la Gironde : Tabbé Chaminade était définitivement rayé de la liste des émigrés. Peu après, il prenait congé du sanctuaire béni de Notre-Dame del Pilar, tant de grâces avaient inondé son âme, et il se mettait en route avec son frère Louis pour la fron- tière. Ils pénétrèrent en France sans obstacle et de suite ils gagnèrent la capitale de la Guyenne, qui allait devenir comme leur poste de combat dans la restauration religieuse de la patrie en réveil.

CHAPITRE IV

L'administration du diocèse de Bazas (1800-1802), Mademoiselle de Lamourous (1754-1836). La maison de la « Miséricorde » (1801).

^^' Aussitôt rentré à Bordeaux, M. Chaminade entre- prit avec ardeur la mission à laquelle, pendant les trois années de sa longue retraite à Saragosse, il avait été préparé par tant de lumières et de faveurs. Dès le 8 décembre 1800, fête de l'Immaculée-Con- ception, nous le trouvons à la tête d'un groupe de jeunes gens dont il a fait non seulement ses disciples, mais déjà ses collaborateurs; ce sont les premières unités de la troupe d'élite qu'il va mettre au service de Notre-Seigneur sous les auspices de la Vierge Marie. Sans compter, il leur prodigue un dévouement de tous les instants. Cependant il doit, en même temps, faire face à d'autres minis- tères laborieux, dont chacun eût pu à lui seul absor- ber toutes ses énergies. Aussi, quand on considère

CH. THERESE DE L A IVI 0 U R 0 U S

Fondatrice de la Miséricorde de Bordeaux

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TACHES MULTIPLES 67

l'ensemble varié des travaux qu'il prend en main et conduit à bonne fin, à peine comprend-on comment il y suffit.

Il a repris ses fonctions de pénitencier et reçoit les rétractations des prêtres assermentés ; il visite les malades ; il est à la disposition des fidèles, chaque jour plus nombreux, qui réclament les secours de sa direction spirituelle; il aide ses confrères à donner des missions dans leurs oratoires, quoiqu'il en ait un à desservir personnellement. En même temps il ad- ministre un diocèse * et entreprend, avec Mlle de Lamourous, la fondation d'une œuvre difficile, celle delà « Miséricorde ».

Gomment, sans assistance particulière d'en-haut, eût-il été capable de soutenir un labeur aussi absor- bant ? D'autant plus que ce surmenage était aggravé par la pénurie de ressources pécuniaires il se trouvait alors : à son retour d'Espagne, il avait du emprunter à sa servante les meubles les plus indis- pensables ; peu après il était obligé, pour vivre, de vendre un ornement de prix qu'on lui avait donné. Cette situation, qui eût semblé intolérable à tant d'autres, ne le déconcertait nullement ; ce n'est pas avec de l'or et de l'argent que Jésus et Marie éta- blissent leur règne ici-bas ; il le savait. Uniquement préoccupé des intérêts de Dieu, il comptait sur Dieu uniquement. Quand un homme apostolique parvient à ce degré d'abandon et de confiance, le travail ne l'effraie plus ; il se dévoue généreusement à toutes les œuvres dont la Providence lui confie le soin, et il

1. Le diocèse de Bazas.

0g CHAPITRE IV

en vloit à bout, qu-lqii3 éciMsa;ib-s qu'elles soient. M. Ciiaminade sut donc mener de front les tâches les plus diverses ; ces tâches, nous ne pouvons les décrire simultanément comme il les accomplit; il nous faut les considérer lune après l'autre. Nous dirons d'abord ce qu'il fit comme administrateur du diocèse de Bazas ; puis comme fondateur, avec Mlle de Lamourous, de l'œuvre de la Miséricorde ; enfin nous aborderons l'histoire de la mission spé- ciale que, au début de la Révolution, il pressentait déjà devoir être la sienne et qui, depuis l'appel en- tendu à Saragosse, s'imposait à lui comme une vo- cation reçue de l'auguste Vierge elle-même.

En rentrant d'Espagne, M. Chaminade était bien décidé à ne pas accepter de ministère qui, l'incorpo- rant au clergé diocésain, pourrait ne pas lui laisser la liberté d'action nécessaire pour correspondre à sa vocation, toute d'apostolat et non d'administration.

Cependant, ne voulant pas refuser son concours à l'œuvre de réorganisation provisoire, si urgente en attendant l'établissement définitif des nouveaux diocèses, il avait accepté le titre et les fonctions de vicaire général et d'administrateur du diocèse de Bazas. Ce diocèse que, comme plusieurs autres, la Ré- volution a fait disparaître, comprenait alors l'est et le sud de la Gironde et débordait sur les départements voisins. Il relevait du métropolitain d'Auch, :Mgr de la Tour-du-Pin; mais il était sans évêque depuis 1782 et sans administrateur depuis 1797 ; de plus, ses archives avaient été complètement brûlées. La restauration du culte y était donc fort difficile.

LE DIOCESE DE BAZAS

puisque les documents et renseignements les plus indispensables faisaient absolument défaut. Une autre circonstance qui, toutefois, n'était point particulière au diocèse de Bazas, compliquait la situation du nouvel administrateur ; il y avait alors comme trois clergés.

C'était d'abord les prêtres fidèles, qui ayant refusé le serment exigé par la Constitution civile du clergé et accepté la Constitution de l'an YIII, parce qu'elle ne demandait plus le serment schismatique, étaient en règle avec l'Eglise et avec le gouvernement. Mais les prêtres constitutionnels ou assermentés n'enten- daient pas céder; ils voulaient reprendre leurs pa- roisses ; ce à quoi l'autorité civile ne mettait aucun obstacle, car elle ne faisait pas de différence entie assermentés et non assermentés. Enfin il y avait des prêtres non assermentés qui repoussaient la Consti- tution de l'an VIII ; mal vus des autorités, qui leur interdisaient l'exercice public du saint ministère, ils convoquaient les fidèles dans des oratoires secrets. M. Chaminade avait donc une situation vraiment épineuse. Son respect pour ces réfractaires à la Cons- titution de l'an YIII ne lui permettait pourtant pas d'approuver leur conduite, qui désorientait la cou- science des catholiques; d'un autre côté, il était obligé de protester contre l'exercice du culte par les prêtres dont le serment de fidélité à la Constitution civile du clergé avait fait des schismatiques.

Bientôt les difficultés que lui suscitaient ces der- niers le mirent en conflit avec l'autorité civile. Le 29 mars 1801, le préfet avait ordonné l'arrestation d'un Grand Vicaire, M. de Laporto, qui, d'après un

70 CHAPITRE IV

rapport du sous-préfet de Lesparre, « fanatisait l'ar- rondissement à l'occasion de la fête de Pâques ». Le même sort attendait probablement M. Chaminade ; il fut convoqué devant le commissaire général de la police, Pierre, et comparut habillé en garde natio- nal, le port du costume ecclésiastique étant encore interdit. Sans aucun embarras, il exhiba ses papiers et prouva, ce que sans doute M. de Laporte, ancien émigré, n'avait pu faire, que sa situation était par- faitement régulière. Le commissaire se montra satis- fait, mais lui recommanda expressément de ne pas se permettre ses « donquichottades » en dehors de son oratoire.

Malgré tant d'obstacles, M. Chaminade améliora grandement la situation religieuse du Bazadais. D'ail- leurs, il se fit aider; ne pouvant sacrifier son minis- tère à Bordeaux, il s'était adjoint comme secrétaire un prêtre qui avait travaillé avec lui pendant les mauvais jours, l'abbé François Pineau ; de plus, il avait établi sur divers points du diocèse trois admi- nistrateurs avec pleins pouvoirs. Cette collaboration ne le dispensait pas de se transporter fréquemment sur les lieux pour se rendre compte par lui-même de l'état des choses et traiter directement avec ses ad- ministrés ; il en profitait pour prêcher et pour confé- rer les sacrements, comme en font foi les registres de Bazas.

Enfin les difficultés s'arrangèrent, par suite de la signature du concordat (16 juillet 1801) ; et, le 19 juin 1802, la plus grande partie du diocèse de Bazas étant rattachée au diocèse de Bordeaux, M. Chaminade écrivait à Mgr d'Aviau, désigné pour

LE DIOCÈSE DE BAZAS 71

cet archevêché, une lettre dont voici la partie princi- pale : « ... Je n'entrerai en ce moment dans aucun détail sur l'état se trouve le diocèse de Bazas. J'aurai l'honneur de vous présenter, à votre arrivée, les tableaux des divers arrondissements, avec tous les renseignements que j'ai pu, jusqu'à ce moment, me procurer, tant sur les qualités des prêtres que sur les localités des paroisses et sur l'état des églises. Quoique j'y travaille, Monseigneur, avec assez d'in- térêt, il y aura beaucoup d'imperfections. Toutes es- pèces de papiers, jusqu'au pouillé du diocèse, tout avait été brûlé. Il n'y a que dix-huit mois environ que le saint archevêque d'Auch me força, en quelque sorte, d'accepter l'administration de ce diocèse. Par le tendre et respectueux dévouement que j'ai pour lui, et plus encore par l'amour que Dieu m'a inspiré pour son Église, je cédai à ses pressantes invitations et je réunis cette pénible charge aux nombreuses oc- cupations que m'offrait l'état de la ville de Bordeaux et le délaissement surtout de la jeunesse. )>

Mgr de la Tour-du-Pin aurait voulu récompenser les services de son coopérateur en lui obtenant diverses distinctions de la cour de Rome; M. Chaminade n'ac- cepta que le titre de Missionnaire apostolique^ parce qu'il répondait parfaitement à sa vocation; quant aux autres faveurs, il ne voulut pas en jouir, et ne pré- senta jamais au visa de son archevêque le rescrit pontifical qui les lui accordait ^

Dès l'arrivée de Mgr d'Aviau à Bordeaux, il rési- gna entre les mains de ce prélat ses charges de pé-

1, Rescrit du 22 mars 1801.

72 CHAPITRE IV

nitencier et d'administrateur de Bazas ; ce n'étaient pour lui que des occupations de circonstance, et la période de ces fonctions provisoires était close avec l'ère révolutionnaire.

La paix religieuse enfin obtenue paraissait devoir être stable; mais à quel prix n'avait-elle pas été achetée ! On avait fait aux circonstances des conces- sions qui, en tout autre temps, auraient paru exces- sives. M. Ghaminade qui avait précédemment appliquer, d'après les instructions venues de Rome, des règles beaucoup plus sévères, ne se permit pour- tant aucune réflexion à cet égard. Juger les actes de l'Église n'était pas son fait; il ne songeait qu'à la servir comme elle-même voulait être servie.

D'ailleurs son unique ambition était de travailler au bien des âmes; or, en ce moment même il avait la joie de mettre au service de la Reine des Vierges une troupe d'élite, son zèle atteignait aussi les pauvres pécheresses et leur fournissait les meil- leurs moyens de relèvement. C'est dans la fondation de la Miséricorde que nous allons le suivre.

Dans le courant de novembre 1800, par une plu- vieuse journée de cette arrière-saison, les vigno- bles de Médoc se revêtent de pourpre avant que l'hiver achève de les dépouiller, Mlle de Lamourous, retirée dans sa demeure solitaire ^ du Pian, se lais- sait aller aux désirs qui remplissaient son cœur. Elle

1. Le père de Mlle de Lamourous était mort en 1799.

MADEMOISELLE DE LAMOUROUS 7S

appelait de tous ses vœux le rétablissement de la religion en France et la possibilité pour elle-même de contribuer plus efficacement au règne de Notre- Seigneur Jésus-Christ; elle languissait après le mo- ment où lui serait enfin rendu le divin réconfort des sacrements. Ce réconfort, depuis de longues années, elle n'en avait joui que par intermittence; et voici que seize mois entiers venaient de s'écouler sans qu'elle put assister à une messe ni recevoir la sainte eucha- ristie. Pendant le même temps elle n'avait eu d'autre confesseur qu'un portrait de saint Vincent de Paul devant lequel, à défaut d'un prêtre qui put l'entendre, elle faisait avec une simplicité touchante l'aveu de ses manquements.

Un coup frappé à la porte interrompit ses ré- flexions ; elle alla ouvrir et ne put retenir un ci'i de joyeuse surprise; devant elle, en costume de voyage, en lévite brune, disent des souvenirs de famille, c'était M. Cliaminade, son guide, le père de son âme, qu'elle revoyait après trois ans d'absence. Il revenait, heu- reux lui aussi de retrouver cette âme qu'il savait chérie de Dieu et sur laquelle il fondait de grandes espérances.

Mais avant d'aborder le récit des fondations aux- quelles cette personne allait collaborer, il faut la faire connaître plus amplement.

Marie-Thérèse- Charlotte de Lamourous était issue d'une famille de robe. Née à Barsac, le 1^'" novembre 1754, elle avait été élevée à Bordeaux. Sa mère, en l'habituant à ne jamais ouvrir un livre frivole, lui avait assuré de précieux loisirs pour nourrir son in- telligence et son cœur par la lecture de l'Evangile,

74 CHAPITRE IV

de l'Imitation et de la Vie des Saints. De là, chez elle, un grand et \df désir de perfection; sans igno- rer le monde, car elle avait le fréquenter et lui avait plu, elle se sentait si peu d'attrait pour lui, qu'elle avait aspiré à la retraite du Carmel. Cependant cette inclination n'avait pas été approuvée par son direc- teur d'alors, qui la croyait appelée de Dieu à un autre genre de vie. En effet l'humeur enjouée, le ca- ractère ouvert, le tempérament hardi et le grand sens pratique dont elle était douée semblaient la pré- disposer à un ministère éminemment actif dont la forme toutefois ne se précisait pas encore. Défé- rant à l'avis de son guide spirituel, elle était restée dans la vie séculière, s'adonnant à la pratique des bonnes œuvres en attendant des indications provi- dentielles.

Après que la Révolution eut enlevé à sa famille une grande partie de sa fortune, retirée avec les siens dans la solitude du Pian, en ^lédoc, à quatre lieues de Bordeaux, elle trouva le moyen de continuer à faire le bien en catéchisant les enfants des Landes et en accueillant secrètement les prêtres. Son zèle la poussa plus loin encore ; ne se jugeant pas assez oc- cupée au Pian, elle se rendait à Bordeaux sous quelque déguisement et pénétrait dans les prisons pour y servir les confesseurs de la foi. Elle réussis- sait même à s'introduire dans la salle du Comité de surveillance et à découvrir les noms de ceux qui al- laient être arrêtés; s'il en était temps encore, elle les prévenait les sauvant ainsi de l'échafaud. Deux fois elle fut arrêtée elle-même et relâchée après avoir subi un interrogatoire.

MADEMOISELLE DE LAMOUROUS 75

Une tradition très ancienne rapporte ainsi sa pre- mière comparution devant le Comité de surveillance. Le président l'interrogea et lui dit brusquement : « Citoyenne, tu es accusée d'avoir caché des prêtres et d'être noble. As -tu quelque chose à répondre ? » Aussitôt, avec une présence d'esprit admirable, Mlle de Lamourous de répliquer : « C'est possible, ci- toyen ; mais voudrais-tu me permettre, avant tout, de te poser une question ? Fais-moi le plaisir de me dire, je t'en prie, ce qu'on remarque à ta joue ? Ta demande est plaisante, repartit le président, tu ne le vois donc pas ? C'est une envie. Mais d'où vient que tu as cette envie sur la joue ? D'où cela vient? Eh! je suis comme cela, c'est ma mère qui me l'a donnée. bien, citoyen, moi aussi, je suis née comme cela; c'est ma mère qui m'a faite noble. » Tous les assistants se prirent à rire, et le président la congédia en lui disant : « Ya-t-en, tu es une bonne enfant^ ».

En 1795, la mort ou l'exil lui avaient successive- ment enlevé tous ceux à qui elle avait ouvert son âme. L'un d'eux, le P. Pannetier, religieux Carme, avait porté sa tête sur l'échafaud, laissant à sa pénitente, avec sa bénédiction, ce dernier conseil : « Servez Dieu en homme et non en femme. » Mlle de Lamou- rous entendait bien rester fidèle à cette suprême recommandation ; pour l'y aider, Notre-Seigneur lui

1. Vie de Mlle de Lamourous, par A. Giraudin, pr. S. S., Bor- deaux, 1912, pp. 53 et 51. Ce livre, paru tout récemment, est du plus vif intérêt; il remplace avantageusement la biographie qui, publiée en 1843, a été reproduite dans les deux éditions postérieures, aujourd'hui épuisées.

76 CHAPITRE IV

fit rencontrer M. Chaminade, qui devait rester son directeur jusqu'au moment elle quitterait la terre pour le ciel.

Le renouvellement de la persécution, à partir de novembre 1795, ne la priva pas de l'assistance de son nouveau guide. Nous avons déjà vu que, quand elle était à Bordeaux, elle prévenait les gens de la maison de l'avertir du passage du chaudronnier. Au Pian, elle l'accueillait de temps en temps, cos- tumé en marchand ambulant, et elle avait la joie d'assister à sa messe dans un petit réduit pieusement conservé jusqu'à nos jours.

A cette àme virile qui voulait avancer dans les voies de Dieu sans épargner sa peine, M. Chami- nade donna, dès le principe, une direction qui devait la conduire, comme il le lui écrivait le 27 mai 179G, « à ce point de perfection l'on ne reçoit plus d'ordres de la nature, des sens, de l'imagination, de l'esprit, mais de Dieu même qui veut régner dans l'âme en souverain ». Pendant son exil, en Espagne, il ne cessa pas de correspondre avec elle, l'encoura- geant dans les souffrances que lui causaient de cruelles maladies et de pénibles épreuves, lui rappe- lant qu'elle s'était généreusement offerte en qualité de victime, lui montrant que Dieu avait agréé son sacrifice puisqu'il se chargeait lui-même d'immoler l'hostie : « Vous comprenez, ma chère fille, lui écrit- il, la difficulté de réaliser l'offrande que vous avez faite de vous comme victime; il est à présumer que plus vous chercherez à la réaliser et plus votre nature éprouvera de répugnance; peut-être même elle se débattra comme une victime qu'on égorge. Mais

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votre foi, votre amour pour l'Agueau de Dieu égorgé, la connaissance du prix des souffrances et des humiliations que Jésus-Christ a divinisées dans son adorable Passion, la justice de Dieu qu'il faut apaiser pour vous et pour les autres, toutes ces vues surnaturelles, si elles pénètrent bien votre âme, feront que vous vous rirez de ce qui parait quelque- fois vous accabler. »

Au reste, il compatit à ses souffrances, et il ne le lui laisse point ignorer : « Élevons-nous, ma chère fille, au-dessus des sens, vous, en surmontant par la force de l'espérance et de l'amour l'impatience de souffrir, et moi, en combattant par les vues de la foi, ma sensibilité et ma compassion. Il faut l'avouer, puisque vous aimez que je vous dise tout : si j'écoute ma nature, je vous plains; mais si je regarde la foi, je dis aussitôt : Thérèse est heureuse, elle souffre. » Et à ce propos il fait cette énergique déclaration que nous avons déjà citée : « J'ai une ferme foi que ceux qui souffrent sont heureux; je le crois aussi fermement que je crois au mystère de la très Sainte Trinité. » Enfin élevant ses regards au- dessus des vicissitudes de la terre, il lui montre l'amour divin comme le terme de cette ascension de l'âme à travers les humiliations et la souffrance : « Dieu parait vous avoir formée pour l'aimer bien plus que ne l'aiment ordinairement les chrétiens même fervents. Que j'aurais de plaisir à vous entretenir de ce sujet ! Je me bornerai à un seul avis : sondez, interrogez souvent votre cœur pour connaître s'il se laisse affecter d'autre chose que de Dieu... Oh! ma chère enfant, si j'avais le bonheur de voir votre cœur

78 CHAPITRE îv

tout livré à l'amour, sensible seulement aux intérêts du Bien-Aimé î »

Observateur attentif des opérations de l'Esprit- Saint dans cette âme sa parole trouvait un écho si fidèle, M. Ghaminade ne doutait pas qu'elle n'eût été mise providentiellement sur son chemin pour coopérer au grand œuvre entrevu à Saragosse. Dans son esprit, les éléments nécessaires pour constituer des œuvres apostoliques devaient être fournis par la congrégation des jeunes gens et par celle des jeunes filles; pour organiser cette dernière, Mlle de Lamou- rous n'était-elle pas l'auxiliaire que le Ciel lui avait préparée ?

Pourtant il ne devait pas en être ainsi. Au mois de décembre 1800, l'abbé Ghaminade reçut la visite d'une personne âgée adonnée aux bonnes œuvres, Mlle de Pichon-Longueville. Dès l'année 1764, cette femme de bien avait essayé d'ouvrir aux filles dé- voyées de la ville de Bordeaux un asile volontaire qui vint s'ajouter aux deux couvents des Madelon- nettes et du Bon-Pasteur, les femmes de mau- vaise vie étaient enfermées d'office. L'essai avait échoué, faute d'expérience et surtout faute d'une per- sonne qui voulût habiter avec ses filles et leur consa- crer sa vie. Mlle de Pichon n'avait pas abandonné son dessein; elle le reprenait en 1800, avec d'autant plus de courage que la disparition des Madelonnettes et du Bon-Pasteur rendait l'œuvre plus urgente. Malheu- reusement, son âge et ses infirmités la mettaient dans l'impossibilité de s'occuper de sa fondation avec l'activité nécessaire; c'est pourquoi elle voulait faire de Mlle de Lamourous sa coopératrice.

MADEMOISELLE DE LAMOUROUS 79

M. Chaminade donna d'abord une réponse néga- tive; mais bientôt il comprit que Dieu lui demandait de renoncer à ce concours que sa Providence sem- blait avoir préparée elle-même pour procurer sa gloire. Il sacrifia donc sa fille spirituelle avec la même générosité qu'il avait montrée naguère en sacrifiant déjà l'abbé Bouet en Espagne.

Restait à obtenir le consentement de Mlle de La- mourous. Son premier accueil aux ouvertures de Mlle de Pichon ne fut pas encourageant; de toutes les œuvres de charité, aucune ne lui inspirait autant de répugnance. Elle consentit pourtant à visiter la maison, Grande-Rue-Saint-Jean, quinze pénitentes étaient rassemblées. Aussitôt qu'elle se trouva au milieu de ces filles, voici que la répulsion disparut et fit place à un grand contentement intérieur. De leur côté, les repenties, qui avaient conscience de n'être pas faciles à gouverner, se disaient entre elles : « En voilà une qui viendrait à bout de nous. »

A peine sortie de la maison, Mlle de Lamourous sentit le dégoût renaître dans le fond de son âme. Nouvelle visite, nouvelle satisfaction suivie d'un nou- veau combat. Il en fut ainsi à plusieurs reprises. Enfin, un jour de janvier 1801, pressée par un songe des âmes en grand nombre lui étaient apparues comme à saint P>ançois-Xavier, prêtes à se préci- piter en enfer si elle ne volait à leur secours, elle acheva de se décider; prenant sa monture, elle se transporta du Pian à Bordeaux, alla droit à la de- meure de M. Chaminade, et y rédigea, sous son inspiration, le règlement de la maison. Puis elle le pria de l'accompagner chez les pénitentes. Quand la

80 CHAPITRE IV

visite de la maison fut terminée, elle reconduisit son directeur et Mlle de Pichon jusqu'à la porte; là, sans les avoir prévenus autrement, elle leur dit : « Bon- soir, je reste. » L'holocauste était consommé.

L'autorité diocésaine, représentée par M. Boyer, nomma aussitôt l'abbé Chaminade supérieur de la maison. Cette charge n'était pas une sinécure ; les difficultés à surmonter pour donner à cette œuvre une marche normale étaient fort grandes. Réunies et comme entassées dans un petit logement, les filles dont le nombre croissait, se trouvaient, par l'exiguïté même du local, exposées à de dangereuses tentations ; quelques-unes y succombaient. Les ressources maté- rielles étaient excessivement réduites; elles prove- naient du travail des filles, et des aumônes que la défiance contre la fondation nouvelle rendait rares et maigres. Les railleries et le mépris d'un trop grand nombre accueillaient une tentative qui n'aurait rencontrer que des sympathies.

L'abbé Chaminade commença par constituer un comité de dames patronnesses ; il obtint les secours les plus nécessaires, et bientôt on put transférer les trente-cinq pénitentes dans un local plus vaste. La situation restait cependant précaire. On jugera de la pauvreté de la maison par celle de l'oratoire. Le devant d'autel n'était autre qu'un vêtement de la directrice; des tapettes à encre revêtues de pa- pier peint tenaient lieu de chandeliers ; on y adap- tait des bouts de cierges longs comme le doigt, que la directrice allait quêter dans les chapelles. M. Cha- minade n'en procéda pas moins à l'installation avec une véritable solennité. Après une instruction, ii

LA MISERICORDE 81

bénit les coiffes et les mouchoirs de couleur noire que les filles devaient porter, puis il leur lut le règle- ment définitif, arrêté de concert avec Mlle de Lamou- rous. Le lendemain, jour de l'Ascension, il célébra la messe, déposa la sainte réserve dans le pauvre tabernacle et fit chanter l'office.

Il aimait la pompe des cérémonies ; connaissant à fond le cœur humain, il savait que souvent la volonté n'est entraînée que par le moyen des sens vers le bien ou vers le mal. En conséquence, il ne manquait pas d'entourer d'une solennité particulière la récon- ciliation des pénitentes, c'est-à-dire leur admission à la table sainte, grand acte dont la préparation était soumise à des règles strictes et précises. La pre- mière cérémonie de ce genre eut lieu le 24 mai, c'est- à-dire quelques jours après l'installation. « Le pre- mier fruit de la Miséricorde, dit Mlle de Lamourous, fut cueilli par M. Chaminade, supérieur de la mai- son et guide de Julie (c'était le nom de la pénitente). Il était bien juste qu'il eût la consolation d'offrir à Dieu de telles prémices. La bonne Julie déplora ses erreurs avec une douleur si énergique, renouvela les vœux de son baptême avec tant de force, s'approcha de la Table sainte avec tant de confiance et d'amour, demanda ensuite avec une humilité si profonde qu'il lui fût permis de recevoir les livrées de la sainte Vierge, en reconnaissant que c'était à elle qu'elle devait sa conversion, que tous ceux qui furent témoins de ce spectacle n'oublièrent jamais l'impres- sion salutaire qu'il fit sui les âmes. »

La maison se développait rapidement; mais les épreuves continuaient. Le bureau ne pouvait pas

82 CHAPITPK IV

assurer des ressources qui fussent en proportion des besoins ; il décida en conséquence le renvoi de la moitié des pénitentes. Mlle de Lamourous qui était présente à la délibération, supplia le bureau de lui donner un mois de répit, et, retournant à la Miséri- corde, elle rassembla ses filles pour leur exposer la situation : « Du pain et de l'eau, s'écrièrent-elles toutes, pourvu que ce soit à la Miséricorde! » Quand M. Chaminade arriva quelques instants après, délégué par le bureau pour les préparer à la dure nouvelle, les mêmes démonstrations l'accueillirent. Il n'eut pas à s'expliquer ; de leur propre mouvement les péni- tentes se soumirent à toutes les privations qu'on devrait leur imposer pour n'avoir pas à exécuter la terrible décision, du moins aA'ant un mois.

Le secours ne vint qu'à la dernière extrémité, au soir du dernier jour du mois demandé comme délai ; mais il vint si copieux, que la Providence semblait avoir pris à tâche de faire succéder l'abondance à la détresse. M. Chaminade avait partagé toutes les an- goisses de Mlle de Lamourous ; il partagea aussi sa joie, et peu de jours après, il eut le bonheur de lui annoncer que le bureau de la Miséricorde comptait plus de recettes dans ces derniers temps que tout autre comité de bienfaisance de la Adlle.

Ainsi s'acheva l'année 1801. La Miséricorde était fondée ; M. Chaminade devait rester, pendant plus de quarante ans encore, le supérieur ecclésiastique de cette maison. Jusqu'à sa mort, Mlle de Lamourous, nous l'avons déjà dit, l'eut pour directeur spirituel ; tous les quinze jours elle soumettait son règlement personnel non seulement à son approbation, mais à sa

LA MISERICORDE 83

signature. Triomphant ainsi des scrupules qui l'obsé- daient, elle parvint à la liberté des enfants de Dieu et apprit à se mouvoir dans l'atmosphère du surnaturel avec la même aisance que si la nature n'eût plus con- servé d'empire sur elle. Il n'est donc pas étonnant que Dieu l'ait favorisée de grâces extérieures et que sou- vent il ait récompensé, même par des prodiges, sa foi vraiment héroïque. On raconte d'elle quantité de traits le merveilleux a frappé tous les yeux, ex- cepté les siens ; dans son humilité, elle semblait ne pas s'en apercevoir. Mgr d'Aviau avait d'elle une si haute opinion qu'à ceux qui lui disaient qu'elle faisait des miracles il répondait : « Je serais plus étonné qu'elle n'en fit pas. »

L'empreinte de M. Chaminade, conseiller préféré de la directrice, s'est marquée dans l'œuvre de la Miséricorde par deux traits caractéristiques : la foi confiante en la divine Providence et la dévotion filiale envers la sainte Vierge. Un jour que tout manquait dans la maison, Mlle de Lamourous dit à ses filles : (( C'est maintenant que nous devons compter entière- ment sur Dieu et attendre tout de lui seul, ^les en- fants, mettez-vous à genoux et remerciez Dieu de n'avoir rien. » Et quand ce fut fait : « A présent, mes enfants, de joie et de bonheur de n'avoir rien, dan- sons une ronde. » Et l'on obéit du meilleur cœur. La sainte Vierge était la mère, la maîtresse et la pre- mière supérieure de la maison ; les clefs de l'établis- sement étaient déposées aux pieds de sa statue.

La Miséricorde provoquait à juste titre l'étonne- ment et l'admiration de tous ceux qui pouvaient se rendre compte du bien qui s'y opérait. Mgr d'Aviau

84 CHAPITRE IV

l'appelait la men^eille de son diocèse. Aucun person- nage de marque ne passait à Bordeaux sans la visi- ter. L'impression était profonde sur ceux-là spéciale- ment qui pouA^ aient être des juges compétents. « Votre maison de Bordeaux, écrivait à M. Chaminade la supérieure du Bon-Pasteur de Rouen, en 1839, est quelque chose d'admirable ; je vous assure que, de toutes celles que j'ai eu l'occasion de connaître et d'observer de plus ou moins près, c'est la seule j'aie respiré à l'aise comme dans une espèce de terre natale, par rapport à l'esprit et au régime de cette œuvre si difficile à comprendre et à exercer. »

L'établissement se développa d'une manière surpre- nante : le nombre des pénitentes s'élevait à 90 en 1808, à 300 en 1836, date de la mort de Mlle de La- mourous, et à plus de 400, dix ans plus tard.

C'est pour des âmes revenant à Dieu après leurs égarements que M. Chaminade a travaillé comme fondateur de la Miséricorde et comme pénitencier dio- césain ; c'est pour des âmes désireuses de donner à Dieu, sous les auspices de Marie, leurs premières ardeurs que nous allons le voir se dévouer à l'œuvre de la Congrégation. Ainsi nous sommes ramenés au début du dix-neuvième siècle.

CHAPITRE V

La Congrégation. Ses débuts (1801-1802). Son esprit.

L'œuvre qui, avant toutes les autres, sollicitait le zèle de M. Ghaminade, c'était, nous l'avons vu, l'ac- tion sur la jeunesse pour y multiplier les chrétiens et pour en faire surgir des apôtres. Cette tâche, en- treprise déjà pendant l'accalmie qui suivit la Ter- reur, lui était apparue, à Saragosse, comme sa mis- sion spéciale. Dès son retour à Bordeaux, en novem- bre 1800, il la reprit activement, malgré ses occupa- tions de toutes sortes, et prépara dès lors les éléments de sa Congrégation ^

1. Il serait profondément injuste de ne pas rappeler ici les initiatives qui furent prises, vers la même époque, à Paris, à Lyon et à Marseille pour l'organisation d'œuvres de jeunesse. A Paris, les PP. Delpuits et Ronsin, à Lyon le P. Roger, éta- blirent des congrégations formées sur le modèle de celles que dirigeait la Compagnie de Jésus avant sa suppression. A Mar- seille, M. Allemand calqua son œuvre du Sacré-Cœur sur celle

86 CttAPlTRE V

Le besoin de rechristianisation était profond, non seulement à Bordeaux, mais dans toute la France : depuis huit ans, la désorganisation du culte catho- lique par la Constitution civile du clergé et la persé- cution contre les prêtres avaient rendu à peu près impossible tout enseignement religieux; il en était résulté, dans la masse de la nation, une grande igno- rance des éléments de la foi chrétienne et une pro- fonde démoralisation. Le mal était d'autant plus grave que ces huit déplorables années avaient été précédées d'une longue période pendant laquelle l'ir- réligion avait fait d'immenses progrès ; ce n'est pas contre une société profondément attachée à ses croyances que s'était déchaînée l'impiété révolution- naire, mais contre une société dont la foi avait été entamée par les erreurs du philosophisme et dont les mœurs avaient été corrompues par des scandales venus de haut.

Pour réparer tant de ruines, c'était la jeunesse qu'il fallait travailler et faire travailler ; c'était elle qu'on devait gagner à la grande cause de la restaura- tion religieuse du pays. Mieux valait s'adresser à la jeunesse qu'à l'âge mûr, parce que, même sans foi, les jeunes ne sont sceptiques que quand ils se con- traignent à l'être : leur tempérament ne ^ s'y prête pas. Parfois, hélas! ils sont vicieux, mais dans la débauche même ils ne sont pas irrémédiablement

dont lui-même avait fait partie autrefois et qui était dirigée par les prêtres du Bon-PasteUr. Ces œuvres étaient donc des résurrections ; la Congrégation de M. Chaminade, au contran-e, devait être une création nouvelle destinée à répondre à des besoins nouveaux.

ÀPOSÎOLAT DE LA JEUNESSE 8t

corrompus : un cœur de vingt ans conserve encore quelque fibre saine, ce qui suffit pour rendre possi- ble une résurrection morale. Malgré leurs faiblesses, leurs lâchetés, leurs inconstances, ce sont encore les jeunes qui gardent le fonds d'optimisme et d'en- thousiasme nécessaire au travail fécond. Et puis, quand la jeunesse entre en scène, elle a le privilège d'attirer l'attention générale : l'opinion ignore sou- vent, et de la façon la plus obstinée, les tentatives des hommes mûrs ; elle est rarement indifférente aux entreprises des jeunes.

M. Chaminade était spécialement doué pour ce genre d'apostolat, de plus il savait y être « appelé » ; il devait y réussir. Ecoutons un de ses disciples ^ nous dire les humbles préludes de la Congrégation de Bordeaux :

« On venait de rouvrir les églises, mais elles étaient encore dévastées et désertes ; les chrétiens se trou- vaient tellement épouvantés et isolés que parmi les hommes qui, dans cette grande ville, avaient con- servé une étincelle de foi, chacun se regardait comme un autre Tobie en allant au temple, et croyait y aller seul. De aux éléments d'une société religieuse il y avait une distance infranchissable, mais personne mieux que M. Chaminade ne connaissait la puissance du temps et de la patience. Il comparait volontiers sa marche à celle d'un ruisseau paisible qui, rencontrant un obstacle, ne fait aucun effort pour le surmonter. C'est l'obstacle lui-même qui, en l'arrêtant, le fait

1. Lalanne, ait. Société de Marie dans le Dictionnaire des ordres religieux de Hélyot et Badiche (collection Migne), t. IV, col. 744.

88 CHAPITRE V

grandir et grossir au point que bientôt il s'élève au- dessus de son niveau, le surmonte, le déborde et poursuit son cours. Le sage et zélé missionnaire se borna donc à louer d'abord au centre de la ville, rue Arnaud-Miqueu, une chambre qu'il transforma en oratoire. On sut qu'il y disait la messe et qu'il y prêchait ; quelques fidèles accoururent. Il remarqua dans l'assemblée deux hommes encore jeunes. Il les appela à l'heure de la messe, et, ayant appris d'eux qu'ils étaient inconnus l'un à l'autre, il les invita à se rendre ensemble dans la semaine auprès de lui pour faire connaissance et convenir de certaines pratiques communes. Ces deux hommes ayant acquiescé à ses bons conseils, il les engagea à chercher et à lui ame- ner chacun un prosélyte. Ils y réussirent. Quand il y en eut quatre, on en fit venir facilement huit parle même moyen, et en peu de temps ils se comptaient douze, animés des plus pieuses intentions. Partant de ce nombre qui pouvait être regardé comme mys- tique, M. Chaminade exerça un véritable apostolat et obtint des résultats tels que la petite chapelle ne put plus suffire à ses assemblées. »

Cet humble oratoire, situé au troisième étage d'une maison de la rue Miqueu, n^ 7, était dédié à la Vierge Immaculée, et précisément la solennité de l'Immacu- lée-Conception (8 décembre 1800j fut la première fête de la Congrégation naissante. Pourtant, c'est seule- ment le 2 février 1801 que, rangés autour de l'autel de Marie, les douze premiers congréganistes jurèrent une inviolable fidélité à Celle dont le nom et la ban- nière devaient être leur signe de ralliement. Voici la formule de leur engagement : « Moi, serviteur de

DEBUTS DE LA CONGREGATION 89

Dieu, et enfant do l'Église catholique, apostolique et romaine, je me donne et me dédie au culte de l'Im- maculée Conception de la très sainte Vierge Marie. Je promets de l'honorer et de la faire honorer autant qu'il dépendra de moi, comme Mère de la jeunesse. Ainsi Dieu me soit en aide et ses saints Evangiles ! »

L'association nouvelle comprenait deux professeurs, trois étudiants, trois employés de commerce, un clerc, et trois ouvriers. L'un des étudiants, qui mourut peu de jours après sa consécration, fut remplacé par un prêtre, l'abbé Pineau, secrétaire de M. Ghaminade pour l'administration du diocèse de Bazas. Les divers membres de cette réunion appartenaient donc à des milieux sociaux très divers ; c'était bien la fraternité chrétienne qui les unissait. Dans la formation de leur groupe, leur double qualité d'enfants de l'Eglise et de serviteurs de Marie avait seule été prise en considération ; les distinctions que mettaient entre eux leurs occupations dans la vie civile n'avaient été comptées pour rien.

Le 8 février suivant, la Congrégation se donna un préfet dans la personne de Louis-Arnaud Lafargue, ce disciple par qui M. Chaminade avait fait solliciter sa radiation de la liste des émigrés. Dans son émo- tion, le modeste jeune homme ne trouva pour répondre à l'honneur qui lui était fait, que la prière plus tard indulgenciéepar Pie VIII : « Soit faite, louée et éternel- lement exaltée la très juste, très haute et très ai- mable volonté de Dieu en toute chose ! » L'à-propos de cette exclamation charma les congréganistes. Ils adoptèrent comme devise cette formule de confiance en Dieu et introduisirent l'usage de la faire pronon-

90 CrtAPlÎRË V

oer par tout nouvel élu à une charge de la Congréga- tion.

L'exemple du bien est contagieux comme celui du mal. En un temps la religion n'était encore que tolérée, les autorités traitaient de « grimaces » les cérémonies du culte, l'opinion, sinon parmi les femmes au moins parmi les hommes, était encore imbue de tous les préjugés d'un philosophisme scep- tique, on vit les jeunes Bordelais, qu'on disait si légers, si esclaves de la mode et du plaisir, braver l'un après l'autre le respect humain et se faire pré- senter par leurs camarades au chapelain de la rue Arnaud-Miqueu. L'accueil simple et paternel qu'ils re- cevaient achevait de les gagner ; ils s'inscrivaient au nombre des prétendants de l'association naissante en attendant qu'ils fussent admis à prononcer leur consécration.

Au 15 août, les seuls congréganistes étaient qua- rante ; au 8 décembre suivant, ils se comptaient soixante. Quant aux prétendants, ils étaient si nom- breux qu'ils eurent, dès cette époque, un introduc- teur spécial chargé de les instruire de leurs devoirs religieux, de les former aux usages de la Congre gation, de les pénétrer de son esprit, et de les pré- parer à leur admission définitive.

Comme les fondateurs de la Congrégation, ces prétendants appartenaient à toutes les classes de la société. Parmi eux, les fils de grands négociants et d'armateurs coudoyaient les petits commis ; les professeurs et les étudiants se rencontraient avec les orfèvres, les boulangers, les tailleurs et les ton- neliers. Tous au même titre étaient enfants de Marie,

SES PROGRÈS 91

recueillaient les mêmes avis de leur directeur, par- ticipaient aux mêmes réunions. Touchante frater- nité que rendait plus significative la présence, parmi ces jeunes gens, de plusieurs ecclésiastiques et non des moindres ! En effet, l'année même de la fonda- tion, en 1801, nous trouvons, inscrits au Registre des personnes reçues du culte de l' Immaculée Vierge^ les noms de MM. Rauzan, Ylechmans, Décube, Jean Boyer, tous prêtres. M. Rauzan n'était autru que le cé- lèbre prédicateur qui fonda un peu plus tard les Mis- sionnaires de France ; très lié avec l'abbé Chami- nade, il était animé de la même passion que lui pour la régénération morale de la France et de la même dévotion envers l'Immaculée Conception. M. Ylech- mans, ancien lazariste, frère d'armes de M. Chami- nade pendant la Terreur, et plus tard supérieur du grand séminaire de Bordeaux, dirigeait alors plusieurs œuvres et notamment une récente fondation religieuse, celle de la Réunion au Sacré-Cœur. MM. Décube et Boyer comptaient parmi les membres les plus zélés du clergé paroissial.

Le 2 février 1802, en ramenant Tanniversaire do la première consécration à Marie, fit mesurer les progrès de l'œuvre. Les congréganistes à eux seuls avaient atteint le chiffre de quatre-vingt-dix-neuf ; ils pressèrent leur directeur de compléter la centaine en admettant un de leurs camarades qui était encore probaniste. Tous les esprits attentifs étaient frappés

92 CHAPITRE V

d'un tel résultat, d'autant plus que le succès de M. Chaminade ne se bornait pas là.

Depuis le 25 mars 1801, il avait réussi à organiser pour les jeunes filles un groupement analogue à celui des jeunes gens. Il les recevait dans sa petite chapelle à des moments différents, mais il leur infu- sait le même esprit. Mlle de Lamourous avait accepté d'être la « Mère », c'est-à-dire la présidente de leur congrégation ; elle rendait ainsi à M. Chaminade, pour la conduite de cette œuvre, l'assistance qu'elle avait reçue et continuait à recevoir de lui pour la direction de la Miséricorde.

En outre, sans prétendre s'occuper de l'âge mûr dans la même mesure que de la jeunesse, M. Chami- nade fut amené pourtant, par suite de ses relations étendues, à admettre dans la Congrégation un cer- tain nombre de pères et de mères de famille. Ce n'était qu'une élite et elle se réunissait moins fréquemment, n'avait pas d'offices propres les dimanches à l'oratoire de la rue Arnaud-Miqueu. Son principal objectif était d'édifier les jeunes et de leur rendre service. Selon le règlement, la plus importante obligation des Pères de Famille^ après le soin de leur sanctification personnelle, se formulait ainsi : « L'accroissement et la perfection de la congrégation des jeunes devient dès ce moment l'œuvre de leur cœur; rien de ce qui peut intéresser les jeunes gens ne leur est étranger; travailler à leur édification dans la piété, à leur sou- tien dans la société civile, est leur devoir de pré- dilection. » Le nom à' Agrégation des Pères de Famille que prit leur société, indiquait bien qu'elle était une sorte de complément de la Congrégation.

EXTENSIONS DIVERSES 93

Toutes les professions y étaient représentées, depuis les plus relevées jusqu'aux plus humbles, et ainsi se réalisait, ici encore, la pensée de chrétienne frater- nité qui avait présidé à l'organisation de la jeunesse. Parmi les prêtres affiliés à la congrégation, quel- ques-uns que distinguaient leur grand âge ou leur situation, se joignirent aux pères de famille, tel le vénérable ^I. Lacroix qui, avant la Révolution, diri- geait à Sainte-Colombe une florissante association de jeunesse, et qui maintenant bénissait Dieu de la voir revivre dans celle de M. Chaminade; tel l'abbé Joseph Boyer, administrateur du diocèse pendant la Révolution, et plusieurs curés influents de la ville.

Quant aux Mères de Famille, elles prenaient le nom de Dames de la Retraite à cause de l'usage qu'elles avaient adopté de faire un jour de retraite chaque mois. Les plus anciennes de leurs « offi- cières » semblent avoir été Mesdames Fourniol, Pitras et de Noir et.

Parmi tant de travaux, il n'est pas étonnant que ^L Chaminade ait ployé sous le poids de la fatigue; quand il présida la fête du 2 février le chiffre des congréganistes, avec les réceptions de cette jour- née, atteignit la centaine, il relevait de maladie. M. Fabas, le principal des sous-administrateurs du diocèse de Bazas, lui faisait, non sans raison, le reproche de ne pas se ménager assez : « J'ai appris avec une sensible douleur, écrivait-il le 29 janvier 1802, que vous aviez éprouvé une maladie grave dont vous êtes à peine convalescent. Je fais des vœux bien sincères pour votre prompt rétablissement, et vous prie de vous ménager à l'avenir pour ne point priver,

94 CHAPITRE V

pai- un zèle peu modéré, l'Église du grand bien que vous lui procurez par vos travaux continuels. » La remise du diocèse de Bazas aux mains de Mgr d'Aviau, archevêque désigné pour Bordeaux, apporta quelque allégement à cette surcharge excessive.

Vicaire général de Poitiers, sa ville natale, Mgr d'Aviau avait été élevé au siège archiépiscopal de Vienne au moment de la Révolution. A peine en avait- il pris possession qu'il dut partir pour l'exil. Après avoir erré longtemps sur les chemins de l'Italie, il revint dans son diocèse bien avant l'apaisement défi- nitif; pendant qu'il évangélisait les montagnes de l'Ardèche, une lettre de Portails lui apprit qu'il était question de lui confier l'archevêché de Bordeaux. La tranquillité d'un siège secondaire était mieux à son goût; mais le gouvernement menaçait le cardinal Caprara de nommer le constitutionnel Lacombe; pour prévenir cette éventualité, Mgr d'Aviau sacrifia ses préférences et accepta le poste qui lui était offert.

Il apportait à Bordeaux la réputation d'un saint; à l'expérience de ses soixante-six ans, il joignait cette modération qui caractérise les esprits supérieurs et qui était bien nécessaire en un temps et dans une ville les constitutionnels cherchaient à soulever des tempêtes, l'un d'eux, le curé de Saint-Seurin, déclarait en pleine chaire qu'il ne céderait qu'à la force, si on voulait lui enlever sa cure.

Le nouvel archevêque fit son entrée solennelle dans la ville le 25 juillet 1802, et le 15 août suivant il prit possession de sa cathédrale pro^àsoire, l'église Saint-Dominique, en attendant que l'antique mé- tropole Saint-André fut débarrassée des traces des

MONSEIGNEUR D AVIAU 95

mascarades révolutionnaires et pourvue des objets nécessaires au culte. Dans l'une de ces cérémonies la foule accourait, le prélat remarqua l'empresse- ment et l'enthousiasme des jeunes gens de la Con- grégation; il en fut grandement consolé, car il y avait incontestablement un précieux gage d'espé- rance pour l'avenir; mais il n'en fut pas surpris : il savait déjà qui était le conducteur de ce mouvement. En passant à Paris, le nouvel archevêque avait ren- contré son prédécesseur, Mgr de Cicé; il s'était en- tretenu avec lui de Bordeaux et Tavait entendu, à plusieurs reprises, s'écrier en parlant de M. Gha- minade et de ses compagnons d'apostolat sous la Terreur : « Quels hommes ou plutôt quels anges que ces Messieurs ! ils ont fait un bien immense dans mon diocèse i. »

En effet les vicaires généraux, MM. de Laporte et Boyer, n'avaient pas manqué de signaler M. Cha- minade à l'attention de leur ancien pasteur. Au nou- veau, ils le dépeignaient en ces termes dans leurs notes confidentielles : « M. Chaminade est resté sept ans à Bordeaux, il a rendu les plus grands services : ce prêtre, infiniment respectable par son zèle et par ses vertus, a de grands moyens pour faire le bien, mérite d'être distingué sous tous les rapports. » Ils signalaient à l'archevêque que, sur cinq œuvres alors existantes à Bordeaux, les deux plus floris- santes et les plus fécondes en fruits de salut, la Con- grégation et la Miséricorde, étaient sous sa direction, et que les trois autres avaient avec lui des liens

1. Lyonnet, Vie de Mgr d'Aviau, t. II, pp. 276 et 277.

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étroits : la Providence était administrée par le même Bureau de charité que la ]\Iiséricorde ; la Réunion au Sacré-Cœur, dont il avait été en partie l'inspi- rateur, était dirigée par un congréganiste de ses amis, M. Vlechmans, et VAssociation du Sacré-Cœur de Mlles Vincent, était conduite, elle aussi, par des prêtres de son entourage, MM. Rauzan, Micheau et Momus.

Mgr d'Aviau n'avait qu'une crainte : maintenant que les diocèses étaient réorganisés, ^I. Chaminade n'allait-il pas rentrer à Périgueux ? Mais précisément le siège de cette ville, uni au siège d'Angouleme, avait été attribué au trop fameux Lacombe. A choisir entre l'ancien métropolitain constitutionnel du sud- ouest et le vénérable Mgr d'Aviau, M. Chaminade ne pouvait hésiter. Au reste, il avait contracté avec Bordeaux des liens trop étroits pour les rompre : c'était qu'il devait accomplir sa « mission » ; sa conviction à cet égard était faite. Aussi, pendant qu'autour de lui on répétait que les postes les plus élevés n'étaient pas au-dessus de son mérite, il ne son- geait qu'à écarter tout ce qui aurait pu l'empêcher d'appartenir entièrement à l'œuvre dont il se regar- dait comme chargé par la Vierge Immaculée. En dehors des cadres réguliers du clergé paroissial, les intérêts de la régénération chrétienne du diocèse exigeaient la présence de prêtres auxiliaires, chargés de ramener les ouailles à leurs pasteurs. En vertu de son titre de missionnaire apostolique, M. Chami- nade se considérait comme investi de cet apostolat par le Souverain Pontife lui-même; il demandait à le continuer par le moyen si efficace de la Congréga-

LE CANONICAT 97

tion, et par les autres œuvres qui, dans la suite, viendraient compléter celle-là.

Mieux que personne, Mgr d'Aviau pouvait com- prendre et approuver un pareil désir; malgré ses deux cents paroisses privées de pasteurs, il estima plus utile à la religion le ministère apostolique au- quel s'employait l'abbé Ghaminade et lui laissa toute liberté d'exercer sa mission.

Toutefois il ne pouvait oublier les services du prêtre qui avait administré le diocèse de Bazas, ramené au bercail un grand nombre d'assermentés, et opéré dans Bordeaux un bien déjà si considérable par ses associations de piété. En reconstituant le Chapitre de son église métropolitaine (27 juin 1803), il y ins- crivit, l'un des premiers, le nom de l'abbé Ghami- nade, marque d'estime dont la valeur sera singulière- ment accrue par la confiance dont le saint archevêque multipliera les preuves envers le directeur de la Con- grégation.

Tout entier désormais à son œuvre de prédilec- tion, M. Ghaminade eut la joie de la voir, dès 1803, « englober tout ce que la ville avait de plus chré- tien ». G'est un contemporain qui s'exprime ainsi, l'abbé Rigagnon, futur curé de Saint-Martial de Bordeaux.

L'autorité civile, quoique nettement hostile aux associations, ne prit pas ombrage de celle-ci, grâce au soin qu'avait mis Mgr d'Aviau à la présenter au ministre sous des couleurs qui pouvaient la lui faire agréer : sans pénétrer jusqu'à l'esprit qui ani- mait la Congrégation, le prélat, après avoir donné du relief aux services qu'elle rendait au point de vue

<>8 CHAPITRE V

moral, concluait en disant : « Cette association a besoin d'encouragements autant sous les rapports de politique et de police que sous le rapport de reli- gion. »

En règle avec le gouvernement, bénie par l'auto- rité diocésaine, la Congrégation ne pouvait plus désirer qu'un encouragement officiel du Saint-Siège, ^I. Chaminade le sollicita. Son association portait le même nom qu'une confrérie d'artisans dirigée avant la Révolution par les Capucins, et à laquelle Rome avait concédé d'importantes faveurs spirituelles. Cette concession n'ayant plus d'objet, puisque la confrérie avait disparu, M. Chaminade en demanda le transfert à son œuvre. Sa supplique, apostillée par Mgr d'Aviau, fut envoyée au cardinal Caprara qui représentait le Saint-Siège à Paris et avait reçu de Pie VII les pouvoirs les plus étendus pour régler les affaires de France. A la date du 2 juin 1803, le cardinal répondit à l'abbé Chaminade que la conces- sion conservait son efficacité en faveur de la nouvelle Congrégation et qu'elle lui était applicable « de la même façon et dans la même forme » qu'elle l'avait été aux Père Capucins.

La Congrégation sanctifiait ses membres et les transformait en apôtres ardents ; elle opéra dès ses premières années un bien immense à Bordeaux par son action immédiate, et au loin par l'émulation chré- tienne qu'elle suscita. Tous ceux qui la voyaient à

OPPORTUNITE DE L OTUVRE 99

Pœuvre avaient l'impression de se trouver en pré- sence d'une organisation très conforme à l'esprit ca- tholique, mais pourtant très nouvelle, dont l'emprise sur les âmes en même temps que la puissance de rayonnement et de conquête étaient vraiment extra- ordinaires. A quoi tenait un pareil succès ? Nous allons essayer de le dire.

Les hommes qui veulent travailler à guérir les maux de leur pays et de leur époque sont parfois exposés à une tentation qui trompe leur sagesse et paralyse leurs efforts : pour remédier au mal présent, il leur paraît naturel et prudent de recourir à des remèdes dont le succès, jadis, a prouvé l'efficacité. (c Ce qui a réussi réussira encore », disent-ils, et ils oublient d'ajouter, ce qui serait pourtant essentiel, « à condition que le même remède soit appliqué au même cas ». Car le monde est sans cesse en mouve- ment; les sociétés humaines subissent, avec le temps, des évolutions lentes ou des crises soudaines qui modifient profondément leur constitution, ou, si ce mot de constitution crée une équivoque, disons leur structure intime, leur complexion. Sans doute, mal- gré le temps qui s'écoule, il reste quelque chose d'identique et dans la maladie, et dans la société qui en est atteinte; mais, dans cet élément identique, la marche des années amène des variations, souvent à un point tel que, si l'on n'en tient pas compte, le remède efficace d'autrefois pourra devenir le remède inutile, peut-être même le poison d'aujourd'hui.

M. Chaminade était théologien et canoniste ; de plus, il était attentif aux enseignements de l'histoire. Sa science de bon aloi, et, peut-on ajouter, son propre

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tempérament, ne permettaient pas qu'il fût, en ma- tière de religion, amateur de nouveautés; il avait au contraire le sens et le culte de la tradition. En même temps, cependant, il possédait à un haut degré le sen- timent du réel en ce qui concernait le milieu il vi- vait; il ne croyait pas que les révolutions politiques fussent toujours la traduction de changements opérés dans les profondeurs de la vie nationale. S'il l'avait cru, les enthousiasmes successifs des Français pour les régimes variés qu'il vit lui-même se succéder si rapidement l'auraient détrompé. Mais il croyait pour- tant à des transformations sociales ; parmi celles dont il était ou avait été le témoin, il en reconnaissait de décisives dont il fallait tenir compte ; il savait que, pour agir sur son temps, il fallait être de son temps : (( Quel est, disait-il, l'homme sage qui ne voit pas que les leviers qui remuent le monde moral ont mainte- nant, en quelque manière, besoin d'autres points d'ap- pui ? Autres temps, autres mœurs! »

Or l'un de ces points d'appui nouveaux, c'était le besoin, manifestement ressenti par le grand nombre, d'un rapprochement des classes et d'une collabora- tion plus réelle à la vie nationale entre tous les Français, quelle que fût leur situation dans la so- ciété. Il n'y avait pas à partager le goût de certains révolutionnaires pour l'égalitarisme ; il n'en restait pas moins vrai que l'idée chrétienne de fraternité avait besoin d'être remise en honneur. Depuis la Re- naissance, le préjugé aristocratique avait pénétré même dans les assemblées de piété ; l'ancien régime avait eu des congrégations de classes, celles des maî- tres et celles des valets, celles des lettrés et celles des

FRATERNITE 101

artisans. M. Ghaminade voyait en cela un véritable recul de l'esprit chrétien : « La religion, disait-il, dans ses temples et dans la distribution de ses sacre- ments, ne fut jamais d'une si étroite sévérité. » Aussi ouvrit-il, en principe et en fait, la Congrégation à tous les rangs et à toutes les fortunes. Le fidèle qui demandait son admission au nombre des préten- dants, disait quel était son métier, son emploi ou sa carrière ; cette déclaration déterminait la division et la fraction dans lesquelles il devait être inscrit. Il y avait deux divisions, celle des professions libérales et celle des professions manuelles, et, dans chaque di- vision, autant de fractions que de carrières ou de métiers. C'était un moyen qui facilitait le recrute- ment : l'ouvrier, l'étudiant, le commerçant, l'avocat venaient volontiers à la Congrégation, sûrs qu'ils étaient de s'y rencontrer avec des camarades ou des collègues ; c'était aussi un moyen de rapprochement, car, une fois la différenciation faite par l'inscription, la qualité de congréganiste, d'enfant de l'Eglise et de la Vierge Immaculée, primait dorénavant tout le reste et devenait la véritable base des rapports mu- tuels. Grâce au mode d'inscription, se réalisait la maxime du sage fondateur : « Union sans confu- sion »; grâce à la charité fraternelle, s'accomplissait dans la Congrégation le mot des Actes des Apôtres au sujet des premiers chrétiens : « La multitude des fidèles n'avait qu'un cœur et qu'une âme i. »

Ce résultat paraîtra notable, si l'on veut se rappeler comment, au sortir de la période d'égalitarisme à ou-

1. Actes des Apôtres, IV, 32.

ÎOâ CliA^ITftE V

trance, le tutoiement de tous par tous était obliga* toire, le souci du rang à tenir avait ressaisi tous ceux qui avaient ou croyaient avoir droit à quelque distinc- tion ; comment on avait recommencé à se cantonner dans sa fierté de classe ; comment l'amour-propre était devenu chatouilleux à l'excès, aussi bien chez les pau- vres que chez les riches, ceux-ci ayant toujours peur qu'on ne crût pas la Révolution finie et qu'on leur manquât de respect ; ceux-là croyant toujours qu'on cherchait à les humilier à dessein et par forme de re- présailles.

Dans la Congrégation il n'en était pas ainsi. Les distinctions mêmes que M. Chaminade avait cru de- voir sauvegarder, tournaient au profit de l'esprit de fraternité. En effet, les règlements prévoyaient, entre autres détails, que les deux divisions pénétreraient successivement à la chapelle, que chaque fraction y aurait sa place assignée d'avance, etc. Or les règle- ments sur ces points demeuraient lettre morte ; les jeunes gens de condition plus élevée, ne voulant à au- cun prix s'exposer à blesser leurs camarades, tenaient à se mélanger complètement avec eux tant à la cha- pelle que partout ailleurs. Le directeur n'avait garde de s'en plaindre ; il était trop heureux de se voir si bien compris. De cette compénétration des classes résultaient une estime et une cordialité réciproques, propres à aplanir dans la suite bien des difficultés. Il en résultait également comme un échange de qualités et de vertus, grâce au mutuel contact des bonnes ha- bitudes et des dispositions heureuses, développées par des éducations différentes et dans des milieux sociaux très divers.

ESPRIT APOSTOLIQUE 103

La Congrégation était donc un milieu créateur de vraie fraternité : elle unissait dans une forte et sincère amitié des représentants de classes opposées d'intérêts et plutôt disposées à la guerre les unes contre les au- tres qu'à l'harmonie et à la paix. Voilà son premier trait original.

En voici un second. Elle avait les allures, non d'une confrérie régentée par une autorité qui s'impose, mais plutôt d'une association d'amis que réunit un motif de piété et qui jouissent de leur autonomie. En fait, M. Chaminade était le seul maître; tout le monde le savait et en était heureux ; mais son commandement s'effaçait autant que possible. Son influence résultait beaucoup moins de l'organisation extérieure de l'œuvre que de l'ascendant personnel du directeur ; totalement dévoué à ses chers disciples, il leur témoignait une affection paternelle qui gagnait leurs cœurs ; persuadé que la Congrégation était leur œuvre au moins au- tant que la sienne, il considérait leur collaboration à son travail non seulement comme un appoint utile, mais comme une véritable nécessité. Sa conviction à cet égard était nettement formulée : « Les associations d'autrefois, disait-il, étaient, si l'on veut, l'enseigne- ment des vertus » ; celles de maintenant « en sont la communication rapide parla contagion de l'exemple ». Chaque congréganiste se regardait donc comme res- ponsable, non seulement de sa conduite personnelle, mais, dans une certaine mesure, de la bonne marche de toute l'association. Cette conviction se traduisait par un dévouement prêt à tous les efforts, à tous les sacrifices nécessaires pour assurer le succès.

Un troisième trait de la Congrégation était un grand

104 CHAPITRE V

esprit de zèle et d'apostolat. « L'esprit de zèle et de propagande, écrivait M. Chaminade, est une des ca- ractéristiques des nouvelles fondations. Dans les an- ciennes congrégations, on n'avait guère en vue que de soutenir dans la bonne voie, par une édification mutuelle, les chrétiens pieux. Mais dans notre siècle, à l'époque de renouvellement nous sommes, la re- ligion demande autre chose de ses enfants. Elle veut que tous de concert secondent le zèle de ses minis- tres et, dirigés par leur prudence, travaillent à la re- lever. C'est cet esprit qu'on inspire dans les nouvelles congrégations. Chaque directeur est un missionnaire permanent ; chaque congrégation, une mission perpé- tuelle. » Former des apôtres, ecclésiastiques ou laïcs, jeter dans la société un levain régénérateur qui gagne progressivement autour de lui jusqu'à envahir, si possible, la masse tout entière, voilà le but final de l'œuvre. La Congrégation, nous l'avons vu, s'ouvrait à toutes les classes, mais elle ne voulait pas se gros- sir d'unités qui viendraient y chercher simplement leur profit, même spirituel ; elle devait rester une élite militante et conquérante ; les âmes qui n'avaient pas la flamme du prosélytisme n'étaient pas faites pour elle.

Ceci explique pourquoi le directeur tenait essentiel- lement à faire de ses disciples des hommes de foi, pourquoi aussi il les poussait de toutes ses forces à l'acquisition d'une solide instruction religieuse : ins- truire était un des traits caractéristiques de sa mé- thode. Il estimait qu'en ce siècle de philosophie, de raisonnement et de critique, la foi « du charbonnier » ne suffit plus, et que le sentiment est un appui trop

PROSELYTISME 105

fragile pour les convictions religieuses, lorsqu'elles sont combattues à la fois par le libertinage des mœurs et par celui de l'esprit. Il distribuait donc à ses con- gréganistes, par ses instructions et ses conférences, un enseignement religieux aussi complet que pos- sible. En outre V introducteur avait pour mission spéciale de donner aux prétendants une première for- mation religieuse. La lecture des bons ouvrages était fortement recommandée : le chef de fraction comptait parmi les plus importantes attributions de sa charge le soin de visiter les fractionnaires et de leur faciliter les études religieuses en leur procurant des livres qui fussent en rapport avec leurs aptitudes intellectuelles.

Ainsi préparés, les congréganistes s'appliquaient à gagner des âmes : ils y travaillaient dans le sein même de la congrégation par un entraînement mu- tuel vers le bien ; ils s'employaient aussi auprès des autres jeunes gens, soit à les amener à la religion, soit à les fortifier contre le respect humain, l'écueil le plus dangereux pour la jeunesse dans une société en majorité indifférente ou hostile à la religion. Mais l'apostolat le plus recommandé, c'était l'action de chacun par l'exemple, et plus discrètement par la parole, dans son milieu ordinaire, dans sa famille, dans son atelier, dans son bureau ; travail humble, mais qui est bien l'un des plus féconds et, hélas ! l'un de ceux auxquels on recourt le moins.

On comprend maintenant pourquoi M. Ghaminade ne s'adressa pas aux seules classes dirigeantes : il voyait leur ascendant sur la masse du peuple, sur- tout leur ascendant moral, considérablement affaibli et destiné sans doute à diminuer encore. Le peuple,

106 CHAPITRE V

au contraire, était manifestement en voie de se con- quérir définitivement une place dans la direction des affaires publiques : il fallait mettre à la portée de cet agent nouveau les moyens de formation religieuse dont il aurait besoin pour s'élever à la hauteur du rôle qui, progressivement, allait devenir le sien. On comprend aussi pourquoi ^I. Ghaminade associa l'âge mùr à la jeunesse ; c'était pour faciliter à cette der- nière sa tâche, en lui procurant des exemples et des conseils. Enfin on voit clairement le sens de ce mélange de prêtres et de laïcs, si nouveau dans les réunions de ce genre, mais si fécond et si indispensable pour assurer des résultats profonds : car sans le prêtre, l'apostolat laïc est privé de l'assistance de l'Eglise, cette dépositaire divine de la doctrine et des sacre- ments; sans le laïc, l'apostolat du prêtre devient presque stérile dans beaucoup de milieux imbus de préjugés et fermés par principe à toute influence ecclésiastique. C'étaient des idées de précurseur ; elles ne furent qu'imparfaitement comprises autour de M. Ghaminade, même dans le clergé ; mais elles le furent assez pour produire des résultats immédiats et pour s'incarner plus tard dans des Instituts religieux qui devaient sortir de la Congrégation comme le fruit sort de la fleur.

Enfin, le caractère le plus apparent des nouvelles associations était la dévotion à la Vierge Immaculée. Résumant les caractères essentiels de sa Congréga- tion, M. Ghaminade la définissait en ces quelques lignes : « C'est une société de chrétiens fervents qui, pour imiter les chrétiens de la primitive Eglise, ten- dent, par leurs réunions fréquentes, à n'avoir qu'un

t^ÉvOUËME^'T A MAÎIIK 1Ô7

coeur et qu'une âme, et à ne former qu'une seule famille, non seulement comme enfants de Dieu, frères de Jésus-Christ, et membres de son corps mystique, mais comme enfants de Marie, par une consécration spéciale à son culte et une profession ouverte du pri- vilège de l'Immaculée Conception. Toutes les règles, toutes les pratiques de cette société, tous les devoirs généraux et particuliers, l'esprit même de prosély- tisme qui anime la Congrégation, émanent de cette consécration à Marie Immaculée. »

En effet, ce vocable de l'Immaculée Conception indiquait plus qu'une intention pieuse ou un dessein de se placer, comme les autres congrégations, sous les auspices de la Reine du ciel ; il renfermait tout un programme, ou plutôt il exprimait sous une forme vivante l'esprit même de l'association. La Vierge Immaculée, c'était d'abord le modèle de pureté, l'idéal d'intégrité et de sainteté offert en exemple à la jeu- nesse, et le ruban blanc porté par chaque congréga- niste sous ses vêtements l'invitait à demeurer digne de celle à qui il s'était consacré. La Vierge Imma- culée, c'était ensuite la Vierge puissante, victorieuse de l'enfer, montrée à nos premiers parents comme un signe de rédemption, le symbole du triomphe de la vérité sur l'erreur, de la vertu sur le vice. Elle incarnait l'idée des luttes de l'apostolat dans tous les temps, dans les nôtres plus encore que dans le passé : c'était du moins le pressentiment de M. Chaminade, que l'histoire des années écoulées depuis lors n'a point démenti. Et donc il entendait non seulement mettre ses disciples sous la protection de Marie, mais les consacrer à son service spécial, les lui donner,

P

108 CHAPITRE V

comme des soldats fidèles et dévoués, pour combattre et triompher en son nom. « Les congrégations nou- velles, disait-il, ne sont pas seulement des congré- gations en r honneur de la sainte Vierge ; elles sont une sainte milice qui s'avance au nom de Marie, et qui entend bien combattre les puissances infernales sous le couvert de celle qui doit écraser la tête du serpent. »

Tels étaient les traits les plus saillants qui carac- térisaient l'association nouvelle. Il est temps de voir à l'œuvre un corps si bien constitué et dirigé avec tant de sagacité et de prudence.

CHAPITRE VI

La Congrégation sous l'Empire. La Madeleine (1804). Le renouvellement religieux a Bor- deaux (1804-1809). Le gouvernement impé- rial SUPPRIME LA Congrégation (1809-1814).

Pendant le carême de 1804, Mgr d'Aviau fit prê- cher dans toutes les paroisses de son diocèse le ju- bilé extraordinaire que le pape Pie VII avait accordé à la France. « Jamais peut-être, dit un témoin, le clergé ne travailla davantage. » M. Cliaminade et les prêtres de la Congrégation, notamment MM. Rau- zan, Drivet et Bouny, prirent une grande part à ces labeurs.

Les résultats furent des plus consolants, et la Con- grégation y gagna un accroissement considérable i.

1. Un rapport de M. le vicaire général Praire de Terre-Noire, qui peut être daté de 1803, signale déjà ce fait que la Congré- gation « préserve ou retire de la corruption d'une grande ville plus de trois cents jeunes gens ».

110 CHAPITRE VI

Elle fit tant de conquêtes, qu'elle dut songer à trou- ver un local qui répondit, mieux que son installation provisoire, à son importance toujours grandissante. L'archevêque y pourvut : le 14 août 1804, il érigeait la Madeleine en chapelle de secours et désignait M. Chaminade pour la desservir. La Congrégation en prit possession dès le lendemain en y célébrant la fête de l'iVssoinption.

Cet édifice, situé au cœur même de la ville, mais comme dissimulé dans la paisible rue Lalande, con- venait admirablement à sa nouvelle destination. An- cienne chapelle du couvent des ^ladelonnettes l'on recueillait, avant la Révolution, les filles repenties, la Madeleine offre l'avantage, appréciable pour les réunions, d'avoir un vaisseau unique, élargi encore parles chapelles du transept. Sur le sanctuaire s'ouvre l'ancien chœur des religieuses, vaste salle qui se ré- pète au premier étage; la construction est de bon goût, ses grandes lignes dessinent un ensemble har- monieux.

Plus exposée aux regards dans ce nouveau local, la Congrégation édifia davantage. La vue seule de cette jeunesse, vertueuse sans forfanterie, croyante sans superstition, était un exemple d'autant plus efficace qu'il était plus rare. Sans respect humain, ces jeunes gens venaient chaque mois s'agenouiller à la Table sainte, tantôt à la Madeleine, tantôt à l'une des pa- roisses. Ils paraissaient aux processions et aux céré- monies publiques : par leur seule présence et leur tenue, ils étaient une prédication vivante. Leurs of- fices avaient un cachet particulier de piété. Men- tionnons un détail touchant du cérémonial de la

LA MADELEINE 111

messe du dimanche : aussitôt que M. Chamiiuide était monté à l'autel, les trois premiers dignitaires s'approchant lui remettaient le cahier étaient ins- crits les noms de tous les congréganistes, tandis que le préfet lui disait r « ^lonsieur le directeur, les jeunes gens dévoués au culte de Marie se recommandent à vos suffrages; puissent leurs noms, de l'autel de l'Agneau immolé pour nous, être transportés dans le Livre de vie ! » Le cahier demeurait sur l'autel pen- dant toute la durée du saint sacrifice.

Les réunions du dimanche soir surtout avaient un caractère tout à fait extraordinaire ; elles offraient un spectacle vraiment inattendu qui frappait vivement l'attention des simples curieux eux-mêmes et détermi- nait souvent des conversions.

Décrivons une de ces pieuses soirées. La nuit est venue, la Madeleine s'illumine, le saint Sacrement, retiré du tabernacle, est déposé à l'autel de l'ancien chœur des religieuses. Au sanctuaire, deux tables marquent, l'une du côté de l'Évangile, la place du directeur entouré des prêtres consacrés à Marie ; l'autre du côté de l'Epître, la place du préfet et de ses assistants. Les congréganistes occupent des sièges dans la nef d'après les indications des officiers d'ordre. S'il survient quelque père de famille qui ait droit à une distinction, on lui donne une place près de la balustrade du chœur. Dans le fond, les chaises dis- ponibles sont offertes aux fidèles qui assistent nom- breux et empressés. Des officiers d'honneur ont la charge d'introduire les personnes de marque qui vien- draient encourager de leur présence cette réunion de la jeunesse. Souvent Mgr d'Aviau fait cette surprise

112 CHAPITRE VI

à ses enfants ; il a son fauteuil au chœur, entre le direc- teur et le préfet; mais il ne préside pas, le directeur non plus : les jeunes gens sont chez eux.

Le préfet ouvre la séance par la récitation du Veni sancte. On commence par des chants ; parfois mu- sique et poésie sont l'œuvre d'artistes de la Congré- gation. Le secrétaire fait ensuite connaître le saint proposé à l'imitation des congréganistes pendant la semaine qui commence ; il met en reli'ef ses vertus par l'exposé fidèle de sa vie et laisse les esprits sous l'im- pression d'un modèle accessible à tous. Plusieurs es- quisses de ce genre ont été conservées : elles sont re- marquables par le souci de la vérité historique.

Une poésie ou un chant repose l'attention et la pré- pare au morceau important de la soirée, au « dis- cours » que lira l'un des jeunes gens. La parole ap- partient indifféremment à l'un des congréganistes ec- clésiastiques ou laïcs. Le plus souvent c'est un laïc qui instruira ses confrères ; nous disons instruira, car le discours a toujours un but d'enseignement reli- gieux, bien que sous des aspects très divers. Il em- prunte parfois la forme du dialogue, propre à donner de l'animation à l'exposition, et alors trois ou quatre congréganistes intei-Adennent. La variété est plus grande encore dans le choix des sujets : l'apologé- tique, la morale, l'histoire de l'Eglise, la vie reli- gieuse du temps sont exploitées tour à tour. Souvent les préjugés du jour sont pris à partie; ou encore c'est la mort d'un congréganiste qui fournit l'occasion d'un éloge funèbre, autre forme non moins efficace d'en- seignement.

Les manuscrits de plusieurs de ces discours ont

LES REUNIONS 113

été gardés; ils témoignent d'une information con- sciencieuse et souvent d'une réelle éloquence. Chacune de ces compositions a sa note originale, car ce ne sont pas des discours écrits par le directeur pour être débités en public par ses disciples. Le con- gréganiste qui prononce une allocution en est réelle- ment l'auteur; c'est l'expression de sa conviction ré- fléchie qu'il cherche à communiquer à l'auditoire. Inutile de dire cependant que M. Chaminade, dans sa prudence, revoyait lui-même tous ces travaux pour s'assurer de l'exactitude de la doctrine et de l'opportu- nité des allusions. Seul il avait et entendait garder la responsabilité de l'enseignement, afin de ne pas prê- ter le flanc aux critiques qui auraient pu lui venir de la part des autorités ecclésiastiques ou civiles.

Parmi les cérémonies portées au coutumier de la Congrégation, citons encore celle qui clôturait la re- traite donnée à l'entrée de l'hiver. Pendant huit jours de suite, les hommes de bonne volonté, congréga^ nistes ou simples chrétiens, venaient entendre chaque soir une instruction sur les vérités fondamentales. La veille de la clôture, M. Chaminade invitait tous les retraitants à renouveler solennellement les vœux de leur baptême. Enfin, au dernier soir de ces fécondes journées, faisant remonter à la Vierge Immaculée tous les succès obtenus, il lui en consacrait le fruit. Dans une touchante cérémonie qu'il appelait le renouvellement de ralliance avec la très sainte Vierge^ les retraitants étaient exhortés à sceller leurs résolutions en contractant des liens nouveaux avec la Mère de Dieu. Il déléguait son diacre pour parler de Marie et prononcer au nom de tous la for-

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114 CHAPITRE Yl

mule de Vaillance^ puis il recevait à l'autel le préfet et ses assistants, qui renouvelaient, au nom des con- gréganistes présents, leur consécration spéciale au culte de Marie Immaculée. Des confessions et des communions de plusieurs centaines d'hommes étaient le fruit de ce travail.

Nous n'avons rien dit des exercices pieux de la congrégation des jeunes filles; ils avaient lieu à d'autres heures que ceux des jeunes gens, et n'étaient ni moins suivis, ni moins édifiants.

On conçoit à quel point l'ensemble de ces moyens, habilement combinés et diligemment adaptés à leur fin, devait servir à restaurer et à enraciner dans les âmes les convictions et les mœurs que comporte un sérieux et profond christianisme. Mais après la grâce même de Dieu, la vraie raison de la ferveur qui ré- gnait dans la Congrégation et donnait à son action un puissant rayonnement, c'était le travail personnel du directeur auprès de chacun de ses congréganistes. M. Ghaminade s'est peint lui-même en faisant le portrait du vrai directeur de congrégation : a 11 faut, écrivait-il, qu'il soit toujours chez lui, la porte ou- verte à tout venant, tout entier à chacun comme s'il n'avait que son affaire... S'il ne se donne pas j avec cette plénitude et cet abandon, j'ose bien lui assurer qu'il ne réussira jamais, que sa congrégation ne tiendra pas ou ne fera que languir. » Dans ces lignes, il nous révèle que l'un de ses grands secrets pour réussir, c'était son exactitude à se tenir à la dis- position de tous, et elle était si connue, qu'il était ré- puté ne jamais sortir de son cabinet.

Il confessait lui-même la plupart des associés ; les

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LE DIRECTEUR 115

prêtres de la Congrégation étaient à la disposition des autres. Il en conduisait plusieurs, comme nous le verrons plus tard, jusqu'à la pratique des conseils évangéliques, mais il ménageait à tous, avec des principes uniformes, une direction destinée à les amener à la profession d'un vrai christianisme, du christianisme établi sur une foi profonde, vivante, agissante, source des autres vertus, du prosélytisme et de toutes les bonnes œuvres.

Dans la Congrégation, M. Chaminade avait visi- blement donné le pas aux œuvres de zèle et de con- quête sur les œuvres d'assistance et de charité ; le but même poursuivi par l'association exigeait qu'il en fût ainsi. Néanmoins il conseillait à ses pénitents l'exercice des œuvres de miséricorde ; il leur recom- mandait surtout l'assistance mutuelle selon l'ordre de la charité indiqué par les Livres saints. Un congré- ganiste malade se trouvait-il isolé, il était constam- ment veillé par quelqu'un de ses confrères. Venait- il à mourir, toute sa division l'accompagnait au der- nier repos, et un service funèbre était célébré pour lui à la Madeleine devant la Congrégation.

La charité s'exerçait aussi en faveur des non-con- gréganistes. On soignait les malades, soit à l'hôpital, soit à domicile. Des pauvres étaient visités et entre- tenus ; pour rendre hommage en leur personne à Notre-Seigneur Jésus-Christ, des places d'honneur aux offices solennels de la jMadeleine étaient réser- vées, dans le chœur même, à deux d'entre eux. Jeunes gens et jeunes filles rivalisaient de zèle dans l'exercice du dévouement aux misères du prochain; nous n'insisterons pas sur les manifestations de ce

116 CHAPITRE VI

genre, car elles ne différaient pas à Bordeaux de ce qu'elles étaient ailleurs dans les pieuses confréries qui s'y adonnaient.

En cultivant ainsi la vertu chez ses disciples, en leur apprenant à s'élever au-dessus de leur intérêt propre pour se dévouer au service de Dieu et au sa- lut des âmes, le zélé directeur était arrivé à doter en peu de temps la Congrégation d'une merveilleuse fé- condité : on voyait les enfants spirituels de M. Gha- minade s'en aller, tantôt l'un, tantôt l'autre, souvent même par groupes, renforcer les œuvres dont la res- tauration religieuse du pays avait besoin; leur père ne les retenait pas : bien au contraire, c'était lui qui leur ouvrait la voie et les pressait de s'y engager.

Les couvents de femmes récoltèrent les prémices de la congrégation des jeunes filles; dès 1801, et le mouvement continua pendant les années suivantes, de nombreuses vocations allèrent à la Providence, à la Miséricorde, à la Réunion au Sacré-Cœur et aux Filles du Sacré-Cœur. M. Chaminade et ses amis avaient eu une grande part à la fondation de ces œuvres. A leur tour, les communautés plus anciennes, qui s'étaient reconstituées, Ursulines, Filles de Saint- Vincent de Paul, Dames de Nevers, Carmélites, eurent aussi leur contingent de recrues Des institu- tions étrangères à Bordeaux reçurent elles-mêmes des sujets : dans les listes de la congrégation des jeunes filles, on trouve à plusieurs reprises des mentions

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RENOUVELLEMENT RELIGIEUX 117

comme celle-ci : religieuse à Poitiers, religieuse à Pons.

En secondant les Filles du Sacré-Cœur et la Réu- nion au Sacré-Cœur, M. Chaminade concourait effi- cacement à la restauration des œuvres d'éducation chrétienne, puisque ces deux communautés élevaient de six à sept cents enfants du peuple. En revanche, du côté des garçons tout était à faire, et le clergé ne sa- vait comment y pourvoir ; il n'y avait dans tout Bor- deaux qu'une douzaine d'écoles environ, mal tenues en général par des maîtres insuffisamment formés, sur- tout au point de vue religieux; déplus ces écoles, étant toutes payantes, se trouvaient par même fermées aux familles peu aisées. « Les enfants du peuple, dit un contemporain, parcouraient les divers quartiers en troupes indisciplinées, outrageant les vieillards, insul- tant les passants, se livrant sur le port à un pillage habituel, se répandant dans les campagnes environ- nantes où ils laissaient toujours d'affligeantes preuves de leur passage. » Dans l'intérieur de la ville, au Jardin Public et dans les dépendances du Château- Trompette, ils en venaient à des batailles souvent le sang coulait, et que seule l'intervention de la force armée pouvait faire cesser.

M. Chaminade ne put être témoin de ce désordre sans chercher le moyen d'y remédier. Déjà il avait créé, en faveur des enfants de onze à seize ans, l'œuvre tout à fait remarquable des posiulanis, vé- ritable patronage qui les préparait à devenir plus tard congréganistes. Le succès avait été rapide : bientôt, chaque dimanche les aînés de la Congrégation me- naient plusieurs centaines de jeunes garçons jouer à

118 CHAPITRE VI

l'ombre des platanes de Saint-Laurent ; ils les intéres- saient ensuite par des causeries utiles, et les prépa- raient à la vie par un complément d'éducation reli- gieuse souvent bien nécessaire.

Mais il fallait plus et mieux ; l'œuvre des postulants n'atteignait que dans des proportions minimes cette masse d'enfants dont nous suivions tout à l'heure les ébats peu innocents ; il fallait des écoles chrétiennes et gratuites.

Or, deux congréganistes, tous deux préfets de la première année, Louis Arnaud Laf argue, que nous connaissons déjà, et Guillaume Darbignac, brûlaient de se consacrer à l'instruction chrétienne et gratuite des enfants du peuple. C'étaient d'anciens amis, inti- mement liés depuis l'époque des guerres de la Ré- publique. Ils avaient servi ensemble à l'armée des Pyrénées ; et tous deux avaient été gravement bles- sés en Espagne, Lafargue dès le commencement des hostilités, Darbignac à l'entrée des Français à To- losa. Le premier avait été rapatrié aussitôt; l'autre, laissé pour mort, n'attribuait son salut qu'à la pro- tection de Marie, dont il portait le scapulaire. Ils étaient des plus anciens et des plus fidèles disciples de l'abbé Chaminade : Lafargue était auprès de lui dès l'année 1796, c'est-à-dire dès son retour du service militaire.

Tous deux occupaient dans le commerce des places qui assuraient leur avenir. Mais l'exemple de leur directeur, ses leçons, ainsi que le secret mouvement de la grâce, les poussaient vers un idéal plus haut. Ils ne furent point sourds à l'appel de Dieu et deman- dèrent, en 1804, à l'abbé Chaminade de faire sous

ECOLE CHRETIENNE 119

sa direction une retraite de quelques jours pour étu- dier leur vocation. Les portes de la solitude de Saint-Laurent leur furent ouvertes; là, dans le recueillement et la prière, ils résolurent de tout quitter pour se consacrer à l'éducation des enfants du peuple. Ils avaient l'un trente-cinq, l'autre trente- trois ans.

L'abbé Chaminade pensa que la meilleure Règle à leur donner était celle des Frères des Ecoles chré- tiennes, d'autant plus que Laf argue avait été leur élève et se sentait de l'attrait pour cet Institut. On fit donc venir cette règle de Toulouse elle était conservée, et Lafargue la copia de sa main. Ensuite, sans aucun délai, les deux nouveaux instituteurs ouvrirent, rue des Étuves, une petite école à peu près gratuite, les enfants affluèrent dès le premier jour. Mgr d'Aviau fut ravi de cette initiative et témoi- gna hautement son admiration pour le dévouement des deux maîtres, en môme temps que pour leur talent à inculquer à leurs élèves les principes de la doctrine chrétienne.

Dès le rétablissement de l'Institut des Frères à Lyon (1805), M. Chaminade obtint qu'on lui envoyât deux religieux, et, en 1806, il installa, dans sa maison de Saint-Laurent, le premier noviciat de l'Institut qui eût été établi régulièrement depuis la Révolution. Mgr d'Aviau le désigna comme supérieur ecclésias- tique de la communauté ; la Congrégation de la ^lade- leine fournit des novices, et, M. Chaminade se chargea de la direction spirituelle. Ce noviciat prospéra si bien qu'en 1811, la petite maison de Saint-Laurent était devenue trop étroite et qu'il fallut songer à la

120 CHAPITRE YI

quitter. Comme Bordeaux n'était pas le centre d'un district de l'Institut, mais dépendait du Visiteur de Toulouse, ce fut dans cette dernière ville que le noviciat fut transféré. Cette séparation ne diminua en rien l'affection de M. Chaminade pour les Frères; il continua à les favoriser de tout son pouvoir, et le Fr. Alphonse ^ qui a tant fait pour le développe- ment de leurs écoles à Bordeaux, ne parlait jamais de lui qu'avec reconnaissance et vénération.

Le 4 avril 1804, Mgr d'Aviau inaugurait son sémi- naire diocésain dans un local provisoire, rue de Rohan, en attendant que les bâtiments de l'ancien couvent des Capucins fussent prêts à le recevoir. Tout le personnel, directeurs et élèves, était de la Congré- gation de M. Chaminade.

Ni les Lazaristes ni les Sulpiciens n'avaient pu, faute de personnel, fournir les maîtres ; ce furent les prêtres venus du diocèse de Périgueux, amis de M. Chaminade et ses aides dans l'apostolat de la Congrégation, qui tirèrent de peine le pieux arche- vêque de Bordeaux ; ils avaient d'ailleurs été direc- teurs de séminaires, soit à Périgueux, soit à Mussi- dan, et leur science n'était pas inférieure à leur zèle.

Tous les élèves qui constituèrent le séminaire pendant la première année furent recrutés parmi les congréganistes, les prétendants ou les postulants ; l'une des premières vocations fut celle de Denys Joffre, que nous connaissons déjà depuis 1796. Ce que la Congrégation avait fait au début, elle le con-

1. Ce religieux est mort en 1875 à Bordeaux il avait la charge de Visiteur du district.

SEMINAIRES 121

tinua : chaque année elle fournit au séminaire son appoint de sujets et des meilleurs. En 1808, les séminaristes qui continuaient à fréquenter la Congré- gation étaient assez nombreux pour constituer une « fraction » spéciale. La direction du séminaire resta aux mains des membres de la Congrégation jusqu'à l'arrivée des prêtres de Saint-Sulpice en 1814.

Le petit séminaire était d'abord une annexe du grand, et son personnel provenait également de la Congrégation. Mais en 1812 il constitua une mai- son séparée, grâce encore à l'initiative d'un disciple de M. Chaminade, Timothée Lacombe; la Compagnie de Jésus en prit la direction en 1814. C'est également par des membres de la Congrégation que fut rétabli le petit séminaire de Bazas.

A toutes ces œuvres relevées, il faut ajouter le travail incessant, opéré dans le sein de la population bordelaise par les diverses branches de la Congréga- tion, jeunes gens, jeunes filles, Pères de Familles, Dames de la Retraite; leurs bons exemples, leur parole franchement chrétienne, leur zèle discret mais actif étaient, comme dans la parabole évangélique, ce levain qui, mêlé, et en quelque sorte perdu, dans trois mesures de farine, fait néanmoins fermenter toute la masse.

Le rôle de la Congrégation pourrait encore se com- parer à celui d'un bassin qui recueille des eaux abon- dantes et alimente ensuite tous les canaux qui vien- nent s'embrancher sur lui. Ainsi la Congrégation reçut dans son sein une nombreuse jeunesse qu'elle forma et distribua ensuite aux œuvres diverses qui sollicitaient son concours.

122 CHAPITRE VI

On comprendra donc que le cardinal Donnet, visi- tant la communauté de la Madeleine en 1869 et par- lant aux religieux de leur vénérable fondateur, ait pu dire : « C'était un homme éminent que le respec- table P. Ghaminade ; nous ne le connaissions pas ; nous ne l'appréciions pas ; nous ne savions pas ce que nous lui devons. Et cependant, qu'on remonte à l'ori- gine de toutes nos œuvres bordelaises, le nom de M. Ghaminade est inscrit en tête de chacune d'elles. » Un pareil témoignage, venant d'une si haute per- sonnalité, est assurément significatif. Il n'atteste pas simplement l'influence qu'a eue l'apostolat de M. Gha- minade sur la restauration catholique à Bordeaux; il montre aussi quelle fut la modestie de ce prêtre qui a toujours fait en sorte de ne pas attirer l'atten- tion sur sa personne. Il accomplissait de grands tra- vaux, mais il ne se souciait nidlement d'y attacher son souvenir; tels ces humbles bâtisseurs de cathé- drales, qui travaillaient « pour Dieu, pour Madame la Vierge », et dont les œuvres splendides sont restées anonymes.

En fournissant des ouvriers pour toutes les entre- prises de zèle, la Congrégation perdait successive- ment ses meilleurs éléments et risquait de s'épuiser. De fait, en 1805, l'éloignement de ses plus utiles col- laborateurs ainsi cédés fit retomber sur M. Ghami- nade une lourde charge. En outre il se trouvait, à la même époque, dans une grande gêne pécuniaire : la

EPREUVES 123

Adgne de Saint-Laurent était son seul revenu fixe ; quant à ses œuvres, elles étaient de celles dont le bilan se solde nécessairement par un déficit. Sa détresse, se joignant à l'épuisement causé par le travail, l'amena à se demander s'il ne devait pas rentrer momentané- ment dans les rangs du clergé diocésain, en attendant que Notre-Seigneur et la très sainte Vierge lui fissent voir comment il pourrait continuer à réaliser sa « mis- sion ». Cette hésitation fut de courte durée : les Pères de Famille lui vinrent en aide, il toucha quel- que argent, qui lui était du dans sa ville natale, et continua son œuvre en comptant sur la Providence.

La Congrégation répara ses pertes avec une rapi- dité inespérée ; ses effectifs dépassèrent bientôt les chiffres qu'ils atteignaient avant les sacrifices si généreusement consentis par le directeur i.

Cependant, un si grand bien ne devait s'opérer qu'au milieu des épreuves ; c'est une loi providen- tielle à laquelle il serait difficile de signaler des exceptions. Un deuil cruel frappa bientôt M. Chami- nade; le 29 avril 1808, son frère Louis s'endormit dans le Seigneur, âgé de cinquante ans à peine. Depuis plusieurs années, il était chargé des fonc- tions de préfet des études au séminaire; mais sa santé était déjà délicate et bientôt sa poitrine fut atteinte. Mal remis après une crise grave, il recom-

1. A l'automne de 1808, M. Chaminade écrit à Mlle de Tren- quelléon : « La congrégation des jeunes personnes est au nombre de plus de deux cent cinquante, sans les postulantes et les affiliées... Le premier corps de la Congrégation entière est celui des jeunes gens, et c'est le plus nombreux. » Lafon, dans son interrogstoire de 1809, déclare que ce dernier attei- gnait le chiffre de trois à quatre cents.

124 CHAPITRE VI

mença ses leçons ; ses forces le trahirent. Pris d'un long évanouissement, il ne revint à lui que pour mourir quelques jours après, laissant le séminaire dans la désolation, car il était aimé et profondément vénéré de tous, maîtres et élèves. Cette mort n'était que le prélude d'autres épreuves qui allaient venir du côté M. Chaminade devait le moins en attendre : l'existence même de toute l'œuvre qui avait son centre à la Madeleine allait se trouver compromise dans de graves affaires politiques.

A la Congrégation, pourtant, c'était un principe absolu d'écarter systématiquement toute question tou- chant la forme du gouvernement. En outre, le pru- dent directeur tenait essentiellement à ce qu'il n'}' eut rien d'occulte ni de secret dans ce qui s'y faisait. Par tempérament, il aimait le grand jour : « Tout ce qui est caché, disait-il, tout ce qui tient du mystère m'a toujours répugné... Comme les assemblées sont publiques, elles peuvent être facilement surveillées par les autorités ecclésiastiques et civiles, ce qui doit éloigner toute crainte qu'elles portent ombrage aux unes et aux autres. »

Les congrégations fondées à Paris et à hjon par les Pères de la Foi, qui remplaçaient la Compagnie de Jésus, n'avaient pas cru pouvoir agir de même ; le préfet de celle de Lyon écrivait à M. Chaminade : « Votre société a pour elle sa grande publicité ; la nôtre est forcée d'agir dans le secret, avec prudence et discrétion. » A Paris, Mgr d'Aviau s'était vu refuser l'entrée des réunions de la Congrégation : « Nous serions infiniment honorés de votre présence, lui avait-on dit, mais nous devons rester dans une

HYACINTHE LAFON 125

position humble et ne rien faire qui puisse porter atteinte à cette humilité. »

Cette divergence de principes ne permettait pas qu'il put y avoir, entre la Congrégation de Bordeaux et les deux autres, aucun lien d'affiliation ou de dépendance. Mais il s'était établi entre elles toute une « communication de prières » et des échanges de services : il arrivait qu'on se recommandait mutuelle- ment les jeunes gens qui se rendaient de l'une à l'autre des trois villes, sièges des congrégations. C'est une occasion de ce genre qui donna lieu, à partir de 1808, à une correspondance entre Hyacinthe Lafon, de Bordeaux, et Alexis de Noailles, de Paris, correspon- dance qui ne tarda pas à changer de caractère.

Jean-Baptiste-Hyacinthe Lafon, en 1766, se destinait à l'état ecclésiastique et n'était encore que diacre lorsqu'arriva la Révolution. Il se consacra alors à l'enseignement. Sous le Directoire, il fut mêlé aux agissements d'une association politique qui avait pris le nom d'Institut philanthropique, et se pro- posait de restaurer les Bourbons. C'était son pre- mier pas dans la carrière aventureuse à laquelle son tempérament le prédisposait. Pourtant, sous le Con- sulat et au commencement de l'Empire, il sembla s'être assagi ; et bien qu'il n'avançât pas dans les ordres sacrés et continuât à porter l'habit civil, il se livra sans réserve à un prosélytisme exclusivement religieux. Son zèle, autant que ses talents, le dési- gnèrent plusieurs fois aux suffrages de ses confrères de la Congrégation pour le poste de préfet. Ses com- positions étaient très goûtées aux séances du di- manche soir à la Madeleine.

126 CHAPITRE VI

Professeur au collège de Figeac pendant Tannée scolaire 1807-1808, il agrégea la plupart de ses col- lègues à la Congrégation de Bordeaux. Ce fut lui aussi qui mit en relation avec M. Chaminade une association de jeunes filles dirigée par une demoiselle des environs d'Agen, Adèle de Trenquelléon, qui devait être la première supérieure de l'Institut des Filles de Marie. De retour à Bordeaux, précepteur chez un grand négociant de la ville, Jean-Baptiste Mareilhac, il ne se montra pas moins zélé pour la Congrégation, mais déjà il renouait des intrigues politiques.

Or, en 1809, les circonstances devinrent critiques; le 10 juin, l'Empereur proclamait l'annexion pure et simple de Rome à l'Empire français; le lendemain, il faisait enlever Pie VII de sa capitale et le traînait d'étape en étape jusqu'à Grenoble, pour le ramener ensuite à Savone.

Le Pape ayant répondu à l'annexion de Rome par une bulle d'excommunication, la police prit les pré- cautions les plus minutieuses pour empêcher la divul- gation de cette pièce. Malgré elle, pourtant, le docu- ment pontifical pai^int à Lyon et à Paris dans les bottes du marquis Eugène de Montmorency. Plusieurs congréganistes de Paris, parmi lesquels Alexis de Noailles, aidés d'anciens chevaliers de Saint-Louis, retraités aux Invalides et mécontents du régime impé- rial, prirent à tâche de la faire copier et de la répandre à travers la France.

Sur ces entrefaites, Lafon, au retour d'un voyage en Bretagne, passa par Paris et alla voir son corres- pondant, Alexis de Noailles; celui-ci le décida sans peine à propager la bulle à Bordeaux. Il lui en confia

HYACINTHE LA VON 127

un exemplaire ainsi qu'une copie manuscrite d'un ouvrage qui, en ce moment, s'imprimait clandestine- ment et était intitulé : Correspondance authentique de la Cour de Rome avec la France, depuis l'inva- sion de l État romain jusqu'à V enlèvement du Sou- verain Pontife. Dès lors, dans les lettres échangées entre Lafon et de Noailles, il y eut deux parts. Ce qui regardait la Congrégation était rédigé de façon à pouvoir être lu devant tous; une autre partie, destinée aux seuls initiés, traitait à mots couverts de « ren- verser le tyran » ; la bulle, dans leur langage convenu, était « un ouvrage de M. de Laharpe ».

M. Cliaminade n'était nullement au courant de ces menées; la Congrégation les ignorait également, et si Lafon risqua quelque tentative auprès de l'un ou l'autre congréganiste, dans des entrevues particu- lières, il faut croire, d'après son propre témoignage, qu'il eut peu de succès. Le 29 août, en effet, il écrivait à de Noailles : « Ne confiez aucune de mes opérations à mes amis de Bordeaux. Je ne voudrais pas, même en cas de maladie, vous désigner qui que ce soit... Je serai obligé de vous recommander quelques-uns de nos amis de Bordeaux (les jeunes gens que l'on s'adressait de congrégation à congrégation) ; mais ne leur dites rien de nos affaires. »

Dans les derniers jours d'août, la police découvrit ce qui se passait, arrêta les anciens militaires Ber- nier et Briançon aux Invalides, ainsi que trois membres de la Congrégation de Paris , parmi lesquels Alexis de Noailles. La correspondance saisie révéla le nom de Lafon ; un mandat d'amener fut aussitôt lancé contre lui.

128 CHAPITRE VI

Le 19 septembre, à six heures du matin, deux agents de police surprirent l'inculpé dans son appartement, et mirent la main sur ses papiers. Le commissaire gé- néral de la police à Bordeaux, Pierre, fit son rapport sur l'arrestation et y dénonça « une congrégation de fanatiques dirigée par un sieur Chaminade qui est le confesseur dudit Lafon. Ce sont ces congréganistes qui, les premiers, le directeur Chaminade en tête, sont allés visiter le sieur Lafon au dépôt il est détenu. Il parait qu'il y a une affiliation entre cette congrégation et quelque autre de cette espèce à Paris. »

La vérité était que M. Chaminade, appelé par Lafon en Fabsence de son confesseur ordinaire, s'était rendu à la prison sans défiance, accompagné de quelques congréganistes, et qu'il ne s'était pas plus caché de cette démarche que de tout ce qu'il faisait. Il était convaincu que, si Lafon s'était compromis, c'était une affaire toute personnelle dont la respon- sabilité ne pouvait nullement retomber sur la Con- grégation, qui jamais ni de près ni de loin ne s'était mêlée d'aucune affaire politique.

Transféré à Paris, Lafon y subit, le 5 octobre, un long interrogatoire. La police s'informa minutieuse- ment de tout ce qui concernait la Congrégation de Bordeaux, du nombre des membres, de l'objet des réunions. Elle ne put rien découvrir de ce vaste com- plot, dont elle croyait avoir saisi la trame. « Je jure sur mon âme et conscience, déclara Lafon, que, dans aucune assemblée, soit publique, soit particulière, il n'est venu à ma connaissance qu'on ait parlé contre le gouvernement. » Et comme le juge d'instruction lui tendait un piège en insinuant qu'il avait reçu des

HYACINTHE LAFON 129

aveux : « Je persiste, reprit Lafon, dans ma réponse précédente, et j'ajoute que le but de ces assemblées a toujours été, à ma connaissance, diamétralement op- posé aux inculpations citées. » On arguait du secret dont s'enveloppait la Congrégation de Paris pour jeter la même suspicion sur celle de Bordeaux. A quoi Lafon répondit : « M. de Noailles voulait que la Con- grégation de Paris ne fût pas connue, afin de faire plus de bien. Nous, au contraire, à Bordeaux, n'avons jamais eu ces mêmes craintes, parce que notre Con- grégation a toujours été exposée aux regards de la police. » Celle-ci savait, au reste, à quoi s'en tenir, puisque le commissaire général, Pierre, avouait qu'il avait entretenu longtemps à la Madeleine un agent particulier, lequel s'était fait congréganiste et lui avait souvent fait des rapports intéressants sur ce qui s'y passait. Ces rapports ne devaient guère être com- promettants : en effet, remarquait le conseiller d'Etat chargé de l'affaire, jamais ils n'ont été l'objet d'au- cune mention de la part du commissaire Pierre.

Lafon fut enfermé à la Force, ainsi que les autres inculpés de Paris, et, pour le moment, la Congréga- tion de Bordeaux ne fut pas autrement inquiétée; l'interrogatoire de Lafon la mettait hors de cause.

[Niais Napoléon avait décidé la perte de toutes les associations religieuses : « Je veux en finir ! écrivait- il le 15 septembre à Bigot de Préameneu. Je vous rends responsable si, au premier octobre, il y a en- core en France des missionnaires et des congréga- tions. » Le ministre de la police, Fouché, par une lettre du 4 novembre, chargea le préfet de la Gironde de dissoudre dans son département les associations

130 CHAPITRE Vt

dites Congrégations du culte de la Vierge Marie. Une visite domiciliaire eut lieu chez M. Chaminade et chez un bon vieillard qui lui servait de secrétaire ; naturellement l'examen des papiers saisis ne révéla rien qui menaçât la sécurité de l'empire, et le commis- saire général invita ^1. Chaminade à rédiger un court mémoire de défense qu'il pût présenter au ministre. Ce mémoire fut bientôt prêt; il mettait en relief l'uti- lité incontestable de la Congrégation pour le maintien et le progrès des mœurs publiques, et le caractère de publicité donné, dès l'origine, à tout ce que faisait l'association. Puis venait cette déclaration : « L'ec- clésiastique qui avait le titre de directeur n'exerçait d'autre autorité sur ces jeunes gens que celle qui nait de la confiance. Son caractère connu, ses principes modérés, sa conduite dans toutes les circonstances de sa vie, soit pendant la Révolution, soit après, étaient d'ailleurs une garantie pour l'autorité. Si on envisage la Congrégation en elle-même ou dans ses pratiques de piété ou dans ses assemblées, on n'y trouvera rien qui puisse faire craindre ni l'exaltation dans les idées religieuses, ni le relâchement dans le respect et la soumission dus aux lois ou à leurs dépositaires. )>

]\Igr d'Aviau prit aussi la défense de la Congréga- tion, et, en attendant la réponse du ministre, les réu- nions continuèrent. Pourtant, le 24 novembre, il fal- lut les supprimer : la réponse du ministre était arri- vée et elle s'opposait au maintien de l'œuvre.

M. Chaminade courba la tête sous l'épreuve. Pour échapper à la douloureuse vision de la Madeleine de- venue déserte, il se retira presque complètement à Saint-Laurent, au noviciat des Frères. Des docu-

L\ SUPPRESSION 131

ments insuffisants pour établir une certitude absolue donnent à penser qu'il se rendit à Paris dans l'inten- tion d'y plaider la cause de sa chère Congrégation.

Mais il comprit qu'il n'avait plus rien à espérer d'un gouvernement qui convoquait un concile natio- nal pour se prévaloir de son autorité contre celle du pape. A ce sujet il écrivait à Mgr d'iVviau : « J'ai appris, Monseigneur, que le concile était définitive- ment fixé pour le 8 ou le 9 de juin. Je ne cesserai jusque-là de demander à Dieu de vous remplir de l'Esprit de force et d'intelligence qui vous sera si né- cessaire dans une circonstance qui sera infaillible- ment la plus importante et la plus délicate de votre vie. » M. Chaminade ne fut pas déçu dans son attente. Napoléon se brisa contre l'inébranlable opposition de Mgr d'Aviau, et s'il ne fit point arrêter le prélat, ce fut uniquement parce que celui-ci « passait pour un saint ^ » .

Néanmoins, ^I. Chaminade n'abandonnait pas ses disciples ; par l'intermédiaire des chefs de fraction et des autres dignitaires, il s'appliquait à soutenir leur ferveur ; il y réussissait assez pour pouvoir écrire : « Tout va, quoique péniblement. » Il fallait en effet se cacher, surveiller ses moindres démarches de peur d'éveiller les soupçons d'une police ombrageuse. ]^lalgré ces difficultés, l'œuvre se maintint, agissant efficacement, jusque vers la fin de l'année 1813 ; alors éclata un nouvel orage.

Alexis de Noailles avait été élargi dès le 8 avril 1810, grâce à l'intervention de son frère qui servait

1. C. JuLLiAN, llisl. de Bordeaux, p, 700.

132 CHAPITRE VI

auprès de l'empereur. Lafon, au contraire, avait été maintenu en captivité ; tout ce qu'il obtint après des instances réitérées, ce fut d'être transféré delà Force à une maison de santé il rencontra un autre pri- sonnier avec qui il eut vite partie liée, le général ^lalet. Ensemble ils combinèrent le complot du 23 oc- tobre 1812. S 'étant échappés dans la nuit du 22, ils réussirent, au moyen de faux ordres, à tromper les chefs de la garnison. Lafon fut un instant maître de la Préfecture de Police ; mais au matin, en apprenant que Malet avait été reconnu et pris, il réussit à s'es- quiver sous un déguisement de charbonnier ^ Quant au général Malet, après un procès sommaire, il fut passé par les armes le 29 octobre. Interrogé par le président du tribunal au sujet de ses complices, il aA^ait répondu : « ^les complices ! La France en- tière, et vous-même, si j'avais réussi. »

Cette aventure attira une seconde fois l'œil défiant du gouvernement sur la Congrégation de Bordeaux qui n'en pouvait mais. M. Chaminade fut arrêté avec son disciple et ami, l'avocat David Monier. Nous ne saA^ons quel fut au juste le motif dont on se servit

1. Bien que sa tête fût mise à prix, Lafon resta en France et même exerça sous un faux nom, jusqu'à la Restauration, des fonctions dans renseignement public, à Louhans (Saùne-et- Loire). Il joua un rôle important pendant les Cent-Jours dans les départements de l'est, à la tête du parti royaliste avec Lemare du Jura et le marquis de Jouffroy d'Abbans. La Restau- ration lui donna la croix de la Légion d'honneur et les fonctions de sous-gouverneur des pages. Retiré à Pessac, son pays natal, il se fit ordonner prêtre en 1826 et mourut le 15 août 1836. 11 était président de la Sociéié de philosophie chrétienne. 11 a beaucoup écrit sur des questions d'apologétique, mais n'a pas imprimé ses ouvrages.

L INCARCERATION 133

pour justifier cette mesure. Prétendit-on que M. Cha- minade avait été le directeur de la Congrégation à laquelle avait appartenu Lafon? ou bien l'inculpa-t-on comme étant l'auteur des difficultés survenues entre le gouvernement et la corporation des boulangers pendant la disette qui sévissait alors ? Cette corpora- tion avait en effet son siège à la Madeleine et M. Mo- nier la dirigeait avec ^I. Chaminade. Cette accusation pourtant eût été aussi vaine que la précédente.

De fait, après une nouvelle saisie de papiers dont l'examen ne fit rien découA'rir qui donnât matière à une inculpation quelconque, les deux prisonniers fu- rent relâchés. Mais il fallut redoubler de prudence et prendre des mesures de sécurité qui rendirent très difficile l'œuvre de la Congrégation. Cet état de choses dura depuis l'automne de 1812 jusqu'au prin- temps de 1814, c'est-à-dire jusqu'à la cessation du ré- gime oppresseur qui avait déchaîné tant de calamités.

CHAPITRE VII

La Congrégation sous la Restauration (1814- 1830). Œuvres issues de la Congrégation. Son rayonnement : les congrégations affi- liées.

Le 12 mars 1814, huit jours avant l'entrée des alliés à Paris, un mois avant ra])dication de Napo- léon, la ville de Bordeaux, très hostile au régime im- périal, surtout depuis le blocus continental qui avait vidé son port et ruiné son commerce, acclamait les Bourbons et ouvrait ses portes au duc d'x\ngoulême.

Le représentant du roi fut reçu à l'entrée de la cathédrale par l'archevêque, qui entonna le Te Deum au milieu d'un enthousiasme indescriptible. En ce jour, le retour des Bourbons, après les attentats de l'empereur contre le souverain pontife et ses empié- tements sur le pouvoir ecclésiastique, semblait être un gage de paix religieuse, il aurait été difficile de blâmer la conduite du prélat. Tout en ayant été

REPRISE DE L OF,UVRE 135

jusque-là, selon la recommandation de saint Paul, soumis au gouvernement établi, Mgr d'Aviau avait gardé au fond de son cœur une fidélité sincère à la royauté qu'avait seriâe sa famille ; il ne pouvait main- tenant éprouver aucun scrupule à manifester ses pré- férences politiques, puisqu'elles semblaient s'accorder évidemment avec l'intérêt de la religion.

M. Chaminade n'avait pas les mêmes attaches dans le passé. Cependant n'ayant connu dans les ennemis de l'ancienne dynastie que des persécuteurs de la re- ligion, il salua, lui aussi, le retour des Bourbons comme une espérance de liberté et de triomphe pour r Eglise.

Sous le nouveau régime, la Congrégation n'avait plus à se cacher ; dès le 30 avril, ses membres signaient, dans un Livre d'or, qui a été conservé, une admi- rable (( Convention des jeunes gens de Bordeaux ». On y lisait : « Deux qualités appartiennent essentiel- lement à la religion catholique : la vérité de la doc- trine et la sainteté de la morale. Le chrétien a le devoir d'honorer l'une par une profession ouverte de sa foi, et l'autre par une pureté inviolable de ses mœurs ; et, comme aujourd'hui il y a une espèce d'impossibi- lité pour un jeune homme, vivant dans le monde, d'y remplir ces devoirs si importants, ils se sont déterminés à rétablir entre eux la Congrégation des jeunes gens sous le titre de Tlmmaculée Conception de ^Nlarie. » Suivaient les signatures, et en tête, celle du directeur. Dès lors, chacune des branches de l'œuvre se recons- titua; et bientôt une ferveur extraordinaire se ré- pandit dans le corps entier.

Une des premières réceptions qui furent célébrées

136 CHAPITRE VII

fut celle de l'évêque de Limoges, Mgr du Bourg. Il avait appris à connaître M, Chaminade et la Congré- gation en 1806 dans les Ijeaux jours de l'Empire. Repassant à Bordeaux en 1814, il voulut donner à Marie un témoignage de sa reconnaissance pour la liberté rendue à l'Eglise ; le 22 mai, il vint, pendant une séance solennelle, s'agenouiller devant l'autel de la sainte Vierge et prononcer l'acte de consécra- tion, en même temps que son frère, ancien chevalier de Malte.

Déjà l'attention publique se fixait de nouveau sur la Congrégation : sa suppression avait eu trop de retentissement pour que son réveil passât inaperçu ; mais des circonstances extérieures contribuaient aussi à la mettre en relief. A l'occasion d'un office fu- nèbre, célébré pour Louis XVI en présence de tous les corps constitués, la garde nationale était de service à la cathédrale. Au moment de la communion, les nombreux congréganistes, qui étaient gardes natio- naux, sortirent des rangs, mirent leurs armes en fais- ceaux et s'avancèrent ensemble à la Table sainte. Ce spectacle produisit une impression profonde.

Dans le courant de l'été de 1814, deux personnages politiques, membres de la Congrégation de Paris, Alexis de Noailles, qui nous est déjà connu, et Jules de Polignac, de passage à Bordeaux, se firent présenter à la Madeleine. Au printemps suivant, le duc et la du- chesse d'Angoulême vinrent fêter, dans la ville du 12 mars y l'anniversaire de cette date mémorable. Le soir de ce jour, qui était un dimanche, trois gentils- hommes de la suite des princes furent admis à pro- noncer leur acte de consécration au milieu de la Con-

NOUVELLE PROSPÉRITÉ 137

grégation assemblée ; c'étaient le vicomte de Mont- morency, le marquis de Dampierre et le chevalier de Mirambe.

La nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Jouan vint troubler la fête. Bordeaux dut bientôt ouvrir ses portes et la Congrégation suspendre ses réunions; !M Chaminade fut même obligé de dispa- raître. Mais les Cent-Jours passèrent; le duc et la duchesse d'Angoulême revinrent, et, pendant tout le temps de leur séjour, le vicomte de ^lontmorency se montra « le plus exact et le plus édifiant des congré- ganistes » ; la duchesse envoya des fleurs pour la chapelle et une gravure encadrée pour le directeur. Vers la même époque, les dames de Bordeaux ayant brodé une bannière commémorative des événements dont leur ville avait été le théâtre, ce fut encore le directeur de la Congrégation qui fut prié de faire, dans une cérémonie publique présidée par le maire, la bénédiction solennelle de ce souvenir.

M. Chaminade adorait la Providence dans les fa- veurs dont son œuvre était comblée, comme il l'avait adorée aux heures sa ruine semblait inévitable; s'il était heureux de la Restauration, c'est qu'elle lui apparaissait comme le retour au respect des choses saintes et à la liberté du bien : « Nous crions de bon cœur : Vive le roi ! écrivait-il à Mlle de Trenquelléon ; mais crions intérieurement bien plus haut : Vive la religion! » Sa joie n'était pourtant pas sans quelque mélange d'inquiétude : les persécutions excitent l'ar- deur du zèle et ravivent la foi ; la paix et la prospé- rité endorment peu à peu les âmes dans la torpeur du relâchement. Si les œuvres de vie chrétienne et

138 CHAPITRE VII

d'apostolat se recrutent difficilement aux époques la religion est proscrite, elles courent d'autre part grand danger d'être envahies par des chrétiens mé- diocres quand elles sont l'objet des faveurs du pou- voir. M. Chaminade, si calme dans les revers, sen- tait maintenant une certaine angoisse l'envahir en face du rapide accroissement que prenaient les di- verses branches de la Congrégation.

Jusqu'alors l'esprit fraternel avait été la caractéris- tique de l'œuvre : sans doute on n'avait pas songé, à la Madeleine, à introduire dans la vie civile des con- gréganistes un nivellement chimérique et anti- social; mais on s'était fait un bonheur d'oublier aux pieds des autels les éphémères inégalités de situation et de fortune pour se considérer et s'aimer les uns les autres comme des frères en Jésus- Christ et des en- fants de la sainte Vierge. Or voici que les nouveaux venus prétendaient remettre en faveur, dans la Con- grégation même, le culte du privilège. Ils alléguaient « l'impossibilité absolue et démontrée d'une union parfaite entre des jeunes gens de conditions diamé- tralement opposées, telles qu'entre un négociant et son tonnelier, un bourgeois et son tailleur ou son cordon- nier, un jeune homme bien éduqué et un autre qui aura été élevé dans l'incivilité et la grossièreté du bas peuple ». Ce sont leurs propres expressions.

On allait plus loin; on voulait que les préfets ho- noraires de la division des artisans ne fissent plus partie dorénavant du conseil des anciens préfets. Ceci était particulièrement grave, car de ce conseil dé- pendait en grande partie la bonne marche de la Con- grégation; en éliminer les artisans, c'était revenir à

TRANSFORMATIONS DIVERSES 139

un système qui avait paralysé Faction de beaucoup d'associations pieuses avant la Révolution.

M. Ghaminade consentit à ce que dorénavant on se réunît plus souvent par divisions qu'on ne le faisait au- trefois; il n'aurait guère pu s'y opposer. Par contre, il maintint la communauté absolue pour les offices et les réunions du dimanche soir ; quant à la compo- sition du conseil des anciens préfets, il fut égale- ment intransigeant, et il profita de cette occasion pour faire des déclarations de principes bien catégoriques. Aux anciens préfets de la division des professions libérales, il fit comprendre qu'eux du moins devaient être supérieurs à ces sentiments de délicatesse peu chrétienne. Il releva l'inexactitude de l'assertion con- cernant « l'impossibilité d'une union parfaite entre des jeunes gens de conditions diamétralement oppo- sées ». (( Vous auriez pu raisonner ainsi quand la Congrégation n'existait pas encore, disait-il, mais ce que vous prétendez impossible, nous le pratiquons avec succès depuis quinze ans. » Il fit enfin remar- quer que les artisans « avaient en général plus de te- nue et moins de légèreté que les autres » , et il n'hésita pas à manifester son sentiment sur la nécessité du concours des ouvriers vraiment chrétiens et animés de l'esprit apostolique pour faire pénétrer de nouveau la religion au sein des masses : « La division des ar- tisans, dit-il, doit être précieuse à la Congrégation : elle est recrutée dans une classe de jeunes gens beau- coup plus nombreuse que celle d'où viennent ceux de la première division... Si les congréganistes de la se- conde division sont, d'une part, moins nombreux, combien, d'autre part, il leur est facile d'étendre leur

UO CHAPITRE VII

zèle sur une quantité de jeunes gens qui ne peuvent pas, au moins actuellement, entrer dans la Congré- gation ! »

]\I. Chaminade, en défendant la division des arti- sans, obéissait sans doute à un mouvement tout spontané de son zèle ; mais il allait aussi dans le sens de son œuvre. Il n'avait jamais voulu limiter aux seuls congréganistes les bienfaits de la Congrégation. Son but, si souvent affirmé, c'était, selon son expression, de former des « missionnaires ». A cet égard, que ne pouvait-on pas attendre d'ouvriers apôtres, destinés à pénétrer et à YÏYve dans des milieux trop souvent fermés à l'action du prêtre? En définitive, grâce à l'énergie du directeur, la Congrégation resta dans sa voie; elle continua, comme dans le passé, à être un foyer de vie chrétienne intense dont le rayonnement atteignait toutes les classes de la société.

Les réunions de la ^ladeleine étaient, à cette épo- que, plus suivies que jamais : prédicateurs en renom, missionnaires, évéques et autres personnages mar- quants qui étaient de passage à Bordeaux s'y rendaient volontiers et ne dédaignaient pas d'y prendre la pa- role.

L'action religieuse de la Congrégation se compléta bientôt par la création de divers services utiles : chaque soir, des salles étaient ouvertes à ceux des jeunes gens qui voulaienty passer les dernières heures de la journée et s'y délasser honnêtement; c'était un véritable cercle catholique, avant la lettre. M. Chami- nade créa aussi la bibliothèque; il organisa un bureau de placement pour aider les jeunes congréganistes et les postulants à trouver des patrons sûrs et capables

TRANSFORMATIONS DIVERSES 141

de les former; il institua des cours pratiques, les jeunes gens s'initiaient aux connaissances les plus utiles dans une ville d'affaires comme Bordeaux. Sur- tout il eut soin de favoriser le goût qu'ils avaient toujours manifesté pour les études religieuses. Un cours de catéchisme raisonné fut établi et confié aux congréganistes les mieux instruits de leur religion; M. Ghaminade donnait lui-même deux fois par se- maine des conférences où, sous forme de conversation familière avec ses auditeurs, mais toujours avec pré- cision et méthode, il exposait les vérités de la foi.

Ainsi vigoureusement ressaisie et conduite, la Congrégation arriva rapidement à une prospérité ex- traordinaire ; toutefois ses succès mêmes amenèrent bientôt de nouvelles difficultés. Plusieurs curés de la ville voulurent avoir des congrégations paroissiales, et ils en vinrent à se persuader que le bien réalisé à la Madeleine était un obstacle à celui qui devait s'opé- rer dans leur paroisse. Déjà des critiques analogues s'étaient formulées sous l'Empire; elles redoublaient maintenant que, sous le régime de la Restauration, la sécurité religieuse paraissait complètement as- surée ; on se plaignait des « empiétements de la Ma- deleine »; ses usurpations furent dénoncées du haut de la chaire; beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles, invités à délaisser la « petite chapelle » pour la grande église, durent se rendre au désir qui leur était manifesté. Mgrd'x\viau ne pouvait pas s'opposer à ces tentatives dont le résultat était trop facile à prévoir; quant à M. Ghaminade, il en était réduit à rappeler, en même temps que les nécessités du pré- sent, les leçons du passé : il faisait remarquer qu'une

142 CHAPITRE Vïî

guerre du même genre avait été dirigée contre les associations des Jésuites sous l'ancien régime ; on était allé jusqu'à « se féliciter de la suppression de ces redoutables coopérateurs » et l'on avait constaté, trop tard, que les paroisses n'y avaient rien gagné, que, au contraire, elles avaient été désertées par les hommes jusqu'à ce qu'enfin la Révolution vînt les fermer. Ces réponses trouvèrent assez peu d'écho; l'essai désiré fut tenté, mais les résultats en furent malheureux ; la Congrégation en souffrit et les pa- roisses n'en profitèrent pas ; les groupements fondés par elles ne firent que végéter et ne tardèrent pas à disparaître.

En même temps, M. Chaminade était menacé de se voir dépossédé de son local. En 1814, la fabrique de Sainte-Eulalie lui avait suscité, à propos de l'exer- cice du culte dans cette chapelle, des embarras dont il avait triomphé sans trop de peine ; en 1819, au contraire, il y eut un moment tout paraissait perdu. Pour couper court à des chicanes sans cesse renais- santes, M. Chaminade en avait sollicité du gouver- nement royal la reconnaissance officielle comme ora- toire de secours. Le ministre demanda l'avis de la fabrique de Sainte-Eulalie; on devine toute la série de difficultés qui s'ensuivit et dans le détail desquelles nous n'entrerons pas. Finalement, le 29 septembre 1819, une ordonnance royale fut rendue qui confirma officiellement à la Madeleine le titre et les privilèges de chapelle de secours, et l'on eut la paix de ce côté.

Par ailleurs, l'insuccès des congrégations de pa- roisse avait démontré, de la façon la plus évidente, l'opportunité du travail fait par M. Chaminade; aussi

OEUVRES NOUVELLES 143

peu à peu les congréganistes qui avaient abandonné la Madeleine demandèrent presque tous leur réadmis- sion, et, vers 1820, la Congrégation était aussi floris- sante que jamais.

Sous la Restauration, comme précédemment sous l'Empire, la bienfaisante influence de l'action aposto- lique exercée à la Madeleine fut marquée par la créa- tion de nouvelles œuvres de zèle. De ces œuvres, trois avaient directement pour objet l'apostolat vis à vis de la jeunesse.

La Société des amis chrétiens groupait autour d'un congréganiste de la première heure, l'abbé Mar- tegoutte, des jeunes gens venus de divers milieux. Quelques-uns seulement appartenaient à la Congré- gation de la Madeleine; les autres n'avaient parfois qu'une religion très incomplète : ainsi l'un des pre- miers membres de cette réunion, le futur abbé Noailles, plus tard fondateur de l'austère société des Pauvres prêtres et des religieuses de la Sainte Famille, vint aux Amis chrétiens avec un christianisme vague et sentimental qui ne correspondait à aucune pratique. On voit à quoi servait ici le rapprochement entre congréganistes et non congréganistes. Quand l'abbé Martegoutte fut nommé aumônier des prisons, son œuvre fut continuée par un autre prêtre congréga- niste, l'abbé Dasvin. Celui-ci, étant aumônier auxi- liaire du lycée, fit d'intéressantes recrues dans ce milieu plus ou moins fermé à l'influence directe de la

144 CHAPITRE VII

Congrégation. La Société des Amis chrétiens existe encore aujourd'hui à la Madeleine.

La classe des postulants avait été reconstituée en 1814; M. Ghaminade, pour en faciliter le recrutement, favorisa la création des sections de paroisse. Les enfants qui composaient ces sections ne venaient à la Madeleine que dans les grandes circonstances; des congréganistes dévoués s'occupaient d'eux d'une fa- çon habituelle, dans la paroisse même.

Les Amis de la Sagesse étaient des enfants qui fréquentaient les pensions ou les institutions, et qu'un congréganiste très dévoué à M. Ghaminade, l'abbé Armand Gignoux, le futur évêque de Beauvais, réu- nissait surtout pendant les vacances, afin de les pré- server des dangers inhérents à cette période de dé- tente et de désœuvrement.

Deux autres œuvres avaient un but direct d'assis- tance matérielle et surtout morale, l'œuvre des Pri- sons et celle des Petits Auvergnats.

La première était entre les mains des « Pères de Famille ». Geux-ci, dès le temps de l'Empire, s'étaient attribué la visite des hôpitaux et des pri- sons. Ils n'avaient guère pu remplir alors que la première partie de leur programme, à cause de l'ab- solutisme du gouvernement qui interdisait rigoureu- sement l'entrée des maisons de détention. Sous la Restauration, ils trouvèrent dans les autorités des dispositions plus bienveillantes. Dorénavant les con- gréganistes visitèrent les détenus deux fois par se- maine ; ils leur apportaient des secours matériels en linge et en nourriture, et leur procuraient des adou- cissements de toutes sortes; mais, fidèles aux près-

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criptions de M. Chaminade, ils remettaient le tout aux mains des Sœurs, qui seules restaient chargées de la répartition. Ce qu'ils distribuaient surtout dans ces lieux de désolation, c'était l'aumône spirituelle, plus indispensable encore que le soulagement des misères du corps. Aux détenus ordinaires ^I. Cha- minade faisait donner l'enseignement en commun ; il prescrivait un catéchisme simple et familier, une cau- serie religieuse qui pût nourrir à la fois l'intelligence et le cœur, captiver l'attention par le charme de l'ex- position, et réveiller le sentiment de la dignité hu- maine endormi au fond de ces âmes misérables. Pour ceux qui étaient dans les fers, il recommandait de préférence les entretiens individuels. Trop aigris pour être sensibles à une parole adressée à tous, trop peu libres d'esprit pour prêter l'oreille à des consi- dérations qui ne leur fussent pas personnellement appropriées, les malheureux de cette catégorie étaient accessibles, au contraire, à des conversations parti- culières où ils épanchaient leur âme et recueillaient des exhortations, des encouragements mieux en rap- port avec leurs dispositions et leur passé.

Cet utile mais pénible ministère fut encouragé pu- bliquement par Mgr d'Aviau, et produisit en abon- dance les plus consolants fruits de relèvement.

L'œuvre des Petits Auvergnats groupa, à partir de 1817, les jeunes ramoneurs de cheminées ; ces pau- vres enfants n'avaient personne qui s'occupât de leur éducation religieuse. M. Chaminade les connaissait de longue date, ayant habité, à la rue iVbadie, le quartier se trouvaient leurs misérables réduits. De plus, il avait été à Paris l'ami de cet admirable abbé

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146 CHAPITRE VTI

de Fénelon, le petit-neveu du grand archevêque de Cambrai, qui avait créé, dans la capitale, l'œuvre des Petits Savoyards et qui fut guillotiné en 1794, malgré tout le bien qu'il avait fait. ]M. Ghaminade, après avoir obtenu le concours du préfet de la Gironde et s'être assuré un local provisoire chez les Frères des Ecoles chrétiennes, place Saint- Julien, confia à l'un de ses plus dévoués congréganistes, celui qui devait être plus tard Mgr Dupuch, premier évêque d'iVlger, le soin de réunir les petits ramoneurs. Adolphe Du- puch avait alors dix-huit ans ; A^ers la fin de ses études classiques à Paris, il avait fréquenté l'œuvre des Savoyards dirigée à cette époque par l'abbé Legris-Duval. Laissons -lui la parole pour nous faire le pittoresque récit de la première réunion des ramo- neurs de Bordeaux : « Sous le prétexte d'un gain ex- traordinaire, et suivant ce qu'avait fait lui-même M. Duval en 1816, nous eûmes facilement attiré ceux d'entre les petits Auvergnats que nous rencontrâmes les premiers, ou plutôt que Dieu nous envoya, et qui nous semblèrent les plus faciles à séduire de cette sainte et céleste séduction. Pauvres enfants qui ne soupçonnaient guère quel serait ce gain merveilleux et combien serait à jamais célèbre parmi nous cette première école Saint- Julien ! S 'imaginant que pour une entreprise aussi extraordinaire, il fallait d'extraordi- naires moyens, nos cinq ou six petits Savoyards arri- vèrent au lieu du rendez-vous, un dimanche, vers le soir, armés et revêtus de toutes pièces : genouil- lères, culasse, raclette, etc. Mais quel fut leur éton- nement, leur inquiétude en remarquant du premier coup d'œil la bizarre construction de ces salles qui

OEUVRES NOUVELLES 147

n'avaient pas de cheminées! Après aA^oir joui quel- ques instants de ce curieux embarras, et leur avoir distribué à chacun cinq ou six petits sous pour l'amour de Dieu, nous leur annonçâmes nettement notre projet, leur donnant un nouveau rendez -vous pour le dimanche suivant. Ils y furent fidèles et ame- nèrent avec eux un grand nombre de leurs pauvres petits camarades... » M. Chaminade s'occupa de ces enfants avec une sollicitude paternelle : « Plus j'ai l'occasion de penser à eux, écrivait-il, plus mon cœur s'intéresse à leur sort. » Il rédigea un directoire pour les congréganistes employés auprès d'eux, et il confia la responsabilité directe de l'œuvre à l'un de ses fils les plus intelligents et les plus dévoués, qui déjà ap- partenait au groupe appelé la Petite Société, c'est- à-dire à la future Société de Marie. C'était l'abbé Col- lineau, doué d'une parole pleine d'onction et de charme, ainsi que d'un véritable talent d'éducateur. Les offices religieux se célébraient à la Madeleine, sauf la première communion, qui avait lieu en grande pompe à la paroisse Sainte-Eulalie. Douze de ces pauvres enfants s'approchèrent de la sainte Table à la première de ces fêtes, le 24 juin 1819. Dès cette même année, l'œuvre réunissait quatre-vingts membres et dut se créer un chez-soi; car les bons Frères de la place Saint-Julien n'arrivaient plus à faire disparaître le matin, avant l'entrée de leurs élèves, les traces trop visibles laissées la veille dans leurs classes par le passage des petits ramoneurs devenus si nombreux. Le nouveau local fut trouvé rue Notre-Dame de la Place. A peine y était-on installé que surgit une dif- ficulté à laquelle personne ne s'attendait, car elle était

148 CHAPITRE VII

provoquée par un de ceux qui avaient l'œuvre le plus à cœur. Adolphe Dupuch, ayant achevé ses études de droit à Paris, venait de se fixer définitivement à Bor- deaux. C'était en 1821, et il voulait doter sa ville na- tale d'une Société des bonnes œuvres semblable à celle qu'il avait vu fonctionner à Paris. Cette société serait distincte de la Congrégation, quoique lui em- pruntant ses éléments d'action, et grouperait les œu- vres des Hôpitaux, des Prisons et des Petits Ramo- neurs. M. Chaminade fit ses justes remarques : ces trois œuvres marchaient bien; pourquoi s'exposer à en troubler le fonctionnement? Mais M. Dupuch ga- gna un Grand Vicaire, qui agit auprès de ^Igr d'Aviau. Celui-ci, quoique très perplexe, conseilla à M. Cha- minade de laisser faire. La Société des bonnes œu- vres fut fondée sur le papier, ne fonctionna jamais, mais fit péricliter les trois œuvres qu'elle avait pré- tendu grouper. Grâce à M. Chaminade, l'œuvre des Prisons se ressaisit ; mais celle des Petits Auvergnats fut sérieusement compromise et même à un certain moment disparut. Heureusement M. Dupuch, qui s'était absenté de nouveau pourfaire ses études théologiques, revint en 1826 ; cette fois il était prêtre ; ^Igr d'Aviau le mit à la tête de l'œuvre des Petits Auvergnats qui redevint bientôt florissante.

L'œuvre des Bons Livres date de 1820. Si elle ne relève pas directement de M. Chaminade, c'est par lui, cependant, qu'elle fut préparée et soutenue. Pour fournir de bonnes lectures à ses congréganistes , il s'était mis en relation directe avec des éditeurs et des auteurs, et il était parvenu de cette façon à d'encourageants résultats. Un de ses amis intimes, l'abbé Barault, qui

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CONGREGATIONS AFFILIEES 149

avait partagé avec lui les dangers de l'apostolat pen- dant la Révolution, résolut de fonder une bibliothèque les fidèles pourraient puiser, avec la sécurité de n'y rencontrer que de bons ouvrages. Ayant fait un héritage, ce prêtre dévoué en employa tous les reve- nus à monter une bibliothèque circulante, d'abord pour la paroisse Saint-Paul il était vicaire, puis successivement pour les autres paroisses de la ville et de la banlieue. L'abbé Ghaminade mit au service de son ami, dès le début de cette belle entreprise, son influence, ses conseils et le dévouement de ses disciples. L'œuvre prospéra très rapidement et bientôt elle eut des centres à Paris, à Grenoble, dans beau- coup de diocèses de France et même à l'étranger. A Paris seulement, en 1826, l'œuvre avait distribué huit cent mille volumes i.

La Gongrégation était donc un foyer d'où éma- nait une vie ardente et généreuse, une source d'où jaillissaient les œuvres le plus variées; elle était aussi un modèle qui provoquait l'imitation : d'autres Gongrégations s'établissaient sur le plan de celle de Bordeaux.

1. De 1852 à 1870 l'Œuvre des Bons Livres eut son siège à la Madeleine et fut dirigée par la Société de Marie. En 1870, elle fut restituée au clergé diocésain, car la Société de Marie, ayant transféré depuis quelques années le siège de son admi- nistration générale de Bordeaux à Paris, n'avait plus, dans la première de ces villes, un personnel suffisant pour s'en occuper.

150 CHAPITRE VIÎ

Ce fut d'abord la congrégation des Chartrons, dirigée avec un zèle extraordinaire par l'abbé Riga- gnon, disciple et ami de M. Ghaminade, et qui, tout enfant, avait fréquenté les réunions de la rue Saint- Siméon. A cause de l'éloignement du quartier, les confrères se réunissaient habituellement dans une salle paroissiale; mais dans les circonstances solen- nelles, ils se joignaient à la Congrégation-mère, à la Madeleine.

Ce groupe était donc plutôt une section de la Congrégation de Bordeaux; mais, hors de cette ville, il se forma des congrégations proprement dites. La première fut celle des dames et des jeunes filles d'Agen, sur laquelle nous aurons à revenir, car elle dut son origine aux relations de ]M. Chaminade avec Mlle de Trenquelléon qui devait être la première SHpérieure de l'Institut des Filles de Marie.

La congrégation des hommes et des jeunes gens d'Agen fut établie par M. Chaminade lui-même, en 1816, quand il vint installer dans cette ville la pre- mière maison des religieuses ; elle eut pour préfet le marquis de Dampierre, congréganiste depuis 1815.

Grandes furent les difficultés que les libres pen- seurs de la ville et du département ne tardèrent pas à lui susciter, et elle dut interrompre ses réunions; néanmoins ses membres continuèrent à se soutenir les uns les autres et à faire de l'apostolat individuel. Bientôt la chute du ministère Decazes (1820), en ra- battant pour un temps l'audace de la franc-maçon- nerie, permit à la congrégation d'Agen, non seule- ment de se reformer, mais môme d'entreprendre des œuvres analogues à celles de son aînée de Bordeaux.

CONGRÉGATIONS AFFILIEES 161

Des congrégations se formèrent encore dans \ix Gironde, dans le Lot-et-Garonne, le Gers, les Basses- Pyrénées, l'Ariège et à travers tout le sud-ouest.

Toutes ces fondations n'allaient pas sans constituer pour M. Chaminade une lourde tâche. Il avait obtenu de Pie VU, en 1812, la faculté d'ériger des congréga- tions nouvelles, privilège dont jouissait déjà la Con- grégation de Paris. Le rôle de celle-ci, à cet égard, était facile ; il se bornait généralement à conférer un simple diplôme d'affiliation à des œuvres dues à l'ini- tiative tout indiquée et expérimentée des Jésuites. Dans ces sortes d'érections, la part d'action de M. Chami- nade était tout autre : il devait fournir les règlements, initier les directeurs, entretenir avec eux une correspon- dance qui exigeait beaucoup de temps; souvent même, il lui fallait se rendre sur place, et pour cela, faire de longs et pénibles vo3'ages. Il acceptait vaillamment toutes ces fatigues ; cependant il est difficile de com- prendre comment, sans une assistance particulière du Ciel, il y pouvait résister, son travail à Bordeaux étant déjà plus que suffisant pour absorber le temps et les forces de l'homme le plus vigoureux.

Que ne pouvons-nous entrer dans le détail de cha- cune de ces créations ! Elles furent une bénédiction non seulement pour les endroits elles s'établirent, mais pour toutes les contrées avoisinantes, à cause de l'esprit d'apostolat dont elles étaient, comme la Con- grégation-mère, un foyer permanent. Leurs liens avec Bordeaux étaient étroits. Les noms de toutes les con- grégations affiliées étaient inscrits au registre déposé sur Tautel de la Madeleine pendant la messe de la Congrégation : c'était un symbole de la communion

152 CHAPITRE VU

do' prières et de bonnes actions qui les unissait toutes entre elles et avec la Congrégation-mère. Les prêtres directeurs prononçaient, à la première occasion qui se présentait, leur acte de consécration entre les mains de M. Chaminade lui-même, et souvent ils ve- naient à Bordeaux chercher les inspirations qui de- vaient guider l'ardeur de leur zèle. Ils composaient une phalange sacerdotale dévouée au culte de Marie, répandue dans un grand nombre de diocèses.

Toutes les congrégations dont nous avons parlé appartenaient au type qu'on est convenu d'appeler les grandes congrégalions^ par opposition aux con- grégations de collèges. Parmi les affiliations qui furent accordées par l'administration centrale de Bor- deaux, on ne trouve que trois exemples de petites congrégations, composées d'enfants et de jeunes gens ; elles étaient érigées dans les petits séminaires de Bazas, d'Auch et d'Aire.

Bientôt même la réputation de la Congrégation franchit les limites de la région. Au Mans, en 1819, une congrégation de dames, dirigée par Mme de Vauguyon, sollicitait et obtenait son affiliation. De Nîmes, un prêtre écrivait à M. Chaminade que « tou- ché des exemples édifiants que donne sa sainte asso- ciation de jeunes gens qui marchent sous les éten- dards de Marie », il avait résolu d'en établir une semblable et sollicitait des règlements et des conseils. D'Orléans, on lui demandait des avis pour la direction des œuvres de la paroisse Saint-Paterne. A Lyon, pourtant existait une congrégation florissante, on projetait d'en établir une autre sur les bases de celle de Bordeaux (1823).

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CONGREGATIONS AFFILIEES 153

A Paris enfin, des hommes de bien, craignant de voir tomber les associations paroissiales créées par M. Rauzan et les Missionnaires de France, pensèrent leur assurer plus de stabilité en leur donnant la forme des congrégations de Bordeaux; ils prièrent M. Cha- minade de s'en charger. M. Desgenettes, le futur curé de Notre-Dame des Victoires, qui desservait alors la paroisse des ^Missions étrangères, appelait de tous ses vœux cette transformation et il offrait la crypte de son église pour les assemblées. La Congré- gation de Paris tenait pourtant ses réunions dans la bibliothèque des Missions étrangères, et M. Chami- nade n'aurait jamais accepté de dresser en quelque façon autel contre autel; aussi lui fit-on remarquer que ces œuvres ne pourraient pas se nuire l'une à l'autre, celle de Paris s'adressant à une clientèle spé- ciale, tandis qu'au contraire celle de Bordeaux avait pour caractère propre de faire appel non seulement à toutes les classes, mais, grâce à ses diverses branches, aux deux sexes et à tous les âges.

Une telle œuvre, ajoutait-on, ne serait-elle pas un organe des plus heureusement adaptés à la vie pa- roissiale ? puis, comme M. Chaminade venait de fon- der la Société de [Marie en 1817, n'aurait-il pas sous la main des religieux tout indiqués pour prendre, on y comptait bien, la direction de la fondation nouvelle ? Quelle que fût la force de ces raisons, M. Chaminade eut le regret de ne pouvoir accepter l'offre : sa jeune Société ne pouvait songer encore à entreprendre au loin d'aussi importants travaux.

Incomplet malgré sa longueur, cet exposé du tra- vail accompli par la Congrégation peut néanmoins

154 CHAPITRE Vn

faire mesurer la joie et la reconnaissance qui débor daient du cœur de son fondateur lorsque, le 2 fé- vrier 1826, on commémora le 25'' anniversaire de la consécration des douze premiers congréganistes.

Avant la grand'messe, M. Chaminade, d'une voix émue, redit les origines modestes de l'association et les bienfaits dont la Vierge Immaculée s'était plu à la combler. Il présenta à ses enfants, qui s'empres- sèrent d'y apposer leurs signatures, un acte renouve- lant leur consécration. Au moment de l'offertoire, le doyen des anciens préfets, Jean-Baptiste Estebenet, s'avançant, lut au nom de tous la formule qu'ils avaient souscrite et l'enferma dans un cœur d'argent qu'il s'était réservé d'offrir lui-même. M. Chaminade reçut cet ex-voto, le bénit et le déposa entre les bras de la statue de la sainte Vierge qui surmontait l'au- tel. Il voyait en ce moment, et avec quelle intense et profonde émotion ! s'épanouir dans une vivante réa- lité les espoirs féconds rapportés du sanctuaire de Notre-Dame del Pilar : l'œuvre de Marie s'était ac- complie. Non seulement la Congrégation avait pros- péré, non seulement elle avait multiplié ses rejetons ; mais depuis dix ans, elle avait vu éclore sur sa tige deux fleurs qui étaient sa gloire et sa couronne, l'Institut des Filles de Marie et la Société de Marie. Le pieux fondateur s'étonnait, dans son humilité, d'avoir été choisi pour coopérer à ces œuvres de béné- diction; et, dans le fond de son cœur, il se répétait à lui-même ce que tant de fois il avait dit à ses enfants : « C'est Marie qui a tout préparé, c'est elle qui conti- nue à veiller sur tout. »

Un écrivain qui, sur la question, jouit d'une compé-

LES FRUITS 155

tence hors de pair, puisqu'il a publié une histoire fort érudite de la Congrégation de Paris et de son action religieuse entre 1801 et 1830 *, M. Geoffroy de Grand- maison, donnait récemment à une très brève notice ^ sur la Congrégation de Bordeaux cette conclusion qui trouve bien ici sa place et qui est un témoignage des plus précieux pour la mémoire de M. Chaminade : « Après la grande influence de la Congrégation de Paris, il n'y a pas de page plus remarquable, plus féconde ^que celle qui a été écrite par la Congréga- tion de Bordeaux) dans l'histoire des œuvres chré- tiennes au temps de la Restauration. Il est permis d'en garder une respectueuse admiration pour ces bons soldats de l'Eglise, comme aussi de conserver un triste souvenir de cette révolution de 1830 qui dé- truisit tant de si beaux fruits en coupant l'arbre au pied.

« Les commentaires seraient multiples, ils montre- raient ce que peuvent les efforts de jeunes chrétiens résolus à lutter contre leurs passions, à se sanctifier par la prière, le zèle et la charité. Notre époque trouve des exemples qui laissent de l'espoir ; elle doit savoir que ses devanciers ont fait avec succès, à des heures l'on croyait tout perdu, cette géné- reuse besogne aussi utile pour leur religion que pour leur patrie. »

Quelle qu'ait été, avec ce réseau d'œuvres nées d'elle et soutenues par ses membres, l'influence de la Congrégation, elle n'est pas à comparer à celle

1. La Congrégation (1801-1830), 1 vol. in-8°. Pion, Paris.

2. L'Univers, feuilleton du 5 août 190G.

156 CHAPITRE VII

qu'exerceront les Ordres religieux sortis à leur tour de son sein en quelque sorte inépuisable. Nous avons maintenant à suivre ^I. Cliaminade dans cette double fondation. Mais avant d'aborder ce récit, une fois de plus nous ferons remarquer combien a été puissant et compréhensif le zèle de cet homme de Dieu. Déjà, en effet, sa vie nous est apparue comme excessivement remplie et presque débordée par la multiplicité des affaires, alors que, pour plus d'ordre et de clarté, nous différions à dessein de mentionner le labeur très important et très onéreux qu'y ajoutaient encore, durant la même période, ces créations parallèles.

Il est vrai que M. Ghaminade, dont la sagacité experte discernait habilement les qualités et les talents de ses congréganistes, savait se recruter parmi eux et se former des collaborateurs de qui l'assistance lui permettait de suffire à la complexité d'un ministère aussi chargé. C'est ce que démontrera le chapitre suivant. Aussi bien Dieu est un maître qui n'abandonne pas à eux-mêmes ses ouvriers, mais qui travaille avec eux et par leurs mains : c'est ce principe incontestable qui nous semble être l'explication la plus vraie, la seule suffisante d'une si extraordinaire et si féconde activité.

CHAPITRE YIII

Acheminement vers la fondation d'Instituts reli- gieux. — L'Etat. Le culte de la très sainte Vierge. La vie religieuse.

Une fois la Congrégation établie avec les œuvres multiples qui gravitaient autour d'elle comme autour de leur centre, M. Chaminade n'était pas encore au terme de son mandat de fondateur. A cette heure déjà lointaine où, dans le sanctuaire de Notre-Dame del Pilar, la lumière d'en-haut avait éclairé devant lui le chemin de sa vie et manifesté à sa conscience la volonté de Dieu, il lui était apparu qu'il ne s'agirait pas pour lui de produire un effet passager, d'improviser une construction précaire et instable, mais que son devoir serait de ne rien négliger pour se survivre à lui- même, en créant une œuvre durable dont la portée serait à lonp^ue échéance, et dont les effets se gféné- raliseraient dans toute l'Eglise.

Depuis son retour en France, il n'entendait pas

158 CHAPITRE VIII

moins nettement l'écho de cette voix intérieure ; seu- lement il attendait l'heure de la Providence. Pour se déterminer à tenter une pareille entreprise, il faut sentir, en quelque façon, sur son épaule la main même du Tout- Puissant. Comme l'a dit justement le P. La- cordaire, « on ne se donne pas à soi-même la mission d'être un patriarche », c'est-à-dire l'initiateur et le chef d'une famille qui ne doive pas s'épuiser en quelques grénérations, mais au contraire durer à travers les siècles. C'est bien ce que croyait intimement M. Cha- minade. De tempérament calme et d'esprit très rassis, il n'était pas homme à précipiter ses déterminations ; il obserA^ait le cours des événements et s'appliquait à en scruter le sens, à en mesurer la portée aussi jus- tement que possible. C'est ce qui explique comment, à la fin de l'Empire, il en était encore à épier l'occa- sion favorable pour exécuter l'ordre de Dieu que jamais il n'avait perdu de vue. Plusieurs fois il avait pensé être à la veille du dénoùment souhaité : ou bien le concours de certains sujets en qui il avait placé son espoir lui avait manqué, ou bien quelqu'in- cident lui avait montré qu'il valait mieux remettre à plus tard l'entreprise. Il avait donc continué à attendre des signes manifestes de la volonté du Ciel ; jusqu'à ce qu'il eut ces indications précises, il avait résolu de préparer lentement les créations futures, à mesure que les circonstances lui en offriraient les moyens.

D'abord il avait commencé par aller au plus pres- sant, et il avait cherché autour de lui des auxiliaires en vue de se décharger partiellement d'un ministère qui, sans cesse croissant, finissait par excéder ses forces. Dieu aidant, il les avait trouvés à ses côtés ;

VERS L AVENIR 159

les relations intimes du confessionnal et de la direc- tion spirituelle n'avaient pas tardé à lui révéler ces âmes de choix, et il s'était empressé de les amener à la connaissance des secrets de la vie intérieure. Mais alors se produisit le fait déjà raconté : bon nombre de jeunes filles de la Congrégation délaissèrent le monde et entrèrent dans les couvents qui, d'abord tolérés, avaient été officiellement autorisés après 1806 ; de leur côté, les jeunes gens fournirent un sé- rieux appoint de bons sujets au clergé diocésain, comme aussi à l'Institut des Frères des écoles chré- tiennes qu'on avait laissé se relever en 1804, et en faveur duquel Napoléon avait rendu un décret-loi (1808) pour les incorporer à l'Université.

Ces nombreux départs avaient laissé des vides parmi ses coopérateurs immédiats ; et M. Chaminade comprit la nécessité d'organiser dans l'association un groupe de jeunes gens qui, choisis parmi les plus fervents, consentiraient à s'attacher à l'œuvre, à devenir les guides de leurs confrères et les gardiens des traditions.

Sans plus tarder, il se mit à ce travail de forma- tion et proposa ce parti à plusieurs, après les y avoir insensiblement préparés. Si l'on se reporte aux docu- ments originaux, on voit qu'il ne leur parla point dès l'abord de vœux de religion, mais s'appliqua à leur en faire prendre l'esprit. Il leur rappela les en- gagements du baptême, les leur présenta dans toute leur étendue, et leur demanda d'en assurer dans leur vie la sincère et fidèle exécution. Il leur indiqua quelques pratiques de piété, leur traça un règlement adapté à la profession de chacun, et les exhorta à

160 CHAPITRE VIII

Timitation du zèle de la sainte Vierge dans leurs rap- ports avec les congréganistes.

Bientôt, parmi eux, il s'en rencontra qui, se sen- tant plus déterminés à progresser dans le bien et à se dévouer pour le soutien et l'accroissement de la Congrégation, sollicitèrent la faveur de s'engager par vœu à l'obéissance envers leur directeur.

Ce mouvement ne s'arrêta pas : plusieurs, sous la poussée de la grâce, conçurent et exprimèrent le désir d'émettre un triple vœu de chasteté, d'obéissance et de consécration au salut des jeunes gens ou « de zèle », comme on disait plus brièvement. M. Chami- nade crut qu'il était à propos de les exaucer ; et il institua alors ce qu'il appelait Vélat,

Par ce mot, il désignait la condition des congré- ganistes des deux sexes qui, continuant à vivre dans le monde et à vaquer aux travaux de leur pro- fession, s'associaient plus intimement au ministère de leur directeur, sans se distinguer pour autant des autres membres de la Congrégation : c'étaient donc comme des religieux et des religieuses vivant dans le monde. Les vœux qu'ils faisaient demeuraient se- crets, de manière que l'on ne s'aperçût de rien au dehors et qu'ils pussent remplir leur mission, tout en évitant de porter ombrage à leurs confrères. Car ils ne devaient pas nécessairement servir à constituer les cadres extérieurs de l'association ; ils pouvaient indif- féremment rester au rang de simples associés ou se voir promus aux différentes dignités. Leur rôle essen-

L ETAT 161

tiel se ramenait à être, par leur vie, leur langage, leur action, comme le ressort secret, l'àme de la cor- poration entière.

A quel moment M. Chaminade commença-t-il à rapprocher les uns des autres ces congréganistes d'élite, pour les organiser en un groupe plus ou moins homogène ? C'est ce que l'on ne saurait préci- ser, à s'en tenir aux documents qui restent. Dans les notes destinées à la police et rédigées par le directeur lors de la suppression de l'œuvre (1809), on lit qu'au commencement de l'année 1806, il se replia sur lui- même et à la suite de la crise provoquée par les nom- breux départs de congréganistes, mentionnés plus haut, se demanda s'il ne devait pas momentanément reprendre un poste dans le clergé diocésain ; il aurait laissé à un noyau de douze congréganistes, triés avec soin et préparés à cette mission, la tâche de main- tenir l'œuvre dans toute sa vitalité. ^lais ces mêmes notes ajoutent formellement que cette hésitation fut de courte durée et qu'il n'y eut jamais effectivement d'assemblée des douze.

Toutefois, ce qui demeura un simple projet à cette époque dut se réaliser après que le Gouvernement impérial eut ordonné la suppression de la Congréga- tion. Les réunions nombreuses et fréquentes se trou- vèrent dès lors impossibles, et il fallut bien se résoudre à maintenir l'œuvre dans son intégrité et sa ferveur par le moyen des dignitaires et des membres de l'état, tout en entourant de la plus grande réservée les moindres démarches de peur d'éveiller les soup- çons d'une surveillance ombrageuse.

Ces graA^es et décisifs événements montrèrent à

11

162 CHAPITRE VIII

M. Chaminade qu'il importait de donner plus de con- sistance et plus de régularité à l'institution déjà exis- tante des religieux et des religieuses vivant dans le monde. Il fut encouragé dans cette manière de voir et d'agir par les résultats qu'avait obtenus à cet égard l'abbé de la Clorivière. Dès 1790, ce prêtre d'un zèle admirable et d'une profonde vertu avait établi à Saint- Malo la Société du Cœur de Jésus pour remplacer les anciens Ordres supprimés. Son plan était d'organiser au milieu du monde une association religieuse qui, n'en étant pas connue pour telle, serait inaccessible aux persécutions : ses membres adopteraient, sous la forme des vœux de religion, la pratique des conseils évangéliques, et tendraient sans cesse au salut des âmes par tous les moyens possibles. Avec l'approba- tion des supérieurs ecclésiastiques, il s'était mis à l'œuvre, et en peu de temps, il avait réussi à grouper dans plusieurs diocèses un certain nombre de prêtres et de fidèles. Au plus fort de la tourmente révolution- naire, il était parvenu à dérober le secret de cette organisation aux recherches d'une police tracassière. Ses disciples avaient tiré un grand profit des secours que leur procurait la Société, et ils avaient rendu des services signalés à l'Eglise persécutée i.

Selon des conjectures fort vraisemblables, ^I. Cha- minade eut des relations, sinon des rencontres, avec

1. En 181i, lorsque, par la bulle Solliciludo omnium eccle- siarum, le pape Pie VII rétablit l'Institut de saint Ignace, le P. de la Clorivière, ancien jésuite, fut désigné par le Général de la Compagnie pour restaurer l'Ordre en France et en grou- per les derniers survivants. Il rendit à sa famille religieuse les plus grands services et mourut à Paris en 1820.

SON ORGANISATION 163

M. de la Clorivière, et usa de ses conseils comme de ses écrits. 11 s'essaya lui-même à perfectionner peu à peu les règles constitutives de réiat; les originaux de ces rédactions successives nous sont parvenus, et donnent quelques précisions sur la manière dont il codifia les observances de la vie religieuse pour les personnes du monde. On émettait les vœux de chasteté, d'obéissance et de zèle ; quant à la pauvreté, on en professait l'esprit, « personne ne devant rien garder, n'user de rien, n'augmenter sa fortune que sous l'obéissance ». A ce genre de vie il admettait des membres de classes très diverses, lettrés ou illettrés, ecclésiastiques ou laïcs. Quoique liés en Jésus et Marie aussi étroitement que possible, ceux-ci n'avaient aucune marque extérieure de leur profession. Ils vivaient séparément, vaquant simplement à leurs affaires ; leurs rapports mutuels se réduisaient à des réunions hebdomadaires accompagnées du Chapitre des coulpes et à quelques pratiques communes, parmi lesquelles un rendez-vous quotidien au pied de la croix, en union avec Marie, à trois heures de l'après-midi. Voici en quels termes M. Chaminade explique les raisons de cet usage ; elles méritent d'être citées : « A trois heures de l'après-midi, tous se rendront en esprit sur le Calvaire pour y contempler le Cœur de Marie, leur tendre Mère, percé d'un glaive de douleur, et se rappeler l'heureux instant ils ont été enfan- tés. Marie nous a conçus à Nazareth; mais c'est sur le Calvaire, au pied de la croix de Jésus expirant, qu'elle nous a enfantés. C'est le motif qui doit enga- ger tous les enfants de cette divine Mère à cette réu- nion de cœur et d'esprit sur le Calvaire à trois heures :

b

164 CHAPITRE VIII

tous termineront leur station par un Ave Maria... A cette heure ils suspendront ce qu'ils feront, s'ils le peuvent sans inconvénient ; ceux qui seraient seuls se mettront à genoux. Le Vendredi saint, ils prendront des précautions pour être seuls en prières et réunis en plus grand nombre possible. »

Dans une des dernières rédactions M. Chami- nade a consigné sa pensée sur l'état, on voit qu'il finit par y admettre des degrés successifs : postu- lants, novices, simples religieux et religieux prof es. Ceux-ci faisaient les trois vœux perpétuels de chas- teté, d'obéissance et de zèle, ce dernier comprenant la stabilité dans la Congrégation ; les simples reli- gieux ne les émettaient que pour un an ; les novices se liaient par la seule promesse de garder les pres- criptions des vœux et d'observer le règlement pour la durée d'une année ; les postulants suivaient une partie du règlement et s'exerçaient dans la pratique de quelque vœu. Parmi les papiers relatifs à l'état, se trouve encore la formule souscrite par Mlle Eli- sabeth Bos, professe perpétuelle : « Dieu tout-puis- sant et éternel, moi... quoique très indigne que vous abaissiez vos regards sur moi, me confiant toutefois en votre bonté et pitié infinie, et poussée du désir de vous servir, voue et promets à votre divine Majesté, en présence de la très sainte Vierge Marie, de toute la cour céleste et de ceux qui sont ici présents, et à vous, monsieur le Directeur et ma Mère^, tenant la place de Dieu, chasteté, obéissance et dévouement à la sainte Vierge pour toute la vie ; et sous la direc-

1. La supérieure de l'association.

SES FRUITS 165

tion de Tobéissance que je promets, j'aurai un soin particulier des jeunes personnes en la forme usitée de notre réunion. Je supplie votre immense bonté et mi- séricorde infinie, par le précieux sang de votre Fils Jésus-Christ, qu'il vous plaise de recevoir cet holo- causte en odeur de suavité et m'accorder la grâce d'une entière fidélité à exécuter les vœux que vous m'avez inspirés et que vous me permettez actuellement de vous offrir. »

Cette organisation de Vélat fut réalisée pour le moins dans trois des branches de la Congrégation, chez les jeunes gens, chez les jeunes personnes et chez les dames de la Retraite ; on ne sait si les Pères de Famille eurent jamais un élal distinct de celui des jeunes gens.

L'apostolat discret des membres qui appartenaient à ces groupes, porta ses fruits. Après 1809, le bon esprit se maintint dans la Congrégation. Durant ces années difficiles, il y eut encore des réceptions solen- nelles de nouveaux membres, comme le notent les registres, et, dans sa correspondance, M. Chaminade déclare que, malgré les difficultés du dehors contre lesquelles il fallait se défendre sans cesse, les résul- tats obtenus étaient consolants. x\près la chute de l'Empire, aussitôt que l'on put revenir aux anciennes coutumes, on se retrouva, dans les diverses branches, aussi nombreux et empressés que jamais, et le pro- grès ne fit que s'accentuer. En 1816, le groupe de jeunes gens, qui avaient adopté les obligations de Vétal, comptait une quinzaine de membres, dont quelques-uns avaient des vœux perpétuels. On l'ap- pelait couramment la Société des Quinze. Tous

IGG CHAPITRE Viîl

s'adonnaient avec ferveur aux œuvres de la Made- leine et, plus que n'importe quelle autre cause, leur zèle contribua à l'accroissement constant de la Con- grégation dans les premières années qui suivirent son rétablissement.

Ce n'est pas ici le lieu de donner de long*s détails sur chacun de ces chrétiens qui, engagés dans la voie des conseils évangéliques, demeurèrent autour du Fondateur pour soutenir leur chère Congrégation. Ils se mettaient au service de la Mère de Dieu dans un esprit de totale désappropriation d'eux-mêmes. L'un d'entre eux a écrit : « Il plut à la Reine des Cieux de me faire comprendre qu'elle voulait que je renon- çasse au monde pour me dévouer tout entier au bien- être de la Congrégation qui lui est consacrée. Son invitation fut pour moi un ordre. Je me retirai tota- lement des affaires pour ne m'occuper que des œuvres de la Congrégation, et me livrer sans distraction au soin de mon salut et de celui de mes frères. » C'est Marc Arnozan qui s'exprimait ainsi. dans une famille qui, sous la Révolution, avait bravé toutes sortes de pé- rils dans l'intérêt de la religion, il revenait de faire campagne dans les armées de la République au mo- ment où la Congrégation se constituait, en 1801. Il y entra aussitôt ; en 1804 il en était préfet ; sous la Res- tauration, il prit la détermination à laquelle il est fait allusion dans la lettre citée. Sa résolution fut définitive ; jusqu'à sa mort, arrivée en 1854, son temps, ses biens, son intelligence, ses forces, tout appartint ex- clusivement à la sainte Vierge. Quentin Loustau et ses deux frères, l'avocat Antoine Faye et bien d'au- tres membres de Vétat faisaient passer les affaires

SES FRUITS 167

de leur Mère céleste avant leurs propres affaires ; plusieurs renoncèrent à fonder une famille, afin d'être plus libres de leur personne et de leur fortune en fa- veur des bonnes œuvres. A leurs yeux, ce n'était que l'accomplissement exact d'un engagement sérieux, se traduisant pratiquement par le sacrifice de l'inté- rêt propre.

Du côté de l'autre sexe, le don de soi était aussi complet. Citons seulement, à titre d'exemple, quelques lignes de M. Ghaminade sur Mlle Lacombe qui suc- céda à Mlle de Lamourous comme présidente de la branche des jeunes filles. Voici comment le Directeur de la Congrégation raconte sa fin :

« Mlle Lacombe mourut le 22 janvier 1814, ou plutôt elle commença alors à vivre de la vie seule désirable. Sa vertu ne se démentit ni ne s'affaiblit point vers la fin de sa carrière. Il était convenu entre nous, dès qu'elle parut perdue sans ressource, qu'elle ne témoignerait jamais le bonheur qu'elle avait de souffrir beaucoup et sa joie d'aller à la céleste patrie. Pendant sa vie, elle ne pouvait se rassasier de pénitences et d'humiliations. Elle triomphait intérieu- rement de joie de voir s'éloigner de jour en jour l'heure de sa mort, afin de souffrir davantage avant son départ. Elle a passé près d'un mois dans des douleurs très aiguës. Pendant les huit à neuf der- niers jours, elle ne put plus se remuer qu'avec le secours d'une compagne; celle-ci s'aperçut le dernier jour que, quand la malade voyait arriver à peu près r heure je la visitais, elle se faisait tourner pour souffrir davantage et pour se priver du plaisir de me voir. A toutes les heures, elle faisait depuis longtemps

168 CHAPITRE VIII

une des stations de la voie de la croix, et, les trois dernières semaines, à chaque station, elle offrait ses souffrances pour une des jeunes personnes. Enve- loppée d'une grande modestie et d'une profonde humi- lité, elle était sans cesse, depuis plusieurs années, oc- cupée à les instruire, à les encourager, à leur rendre toutes sortes de services, ou à prier pour elles ^ »

Les bonnes volontés ne manquèrent donc jamais à ^I. Ghaminade sur qui reposaient tant et de si graves soucis. Elles recevaient de lui leur impulsion, et, grâce à cette unité de direction, opérant chacune dans la sphère qui lui convenait, elles contribuaient toutes à la prospérité de l'ensemble. Aussi bien, des âmes, comme celles que nous venons d'entrevoir, ne sau- raient manquer d'attirer par leur profonde vertu et leur esprit surnaturel la bénédiction divine sur les œuvres apostoliques auxquelles elles collaborent.

Un des traits auxquels on distinguait ces disciples de M. Ghaminade, c'était leur foi inébranlable et leur solide piété, faite d'abnégation et de désintéressement. On les reconnaissait aussi comme d'ardents apôtres de la religion. Mais ils proclamaient tous que c'était dans le culte de Marie qu'ils avaient senti leur cœur s'affermir dans la foi et se dilater dans l'amour.

1. Au sujet de INIlle Lacombe, voici comment s'exprimait en- core M. Ghaminade le 2i octobre 1811 : « Mlle Lacombe fait du bien aux jeunes personnes. Elle porte à la vertu et à la religion toutes celles qui s'approchent d'elle; il y en a plusieurs qui la voient souvent : on dirait qu'elle est leur mère parla confiance et l'intimité qui régnent entre elles.

LE CULTE DE MARIE 169

A qui de prime abord une telle déclaration causerait de la surprise, il suffira de considérer quelle était, d'après M. Cliaminade, la vraie notion de Vêlai et sous quel aspect il le présentait à ses congréganistes. Dans les documents il a consigné sa pensée sur ce point, on voit que, pour lui, le fait de mener la vie religieuse dans le monde est en définitive le perfec- tionnement et l'épanouissement de la qualité de con- gréganiste : « L'état religieux formé dans la Congré- gation, dit-il, n'est qu'une manière plus parfaite de remplir toute l'étendue de sa consécration à la sainte Vierge. » Par conséquent, l'esprit de Vélat doit être éminemment mariai. Le congréganiste religieux ne diffère du congréganiste ordinaire que parce qu'il pousse plus loin le sens de sa consécration à Marie : (( Elle le conduit à la pratique des conseils, tandis que le simple congréganiste ne tend à Jésus par Marie que par l'accomplissement des préceptes; ou, s'il pra- tique les conseils, c'est sans obligation de vœux. » Au demeurant, c'est à la Congrégation, à sa prospérité et à sa ferveur que ces religieux doivent consacrer d'abord leur zèle apostolique : dès lors, n'est-il pas logique qu'ils portent à un plus haut degré les vertus et l'es- prit qui caractérisent les membres de cette association ?

x\ussi M. Chaminade s'attachait-il à leur montrer dans Marie le plus bel exemplaire pour les adeptes de Vélat : « Toutes les règles des vertus religieuses, leur dit-il, ne seront que des traits de l'auguste Ma- rie, patronne et modèle de Vétat. Chaque religieux, novice et postulant s'habituera, en pratiquant ces vertus ou en suivant les règles, à les voir dans le modèle qu'il a à imiter ; il élèvera souvent son es-

170 CHAPITRE VIII

prit et son cœur vers elle, et par elle, jusqu'à Jésus- Christ, son adorable Fils et notre maître. »

Mais, à l'entendre, le vrai culte de Marie suppose que ceux qui se dévouent dans l'étal sont préalable- ment instruits et convaincus des raisons qui servent de fondement à ce culte, de telle façon que leur dé- vouement repose sur la foi et soit éclairé par une doctrine claire et complète : « Qu'on se rappelle tou- jours, recommande-t-il, pour soi et pour les autres, ce dont on a fait profession dans son acte de consé- cration : que ^larie mérite un culte singulier, qui n'est du qu'à elle ; qu'elle est la maîtresse du monde, la reine des hommes et des anges, la distributrice de toutes les grâces, l'ornement de l'Eglise..., qu'elle est immaculée dans sa conception, qu'elle accorde une protection spéciale. à la jeunesse..., que, en contrac- tant avec Marie une alliance aussi étroite que celle qui existe entre la mère et l'enfant, on a par même contracté des devoirs. »

C'est pourquoi il regardait comme une de ses obli- gations essentielles d'exposer à ses disciples le rôle de Marie dans le christianisme, d'en faire ressortir toute l'importance et la sublimité.

La maternité de la très sainte Vierge à l'endroit de l'âme chrétienne était une des vérités qu'il s'effor- çait particulièrement de leur inculquer ; il y rattachait le progrès de leur vie intérieure aussi bien que leur activité apostolique. C'est assurément un des cô- tés originaux de ses idées et de son ascétisme. Pour cela même, il convient de s'y arrêter ici et d'entrer dans quelques détails.

M. Chaminade prenait le point de départ de son

LE CULTE DE MARIE 171

enseignement dans la doctrine de la vie surnaturelle, et il en montrait, pour nos rapports avec Marie, les conséquences théoriques et pratiques, comme elles ont été d'ailleurs admises par les saints et par les docteurs de l'Église.

Un chrétien, disait-il, n'est pas une personnalité possédant les qualités naturelles à l'homme et les portant à un degré plus élevé. Il est mieux que cela ; sa dignité est d'un tout autre ordre ; et c'est une différence essentielle qui sépare la vie chrétienne, même au point initial, et la vie humaine, même arri- vée à la suprême puissance. Tandis que celle-ci est de l'homme seul, la vie chrétienne est de Dieu, qui en est l'auteur et la source, et qui nous la commu- nique ordinairement par les sacrements. 11 nous y rend participants de sa propre nature, de sa pro- pre vie, et nous y infuse son Esprit substantiel, pour qu'il soit en nous le principe d'une existence nou- velle et que nous soyons mus et dirigés par lui.

Ainsi élevé par delà sa destinée native jusqu'à communier à la vie de la sainte Trinité, l'homme entre dans la famille divine; il peut se dire, et il est en réalité fils de Dieu. Assurément, ceci n'a lieu que par un acte exprès de libéralité, tout à fait ana- logue à l'acte par lequel un homme introduit dans sa famille un enfant qui ne lui appartient pas naturel- lement; c'est un acte tout gracieux, une grâce. Tou- tefois cette adoption n'est pas simplement juridique et de pure filiation extérieure, comme il en va parmi les hommes : elle renferme une filiation réelle par le chan- gement intrinsèque qui, de l'état de nature, hausse l'àme jusqu'à la condition surnaturelle.

172 CHAPITRE VIII

A la suite du péché originel, ce plan de la divinisa- tion de l'homme par la grâce avait été renversé : pour le redresser, le Fils de Dieu a daigné revêtir notre nature et, s'offrant en victime pour nos péchés, il a réhabilité l'humanité et l'a réintégrée dans sa des- tinée première. Ainsi la cause nécessaire et suffisante de notre rachat, c'est Jésus-Christ,

Mais, pour s'unir un corps, le Verbe a voulu être, par l'opération du Saint-Esprit, conçu dans le sein d'une Vierge et enfanté par elle; et môme, pour ce merveilleux ouvrage de la réparation du monde, il a voulu dépendre de cette humble femme en ce qu'il lui a fait demander par l'archange un consentement nécessaire, et auquel tout son dessein était subor- donné. Dès lors, en formulant son acquiescement, prévu sans doute, mais libre, Marie est entrée comme de moitié dans notre rédemption; elle en est non seulement la condition, mais la cause secondaire. Voilà comment les chrétiens ont le droit et l'obliga- tion de saluer en elle la corédemptrice des hommes en général, de chaque âme en particulier.

Cet enseignement de la théologie, familier à M. Chaminade, lui servait de thèse fondamentale dans ses instructions sur la vraie dévotion à la sainte Vierge. On en jugera par quelques citations, emprun- tées à ses écrits.

Dans un sermon, qui s'inspire de la doctrine déA'e- loppée par Bossuet sur le même sujet, il s'exprimait ainsi : « La part que Marie a eue au mystère de l'Incar- nation est le motif qui nous fait recourir sans cesse à elle pour toutes sortes de grâces. Marie a concouru par sa charité à donner au monde un Libérateur,

LE CULTE DE MARIE 173

c'est le principe ; en voici la conséquence : Dieu ayant voulu une fois nous donner Jésus-Christ par la sainte Vierge, ce décret ne change plus; les dons de Dieu sont sans repentance ^ » Il développe cette idée, puis il insiste sur la maternité de Marie par rapport à notre être de grâce. « Marie est réellement notre Mère dans l'ordre de la grâce; elle nous a donné l'être de grâce. Comme nous sommes habitués à ne juger que par les sens, nous ne sommes presque touchés que de notre être naturel : cependant, com- bien plus excellent est l'être de grâce î Combien de temps devons-nous vivre dans notre être naturel?... Nous devons vivre éternellement dans celui de la grâce. »

Etablissant la même doctrine dans son traité de la Connaissance de Marie, après avoir cité les auto- rités qui justifient sa thèse, il conclut ainsi : « Il suit de ce qui précède, que ]Marie est notre mère, non seulement par adoption, mais surtout à titre de génération spirituelle ; qu'elle est devenue notre mère, lorsqu'elle a conçu le Fils de Dieu. Nous n'ap- partenons donc pas à Marie seulement depuis que le Sauveur, du haut de la croix, nous a solennel- lement confiés à son amour. C'est sur le Calvaire, il est vrai, que le prix de notre rédemption a été payé à la justice divine ; c'est que l'œuvre de la régé- nération a été consommée ; c'est du haut de sa croix que Jésus-Christ nous a mérité la grâce de l'adoption et de la gloire : c'est donc proprement que Marie, dans le sein de laquelle nous étions conçus spirituel-

1. s. Paul aux Rom. XI, 29.

174 CHAPITRE VIII

lement depuis T Incarnation, nous a enfantés à la vie de la foi ; mais ce n'est pas alors seulement qu'elle a commencé d'être notre mère.

« En effet, si nous n'étions les enfants de Marie que depuis le Calvaire, les paroles de Jésus à sa Mère : Femme, voilà votre fils, ne constitueraient qu'une adoption plus ou moins étroite. Or, serait, dans cette hypothèse, la vérité du mot de saint Luc : Son fils premier-né ? Pourquoi dire premier-né, s'il est le seul ? Et il serait le seul si nous n'étions que les enfants adoptifs de Marie : car Vadoption ne fait pas naître de la personne qui adopte. Dès lors, la sainte Vierge ne remplirait pas rigoureusement à notre égard les fonctions de nouvelle Eve. De plus, le lien que l'adoption établirait entre Marie et nous, ne saurait suffire à l'exigence de nos besoins : il nous faut une mère véritablement et proprement dite dans l'ordre de la foi, comme dans l'ordre de la nature ; là, comme ici, jamais une mère adoptive n'en saurait tenir la place.

(( Par ces paroles remarquables : Femme, voilà votre fils, Jésus-Christ, du haut de sa croix, n'a donc fait que révéler au monde une vérité qui importe grandement au salut : il a réservé cette manifestation pour le moment suprême de sa vie, afin qu'elle eût à nos yeux la sainteté du testament de mort d'un Dieu^. »

1. Ces citations sont tirées dun opuscule de M. Chaminade intitulé : De la connaissance de Marie. Dans ce petit livre le zélé serviteur de la Sainte Vierge a condensé, vers la fin de sa vie, les principes de dévotion mariale dont il s'était inspiré pendant tout le cours de son apostolat.

LE CULTE DE MARIE 175

Cette profession de foi à la maternité réelle de ]^Iarie par rapport à nous, M. Chaminade ne pouvait la formuler plus nettement ; cependant, en la consi- gnant vers la fin de sa vie, pas plus qu'en la procla- mant pendant tout le cours de son ministère, il n'a cru forcer ou dépasser la tradition catholique ; il avait bien conscience de puiser ses idées aux sources les plus pures ; et de fait il continuait ainsi l'enseigne- ment des docteurs et des théologiens les plus auto- risés. Toutefois il est peu de conducteurs d'àmes qui aient exploité ce trésor doctrinal avec autant d'ar- deur et de constance qu'il le fit. A la lumière qui lui venait du ciel, il s'était profondément pénétré de ces principes de Marialogie, comme l'on dit aujourd'hui; il en avait nourri ses méditations solitaires, et en avait goûté à loisir la douceur et la beauté ; puis, au fur et à mesure de son ministère actif, il avait ren- contré mainte occasion d'en expérimenter la fécon- dité.

Aussi ne ménagea- t-il point sa peine pour les gra- ver dans le cœur de ses disciples et les enraciner dans leurs habitudes de vie. Leur faisant percevoir comment Marie et ses mystères appartiennent au symbole même de notre foi, il en déduisait logique- ment que se donner à elle, travailler pour sa cause, n'est point l'effet d'une douce et humaine sentimenta- lité, que ce n'est ni un accessoire, ni un pur ornement, ni un simple auxiliaire de la piété, comme la dévotion que nous rendons aux saints, mais que cela entre dans l'essence même du christianisme.

Sans doute il ne prétendait pas que Marie peut remplacer Jésus ; le culte rendu à la mère n'est pas

176 CHAPITRE VIII

un larcin commis à l'égard du fils. Bien au contraire, ce qui nous vient par ^larie, c'est l'accroissement de la grâce, et donc une transformation de plus en plus complète en Jésus. Avec ]Marie, Mère du Christ et notre Mère, Jésus se rapproche de nous, il devient notre frère, il est vraiment de notre race. Sans Marie ou avec Marie entrevue dans le vague, reléguée dans le lointain, Jésus lui-même apparaît moins proche ; sa personnalité se voile, s'atténue à nos yeux; notre cœur se refroidit à son égard.

Tels sont les grands principes qui dominaient toute l'action de M. Ghaminade; c'est d'eux que s'inspirait la direction donnée à ses enfants pour leur vie spiri- tuelle, et par eux encore il les animait au travail de l'apostolat.

Car ce n'est pas d'un vain titre que l'Eglise dé- core la Vierge Marie quand elle la salue reine des apôtres. La piété envers elle ne constitue pas seule- ment un hommage de religieux respect, de tendre gratitude, d'invocation confiante; elle est un puissant motif de s'associer aux luttes de la société chrétienne contre l'erreur et le vice. La pensée de M. Ghami- nade était bien celle-là; et si, déjà, comme on l'a vu plus haut, il y insistait fortement auprès des sim- ples congréganistes, combien plus il mettait d'ardeur à l'inculquer, soit dans les réunions communes aux membres de Vélal, soit dans les entretiens particu- liers ! G'est avec une émotion communicative qu'il leur présentait l'auguste figure de la Mère de Jésus grandissant à traA^ers l'histoire; s'identifiant peu à peu avec celle de la femme promise à l'humanité

LE CULTE DE MARIE 177

déchue^ ; dirigeant et soutenant 1 humanité dans les conflits incessants, prédits dès l'origine entre le bien et le mal, et faisant triompher l'Église de toutes les hérésies ; symbolisant la pureté et la sainteté in- dividuelles autant que la paix et l'harmonie sociales ; réunissant en ses mains maternelles la puissance et la miséricorde; enfin, réalisant l'idéal humain autant qu'il peut l'être après ce t^^pe suprême de perfection, qui est l'Homme-Dieu.

C'est par de tels discours qu'il les animait à la reproduction des vertus qui ont caractérisé ^larie, foi, humilité, pureté, esprit intérieur; qu'il les déter- minait à travailler à l'œuvre de Dieu avec Marie et en son nom, par Marie et sous ses auspices, pour Marie et en vue de sa gloire. Et l'on comprend com- bien ensuite il les entraînait aisément à accomplir ce vœu de zèle qui les consacrait à Marie, corps et âme, biens et vie, pour sersdr dans la Congrégation la cause de cette auguste Mère.

Sous cette puissante impulsion, Vélal réalisait au mieux sa destination : il était une école mutuelle de perfection chacun des confrères, non seulement s'intéressait, mais collaborait au progrès des autres. Dans les sollicitudes de ses membres, l'esprit de zèle prenait une place prépondérante, et, non con- tent de s'exercer auprès des seuls initiés, il débor- dait au delà du groupe dans le domaine des âmes à conquérir au Christ Jésus et à sa très sainte Mère. Déjà l'on a vu quels furent pour la Congrégation les fruits admirables de cette généreuse et fidèle corres-

1. Voir Genèse, ch. 111. v. 15.

12

178 CHAPITRE VIIÎ

pondance à la grâce, soit pendant la période de la suppression officielle (1809-1814), soit après le réta- blissement public de l'association.

Cependant les désirs de M. Ghaminade n'étaient pas comblés, et son regard portait plus loin.

Il comprenait, à n'en plus douter, que Vétai con- stituait simplement une préparation, un achemine- ment vers un ordre de choses plus parfait. Une expé- rience de plusieurs années lui aA^ait démontré qu'une vie vraiment religieuse était malaisément praticable au milieu du monde. Comment mxaintenir parmi les confrères une observance égale et uniforme, avec la complication qui résultait inévitablement de la diffé- rence des conditions sociales, et par même des règlements individuels ? Comment créer un véritable esprit de corps parmi des associés qui, forcément, ne se voyaient qu'à de longs intervalles ? On avait bien essayé de multiplier les rapprochements, de prescrire une plus grande fréquence d'exercices faits en commun; cela même ne parvenait guère à harmoniser les carac- tères, à unifier les vues, à discipliner l'action entre des hommes qui conservaient leur indépendance ré- ciproque.

Au demeurant, pour ce qui était du soin des con- gréganistes, quelque dévoué que fût le concours de ses auxiliaires de Vétat, ]M. Chaminade pouvait-il exiger d'eux plus que ne leur permettrait la gestion de leurs intérêts temporels ? Or, il apparaissait chaque jour

LA VIE RELIGIEUSE lf9

plus clairement que, pour subvenir à tous les besoins de la Congrégation, le directeur avait besoin de col- laborateurs entièrement libres de leur temps et de leur personne, dont les seuls intérêts fussent ceux de Dieu et de Marie.

En outre, il fallait prévoir que Vétal devrait s'orga- niser en dehors de Bordeaux, si l'on voulait qu'il devînt le soutien et le centre de chacune des congré- gations affiliées créées déjà ou à créer dans la suite. Or, M. Chaminade pourrait-il faire face à la direction de cette multiplicité d'œuvres pivotant autour de la Congrégation-mère et disséminées sur un territoire relativement vaste, étant donnée surtout la difficulté des vo3"ages à cette époque ?

Enfin, quand il viendrait à disparaître, qui recueil- lerait sa succession ? Déjà les années s'ajoutaient aux années et il sentait le poids de l'âge. Pour résoudre ce problème inéluctable et urgent d'un continuateur, la solution lui semblait unique. « Il faut, disait-il, pour diriger une congrégation, un homme qui ne meure pas. » Cet immortel privilégié, ce ne pouvait être qu'un vrai institut religieux, possédant en lui- même le principe de sa vitalité et de sa perpétuité.

Une telle solution n'était point pour lui déplaire. A ses yeux, l'état religieux avait toujours paru le christianisme complet, une partie intégrante de l'Evangile, et donc un élément indispensable à l'Eglise. « Il était profondément convaincu, écrivait plus tard un de ses premiers disciples ^ que le christianisme

1. M. Lalanne, Notice historique sur la Société de Marie, pp. 3 et 4.

180 CHAPITRE VIII

ne serait réellement rétabli en France que par la res- tauration des Ordres religieux... Il avait la ferme confiance que, si la divine Providence voulait ce réta- blissement, elle protégerait et ferait réussir une ten- tative qui aurait pour fin de rendre au christianisme ses essentielles institutions. » Et le même ajoute ces mots qui ne nous étonnent pas : « Ces pensées n'étaient pas seulement chez M. Chaminade le pro- duit de ses profondes méditations et de sa sagesse : elles lui avaient été inspirées par une voix surnatu- relle, ainsi qu'il en a fait la confidence à quelques- uns de ses premiers disciples. » Ces derniers mots sont une allusion à l'appel mystérieux de Saragosse.

Toutes ces raisons et d'autres encore, qui rele- vaient de la Providence plus que de la volonté hu- maine, l'amenèrent bientôt à organiser la vie stricte- ment religieuse d'une façon stal^le et complète, à s'en- tourer ainsi de coopérateurs entièrement libres des soucis temporels, exclusivement adonnés à son œuvre, et unis entre eux, comme avec lui, par les liens des trois vœux de religion.

L'état n'en devait pas moins subsister pour les con- gréganistes qui voudraient adopter la pratique des conseils évangéliques tout en restant dans le monde. En fait, parmi ceux de ses auxiliaires qui apparte- naient à ce groupement intime, plusieurs ne se déci- dèrent pas à entrer dans les instituts religieux qui prirent naissance.

Nous allons assister maintenant à cette transfor- mation qui eut lieu dans le petit groupe des jeunes filles d'abord, et ensuite dans celui des jeunes gens.

ADELE DE BATZ DE TRENQUELLÉON

Fondatrice de Tlnstiiut des Filles de Marie d'Agen.

1TS9-1828.

CHAPITRE IX

Mlle Adèle de Trenquelléon (1789-18*28). Ses associations de pieté affiliées a la congréga- TION DE Bordeaux. Les Filles de Marie (1816).

Par le concours d'événements dont on va lire le détail, il advint que, dès 1814, les éléments d'un Institut de religieuses furent à la portée de M. Cha- minade, ce qui le détermina à entreprendre une pre- mière fondation. Aussi bien, à cette date, la création d'un Ordre d'hommes eût été encore environnée de difficultés, tandis que tout paraissait favoriser la for- mation d'une nouvelle communauté de femmes. De cette communauté, une association pieuse, qui avait k sa tête Mlle Adèle de Batz de Trenquelléon, devait fournir les premiers membres.

Adèle était issue de la famille de Batz, l'une des plus illustres de la Gascogne, et de la branche de Trenquelléon, protestante au temps de la reine de Navarre, comme toute la noblesse du Néraquais,

182 CHAPITRE IX

mais revenue sous Louis XIV au culte catholique. C'est au château même de Trenquelléon, gracieuse construction moderne située au bord de la Baïse, que naquit cette jeune fille, le lO juin 1789 ; elle fut baptisée le même jour à l'église paroissiale de Feu- garolles (Lot-et-Garonne). Moins de deux ans après, l'émigration la séparait de son père. Elle resta con- fiée aux soins de sa mère qui voulut veiller elle-même à son éducation.

Obligée de remplir la double tâche paternelle et maternelle, celle-ci dirigea son intérieur avec sagesse et y conserva, à travers les bouleversements de l'épo- que, l'ordonnance et le régime des anciennes maisons. Les difficultés n'étaient pas petites ; bientôt même les ressources matérielles vinrent à manquer, car les biens des nobles avaient été séquestrés, et leurs revenus arrêtés de toutes parts : pour subvenir aux besoins de la famille, Mme de Trenquelléon dut vendre ses bijoux et ses parures précieuses. Mais les inquiétudes de ces jours néfastes ne purent la distraire du devoir qu'elle s'était imposé auprès de ses enfants ; elle les instruisait avec soin de la religion, et, avec cet art du gouvernement familial qui vient du cœur et que le dévouement chrétien met en œuvre, elle profitait de toutes les circonstances pour élever ces jeunes âmes jusqu'à Dieu et les dresser à la pratique des vertus de leur âge, spécialement à la charité envers les pauvres : les occasions ne manquaient pas.

L'absence du père se faisait d'ailleurs cruelle- ment sentir, et les assauts de la Révolution se re- nouvelaient chaque jour au château. Ses habitants vivaient dans l'abandon à la Providence, au milieu

L EXIL 183

des visites domiciliaires, des menaces et des vexations de tout genre que la fureur des temps faisait subir aux nobles, aux riches et surtout aux familles des émigrés. Les gouvernements qui se succédaient mul- tipliaient contre eux lois et décrets ; la cupidité et la malveillance, demeurant impunies, y ajoutaient leurs attentats criminels. Cependant, après la réaction de Thermidor, on pouvait croire la tourmente près de s'apaiser; la baronne, rassurée par cette accalmie qui semblait devoir se prolonger, en profita pour aller avec ses enfants visiter sa mère qui habitait Figeac. Le lendemain de son départ, éclatait le coup d'Etat du 18 fructidor, et le Directoire lançait un décret d'expulsion contre les émigrés qui avaient reparu en France. Cette fois le nom de Mme de Trenquelléon était porté sur les listes de proscription; quand elle l'apprit, elle hasarda quelques démarches pour obtenir sa radiation, affirmant qu'elle n'avait jamais quitté le sol français. Tout fut inutile; elle fut réduite, sous peine de mort, à quitter son pays. Elle s'éloigna, le cœur navré, emmenant ses enfants qu'elle préférait soumettre aux vicissitudes et privations de l'exil plutôt que de les séparer d'elle et de confier à des mains étrangères l'œuvre de leur éducation. Elle se réfugia d'abord en Espagne, puis en Portugal. L'exil fut dur, les aventures en furent douloureuses et angoissantes. Après sept ans de séparation, le baron de Trenquel- léon put rejoindre sa famille à Bragance. Aux jours du Consulat, on reprit le chemin de la France.

La veille de Noël 1800, les voyageurs étaient arri- vés à une ville d'Espagne dont le nom n'a pas été conservé, bien que le fait qui s'y est passé soit cer-

Ig4 CHAPITRE IX

tain. Ils comptaient y séjourner un peu de temps. La baronne voulut se préparer à la tête et alla se confesser. Adèle avait imité son exemple et l'avait remplacée au confessionnal. Tandis que la mère était occupée à son action de grâces, elle en fut distraite par le bruit d'un débat assez vif entre le prêtre et la jeune pénitente, et elle A^it celle-ci, tout en larmes, s'avancer vers elle : « Maman, disait-elle, le confesseur veut que je fasse demain ma première communion, et je n'y suis pas préparée ! » La confusion de l'enfant semblait extrême : elle ne s'était pas préparée, en effet ; mais le bon prêtre, jugeant sa situation selon les usages espa- gnols, tenait que l'action de Dieu, manifeste dans cette âme précoce, valait la préparation des hommes, et il assurait que l'Enfant Jésus serait content de reposer dans ce petit cœur. Mme de Trenquelléon partagea l'émotion de sa fille : la tendresse mater- nelle est facilement craintive, et la rigidité française avait peine à s'affranchir de la coutume nationale. Le confesseur céda aux scrupules de la baronne et à ceux de sa fille ; à leur tour elles firent une concession, et la première communion d'Adèle fut décidée et fixée à la fête de l'Epiphanie.

De son père, ancien officier de Louis XYI, cette chère enfant avait la vivacité et l'ardeur qui la caractérisèrent jusqu'au bout ; de sa mère, l'énergie du vouloir unie à la bonté du cœur, et cette foi pro- fonde, cette piété sincère qui paraissaient dans ses moindres actes religieux. Impressionnable et ner- veuse par tempérament, elle avait l'imagination forte, et dut toute sa vie lutter contre certains écarts qui, sans cette vigilance, lui auraient causé un réel préju-

L EXIL 185

dice : de vinrent sans doute ces angoisses de con- science, ces crises de scrupule qui parfois l'obsédèrent péniblement; de aussi certains excès de zèle et d'austérité qui ne furent pas sans nuire à sa santé. Toutefois les privations de l'exil avaient mûri son âme, et la réception de la sainte Eucharistie augmenta son goût pour la prière et ce qui était du service de Dieu. Toute petite fille, elle avait senti naître dans son cœur un désir intense de la vie religieuse. Sa famille était attachée aux Filles de sainte Thérèse, et les en- tretiens du château avaient fréquemment trait à leur histoire et à leur genre d'existence ; aussi Adèle s'était-elle de bonne heure passionnée pour la sainte réformatrice, et bientôt même décidée à devenir car- mélite. En Espagne, lors de sa première communion, ses pensées d'enfant se réveillèrent et semblèrent prendre plus de consistance. Au moment la famille se disposait à passer la frontière, Adèle demanda à rester sur la terre espagnole et à se faire admettre dans un couvent de carmélites, car elle savait qu'il n'y en avait plus en France. Or, elle était dans sa treizième année. La baronne lui objecta son âge et lui promit que, si elle persistait dans sa résolution jusqu'à vingt-cinq ans, elle n'y apporterait aucun obstacle : elle la ramènerait même en Espagne, si le Garmel n'était pas alors rétabli en France. Devant cette réponse l'enfant ne put que se soumettre.

En rentrant dans sa patrie (1802), la famille de Trenquelléon s'y trouva dans des conditions que ne

186 CHA.PITRE IX

rencontrèrent pas tous les émigrés. Grâce à la per- sistance, à l'habileté et au zèle de son frère puîné et de ses sœurs qui n'avaient pas quitté le château, les biens du baron n'avaient pas été vendus. Adèle put donc revenir dans cette demeure elle était née et s'était passée sa première enfance. Pour elle comme pour les siens, ce fut une joie sans doute; mais combien mêlée d'amertume ! Immense était la désolation religieuse en ces temps-là !... Dieu se plut à relever leur courage, et visiblement il leur facilita la tâche de restauration religieuse et sociale qui leur in- combait et dont ils avaient conscience. jNI. et Mme de Trenquelléon rapportaient de l'exil les saines tradi- tions du passé : ils continuèrent à donner l'exemple de vertus que, dans les campagnes éloignées, la Révo- lution n'avait pu tout à fait déraciner. Le château re- devint à la fois une maison de charité et une maison de prière.

Adèle regardait pourtant au delà de ses murs : sans vouloir préjuger les desseins de la Providence, elle désirait s'avancer dans la piété et acquérir toute la perfection que Dieu demandait de sa générosité. Au fond de son village, dans la disette de prêtres dont souffrait l'Eglise de France, la difficulté était de trouver le directeur dont elle avait besoin. La bonté du Seigneur lui vint en aide. Le précepteur de son frère, M. Ducourneau, encore laïc, mais ayant déjà fait des études théologiques, et qui plus tard reçut le sacerdoce i, se trouva à point pour donner à la sœur

1. M. Ducourneau acheva sa carrière à la cure de Notre-Dame d'Agen.

EN FRANCE 187

de son élève quelques bons avis de spiritualité. Yu le caractère ardent et personnel de sa dirigée, il insis- tait auprès d'elle sur ta nécessité de l'humilité et de la douceur, lui indiquant les moyens de s'y exercer. Il s'appliquait aussi à dilater, par une confiance filiale, cette àme que resserrait et entravait une excessive frayeur des justices divines. Le règlement de vie qu'il lui traça fixait l'emploi de toutes les heures de la journée, marquait les instants de prière, de travail, de lecture et de délassement, sans rien laissera l'arbi- traire de la jeune fille.

En octobre 1802, Mgr Jacoupy vint prendre pos- session de l'évêclîé d'Agen : il fut aussitôt question de procurer à Adèle le sacrement de confirmation. Elle, tout heureuse mais décidée à s'y préparer de son mieux, demanda à sa mère de pouvoir s'enfermer quelque temps dans un couvent de carmélites qu'on était en voie de restaurer à Agen : exaucée, elle fut s'y livrer à une retraite préparatoire qu'elle prolongea pendant six semaines. C'est le 6 février 1803 que lui fut administré le sacrement qui parfait les chré- tiens.

Elle le reçut en même temps que la fille d'un ma- gistrat d'xVgen, Mlle Jeanne Diché ; sous l'influence de l'Esprit Saint les deux confirmées se lièrent étroi- tement et résolurent de travailler de concert à procu- rer la gloire de Dieu. Comment ? par quels moyens ? elles l'ignoraient ; mais cette ignorance n'arrêtait point la générosité de leur intention. M. Ducourneau mit à profit cette louable ardeur pour jeter Adèle dans sa véritable voie, le zèle; car son tempérament la pré- disposait à l'action plus qu'à la contemplation. Le

188 CHAPITRE IX

précepteur de Charles s'était naguère assuré du bien que faisaient les pieuses associations ; et, dans la dé- tresse où se trouvait le catholicisme, au milieu des périls que couraient les âmes, il croyait opportun de réunir et de former en faisceau les personnes qui vou- laient pratiquer la religion, celles-là surtout qui vou- laient la propager. C'est ce qu'il exposa aux deux amies, qui n'hésitèrent pas à suivre cette orienta- tion.

Adèle, profitant des relations de sa famille et de ses amitiés personnelles, recruta quelques adhérentes; sa compagne en trouva d'autres à Agen. La petite so- ciété ainsi formée choisit pour but la préparation à une bonne mort; pour moyen, la fuite des vanités mon- daines; pour patronne, la Vierge Immaculée; pour modèle, saint François de Sales. Toutes ses pratiques avaient trait à exalter l'amour de Dieu et à le ré- pandre de toutes parts. Chaque associée devait avoir en vue une personne de son sexe, et tourner ses efforts à lui inspirer le désir de servir et d'aimer Dieu. Ce fut sans doute une des causes du développement rapide de la petite association; car elle s'étendit bien- tôt dans un rayon assez développé autour d'Agen, se recrutant dans les villes et dans les campagnes, à plus de trente lieues à la ronde. Partout elles étaient suffisamment nombreuses, les associées se réunis- saient le vendredi de chaque semaine. Celles qui ne pouvaient prendre part à ces réunions s'écrivaient ; et les lettres circulaient, portant partout des exemples, des avis, des excitations de toute sorte au bien. Plu- sieurs prêtres se firent inscrire parmi les membres de la petite société, et prirent part à ses prières et à ses

J

ASSOCIATIONS PIEUSES 189

diverses pratiques. Adèle de Trenquelléon en resta la présidente de t'ait.

La chère Adèle, comme on l'appelait entre as- sociées, se donnait et se dépensait à plein cœur. Vi- vant presque toute l'année à la campagne, elle ne pouvait assister aux réunions hebdomadaires et men- suelles ; sa correspondance y suppléait. Elle était informée de l'état de chaque associée ; elle le devi- nait, pour ainsi dire, et si quelqu'une était portée à s'attiédir ou à se laisser distraire, les lettres d'Adèle arrivaient pressantes, éloquentes, efficaces. Elle n'avait du reste pas besoin de sentir ces extrémités pour écrire : elle multipliait les communications. Aussi souvent que possible, les premières associées, celles qu'on pouvait à bon droit regarder comme les fondatrices, se réunissaient ou allaient la visiter isolé- ment au château de Trenquelléon. C'étaient des fêtes, de belles fêtes, il était question du bon Dieu, de l'avancement des âmes, et de tout le progrès fait et à faire, possible et désirable dans la petite association. On visitait les pauvres d'x^dèle, on interrogeait ses élèves, car elle faisait quelque peu l'école et surtout le catéchisme, et beaucoup de ses compagnes en venaient à limiter. Si ses lettres portaient au loin les encouragements et l'ardeur, combien plus ses exem- ples et sa parole avaient d'efficacité ! Quand on l'avait quittée, on s'entretenait d'elle, on transmettait aux autres tout ce qu'on avait pu retenir, tout ce qu'on pouvait imiter des pratiques et des industries de la chère Adèle. Allait-elle visiter elle-même quelque ville ou quelque campagne des environs, elle cher- chait aussitôt à recruter de nouvelles associées, elle

100 CHAPITRE IX

s'informait, elle tentait des démarches, les proposi- tions suivaient, et il était rare qu'elle ne réussît pas à implanter un rejeton de la société. Qui eût pu résister à ce zèle, à cet entrain dans le bien ?

Au demeurant, la jeune présidente ne négligeait pas d'alimenter la flamme apostolique à son vrai foyer, la communion eucharistique. Ce n'était pas sans peine. M. Ducourneau lui avait dès l'origine recom- mandé de s'approcher des sacrements tous les huit jours. Mais le curé de Feugarolles, seul prêtre à qui elle pût s'adresser habituellement, prit un jour om- brage de cette fréquentation, qu'il jugeait excessive pour une jeune fille liée à des devoirs mondains et tenue à diverses obligations de société. Sous la pous- sée de l'esprit rigoriste qui prévalait encore dans le clergé, il ne voulut plus l'admettre qu'une fois par mois aux sacrements. Cette privation, jointe à la doctrine décourageante que lui prêchait naturellement son confesseur, contribua à arrêter un instant le vol de cette âme destinée aux cimes de la perfection.

Heureusement l'épreuve fut passagère. M. Ducour- neau indiqua à ^Ille de Trenquelléon un directeur qui sut mieux la comprendre et qui, par des remarques charitables et motivées, redressa la ligne de conduite adoptée par le curé de Feugarolles. Il s'agit de l'abbé Larribeau. Ce prêtre, plein de piété et de lumière, demeurait non loin du château; il desservait la pa- roisse de Lompian. Il s'était fait inscrire dans la pe- tite association et il était par bien à même d'appré- cier la présidente qui en était l'âme ; aussi favorisait- il son action de tout son pouvoir. Il accepta donc volontiers de la guider dans sa vie personnelle et lui

LA VOCATION 191

imprima un nouvel élan dans les voies du progrès in- térieur. Il fit plus encore : Adèle, comprenant quels précieux services une direction sacerdotale rendrait à sa petite société, multiplia les instances auprès de lui pour qu'il voulût bien s'en charger; elle finit par vaincre sa timidité et le détermina à accepter ce rôle. L'association continua à se développer : en 1808, elle comptait une soixantaine de membres disséminés à Villeneuve- sur- Lot, à Condom, à Villeneuve- des- Landes, à Tonneins, à Saint- Sever et surtout à Agen.

Mlle de Trenquelléon entrait dans sa vingtième année, et l'heure semblait venue pour elle de se choi- sir un état de vie. Tout donnait à supposer que dé- sormais son cœur appartiendrait totalement à Dieu qui déjà attirait et retenait visiblement ses affections. Cependant, vers l'automne de 1808, sa main fut sol- licitée par un gentilhomme qui, au dire d'une parente ^ d'Adèle, (( unissait à un mérite distingué l'avantage d'une haute position sociale ». Aux ouvertures de sa famille, Adèle s'émut ; et, devant cette proposition qui la prenait au dépourvu, elle fut agitée par une lutte angoissante. A la vérité, elle aspirait au service de Dieu, mais ne pourrait-elle y vaquer dans les liens du mariage ? La vie reliRÏeuse lui avait souri, mais

elle ne voyait aucune congrégation qui répondit plei-

1. Souvenirs de Mère de Castéras, cousine de Mlle de Tren- quelléon.

192 CHAPITRE IX

nement à son attrait ; le Carmel se réorganisait péni- blement, et savait-elle bien d'ailleurs si son âme était vraiment apte à cette vie de clôture, de pénitence et de contemplation que ses rêves d'enfant avaient long- temps caressée ? L'amour des pauvres paraissait l'emporter dans ses goûts ; elle en aimait le service actif, et ne se serait pas volontiers résignée à y renoncer, même pour l'intimité et les délices de la prière. Or ce service était très compatible avec les soins et les devoirs d'un ménage. Adèle en avait une preuve sous les yeux : sa plus vieille amie, sa compa- gne de confirmation, la première fondatrice avec elle de l'association, Jeanne Diché, avait pu se marier en 1805 sans rien ôter de son concours aux réunions, aux entreprises de l'œuvre. Par le détail de ces réflexions que se faisait la jeune fille, on comprend que Dieu voulait la soumettre à une épreuve décisive.

Son père eût désiré que l'union se fit ; quant à la baronne, en mère vraiment chrétienne, elle se gar- dait de presser Adèle. Connaissant tout l'intime de cette âme, elle inclinait à croire qu'elle devait et pou- vait aspirer plus haut que le commun des jeunes filles et elle attendait avec une anxiété mélangée de con- fiance.

Dans ces indécisions, Adèle était sincère et prête à embrasser la volonté de Dieu, aussitôt manifestée. Elle eût voulu recevoir un avis positif et elle le de- mandait à ses conseillers ordinaires; mais chacun lui laissait le souci de se déterminer par elle-même. M. Larribeau lui avait dit simplement : « Je croyais que Dieu avait d'autres desseins sur vous ! » Un autre prêtre à qui elle s'adressa lui fit cette sage

L\ VOCATION 193

réponse: « Refusez, mademoiselle; un consentement serait imprudent, vu votre situation morale. Si plus tard vous croyez reconnaître que Dieu vous veut dans le monde, vous êtes dans une position à être sûre de trouver toujours un parti avantageux. » Cet avis qu'elle reçut le 20 novembre apaisa soudainement le tumulte de sa conscience : elle remit sa destinée à Dieu et résolut d'attendre la lumière. Aussitôt la paix revint dans son cœur, et de suite elle vit clair ; dès le lendemain, fête de la Présentation de Marie, elle notifia à ses parents sa volonté de se donner tout à Dieu dans la profession religieuse.

Désormais, comprenant la beauté de cette vocation, appliquée à la garder comme son joyau le plus pré- cieux, elle renonça à tous les insignes du monde, et sans souci des modes et des usages, elle se mit à se A'êtir modestement, et même pauvrement. Elle redoubla ses prières et ses exercices de charité : le catéchisme, la visite des pauvres, les soins les plus répugnants au- près des malades prenaient tous ses moments. Elle s'intéressait encore davantage à sa chère association : elle écrivait, elle conférait, elle se multipliait. Tout en menant cette existence de dévouement et de piété, elle regardait quelquefois au delà et interrogeait l'avenir, puis elle se remettait à la tâche quotidienne, acceptant tout le travail qui s'offrait et se confiant en Dieu qui saurait bien lui signifier sa volonté.

A cette époque, Adèle, en compagnie de sa mère, avait entrepris un voyage à Figeac. Suivant son habi- tude, elle essaya d'y fonder un groupe de l'associa- tion, mais tous ses efforts échouèrent. C'était pourtant que l'attendait la Providence pour mettre

13

194 CHAPITRE IX

sur son chemin celui qui devait avoir l'influence dé- cisive sur la suite de sa vie. En effet, à l'hôpital de cette ville, elle rencontra Hyacinthe Lafon, alors pro- fesseur au collège communal. Celui-ci, informé de tout ce qu'avait déjà fait la jeune fille pour la propa- gation de sa société, lui parla en détail de la Con- grégation de Bordeaux qu'il connaissait à fond, et lui conseilla d'écrire au directeur pour solliciter l'agré- gation de son œuvre à l'association bordelaise.

Les membres de la petite société, consultés à cet égard, furent d'avis que l'on adressât une requête dans ce sens à M. Chaminade. Adèle en fut chargée et reçut très bon accueil de celui-ci, qui s'empressa de lui envoyer les règlements avec un exemplaire du Manuel du serviteur de Marie. On adopta aussitôt les pratiques qui étaient suivies à Bordeaux et on lia des relations par correspondance : du côté des Bordelaises, ce fut Mlle deLamourous, puis Mlle La- combe qui en firent les frais. Au reste, les ressem- blances entre les deux groupements étaient déjà nombreuses. Cependant, M. Chaminade, une fois mis au courant des us et coutumes observés dans l'asso- ciation, insista pour qu'on donnât plus de relief à la dévotion envers la très sainte Vierge et au zèle qui constituaient l'esprit de sa congrégation. Par des lettres suivies, il développa à la présidente ses prin- cipes sur le service et le culte de ^larie et lui montra comment tout s'y rattachait à la maternité de grâce que la Mère de Jésus exerce vis-à-vis de chaque chrétien. Il lui fit voir comment l'apostolat devait passer au rang de fin principale de sa société et com- mander toutes les relations avec le prochain. Ainsi,

l'affiliation 195

d'une part, la petite association prenait une assiette plus solide et participait à plus de grâces ^ ; d'autre part, en rapprochant M. Chaminade et Mlle de Tren- quelléon, la Providence conduisait les événements de manière à procurer à celle-ci l'appui dont elle aurait besoin pour l'achèvement de sa tâche.

Dans le Lot-et-Garonne, on désirait vivement une visite personnelle du directeur de Bordeaux. Celui-ci, que la suppression de la Congrégation dégageait momentanément de son travail absorbant, réussit en 1810 à se déplacer. Rendez-vous fut pris à Villeneuve- sur- Lot devaient se rassembler les associées pour y prononcer l'acte de leur consécration et recevoir quelques instructions sur leurs devoirs de congré- ganistes. On devine combien la présidente fut heu- reuse de se lier plus étroitement avec ce prêtre que dès lors elle prit en singulière vénération. En 1813, grâce à une concession de Pie VÏI, l'affiliation des groupes dispersés devint possible : ce fut le signal d'un développement encore plus intense des congré- gations qui commencèrent à fonctionner publique- ment. Bientôt Agen, Tonneins, Aiguillon, Lompian en possédèrent, et M. Chaminade délégua comme directeur régional un de ses amis d'exil, l'abbé Lau-

L Après que l'affiliation eut été autorisée, les groupements i se constituèrent pouvaient jouir des indulgences de la

1. qui

Congrégation

196 CHAPITRE IX

mont^ caria santé chancelante de M. Larribeau ne ne lui permettait pas d'assumer cette charge.

Cependant Adèle ne perdait pas de vue la promesse qu'elle avait faite à Dieu de se consacrer à lui : elle n'attendait, pour aller de l'avant, que la manifestation des desseins de la Providence. Volontiers et cette pensée lui vint dès 1814 elle eût essayé de con- stituer avec les plus vertueuses de ses compagnes une congrégation liée par des vœux et une règle au ser- vice de Dieu et au soulagement des pauvres. De ce projet qui déjà souriait à d'autres associées, elle avait cru devoir entretenir M. Larribeau, en lui demafi- dant la direction et les conseils nécessaires pour marcher dans cette voie elle était disposée à s'en- gager : le prêtre objecta sa faiblesse et déclina mo- destement l'entreprise. Sans se déconcerter, Adèle en référa à M. Laumont ; elle n'eut guère plus de succès : ce dernier jugea bon de la renvoyer à M. Ghaminade, que sa haute compétence désignait mieux, selon lui, pour recevoir l'ouverture de tels desseins et pour en seconder l'exécution. Adèle accepta cette déclaration avec une joie sincère, car de son côté elle se sentait fortement attirée vers ce ministre de Dieu en qui elle avait pleine confiance. Elle lui écrivit donc son intention de former avec quelques associées une communauté qui, sous les auspices de Marie, se vouerait à l'apostolat des campagnes. M. Ghaminade répondit que, lui aussi, il était amené à créer une société de religieuses, demandaient

1. Il desservait alors la paroisse de Sainte-Radegonde, près d'Aiguillon.

VIE RELIGIEUSE 197

à entrer plusieurs congréganistes déjà liées par des vœux temporaires ; il l'encourageait à prier pour que les vues divines leur devinssent plus claires. Adèle fut remplie de joie par cette révélation. A la vérité, son projet et celui de Bordeaux ne coïncidaient pas de tout point : ici on envisageait surtout, pour le futur institut, la direction des congrégations et des œuvres annexes ; on considérait les pauvres, sur- tout ceux des campagnes ; mais des deux côtés on admettait le principe de la vie en commun et les vœux de religion, et les deux fins en vue ne s'ex- cluaient pas absolument. Cela suffisait à Mlle de Tren- quelléon, qui d'ailleurs avait été très frappée d'une phrase dans la réponse de ^I. Chaminade : « Ecrivez- moi, lui disait-il, si votre désir d'être religieuse ren- ferme les vues et les sentiments d'une petite mission- naire. » Cette expression transporta Adèle et dissipa tous les ombrages de son esprit : elle avait vraiment le zèle des âmes, elle s'abandonna donc à l'initiative de M. Chaminade et le pressa d'en venir à l'exécu- tion. De fait, plus rien ne la retenait dans le monde; son vieux père, que depuis trois ans elle soignait avec une affection et une délicatesse incomparables, venait de s'éteindre entre ses bras, et sa mère, toujours gé- néreuse, encourageait l'entreprise de sa fille.

Mais surgirent d'autres obstacles. Après les Cent Jours et les délais qui en résultèrent, M. Chaminade avait invité la future fondatrice et ses compagnes à venir auprès de lui pour commencer leur initiation, tout en réservant l'assentiment de l'évêque d'Agen auquel il entendait bien que l'entreprise fut d'abord présentée. Mais Mgr Jacoupy s'y opposa, réclamant, non contre

198 CH\PITRE IX

la fondation elle-même, mais contre son installation hors du diocèse. Craignant qu'une fois parties, ces jeunes filles fussent perdues pour Agen, il voulait que l'essai eût lieu dans sa ville épiscopale. L'idée de choisir le diocèse d'Agen pour berceau de l'Institut ne déplaisait point à M. Chaminade : il reconnais- sait volontiers que Bordeaux comptait déjà plusieurs fondations nouvelles sans parler des anciennes con- grégations reconstituées et pourrait ainsi se suf- fire, au lieu qu'en Lot-et-Garonne on était dans la détresse. D'ailleurs, une sincère amitié l'unissait à ce prélat pieux et bon, qui était du même pays et du même âge que lui, et dont la grande prudence et le bon accueil fait aux congrégations de la sainte Vierge avaient déjà gagné sa confiance. Il s'inclina donc devant cette volonté il se plaisait à voir une indication de la Providence et se mit de suite à com- poser un essai de constitutions pour le nouvel ins- titut.

Cependant on cherchait une maison à Agen. Malgré le vif désir que l'on avait de commencer au plus tôt, il fallut bien attendre, car les négociations relatives au local du couvent n'allaient pas vite et n'abou- tirent qu'en février 1816 ; elles mirent à la disposi- tion de la communauté l'ancien couvent du Refuge, élevé sur les fondations d'un château des Templiers. Les bâtiments étaient grands, mais délabrés, et de- mandaient de notables réparations. On pressa les travaux, et l'on s'occupa d'abord d'aménager une chapelle convenable. Les dames de la ville se mirent à préparer le linge et les ornements. C'était une fête pour ces âmes fidèles de voir l'Église affirmer une

VIE RELIGIEUSE 199

fois de plus sa puissance et sa fécondité en enfantant une nouvelle famille religieuse.

Toutefois, au milieu de cet enthousiasme, quel- ques-uns des membres de l'association, qui avaient promis de s'enrôler, se prirent à hésiter : elles re- doutaient de suivre la fondatrice jusqu'au bout de ses desseins. En vain celle-ci essayait de rallier ses troupes, gourmandait et excitait les défaillantes. Leur pusillanimité faillit abattre son propre courage et elle eut comme un moment d'indécision : c'est une si grande entreprise qu'une fondation pareille ! Adèle se demandait si elle avait bien mesuré ses forces. Elle s'ouvrit à sa mère de ses inquiétudes. Mme de Trenquelléon n'hésita pas, elle reconnut le démon à ses ruses. Le projet avait été mûri longtemps, il était approuvé par l'autorité et par des personnes éclairées : il fallait, pensait- elle, poursuivre son exécution. Adèle ferma les yeux et s'abandonna au bon plaisir de Dieu.

Tout était prêt cependant à Agen ; sur l'avis de 1\L Chaminade, elle s'y transporta, emmenant avec elle trois compagnes; une autre l'y attendait déjà. Quand elles se trouvèrent, le 25 mai 1816, toutes les cinq dans la maison qui leur était destinée, elles se rendirent à la chapelle pour y remercier Dieu et se livrèrent ensuite à une vive allégTesse. Le jour même, arriva ^Mlle de Lamourous. Elle était envoyée par M. Chaminade pour diriger et régler les premiers efforts de la communauté naissante ; et sa présence augmenta la joie. Le soir, toutes allèrent se présen- ter à Mgr Jacoupy qui les bénit. 'Le lendemain, l'évé- que vint leur rendre la visite et leur dire ses espé- rances pour l'institution qui s'inaugurait,

200 CHAPITRE IX

Mlle de Lamourous s'était tout aussitôt mise à l'œuvre : son premier soin fut d'éloigner tout esprit de propriété, et d'apprendre à ces nouvelles servantes de Marie qu'elles devaient former une famille. Nous savons quels étaient le don de parole, la grâce exquise de langage, la soudaineté et le charme d'esprit que possédait la supérieure de la Miséricorde : quelle dut être son influence dans ce petit cénacle ! Les beaux jours, les saintes ardeurs, les douces consolations d'en-haut !

Quelque chose en transpirait au dehors, et bientôt plusieurs postulantes vinrent grossir le petit nombre de privilégiées qui se serraient autour de celle qu'on appelait à Bordeaux la Bonne Mère. On s'occu- pait à confectionner les costumes religieux que ^I. Chaminade avait indiqués, car il avait tout prévu. Le 7 juin, il arriva lui-même, plein d'espoir et de désirs. Il voulut conférer avec chacune des postu- lantes et s'assurer de leur vocation. Il admira les effets de la grâce dans le cœur de ces jeunes filles, et convaincu que les longues années de leur prépa- ration étaient une épreuve suffisante, il résolut, pour ce qui le regardait, de ne plus différer la fondation proprement dite, mais de procéder au plus tôt à l'émission des premiers vœux. Dans une série de conférences générales et particulières, il expliqua les constitutions et les règlements, s'ef forçant de péné- trer toutes et chacune de l'esprit de l'Institut. De leur côté, Adèle et ses compagnes l'entouraient d'égards : son visage calme et serein, sa voix douce et pénétrante, la paix qui rayonnait de toute sa per- sonne, tout en lui les attirait, leur inspirait confiance

LA CLÔTURE 201

et abandon. La petite communauté recueillait donc avec respect ses exhortations paternelles, et se pré- parait avec ferveur à la première profession dans une retraite prechée par le fondateur. Celui-ci en avait déjà fixé la date, ne se doutant pas qu'il allait se heurter à un obstacle pour le moment insurmon- table: en effet, Mgr Jacoupy refusait de ratifier cette décision, qu'il jugeait prématurée.

Au cours de l'année, il avait surgi entre Tévêque et M. Chaminade un différend qui demandait à être réglé avant toute démarche engageant l'avenir. La cause en était que M. Chaminade avait introduit la perpétuité des vœux et la clôture dans le plan de la nouvelle société, et qu'il y tenait essentiellement. L'évêque d'Agen, comme l'archevêque de Bordeaux, avait combattu et rejeté cette conception dont ils ne saisissaient point l'à-propos. C'est que des deux côtés, on se plaçait à des points de vue très diffé- rents. Les uns voulaient une congrégation locale, adonnée à l'enseignement et à la charité, prête à fournir des religieuses pour les besoins divers des paroisses ; dès lors ils repoussaient les vœux perpé- tuels, parce que, selon une idée alors générale, ces vœux entraînaient avec eux la clôture. Or, la clô- ture étant incompatible avec les œuvres projetées, la perpétuité des vœ'ux devait être sacrifiée du même coup. M. Chaminade, lui, ne refusait pas absolument les services que les évoques paraissaient attendre de ses filles ; mais il estimait qu'un Ordre destiné, comme il le pensait bien, à des œuvres très diverses et à une très large diffusion exigeait la garantie de la stabilité, et que, du reste, la donation complète de

202 CHAPITRE IX

soi par la profession perpétuelle était seule constitu- tive d'un état de vie et d'un établissement définitif dans la pratique des conseils évangéliques. Pour réa- liser cette perpétuité des vœux sans la conséquence de la clôture stricte des anciens ordres, il avait adopté la solution suivante : ses Filles émettraient un vœu spécial de clôture, aux termes duquel les supérieurs pourraient permettre aux religieuses de sortir momen- tanément du cloître en compagnie d'une autre sœur, chaque fois que de graves intérêts le commanderaient. Dès son arrivée à Agen, Mlle de Trenquelléon avait été informée par Mgr Jacoupy de cette sérieuse difficulté, et elle en avait de suite écrit à M. Chami- nade qui, pour la rassurer et fixer ses idées, lui avait adressé la réponse suivante: « Vous me parlez de vœux annuels par opposition aux vœux perpétuels. 0 ma chère enfant, qu'est-ce que le mariage dans l'or- dre de la nature ? ne fait-il pas contracter un lien in- dissoluble ? et cependant il n'est qu'une figure de cette union spéciale que contractent avec le divin Époux ceux et celles qui se consacrent à Jésus -Christ par la profession religieuse. Je n'ai jamais compris que vous et vos chères compagnes ne voulussiez être religieuses qu'à demi : et en effet, le sentiment que le Saint-Esprit a mis dans vos cœurs, est bien diffé- rent. Bientôt je vous expliquerai ces belles choses, avec la grâce de Dieu... La clôture est une consé- quence de la perpétuité des vœux. Mais ne vous fa- tiguez pas la tête ; laissez agir vos cœurs : tout s'arrangera pour le mieux, et Jésus-Christ, qui veut vous posséder toutes en entier, ne permettra pas que ses ministres se méprennent. »

LA CLÔTURE 203

Quand le fondateur s'était rendu à Agen, il avait conféré avec Mgr Jacoupy pour l'amener à son idée, mais sans y réussir. L'évêque avait exigé, du moment que l'on adoptait des vœux perpétuels, que la prise d'habit et toute cérémonie de profession fussent dif- férées et que les postulantes fussent éprouvées plus longtemps.

M. Ghaminade n'était pas homme à abandonner à la légère un plan sérieusement mûri. Autant il était lent à se décider, autant il montrait de persévérance et de ténacité dans l'exécution d'une décision prise. Il s'efforça donc d'adoucir la déception et la peine que ce retard infligeait aux aspirantes, et il se prépara à repartir pour Bordeaux avec ^Ille de Lamourous ; tous deux y étaient réclamés par leurs œuvres res- pectives. La petite communauté recueillit avidement les derniers enseignements de celui qu'elle commençait à nommer son Bon Père et qui désormais devait être le guide de ses progrès.

Avant de quitter Agen, il lui restait à organiser le gouvernement de TœuAa^e naissante et à lui désigner une supérieure. Dès avant la fondation, Adèle avait supplié M. Ghaminade de choisir quelque âme capable de lui communiquer à elle-même et à ses compagnes le véritable esprit religieux. Il s'était réservé de voir sur place : il délibéra donc avec Mlle de Lamou- rous sur ce point de conséquence. La Bonne Mère hésitait devant la jeunesse et la vivacité de Mlle de Trenquelléon ; voulant l'éprouver, elle lui manifesta ses perplexités : « Vous êtes trop vive, lui dit-elle, trop empressée, vous ne seriez pas capable de gouverner, vous gâteriez tout. » Et, lui désignant une de ses as-

204 CHAPITRE IX

sociées que l'opposition de la famille empêchait encore de se réunir aux aspirantes, elle ajoutait : « Je ne vois qu'elle qui soit capable d'être supérieure : il faut faire une neuvaine pour que ses parents se décident à la laisser entrer. » Mlle de Trenquelléon fit la neu- vaine de tout cœur : c'était bien sincèrement qu'elle avait peur de la supériorité ; et elle se réjouissait d'en voir le fardeau éloigné tout à fait de ses épaules, lorsque, débarrassée des obstacles qui la retenaient, son amie put rejoindre les aspirantes.

Mais Mlle de Lamourous avait apprécié l'humilité d'Adèle, et, persuadée qu'elle saurait dominer les dé- fauts de son caractère, elle engagea M. Chaminade à l'établir comme supérieure. Tel fut le sentiment du fon- dateur qui procéda à l'installation. En même temps il confirma le nom de Mère Marie de la Conception qu'avait choisi Adèle, dès qu'il avait été question de fonder une congrégation religieuse. Enfin il ratifia la désignation de la communauté qui s'intitula : Ins- titut des Filles de Marie.

CHAPITRE X

Affermissement de l'Institut des Filles de Marie (1816-1820). La règle et l'esprit. Les épreuves. Première fondation. Le tiers- ordre séculier.

Les débuts des Ordres religieux ressemblent à l'au- rore d'un beau jour ou encore au printemps, ce riant avant-coureur des autres saisons ; c'est comme l'en- fance de ces êtres collectifs ; et l'on ne réussit guère à en retracer la paix, les charmes et les espérances. Dieu se plaît à entourer ces commencements d'une bonté, d'une douceur particulières; il s'y montre pré- sent d'une façon plus sensible et avec plus d'intimité, car il veut en obtenir ces prémices dont il se dit jaloux dans les Livres saints.

Pour les Filles de Marie, il en advint de même. La Providence, en vue de constituer leur première com- munauté, réunit autour de la fondatrice un groupe d'âmes qui étaient vraiment de choix et qui, avec

206 CHAPITRE X

leurs qualités et leurs vertus diverses, formaient à celle-ci une splendide couronne. Assurément le détail des origines de l'Institut pourrait fournir le sujet d'un tableau fort intéressant, si l'on avait le loisir d'en des- siner tous les traits, d'en retracer tous les épisodes. Du moins faut-il essayer ici d'en donner une ébauche,

En quittant Agen, jNI. Chaminade avait laissé cette consigne à sa petite famille du Refuge : « Puisque c'est la volonté de votre évêque, disposez votre exis- tence présente de manière à en faire un véritable noviciat. » Et, fidèles à cette recommandation qui répondait si bien à leur ferveur généreuse, les sœurs s'exerçaient, dans le silence, la prière et l'abnégation, aux âpres devoirs de leur saint état. Néanmoins le fondateur n'avait nullement entendu leur imposer l'abandon de toute œuvre extérieure de zèle. Pendant son séjour, il avait tenu à régler lui-même le fonction- nement de la Congrégation, et il l'avait organisée sur le type déjà expérimenté à Bordeaux. Ainsi les réu- nions avaient reçu un élan nouveau; en peu de temps, l'association des dames et des jeunes filles s'était accrue d'une soixantaine de memlDres, prove- nant de la seule ville d'Agen.

Les religieuses prirent donc en main la direction de cette section féminine ; leur chapelle devint le lieu ordinaire des assemblées de piété, et tous les services annexes se contralisèrent au couvent. Dès longtemps plusieurs des sœurs s'étaient initiées à ce ministère spécial, surtout la fondatrice, pour qui, à vrai dire, il n'avait plus de secret. Aussi, très vite leur habileté fit sensation, et leur bonne renommée commença à sortir dans le public.

OEUVRES DE ZELE 207

En novembre 1816, sur les instances réitérées de la population, et sur le désir exprès de Mgr Jacoupy, elles durent solliciter de M. Chaminade l'autorisation d'établir une école gratuite. Enfin une réunion de femmes compléta, pour la classe populaire, l'œuvre de la Congrégation.

Dieu bénissait visiblement la fondation, non seu- lement par la réussite de ces diverses entreprises, mais encore par les vocations qu'il lui suscitait. Dans l'automne de 1816, coup sur coup, des sujets d'élite se présentèrent : plusieurs venaient de Bordeaux, envoyés par celui qu'on se plaisait à appeler le Bon Père ; d'autres étaient d'anciennes et fidèles amies de la ]\lère Marie de la Conception, impatientes de la rejoindre et arrivées à se dégager enfin des liens de leur famille.

Et pourtant, à cette date, le principal, le seul obstacle à son développement ultérieur n'était pas encore définitivement levé : il manquait toujours la permission épiscopale d'aller de l'avant, de prononcer des vœux. Du côté des aspirantes, la résignation était parfaite ; la confiance dans l'avenir de l'Institut remplissait leurs âmes. Ces sentiments étaient entre- tenus par les lettres très fréquentes de M. Chaminade, lequel, d'autre part, ne manquait pas d'agir discrète- ment auprès de Mgr Jacoupy. Le bon évêque ne pouvait s'empêcher d'admirer les fruits merveilleux que déjà produisait le zèle de Mère Marie de la Conception et de ses compagnes, et il devait confesser que par l'Esprit de Dieu se manifestait visiblement; aussi, de jour en jour, il inclinait à céder, et il profita de la fête de Noël de 1816 pour faire une première

208 CHAPITRE X

concession. A la fin d'une petite retraite préparatoire à cette solennité, il accorda aux sœurs la faculté de revêtir, mais pour ce jour-là seulement, les habits religieux qu'elles s'étaient confectionnés. Délicieux instants, où, après six mois d'attente, il leur fut donné de déposer les livrées du siècle et de prendre ce vêtement qui, à lui seul, exprimait leur ferme propos de n'appartenir qu'à Jésus et à Marie ! Le costume était simple, austère et de bon goût : noir dans son ensemble, et relevé par une ceinture de laine blanche et par un manteau de chœur également blanc, dont la couleur devait rappeler la consécration à Marie.

Mais, l'habit religieux une fois pris, comment le quitter de suite ? L'évêque comprit que c'était exiger l'impossible, et il fit dire que désormais les sœurs pouvaient garder leur sainte livrée. Ce leur fut un doux encouragement, et à leurs premières entreprises elles adjoignirent bientôt des œuvres nouvelles, celle des premières communions tardives, puis celle des retraites pour les personnes du monde et celle des pauvres mendiantes.

Tant de bien réalisé plaidait puissamment en leur faveur, et plus encore le spectacle de leurs vertus précoces. A l'occasion d'une visite que M. Ghaminade fit à ses filles en juillet 1817, le pasteur du diocèse permit enfin qu'on procédât à la cérémonie de pro- fession. La clôture de la retraite qui devait prépa- rer les sœurs à ce grand acte, eut lieu le 25 juillet; et la chute de ce jour amena l'heure impatiemment désirée qui allait donner pour toujours au Seigneur ces cœurs décidés à l'aimer et à le servir lui seul, sous les auspices de la Vierge Immaculée. Après la

LA RE<iLE 209

fondatrice, huit de ses sœurs jurèrent successivement fidélité au divin Maître ; deux, plus récemment entrées, ne furent admises qu'à des vœux temporaires. Le dimanche suivant, ^I. Chaminade donna le saint hahit à plusieurs novices. La fondation des Filles de ^larie se trouvait par définitivement consommée.

L'autorisation d'émettre la profession des vœux perpétuels était, de la part de Mgr Jacoupy, une implicite approbation de l'Institut naissant et des Constitutions que ^l. Chaminade avait rédigées, dès la fin de 1815, pour lui servir de code. Ces règles n'avaient pas encore pris leur forme dernière ; déjà cependant elles traçaient les lignes principales de la vie que le fondateur pensait introduire dans la com- munauté. Pour les composer, il n'avait eu qu'à utiliser les études qu'il avait poursuivies, des années durant, sur l'état religieux, et aussi l'expérience qu'il avait acquise au contact des Ordres anciens etnom^eaux; surtout il les avait méditées et mûries dans de pieux colloques avec le Dieu de qui procèdent les saintes lumières. Aussi ces Règles sont-elles une œuvre de haute sagesse, tout empreinte de l'esprit divin.

En assignant à l'Institut la double fin de tendre à la perfection par la pratique des conseils évangéliques et d'attirer dans les voies du salut les personnes du monde, et cela à l'imitation de la sainte Vierge, les Règles ajoutent qu'on attache l'importance d'un objet essentiel aux précautions et réserves destinées à pro- ie

210 ClIAPITRE X

téger les sœurs contre la contagion du monde. Chaque jour, une heure d'oraison mentale est prescrite, avec l'examen particulier et la lecture spirituelle. Point de long office à chanter ou à psalmodier au chœur; le petit office du saint Cœur de Marie, récité par les congréganistes, demeure celui de la communauté. Enfin point de mortifications extraordinaires, le jeûne seulement chaque vendredi et quelques jours d'absti- nence dans l'année; mais un silence strict en dehors des récréations, une pauvreté rigoureuse, que le fon- dateur avait d'autant plus à cœur qu'à son avis, l'absence de cette vertu avait précipité la décadence de la plupart des couA^ents au siècle précédent.

Les vœux avaient pour objet, outre la pauvreté, la chasteté et l'obéissance usitées communément, la clô- ture et l'enseignement. A ce dernier engagement était attaché le même sens qu'au vœu de zèle chez les con- gréganistes vivant en religieux dans le monde. Les sœurs appliquées aux travaux d'intérieur, au matériel de la maison, dites sœurs compagnes, ne pronon- çaient que les trois vœux ordinaires de religion ; les deux autres étaient propres aux Mères ou religieuses de chœur. La durée du noviciat pour celles-ci était fixée à deux années.

Pour le gouvernement, il était confié à une Supé- rieure qui devait être soumise à la réélection tous les trois ans, à l'exception de la fondatrice qui était supérieure à YÎe. Les charges principales se trouvaient partagées entre trois offices, désignés sous les noms d'offices de zèle, à' instriicllon et de travail, qui pouvaient et devaient être l'objet de responsabilités distinctes, bien que toujours placés sous la direction

LA RÈGLE 211

générale de la supérieure. A l'office de zèle se ratta- chaient les exercices spirituels, l'observation de la Règle, la clôture, l'œuvre des retraites, les congréga- tions, les premières communions tardives. De l'office d'instruction relevaient les études religieuses ou pro- fanes, les méthodes d'enseignement, la formation et la direction des diverses maîtresses. L'office de tra- vail centralisait le soin des ouvroirs ou ateliers, de l'économie domestique et de l'administration tempo- relle. Disons-le dès maintenant, cette répartition, analogue à la division du travail qu'admettent les Etats modernes sous le nom de ministères, passera de l'Institut des Filles de ^larie à la Société de Marie et demeurera l'un des traits caractéristiques du gou- vernement dans les fondations de M. Chaminade.

Telles étaient, dans leurs grandes lignes, les Cons- titutions destinées aux nouvelles religieuses. A la vérité, elles ne leur commandaient point ces offices choraux de jour et de nuit, ces grandes austérités des anciens Ordres contemplatifs, que supportent plus malaisément les santés affaiblies de notre temps et qui ne s'accommodent guère avec la fatigue des œuvres de zèle. Mais de l'abnégation intérieure et du renoncement à la volonté propre, comme des sacrifices inhérents à la vie en commun, elles tiraient, pour les sœurs, une compensation fort méritoire et un moyen assuré de perfection.

Aussi bien M. Chaminade n'entendait point qu^au couvent l'on s'en tînt étroitement aux formules tex- tuelles des règlements: à ses yeux, ce n'était que l'écorce de la vraie vie religieuse. De concert avec la jeune Supérieure, il insistait fortement sur l'esprit qui

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devait diriger dans l'application des Constitutions. L'esprit, c'est, en effet, le principe qui vivifie la com- munauté ; c'est l'idéal qu'a primitivement contemplé le fondateur, cette image qu'il a conçue et arrêtée dans son intelligence pour la faire réaliser ensuite par une élite capable de la saisir, de l'aimer, de s'en- thousiasmer pour sa noblesse et sa beauté féconde. Dès lors, il est capital que tous les membres, surtout au début, soient animés de l'esprit qui leur est propre. Voilà pourquoi M. Chaminade s'attachait si énergi- qaement à pénétrer ses premières filles de sa pensée intime et à les identifier, pour ainsi dire, avec son idéal. Comme il les entretenait un jour de la perfection religieuse, il leur recommandait de ne pas viser ce but d'une façon quelconque. « Quels moyens avons-nous, leur disait-il, pour acquérir cette belle perfection? Ceux que nous offre l'Institut ; et si nous prétendions les chercher ailleurs, nous serions dans l'illusion, nous nous fatiguerions en vain ; il semblerait que nous ferions beaucoup de chemin , mais tout ce travail n'aboutirait à rien, parce que nous ne le ferions pas dans l'ordre. » Quand il se trouvait séparé d'elles, chacune de ses lettres leur apportait les mêmes re- commandations : « Pénétrez-vous de plus en plus de l'esprit de notre Institut, soit en l'étudiant. .., soit en le méditant », leur écrivait-il le 20 juillet 1816, et le 30 septembre suivant, il leur disait encore : « Prenez toutes avec moi la résolution de ne laisser entrer dans l'Institut, en quelle qualité que ce soit, que des su- jets qui aient réellement l'esprit de l'Institut. » « Il faut former ses habitudes sur ces Règles, sans en vouloir chercher d'autres, mande-t-il à la Mère supé-

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Heure le 14 janvier 1817. L'Institut, tout l'Institut, et nous avons assez de besogne. Prenez bien soin que cet esprit soit celui de toutes vos Filles en Jésus et Marie. »

De quels traits compose-t-il ce sceau spécial dont il veut que les religieuses portent intimement la marque ? Celui qu'il indique d'abord, c'est V esprit intérieur qui, retirant l'âme des bruits ou des solli- citudes absorbantes du dehors, la tient recueillie dans une vivante et consciente union avec Dieu ; sous son influence, les vues de la foi inspirent tous les actes que l'on pose , et à la base de chaque vertu chré- tienne ou religieuse il a soin de placer un motif sur- naturel nettement perçu. C'est lui qui est le principe vital; ôtez-le, il n'y a plus de sève. Aussi M. Chami- nade disait-il volontiers ce mot : « Un religieux qui n'est pas spirituel est une chimère et un fantôme. » Les exercices de piété, les retraites, les multiples industries employées pour favoriser le recueillement, les barrières élevées par la clôture pour défendre contre l'envahissement de la contagion du monde, voilà autant de pratiques auxquelles astreint l'observance en vue de sauvegarder l'esprit intérieur.

L'Institut se distingue par un second trait qui trouve sa raison d'être dans le but poursuivi : la multiplication des chrétiennes. De par les intentions formelles de leur fondateur, les Filles de Marie devaient prendre pour leur partage ce ministère de dévouement auquel les liait leur vœu explicite d'ensei- gnement, et qui nécessitait dans leur cœur une dis- position marquée au zèle surnaturel. Ecoutons là- dessus M. Chaminade exprimant sa pensée dès le

2U CHAPITRE X

3 octobre 1815 à Adèle de Trenquelléon. « Ce qui doit vous distinguer des autres Ordres, c'est le zèle pour le salut des âmes. Il faut faire connaître les prin- cipes de la religion et de la vertu, il faut multiplier les chrétiennes... Vous aurez à instruire de la reli- gion, à former à la vertu les jeunes personnes de tous états et de toutes conditions, à en faire de vraies con- gréganistes, à tenir des assemblées soit générales, soit de division, soit de fraction. Vous aurez à faire de petites retraites aux jeunes personnes, à les diriger dans le choix d'un état de vie, etc. Votre com- munauté sera toute composée de religieuses mission- naires. C'est d'après ces vues que nous devons distin- guer les sujets propres à cet état... Voyez dès à pré- sent quelle préparation vous devez apporter à un état si saint, qui doit vous faire participer à l'esprit apos- tolique. »

Est-ce à dire que l'Institut de INIarie revendiquait comme un monopole l'esprit intérieur et celui d'apos- tolat ? Pas le moins du monde ; et ce n'est pas que M. Chaminade plaçait la ligne de démarcation entre ses fondations et les institutions antérieures. Que d'autres Ordres aient en leur faveur l'éclat de leurs œuvres, l'héroïsme de leurs vertus, son humilité n'avait pas de peine à s'y résigner ; mais ce en quoi il voulait que ses enfants ne consentissent pas à se laisser devancer, c'est la piété filiale envers Marie. En septembre 1815, il prévient Mlle de Trenquelléon que le futur Institut fera profession d'une « entière con- sécration à ]\Iarie ». Un mois après, il revient avec elle sur cette pensée : « Marie, écrit-il, doit être votre modèle, comme votre patix)nne. » Dans une lettre

L ESPRIT 215

qu'il adresse à la Supérieure d'Agen le 20 juillet 1816, il fait la même déclaration : « Je n'ai pas besoin de vous avertir, dit-il, que le saint nom de Marie doit se trouver comme naturellement partout. Que vous priiez seule ou en commun, que vous exhortiez, que vous instruisiez, que vous réunissiez les congré- ganistes, etc., il faut que rien ne vous plaise... si le saint nom de Marie n'y intervient. » Voilà pourquoi, sans parler des pratiques que la Règle fixe en l'hon- neur de la sainte Vierge, il est entendu que la vie entière des Filles de Marie est un acte continuel de dépendance envers cette Mère Immaculée, qu'elles doivent agir en tout sous son regard et sous son inspiration. Pour elles, disent les Constitutions, « imiter Marie, c'est le moyen le plus sur, le plus prompt et le plus facile d'imiter Jésus-Christ ».

Amour de la vie intérieure, zèle apostolique, esprit mariai, ces trois traits constituent la physiono- mie propre de T Institut. Jusqu'à la fin de sa vie ac- tive, ^I. Chaminade ne négligea aucune occasion de l'accentuer de son mieux. Entretiens individuels, conférences, lettres, écrits, tout s'orientait dans cette direction. Quand, en 1838, il présenta au Pape Gré- goire XVI les Constitutions, il y avait, dès les pre- mière lignes, inscrit ce grave avertissement qui résume toute son ambition de fondateur : « C'est ici le lieu Von travaille à devenir sainte, doit-on se dire devant la porte du couvent; et c[ue celle qui veut se contenter d'une vertu médiocre, n'en franchisse pas le seuil : elle ne prendrait le beau titre de Fille de Marie que pour s'attirer ce reproche de son auguste mère et patronne : Vous me déshonorez. »

216 CHAPITRE X

Le temps du noviciat, qui avait eu son couronnement dans l'émission des vœux, avait été, pour ainsi dire, une longue fête; mais les grâces inséparables de la fondation, les consolations qu'avaient procurées les premières œuvres de zèle, enfin l'assurance de mar- cher dans les voies de Dieu, tout cela réclamait en quelque façon un contrepoids de peines et de priva- tions ; pour les existences d'apôtre, c'est une loi rarement suspendue par Dieu. Aussi, l'année 1818 finissait à peine que les sujets de contrariété et d'affliction s'accumulaient sur la petite communauté.

Ce fut d'abord la maladie qui envahit le couvent et s'y installa comme à demeure : deux des sœurs parmi les plus jeunes tombèrent bientôt victimes ; d'autres étaient menacées du même sort, et leur état inspirait de vives inquiétudes. A quelles causes attri- buer cette calamité ? Incontestablement la vie enfer- mée du cloître, des fatigues excessives, les rigueurs d'une règle interprétée strictement, sans parler des pénitences volontaires qu'une ferveur peu prudente y surajoutait, tout cela réuni ne constituait que trop de circonstances favorables au développement de la maladie. ^I. Chaminade qui de loin pressentait toutes ces influences, insistait auprès de la Supérieure pour qu'elle s'appliquât à modérer les ardeurs indiscrètes. Il lui prescrivait, en cas de doute, de toujours pen- cher du côté de l'indulgence ; mais il n'était pas sur place pour voir et pour réprimer tous les pieux excès auxquels on se laissait entraîner. Au surplus.

ÉPREUVES 217

il faut bien reconnaître que, dans la persistance de ces maux, le local du couvent intervenait pour une large part; pris en lui-même, il semblait jouir d'excel- lentes conditions au point de vue de l'hygiène ; mais dans le voisinage un égout mal établi répandait ses miasmes et viciait l'air aux alentours. Aussi, lors de sa visite annuelle en 1819, le fondateur ne tarda pas à reconnaître qu'à tout prix on devait s'installer ail- leurs et il donna des ordres pour qu'on se mît en quête d'un nouveau logement.

Ce n'est pas tout : la pauvreté commençait à faire sentir ses rigueurs même au réfectoire. Les œuvres de zèle qu'on avait entreprises n'étaient guère pro- ductives pour aider à l'entretien matériel, et les faibles ressources de ^lère Marie de la Conception faisaient à peine vivre la petite communauté. Et c'est justement à cette heure critique que, pour changer de résidence, on devait assumer de nouvelles charges pécuniaires.

Comme si l'épreuve n'eût pas encore été suffi- sante, alors que, pour le reste des sœurs, la situation sanitaire commençait à s'améliorer, la Supérieure elle-même tomba malade. Bientôt son état excita de vraies alarmes, et M. Chaminade dut intervenir pour lui défendre tout à fait la parole publique. Grâce à des soins éclairés et dévoués, un retour de forces et de santé s'annonça enfin; mais la constitution de la pauvre ^lère, très affaiblie par tant de souffrances physiques et morales, fut dès lors ébranlée ; et de ce temps, peut-on croire, date l'origine du mal qui de- vait l'emporter à la fleur de l'âge.

Amsi qu'on l'a dit avec beaucoup de vérité, les

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bénédictions germent sur les épreuves comme des fleurs sur les buissons d'épines. Les Filles de Marie le constatèrent une fois de plus. Après bien des né- gociations, il y eut moyen, vers la fin de décembre, d'acquérir un immeuble qui pût recevoir les sœurs : c'était l'ancien couvent des Augustins, vaste et en- cadré dans un assez beau jardin Les aménagements indispensables demandèrent plusieurs mois d'attente ; enfin le 6 septembre 1820, M. Chaminade présida lui-même à la translation de ses Filles et les ins- talla de son mieux. De nouvelles postulantes, que les misères récentes avaient empêchées d'entrer, se présentèrent aussitôt ; leur valeur n'était pas infé- rieure à leur nombre, et l'espérance se ranima dans les cœurs.

Il le fallait bien : car M. Chaminade venait de prendre une détermination qui réclamait du courage et de la confiance de la part de tous. Déjà plusieurs demandes lui étaient parvenues pour obtenir quelques sœurs, en vue d'ouvrir des maisons analogues à celle d'Agen. Dès l'abord, il n'avait pas été d'avis qu'on acceptât ces offres ; ce qui lui paraissait plus néces- saire au début, c'était d'ancrer solidement dans les premières ouvrières les principes de la vie religieuse, avant de les disperser au dehors. En 1820, il jugea que, sans se nuire, la communauté était en état d'es- saimer, et il céda aux instances qui lui venaient des catholiques de Tonneins, petite ville située entre Agen et Bordeaux. Il y conduisit six religieuses, peu de jours après la prise de possession de la maison des Augustins. Ce couvent fut pour la ville une source de bénédictions : la Congrégation des dames et des

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LE TIERS-ORDRE 219

jeunes filles y prit un développement inattendu ; puis, on ouvrit des classes gratuites qui furent immé- diatement très fréquentées. Les protestants, nom- breux dans cette localité, durent eux-mêmes rendre hommage aux sœurs et reconnaître leurs bons ser- vices.

En même temps qu'avait lieu la fondation nouvelle et que dans les deux maisons régnait la ferveur avec l'esprit qui est propre à l'Institut, l'œuvre allait rece- voir du dehors un concours inattendu. Depuis que l'idéal de ^l. Chaminade avait pris corps dans les Filles de Marie, ce spectacle avait été une révélation pour un bon nombre de personnes qui ne pouvaient quitter le monde : de mieux en mieux leur apparais- sait ce qu'il y avait de beau et de fécond dans l'apos- tolat et le genre de vie de ces religieuses, mais sur- tout dans leur entière donation à Marie Immaculée. Ce n'était pas assez pour leur générosité de suivre par la pensée ce groupe de vierges consacrées à Dieu, qui, dans une existence toute de labeurs et de sacrifices, s'adonnaient à l'exercice du zèle sous les auspices de la Reine du ciel; aussi elles sollicitaient la faveur de s'unir à lui, afin de participer à ses actôs, à ses vertus, à ses mérites, et de se serrer avec lui autour de la Vierge invinciblement puissante, de soutenir à sa suite les nouveaux combats contre l'in- différence religieuse du siècle.

Maintes fois des désirs de ce genre avaient été for- mulés; mais aujourd'hui les circonstances favori- saient l'accomplissement des plus vives aspirations de M. Chaminade et de la Mère Marie de la Concep- tion. Avec la largeur de vues qui leur était com-

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mune ils avaient en effet conçu le dessein d'étendre le bienfait de l'œuvre, de son esprit et des grâces que Dieu lui accordait, à l'élite des congréganistes vivant dans le monde. D'un commun accord fut donc constitué un tiers-ordre séculier qui, s'inspi- rant de la même idée directrice, tendrait aux mêmes fins. Cet objectif était ainsi défini : « l*' Marcher ensemble vers la perfection des vertus chrétiennes, autant que la situation de ces personnes dans le monde peut le permettre; soutenir et accroître la Congrégation de leur sexe. » Les tertiaires émet- taient (( les vœux d'obéissance et de dévouement à l'Institut de Marie », et, tant qu'elles n'étaient pas mariées, celui de chasteté. Elles avaient une supé- rieure choisie parmi elles, mais elles dépendaient du couvent des Filles de Marie et de son supérieur. Dans les villes d'Agen et de Tonneins il s'organisa d'abord, ce tiers-ordre joua un rôle très utile auprès des sœurs, les suppléant partout la clôture était une entrave à leur zèle ou à leur charité.

Ainsi finissait de s'établir sur des bases durables cette laborieuse création des Filles de Marie sur la- quelle, durant longtemps, M. Chaminade avait con- centré ses vœux et ses prières sans pouvoir la réaliser. Plusieurs fois il avait pensé tenir en main l'instru- ment convenable pour exécuter ce dessein, et il avait vu son espoir déçu. Dieu avait exigé de lui l'acte de foi naguère demandé au patriarche Abraham, le sa- crifice des moyens que sa providence semblait avoir préparés pour procurer sa gloire. Généreusement le sacrifice avait été consenti, et le sort de l'en- treprise ajournée avait été remis à celui qui, des

ESPERANCES 221

pierres mêmes, peut susciter des fils d'x\braham.

A obéir de la sorte et à posséder son cœur dans la patience, le fondateur n'avait rien perdu. La ren- contre s'était opérée entre lui et Mlle de Trenquelléon, à l'heure marquée dans les décrets divins. L'avait-il de suite reconnue pour sa future coopératrice, et, à la clarté d'une lumière surnaturelle, aperçut-il dès lors tous les grands desseins de Dieu sur elle ? On ne le sait. Quoi qu'il en soit, il avait senti, à la première entrevue, que le Seigneur la lui confiait pour la guider dans l'accomplissement d'une destinée spéciale et il lui avait consacré tous ses soins.

Vivement désireuse de ne laisser improductif aucun des dons remarquables de nature et de grâce que le ciel lui avait départis, Adèle avait correspondu à son impulsion avec toute l'ardeur de son cœur. D'abord, par son double ministère de piété filiale dans sa famille et de zèle dans sa petite société, elle avait fait un sérieux apprentissage de la vie chrétienne. Mais le Seigneur qui tenait pour elle en réserve une voca- tion plus délicate et plus haute, l'avait éprouvée et trempée progressivement en la soumettant au feu de la tribulation. Et quand, d'autre part, tous les élé- ments de l'œuvre furent réunis, il l'avait conduite au berceau de la fondation, où, sous la direction de M. Chaminade, elle avait inauguré sa maternité spiri- tuelle avec le dévouement et le succès que nous savons. De ces premiers résultats, nul ne dut être plus heureux que ce prêtre qui avait tant à cœur l'honneur de Dieu et la gloire delà très sainte Vierge; et les accents de sa gratitude ne manquèrent pas de monter sincères et émus jusqu'au trône de cette

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patronne céleste de l'Institut à qui il en renvoyait tout le mérite. Aussi bien, à ce moment, il lui était bon de recevoir ces encouragements, car il était aux prises avec d'autres labeurs : aux Filles de Marie il venait de donner un pendant pour les hommes dans la Société de Marie. C'est afin d'étudier cette seconde fondation que nous allons revenir sur nos pas de quelques années.

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CHAPITRE XI

La Société de Marie. Sa fondation (1817). Son organisation et ses traits caractéris- tiques. — Ses débuts.

La fin du mois de mai 1816 avait vu naître l'Ins- titut des Filles de Marie ; c'est le l^"" mai 1817 que M. Chaminade, à l'occasion d'une démarche faite auprès de lui par un de ses disciples, comprit que l'heure était arrivée de fonder la Société de Marie.

En cette circonstance, le rôle de messager de la Providence échut à Jean-Baptiste Lalanne. Ce jeune homme, que le fondateur chérissait comme un fils, était à Bordeaux le 7 octobre 1795; inscrit dans la Congrégation comme postulant dès l'âge de douze ans, il n'avait jamais cessé d'en suivre les exercices, et il portait constamment sur lui, renfermée dans un sachet de cuir, une copie de sa consécration à Marie. S'étant, à la fin de ses études classiques, destiné à la médecine, il avait obtenu, au concours, une place

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d'interne à l'Hôpital général de Bordeaux. C'était un succès remarquable, étant donnée la jeunesse du can- didat — il n'avait que dix-sept ans et le nombre restreint des places il n'y en avait que quatre. Vers ce temps également, il fut, avec Laterrade, l'un des fondateurs de la Société Linnéenne. A Paris, il vint pour compléter ses études, il prit pension à l'Institution Liautard, qui devait recevoir, peu d'an- nées après, le nom de collège Stanislas. Dans cette maison que, par une suite de conjonctures singu- lières, il devait un jour sauver d'une ruine certaine ^ la vocation à l'état ecclésiastique se manifesta à lui. Docile à cet appel, il renonça à la carrière médicale, revint à Bordeaux, et ne sachant encore s'il resterait dans le clergé séculier ou s'il entrerait chez les Jé- suites, il s'engagea comme professeur à l'Institution que dirigeait ]\I. Estebenet, le doyen des anciens pré- fets de la Congrégation.

En attendant que Dieu lui fit connaître plus claire- ment sa volonté, il se fit agréger à la Société des Quinze. Dans ce milieu profondément religieux, il sentit croître de jour en jour sa confiance en Marie, et se dissiper ses incertitudes. Bientôt sa décision fut prise; il n'entrerait ni dans le clergé séculier, ni dans la Compagnie de Jésus; sa conscience le pres-

1. En 1854, M. l'abbé Lalanne fut préposé à la direction dw Collège Stanislas dont Farchevêché de Paris venait d'accepter la charge et qui, à la date du 8 décembre, jour de la proclama- tion du dogme de l'Immaculée Conception, avait été confié à la Société de Marie. Il y demeura jusqu'en 1870 et rendit à cet établissement une prospérité qui en a fait une des premières institutions libres de Paris et même de la France (Voir Le Collège Stanislas, Notice historique, Paris, 1881.)

PREMIERE ENTREVUE 225

sait de se mettre corps et àme à la disposition de son bien-aimé directeur spirituel, pour contribuer à la réalisation de ses pieux desseins. était sa voie, il n'en doutait plus. C'est ce qu'il vint manifes- ter à M. Ghaminade le l'^'" mai 1817.

Ecoutons-le nous raconter lui-même l'accueil qui lui fut fait : « A cette ouverture, M. Ghaminade pa- rut attendri jusqu'aux larmes et il y répondit par une exclamation de joie : « G'est ce que j'atten- dais depuis longtemps. Dieu soit béni ! Sa volonté se manifeste, et le moment est venu de mettre à exécu- tion le dessein que je poursuis depuis vingt ans qu'il me l'a inspiré. » Puis expliquant sa pensée : « La vie religieuse, dit-il, est au christianisme ce que le chris- tianisme est à l'humanité. Elle est aussi impérissable dans l'Eglise que l'Eglise est impérissable dans le monde. Sans les religieux, l'Evangile n'aurait nulle part une application complète dans la société hu- maine. G'est donc en vain qu'on prétend rétablir le christianisme sans des institutions qui permettent à des hommes la pratique des conseils évangéliques. Seulement il serait difficile, il serait aujourd'hui inopportun de prétendre à faire renaître ces ins- titutions sous les mêmes formes qu'avant la Révo- lution.

« Mais aucune forme n'est essentielle à la vie reli- gieuse. On peut être religieux sous une apparence séculière. Les méchants en prendront moins d'om- brage; il leur sera plus difficile d'y mettre obstacle; le monde et l'Eglise n'en seront que plus édifiés. Faisons donc une association religieuse par l'émis- sion des trois vœux de religion, mais sans nom,

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sans costume, sans existence civile autant qu'il se pourra : Nova bella elegit Dominus i. Et mettons le tout sous la protection de ^larie Immaculée, à qui son divin Fils a réservé les dernières victoires sur l'enfer : Et ipsa conîeret caput tuum. Soyons, mon enfant, ajouta-t-il enfin avec un enthousiasme qui ne lui était pas ordinaire, soyons, dans notre humilité, le talon de la femme ~. »

A la suite de cette entrevue, qui marque, dans l'histoire de la Société de Marie, une date mémoralile, M. Lalanne et M. Chaminade lui-même parlèrent de leur projet à quelques membres de la réunion des Quinze; la grâce fit son œuvre, et, au sortir d'une retraite, le jeudi 2 octobre 1817, jour de la fête des saints Anges gardiens ^ cinq de ces jeunes gens dé- clarèrent ouvertement à leur « Bon Père » qu'ils se mettaient à son entière disposition; en même temps, ils sollicitèrent la faveur de se lier par des vœux de religion. Deux autres des Quinze, deux ouvriers, qui n'avaient pu assister à la retraite, vinrent peu après demander leur admission; ainsi, sept personnes com- posèrent la petite communauté qui, le 23 novembre, s'installa au fond d'une impasse donnant sur la rue Ségur, dans une modeste maison à laquelle un petit jardin était attenant.

Ces sept fondateurs, unis par les liens d'une étroite amitié, représentaient les professions les plus diverses. M. Lalanne, âgé de vingt-deux ans, et

1. Livre des Juges, v. 8.

2. Allusion à ce texte prophétique de la Genèse (III, 15) : « Celle-ci t'écrasera la tête, et tu essaieras de la meurtrir au talon. »

PREMIERS MEMBRES 227

M. Gollineau, d'un an plus jeune, se préparaient aux saints ordres ; tous les deux étaient remarquablement doués, le premier surtout était un esprit vraiment distingué. Auguste Brougnon-Perrière, leur aîné de six ans, était un professeur estimé et très instruit; Dominique Clouzet et Louis Daguzan, âgés l'un et l'autre de vingt-huit ans, abandonnaient la carrière commerciale qu'ils avaient suivie jusque-là. Enfin Jean-Baptiste Bidon et Antoine Gantau étaient ou- vriers tonneliers, le premier avait trente-neuf ans et le second, vingt-six. Gantau avait déjà exercé un très utile apostolat dans la paroisse Sainte-Croix où, de concert avec son curé, il réunissait les enfants après leur première communion, les entretenait dans leurs bonnes dispositions, continuait à les instruire de la religion, les suivait même dans leur apprentis- sage et les préparait à devenir de bons congréga- nistes. Quant à Bidon, chrétien exemplaire et apôtre zélé, il était, depuis 1801, l'un des piliers de la Con- grégation.

Ainsi, dès les premiers jours de son existence, la Société réunissait les divers éléments dont le fon- dateur entendait combiner les forces : des ecclésias- tiques, des laïcs lettrés et des artisans.

Quelles étaient les vues de l'abbé Ghaminade sur l'œuvre dont il venait, après une attente prolongée pendant vingt ans, de poser enfin les modestes fon- dements ? Il entendait mettre au service de Dieu et

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de l'Eglise, sous les auspices de Marie, une sainte milice qui allierait une vie profondément intérieure à l'exercice d'un zèle actif, qui joindrait aux moyens d'apostolat du prêtre ceux du laïc, et qui emploierait tout son effort à « multiplier les vrais chrétiens )>. Pour atteindre ce but, la Société ne se regarderait pas comme liée à tel genre d'action qui, au cours des temps , pourrait se révéler inefficace ; elle garderait la liberté de poursuivre sa fin par les moyens que les circonstances montreraient opportuns. Conduisant ces œuvres selon l'esprit qui avait présidé au fonction- nement de la Congrégation, elle ne bornerait pas son apostolat aux seules âmes qu'il lui serait donné d'at- teindre directement; elle n'oublierait jamais son objec- tif, susciter et former des apôtres qui soient, à leur tour, des excitateurs d'action.

Telle était la fin assignée à la nouvelle Société; de quelle organisation serait-elle pourvue afin d'y aboutir ?

M. Chaminade voulait qu'elle fût, en premier lieu, « un ordre religieux dans toute la ferveur des temps primitifs » ; ses membres assumeraient donc, et sans les amoindrir, les graves obligations des trois vœux perpétuels de pauvreté, de chasteté et d'obéissance.

En second lieu, comme elle devait travailler dans un milieu souvent hostile, qu'il ne fallait pas effarou- cher si l'on tenait à en faire la conquête, la Société adapterait ses moyens d'action aux besoins et à l'es- prit du siècle Dieu l'a fait naître ; elle atténuerait les formes extérieures de la vie religieuse. Sans doute on ne pouvait pas songer à être absolument sans nom, sans costume et sans existence civile ; du moins

L ORGANISATION 229

les membres s'efforceraient de ne se faire remarquer du public que par leur tenue modeste et édifiante. Les prêtres auraient l'habit ecclésiastique tel qu'il est usité dans les pays ils seraient placés. Les laïcs porteraient un habillement uniforme qui ne les diffé- rencierait pas des séculiers sérieux et dignes. Prêtres ou laïcs, après la profession perpétuelle, se reconnaî- traient à un anneau d'or porté à la main droite. Les dénominations qui avaient cours dans les couvents d'autrefois ne seraient pas adoptées ; on ne se ferait pas appeler Père ou Frère, mais monsieur l'abbé ou simplement monsieur, les noms de Frère, de Père ne sont pas couramment adoptés dans le public. Précisément parce qu'elle abaissait en quelque sorte ces barrières protectrices de la vie religieuse, la Société devrait inculquer à ses membres un esprit in- térieur très vivant et très profond. Le fondateur vou- lait que ce lut un des traits par lesquels on distin- guerait ses fils d'avec les autres chrétiens. Il leur prescrivait une heure de méditation chaque jour; il insistait pour qu'ils devinssent des hommes d'orai- son, afin de garder le souvenir habituel de la présence de Dieu et de diriger constamment leurs puissances et leurs actes vers lui. Tout en admettant que, au dehors et en apparence, le religieux de la Société ressemblât, comme on dit, à tout le monde, la Règle n'en brisait pas moins tous les liens par lesquels la pauvre humanité déchue tient aux vanités terrestres et aux fantaisies des passions. Un Abbé bénédictin, qui l'avait lue de près, la jugeait des plus astrei- gnantes. (( Je me suis efforcé, disait-il, d'y trouver l'heure et le lieu votre fondateur accordait un peu

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de trêve au vieil homme; je n'ai pu découvrir ni cette heure ni ce lieu : une telle Règle suppose des âmes qui ne consultent plus que le bon plaisir de Dieu. »

M. Chaminade avait tenu essentiellement à associer prêtres et laïcs, non seulement dans un même apos- tolat, mais dans une participation commune aux charges de l'Institut, lorsque ces charges ne requiè- rent pas exclusivement le caractère sacerdotal. C'était une vue hardie,. car depuis plusieurs siècles la légis- lation des ordres religieux tendait à séparer com- plètement les deux éléments sacerdotal et laïc. Pourtant, dans le plan de M. Chaminade, si on le considère de près, il n'y avait ni improvisation, ni innovation.

Ce n'était pas une improvisation, car l'expérience fournissait ici sa leçon : un grand travail s'était accompli à la Madeleine, grâce au concours simul- tané des prêtres et des laïcs dans la Congrégation et ses œuvres annexes ; la méthode était donc appuyée sur un premier succès facile à vérifier.

Déjà saint Philippe de Néri, dont M. Chaminade aimait à s'inspirer, avait compris que la société civile a une inclination permanente à briser son alliance avec l'Église, et s'efforce d'échapper au contrôle de la puissance spirituelle pour ne relever que d'elle- même. Dès lors, n'était-il pas sage d'assurer au clergé des auxiliaires parmi les laïcs, pour étendre son action même dans les milieux fermés aux prêtres et leur y préparer des voies d'accès ? Très juste au siècle de la Renaissance, cette observation l'était encore davan- tage au lendemain d'une Révolution qui, proclamant la scission radicale entre l'Etat et l'Eglise, ne con-

I

L ORGANISATION 231

sentait entre elles qu'à des concordats plus ou moins précaires. En fait, cette séparation s'accentuait chaque jour un peu plus, et, par delà le domaine de la poli- tique, s'étendait jusqu'à celui de la morale et de la science.

L'union de prêtres et de laïcs, religieux au môme titre, n'était pas non plus, de la part de M. Ghami- nade, une innovation ; on pourrait même soutenir que c'était un retour à l'ancienne organisation de la vie monastique. Les communautés du haut moyen âge, par exemple, étaient composées indistinctement de prêtres et de laïcs, ceux-ci ayant le droit de vote et appartenant aux Pères de chœur ^.

L'évolution se fit plus tard, à l'époque les reli- gieux sortirent des cloîtres pour travailler directe- ment au salut des âmes. Le ministère sacré, jouissant d'un grand prestige dans une société toute chrétienne, leur parut bientôt requis strictement par leur apos- tolat, et peu à peu les Ordres religieux, qui se desti- naient à l'évangélisation des peuples, adoptèrent une composition exclusivement sacerdotale, les laïcs n'étant plus guère admis qu'à titre d'auxiliaires pour les ser- vices du temporel.

Par une conséquence logique, lorsque, ensuite, il se créa des Instituts à vie active dont le but n'exi- geait pas la promotion aux ordres, comme celui des Frères des Ecoles chrétiennes, ils furent exclusive- ment laïcs.

On le voit, l'originalité du plan de la Société de Marie consistait vraiment à reprendre la tradition

1. Voir Règle de saint Benoit, chap. LX et LXII.

232 CHAPITRE XI

des plus anciennes communautés monastiques. Au surplus, si le fondateur s'éloignait de la tendance qui prévalait depuis plusieurs siècles, c'est que les temps nouveaux lui semblaient non seulement com- porter, mais encore appeler l'union des deux éléments. Nous avons à cet égard son témoignage exprès : « La cause de cette conduite, dit-il, n'est pas l'esprit de nouveauté dans une religion qui proscrit les nou- veautés )) ; elle se trouve simplement « dans les nou- veaux rapports, les nouveaux besoins, le nouvel état des sociétés civiles ou politiques » au sein desquelles doit s'exercer l'apostolat. « Nous croyons devoir prendre, répète-t-il ailleurs, des modes et un régime qui nous permettent d'attaquer en tous sens la corrup- tion du siècle. »

Telles sont les raisons pour lesquelles la nouvelle association recrute ses membres « dans tous les rangs ou classes de la société civile, prêtres, laïcs, lettrés ou artisans ». Leur union se fait sur des bases toutes fraternelles; ils sont tous religieux au même titre et contractent les mêmes obligations; les fonctions de la supériorité sont réparties entre les uns et les autres selon la nature des œuvres, aussi bien que le labeur apostolique. Aux prêtres, le ministère sacré, la responsabilité de l'enseignement de la religion et de la formation religieuse; aux laïcs, d'abord la partici- ipation à ce même enseignement et à cette même formation sous la direction des prêtres ; puis , en collaboration avec ceux-ci, l'enseignement des sciences profanes, enfin la sollicitude du matériel. Aux prê- tres encore, la garde de l'esprit religieux pour l'empêcher de dégénérer et de se dissiper; aux laïcs

L ORGANISATION 233

plus exposés, sans habit monacal, aux influences de l'esprit mondain, le devoir de chercher un contrepoids moral dans les secours spirituels que leur garantit une direction sacerdotale.

Dans la pensée de M. Chaminade, ces différentes classes de personnes ne faisaient pas chacune, au sein de la Société, comme une corporation à part; mais elles formaient ensemble un organisme complet, un corps moral tous les membres étaient étroitement unis et solidaires les uns des autres. Il ne visait pas une simple juxtaposition d'éléments, ni un mélange vague et confus; mais il voulait une véritable union organique : autrement dit, la Société n'était pour lui ni une association de prêtres ayant des laïcs comme aides pour certains services, ni une réunion de laïcs ayant avec eux quelques prêtres pour les fonctions qui requièrent le ministère sacerdotal. Les deux élé- ments lui paraissaient liés à tel point que le corps social ne pourrait exister sans l'un et l'autre, et ils devaient se pénétrer tellement que chacun entrerait comme élément constitutif dans la composition des parties principales du corps, aussi bien que dans celle du corps entier.

Union sans confusion, c'était la formule favorite du fondateur, qui aimait à la répéter. D'une part, l'union des esprits et des cœurs par la charité fraternelle rend possibles et faciles la vie, le travail en commun dans le même établissement ; elle exclut toute idée de séparation ou d'isolement des personnes et des œuvres. D'autre part, la confusion ne se produit pas il y a pour chacun une place distincte, toujours prévue, souvent nécessaire, ni chacun occupe la

234 CHAPITRE XI

place désignée et préparée pour lui. Ainsi, dans la Société, les deux éléments se joignent et s 'entr 'aident : chacun y possède et conserve ses fonctions propres, sans empiéter sur l'autre, et tous deux, en s'alliant, se complètent harmonieusement.

Ce qui justifie cet ensemble de vues, originales assurément, c'est le fait que plusieurs instituts con- temporains ont adopté une organisation analogue à celle qu'avait conçue M. Ghaminade; mais ce qui fait mieux encore son apologie, c'est que, depuis ses origines, la Société n'a introduire aucune modifi- cation essentielle dans sa composition primitive ; elle a pu demeurer telle que l'avait établie son fondateur, et elle y a trouvé une source de vitalité constante et de puissante fécondité.

Écrivant un jour à l'un de ses religieux, M. Gha- minade lui parlait de « cette empreinte de l'Institut, qui a prévalu partout, et qu'il faut conserver de race en race ^ ». Pour qui a suivi jusqu'ici l'histoire de M. Ghaminade, il est manifeste que l'empreinte mar- quée par lui dans toutes ses fondations, aussi forte- ment et profondément que possible, c'est la déA^otion à Marie. Tel est bien le caractère qu'il a entendu donner à la Société. Qu'on en juge d'après cet extrait d'une note, écrite par lui-même sur la Société et les principes de sa constitution. « Ge nouvel Ordre prend le nom de Société de Marie (celui de Famille expri-

1. A M. Caillet, 24 juin 1826,

L EMPREINTE 235

nierait mieux sa nature), parce que tous ceux qui la composent ou la composeront à l'avenir doivent : se consacrer à Marie; 2** la regarder comme leur mère et se regarder eux-mêmes comme ses enfants; se former dans le sein de sa tendresse maternelle à la ressemblance de Jésus-Christ, comme cet adorable Fils y a été formé lui-même à la nôtre, c'est-à-dire tendre à la plus haute perfection ou vivre de la vie de Jésus-Christ sous les auspices et la conduite de Marie; n'entreprendre leurs travaux pour atteindre la fin médiate de leur institution que dans une entière confiance en la protection de l'auguste nom de Marie et le désir de le faire glorifier. Le vrai secret de réussir dans leurs travaux, soit pour leur propre perfection, soit pour le soutien de la religion et la propagation de la foi, est d'y intéresser la sainte Vierge, de lui en rapporter la gloire, dans les vues et les sentiments de Notre-Seigneur Jésus-Christ. »

Dès la fondation, ces principes fondamentaux furent proclamés, comme le racontent les relations les plus détaillées des origines. Ainsi M. Lalanne écrivait ceci : « Dès les premières entrevues qui eurent lieu à partir de cette époque (2 octobre 1817), de huit jours en huit jours, on posa en principe... surtout, que ce corps religieux serait sous la protec- tion et comme la propriété de la Sainte Vierge. »

Pour imprimer à la profession des premiers reli- gieux ce cachet mariai, M. Chaminade n'avait qu'à transporter dans les usages de la société naissante ce qu'il avait établi pour Vétat. Dans le vœu de zèle il comprenait non seulement le dévouement au salut de la jeunesse, mais aussi la stabilité dans la congréga-

236 CHAPITRE XI

tion; et par là, s'il entendait d'abord la volonté de persévérer dans l'association et de s'employer à son développement, c'est qu'il y ajoutait une donation de soi à Marie, une sorte d'alliance avec elle. Fidèle à ces antécédents, le fondateur institua donc pour les sociétaires un quatrième vœu dit de stabilité. Selon sa pensée, cet engagement fixait le prof es « dans l'état de serviteur de Marie, d'une façon perma- nente et irrévocable ». Ce n'était pas une simple démarche d'affection, ni même une promesse faite sur l'honneur; c'était un acte en forme de vœu, par lequel on déclarait sa volonté de se donner entiè- rement à l'auguste Marie, corps, âme, biens et vie, afin que cette tendre Mère usât de tout selon son bon plaisir et pour la gloire de la sainte Trinité. L'anneau d'or que les religieux devaient porter à la main droite était le symbole de cette alliance avec la Reine du ciel et devait leur en rappeler sans cesse le souvenir.

Voilà de quelle façon le fondateur conçut le moyen d'imprimer à l'Institut nouveau le sceau spécial dont il avait marqué ses créations antérieures, et l'on ne peut que proclamer cette solution excellente. Quoi de meilleur, en effet, que de se dépouiller de tout ce que l'on est et de tout ce que l'on possède pour en faire un entier abandon entre les mains de Marie, et, par elle, à Dieu! N'est-ce pas l'hommage suprême, le sacrifice total et définitif au delà duquel l'homme ne peut plus rien ?

De la sorte, l'idée première que M. Chaminade avait déposée comme un germe fécond dans la consé- cration des simples congréganistes, atteignait son

PIETE FILIALE 237

plus bel épanouissement dans la profession de ses religieux. Et du même coup la Société de ^larie rece- vait sa note caractéristique, son esprit propre et dis- tinctif , qui lui marquait son rang dans la grande pha- lange des religieux et lui assignait sa mission parti- culière. Au cours des âges passés, d'autres Ordres avaient choisi, dans l'imitation du modèle unique et universel, Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour leur lot propre et spécifique la pauvreté, la pénitence, la vie d'oraison, le zèle pour la science sacrée ou pour l'apos- tolat, et ils avaient présenté à leurs disciples un pro- gramme déduit de ces divers principes. M. Chaminade, lui, relevait et mettait à part dans la physionomie du divin modèle et dans les sentiments de son Cœur sacré un trait nouveau, bien digne d'être reproduit par une société religieuse, la piété filiale envers Marie.

De cette première donnée, il faisait sortir toutes les vertus chrétiennes et religieuses. Le zèle lui-même en serait un corollaire : on s'appliquerait à multiplier les chrétiens pour étendre le règne de Marie et lui gagner des serviteurs. Au demeurant, puisque Jésus est de ^larie, que l'éducation du Fils est l'œuvre de la Mère, comment entre ces deux figures si par- faites n'y aurait-il pas une identité que nulle part ailleurs on ne découvre ainsi réalisée ? Dès lors, tout en aimant filialement Marie, en s 'abandonnant à elle totalement et en se laissant former à la perfection par ses soins maternels, les fils de M. Chaminade, encore que paraissant suivre une autre voie que les religieux des divers Instituts, arrivent au même terme : à l'amour et au service de Jésus. Per Mat rem ad Filium, c'est l'abrégé de leur programme.

238 CHAPITRE XI

Telle devait être, dans ses traits généraux, la phy- sionomie de la Société de Marie. Il nous reste à voir ses humbles commencements.

Le jeudi 11 décembre 1817, dans l'octave de ITm- maculée Conception, les sept jeunes hommes, que nous connaissons déjà, prononcèrent leurs premiers vœux entre les mains de leur Bon Père^ dans la sacristie de la Madeleine. M. Chaminade, d'accord avec l'archevêque de Bordeaux, Mgr d'Aviau, qu'il mettait au courant de tout ce qui se faisait, résolut de consacrer une année entière à l'étude des formes du nouvel Institut. Du même coup, le temps éprouve- rait les vocations et permettrait à chacun de mettre en balance la générosité de sa détermination avec les mécomptes auxquels il devait s'attendre dans une entreprise de ce genre. Enfin, le fondateur aurait le loisir de façonner lentement et méthodiquement ses premiers disciples aux vertus essentielles de la vie religieuse.

Pendant cette année de probation, M. Chaminade ne permit à aucun d'eux de quitter les fonctions qu'il remplissait auparavant ; il leur demanda seulement de vivre en communauté, à l'impasse de la rue Ségur, dans les moments libres que leur laisseraient leurs occupations ordinaires. M. Auguste Brougnon-Per- rière fut nommé Supérieur

Une sincère cordialité, une grande simplicité, jointe aune distinction exempte de gêne et d'affectation, pré-

LES DEBUTS 239

sidait aux relations entre les nouveaux confrères. (( Tous avaient été élevés chrétiennement, dit M. La- lanne, mais dans une grande liberté. Ils avaient vécu jusqu'à vingt ans et au delà, mêlés à toutes les choses du monde : relations de famille, relations d'amitié, affaires, études et plaisirs ; mais, quant aux divertis- sements, dans les limites de la plus sévère honnêteté. Ils n'étaient mus par aucun motif humain, ni d'inté- rêt, ni de gloire, pas même par le dégoût du monde ou par la crainte de ne pas y faire leur salut. Liés entre eux d'amitié depuis longtemps, ils avaient les uns dans les autres et dans M. Chaminade une con- fiance illimitée. Enfin, nés ou élevés au moins après la Révolution et de parents plébéiens, ils n'étaient im- bus d'aucun préjugé aristocratique, n'avaient avec le passé aucun engagement, ni par leurs antécédents, ni par ceux de leurs familles... Ces habitudes et ces idées, qui n'altéraient en rien le fondement de la vie religieuse, c'est-à-dire l'abnégation de soi et le dé- vouement de toute sa personne à Dieu, furent, en quelque sorte, le caractère, le cachet distinctif et l'es- prit primitif de la Société de Marie. Ni rigoristes, ni exclusifs, ni entichés de coutumes anciennes et acces- soires, dégagés de tout préjugé et de toute influence de parti, les nouveaux religieux allaient naïvement à Dieu. M. Chaminade ne demandait pas mieux, quoi- qu'il eût vu, dans son jeune temps, l'état religieux sous un autre aspect. Sans trop s'inquiéter des ma- nières franches et aisées de ses disciples, il insistait sur les vertus qui constituent l'abnégation religieuse par l'imitation de Jésus-Christ. »

M. Chaminade apportait à la formation de ses

240 CHAPITRE XI

premiers fils un soin extrême, dirigeant chaque âme avec une vigilance et une fermeté qui assuraient un progrès sur et ininterrompu. Dans des entretiens pro- longés, il leur enseignait une à une toutes les vertus religieuses, appuyant très particulièrement sur celles qui demandent plus d'efforts au commencement de la vie religieuse : la garde des sens et le recueillement. Il ne cessait de leur redire que la modestie devait remplacer pour eux la sauvegarde de l'habit reli- gieux, et que l'esprit de foi et d'oraison serait leur seule protection efficace contre les dangers de l'es- prit mondain auxquels les exposerait inévitablement leur vocation apostolique. Les résumés de plusieurs de ces premières instructions nous ont été conservés ; elles sont nettement austères : il le fallait ainsi pour tremper solidement des âmes transplantées presque sans transition du monde dans la vie religieuse et destinées à servir de fondement à un institut nouveau. Dès l'origine, dans la petite communauté, on prati- quait un jeune hebdomadaire, le vendredi. Le cha- pitre des coulpes, destiné à prévenir le relâchement et les abus, occupait une place importante parmi les exercices de chaque semaine. Enfin, quand une grâce particulière était sollicitée du Ciel, saint Joseph était constitué médiateur, et, en son honneur, on ajoutait le jeûne du mercredi à celui du vendredi.

La première année de vie commune s'écoula sans incident notable. Dès les premiers jours, deux hommes déjà âgés avaient sollicité, comme une faveur suprême au déclin de leur carrière, l'autorisation de s'adjoindre à la nouvelle famille de Marie. L'un d'eux, le véné- rable M. Lapause, très dévoué à l'association des

M. DAVID MONIER 241

Pères de famille et aux congrégations éloignées de Bordeaux, ne fut admis qu'à titre d'affilié dans une Société dont son âge ne lui permettait plus de suivre les pratiques ; néanmoins il vint habiter avec les reli- gieux, dès que, l'année suivante, ils eurent une mai- son plus vaste. Le second postulant était M. David, cet avocat tout dévoué à ^1. Ghaminade, qui avait été emprisonné avec lui sous l'Empire en 1810, et qu'il convient de faire connaître avec quelque dé- tail.

à Bordeaux le 7 novembre 1757, David-Jean ^lonier avait embrassé la carrière du barreau. Nous ne pourrions pas assurer que son éducation ait été chrétienne. Quoi qu'il en soit, il négligea de bonne heure les pratiques religieuses, s'éprit des doctrines des philosophes, et mit à les répandre toute l'ardeur de son tempérament combatif : ses préférences allaient à Jean-Jacques Rousseau. Quand vint la Révolution, il la salua comme l'aurore des temps nouveaux, comme la réalisation prochaine du Contrat social^ comme l'avènement du règne de la paix et de la liberté parmi les hommes. Pour agir sur une scène plus vaste, il se rendit à Paris avec les députés gi- rondins, ses amis, soutint leur politique et s'employa aussi à des entreprises de librairie en faveur de ses auteurs préférés.

Bientôt néanmoins son enthousiasme se refroidit : le triomphe de la Montagne et les excès de la Ter- reur lui inspirèrent le dégoût du régime révolution- naire, et, par un de ces revirements dont les natures ardentes sont coutumières, il se jeta à corps perdu dans la réaction. Alors il noua des intrigues pour la

16

U2 CHAPITRE XI

restauration de la monarchie, entreprit différents voyages en x\llemagne et en Italie en qualité d'agent du comte de Provence, le futur Louis XVIII; sous le Directoire, il fut mêlé aux tentatives destinées à ga- gner Barras à la cause des Bourbons. Englobé dans le complot de Cadoudal, il fut arrêté par la police du premier Consul. Toutefois on ne put établir contre lui de charges suffisantes; il fut relâché et, désaf- fectionné de la politique, reprit le chemin de Bor- deaux.

Homme actif, « de beaucoup d'esprit, d'une har- diesse presque audacieuse, disant et persuadant tout ce qu'il voulait dans la plus brillante conversation, ayant tout vu dans son siècle et n'ayant rien oublié, rompu aux affaires les plus importantes comme les plus épineuses 1 », il acquit rapidement une grande notoriété dans Bordeaux, et son cabinet de la place Sainte- Colombe fut très fréquenté. Pourtant ses opi- nions politiques seules s'étaient modifiées. En matière religieuse il restait ce qu'il avait toujours été, indif- férent et sceptique. Comme la plupart des initiateurs du mouvement de 1789, même désabusés, il conser- vait, à l'égard des pratiques religieuses, ses vieilles rancunes de philosophe.

Cependant, mis en rapport avec INI. Chaminade, il ne put lui refuser son estime ; bientôt il lui donna sa confiance, et, peu à peu, se laissa ramener à des idées chrétiennes. Il fit une longue retraite sous la direc- tion de son nouveau guide, et en sortit aussi tran-

1. M. Lalanne, Dictionnaire des Ordres religieux, t. ÏV, col. 747.

M. DAVIt) MONTER 243

formé qu'un aveugle qui a recouvré la lumière. Sa conversion fut radicale et entraîna une orientation toute nouvelle de sa vie. Désormais, et jusqu'à sa mort, son activité fut employée aux œuvres de charité et de propagande religieuse ; et il s'attacha à son di- recteur spirituel par les liens de l'amitié et de la re- connaissance la plus vive.

Quand il vint solliciter son admission dans la petite communauté, il portait allègrement le poids des soixante années de sa carrière mouvementée, brûlant du désir de consacrer son ardeur toujours jeune à faire honorer Marie, et par elle glorifier son divin Fils. Il fut admis parmi les confrères, mais ne vint habiter complètement avec eux que l'année suivante. Il étendit à la Société les bons offices qu'il rendait comme secrétaire au fondateur, et si parfois, à cause de l'ardeur de son tempérament, sa coopération n'alla pas sans quelque inconvénient, néanmoins ses vastes connaissances, son zèle ardent et son habileté peu commune rendirent de grands services à l'Institut naissant.

Résider constamment avec ses religieux eût été une grande consolation pour M. Chaminade; mais, s'il appartenait à la Société aussi réellement que le père appartient à la famille fondée par lui, il n'en avait pas moins une vocation personnelle antérieure, que ne modifiait pas la création du nouvel Institut. Totale- ment détaché du monde et de lui-même par des vœux

2U CHAPITRE XT

remontant à sa première jeunesse, il s'était, répon- dant à un appel divin, constitué à Saragosse dans l'état permanent d'apôtre de Marie ; depuis lors, il avait vu la Providence l'employer, d'une façon inin- terrompue, à la réalisation d'un plan qui comprenait, mais, en même temps, débordait la fondation de la Société de Marie. Voulant comme toujours accomplir pleinement et simplement la volonté de Dieu, il con- serva donc sa résidence de la ^ladeleine et demeura pour le public le directeur et l'homme d'œuvres que l'on connaissait depuis longtemps. Au reste il fut seul à diriger l'Institut naissant; il prit officiellement, quand le moment fut venu, le titre de Supérieur gé- néral, et ne distingua sa vie de celle de ses religieux que dans la mesure l'exigèrent les besoins de ses autres œuvres.

Cette attitude de M. Chaminade, et les conditions d'effacement dans lesquelles s'était placée la petite communauté, eurent ce résultat que la fondation nou- velle passa presque inaperçue.

Dans la Congrégation et parmi les amis de M. Cha- minade, on désigna la communauté sous le nom de la petite société^ titre dont elle-même se contenta longtemps. Officiellement pourtant, elle s'appelait déjà la Société de Marie. M. Chaminade se plaisait aussi à confondre ses deux fondations, celle d'Agen et celle de Bordeaux, sous le nom d'Institut de Ma- rie, marquant par cette dénomination commune leur étroite union au service de la Vierge Immaculée.

Par une coïncidence singulière, vers la même date, à Lyon, surgissait une autre Société de Marie, grâce à l'initiative d'un prêtre zélé, le P. Colin. C'est seu-

PREMIERS voeux 245

lement beaucoup plus tard que les deux fondateurs apprirent à se connaître. Il paraîtrait qu'alors il fut un instant question d'une fusion, mais le but et l'or- ganisation de chacune des deux sociétés parurent assez distincts pour justifier leur existence séparée.

Cependant l'année de probation imposée aux pre- miers sociétaires touchait à son terme. Le 27 août 1818, M. Chaminade annonçait à Mgr d'x\viau qu'il avait achevé la première ébauche des Constitutions de la Société de Marie ; il soumettait ce travail à son examen, et sollicitait sa bénédiction pour la retraite qui allait s'ouvrir : « Je ne veux. Monseigneur, disait- il, que ce que vous voudrez, et de la manière que vous le voudrez ; j'ai confiance que Dieu, dans sa miséri- corde, accomplira le dessein qu'il a daigné m'inspi- rer, malgré toute mon imperfection. »

La retraite eut lieu dans la solitude de Saint-Lau- rent et se termina le 5 septembre. « C'est que fut jeté, selon la propre expression de M. Chaminade, le fondement solennel de la Société de Marie. » Outre les premiers disciples auxquels s'étaient joints MM. Da- vid et Lapause, quatre nouveaux aspirants y pre- naient part, tous quatre congréganistes, un borde- lais de bonne famille, Bernard Laugeay, et trois jeunes gens de Saint-Loubès lesquels, bien que de condition ordinaire, ne manquaient pas d'une certaine culture, Jean Neuvielle, Jean Mémain et Jean Arme- naud : ce dernier faisait des vœux privés depuis plu- sieurs années. Les huit jours que durèrent ces saints exercices s'écoulèrent trop vite au gré de tous. Les retraitants ne se lassaient pas d'entendre M. Chami- nade leur redire, avec une émotion communicative,

246 CHAPITRE XI

combien ils devaient s'estimer heureux d'appartenir à la famille choisie de ^larie et d'être appelés à de- venir ses apôtres à travers le monde. Ils se péné- traient du sens de la vie religieuse, et de l'esprit de totale abnégation qu'elle exige avant toute chose ; ils brûlaient du désir de se consacrer pour jamais à Dieu et à Marie.

Avant de les admettre à s'engager définitivement, M. Chaminade leur donna connaissance des pre- mières Règles qu'il avait tracées et sollicita d'eux les observations que l'Esprit de Dieu leur inspirerait. Puis, comme il y avait été autorisé par ^Igr d'Aviau, il reçut à la profession perpétuelle MM. Auguste, Lalanne, Bidon, David, Daguzan et Cantau, aux vœux triennaux les autres, sauf les derniers arrivés qui avaient à faire leur noviciat, A la clôture de la retraite, le 5 septembre 1818, il déclara, au nom de Mgr l'archevêque de Bordeaux, l'existence officielle- ment reconnue de la Société de Marie. Le soir même, Mgr d'Aviau vint en personne confirmer l'acte du fondateur en donnant à tous les retraitants ses en- couragements et sa bénédiction.

Le bon prélat n'oublia pas le chemin de Saint- Laurent ; à la clôture des retraites annuelles il s'y rendait de bon matin, célébrait la messe et bénissait ses enfants en leur disant : « Croissez comme le fro- ment du Seigneur ! » Jusqu'à la fin de sa vie, c'est- à-dire jusqu'en 1826, il leur donna cette marque de particulière sympathie.

Une bénédiction plus précieuse encore vint sur- prendre et réjouir la petite communauté au cours du mois de mai 1819. C'était un présent de Marie extrê-

FAVEURS DE PIE VII 247

mement agréable à ses serviteurs, puisqu'il écartait d'eux jusqu'à l'ombre d'incertitude qui aurait pu les troubler. En fils soumis de l'Eglise, M. Chaminade ne voulait rien entreprendre sans en informer le Père commun des fidèles. Cependant il n'avait pas encore l'intention de solliciter une approbation quelconque : pour la Société de Marie, le moment n'en était pas venu ; auparavant ses enfants avaient à faire leurs preuves. Pour l'heure, il se contentait de porter à la connaissance du Souverain Pontife ce qu'il avait fait, ce qu'il se proposait de faire; puis, comme gage de la bienveillance pontificale, il sollicitait pour ses fils et ses filles quelques faveurs spirituelles. Mgr d'A- viau et Mgr Jacoupy apostillèrent favorablement la supplique. Pie YII, qui achevait alors son doulou- reux pontificat, se pencha sur le berceau des deux Instituts, les bénit, et le 25 mai 1819, par un bref très affectueux, il daignait leur accorder quatre in- dulgences plénières : au jour de l'émission des vœux, au jour de leur renouvellement annuel, à l'occasion des Quarante-Heures et à l'article de la mort.

Au reste, les membres de l'une et l'autre famille se montraient dignes des encouragements dont ils étaient l'objet. Leur Bon Père n'avait guère qu'à modérer leur ardeur. Tel trouvait encore trop courts les vœux perpétuels : tel autre en écrivait la formule avec son sang. « Je me rappellerai toujours avec une douce émotion, écrivait plus tard Tun d'entre eux, les heureux temps que j'ai passés à Bordeaux; pres- que tout le monde se plaignait alors à la communauté que la Règle fût trop douce. » Le religieux qui parle

248 CHAPITRE XI

ainsi avait lui-même pris l'habitude de coucher sur une simple paillasse, d'ajouter le jeûne du mercredi à celui du vendredi, de ne pas boire de vin à moins de convenance ou de nécessité.

La trempe de ces âmes ne se démentait pas dans l'épreuve finale de l'agonie. En avril 1819, la sœur Elisabeth, au couvent d'Agen, eut un trépas vrai- ment angélique. A Bordeaux, au mois d'août suivant, Antoine Cantau mourut comme meurent les saints. Sa joie, la transfiguration de ses traits à l'approche du moment suprême, furent pour ses frères un puis- sant encouragement à persévérer dans leur sainte vo- cation.

C'est assurément le cas de se rappeler la loi que formulait déjà l'auteur de l'Imitation : « Oh ! combien est grande la ferveur de tous les religieux au commencement de leur saint Institut ! Quelle dé- votion dans la prière ! quelle émulation pour la vertu ! quelle parfaite régularité I quel respect et quelle obéissance aux prescriptions de la Règle ^ »

La petite Société était la plus jeune des familles religieuses alors représentées dans la ville de Bor- deaux. Ayant choisi pour son partage l'esprit de Marie à Nazareth, l'humilité, la simplicité, la mo- destie, elle n'aspirait qu'à vivre et à se dépenser pour les âmes dans la pratique des vertus cachées, auxquelles l'exerçait avec prudence et fermeté le Bon Père. A ces heures initiales, la Providence se montrait pour elle comme une mère pour un enfant à la Abeille d'entreprendre un long et pénible voyage ;

1. Imit., I, XVIII, 5.

PREMIÈRE FERVEUR 249

elle prodiguait à tous des caresses et des faveurs dont le souvenir devait leur adoucir les fatigues futures et soutenir leur courage. Car bientôt elle les tirerait de l'obscurité pour les associer à son œuvre et les mettre à même de faire leurs preuves.

CHAPITRE XII

Premières oeuvres de la Société et de l'Institut DANS LE Midi, en Alsace et en Franche-Comté (1818-1826). Ecoles normales et profession- nelles. — Reconnaissance légale de la So- ciété (1825).

Pendant l'année de probation, les nouveaux reli- gieux avaient continué de colla'oorer à la Congréga- tion ; momentanément ce champ d'action avait suffi pour absorber les quelques heures de loisir que leur laissaient leurs autres occupations ; du reste, ils trou- vaient là un instrument d'apostolat d'une valeur indiscutable, dont l'efficacité était victorieusement démontrée par les résultats obtenus. Après leur pro- fession (5 septembre 1818), ils se demandèrent, et leur Père avec eux, quel autre apostolat ils pourraient ajouter à celui-là. Leurs recherches ne furent pas lon- gues. Comme l'écrivait un prêtre à M. Chaminade, « la génération qui passait était hideuse de vices,

L EDUCATION 251

d'ignorance et d'incrédulité, c'était un véritable cadavre gisant dans son tombeau ». L'espoir était dans la génération qui montait à la vie ; il fallait aller à ces âmes que l'influence délétère d'une société corrompue n'avait pas encore perverties, et, sous les auspices de la Mère des chrétiens, refaire, pour Dieu et pour le pays, une race croyante, vertueuse et forte. aussi d'ailleurs, le travail accompli parles religieux ne s'ar- rêterait pas aux âmes qui en bénéficieraient directe- ment : l'éducation à donner ne devait pas faire seule- ment des chrétiens, mais des chrétiens apôtres,

M. Chaminade entendait qu'il en fût ainsi ; sans doute, il comprenait le mérite et la nécessité du zèle qui court après la brebis perdue : n'avait-il pas créé, avec Mlle de Lamourous, l'admirable maison de la Miséricorde ? Mais, comme il l'écrivait à Mlle de Trenquelléon, comme il le répétait à ses disciples, il ne s'agissait pas pour la Société ni pour l'Institut « de réformer une ou plusieurs âmes pécheresses » ; il fallait « attirer et réformer le monde qui s'égarait presque en totalité » .

On acquit donc, rue des Menuts, sur les indications de ^L Estebenet, un local contigu au pensionnat qu'il dirigeait lui-même et qui devait être transféré à l'hôtel Dufour. M. Brougnon-Perrière fit auprès du recteur de l'iVcadémie, M. de Sèze, frère du défenseur de Louis XYI , les démarches nécessaires pour l'ouver- ture de la nouvelle école; après des formalités admi- nistratives, dont les bureaux d'aujourd'hui continuent fidèlement les lenteurs, l'autorisation fut accordée le 11 mai 1819. Bien que l'année scolaire fut déjà proche de son terme, on décida de recevoir aussitôt quelques

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enfants pour préparer la rentrée suivante ; la maison fut donc ouverte à la mi-juin, et l'année s'acheva avec quinze élèves. Mais un grave contretemps survint : l'hôtel Dufour avait échappé à M. Estebenet; les deux écoles allaient-elles rester côte à côte et se faire une concurrence inévitable? Comme on ne le voulait ni d'un côté ni de l'autre, on convint d'opérer plutôt la fusion des deux établissements en un seul; une rente viagère de quinze cents francs fut attribuée à M. Estebenet, en retour de la cession à laquelle il consentait. Par môme, la Société avait entrée dans l'institution privée la plus ancienne et la mieux réputée de la ville. M. Auguste Brougnon-Perrière lui donna son nom et en prit la direction effective avec ses col- lègues de la Petite Société comme professeurs et surveillants .

M. Chaminade aida ses fils de toute l'expérience de ses années de Mussidan. Sur son conseil, on n'admit, en commençant, que de jeunes enfants : les élèves devaient grandir dans la maison, et c'était nécessaire, si l'on voulait qu'ils en sortissent armés pour exercer l'apostolat autour d'eux dans le monde. Il voulait qu'on les format dès le collège à l'action de conquête : « Parmi ces enfants, disait-il, vous en trouverez qui auront du zèle et dont vous pourrez vous servir à l'égard des autres comme de petits missionnaires. »

M. Lalanne introduisit dans la pension de la rue des Menuts deux excellents moyens d'émulation : l'Aca- démie, et les prix d'inscription au tableau d'honneur. « L'Académie, a-t-il écrit, mettait en honneur et en crédit la bonne tenue, le bon esprit joints au talent,

SUCCES OBTENUS 253

tandis que ses exercices offraient un intermédiaire indispensable entre la monotonie et la froide gravité des travaux classiques de l'Université, et le clin- quant et la frivolité des représentations théâtrales de l'éducation mondaine, si malencontreusement emprun- tées avec leur dissipation et leur inanité par quelques maisons ecclésiastiques. Quant aux prix d'inscription au tableau d'honneur, ils changeaient au profit de l'éducation la base de l'émulation. La pratique suivie presque généralement était de récompenser le succès du travail plus que le travail lui-môme. Il en résul- tait que, dans le collège comme dans le monde, la méchanceté et le vice pouvaient compter sur la gloire si, par un accident ou une faveur de la nature, ces vices se rencontraient alliés avec l'esprit. On pré- serva l'enfance, qu'on élevait sous les auspices de Marie, de ce scandale prématuré, en attachant à la conduite morale une récompense et un honneur accessibles à tous, et même les récompenses les plus enviées. Les hommes judicieux s'aperçurent d'abord du caractère spécial de cette éducation et de sa supé- riorité. »

Aussi l'établissement compta bientôt cent vingt élèves; et pourtant il était soumis à toutes les sujé- tions de l'Université, puisque la liberté d'enseigne- ment n'existait pas alors, il se trouvait privé des classes supérieures et obligé, même pour la seconde, de conduire ses élèves au Collège royal. Il fallut songer à se pourvoir d'un local plus spacieux. M. Cha- minade fit donc l'acquisition de l'hôtel de Razac, situé rue du Mirail et sanctifié pendant la Révolu- tion par le séjour des Carmélites. Le « pensionnat

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de M. Auguste » y fut transféré à Pâques, en 1825, et prit le nom à Institution Sainte-Marie, qui de- vint le titre caractéristique des établissements de la Société partout des circonstances particulières n'en imposaient pas un autre. Ainsi agrandi, l'établisse- ment tenta d'obtenir l'autorisation d'avoir chez soi les classes de rhétorique et de philosophie. Ce fut en vain : le recteur de Bordeaux s'y opposa constamment dans la crainte de porter préjudice au Collège royal.

La Société de Marie avait ouvert son premier pen- sionnat presqu'aussitôt après sa fondation. L'Institut des Filles de ]Marie se contenta d'abord de tenir des classes gratuites et des ouvroirs. Ni M. Chaminade, ni la Mère de Trenquelléon n'avaient, dans le principe, manifesté de sympathies pour les pensionnats, et jus- qu'à nouvel examen, ils les avaient exclus du nombre des moyens que l'Institut adopterait pour atteindre sa fin. On avait l'intention de laisser ce genre d'œuvres à d'autres congrégations religieuses et de se réserver pour les œuvres de zèle proprement dites. La Bonne Mère donnait un motif spécial de cette exclusion : elle redoutait pour ses filles l'étude trop prolongée des sciences profanes comme nuisibles à l'esprit de sim- plicité et de recueillement. Quelque justifiées que fussent ces considérations, elles devaient céder devant les nécessités sociales. L'éducation des classes su- périeures n'était pas moins en détresse que celle du peuple, et un Ordre qui se vouait à la propagation de

ECOLE À AGEN 255

l'idée chrétienne, devait nécessairement essayer de conquérir les classes dirigeantes en élevant leurs enfants. La question se résolut dans ce sens à l'occa- sion d'une fondation qui venait de s'effectuer à Gon- dom (Gers), en juillet 1824.

G 'est, grâce à l'entrée en religion d'une cousine de la fondatrice, Mlle de Lacliapelle, que cette troi- sième maison avait pu s'ouvrir ; car, après le novi- ciat de la jeune sœur, sa famille acheta et offrit à l'Institut l'ancien couvent de Notre-Dame de Piétat, qui devint bientôt un pensionnat florissant.

Ghez les Filles de Marie, l'éducation de l'enfance s'était introduite par la porte des écoles gratuites, les pensionnats avaient suivi. Ge fut l'inverse pour la Société de Marie ; on commença par un pension- nat, et on continua par des classes populaires.

Dans l'été de 1820, M. Ghaminade, s'étant trans- porté à Agen lors de la retraite annuelle des Filles de ^larie, profita de son séjour dans cette ville pour rétablir, avec l'aide de jNI. David, la congrégation des hommes, supprimée presque dès son début en 1816. Le projet eut un plein succès ; et les congré- ganistes en profitèrent pour presser le fondateur d'envoyer dans leur ville des religieux de la Société de Marie ; ils y dirigeraient leur congrégation et élèveraient les enfants du peuple, dont l'éducation était à peu près totalement abandonnée. M. Ghami- nade hésita d'abord ; il prit le temps de consulter Dieu dans la prière, et enfin il promit.

Trois religieux partirent vers la mi -novembre, à pied, en vrais pauvres de Jésus-Ghrist ; celui d'entre eux qui devait remplir les fonctions de directeur,

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M. Laugeay, avait l'àme d'un saint et le cœur d'un apôtre. Un quatrième confrère les rejoignit bientôt : c'était un ancien officier des guerres d'Espagne, M. Gaussens, qui devint plus tard Inspecteur des écoles de la Société dans le Midi de la France.

L'accueil de la population fut réservé ; on voulait voir à l'œuvre les nouveaux venus. Un congréganiste leur donna provisoirement l'hospitalité. ]\Iais les premiers résultats obtenus par les écoles gratuites triomphèrent de toutes les préventions et provoquèrent un élan de sympathie reconnaissante. Les petits coureurs de rues se transformaient à vue d'œil, n'insultaient plus personne au passage, comme c'était leur coutume au- paravant, ne se battaient plus, devenaient studieux et appliqués, et même commençaient à goûter les ins- tructions morales et religieuses de leurs maîtres. Il se produisit alors un fait bien surprenant ; ces écoles étaient absolument gratuites, on n'y admettait que les enfants des indigents ; or, voici que des gens ai- sés, passant par dessus le respect humain, venaient demander au curé et aux vicaires des certificats d'in- digence afin que leurs enfants pussent suivre les classes de ces maîtres, au dire de tout le monde, si bons et si habiles î

Le Journal du Lol-el-Garonne^ qui était d'opinion libérale, s'était cru tout d'abord obligé d'ignorer les écoles gratuites ; mais, devant la notoriété qu'elles acquéraient, il sortit de son silence et leur consacra trois longs et élogieux articles, rendant compte de tous les exercices et analysant les méthodes, qu'il trouvait excellentes. En terminant, l'auteur deman- dait : (S Quels sont donc les maîtres de cette école

ÉCOLE A AGEN 257

modèle ? » Puis, répondant lui-même : « Quatre Frères, disait-il, qui, ne s'occupant pas du monde, sont tout entiers à Dieu et à leurs chers enfants : leurs classes et leurs cellules sont les lieux qu'ils fré- quentent. — Ce sont des moines, des fanatiques ? Sans doute, il parait qu'ils appartiennent à un Institut religieux; mais rien de serein comme leur physiono- mie, de modestement gai comme leur caractère. Et leur costume ? De l'uniformité dans la couleur ; mais à cela près, rien qui, dans la qualité des étoffes et pour la forme, diffère des vêtements des personnes bien nées. Et leurs moyens d'existence ? Il faut peu à des gens qui ne mangent que pour vivre. Magnifiques presque, pour tout ce qui est relatif à l'enseignement, ils font peu de dépenses personnelles. On dit qu'ils font partie d'une Société dont les mem- bres, renouvelant de nos jours ce qui fut un si grand et si juste sujet d'admiration pour les idolâtres con- temporains de l'Eglise chrétienne naissante, ont mis en commun leurs fortunes, leurs talents et leurs vo- lontés pour concourir au grand œuvre de la régénéra- tion morale de la France, en commençant par les générations non encore perverties i. »

M. Ghaminade reçut de toute la région des deman- des d'écoles semblables, demandes qu'il dut écarter à cause du nombre restreint de religieux constituant la Société naissante. Cependant, en 1822, il envoya l'abbé Collineau à Villeneuve-sur-Lot, comme Prin- cipal du collège et directeur de la Congrégation ; puis, l'année suivante, des religieux laïcs pour prendre

1. No du 21 mai 1823.

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258 CHAPITRE Xiî

possession des écoles communales de la même loca- lité.

Avec la circonspection et la sagesse qui le carac- térisaient, M. Chaminade, tout en étant persuadé que ses l'eligieux iraient quelque jour « jusqu'au bout du monde » pour le service de la Vierge Immaculée, ne désirait pas leur voir former de sitôt des établisse- ments loin de Bordeaux ; la Providence ménagea pourtant de telles circonstances, qu'il fut amené à introduire la Société de Marie en Alsace et en Franche- Comté, alors qu'elle venait à peine de naître.

L'origine de ces premières fondations éloignées est liée à la vocation de Louis Rothéa, natif de Land- ser dans la Haute-Alsace ; sa famille étant riche et fort connue, l'entrée en religion de ce jeune homme avait produit une impression marquée dans la région. La préoccupation de savoir ce que pouvait bien être la Société de Marie augmenta encore quand Charles Rothéa, frère de Louis et curé de Sainte-Marie-aux Mines, prit, lui aussi, le chemin de Bordeaux. Le clergé alsacien voulut connaître les œuvres de M. Cha- minade, et les renseignements obtenus firent estimer et désirer ses religieux. Au début de l'aniiée 1821, l'abbé Ignace ^Nlertian, qui avait établi une congré- gation de Frères dits de la Doctrine chrétienne^ et qui ne se sentait pas la compétence suffisante pour asseoir cette fondation sur des bases solides, fit à M. Chaminade une très singulière demande : il le pria de lui envoyer un religieux pour donner à son

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EN ALSACE 269

noviciat de Ribeauvillé l'impulsion nécessaire et ga- rantir l'avenir de l'Institut. M. Cliaminade n'y mit pas d'obstacle, et Louis Rothéa, ayant émis ses vœux perpétuels en octobre 1821, repartit pour l'Alsace. Grâce à lui, le noviciat de Ribeauvillé s'accrut et se transforma à vue d'œil, si bien que M. Mertian au- rait voulu abandonner à M. Chaminade et à ses re- ligieux toute la formation et la direction ultérieure de ses frères. Ce projet, comme nous le verrons, était irréalisable ; mais l'édification donnée par Louis Ro- tbéa avait déterminé des vocations : des jeunes gens et même des ecclésiastiques partirent pour Bordeaux, et, dès le commencement de 1822, des demandes de fondations étaient adressées à M. Chaminade. De plus Louis Rothéa, revenu auprès de lui à la fin de sa mission, plaidait chcdeureusement la cause de sa chère province, faisant remarquer que ce pays, tout dévoué à la sainte Vierge, était comme naturellement ouvert à l'action de ses enfants. Son frère Xavier, resté dans le monde, mais entièrement gagné à la Société de Marie, renchérissait encore : « L'Alsace, disait-il, pourrait servir de pépinière à l'Institut. » On vit dans la suite que ce n'était pas une exagé- ration.

Les instances les plus pressantes venaient du curé de Colmar, M. ^Maimbourg, homme supérieur, qui jouissait dans tout le Haut-Rhin d'une influence presque épiscopale, et qui, selon l'expression fami- lière de M. Rothéa, « avait toutes les autorités du département dans sa poche ». Au bout de deux ans, dans l'automne de 1824, la Société de Marie, sous la conduite de Louis Rothéa, prit possession des écoles

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communales de Golmar, et après quelques mois d'essai , M. Maimbourg écrivit au fondateur pour le remercier et l'assurer de son éternelle reconnaissance. Deux ans après cette première fondation en Alsace, commençait pour l'Institut un merveilleux mouvement d'expansion à travers cette belle et catholique province.

La Franche-Comté avait reçu sa première colonie de religieux un an avant l'Alsace. L'exemple de l'abbé Charles Rothéa, quittant son diocèse pour s'agréger à la Société nouvelle, avait été suivi par un prêtre de ses amis, l'abbé Caillet, originaire du Jura Ber- nois, qui entra au noviciat de Saint-Laurent dans l'automne de 1823. A peine y était-il depuis quelques semaines, qu'un de ses condisciples du séminaire de Besançon lui transmettait, pour qu'il les communi- quât à son supérieur, les offres d'un missionnaire de ce diocèse, M. Bardenet, désireux d'attirer la So- ciété dans son pays.

Ce prêtre était connu dans toute la Franche-Comté comme l'intendant attitré des bonnes œuvres. en 1763 d'une des plus anciennes familles de Chassey- les-Montbozon (Haute-Saône), Jean-Etienne Bardenet avait été élevé au collège d'Arbois sur les mêmes bancs que Pichegru, avec lequel il s'était mesuré plus d'une fois sur le terrain des exercices athlé- tiques. Parfaitement doué du côté de l'intelligence, il l'était mieux encore du côté de la volonté. Curé de ^lesnay, près d'Arbois, il avait pu, grâce à son énergie, un peu aussi à sa force herculéenne, se faire respecter pendant la Révolution par les ja- cobins de la contrée, et trouver moyen de ne pas quitter définitivement sa paroisse. Son habileté à ma-

EN FRANCHE-COMTÉ 261

nier les affaires était surprenante : « Je suis bien heu- reux, disait-il, que Dieu ne m'ait pas laissé dans le monde: je m'y serais enrichi trop facilement; la for- tune m'aurait peut-être fait oublier le salut des âmes et celui de la mienne. » Prêtre, il employa son talent à reconstituer le patrimoine de l'Eglise et des pau- vres : achetant des biens nationaux pour les rendre à leur destination première, il bâtissait des églises, fondait des monastères et relevait peu à peu les éta- blissements d'instruction et de charité détruits par la Révolution. M. Chaminade et M. Bardenet, animés d'un même zèle apostolique, se comprirent bien vite, et ils contractèrent une alliance des plus fécondes. Le premier fruit de leur entente fut l'établissement d'une colonie de religieux à Saint-Remy, près de Vesoul.

M. Bardenet offrait de procurer à la Société ce do- maine qui, possédé anciennement par la famille de Rosen et mis en vente par le marquis d'Argenson, comprenait un château avec cent cinquante hectares de terres ou de bois. M. Chaminade prit d'abord le temps de réfléchir; cependant, au printemps de 1823, profitant du voyage que M. David devait faire en Alsace pour conclure la fondation de Colmar, il le chargea de voir M. Bardenet au passage et de visiter Saint-Remy. S'il admettait l'idée de s'engager dans cette affaire, c'était à la condition que les mission- naires diocésains accepteraient d'être eux-mêmes pro- priétaires; la Société de Marie n'interviendrait, au moins dans le début, qu'à titre auxiliaire. Rien d'ail- leurs n'empêchait que, par la suite, l'œuvre étendît ses moyens d'action, au fur et à mesure de ses

262 CHAPITRE

ressources. A tous ces égards, les instructions de M. Chaminade étaient formelles.

M. David se mit en route; il fut, en passant par Besançon, l'hôte de l'archevêque, Mgr de Pressi- gny, et fit en compagnie de M. Bardenet une pre- mière visite à Saint-Remy, dont il fut enchanté. Un second séjour, lors de son retour d'Alsace, acheva de le séduire. Emporté par son imagination, il vit mal ce qu'il était venu voir, et se souvint peu des termes dans lesquels il avait mission de négocier. Le châ- teau était magnifique, mais il était délabré. Le do- maine comprenait bois, prés, champs, vergers, mais tout cela était à l'abandon. Pour remettre les lieux en état, de grandes dépenses seraient nécessaires. Or M. Bardene*., personnellement à bout de ressources à ce moni'^.nt-là, comptait sur les fonds de la Société, dont, e^;. présence des beaux projets de M. David, il s'exagérait l'importance. Il venait d'ailleurs de se séparer des missionnaires diocésains : sa situation, par même, changeait de face. M. David n'en tint pas compte dans les négociations et n'en informa même pas son Supérieur. Fasciné par ses beaux rêves, il signa l'acte d'acquisition, le 16 mai 1823. Le len- demain il ouvrit les yeux : « Substituez-moi quel- qu'un, écrivit-il alors à M. Chaminade dans un accès de découragement; mon entreprise m'effraye, je vou- drais n'y être pas entré. » Il revint à Bordeaux, mais il n'eut pas le courage de révéler au Bon Père la véritable situation de M. Bardenet, sa rupture avec les missionnaires diocésains, sa pénurie momen- tanée.

M. Chaminade forma donc une communauté de huit

SAINT-REMY 263

membres dont M. Clouzet était le directeur et l'abbé Rothéa l'aumônier, M. David fut chargé de conduire cette colonie à Saint-Remy et d'aider à son installation. Le départ eut lieu à la mi-juillet.

Le malentendu ne pouvait manquer d'éclater à l'arrivée des religieux à Saint-Remy. Ils trouvèrent un château princier, mais sans meubles; un domaine étendu, mais ni récoltes au grenier, ni instruments pour la culture. Comme premier fonds d'établisse- ment, et pour suffire à leurs besoins jusqu'au jour la propriété serait en rapport, ils possédaient à leur arrivée six francs, reliquat d'un voyage ac- compli pauvrement, en grande partie à pied. M. Bar- denet fut déçu et mécontent ; M. David, désespéré. Seul, M. Ghaminade, en apprenant enfin la vérité, ne se laissa pas décontenancer : « Nous avons cru devoir entreprendre, et nous avons entrepris en effet, répon- dit-il à M. Clouzet; nos intentions sont pures : allons en avant ! »

Les religieux avaient appris de leur Bon Père à se jeter en toute circonstance entre les bras de la Providence : elle ne pouvait les abandonner. M. Bar- denet fit pour eux ce qu'il pouvait, et M. Chaminade leur envoya en toute hâte quelque argent. Ces secours ne les empêchèrent pas de vivre dans la plus extrême détresse : ils couchaient sur de simples paillasses sans bois de lit; ils se nourrissaient de pommes de terre et de légumes secs, n'avaient comme boisson fortifiante que de l'eau qui avait passé sur des fruits fermentes, et avec ce régime plus que frugal ils devaient fournir une somme considérable de travail pour remettre le domaine en valeur. Quand vint l'hiver^

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toujours rude sur ce plateau balayé par les vents, plus rude encore cette année que de coutume, nos pauvres méridionaux grelottaient le jour sous leurs vêtements trop légers, la nuit sous leur unique cou- verture ; presque sans bois pour faire du feu, ils se réchauffaient en travaillant plus fort.

M. Chaminade souffrait avec eux et leur venait en aide de tout son pouvoir. D'ailleurs, avec l'esprit de foi dont il était pénétré, il voyait dans ces commence- ments difficiles l'annonce de grandes bénédictions : « Le Seigneur prend son van, écrivait-il à ses enfants de Saint-Remy; il veut épurer cette colonie d'élite; il veut discerner ceux qui sont propres à jeter les fon- dements d'un établissement qui doit porter de si excellents fruits dans ces provinces lointaines ; j'espère, mes chers enfants, qu'aucun de vous ne succombera à l'épreuve du Seigneur. »

Aucun d'eux ne faillit en effet. Ses fils se mon- trèrent dignes de lui ; pas une plainte ne lui parvint ; au contraire, il n'eut à lire que des lettres admirables d'enjouement et d'esprit de foi, qui faisaient l'édifi- cation des deux familles religieuses. Grâce à leur travail acharné, les colons de Saint-Remy arrivèrent à se ménager pour l'année suivante quelques res- sources par la culture de la propriété. M. Clouzet donnait à tous l'exemple du travail et de l'économie ; l'abbé Rothéa était un modèle de mortification et d'humilité, passant l'hiver sans feu dans une petite chambre exposée au nord, se mettant à genoux devant ses frères au chapitre des coulpes et leur baisant les pieds : « J'en mourais de confusion », écrivait l'un des religieux.

SAINT-REMY 265

Ces vaillants, pour supporter avec constance les privations auxquelles les réduisait la nécessité, n'avaient rien trouvé de mieux que d'y joindre des pénitences volontaires. Aux jeûnes de l'Eglise et à ceux de la Règle, ils ajoutaient des disciplines et des chaînes de fer, et cela leur réussissait si bien, que personne n'était malade et qu'une allégresse débor- dante régnait dans la communauté. « 0 Dieu ! quelle joie, dit un témoin, quelle ferveur dans ces temps ! c'étaient les jours de l'âge d'or. A ce souvenir, les larmes me troublent les yeux pendant que je trace ces lignes. » La gaieté était tellement exubérante qu'un rien suffisait pour en déchaîner les accès : parfois même la gravité n'y trouvait plus son compte. M. Rothéa s'en alarmait, mais le Bon Père le tran- quillisait : (( Cette gaieté, lui écrivait-il, est un signe de la paix qui règne dans les âmes. »

Tant de vertus étaient pour le dehors une première prédication, en attendant qu'on eût les moyens maté- riels de faire davantage. Au premier moment, l'appari- tion de ces hommes venus de loin avait provoqué chez les paysans francs-comtois un peu de curiosité et beaucoup de défiance. C'étaient, disait-on, des Espa- gnols munis de coffres d'or et d'argent. Les souve- nirs des hidalgos, qui étaient restés fameux dans ce pays longtemps gouverné par l'Espagne, s'évanoui- rent bien vite devant la réalité, plus simple et plus grande à la fois. Ces mystérieux habitants du châ- teau n'étaient autres que des religieux, tels que les vieillards en avaient connu dans les monastères d'alentour. Les nouveaux venus différaient des an- ciens moines par le costume ; ils rappelaient les

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meilleurs d'entre eux par leur fidélité à la règle, au silence, à la modestie, au désintéressement. Bientôt on se ravisa: « Ce sont là, disait-on, des hommes de bien qui travaillent pour Dieu et pour le ciel. »

Il n'en fallut pas davantage pour attirer des voca- tions. Au mois de janvier 1824, les postulants étaient au nombre de neuf; M. Chaminade permit à l'abbé Rothéa d'inaugurer avec eux un noviciat régulier. Mais il rappela auprès de lui M. David, dont les efforts, pour remédier à la situation défectueuse que son imprudence avait en grande partie créée, ris- quaient de compromettre l'œuvre, bien loin de la ser- vir. A son retour à Bordeaux, il lui fit un accueil paternel, et ne lui adressa pas un seul mot qui rap- pelât le passé. L'intimité fut ce qu'elle avait été au- paravant ; seulement le fondateur n'éloigna plus de sa personne ce coopérateur qui, auprès de lui, se laissait diriger avec la simplicité d'un enfant, tandis que, isolé, privé des conseils de son mentor, il se laissait emporter par l'ardeur inconsidérée de son zèle, exposant ainsi les œuvres aux plus fâcheux ac- cidents.

A la place de M. David, ^l. Chaminade envoya M. Caillet. Ce prêtre n'avait aucune des qualités séduisantes de l'avocat bordelais, mais il avait l'avantage d'être favorablement connu du clergé, particulièrement des missionnaires diocésains et des directeurs du séminaire, qui pouvaient, plus que per- sonne, contribuer au bon succès des œuvres que l'on projetait.

SAINT-REMY 267

M. Gaillet, autorisé par le Bon Père, ouvrit, dès son arrivée, un pensionnat. On n'y donna d'abord que l'enseignement primaire ; mais, avant la fin de l'année (1824), il s'y présenta quelques élèves de latin. Ce fut la première œuvre de zèle entreprise par la communauté de Saint- Remy.

Toutefois M. Chaminade voulait plus et mieux. Dans cette maison, isolée en pleine campagne, il s'agissait de ne pas limiter aux seuls élèves les effets du zèle des religieux. Dans les centres populeux s'étaient faites les fondations précédentes, les mem- bres de la Société donnaient leurs soins à l'école, tout en s'occupant aussi des congrégations. Par celles-ci et par les œuvres qui s'y rattachaient, ils pouvaient, selon le plan du fondateur, continuer d'une part l'éducation religieuse commencée à l'école, et d'autre part atteindre largement les adultes.

Or Saint-Remy réunissait les conditions d'espace et de situation les plus avantageuses pour un genre de travail apostolique très fructueux et qu'on n'avait pas encore essayé. L'état des écoles publiques était lamentable dans la Haute-Saône, comme d'ailleurs à peu près dans toute la France; et cela tenait en très grande partie à un manque total de formation péda- gogique chez les maîtres. Les missionnaires diocé- sains auraient bien voulu profiter des retraites qu'ils donnaient aux instituteurs pour combler cette lacune déplorable ; mais ils n'étaient pas au fait de l'ensei- gnement. Les religieux de Marie, au contraire.

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avaient la compétence nécessaire pour remplir cette tâche ; de plus, un rapprochement venait de s'opérer entre M. Bardenet et les missionnaires, ce qui était une facilité nouvelle. Tout le monde se trouva donc aisément d'accord pour reconnaître que des retraites, précédées de quelques journées consacrées à des confé- rences sur les méthodes d'enseignement, et surtout la création d'une école normale d'instituteurs, produi- raient un bien inappréciable : par on procurerait à des multitudes d'enfants des maîtres chrétiens, capa- bles d'enseigner convenablement la religion ainsi que le modeste programme des écoles primaires. Cette formation de bons maîtres d'école rentrait évidemment dans l'apostolat à répercussion tant recommandé par le fondateur.

Les autorités administratives et universitaires, à Vesoul ainsi qu'à Besançon, se montrèrent recon- naissantes de cette initiative, et, comme le diocèse comprenait la Haute-Saône et le Doubs, on résolut de tenter d'abord un essai en faveur du premier de ces deux départements.

Une circulaire de l'inspecteur, datée du 31 mars 1824, convoqua à Saint-Remy, pour le 27 avril, deux instituteurs par canton au choix du comité cantonal.

Cinquante-cinq instituteurs, profitant des vacances de Pâques, se rendirent à l'appel. Le contact s'établit sans effort entre eux et les religieux, qui ne leur ménagèrent pas les preuves de leur dévouement : n'ayant pas assez de mobilier pour tout le monde, ils leur avaient cédé leurs propres lits. Ils se mêlaient à eux pendant les récréations, les entretenant de leurs écoles, leur donnant d'utiles conseils, écoutant avec

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ECOLES NORMALES 269

sympathie l'exposé de leurs difficultés. Ils s'aper- çurent dans ces causeries familières que tous les torts n'étaient pas du côté des maîtres d'école et qu'il y en avait peut-être autant du côté des communes et de la législation : « Les maîtres d'école se sont plaints, dit l'abbé Rothéa dans ses notes, de manquer, dans plusieurs communes, des objets les plus indispen- sables, tels que bancs, tables, etc. Les pauvres, disent-ils, ne veulent pas acheter de livres à leurs enfants, et mettent très peu d'intérêt à leur éducation. »

On encouragea ces braves gens. Pendant une pre- mière semaine, à part deux instructions religieuses, on ne les occupa qu'à des exercices professionnels. M. Gaussens leur fit des conférences théoriques et pratiques qu'ils apprécièrent beaucoup. Ces confé- rences, entrant dans les plus minutieux détails, fai- saient sentir le prix et le besoin d'une méthode à des maîtres qui, jusque-là, n'en avaient suivi aucune. Deux missionnaires arrivèrent, et la seconde semaine fut plus directement consacrée à une retraite, dont les instituteurs suivirent les exercices avec d'autant plus de bonne volonté que tout se faisait sans contrainte : l'un d'entre eux, qui ne voulait pas s'approcher des sacrements, se retira la veille de la clôture.

L'essai « avait dépassé les espérances », ainsi que l'écrivait M. Bardenet qui, regrettant d'avoir long- temps boudé ]\L Ghaminade, lui exprimait « toute sa vénération pour sa personne et tout l'attachement qu'il portait à l'Institut de Marie ». A partir de ce moment les progrès furent rapides en Franche-Comté ; M. Bardenet mit toute son ardeur à propager une Société à laquelle il se regardait dorénavant comme

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lié et dont il ne parlait plus qu'en disant : Noire Société, nos religieux.

De son côté, M. Cliaminade voyait les perspectives les plus attirantes s'ouvrir devant lui : « Quel bon moyen, mon cher fils, écrivait-il à M. Caillet, nous avons dans cette œuvre, de purifier, peut-être avant notre mort, une grande partie de la génération pré- sente du peuple français ! mais il faut bien de la sa- gesse et de la fermeté. » Et peu de jours après, il ajoutait : « Si une fois on peut réunir à Saint-Remy les maîtres d'école des trois départements qui composent le rectorat de Besançon et qu'on puisse bien purifier tout l'enseignement primaire dans le ressort de cette académie, il est à présumer que l'académie et le gou- vernement mettront de l'intérêt à introduire cette œuvre dans les autres académies. Quel bien il en résul- terait et pour la religion et pour notre malheureuse patrie ! Travaillons avec courage et le bon Dieu bé- nira notre sollicitude, parce qu'elle n'aura d'autre motif que sa gloire. » Son plan était tout tracé : ou- vrir au plus tôt une école normale pour le rectorat de Besançon et préparer, pour les années suivantes, des retraites de maîtres d'école dans chacun des trois départements du Doubs, de la Haute-Saône et du Jura.

*

Les écoles normales étaient alors à peu près incon- nues en France. Par exception, Strasbourg en possédait une depuis 1811 ; bientôt elle était devenue, sous la Res- tauration, un foyer de libéralisme. En 1818, un décret

ECOLES NORMALES 271

les avait théoriquement créées; aucune ne fut effec- tivement ouverte cette année-là. En 1820, deux de ces écoles furent fondées en Lorraine, elles emboîtèrent immédiatement le pas derrière celle de Strasbourg. Découragé par cet essai malheureux, le gouvernement de Louis XVIII se désintéressa de l'institution, par crainte de la voir devenir une arme entre les mains du parti libéral. Ainsi donc quand M. Chaminade établissait, en 1824, l'école normale de Franche- Comté avec l'espoir de provoquer les autres circon- scriptions académiques à se doter d'institutions sem- blables, il exerçait une véritable action de précurseur.

Un prospectus fut rédigé, d'accord avec l'archevê- que de Besançon et l'inspecteur, et l'école fut ouverte le 4 juin, avec une vingtaine d'élèves, parmi lesquels plusieurs demi-boursiers du département du Doubs. Le prix de la pension entière était de 25 francs par mois ! Ce premier cours normal ne dura qu'un tri- mestre ; le recteur l'avait ainsi voulu. M. Chaminade trouvait ce temps de formation totalement insuffisant. Il avait fallu s'en contenter pourtant : mais le cours suivant fut de cinq mois, et peu à peu on se rapprocha du terme proposé par M. Chaminade qui fixait à trois ans la durée normale du séjour. « Encore, ajoutait-il, à l'école de Strasbourg les retient -on quatre ans. »

Les départements votèrent, pour l'école normale et les retraites, des crédits sans doute insuffisants, mais qui permirent d'aller de l'avant. Saint-Remy eut bientôt soixante jeunes maîtres en préparation, et les retraites annuelles groupèrent chaque année un nom- bre croissant d'instituteurs ou exercice.

M. Chaminade s'appliquidt à perfectionner les mé-

CHAPITRE XII

thodes et insistait sur la formation religieuse ; il vou- lait que l'influence du maitre d'école fut avant tout éducatrice ; « Nos instituteurs, disait-il, sont envoyés vers la génération comme des missionnaires; il faut qu'ils éclairent et développent ces faibles intelligences et forment ces jeunes cœurs à la vertu. »

^lais la religion des maîtres devait être une reli- gion éclairée : « Nous sommes, disait-il, dans un siècle l'on fait raisonner ou plutôt déraisonner jusqu'aux paysans des campagnes et souvent même jusqu'aux servantes des villes. Il faut que tous nos candidats d'écoles normales deviennent de petits logiciens et même un peu métaphysiciens; il faut qu'ils con- naissent toutes les sources de la certitude humaine. »

Les connaissances profanes ne devaient pas souffrir de l'importance attribuée aux études religieuses pro- prement dites. M. Ghaminade ne voyait dans l'igno- rance du peuple ni une sécurité pour la foi, ni une garantie pour la paix sociale. Son opinion à cet égard était très nette. Dans le Prospectas des écoles mo- dèles préparatoires, il écrivait cette déclaration : « On ne pense pas, dans la Société de Marie, qu'il y ait à gagner pour la religion et les mœurs, pas plus que pour les arts et l'industrie, à restreindre dans les bornes les plus étroites l'instruction du peuple. On croit, au contraire, que le peuple ne peut être aujourd'hui ramené à la foi et aux vertus dont elle est le principe, que par un degré supérieur de développement pour ses facultés intellectuelles et un accroissement d'instruction. »

Gomme instituteurs, M. Ghaminade déclarait vou- loir (( former, dans les écoles normales, des hommes

ECOLES PROFESSIONNELLES 273

et des chrétiens qui pussent régénérer leurs com- munes » ; et pour cela, ajoutait-il, « il faut qu'ils puis- sent jouir d'une certaine considération par les con- naissances qu'ils ont à communiquer à leurs élèves et par le zèle qui les rend utiles aux familles. »

Quant au personnel dirigeant des écoles normales, « les chefs, dit-il, doivent être des hommes mûrs qui, en général, aient fait leurs études secondaires, et qui, pour l'ordinaire, n'aient pas cherché à exceller dans une partie seulement de l'enseignement primaire ». « Plarement, ajoute-t-il, on aurait de bons professeurs d'écoles normales, si les sujets qu'on y destine n'avaient fait quelques études supérieures. »

Renseignement professionnel devait, dans la pen- sée de M. Chaminade, être regardé aussi comme im moyen fécond d'apostolat : au degré supérieur, il for- merait, dans les écoles d'arts et métiers, des chefs d'ateliers pouvant exercer autour d'eux une influence très utile ; au degré inférieur, il déverserait dans la masse ouvrière des individus solidement chrétiens et capables de prendre sur leurs camarades un ascen- dant de bon aloi, qui serait tout au profit de la rechris- tianisation des classes populaires.

M. Clouzet, secondant les vues du fondateur, pré- parait peu à peu, à Saint- Remy, des locaux et des maîtres pour cet enseignement. Il commença petite- ment; mais, grâce à son indomptable persévérance, en 1830 il aA^ait déjà ouvert plusieurs ateliers et pro- jetait une ferme-école. De son personnel spécial, il put même, dès 1827, détacher quelques membres pour opérer la première des nombreuses fondations dont Saint- Remy devait être le point de départ : c'était

18

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l'orphelinat de l'hôpital Saint-Jacques à Besançon.

« Dire dans quel état de désordre et de corruption se trouvait cet établissement, écrit un témoin bien in- formé, serait chose difficile. L'insubordination, les rixes, le vol, le blasphème et, par dessus tout, le vice impur régnaient parmi les enfants. Les m.aîtres sécu- liers qui en avaient le soin, étaient obligés, pour les soumettre, d'employer le fouet, les fers aux pieds et plusieurs autres châtiments de ce genre, plus propres à les abrutir qu'à les corriger... »

Au lieu de coups et de mauvais traitements, les re- ligieux firent appel au sentiment de l'honneur;, à la raison, et surtout à la religion; ils pensèrent que ces moyens auraient des effets plus heureux et plus salu- taires, et ils ne se trompèrent pas. « Dans peu de temps, reprend le même témoin, le vice fit place à la vertu; dès lors, l'administration de l'hospice comprit quel est l'ascendant de la religion, quand elle domine dans les cœurs. »

Mais les commencements aA'-aient été durs : « Les meilleurs orphelins, racontait plus tard le premier directeur de cette maison, avaient les habitudes les plus déplorables. Ils formèrent le projet de nous empoisonner, et nous étions sur le point de quitter notre poste, lorsque la Providence permit que M. Clouzet survint. Il nous fit une conférence qui rappelait l'allocution de saint Vincent de Paul aux dames de charité : nous avions tous les larmes aux yeux ; et la résolution fut prise de ne pas abandonner ces pauvres orphelins. » Tels furent les débuts de ce premier établissement d'enseignement profes- sionnel, que l'on transféra plus tard à Ecole, près de

RECONNAISSANCE LEGALE 276

Besançon, il subsista jusqu'à ces dernières an- nées.

En fondant sa Société, M. Chaminade s'était proposé expressément de ne pas solliciter pour elle l'approba- tion du gouvernement. Respectueux envers le pouvoir civil, il n'avait pas l'intention d'entreprendre quoi que ce soit qui lui put porter justement ombrage; mais il n'entendait pas lui être inféodé et contracter avec lui des engagements qui pourraient lui enlever à lui- même un jour la liberté de son apostolat.

Pourtant, sauf les congrégations, toutes les œuvres qu'avait entreprises la Société relevaient de l'ensei- gnement, et la Restauration entendait garder dans ce domaine le monopole établi par Napoléon en faveur de l'Etat. Le Ministre de l'intérieur avait supprimé la subvention votée pour Saint- Remy par le conseil général de la Haute-Saône, sous prétexte que le gou- vernement ignorait l'Institut ainsi favorisé. De leur côté, les administrations départementales pressaient le fondateur de solliciter la reconnaissance légale de la Société; il n'y avait rien à perdre, lui disait-on, et tout à gagner. Depuis 1818 surtout, le gain deve- nait évident; car, en vertu de la loi du 10 mars, les jeunes religieux pourraient, en souscrivant un engagement de dix ans dans l'enseignement primaire, être dispensés du sei-vice militaire. Ce n'était pas une dispense, à proprement parler, mais une équiva- lence; et les maîtres congréganistes en jouissaient à titre d'instituteurs, et non en qualité de religieux.

276 CHAPITRE XII

D'un autre côté, le cas de Saint- Remy et d'autres difficultés déjà rencontrées se réunissaient pour montrer que, faute de cette autorisation, la Société se verrait bientôt dans l'impossibilité de s'occuper d'enseignement; or l'avenir dans cette voie semblait trop plein de promesses pour qu'on pût se le fermer ainsi. M. Chaminade se décida donc à faire la démarche qu'on lui conseillait.

La mort de Louis XVIII (septembre 1824), retarda la présentation de la demande; mais, au printemps suivant, ]\1. Chaminade choisit un mandataire pour conduire la négociation de cette affaire. Ce fut M. Caillet, qui se rendit à Paris en avril 1825, por- teur d'une supplique au roi et de nombreuses lettres de recommandation. Ces lettres provenaient des évêques, des préfets et, en général, de toutes les autorités sous les yeux desquelles la Société travail- lait; elles étaient toutes extrêmement élogieuses. De plus, on pouvait compter sur la bienveillance du Ministre des Affaires ecclésiastiques et de l'Instruc- tion publique, ]\Igr Frayssinous, que le fondateur connaisssait personnellement, et à qui il écrivit pour lui recommander M. Caillet et sa mission. « Cette recommandation fut bien accueillie, raconte M. La- lanne; M. Caillet inspira beaucoup de confiance au ministre. Ce qui aurait pu lui nuire le servit, je veux dire son peu d'usage du monde, sa timidité, son embarras et la parfaite dépendance dans laquelle il se tenait à l'égard de son supérieur. Le prélat, qui n'était lui-même rien moins qu'un homme de cour, appréciait ces qualités dans un prêtre et dans un religieux. Il accueillit le pauvre abbé avec bonté,

RECONNAISSANCE LEGALE 277

Tencouragea, le fit manger avec lui pour le mettre plus à son aise, et entra, autant qu'il put, dans les idées du fondateur i. »

Ne voulant pas restreindre pour la Société les moyens de « multiplier les vrais chrétiens », M. Cha- minade avait, dans les statuts qu'il présentait, fait mention, non seulement de l'enseignement primaire, mais aussi des congrégations, de la présence des prêtres dans l'association, de l'enseignement secon- daire et des retraites des maîtres d'école ; il avait spécifié aussi que le Supérieur général devait toujours être choisi parmi les prêtres. De cette façon, il espé- rait que toutes les œuvres présentes seraient mises sous la garantie de la reconnaissance légale, et aussi les œuvres futures ; car elles pourraient toujours être facilement rattachées à des titres aussi compré- hensifs que l'enseignement ou le ministère sacer- dotal.

Le Ministre savait que M. Chaminade n'obtien- drait pas tout ce qu'il demandait ; il fit comprendre à M. Gaillet qu'il ne fallait parler que de l'enseigne- ment primaire, car c'était la seule chose que le gou- vernement approuverait explicitement ; que, d'ailleurs, il n'y avait pas lieu de s'inquiéter de cette restriction : car la Société donnerait l'enseignement primaire et créerait des écoles normales à la faveur de l'autori- sation, tandis qu'elle pourrait pratiquer tranquille- ment les autres œuvres comme n'étant pas inter- dites.

Selon les prévisions de Mgr Frayssinous, le Gon-

1. Lalanne, Notice historique^ p. 31.

278 CHAPITRE XII

seil de l'Instruction publique et le Conseil d'État veil- lèrent avec un soin jaloux à ce que dans les statuts il ne restât rien qui permît d'englober dans l'appro- bation légale autre chose que les œuvres d'ensei- gnement primaire. La méfiance était grande chez les prétendus libéraux ; il y en eut parmi eux qui se de- mandèrent si l'Institut qu'on leur présentait ne ca- chait pas sous un faux nom la Compagnie de Jésus. Cuvier lui-même, qui était Président du Conseil d'État et que son intelligence aurait tenir au-dessus des mesquines préoccupations de l'esprit laïc, se souvint dans cette circonstance qu'il était protestant, et il se montra, dans l'un et l'autre Conseil, fort peu bienveil- lant pour la Société de Marie.

M. Chaminade, inquiet, était sur le point de retirer sa demande. Il la maintint pourtant, lorsqu'il se fut assuré auprès de Billecoq et de Berryer que le Con- seil d'État suivait, somme toute, une tradition juri- dique contre laquelle il n'était pas possible de réa- gir. On lui répéta encore que la Société de Marie n'aurait à modifier en fait ni sa composition ni ses œuvres. Il se soumit donc ; l'ordonnance royale d'ap- probation fut rendue le 16 novembre 1825; et le gou- vernement, affirmant par un acte son intention de ne pas inquiéter la Société à propos de ses autres œuvres, notamment de l'enseignement secondaire, demanda immédiatement à M. Chaminade un de ses prêtres comme Principal pour le collège de Gray.

En définitive, le fondateur avait gain de cause : il n'avait consenti à aucune modification de l'esprit ni du but de la Société de Marie ; il ne l'avait pas trans- formée en une simple société enseignante, moins on-

RECONNAISSANCE LÉGALE 279

core en une société d'enseignement primaire. L'œuvre était demeurée telle qu'il l'avait conçue : un Insti- tut religieux composé de prêtres et de laïcs, n'ayant pas d'autre fin essentielle que de travailler, sous les auspices de Marie, à la multiplication des vrais chrétiens, et gardant la liberté, pour atteindre cette fin, de recourir aux moyens les plus opportuns, selon les circonstances diverses de temps et de milieux. De fait, tout en ne parlant dans les statuts civils que de l'enseignement primaire, on n'avait pas exclu celles qui étaient spécialement religieuses ou qui touchaient à l'enseignement secondaire ; on s'était contenté de les taire.

CHAPITRE XIII

Visites des établissements (1826-1830). La Révolution de 1830; épreuves (1831-1833). Dernière visite générale (1834-1836). Le

tiers-ordre RÉGULIER DES FiLLES DE MaRIE

La période de calme politique qui avait favorisé le développement de l'Institut de Marie allait se prolon- ger encore jusqu'à la Révolution de juillet 1830, per- mettant la multiplication des œuvres, et laissant en- trevoir pour l'avenir les plus encourageantes perspec- tives. Néanmoins les grandes épreuves n'étaient pas loin; dès l'année 1826, un deuil, qui affligea profon- dément le fondateur et ses disciples, en fut comme le prélude. Dieu rappela à lui Mgr d'Aviau, que M. Cha- minade appelait son conseiller, son ami, son père, et qui, selon l'expression du Grand vicaire, M. Barrés, « avait voué aux deux Instituts un amour de prédilec- tion, déclarant qu'ils étaient les enfants adoptifs de

VISITES DES MAISONS 281

sa vieillesse ». Déjà, en 1822, on avait cru imminente la fin du bon prélat; mais les prières de ses diocé- sains l'avaient rattaché à la vie. Accomplissant un vœu qu'il avait fait en vue d'obtenir cette guérison, M. Chaminade s'était rendu à Notre-Dame de Yerde- lais pour remercier la Sainte Vierge dans ce sanc- tuaire où elle lui avait toujours été si propice depuis son jeune âge. En 1825, le vénérable archevêque se trouva de nouveau en grand danger ; il s'en releva encore. C'est l'année suivante, qu'un accident inat- tendu amena sa fin, comme il entrait dans sa quatre- vingt-onzième année. Pendant la nuit du 8 au 9 mars le feu prit aux tentures de son lit. Le vieillard fut ar- raché aux flammes ; toutefois, son émotion avait été violente, et il avait subi de dangereuses brûlures ; il succomba au bout de quatre mois, le 12 juillet. La veille même de ce jour, M. Chaminade avait rendu les derniers devoirs à sa sœur Lucrèce-Marie, qui depuis quinze ans, tenait sa maison et partageait ses œuvres de zèle et de charité.

Malgré la tristesse de ce double deuil, peu de jours après les funérailles de Mgr d'Aviau, le fon- dateur mettait à exécution un projet qui lui tenait fortement à cœur : accompagné de M. Lalanne, il partait pour visiter les maisons de la Société en Franche- Comté et en x\lsace. Il s'arrêta à Paris, il salua les protecteurs de la Société, et conquit à celle-ci de nouvelles sympathies en même temps que des vocations ; Saint-Remy fut la principale étape de ce voyage qui, poursuivi rapidement, ramena le Bon Père à Bordeaux en octobre. Une visite semblable, malheureusement trop précipitée encore à cause d'un

282 CHAPITRE XIIÎ

départ tardif, eut lieu Tannée suivante; enfin, en 1829, M. Cliaminade put se mettre en route assez tôt pour consacrer à chaque établissement tout le temps néces- saire.

Ces visites amenèrent la création d'une maison des Filles de Marie en Franche- Comté. M. Bardenet au- rait voulu fixer cet établissement à Vesoul ; ses plans ayant été contrariés, il acquit à Arbois, dans le Jura, un ancien couvent de Capucins qui se prétait à la fon- dation désirée ; les premières religieuses partirent de Bordeaux pour Arbois en octobre 1826. Une autre maison fut commencée en 1828 à Rheinackern en Al- sace, entre Wasselonne et ]Marmoutiers ; mais le curé, à qui appartenait le couvent, conçut l'étrange des- sein, aussitôt les religieuses arrivées, de les déta- cher de leur Institut pour les soumettre à une autre Règle. Une telle proposition ne rencontra aucun écho dans la communauté, elle provoqua seulement une vive sensation d'inattendu ; le curé la répéta cepen- dant avec insistance. Alors M. Chaminade qui, ins- truit par ses filles de ce qui se passait, déclarait ne pas croire qu'on eût vu, depuis la naissance du chris- tianisme, quelque chose d'aussi bizarre dans une fon- dation religieuse, transplanta le petit groupe de Rei- nackern dans l'antique abbaye franc-comtoise d'Acey, que M. Bardenet venait d'acheter.

C'est également au cours de ses divers voyages dans le nord que M. Chaminade obtint pour l'Insti- tut des Filles de Marie la reconnaissance légale. La loi du 24 mars 1825 sur l'autorisation des commu- nautés de femmes rendait ses démarches plus faciles que lorsqu'il s'était agi de la Société. Le décret royal

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MORT DE LA MERE DE TRENQUÊLLEON 283

d'approbation fut signé le 23 mars 1828, deux mois après la mort de la fondatrice.

La Mère de Trenquelléon, en effet, avait succombé de bonne heure sous le poids des travaux et des austérités. En vain M. Ghaminade l'avait contrainte à prendre par obéissance le repos et les adoucisse- ments auxquels se refusaient son zèle et son esprit de mortification; malgré les soins qu'il lui fit prodi- guer, sa constitution affaiblie n'avait pu triompher du mal. Aussi le moment arriva rapidement aucun espoir ne demeura possible. Ses religieuses, désolées de perdre une telle Supérieure, ne pouvaient s'empê- cher pourtant de ressentir une immense consolation en voyant comment la maladie, « qui ne fait pas les saints, mais les révèle », manifestait en elle une âme totalement détachée d'elle-même et dont les seuls sentiments étaient un très pur amour de Dieu et un zèle ardent pour le salut des âmes. C'est à l'école et sous la direction de M. Ghaminade qu'elle avait ainsi progressé, mettant avidement à profit tous les instants elle pouvait jouir de ses entre- tiens. La première année de sa profession, elle écri- vait : « Que le temps nous semble court auprès de ce nouveau François de Sales, dont toutes les paroles paraissent dirigées de l'Esprit de Dieu ! » Etant si bien disposée, elle ne pouvait manquer de prendre à la lettre ses exhortations quand il lui di- sait : « Un Institut naissant dans le débordement de l'impiété, et fait pour présenter au monde tout cor- rompu et tout perverti le spectacle de la perfection évangélique, n'aurait pas pour chef une sainte ! Al- lons, courage! ma chère enfant; répondez aux vues

284 CHAPITRE XIII

de Dieu, soyez fidèle à la grâce. » Sa confiance dans son guide alla toujours croissant ; peu avant sa mort, elle écrivait à la Supérieure de Bordeaux : « Il est tout brûlant du zèle de la gloire de Dieu, soyons ses vrais enfants; comme d'autres Elisées, demandons son double esprit. »

Cependant la fin approchait, et toute la ville d'Agen s'en était émue; l'affection des humbles envers la vénérée mourante donnait lieu à de touchantes mani- festations : « Je donnerais volontiers de mon sang pour sauver notre Mère », disait un ouvrier. Les Congrégations firent processionnellement le pèleri- nage de Bon-Encontre pour demander sa guérison. Quant à elle, amoureusement abandonnée au bon plaisir divin : « Ne demandons, disait-elle, que l'ac- complissement de la volonté du céleste Epoux. »

Le Seigneur l'appela enfin auprès de lui. Dans la nuit du 8 au 9 janvier 1828, après avoir poussé cette exclamation : « Hosanna au Fils de David ! » elle mourut, si toutefois on peut appeler mourir s'en aller vers le Bien-Aimé dans un pareil élan. La Mère de Trenquelléon n'était âgée que de trente-huit ans.

En même temps qu'il établissait l'Institut des Filles de Marie en Franche- Comté, M. Chaminade enracinait plus fortement la Société en Alsace ; il dé- cidait la création d'un pensionnat à Saint-Hippohi;9 et l'ouverture de plusieurs écoles dans des centres importants; des congrégations d'enfants et de jeunes

M. LEON MEYER 285

gens complétaient ces œuvres d'éducation chré- tienne. Cette province devenait particulièrement chère au fondateur à cause des vocations de choix qu'elle lui envoyait; une de celles-ci au moins mé- rite une mention particulière.

L'abbé Léon Meyer, à Eguisheim, près de Col- mar, avait été ordonné prêtre en 1823; sur les of- fres de Mgr Tharin, évêque de Strasbourg, il avait accepté le poste d'aumônier auprès de la reine catho- lique de Suède. Retenu par un deuil de famille au moment de partir, il changea de résolution, prit le parti de quitter le monde, et dans l'automne de 1827, s'achemina vers Fribourg en Suisse, se trouvait alors le noviciat des Jésuites. Cependant, conduit par la Providence, il devait trouver ailleurs qu'à Fri- bourg le lieu sa destinée le voulait. Une fois en route, s 'apercevant qu'il avait oublié ses papiers, il écrivit à sa famille de les lui envoyer à Saint- Remy, il devait passer pour régler l'admission d'un de ses frères comme pensionnaire. Or en arrivant dans cette maison, il la trouva occupée par deux cents ins- tituteurs qui y faisaient une retraite; sa surprise fut au comble quand il vit s'avancer vers lui son com- patriote, l'abbé Rothéa, qui lui dit : « C'est la Pro- vidence qui vous envoie ! nous comptons sur vous pour nous aider à confesser tout ce monde. » L'abbé Meyer accepta, fit la connaissance des religieux de Marie, lut leurs Règles, fut si édifié de ce qu'il vit, se trouva si bien dans leur compagnie, qu'il déclara ne vouloir plus les quitter. « Vous récitez chaque jour l'office de l'Immaculée Conception, dit-il encore : vraiment, je suis de la Société de Marie, car depuis

286 CHAPITRE XIIT

l'âge de quinze ans, je le récite moi-même tous les jours, tellement j'y trouve de charme. » Celui de ses frères, dont il venait assurer la place à Saint-Remy, le rejoignit plus tard dans la Société de Marie ; sa sœur entra au couvent d'Arbois. Quant à lui, il alla faire son noviciat à Bordeaux, et devint l'un des dis- ciples les plus aimés du fondateur. Plus tard il de- vait ouvrir l'Amérique du nord au zèle de ses con- frères.

Si les circonstances invitaient M. Gliaminade à dé- velopper en Alsace l'enseignement primaire, elles lui désignaient comme objet de sa sollicitude, en Franche- Comté, l'enseignement secondaire et les écoles nor- males.

M. Lalanne, compagnon du fondateur dans le voyage de 1826, avait pris, sur les instances du mi- nistre de l'Instruction publique, la direction du col- lège universitaire de Gray, jadis prospère entre les mains des Jésuites, mais tombé en pleine décadence sous l'administration de l'Etat. Il releva rapidement cette maison : « Bien des années après lui, raconte Mgr Besson, on y parlait encore de ce jeune Princi- pal qui avait, à un degré incroyable, l'art de s'atta- cher les enfants, l'art plus difficile de demeurer maître d'une jeunesse qui grandit. J'étais aumônier du collège de Gray en 1846, et j'ai trouvé cette mai- son toute pleine encore du charme et des bienfaits de son administration. Il l'avait gouvernée trois ans; mais seize ans après, son nom demeurait dans toutes les mémoires et dans tous les cœurs. »

Pourtant, le clergé diocésain ne voyait pas sans peine cette alliance de la Société avec l'Université;

I

M. LALANNE A SAÎNT-REMY 287

M. Lalanne, de son côté, se trouvait à Tétroit dans les entraves de l'Etat; il donna sa démission en 1829, et l'ut placé à la tête du pensionnat de Saint- Remy. il se montra hardiment novateur : il mit en hon- neur les exercices physiques, multiplia les promenades et les jeux, creusa un bassin de natation et intro- duisit Féquitation.

Son plan d'études était extrêmement neuf et ori- ginal pour l'époque; les sciences y prenaient une place importante; le grec devenait accessoire; le latin demeurait obligatoire : car il devait « régler le bon goût » ; la langue française passait au premier rang dans la culture littéraire, que la connaissance des langues vivantes, allemand et italien, venait complé- ter. Il y avait des idées d'avenir, car les ana- logies sont frappantes entre le programme de Saint- Remy en 1829 et le plan d'études actuel des Lycées. On est entré de nos jours dans la voie ouverte par M. Lalanne ; toutefois on a dépassé les limites en deçà desquelles il entendait rester : jamais il n'aurait voulu s'exposer à sacrifier la culture intellectuelle à la culture physique, ainsi qu'on a été en danger de le faire par suite d'un engouement qui, heureusement, n'a pas duré; jamais surtout il n'aurait consenti, comme on s'y est résigné dans une trop large mesure, à donner le pas à l'utilitarisme sur la formation du bon goût par les humanités anciennes.

M. Chaminade s'était assez affranchi lui-même de la tyrannie des idées courantes et des méthodes surannées pour ne pas s'effrayer outre mesure des audaces de son cher disciple. Néanmoins, sa longue expérience lui avait montré la difficulté d'un change-

288 CHAPITRE XIII

ment brusque et profond dans une matière les habitudes reçues exercent un si grand empire. De là, ces fines remarques sur lesquelles il appelait l'attention de l'entreprenant directeur : « Vous vous mépren- driez, je crois, lui écrivait-il, si vous pensiez que, comme tous les vieux à peu près, je n'estime que ce que j'ai vu ou appris. Je suis très convaincu que les plans d'études et les méthodes peuvent être portés à un bien plus haut degré de perfection; que dans les mêmes temps donnés on peut apprendre et plus et mieux. Veuillez seulement faire attention que tout plan d'un édifice, quelque géométriquement qu'il soit ordonné, ne se construira jamais bien et surtout soli- dement, si le terrain n'est pas bien disposé. »

M. Lalanne dut convenir plus tard que M. Chami- nade avait vu juste. Cependant les premiers résultats répondirent à ses efforts; Saint-Remy prospéra en peu de temps et acquit une réputation excellente.

Aussi bien, le fondateur constatait que le monopole universitaire rendait très difficile un fructueux apos- tolat par l'enseignement secondaire; c'est pourquoi il remettait son principal espoir dans les retraites d'ins- tituteurs et dans la création de bonnes écoles nor- males. En 1825, d'accord avec Mgr de Quélen et le préfet de police, M. de Chabrol, il avait formé le projet d'une sorte d'école normale primaire centrale à Paris. Cette école aurait reçu les jeunes maîtres du département de la Seine et un certain nombre d'instituteurs de province; son succès aurait amené la multiplication des écoles normales à travers la France.

Ce dessein dut être abandonné, faute de moyens

BELLE PERSPECTIVE 289

financiers; néanmoins M. Chaminade ne se découra- gea pas ; à la veille des événements de 1830, il com- mençait à réaliser un autre plan très vaste, auquel il avait su intéresser les personnes qui pouvaient en faciliter l'exécution. Le moment était propice, car la chute du ministère Martignac (avril 1829j et Pave- ment d'un ministère favorable aux Ordres religieux favorisaient l'entreprise; de plus, à cette date, le fon- dateur avait entre les mains de sérieux éléments de réussite.

Déjà le Doubs et la Haute-Saône lui avaient con- fié leur école normale établie à Saint-Remy; Mgr de Chamon i, évêque de Saint-Claude, en demandait une semblable pour le Jura ; celle du Haut- Rhin allait se fonder ; Mgr de Forbin-Janson - ouvrait à M. Chaminade le diocèse de Nancy ; le cardinal de Toulouse l'appelait ; le ministère n'écartait pas l'idée d'une entente entre la Société de Marie et les sociétés religieuses qui pouvaient créer les écoles désirées, notamment les Frères des Ecoles chrétiennes, qui

1. Mgr de Chamon (1767-1851) avait essayé de créer à Cour- tefontaine, ancien prieuré du Jura, une communauté capable d'entreprendre une école normale; cette tentative échoua, et ce fut la Société de Marie qui la reprit avec succès, en novembre 1829. Le prélat voua au fondateur la plus tendre affection; visitant Courtefontaine en 1841, il disait à la com- munauté : « Ici, dans cette maison, j'ai voulu fonder une Con- grégation religieuse pour diriger les écoles, mais je n'ai pas pu réussir. Il ne suffit pas d'être évêque pour fonder une Congré- gation, il faut être saint et appelé du Ciel, comme votre Père Chaminade. »

2. Mgr de Forbin-Janson (178.5-184:1), qui fonda l'œuvre de la Sainte-Enfance, vénérait M. Chaminade; il songeait à se retirer dans la Société de Marie quand la mort vint mettre fin à sa féconde carrière.

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290 CHAPITRt XIII .

venaient d'inaugurer une école normale à Rouen ; le comte Alexis de Noailles ^ se mettait personnel- lement à la disposition du fondateur et offrait les ressources matérielles nécessaires pour la création des écoles normales du Lot. de la Dordogne et du Cantal. Enfin une école normale pour institutrices se préparait à Tabbaye d'Acey, et les Filles de Marie pourraient multiplier de semblables fondations.

Ainsi, l'œuvre des écoles normales était à la veille de s'établir sur des bases assez larges pour s'étendre rapidement à tout le pays. Le fondateur voyait donc une magnifique perspective s'ouvrir devant lui : la régénération de la France par l'école ; mais les pro- jets formés pourraient-ils être réalisés ? Il ne s'en tenait pas pour assuré : car, de nouveau, l'horizon politique était devenu sombre et menaçant ; d'un moment à l'autre pouvait éclater une tempête dévas- tatrice.

Effectivement, un bouleversement subit vint tout à coup ruiner ces grandes et belles espérances. Ce fut la révolution de Juillet 1830. Elle marquait l'avène- ment d'un régime profondément hostile à l'Eglise,

1. C'est lui qui, sous l'Empire, avait entraîné Lafon dans le mouvement en faveur de la Restauration (Voir le chap. VI i. Dans sa lettre à M. Chaminade, il disait : « Je vous en supplie, usez de moi comme de l'un de vos frères, et comptez que nous vous laisserons pleine liberté d'agir selon la pieuse impulsion d'en-haut dont vous êtes rempli. »

RÉVOLUTION DE 1 83o 291

ne 8e proposant pas de la détruire, parce qu'il la sen- tait nécessaire au maintien de l'ordre social, mais soucieux de circonscrire dans les plus étroites limites une influence dont il ne pouvait se passer.

M. Ghaminade apprit à x\gen, il s'était rendu pour l'élection de la Supérieure générale des Filles de ]\Iarie, les événements qui venaient de se passer à Paris. Il en fut profondément affligé, mais médiocre- ment surpris, car depuis longtemps il les pressentait; sa correspondance en fournit la preuve. La situation lui apparut immédiatement comme très critique et lui sembla réclamer de sa part et de la part des siens l'effacement le plus complet possible, au moins momentanément. Aussi ne prit-il que le temps d'ins- taller la nouvelle Supérieure, Mère Saint- Vincent, et il retourna en toute hâte à Bordeaux, au centre de ses œuvres, pour prendre les mesures que récla- maient de pareils événements.

Le parti libéral appliquait en effet le nom de « Con- grégation » à l'ensemble d'influences politico-religieu- ses sous la pression desrpielles, disait-on, Charles X avait rendu les ordonnances de Juillet, ces ordon- nances mêmes qui avaient provoqué la révolution et amené Tavènement de Louis-Philippe. Or, bien que la Congrégation de la Madeleine n'eût absolu- ment rien de politique, elle fut immédiatement, ainsi que son directeur, en butte à la haine des partisans du nouveau régime. On exploita contre M. Chami- nade, non seulement ses relations avec des membres de l'aristocratie bordelaise, mais Tamitié de person- nages politiques connus : le duc de [Montmorency, les comtes de Noailles et de Marcellus, les deux

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Berryer père et Fils, Mgr de Forbin-Janson^, M. de Portets 2, dont le cours à l'école de droit venait d'être suspendu, tous partisans décidés de Charles X. Il aurait été cependant bien facile de voir que le motif de ces relations était et avait toujours été exclusi- vement le service de l'Église.

Dès le mois d'octobre 1830, bien que Bordeaux fût resté assez calme jusque-là, le fondateur jugea pru- dent de renvoyer au couvent d'Agen le noviciat des Filles de Marie de la rue Mazarin. La tranquillité ré- gnait encore, mais les légitimistes étaient trop nom- breux dans la ville du 12 mars pour se résigner à l'acceptation pure et simple du fait accompli ; ils pré- parèrent une manifestation pour le 14 février 1831, anniversaire de la mort du duc de Berry. Les libé- raux en profitèrent pour faire de violentes démons- trations contre le régime déchu ; puis, apprenant les désordres survenus à Paris à l'occasion du même anniversaire, le sac de l'archevêché et le pillage des églises, ils provoquèrent une nouvelle manifestation qui, cette fois, ne respecta pas même les édifices con- sacrés au culte. Une descente de police eut lieu chez les carlistes de marque, parmi lesquels les journaux signalaient bien à tort M. Ghaminade.

La visite domiciliaire faite chez le directeur de la Congrégation fut accompagnée du dehors par une manifestation de la populace, qui brisa les vitres et

1. Après 1830, Mgr de Forbin-Janson ne put rentrer dans sa ville épiscopale de Nancy, tant étaient violents les préjugés entretenus contre lui.

2. M. de Portets, jurisconsulte distingué, était le père d'une religieuse Fille de Marie et rendait de nombreux services aux deux Instituts.

RÉVOLUTION DE l83o 293

essaya, sans y réussir, de forcer la maison pour la mettre au pillage. Cette perquisition dura trois heures et demie sans amener autre chose que la saisie de quatre petits médaillons en carton portant ces mots : Marie a été conçue sans péché. Le Substitut, qui en avait -trouvé de semblables chez M. Estebenet, s'écria triomphant : « Voilà le signe de ralliement ! » M. Chaminade le pria de s'asseoir et d'écouter l'explication de ce que signifiait l'inscription sus- pecte, puis : « Vous n'ignorez pas, commença-t-il, qu'au commencement du monde, x4dam et Eve furent placés au paradis terrestre dans un état de félicité. » Et tranquillement, il entama l'explication du privi- lège de l'Immaculée Conception. x\basourdi, le Sub- stitut s'écria: « Mais, monsieur, venez au fait ! » (c Ah ! si vous m'interrompez, ce sera bien plus long », remarqua simplement M. Chaminade. Le Sub- stitut décontenancé se déclara suffisamment instruit et s'en alla. Le lendemain, tout Bordeaux s'égayait de sa mésaventure.

Les manifestants de la rue, dispersés par la police, se souvinrent qu'il y avait à Saint-Laurent d'autres enchaminadés, comme disaient leurs meneurs, et s'y portèrent sans délai. L'assaut commença à coups de pierres; un coup de feu fut même tiré, mais, fort heureusement, un détachement de soldats qui passait par hasard dispersa l'attroupement ; les novices en furent quittes pour une chaude alerte.

M. Chaminade, avec le sang- froid qui le caractéri- sait, ne s'était ému ni de la visite domiciliaire ni de l'assaut donné à la Madeleine et à Saint-Laurent ; quelques jours après, écrivant à M. Lalanne, il lui

â9i çhapîtpe Xllt

racontait ces incidents sur un ton plutôt amusant. Ce qui le préoccupait, c'était la poussée d'irréligion, mal contenue par le régime antérieur, et qui maintenant allait se donner libre cours. Dès l'avènement du gouvernement de Juillet, la Congrégation de la Ma- deleine avait suspendre ses réunions, et le fon- dateur se rendit compte que, si la Société de Marie ne se fût adonnée qu'à des œuvres de ce genre, on n'eût pas manqué de la supprimer ; c'est ce qui arriva en effet pour la Société des Missionnaires de France de M. Rauzan. Sans doute, le magnifique projet des écoles normales était ruiné ; mais les œuvres d'ensei- gnement populaire déjà entreprises assuraient pour le moment aux deux Instituts une tolérance qui leur permettait d'attendre des jours meilleurs. Leur situa- tion néanmoins était des plus précaires et ne garan- tissait pas la sécurité du lendemain ; il fallait prendre toutes les précautions possibles pour détourner d'eux l'attention.

En conséquence, M. Chaminade supprima les deux noviciats ^ de la Société à Bordeaux. C'est la mort dans l'âme qu'il se résolut à une pareille mesure ; mais elle était nécessaire, et lui-même partit pour Agen le 10 mars 1831. Il pensait ne pas prolonger son ab- sence ; en réalité c'était à un long exil qu'il marchait : pendant plusieurs années, il ne devait plus revoir la ^Madeleine, et des épreuves pénibles allaient fondre sur lui et sur les deux Instituts ; la Providence ju-

1. Outre le noviciat de Saint-Laurent, il y en avait un second rue Lalande, à côté de la Madeleine. De là, un certain nombre déjeunes gens, appliqués aux études secondaires allaient suivre les cours du Collège roval.

ÉPREUVES 2'J5

geait le temps venu d'imprimer profondément sur l'ouvrier et sur l'œuvre le sceau divin de la croix, dont elle marque toutes les vies et toutes les entre- prises qu'elle a vraiment voulues et inspirées.

A Agen, M. Ghaminade s'installa au milieu de ses fils, dans cet ancien couvent du Refuge, il avait fondé autrefois l'Institut des Filles de Marie et se trouvaient alors les écoles primaires des garçons. Là, à l'extrémité du bâtiment, il occupa une petite chambre, tout près de laquelle on avait converti le fond d'un corridor en une minuscule chapelle. Grâce à cette dis- position des lieux, il pouvait jouir aisément de la présence de Notre-Seigneur au très saint Sacrement, et y puiser un réconfort bien nécessaire dans la si- tuation douloureuse il se trouvait. Sans doute, pas plus en ce moment qu'au temps de la Révolution, ou lors de la suppression de la Gongrégation sous l'Empire, il n'avait cessé d'avoir la plus absolue confiance dans la bonté divine ; mais cette confiance ne subsistait en lui que grâce à son admirable esprit de foi. Un à un, tous les motifs humains d'espérer en l'avenir s'éclipsaient devant lui ; la plainte du Psal- miste n'aurait pas été déplacée sur ses lèvres : J'ai été emporté en haute mer et la tempête m'engloutit K

En effet, la situation de la Société de Marie, au point de vue financier, était des plus critiques : les fondations avaient bien vite absorbé les fonds dispo- nibles. Parmi les œuvres entreprises, un petit nombre seulement étaient de nature à faire vivre le personnel qui les soutenait, les autres étaient plutôt une charge;

1. Ps. LXVIII, 3.

29Ô CHAPITRE XIII

celles même qui devaient fournir quelques ressources, étant encore à leur début, ne pouvaient subvenir que bien faiblement aux nécessités de l'ensemble. Le fondateur recommandait la plus stricte économie en tout, sauf, spécifiait-il, en matière d'aumônes et de secours au prochain. La gêne était donc grande, et, ce qui était plus inquiétant encore, cette situation pa- raissait inextricable. M. Glouzet,très entendu en ma- tière de gestion économique, secondait de son mieux M. Chaminade; mais les troubles amenés par la Ré- volution de 1830 n'étaient pas de nature à favoriser ses efforts.

A cette cause de préoccupation s'ajoutait pour le Bon Père un sujet d'angoisse infiniment plus poi- gnant : l'essor de la Société avait été rapide, le succès était venu, pour ainsi dire, au devant des œuvres entreprises; de là, chez les religieux, un enthousiasme que le revirement brusque de 1830 changea pour plusieurs en un abattement complet. Ils s'imaginèrent que la Société avait fait fausse route, et leur découragement s'exhala en récriminations amères. Ce mécontentement était fomenté en outre par l'atti- tude de deux Assistants du fondateur, M. Collineau et M. Auguste. Le premier, très bon prédicateur, avait peu de goût pour l'éducation de la jeunesse ; voyant la Société engagée dans des œuvres qui se rapportaient à peu près toutes à l'enseignement sous l'une ou l'autre forme, il prétendait ne plus s'y trou- ver à sa place ; le second, directeur de l'Institution Sainte-Marie de la rue du Mirail, estimait qu'il eut mieux valu ne pas s'occuper d'écoles primaires. C'était de sa part un simple prétexte ; au fond, tout '>n de-

ÉPREUVES 297

meurant l'excellent chrétien qu'il avait toujours été, M. Auguste désirait avoir un motif de reprendre son indépendance. Des défections semblables se rencon- trent, hélas ! dans l'histoire de bien des sociétés reli- gieuses. Le Bon Père le savait, mais il n'en était pas moins affligé au delà de toute expression : redoutant pour les esprits faibles une occasion de scandale, il tremblait, non pour son œuvre, que la sainte Vierge avait inspirée et qu'elle saurait bien garder, mais pour l'àme de plusieurs de ses fils, appelés à l'hon- neur des combats et fatigués avant l'heure de la victoire.

Dans les premiers mois de 1832, quand il relevait à peine d'une de ces maladies qui l'éprouvaient sou- vent pendant l'hiver, il apprit que MM. Auguste et Collineau avaient décidément brisé les liens qui les unissaient à la Société Les circonstances de cette défection étaient, pour le fondateur, on ne peut plus cruelles et humiliantes : le nouvel archevêque de Bor- deaux n'y avait fait aucun obstacle et s'était même prêté de bonne grâce à relever de leurs obligations ces deux religieux; il les avait assistés de ses conseils, et, comme pour affirmer sa bienveillance à leur égard, il avait nommé ^L Collineau chanoine honoraire de la métropole, le plaçant ainsi sur le même rang que son Supérieur. 11 était allé jusqu'à le faire monter dans la chaire de la cathédrale au lendemain de sa sortie de la Société.

Les intentions de l'archevêque étaient droites. Qui pourrait en douter, puisqu'il s'agit de Mgr de Che- verus ? On lui attribuait cependant moins de sympa- thie pour les religieux que pour le clergé séculier, et

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il en témoigna certainement très peu à la Société de Marie ; il est vrai qu'il la connaissait à peine et sous un jour défavorable. M. Chaminade, presque tou- jours absent de Bordeaux depuis la mort de Mgr d'Aviau, était pour lui un étranger ; n'entendant que les doléances de M. Auguste et de M. Collineau, il pouvait croire que la Société n'était qu'une œuvre avortée, et que Tintérêt général en exigeait peut-être la dissolution, bien que sans éclat ni scandale. Par s'explique un nouvel affront que dut accepter le fondateur quand, à ce même printemps de 1832, il présenta aux ordinations un jeune religieux, l'abbé Fontaine ^ : Mgr deCheverus objectait que la Société à laquelle le jeune clerc appartenait était bien instable, et manifestait de grandes hésitations à l'ordonner.

Un autre des fils les plus aimés du fondateur, M. Lalanne, s'était associé aux doléances de MM. Au- guste et Collineau. Lui pourtant ne pouvait protester ni contre les œuvres d'enseignement en général il les avait toujours voulues, ni contre l'enseignement primaire il avait formellement approuvé qu'on l'en- treprit. Son terrain d'opposition fut la centralisation des pouvoirs entre les mains du Supérieur général et les restrictions apportées à l'autorité des directeurs particuliers. Ici encore, c'était bien un point de vue tout à fait personnel qui motivait la plainte : M. La-

1. L'abbé Fontaine, originaire du diocèse de Beauvais, devint un des membres les plus influents de la Société, et fut nommé Assistant du Supérieur général en 18i5. En 1832, ses examens d'ordination furent si brillants que le Supérieur du séminaire ne craignit pas de déclarer qu'il était digne de prendre rang dans le corps professoral de son établissement.

EPREUVES 291i

lanne, en effet, était aussi mauvais administrateur que bon éducateur. Aucune dépense ne l'effrayait quand elle devait servir à ses expériences pédago- giques, d'ailleurs très dignes d'intérêt; partant, il était toujours en guerre avec son économe et aussi avec son Supérieur, qui était bien forcé de le modérer. Une fois mécontent et inquiet, il n'était pas d'hu- meur à s'arrêter de lui-même ; d'autre part, comme il voulait rester fidèle à la Société, l'idée lui était venue, singulièrement hardie, de la refaire comme il la concevait ; n'en avait-il pas le droit ? n'avait-il pas été la première pierre de la fondation ? Le Bon Père avait écrit les lettres les plus affectueuses à son fils révolté, mais toujours tendrement aimé ; il avait pris tous les moyens de l'éclairer ; ses efforts étaient restés vains, et il avait la douleur de le voir persévérer dans ses déplorables dispositions.

A Agen, la situation n'était pas plus consolante. Dans la maison qu'habitait le fondateur, plusieurs têtes s'exaltaient aussi. Les maîtres de l'école spéciale affectaient un air de suffisance qui était de mauvais augure; ils dédaignaient leurs confrères, négligeaient leurs exercices de piété, et, sourds aux avis de leur père, ils en venaient même à s'absenter de ses confé- rences sous le plus futile prétexte.

Enfin, des contradictions lui survenaient du côté des Filles de Marie. Le coup, à vrai dire, ne par- tait pas du couvent, mais de la curie épiscopale d'Agen. Mgr Jacoupy, vieilli et fatigué, laissait de plus en plus à ses Vicaires généraux l'administration courante du diocèse, et n'intervenait que dans les cas plus imwrtants qui lui étaient soumis. Fort probable-

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ment il ignora, au moins dans le principe, qu'un des Grands vicaires, s 'accordant en cela avec le confes- seur de la communauté, poussait la Supérieure géné- rale à se dégager de la direction de M. Chaminade pour se placer sous la juridiction unique de l'évêque. On suscita divers incidents pour faire éclater un con- flit et assurer la séparation. Le fondateur fut abreuvé d'amertume : on en vint jusqu'à lui interdire d'entrer dans le couvent sans y être autorisé par l'évêque et sans se faire accompagner d'un autre prêtre. M. Cha- minade se tut pendant quinze jours; puis, après y avoir mûrement réfléchi, il proposa à l'autorité diocé- saine de désigner un arbitre pour régler le différend.

On aurait dû, en acceptant sa proposition, mettre du tact dans le choix du prêtre à déléguer pour remplir cette mission. Cependant, d'accord avec la Supérieure des religieuses, on en chargea M. Collineau à qui on donna pleins pouvoirs. Sans doute ce prêtre avait rendu de grands services aux Filles de Marie et n'avait pas démérité à leurs yeux; mais il Amenait de se séparer du Bon Père en quittant la Société. Etait-ce bien à lui qu'il convenait de donner ce rôle de juge ?M. Cha- minade ferma les yeux sur ce procédé peu délicat, et fournit avec le plus admirable sang-froid toutes les explications qui lui furent demandées.

D'ailleurs, l'abbé Collineau observa, de son côté, le plus grand respect pour celui qu'il n'avait jamais cessé d'aimer et de vénérer, et il se prononça formel- lement contre les prétentions du Vicaire général. L'attitude humble et soumise du fondateur rendant impossible la continuation des malentendus qu'on avait exploités contre lui, on chercha d'autres pré-

ÉPREUVES gOl

textes ; on fit renaître les contestations, et de nouveau ]M. Chaminade se vit défendre l'entrée du couvent. Dénué de tout appui, privé de toute consolation, ac- cablé de toutes parts sous le poids des épreuves, le fondateur ne faiblit pas et garda son âme dans la paix et la sérénité. En vain chercherions-nous parmi ses lettres de cette époque l'écho d'une plainte ou la trace d'une défaillance. Dans ses rapports avec tous ceux qui n'étaient pas les acteurs du drame, il ne laissa même pas soupçonner les amertumes dont il était abreuvé. Les religieux qui vivaient à ses côtés n'aperçurent sur son visage, ou dans ses pa- roles aucun signe de l'angoisse qui remplissait son âme. Quelque affligé qu'il fût, il mettait toute sa con- fiance en Dieu ; plus les hommes l'humiliaient, plus il s'humiliait lui-même, s'offrant en victime d'expia- tion pour ses propres fautes et pour celles de ses en- fants ; il ensanglantait ses épaules des coups de sa discipline, jusqu'à éclabousser de son sang les ri- deaux de son alcôve. A ceux que le plaignaient, il répondait avec simplicité : « Dieu le permet, nous devons nous taire », ou encore : « Comme je ne veux que ce que Dieu veut, ma soumission aux disposi- tions de sa providence me laisse dans une assez grande paix. » D'ailleurs, pouvait-il regarder comme fortuite la rencontre de tant d'épreuves en un même moment ? Ne devait-il pas attendre de celui qui les accumulait sur sa tête le soulagement et la délivrance à l'heure marquée par sa sagesse ?

Il n'eut pas à se repentir de cet abandon filial entre les mains du Père céleste : les nuages menaçants se dissipèrent les uns après les autres : Mgr Jacoupy

:^02 CHAPITRE XIII

s'aperçut que son Vicaire général l'avait engagé dans une fausse voie, prit lui-même l'affaire en main, et ne tarda pas à rendre pleinement justice à INI. Chami- nade. De son côté, la Supérieure des Filles de Marie s'attacha plus fortement que jamais à la direction du Bon Père.

A Bordeaux, ]Mgr de Cheverus s'était décidé à ne plus retarder davantage l'ordination de M. Fontaine.

A Saint-Remy, M. Lalanne maintint encore quel- que temps son opposition ; mais ses sentiments reli- gieux et son attachement inviolable pour M. Chami- nade reprirent bientôt le dessus. Dans une lettre ad- mirable du 17 novembre 1832, il avoua ses torts avec une touchante humilité, en demanda « pardon, mille fois pardon », et ajouta : « Je ne veux plus qu'une chose au monde, l'accomplissement de la volonté de Dieu, et, dans l'ordre de la Providence, la volonté de Dieu doit m'être manifestée par vous. » Le Supérieur général l'appela bientôt à Bordeaux pour y prendre la place de M. Auguste et diriger l'Institution Sainte- Marie.

La crise était donc conjurée. M. Ghaminade em- ploya toutes ses forces à prémunir ses enfants des deux sociétés contre le retour de pareilles secousses. Vers la fin de 1833, il adressa aux diverses maisons deux lettres circulaires, les premières de celles que, à partir de cette époque, il envoya périodiquement à tous ses enfants. Avec la plus grande franchise, il mettait les religieux au courant de tout ce qui s'était récemment produit: « Pendant tout le temps que l'orage a duré, disait-il, j'ai cru devoir étendre le voile de l'amitié et de la charité sur ce qui se pas-

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sait, et supporter seul le poids de mon afl'lictioii. Mais enfin, il est un temps pour se taire et il en est un pour parler. » Il annonçait ensuite la nomination de MM. Gaillet et Mémain aux fonctions d'Assistants généraux, laissées vacantes par le départ de MM. Au- guste et Collineau.

L'effet de ces lettres fut considérable, et le Bon Père eut à se réjouir de l'accueil qu'elles reçurent partout. Dans Tautomne de 1834, il envoya aux com- munautés la première partie des Constitutions, trai- tant de la fin de la Société, de ses moyens et des vertus exigées de ses membres. Mais cet envoi n'était plus daté d'Agen. Le fondateur venait d'entreprendre un nouveau et dernier voyage dans le Nord. Il lais- sait les établissements du Midi dans une situation satisfaisante; les conférences qu'il avait données à l'occasion des retraites annuelles lui avaient apporté beaucoup de consolation, et il pouvait s'éloigner sans aucune crainte.

M. Ghaminade s'était mis en route dans les pre- miers jours de septembre 1834; ses enfants, en Alsace et en Franche- Comté, appelaient de tous leurs A^œux sa visite, impatients qu'ils étaient de lui témoigner leur filiale affection après tant d'épreuves et de lui demander ses directions. Ils auraient désiré qu'il se fixât parmi eux ; mais les Alsaciens le voulaient à Ebersmunster et les Francs-Comtois à Saint- Remv.

Sa première étape le conduisit jusqu'à Noailles (Cor- rèzej, une école primaire de la Société avait été

304 CHAPITRE XIII

ouverte récemment. Le comte de Noailles formait de nouveaux projets, car il ne désespérait pas de l'avenir; mais une mort prématurée l'enleva dès l'année sui- vante; ses plans n'eurent donc pas de suite.

Le voyage se continua par Lyon, puis par Besançon l'archevêque, Mgr Dubourg, grand ami du fonda- teur, venait de mourir; son successeur, Mgr ^latthieu, ne devait pas se montrer moins favorable que lui à la Société de Marie. De Besançon, M. Chaminade se rendit à Saint-Remy, et de successivement dans les différents établissements de la Société et de l'Ins- titut. Son séjour dans le Nord ne dura pas moins d'un an et demi, de septembre 1834 à mai 1836. Il passa en Alsace la bonne saison de l'année 1835 et partagea le reste du temps entre les diverses commu- nautés de la Franche-Comté.

Le grand objet que poursuivait le fondateur, dans cette visite, qu'il pressentait devoir être la dernière, c'était d'assurer, par l'institution de noviciats réguliers, la bonne formation de ses religieux dans ces régions. En principe, il ne tenait pas à multiplier les maisons de noviciat, car il estimait que cette multiplication pré- sente un double inconvénient : c'est d'abord le dan- ger d'altérer et de compromettre l'unité d'esprit, puis la difficulté de trouver, en nombre suffisant, des maîtres de novices, vraiment aptes à ce ministère délicat et important. Néanmoins, il estima que cha- cune des deux provinces devait avoir son noviciat, tant parce qu'il pouvait compter sur un recrutement assez abondant pour peupler les deux maisons, qu'à cause de l'usage des deux langues, allemande et française, qui créait en Alsace des besoins spéciaux.

VISITE GENERALE 305

D'ailleurs, les bâtiments nécessaires étaient à la dis- position de la Société. En Alsace, la famille Rothéa avait racheté, pour la somme minime de trente mille francs, la magnifique abbaye d'Ebersmunster et l'avait offerte en don à M. Chaminade. L'acquisition remontait à 1830 ; en 1833 on y avait installé un pensionnat. Le fondateur, dès qu'il eut visité ce beau monastère, s'empressa d'envoyer les élèves à Saint- Hippol}'ie et d'ouvrir aux vocations alsaciennes cette école de formation religieuse elles s'empressèrent d'accourir.

En Franche-Comté, ce fut le prieuré de Courtefon- taine ^ qui fut érigé en noviciat. Les commencements furent difficiles à cause de la pénurie des ressources ; progressivement pourtant, les difficultés s'aplanirent, et en janvier 1837, M. Chaminade écrivait à M. Barde- net : « Les deux noviciats de Courtefontaine et d'Ebers- munster font ma consolation et mon espérance. Il y a dans l'un et l'autre une grande ferveur. »

Saint-Remy avait perdu son école normale à la suite de la révolution de Juillet ; son noviciat était remplacé par celui de Courtefontaine. En compen- sation, le fondateur formait le projet d'y établir une communauté de religieux employés exclusivement aux travaux manuels. Il tenait beaucoup à ces groupes plus complètement séparés du monde, dont la mis- sion spéciale devait être d'attirer, par la prière con- tinuelle et la mortification, les bénédictions d'en-haut sur les œuvres de zèle entreprises par la Société. « La vocation à l'état religieux en général, écrivait-il

1. Dans le département du Jura, à la limile du Duubs.

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S06 CHAPITRE XIII

en 1833, est une grâce; mais Tordre de la Provi- dence qui détermine un sujet pour les travaux ma- nuels est une faveur de prédilection, soit parce que cette vocation éloigne davantage du monde, soit parce qu'elle facilite davantage l'union à Dieu à la- quelle aspirent tous les bons religieux. »

Il fallut un peu de temps pour constituer cette com- munauté, et elle ne reçut qu'en 1838 ses règlements spéciaux. Cette « petite Trappe », ainsi que l'appelait quelquefois M. Clouzet, répondit pleinement aux es- pérances du Bon Père ; la ferveur y était grande, ainsi que l'esprit de mortification et l'ardeur au tra- vail; même il fallait user de vigilance afin d'empêcher les pieux excès dans le jeune, les macérations, les visites nocturnes au saint Sacrement.

Une deuxièm.e communauté ouvrière fut peu après établie à Marast (Haute-Saône), dans un ancien prieuré de chanoines réguliers l'on put s'installer grâce à M. Bardenet; et l'organisation des Frères appliqués aux travaux manuels se compléta par la création, à Saint-Remy, d'un noviciat spécialement destiné à leur formation. La direction de ce noviciat fut confiée à un homme de Dieu, M. Jean Chevaux, dont la grande modestie et l'austérité plus grande encore convenaient bien à cette importante fonction. Origi- naire du Jura, il s'était présenté à Saint-Remy en 1825 comme un jeune paysan, demandant pour toute faveur d'être admis à balayer la maison. On s'aperçut au bout de quelque temps qu'il avait reçu une formation classique très complète, et même achevé sa théologie au grand séminaire de Besançon. L'obéissance le conduisit au sacerdoce. Plus que tout autre, il se pé-

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nétra de l'esprit du fondateur, qui, de son côté, lui témoigna constamment une prédilection marquée et conduisit son âme, avec une spéciale sollicitude, dans les sentiers de la perfection. Malgré une santé délicate et un esprit de pénitence qui s'accommodait mal des ménagements qu'on voulait lui imposer, M. Chevaux fournit une longue carrière ; il fut le troi- sième Supérieur général de la Société de Marie, et ne mourut qu'en 1875, dans la quatre-vingtième année de son âge.

Le fondateur profita de son séjour à .Saint- Remy, se trouvait M. Clouzet, pour prendre de concert avec lui les mesures que réclamait la situation finan- cière, toujours inquiétante dans le Midi, et qu'une opération excellente, mais conduite avec peu de pru- dence par son auteur, venait de rendre plus critique. M. Lalanne, voyant l'Institution Sainte-Marie de la rue du Mirail trop petite pour recevoir les élèves qui ne cessaient d'y affluer, avait proposé de la trans- porter à Layrac, non loin d'Agen, dans une ancienne aJ^baye l'espace ne ferait pas défaut, et l'on pourrait obtenir le plein exercice, que l'Université refusait à Bordeaux à cause de la proximité du Col- lège royal. M. Chaminade, alors en Alsace, renvoya à son conseil réuni à Bordeaux l'examen de l'oppor- tunité de ce transfert ; il eut bien soin d'ajouter que, en cas d'acceptation, il ne faudrait s'imposer d'autres frais de réparations que ceux qui seraient « stricte- ment indispensables ». Le transfert eut lieu ; le succès vint, magnifique, dépassant les espérances les plus hardies, et ^L Lalanne se laissa de nouveau entraîner à des dépenses qui, sans être inutiles, étaient bien

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supérieures à ses ressources. Le Supérieur général dut cette fois intervenir et exigea impérieusement des redditions de comptes; l'inférieur se cabra, s'irrita et revint à son idée de réformer selon son plan la Société de Marie. La sage fermeté du fondateur triompha cette fois encore; le fils, indocile mais tou- jours aimant, vint se jeter aux genoux de son Bon Père dès que, vers la fin de mai (1836), il le sut de retour à Agen. Comprenant que la Société de ^larie ne pouvait pas endosser le déficit de Layrac, il de- manda généreusement à prendre sur ses propres épaules la responsabilité de l'établissement jusqu'au jour il pourrait le rendre à la Société dans un état florissante Cet arrangement, qui était le seul pos- sible, fut accepté, et écarta de l'Institut un désastre certain et imminent (juillet 1836).

De même qu'à l'occasion de son voyage dans le Nord il venait d'organiser des communautés de re- ligieux appliqués à l'agriculture et aux travaux ma- nuels, de même le fondateur voulait doter l'Institut des Filles de Marie d'un complément nécessaire par la création d'un Tiers-Ordre régulier.

Des religieuses cloîtrées ne peuvent guère exercer l'apostolat que dans des centres populeux ; à la cam- pagne, l'isolement les réduirait fatalement à l'inaction. Or, les Filles de Marie n'entendaient pas laisser les villages dans l'abandon ni se contenter, dans les

1. Voir Le Collège Stanislas, Nolice historique, pp. 271 et suiv.

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TIERS-ORDRE REGULIER 309

villes, d'attendre simplement les âmes qui, d'elles- mêmes, Tiendraient réclamer leur secours. Il leur fallait donc des auxiliaires non cloîtrées. M. Chami- nade et la Mère de Trenquelléon avaient toujours été d'accord sur ce point. Sans doute le Tiers-Ordre sé- culier, fondé à Agen et à Tonneins, rendait déjà de précieux services ; mais on ne pouA^ait attendre la régularité des œuvres et leur stabilité que de la part de personnes dégagées de toute préoccupation temporelle et vivant sous une règle uniforme, c'est- à-dire constituant des communautés.

Un instant, le fondateur avait eu la pensée de re- courir aux sœurs de la Providence d'Alsace, et de leur demander des auxiliaires qui seraient mises à la disposition des Filles de Marie pour les œuvres que celles-ci ne pourraient faire elles-mêmes à cause de la clôture. Il ne s'arrêta pas à ce parti : cette sorte d'alliance ne pouvait produire une réelle unité d'esprit. C'était bien un véritable Tiers-Ordre régu- lier qu'il fallait, et le Bon Père, au mois de juin 1830, était sur le point d'en jeter les fondements, lorsque la révolution avait éclaté.

L'arrêt forcé que produisit ce bouleversement amena la dispersion des éléments qui auraient former le premier noyau de la nouvelle fondation; mais des circonstances providentielles allaient néan- moins rendre ce projet réalisable.

Un prêtre d'Auch, l'abbé Chevalier, ecclésiastique d'un grand mérite, missionnaire infatigable, tout dévoué à la Congrégation et, à ce titre, grand ami de M. Chaminade, comptait, parmi les communautés qu'il dirigeait, un groupe de pieuses filles desser-

310 CHAPlttïÈ XIII

vant la Maison de secours d'Auch, c'est-à-dire l'asile d'aliénés du Gers. Ce groupe, à proprement parler, ne constituait pas une communauté, puisque ses mem- bres n'étaient unis que par le fait de leur participa- tion à une œuvre commune. Sentant le besoin de resserrer leurs liens, ces charitables personnes priaient M. Chevalier de leur dicter des règles. Il s'en défendait, mais, étant au courant du projet relatif au Tiers-Ordre des Filles de Marie, il en parla au cardinal d'Isoard, archevêque d'Auch, et, d'accord avec lui, pressa M. Chaminade de prendre ses filles de la Maison de secours comme premiers éléments de ce Tiers- Ordre.

Dès son retour dans le Midi, en 1836, le fondateur se rendit à Auch, il trouva le terrain bien préparé, grâce à l'abbé Chevalier, qui avait su pénétrer les futures tertiaires de l'esprit de l'Institut au point qu'elles n'avaient plus qu'un désir, celui de devenir des Filles de ^larie. La bienveillance du cardinal d'Isoard rendit facile tout ce qui concernait l'organi- sation régulière, et, le 1" septembre, le Tiers-Ordre était constitué. Le gouvernement de cette nouvelle branche de l'Institut des Filles de Marie fut confié à une religieuse du grand Ordre sous la dépendance de la Supérieure générale. Un noviciat fut ouvert en face de la Maison de secours ; les postulantes accou- rurent nombreuses, et bientôt des fondations devinrent possibles. Elles eurent lieu d'abord dans le diocèse d'Auch, puis dans celui d'Agen. La Corse, Mgr Casanelli d'I stria, ancien Vicaire général d'Auch, pressait M. Chaminade d'envoyer ses enfants, reçut, en 1840, deux colonies formées de sœurs du Tiers-

MORT DE m'^* de LAMOUROUS 311

Ordre, mais ayant à leur tête des religieuses du grand Ordre. Ainsi furent établies les maisons de F Ile- Rousse, d'Olmeto et d'Ajaccio, qui ne tardèrent pas à prospérer, la dernière assez pour permettre dans la suite de nouvelles créations i.

La fondation du Tiers-Ordre fut le dernier épi- sode de la visite générale accomplie par le fondateur de 1834 à 1836.

D'Auch il fut ramené à Bordeaux par une circon- stance douloureuse.

Mlle de Lamourous approchait de sa fin et les nou- velles de son état devenaient de plus en plus alar- mantes. Elle désirait vivement revoir le fondateur; celui-ci laissa ses affaires et pressa son retour pour se rendre au chevet de la mourante, l'assister et la soutenir. La Bonne ^lère expira le mercredi 14 sep- tembre, jour de l'Exaltation de la sainte Croix. Ses funérailles furent un triomphe; et un mois après, le grand vicaire, M. Barrés, célébrait ses vertus dans une oraison funèbre qui ressemblait, à bon droit, au panég^^rique d'une sainte.

M. Chaminade survivait donc à ses coopératrices, à la Mère de Trenquelléon et à Mlle de Lamourous. Ces deuils successifs l'invitaient à presser l'achève- ment de son œuvre. Telle est la tâche à laquelle il s'appliquera pendant les années qui vont suivre.

1. Voir Diplomale et Soldai ; Mgr CasanelH dJslria (1794-1869), par le R. P. Ortolan O. M. I. 2 vol. m-8. Paris, 1900. Cf. t. II, pp. 140-U8.

CHAPITRE XIV

Progrès des oeuvres (1837-1843). Achèvement DES Constitutions. Décret de louange (1839)

ET promulgation.

Plus de cinq années étaient écoulées depuis que M. Chaminade s'était éloigné de Bordeaux pour échapper aux menaces des révolutionnaires. Sa con- grégation, comme toutes celles de France, avait se disperser; les noviciats avaient été dissous à Saint- Laurent et à la rue Lalande, et l'on ne pouvait en- core songer à les rouvrir; enfin l'année 1835 avait vu l'Institution Sainte-Marie se fermer, M. Lalanne l'ayant transférée à Layrac. Dès lors, pour la repré- senter à Bordeaux, la Société de Marie n'avait plus que la chapelle de la Madeleine, desservie par quel- ques-uns de ses prêtres sous la direction de M. Cail- let. Cette éclipse momentanée avait nui ; un courant d'opinion s'était peu à peu formé dans le sens de l'indifférence ou même de la défaveur : l'absence

RETOUR A BORDEAUX ?^]3

prolongée du fondateur faisait oublier ses services passés. Au surplus, les Bordelais ignoraient le succès de ses entreprises dans l'Est de la France ; et, ne jugeant de la Société que d'après ce qui en demeu- rait encore sous leurs yeux, ils étaient portés à regar- der l'œuvre de M. Chaminade comme anéantie sur- tout depuis que MM. Collineau et Auguste s'étaient séparés de leurs confrères et occupaient à Bordeaux même une position indépendante : c'était, on Fa vu, le sentiment de l'archevêque, Mgr de Cheverus, de M. Hamon, Supérieur du Grand séminaire, et d'une partie du clergé.

Cette situation, il est vrai, était en voie de s'amé- liorer; le zélé M. Caillet avait reformé la Congré- gation sous le nom moins dangereux de Confrérie de V Immaculée Conception. En 1834, les jeunes gens, puis les jeunes filles avaient réorganisé leurs sec- tions ; les pères de famille avaient bientôt imité leur exemple. Les retraites d'hommes et de dames s'étaient aussi rétablies, et, dès la première année, celle des hommes donnait les plus beaux résultats. Mgr de Cheverus encourageait ce travail apostolique, et il maintenait à la ^ladeleine sa situation avec ses pri- vilèges ; seulement, dans ses éloges, il taisait le nom de la Société de Marie et celui de M. Chaminade.

L'archevêque qui lui succéda, Mgr Donnet^, con- naissait ce dernier. Il venait de Nancy, dontl'évêque, Mgr de Forbin-Janson, était grand admirateur et ami dévoué du Bon Père ; il savait les mérites per-

1. Mgr Donnet occupa le siège archiépiscopal de Bordeaux, de 1836 à 1882 ; il devint cardinal en 1852.

314 CHAPITRE XIV

sonnels du fondateur et le jugement favorable dont ses œuvres étaient Tobjet en Franche-Comté et en Alsace; et bientôt il le vit lui-même au travail, car, dès son retour, M. Ghaminade imprima à la Congré- gation une impulsion nouvelle, stimulant de sa pré- sence les conseils et les réunions comme au temps de la Restauration.

Le succès ne se fit pas attendre ; il s'affirma non seulement par un surcroit de prospérité à l'intérieur, mais par l'apparition de deux nouvelles œuvres qui s'ajoutèrent à la liste de celles dont la Congrégation avait contribué à doter la ville. C'est en 1839 que s'implantèrent à Bordeaux l'œuvre de saint François Régis pour la réhabilitation des mariages et les con- férences de saint Vincent de Paul ; les fondateurs et les principaux membres de ces associations nouvelles étaient des congréganistes, bien préparés par leur piété, leur zèle, leur charité à en saisir l'opportu- nité.

Des lointaines régions d'où revenait M. Chaminade, on lui envoyait aussi les meilleures nouvelles. En effet, une bénédiction manifeste du ciel planait sur les œuvres. Les demandes d'établissements deve- naient si fréquentes que le fondateur avait plutôt l'embarras du choix. C'était une de ses grandes douleurs que de se sentir impuissant à donner à toutes une réponse favorable : « Depuis plus de deux ans, écrivait-il à Mgr Jacoupy, le 3 septembre 1837, il est peu de semaines je n'aie le mal au cœur de refuser de semblables établissements, faute de sujets. » Cependant, luttant contre ses propres désirs, il ne consentait à aucune création d'œuvres sans des

XOUVELf.E EXTENSION 315

motifs très graves et en eux-mêmes et par rapport à la Société, qu'il craignait d'affaiblir par une extension trop rapide.

Quand il \ât Ir-s noviciats de Franche-Comté et d'Alsace se peupler de vocations nombreuses et solides, il se montra plus facile. Mais il s'imposa la loi de s'étendre de proche en proche dans des régions connues et de maintenir ainsi les communautés toujours groupées, reliées les unes aux autres et se soutenant mutuellement dans l'observance régulière.

Tant que le noviciat de Saint-Laurent n'était pas reconstitué, il ne pouvait songer à des accroissements notables dans le Midi de la France; en 1837, il con sentit à ouvrir une école à Clairac (Lot-et-Garonne), puis une autre à Castelsarrasin (Tarn-et-Garonne) en 1839 : de ce côté, on dut se borner là, faute de per- sonnel. Mais en x41sace et en Franche- Comté, il ne se passa aucune année qui ne fût signalée par l'ouverture d'une ou de plusieurs maisons. C'est dans la seconde de ces provinces que le développement s'accentua davantage. Un des curés de Besançon, voyant avec peine la difficulté que trouvaient les familles de la classe aisée à faire donner à leurs fils une éduca- tion chrétienne, forma le projet d'appeler dans sa paroisse des religieux de la Société, en vue de créer peu à peu une institution d'enseignement secondaire, dans la mesure l'Université le permettrait. Avec l'agrément de l'archevêque, Mgr jNIathieu, la maison fut ouverte en 1838, et elle ne tarda pas à opérer une visible transformation parmi la jeunesse qui lui fut confiée. Plusieurs autres établissements moins impor- tants furent fondés en Franche-Comté, et c'est de

316 CHAPITRE XIV

que, en 1839, s'échappa le premier essaim qui fran- chit les frontières de la France.

Les oeuvres catholiques n'ont de vraie patrie que le ciel; ici-bas, elles sont destinées à déborder toutes les frontières et à s'implanter partout il y a des esprits à éclairer, des vies à sanctifier, des âmes à sauver. C'est ce que M. Chaminade n'avait jamais cessé d'enseigner à ses disciples, et il leur avait communiqué son espoir de voir la Société se répandre avec le temps dans tout l'univers. Mais il entendait bien ne se lancer dans les missions lointaines ni trop tôt ni trop vite. Déjà au cours des dernières années de la Restauration, il avait été sollicité à étendre l'action de la Société en dehors de la France et même à franchir les mers; il avait cru sage de n'y pas consentir. Cependant, à de pressantes instances qui, en 1838, lui vinrent de la Suisse, il prêta une oreille favorable : le voisinage de la Franche-Comté le ras- surait, et les vocations qui depuis l'origine s'étaient déclarées dans ce pays, l'engageaient à ne pas lui refuser un service auquel il avait acquis un certain droit. Il accorda donc une colonie de religieux à l'Etat de Fribourg pour une école qui fut établie au chef-lieu même du canton (1839) et y devint très flo- rissante.

A ces divers progrès de la Société correspondaient ceux des Filles de Marie et du Tiers-Ordre, si bien que le fondateur assistait à un renouveau général de son œuvre et pouvait en augurer le plus heureux avenir. Au sein des communautés, la paix régnait : le calme et la confiance étaient revenus plus solides que jamais par suite de l'issue heureuse des récentes

ACHÈVEMENT DES CONSTITUTIONS 317

agitations. Cet état de choses porta M. Ghaminade à penser que l'heure était propice pour mettre la der- nière main aux Constitutions et présenter ses deux Instituts à l'approbation du Saint-Siège. Au cours des visites canoniques qu'il venait de finir, ses enfants l'en avaient instamment prié : voyant son âge déjà avancé, ils redoutaient de le perdre avant qu'il eût ainsi couronné son œuvre. Déjà ces craintes l'avaient déterminé à publier en 1834 la partie des Constitutions à la rédaction de laquelle il travaillait depuis 1829. C'est ce qu'il disait lui-même dans la lettre d'envoi de ce premier fascicule : « Vos premiers chefs, mes chers enfants, ont craint que, si la mort venait à m'enlever de ce monde avant que cette rédaction fût faite, il ne s'élevât encore quelque orage dans la Société. De suite, j'ai cru devoir m'en occu- per. »

Le fragment promulgué à cette époque comprenait le premier livre, celui qui traite des obligations indi- viduelles, communes à tous les membres de la Société ; il déterminait l'esprit de la fondation, son but et ses moyens.

Le premier article définit très clairement la fin : « La petite Société qui offre ses faibles services à Dieu et à l'Eglise sous les auspices de l'auguste Marie, se propose deux objets principaux: d'élever chacun de ses membres, avec la grâce de Dieu, à la perfection chrétienne ; de travailler dans le monde au salut des âmes en soutenant et propageant, par les moyens

316 CHAPITRE XIV

adaptés aux besoins et à l'esprit du siècle, les enseigne- ments de l'Evangile, les vertus du christianisme et les pratiques de l'Eglise catholique ».

Gomme moyen d'atteindre le premier de ces objets, les Constitutions indiquent d'abord les vœux de reli- gion et celui de stabilité, dont elles délimitent les exigences avec netteté ^. Puis elles s'étendent sur la vie de communauté, la prescrivant aussi complète que possible. Sur tous ces points d'ailleurs, le texte n'était que la codification de ce qui avait été pratiqué dès les *;rigines et fixait une tradition appuyée sur l'expé- ; ;8nce. Aussi le fond de ces règles n'a guère eu besoin do retouches postérieures ; les remaniements que l'on y a introduits portent plutôt sur l'ordre des matières et sur l'expression des idées. Le Saint-Siège y a sim- plement requis quelques adoucissements touchant le régime alimentaire, parce que l'usage avait démontré Fincompatibilité de certaines prescriptions primitives avec la débilité croissante des santés et la fatigue inhérente à l'enseignement. Il a fait éliminer égale- ment quelques articles de détail qui avaient plutôt leur place dans le recueil des coutumes.

Quant aux moyens de travailler au salut des âmes, ^I, Chaminade restait fidèle à son idée première ; il affirmait résolument que, pour multiplier les vrais chrétiens, « la Société de Marie n'exclut aucun genre

1. M. Chaminade, à l'instar de plusieurs autres fondateurs, avait cru sage d'ajouter un cinquième vœu : celui d'enseigne- ment de la foi et des mœurs clirétiennes. La Cour romaine, quand l'approbation de la Société lui fut demandée, jugea que cette addition était superflue, puisque ce vœu est compris dans la fin même de la Société. Sur cette animadversion, il fut sup-

rimé (1865).

LES CONSTITUTIONS 319

d*oeuvres, qu'elle adopte tous les moyens que la Pro- vidence lui donne pour atteindre les fins qu'elle se propose «.Elle t'ait « comme si Tordre que donna Marie aux serviteurs de Cana était adressé par Fauguste Vierge à chacun de ses membres : Faites tout ce qu'il vous dira » (Art. 6). Toutefois, le fondateur précisait sa pensée en déclarant qu'il en- tendait surtout appliquer ses fils à « l'éducation » ; mais il comprenait sous ce nom « tous les moyens par lesquels on peut insinuer la religion dans le cœur des hommes et les élever ainsi, depuis la tendre en- fance jusqu'à Fâge le plus avancé, à la profession fervente et fidèle d'un vrai christianisme ». On voit quel vaste doiHaine une telle conception ouvre à l'ac- tivité des sociétaires. Désirant employer le plus utile- ment possible leur travail, il veut que, sans renoncer à « guérir les âmes de la contagion du mal », ils consacrent de préférence leurs soins à les en préserver. Cependant, il faut noter comment M. Ghaminade a toujours entendu la préservation : elle consiste sans doute à écarter le danger, à en enseigner la fuite ; mais aussi, et surtout, à mettre dans l'esprit de telles convictions, dans le cœur de telles ardeurs, que la rencontre du danger, loin d'être la catastrophe pour ainsi dire inévitable, soit au contraire le triomphe moralement assuré. Ses congrégations, à la Made- leine et ailleurs, n'étaient pas, comnie l'on dit aujour- d'hui, des « garderies », mais des écoles de militants. Elles étaient des abris pour l'innocence, c'est vrai ; mais des abris l'on se forgeait des armes avec lesquelles on pourrait affronter l'ennemi en rase cam- pagne.

320 CHAPITRE XIV

M. Ghaminade voulait aussi que, dans l'œuvre de l'enseignement, sans dédaigner les riches, on eût une prédilection pour les pauvres. La très grande cha- rité du Bon Père avait certainement sa part dans cette prescription ; néanmoins elle lui était dictée par la claire vue d'une nécessité. A un curé qui voulait créer des écoles pour la bourgeoisie, M. Ghaminade disait : « Faites aussi des écoles populaires » ; et il appuyait ce conseil sur un motif qui ne laissait place à aucune discussion : « Gomment, demandait-il, com- ment voulez -vous faire la réforme de la ville si vous négligez la classe la plus nombreuse ? » On retrouve fréquemment cette idée sous sa plume à travers sa correspondance relative aux écoles.

Dans cette rédaction définitive du premier livre des Gonstitutions, le fondateur avait donc grand soin de maintenir l'orientation que jusque-là il avait donnée à la Société. Le même souci l'avait toujours guidé dans ses rapports avec d'autres fondateurs, quand, à plusieurs reprises, il avait été question de fusion entre leurs Instituts et le sien. Dès le commencement des pourparlers, il mettait comme condition essentielle que l'Institut qui demandait à se réunir à la Société de Marie en prendrait intégralement l'esprit et en ac- cepterait les règles. G'est ainsi que restèrent sans effet les avances de l'abbé Noailles, qui avait institué les Pauvres Prêtres ; de Dom Fréchard et de l'abbé Mer- tian, fondateurs des Frères de la Doctrine chrétienne en Lorraine et en Alsace respectivement ; du Supérieur des Frères de Saint-Joseph ; de celui des Frères de la Groix et de plusieurs autres. La conduite de M. Gha- minade avait été identique en face de nombreuses

LES CONSTITUTIONS 321

propositions relatives à une fusion de congrégations de femmes avec l'Institut des Filles de Marie. Il pré- férait ralentir la croissance et l'expansion de ses œuvres et ne pas introduire dans leur sein des élé- ments qui en eussent altéré l'homogénéité.

Ce premier livre des Constitutions une fois publié, M. Ghaminade avait, comme il a été raconté plus haut, entrepris sa grande tournée dans les provinces de l'Est de la France, s'étaient implantées, de plus en plus nombreuses, les maisons de ses deux Instituts.

Quant au second livre des Constitutions, il n'en aA^ait pas cru la promulgation d'une urgence immé- diate, et il aurait voulu attendre les lumières d'en- haut pour éclairer ses conceptions propres sur les deux points si graves qui étaient encore à régler : l'organisation des divers éléments de la Société et le gouvernement. Mais de tels délais ne donnaient pas satisfaction aux sociétaires, qui souhaitaient vivement une solution prompte et définitive de ces problèmes organiques. Le fondateur avait accueilli avec bien- veillance les représentations de ses fils ; bien que les raisons alléguées ne lui parussent pas très convain- cantes, il semblait décidé à ne pas différer davantage la publication que l'on demandait, lorsqu'un événe- ment se produisit qui lui parut avant tout exiger un prompt affermissement de sa fondation. C'était, de la part d'un des religieux les plus en vue, un attentat grave contre son autorité.

M. Lalanne, alors directeur à Layrac, savait que le fondateur voulait donner à la Société une organisation fortement centralisée; il eût préféré, quant à lui, une autonomie presque complète des directeurs de mai-

21

â22 CHAPITRE XIV

sons particulières, au moins en matière d'administra- tion; et, pour faire triompher ses idées, il avait résolu de forcer la main au Bon Père en provoquant de sa propre initiative la réunion d'un Chapitre général. L'accueil qui fut fait à la circulaire envoyée par lui aux directeurs, lui ouvrit les yeux; il constata que lui seul avait pensé à substituer son inspiration per- sonnelle à celle de son Supérieur, et il en conçut le plus vif repentir. De toutes parts affluèrent entre les mains de M. Chaminade les lettres de soumission filiale, l'assurant d'une inviolable fidélité. M. La- lanne pria Mgr Donnet de lui servir de médiateur auprès du Bon Père, qui d'ailleurs ne demandait qu'à tout oublier, et dorénavant sa vie fut une noble pro- testation contre les égarements irréfléchis et passa- gers auxquels il avait eu le malheur de se laisser aller i.

Un tel écart de conduite rendit manifeste, aux yeux

1. M. Lalanne avait encore à parcourir la partie la plus belle de sa longue et féconde carrière. Ayant quitté Layrac en 1845, il partagea à Paris, avec l'abbé Leboucher, la direction de deux institutions, lune aux Ternes, l'autre rue Bonaparte; en 1852 il décida la Société de Marie à acquérir cette dernière. Remarqué par Mgr Sibour, il fut placé par lui à la tète de la section ecclésiastique de l'école des Carmes. Quand la Société de Marie accepta la charge du Collège Stanislas, elle lui confia la mission de restaurer cet établissement (janvier 1855). Son succès fut complet. Le relèvement du collège Stanislas fut l'œuvre capitale de sa vie ; il y employa quinze années (1855- 1871). Ensuite il dirigea le collège fondé par la Société à Cannes; puis, en 1876 il fut chargé de visiter, en qualité d'ins- pecteur, les maisons secondaires de la Société de Marie. Il mourut au cours d'une de ces visites, à Besançon, le 27 mai 1879. Sa vie a été racontée dans l'ouvrage déjà cité : Le collège Slanis/as, Notice historique (Paris, 1881).

LES CONSTITUTIONS 323

des quelques religieux qui n'en étaient pas encore convaincus, la sagesse des vues du fondateur. Ils comprirent qu'une corporation composée d'organes aussi variés que la Société de Marie, destinée à s'em- ployer dans des œuvres très diverses et dans des milieux très différents les uns des autres, se disloque- rait nécessairement si toutes ses parties n'étaient pas solidement rattachées à un centre fortement constitué. Par contre, moyennant cette condition, la Société pouvait garder toute la souplesse nécessaire pour adapter son action aux besoins des temps et des pays ; la possibilité des initiatives devenait beaucoup plus grande, car la centralisation, d'une part, en assurait le contrôle, et, d'autre part, rendait facile et rapide la correction des abus. C'est d'après ces idées que fut rédigé le second livre des Constitutions.

Le fondateur avait déjà terminé la rédaction des règles de l'Institut des Filles de Marie. Il soumit le tout aux évêques dans les diocèses desquels il y avait des établissements soit de la Société, soit de l'Institut. De chacun d'eux il reçut des approbations très expli- cites ; ceux qui en avaient fait une étude approfondie, comme l'archevêque de Besançon, Mgr Mathieu, et l'évêque d'Ajaccio, Mgr Casanelli d'Istria, déclaraient y reconnaître « l'Esprit de Dieu ». Entre tous, le cardinal d'Isoard, archevêque d'Auch, manifesta son admiration dans les termes les moins équivoques; il pLcssa M. Chaminade de se servir de lui pour pré- senter à Rome les Constitutions de l'une et de l'autre famille et solliciter leur approbation. Auditeur de Rote pendant plus de vingt ans, ce prélat jouissait de toutes les facilités pour conduire une négociation

324 CHAPITRE XTV

de ce genre. Son offre fut acceptée, et l'on convint que M. Chevallier, représentant du fondateur auprès du tiers-ordre et vicaire général de Mgr d'Isoard, se rendrait à Rome, et y introduirait l'affaire.

^I. Chaminade prescrivit à cette intention des prières particulières de la part de ses deux Sociétés, rédigea deux suppliques au Saint-Père en faveur de l'un et de l'autre Institut, et y joignit, avec les approbations épis- copales, un aperçu des motifs qui l'avaient décidé à entreprendre cette double fondation. Il y résumait toute sa carrière apostolique en des termes remar- quables de précision et de modestie. Au dernier mo- ment, l'abbé Chevallier n'ayant pu quitter Auch, le dossier fut confié à un négociant de Bordeaux, M. Au divet, qui l'emporta au début du mois de décembre.

A Rome, on fit bon accueil au message. L'affaire arriva au rôle en janvier 1839 et aboutit vers la fin du mois de mars. La réponse concernant la Société et l'Institut fut renfermée dans un décret unique, daté du 27 avril 1839, et annoncé en ces termes au fondateur par le cardinal Giustiniani : « Je vous adresse par cette lettre le Décret de louange que Notre Très Saint- Père a bien voulu prononcer en fa- veur des deux Congrégations que vous avez fondées. Vous y reconnaîtrez, soit envers vous, soit envers vos disciples, la bienveillance de Sa Sainteté qui, dans sa joie, a béni le Maître de la moisson de vous avoir ins- piré le dessein de réunir dans la vigne du Seigneur de

LE DECRET DE LOUANGE 325

nouveaux et zélés ouvriers de toute dusse, dont les soins vigilants et empressés feront croître partout les fruits de la morale et des vertus. Toutefois, si vous remarquez que, pour certaines raisons, on n'a pas en- core décrété l'approbation spéciale des Constitutions que vous avez présentées, gardez-vous de soupçonner pour cela que vous ayez rien de fâcheux à craindre à l'égard des Congrégations elles-mêmes. Celles-ci, au contraire, comme vous le verrez, ont hautement plu, et se trouvent recommandées par un éloge bien mé- rité. »

Le décret lui-même commençait, selon l'usage, par l'exposé de la demande, puis continuait ainsi : « Sa Sainteté a accueilli le tout avec bienveillance, et, après avoir transmis les suppliques à la Sacrée Congréga- tion préposée aux affaires des Evêques et des Régu- liers, elle a fait examiner et peser leur objet avec beaucoup de soin et d'attention par plusieurs cardi- naux de cette Congrégation; puis, sur le rapport que lui en fit le sous-secrétaire dans l'audience du 12 avril 1839, elle a décidé dans sa bienveillance que les deux Instituts étaient dignes de toute recommandation, comme on déclare par ce décret les louer ou les agréer pleinement. Sa Sainteté a voulu en conséquence qu'on inculquât à leurs divers membres l'esprit de l'œuvre éminemment bonne, afin qu'ils avancent chaque jour avec joie et ardeur, sous les auspices de la Vierge Marie, dans la carrière ils se sont engagés ; ce fai- sant, ils sont assurés de se rendre utiles à l'Eglise. » Des faveurs spirituelles, indulgences et pouvoirs, accompagnaient le décret, « en témoignage de singu- lière bienveillance de la part du Pontife ».

326 CHAPITRE XIV

M. Chaminade ne put contenir sa joie à la réception de ce précieux document. Il le baisa avec respect et s'empressa de communiquer à ses enfants l'heureuse nouvelle. A la date du 21 août, Grégoire XVI voulut répondre lui-même par une lettre d'une grande bien- veillance aux remerciements que le fondateur lui avait adressés : « Nous aimons, disait-il, à vous répondre afin de vous exciter, vous, vos chers fils et vos chères filles, à travailler avec un zèle infatigable aux œuvres de piété et de charité que vous avez en vue, et aussi à prier dans toute la ferveur de votre tendresse filiale pour notre faiblesse accablée dans ces jours mauvais sous le poids formidable du Souverain Pontificat. »

Sans doute, M. Chaminade n'avait pas obtenu de Rome tout ce qu'il aurait souhaité, mais il sentait que, de son vivant, il ne pouvait espérer davantage. Il avait sollicité ce qu'il appelait ilnstitution cano- nique de ses deux Sociétés, c'est-à-dire une approba- tion définitive de l'œuvre et de ses Constitutions. On lui apprit que Rome commençait à procéder selon des règles nouvelles, qu'elle imposait des délais succes- sifs, et comme différentes étapes à franchir, avant d'admettre un Ordre nouveau dans FEglise, surtout avant de donner à ses Constitutions le visa solennel de Fautorité suprême. Le fondateur s'al^indonna donc à la Providence toujours si bonne pour lui et les siens, et parla en ces termes de l'avenir à ses enfants : (( L'approbation dont Sa Sainteté a bien voulu honorer nos deux Ordres ne couronne encore pas entièrement l'objet de nos désirs, mais elle est le gage assuré et la plus forte garantie possible de ce que nous attendons de la bienveillance pontificale. Aussi un évêque, l'un

PRO^IULGATION 327

de nos plus paissants protecteurs près du Saint-Siège, en ouvrant la lettre de Rome par laquelle Son Émi- nence le cardinal Giustiniani lui annonçait le premier décret rendu en notre faveur, s'est-il écrié au milieu de son Conseil : « Voilà la béatification ; bientôt suivra la canonisation. » Notre dessein est d'attendre à cet égard avec une confiance toute filiale le moment du Saint-Siège. »

Le 5 septembre 1839, en envoyant le volume des Constitutions à tous ses enfants, le Bon Père leur adressait une courte circulaire se reflétait son âme, toute rassérénée par les perspectives de paix que lui avait ouvertes le décret de louange émané du Saint- Père, et il leur demandait une fidélité croissante dans la régularité : « Oui, mes chers fils, disait-il, vous ac- cueillerez avec amour ces Constitutions, et tandis que vos chefs jureront en face des autels de pourvoir à leur exacte observation, selon le devoir de leur charge, vous prendrez tous la résolution d'y être fidèles jus- qu'à la mort... Aussi bien vous devez cette consolation à ma vieillesse ; vous la devez surtout au Saint-Siège et à l'auguste Marie. »

Consolé des succès extérieurs dont J3ieu favorisait partout ses travaux, le fondateur n'en était que plus empressé d'affermir encore, s'il était possible, les bases profondes sur lesquelles reposaient ses deux familles religieuses. Il régularisa d'abord la constitu- tion du Conseil d'administration générale et s'appli- qua avec une nouvelle ardeur à améliorer l'état finan- cier.

D'autre part, il se préoccupait d'assurer la juste interprétation des Règles en même temps que l'ac-

328 CHAPITRE XIV

croissement de l'esprit religieux. C'est dans cette vue qu'il publia successivement quatre circulaires magis- trales traitant des vœux de religion. Il y montre avec angoisse comment, dans la société contemporaine, le naturalisme pratique envahit tout : de l'obéissance et du respect de l'autorité, on ne garde plus que le nom; l'amour du lucre, la recherche de la jouissance tien- nent lieu de principes, et la foi subit partout de rudes atteintes. Il importe que le religieux ait le souci de se défendre contre les idées du monde au milieu duquel il vit. C'est en observant exactement ses vœux, non seulement à la lettre mais surtout dans leur esprit, qu'il est assuré de rester au niveau de son saint état et de remplir sa mission. L'interprétation du vœu de stabilité, propre à la Société de Marie, parut le 24 août 1839 sous forme de lettre aux prédicateurs des retraites annuelles ; elle importait plus encore que celle des autres vœux, car ceux-ci sont plus ou moins communs à la Société avec tous les Ordres reli- gieux. Le vieillard, presque octogénaire, y faisait pas- ser le souffle d'un cœur toujours jeune, l'expérience vécue d'une carrière tout entière employée au service de Marie ; et ses accents atteignaient une grande élé- vation quand il décrivait le rôle réservé à l'apôtre de la sainte Vierge.

On lira ici avec intérêt quelques passages de ce document remarquable. Au reste, dans les manuscrits de M. Chaminade, elles abondent, les pages ardentes s'est répandue la flamme de son amour pour sa jNIère du ciel; et certes il y aurait une édification singulière à recueillir toute cette riche moisson de pieuses pensées, de saintes inspirations, de hautes

LE VOEU DE STABILITE 329

vues surnaturelles dont nous ne pouvons présenter ici que ces modestes glanures. Voici donc quelques ex- traits de cette lettre le Bon Père expose à ses en- fants la teneur et leur rend raison de leur vœu de stabilité : « Vous savez, leur dit-il, que nous avons dans la grande tribu des Ordres religieux un air de famille qui nous distingue essentiellement de tous les autres...

« Tous les âges de l'Eglise sont marqués par les combats et les glorieux triomphes de l'auguste Marie. Depuis que le Seigneur a soufflé l'inimitié entre elle et le serpent, elle a constammentvaincu le monde et l'en- fer. Toutes les hérésies, nous dit l'Eglise, ont incliné le front devant la très sainte Vierge, et peu à peu elle les a réduites au silence du néant. Or, aujourd'hui, la grande hérésie régnante est l'indifférence religieuse, qui va engourdissant les âmes dans la torpeur de l'égoïsme et le marasme des passions. Le puits de l'abîme vomit à grands flots une fumée noirâtre et pestilentielle qui menace d'envelopper toute la terre dans une nuit ténébreuse, vide de tout bien, grosse de tout mal, et impénétrable pour ainsi dire aux rayons vivifiants du soleil de justice. Aussi, le divin flam- beau de la foi pâlit et se meurt dans le sein de la chrétienté ; la vertu fuit, devenant de plus en plus rare, et les vices se déchaînent avec une incroyable fureur. Il semble que nous touchions au moment d'une défection générale et d'une apostasie de fait presque universelle.

« Cette peinture si tristement fidèle de notre époque est loin toutefois de nous décourager. La puissance de Marie n'est pas diminuée. Nous croyons ferme-

330 CHAPITRE ^'1V

ment qu'elle vaincra cette hérésie comme toutes les autres, parce qu'elle est, aujourd'hui comme autrefois, la femme par excellence, cette femme promise po-ir écraser la tête du serpent, et Jésus-Christ, en ne l'app'^- lant jamais que de ce grand nom, nous apprend qu'elle est l'espérance, la joie, la vie de l'Église et la terreur de l'enfer. A elle donc est réservée de nos jours une grande victoire : à elle appartient la gloire de sauver la foi du naufrage dont elle est menacée parmi nous. Or nous avons compris cette pensée du Ciel, mes chers Frères, et nous nous sommes em- pressés d'offrir à Marie nos faibles services pour travailler sous ses ordres et combattre à ses côtés. Nous nous sommes enrôlés sous sa bannière comme ses soldats et ses ministres, et nous nous sommes engagés par un vœu spécial, celui de stabilité, à la st5Conder de toutes nos forces, jusqu'à la fin de notre vie, dans sa noble lutte contre l'enfer. Et, comme un Ordre justement célèbre a pris le nom et l'étendard de Jésus-Christ, nous avons pris le nom et l'étendard de Marie, prêts à voler partout elle nous appellera, pour étendre son culte, et, par lui, le royaume de Dieu dans les âmes.

« Et voilà bien, mes chers Frères, le caractère dis- tinctif et l'air de famille de nos deux Ordres. Nous sommes spécialement les auxiliaires et les instruments de la très sainte Vierge dans la grande œuvre de la réformation des mœurs, du soutien et de l'accroisse- ment de la foi, et, par le fait, de la sanctification du prochain. C'est en son nom et pour sa gloire que nous embrassons la vie religieuse, c'est pour nous dévouer à elle, corps et biens, pour la faire connaître, aimer

ItE>:î:DICTIONS CELESTES 331

et servir, bien convaincus que nous ne ramènerons les hommes à Jésus que par sa très sainte Mère. Oui, nous croyons avec les saints Docteurs qu'elle est toute notre espérance, notre mère, notre refuge, notre se- cours, notre force et notre vie.

« Dépositaires de l'industrie et des inventions de sa charité presque infinie, nous faisons profession de la servir fidèlement jusqu'cà la fin de nos jours, d'exécu- ter ponctuellement tout ce qu'elle nous dira, heureux de pouvoir user à son service une vie et des forces qui lui sont dues. Et nous croyons tellement que c'est ce qu'il y a de plus parfait pour nous, que nous nous interdisons formellement par notre vœu le droit de choisir et d'embrasser jamais une autre règle... Voilà ce que je regarde comme le caractère propre de nos Ordres, et ce qui me paraît sans exemple dans les fondations connues »

Le décret laudatif que ^1. Chaminade venait de recevoir fut le signe de nouvelles bénédictions pour ses deux familles religieuses. Déjà la Suisse réclamait de nouveaux ouvriers : l'année 1843 voyait s'ouvrir une seconde école à Lausanne, en plein pays protes- tant; puis, en 1844, était acceptée une école normale à Tavel, dans le canton de Fribourg. Peu après le canton du Valais allait recevoir une colonie de reli- gieux et se peupler d'œuvres diverses tenues par la Société. A la même époque, Mgr de Jerphanion, qui avait connu les fils de M. Chaminade à Saint- Dié

332 CHAPITRE XIV

avant de passer au diocèse d'Albi, obtenait qu'ils re- prissent à Réalmont une maison déjà existante dont les Frères de Saint-Gabriel ne pouvaient conserver la direction. Ce fut le signal de toute une série de fondations dans le ^lidi, désormais le mouvement des œuvres reprenait son cours régulier, par le fait qu'en décembre 1841, sur les instances de Mgr Don- net, le noviciat s'était reconstitué à Saint-Laurent.

Le Bon Père, qui tenait à suivre de près la direc- tion des novices, y fixa son domicile et mit lui-même la main à la formation de l'ardente jeunesse qui ne tarda pas à repeupler cette solitude. Quand, plus tard, on parlait de cette époque avec les religieux qui avaient fréquenté le Bon Père Chaminade et qu'on leur demandait de retracer sa physionomie d'alors, tous disaient invariablement: « C'était le plus beau vieillard qu'on put voir, et le plus affable ; on se sen- tait comme entraîné vers lui; il inspirait une con- fiance spontanée et absolue ; on n'éprouvait auprès de lui, malgré la vénération qu'il imposait, rien qui ressemblât à de la contrainte. » Et pourtant, la di- rection qu'il donnait alors était bien celle qu'il avait toujours indiquée : pour un religieux il ne connaissait et n'enseignait qu'une voie de salut, le chemin de la croix à la suite du Sauveur ; mais sous le regard maternel de Marie et à l'école du Cœur aimable de Jésus, l'abnégation et la pénitence semblaient avoir perdu leurs épines.

Deux fois par semaine, les novices se réunissaient autour du Supérieur qui les entretenait des choses de la vie spirituelle. Ces conférences laissaient en ces jeunes âmes d'ineffaçables traces. Leur thème

SAINTE-ANNE 333

était presque invariablement la foi ou la dévotion à ^larie, et elles s'arrondissaient c'était le mot du Bon Père autour du Credo ou du Magnificat, comme autour d'un point central d'où partaient et revenaient tous les rayons de sa doctrine. Ainsi, il les initiait suavement, mais fortement, aux vertus distinctives de la Société. Pour les habituer aux œuvres de zèle, il les envoyait faire le catéchisme à l'hôpital. Tel était Saint-Laurent sous l'influence cap- tivante du Bon Père qui savait y faire revivre les douces émotions des origines de la Société.

En 1843, on parvint à réaliser un dessein qu'on avait conçu depuis plusieurs années. Comme les bâti- ments semblaient trop exigus à Saint-Laurent pour le nombre croissant des novices et surtout pour les besoins des retraites annuelles, on transplanta la maison de formation dans un local plus vaste et mieux approprié. Sise au chemin de Saint-Genès, et plus près de Bordeaux, la propriété s'appelait Sainte- Anne, du titre d'une chapelle qui s'y trouvait ancien- nement. On lui laissa ce nom qui s'harmonisait fort bien avec sa destination. Comparée à celle que l'on quittait, l'installation nouvelle semblait luxueuse; ce qui en rendit le séjour particulièrement agréable, ce furent des allées de tilleuls et de charmilles dont les anciens novices gardèrent longtemps le souvenir. On effectua le transfert le 18 mars, et le lendemain on put à loisir y fêter saint Joseph, patron de la Société et du Bon Père Chaminade.

Une des salles de la maison fut transformée en ora- toire ; un religieux, qui avait quelque talent pour la peinture décorative, avait été chargé de lui donner

334 CHAPITFIE XIV

un aspect digne de cette affectation et s'en était con- venablement acquitté. Mais ce qui devint bientôt le principal attrait et le plus précieux ornement du mo- deste sanctuaire, ce fut une relique insigne, obtenue du cardinal Lambruscliini, qui, le P'' mars 1843, l'avait fait extraire d'une des catacombes de la voie Tiburtine, et sur l'ordre exprès de Sa Sainteté Tavait adressée au fondateur de la Société. Dans les premiers jours de septembre, le corps du martyr saint Urbain fut processionnellement porté à la cha- pelle du noviciat. La fête fut présidée par l'arche- vêque de Bordeaux, assisté de l'évêque de Beauvais, Mgr Gignoux, un des plus chers disciples de M. Gha- minade, et de Mgr de Forbin-Janson, son ami de longue date. En 1855, on disposa sous le maitre-au- tel une châsse fut placé ce corps saint, immolé pour la foi de Jésus-Ghrist.

Plus tard, quand le Bon Père fut revenu habiter à coté de la Madeleine, il continua, tant qu'il le put, à multiplier ses visites au noviciat. Pendant les va- cances surtout, alors que tous les religieux delà pro- vince étaient assemblés à Sainte- Anne, il ne manquait pas de leur adresser la parole. Ses conférences étaient empreintes d'une énergie étonnante, vu son âge et ses infirmités. L'esprit de foi et l'immolation de soi- même étaient le plus souvent les sujets de ses entre- tiens, et il ne se lassait pas d'exprimer sa confiance en la puissance miséricordieuse de ^larie. Il se ren- dait dans ses promenades jusqu'auprès de la Vierge Immaculée, dont la statue se dressait au fond de la grande allée des tilleuls, et là, pressant de sa main tremblante le pied de la Madone et la tête du serpent,

SAINTE-ANNE 335

il accompagnait cet acte d'un geste énergique qu'un jour il lui arriva de traduire en disant : « Malgré tout, elle t'a écrasé la tête et elle te l'écrasera tou- jours î »

Ce cri, jailli de son cœur, est assurément le mot qui résume le mieux le secret ressort de sa vie in- time, le but supérieur de son apostolat, et enfin le point d'appui de toutes ses entreprises. Ne convenait- il pas de le citer, alors que nous atteignons le terme se clôt la période A^wiment active de sa longue et laborieuse carrière ?

CHAPITRE XV Vertus de M. Chaminade; sa physionomie morale

ET intellectuelle. DIRECTION DES AMES : MÉ- THODE ET PRINCIPES.

Avant de raconter les dernières années et la mort de M. Chaminade, il est opportun de réunir dans une vue d'ensemble les principaux traits qui caractérisè- rent sa double physionomie morale et ascétique. Cette étude sera un utile complément de son histoire : il y a des particularités que malaisément on eût rattachées au fil des événements, et aussi des secrets qui ne sont mis au jour que moyennant l'analyse du cœur.

Enfant du dix-huitième siècle par la date de sa naissance, M. Chaminade, aux jours terribles de la Révolution politique, sociale et religieuse qui termina son siècle, avait pu mesurer l'étendue et la profon- deur du mal dont souffrait la société d'alors.

La noblesse et la bourgeoisie surtout s'étaient laissé gagner au rationalisme des déistes et des

ESPRIT DE FOI 337

libres penseurs. L'incrédulité ne s'attaquait plus à tel dogme; en bloc elle rejetait tout le surnaturel, repoussant la révélation comme un mythe et une im- possibilité, et prononçant un divorce radical entre la religion et la science, la raison et la foi. Dieu, qui ne délaisse point son Église, suscita, parmi bien d'autres, M. Ghaminade pour travailler à la guérison de ce mal dans le siècle nouveau, il lui inculqua forte- ment cette idée, que l'unique remède consistait dans un retour sincère et résolu à la foi catholique, et il orienta dans ce sens toutes les puissances de son âme, toutes les ressources de son zèle et de son dé- vouement.

De bonne heure, le jeune prêtre se sentit pressé de consacrer sa vie à cette mission si urgente et si belle ; mais pour avoir le droit et les moyens de prêcher aux autres la foi, il comprit que d'abord il devrait être et se montrer lui-même un convaincu. Aussi dans sa longue existence, tout peut se résumer dans ce mot : la foi. C'est ce qui donne à sa carrière une unité remarquable. On l'a dit justement : « Ne penser qu'à une chose, ne vouloir qu'une chose, ne faire qu'une chose enfin, c'est le secret de tout pou- voir. » Ainsi en fut-il pour M. Ghaminade : il a été possédé par une idée qui l'a maîtrisé totalement. Gonformément à ce texte sacré qui fut une de ses maximes favorites : « Le juste vit de la foi* », il a vécu de la foi, il a discouru en homme de foi, il a sans cesse prêché la foi. S'il organisa la Gongréga- tion, ce fut pour ramener la foi dans la jeunesse ; en

1. S. Paul aux Rom. I, 17.

22

338 CHAPItRE XV

établissant ses deux familles religieuses, il leur laissa ce mot d'ordre : enseigner la foi et les mœurs chré- tiennes. A cet égard, la tradition la plus lointaine est constante et unanime : congréganistes, premières Filles de la Miséricorde, premières Mères de l'Insti- tut, premiers religieux de la Société, tous le procla- ment à l'envi.

De ce principe si compréhensif procédaient immé- diatement deux traits saillants de sa vie spirituelle : d'abord l'esprit d'oraison et d'abnégation qui nourris- sait en lui l'esprit et la vie de foi, puis un sentiment du devoir dont les corollaires pratiques furent une fidélité irréductible à sa conscience, l'abdication des répugnances et des sympathies naturelles, l'indépen- dance des fluctuations et des vicissitudes de ce monde, l'élévation permanente de l'àme au-dessus des passions vulgaires, toutes qualités qui lui assu- raient parmi son entourage la supériorité d'un homme de Dieu. De aussi sortit le perfectionne- ment progressif de ses aptitudes naturelles. Ce qui, au dire de ses contemporains, était éminent en lui, c'était la rectitude du jugement et le désir ardent du bien : or, sous l'impulsion de la foi, il avait été sans cesse stimulé à développer ces dons innés.

Sa prudence ne fut pas seulement terrestre. Dans la méditation, elle appelait, pour s'éclairer, la lumière qui émane de Dieu, et elle ramenait toutes ses con- ceptions et tous ses aperçus vers la fin surnaturelle. Elle n'était pas entravée par ces calculs humains qui veulent prévoir les moindres chances et qui n'auto- risent l'exécution qu'en face d'un succès assuré. Pour M. Chaminade, s'agissait-il d'une entreprise, quelle

PRUDENCE, SÉRÉNiTi: 339

qu'elle fût, il n'y avait qu'à chercher quelle était la volonté divine. Après mûr examen, était-il avéré pour lui que la Providence admettait ou repoussait telle initiative, son parti était pris. S'il fallait passer à l'action, il laissait à Dieu, qui commandait, le soin de préparer les moyens et de garantir le dénouement. Toute autre manière de faire lui eût semblé un empié- tement sur l'infinie sagesse du gouvernement divin. Il accomplissait donc avec simplicité tout ce que lui dictait sa conscience, illuminée par les clartés de la foi; il ne se croyait le droit ni d'aller au delà, ni de demeurer en deçà ; aucun obstacle ne l'arrêtait et sa volonté était de fer. Ses disciples s'accordent à le déclarer intransigeant dès que Dieu s'était prononcé; il attendait des années, s'il le fallait, mais jamais il ne perdait de vue son but.

Ainsi l'a-t-on vu passer au travers de ce monde, marchant, sans le moindre écart, dans le chemin du devoir, toujours soutenu par une confiance surnatu- relle, et dès lors, Fàme tranquille et sereine.

Cette inaltérable sérénité est un des traits saillants de son caractère. Il ne riait jamais, se fâchait moins encore. La lenteur même de sa parole et de sa démarche traduisait, semble -t-il, la maîtrise qu'il gardait sur lui-même et qui dominait toute agitation de fond, toute passion. Ni la maladie, ni la pauvreté et les pri- vations, ni les dangers qu'il courut pendant la Terreur, ni l'exil, ni la prison ne lui arrachèrent un seul mot de murmure; il comptait sur l'aide d'en-haut, et rien n'aurait pu troubler la paix de son âme.

Partout et en tout, il observait cette modération, ce sage équilibre de ses facultés, même dans la vie

340 CHAPITRE XV

spirituelle et dans ses relations avec Dieu. Il ne s'abandonnait pas à l'illuminisme et ne cherchait en rien les voies extraordinaires. Sa piété, ses dévotions étaient appuyées sur la raison théologique, sur la persuasion plutôt que sur le sentiment.

Ses conversations comme ses lettres sont empreintes de la même gravité sereine. Il s'y exprime avec réserve et prend soin d'éviter la polémique et la passion. Dans les négociations d'affaires il conserve tout son calme ; aussi la Mère de Trenquelléon disait-elle à ses filles : « Voyez comment fait M. Ghaminade : il ne s'empresse pas, il se possède toujours. Cependant il fait beaucoup d'ouvrage. »

Acquise surtout dans l'adversité, cette maîtrise de lui-même était faite non seulement d'espérance chré- tienne, mais aussi d'humilité : l'éloge ou le blâme, la contradiction ou la popularité le trouvèrent tou- jours semblable à lui-même. Incapable de rancune, il pardonnait toute injure. Les ressentiments les plus justifiés lui étaient étrangers, et, sans y mettre la moindre affectation, il savait ménager des marques de confiance à qui l'avait outragé, pour mieux prouver qu'il avait tout oublié. Sans difficulté, il con- venait d'une erreur; il acceptait, il provoquait môme avec une candeur touchante les remarques du moindre de ses disciples. Volontiers il demandait conseil et déférait à l'avis qui lui était donné. Plus d'une fois il eût mieux fait de préférer ses idées à celles qu'on lui soumettait; car, d'instinct, il devinait les partis les meilleurs. Par condescendance et basse opinion de lui-même, il lui advint de souscrire à des mesures douloureuses et qui ne le menèrent qu'au martyre.

PONDERATION, ZELE 341

Avec sa nature généreuse et indulgente, il éprouvait comme de l'impuissance à concevoir pour autrui de la méfiance, fût-elle justifiée. Il eut le tort de donner crédita qui parfois ne le méritait point, et jamais il ne parvint à apprendre que tous les cœurs ne ressem- blaient pas au sien.

Youdrait-on reconnaître un effet de la nature dans cette pondération et cette égalité d'âme ? On aurait tort d'en juger de la sorte ; par tempérament, M. Cha- minade semble avoir été plutôt bilieux et emporté. C'est à force de se travailler lui-même, de refréner sa vivacité, de vaincre ses penchants, qu'il fit suc- céder à l'emportement la modération, la douceur à la vivacité, et que finalement il en vint à se régler, à se posséder dans la patience et la placidité ; en quoi il se rapproche de saint François de Sales et de saint Vincent de Paul.

Vrai serviteur de ses convictions religieuses, il s'en tint et laissa au monde les débats et les querelles qui le troublent. A ceux qui essayaient de l'entraîner sur le terrain de la politique, il répondait par le si- lence. Sans dévier jamais, il poursuivait sa tâche apos- tolique sous tous les régimes. Comme citoyen, il ac- complissait son devoir électoral ; d'ailleurs il ne se croyait pas tenu absolument à l'indifférence pour une cause plutôt que pour une autre ; mais en lui l'homme demeurait absorbé dans le prêtre. Quel parti a pu lui reprocher une opposition ? Il fut le partisan de l'ordre, de la liberté et de la paix pour le bien, l'apôtre de tous ; et s'il paraissait quelquefois combattre, c'était seule- ment comme soldat de Jésus-Christ et ministre de l'Eglise. Car le service de l'Église occupa toujours et

3i2 PONDERATION, ZELE

fortement son esprit et son cœur ; quand, en 1801, la propagande lui décerna le titre de Missionnaire apos- tolique, il s'en réjouit sincèrement, parce qu'ainsi il se sentit plus directement vicaire et délégué du Saint- Siège, plus spécialement avoué de lui, et parce que sa mission d'apôtre en recevait une consécration authen- tique.

L'apostolat, voilà l'objet pour lequel il réservait toute l'ardeur de ses sentiments ; et c'est avec un en- thousiasme et une passion, tempérés d'ailleurs en son cœur par une suave discrétion et un légitime souci de la vie intérieure, qu'il s'appliqua jusqu'à la fin au sa- lut des âmes et à l'extension du règne de Dieu : a Ah ! travaillons, écrivait-il un jour à un jeune prêtre vous le savez, mon ambition est d'allumer le feu de l'amour divin dans toute la France. »

Il éprouvait une charité ardente pour la personne de Notre- Seigneur ; il la manifestait d'abord par une im- mense foi en sa présence eucharistique, puis par une piété filiale envers la Mère de Jésus. Car, tandis que, dans ses oraisons, le serviteur de Dieu contem- plait la physionomie de ce parfait modèle de la sain- teté, l'Esprit divin avait illuminé d'un reflet singulier à ses yeux ce trait de la vie du Sauveur ; il lui avait même donné à entendre que ce serait chose opportune de présenter aux âmes, comme un idéal digne de leur imitation, le culte de vénération et de tendresse dont le Verbe incarné avait entouré la femme incompa- rable, choisie pour lui fournir la chair et le sang, ma- tière indispensable de son immolation rédemptrice au Calvaire et sur l'autel. A la vérité, d'autres s'étaient rencontrés qui avaient préféré montrer dans Marie la

PIETE MARIALE 343

voie sûre et facile qui conduit à Jésus, ad Jesum per Mariam; M. Chaminade, à qui cet aspect delà dévo- tion mariale était familier, n'en admettait pas moins que parfois Notre- Seigneur conduit aussi les âmes à sa Mère. Il n'importe, au surplus; car, dans sa misé- ricordieuse condescendance, cette douce Vierge se prête à cette variété d'attitudes et elle sait faire à tous le plus maternel accueil.

Cette mission privilégiée dont le ciel l'avait investi, M. Chaminade l'avait prise à cœur, si bien que, en 1835, il avait le droit d'écrire cette phrase significative : « Par la grande miséricorde de Dieu, depuis long- temps je ne vis et ne respire que pour propager le culte de l'auguste Marie. » Effectivement, Dieu l'avait de longue date préparé, puis initié et enfin appliqué à cet apostolat mariai. Durant les trois années de prière, de pénitence et d'exil passées à Saragosse, l'appel céleste s'était manifesté à lui : là, recueillant dans ses souvenirs encore frais les leçons terribles qui se dégageaient de la Révolution, il se demandait com- ment l'Eglise sortirait victorieuse de cette crise su- prême. iVlors, dans un rayon lumineux, mystérieuse- ment parti d'en-haut,illui avait apparu que la Vierge Immaculée était l'antagoniste irréconciliable et iuA^in- cible de Satan, que, son humilité et sa foi lui ayant valu le privilège de la maternité divine, elle seule saurait ramener ce siècle orgueilleux et incroyant à croire et à obéir, que de l'indifférentisme moderne elle triompherait comme de toutes les hérésies. Dès lors, il ne s'agissait plus que de recruter des soldats prêts à soutenir, sous ses auspices, les bons coni;):its ; c'était à cette tâche qu'il devrait consacrer ses forces

344 CHAPITRE XV

et dépenser sa vie. Progressivement l'objet et le carac- tère de cette mission étaient arrivés à la pleine lumière et le plan s'en était peu à peu dessiné dans son esprit, tandis qu'au sein des congrégations mariales la Pro- vidence préparait les pierres vivantes de l'édifice qu'il s'agissait d'élever, . . Dix-sept ans après, l'idée était tra- duite en fait; les deux familles religieuses, vouées au service de Marie Immaculée, étaient enfin créées ; et jusqu'au terme de ses jours, M. Chaminade jettera dans ces fondations ce qui seul en pouvait faire la force et la durée : ses travaux, sa souffrance, ses sacrifices et l'immolation complète de lui-même.

Telle est la mission que Dieu confia à la conscience de M. Chaminade; mais, en la lui imposant, il se de- vait de lui conférer les dons et les qualités nécessaires pour la bien accomplir. De fait, ce ne sont pas seule- ment les œuvres extérieures qui parlaient en faveur de cet apôtre de Marie : il était vraiment de ces hommes « qui paraissent nés pour éclairer et conduire les autres ^ ».

Sa vue seule avait quelque chose de captivant. « Il fascine tous ceux qui rapprochent, disait un de ses disciples très intimes, et il exerce ce charme avec une telle candeur et une telle charité que chacun le subit sans y prendre garde -. » Son front élevé, la longue chevelure aux boucles argentées qui auréolait comme d'un nimbe sa tête vénérable, inspiraient le respect, tandis que ses yeux au regard bienveillant et doux, sa bouche jamais n'apparaissait le moindre

1. Lalanne, Noîice historique sur la Société de Marie, p.

2. Lalanne, ibidem.

PHYSIONOMIE MORALE 345

pli amer, son visage au teint clair, aux traits fins et réguliers, toujours paisibles, l'expression de bonté ré- pandue sur toute sa physionomie reportaient la pen- sée vers le Maître divin, dont il était le disciple et le représentant. Ses manières distinguées et simples tout à la fois, son exquise politesse, son accueil plein d'aménité ouvraient les cœurs et les dilataient. Son parler calme, toujours affectueux, achevait la séduc- tion. Aussi, sur ses familiers et ses congréganistes, il exerçait un réel ascendant; il pouvait demander d'eux ce qu'il voulait, certain de ne pas se heurter à un refus.

C'est par le cœur que les hommes se laissent ga- gner; c'est par lui que M. Chaminade attirait beau- coup d'âmes. Il avait le cœur très sensible, non pas de cette sensibilité de surface qui s'émeut vite et oublie aussitôt : il aimait de cette affection vraie qui se manifeste par le dévoùment et les services. Son attachement pour les jeunes gens qu'il dirigeait ou pour ses religieux le tenait constamment préoc- cupé de leurs intérêts éternels et même temporels. Il les entourait d'une sollicitude vraiment paternelle, ayant souci de leur santé et s'inquiétant de leurs moindres indispositions.

Sa bonté n'était pas moindre à l'égard des malheu- reux qui étaient étrangers à lui et aux siens. Lors même que son effort se portait directement vers l'apos- tolat des âmes, non vers l'exercice de l'assistance matérielle, il s'adonnait aux œuvres de miséricorde à tel point que, pour beaucoup de gens qui n'observent que les apparences extérieures, sa vie eût pu paraître entièrement consacrée au soulagement du prochain.

346 CHAPITRE XV

Toujours accessible dans son humble chambre, sans impatience il interrompait une lettre urgente ou une lecture utile pour s'occuper avec condescendance d'un rien qu'on venait lui exposer. Sauf les heures réser- vées à la prière, les affaires et les visites emplissaient ses journées, si bien qu'il devait prendre sur la nuit pour mettre au courant ses multiples correspondances.

Très simple et même très pauvre dans ses vêtements et dans l'ameublement de sa chambre, mais toujours propre et bien tenu, grave et modeste dans la compo- sition de son extérieur, il parlait peu de lui-même. Tout en portant dans ses relations obligées avec le monde un air d'aimable aisance, il cherchait à s'ef- facer et il a légué à ses deux familles cette tradition ; la « crainte de paraître » est en effet une de leurs marques distinctives. « Presque trop renfermé dans son cabinet, disait de lui M. Lalanne, il n'avait pour affaires que ses œuvres de zèle, et sa conversation n'était absolument que de Dieu^ » C'est au confes- sionnal ou dans des entretiens de direction personnelle qu'il prenait le plus souvent contact avec les âmes; et donc son influence était d'ordre tout intime, et ses conquêtes plutôt individuelles que collectives. Aussi son action, pourtant étendue autant que profonde à Bordeaux, était ignorée de la masse; même les gens attentifs la soupçonnaient plutôt qu'ils ne l'aperce- vaient. Ceux-là seulement étaient à même de la mesu- rer qui approchaient assez M. Chaminade pour être les témoins immédiats de sa vie quotidienne.

Il n'oubliait point que la vertu personnelle ne trouve

1. Lalanne, Notice historique sur la Société de Marie, p. 3.

PHYSIONOMIE INTELLECTUELLE 317

son plein épanouissement que dans lamortii'ication, et que l'Évangile se répand à proportion de la générosité de ses apôtres à endurer la souffrance. Il avait donc une existence austère et sobre, et il s'infligeait de sanglantes disciplines. Et pourtant il était d'une santé assez délicate; toute sa vie, sans lui enlever la force de beaucoup travailler, les maux physiques ne cessèrent de le crucifier. A ces heures d'infirmité comme dans ses anxiétés spirituelles, non seulement il ne se plaignait pas pour se faire plaindre, mais jaloux de son trésor, il enfermait la croix dans son cœur.

Ce tableau qui vient d'être esquissé, non seulement fait voir en ]M. Chaminade une parfaite harmonie entre l'homme intérieur et l'homme extérieur; il complète aussi l'étude de son âme par de nouveaux détails et par ces nuances plus délicates qui achèvent une pein- ture. Il nous reste à ébaucher sa physionomie intel- lectuelle et à noter les principes généraux de sa direction.

M. Chaminade aima toujours l'étude; à force de travail, il avait acquis des connaissances assez éten- dues et assez profondes pour que l'abbé Lalanne ait pu écrire que « non seulement il était un saint, mais un savant » . Une fois pris dans l'engrenage de la vie active , il n'omit pas, malgré la surcharge des occupations et la variété de ses entreprises , de se ménager le loisir voulu pour fréquenter assidûment les livres qu'il avait à sa disposition. Esprit large, personnel et réfléchi, il ne

348 CHAPITRE XV

se contentait pas de se mettre à l'école d'autrui. Sa pensée avait un certain caractère d'indépendance et même d'originalité. A l'examen attentif, les œuvres dont il est l'initiateur révèlent une note personnelle et ne constituent nullement de simples imitations : ce sont des créations, réalisées en fonction des besoins constatés par l'observation, et s'orientant plutôt vers l'avenir que dérivant du passé. Traditionnel autant qu'il sied de l'être, M. Chaminade a fidèlement retenu l'essence et les éléments qui ne peuvent varier ; mais, au risque de provoquer de la surprise, peut-être même de l'opposition, chez les routiniers, il a hardi- ment retouché les modes et la forme qui n'ont rien d'immuable, et qui doivent s'adapter aux variations de temps, de lieu et de mœurs. D'ailleurs les droits imprescriptibles de l'autorité ecclésiastique étaient vraiment sacrés pour lui, et, en toute rencontre, il s'en est montré un respectueux observateur, un défenseur intrépide. Néanmoins il ne craignait pas de revendi- quer sa liberté d'estimation et de conduite, quand il ne s'agissait que d'applications contingentes et d'in- terprétations plus ou moins arbitraires, que l'usage ou le caprice voudraient imposer en matière de loi ou de doctrine.

Pour méditatif qu'il ait été, INI. Chaminade ne manquait pas d'aptitude à l'action. D'une prudence fort calculatrice dans la préparation, d'une volonté bien arrêtée et vraiment hardie dans les décisions de principe et les réglementations théoriques, il était ca- pable d'une grande persévérance; pourtant ceux qui l'ont vu de près à la tâche ou qui l'ont secondé, lui reprochent d'avoir paru hésitant dans l'exécution,

PHYSIONOMIE INTELLECTUELLE 349

irrésolu parfois dans les détails de l'administration. Il est permis de penser que ces défaillances prove- naient de certaine subtilité d'analyse qui l'amenait à percevoir trop fortement les difficultés et les objec- tions, comme aussi de la peur, que son humilité lui suggérait, de tomber dans l'autoritarisme. Quoi qu'il en soit, cette sorte d'inconséquence dans son carac- tère permettrait d'expliquer certains reproches qui lui sont venus parfois de ceux qui ont eu affaire à lui.

M. Ghaminade a laissé de volumineux manuscrits, monument de l'intensité de son application et de la multiplicité de ses études. Malheureusement il n'en est guère qui soient achevés : ce ne sont que des es- sais, des plans, des fragments de rédaction ou des notes de lecture. Leur sujet rentre naturellement dans les spécialités qui se rapportaient au ministère de l'auteur : apologétique, dogmatique, morale, as- cétisme. Ces deux dernières avaient sa prédilection, et il y acquit une véritaJjle compétence. Sa pensée est simple, tout en demeurant élevée ; son style est quelque peu touffu, délayé, mais il n'est point déparé, comme tant d'écrits de l'époque, par l'affectation ou la sensiblerie.

Parmi les cahiers que l'on possède encore, ses seules notes d'instructions sur la très sainte Vierge remplissent plus de deux cents pages d'une écriture assez serrée : par on peut se représenter l'empres- sement et l'assiduité avec lesquels il étudiait les Pères et les écrivains qui ont le plus exalté Marie. Au de- meurant, il ne conservait pas pour lui seul les trésors ainsi amassés : fidèle à sa mission mariale, il s'effor-

350 CHAt^îTRË XV

çait de répandre autour de lui les notions qu'il avait collectionnées au cours de ses lectures et dans ses méditations personnelles. Peu de sujets ont été prê- ches aussi fréquemment par lui que le service et l'amour de cette auguste Mère, si nous en jugeons par les esquisses de sermons qui nous sont par^'e- nues : en pareille matière, il ne tarissait pas et par- lait avec une éloquence communicative qui trahissait sa profonde conviction.

Aussi bien, M. Chaminade a beaucoup parlé en public : allocutions, instructions, conférences, homé- lies, tous ces genres lui étaient familiers, parce qu'il en avait besoin afin de satisfaire les auditoires variés auxquels il s'adressait. Le temps lui faisant défaut pour écrire intégralement ses discours, avait-il à parler sur un sujet de morale ou do religion, il jetait quelques pensées sur une feuille volante, et quand il croyait avoir nettement délimité son idée centrale et les chefs de développement, il cessait d'écrire. Sa phrase est généralement soignée. Mais il n'y faut chercher ni littérature, ni poésie; il prend le mot qui rend sa pensée, parle pour convertir et non pour plaire, ne souhaitant de se survivre que dans la mé- moire de Dieu. Il avait beaucoup pratiqué Bossuet et Bourdaloue et il s'en inspirait volontiers. Observa- teur clairvoyant des hommes et des choses, il n'omet- tait pas d'utiliser son expérience pour appuyer son dire. D'ailleurs, il exhortait plus qu'il n'exposait et tendait tout droit à la pratique.

Aussi bien, il n'avait rien de l'orateur qui attire et subjugue les masses ; son geste était sobre, son débit lent, monotone, plutôt embarrassé, et sa pro-

PHYSIONOMIE INTELLECTUELLE Sol

nonciation légèrement périgoiirdine. Ce n'est pas dans l'art ni la recherche, c'est surtout dans son air grave et recueilli, dans son accent convaincu qu'il y a lieu de voir le caractère et le secret de sa parole. Sa foi profonde passait dans le discours ; d'ailleurs il ne manquait pas d'une émotion tempérée et il accentuait fortement les mots qui traduisaient les idées les plus saillantes ; au besoin il répétait sa phrase, et il entre- coupait ses tirades de silences plus ou moins longs afin de mieux graver ce qu'il enseignait. La personne de ]M. Chaminade fut sa plus grande éloquence : c'était la vertu qui prêchait le devoir. Un homme est bien fort pour persuader, quand on sent qu'il croit; et pour convertir, quand on voit qu'il pratique.

A l'apostolat de la prédication !M. Chaminade en a ajouté un autre, non moins fructueux et aussi absor- bant, l'apostolat épistolaire. Grâce k une activité inces- sante mais sans agitation, il expédiait cette correspon- dance volumineuse qui, s'étendant sans cesse, devint, pour lui une pesante charge. On comprend à peine que des lettres si nombreuses, presque toujours écrites au milieu des embarras et des distractions, puissent être cependant d'une aussi parfaite convenance avec le ca- ractère et les besoins de ses correspondants. Elles n'ont aucune prétention littéraire ; mais elles révèlent le souci de l'ordre, de la clarté, de l'élégance même, bien que parfois la forme en soit forcément un peu négligée. On y relève des allusions finement tournées, des comparaisons originales; etcela, joint à la grande richesse du fond, en rend la lecture attachante. On n'y découvre aucune parole vaine, prétentieuse, au- cune page qui n'ait trait aux affaires en discussion ou

352 CHAPITRE XV

à l'état d'âme du dirigé. C'est bien encore de l'apos- tolat ; en écrivant le prêtre a conscience de sa mis- sion; il ne perd jamais de vue la gloire de Dieu ni les intérêts des âmes.

A ces travaux qui auraient largement suffi pour occuper toutes les heures de ses journées, congréga- tions, prédications, fondations ^d'instituts religieux, relations épistolaires, M. Chaminade ajouta un autre ministère qui mérite une mention non moins honorable : il fut un éminent directeur d'âmes, et certes ce n'est pas un de ses moindres mérites, car, ainsi que l'a écrit Mgr Bougaud, «pour sauver le monde, surtout à certains moments de crise, pour l'arracher au mal et le rendre à Dieu, ni les fatigues de l'apôtre, ni la science des docteurs, ni les larmes des pénitents, ni les gémissements des vierges ne suffisent. Toujours il a fallu y joindre l'humble et profonde action des saints directeurs. Ce sont eux qui ont toujours formé, dans le secret du confessionnal, les grandes âmes qui devaient régénérer le monde K » Sans compter les congréganistes qui se confessaient à M. Chaminade et se faisaient diriger par lui en grande majorité, beaucoup de prêtres et d'autres laïcs lui ouvraient leur âme et lui en laissaient la conduite.

Le fait est que ce prêtre, réputé d'ailleurs pour son savoir, estimé pour sa haute vertu, populaire à cause de son inépuisable bienfaisance, possédait en plus une exacte et foncière connaissance du cœur humain ;

1. Bougaud, Histoire de sainte Chantai, t. I, p. 157.

DIRECTION DES AMES 353

aussi pénétrait-il dans l'intime des consciences avec une rare perspicacité, et il avait vite discerné àc{ui il avait affaire. Dieu lui avait largement départi le don de conseil.

Afin d'obtenir des conversions et des progrès dans la vie chrétienne, il ne recourait point à ces secousses qui sur le moment ébranlent et retournent les cœurs, pour les laisser retomber ensuite dans leurs égare- ments premiers, faute de convictions solides et d'habi- tudes enracinées; il préférait une action lente, mais continue, un progrès insensible qui soulève l'âme peu à peu jusqu'à une vie vraiment surnaturelle. C'était la maxime de Bossuet qu'il appliquait par : « Il ne faut pas précipiter les âmes vers Dieu, il faut les y conduire. » En effet son but était d'amener ses dirigés à la profession d'un christianisme vrai et sincère, assis sur une foi ferme et profonde. Il est clair qu'un tel ouvrage ne s'improvise pas d'un seul coup.

Pour développer le germe initial de la foi, il con- seillait, en plus de la prière et des sacrements, une sérieuse étude de la religion : c'était un des traits distinctifs de sa méthode. La lecture de livres, appro- priés à la culture et à la situation du sujet, était par lui fortement recommandée ; mais il voulait qu'on y joignit la méditation. Car il ne se contentait pas qu'on eût une connaissance spéculative des dogmes : il entendait qu'on en acquit cette conviction qui prend toutes les puissances de Thomme, et que, après nos saints Livres, il nommait la foi du cœur. Au reste, il avait peu de sympathie pour le vague et le senti- mental : ce n'est pas dans les douceurs et les consola- tions de la piété qu'il faisait consister la vertu, mais

2fi

354 CHAPITRE XV

dans la pratique sérieuse de tous les devoirs, dans la correction graduelle des défauts du caractère, dans une lutte incessante contre la nature. Il insistait for- tement sur la nécessité de cette mort à soi-même que préconise l'ascétisme chrétien, tout en y mettant d'ailleurs ce sage discernement qiû sait réserver à chaque chose son temps et son lieu. La prière et le combat contre soi-même, appuyés sur la foi, faisaient la base de son système; le courage et la confiance en la grâce en formaient le caractère ; l'apostolat par les œuvres de zèle ou de charité en devait être le fruit.

On le voit, son ascétisme est celui de tous les maî- tres en la partie : cependant, par ses lettres, on apprend que ses préférences allaient volontiers vers M. Olier, le fondateur de Saint- Sulpice, surtout pour ce qui a trait à l'union avec Notre-Seigneur. Il est presque superflu de spécifier qu'il donnait une très large place à la très sainte Vierge dans sa direction : modèle protectrice, conseillère, consolatrice, mère, il la pré- sente sous ces multiples aspects et demande qu'à tout prix on en vienne à l'aimer filialement, car il ne con- çoit pas de véritable vie intérieure sans un recours fréquent à ^larie.

Au cours de cette histoire, on a pu voir avec quelle sollicitude ^1. Chaminade recherchait parmi ses diri- gés les âmes d'élite sur qui Dieu avait des vues spé- ciales de perfection, et comment il les acheminait pas à pas jusqu'à la pratique des conseils évangéliques, soit qu'il leur conseillât de demeurer dans le monde.

METHODE Et PRINCIPES 3oo

soit que l'appel divin les incitât à entrer dans une communauté. Il reste à détailler quelque peu comment il s'y prenait, dans la conduite des religieux et des religieuses, pour les former à la pratique des vertus de leur sainte profession.

M. Chaminade possédait à un haut degré la science de l'état religieux : élevé par son frère, ancien jésuite, engagé lui-même dès l'âge de quatorze ans dans la pratique des vœux et des obligations essentielles de la vie religieuse, il avait entendu à Saragosse une voix mystérieuse qui le conviait à travailler non seulement au relèvement de la foi dans son pays, mais encore à la restauration de l'institution monastique : le dernier mot de sa mission était de former des religieux. Pénétré de cette conviction, il s'était adonné avec prédilection à l'étude des formes diverses sous les- quelles les conseils éA^angéliques avaient été pratiqués dans l'Église depuis l'antiquité jusqu'à son époque. Il avait réuni dans sa bibliothèque une collection de règles monastiques des plus complètes. Enfin il avait observé dans les couvents de France et d'Espagne les usages du monachisme et s'était instruit de l'expé- rience des anciens religieux qu'il avait rencontrés sur son chemin.

Sa compétence en cette matière était si universel- lement reconnue, qu'il ne se fondait ou ne se réta- blissait guère d'Ordre religieux Bordeaux et dans la région sans qu'il fût consulté. On s'adressait à lui de plus loin encore, et il fut appelé plusieurs fois k contribuer, non seulement par ses conseils, mais encore par sa coopération, à l'affermissement d'Instituts nais- sants; parfois même des Ordres déjà anciens, comme,

356 CHAPITRE XV

en 1832, les missionnaires du bienheureux Louis- Marie Grignon de Montfort, recoururent à ses lu- mières pour trancher des difficultés dont dépendait leur existence. Mais ceux-là surtout avaient droit à sa rare expérience des choses de la \ie religieuse que lui-même avait introduits dans la voie de la perfec- t'on évangélique.

A ses yeux, l'abnégation de soi est le pivot autour duquel tourne l'existence du religieux : il y revient fréquemment soit dans ses exhortations, soit au cours des lettres qu'il adresse à ses dirigés. De fait, la na- ture en nous, fût-elle droite et pure, et elle l'est si peu, est inférieure à nous-mêmes, depuis que, par notre entrée dans l'ordre de la grâce, nous sommes appelés à vivre d'une vie divine. On ne parvient à établir en soi une telle vie que par l'humilité, l'obéis- sance, l'abandon à la volonté de Dieu : il est donc rigoureusement nécessaire que le religieux, par l'exer- cice journalier de ces vertus, s'efface à tel point lui même, qu'il puisse dire avec saint Paul : « Ce qui vit en moi, ce n'est pas moi, c'est Jésus-Christ ^ » D'ailleurs, un sincère oubli de soi n'est-il pas encore l'indispensable condition de l'apostolat ?

L'histoire, non moins que ses propres constata- tions, avait montré à M. Chaminade comment les ri- chesses ont amené le relâchement dans la plupart des Ordres religieux. Aussi avait-il une haute estime de la pauvreté, et il n'admettait pas que les religieux, même collectivement, se disent ou se croient proprié- taires. Leurs biens sont la propriété de Dieu, ou en-

1. .s. Paul aux Galat., Il, 20.

METHODE ET PRINCIPES 357

core de l'Église qui le représente ; les Ordres reli- gieux n'en sont que les administrateurs.

Il avait peine à comprendre qu'une âme religieuse consentit à traîner son existence dans la banalité ; et pour dissuader ses enfants spirituels de cette médio- crité, il avait des mots typiques : « Ne soyez pas reli- gieux à demi : de tels religieux finissent par ne plus l'être, )) ou encore : « Rendons synonymes les expres- sions de saint et d'enfant de Marie. » D'après lui, la seule route qui conduise à la sainteté, c'est un amour de Dieu vrai et généreux.

Il établissait d'ailleurs une ligne de démarcation entre les diverses sociétés reconnues par l'Eglise, et il demandait aux membres de chacune d'elles de prendre l'esprit caractéristique de leur famille parti- culière. Pour ses propres enfants, c'est la vie de foi et la piété filiale envers ^larie qu'il mettait au premier rang.

Il avait une sollicitude à part pour ceux qui étaient constitués en charge et qui exerçaient l'autorité. 11 leur montrait un paternel intérêt, parce qu'il considé- rait leur position comme une épreuve ou une croix providentielle dont il leur importe de tirer tout le bé- néfice. Hommes dérègle, soucieux de se sanctifier tout en sanctifiant autrui, unis intimement à Dieu qu'ils représentent, pieux et assidus à la prière, simples et laborieux plus que tous autres, fermes, mais bons et condescendants envers leurs Frères, voilà comment il souhaitait les voir apparaître dans les communautés dont ils sont les chefs.

Tels sont les principes que le Bon Père Chaminade inculquait aux membres de ses familles religieuses,

358 CHAPITRE XV

comme aux âmes qui l'honoraient de leur confiance tout en appartenant à d'autres communautés. De la sorte, il a préparé des générations de religieux et de religieuses dont beaucoup déjà, par le seul spectacle de leur vie et indépendamment de leurs œuvres de zèle ou de charité, ont largement contribué à glori- fier le nom de leur auguste Mère et patronne. Aussi bien leurs travaux proclament-ils hautement la valeur intrinsèque des doctrines et des méthodes qui ont présidé à leur éducation. Mais le meilleur témoi- gnage qui soit rendu à la direction du Bon Père doit être demandé à ces deux vierges prédestinées que la Providence plaça à ses côtés pour collaborer à sa mission, et de qui nous avons esquissé la vie. Si Jeanne de Chantai, entre les mains de saint François de Sales, est devenue capable de fonder la Visitation, et si Louise de Marillac, sous la conduite de saint Vincent de Paul, s'est préparée à instituer les Filles de la Charité, nul ne saurait contester que c'est un éloge de premier ordre pour la direction de ces saints. Or on sait la part qu'a prise M. Chaminade dans la formation de Mlle de Lamourous, la fondatrice si remarquable de la Miséricorde à Bordeaux, et de la Mère de Trenquelléon, qui fut l'initiatrice non moins éminente des Filles de ^larie à Agen. A la vérité, ces deux belles âmes ne sont pas de la même famille ; la diversité de nature et de caractère entre elles est évi- dente. Mais justement, le parti excellent que leur direc- teur a su tirer des qualités de l'une et de l'autre pour l'entreprise qui leur était respectivement assignée, met en singulier relief le discernement et le savoir- faire de cet homme de Dieu.

CHAPITRE XVI

Les épreuves. Les dernières années (1841- 1850). La mort.

« Un chrétien, disait S. Augustin, doit souffrir plus qu'un homme, un saint plus qu'un chrétien vulgaire, parce que les épreuves sont en proportion des res- sources, des professions et des destinées. » Cette loi, qui se comprend d'elle-même, va une fois de plus se réaliser pour ^I. Chaminade.

Il touchait au terme de sa carrière et à l'achève- ment de sa mission. Dans sa personne, il avait montré la raison élevée par la foi à une très haute puissance, et la nature portée par la grâce à une très grande perfection. On avait contemplé en lui la vertu d'un saint, la prudence d'un sage, le zèle d'un apôtre, la science d'un moraliste et d'un ascète, le génie d'un législateur. Il ne restait plus qu'à joindre à tant de mérites celui de l'épreuve, qui donne du prix à tous les autres et sans lequel il manque quelque chose à la

360 CHAPITRE XVI

plus belle vie, « ce je ne sais quoi d'achevé, dit Bos- suet, que le malheur ajoute à la vertu ».

Sans doute Dieu n'avait pas attendu jusque-là pour faire à son serviteur le don inestimable de la douleur. On n'arrive guère à quatre-vingts ans sans avoir beaucoup souffert ; et, surtout quand une âme s'est donnée au Seigneur avec toute la générosité dont elle est capable, la croix de Jésus ne la laisse pas de si longues années sans peser sur elle.

Qu'étaient-ce, pourtant, que ces peines, auprès de celles qui allaient fondre sur M. Chaminade au déclin de ses jours ?... Il devait passer par les crises su- prêmes qu'ont connues bien des fondateurs ou réfor- mateurs d'Ordres religieux : tels saint François d'Assise, saint Jean de la Croix, saint Joseph Cala- sanz, saint Jean-Baptiste de la Salle, saint Alphonse de Liguori... Que ceux qui s'en scandaliseraient se reportent au Jardin de Gethsémani, Jésus fut as- sailli d'indicibles tristesses, puis trahi par Judas, au Calvaire il parut abandonné de son Père.

Quand il avait senti les atteintes de la vieillesse, M. Chaminade avait songé à se retirer du gouver- nement de sa famille religieuse. Ce n'était pas pour se reposer : il n'en avait jamais eu la pensée; mais il souhaitait, par un sentiment d'humilité, de pouvoir se démettre de la supériorité, et consacrer les der- nières années de sa vie à prier, à faire pénitence et à se préparer à la mort; il voulait aussi pouvoir plus

EPREUVES SUPREMES 3G1

librement travailler à affermir ses enfants dans leur saint état, et aider de son expérience et de ses conseils le successeur qu'il se serait choisi. Car, à l'exemple de plus d'un saint fondateur d'Ordre, et en conformité avec les Constitutions de la Société de Marie, il se proposait de désigner lui-même celui de ses fils entre les mains de qui il aurait déposé son autorité de Su- périeur.

11 avait espéré choisir son heure pour faire connaître celui qu'il jugeait le plus apte à continuer son œuvre, quand un événement inattendu vint déjouer ses plans et brusquer la solution.

Vers la fin de 1840, ses Assistants crurent devoir se défendre contre certaines revendications d'ordre financier, qui exigeaient au préalable l'annulation d'un acte signé par lui huit ans auparavant. Ils étaient de bonne foi : leur conseil, avocat instruit et chrétien pratiquant, leur avait dit que le droit était pour la Société de Marie. Cependant le fondateur croyait son acte valide, et, de plus, il ne pouvait plaider contre sa propre signature. Ses Assistants lui demandèrent donc de donner sa démission, comme il avait déjà eu l'in- tention de le faire; alors ils pourraient exercer le recours qu'ils croyaient légitime. A l'intérieur de la Société, cependant, rien ne serait changé ; le fondateur continuerait ta suivre toutes les séances du Conseil, et aucune mesure importante ne serait prise sans son aveu ^ ,

1. L'exposé dans lequel nous entrons ici diffère partielle- ment de celui qu'on trouve dans l'ouvrage du R. P. Simler, Guillaume- Joseph Chaminade (Paris, Lecoflrc). Cela tient à ce que, depuis 1901, date de cette publication, de nouvelles

362 CHAPITRE XVI

Cette proposition le surprit et le peina : cependant, toujours conciliant, il se rendit à l'avis de son Con- seil et donna sa démission, qui d'ailleurs ne fut pas notifiée à la Société.

Trois années se passèrent ainsi, dans une tranquil- lité relative, jusqu'à la conclusion du procès, laquelle n'arriva qu'en février 1844. L'affaire s'était poursui- vie sans bruit, car, d'un commun accord, les parties avaient remis le litige entre les mains d'un arbitre, ^l. Ravez : celui-ci, dans sa sentence, déclara que l'acte signé par M. Chaminade était valable, qu'il n'excédait pas les pouvoirs du signataire, qu'il était même une œuvre de sagesse, et que, par conséquent, la Société de Marie dcA^ait en exécuter les clauses.

Le procès ainsi terminé, le Bon Père pouvait son- ger à parfaire sa démission en se donnant un succes- seur.

Mais parmi les Assistants, il y en eut un, indigne du poste de confiance qu'il occupait, qui sut embrouil- ler une situation si claire au point de la rendre inex- tricable. Il abusa et entraîna les autres Assistants, puis les archevêques de Bordeaux et de Besançon, et

recherches, faites de la façon la plus méthodique et la plus consciencieuse, ont fourni des renseignements que le R. P. Simler ne possédait pas et dont nous nous sommes servis pour écrire ces pages. De cette enquête il ressort en particulier que, si le poids de lAge, des fatigues et des épreuves se fit sentir lourdement à M. Chaminade dans les années de son extrême vieillesse, dautant plus admirable fut Ténergie avec laquelle, jusqu'au bout, il lutta pour remplir sa mission de fondateur: seuls, en etïet, la conscience de sa mission et rattachement à son devoir de fondateur furent les inspirateurs et les soutiens de son àme dans ces luttes qui achevèrent en lui l'œuvre de la sainteté.

ÉPREUVES SUPREMES 363

enfin, par ces derniers, la Sacrée Congrégation des Évéques et Réguliers.

Il prétendit que la démission donnée par le fonda- teur, ayant été pure et simple, était, à ce titre, exclu- sive du privilège reconnu par les Constitutions au Supérieur qui, dans l'acte même de sa démission, a proposé son remplaçant. En vain ]M. Chaminade, fort de son droit et conscient de son devoir de fondateur, invoqua la réserve qu'il avait, disait-il, explicitement formulée, avant de signer l'acte officiel de démission : les Assistants ne pensèrent pas devoir accéder à sa demande et le dissentiment paraissait sans issue.

Les archevêques de Bordeaux et de Besançon, ap- pelés à donner leur avis, jugèrent la situation d'une extrême gravité et ne crurent pas pouvoir mieux servir la Société de !Marie qu'en saisissant de l'af- faire la Sacrée Congrégation des Evoques et Régu- liers.

^lalheureusement, au lieu de demander aux deux parties leurs moyens de défense, les prélats se con- tentèrent de transmettre à Rome les documents que leur avaient fournis les Assistants, les appuyant, sans en contrôler la valeur et l'exactitude, de tout le poids de leur crédit et de leur autorité (31 octobre 1844).

Le principal de ces documents était un mémoire, dit confidentiel œuvre du meneur de cette intrigue qui « sous le miel et les roses cachait le venin et le poison », écrivait à l'auteur lui-même le doux M. Che- vaux, futur successeur de M. Chaminade; mémoire « dans lequel il avait déchargé son cœur gros d'un amour-propre blessé et désireux de se venger, mêlant les calomnies les plus insidieuses à quelques médi-

364 CHAPITRE XVI

sances sur des défauts ou plutôt imperfections de notre Bon Père. »

Plus tard, l'archevêque de Bordeaux, devenu le cardinal Donnet, portera sur les faits de cette époque un jugement qui n'est guère moins sévère, en « dé- clarant hautement qu'il avait été induit en erreur dans les affaires de M. Chaminade, et que les ren- seignements qu'il avait fournis, soit à d'autres pré- lats, soit à la Cour romaine, n'étaient pas conformes à la vérité ' ». De son côté, l'archevêque de Besan- çon, le futur cardinal Mathieu, dira son regret qu'on n'ait pas laissé ^I. Chaminade à la tête de la Société de Marie '^^ et témoignera de sa « vénération pour la mémoire de M. Chaminade-^ ».

Mais aujourd'hui, pour le Bon Père, c'est l'heure de l'épreuve ; le dissentiment entre le vénérable fonda- teur et ses Assistants est arrivé à son tournant déci- sif ; celui que la Providence veut purifier dans le creuset de la douleur et proposer comme exemple aux générations futures, ne compte plus, auprès de lui, un seul ami pour le consoler et le défendre. Il faut que l'holocauste soit consommé.

Plusieurs mois après le recours de Mgr de Bor- deaux à Rome, n'ayant pu obtenir communication d'aucun des mémoires rédigés contre lui, sans l'appui ni la protection de personne, M. Chaminade se ré- solut à écrire au Souverain Pontife : il se bornait à demander « qu'il lui fût accordé un temps suffisant pour réprimer les abus qui s'étaient introduits dans

1. Lalanne, Mémoire pour le Chapitre général de 1868.

2. M. Rothéa à M. Chevaux, 3 juin 1847.

3. Lettre du 27 février 1868.

CHAPITRE DE SAINT-REMY 365

Il Société et régulariser les trois offices de zèle, d'ins- truction et de travail, pour ensuite nommer son suc- cesseur et ne conserver que les prérogatives attachées à son titre de fondateur. » (26 février 1845.)

La parole était donc à la Sacrée Congrégation. S'en tenant au texte officiel d'une démission n'était exprimée aucune réserve, ne voulant pas d'ailleurs, faute d'informations directes, démêler la part que les passions pouvaient avoir dans la présente controverse, ni se prononcer, soit sur les mérites de M. Chaminade et de ses Assistants, soit sur le plus ou moins de sympathie des membres de la Société pour l'une ou l'autre des deux parties en litige, elle déclara que la place de Supérieur général de la Société de Marie était vacante et qu'il fallait convoquer le Chapitre selon les Constitutions (30 juillet 1845).

M. Chaminade reçut « comme venant de Jésus- Christ même )> le décret de la Sacrée Congrégation. Mais il ne pouvait reconnaître qu'il n'avait mis aucune réserve à sa démission, ni que la place du Supérieur général fût vacante dans le sens admis par les Assis- tants, et qui lui semblait aboutir à l'abandon de sa mission de fondateur : il ne le pouvait sans aller contre sa conscience, sans aller même, pensait-il, contre les intentions du Saint-Siège qui l'avait, à plu- sieurs reprises, confirmé dans ses droits et ses devoirs de fondateur. Malgré ses efforts pour éclairer sur la vraie situation Mgr de Bordeaux, les autres prélats et le Souverain Pontife lui-même, le premier Cha- pitre général de la Société de Marie se réunit à Saint- Remy (Haute-Saône), où, vu son âge avancé, il lui était de toute impossibilité de se rendre.

366 CHAPITRE XVl

Le 8 octobre 1845, M. Gaillet fut élu Supérieur gé- néral, avec MM. Chevaux, Fontaine et Clouzet comme Assistants, et leur nomination fut ratifiée à Rome.

Dès lors, M. Chaminade se considéra comme relevé de ses fonctions de Supérieur général ; mais il de- manda aussitôt à son successeur de pouvoir exercer librement ses devoirs de père et de fondateur de la Société de Marie, sans aucune contradiction entre eux : il voulait dire sans qu'aucun empiétât sur les droits de l'autre.

Le vénérable fondateur mettait grand soin à rassu- rer les susceptibilités du nouveau Supérieur et à lui montrer comment son autorité, loin de perdre à cette action commune, y gagnerait plutôt. « Le principe d'unité de pouvoir, d'unité d'autorité, d'unité de di- rection, lui disait-il, n'est pas lésé par la demande que je vous fais. Au contraire, votre autorité de Su- périeur général se fortifiera et atteindra bien plus facilement toutes les fins de son institution. » Parfois il précisait encore davantage, et s'estimait heureux de se ranger personnellement parmi les plus humbles de ses enfants: « M. Chaminade reconnaît que M. Caillet a, dans l'ordre spirituel, comme Supérieur général de la Société de Marie, une juridiction exclu- sive sur tous les membres de la Société, sans exclu- sion du fondateur lui-même. » « Je n'aurai pas plus de liberté de me soustraire à l'obéissance du nou- veau Supérieur que le plus simple religieux, » disait - il enfin, deux mois seulement avant de mourir, rap- pelant ainsi la parole que saint Alphonse aimait à répéter à ses frères : « Je vous l'ai dit, je mourrai sujet et non pas Supérieur. »

LA MISSION DU FONDATEUR 367

Un double objet tenait en éveil sa conscience et ses responsabilités de fondateur : réprimer des abus qui ne seraient allés à rien moins cju'à abâtardir la Société, comme il disait énergiquement, et rendre cette chère Société de ^larie toujours plus digne du nom qu'elle avait l'honneur de porter. Souvent, pour expliquer à ses enfants sa sévérité à proscrire tout ce qui était contraire à l'esprit de la fondation, il leur avait répété : « Les abus qui s'introduisent tant que le fondateur est vivant deviennent après lui des usages. »

Un Supérieur général dont les pouvoirs expirent, soit parce que l'autorité lui avait été confiée pour un temps déterminé, soit parce qu'il donne sa démission, redevient par le fait même un simple religieux. Il n'en est pas, il n'en peut être ainsi d'un fondateur. Dieu lui a inspiré la première pensée de l'œuvre, et il lui a donné les moyens et les grâces pour la faire réussir. Sa mission est donc vraiment unique dans la vie de l'Institut, et cette mission ne peut finir que par la mort. Ne voyons-nous pas saint François d'Assise se démettre de la supériorité six ans avant son bien- heureux trépas, déclarer à ses frères que désormais il n'est plus qu'un inférieur comme eux, et pourtant in- tervenir ensuite à maintes reprises pour réformer les abus, admonestant ouvertement son successeur, Frère Elie, censurant les Supérieurs locaux, se plaignant amèrement de ce que ceux qui il a laissé son autorité en abusent pour lui voler sa famille ?. .. Et l'on trouve-

368 CHAPITRE XVI

rait d'autres faits analogues dans l'histoire des fonda- teurs.

M. Gaillet ne se rendait pas assez compte de la dis- tinction que faisait M. Chaminade entre les obliga- tions du Supérieur général et celles du fondateur ; il n'avait pas non plus conscience des abus contre les- quels il négligeait de réagir. Il ne croyait donc pas pouvoir consentir aux demandes de M. Chaminade, quelque répétées et quelque pressantes qu'elles fus- sent, et il essayait de calmer ses inquiétudes, les at- tribuant, soit à la caducité de l'âge, soit au sentiment exagéré de ses obligations.

Des deux côtés la bonne foi était égale, mais non l'intelligence de la situation. Si le nouveau Supérieur avait été plus avisé, s'il avait eu autant de souplesse de caractère qu'il avait de droiture d'âme, il aurait compris que même au point de vue il se plaçait par la voie des concessions, il avait plus à gagner qu'à perdre pour les vrais intérêts de la Société.

Dans les maisons des deux Instituts, ce conflit, dont la plupart des religieux ignoraient le point de départ et les détails, ne provoqua heureusement qu'un redoublement de ferveur ; on priait avec persé- vérance, on montrait une fidélité plus grande au de- voir, et Dieu continuait à bénir les œuvres ainsi qu'à multiplier les ouvriers, comme on a pu s'en rendre compte par les détails rapportés plus haut ^

Quant à M. Chaminade, il fut admirable de foi, de fermeté et de courage, d'esprit d'humilité et de pénitence pendant toute la durée de cette longue

1. ^'oir plu? haut, chap. XIV.

DERNIERES ANNEES 369

épreuve : c'est au pied du crucifix et dans le recours filial à jNIarie qu'il cherchait son unique soulagement. Sans doute, à l'âge il était parvenu, les organes avaient fini par céder sous le poids des années ; il ne voyait et n'entendait plus qu'avec peine, et sa mé- moire avait considérablement faibli : la vigueur de son âme n'en apparaissait que plus admirable. iVyant contre lui les décisions des hommes qui l'entouraient, entravé de mille manières, prié, pressé, supplié de céder, n'ayant, humainement parlant, rien à gagner et tout à perdre à continuer sa résistance, il résistait néanmoins, et résista jusqu'à la fin, pour suivre la voix de sa conscience et remplir ses devoirs de fon- dateur. « Je crois être obligé de me défendre, écrivait- il au Nonce apostolique : ma conscience me le com- mande impérieusement, dussé-je en mourir : cette mort me paraîtrait assez précieuse pour m'empêcher de l'éviter.. . Ma conscience m'ordonne bien de prendre patience et d'adorer les desseins du Seigneur, mais aussi de prendre les moyens les plus convenables pour faire cesser les scandales et empêcher la perte de la Société de Marie. )> Il se déclarait prêt à tout, « prêt à monter à l'échafaud, » c'était son expression em- preinte du souvenir de la Terreur, plutôt que de ne pas satisfaire « aux cris de sa conscience ».

Aussi bien, ces redoutables épreuves n'avaient rien qui pût le surprendre. Dès la fin de 1840, il avait écrit à un de ses disciples les plus chers, M. l'abbé Léon Meyer : « Cherchez à comprendre qu'il est dans l'ordre général de la Providence, que le fondateur et les cofondateurs des grandes œuvres de Dieu aient beau- coup à souffrir, et que leurs sueurs, leurs pieux gé-

24

CHAPITRE XVI

missements devant Dieu soient comme la rosée qui doit faire germer les semences qu'ils jettent : Eunles ibant et flebanl. » Sans doute, la pensée de voir sa Société exposée encore une fois « au crible de Satan » le remplissait de douleur ; mais sa confiance en Marie n'en était nullement ébranlée, et pénétrant le sens profond de ces épreuves, il disait : « J'adore les des- seins de Dieu, et j'ai confiance que cette grande per- turbation ne sera que pour me purifier et purifier la Société : elle n'en sera que plus propre à remplir les desseins de Dieu sur elle dans son institution ^ » Sa confiance s'affermissait même à mesure que la tem- pête devenait plus terrible : « Ne croyez pas, mon cher fils, écrivait-il encore à M. Léon Meyer, que je sois inquiet, seul au milieu des orages. La Société de ?darie est, à n'en pas douter, l'œuvre de Dieu pour la gloire de Marie. Sans appui humain, cette œuvre se soutiendra après qu'elle aura été purifiée par la tribu- lation 2 . ))

On arriva ainsi jusqu'à la fin de l'année 1849. M. Ghaminade avait vu disparaître l'un après l'autre tous ses anciens amis et coopérateurs. Le P. Bouet avait succombé le 15 mai 1848. M. David Monier était mort le dernier auprès de lui, le 28 janvier 1849. Dieu lui imposait tous les sacrifices sans autre compensa- tion que celle de satisfaire jusqu'au bout aux exigences

1. A M. Chevaux, 7 août 1845.

2. A M. Meyer, 9 septembre 1845.

LA MALADIE 371

(le sa conscience. Car jusqu'au bout il resta fidèle à lui-même et ne se démentit pas un instant.

Cependant, M. Caillet souffrait vivement d'un con- flit qui, depuis trop longtemps, mettait le père aux prises avec ses enfants. Il priait et faisait prier; il ne cessait de chercher une solution qui, sans rien sacrifier de ce qu'il regardait comme son devoir, pût donner satisfaction à M. Chaminade, quand la fin arriva pour le vénérable vieillard.

Le premier dimanche de l'année 1850, le 6 jan^der au soir, le fondateur, qui touchait à la fin de sa quatre-vingt-neuvième année, fut frappé d'apoplexie, tandis qu'il se faisait lire l'histoire de l'Eglise. Cette attaque lui paralysa le côté droit et lui enleva l'usage do la parole, mais en lui laissant toute sa lucidité d'esprit. M. Caillet et ses Assistants accoururent, très émus, et comme le vénérable malade leur fai- sait comprendre par gestes combien vif était son dé- sir de voir la paix rétablie, ils lui présentèrent un texte d'accommodement : c'était enfin la reconnais- sance explicite de ces droits et de cette mission de fondateur que M. Chaminade avait défendus jusqu'au bout. Le Bon Père exprima par les signes d'une vive approbation la joie que lui causait la fin de ces tristes démêlés.

Le lendemain, le danger paraissant imminent, M. Collineau, accouru lui aussi auprès de son an- cien et toujours vénéré maître, demanda comme une faveur et obtint de lui administrer l'extrême-onction, la contraction de sa gorge ne permettant pas de lui donner le saint Viatique. D'un moment à l'autre, on s'attendait à lui voir rendre le dernier soupir, quand

372 CHAPITRE XVI

au contraire son état s'améliora légèrement. Sa vie se prolongea pendant quinze jours encore. La gorge se dégagea insensiblement et, sans que l'usage de la parole lui fût rendu, il put recevoir la sainte commu- nion après laquelle il soupirait; M. Caillet la lui donna une seconde fois en viatique quand on eut perdu l'espoir de le sauver. Tous ceux qui l'avaient connu et aimé venaient, les uns après les autres, s'édifier auprès de son lit de souffrance, et recevoir de lui une dernière bénédiction. L'archevêque ne fut pas des derniers à se rendre auprès du malade et sortit touché de ses pieuses dispositions.

Peu à peu cependant la vie s'en allait ; les saignées ne faisaient que diminuer les forces du malade sans lui rendre l'usage de ses organes. Le pouls s'affai- blissait ; les signes devenaient plus rares ; mais il conservait le libre exercice de ses facultés, dont il jouit jusqu'au moment de sa mort. Les Assistants ne s'éloi- gnaient plus de son chevet. L'agonie commença le mardi, 22 janvier, vers trois heures du soir. Sentant sa fin s'approcher, il saisit le crucifix d'une main dé- faillante et le porta respectueusement à ses lèvres ; il essaya de renouveler cet acte de foi et de piété, mais sa main mourante retomba sur sa poitrine, contre la- quelle il tint pressée la croix jusqu'au moment il rendit son âme à son créateur. M. Caillet achevait en ce moment les prières des agonisants, entouré d'un grand nombre de religieux en larmes : il était environ quatre heures du soir. Telle fut la fin de cet homme de Dieu, simple comme l'avait été sa vie en- tière.

Ljs fidèles se pressèrent le lendemain autour de sa

LA MORT 373

dépouille mortelle, exposée dans cette église où, pen- dant près de cinquante ans, s'était exercé son infati- gable apostolat. On faisait toucher des objets à ses restes vénérés ; on se disputait tout ce qui lui avait appartenu : ceux-là s'estimèrent le plus heureux qui obtinrent une mèche de ses cheveux.

Ses funérailles furent célébrées solennellement, le jeudi 24 janvier. Elles furent précédées d'un service à la Madeleine, après lequel le corps fut transporté à la cathédrale Saint- André, devait avoir lieu l'office principal, selon le rit usité pour les chanoines. L'af- fluence fut grande. On y remarqua principalement le concours des œuvres bordelaises et des Ordres re- ligieux qui tous, à des titres divers, lui étaient rede- vables de quelque service. Le corps fut porté au ci- metière de la Chartreuse ^ et enseveli au caveau des prêtres.

En 1871, l'abbé Estignard, ancien disciple de M. Ghaminade, qui n'avait pu rester dans la Société, mais qui avait voué au fondateur ce culte de véné- ration dont ne pouvait se défendre quiconque l'avait intimement connu, conçut le dessein d'élever, au ci- metière de la Chartreuse, un monument à sa mé- moire. Mettant ce projet à exécution, il érigea un re- marquable mausolée au-dessus duquel se dresse la statue de la Vierge Immaculée, de celle qui a présidé

1. Le cimetière de Bordeaux est appelé « la Cliartreuse », à cause de son emplacement qui est celui d'un ancien monastère de Chartreux.

374 CHAPITRE XVI

à toute la vie et à toutes les œuvres du fondateur. C'est que, le 14 novembre 1871, fut transférée la dépouille mortelle du Bon Père, en présence du do- nateur, de M. Lalanne, représentant du Supérieur général et de quelques religieux de la Société de ]Marie.

Bientôt, sans qu'on puisse dire comment, la popula- tion bordelaise apprit le chemin de cette tombe ; de nombreux fidèles vinrent la visiter ; ils y déposaient des fleurs, ils s'y agenouillaient pour prier, pour solliciter des grâces, souvent aussi pour remercier après une faveur obtenue.

Il ne nous appartient pas d'apprécier la portée de cette affluence qui continue de plus en plus nombreuse et confiante ; constatons seulement ce fait étrange : bon nombre de ceux qui viennent ainsi demander du secours ignorent la vie et les œuvres de celui dont ils réclament l'intercession ; ils ne le connaissent que comme un serviteur de Dieu.

Cet hommage qu'ils rendent à sa mémoire, malgré le mystère dont elle est enveloppée pour eux, concorde avec le témoignage de ceux qui l'ont vu au grand jour, qui l'ont approché de plus près et qui ont vécu dans son intimité. Tous pensent de lui ce que, au jour de la translation de ses restes vénérés, disait au bord de sa tombe M. Lalanne, son premier disciple : « La longue vie de ^L Chaminade a toujours été pleine de bonnes œuvres. L'application constante de sa pensée à la méditation des vertus du divin Maître, dont il s'était efforcé de reproduire en lui-même une image, avec la puissante assistance de la très sainte Vierge Immaculée et de saint Joseph, avait imprimé

LA SEPULTURE 375

jusque dans ses traits, distingués déjà par une beauté naturelle, un caractère de sérénité, de modestie et de majesté, qui inspirait, au premier aspect, la vénéra- tion et la confiance.

« Témoin de ses actes et de ses paroles, nous affir- mons ici devant le Ciel, qui en a été témoin comme nous, que jamais nous ne l'avons surpris dépensant, je ne dis pas un jour, mais une seule heure de son temps et de son travail continuel, à quoi que ce fût qui ne se rapportât pas à Dieu et à la conduite des âmes dans les voies de Dieu. Personne ne produira de lui un écrit, une lettre, un propos, pas une instruction, un exemple ou un conseil qui ne puisse servir à la piété; il n'est pas possible de définir autrement cet homme qu'en l'appelant un Homme de Dieu. »

EPILOGUE

Pour être durables, les grandes œuvres chrétiennes doivent être conçues dans les humiliations et enfantées dans les souffrances. Humainement parlant, les der- nières années de M. Chaminade autorisaient à conjec- turer que les créations d'un fondateur ainsi éprouvé et humilié par ses propres enfants ne tarderaient pas à s'effondrer après sa mort. En réalité, ces suprêmes épreuves avaient été permises par Dieu pour achever d'épurer son âme, et sa mort allait être le point de départ d'une nouvelle prospérité, comme on peut s'en convaincre par un rapide coup d'œil jeté sur leur histoire.

La première de ces œuvres est la Miséricorde. Fi- dèle à l'impulsion qu'elle a reçue de Mlle de Lamou- rous et du Bon Père, elle n'a pas cessé d'être l'édi- fication et l'admiration de la ville de Bordeaux. Elle s'est même étendue au dehors, et le Saint-Siège l'a érigée en Congrégation religieuse : en 1865, il lui a décerné un Bref laudatif, et le 28 juillet 1880 il l'a définitivement approuvée.

ETAT FRESE^T 377

Les Filles de Marie ont aussi conservé comme un dépôt sacré les principes que leur a inculqués leur fon- datrice, Mère de Trenquelléon, sous l'inspiration et la direction constante de ]M. Chaminade. Leurs mai- sons de France et de Corse ont obtenu des résultats fort consolants dans l'éducation des jeunes personnes et l'établissement de congrégations d'Enfants de ^larie ; leur développement, un moment ralenti, a repris son cours normal. Dès l'année 1839, le Souverain Pon- tife leur accordait un solennel décret de louange ; leurs Constitutions ont été revêtues en 1888 d'une appro- bation définitive.

Quant à la Société de Marie, elle poursuit fidèle- ment sa mission ; à travers d'inévitables contradictions, elle a conservé l'organisation qu'elle avait reçue dès son origine. Sous la bénédiction et la protection de Marie, elle s'est multipliée, et aujourd'hui elle se trouA^e avoir transplanté des rejetons dans les cinq parties du monde.

En Europe, elle a, de proche en proche, étendu ses établissements de toute nature en France, en Suisse, en Autriche, en Allemagne, en Belgique, en Italie et en Espagne. Elle y poursuit la tâche de rechristia- nisation pour laquelle M. Chaminade l'a instituée. L'organisation qu'il lui a donnée, la remarquable sou- plesse dont il a su la doter, répondent directement aux besoins des sociétés contemporaines envahies par l'irréligion, minées dans leurs assises même par des doctrines dissolvantes, menacées dans leur paix inté- rieure par les plus dangereux ferments de haine. En vain les philosophes, les sociologues et les politiques chercheraient à conjurer le péril; contre l'erreur, Pin-

378 EPILOGUE

justice et la haine, il n'y a de vrai remède qu'en Celui qui, par essence, est la vérité, la justice et l'amour, en Jésus, Fils de Dieu, incarné dans le sein de la Vierge Marie. Le salut des peuples, comme celui des individus, ne s'opérera efficacement que grâce aux apôtres qui se dévoueront à « multiplier les chrétiens » . Pour cette croisade nouvelle, les fils de M. Chaminade trouvent dans les prescriptions de leur Père et dans les traditions de leur Société une tactique et des mé- thodes appropriées qui, mises en œuvre par leurs ai- nes, ont victorieusement suhi l'épreuve du temps.

Introduite aux Etats-Unis en 1849, du vivant même de son fondateur et par l'un de ses disciples les plus aimés et les plus fidèles, la Société s'y est développée sans obstacle : aujourd'hui elle y possède deux Pro- vinces florissantes.

Dans l'Afrique du nord elle a ensuite pénétré, elle a pris sa part à la restauration chrétienne par d'importantes œuvres d'éducation.

Les écoles de l'archipel des îles Hawaï (Océanie) ont été confiées en 1883 aux religieux de le Société; au collège Saint-Louis h Honolulu et dans les écoles primaires de Wailuku et Hilo, trente maîtres, venus des Provinces américaines, donnent l'éducation à une population de douze cents élèves, appartenant aux nationalités les plus diverses.

En janvier 1888, un autre essaim de religieux mis- sionnaires, celui-ci détaché surtout des Provinces françaises, se fixait au Japon. Le premier établisse- ment s'ouvrit Tokyo ; le second à Nagasaki (1891) ; un troisième suivit bientôt à Osaka (1898) et un qua- trième à Yokohama (1901). Sans parler des auxiliaires

ETAT PRESENT 379

indigènes dont le concours est indispensable pour l'enseignement du japonais et des autres matières spéciales, les quatre maisons emploient une soixan- taine de religieux, prêtres et laïcs ; ces missionnaires groupent autour d'eux plus de deux mille élèves, si Ton tient compte des autres œuvres qu'ils ont accep- tées : écoles du soir, cours donnés à l'Université ou dans certains établissements de l'État. L'année 1907 a vu la création d'une école apostolique àUrakami, près Nagasaki ; son but est de recruter dans les anciennes chrétientés du Sud un personnel japonais destiné à renforcer le nombre des ouvriers de l'Evangile dans ce pays de si riche avenir.

Ainsi se sont réalisées les espérances de M. Ghami- nade, qui, dès 1822, parlait à ses fils « d'aller jusqu'au bout du monde, s'ils y étaient appelés ». D'ailleurs, à mesure que grandissait l'humble plante, semée par les mains de ce vénéré Père, l'Église multipliait en sa faveur les encouragements et les bénédictions.

Dès les origines, un bref de Pie VII, en date du 25 mai 1819, avait accordé aux membres de la Société de précieuses indulgences. Vint ensuite la longue période des approbations qui se succédèrent selon les règles du droit canon. Par un décret du 12 avril 1839, Grégoire XVI loua hautement le fondateur, bénit les premiers travaux de la Société et exhorta ses membres à se maintenir dans l'esprit de la fondation. En 1865, par un Bref du 17 juin, Pie IX garantissait à la Société une existence canonique et régulière. Peu après, le même Pontife rendait le décret du 30 janvier 1869 à la suite d'une visite apostolique dont, par délégation spéciale, s'était acquitté le cardinal ^lathieu, arche-

3 80 EPILOGUE

vêque de Besançon. Ce visiteur extraordinaire avait pour mission d'examiner s'il convenait de maintenir la composition mixte de la Société. Avec un grand dévouement, il se rendit lui-même dans les principales maisons et y fit venir tous les profès perpétuels pour les interroger individuellement; ceux avec qui il ne put avoir un entretien verbal lui transmirent leurs vœux par écrit. Cette consultation démontra que la presque unanimité voulait la conservation de la Société telle qu'elle avait été dès l'origine, c'est-à-dire com- posée de sociétaires prêtres et de sociétaires laïcs. Un Chapitre général, réuni sous la présidence du Cardinal visiteur, confirma le vote des membres de la Société, et le décret du 30 janvier 1869 sanctionna officielle- ment le principe de l'union des deux éléments dans un seul et même Institut.

Enfin le 10 juillet 1891, Léon XIII approuvait et confirmait pleinement les Constitutions mêmes de la Société.

Tel fut le passé, tel est le présent des œuvres lais- sées par M. Chaminade. Nous les voyons arrivées à l'âge adulte. La pensée première du fondateur n'a pas cessé d'éclairer leur marche, et la protection sur- naturelle de la Vierge immaculée, pour la gloire et le service de qui elles avaient été créées, les a soutenues à travers le monde. Rien ne leur manque désormais de ce qui constitue les organismes religieux. Elles ont subi les attaques du dehors et elles en ont eu

ESPERANCES 381

raison. L'inévitable contact de la faiblesse humaine ne les a pas épargnées, et leur idéal ne s'est pas abaissé. Elles peuvent donc aller, remplies d'espé- rance, vers les perspectives que leur ouvre l'ave- nir.

Par elles survivra le nom de M. Chaminade : elles témoigneront de la justesse des vues que le fondateur avait eues en les établissant, et elles proclameront que vraiment il a été l'instrument de la Providence.

Car Dieu ne glorifie pas seulement ses serviteurs d'élite en exauçant les prières à eux adressées et en opérant des miracles sur leur tombeau. Aussi bien, peut-on dire que déjà ce rayon de gloire a effleuré la mémoire du vénéré fondateur : d'un grand nombre de lettres et de témoignages sérieux il appert que des faveurs plus qu'ordinaires ont été obtenues par son intercession.

Mais il est un autre triomphe que Ton peut mettre de pair avec celui des miracles : c'est celui des con- ceptions que ces envoyés divins ont réalisées, des dé- votions qu'ils ont préchées et propagées.

Durant toute sa carrière apostolique, M. Chaminade a hautement préconisé l'apostolat des laïcs, joint et subordonné à celui des prêtres. En établissant ses congrégations, il l'organisait déjà au sein de cette jeunesse franchement chrétienne. Il a poussé plus loin son idée et, par une tentative hardie, qui a fait revivre en nos temps une organisation des âges lointains, il a associé, sans les confondre, dans une collaboration sagement pondérée et répartie, des prêtres et des laïcs, unis par les liens de la fraternité et de l'obéis- sance religieuse. Après un essai prolongé et une en-

382 EPILOGUE

quête consciencieusement menée, l'Eglise a jugé op- portun d'approuver ce plan et de ratifier cette initia- tive.

Or, voici que, depuis plus de cinquante ans, cette même idée s'est poursuivie et élargie parmi les ca- tholiques : bon nombre de laïcs, vivant en plein monde, s'allient au clergé; vrais apôtres de l'Evangile, ils préparent les voies aux ministres de Jésus-Christ et leur amènent les âmes qu'ils ont conquises. C'est le mouvement inauguré dans les congrégations, qui s'est prolongé et développé dans les conférences de saint Vincent de Paul, dans les cercles catholiques et tant d'autres groupements similaires.

Bien que ^I. Chaminade n'ait pas eu une influence directe sur ces nouveautés contemporaines, est-il té- méraire d'avancer que, d'une certaine façon, il en a été le précurseur, qu'il a donné plus d'élan à l'apostolat des laïcs en le consacrant par la profession religieuse, et qu'en cela, par une inspiration d'en-haut, il a eu l'intuition claire des besoins de son époque ?

11 est un autre courant d'idées vers lequel conver- gent les diverses fondations de M. Chaminade et qui, déjà puissant au siècle précédent, sera encore prédo- minant au vingtième : c'est celui de la dévotion à la Mère de Jésus.

En même temps qu'il plaçait sa Société sous le nom et les auspices de Marie, le fondateur exprimait sur ce point, dans les Constitutions, certaines idées extraites de Tancien fonds des vérités saintes elles étaient restées jusque-là assez peu exploitées. A plusieurs reprises, dans les pages de cette histoire, on a pris soin de relever ces éléments caractéristiques de la

ESPfc>RAN'CP:S 388

Société, et de montrer ({u'antérieurement aucun Ordre ni Institut n'avait poussé dans ce sens ni aussi loin le dévouement à Marie, puisqu'il y fait l'objet d'un vœu spécial, d'ailleurs reconnu et autorisé par le Saint-Siège.

Qui ne remarquera comment, de ce chef encore, les idées de M. Ghaminade sympathisent avec son temps dans ce qu'il eut de meilleur ? Le culte mariai a pris, dès le début du dix-neuvième siècle, un essor qui n'a fait que grandir. Les dévots de la Vierge Marie ne se comptent plus : il semble que jamais elle ne fut autant vénérée. Tout y a contribué : révélation de la médaille miraculeuse, archiconfrérie de Notre-Dame des Vic- toires, apparitions de la Salette, de Lourdes et de maints autres lieux, surtout définition de l'Immaculée Conception, autant d'événements qui ont provoqué des actes de confiance en Marie, des manifestations populaires qu'on n'avait plus guère vues depuis le moyen âge. De son côté, la théologie mariale en a reçu un nouvel élan et elle jette un éclat grandissant sur ridée divine de ^larie, sur l'indissoluble union de la Mère et du Fils.

C'est donc justice d'appliquer à M. Chaminade ce mot élogieux de l'abbé Perreyve, qu' « il a uni aux con- victions de l'éternité l'intelligence des temps », et de dire que, par les institutions qu'il a créées, il a été l'interprète autorisé des besoins de son siècle. Sa vie, quelque retirée qu'il l'ait voulue, ne s'est pas dé- roulée indépendante de son milieu : il a ressenti les influences de son époque et il a lui-même agi sur son siècle; il continuera son œuvre par ses enfants qui soutiendront ses idées et perpétueront son action

384 EPILOGUE

dans le temps et dans l'espace. Le but qu'il a assigné à leur activité est de ceux qui ne perdent pas leur actualité : aux générations qui montent, il faudra en- core et toujours la vérité religieuse, dans sa pleine vigueur, et pour les christianiser, l'éducation chré- tienne demeurera le grand instrument de succès; comme aussi, pour les temps difficiles qui s'annon- cent, le culte de Marie restera la meilleure espérance des sociétés et des individus.

FIN

TABLE ALPHABÉTIQUE

DES PRINCIPAUX NOMS DE PERSONNES CITÉS DANS CET OUVRAGE

Seuls figurent dans cette Table les noms des conlemporains de M. Chaminade. On s'est abstenu de mentionner les passages le nom seul est cité sans rien apprendre de la personne elle-même.

AviAU (Mgr d'), archevêque de Bordeaux (1801-1826), 70, 71, 73, 94, 96-98, 109, 111, 119, 120, 124, 130-131, 134-135, 141, U5, 148, 238, 245, 246, 247, 280- 281, 298.

Allemand (.J.-J.), prêtre, fon- dateur de l'œuvre de jeu- nesse à Marseille, 85.

Alphonse (Frère), des Écoles chrétiennes, 120.

Angoulême (Duc et Duchesse d'), 136-137.

Argenson (Marc-René Voyer, marquis d'), 261.

Armenaud (Jean), religieux de la Société de Marie, 245.

ARNOzAN(Marc), congréganiste, 166.

Audivet, négociant de Bor- deaux, 324.

Auguste, voyez Brougnon- Perrière.

Barault, prêtre bordelais, 148- 149.

Bardenet, prêtre franc-com- tois, 260-263, 268, 269, 282, 305, 306.

Barrés, vicaire général de Bordeaux, 280, 311.

Bédouret (Marguerite), fonda- trice des Ursuiinesdu Sacré- Cœur de Pons, 44.

Berryer. député, 278, 292.

25

386

TABLE ALPHABETIQUE

Besse, piètre amenais, 51.

BÉTHON (Catherine), mère de Guillaume -Joseph Chami- nade, l, 2 >. t >•

Bidon (Jean-Baptistej, religieux de la Société de Marie, 227, 246.

Bigot de Préameneu, ministre, 129.

BiLLECOCQ, avocat, 278.

BoNTEMPS, vigneron, 30.

Bos(Élisabeth),congrégani^te, 164.

BouET (Guillaume), trappiste, 44, 48, 56, 79, 370.

BouNY (Pierre), prêtre borde- lais, 109.

Bourg (Mgr du), Philippe, évé- que de Limoges (1801-1822), 136.

BoYETi (Antoine), vicaire géné- ral de Bordeaux, 18.

BoYER (Jean), prêtre bordelais, 91.

BoYER Joseph), vicaire géné- ral de Bordeaux, 30, 31, 3^ 80, 93.

Brougnon-Perhière (Jacques), dit Monsieur Auguste, chef d'institution, 227, 238, 246, 251, 252, 254, 296-298,302, 303, 313.

Caillet (Georges-Joseph), supérieur général de la So- ciété de Marie (1845-1868), 234, 260, 266, 267, 270, 276, 277, 303, 312, 313, 366, 368, 371, .372.

Canette, religieux de la So- ciété de Marie, 62.

Cantau (Antoine), religieux de

la Société de Marie, 227, 246, 248.

Caprara (cardinal), 94, 98.

Casanelli d'Istria (Mgr),êvê- que d'Ajaccio (1833-1869), 310, 323.

Casteras (Elisabeth de), Mère Marie-Joseph, 3* Supérieure générale des Filles de Ma- rie, 191.

Chabrol (de), préfet de po- lice, 288.

Chagne (Famille), 19, 26.

Chaminade (Biaise), père de Guillaume-Joseph, 1, 46.

Chaminade (Biaise), enreligion Frère Elle, récollet, 1, 4, 5, 21, 22, 28.

Chaminade (François), com- merçant, 1, 5, 26, 46,

Chaminade (Jean-Baptiste), jé- suite, 1, 4, 5, 7, 9, 10, II, 14., 17-22.

Chaminade (Louis-Xavier), prê- tre, 2, 5, 6, 8, 11, 13, 14, 19, 21,22, 23, 25, 28, 47,48-50,54, 65, 123.

Chaminade (Lucrèce -Marie), sœur de G. -Joseph, 2, 5, 6, 281.

Chamon (Mgr de), évêque de Sain4-Claude (1823-1851), 289.

Charles X, roi de France (1824-1830), 291, 292.

C)iEVALLiER, vicaire général dAuch, 309, 310, 324.

Chevaux (Jean-Joseph), Su- périeur général de la Société de Marie (1868-1875), 306, 307, 363, 366. Cheverus (Cardinal de), arche- vêque de Bordeaux (1826- 183ti), 297, 298, 302, 313. CicÉ (Mgr Champion de), ar-

TABLE ALPHABETTOUE

387

chevêque de Bordeaux (1782-

1801), 18, 30, 95. Clobivière (H. p. de), jésuite,

1^2, l^;3. Clouzet (Dominique) .religieux

de la Société de Marie, 227,

263, 261, 273, 274, 296, 306,

307, 366. Colin (R. P.), fondateur des

Pères M a ri s te s, 244. Collineàu (J.-B.), prêtre bor- delais, m, 227, 257, 296, 298,

300,303, 313, 371. Culture, vicaire général de

Bazas, 47. CuviER, président du Conseil

d'Etat, 278.

Daguzan (Louis), religieux de la Société de Marie, 227, 246.

Damis (Raymond), curé bor- delais, 44.

Dampierre (Marquis de), con- gréganiste, 137, 150.

Darbignac (Guillaume), Frère Paulin, des Écoles chré- tiennes, 118, 119.

Dasvin de Boismarin, prêtre bordelais. 143.

DÉcuDE, prêtre bordelais, 91.

Delpuits (R. p. Bordier), Père de la Foi, 85.

Desgenettes (Dufriche-), curé de Paris, 153.

Deyres (Mme), 31.

DiCHÉ (Jeanne), congréganiste, 187, 192.

Bonnet (Cardinal), archevêque de Bordeaux (1835-1882), 122, 313, 322, 332, 334, 364, 365.

DRrvŒT (Pierre), curé borde- lais, 109.

DuBARAiL (Pierre), prêtre du Périgord, 11.

DuBosQ (François), domesti- que de M. Chaminade, 48.

DuBOURG (Mgr), archevêque de Besançon (1833), 304.

DuBOURG (Marie), servante de M. Chaminade, 30.

DucouRNEAu, précepteur, 186, 187, 190.

DupucH (Mgr Adolphe), évêque d'Alger (1838-1845), 146, 148.,

DupuY, prêtre bordelais, 28.

Elisabeth (Sœur), Fille de Marie, 248.

Estebenet (J.-B.), congréga- niste, jésuite, 154, 224, 251, 252, 293.

EsTiGNARD, prêtre bordelais, 573.

F

Fabas (Pierre), prêtre borde- lais, 93.

Fatin (Mlle Angélique), fonda- trice de la Réunion au Sacré- Cœur, 44.

Faye (Antoine), congréganiste, 166.

Fénelon (l'Abbé de), 146.

Flamarens (Mgr de), évêque de Périgueux (1773-1801), 14.

Fontaine, prêtre de la Société de Marie, 298, 302, 366.

Forbin-Janson (Mgr de), évê- que de Nancy (1823-1830^, 289, 292, 334.

FoucHÉ, ministre de la police» 64, 129.

Fourniol (Mme), dame de la Retraite, 93.

Frayssinous (Mgr), 276, 277.

388

TABLE ALPHABETIQUE

Fréchard (Dom), fondateur des Frères de la Doctrine chré- tienne de Vézelise (Meurthe- et-Moselle), 320.

Gaussens, religieux de la So- ciété de Marie, 256, 269.

GiGNOUx (Mgr Armand), évè- que de Beauvais (1842-1878], Ui, 334.

GiusTiNiANi (Cardinal), 324, 327.

Granges (Mme Durand des), 34.

Grégoire XVI (1831-1846), 215, 326, 379.

H

Hamo.x, sulpicien, 313.

Lmbert (Joseph-Louis), curé de Moissac, 61.

Isoard (Cardinal d'), archevê- que d'Auch (1829-1839), 324.

Jacoupy (Mgr), évèque d'Agen (1802-1840), 187, 197, 199, 201, 203,207,209, 247,299,302, 311, 314.

Jerphamon (Mgr de), arche- vêque d'Albi (1843-1864), 331.

JoFFRE (Denys), prêtre borde- lais, 43, 120.

Labastide (Mlle Cormes de Foabonne de). Mère Saint- Vincent, 2" Supérieure gé- nérale des Filles de Marie, 291, 300, 302.

Labrousse (Suzette), vision- naire, 14-16.

Lachapelle (Mlle de), Fille de Marie, 255.

Lacombe, terroriste, 28, 36.

Lacombe (Mlle Félicité), con- gréganiste, 167, 168, 194.

Lacombe, évêque d'Angoulême (1802-1823), 94, 96.

Lacombe (Timothée), prêtre bordelais, 121.

Lacroix (Noël), prêtre borde- lais, 11, 12, 93.

Lafargue (Louis-Arnaud), Frère Éloi, des Écoles chré- tiennes, 44, 64, 89, 118, 119.

Lafargue (Raymond), congré- ganiste, 44.

Lafon (Hyacinthe), prêtre bor- delais, 123, 125-133, 194, 290.

Lalanne (Jean-Baptiste), prê- tre de la Société de Marie, 87, 179, 223-226, 235, 239, 242, 246, 252, 276, 277, 281, 286- 288, 293, 298-299, 302, 307, 312, 321, 322, 344, 346, 347, 374.

Lambruschini (cardinal), 334.

Lamourous (Thérèse de), fon- datrice de la Miséricorde, 44, 46, 59, 6G, 67, 68, 72-84, 92, 167, 194,199, 200, 203,204, 251, 311, 358, 376.

Langoiran (Jean-Simon), vi- caire général de Bordeaux, 13, 18, 19, 21, 26, 27.

Lapause (Léon), congréga- niste, 240, 245.

Lapoujade, banquier borde- lais, 51, 53.

Larribeau, prêtre d'Agen, 190, 192, 196.

Laugeay (Bernard), religieux de la Société de Marie, 245, 256.

Laumont (Pierre), prêtre d'Agen, 195-196.

Table alphabétique

Lebouciier, prêtre de Paris, 322.

Legris-Duval, prêtre de Paris, U6.

LiAUTARD, prêtre, fondateur du collège Stanislas, 224.

Louis XVIII, roi de France (1814-1824), 242, 271, 27(5.

Louis-Philippe, roi des Fran- çais (1830-1848), 291.

LousTAU (Quentin) et ses frères, congréganistes, 166.

M

Maimbourg, curé de Colmar, 259, 260.

Malet, général, 132.

Marcellus (Comte de), 291.

Mareilhac (Jean-Baptiste), né- gociant bordelais, 126.

Marie de la Conception (Mère), voyez Trenquelléon

Martegoutte (Antoine), prêtre bordelais, 143.

Martone (Vincent de), diacre, 13.

Mathieu (Cardinal), archevê- que de Besançon (1833-1875;, 304, 315, 323, 364, 879.

MÉMAiN (Jean), 245, 303.

Mertian (Ignace), prêtre, fon- dateur des Frères de la Doc- trine chrétienne de Matzen- heim (Alsace), 258, 259, 320.

Meyer (Benoît), prêtre de la Société de Marie, 286.

Meyer (Léon), prêtre de la So- ciété de Marie, 285-286, 369, 370.

MiCHEAU, prêtre bordelais, 96.

Mirambe (Chevalier de), con- gréganiste, 137.

Momus (Joseph), prêtre borde- lais, 96.

Monier (David), religieux de la Société de Marie, 49, 132 133, 241-243, 245, 246, 255, 261, 262,263, 2^^^, 370.

Montmorency (Duc de), 291.

Montmorency (Marquis Eugène de), 126.

Montmorency (Vicomte de),

congréganiste, 137. Moze (Henri), prêtre de la Dor-

dogne, 6, 7, 13, 20.

N

Napoléon V' Bonaparte, em- pereur (1804-1814), 126, 129, 131, 134, 137, 159, 275.

Neuvielle (Jean), religieux de la Société de Marie, 245.

Noailles (Bienvenu), prêtre bordelais, fondateur de la Sainte-Famille, 143, 320.

XoAiLLES (Alexis de), 125-129, 131, 136,290,291^304.

NoiRET (Mme de), dame de la Retraite, 93.

Pannetier (R. P.), carme, 75.

PicnoN-LoNGUEviLLE (Mlle de), 78-80.

Pie VI (1775-1799), 16.

Pie VII (1800-1823), 109, 126, 151, 162, 195, 247, 379.

Pie IX (1846-1878), 379.

Pierre, commissaire de po- lice, 70, 128, lâ9.

Pineau (François), prêtre bor- delais, 70, 89.

PiTRAS (Mme), dame de la Re- traite, 93.

PoLiGNAc (Jules de), 136.

PoNTARD (^Pierre), évêque con- stitutionnel de Périgueux, 14, 16.

390

TABLE ALPHABÉTIQUE

PoRTALïS, ministre, 94.

Porte (Mgr de la), vicaire gé- néral de Bordeaux, puis évêque de Carcassonne (1802-1824), 69, 70, 95.

PoBTETS (de), jurisconsulte, 292.

Pjvaire de Terre-Noire, -vi- caire général de Bordeaux, 109.

Prémeaux (Mgr de), évêque de Périgueux (1732-1771), 11.

Pressigny (Mgr Courtois de), archevêque de B esançon (1817-1823), 262.

PsALMON, sulpicien, 13.

QuÉLEN (Mgr de), archevêque de Paris (1821-1839), 288.

QuÉvÉDO (Mgr Pierre de), évo- que d'Orense (Espagne), 21, 48.

Rauzan (R. p.), fondateur des Pères de la Miséricorde et des Dames de Sainte-Clo- tilde, 91, 96, 109, 153, 294.

Ravez, avocat bordelais, 362.

RiGAGNON, curé bordelais, 8, 97, 150.

Roger, Père de la Foi, 85.

RoNSiN, Père de la Foi, 85.

RoTHÉA (Charles), prêtre delà Société de Marie, 258, 260, 263. 264-266, 269, 285.

RoTHÉA (Louis), religieux de

la Société de Marie, 258, 259. RoTHÉA (Xavier), 259.

S

Saint- Vincent (Mère), voyez Labastide-

SÈZE (de), recteur de l'Acadé- mie de Bordeaux, 251.

SiBOUR (Mgr), archevêque de Paris (1848-1857), 322.

Tallien, conventionnel, 28,

Tharin (Mgr), évoque de Stras- bourg (1823-1826), 285.

Tour du Pin Montauban (Mgr de la), archevêque d'Auch (1783-1802), 47, 51, 53, 55, 68, 71.

Trenquelléon (Adèle de), fon- datrice des Filles de Marie, Mère Marie de la Concep- tion, 123, 126, 137,150,181-222, 251, 254, 283, 284, 309, 311» 340, 358, 376.

Vauguyon (Mme de), 152, Vincent (Elisabeth et Jeanne),

religieuses, 31, 96. Vlechmans, prêtre bordelais,

fondateur de la Réunion au

Sacré-Cœur, 91, 96.

YsABEAU, conventionnel, 28.

TABLE

Pages

Préfage de Mgr. Baudrillart v

Avant-propos xxi

Chapitre premier. La famille (1761-1771). Les études (1771-1785). Le sacerdoce (1785).— Les premiers tra- vaux (1785-178&). La Révolution (1789-1792) .... I

Chapitre IL Le saint ministère à Bordeaux pendant la Terreur (1793-1794). M, Charainade pénitencier ré- habilite les prêtres assermentés repentants (1795). Préludes de l'apostolat futur (1795-1797). Départ pour Texil (1797) 25

Chapitre IIL L'exil en Espagne (1797-1800). Joseph et Louis à Saragosse. M. Chaminade reçoit dans le sanctuaire de Notre-Dame del Pilar des lumières sur son apostolat futur. Son retour à Bordeaux. ... 47

Chapitre IV. L'administration du diocèse de Bazas (1800-1802). Mlle de Lamourous (1754-1836). La Mai- son de la « Miséricorde » (1801) 66

Chapitre Y. La Congrégation. Ses débuts (1801-1802). Son esprit 85

Chapitre VI. La Congrégation sous l'Empire. La Ma- deleine (1804). Le renouvellement religieux à Bor- deaux (1804-1809). Le gouvernement impérial supprime la Congrégation (1809-1814) 109

392 TABLE

Pages.

Chapitre VU. La Congrégation sous la Restauration (18U-1830). OEuvres issues de la Congrégation. Son rayonnement : les congrégations affiliées .... 134

Chapitre VIII. Acheminement vers la fondation d'Ins- tituts religieux. L'État. Le culte de la très sainte Vierge. La vie religieuse 157

Chapitre IX. Mile Adèle de Trenquelléon (1789-1828). Ses associations de piété affiliées à la Congrégation de Bordeaux. Les Filles de Marie (1816) 181

Chapitre X. AfTermissement de l'Institut des Filles de Marie (1816-1820). La règle et l'esprit. Les épreuves.

Première fondation. Le tiers-ordre séculier . . , 205

Chapitre XL La Société de Marie. Sa fondation (1817). Son organisation et ses traits caractéristiques.

Ses débuts 223

Chapitre XII. Premières œuvres de la Société et de l'Institut dans le Midi, en Alsace et en Franche-Comté (1818-1826;,. Écoles normales et professionnelles. Reconnaissance légale de la Société (1825) 250

Chapitre XIII. Visites des établissements (1826-1830).

La Révolution de 1830 ; épreuves (1831-33). Der- nière visite générale (183i-1836). Le tiers-ordre ré- gulier des Filles de xMarie (1836) 280

Chapitre XIV. Progrès des œuvres (1837-1843). Achèvement des Constitutions. Décret de louange (1839) et promulgation 312

Chapitre XV. Vertus de M. Chaminade ; sa physiono- mie morale et intellectuelle. Direction des âmes ; méthode et principes 336

Chapitre XVI. Les épreuves. Les dernières années (1841-1850). La mort 359

Épilogue 376

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