n, w,

Boston Médical Libbaby

8 The Fenway.

LES ALIENES

ÉTUDE PRATIQUE

SUR LA LÉGISLATION ET L'ASSISTANCE

QUI LEUR SONT APPLICABLES.

TRAVAUX DE M. AGH. FOVILLE FILS.

Considérations physiologiques sur l'accès d'épilepsie. Thèses de Paris,

1857, et Annales médico-psychologiques. 1858. Note sur une paralysie peu connue de certains muscles de l'œil. (Gazette

hebdomadaire de médecine et de chirurgie. 1858.) Recherches sur les tumeurs sanguines du pavillon de l'oreille chez les

aliénés. [Annales médico-psychologiques . 1859.) Des divers modes de l'assistance publique applicable aux aliénés.

(Annales médico-psychologiques . 1865.) Du delirium tremens, de la dipsomanie et de l'alcoolisme. Notice histo- rique et bibliographique. (Archives générales de médecine. 1867.) Recherches cliniques et statistiques sur la transmission héréditaire de

l'épilepsie. (Annales médico-psychologiques. 1868.) Observations d'hystéro-épilepsie chez l'homme; étude sur le diagnostic

différentiel des convulsions hystériques, épileptiques et hystéro-épilep-

tiques. (Bulletin de la Société de médecine de Paris* 1868.) Etude clinique et physiologique sur la mort instantanée causée par le

passage de matières alimentaires en voie de digestion de l'estomac

dans les voies aériennes» (Archives générales de médecine, 1869.) Histoire clinique de folie avec prédominance du délire des grandeurs.

Prix Civrieux, 1869. Nouveau Dictionnaire de médecine et de chirurgie pratiques. Articles

Convulsions en géiiéral, Convulsions de l'enfance, 1869, h IX s p; 347 ;

Délire, 1869, t. XI, p. 1; Démence, p. 95} Dipsomanie, p. 641;

Folie, t. XIV, 1870.

Pàtls. -— Imprimerie de E, Martinet, rue Mignon; 2.

LES ALIÉNÉS

ÉTUDE PRATIQUE

SUR LA LÉGISLATION ET L'ASSISTANCE

QUI LEUR SONT APPLICABLES

ACH. FOVIIiLE! fils,

Médecin adjoint dp la Maison impériale de Charentnn.

PARIS

J.-B. BA1LLIÈRE et FILS

LIBRAIRES DE L'ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MÉDECINE

Rue Hautefeuille, 19, près le boulevard Saint-Germain.

1870

-

, /■ /JL,

M. Amb TARDIEU

PROFESSEUR DE MÉDECINE LÉGALE A LA FACULTÉ DE MÉDECINE,

MEMBRE DE L'ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MÉDECINE,

PRÉSIDENT DU COMITÉ CONSULTATIF D'HYGIÈNE,

MÉDECIN DE L'HÔTEL-DIEU.

Ach. FOVILLE fils.

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University of Ottawa

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AVERTISSEMENT

« S'il est permis d'affirmer que la législa- » tion de 1838 ne mérite pas les reproches « qui lui ont été fréquemment adressés... il s n'en faudrait pas conclure qu'elle ait, du » premier coup, atteint la perfection.»

(PARCHAprc, Dict- cncycl. des sciences médic, t. III, p. 60. 1865).

Depuis douze ans, nous nous sommes consacré à la fois par devoir et par goût à l'étude des maladies mentales et au traitement des aliénés. Ancien interne delà Salpêtrière, nous avons été appelé, par la confiance de l'Administra- tion supérieure, à remplir successivement les postes de médecin-adjoint, de médecin en chef et de direcleur=mé* decin dans les asiles départementaux de Quatre-Mares, de Maréville, de Dôle et de Châlons-sur-Marne. Aujourd'hui la Maison impériale de Charenton nous offre un champ de pratique encore plus important.

Ces différentes positions ne nous ont pas seulement fourni l'occasion de nous livrer à des études cliniques des plus variées et des plus intéressantes •, elles nous ont, en outre, mis forcément aux prises avec toutes les difficultés sociales et économiques que la folie entraîne avec elle. Sans cesse en contact avec les malades et avec leurs fa- milles, nous nous sommes trouvé aussi en rapport constant avec les autorités administratives et judiciaires, pour tou-

VIII AVERTISSEMENT.

tes les questions relatives à la législation et à l'assis- tance publique applicables aux aliénés, et nous avons suivi en même temps, avec une attention soutenue, l'ardente polémique ouverte depuis quelques années sur le même sujet.

Toutes ces circonstances ont concouru à nous con- vaincre que la législation actuellement en vigueur est bonne, mais qu'elle peut devenir encore meilleure.

La loi du 30 juin 1838 a réalisé un progrès incontesta- ble sur ce qui Pavait précédé, mais on ne saurait s'éton- ner que le législateur, qui n'avait aucun modèle à imiter, aucun guide à suivre, ne soit pas parvenu d'emblée à la perfection, et il est tout naturel qu'en analysant son œu- vre on y trouve certaines dispositions à perfectionner, certaines lacunes à combler.

Les attaques dont cette loi a été l'objet, dans ces der- niers temps, ont porté presque exclusivement sur un seul point, le prétendu danger auquel la liberté individuelle se- rait exposée ; et cependant, sous ce rapport, ses prescrip- tions nous paraissent à l'abri de tout reproche sérieux. Elles garantissent en effet, dans une juste proportion, le double principe de la liberté de chacun et de la sécurité de tous, en faisant intervenir dans les mesures à prendre à l'égard des aliénés, la famille, la science, l'administration et la justice. Nous pensons néanmoins que, dans la prati- que, le rôle de cette dernière est trop restreint et surtout trop tardif, les magistrats étant loin de prendre, dans ces mesures, la part de responsabilité qui, aux termes de la loi, devrait leur incomber, et qui déchargerait d'autant celle beaucoup trop lourde et trop exclusive que l'on fait peser sur les médecins.

AVERTISSEMENT. IX

D'autre part, il y a plusieurs dispositions de la loi aux- quelles [ni ses adversaires ni ses défenseurs ne nous pa- raissent avoir accordé une attention suffisante, et qui, croyons-nous, pourraient gagner à être modifiées. C'est ainsi qu'à notre avis on devrait soumettre les asiles à des inspections plus fréquentes ; assurer le bon recrutement du personnel médical et administratif de ces établisse- ments en lui offrant des conditions plus uniformes et plus stables de nomination, d'avancement et de retraite; favo- riser le placement hâtif des malades indigents encore susceptibles de guérison ; améliorer le mode de gestion des biens des aliénés non interdits ; rendre obligatoire une expertise médicale dans toute procédure d'inter- diction ; prendre des mesures spéciales à l'égard des aliénés restant en liberté, des prévenus soupçonnés de folie et des aliénés dits criminels.

Quant aux discussions qui ont roulé exclusivement sur les divers modes d'assistance publique , nous pensons qu'on ne pourra jamais généraliser le traitement familial des aliénés, soit dans leur propre domicile, soit chez des infirmiers, ni faire en France un établissement semblable à celui de Gheel ; le mieux nous parait être de perfection- ner progressivement nos asiles par l'adjonction de colo- nies agricoles et le développement du travail en plein air.

Toutes ces questions, que nous ne faisons qu'énumérer ici d'une manière rapide, nous les avons discutées en dé- tail dans le cours de ce travail, et pour chacune nous nous sommes appliqué à chercher le moyen de remédier aux inconvénients que nous signalons. Afin de faire mieux saisir l'importance et l'opportunité de nos propositions,

X AVERTISSEMENT.

nous les avons fait précéder d'un historique succinct s'é- tendant de 1789 à 1838, et de la discussion des attaques récentes dont la loi a été l'objet.

Cette étude, toute pratique, d'un sujet qui préoccupe à juste titre l'opinion publique, nous paraît d'autant plus opportune en ce moment qu'un arrêté en date du 12 fé- vrier 1869, pris de concert par le Ministre de l'intérieur et le Ministre de la justice, a institué une commission char- gée d'étudier les diverses questions relatives à la législa- tion sur les aliénés, et que cette mesure semble devoir entraîner prochainement la révision de la loi du 30 juin 1838.

Ach. FOVILLE fils.

Maison impériale de Charenton, 15 lévrier 1870.

LES ALIÉNÉS

ÉTUDE PRATIQUE

SUR LA LÉGISLATION ET L'ASSISTANCE

QUI LEUR SONT APPLICABLES.

INTRODUCTION

La question des aliénés est de celles qui, aujourd'hui, préoccupent le plus l'attention publique : médecins, phi- losophes, administrateurs, magistrats, avocats, juriscon- sultes, romanciers et même certaines personnes qui ne sont rien de tout cela, parlent et écrivent à son sujet; cha- cun a son mot à dire, et le dit avec plus ou moins d'à- propos.

Un mouvement d'opinion aussi général à l'occasion d'une maladie, est, à coup sûr, un fait insolite; mais il est pos- sible de le comprendre et de l'expliquer. La question, en etïèt, est loin d'être purement médicale, et elle sollicite, à la fuis, par bien des côtés différents, l'intérêt de nom- breuses classes de la société.

Sans doute, en tant que maladie, la folie est purement du domaine de la médecine; tant qu'il ne s'agit que de re- connaître son existence, de déterminer sa forme, de pres- crire les règles de son traitement, le médecin seul est en cause, lui seul est compétent. Mais, tandis que dans la plu- foyillb, g

2 INTRODUCTION.

part des autres maladies les choses s'arrêtent là, il est loin d'en être de même pour celle-ci.

La folie est une affection du cerveau qui trouble les fonctions de cet organe et dérange le jeu des facultés intel- lectuelles, morales et affectives; à ce titre elle fournit un sujet de recherches et de comparaisons des plus intéres- santes aux penseurs qui s'efforcent de pénétrer la nature et le mécanisme de l'entendement. Aussi philosophes et psychologues lui consacrent-ils une part importante dans leurs études.

La folie rend, le plus souvent, ceux qui en sont atteints in- capables de se diriger; ils deviennent inhabiles à gérer leurs biens, à défendre leurs intérêts, à apprécier la valeur mo- rale de leurs actes; ils sont souvent portés à commettre des vols, à exercer des violences, à attenter à la vie de leurs semblables ou à leur propre existence. Il est indispensable de parer à tous ces inconvénients, à tous ces dangers en substituant une volonté raisonnable à celle qui leur fait dé- faut, en les mettant dans l'impossibilité de nuire aux autres, aussi bien qu'à eux-mêmes, et ce résultat ne peut être atteint que par une privation absolue ou relative de liberté, c'est-à-dire par une dérogation aux droits communs des citoyens d'un pays libre. C'est naturellement au législateur qu'il appartient d'édictcr les mesures propres à concilier ces mesures d'exception, aussi essentielles pour le traite- ment des malades que pour la sécurité générale, avec le respect à la liberté individuelle; c'est aussi à lui qu'il appartient de pourvoir à la défense des intérêts, à la ges- tion des biens, à la protection des droits de ceux qui ne sont plus en état d'y veiller par eux-mêmes.

Trop souvent, malgré les précautions édictées par le lé- gislateur, des actes qualifiés de crimes ou de délits sont commis par des gens prives de leur raison; comment, néan- moins, traiter ces malheureux en criminels, s'il a man-

INTRODUCTION. 3

que à leur action l'intention de nuire ou le discernement conditions indispensables de toute culpabilité? C'est alors le pouvoir judiciaire, investi du droit et du devoir de ré- primer toute infraction à la loi, qui doit s'éclairer sur leur véritable 'état mental, constater la nature du trouble de leur intelligence, reconnaître, s'il y a lieu, l'irresponsabilité, et en même temps qu'il s'abstient de châtier, veiller à ce que la société n'ait plus à craindre de semblables atteintes.

Ce que la loi a prescrit, ce que la justice a ordonné, l'ad- ministration seule peut le mettre en pratique. C'est à elle de fournir les moyens d'exécution, d'organiser des établis- sements où les aliénés puissent être soignés et traités en vue de leur guérison, ou bien gardés et surveillés au nom de la sécurité générale. Lorsqu'elle ne fonde pas elle-même ces établissements, elle doit au moins les surveiller et exer- cer un contrôle efficace sur leur fonctionnement; c'est à elle d'assurer, à chacun, secours et protection, sans diffé- rence de rang ni de fortune, car l'assistance publique n'est plus ici facultative comme pour les autres maladies; elle est réellement obligatoire, et doit être constituée de ma- nière à répondre à tous les besoins.

tei les questions financières surgissent : les frais de con* struclion des établissements, les dépenses d'entretien des malades indigents doivent naturellement être prélevés sur les ressources de la fortune publique, et les votes sur ces questions sont de la compétence des mandataires de la na- tion, chargés de fixer le montant de l'impôt et d'en régler l'emploi.

On le voit donc, la philosophie, la législation, la justice, l'administration, l'économie sociale et politique ont toutes à se préoccuper des problèmes relatifs à la folie; toutes ont voix au chapitre dans les décisions à prendre à son égard; toutes doivent s'associer à la science médicale, lui emprunter ses connaissances spéciales, lui prêter leur con-

h INTRODUCTION.

cours, pour l'aider à guérir la maladie, ou du moins à en atténuer les dangers ; et réciproquement, le médecin alié- niste doit être assez initié lui-même à chacune de ces sciences, pour être en état de suivre leurs représentants sur le terrain de chacune d'elles, et de soutenir, sans trop d'in- fériorité, les discussions complexes qui peuvent s'engager sur une question présentant tant d'aspects divers.

On conçoit maintenant pourquoi la question des aliénés étant une fois mise à l'ordre du jour, elle soulève à un haut degré l'attention et fait naître un grand nombre de travaux émanés de sources différentes.

Il nous reste à expliquer comment elle s'est trouvée mise à l'ordre du jour.

Ce n'est qu'à la fin du siècle dernier que l'on a commencé à s'occuper, avec sollicitude, du sort des aliénés. Presqu'à la même époque, William Tuke, en Angleterre, Ph. Pinel, en France, Daguin en Savoie, Chiarruggi, en Italie, appelèrent la sympathie sur les malheureux atteints de folie, et prirent l'initiative d'une réforme qui ne marcha d'abord qu'à pas lents, mais dont les progrès ne se sont jamais arrêtés. Le mouvement ainsi donné se communiqua peu à peu à tous les pays civilisés, et, chose bien remarquable, vint aboutir dans tous à des résultats à peu près identiques.

Ces résultats se manifestèrent sous deux formes princi- pales : création d'asiles publics consacrés aux aliénés, ou surveillance des asiles privés ; législation spéciale faite en vue de ces établissements et des personnes qui y sont placées.

Sans doute, les asiles qui existent aujourd'hui dans tous les pays civilisés, non-seulement dans les Étals de l'Europe, mais aussi en Amérique, dans certaines contrées de l'A- frique, dans les Indes orientales, dans les possessions an- glaises de l'Océanie, ne sont pas tous construits sur un plan absolument uniforme; mais l'on peut dire que tous

INTRODUCTION. 5

présentent un fonds commun de dispositions semblables, qui leur donne un air de parenté et qui permet de les com- parer utilement les uns aux autres.

De même la législation offre certaines variantes, suivant les pays, surtout dans la forme de son expression, puisque, dans les uns, elle estfixée par une loi, tandis que dans d'autres elle ne l'est que par des ordonnances, des décrets ou de simples règlements de police. Mais, avec une certaine diversité dans la forme, on retrouve, dans tous les pays et sur tous les points essentiels, des règles sinon absolument semblables, du moins très-analogues les unes aux autres.

En France, c'est une loi, la loi du 30 juin 1838, qui régit les questions relatives aux aliénés, à leur traitement dans les asiles publics et privés, à la défense de leurs intérêts et à la gestion de leurs biens. C'est depuis cette loi que les asiles se sont assez multipliés pour être aujourd'hui répar- tis, à peu près uniformément, sur toutes les portions du ter- ritoire ; que leur organisation intérieure a été ramenée à un type uniforme; que s'est constitué tout un personnel spé- cial de médecins et d'administrateurs, exclusivement con- sacrés aux soins que réclament les aliénés.

Étudiée avec une grande sollicitude, discutée à plusieurs reprises avec la préoccupation dominante de concilier les exigences si diverses et si nombreuses que fait naître l'état de folie, cette loi devait, à tous égards, offrir les garanties les plus satisfaisantes, et en effet, aux yeux de la presque unanimité de ceux qui sont à même de bien la juger, dans son application et dans ses effets, elle n'a fourni que d'ex- cellents résultats. Témoignage précieux en sa faveur, plu- sieurs pays étrangers qui se sont décidés à entrer, après nous, clans une voie l'Angleterre seule nous avait pré- cédés, ont emprunté à notre loi presque toutes ses dispo- sitions importantes, et en France même, elle n'a été pen- dant longtemps l'objet d'aucune critique.

6 INTRODUCTION.

Malheureusement cet heureux accord d'approbation est aujourd'hui troublé : depuis quelques années, ce qui, jusque- là, avait été jugé excellent, s'est trouvé tout à coup dénigré et attaqué. Tout asile a été représenté comme une prison ; tout placement dans un de ces établissements comme un crime de lèse-humanité. Un a paru ignorer ou oublier les nécessités delà sûreté générale et de la sécurité personnelle, les indications du traitement, les avantages de l'hygiène morale et physique, pour n'avoir plus souci que de l'atteinte portée à la liberté physique de gens qui n'ont plus leur liberté morale. Sous prétexte de sympathie pour leurs droits lésés, on a voulu en faire les martyrs d'un arbitraire le plus souvent ignorant. Certains journaux qui, chaque jour, en- registrent dans leurs faits divers nombre de vols, de sui- cides et de meurtres commis par des aliénés, d'incendies allumés par'eux, n'ontpas hésité àprétendre, dans les articles de fonds de leur première page, qu'il est à peine nécessaire d'imposer la moindre contrainte à ceux qui sont affectés de folie, et ont même donné à entendre que celle-ci n'exis- tait guère que dans l'esprit des médecins qui font profes- sion de la soigner.

Les médecins aliénistes, ainsi mis en cause, ont voulu répondre pour éclairer l'esprit public, et montrer, sous leur vrai jour, les faits mal exposés; ils ont voulu, surtout, édifier leurs adversaires, faire un appel à leur impartialité, et ils les ont conviés à venir visiter les asiles, à étudier les aliénés, à se rendre compte, sur le vif, de l'application et des efïets de la loi, Ces deux propositions ont été également déclinées. Parce que le système était soi-disant suffisarm» ment connu, aucune explication loyale n'a été acceptée, aucune investigation sérieuse n'a été entreprise ; le siège était fuit et il n'y avait plus à y revenir. Sous prétexte qu'aucun nom propre de médecin n'était imprimé dans les articles les plus hostiles, et qu'il n'y avait, par conséquent

INTRODUCTION. 7

aucune attaque individuelle conférant le droit de réplique dans le journal même, aucune réponse, aucune réfutation n'a été admise, ni insérée, et l'on a pu se vanter, à bon compte, d'avoir triomphé de la médecine aliéniste à laquelle on ne pouvait, a-t-on dit, arracher un seul mot pour sa dé- fense.

D'autres publicistes, sans révoquer en doute l'existence môme de la folie, s'en sont pris à la manière dont on la traite et ont prétendu que le système adopté de nos jours, avec bien peu de variantes, dans tous les pays civilisés, con- stituait une pratique odieuse et barbare. Ils ont ouvert, contre lui, une guerre à outrance, et bien que connaissant à peine, et quelquefois pas du tout, nos asiles, ils les ont déclarés détestables et ont attaqué tout ce qui s'y fait. Il s'est trouvé, malheureusement, parmi ces adversaires, des membres du corps médical, incompétents, ou cé- dant à un entraînement auquel l'intérêt privé n'était peut- être pas étranger ; il s'y est aussi rencontré des employés subalternes d'asiles qui, impatients de toute autorité, n'ont pas reculé, pour satisfaire quelque rancune pri- vée, devant la mise en accusation du système tout entier.

A côté des attaques générales se sont aussi produites quelques accusations particulières. On a incriminé, de loin en loin, quelques faits que l'on a voulu ériger en crimes ou en illégalités; on a cité de prétendues victimes dont on a voulu faire des martyrs. Ici l'administration pouvait pren- dre la parole et répondre par des communiqués; elle l'a toujours fait en fournissant des explications complètes, des justifications irréfutables. Mais il n'est pas nécessaire d'avoir grande expérience pour savoir qu'en pareille cir- constance l'attaque produit bien plus d'effet que la défense, et que lors même que celle-ci est péremptoiro, elle no dis-

8 INTRODUCTION.

sipe pas complètement la mauvaise impression causée par la première.

Quelques faits individuels ont été portés devant le Conseil d'État, sous forme de demandes en autorisation de pour- suites contre des fonctionnaires accusés d'avoir prêté la main à une séquestration arbitraire ; chacune de ces affaires a été étudiée, nous le savons, avec un minutieux scrupule et avec le parti fermement arrêté de ne rien laisser passer de ce qui pourrait fournir à l'opinion publique le moindre motif de grief fondé ; et, malgré cette parfaite impartialité, aucune poursuite n'a été autorisée, preuve que les plaintes ne reposaient sur aucun fait sérieux.

Les mêmes plaintes se sont produites à la barre du Sénat, sous forme depétitions. Lalégislation des aliénés et le régime des asiles, d'une manière générale, aussi bien que les quel- ques faits particuliers auxquels nous venons de faire allu- sion, ont été attaqués devant cette haute assemblée. Une série de rapports, dont un, en particulier, constitue une œuvre des plus importantes par son étendue aussi bien que par sa haute valeur, a montré le peu de fondement de toutes ces accusations, et, si quelques points secondaires ont été signalés à l'attention du gouvernement, ce n'est point parce que l'on trouvait les réclamations fondées, mais parce que l'on tenait à ôter, pour l'avenir, tout prétexte à leur retour. La question a été aussi portée devant le Corps législatif j mais elle n'y a été qu'effleurée, et encore les allégations défavorables ont été réfutées sans peine.

Aujourd'hui que le roman s'en prend surtout aux moeurs, et qu'il s'applique à mettre en jeu, dans ses fictions, les questions et les intérêts qui sont chaque jour débattus dans les faits de la vie réelle, il n'est pas étonnant qu'il ait été séduit par un sujet qui prête tant aux investigations psy- chologiques, aux controverses sociales, aux discussions de

INTRODUCTION. 9

toute sorte. Les questions médico-légales relatives à la folie ont donc été portées dans le roman, et grâce surtout au mérite littéraire déployé par certains auteurs, ce n'est pas sous cette forme, certainement, qu'elles ont intéressé le moins vivement l'opinion publique. Pour beaucoup, les malheurs prêtés à un héros imaginaire ont plus réussi à exciter l'intérêt et à entraîner les esprits que n'auraient pu le faire journaux et revues, pamphlets et pétitions.

Pendant que l'attention publique était ainsi sollicitée par tous les moyens propres à frapper les esprits, en s'adressant au grand nombre, les hommes de science, plus spécialement adonnés à l'étude des maladies mentales et de la législation des aliénés, étaient loin de rester inactifs. Écartés, ainsi que nous venons de le dire, de la lutte dans les grands journaux politiques, ils se rejetaient sur les journaux de médecine, sur les sociétés savantes, sur les congrès médi- caux, et partout le pour et le contre étaient exposés et dé- battus avec une égale bonne foi; partout les principes atta- qués et les institutions mises en question trouvaient des défenseurs consciencieux et parfois éloquents.

Une question soulevée en même temps de tant de ma- nières différentes s'imposait de droit à l'attention du gou- vernement : dans l'intérêt de ceux qui étaient le plus vive- ment attaqués, aussi bien que dans celui de la vérité, il était essentiel que quelque chose fût fait pour calmer les soupçons du public et pour mettre en pleine lumière le véritable état des choses.

C'est dans cette intention que fut nommée la Commission supérieure dont nous avons parlé dans l'avertissement placé entête de ce travail.

Nous avons fait connaître en même temps le but et le plan de notre publication.

PREMIÈRE PARTIE.

Historique.

Réforme du régime des aliénés à la fin du xvme siècle. Tenon. Pinel. Esquirol. Ferrus. —^-Législation actuelle. Loi du 30 juin 1838. Ordonnance royale du 18 décembre 1839. Règlement ministériel du 20 mars 1857. Résultats généraux de cette législation.

C'est, avons -nous dit, dans les dernières années du xvme siècle que Ph. Pinel donna le signal de la réforme du régime des aliénés en France; ce fut vers la môme époque que ce savant médecin introduisit dans la langue les mots aliéné et aliénation dans le sens qu'ils possèdent aujour- d'hui (1). Jusque-là on n'avait jamais employé, pour désigner

(1) Les auteurs antérieurs à Ph. Pinel employaient bien les expressions aliénation du sens, de l'esprit, de l'entendement, aliéné d'esprit, pour désigner l'état d'une personne dont la raison était troublée, ou cette per- sonne elle-même. «J'ai vu en cette personne de l'aliénation d'esprit », dit Molière, parla bouche d'un des médecins qu'il met en scène. Mais ils n'ont jamais employé ces mots, tout court, sans désignation des facultés lésées, comme synonymes des mots folie, fou, folle, insensé. Aujourd'hui le mot aliénation n'a besoin d'aucun accessoire, pour être compris] le participe aliéné est devenu un substantif qui s'emploie seul.

C'est en 1799 que Ph, Pinel fit, pour la première fois, usage de ces mois dans un mémoire intitulé : Recherches sur le traitement moral des allé" nés [Mémoires de la Société médicale d'émidation, t. II, p. 215). En 1800, il publia son Traité médico-philosophique de l'aliénation mentale, ils sont continuellement employés. En 180G, le mot aliéné parait pour la première fois dans le style administratif; un arrêté du Conseil général des hospices, en date du 2G février 180o, parle du «billet d'entrée des aliénées que leur état aura fait entrer d'urgence au traitement des folles établi dans l'hospice de la Salpêtrière » (Code administratif des hôpitaux

les personnes privées de raison, que les expressions fous, folles, insensés, maniaques ; jusque-là on ne s'était guère oc-

et hospice? de Paris, t. I, p. 677). Depuis, l'emploi de ces expressions s'est généralisé.

Ph. Pinel n'a donné aucune explication sur les motifs qui l'avaient amené à en faire usage en 1799, alors quo l'année précédente il avait pré- senté à la même Société et inséré dans le même recueil (t. I, p. 94) un Mémoire sur la manie périodique et intermittente, dans lequel elles ne se sont pas prononcées une seule fois.

Elles ne le sont pas davantage, nous croyons pouvoir l'affirmer, dans aucun des ouvrages publiés avant ceux de Ph. Pincl, et dans lesquels il est déjà question des maladies mentales ;

Le Camus, Médecine de l'esprit, 1769.

Dufour, Essai sur les opérations de V entendement humain et les mala- dies qui le dérangent. Paris, 1770.

Colombier, Instruction sur la manière de gouverner les insensés et de travailler à leur guérison. 1786.

Mourrc, Observations sur les insensés. 1791. «

Tenon, Mémoires sur les hôpitaux de Paris. 1788.

Une citation faite par Esquirol et reproduite depuis par plusieurs auteurs, qui l'ont admise de confiance, sans se donner la peine de la véri- fier, ferait croire néanmoins que Tenon avait déjà employé le mot aliéné ; il n'en est rien, et malgré l'autorité qui s'attache au nom d'Esquirol, nous devons signaler son erreur et rétablir, dans son authenticité, le texte de Tenon.

Voici la citation rapportée par Esquirol dans son chapitre sur les maisons d'aliénés (Maladies mentales, 1838, t. II, p, MiTj : «Comment » a-t-on pu espérer», s'écrie Tenon, «qu'on pourrait traiter des aliénés » dans des lits l'on couche trois à quatre furieux qui se pressent, » s'agitent, se battent, qu'on garrotte, qu'on contrarie, dans des salles » infiniment resserrées, etc.»?

Voici maintenant le passage môme de Tenon, emprunté au chapitre Des maniaques à l'Hôtel-Dieu, dans le Quatrième mémoire sur les hôpitaux de Paris, p. 219. « Le résultat de ces observations n'indiquerail-il pas » qu'il faut tenir lçs fous à l'abri de l'impression d'une forte cbaleur, » qu'il çonyieiU de leur faire respirer un air frais, propre à tempérer » l'extrême effervescence de leur sang?

a Mais comment se procurer cet air frais, dans des lits l'on couche » trois ou quatre fous qui se pressent, s'agitent, se battent, qu'on garrotte, » qu'on contrarie, et dans des salles infiniment resserrées»,

On le voit, la fin de la citation est conforme au texte, mais le commen-

12 HISTORIQUE.

cupé que de les enfermer quand elles menaçaient la tran- quillité publique, et l'on songeait bien peu à les traiter dans le but de les guérir. « L'Hôtel-Dieu est de tous les hôpitaux de Paris le seul l'on traite de la Folie....; les hôpitaux les plus proches de la capitale, l'on s'occupe encore du traitement des maniaques, se trouvent à Rouen et à Lyon (1). »

Telles étaient, en 1786, les seules ressources hospitalières affectées au traitement de la folie; et, à l'Hôtel-Dieu de Paris, on ne leur ouvrait que deux petites salles contenant kl places pour les hommes (10 lits à quatre personnes et 2 petits), et 32 places pour les femmes. A Rouen il y avait 90 loges, et à Lyon 38, chacune pour une personne seule- ment.

Et encore quel était ce traitement de l'Hôtel-Dieu de Paris ? Il ne consistait guère qu'en saignées copieuses ré- pétées coup sur coup; et lorsqu'après quelques mois, la guérison n'était pas obtenue, les malades étaient rendus à la liberté ou envoyés dans quelqu'un des établissements uniquement consacrés aux incurables.

De ces derniers, Tenon donne une nomenclature com- plète qui est intéressante, parce qu'elle est le premier spé- cimen de statistique appliquée aux maladies mentales.

Les établissements ouverts à Paris aux fous incurables étaient alors au nombre de 22 ; h publics, la Salpêtrière, Bicêtre, Charenton et les Petites-Maisons, renfermant en- semble 752 insensés et 319 épileptiques, et 18 pensions

cernent est tout à fait inexact, et le mot aliéné n'y est pas prononcé. Les erreurs du même genre sont bien fréquentes dans la science, et souvent elles portent sur des points plus importants qu'une simple question de terminologie. Aussi est-ce un devoir de les signaler toutes les fois qu'on en a connaissance, bien qu'il soit pénible de trouver en faute un auteur rangé à juste titre parmi les maîtres.

(1) Tenon, Mémoires sur les hôpitaux de Paris, p. 213.

PINEL. 18

privées, réparties dans les faubourgs Saint-Jacques, Mont- martre et Saint-Antoine, dont la plus nombreuse contenait 36 malades et la moindre seulement 2 (1).

Ce que le régime des malades était dans ces institutions privées, nous l'ignorons; mais nous savons mieux ce qui se passait dans les établissements publics.

Là, les malades enfermés dans des cabanons, sans autre ouverture qu'une porte massive, couchés sur de la paille, chargés de chaînes, étaient traités à l'égal de criminels dangereux, ou mieux encore d'animaux féroces. Nul n'osait les approcher, et l'agitation la plus violente était l'état ordi- naire de la plupart d'entre eux.

Pinel, on le sait, inaugura la réforme en 1792, en faisant tomber, devant les délégués de la Convention, les chaînes de quelques-uns de ces forcenés, et le succès couronna son entreprise. Cet épisode, si souvent raconté (2), a bien été un peu dénaturé, à cause de l'époque et des circonstances au milieu desquelles il s'est produit. On a voulu y voir un acte de politique libératrice, alors qu'il n'a été qu'un acte

(1) Dans le chapitre il donne ces renseignements, Tenon exprime des vues très-sages et très-avancées sur le traitement des aliénés dans des établissements spéciaux : « Que sont les bâtiments d'hôpitaux pour d'autres » malades que des fous?» dit-t-il, «Des moyens purement auxiliaires, » propres à favoriser le régime et à seconder la vertu des médicaments. » Mais les hôpitaux, pour les fous sont autre chose ; ils font eux-mêmes » fonctions de remèdes » (p. 216). Esquirol a exprimé la même idée en termes qui sont devenus presque proverbiaux en médecine mentale : « Une maison d'aliénés », dit-il, «est un instrument de guérison ; entre » les mains d'un médecin habile, c'est l'agent thérapeutique le plus puis- » sant contre les maladies mentales» (t. II, p. 398). N'est-il pas juste, sans amoindrir en rien le mérite de ce passage d'Esquirol, de faire remar- quer que bien avant lui, Tenon avait déjà exprimé cette sorte d'aphorisme en termes très-analogues ?

(2) Voyez notamment : Pariset, Éloge de Pinel : Histoire des membres de T Académie de médecine, t. I. p. 225; Scipion Pinel, Traité complet du régime sanitaire des aliénés. Paris, 1836, p. 56; Rapport sur le service des aliénés de la Seine} 1852.

\t\ HISTORIQUE.

d'humanité, mais il n'en a pas moins une signification con- sidérable, comme premier pas fait dans une voie de progrès où, depuis, des améliorations très importantes n'ont cessé de s'accomplir.

Après ce premier élan, un peu théâtral, il faut bien le dire, Pinel se consacra à l'œuvre plus modeste, mais plus essen- tielle et plus difficile, consistant à introduire une réforme radicale dans tous les détails du régime des aliénés, à Bicêtre d'abord, à la Saîpêtrière ensuite, et grâce à ces efforts, ces deux établissements changèrent de face.

Vers la même époque, la maison de Gharenton, qui avait été fermée par la Révolution, fut rouverte (1797), et passa des mains des frères Saint-Jean-de-Dieu, qui en avaient été les propriétaires depuis la fondation (16M), dans celles de l'État, qui la fit largement profiter des méthodes nou- velles.

Les Petites-Maisons, les aliénés étaient mélangés à des infirmes, des teigneux et des vénériens, furent transformées, en 1801, en hospice des Ménages, et les fous et les folles qu'elles contenaient furent répartis entre Bicêtre et la Sal- pôtrière.

Enfin, à la même époque, le service des insensés qui s'é- tait maintenu dans les salles Saint-Louis et Sainte-Geneviève de l'Hôtel-Dieu, fut supprimé par ordre du gouvernement»

Paris se trouva donc doté de trois grands établissements publics destinés au traitement des aliénés, et ces établisse- ments furent les premiers qui, en France, offrirent aux malades des conditions réellement en rapport avec les exigences de leur état. Dans les accusations souvent pas- sionnées et injustes qui ont été dirigées depuis contre la Salpêtrière et Bicêtre, on a trop oublié combien, dans toute voie nouvelles, les premiers pas sont difficile à franchir; si> de nos jours, des établissements plus modernes ont laissé ceux-ci loin derrière eux, il faut se rappeler que, à une

ESQUIROL. 15

époque antérieure, leur organisation a réalisé une somme de progrès énorme sur tout ce qui les entourait. Nous de- vons donc, sous peine d'ingratitude, conserverie souvenir de leur ancienne supériorité relative, et leur accorder tout au moins une réputation historique.

Au point de vue des progrès de la science médicale, le rôle de ces trois établissements n'a pas été moins remarqua- ble. A côté dePh.Pinel, et ensuite après lui, Esquirol donna à rélucle des maladies mentales une impulsion vigoureuse qui, on peut le dire, eut pour résultat de constituer la mé- decine mentale telle, à peu de choses près, qu'elle existe aujourd'hui. A son école se formèrent un grand nombre de médecins distingués, qui favorisèrent sous toutes les formes le progrès commencé : les nommer, ce serait énumérer tous ceux qui depuis ont exercé avec le plus d'éclat cette bran- che de l'art dans toute la France, tous ceux que la généra- tion actuelle respecte comme des modèles et honore comme des maîtres.

Ce mouvement d'amélioration ne pouvait pas rester limité à Paris : quelques villes de province, essayant timidement d'imiter la capitale, réformèrent leurs hospices ou en fon- dèrent de nouveaux. Mais ce travail de diffusion des progrès réalisés ne pouvait être que très-lent. En 1818, Esquirol faisait encore au gouvernement un tableau lugubre et resté justement célèbre de l'état de profonde misère dans lequel un trop grand nombre de malheureux aliénés continuaient à végéter. «Je les ai vus, dit-il, nus, couverts de haillons, » n'ayant que la paille pour se garantir de la froide hurni- » dite du pavé sur lequel ils sont étendus. Je les ai vus gros- » sièrement nourris, privés d'air pour respirer, d'eau pour » élaneher leur soif, et des choses les plus nécessaires à la » vie. Je les ai vus livrés à de véritables geôliers, abandonnés » à leur brutale surveillance. Je les ai vus dans des réduits » étroits, sales, infects, sans air, sans lumière, enchaînés

16 HISTORIQUE.

» dans des antres l'on craindrait de renfermer les bêtes » féroces que le luxe des gouvernements entretient à grands » frais dans les capitales. Yoilà ce que j'ai vu presque par- » tout en France ; voilà comment les aliénés sont traités » presque partout en Europe (1). »

A cette époque, il n'y avait encore en France que huit établissements publics l'on ne reçût que des aliénés (Armentières, Avignon, Bordeaux, Charenton, Lille, Mar- seille, Maréville, Rennes). Esquirol, montrant les inconvé- nients du mélange de ces malades dans les hospices, les dépôts de mendicité et les prisons, adjurait le ministre de faire construire de nouveaux asiles, en nombre suffisant, pour soigner tous les insensés; une dizaine devait suffire, suivant lui, pour répondre à tous les besoins.

En 1819, c'est-à-dire pendant l'année qui suivit la pré- sentation de ce rapport, le ministre de l'intérieur adressa aux préfets une circulaire, leur signalant les mauvaises con- ditions auxquelles les aliénés étaient encore soumis dans plusieurs établissements, et leur indiquait les principales améliorations à introduire ; mais il ne put donner autre chose que des conseils, et l'accomplissement des progrès resta confié aux administrations des villes et des départe- ments. Les établissements de Bordeaux (1820), de Mont- pellier (1821), de Marseille (1823), de Saint-Venant (1824), de Saint-Yon, à Rouen (1825), de Toulouse (1826), de Nantes (1832), du Mans (1834) et quelques autres, furent, pendant la période qui suivit, construits ou améliorés.

Jusque-là n'était pas réglée la condition légale des aliénés d'une manière uniforme. Les exigences de l'ordre public et de la sécurité des personnes avaient bien forcé à prendre quelques précautions indispensables, et la loi du 16-24

(1) Esquirol, Des établissements consacrés aux aliénés en France et des moyens de les améliorer, Rapport présenté au ministre de l'intérieur en septembre 1813. Voyez Maladies mentales, t. II, p, 399.

NÉCESSITÉ D'UNE LOI. 17

août 1790 ayant confié à l'autorité administrative le soin de remédier aux événements fâcheux qui pourraient être cau- sés par les fous furieux, beaucoup de préfets se considé- raient, par là, comme suffisamment autorisés à ordonner directement le placement des aliénés dangereux dans les asiles. Mais, dans d'autres départements l'interdiction préa- lable était considérée comme indispensable; le préfet ne pouvait alors ordonner qu'une arrcslation provisoire. L'a- liéné, ainsi arrêté, élait déposé dans une prison; le procu- reur impérial poursuivait d'office son interdiction confor- mément àl'article 491 du Gode civil, et ce n'était que lorsque le jugement avait été rendu, c'est-à-dire souvent après de longs délais, que le transfert de la prison à l'asile pouvait avoir lieu.

Quant aux placements volontaires, aucune mesure légale ne s'en occupait, et les familles abandonnées à elles-mêmes n'avaient qu'à suivre certaines règles de police locale, sans unité et sans sanction.

La dépense des aliénés indigents n'était pas mieux réglée; hospices, communes, départements, État s'en renvoyaient la charge, et se débattaient à qui ne la supporterait pas.

Quand des aliénés étaient séquestrés, sans être interdits, rien ne garantissait la défense de leurs intérêts privés; il fallait alors que toutes leurs affaires restassent en suspens, ou qu'on parvînt à leur faire signer une procuration à la- quelle manquait presque toujours la condition la plus essen- tielle d'un acte de ce genre, le consentement raisonné.

A Paris, un si grand nombre d'aliénés indigents étaient journellement placés à la Salpêtrière et à Bicêtre, l'admi- nistration des hôpitaux s'était bien investie, spontanément du rôle de tutrice à leur égard, mais elle n'en avait pas strictement le droit, et ce n'était que par une tolérance, en contradiction avec les prescriptions du Gode, qu'on la lais- sait agir.

foville. 2

18 HISTORIQUE.

Un pareil état de choses appelait une réforme sérieuse; elle fut entreprise en 1836. La loi de finances de celte année décida (art. 6) que les départements devaient con- courir à la dépense des aliénés, et le conseil d'État fut chargé de préparer un projet de loi sur les aliénés. Le 6 janvier 1857, la Chambre des députés était saisie de ce projet.

Nulle part l'on ne saurait rencontrer un résumé de la question plus complet ni plus impartial que dans l'exposé des motifs de ce projet de loi. Nous n'en citerons qu'un passage, parce qu'il se rapporte au côté de la question qui a suscité le plus de controverses, et parce qu'il suffît, pour apprécier l'esprit de sage libéralisme qui inspirait celte œuvre.

« Après avoir pourvu à l'intérêt de sûreté et d'ordre public » qui réclame l'isolement des aliénés, nous ne devons pas » oublier un intérêt non moins grave; nous devons assurer » à la liberté individuelle toutes les garanties qui lui » manquent encore.

» Le péril qui la menace peut naître d'une erreur inno- » cente ou de motifs coupables; il peut provenir ou des » parents, ou de l'autorité elle-même; la liberté peut être » menacée, soit qu'une personne soit placée sans nécessité » dans un établissement d'aliénés, soit que, y ayant été pla- » cée avec raison, elle soit retenue encore après que la » guérison a rendu l'isolement sans objet.

» Plus les droits de la liberté individuelle sont sacrés, et » plus le projet de loi a s'attacher à lui assurer la pro- » teclion la plus entière; il a multiplié les garanties, il n'en » a négligé aucune. »

Sans entrer dans les détails de la double discussion dont ce projet fui l'objet dans chacune des deux Chambres, avant d'être adopté à l'unanimité dans la Chambre des pairs (26 mai 1838), et à l'énorme majorité de 216 voix contre 6 dans

PROJET DE LOI. 19

la Chambre des députés (14 juin 1838), nous ferons remar- quer seulement, en ce qui concerne les placements, que, dans le premier projet du gouvernement, une ordonnance ou autorisation préalable du préfet devrait toujours être exigée; mais que cette mesure fut rejetée, conformément aux conclusions du rapporteur, M. Vivien, qui s'exprime ainsi sur ce point important : « Le but de ce projet est le » soulagement des aliénés, les facilités à donner à leur trai- » tement. C'est contrarier ouvertement ce but que de su- » bordonner à un acte de l'autorité publique la mesure la » plus favorable àlaguérison.

» L'isolement des aliénés est en effet le premier et le plus » énergique des moyens de traitement; il est en même » temps le plus urgent. Un retard de plusieurs jours peut » aggraver le mal au point d'en rendre la guérison quelque- » fois impossible, toujours plus difficile; ce retard résulterait » nécessairement de l'obligation de recourir préalablement » au préfet.

» Dans la plus grande partie de la France, à Paris notam- » ment, les familles sont admises aujourd'hui à effectuer » librement des placements dans des établissements d'a- » liénés. On ne cite aucun exemple de séquestration fondée » sur un état d'aliénation mentale supposée. »

Nous avons vu que, malgré tout ce que l'on a pu dire depuis, cette dernière proposition est encore vraie au- jourd'hui, ce qui est au moins une présomption bien favo- rable de l'efficacité des garanties édictées par la loi.

Nous devons encore rappeler, à l'honneur du corps médi- cal, qu'un médecin aliéniste des plus distingués, Ferrus, prit une part active à l'élaboration de cette législation nou- velle. Il en avait montré la nécessité dans son livre Des aliénés, Paris, 1834; il l'avait réclamée en sa qualité d'in- specteur général du service des aliénés (1835), et ensuite lors-

20 HISTORIQUE.

qu'elle entra dans la pratique, il fut pendant vingt ans chargé de veillera son exécution.

Comme c'est de la promulgation de la loi du 30 juin 1838 que date l'état légal qui subsiste encore aujourd'hui, et contre lequel les attaques actuelles sont dirigées, nous allons exposer avec quelques détails : les principales disposi- tions de cette loi, surtout celles qui sont incriminées; les effets qu'elle a produits.

La loi reconnaît deux genres d'établissements d'aliénés: les établissements publics, placés sous la direction de l'au- torité publique (art. 2), et les établissements privés, placés sous la surveillance de la même autorité (art. 3), et soumis à l'autorisation préalable du gouvernement (art. 5).

Tous les établissements publics ou privés sont soumis à la visite d'un certain nombre de fonctionnaires chargés de recevoir les réclamations des personnes qui y sont placées, et de prendre tous les renseignements propres à faire con- naître leur position (art U).

Ces fonctionnaires chargés de visiter les asiles sont :

Le préfet, ses délégués et ceux du ministre de l'inté- rieur ;

Le président du tribunal ;

Le procureur impérial ;

Le juge de paix ;

Le maire de la commune.

Pour un seul de ces fonctionnaires, le procureur impé- rial, la visite est obligatoire à des intervalles réguliers, c'est- à-dire qu'elle doit être faite une fois au moins chaque tri- mestre dans les asiles privés, et une fois chaque semestre dans les asiles publics, à des jours indéterminés ; pour les autres fonctionnaires, l'époque en est facultative.

Chaque département est tenu d'avoir un asile public pour

loi du 30 juin 1828. 21

recevoir et soigner ses aliénés, ou de traiter à cet effet avec un asile public ou privé (art. 1).

Il doit y avoir dans chaque asile un registre spécial, coté et paraphé par le maire, soumis à l'examen et au visa de tou- tes les personnes chargées de visiter l'établissement (art. U), et sur lequel doivent figurer la copie de toutes les pièces individuelles dont nous allons donner l'énumération, et la mention de toutes les particularités de quelque impor- tance, relatives à chaque malade (art. 12).

Ce qui concerne les personnes placées dans les asiles peut être rapporté à trois chefs : leur admission, leur maintien, leur sortie.

Admission. Il y a deux genres de placements, les place- ments d'office et les placements volontaires.

Les placements d'office sont prononcés, à Paris, par le préfet de police, dans les départements par les préfets, à l'égard des personnes dont l'état d'aliénation compromet l'ordre public ou la sûreté des personnes. Les ordres des préfets doivent être motivés et énoncer les circonstances qui les auront rendus nécessaires (art, 18).

Dans le cas d'urgence absolue, les maires des communes, et les commissaires de police à Paris, doivent ordonner les mesures provisoires nécessaires et en référer dans les vingt- quatre heures au préfet, qui statuera sans délai (art. 19). Dans la pratique, cet article a reçu deux modes d'application distincts, reposant sur la signification dilférente donnée, suivant les lieux, aux mots « mesures provisoires néces- saires. » Dans certains départements, les maires se conten- tent de s'assurer de la personne des malades atteints de folie dangereuse et de les garder, dans leur commune, jusqu'à la décision préfectorale ; dans d'autres, les maires font transporter de suite ces malades à l'asile, et prennent, à cet effet, un arrêté provisoire de placement, qui n:a de valeur définitive que lorsqu'il a été approuvé par le préfet.

22 HISTORIQUE.

Les placements volontaires ne peuvent avoir lieu que sur la présentation des trois pièces suivantes : une demande d'admission; un certificat médical constatant la maladie; une pièce indiquant l'identité de la personne à pla- cer (art. 8).

La demande d'admission doit être faite par une personne autre que le malade : la loi n'a pas prévu le cas ce se- rait celui-ci, lui-môme, qui demanderait à entrer dans un établissement pour se faire soigner.

Elle doit contenir les noms, profession, âge et domicile de la personne qui demande le placement, aussi bien que de celle qu'il s'agit de placer, et indiquer le degré de parenté ou la nature des relations qui existent entre elles. Elle doit être écrite et signée par celui qui la forme, ou s'il ne sait signer, reçue par le maire ou le commissaire de police qui en donne acte. En cas d'interdiction, un extrait du juge- ment doit être fourni.

Le certificat médical doit dater de moins de quinze jours, ne pas émaner d'un médecin attaché à l'établissement, ni d'un médecin parent ou allié, au second degré inclusive- ment, des chefs ou propriétaires de l'établissement ou de la personne qui fera effectuer le placement. C'est sans doute par oubli que l'on n'a pas exigé la même absence do pa- renté entre le médecin signataire du certificat et la personne à placer.

Ce certificat doit constater l'état mental du malade, in- diquer les particularités de son affection et la nécessité do le placer dans un établissement d'aliénés et de l'y tenir en- fermé. Il est dit, en outre, qu'en cas d'urgence les chefs des établissements publics pourront se dispenser d'exiger le certi- ficat du. médecin; mais c'est une disposition que nous n'a- vons jamais vu ni voulu appliquer, et nous croyons que si cela est quelquefois arrivé, les exemples doivent en être infiniment rares,

FORMALITÉS D'ADMISSION. 23

Que le placement soit d'office ou volontaire, le médecin de rétablissement délivre., dans les* vingt-quatre heures, un certificat qui constate l'état mental do la personne pla- cée : ce certificat est transmis au préfet avec un bulletin d'entrée faisant mention de toutes les pièces d'admission (art. 8).

Dans le délai de trois jours le préfet notifie au procureur impérial de l'arrondissement est situé l'établissement, et à celui de l'arrondissement est le domicile du malade, les noms, profession et domicile de la personne placée, ceux de la personne qui a fait la demande d'admission et les causes du placement (art. 10), si le placement est volontaire, et en cas de placement d'office communique aux mêmes pro- cureurs impériaux les ordres donnés en vertu des articles 18 et 19 (art. 22). La môme notification, en cas de placement d'office, est faite au maire de la commune est le domi- cile du malade, qui doit en donner immédiatement avis aux familles (art. 22).

Enfin, dans le même délai de trois jours, si le placement volontaire est effectué dans un asile privé, le préfet doit charger un ou plusieurs hommes de l'art, auxquels il peut adjoindre telle autre personne qu'il désignera, à l'effet de constater l'état mental de la personne placée et d"en faire rapport sur-le-champ (art. 9).

Telles sont les formali es nombreuses auxquelles doivent Être, dans tous les cas, soumis les placements dans les asiles d'aliénés; l'énuméïation en est longue et l'on ne saurait s'étonner si, au premier abord, l'on a pu croire qu'il y avait surabondance de précautions. Mais aujourd'hui que l'ha- bitude en est prise, toutes les conditions de la loi s'obser- vent très-régulièrement et sans difficulté notable.

Chacune des pièces relatives à l'admission est copiée au registre légal.

Voici le placement effectué, et l'on voit que l'admission

24 HISTORIQUE.

n'a pas pu être prononcée à la légère. Maintenant com- mence le séjour du malade dans l'établissement, et nous allons voir qu'à cet égard les précautions ne sont pas moindres.

Séjour. Les garanties assurées à la personne placée dans un établissement d'aliénés pour empêcher qu'elle n'y séjourne, si son état mental permet qu'elle vive en liberté, sont de deux ordres : les unes générales et obligatoires, les autres individuelles et facultatives.

Par mesures générales et obligatoires, nous entendons le certificat de quinzaine, les notes mensuelles, les rapports semestriels.

Le médecin de l'établissement a dû, on se le rappelle, fournir dans les vingt-quatre heures qui ont suivi l'admis- sion, un certificat constatant l'état mental du malade entré (art. 8). Mais, dans un aussi bref délai, son appréciation a pu laisser à désirer ou être incomplète. Aussi la loi lui im- pose-t-elle de rédiger au bout de quinze jours d'étude et d'examen, un nouveau certificat destiné à confirmer ou à rectifier, s'il y a lieu, les observations contenues dans le certificat de vingt-quatre heures, et d'indiquer le retour plus ou moins fréquent des accès et des actes de clémence (art. ll)r Voilà donc, dans l'espace d'une quinzaine, trois certificats médicaux délivrés par deux médecins différents, et s'il s'agit d'un placement volontaire dans un asile privé, quatre certificats délivrés par trois médecins différents.

En outre le médecin de l'établissement doit consigner, au moins une fois tous les mois, sur le registre prescrit par l'article 13, les changements survenus dans l'état mental de chaque malade. C'est ce que l'on appelle les notes men- suelles (art. 12). Sans doute, il arrive fréquemment que de nombreuses années se passent sans amener de modifica- tions notables dans l'état mental de certains malades, on ne peut demander alors au médecin qui est chargé d'un grand

MOYENS DE CONTRÔLE. 25

nombre d'aliénés, de faire chaque mois une longue notice sur chacun d'eux : mais il doit du moins constater leur état, ne fût-ce que par un mot qui signale l'absence de change- ment. Cette obligation est certes l'une des plus fatigantes que le médecin ait à remplir, mais c'est en même temps Tune des plus essentielles, car elle donne la garantie qu'il a l'esprit éveillé sur l'état de chacun de ceux qui sont confiés à ses soins, et que, si une modification de quelque impor- tance vient à se produire, la mention en sera authentique- ment constatée à bref délai.

Ce n'est pas tout encore. Dans le premier mois de chaque semestre, un rapport médical sur l'état de chaque per- sonne retenue dans l'établissement, sur la nature de sa maladie et sur les résultats du traitement, est envoyé au préfet, qui se prononce individuellement sur chacun, or- donne sa maintenue ou sa sortie (art. 20).

Telles sont, avons-nous dit, les formalités obligatoires s'appliquant à la généralité des malades, destinées à con- trôler l'utilité de leur séjour.

Mais de plus, chacun d'eux a bien d'autres moyens de recours; il peut d'abord adresser ses réclamations aux dif- férentes personnnes chargées de visiter l'asile (art. U), no- tamment au procureur impérial dont les visites sont obli- gatoires et périodiques.

Il peut en outre s'adresser, par écrit, aux mêmes per- sonnes, ou à toute autre autorité judiciaire ou administrative, et ses réclamations ou requêtes ne peuvent être supprimées ou retenues par les chefs d'établissements (art. 29), sans que ceux-ci s'exposent à être punis d'un emprisonnement de cinq jours à un an, et d'une amende de 50 francs à 3000.

Enfin, il peut, à quelque époque que ce soit, se pour- voir devant le tribunal du lieu de la situation de l'éta- blissement, et réclamer contre son maintien dans l'asile. Semblable pourvoi peut être présenté par son tuteur, par

26 HISTORIQUE.

son curateur, par tout parent ou ami, parles personnes qui l'auront placé, par le procureur impérial, en un mot par n'importe qui (art, 29). Le tribunal ainsi saisi fait ou fait faire les vérifications nécessaires, c'est-à-dire qu'en général il fait examiner la personne par un ou plusieurs médecins étrangers à l'établissement, et que souvent il procède lui- même à son examen et à son interrogatoire; puis il rend en chambre du conseil, sans délai, une décision qui ne doit pas être motivée, et qui ordonne, s'il y a lieu, sa sortie im- médiate.

Gomment désirer une plus grande facilité de recours, une forme plus simple de procédure, une plus grande libé- ralité dans les moyens de revendication?

Une seule disposition de cet article nous paraît en contra- diction avec cet esprit de libéralisme. Le paragraphe 3 do cet article 29 est ainsi conçu : « Dans le cas d'interdiction, » cette demande (pourvoi devant le tribunal) ne pourra «être fournie que par le tuteur de l'interdit.» Pourquoi cette mesure restrictive? L'interdiction n'entraîne pas, par elle seule, le placement dans un asile. Dès lors celui qui y a été placé, fût-il interdit, doit avoir la môme facilité que tout autre individu, séquestré comme lui, de réclamer sa mise en liberté, et il n'y a pas de motif pour le priver du droit de requête au tribunal. Si l'on suppose qu'il peut y avoir parfois un intérêt coupable à retenir, sans motif suf- fisant, une personne dans un asile, cet intérêt peut guider le tuteur d'un interdit aussi souvent, plus souvent même que les parents ou alliés d'une personne qui ne l'est point. Pourquoi lui donner, à lui seul, ce droit de requête et en exclure non-seulement la personne placée, mais encore les parents et amis qui l'ont dans tout autre cas? Pourquoi en écarter le procureur impérial lui-même, auquel ce texte paraît devoir aussi s'appliquer?

Aussi n'avons-nous jamais compris cette disposition de

MOYENS DE SORTIE. 27

la loi; nous devons ajouter que jamais, à notre connais- sance, elle n'a été appliquée, et nous avons peine à croire que, le cas se présentant, le tribunal refusât d'agréer le pourvoi présenté par un interdit ou par une autre personne que son tuteur (1).

Sortie. Si le rapport semestriel rédigé par le médecin en vertu de l'article 20 constate la guérison de la personne placée, le préfet doit ordonner sa sortie immédiate.

Si, dans l'intervalle d'un de ces rapports semestriels à l'autre, le médecin déclare, sur le registre, que la sortie peut être ordonnée, ou que la guérison est obtenue, la sortie aura lieu de suite si le placement était volontaire (art. 13), ou s'il s'agit d'un placement d'office, il en sera référé au préfet, qui statuera sans délai (art. 23).

S'il s'agit d'un interdit ou d'un mineur, il ne pourra être remis qu'à son tuteur ou à ceux sous l'autorité des- quels il est placé par la loi (art. 17). Quant aux majeurs non interdits, la loi ne stipule rien, c'est-à-dire que si personne de leur famille ou de leurs amis ne vient les chercher, ils doivent être purement et simplement mis en liberté et ren- dus à eux-mêmes.

Dans tous les cas cités jusqu'ici, la guérison est la condi- tion préalable à la sortie; mais elle est loin d'être toujours nécessaire. Même avant qu'elle ne soit déclarée par les médecins, tout malade placé volontairement devra cesser d'être retenu, si sa sortie est requise par :

Le curateur à sa personne;

(1) Nous nous trompions, paraît-il, en écrivant ceci. M. Thulié rap- porte un cas l'autorité judiciaire aurait refusé d'examiner la demande de sortie d'un interdit, parce que le tuteur seul pouvait requérir la mise en liberté {la folie et la loi, édition, p. 144). Si à certains égards nous ne partageons pas les opinions de M. Thulié, nous sommes parfaite- ment d'accord avec lui pour regretter que tous les aliénés séquestrés no jouissent pas, au même degré, du droit de réclamation, qu'ils soient inter- dits ou non.

28 HISTORIQUE.

L'époux ou l'épouse;

S'il n'y a pas d'époux ou d'épouse , les ascendants;

S'il n'y a pas d'ascendants, les descendants;

La personne qui aura signé la demande d'admission;

Toute personne à ce autorisée par le conseil de famille.

S'il y a dissentiment, le conseil de famille est appelé à prononcer (art. ïk).

La loi ajoute qu'en cas de minorité ou d'interdiction, le tuteur seul pourra requérir la sortie, ce qui nous paraît encore une restriction inutile, puisque le cas de dissenti- ment est prévu et que dans ce cas le conseil de famille doit prononcer.

Cependant il pourrait arriver que l'une des personnes énumérées ci-dessus demandât la sortie d'un malade dont l'état mental pourrait, d'après l'avis du médecin de l'établis- sement, compromettre l'ordre public ou la sécurité des personnes. Dans ce cas il en sera référé au maire qui pourra ordonner un sursis provisoire, à charge d'en référer lui- même dans les vingt-quatre heures au préfet (art. 14). Celui-ci pourra alors rendre un arrêté qui transformera le placement volontaire en placement d'office, et empê- chera que le malade sorte de l'établissement sans son auto- risation, si non pour être placé dans un autre établissement (art. 21). Si le préfet n'a pas statué dans la quinzaine, ce sursis provisoire cesse, et la personne sort de plein droit (art. Mi).

Enfin, le préfet pourra toujours ordonner la sortie immé- diate des personnes placées volontairement (art. 16).

La sortie, en vertu de quelque article qu'elle soit ordon- née, doit être mentionnée au registre, avec l'indication des circonstances dans lesquelles elle a lieu, et de l'état mental de la personne; elle est de plus notifiée dans les vingt- quatre heures au préfet, et par lui aux mêmes personnes que les pièces d'admission.

ORDONNANCE ROYALE DU 18 DÉCEMBRE 1829. 29

De quelque manière que la sortie soit ordonnée ou re- quise (art. 13, Ih, 16, 20, 23, 29), les chefs d'établissements ne peuvent retenir la personne sans encourir les peines portées à l'article 120 du Code pénal, c'est-à-dire un empri- sonnement de six mois à deux ans, et une amende de 16 à 200 francs.

Ici s'arrêtent les dispositions légales relatives à la per- sonne même de l'aliéné; les autres articles concernent les dépenses du service des aliénés, la gestion des biens, la défense des intérêts, la représentation en justice, la valeur des actes des personnes placées dans les asiles. Toute cette partie de la loi est du plus haut intérêt, mais comme il en est très-peu question dans les attaques actuelles, nous ne nous y arrêterons pas pour le moment, nous réservant de revenir sur quelques-unes de ses dispositions dans la troi- sième partie de notre travail.

La loi du 30 juin 1838 a eu pour corollaire une ordon- nance royale du 18 décembre 1839, composée de deux titres, l'un relatif aux établissements publics d'aliénés, l'autre aux établissements privés.

Le premier règle les conditions de nomination et les fonctions des directeurs, médecins et commissions de sur- veillance des asiles publics.

Directeur et médecin sont tenus de résider dans l'établis- sement, et ces deux ordres de fonctions peuvent être réunis dans les mains de la même personne.

Le titre second détermine les formalités à accomplir pour être autorisé à fonder ou à diriger un établissement privé consacré aux aliénés, indique les conditions matérielles que devra présenter l'établissement, stipule l'obligation d'un cautionnement, énumère les mesures à prendre dans le cas de décès ou de cessation de service du chef d'un de ces établissements, impose à celui-ci la résidence dans l'é-

30 HISTORIQUE.

lablissement et prévoit les cas dans lesquels l'autorisation accordée pourra être retirée.

De toutes les prescriptions de cette ordonnance, il n'y en a guère qu'une seule qui ait donné lieu, depuis^ à quel- ques objections, c'est celle qui permet la réunion des fonc- tions de directeur et de médecin des asiles publics. Nous aurons plus tard l'occasion de traiter cette question d'une manière toute spéciale.

Ainsi constituée, la nouvelle législation sur les aliénés entra dans la pratique et eut pour premier résultat de chan- ger le régime de beaucoup des établissements qui existaient déjà, et de provoquer la création d'un certain nombre d'é- tablissements nouveaux. Il arriva ainsi que, dans le cours de quelques années, le nombre des aliénés séquestrés, et surtout des aliénés indigents, augmenta considérablement, parce que chaque département étant obligé de les soigner et de les recueillir, uu grand nombre de ceux qui étaient jusque-là abandonnés sans ressources et sans traitement trouvèrent un refuge dans les asiles.

Quelques questions douteuses, quelques difficultés se trou- vèrent naturellement soulevées par l'application de cette loi nouvelle, mais la plupart furent relatives à son côté financier. Une série de circulaires du ministre de l'intérieur fixa à tous ces égards la jurisprudence administrative (1), et le service d'inspection générale, déjà organisé antérieure- ment, fut chargé de contrôler, par des tournées annuelles, la régulière application de la loi, et l'état moral et matériel des institutions. Il n'y eut d'abord qu'un inspecteur géné- ral, puis un second fut nommé et aujourd'hui il y en a trois.

Sous l'influence de tous ces moyens, le nouveau système s'organisa sur tous les points du pays et s'harmonisa peu à

(1) Voyez A. de Watte\~ille, Législation charitable, Paris, 3 vol., 1843 à 1867.

RÈGLEMENT DU 20 MARS 1857. 31

peu. D'abord on avait laissé a chaque établissement le soin d'élaborer son règlement intérieur, avec la seule obligation de le soumettre à l'approbation du ministre (art. 7). 11 vint un moment le service ayant pris, dans toutes ses par- ties, une homogénéité suffisante, il n'y eut plus qu'à y mettre la dernière main en imposant un règlement uni- forme à tous les asiles publics et aux asiles privés faisant office d'asiles publics, c'est-à-dire recevant, en vertu d'un traité, les aliénés d'un ou plusieurs départements (art. 1). On le recommande en même temps à l'adoption des autres asiles privés, en tant que les conditions locales le compor- taient. Ce règlement, connu sous le nom de règlement du 20 mars 1857, fut le complément définitif de la loi du 30 juin 1838 et de l'ordonnance du 18 décembre 1839, et acheva l'œuvre d'organisation du service des aliénés en France.

En envoyant ce règlement aux préfets, le ministre de l'in- térieur pouvait dire en toute justice : « Consacrée par dix- » huit d'années d'expérience, cette œuvre est de celles dont » l'administration française peut à bon droit s'honorer, et » les législations étrangères y ont fait de nombreux em- » prunts. »

Nous pourrions exposer ici, en abrégé, les résultats de cette œuvre, les fruits de cette législation, et cela nous se- rait facile à faire avec l'aide des statistiques publiées par les soins du ministre du commerce, de l'agriculture et des travaux publics.

Mais l'analyse des deux volumes de cette statistique, pu- bliés par M. Legoyt, exigerait de trop longs développements, et nous préférons renvoyer à ces volumes eux-mêmes ou au compte rendu qui en a été donné par MM. Brierre de Boismont (1) et A. Mottet (2).

(1) Voyez Annales d'hygiène et de médecine légale, 1859, 2e série, t. XI, p. 197.

(2) Voy.Ann. d'hyg., 1867, 2e série, t. XXVII, p. 191.

32 HISTORIQUE.

Nous nous contenterons de faire remarquer que de 18^0 à 1870, le nombre des admissions dans les asiles publics et privés de France s'est élevé à 270 000 au moins (1), ce qui prouve d'abord que la folie est une maladie qui existe bien, et que de plus elle est très-fréquente.

C'est donc dans 270 000 circonstances différentes que les formalités prescrites par la loi, pour le placement d'une personne, dans un asile, ont été accomplies. Certes, si. ces formalités étaient de nature à faciliter les erreurs, les sé- questrations sans motif, les attentats à la liberté individuelle, l'inconvénient aurait eu toute facilité à se produire, et sur un pareil nombre de placements il devrait y avoir une pro- portion notable de réclamations légitimes. Eb bien ! nous l'avons déjà dit, et nous aurons occasion de le redire, le nombre de ces réclamations a été presque nul, et il n'y a pas un seul cas l'une d'elles ait été juridiquement re- connue comme fondée.

Si tant de personnes sont placées dans les asiles, est-ce donc que l'on est à la piste de toutes celles qui présentent quelque dérangement d'esprit, et que l'on s'empresse de les faire enfermer?

On peut déjà se convaincre du contraire par la lecture des journaux l'on trouve si fréquemment le récit d'acci- dents causés par des aliénés restés en liberté, bien que sou- vent ils fussent malades depuis longtemps; mais les chiffres sont plus significatifs encore ; car nous voyons par le dé- nombrement de 1861 qu'à cette époque le nombre des aliénés placés dans les asiles était de 30 239, et que celui

(1) Les statistiques publiées donnent, comme nombre des

admissions, de 1840 à 1860 174 485

En 1860 elles ont été de 10 785, et comme le chiffre a continué à augmenter chaque année, on peut les estimer, depuis 1860, à 11 000 par an en moyenne, soit pour neuf ans à 99 000

Total 273 485

RÉSULTATS GENERAUX. 33

des aliénés restés dans leurs familles était de 53 160, c'est- à-dire presque double. Et l'écart doit même être plus grand dans la réalité, puisque tous les aliénés séquestrés sont forcément constatés et comptés dans le recensement, tandis que beaucoup de ceux qui restent en liberté échap- pent, sans doute, à la constatation. En fait, ce que l'on peut dire, c'est que beaucoup d'aliénés restent encore abandonnés à eux-mêmes, alors que leur placement dans un asile serait, pour la société, une mesure très-utile de sé- curité, et pour eux-mêmes une garantie de bien-être et de longévité. Les réclamations sur l'insuffisance des séques- trations seraient bien souvent fondées, tandis que celles sur leur illégalité et leur arbitraire ne le sont pas.

En parlant des résultats de la loi du 30 juin 1838, nous ne pouvons nous dispenser de dire un mot de l'amélioration considérable apportée, par elle, dans le bien-être de toutes les catégories d'aliénés, sur toute l'étendue du pays. Les conditions déplorables que Pinel avait fait disparaître à Paris, qu'Esquirol se plaignait d'avoir vu persister encore dans tant d'hospices vingt-cinq ans plus tard, ont complète- ment disparu depuis longtemps. Il n'y a plus un seul asile ces pratiques inhumaines soient restées en usage; plus un seul les conditions de la nourriture, de l'habitation, du vêtement ne répondent, pour la totalité des aliénés séques- trés, aux premières exigences de l'hygiène et de la salubrité.

Peut-être même a-t-on dépassé, en quelques endroits, ce que Ton était en droit de désirer; certaines constructions trop coûteuses, quelques édifices trop somptueux à certains égards ont été, croyons-nous, plus nuisibles qu'utiles à l'a- mélioration du sort des aliénés indigents en général, parce que l'étendue des sacrifices, que certains départements ont eu à supporter, a pu en effrayer d'autres, et retarder la re- construction d'un asile défectueux ou la fondation d'un asile nouveau.

FOV1LLE. 3

34 HISTORIQUE.

Aussiya-t-il encore quelques établissements dont les bâ- timents laissent à désirer; quelques-uns des 100 et quelques asiles, existant aujourd'hui, réclament d'importants perfec- tionnements; mais même, l'humanité et l'hygiène ont pénétré, et les progrès déjà accomplis répondent de ceux qui sont encore à faire.

C'est donc une rénovation complète qui, en l'espace d'un demi-siècle, a été réalisée dans les conditions d'exi- stence d'une classe d'individus dont le nombre s'élève au- jourd'hui à plus de 30 000, et qui doivent d'autant plus inspirer le respect et l'intérêt, que, privés de leur raison et incapables de veiller eux-mêmes à leur bien-être et à leur subsistance, c'est uniquement sur les secours étrangers que doit compter leur triste infortune. Cette grande œuvre a été accomplie grâce aux médecins qui en ont pris l'initiative ; au législateur qui en a réglé les conditions; à l'administra- tion qui en a assuré la pratique. Elle constitue toute une révolution, réalisée dans une sphère restreinte il est vrai mais dont personne cependant ne saurait méconnaître la grandeur, et elle a eu le rare privilège de profiter à beau- coup et de ne nuire à personne.

Ne semblerait-il pas qu'il devrait n'y avoir que des éloges pour tous ceux dont les efforts combinés ont produit un aussi heureux résultat, et qui continuent à poursuivre des perfectionnements successifs? C'est cette œuvre cependant qui depuis quelques années est l'objet de tant d'hostilité, d'attaques si violentes.

Voyons la nature de ces accusations et tâchons de bien en déterminer la valeur.

DEUXIÈME PARTIE.

Pour et contre.

I

Les adversaires de la loi. Les journalistes et les pétitionnaires au Sénat. Les défenseurs. Le corps des médecins aliénistes. M. Suin. M. Tanon. Stephan Senhert.

Les accusations contre la loi du 30 juin 1838 se sont pro- duites, surtout dans la presse quotidienne, et sous forme de pétitions au Sénat.

Depuis quelques années, les articles de journaux publiés sur cette question sont presque innombrables; mais le nombre d'idées qu'ils contiennent est très-limité. C'est toujours le même côté de la loi qui est le point de mire des attaques, tandis qu'elle en présente plusieurs autres, tout aussi intéressants à étudier, tout aussi importants à sou- mettre à l'épreuve d'une discussion approfondie, et dont personne, pour ainsi dire, n'a jugé à propos de s'occuper. Aussi est-il permis de se demander si la plupart de ces re- dresseurs de torts n'ont pas trouvé plus commode de se copier les uns les autres, que de se donner la peine d'étu- dier par eux-mêmes la législation qu'ils avaient la préten- tion de faire réformer.

On peut se demander également si le principal mobile de leurs attaques a bien été l'élan d'un vif intérêt pour la cause des malheureux malades, dont ils ont prouvé qu'ils con- naissaient si peu l'affection et le sort, ou s'ils ne tenaient

36 POUR ET CONTRE.

pas, plutôt, à profiter d'une facilité qui leur était laissée d'attaquer systématiquement l'administration, à une époque la presse était tenue à ne traiter les questions exclusive- ment poli tiques qu'avec beaucoup de réserve ; si, en d'autres termes, le but de tous ces articles n'était pas de faire de l'opposition plutôt que de la philanthropie, et d'accuser le gouvernement plus encore que de défendre les aliénés.

C'est du moins ce que pourrait porter à croire Falliance, sur un même terrain, des journaux ultra-religieux et ultra- libéraux, ordinairement séparés par un abîme; l'égal entête- ment avec lequel les uns et les autres, on peut le dire, se sont obstinés à refuser tout examen impartial, à repousser tout éclaircissement sincère; enfin, l'unanimité avec laquelle tous ont renoncé à s'occuper des aliénés, depuis qu'ils peu- vent s'en prendre directement aux affaires de l'État.

Mais le mobile ne fait rien à l'affaire; les accusations se sont produites, et il est de notre devoir d'en examiner la portée.

Les pétitions au Sénat ont un tout autre caractère, celui d'une préoccupation avant tout personnelle. Ce cachet de personnalité est évident dans le plus grand nombre, car c'est leur propre cas que les pétitionnaires viennent expo- ser à la haute assemblée, demandant justice pour eux- mêmes. Qu'ils soient encore placés dans un asile, ou qu'ils y aient été antérieurement traités, ils prétendent tous que c'est à tort qu'on les a taxés de folie, sans avoir conscience que plus d'une fois leur pétition elle-même témoigne du dé- sordre de leur esprit. Nous ne nous arrêterons à aucune de ces pétitions, car nous devons nous occuper d'une question générale et non pas de cas individuels; et du reste, le méde- cin aliéniste a l'habitude de taire, mieux que les malades ou les parents ne le font souvent eux-mêmes, les noms de ceux qui ont le malheur d'être frappés dans leur raison. Si ceux-ci ont confié leur secret au Sénat, ce n'est pas un mo-

LES ADVERSAIRES DE LA LOI. 37

tif suffisant pour que nous le répétions au public. Toutes les pétitions de cette catégorie ont du reste été repoussées par l'ordre du jour ou la question' préalable.

Quelques pétitionnaires, au contraire, loin de réclamer sur des faits particuliers, affectent de n'élever la voix qu'au nom des intérêts généraux. Il est cependant bien permis de les soupçonner d'obéir à une impulsion personnelle.

L'un, par exemple, tout en disant que «son observation ne lui a pas prouvé qu'il y ait des réclusions illégales », et en montrant qu'il connaît bien certains côtés de la question, laisse comprendre que, dans l'asile il a été quelque temps attaché comme élève interne, il n'a pas su faire bon mé- nage avec le directeur-médecin, son chef direct, et que c'est contre lui surtout qu'il dirige ses attaques (Michaud, 16 avril 1865).

Une femme, après avoir occupé un poste des plus subal- ternes dans un asile départemental, a bien pu dire : «Voyant » qu'on refusait de m'entendre ou de me croire, j'ai dé- » claré que je sortirais de l'asile pour faire connaître la vé- » rite à qui voudrait l'entendre; c'est dans ces conditions, » c'est dans ce but que je l'ai quitté, et c'est à vous, mes- » sieurs les sénateurs, que je viens dire la vérité. » Elle a fait plus, elle a réclamé en faveur des aliénés une nouvelle Loi-Grammont, ce qui a valu à l'humble infir- mière un concert d'éloges enthousiastes du Journal des Villes et des Campagnes et du Siècle, étonnés d'être une fois d'accord. Mais elle n'a rien répondu au journal la Nation, qui, après avoir fait un abrégé de sa biographie, ajoutait : « Elle obtint la place d'infirmière dans l'asile de Châlons- » sur -Marne, et se ligua saintement avec l'aumônier » contre le directeur, le dénonça, provoqua une enquête, à » la suite de laquelle elle fut congédiée, sur le rapport des » inspecteurs, et sa révocation inscrite aux registres (1). »

(1) Voyez la Nation, du 22 octobre 1864.

38 POUR ET CONTRE.

Et comment eût-elle pu répondre, puisque tout cela était rigoureusement exact?

Un dernier pétitionnaire, un médecin malheureusement, le docteur Léopold Turck, a bien pu accuser Pinel d'avoir manqué de jugement; appeler les asiles d'affreuses prisons, auxquelles quarante mille de nos semblables sont condam- nés à vie ; qualifier les médecins aliénistes d'aveugles, qui, en plein midi, nient le soleil; mais en même temps il a fait savoir que seul il avait pénétré le secret de la nature réelle de la folie, que seul, surtout, il connaissait le vrai moyen de la guérir, à son domicile.

Nous avions, on le voit, le droit de dire que toutes les pé- titions présentaient un certain caractère personnel, qui a bien pu nuire à leur .parfaite impartialité; mais, nous le répétons, ce n'est pas au mobile qui a dicté ces plaintes, qu'il faut attacher de l'importance.

Ce n'esl pas non plus à leur forme, sans quoi nous aurions trop à nous plaindre nous-mêmes. Nous venons de dire com- ment M. le docteur Léopold Turck traite les asiles d'aliénés et ceux de ses confrères qui se consacrent au traitement des ma- ladies mentales. Il n'a pas seul le privilège de ces aménités : différents organes de la presse ont paru croire qu'ils don- naient beaucoup de valeur à leurs attaques en désignant les asiles sous le nom de Bastilles; en appelant les certificats des lettres de cachet ; en qualifiant les médecins aliénistes de geôliers ou de bourreaux; en représentant nos malades comme quarante mille prévenus condamnés à perpétuité, sans jugement, ni sans aucun moyen de recours. Sans doute, si la violence dans les termes suffisait à rendre une cause bonne, celle-ci devrait être excellente; mais, encore une fois, ce n'est qu'un côté secondaire du débat, et qui ne change rien au fond même de la discussion. C'est sur ce fond seul que nous devons faire porter notre examen et notre réfutation, s'il y a lieu.

PRÉTENDU DANGER DE LA LOI. 39

En réalité, les accusations dirigées contre la loi du 30 Juin 1838 portent presque uniquement sur un seul point : sur le prétendu défaut de garanties données à la liberté individuelle. On trouve celle-ci menacée parce qu'il est trop facile de faire entrer quelqu'un dans un établissement d'aliénés, et parce que, lorsqu'on y est, il est trop difficile d'en sortir.

De ce qu'un parent ou un ami, après s'être fait dûment connaître et avoir rédigé une demande, peut faire admettre, dans une maison l'on traite la folie, un malade qui, d'a- près la déclaration d'un médecin, est atteint de cette mala- die, on semble croire qu'il dépend du premier venu de faire disparaître qui bon lui semble, et qu'il suffira qu'un citoyen ait quelque désir de se débarrasser d'un autre citoyen, pour qu'immédiatement il puisse l'enfermer pour le reste de ses jours, dans une maison de fous ; et afin de rendre cette prétention moins invraisemblable, on ajoute que, du reste, la folie qui, dans le principe, n'était que supposée, ne tar- dera pas à devenir réelle, parce qu'il suffit d'un séjour de quelques jours, voire même de quelques heures avec des aliénés, pour troubler à jamais une raison qui jusque-là avait été parfaitement saine. Voilà pour tous les adversaires le principal, et pour quelques-uns le seul danger de la loi. Cette croyance à la possibilité des séquestrations arbitraires paraît même poussée si loin, chez certains journalistes, que l'un de ceux qui leur ont répondu avec le plus d'esprit, Stephan Senhert, n'a pas hésité à leur dire que, bien sûr, s'ils se récriaient si fort, c'est qu'ils s'attendaient à être eux- mêmes séquestrés de la sorte.

Gomme griefs secondaires, on a prétendu qu'une fois en- fermés, à tort ou à raison, les aliénés sont victimes de l'ar- bitraire du médecin; que l'indiscrétion de celui-ci va jus- qu'à lire leurs lettres; que les asiles ne sont que des fa- briques d'incurables n'offrant aucune des conditions pro-

40 POUR ET CONTRE.

près au traitement des maladies mentales; enfin, le docteur Léop. Turck, à l'appui de sa prétention, que tous les aliénés peuvent être guéris par son système, n'a pas craint d'affirmer que la folie ne compromettait jamais l'existence, et que tous les individus qui mouraient clans les asiles étaient tués par les médecins ou par l'établissement. En présence d'une pareille assertion; faut-il penser que ce confrère ignore qu'une forme de folie qui est des plus fréquentes, et qui, pour ne prendre qu'un exemple, frappe près de la moitié des hcmmes admis à la maison deCharenton, la folie paralytique, pour l'appeler par son nom, tient à une altération organique du cerveau, généralement reconnue comme incurable, et comme entraî- nant fatalement la mort en quelques années? ou bien faut- il croire que, connaissant ce fait, qui est d'une notoriété universellement reconnue, il a omis d'en tenir compte ?

Si la plupart des accusateurs se sont bornés à attaquer ce qui est, il en est quelques-uns qui, plus consciencieux, ont prétendu dire ce qu'il faut mettre à la place. Les uns de- mandent simplement que l'autorité judiciaire intervienne lors du placement; ceux-là sont les plus modérés, et si nous pensons que les procédés qu'ils proposent ne sont pas acceptables, nous ne prétendons pas qu'il n'y ait, dans cet ordre d'idées, certaines mesures susceptibles d'être in- troduites dans la pratique, non pas à titre de réforme de la loi actuelle, mais comme développement et perfectionne- ment de cette loi. D'autres voudraient que l'on ne pût pla- cer dans un établissement que les malades préalablement interdits; mais ils semblent Tignorer, c'est ce que prescri- vait la législation antérieure à 1838, et c'est précisément parce que l'expérience avait démontré combien ce système était défectueux, et même impraticable, qu'une nouvelle loi était alors réclamée de toutes parts.

Plusieurs ont demandé que les tribunaux fussent appelés à ordonner, par jugement, le placement d'un malade dans

RÉFORMES PROPOSÉES. kl

un asile, comme ils condamnent un coupable à l'amende ou à la prison.

On a été encore plus loin : on a voulu faire prendre cette décision par un jury choisi parmi les voisins et amis, et nous ne serions pas étonnés que quelqu'un ait eu l'idée de la soumettre au suffrage universel.

En tout cas, nous savons parfaitement que le Siècle a de- mandé, entre autres choses, que «le jugement à prononcer » sur l'état mental des habitants d'un asile et sur tous leurs » besoins, soit confié, sous la surveillance et la direction de » la magistrature, à plusieurs personnes composant une » sorte de jury, et notamment à celles qui, se trouvant en » contact permanent avec les malades d'esprit, peuvent » exercer un contrôle efficace sur tout ce qui concerne leur » situation » (1); c'est-à-dire que, pour le traitement des malades, l'avis des infirmiers et gens de service aurait exac- tement le même poids que celui des médecins, et que ce serait un verdict, rendu sous la présidence d'un magistrat, qui réglerait l'administration des bains et des tisanes.

Voilà ce qui, pour le Siècle, serait se rapprocher de la perfection relative; quant à la perfection absolue, ce serait de faire en France comme on fait en Orient, où, dit-il, « les » asiles d'aliénés sont inconnus. Les fous y sont en pleine » liberté, jamais la folie ne devient dangereuse, précisé- » ment parce qu'on est bon et indulgent pour eux (2). »

On s'étonne que des écrivains d'un talent incontestable aient pu concevoir de pareilles théories; on s'en étonne d'autant plus que, si quelque malheur de ce genre vient frapper près d'eux, et s'ils se trouvent eux-mêmes aux prises avec les cruelles difficultés qu'entraîne fatalement la folie de l'un des membres d'une famille, ils sont les premiers à re-

(1) Voy. le Siècle, du 30 septembre 1864.

(2) Ibidem.

U2 POUR ET CONTRE.

courir aux institutions organisées en vertu de la loi, et à invoquer les prescriptions tutélaires de cette législation.

C'est que c'est là, en effet, le point vulnérable de toutes ces attaques. En traitant les questions relatives à la folie, on s'oublie au point défaire abstraction de ce qui les domine toutes, c'est-à-dire de l'existence même de la folie. Ainsi que l'a dit très-bien le docteur A. Motet au congrès de Lyon: « Ne raisonnons pas, à propos des aliénés, comme si l'on » avait affaire à des êtres sains d'esprit. C'est l'erreur » dans laquelle sont tombés quelques écrivains de nos » jours (1). »

11 est sans doute très-facile, lorsque Ton fait de la philo- sophie platonique dans le recueillement de son cabinet, de considérer la folie comme un simple trouble intellectuel, auquel il n'y a qu'à opposer des discours paisibles et des raisonnements affectueux. Mais les faits ne ressemblent guères à celte vue de l'esprit. Ceux qui ont eu le malheur de passer par ces épreuves ne le savent que trop ; car alors surgissent des difficultés de tous les genres, des angoisses de tous les instants. Le malheureux mélancolique est tour- menté du désir de se suicider; le maniaque furieux brise et déchire tout ce qui tombe sous sa main; l'halluciné est prêt à tuer ses semblables, parfaitement convaincu que son bras est suffisamment armé par le droit de légitime défense ; l'aliéné paralytique enfin peut, réunissant en lui seul le délire du mélancolique, du maniaque et de l'hallu- ciné, commettre presque en même temps tous les actes que nous venons d'énumérer; ou bien, chose peut-être plus grave, il peut, alors qu'il conserve encore à certains égards les apparences de la raison, dissiper en quelques instants

(1) Motet, De la possibilité et de la convenance de faire sortir certai- nes catégories d'aliénés des asiles spéciaux {Congrès médical de France. 2e session, tenue à Lyon. Paris, 1865, p. 614).

LA FOLIE TELLE QU'ELLE EST. 43

sa fortune et celle de tous les siens, ou compromettre à jamais l'honneur de son nom par la rapidité avec laquelle il se livre aux spéculations les plus ruineuses, aux démar- ches les plus insensées.

Oh ! alors; la folie n'est plus une abstraction philoso- phique, mais un danger menaçant; l'asile n'est plus une Bastille, mais un refuge tutélaire; le médecin n'est plus un bourreau, mais un savant et un sauveur.

Alors on sent la nécessité d'isoler le malade.

« Quant à l'atteinte portée à la liberté individuelle par » l'exercice de ce droit d'isoler, on n'attente pas à la liberté » de celui qui est devenu l'esclave du délire. L'insensé n'a » plus son libre arbitre, il n'a plus le contrôle de lui-même, » ni la responsabilité de ses actes. Liberté et responsabilité » sont deux choses corrélatives; on ne doit plus avoir la » liberté de ses actions quand on n'en a plus la responsabi- » lité (1). »

Et quand la nécessité d'une mesure héroïque pèse sur une famille d'une manière aussi impérieuse,, venir lui pro- poser d'attendre d'abord que l'on ait prononcé l'interdiction, ou bien que le tribunal ait rendu un jugement qui ordonne le placement, ou bien que l'on ait eu recours, pour arriver au même but, à un jury, quel' qu'il soit, c'est méconnaître à la fois et les exigences du traitement du malade, et celles de la sécurité de tout son entourage. Non, évidemment, ce n'est pas à ces mesures que, dans un pareil moment, il faut recourir pour protéger la liberté individuelle; ce malade est trop dangereux il est, pour qu'on ne l'en éloigne pas de suite, et cette famille est trop cruellement frappée pour qu'on aggrave encore son malheur en le livrant à la publi- cité d'une audience.

Voilà ce que les spéculations théoriques ne prévoient pas,

(1) Rapport de M. Suin, p. 32,

hk TOUR ET CONTRE.

mais ce que la pratique enseigne chaque jour; voilà ce que les publicistes n'ont pas deviné dans leur bureau, mais ce qu'ils n'auraient pas tardé à savoir, s'ils avaient voulu, comme on les y a maintes fois invités, se mettre en contact avec les malades, pénétrer dans les asiles, se rendre compte par eux-mêmes de ce qui y amène et de ce qui s'y fait. Voilà ce qu'à défaut d'études personnelles ils auraient encore pu apprendre en lisant et méditant les œuvres des médecins aliénistes les plus autorisés.

Les moyens d'enseignement ne leur auraient pas man- qué. Ils les auraient trouvés d'abord dans les traités théo- riques sur les maladies mentales de Pinel, Esquirol, Ferrus, Morel, Marcé, Dagonet; ils les auraient trouvés surtout, plus spécialement préparés pour la circonstance, dans les nom- breuses publications écrites depuis quelques années, par les médecins, pour répondre aux attaques dont ils ont été l'ob- jet. Car, si certains journaux ont reproché à la médecine mentale de ne pas répondre, ils ont par montré une fois de plus qu'ils étaient très-peu au courant de la question dont ils s'occupaient. Aussi auraient-ils beaucoup gagné à tenir compte de l'excellent article publié (exemple uni- que) par le docteur Montanier, dans l'un des journaux mêmes qui se faisaient le plus remarquer par ses attaques (1). Nous n'essayerons pas de donner ici le compte rendu de tous ces travaux inspirés par le même esprit de justice et de légitime revendication; nous ne pourrions, en le faisant, éviter de fréquentes redites sur les points essentiels tous les hommes pratiques sont d'accord, etPanalyse, même suc- cincte, de chacun d'euxnous entraînerait beaucoup trop loin. Mais nous devons au moins faire connaître les auteurs et les titres principaux. Nous citerons donc, en y renvoyant ceux de nos lecteurs qui voudraient approfondir cette étude,

(1) Montanier, Opinion nationale du 24 mars 1866.

LES DÉPENSEURS DE LA LOI. 45

MM. U.Trélat(l),Berthier(2), Casimir Pinel(3),Rousselin(ù), Legrand du Saulle (5), Petit (6), Dagonet (7), A. Motet, Bru- net, Arthaut, Carrier, dans leurs communications au con- grès de Lyon (1864); Salet, congrès de Bordeaux (1865); J. Falret, Lunier, Brierre deBoismont, Parchappe, dans la discussion sur les divers modes de l'assistance publique ap- plicable aux aliénés (8); Henry Bonnet (9), A. Motet (10), Linas (11), L. F. E. Renaudin, Dumesnil (12), notamment dans leurs analyses des travaux allemands et anglais; Delasiauve (13), Auzouy, A. Pain (14).

A côté de ces noms, appartenant tous à des hommes ini- tiés à la pratique des asiles d'aliénés, et rompus à la con- naissance des maladies mentales, nous devons encore faire figurer, un peu malgré lui peut-être, celui du docteur Thulié (15). En effet, bien que cet honorable confrère ait mis une certaine emphase à déclarer qu'il se rangeait parmi

(1) Trélat, La folie suicide. Paris, 1861.

(2) Berthier, Erreurs et préjugés relatifs à la folie. Bourg en Bresse, 1863.

(3) G. Pinel, Quelques mots sur les asiles d' aliénés et la loi de 1838. Paris, 1864.

(4) Rousselin, De l'utilité de la séquestration au début des maladies mentales {Annales médico-psychologiques, 1865Ï.

(5) Legrand du Saulle, La folie devant les tribunaux. Paris, 1864.

(6) Petit, Examen de la loi du'dOjuin 1838 sur les aliénés. Paris,1865.

(7) Dagonet, Asiles d'aliénés, loi sur les aliénés (Annales médico- psychologiques. Paris, 1865).

(8) Parcbappe, Annales médico-psychologiques, 1865-1866.

(9) Henry Bonnet, L'aliéné devant lui-même, la société, etc. Paris, 1866.

(10) Motet, Les aliénés devant la loi. Paris, 1865.

(11) Linas, Aliénés (Médecine légale des) in Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 1865, t. III, p. 118.

(12) Annales médico-psychologiques, Passim.

(13) Delasiauve, Journal de médecine mentale, paris, 1861-1869.

(14) A. Pain, Des divers modes de l'assistance publique appliquée aux aliénés (Ann. d'hyg., 1865, 2e série, t. XXIV, p. 69).

(15) Thulié, La folie et la loi. Paris, 1866.

U6 POUR ET CONTRE.

les adversaires de la loi ; bien que, dans la seconde partie de son livre, il se soit vivement associé à quelques-unes des objections qui se sont produites lors de la discussion de cette loi devant les chambres; bien que, dans la troisième il ait proposé un projet de réforme, moins praticable encore que la plupart de ceux qui ont été mis en avant, il n'en est pas moins vrai que, par la première partie de ce livre, celle qui sous le titre : Les aliénés, fait une peinture si animée des symptômes de la folie et des principales indications de son traitement, il s'est rangé au premier rang parmi les médecins qui ont le mieux démontré la nécessité de l'isolement des alié - nés dans les asiles, et les catastrophes qui peuvent résulter du retard apporté à cette mesure.

Enfin, si l'on ne veut pas se laisser persuader par les médecins, sous prétexte qu'ils sont juges et partie dans la même cause, si l'on a plus de confiance dans l'oeuvre d'un jurisconsulte éminent et d'un homme complètement libre de toute opinion préconçue, que l'on s'en rapporte à M. Suin, qui dans le remarquable rapport présenté au Sénat le 2 juillet 1867, n'a laissé aucun côté de la question sans examen, aucune objection sans réponse.

M. Suin, tout en exonérant la loi des attaques injustes dont elle a été l'objet, a cependant donné à entendre qu'elle était susceptible de certains perfectionnements, destinés non pas à la modifier, mais à en assurer l'exécution, notam- ment en astreignant tous les fonctionnaires, chargés par l'art, h de visiter les asiles, à s'acquitter de cette mission, et en soumettant toute demande de placement volontaire à l'examen préalable du juge de paix; mais à part cette légère restriction, il a pleinement approuvé tout ce qui a été fait jusqu'ici, et rendu toute justice à une loi « pure dans l'inten- tion qui l'a inspirée, bonne dans ses principes, sage dans ses dispositions».

Nous devons citer encore un travail très-recommandable,

QUESTION D'INTÉRÊT. 47

publié par M. Tanon, avocat (1). Sur presque tous les points traités par M. Suin, M. Tanon se trouve d'accord avec lui, sauf une légère variante consistant à demander l'intervention du présidentau lieu de celle du juge de paix, lors des placements volontaires. Mais ce travail présente, en outre, une partie originale, qui mérite de fixer l'attention d'une manière toute particulière : c'est celle où, quittant l'ornière des vaines récriminations sur le prétendu danger couru parla liberté individuelle, il aborde un sujet entièrement laissé de côté jusqu'à lui, l'étude des dispositions qui régissent les biens des aliénés.

G'estl à, en effet, qu'on aurait pu trouver dans la loi, nous le prouverons plus tard, des lacunes et des défectuosités; mais c'est ce que l'on ne s'était pas donné la peine d'étudier, car nous ne pouvons considérer comme une étude sérieuse l'article d'un journaliste nous faisant le tableau de fantaisie d'un homme enfermé par suite de la connivence coupable d'un médecin, quoique sain d'esprit ; condamné à une dé- tention indéfinie, sans enquête, sans défense, sans interven- tion de la magistrature, sans conseil de famille, et ne crai- gnant pas d'ajouter : « Voilà une succession immédiatement ouverte au profit de la cupidité (2) » ; comme si jamais l'en- trée d'un malade dans un asile faisait ouvrir sa succession.

Les médecins et directeurs d'asiles, car il faut toujours les citer en première ligne quand il s'agit de sollicitude pour les aliénés, savaient bien, depuis longtemps, que les moyens de protection institués par la loi ne suffisaient pas toujours à la défense de leurs intérêts. Différents auteurs de droit avaient bien fait ressortir les dangers auxquels ces intérêts peuvent être exposés, et avaient montré que plusieurs des craintes exprimées devant la chambre des pairs par le pre-

(1) Tanon, Etude critique de la toi du 30 juin 1838 (Revue pratique du droit français, 1868).

(2) Le Monde, 27 août 1865.

Z}8 POUR ET CONTRE.

mier président Portalis, n'étaientque trop fondées; mais les choses n'en étaient pas moins restées dans le même état. Exprimant les mêmes scrupules, M. l'avocat général Brière- Valigny disait dans un discours de rentrée (1) : «La fortune » de l'aliéné et sa capacité civile sont-elles suffisamment » garanties? L'administrateur provisoire de ses biens n'est » pas astreint, comme le tuteur, à des règles fixes et salu- » taires. Il n'a ni les mêmes pouvoirs, ni la même respon- » sabilité ; il a dans les mains le mobilier, les capitaux, il » touche les revenus. A qui rend-il ses comptes?» C'est ce thème que M. Tanon s'est appliqué à développer, et il nous paraît avoir parfaitement réussi à montrer qu'avec de très- bonnes intentions, le législateur de 1838 n'a pas toujours réussi, de la manière la plus complète, à atteindre le but qu'il se proposait.

A la dernière réunion des sociétés savantes à la Sorbonne, M. Hue, professeur à la faculté de droit de Toulouse, a parlé dans le même sens, et si nous sommes loin de partager ses inquiétudes en ce qui concerne les prétendus dangers de séquestration arbitraire, nous croyons, comme lui, qu'il reste quelque chose à faire pour défendre les intérêts ma- tériels des aliénés placés dans les asiles (2).

Enfin, pour clore la liste des travaux relatifs à cette ques- tion, nous devons mentionner de la manière la plus favo- rable une brochure toute récente, publiée sous le pseudo- nyme de Stéphan Senhert (3), par un administrateur des plus compétents et des plus initiés à la question. Dans ce travail, l'auteur s'est chargé de mettre hors de contestation la nécessité de la loi, les garanties qu'elle donne à la liberté individuelle, les précautions avec lesquelles elle est appli- quée. A côté de cette approbation si complète pour nos ins-

(1) Le Moniteur universel, Il novembre 1867.

(2) Hue, Des aliénés et de leur capacité civile. Paris, 1869.

(3) Stéphan Senhert, Les aliénés, lettre àun député. Paris, 1869.

LA LOI EN ACTION. U9

titutions, il propose cependant un nouveau mode de sur- veillance; mais sous ce rapport il ne nous parait pas aussi heureux. Son travail n'en est pas moins un des plus instructifs sur la question, et l'un de ceux dont le style vif et atta- chant captive le plus l'attention.

Après tant d'auteurs qui ont pris la défense de la loi du 30 juin 1838, notre voix n'aura sans doute que bien peu d'autorité. Cependant il nous semble qu'il peut y avoir encore des choses utiles à dire, surtout en ce qui concerne son application pratique. C'est en nous mettant à ce point de vue que nous chercherons à notre tour à apprécier la valeur des garanties dont est entourée la liberté indivi- duelle, et à discuter les principaux reproches faits à notre législation.

II

La loi en action. G arantics données à la liberté individuelle. Res- ponsabilité de la famille, des médecins, du préfet, de l'autorité judi- ciaire. — Insuffisance de cette dernière. De la non-contagion delà folie dans les asiles. Des sorties ordonnées par le tribunal. De la surveillance exercée sur la correspondance des malades.

Nous allons suivre la loi elle-même dans son application en cherchant à saisir, s'il est possible, les abus sur le fait. Pour cela nous devons remonter au point de départ du sys- tème en vigueur, c'est-à-dire au premier rapport de M. Vi- vien (18 mars 1837), et aux discours prononcés par lui pour soutenir devant la Chambre des députés ce rapport et le projet de la commission (1).

Ce projet se séparait de celui qui avait été primitivement présenté par le gouvernement, sur un point capital, celui qui a toujours été le plus contesté, sur les formalités exi- gées pour le placement volontaire d'un aliéné dans un asile.

(1) Moniteur, 5 au 9 avril 1837.

foviixe. 4

50 POUR ET CONTRE.

D'après le premier projet de loi, la famille qui faisait une demande de placement devait obtenir d'abord une autori- sation du préfet. Le contre-projet de la commission, au con- traire, supprimait la nécessité de cette autorisation préa- lable; la demande de la famille suffisait à elle seule, mais le placement était aussitôt porté à la connaissance du pré- fet, qui en faisait constater l'opportunité par un médecin de son choix, dans un délai de trois jours, et qui la notifiait au procureur impérial, afin que celui-ci pût de son côté prendre telles mesures de surveillance et de contrôle qu'il l'entendait.

Cette modification avait pour but, d'abord de faciliter le traitement du malade, ensuite de laisser à la famille toute la responsabilité de la mesure prise, au lieu de la faire pas- ser sur l'administration, qui, l'autorisation du placement une fois donnée, aurait eu à en supporter tout le poids.

C'est ce dernier système, on le sait, qui fut adopté, et c'est lui qui a toujours fonctionné depuis. Pour en bien faire saisir l'esprit, nous ne pouvons mieux faire que de citer quelques paroles de M. Vivien: «Nous n'avons pas voulu, » dit-il, faire une loi judiciaire, une loi de procédure, de » chicane ; nous n'avons pas voulu imposer de formalités » désastreuses, onéreuses, contraires aux vues que nous » proposions. Nous avons considéré d'abord l'intérêt du » malade, parce que c'est dans cet intérêt que la loi est » faite. C'est dans cette pensée qu'ont été rédigées toutes » les propositions que nous avons eu l'honneur de vous sou- » mettre. Nous n'avons pas négligé la liberté individuelle, » nous avons fait tout pour qu'elle ne puisse pas être com- » promise en pareille circonstance; mais nous n'avons pas » voulu, par une exagération qu'on eût pu, à bon droit, nous » reprocber, donner à la loi un caractère qui aurait fait » qu'au lieu d'être favorable aux aliénés, elle eût tourné » contre eux. »

RESPONSABILITÉ DE LA FAMILLE. 51

Et ailleurs, pour résumer de la manière la plus con- cise, et la plus expressive en même temps, les précautions dont sont entourés les placements volontaires, il dit : « Ainsi, avant l'admission, responsabilité de ceux qui de- » mandent le placement du malade, du médecin qui atteste » sa maladie, du chef d'établissement qui reçoit; après l'ad- » mission, responsabilité du médecin qui fait une visite, du » préfet et du pr ocureur du roi qui ne forment aucune oppo- » sition : telles sont les garanties que nous établissons.»

Voilà tout le système, et l'on voit que le nombre des col- laborateurs, et s'il y a crime, des complices, est loin d'être restreint. Peut-on supposer que tant d'individus, séparés par leurs tendances, leurs positions, leurs intérêts, vont combiner leurs efforts dans le but coupable de faire passer pour folle une personne saine d'esprit? Évidemment cette hy> pothèse est inadmissible, et en théorie du moins, l'interven- tion de tant d'hommes différents doit mettre obstacle à toute fraude et à toute surprise. Voyons si la pratique est con- forme à la théorie, et étudions l'action séparée de tous les rouages énumérés plus haut.

La famille doit prendre l'initiative, et, il faut le dire bien haut, en le regrettant pour beaucoup de cas, elle ne le fait, d'ordinaire, qu'à la dernière extrémité. Quand un pareil malheur la frappe, elle commence par ne pas croire à sa réalité ; puis, quand la maladie est évidente, elle se flatte qu'elle sera courte, sans caractère dangereux, qu'on pourra soigner le malade chez lui. Les symptômes s'aggravent, les difficultés les plus sérieuses s'accumulent ; on n'a plus au- cune action sur le malade, on manque de tout pour le soi- gner; l'idée du placement dans une maison de santé, que l'on avait d'abord rejetée, se présente comme la meilleure ressource ; bientôt elle est une nécessité, et l'on finit par s'y résoudre. Il faut bien alors que l'on puisse agir prompte- ment et sans trop d'entraves.

Mais tout le monde n'est pas assez heureux pour vivre au

52 POUR ET CONTRE.

sein de sa famille; bien des personnes vivent seules, ou sont employées dans des administrations, dans des maisons de commerce, dans des entreprises de toutes sortes, loin des leurs; d'autres ne possèdent plus de parents rapprochés. Qu'elles soient frappées d'un accès d'aliénation, leur isole- ment dans la vie entraînera-t-il pour elles Fabsence de tout soin, de toute sécurité? Non; et c'est pour cela que la loi admet qu'un parent éloigné, un ami, une simple connais- sance, pourront remplir à leur égard le rôle de la famille. Cependant nous ne pouvons faire abstraction des mauvais côtés de la nature humaine ; une idée coupable peut naître; une famille dénaturée peut, dans un but de convoitise, de cruauté ou de vengeance, concevoir le projet de se débar- rasser d'un de ses membres, en le faisant passer pour fou. Nous ne nions pas la possibilité du projet, mais nous verrons bientôt quelles seront les facilités et les obstacles qu'en rencontrera l'accomplissement.

Le médecin qui donne le certificat est le plus souvent celui de la famille. Plus éclairé que les parents, il aura re- connu de plus loin le caractère de la maladie ; il en aura prévu les exigences ; ce sera en parfaite connaissance de cause qu'il en certifiera la nature, qu'il en décrira les prin- cipales particularités, qu'il affirmera la nécessité du place- ment dans un asile. Il n'agira pas légèrement, car il sait de quelle gravité est la mesure qui va priver un homme de sa liberté, et à un autre point de vue, il sait aussi que son diagnostic va être soumis au contrôle de plusieurs confrères, plus exercés que lui dans cette spécialité; mais il a un de- voir à accomplir et il l'accomplit. Qu'au lieu d'être en face d'un véritable aliéné, il soit consulté par les auteurs du projet coupable que nous avons supposé; ceux-ci n'auront le choix qu'entre deux partis, le tromper ou l'acheter. Mais pense-t-on que la crédulité des médecins soit telle qu'il soit bien facile de leur faire admettre l'existence d'une ma- ladie qui ne se manifesterait pas? croit-on qu'ils ne tien-

RESPONSABILITÉ DES MÉDECINS. 53

nent pas à constater par eux-mêmes les symptômes dont on leur aura fait le récit ? que l'obscurité des manifestations ne redoublera pas leur prudence? que, si le doute est dans leur esprit, avant de prendre une détermination aussi grave que de certifier l'état de folie d'un citoyen libre jusque-là, ils ne voudront pas recourir à l'avis de quelque confrère sur l'autorité duquel ils pourront se reposer? Re- connaissons-le donc, tromper un médecin en pareil cas sera très-difficile, et l'on en trouvera plus qui hésiteront à certi- fier une maladie bien réelle, qu'il n'y en aura de disposés à délivrer un certificat, sans être parfaitement convaincus de l'existence de la maladie. Reste un moyen, celui d'acheter le médecin. Personne ne nous contredira, si nous affirmons que l'honorabilité reconnue du corps médical, pris dans son ensemble, réduit à de bien rares exceptions ceux de ses membres auprès desquels une pareille tentative de cor- ruption pourrait avoir quelque accès. Mais ces exceptions peuvent exister; il se trouve des coupables dans tous les rangs de la société, des lâches dans toutes les armées, et le docteur Thulié a eu soin de nous rappeler que, pour un crime plus grave encore, pour l'empoisonnement, le corps médical avait fourni Gastaing et La Pommeraye en France, Palmer en Angleterre. Soit ; mais du moins ils agissaient pour leur propre compte, et l'on n'a pas l'habitude de ren- contrer, que nous sachions, des médecins empoisonneurs à gages. Admettons cependant qu'à prix d'argent, le parent coupable que nous supposons obtienne un certificat médical de complaisance, attestant la folie et la nécessité du place- ment dans une maison de santé. Il va se trouver en présenc du chef de cet établissement.

Ce chef, c'est le directeur de l'asile, qui le plus souvent en est en même temps le médecin. Il va d'abord exiger le dépôt d'une demande de placement écrite et signée; puis il se fera justifier l'identité du placeur et du placé. Il faudra donc que le premier endosse résolument la responsabilité

54 POUR ET CONTRE.

de la séquestration arbitraire qu'il va provoquer, et sans aucun doute, il n'ignore pas les conséquences pénales aux- quelles il s'expose. N'importe, les formalités d'admission sont accomplies, et l'œuvre du médecin de l'établissement commence; voilà donc un second médecin qui, comme le premier, doit être trompé ou acheté. Mais les difficultés sont bien plus grandes encore qu'elles ne l'étaient pour le premier. Quoi que l'on ait pu dire, les médecins des éta- blissements d'aliénés acquièrent une grande habitude dans l'examen des malades qu'ils ont à soigner. Celui que nous supposons en action commencera par lire le certificat "d'ad- mission délivré par son confrère, ce certificat que nous sup- posons forgé à plaisir. S'il y trouve l'indication précise de symptômes bien tranchés, il ne pourra manquer d'être frappé de l'absence de ces symptômes chez le sujet soumis à son observation, et son zèle à les chercher ne manquera pas sans doute de lui faire découvrir l'absence de la maladie supposée. Si au contraire le certificat ne dit rien de formel et se contente d'indications vagues, le médecin rendu dé- fiant par cette insuffisance de détails redoublera d'atten- tion, afin d'éviter une surprise ; car, s'il est honnête, il ne redoutera rien tant que de priver indûment un citoyen de sa liberté. Il sera donc très-difficile de le tromper, et le certificat qu'il doit envoyer dans les vingt-quatre heures indiquera, tout au moins, ses doutes et ses réserves sur l'existence de la maladie. Reste le second parti, l'acheter. Mais personne ne contestant, nous l'espérons bien, que les médecins capables de céder à une vénalité de ce genre sont infiniment rares, on avouera qu'il est pour ainsi dire impossible qu'à la chance d'en avoir rencontré un pre- mier pour faire le certificat d'admission, on ajoute celle d'en trouver un second, à la tête d'un établissement d'alié- nés, pour retenir le faux malade. Cette trouvaille fût- elle même possible, il faudra sans aucun doute y mettre un prix très-considérable, et la spéculation, encore très-incer-

RESPONSABILITÉ DES MÉDECINS, 55

taine, car il reste bien des écueils à franchir, serait déjà ruineuse. Et puis ce n'est pas seulement le médecin de l'établissement qu'il faudrait acheter; il y a dans chaque asile tout un monde d'employés, d'élèves, d'auxiliaires, con- stituant une véritable opinion publique. Toute séquestration arbitraire serait bien vite découverte par ces nombreux témoins, dont il faudrait payer encore le silenceà prix d'or. Ceux qui croient à la possibilité des placements abusifs ad- mettent assez volontiers que dans les asiles publics, direc- teurs et médecins sont trop désintéressés pour se vendre; mais par contre ils donnent à entendre qu'il n'en est pas de même des établissements privés, et que là, on peut fort bien faire capituler la conscience devant l'intérêt pécuniaire. Rien n'est plus faux et plus absurde : même s'ils consen- taient à mettre de côté tout sentiment d'honnêteté, les pro- priétaires d'asiles privés seraient, plus encore que les chefs d'établissements publics, intéressés par calcul à ne donner prise à aucune accusation de séquestration arbitraire. En effet, ce n'est pas leur place seulement qu'ils risqueraienl, mais leur fortune tout entière ; celle-ci est si intimement liée à la bonne renommée de leur établissement, qu'avant toute chose ils doivent veiller à ce qu'aucun soupçonne puisse les atteindre, et supposé même qu'ils fussent capables de capi- tuler, qui donc pourrait les payer assez cher pour les in- demniser des dangers auxquels ils s'exposeraient ? A qui faire croire que, pour avoir un pensionnaire de plus, ils cour- raient risque de perdre tous ceux qu'ils ont, de se voir retirer leur autorisation, d'être ruinés en un mot? S'ils n'étaient pas assez honnêtes pour rejeter toute idée de corruption, ils seraient du moins trop bons spéculateurs pour l'accepter. Nous pouvons donc l'affirmer, si une personne était admise dans un asile, sans être réellement aliénée, le médecin s'en apercevrait de suite, et s'il ne la renvoyait pas séance te- nante, il s'arrangerait du moins pour la soumettre, dans les

56 POUR ET CONTRE.

conditions les plus probatoires, à une observation assez vigilante pour que la vérité ne tardât pas à se faire jour. Et qu'on le sache bien, le prétendu malade en pareil cas sau- rait, de son côté, par ses actes, ses paroles, toutes ses allures en un mot, se distinguer assez de ceux qui le sont réelle- ment, même des fous raisonnants et de ceux dont le délire n'est que partiel, pour qu'un œil exercé ne soit pas long à reconnaître son état de saine raison et à faire cesser son isolement.

Supposons cependant que celui-ci dure trois jours, et le faux aliéné va être soumis à l'examen du médecin envoyé par le préfet. Toujours le même dilemne se présente, mais entouré de difficultés de plus en plus grandes : si ce der- nier médecin n'est pas, plus que ses confrères, à l'abri de l'erreur (et l'on avouera que celle qui se reproduirait ainsi trois fois de suite serait par trop invraisemblable), il doit être encore moins qu'eux soupçonné de vénalité. Prétendre que lui aussi, il pourrait être acheté après tant d'autres, c'est tomber à la fois dans l'absurde et le grotesque, et nous ne nous arrêterons pas à réfuter une fois de plus cette hy- pothèse. Si la maladie était imaginaire, le certificat de ce troisième médecin ne manquerait pas de faire découvrir la fraude.

Tous ceux qui ont à prendre une part active dans les for- malités de l'admission ont maintenant rempli leur devoir, et certes, on peut affirmer qu'au milieu de tant de pré- cautions il est resté bien peu de place pour la surprise ou la complaisance. Cependant tout n'est pas fini : la loi a voulu que les choses, arrivées à ce point, furent encore soumises à un double contrôle,, celui de l'autorité administrative et celui de l'autorité judiciaire. Le premier est exercé par le préfet, et réglé surtout par la visite du médecin expert pres- crite par l'article 9 de la loi. Si ce médecin constate la réa- ité de l'aliénation mentale, le préfet n'a rien à dire; il

CONTRÔLE ADMINISTRATIF ET JUDICIAIRE. 57

laisse la famille continuer son œuvre, il ne forme aucune opposition, comme le dit M. Vivien. Qu'il y ait, au contraire, doute sur la nécessité du placement, et aussitôt averti, il ne manque pas d'intervenir en faveur de la liberté indivi- duelle; la loi lui donne toute l'autorité nécessaire pour cela, et il fait sortir de suite la personne abusivement re- tenue. (Art. 16.) Son action est donc prompte et efficace ; la garantie qui repose sur lui convenablement assurée.

Reste enfin l'autorité judiciaire. Les droits dont elle est investie sont incontestables; elle doit veiller au respect à la liberté de tout citoyen, elle est armée du pouvoir de réprimer tout abus. On avait bien, dans le premier exposé des motifs, laissé percer la crainte d'amener un conflit entre le préfet et l'autorité judiciaire, et l'on avait voulu les renfermer l'un et l'autre dans des sphères d'action dis- tinctes, en réduisant le rôle des magistrats à se prononcer sur la convenance de l'interdiction; mais en réalité, la difficulté n'était que tournée et non tranchée. En effet, le rejet de la demande d'interdiction, prononcé par la justice, entraînant de droit la sortie du malade placé par l'administration, les actes de celle-ci étaient, en réalité, parfaitement soumis au contrôle de celle-là. A ce stratagème, peu digne d'une loi, la commission substitua un procédé plus franc et plus di- rect en donnant au tribunal le droit d'ordonner, en chambre du conseil, sans motiver son arrêt, la sortie de toute per- sonne qui lui paraîtrait retenue dans un établissement d'a- liénés sans motif suffisant. (Art. 29.) Ce principe du contrôle exercé sur les placements est affirmé à chaque page de la discussion ; le texte de la loi le consacre de la façon la plus formelle; il n'y a donc ni doute, ni discussions possibles, sur la théorie.

Mais comment ce contrôle s'exerce-t-il en fait? Ici, nous devons le reconnaître, nous constatons pour la première fois que la pratique ne répond pas au vœu du législateur.

58 POUR ET CONTRE.

Celui-ci, en mettant au nombre des garanties données à la liberté individuelle, la responsabilité du procureur impérial qui ne forme aucune opposition, a voulu évidemment que ce droit d'opposition pût être exercé, pour chaque cas indivi- duellement, au moment le plus rapproché possible du place- ment. Il n'a pas voulu se contenter d'une possibilité de re- dressement de tort, à une époque indéterminée, lors de la visite du procureur impérial dans l'établissement, dans un délai de trois ou de six mois (art. h), ni d'une mise en li- berté éventuelle, si l'interné ou l'un des siens adresse une requête spéciale au tribunal (art. 29). Non, ce droit doit s'exercer d'une manière plus personnelle et plus prompte, et pour cela, la loi a cru qu'il suffisait que le placement fût notifié, à bref délai, aux procureurs impériaux du domicile de la personne placée et de l'arrondissement l'établisse- ment est situé(art. 10). Eh bien, disons-le, elle s'est trompée. Ce moyen n'atteint pas le but : le simple fait de notifier aux magistrats le placement dans un asile, d'une personne dont ils n'ont jamais entendu parler, n'est pas suffisante pour engager leur responsabilité, ni pour les mettre à même de s'opposer, s'il y a lieu.

Qu'on le remarque bien ! Nous ne prétendons pas que par cela seul, la liberté individuelle soit menacée. Nullement; la loi l'a entourée d'assez d'autres précautions pour que, celle-là faisant défaut, elle soit encore suffisamment sauve- gardée. Les faits le prouvent d'ailleurs, puisqu'il n'y a pas un seul exemple d'abus réel, régulièrement constaté; mais enfin, il faut bien le reconnaître, la loi a voulu engager en même temps que toutes les autres la responsabilité de l'au- torité judiciaire, et elle n'y a pas réussi.

Voilà ce qui justifie la seule réserve faite par M. Suin dans son rapport; voilà ce qui, vu l'état de défiance semée dans le public, peut demander un perfectionnement. Aussi pensons-nous, nous-même, qu'il y aurait quelque modifica-

DEVIENT-ON FOU DANS LES ASILES? 59.

tion à introduire, à cet égard, dans la loi ; nous partageons donc le principe de M. Suin, mais nous ne sommes pas en- tièrement d'accord avec lui sur le moyen d'exécution. Nous indiquerons plus loin (troisième partie) celui qui nous paraît préférable.

Nous avons terminé l'examen des formalités dont sont entourés les placements volontaires, et nous espérons qu'il ne peut plus rester de doute sur la difficulté de faire en- trer, par surprise, dans un asile d'aliénés, une personne saine d'esprit; et, si cette surprise avait pu avoir lieu, sur l'impossibilité presque absolue de l'y maintenir.

Mais, a-t-on"dit, cette seconde garantie est illusoire, car il suffit d'un séjour de quelques instants dans un établisse- ment de ce genre pour rendre fous ceux qui ne l'étaient pas. Rien n'est plus puéril qu'une pareille assertion ; rien ne se- rait plus difficile à trouver que le moindre fait authentique propre à l'appuyer. Il est bien vrai que les maladies ner- veuses peuvent parfois être contagieuses ; mais cela n'a lieu que dans certaines circonstances déterminées. Cela s'est vu, par exemple, dans les grandes épidémies de délire démo- nomaniaque ou théomaniaque du moyen âge', dont les sym- ptômes étaient presque invariablement liés à des accidents convulsifs de nature hystérique, et dont on observe encore, de loin en loin, quelque fugitive réapparition. Cette conta- gion peut encore s'exercer sur une personne vivant conti- nuellement en présence d'un seul aliéné, atteint d'un délire partiel parfaitement systématisé : c'est ainsi qu'une femme, sans cesse en tête-à-tête avec un mari monomaniaque, peut finir, sous l'influence de ses divagations constamment réité- rées, par partager certaines de ses illusions. Mais rien de semblable ne s'observe dans les asiles d'aliénés. Nous l'avons déjà dit, une personne sensée, introduite par ruse dans un semblable milieu, ne tarderait pas à se distinguer tellement de tous ceux qui l'entourent, qu'elle serait bien vite re-

60 POUR ET CONTRE.

connue et traitée en conséquence, et fallût-il quelques jours pour régler légalement sa position, qu'elle sortirait de l'éta- blissement tout aussi saine d'esprit qu'elle y serait entrée".

On a prétendu aussi que le contact de la folie était dan- gereux pour ceux qui la soignaient ; mais rien n'est moins démontré. Si les médecins et les infirmiers sont quelquefois frappés d'aliénation mentale, c'est que, comme les autres hommes, ils sont exposés à tous les maux propres à l'huma- nité, mais nullement parce que le spectacle des misères qu'ils soignent ébranle leur raison. Esquirol avait déjà re- poussé cette erreur; M. Trélat l'a réfutée encore mieux en rapportant une série d'observations de femmes attachées à son service et devenues aliénées elles-mêmes, et en prouvant que toutes présentaient des prédispositions héréditaires des plus accentuées aux maladies mentales, et que plusieurs avaient déjà éprouvé, avant d'être chargées de leur emploi, des accès de folie dont on n'avait pas eu connaissance (1).

Les placements d'office, ordonnés par les préfets, bien qu'ils aient été l'objet de beaucoup moins d'accusations que les placements volontaires, n'en ont pas été cependant tout à fait à l'abri. Mais ici, l'esprit d'opposition politique est évident, car on a prétendu que les préfets faisaient enfer- mer, comme fous, dans des établissements d'aliénés, des individus qui n'avaient d'autre tort que de leur porter om- brage. Nous ne nous arrêterons pas à réfuter une pareille imputation; qu'il nous suffise d'affirmer que jamais un fonc- tionnaire de l'ordre administratif n'aurait osé faire à un mé- decin aliéniste une semblable proposition, et que, fût-elle faite, jamais médecin ne l'aurait acceptée. Nous ne pouvons que mépriser de semblables calomnies et passer outre.

Il est encore deux reproches que nous voulons discuter, parce qu'ils se rattachent aux prétendus dangers dont serait menacée la liberté individuelle.

(1) Trélat, Annales médico-psychologiques, 1856, p. 18.

SORTIES ORDONNÉES PAR JUGEMENTS. 61

On a donné comme preuve du maintien injuste ou trop prolongé des malades dans les asiles, les quelques jugements par lesquels des individus, ainsi retenus, et ayant adressé des réclamations aux tribunaux, avaient obtenu leur mise en liberté.

On a prétendu que, pour éviter les dangers de séquestra- tion arbitraire, la correspondance des malades retenus dans les asiles devrait être absolument libre de toute surveillance et de tout contrôle.

Examinons ces deux reproches.

En ce qui concerne le premier, un peu d'attention dé- montre que les jugements dont on parle ont pu être rendus sans qu'il y ait aucun reproche à faire, ni au système, ni aux médecins. Pour qu'un malade, placé d'office, soit mis en liberté par un arrêté spontané du préfet, il faut que le médecin ait déclaré sa guérison. Mais il y a certain cas un malade est assez amélioré dans son état, pour ne plus paraître dangereux; si alors sa famille le réclame, en. pre- nant l'engagement de le soigner et de le surveiller, la de- mande est communiquée au médecin, et si celui-ci donne un avis favorable, le préfet n'hésite pas à revenir sur son arrêté de placement, et à autoriser la sortie. Mais si le ma- lade n'a pas de famille qui s'intéresse à lui, ou si sa famille, trop craintive, ne veut pas prendrel'initiativedele réclamer, oserait- on blâmer le médecin qui reculera devant la con- statation légale d'une guérison qui n'est pas complète, qui hésitera à accepter seul la responsabilité d'une sortie pour cause de simple amélioration ? Le recours au tribunal con- cilie alors toutes les difficultés, et la mise en liberté pronon- cée en chambre du conseil, sans être motivée, donne au convalescent devenu inoffensif, la liberté qu'il réclame, sans accuser personne, sans compromettre aucune responsabi- lité. Telles sont les circonstances dans lesquelles nous avons vu rendre quelques jugements de ce genre, et loin d'impli-

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quer la critique de la législation, ils nous paraissent tourner complètement à son éloge.

La surveillance exercée par les médecins d'asiles sur les lettres que leurs malades envoient et reçoivent n'est pas un abus; elle est plus qu'un droit, elle est un devoir. En ce qui concerne les requêtes, les réclamations adressées aux autorités, il ne peut y avoir aucun doute; la loi ordonne leur envoi et punit toute suppression ; celui qui ne tiendrait pas compte de ces prescriptions commettrait un délit et serait justiciable des tribunaux. Mais pour les correspon- dances privées, il doit les lire, parfois les annoter, parfois les supprimer. Comment ! on enfermerait un malade pour qu'il ne puisse, par ses actes, nuire ni à lui, ni aux autres, et on le laisserait commettre les actes parfois les plus nuisibles ! Mais une lettre ne peut-elle pas être l'oc- casion des plus sérieuses complications, des plus graves malheurs? Un fou, encore capable d'écrire convenablement une lettre, et il y en a beaucoup, ferait, sous l'influence de son délire, des commandes ou des achats hors de propor- tion avec sa fortune; il propagerait contre sa famille et ses amis les accusations les plus calomnieuses; il écrirait, comme nous l'avons vu tout récemment, à plusieurs maris qu'il a été l'amant de leurs femmes; et le médecin n'au- rait pas le devoir de rendre impossibles les conséquences de pareils écrits, en les arrêtant au passage ! Autant dire qu'il doit laisser des armes entre les mains de ses malades. Et réci- proquement, un aliéné sortant des nuages qui ont obscurci son intelligence entre en convalescence; sa raison encore ébranlée tend à reprendre son équilibre, mais celui-ci est encore instable, un choc des plus légers peut tout renverser, et l'on ne devrait pas écarter de lui l'annonce écrite d'une nouvelle fâcheuse, d'une perte pécuniaire, de la mort d'une femme ou d'un ami I Gela ne peut se soutenir, et tout le monde doit reconnaître que cette question est de celles

CORRESPONDANCE DES MALADES. 63

pour lesquelles on doit s'en rapporter à l'honnêteté et à la sagesse du médecin, ainsi que le constate avec raison M. Suin (1). C'est à lui d'aviser comme chargé de tout ce qui concerne la police de l'établissement. Pour nous, depuis dix ans que nous surveillons la correspondance de plusieurs centaines d'aliénés, nous sommes certains d'avoir évité quelques malheurs et empêché de nombreux inconvénients; mais nous avons la conscience de n'avoir jamais mis d'en- traves à l'épanchement d'un sentiment affectueux, jamais arrêté une réclamation, ni une plainte ayant quelque appa- rence de fondement.

Après avoir épuisé les reproches dirigés contre la loi, en ce qui concerne la liberté individuelle, et montré qu'ils sont tous imaginaires, sauf la réserve faite sur le contrôle de l'autorité judiciaire lors du placement, il nous reste à indiquer les imperfeetisns ou les lacunes qui existent dans les autres parties de la loi, dont on a eu le tort de trop peu s'occuper jusqu'ici, et les moyens d'y remédier. C'est ce que nous ferons dans la troisième parlie de notre travail.

Mais avant cela, nous devons encore réfuter un autre ordre d'adversaires, les romanciers, qui sous la forme de publications légères , mais très-largement répandues, ont contribué peut-être plus que les journalistes et les pétition- naires, à faire naître dans le public d'injustes préventions et des craintes sans motif.

III

Des romans contemporains traitant de questions médico-légales relatives à la folie. Un beau-frère, par Hector Malot. Paris, 1868. Hard Cash {L'implacable argent), by Ch. Reade. London, 1863. The Tragedy of life. Mad or not Mad [La tragédie de la vie. Fou ou non fou), by Brentèn. London, 1861.

De tout temps la maladie et la médecine ont joué un cer- tain rôle dans les œuvres d'imagination; elles tiennent en (1) Moniteur du 12 février 1868.

6U POUR ET CONTRE.

effet toutes deux une place trop considérable dans les des- tinées humaines pour pouvoir être écartées de fictions qui puisent, en définitive, tous leurs éléments dans les choses de la vie réelle.

Parmi les maladies, l'une de celles que poètes, conteurs et romanciers mettent le plus souvent en scène est certai- nement la folie : le plus grand nombre la représentent d'une manière toute de fantaisie; quelques-uns, au contraire, la dépeignent en observateurs éclairés, et pour ne citer qu'un exemple, chacun sait avec quel talent Shakespeare a décrit certains types de maladies mentales sous les traits de person- nages tels que Lear., Hamlet, Ophélie. L'étude des œuvres de ce grand poëte, au point de vue médico-psychologique, a été faite avec talent, en Angleterre, par M. Bucknill (1), et en France, par M. Brierre de Boismont(2). Nous n'avons pas l'intention de marcher ici sur leurs traces, et c'est une tout autre catégorie d'oeuvres littéraires, consacrées à la folie, que nous voulons examiner.

Les tendances réalistes qui ont pris, de nos jours, une place importante dans les lettres, aussi bien que dans les arts, ont naturellement exercé leur influence sur la part qui y est faite aux différentes branches de la médecine. Plus qu'une autre, notre spécialilé était propre à allécher la curiosité et à fournir des péripéties émouvantes ; à cela est venue s'ajouter la polémique actuelle relative au traitement des aliénés. Dès lors ce sujet s'imposait pour ainsi dire aux auteurs et au public.

Nous pourrions suivre cette tendance dans différents ro- mans écrits, tant en Angleterre qu'en France, tels que la Comtesse Diane, de M. Mario Uchard, ou Lady Audley, de

(1) Bucknill, The mad folks of Shakespeare, Psychological Essays, 2e édit., 1867.

(2) Brierre de Boismont, Études psychologiques sur les hommes célèbres [Annales médico-psychologiques, novembre 1868 et janvier 1869).

LES ROMANS. UN BEAU-FRÈRE. 65

miss Braddon; mais dans ces livres la question médico- légale n'a qu'une importance secondaire. S'il y est question de folie, ce n'est pas pour blâmer la législation. Il en est tout autrement d'un ouvrage qui a obtenu un véritable succès de curiosité dans le public parisien ; nous voulons parler du Beau-Frère, de M. Hector Malot.

Dans ce livre, l'agression contre la législation relative aux aliénés est hautement avouée et soutenue avec une habileté consommée. L'auteur veut démontrer qu'il est possible, de nos jours, en France, de faire enfermer comme folle une personne qui ne l'est pas, afin de servir un intérêt privé ; et, sachant combien l'accusation est grave et le fait peu vraisemblable, il apporte un soin extrême à ne négliger aucun détail dans la combinaison des moyens destinés à donner quelque solidité à son thème.

Il est entré dans les explications les plus minutieuses sur les antécédents de ses personnages, sur les intérêts qui les font agir, sur les passions qui les animent, sur les moyens d'exécution auxquels ils ont recours. Il connaît, de la ma- nière la plus complète, la procédure des demandes d'in- terdiction, les formalités légales du placement dans les asiles d'aliénés, le genre de surveillance exercé sur ces établissements; il ne doute pas, nous en sommes con- vaincu, qu'il n'ait pénétré la nature réelle de la folie, et percé à jour le véritable esprit du médecin aliéniste. Il s'est mis en état de prendre successivement à partie l'avoué et le juge, le procureur impérial et l'administrateur, le mé- decin et le philosophe, et de leur tenir tête à chacun sur leur propre terrain. Tant d'efforts sont loin d'être restés stériles; tant dénotions spéciales, soigneusement acquises, unies à un grand talent d'exposition et à des qualités de style dès longtemps reconnues, ont donné à son œuvre un intérêt, une saveur que nous sommes les premiers à procla- mer. Son livre se lit avec entraînement, et le charme de la foville. 5

66 POUR ET CONTRE.

forme doit contribuer pour beaucoup à faire admettre la réalité du fond.

Et cependant le fond est-il solide ? L'accusation est-elle fondée? Malgré tout le talent déployé pour le faire croire, nous le nions énergiquement, et pour réfuter M. Malotnous nous contenterons des preuves que nous fournit son propre livre. En effet, même dans sa fiction, il n'a pu réussir à conci- lier la possibilité du fait qu'il prétend établir, avec la législa- tion qu'il a très-fidèlement fait connaître, qu'en attribuant aux personnages qu'il met en scène un tel accord de per- versité, de sottise ou de faiblesse, qu'avec de pareils instru- ments il n'est pas une iniquité qui ne soit possible, pas une institution qui puisse se défendre, pas une loi dont on ne puisse faire découler les plus odieuses conséquences.

Une loi, quelle qu'elle soit, est faite pour être appliquée avec rectitude d'esprit et honnêteté d'intention. Que devien- drait-elle, si tous ceux qui, à un degré quelconque, inter- viennent dans sa mise en pratique, étaient des fripons ou des imbéciles? Y en a-t-il une seule qui pût, sans prêter à quelque iniquité, résister à une semblable épreuve, si celle-ci était possible ? Et cependant ce n'est qu'au prix d'un pareil assemblage de personnages que M. Malot a pu tirer de la loi du 30 juin 1838 les conséquences qu'il incri- mine.

Certes, s'il y avait dans la société un véritable baron Friardel, nous serions bien d'avis, avec l'avoué Pioline, que « quand un homme, par son habileté, ses intrigues, son » audace, tient dans ses mains tous les fils administratifs o du pays, quand il a l'oreille de Tévêque, quand le député » est son complaisant dévoué, quand il domine le président » du tribunal, le préfet, le sous-préfet, quand il dispose du » secret des lettres, quand la police et la gendarmerie » sont à sa disposition, avec toutes leurs rigueurs pour ses » ennemis ou ses adversaires, toutes les tolérances pour ses

LES ROMANS. UN BEAU-FRÈRE. 67

» amis, on doit y regarder à deux fois avant de lui décla- » rer la guerre (p. 143)». Mais nous voudrions d'abord savoir quand et un homme a jamais eu un pareil pouvoir, et si l'on nous démontrait la réalité de son existence, nous demanderions quel est l'attentat qu'il serait impuissant à commettre, quelle est la loi qui opposerait une digue à ses méfaits. S'il existait, il faudrait presque lui être reconnais- 'sant de se contenter de faire enfermer un beau-frère écer- velé, et le remercier de tout le mal qu'il daignerait ne pas faire. Non, nous ne croyons pas à une pareille abjection de tous devant un seul, quelque méchant qu'il soit; et, lors même que Ton serait déterminé à n'attribuer, dans notre état social, de force qu'aux mauvaises passions, celles d'un seul homme ne pourraient dominer celles de tous ceux qui l'entourent, et il faudrait dire pour elles, comme on l'a dit pour la liberté, que les passions de chacun ont pour limite les passions des autres.

Dans ce livre, toutes les classes de la société sont calom- niées, mais nous devons surtout protester contre le rôle qu'y jouent les membres du corps médical. M. Malot met en scène quatre médecins, deux gredins, un niais et un imbécile; certes, s'il est impossible de dire que notre pro- fession ne renferme aucun membre indigne, nous pouvons au moins affirmer qu'ils ne constituent que de rares excep- tions, et personne ne voudra prendre au sérieux la propor- tion de vices ou de bêtise que nous attribue l'auteur.

Enfin, nous ne sommes pas chargés de l'expertise médico- légale de l'état des facultés mentales de Generi, et nous nous en félicitons : car si cette mission nous était confiée, notre embarras pourrait être grand. Sans doute, l'auteur nous assure qu'il a toute sa raison, et nous montre que dans ses actions journalières il est ordinairement sensé ; mais ne sait-on pas la part qu'en médecine légale surtout, on est obligé de faire à la folie partielle et passagère ? N'est-il pas

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évident que plusieurs des actes de Generisont une infraction flagrante aux règles de la raison, telles qu'elles sont accep- tées dans notre état social, et qu'ils côtoient de bien près l'aliénation mentale? Un délire évident ne s'empare-t-il pas de lui dès qu'il est dans l'asile, et ne le pousse-t-il pas en- suite au suicide? On ne contestera donc pas que le cas soit de nature à prêter à la controverse, et ce ne sont jamais des cas douteux et discutables qu'il faut choisir pour une démonstration.

Il aurait fallu que M. Malot nous présentât un homme ne prêtant en rien à la plus légère imputation de désordre intellectuel et qu'il nous le montrât séquestré comme fou, par la seule influence d'un intérêt privé, pour que nous ayons pu prendre au sérieux son argumentation. Telle qu'il nous l'offre, nous lui accorderons facilement qu'il aura vi- vement intéressé tous ses lecteurs et entraîné dans son illu- sion beaucoup de ceux qui sont plus sensibles à l'agré- ment de la forme qu'à la solidité du fond; mais nous aurions peine à croire qull ait réussi à faire admettre l'existence d'un danger social sérieux par les penseurs im- partiaux et les hommes pratiques, capables d'examiner scrupuleusement une question, et de ne la juger que sur des pièces probantes. Nous avons trop haute opinion du talent de M. Malot et de son caractère, pour croire que ce ne soit pas à l'adhésion de ces derniers qu'il aurait attaché le plus de prix ; son espoir aura été déçu, car, nous n'en doutons pas, elle lui aura fait défaut.

Un dernier mot que M. Malot pardonnera à notre fran- chise. Il a eu le mérite, que nous nous sommes plu à recon- naître, d'étudier scrupuleusement le sujet avant de l'abor- der; il a fréquenté des médecins, lu des livres, visité des asiles, observé des malades. N'a-t-il pas parfois reproduit trop exactement ce qu'il avait vu ? Lui qui représente les malades d'un asile comme humiliés sous le regard de visi-

LES ROMANS. HARD CASH. 69

teurs étrangers, n'aurait-il pas pu profiter de ses visites, sans répéter mot pour mot certains propos qui ont un ca- chet trop personnel pour ne pas être reconnus ? S'il a pu étudier sur le vif certains types d'aliénés à traits caracté- ristiques et frappants, cela l'autorisait-il à en faire une peinture tellement fidèle qu'elle fut reconnue par leurs familles justement émues de voir ainsi livré à la publicité d'un roman, le secret d'une infortune qu'elles voudraient tant tenir cachée ? Même sans qu'il y ait de nom prononcé, faire le portrait d'un malade, indiquer sa profession, repro- duire textuellement ses discours, n'est-ce pas quelquefois commettre une grave indiscrétion ?

La littérature anglaise contemporaine nous offre un pen- dant au Beau-Frère dans Hard Cash, roman à la plume populaire de M. Gh. Read; mais ici, personnages et inci- dents sont beaucoup plus nombreux. Nous trouvons, au milieu d'une quantité infinie de gens, de choses et d'inci- dents, trois aliénés, dont un supposé, et la description de trois asiles privés, car ce sont les seuls que l'auteur attaque; puis, parmi les personnages secondaires, une foule de mé- decins et plus d'une demi-douzaine d'inspecteurs chargés de la surveillance des asiles, soit comme magistrats, soit comme commissaires du bureau des aliénés. Ce n'est donc pas sur un cas unique, sur un seul échantillon que l'auteur prétend nous faire apprécier les hommes et les institutions, et l'on devrait espérer que grâce à des éléments aussi multiples, il a pu juger la question d'une manière équitable et impartiale. Il n'en est rien, car il a le parti pris de repré- senter tout ce qui se rapporte au sujet qu'il traite comme livré à l'injustice et à la cruauté. Ici encore, dans tous ceux qu'il met en scène, on ne trouve que scélératesse ou sottise, et ses accusations perdent toute valeur à force d'être généralisées.

Et d'abord, comment admettre que Hardie père puisse

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persuader aux deux médecins qu'il consulte que son fils est fou? A qui faire croire qu'il y ait des médecins capables de pousser aussi loin l'ignorance ou l'ineptie? Comment, sur la simple déclaration d'une seule personne, sans recourir à aucun témoignage étranger, sans tenir compte de rien de ce qui peut rendre suspectes les affirmations du père et plaider en faveur de la sanité d'esprit du fils, ils iraient dé- clarer que celui -ci est fou et le feraient enfermer comme tel ! Qu'il y a loin de cette maladresse dans le point de départ de toute cette intrigue, à l'habileté avec laquelle M. Malot a accumulé les témoignages et multiplié les pré- somptions, quand il a voulu montrer la possibilité de faire séquestrer Generi.

Admettons cependant que les certificats médicaux soient délivrés; admettons qu'Alfred soit, par ruse, attiré dans l'asile et retenu prisonnier malgré ses cris et ses réclama- tions. Croirons-nous qu'il soit possible de dissimuler son sort à tous les yeux; croirons-nous que, pendant des se- maines et des mois, la police publique et les détectives privés soient mis en campagne sans pouvoir découvrir ses traces, alors qu'il est enfermé dans une maison de fous à deux lieues de son domicile? L'annonce d'une récompense de 100 livres (2500 fr.) en faveur de celui qui donnera des nouvelles d'Alfred, disparu, n'amènera-t-elle aucune révé« lation ? L'autorité publique n'a-t-elle, dans ce pays, aucun moyen de savoir ce que deviennent les citoyens les plus connus d'une grande ville ?

Admettons cependant encore tout cela; admettons l'im- possibilité absolue se trouve Alfred de correspondre avec le dehors. Mais que dire de la conduite des magistrats qui viennent visiter l'asile, et auxquels il démontre, avec une si grande évidence, l'intégrité de sa raison et les mauvais traitements auxquels lui et ses compagnons d'infortune sont exposés? Quelle que soit la mollesse que Ton se plaise sou-

LES ROMANS. HARD CASH. 71

vent à attribuer aux gens en place, quelle que soit la servi- lité avec laquelle ils suivent, prétend-on, la routine à la- quelle ils sont une fois habitués, croit-on que si une situa- tion comparable à celle de cet asile se trouvait révélée à des magistrats chargés de l'inspecter, ils pourraient jamais fermer les yeux sur tant de misères, et passer outre, sans rien faire pour venger la vérité et la justice? Évidemment non. Vouloir faire croire aux lecteurs de pareilles énormi- tés, c'est à coup sûr abuser de leur crédulité.

La conduite prêtée aux commissaires du bureau des alié- nés de Londres n'est pas moins inconciliable avec le sens commun. 11 est impossible que ce bureau, recruté parmi les sommités de la médecine et du barreau, ne renferme que des membres absolument ineptes, ou dénués de tout cou- rage, de toute volonté défaire le bien; il est impossible qu'après avoir reconnu qu'une personne placée dans un asile n'est pas aliénée, deux de ces commissaires se con- tentent d'écrire à celui qui l'a fait injustement enfermer, pour lui conseiller de le rendre à la liberté, et se laissent bafouer pendant près d'une année par des attermoiements et des fins de non-recevoir. 11 est impossible, surtout, qu'après s'être occupés aussi longtemps du sort d'un malade supposé, et alors que le médecin qui le traite vient de certifier sa guérison, ils le laissent purement et simplement transférer dans un troisième asile, et se rési- gnent, dès ce moment, à ne donner aucune suite à toute cette affaire.

Enfin, M. Ch. Reade doit considérer ses lecteurs comme plus fous que les personnages qu'il met en scène, pour oser leur raconter que l'on peut, dans les rues de Londres, donner en plein midi la chasse à un aliéné échappé d'un asile, de la même manière que l'on traquait naguères les esclaves marrons dans les forêts de l'Amérique, c'est-à-dire avec des chiens dressés à les rattraper.

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Que conclure de tout cela, sinon que, bien plus encore que M. Malot, M. Reade, pour avoir voulu trop prouver, n'a rien prouvé du tout, excepté la prodigieuse fécondité de son imagination et son mépris absolu de toute vraisem- blance? Nous voudrions ne pas être obligé d'ajouter qu'en qualifiant son œuvre de scènes de la vie réelle, il démontre sa complète ignorance des choses dont il parle ou l'insuffi- sance de son respect pour la vérité.

Mais la thèse opposée à celle de MM. Malot et Reade ne serait-elle pas plus exacte que la leur ? La société ne serait- elle pas exposée à de graves inconvénients par suite de trop de liberté laissée parfois à des aliénés dangereux? Au nom de l'intérêt commun n'aurait-on pas à déplorer souvent le défaut de prévoyance à l'égard de malades qui ne sont pas maîtres de commandera leurs impulsions? bien des catas- trophes n'auraient- elles pas pu être évitées par des mesures de précaution et d'humanité prises envers eux ? Ces catas- trophes ne seraient-elles pas encore plus fréquentes si la loi restait impuissante à mettre ces pauvres égarés hors d'état de nuire à eux et aux autres ? C'est ce que met pleinement en lumière un autre roman anglais intitulé : Mad or not mad {Fou ou non fou), faisant partie d'une collection de récits re- latifs à la folie, réunis par M. Rrenten, sous le titre de Tragédie de la vie. Ici les faits sont peu nombreux, mais ils ont un cachet de vérité qui leur donne une grande va- leur; ils parlent d'eux-mêmes et n'ont pas besoin de com- mentaire.

Le jeune Tremlett est le dernier rejeton d'une race abâ- tardie par de nombreux mariages consanguins. On a voulu combiner des blasons, réunir des immeubles, constituer un fief important, et l'on n'y a réussi qu'aux dépens de l'éner- gie physique et de la solidité morale de l'héritier unique de toute cette opulence. Son père, déjà, était un homme à demi dégénéré; sa mère a été, pendant quarante ans, une

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véritable folle. II combine les deux héritages et est un ma- niaque raisonnant. L'auteur montre, au naturel, les progrès de cette maladie, les scènes extravagantes de la jeunesse de son héros, les tourments de toute sorte qu'il fait endu- rer à la jeune femme qu'une odieuse question d'intérêt lui a livrée pour épouse, la catastrophe enfin qui le fait enfer- mer dans une maison de santé.

Comme cela arrive habituellement dans les cas de ce genre, l'isolement amène bientôt un calme relatif; le pa- roxysme d'agitation s'apaise, les manifestations délirantes sont soigneusement dissimulées. Comme le plus souvent encore en pareil cas, il semble à la famille que Tonne peut priver un homme, dans ces conditions, de toute liberté; aussi le retire-t-on de l'asile pour le confier aux soins d'un médecin qui se consacre uniquement à lui.

Jusqu'ici le roman ne nous a montré la folie de Tremlett et de sa mère qu'au point de vue descriptif, et l'on ne sau- rait rendre assez justice au talent et aux connaissances spé- ciales dont l'auteur a fait preuve. Nous ne savons pas si M. Brenten est, ou non, un médecin; mais à coup sûr, il connaît à fond la folie, les aliénés et les complications de toute sorte que les maladies mentales introduisent dans l'intérieur des familles. Au point de vue clinique, le court tableau de la manie chronique de la mère est parfaitement réussi, et les développements progressifs de la folie héré- ditaire du fils sont exposés avec beaucoup d'art et de vérité.

De nouveaux événements transportent l'action dans le domaine de la médecine légale, et nous assistons à toute la procédure connue chez nos voisins, sous le nom de de lunatico inquirendo. C'est à la fois un jugement d'inter- diction et un ordre de séquestration à faire prononcer par un jury composé de treize citoyens tirés au sort, dans toutes les classes de la société, en présence des intéressés eux-

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mêmes, après dépositions des témoins et plaidoiries con- tradictoires des avocats.

Or, voici ce qui arrive. Tremlett se laisse bien aller, devant le jury, à quelques divagations; mais il reconnaît l'or de l'argent; il prouve qu'il sait payer régulièrement ses dettes, et qu'il ne se trompe guère dans les questions d'in- térêt. Le médecin, homme honnête, mais timide et indécis, se trouble et tombe dans quelques contradictions, en ré- pondant aux questions embrouillées dans lesquelles il se trouve enchevêtré, pendant la woss-examination (interroga- toire du témoin par l'avocat adverse).

Le cousin demandeur, malgré ses efforts de dissimula- tion, laisse percer l'intérêt personnel qui seul le dirige et provoque ainsi l'antipathie générale.

L'avocat entraîne le jury par son éloquence bien plus que par la rigueur de ses arguments ; le verdict enfin re- pousse la présomption de folie et rend Tremlett à la liberté.

Les fruits de cette décision, rendue en présence même de Tremlett, ne se font pas longtemps attendre. Depuis la mort de son père il ne savait sur qui faire peser le poids de sa haine; pendant les débats, il a cru comprendre que c'était sa femme qui avait provoqué sa séquestration, et le regard dont il a enveloppé, à ce moment, la malheureuse montre assez que sur elle désormais se reportera tout son ressentiment. En effet, à quelque temps de il se précipite sur elle pendant la nuit et lui fait une large plaie à la gorge avec un rasoir.

Ce roman nous paraît des plus instructifs, tant au point de vue des dangers que font courir à leurs familles et à la société les aliénés raisonnants, ditslucides, laissés en liberté, qu'à celui des inconvénients de la procédure suivie, en ces matières, en Angleterre, et que certaines personnes vou- draient introduire en France.

LES ROMANS. MAD OR NOT MAD. 75

Nous ne savons pas si l'auteur a eu l'intention de faire la critique de cette procédure; mais à coup sûr, qu'il l'ait voulu ou non, son récit pathétique et émouvant la con- damne.

Quoi qu'on en puisse dire, la folie n'est pas autre chose qu'une maladie, et son diagnostic est uniquement une ques- tion médicale. Les affections de l'encéphale ne doivent pas, à ce point de vue, être soumises à une autre juridiction que les autres maladies. Personne n'aurait l'idée de de- mander à un jury de se prononcer sur le diagnostic d'une fracture ou d'une maladie de poitrine; personne ne vou- drait admettre les gens atteints de péritonite ou de fluxion de poitrine à discuter eux-mêmes, en public, la nature de leur affection ou le traitement qui lui convient.

Pourquoi appliquerait-on, par une exception unique, à la détermination des maladies qui, en frappant les organes cérébraux, entraînent le trouble des facultés intellectuelles, les mêmes procédés que lorsqu'il s'agit de punir un assas- sin, de juger un voleur ou de régler l'indemnité due à un propriétaire exproprié.

Dans un cas comme celui de Tremlett, par exemple, les preuves d'une folie incontestable n'étaient-elles pas trop nombreuses pour qu'elles aient pu être méconnues, si la décision avait dépendu de médecins expérimentés, ou de magistrats rendus compétents par la connaissance préalable de ce genre de questions ? Au lieu de cela, elle appartenait à des hommes intelligents et honorables sans doute, mais désignés par le hasard, complètement étrangers à toute étude psychologique, accessibles à tous les entraînements de l'émotion, à toutes les séductions de l'éloquence, et trompés par ce mirage ils font rendre la liberté à un fou qui en profite bientôt pour tuer celle qui a le plus travaillé à sa défense. D'un autre côté, toute question médicale comporte, dans

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les limites du possible, la condition du secret. Qu'en raison des mesures exceptionnelles qu'exige le traitement des alié- nés, tout placement, volontaire ou non, dans un asile, soit porté à la connaissance des fonctionnaires de l'ordre admi- nistratif et judiciaire du pays, tenus comme le médecin à une discrétion relative, c'est ce que nous approuvons entière- ment. Mais c'est une tout autre chose que de donner à l'existence d'une affection mentale, souvent passagère, la publicité d'un débat à portes ouvertes, et de livrer les secrets les plus intimes d'une famille honorable en proie à la ma- lignité du public. Que l'on consulte toutes celles qui y ont un intérêt personnel, et l'on verra avec quel empressement, souvent exagéré, elles solliciteront le mystère et la discré- tion.

Enfin, combien de malades ne trouveraient pas, comme Tremlett, dans les émotions, les fatigues ou les incidents d'une audience publique, une cause de surexcitation men- tale, ou bien un nouvel aliment à leurs conceptions déli- rantes ?

En dehors même de ces considérations générales, et pour nous arrêter un instant, d'une manière plus particulière, sur le rôle du médecin clans les questions judiciaires, nous trouvons, dans le livre qui nous occupe, des renseignements qui ne sont pas de nature à nous faire porter envie à la pro- cédure anglaise. A coup sûr, ce n'est pas pour un médecin français une partie de plaisir, que de déposer en justice devant un tribunal ou une cour d'assises. Mais c'est un devoir dont l'accomplissement n'a rien qui Feffraye; car il sait qu'en parlant suivant sa conscience et ses connais- sances professionnelles, il est sûr de voir ses déclarations reçues avec égards par des personnes qui ne manqueront envers lui ni de convenance, ni même d'une certaine défé- rence.

Il n'en est pas de même chez nos voisins. Après avoir

LES ROMANS. MAD OR NOT MAD. 77

répondu aux questions du magistrat qui préside la cour, le médecin, témoin ou expert, est livré aux interrogations directes des avocats des deux parties [examination et cross examination), qui peuvent avoir intérêt à atténuer la valeur de ses déclarations en l'embarrassant par des questions im- prévues, et en l'attirant, à force d'arguties, dans un dédale de raisonnements spécieux, d'où il a bien de la peine à se tirer sans tomber dans quelque amphibologie ou quelque contradiction. C'est donc une lutte corps à corps qu'il a à soutenir successivement avec deux adversaires, plus rom- pus que lui à toutes les tactiques de l'argumentation, à toutes les pratiques du palais, lutte dans laquelle la victoire est sans aucun avantage pour lui, tandis que la défaite peut faire éprouver à ses intérêts et à sa considération un dom- mage sérieux.

En présence d'une pareille situation, qu'y aurait-il d'é- tonnant à ce que beaucoup de médecins, en Angleterre, prissent le parti de se récuser lorsqu'on les consulte pour des aliénés, et qu'on leur demande des certificats de place- ments, afin de se prémunir ainsi par l'abstention contre les désagréments éventuels d'une réclamation judiciaire et d'un débat public? Et ne doit-on pas craindre que, si les praticiens les plus consciencieux et les plus éclairés venaient à s'éliminer ainsi volontairement, l'exercice de l'art, en pa- reille matière, ne tombât entre des mains moins dignes et moins scrupuleuses, et ne perdît ainsi de la confiance et du respect dont il doit être entouré ?

Arrivés au terme de cette étude sur les romans relatifs à la médecine légale des aliénés, nous pouvons dire que les auteurs qui ont voulu faire croire à la possibilité des séques- trations arbitraires ont été obligés d'accumuler trop d'in- vraisemblances pour que leur assertion puisse être raison- nablement admise, en sorte que même dans la fiction, il n'y a pas une seule plainte de ce genre solidement motivée.

78 POUR ET CONTRÉ.

D'autre part, un rapide coup d'œil jeté sur un roman anglais, tout ce qui se rapporte à la folie est représenté d'une manière parfaitement conforme à la réalité, nous a fait voir les dangers d'une trop grande liberté laissée aux aliénés, et par la comparaison de nos institutions avec celles de l'Angleterre, nousaôté tout désir de porter envie à ces dernières.

Ici se termine la partie analytique de notre étude. Ce sont donc nos opinions personnelles que nous ferons con- naître dans la suite de ce travail.

TROISIÈME PARTIE.

LÉGISLATION. Programme des améliorations à apporter à la loi du 30 juin 1838.

Nous considérons comme acquises les propositions sui- vantes :

Les accusations portées contre l'application de la loi du 30 juin 1838 sont injustes et sans fondement.

T Toute tentative de séquestration arbitraire se heurte- rait à des difficultés d'exécution à peu près insurmon- tables.

En supposant même qu'une séquestration arbitraire ait pu être effectuée, il serait impossible d'en prolonger la durée au delà d'un délai fort bref.

Prétendre qu'un séjour de quelques heures, au milieu des malades d'un asile d'aliénés, peut rendre folle une per- sonne antérieurement raisonnable, c'est faire une supposi- tion toute gratuite, ne s'appuyant sur aucune preuve, ni sur aucun commencement de preuve, et en contradiction avec des faits nombreux, d'une constatation facile.

En fait, depuis trente ans que la loi est mise en pra- tique, et alors qu'elle a été appliquée plus de 270 000 fois, il n'y a pas eu, en France, un seul cas de séquestration arbitraire dans un asile d'aliénés, juridiquement constaté, ni un seul médecin ou directeur d'asile condamné pour application abusive de cette loi.

La législation en vigueur peut donc être considérée comme à peu près irréprochable dans ses résultats, et nous

80 LÉGISLATION.

comprenons très-bien, d'après cela, l'opinion qui consiste à soutenir qu'il faut se garder d'y apporter aucune modifi- cation, et se contenter pour l'avenir de ce qui a si bien réussi dans le passé.

Mais, d'autre part, s'il est établi que la loi actuelle donne de bons résultats, il n'est nullement démontré qu'il n'y ait pas moyen de faire, à certains égards, mieux encore qu'on ne fait aujourd'hui. En outre, sans critiquer rien de ce qui existe, on peut dire qu'une pratique de trente ans a révélé dans cette œuvre, comme dans toute œuvre humaine, certaines lacunes qu'il serait avantageux de combler (1). Améliorer ce qui est, et y introduire ce qui y manque, tel est donc le but que l'on doit se proposer, si l'on se décide à reviser la loi du 30 juin 1838.

Or, cette révision paraît aujourd'hui certaine. Elle est demandée et attendue par un grand nombre de personnes ; elle a été, en quelque sorte, officiellement annoncée par M. de Bosredon, secrétaire général du ministère de l'in- térieur, dans un rapport (2) à la suite duquel les ministres de l'intérieur et de la justice se sont entendus pour nommer une commission supérieure, « chargée d'étudier les diverses questions relatives à la loi sur les aliénés, et notamment celles qui ont été renvoyées par le Sénat à l'examen des deux ministres. »

(1) Parchappe, dont personne ne saurait contester la parfaite compé- tence en pareille matière, a déjà émis cette opinion. « S'il est permis d'affirmer, dit-il, que la législation de 1838 ne mérite pas les reproches qui lui ont été fréquemment adressés, et qu'elle atteint, dans des condi- tions efficaces de garantie pour la liberté individuelle, le but qu'elle s'est proposé, il n'en faudrait pas conclure qu'elle ait ainsi, du premier coup, atteint la perfection, ni surtout qu'elle ait donné la solution définitive et complète de toutes les difficultés pratiques qui se rattachent à la séquestra- tion publique et privée des aliénés » . Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, 1865, t. III, p. 60.

(2) Journal officiel du 15 février 1869.

PROGRAMME D'AMÉLIORATIONS. &l

En pareilles circonstances, ne rien faire est presque im- possible ; mais ce qu'il importe surtout, c'est de ne pas gâter ce qui est bon, et de profiter de cette occasion pour ne laisser sans solution aucune des questions de quelque importance qui se rattachent à la législation des aliénés et à l'organisation des asiles.

Cette révision devrait donc avoir pour but d'une manière générale :

De rassurer le public qui est prévenu, à tort sans au- cun doute, mais qui n'en est pas moins prévenu contre les asiles, et de regagner sa confiance en lui démontrant, par une discussion solennelle devant le Corps législatif et le Sénat, que l'on se préoccupe de mettre la loi sur les aliénés en rapport avec les idées et les besoins actuels, et d'entou- rer cette loi d'exception des garanties les plus rassurantes.

2°D'ôter un prétexte d'attaque aux journaux hostiles qui, depuis quelques années, lorsqu'ils sont à court de questions politiques plus importantes, ne manquent pas de remplir leurs colonnes avec des accusations contre la loi de 1838.

Mais, on le comprend, c'est un programme bien vaste et bien indéterminé; il est donc indispensable d'en pré- ciser les lignes et d'indiquer nettement chacun des deside- rata auxquels il convient de satisfaire.

A notre avis, on devrait, en revisant la loi sur les aliénés, se proposer d'obtenir la série des améliorations pratiques suivantes :

Faire cesser l'isolement dans lequel se trouvent les médecins aliénistes quand il s'agit de défendre la loi de 1838 et ses applications, et pour cela associer à leur responsabi- lité et rendre solidaires de leur pratique les magistrats, qui, aujourd'hui, sont souvent disposés à se tourner contre eux, faute d'être suffisamment initiés à ce qui se fait dans les asiles et d'y avoir une participation suffisante; faire, en

FOVI1LE, 6

82 LÉGISLATION.

un mot, que cette œuvre soit en partie la leur, afin qu'ils la défendent au lieu de l'attaquer.

Donner plus d'importance à celui de tous les modes de surveillance sur les asiles qui a le plus d'efficacité, c'est- à-dire à l'action des inspecteurs généraux délégués par le ministre, en leur donnant une existence légale et une délé- gation permanente, en prescrivant que chaque asile sera inspecté par l'un d'eux au moins une fois chaque année, et en publiant, aussi chaque année, un rapport faisant con- naître le résumé de leurs opérations et l'état général du service.

Faciliter le bon recrutement du personnel médical et administratif des asiles publics d'aliénés en le centralisant tout entier dans les mains du ministre de l'intérieur, et en établissant, pour ceux qui en font partie, des règles uni- formes d'admission, d'avancement et de retraite.

Favoriser le placement hâtif des aliénés indigents, et par le traitement de leur maladie avant qu'elle ne soit devenue incurable, en exonérant les communes d'une partie de la dépense à leur charge, toutes les fois que, par les soins de l'autorité communale, le placement aura lieu à une époque très-rapprochée du début de l'affection.

Étendre aux aliénés non indigents placés dans les asiles privés, le bénéfice de l'administration provisoire, fonctionnant d'emblée, sans attendre les délais inséparables d'un jugement spécial à chaque cas, après entente préa- lable du conseil de famille.

Ordonner que le mari sera de droit l'administrateur provisoire dés biens de sa femme non interdite et placée dans un asile.

7e Ordonner que le mobilier ne pourra jamais être vendu, sans qu'une enquête ait constaté l'état mental actuel de l'aliéné séquestré.

PROGRAMME d'AMÉLIOBATIONS. 83

Rendre l'action du curateur plus fréquente et plus efficace.

Prescrire qu'aucun jugement d'interdiction ne pourra être rendu sans que des médecins aient été entendus à titre d'experts.

10° Ordonner des mesures de surveillance et des garanties à l'égard des aliénés non légalement séquestrés, et notam- ment de ceux que les familles placent hors de chez elles, ailleurs que dans les asiles.

11° Autoriser le placement provisoire dans les asiles, à titre d'observation, des prévenus dont l'autorité judiciaire juge à propos de faire examiner l'état mental.

12° Soumettre à des mesures légales spéciales les indivi- dus dits aliénés criminels.

Après avoir ainsi énoncé le sommaire de toutes les amé- liorations qu'il nous paraît désirable d'introduire dans la loi, nous reprendrons ces articles un à un, nous efforçant, pour chacun d'eux, d'établir la réalité du besoin que nous signalons et d'indiquer le meilleur moyen d'y satisfaire.

I

Formalités d'admission dans les asiles.

Faire cesser l'isolement dans lequel se trouvent les médecins aliénistes quand il s'agit de défendre la loi de 1838 et ses ap- plications, et pour cela associer à leur responsabilité et rendre solidaires de leur pratique les magistrats, qui, aujourd'hui, sont souvent disposés à se tourner contre eux, faute d'être suffisamment initiés à ce qui se fait dans les asiles et d'y avoir une participa- tion suffisante ; faire, en un mot, que cette œuvre soit en partie la leur, afin qu'ils la défendent au lieu de l'attaquer.

Cet article est celui de tous qui paraît être de nature à soulever les plus grandes difficultés d'exécution. Depuis

84. LÉGISLATION.

longtemps, en effet, beaucoup d'esprits se préoccupent de Tidée de « demander à la magistrature une plus large inter- vention », comme le dit M. de Bosredon (rapport du 12 fé- vrier 1869), d'accord avec M. Suin (rapport au Sénat du 2 juillet 1867); maison a été jusqu'ici loin de s'entendre sur les moyens à adopter pour régler cette intervention, et plu- sieurs de ceux qui ont été proposés, seraient plus féconds en inconvénients qu'en avantages.

Il y a donc une question qui mérite d'être étudiée d'une manière toute spéciale.

Avant d'exposer notre opinion à cet égard, nous déclarons hautement ne vouloir rien proposer qui diminue les attri- butions légitimes du médecin, ni qui permette à personne de s'immiscer dans des questions chaque praticien ne relève que de sa conscience.

Or, quel est ce domaine exclusif au médecin? C'est le traitement de la maladie, et rien que cela. A cet égard, il doit être complètement indépendant.

Il n'en est pas de même en ce qui concerne le placement des malades dans les asiles, leur maintien, leur sortie. Dans toutes ces questions, le médecin donne son opinion, et rien de plus. Il n'est qu'expert et n'a pas de décision à prendre, hors le cas de guérison. C'estcequi ressort de la façon la plus nette du texte de la loi et de sa discussion devant les Cham- bres. Le placement est décidé, dans l'état actuel des choses, sur une série de documents dont fait partie le certificat d'un médecin étranger à l'asile, soit par le directeur à la demande de la famille (placement volontaire), soit par le préfet (pla- cement d'office).

Ce placement est soumis au contrôle de l'autorité judi- ciaire; nous avons démontré précédemment que la loi est formelle à cet égard (voy. p. 50 et 57). Aux citations em- pruntées à M. Vivien, nous ajouterons encore l'autorité du passage suivant du rapport présenté à la Chambre des pairs

CONTRÔLE JUDICIAIRE SUR LES PLACEMENTS. 85

par M. de Barthélémy. Parlant du pouvoir qu'a le préfet d'ordonner les placements d'office, le rapporteur s'exprime ainsi : « Il faut à ce pouvoir un contrôle, un correctif. Ce contrôle doit se trouver dans le pouvoir judiciaire, dont l'intervention ne doit rencontrer aucun obstacle quand il s'agit du plus précieux des droits des citoyens. Mais ce n'est pas seulement contre les placements ordonnés par l'autorité publique qu'elle doit pouvoir être invoquée; il est essentiel qu'elle le soit aussi dans le cas de placements volontaires, pour empêcher qu'un individu ne soit victime d'une espèce de complot de famille et d'une collusion coupable de la part des chefs d'établissements (1). »

Aujourd'hui, ce correctif, ce contrôle s'exerce :

Par l'envoi au procureur impérial des pièces qui an- noncent l'admission d'un malade dans un asile. Mais ce n'est qu'une formalité, qu'un renseignement reçu et mis de côté pour servir en cas de besoin, et n'entraînant aucune constatation immédiate de l'état de la personne placée.

Par des visites dans l'asile, facultatives pour le président du tribunal et le juge de paix, obligatoires pour le procu- reur impérial. Mais ces visites sont éloignées les unes des autres ; elles embrassent la totalité des personnes séques- trées ; il est impossible que le magistrat aille à la recherche d'abus que l'on voudrait lui cacher, ou s'entretienne avec tous les malades. Il ne peut, dans ces visites à longue dis- tance, se rendre compte de l'état individuel de chaque aliéné, et, en fait, il ne s'occupe guère que de quelques-uns d'entre eux, connus pour avoir toujours des réclamations à faire, et qui, par un séjour plus ou moins prolongé dans* l'asile, ont souvent appris à cacher leur délire et à simuler la raison.

Par les jugements que le tribunal rend, en chambre

(1) Moniteur du 4 juillet 1837, p. 1775, lre colonne.

86 LÉGISLATION.

du conseil, conformément à l'article 29 de la loi. Mais ces jugements sont très-exceptionnels, et ils ont toujours be- soin d'être spécialement provoqués par une enquête et une procédure particulière.

Le contrôle de l'autorité judiciaire est donc, dans l'état actuel de la législation, toujours consécutif au placement, sans date fixe, et sauf le dernier cas, il est collectif, en au- cune façon individuel.

Par conséquent, l'autorité judiciaire peut toujours dire, pour la totalité des aliénés placés, qu'elle a été complète- ment étrangère à leur placement ; et pour la presque tota- lité des aliénés maintenus, qu'elle n'est nullement au courant de ce qui les concerne.

Ce sont précisément ces conditions qu'il nous paraîtrait opportun de modifier en rendant le contrôle de l'autorité judiciaire constamment individuel, et antérieur ou tout au moins immédiatement consécutif au placement.

Le rôle du médecin ne serait pas modifié, mais son iso- lement cesserait : dès l'admission, la justice n'aurait à s'é- tonner de rien ; elle aurait contribué à la séquestration ; elle y aurait pris une part de responsabilité; à moins de se déjuger complètement, elle devrait, en cas d'attaque, la justifier et la défendre ; elle ne pourrait plus donner à en- tendre que certains médecins ont toujours et quand même le travers de voir la folie même elle n'existe pas.

Nous pensons qu'au point de vue théorique, les idées que nous venons d'exposer, soulèveront peu d'objections; mais il reste à examiner si elles sont facilement susceptibles d'être mises en pratique. Pour nous, nous croyons que cela ne serait pas aussi difficile qu'on semble se le figurer.

En effet, dans un très-grand nombre de cas, le placement d'un aliéné dans un asile se fait avec une certaine lenteur, après des hésitations, des enquêtes, des délais successifs, en un mot à loisir. Dans tous ces cas, il n'y aurait pas d'ob-

CONTRÔLE JUDICIAIRE SUR LES PLACEMENTS. 8?

staele sérieux à ce que, dans cet intervalle, on fût astreint à accomplir une formalité de plus, à condition que celle-ci n'exigeât pas beaucoup de temps. G'est dans toutes les cir- constances où les choses se passent ainsi, que nous propo- serions de faire intervenir l'autorité judiciaire avant placement, pour en constater la convenance et en partager la responsabilité.

Dans un certain nombre de cas, que des calculs approxi- matifs nous font estimer à environ 25 pour 100, il est au con- traire indispensable que le placement ait lieu tout de suite, parce que tout retard peut être excessivement dangereux. Pour ces cas, nous proposerions d'autoriser le placement d'urgence, à titre provisoire, dans les conditions actuelle- ment prescrites par la loi, mais à condition que l'autorité judiciaire fût appelée immédiatement, et individuellement pour chaque cas, à vérifier cette urgence et à valider la décision prise.

Mais par qui serait exercée et en quoi consisterait cette intervention ?

Nous repoussons, d'une manière absolue, tout jugement public rendu par un tribunal quelconque, la publicité étant en opposition flagrante avec le respect à l'infortune du malade et à la dignité de la famille, avec les intérêts de tout le monde et avec les convenances les plus élémentaires.

Un jugement rendu en chambre du conseil aurait moins d'inconvénients; mais, dans la pratique, il serait sans doute très-difficile d'obtenir un si grand nombre de jugements, sans être exposé à de très-longs délais, et la procédure seule à laquelle il faudrait se soumettre serait tout à fait hors de propos.

Reste donc l'intervention individuelle d'un magistrat agissant isolément, et pour notre compte nous la croyons parfaitement suffisante. Mais quel sera ce magistrat?

88 LÉGISLATION.

Ce ne peut être que le président du tribunal, le procureur impérial ou le juge de paix.

11 y aurait, à certains égards, intérêt à choisir ce dernier, parce qu'il y a un juge de paix dans chaque canton, et que son action pourrait être plus prompte et plus directe, surtout dans les campagnes éloignées, que celle des magis- trats qui siègent au chef-lieu de l'arrondissement. Mais, par contre, l'autorité de ceux-ci est plus grande, la ga- rantie résultant de leur concours plus complète. Par le même motif, ayant à nous décider entre le président du tribunal et le procureur impérial, nous serions disposé à donner la préférence au premier, la magistrature assise et inamovible imposant, encore plus que la magistrature debout, la confiance et le respect, par l'indépendance et l'impartialité de sa justice distributive. C'est donc le prési- dent du tribunal qu'il nous paraîtrait le plus avantageux de faire intervenir, en faisant remarquer, toutefois, que réloignement de ce magistrat devrait faire admettre, dans les campagnes, une plus grande fréquence de placements d'urgence, sans intervention préalable, que si l'on n'avait eu à s'adresser qu'au juge de paix.

Enfin, quelle sera la nature de cette intervention?

Différents procédés ont été mis en avant ou peuvent être imaginés. C'est ainsi que l'on pourrait demander :

Ou que le magistrat allât lui-même voir chaque aliéné que l'on se proposerait de placer dans un asile, afin de se rendre compte de son état;

Ou qu'il le fît amener devant lui;

Ou qu'il chargeât un ou plusieurs médecins de son choix d'examiner son état mental ;

Ou qu'il fît constater les actes de folie par une enquête , soit du commissaire de police, soit du juge de paix;

Ou enfin qu'il se contentât de recevoir le témoignage d'un certain nombre de personnes dignes de foi.

CONTRÔLE JUDICIAIRE SUR LES PLACEMENTS. 89

Nous n'avons pas besoin d'entrer dans une longue discus- sion pour démontrer qu'aucun de ces procédés ne mérite d'être adopté, à l'exclusion des autres. Chacun pourrait être bon dans un certain nombre de cas, et complètement inapplicable dans beaucoup d'autres; imposer l'un d'eux comme règle générale serait le meilleur moyen de rendre la mesure ordinairement impraticable.

Mais on peut bien se passer ici d'une règle absolue, et la loi du 30 juin 1838 nous offre, sous ce rapport, un ex- cellent précédent à suivre. L'article 29, lorsqu'il s'agit de faire statuer sur une enquête demandant la sortie d'un aliéné placé dans un asile, dit seulement que le tribunal se pro- noncera après les vérifications nécessaires. La nature de ces vérifications n'est pas fixée, et le tribunal, parfaitement libre d'agir comme il le croit le plus convenable, suit une marche qui varie suivant les cas. Tantôt le président, ou l'un des juges se rend à l'asile afin de voir le malade ; tantôt celui- ci est appelé à la chambre du conseil; tantôt l'examen est confié à un médecin ou à une commission composée de plu- sieurs médecins; tantôt enfin, dans un cas de folie notoire par exemple, ou lorsqu'un jugement de même nature a déjà été rendu très-récemment, la procédure est très-expéditive, et la décision est prononcée sans longues formalités. Cette faculté laissée au tribunal de choisir le mode de vérifica- tions nécessaire est un précieux avantage et répond par- faitement à la diversité des indications que présente chaque cas particulier.

Par des motifs identiques, la même latitude devrait être laissée au président chargé d'intervenir avant le placement. Il servait libre, d'éclairer sa religion de telle manière qu'il croirait devoir le faire, sachant seulement qu'il est tenu de se livrer aux vérifications nécessaires.

Resterait encore à dire sous quelle forme il intervien- drait.

90 LÉGISLATION.

Prononcerait-il un arrêt? Prendrait-il une décision? Dé- livrerait-il une autorisation? Donnerait-il un ordre?

Nous croyons qu'aucune de ces formes ne serait conve- nable; car toutes, fort analogues entre elles, donneraient à son intervention un autre caractère que celui qui nous semble devoir lui appartenir.

Suivant nous, en effet, le magistrat ne devrait être, comme aujourd'hui, chargé que d'une chose, du contrôle des déci- sions prises par la famille ou par l'autorité administrative. Il ne devrait rien décider par lui-même, mais seulement contrôler les décisions prises en dehors de lui. Protecteur des droits des citoyens, et notamment de la liberté indivi- duelle, il devrait borner son rôle à celui que le Sénat con- servateur remplissait, jusque dans ces derniers temps, à l'égard de la Constitution. Comme lui, il examinerait les actes au passage, afin de voir s'ils ne sont pas inconciliables avec ce qu'il a mission de faire respecter. Prévenu qu'on a l'intention de placer tel individu dans un asile d'aliénés, et mis en demeure de se prononcer sur cette mesure, il décla- rerait qu'après vérifications faites, il ne s'oppose pas à ce que le placement ait lieu; sa déclaration ne serait pas motivée.

Tel est, en définitive, le mode d'intervention qui nous paraîtrait répondre le mieux aux exigences et aux diffi- cultés du contrôle individuel, antérieur à chaque placement fait à loisir.

Pour les placements exécutés d'urgence, d'une manière provisoire, le procédé pourrait être fort analogue. Ils se- raient notifiés dans les vingt-quatre heures au président qui, dans un délai de quelques jours, devrait faire les véri- fications nécessaires, et, s'il trouvait la séquestration jus- tifiée, déclarerait qu'il ne s'oppose pas au maintien du ma- lade placé. Même latitude lui serait donnée quant aux moyens de s'éclairer.

CONTRÔLE JUDICIAIRE SUR LES PLACEMENTS. 91

Dans le cas le président croirait devoir s'opposer soit au placement projeté, soit au" maintien du placement pro- visoire, le fait seul de sa déclaration d'opposition saisirait le tribunal, qui statuerait dans la forme de l'article 29.

Comme dernière remarque, nous rappellerons que de toutes les lois spéciales sur les aliénés existant en Europe, la loi française est, à l'exception de ce qui se fait dans le canton de Neufchâtel pour les habitants du canton, celle qui exige, pour le placement volontaire d'un aliéné dans un asile, les formalités les moins nombreuses. En Angleterre, il faut les certificats de deux médecins ayant vu séparément le malade. En Belgique, la demande doit être signée par le bourgmestre du domicile de l'aliéné. En Hollande, le place- ment doit toujours être ordonné par le président du tribu- nal, et à Genève par le lieutenant de police ; en Suède et en Norvège enfin, la demande doit être accompagnée d'une attestation du pasteur (1). Et cependant dans tous ces pays, on a des aliénés à soigner et on les place dans des asiles spéciaux. Il n'y a donc pas d'impossibilité à ce que chez nous aussi, une formalité soit ajoutée à celles qui existent aujourd'hui. Celle quenous proposons, serait, croyons-nous, d'une application facile et constituerait, nous en avons la conviction, un perfectionnement réel à la législation ac- tuelle. Elle donnerait pleine satisfaction aux scrupules des personnes qui pensent que la loi laisse quelque chose à dé- sirer sous le rapport des garanties données à la liberté indi- viduelle, et elle associerait la responsabilité du magistrat à celle de la famille, de l'administration et des médecins.

Dans ce qui précède, nous avons eu spécialement en vue les placements volontaires, parce que ce sont eux, surtout,

(1) Voy. Lunier, Des placements volontaires dans les asiles d'aliénés. Étude sur les législations française et étrangère (Anna/es médico-psy- chologiques, juillet 1868). J. Falret, Des législations étrangères sur les aliénés {Archives générales de médecine, octobre 1869).

92 LÉGISLATION.

qui sont devenus suspects, et contre lesquels les magistrats eux-mêmes sont le plus souvent prévenus.

Quant aux placements d'office, ils sont l'objet de moins de réclamations, ou plutôt celles qui s'élèvent contre eux sont encore moins vraisemblables que les autres. Il n'y aurait donc pas de grave inconvénient à laisser subsister à leur égard les formalités actuelles, et à réserver celles que nous proposons pour les placements effectués par la fa- mille. Néanmoins, afin de rendre les conditions égales pour tous et de couper court à toute récrimination, il nous sem- blerait préférable d'appliquer les mêmes règles à tous les malades, qu'ils soient placés d'office ou volontairement; l'exercice du contrôle juciciaire ne présenterait pas plus de difficultés dans, un cas que dans l'autre (1).

Disons encore quelques mots de la possibilité de mettre en pratique les nouvelles mesures. D'après les statistiques, le nombre annuel des placements est actuellement enFrance en chiffres ronds de 10 000, sur lesquels les deux tiers sont des placements d'office et un tiers des placements volon- taires. Le nombre de ces derniers serait donc de 3300, sur lesquels environ 800 concernent le département de la Seine. Il en reste par conséquent 2500 pour la totalité des autres départements, partagés en 372 arrondissements, ce qui fe- rait une moyenne de 6 à 7 affaires de ce genre, par an, dans chaque arrondissement. Le nouveau devoir imposé à cet égard au président du tribunal ne serait donc pas un sur-

(1) MM. Isambert, Salverte, Hue et Tanon ont déjà proposé de faire intervenir le président pour tout placement dans un asile d'aliénés; mais les trois premiers voudraient qu'il y ait un jugement de rendu, ce qui est tout à fait contraire à notre manière de voir. La proposition de M. Tanon se rapproche beaucoup plus de la nôtre, mais il demande une ordon- nance et nous voudrions une simple déclaration de non opposition. Enfin, notre projet diffère de celui de M. Suin, en ce que ce dernier ne fait intervenir que le juge de paix, tandis que nous croyons devoir recou- rir au président du tribunal.

CONTRÔLE JUDICIAIRE SUft LES PLACEMENTS. 93

croît de charges bien considérable. Là, du reste, les cas sont les plus fréquents, c'est-à-dire dans les grandes villes, le président est entouré d:un personnel plus nombreux, et pourrait, au besoin, déléguer un des vice-présidents ou l'un des juges pour le suppléer. Alors même que la formalité dont nous parlons serait applicable aux placements d'office, cela ne porterait le nombre annuel de ces affaires qu'au chiffre de 20 à 25 en moyenne par arrondissement, ce qui ne dépasserait pas, croyons-nous, ce qu'il est possible de demander à un tribunal.

Quant à Paris, le nombre total des placements a été, en 186Ô, de 2666, sur lesquels 1928 étaient d'office et 738 volontaires, des mesures spéciales devraient nécessairement être prises pour rendre possible l'application des nou- velles formalités; mais il est à remarquer aussi que nulle part la justice ne dispose d'un aussi grand nombre de fonc- tionnaires; et alors même que la création d'un nouveau poste serait nécessaire, il faudrait bien accepter cette né- cessité, du moment la loi l'aurait rendue obligatoire.

Remarquons encore que si cette mesure était étendue aux placements d'office, elle serait singulièrement simplifiée, à Paris, par la concentration, au dépôt de la préfecture de po- lice, de presque tous les malades qui entrent d'office dans les asiles du département. Si l'intervention médicale, pour ces placements, n'exige la présence d'un médecin qu'une heure environ par jour, celle de l'autorité judiciaire ne serait pro- bablement pas plus longue.

Nous ne quitterons pas l'important sujet des formalités à observer, lors d'un placement volontaire dans un asile d'a- liénés, sans signaler, dans la loi actuelle, une anomalie singulière qui ne paraît pouvoir s'expliquer que par un oubli ou une distraction au moment de la rédaction de l'article 8. Le paragraphe 7 de cet article, en parlant des conditions que devra remplir le certificat médical délivré à fin de pla-

9k LÉGISLATION.

cernent, déclare que ce certificat ne pourra pas être admis « si le médecin signataire est parent ou allié, au second degré inclusivement, des chefs ou propriétaires de l'établis- sement, ou de la personne qui fera effectuer le placement. »

La personne à placer, elle-même, n'est pas mentionnée dans ces conditions d'exclusion, bien que dans l'esprit de la loi il semble évident qu'elle surtout aurait l'être. L'article étant rédigé tel qu'il l'est, un médecin pourrait délivrer, lui-même, un certificat pour faire enfermer sa femme, ses père et mère, ses propres enfants, à condition que la demande de placement fût faite soit par un ami, soit par un parent ou allié à plus du second degré, ce qui est toujours facile. Nous ne croyons pas que, dans la pratique, le fait se soit jamais rencontré, mais il est hors de doute qu'en présence du texte de l'article 8, il n'y aurait aucune objection légale à opposer à un pareil certificat. Nous croyons donc que ce serait compléter la loi d'une manière parfaitement d'accord avec l'ensemble de son esprit, que d'ajouter à la fin de ce paragraphe 7 « ou de la personne à placer » .

Quant au certificat, pris en lui-même, il serait essen- tiel que sa rédaction fût toujours parfaitement nette et explicite. C'est ce qui n'a pas lieu constamment. La loi a beau dire que ce certificat doit indiquer les parti- cularités de la maladie, on n'y trouve bien souvent que des énonciations vagues et abstraites qui apprennent très-peu de chose sur l'état réel du malade et sur la nature de ses actes. En Angleterre, on est plus exigeant et l'on demande des faits. La loi a prescrit, elle-même, un modèle de certi- ficats, où le médecin est obligé de remplir deux cases ayant pour titre, l'une : Faits indiquant la folie, observés par moi- même; et l'autre : Faits indiquant la folie, communiqués par d'autres personnes. En présence de cette nécessité pratique, il faut bien sortir des généralités et formuler des faits. Il

SURVEILLANCE DES ASILES. 95

serait très-utile qu'une obligation semblable pût être in- troduite chez nous.

II

Surveillance des asiles.

Donner plus d'importance a celui de tous les modes de sur- veillance sur les asiles gui a le plus d'efficacité, c'est-à-dire à l'action des inspecteurs généraux, délégués par le ministre, en leur donnant une existence légale et une délégation permanente, en prescrivant que chaque asile sera inspecté par l'un d'eux au moins une fois chaque année, et publiant aussi, chaque année, un rapport rédigé par eux, sur l'état général du service.

Si le premier soin des législateurs qui ont eu à s'occuper des aliénés, a été d'ordonner la création d'asiles destinés à les recueillir et à les traiter, on peut dire que la préoccu- pation qui a immédiatement succédé dans leur esprit, a été celle d'organiser une surveillance rigoureuse sur ces établis- sements.

Les procédés adoptés dans cette intention sont loin d'être les mêmes dans les différents pays ; mais tous se proposent Je même but, celui de protéger la liberté individuelle des citoyens, d'entourer le traitement des aliénés de toutes les garanties possibles, et de veiller à la bonne administration des asiles qui leur sont ouverts. Dans un travail récent, M. J. Falret a exposé les systèmes de surveillance sur les asiles organisés par les lois spéciales d'Angleterre, de Bel- gique, de Hollande, de Suède et de Norvège, et fait ressor- tir les traits caractéristiques de chacun d'eux (1).

En France, le mode de surveillance à exercer sur les asiles résulte de l'article U de la loi du 30 juin 1838, et des articles 1, 2, h et 5 de l'ordonnance royale du 18 décembre 1839.

(1) J. Falret, Archives générales de médecine, octobre 1869.

96 LÉGISLATION,

Cette dernière institue auprès de chaque asile public ou de chaque quartier d'hospice en faisant fonction, une commission de surveillance chargée d'opérer un contrôle permanent sur toutes les portions du service. Une circulaire ministérielle du 15 janvier 1860 a rendu la môme mesure applicable aux asiles privés faisant office d'asiles publics, c'est-à-dire recevant les aliénés d'un ou de plusieurs dépar- tements, d'après des traités passés en vertu de l'article 1er de la loi. Cette commission fait, à proprement parler, partie intégrante de l'organisation de l'asile ; elle donne son avis sur tous les actes de l'administration, et est associée à tout ce qui concerne l'établissement. Mais justement à cause de cette action continue, de cette association intime à tout ce qui se fait dans l'asile, le rôle de cette commission de sur- veillance est d'un caractère moins relevé et moins solennel que celui des visiteurs institués par l'article h de la loi du 30 juin 1838.

Cet article est ainsi conçu : « Le préfet et les personnes spécialement déléguées à cet effet par lui ou par le ministre de l'intérieur, le président du tribunal, le procureur du roi, le juge de paix, le maire de la commune, sont chargés de visiter les établissements publics ou privés consacrés aux aliénés.

Ils recevront les réclamations des personnes qui y seront placées, et prendront, à leur égard, tous renseignements propres à faire connaître leur position.

Les établissements privés seront visités, à des jours in- déterminés, une fois au moins chaque trimestre, par le procureur de l'arrondissement. Les établissements publics le seront de la même manière une fois au moins par se- mestre. »

Certes, les précautions ne manquent pas, et si l'on peut faire un reproche fondé à cet article, c'est celui d'avoir di- visé une même action entre trop de personnes différentes.

SURVEILLANCE DES ASILES. 97

Déjà, dans la discussion de la loi, plusieurs orateurs l'avaient prévu, et avaient exprimé la crainte que les nombreux fonc- tionnaires, ainsi désignés pour visiter les asiles, ne se repo- sassent de ce soin les uns sur les autres, et que leur sur- veillance, à force d'être disséminée, ne devînt illusoire. La pratique, il faut bien l'avouer, n'a pas donné complètement tort à cette appréhension.

Il importe, nous l'avons déjà dit, de distinguer à cet égard entre les procureurs impériaux et tous les autres visiteurs. Pour ceux-ci les visites ne sont que facultatives, tandis que pour les premiers elles sont obligatoires ; aussi viennent-ils régulièrement dans les délais qui leur sont prescrits. Quant aux autres, nous ne ferons que signaler un fait bien connu en disant qu'ils viennent très-rarement. En plus de dix ans que nous avons passés dans cinq asiles publics différents, jamais nous n'avons vu le maire delà commune visiter un de ces établissements pour y exercer la surveillance ordonnée par l'article k; une seule fois, un juge de paix l'a fait, et si le président est venu un peu plus souvent dans ces dernières années, il faut l'attribuer sans doute à la circulaire du garde des sceaux, adressée le 17 janvier 1866 aux magistrats de l'ordre judiciaire, pour leur rappeler les prescriptions de la loi du 30 juin 1838 qui les concernent, et aux instructions dans le même sens qui leur ont été, croyons-nous, réitérées depuis, à plusieurs reprises.

Du reste, les visites de tous ces magistrats n'ont qu'un but : rechercher s'il n'y a pas des séquestrations abusives, recueillir les plaintes des malades, s'assurer de la réalité du trouble intellectuel pour lequel on les retient. Ils laissent de côté toutes les questions de régime intérieur, etn'ont aucun droit de s'en mêler. Or, c'est de ce côté que des abus sont à craindre, bien plutôt qu'en ce qui concerne la liberté indi- viduelle. Même en ne s'occupantque de cette dernière, nous avons déjà dit que, dans leurs visites, les magistrats sont

FOVILLE, 7

98 LÉGISLATION.

(laps ]'in)ppsisj])ilité matérielle de s'assurer de l'état de tous les malades, qu'ils pe peuvent parler qu'à quelques- uns d'entre eu?, et que c'est presque forcément sur les indications des chefs de l'établissement qu'ils savent quels spnt cepx auxquels ils doivent s'adresser.

ke préfet a. des attributions plus étendues; il a le droit et le devoir de s'occuper de tous les détails du service ; il lui appartient de veiller à la stricte exécution de toutes les dis- positions légales, de toutes les prescriptions ministérielles, de tOUs les articles du règlement. Mais son intervention personnelle est forcément limitée ; il a trop d'autres de- voirs à remplir pour pouvoir donner beaucoup de son temps à un objet unique; lors même qu'il vient de loin en loin visiter l'asile, il ne peut que faire une visite d'ensemble, sans entrer dans les détails; qu bien si une question spé- ciale réclame sa présence, il concentre sur elle son attention et n'a pas le temps d'en aborder d'autres. Ce n'est donc pas sur lui, personnellement, qu'il faut compter pour exer- cer une surveillance complète, efficace et compétente sur le service dans son ensemble et dans chacun de ses détails.

Ses délégués, prévus par la loi, pourraient sans doute le suppléer; niais, daps la pratique, il n'en est guère ainsi, sauf dans le département de la Seine, il existe un inspecteur général spécial qui exerce une action directe et influente sur le service des aliénés du département.

Restent enfin les délégués du ministre, et en réalité ce sont eux qui exercent sur le service des asiles le seul con- trôle rigoureux, vraiment coprplet et donnant des garanties sérieuses,

Déjà, avant de proposer aux Chambres une loi spéciale sur les aliénés, le gouvernement avait senti le besoin d'être renseigné sur la manière dont ces malades étaient traités dans les hospices op les recevait ; pour atteindre ce but, il avait créé en 1835 un poste d'inspecteur général du

SURVEILLANCE BP ASILES. 09

service des aliénés, et y avait appelé le docteur Ferras.

Depuis que la loi du 30 juin 1838 est mise en pratique, tous les établissements recevant des aliénés, les asiles pu- blics, les quartiers d'hospices, les asiles privés, sont soumis aux visites des inspecteurs généraux, et Ton peut dire, sans crainte d'être taxé d'erreur, que chacune de leurs inspec- tions, dont la durée est presque constamment de plusieurs jours, constitue une opération des plus sérieuses.

Ayant à remplir des questionnaires imprimés, toutes les obligations prescrites par la loi, Par l'ordonnance, par le règlement, sont systématiquement classées et successive- ment énumérées, ils ne peuvent omettre ni oublier aucune question, môme peu importante. Us sont obligés de rendre compte de la manière dont chaque fonctionnaire accomplit ses devoirs, dont chaque branche du service est assurée. Pa connaissance des rapports antérieurs, faits sur le même asile, les met au courant sur tous les points de son existence ou de son administration qui appellent une attention spé- ciale, et leur indique la direction à donner à de nouvelles tentatives d'amélioration et de perfectionnement.

Aussi, les visites des inspecteurs généraux ne sont-elles pas seulement utiles pour contrôler le passé; elles sont aussi .des plus précieuses pour faciliter l'avenir. Il est certaines questions qu'eux seuls peuvent lancer, des projets dont ils doivent prendre l'initiative; leur intervention a souvent pour résultat de résoudre bien des difficultés, d'apaiser des malentendus; c'est le plus ordinairement sur leurs pro- positions que le ministre peut faire les mutations utiles an service, régler l'avancement des fonctionnaires, provoquer des récompenses méritées. En un mot, c'est par l'intermé- diaire des inspecteurs généraux que l'autorité supérieure connaît ce qui se passe dans les asiles d'aliénés; la série de leurs rapports constitue une histoire complète de l'ensem-

1 00 LÉGISLATION.

ble du service en France, et de chacun des établissements en particulier.

Cette institution est donc excellente; rend-elle cepen- dant tous les services que l'on pourrait attendre d'elle? Nous ne le pensons pas, et cela parce que les inspections ne sont pas assez fréquentes.

Jusqu'en 18^8, il n'y a eu qu'un seul inspecteur général ; de 1848 à 1859, il y en a eu deux ; depuis cette époque il y en a trois.

Ces fonctionnaires ne peuvent consacrer à leurs tournées que quelques mois de l'année; pendant tout l'hiver des fonctions déterminées parle décret du 15 janvier 1852 né- cessitent leur présence à Paris.

L'inspection de chaque établissement, avons-nous dit, exige ordinairement plusieurs jours ; cela est vrai surtout pour les asiles publics, les inspecteurs doivent pénétrer dans tous les détails de la gestion médicale, administrative, économique, pécuniaire. Il n'est pas rare que les plus im- portants de ces asiles les retiennent plus d'une semaine, et nous pourrions citer tel établissement le nombre des affaires est si multiplié, qu'une inspection y dure d'ordinaire de vingt à vingt-cinq jours. Qu'à cela on ajoute le temps nécessaire pour 1 s voyages, pour la rédaction des rapports, et l'on comprendra qu'il n'est pas possible aux inspecteurs de visiter un grand nombre d'établissements dans leur tournée annuelle.

Gela leur est d'autant plus difficile qu'ils sont en même temps chargés de surveiller, sous le point de vue de l'état sanitaire, les prisons et autres établissements pénitentiaires. Ces derniers étant beaucoup plus multipliés que les asiles d'aliénés, cette seconde partie de leur mission nécessite plus de déplacements et absorbe parfois autant de temps que les inspections des asiles.

SURVEILLANCE DES ASILES. 101

Tous ces motifs réunis expliquent comment chaque asile n'est inspecté, en réalité, qu'à d'assez longs intervalles; trois années le plus ordinairement, quatre ou cinq quelque- fois séparent chacune de ces visites, et le bien que Ton serait en droit d'en attendre, se trouve ainsi considérable- ment amoindri.

Nous . ommes convaincu qu'il y aurait grand avantage, et presque nécessité à ce que chaque asile fût inspecté une fois chaque année. C'est le terme que presque toutes les lois étrangères ont imposé aux agents qui, sous les ti- tres différents de Commission supérieure, de Commission permanente, de Bureau des commissaires, sont chargés de surveiller le service des asiles d'aliénés dans les pays voisins de la France. C'est celui qui, dans notre propre pays, est fixé pour les inspections, dans la plupart des branches de l'administration.

Des inspections renouvelées chaque année, dans tous les asiles, constitueraient un contrôle assez sérieux et assez fréquent pour qu'il n'y ait plus moyen d'accuser les direc- teurs et les médecins d'exercer une autorité absolue, omni- potente, sans ( ontre-poids ni surveillance. Elles feraient que des abus ne pourraient pas se continuer encore longtemps après avoir été condamnés; que l'administration supérieure serait toujours suffisamment au courant des incidents de quelque importance survenant dans chaque asile.

Il serait très-difficile que le but que nous proposons pût être atteint avec le personnel actuel. Cependant, d'une part, la plus grande fréquence des inspections permettrait sans doute de les faire en moins de temps; d'autre part la durée des tournées de chaque inspecteur pourrait être un peu allongée, en sorte que chacun d'eux parvînt à visiter chaque année un plus grand nombre d'établissements qu'aujour- d'hui. Malgré cela, ils ne pourraient tout faire, et leur nom- bre devrait être augmenté. C'est encore une de ces

102 LÉGISLATION.

nécessités auxquelles il faudrait bieil se pliëfj si loi l'exigeait.

La plus grande fréquence des inspections est l'améliora- tioh qu'il nous paraîtrait le plus urgent d'introduire dans cette partie du service, mais elle n'est pas la seule. Actuel- lement, croyons-nous, chaque inspecteur ne se fend dans un asile qu'en vertu d'une délégation spéciale du ministre, chaque fois renouvelée^ et ne s'appliqilant qu'à une seule inspection. A défaut de cette délégation spéciale, il n'au- rait pas le droit, à strictement parler, d'être admis dans l'établissement, ni surtout d'y exercer Une surveillance offi- cielle. Dans maintes circonstances, il y aurait grand avantage à lui conférer, au lieu de cela; une délégation permanente qui lui permettrait, en tout temps, de se porter il croirait que sa présence est nécessaire pour signaler un abus ou proposer une amélioration.

Enfin, avons-nous dit, série des rapports dés inspec- teurs généraux constitue meilleure histoire du service des aliénés et des asiles qui leur sont consacrés ; mais, il faut bien le reconnaître, c'est une histoire secrète, caries quel- ques lignes insérées chaque année dans le Livre-Bleu peuvent y initier d'une manière suffisante tous ceux que cela pourrait intéresser. En Angleterre, en Belgique, eii Hollande aussi, croyons-nous, une publication spéciale fait connaître chaque année le résumé des opérations relatives à l'inspec- tion des asiles. Il y aurait grand avantage à ce qu'une pu- blication analogue fût faite dans notre pays. Sans doute, tout ce que les inspecteurs auraient vu et fait ne pourrait être livré au public, et certaines affaires devraient rester sé- crètes; mais ce sont des exceptions, et pour le grand nombre la publicité ne présenterait que des avantages. Cette série de documents constituerait un ensemble des plus in- structifs; elle permettrait la comparaison des établissements les uns avec les autres, faciliterait l'imitation des bonnes

SURVEILLANCE t)E§ ASILES. lttô

choses; ferait connaître les mo^etis employés avec succès pour éviter tel âbus3 tourner telle difficulté; elle piquerait l'amour- propre des administrations locales, des conseils généraux, et serait, à bien des égards; Une source de pro- grès.

Les mesures que nous proposons, périodicité annuelle des inspections, délégation permanente des inspecteurs géné- raux, publication par extraits de leurs rapports, destinées toutes à assurer d'une manière plus complète la surveillance des asiles et à contribuer au progrès général du service, de- vraient-elles être prescrites par la loi elle-même, ou bien par de simples décisions ministérielles, encore par des règlements administratifs? Nous attacherions assez peu d'importance au procédé, pourvu que la chose fût faite. Ce- pendant des prescriptions légales nous paraîtraient préfé- rables, parce qu'elles auraient plus d'autorité et que ga- rantie qui en résulterait serait plus facilement portée à la connaissance du publie. On ne ferait du reste en cela qu'imiter les lois étrangères qui Contiennent, toutes, les instructions les plus précises et les plus détaillées sur le mode de surveillance des asiles.

Après aVoir proposé le moyen qui nous paraît le meiileûi! pour perfectionner cette surveillance , nous devons dire quelques mots des idées récemment émises, sur le même sujet, par deux auteurs des plus compétents. Bien que nous ne partagions pas leurs opinions, c'est pour nous un devoir de les faire connaître.

L'administrateur habile qui, sous le pseudonyme de Stephan Senhert a récemment traité la question des alié- nés (1) et M. J. Falret, dans le travail dont nous avons déjà parlé, pensent tous deux que la surveillance des asiles laisse à désirer, et proposent chacun un système nouveau pour remédiera cette insuffisance.

(1) Stephan Senhert, tes aliénés, lettre à un député. Paris, 1869.

10 II LÉGISLATION.

Au lieu du nombre considérable de fonctionnaires admis à visiter les asiles, je voudrais, dit M. Stephan Senhert, un contrôle unique exercé « par une commission permanente, composée de trois membres soumis à l'élection, un excepté, et renouvelables tous les trois ans. J'y ferais entrer un mé- decin élu par le corps médical, un avocat également nommé par son corps, de la même manière que les membres de l'ordre, enfin un magistrat qui serait au choix du procureur impérial ou de la cour. J'affecterais un traitement conve- nable à cette commission, afin que chacun de ses membres pût lui consacrer tout son temps. » 11 est à peine nécessaire de faire ressortir tes difficultés rie réalisation d'un pareil projet. Une élection serait sans doute possible pourun avo- cat, de la manière indiquée; mais il n'en serait pas de même pour un médecin, le corps médical ne formant pas, jusqu'à ce jour, un collège d'électeurs. Admettons même que le choix fût possible. trouverait-on un avocat et un médecin ayant des connaissances spéciales, car celles-ci seraient indis- pensables, et présentant des garanties de haute honorabilité, qui voulussent accepter des fonctions absorbant tout leur temps, quelque bien rétribuées qu'elles fussent, si au bout de trois ans ils devaient faire place à d'autres? Ni la pra- tique du barreau, ni celle de la médecine ne sauraient se prêter à de semblables interruptions, et la clientèle ainsi abandonnée aurait bien de la peine à se reformer plus tard.

Cette commission devrait, d'après l'auteur, exercer la sur- veillance dévolue aux magistrats par l'article k delà loi, et y joindre, au moins d'une manière officieuse, les fonctions du curateur prévu par l'article 38. Sans doute, cela serait pos- sible; mais ce qui rend le projet impraticable à nos yeux, c'est la difficulté de composer la commission. Ajoutons que l'auteur paraît ne s'être préoccupé que de Paris, et qu'il ne dit rien des asiles placés en dehors du département de la

SURVEILLANCE DES ASILES. 105

Seine. Il y avait là, cependant, une question qui méritait d'être traitée.

M. J. Falret s'est à la fois inspiré du projet précédent et de ce qui se passe dans certains pays voisins, car lui aussi propose « d'instituer en France une commission perma- nente ». « Cette commission devrait réunir dans une mesure convenable l'élément administratif, l'élément judiciaire et l'élément médical; elle pourrait être composée de cinq ou sept membres, selon l'importance des asiles ou des départe- ments pour lesquels elle serait instituée; elle devrait être permanente, afin de donner aux membres qui en feraient partie le temps et le désir d'étudier sérieusement les ques- tions délicates qu'ils auraient à juger, et de faire en quelque sorte leur éducation spéciale; les membres de cette com- mission devraient être convenablement appointés, afin de pouvoir se consacrer tout entiers à leurs fonctions, et ne pas en être détournés par d'autres occupations plus impor- tantes; enfin, cette commission devrait avoir des attributions étendues pour surveiller, non-seulement l'exécution des lois, mais tout ce qui concerne le régime intérieur et l'ad- ministration des asiles d'aliénés, sans envahir cependant sur les droits des commissions de surveillance qui existent au- jourd'hui et qui devraient être conservées (1). »

Quant au mode de nomination des membres de cette commission, l'auteur tenant compte des difficultés qui em- pêcheraient, dans l'état actuel de notre législation, de les faire nommer à l'élection par leurs pairs, se contenterait qu'ils fussent désignés, jusqu'à nouvel ordre, par l'autorité administrative.

« Telle est », dit-il en terminant, « l'amélioration pratique la plus importante qu'il conviendrait d'apporter à la loi de 1838. »

(1) J. Falret, Rev.crit. (Arch. gén. de méd. Octobre 1869, p. 484).

106 LÉGISLATION.

Il est à regretter que M. J. Falretj d'ordinaire si clair et si précis, n'ait pas plus complètement exposé le système qu'il met en avant; en effet, malgré les détails que nous venons de reproduire textuellement, les lacunes sont nom- breuses, et tout n'est pas suffisamment expliqué;

Et d'abord M. J. Falret veut-il une commission perma- nente d'inspection, unique pour toute la France,, ou bien en veut-il une spéciale pour chaque département, voire même pour chaque asile ? La première hypothèse semble résulter du passage suivant : « On pourrait instituer en France Une commission d'inspection qui rendrait de véritables ser- vices; » La seconde parait justifiée par cet autre passage; qui se trouve huit lignes plus bas : « Elle pourrait être composée de cinq ou sept membres, selon l'importance des asiles ou des départements pour lesquels elle serait instituée. » Quel que soit celui des deux systèmes auquel M. J. Falret serait disposé à donner la préférence, 'il ren- contrerait de grandes difficultés d'exécution.

Dans le premier cas, le nombre des membres de la com- mission serait trop peu considérable pour qu'ils pussent aller ensemble visiter chaque asile chaque année. Il fau- drait forcément qu'ils y allassent seuls; et alors serait l'avantage d'avoir le triple élément administratif, judiciaire et médical? ou, s'ils y allaient ensemble, il faudrait que chaque établissement ne reçût leur visite que tous les trois ou quatre ans, ce qui affaiblirait beaucoup leur influence. Afin que chaque asile fût inspecté, chaque année, par des représentants des trois éléments constitutifs de la commis- sion, il faudrait que le nombre de ses membres fût porté à quinze ou vingt, ce qui entraînerait une dépense considé- rable qu'on aurait bien de la peine à faire admettre au bud- get de l'État.

Examinons maintenant la seconde hypothèse, celle d'une commission spéciale à chaque département ou à chaque

SURVEILLANCE DES ASILES. 107

asile, et supposons-la composée de cinq membres seule- ment. Afin qu'ils pussent se consacrer uniquement à leurs fonctions, il faudrait bien; au minimum,- leur allouer des appointements de 5000 francs par an ; médecins, adminis- trateurs, magistrats, pourraient guère se contenter de moins pour vivre honorablement. Quel département, quel asile pourrait s'imposer ainsi lihe dépense supplémentaire de 25 OtiO francs? En outré, quelles fonctions pourrait rem- plir cette commission, saris empiéter sur les droits des com- missions de surveillance qui existent aujourd'hui et qui de- vraient être conservées, alors que lés attributions qu'énumère M. Falret sont précisément celles qui sont dévolues à ces commissions de surveillance? Gomment celles-ci, qui sont gratuites, pourraient-elles subsister à côté des autres qui seraient rétribuées ?

Voilà bien des difficultés! qui surgissent à première vue; et qui auraient exigé que l'auteur entrât dans des détails plus complets sur la proposition nouvelle qu'il mettait en avant.

Le projet auquel nous nous sommes arrêté nous paraît plus" simple, plus facile à réaliser; moins dispendieux; 11 n'y aurait rien de nouveau, rien d'inconnu à organiser; mais il suffirait seulement de développer une institution existant déjà, donnant depuis longtemps d'excellents résul- tats; et si, pour y réussir, il fallait augmenter dans une cer- taine mesure le nombre des inspecteurs actuels; cette aug- mentation n'entraînerait pas une dépense aussi considérable que l'un ou l'autre des deux projets dont nous venons de parler. On agirait donc plus sûrement et à moins de frais.

108 LÉGISLATION.

III

Personnel du service des aliénés.

Faciliter le bon recrutement du personnel médical et admi- nistratif des asiles publics d'aliénés, en le centralisant tout entier dans les mains du ministre de l'intérieur, et en établis- sant, pour ceux qui en font partie, des règles uniformes d'ad- mission, d'avancement et de retraite.

Il va de soi que, dans toute administration, l'une des con- ditions les plus essentielles pour obtenir un bon service, c'est d'avoir un bon personnel.

Il est tout aussi évident que, pour qu'un personnel soit bon, il faut que les fonctionnaires qui en font partie soient choisis avec soin, après avoir donné des preuves de leur aptitude ; qu'une fois nommés, ils soient assurés de recevoir des appointements convenables, d'obtenir un avancement progressif en rapport avec leur mérite et les services qu'ils rendent, et d'avoir, lorsque l'âge ou les infirmités leur font une obligation du repos, une pension de retraite qui les mette à l'abri du besoin.

Ces conditions sont-elles réalisées en ce qui concerne le personnel du service des aliénés?

Nous sommes obligé de dire qu'elles ne le sont pas complètement. : l'administration supérieure est animée des meilleures intentions ; il n'en est pas de plus sérieusement bienveillante, mais elle n'a pas l'autorité dont elle devrait disposer et elle n'est pas libre de faire tout le bien qu'elle voudrait.

Nous allons montrer ce qui, à notre avis, laisse à désirer dans l'organisation actuelle, et ce qu'on pourrait faire pour y porter remède, en passant successivement en revue ce qui concerne les nominations, les traitements, l'avance- ment et les pensions de retraite.

personnel médical et administratif. 109

Nominations. Lorsque le service des asiles départemen- taux d'aliénés fut organisé conformément aux termes de la loi du 30 juin 1838 et de l'ordonnance royale du 18 dé- cembre 1839, il fallut composer tout un personnel pour remplir, dans ces établissements, les fonctions de médecins, de directeurs, d'économes, de receveurs. Les premiers surtout avaient besoin de connaissances et d'aptitudes spéciales : jusque-là il n'y avait guère eu de médecins aliénistes que les élèves de Pinel et d'Esquirol ; la plupart occupaient, à Paris, les services de Charenton, de la Sal- pêtrière et de Bicêtre. Quelques-uns s'étaient aussi répandus en province; mais ils étaient en nombre trop restreint pour suffire à tous les emplois.

Pour remplir, avec de nouvelles recrues, ces cadres insuffisants, il fallait évidemment apporter une unité par- faite dans la direction et dans l'esprit qui dirigeait les choix. Cela fut facile, grâce aux termes de l'ordonnance mentionnée plus haut. L'article 3 est en effet ainsi conçu : « Les directeurs et les médecins en chef et adjoints seront nommés par notre ministre secrétaire d'État au départe- ment de l'intérieur, directement pour la première fois, et, pour les vacances suivantes, sur une liste de trois candidats présentés parle préfet.

» Pourront aussi être appelés aux places vacantes, con- curremment avec les candidats présentés par le préfet, les directeurs et les médecins en chef ou adjoints qui auront exercé leurs fonctions pendant trois ans dans d'autres établissements d'aliénés. »

L'article 13 dit « que le ministre de l'intérieur pourra toujours autoriser, ou même ordonner d'office la réunion des fonctions de directeur et de médecin, et que ce sera lui qui déterminera le traitement du directeur et du médecin » .

Grâce à ces dispositions, il se forma rapidement en

||0 LÉGISLATION

France un personnel médical spécial, h la hauteur de la rpission nouvelle qu'il avait §. remplir- La facilité laissée au ministre d'appeler aox places vacantes des fonctionnaires d'un autre établissement de même nature, permit d'établir une sorte de hiérarchie entre les petits asiles et les grands. Les médecins adjoints devinrent la pépinière des chefs de service, et an-dessous d'eux il se forma un corps d'élèves internes, dont un certain nombre sont devenus à leur tour médecins d'asiles.

Ce mode de choix exercé directement par le ministre présentait de tels avantages, qu'il se substitua d'une ma- nière à peu près complète à l'autre système, celui cle la nomination aux places vacantes sur une liste de candidats présentés par le préfet.

Comment, en effet, ^ moins de confier un service spécial aussi important à des médecins n'ayant aucune connaissance des maladies mentales, ni du traitement à leur appliquer., aucune habitude des aliénés ni de la gestion des asiles, comment, lorsqu'il se présentait une place à remplir, un préfet aurait-il pu désigner parmi les praticiens voués à la pratique ordinaire, dans son déparlement, trois candidats ayant quelque titre à ces fonctions et quelque aptitude à les remplir ?

iV moins de circonstances tout à fait exceptionnelles, cela était absolument impossible, les asiles étant le seul milieu ce choix fût facile. Dès lors, ne revenait-il pas tout naturellement au ministre, qui, parfaitement renseigné sur ce qui se passait dans chaque établissement, ayant des dossiers détaillés sur chacun des fonctionnaires qui y étaient attachés, recevant des notes de l'inspecteur général dont l'action s'exerçait sur tout le service, était k même de juger en connaissance de causé les médecins qui méritaient d'être appelés à un poste plus important, les anciens élèves que l'on pouvait élèvera un emploi définitif? Ces éléments

SERVICE MÉDICAL ET ADMINISTRATIF. 111

que le ministre avait tout naturellement entre les mains, les préfets n'auraient pu se les procurer qu'indirectement, et certes, dans aucune branche de l'administration, la cen- tralisation n'était plus légitime, dans aucune elle ne consti- tuait une garantie plus essentielle pour le service lui-même et pour les hommes qui en étaient chargés.

Cependant le décret de décentralisation du 25 mars 1852 vint malheureusement compromettre cet état de choses, en conférant, entre autres attributions, aux préfets la nomination des médecins des asiles publics d'aliénés.

Cette mesure ne pouvait être que préjudiciable aux véri- tables intérêts du service, et, au lieu de constituer un pro- grès, comme la plupart des modifications opérées par le même décret, elle fut un danger pour une œuvre en bonne voie de développement, mais qui avait encore à se perfec- tionner. Personne ne sentit plus vivement ce danger que Ferrus, qui voyait ainsi compromis le bon recrutement d'un service pour l'organisation duquel il avait tant fait, et dont mieux que personne il connaissait les exigences et les besoins.

Le ministre fit du reste tout ce qui dépendait de lui pour en atténuer les inconvénients. Dans la circulaire du 21 mai 1852, servant de commentaire au décret du 25 mars précédent, il consacra à cette question un article trop juste et trop important pour que nous ne le reproduisions pas en entier.

« Vous ne perdrez pas de vue. dit-il, monsieur le préfet, que, pour être chargé du soin de traiter les maladies men- tales, il ne suffit pas d'être muni d'un diplôme de docteur en médecine. Vous exigerez des praticiens qui veulent entrer dans cette carrière, qu'ils justifient, soit d'un stage dans un établissement public ou privé, soit de connaissances toutes spéciales. Lorsque mes prédécesseurs avaient à nommer des médecins d'asiles publics, ils prenaient 1-avis de MM. les

112 LÉGISLATION.

inspecteurs généraux du service des aliénés, qui seuls sont à portée de désigner les candidats propres à bien remplir ces fonctions. L'intervention de ces fonctionnaires me paraît pouvoir être utilement maintenue.

» Ainsi, vous me donnerez avis des vacances auxquelles il y aurait lieu de pourvoir, et je demanderai à MM. les inspecteurs généraux de dresser une liste de candidats parmi lesquels il vous sera loisible de choisir les titu- laires (1). »

C'était, au fond, laisser les choses à peu près dans le même état qu'avant, et ne leur faire subir qu'une légère modification de forme. Le choix des candidats, et cela était l'important, restait toujours entre les mains de l'autorité centrale ; les préfets n'avaient, en général, aucun intérêt, ni même aucune facilité à faire un choix en dehors des candidats qui leur étaient présentés, et presque invariable- ment ils nommaient celui qui figurait le premier sur la liste.

Cependant, ce mode dénomination, qui fonctionne depuis 1852, n'est pas sans graves inconvénients. D'abord il établit des inégalités sans motif plausible et des difficultés inutiles dans les nominations. Les médecins seuls sont nommés par les préfets ; les directeurs continuent à être nommés par le ministre. Pour les directe, rs-médecins qui exercent les deux fonctions réunies, la première des deux l'emporte et laisse leur nomination au ministre. Mais dans la pratique, les fonctions de directeurs, de directeurs-médecins et de médecins en chef sont assimilées entre elles et exercées souvent par les mêmes hommes; le même fonctionnaire peut passer des unes aux autres et réciproquement. Ces changements successifs dans la carrière d'un même fonc- tionnaire devraient dépendre évidemment d'un même

(1) De Walteville, Législation charitable, t. Il, p. 191,

TÈRSONNÉL médical et administratif. 41 3

chef, et c'est ce qui n'a pas lieu; il est nommé à certains de ses postes par le ministre, et à d'autres par le préfet ; telle de ses nominations lui vient directement de l'admi- nistration centrale, et telle autre doit être sollicitée en provincepar cette administration centrale, qui la lui envoie quand elle l'a elle-même obtenue.

Mais il pouvait arriver, et il est en effet arrivé pis. Malgré les termes du décret du 25 mars 1852, qui stipulent que les nominations dont les préfets sont désormais chargés doi- vent être faites « sur la présentation des divers chefs de service », et malgré la circulaire du 21 mai, certains de ces administrateurs départementaux ont fait des nominations aux fonctions de médecin en chef d'asiles importants sans tenir aucun compte de la liste de présentation des inspecteurs. Il y a même eu tel cas le traitement de plusieurs centaines d'aliénés s'est trouvé mis, du jour au lendemain, entre les mains d'un praticien de cam- pagne que rîen, absolument rien, n'avait préparé à cette tâche.

Signaler de pareils faits, c'est démontrer que ce système est défectueux, et faire voir en même temps que le remède serait facile à trouver. De semblables nominations, si elles se multipliaient, ne seraient -elles pas en effet des plus préjudiciables pour les intérêts des aliénés, et ne finiraient- elles pas par compromettre la considération du corps des médecins aliénistes? Ne serait-il pas hautement désirable que toutes les nominations des directeurs, médecins en chef et médecins adjoints, sans exception, fussent faites par le ministre sur la présentation des inspecteurs géné- raux ?

Si cette mesure était adoptée, il en est une autre qui la compléterait de la manière la plus avantageuse, et qu'en raison de son importance nous appellerions de tous nos vœux. Ce serait que la présentation par les inspecteurs

114 LÉGISLATION.

généraux et la nomination par le ministre fussent subor- données à la garantie d'un concours.

Il est tout naturel que dans la première période d'orga- nisation du service des asiles publics d'aliénés, l'admi- nistration ait été laissée entièremement libre du choix de ses fonctionnaires ; il fallait créer de toutes pièces un personnel de médecins aliénistes qui n'existait pas en- core.

Aujourd'hui, il n'en est plus de même; les asiles forment un grand nombre d'élèves; une proportion sans cesse crois- sante, parmi eux, demande à rester dans l'administration; les candidats aux fonctions de médecins adjoints sont nom- breux, et ils le seraient encore plus si le corps, au lieu d'être menacé de dissociation et d'amoindrissement comme il l'est aujourd'hui, puisait une nouvelle vigueur et un sur- croît de vitalité dans la centralisation que nous réclamons. Dans ces conditions il serait, nous en sommes persuadé, possible et utile de relever l'éclat et l'honorabilité de ces positions en les soumettant au concours.

Le principe du concours qui est appliqué avec tant de succès pour l'entrée dans la plupart des administrations publiques, depuis le Conseil d'État jusqu'aux agenls-voyers, est particulièrement fécond en bons résultats dans le corps médical.

C'est lui qui donne une si grande supériorité aux méde- cins et chirurgiens des hôpitaux de Paris ; il est en pratique dans le corps de santé des armées de terre et de mer pour dpnner l'accès aux hôpitaux; beaucoup de villes de pro- vince, Lyon, Bordeaux, Marseille, Saint-Élienne, etc., y ont recours pour recruter le personnel de leurs hôpitaux; dans d'autres, il n'existe pas encore, il est énergiquement réclamé.

Nous sommes convaincu qu'appliqué au recrutement des médecins adjoints des asiles d'aliénés, il donnerait les meil-

PERSONNEL MÉDICAL ET ADMINISTRATIF. 115

leurs résultats. Il serait facile de calculer le nombre de places de médecins adjoints dont l'administration peut disposer en moyenne chaque année, et d'instituer, entre les candidats qui sollicitent ces places, un concours à la suite duquel se- raient désignés, en nombre égal aux -vacances présumées, ceux qui seraient successivement appelés à les remplir. Si du retour annuel de ces concours il résultait que parfois un candidat désigné dût attendre quelques mois avant d'être placé, ou qu'un poste dût rester quelques mois vacant ou confié à un intérimaire, ce seraient de médiocres incon- vénients comparés aux avantages très-sérieux de ce système; aussi appelons-nous, sur ce point, la sollicitude de tous ceux qui peuvent contribuer à faire adopter le principe de ce concours.

Une fois les médecins admis, par ce procédé, dans le service des asiles, il serait utile d'entretenir parmi eux l'es- prit d'émulation scientifique et de les encourager à produire des travaux originaux. Il y aurait pour cela un moyen très- simple et très -facile à mettre en pratique. Ce serait d'en- voyer à l'Académie de médecine une copie du rapport annue' qu'ils sont obligés de fournir sur la gestion de leur service, comme cela se fait pour les rapports sur les épidémies, sur les maladies régnantes, sur le service de la vaccine et sur celui des eaux minérales. Chaque année l'Académie se ferait rendre compte de la valeur de ces rapports et elle décernerait aux meilleurs d'entre eux quelques distinctions honorifiques.

Traitements et avancement. Le décret du 25 mars 1852 n'avait pas modifié l'article 14 de l'ordonnance du 18 dé- cembre 1839 attribuant au ministre la fixation des appoin- tements des directeurs et des médecins. Pendant les pre- mières années, cette fixation ne présenta rien d'uniforme, et varia suivant les localités, comme la plupart des autres conditions propres à chaque asile. Mais après la circulaire

116 'législation.

du 20 mars 1857 qui imposait à tous les asiles publics un même règlement, et qui soumettait toutes les branches de leur administration à une unité parfaite, il était tout naturel de régulariser la position des chefs de ces établisse- ments. C'est ce qui fut fait par un décret impérial en date du 21 mars 4 858. Ce décret, inséré au Bulletin des lois, éta- blit pour les directeurs, directeurs-médecins et médecins en chef des asiles publics d'aliénés, quatre classes recevant 6000, 5000, ZiOOO et 3000 francs d'appointements annuels, et pour les médecins adjoints, trois classes recevant 2500, 2000 et 1800 francs par an. Trois années passées dans une classe sont nécessaires pour permettre la promotion à la classe supérieure.

Le 6 juin 1863, un autre décret, motivé par l'extension progressive du service, établissait un nouveau classement qui se distinguait du précédent par la création d'une 'lre classe de directeurs et de médecins recevant 7000 francs par an, et par une légère augmentation accordée aux deux premières classes de médecins adjoints.

Ces mesures étaient excessivement favorables au per- sonnel médical des asiles d'aliénés ; sans doute des appoin- tements de 6 à 7000 francs, même en y ajoutant les avan- tages en nature dont ils sont accompagnés, c'est-à-dire le logement, le chauffage, l'éclairage, et ordinairement la jouissance d'un jardin, ne constituent pas une position pécuniaire comparable à celle que la clientèle privée pro- cure au petit nombre de médecins qui parviennent au summum de la vogue et delà réputation. Mais, par contre, combien de praticiens honorables sont obligés de se vouer à une vie de fatigues et de sacrifices perpétuels pour n'arriver qu'à des résultats beaucoup moins satisfaisants ! En outre ces situations présentaient des garanties sérieuses pour le présent et une sécurité relative pour l'avenir, ainsi

PERSONNEL MÉDICAL ET ADMINISTRATIF. 117

que nous le dirons tout à l'heure en parlant des pensions de retraite.

Ces garanties, cette sécurité n'existent plus. Une nou- velle étape parcourue dans la voie d'une décentralisation que nous ne pouvons nous empêcher de considérer comme très-regrettable, est venue récemment les compromettre.

La loi du 18 juillet 1866 a conféré aux conseils généraux un certain nombre d'attributions nouvelles, parmi les- quelles figure le vote du budget des asiles publics d'aliénés. Jusque-là le conseil général était appelé, chaque année, à voter la somme nécessaire pour payer à l'asile la pension des aliénés indigents traités aux frais du département ; mais le budget de l'asile était arrêté par le ministre. C'est cette dernière attribution qui, par la loi dont nous parlons, a été transférée aux conseils généraux,

Il résulte de cette mesure une grave difficulté en ce qui concerne le traitement des directeurs et des médecins.

D'une part, en effet, en vertu de l'ordonnance royale du 18 décembre 1839 et du décret du 6 juin 1863, que rien n'a abrogés, le ministre continue à conférer à ces fonc- tionnaires telle ou telle classe de leur grade.

D'autre part, leurs appointements sont payés sur le bud- get des asiles, et celui-ci étant arrêté par les conseils gé- néraux, il faut que ces conseils votent le montant de ces appointements, et ils ne se considèrent pas toujours comme obligés d'accorder le chiffre qui correspond à la classe con- férée par le ministre.

Sans doute, jusqu'ici, ces assemblées ont accepté la plu- part des propositions qui leur ont été faites ; mais cepen- dant des litiges se sont déjà élevés. Dans tel département, le conseil général a fait des difficultés à l'occasion de la nomination, dans un asile, d'un directeur d'une classe plus élevée que le précédent titulaire, et a refusé d'autoriser le surcroit de dépenses qui devait en résulter; le fonctionnaire

118 LÉGISLATION.

ainsi mis en question a souffert, dans ses intérêts et dans sa dignité ; l'administration supérieure, faute de moyens lé- gaux pour trancher une situation aussi fausse, résultant d'attributions contradictoires conférées à des autorités dif- férentes, a opérer de nouvelles mutations. L'application de la loi est toute récente, et déjà les difficultés surgissent. Il n'est pas douteux qu'elles ne se multiplient dans l'avenir et qu'elles ne tendent à désorganiser le service en en- travant les mutations de personnel et en mettant obstacle aux avancements les plus légitimes, à moins qu'une dispo- sition nouvelle n'impose aux conseils généraux l'obligation de laisser figurer dans le budget des asiles les traitements revenant aux directeurs et aux médecins, d'après la classe de leur grade à laquelle ils appartiennent.

Pensions de retraites. Dans le principe, les fonction- naires des asiles d'aliénés n'acquéraient par leurs services, quelque prolongés qu'ils fussent, aucun droit à une pension de retraiie. Quelques établissements importants avaient bien l'habitude, lorsque l'un de ces fonctionnaires étaitvaincu par l'âge ou les infirmités, de lui accorder un secours ; mais ce n'était qu'une générosité facultative, ne reposant sur aucun droit. Cet avantage du reste ne pouvait être accordé qu'àceux qui avaient été attachés pendant très-longtemps à un même établissement; ceux, au contraire, qui avaient occupé des postes dans plusieurs asiles différents ne pouvaient y pré- tendre.

Plusieurs tentatives avaient été faites pour remédier à cet état de choses, en obtenant que les fonctionnaires des asiles obtinssent le bénéfice des retraites civiles; on avait aussi proposé de fonder pour eux un service spécial de retraites, dont les fonds auraient été centralisés et administrés dans la caisse d'un des asiles les plus importants.

Geà deux propositions ne purent être adoptées, mais la question reçut néanmoins une solution.

PERSONNEL MÉDICAL ET ADMINISTRATIF. 119

En 1856, le conseil général du département de la Seine- Inférieure prit une délibération favorable à l'adjonction des fonctionnaires et employés des deux asiles du département aux charges et bénéfices de la caisse départementale des retraites. Un décret du 21 juillet 1858 rendit cette délibé- ration exécutoire, en spécifiant toutefois qu'en cas de change- ment de résidence des directeurs ou des médecins, le mon- tant des retenues opérées sur leur traitement devrait être versé à la caisse des départements ils seraient appelés.

Cette condition était indispensable pour que ces fonc_ tionnaires ne fussent pas obligés, au risque de perdre tout droit à leur retraite, de consommer leur carrière tout en- tière dans l'établissement ils auraient été appelés pour leurs débuts.

Le département de la Seine-Inférieure, qui s'est toujours distingué par sa libéralité pour la cause des aliénés et pour les fonctionnaires de ce service , venait de donner un exemple utile que l'administration centrale s'empressa de recommander aux autres départements. Dans tous ceux qui possédaient des asiles publics, elle invita les conseils géné- raux à prendre des décisions semblables. La plupart y con- sentirent, et en quelques années le personnel supérieur de presque tous les asiles se trouva adjoint à une caisse dé- partementale de retraites. Malheureusement les statuts de ces caisses ne sont pas uniformes; elles présentent certaines variantes dans le mode de compter les années de service et d'établir les pensions, dans le nombre d'années de séjour exigées, dans la portion de pension réversible sur la veuve et les enfants mineurs, etc. Il en résulte que pour tel direc- teur ou médecin un changement de résidence peut modifier les chances de ressources pour l'avenir ou même imposer une prolongation de service que rien ne faisait prévoir.

Cet inconvénient n'est pas le seul auquel il est exposé. Par exemple, la maison deCharenton appartenant directement

120 LÉGISLATION.

à l'Etat et n'ayant de liens avec aucune caisse départemen- tale, un fonctionnaire ne pouvait y être appelé d'un autre asile, comme cela arrive parfois, sans perdre la totalité de ses droits à la retraite déjà acquis et les retenues qu'il avait subies pendant toute sa carrière. Il est vrai que, pour re- médier à ce qui eût été un flagrant déni de justice, un dé- cret récent a modifié cet état de choses et a ordonné qu'en pareil cas les retenues accumulées dans une caisse départe- mentale pourraient être versées dans celle de Gharenton ; mais cette mesure est encore incomplète, et il n'eût été que juste de permettre réciproquement le transport de ces fonds de la caisse de Gharenton dans celles d'un départe- ment. Le cas de le faire ne s'est pas encore présenté, mais il peut surgir d'un jour à l'autre, et l'on se trouvera alors en présence d'une difficulté contre laquelle il eût été aisé de se prémunir.

Ce que chaque décret a stipulé pour les directeurs et les médecins, il ne l'a pas fait pour les autres fonctionnaires des asiles, en sorte que receveur, économe, secrétaire, surveil- lant en chef, sont indissolublement liés à l'établissement ils sont une fois entras, ou du moins ne peuvent changer qu'en perdant tous leurs droits acquis, toutes leurs retenues accumulées. Il serait très-utile qu'il pût en être autrement, pour les économes surtout. Pour leurs fonctions, en effet, il ne peut y avoir d'autre école que les asiles eux-mêmes, et lorsqu'une vacance se produit dans un asile très-important, il serait bon de pouvoir y appeler un homme formé par l'exercice des mêmes fonctions dans un établissement moins considérable, aulieu de nommer, comme cela a lieu presque forcément aujourd'hui, un homme entièrement neuf, qui n'a pas la moindre notion de ce qu'il va avoir à faire, et qui se trouvant d'emblée en présence des difficultés toutes nouvelles d'un service surchargé, reste souvent, toute sa vie, étranger à certains côtés de ses fonctions, qui lui au-

PERSONNEL MÉDICAL ET ADMINISTRATIF. 121

raient été familiers, s'il avait pu s'y former progressi- vement.

Mais nous avons encore à signaler un défaut plus grave d'organisation. Les inspecteurs généraux sont les fonction- naires les plus élevés du personnel des asiles; leur position est le couronnement de cette carrière. Le décret du 15 janvier 1852, relatif à l'organisation du corps, stipule à l'ar- ticle \k qu'ils devront être nommés parmi les docteurs en médecine ayant exercé des fonctions dans des asiles d'a- liénés, et l'article 17 ajoute qu'ils sont soumis aux rete- nues pour profiter du bénéfice des lois et règlements sur les retraites. Et cependant, croirait-on que lorsque un mé- decin ou un directeur d'asile est promu à ces fonctions su- périeures, tout le temps qu'il a déjà consacré au service des aliénés est comme non avenu, au point de vue de la retraite, et qu'il doit recommencer à subir de nouvelles retenues à un âge il peut être à peu près certain de ne jamais en profiter.

Et comment s'explique cette anomalie criante? Parce que dans ses anciennes fonctions il était adjoint à une caisse départementale, tandis que dans ses nouvelles il est, comme fonctionnaire du ministère de l'intérieur, tributaire de la caisse, de ce ministère, et qu'entres les deux il n'existe aucun lien qui autorise la réversibilité des fonds de l'une dans l'autre.

Nous pensons avoir justifié ce que nous disions au com- mencement de cet article et avoir montré comment les meilleures intentions de l'administration supérieure, seule compélcnte dans cet ordre de questions, sont paralysées par des dispositions légales contradictoires et des obstacles réglementaires qui n'ont aucune raison d'être. Ayons le courage de le dire, au risque de nous mettre en travers d'un courant d'idées qui paraît aujourd'hui général, la dé.cen"

122 LÉGISLATION.

tralisation est sans doute fort bonne à bien des égards, mais elle ne l'est pas à tous; et en ce qui concerne le service des aliénés, elle est très-regrettable.

Rien n'est pire que cette situation indécise qui met le personnel à moitié sous la dépendance du ministre, et à moitié sous celle des autorités départementales; en se pro- longeant elle fera reculer de plus en plus sur la voie des progrès si laborieusement parcourue jusqu'ici, et aboutira à la désorganisation et à l'anarcbie d'un service qui répond à un besoin de premier ordre et qui aurait besoin d'être soutenu et encouragé. Cette situation appelle donc une ré- forme, et tôt ou tard la force des cboses la rendra néces- saire. Mais il y aurait grand avantage à ce que le mal com- mencé n'allât pas trop loin, et à ce que le remède fût promptement appliqué.

Celui que nous proposons consisterait à centraliser en- tièrement le personnel des asiles d'aliénés entre les mains de l'autorité supérieure; à rendre au minisire de l'intérieur la nomination des médecins et à lui attribuer celle des re- ceveurs et des économes ; à établir des règles fixes et uni- formes pour la rénumération et l'avancement de tous ces fonctionnaires ; à les adjoindre tous, ainsi que les employés et préposés sous leurs ordres, à une seule et même caisse de retraites, caisse centrale reliée par un principe de ré- versibilité mutuelle avec celle de la maison de Charenton, et avec celle qui reçoit les retenues subies par les inspecteurs généraux. Alors seulement; le service serait fortement orga- nisé, et offrirait assez d'avantages et de sécurité pour que hommes instruits et capables cherchassent en nombre suffi- sant à y entrer, et pour que le personnel pût se recruter d'une manière vraiment satisfaisante.

DÉFENSE DES ALIÉNÉS. 123

IV

Dépense des aliénés.

Favoriser le placement hâtif des aliénés indigents, et par le traitement de leur maladie avant qu'elle ne soit devenue incu- rable, en exonérant les communes d'une partie de la dépense à leur charge toutes les fois que, par le soin des autorités commu- nales, le placement aura lieu à une époque très-rapprochée du début de l'affection.

C'est à la fois dans un but d'humanité et d'économie que nous proposons ici une modification à la troisième section de la loi du 30 juin 1838 qui règle la dépense du service des aliénés, et notamment à l'article 28, qui porte que pour les aliénés indigents, cette dépense sera payée par le départe- ment, avec le concours de la commune le malade a son domicile.

Cette charge, sans cesse croissante par suite de l'aug- mentation progressive de la population des asiles, est deve- nue très-onéreuse pour les départements, et toute mesure propre à la réduire ou à la rendre stationnaire devrait être accueillie avec faveur. Or une des principales causes de cette augmentation de charges consiste, cela n'est pas douteux, dans l'entrée aux asiles d'un grand nombre d'a- liénés dont l'affection est déjà ancienne et est devenue incurable à cause de cette ancienneté même. Ce ne sont plus des malades à traiter avec l'espoir légitime de les guérir au bout de quelques mois ; ce sont des infirmes à nourrir et à entretenir toute leur vie.

Rien, en effet, n'est mieux établi, dans l'étude des mala- dies mentales, que la grande fréquence relative des gué- risons, lorsque la maladie est traitée à une époque très- rapprochée de son début, et la proportion de plus en plus

124 LÉGISLATION.

faible de ces guérisons à mesure que le commencement du traitement s'éloigne davantage de ce début. Toutes les statistiques sont unanimes à cet égard ; aussi nous conten- terons-nous de citer celle du docteur Thurnam, dont le travail sur cette question passe à juste titre pour l'un des meilleurs. II montre que sur les aliénés mis en traitement dans les asiles, dans les premiers mois de la maladie, les quatre cinquièmes sont rendus a la santé. Si au contraire le traitement ne commence qu'au bout de douze mois de maladie, il n'y a plus qu'une moitié de malades de cu- rables (1).

Sans doute, des résultats aussi favorables ne sauraient être espérés à Paris, ni dans les grands centres industriels, tant d'aliénés sont atteints de folie paralytique, maladie qui, dès le début, peut être considérée commeconstamment incurable; mais, abstraction faite de cette affection, la statistique du docteur Thurnam peut être considérée comme approximativement exacte.

Un autre fait non moins bien établi, c'est que les gué- risons sont de beaucoup plus fréquentes dans les premiers mois de traitement que par la suite. C'est ainsi que d'après la statistique générale de France, sur les 13687 guérisons obtenues dans les asiles de 1856 à 1860, il y en a eu 61,76 pour 100 qui se sont produites dans les premiers six mois de traitement, et plus de 80 pour 100 dans la première année.

On peut donc affirmer que toutes les fois que l'on place dans un asile, dès le début de l'affection, un aliéné non paralytique, il y a de grandes chances : pour qu'il gué- risse; 2° pour qu'il guérisse en quelques mois ; pour que, par conséquent, son traitement soit peu coûteux. Au con- traire, si l'on néglige de le placer à temps, il deviendra

(1) Laycock, Journal of 'mental science. Octobre, 1869.

DEPENDE DES ALIENES. 12a

incurable, ce qui sera à la fois : une calamité pour lui et pour sa famille, une perte pour le corps social, une charge pé- cuniaire pour le département auquel incombera la dépense de son entretien.

Les départements auraient donc un intérêt capital à obtenir que ceux des habitants de leur territoire, qui de- viennent aliénés, soient amenés sans retard à l'asile, afin d'y être promptement traités et le plus souvent guéris. Mais l'autorité départementale, quelque intéressée qu'elle soit aux placements hâtifs, ne possède par elle-même aucun moyen de les faire effectuer; elle s'étend en effet sur une population trop nombreuse, elle n'est pas en rapports assez intimes avec les habitants, elle ne sait pas assez bien ce qui se passe dans chaque localité pour être bien au courant des cas de folie qui se déclarent. Elle pourrait, il est vrai, être renseignée à cet égard par les autorités communales qui sont, elles, parfaitement à même de tout connaître et de tout lui dire; mais celles-ci, trompées par un faux calcul, croient trop souvent avoir intérêt à se taire. Comme la commune est tenue de fournir son concours à la dépense de ses aliénés, toute admission à l'asile est redoutée par le maire et le conseil municipal, à cause du surcroît de charge qui doit en résulter; on recule le plus longtemps possible devant cette mesure, et par un esprit d'économie aussi étroite qu'inhumaine, on ne s'y résout qu'à la dernière extrémité, et souvent alors que des malheurs irréparables ont été la conséquence de ce retard.

Ces inconvénients disparaîtraient si le département pouvait trouver le moyen d'intéresser la commune elle- même aux placements hâtifs. Ce moyen existe ; il est mis en pratique depuis une trentaine d'années dans un pays voisin, il y donne de très-bons résultats, et rien ne serait plus facile que de l'introduire chez nous.

Les statuts de l'asile d'Illenau, qui, dans le grand-du-

126 LÉGISLATION.

ché de Bade, représentent notre loi spéciale sur les aliénés, offrent, en effet, une prime à l'entrée hâtive des malades, en accordant aux pauvres dont l'admission s'effectue dans les premiers six mois de l'invasion de la folie l'exemption de toute rétribution pendant les premiers six mois de leur séjour dans l'établissement (1).

Il serait très-facile d'instituer chez nous quelque chose d'analogue. Il suffirait pour cela d'exonérer la commune, pendant six mois, du concours au payement de la dépense de tout aliéné qui aurait été placé, sur la demande du maire, dans les premiers six mois de sa maladie.

Au lieu d'avoir un intérêt apparent à attendre le plus longtemps possible, avant de demander le placement d'un aliéné, la commune aurait alors tout avantage à se hâter, car elle serait sûre de ne rien payer pendant une période qui le plus souvent suffirait à obtenir la guérison. Celle-ci n'entraînerait donc pour elle aucun frais.

Le département y trouverait aussi une économie réelle ; car il serait moins dispendieux pour lui d'acquitter pen- dant six mois la dépense totale d'un aliéné curable, que d'avoir à supporter ensuite indéfiniment la charge d'un incurable, même allégée du concours de la commune.

Cette mesure serait simple, d'une prescription et d'une exécution faciles, et produirait des avantages certains. Nous la recommandons donc avec instances aux législateurs chargés de réviser la loi de 1838.

(1) J. P. Falret, Visite à l'établissement d'aliénés d'Illenau près Achern (Annales, médico-psychologiques, 1845, t. V, p. 441), et Des maladies mentales et de's asiles d'aliénés. Paris, 1864, p. 601.

GESTION DES BIENS DES ALIÉNÉS. 127

V, VI, VII, VIII

Gestion des biens des aliénés.

Etendre aux biens des aliénés non indigents, placés dans les asiles privés, le bénéfice de l'administration provisoire, fonction- nant d'emblée, sans attendre les lais inséparables d'un jugement spécial à chaque cas, après entente préalable du conseil de famille.

Ordonner que le mari sera de droit V administrateur provisoire des biens de sa femme non interdite et placée dans un asile.

Ordonner que le mobilier ne pourra jamais être vendu sans qu'une enquête ait constaté Vétat mental actuel de l'aliéné séquestré.

Rendre V action du curateur plus fréquente et plus efficace.

La loi du 30 juin 1838, après s'être occupée de la per- sonne même des aliénés et de la dépense causée par eux, a pourvoir à la défense de leurs intérêts et à la gestion de leurs biens. Elle y a consacré 9 articles (31 à 40); la longueur des débats auxquels la discussion de ces articles a donné lieu, dans les chambres, montre assez combien la question était importante et difficile à régler.

Tel qu'il est organisé, le système institué par la loi fonc- tionne et rend de précieux services; il paraît avoir trouvé grâce devant la plupart des adversaires de la loi, car les plus acharnés d'entre eux sont muets à son égard. Quel- ques critiques ont cependant été formulées, notamment par MM. Hue (1) et Tanon (2), et nous croyons qu'il y en aurait eu davantage, si ces questions avaient été l'objet d'une étude plus approfondie. Mais ce n'est pas de ce

(1) Hue, Des aliénés et de leur capacité civile. Paris, 1869.

(2) Tanon, Étude critique delà loi du 30 juin 1838. Paris, 1868.

128 tÈGISLATIÔK.

côté que s'est portée la passion ; elle s'est déchaînée en accusations de pure fantaisie sur les prétendus dangers que la loi faisait courir à la liberté individuelle, et elle a négligé le côté, très-sérieux pourtant et très-pratique, des affaires d'intérêt.

En abordant ce sujet, nous devons à la fois présenter nos excuses à nos lecteurs et réclamer leur indulgence.

11 peut sembler en effet que de pareilles questions sont uniquement du domaine des tribunaux et des gens d'affaires, et qu'il est contre l'ordre qu'un médecin prétende s'en mêler. Mais l'expérience de tous les. jours démontre que le médecin aliéuiste est forcément mêlé à tout ce qui concerne l'intérêt de ses clients. C'est lui qui le premier est mis au courant de leurs affaires; c'est lui que la famille ou les* ayants droit consultent d'abord sur la conduite à tenir pour procéder régulièrement, et bien qu'il n'intervienne en rien par lui-même, dans la procédure, il ne peut s'empêcher d'être le témoin de bien des difficultés, le confident de bien, des embarras. Aussi acquiert-il, par la force des choses, une certaine expérience pratique de ces questions, et se trouve- t-il plus à même que personne, peut-être, de connaître les lacunes ou les défauts de la législation.

Mais d'autre part, son éducation pratique est renfermée dans une spécialité étroite, et ne peut suppléer à l'absence de notions complètes sur toutes les questions de droit et de jurisprudence; il est donc exposé à commettre des erreurs ens'aventurant sur un terrain dont l'ensemble lui est si peu familier.

Avant la loi du 30 juin 1838, les affaires d'intérêt d'une personne frappée d'aliénation mentale restaient légalement en suspens tant que l'interdiction n'était pas prononcée; or l'interdiction exige une procédure toujours assez longue et entraîne des frais assez considérables. Pour remédier à ces inconvénients, la loi de 1838 a pourvu à l'administration

GLSTION DES BIENS DES ALIÉNÉS. 129

provisoire des biens des aliénés non interdits et placés dans les asiles, de manière à rendre possibles toutes les transac- tions, sauf la vente des immeubles.

11 peut y avoir deux sortes d'administrateurs provisoires. L'un est chargé spécialement d'administrer les biens d'un aliéné déterminé et unique; il est désigné nominativement par le tribunal du lieu du domicile, en chambre du conseil, après délibération du conseil de famille, et sur les conclu- sions du procureur impérial. (Art. 32.) Ces formalités sont à coup sûr beaucoup plus simples que celles de l'interdic- tion, mais encore exigent-elles certains délais, puisqu'il faut, que le conseil de famille soit convoqué, qu'il se réu- nisse, qu'il délibère, que le ministère public donne ses conclusions et que le tribunal juge. Tout cela doit bien durer au moins dix ou quinze jours et souvent plus.

L'autre administrateur provisoire est collectif, désigné d'avance, sans intervention du tribunal, pour prendre en main la gestion des biens de tous les aliénés qui entrent dans certains établissements; il peut commencer à agir au moment même de l'admission. En effet, l'article 31 de la loi dit que « les commissions administratives ou de surveil- lance des hospice^s et établissements publics d'aliénés exer- ceront, à l'égard des personnes qui y seront placées, les fonctions d'administrateur provisoire; elles désigneront un de leurs membres pour les remplir. »

On voit qu'il y a entre ces deux administrateurs provisoires une différence énorme: l'un est nommé d'avance et agit de suite; l'autre n'est désigné qu'après coup et ne peut agir qu'au bout d'un temps plus ou moins long. Or, dans beau- coup de cas, une action immédiate est urgente; c'est notamment ce qui a lieu lorsque la folie frappe une per- sonne dans le commerce, ayant des affaires engagées qui ne peuvent sans inconvénient grave rester suspendues, et

FOVILLE. 9

130 LÉGISLATION.

surtout lorsqu'elle fait partie d'une société et que sa signa- ture figure nécessairement dans la raison sociale.

Il y a, dans les cas de ce genre, grand avantage à avoir recours d'abord à l'administrateur provisoire collectif, quitte à en faire nommer ultérieurement un spécial, et il serait tout à fait équitable que tous les aliénés non interdits et séquestrés pussent profiter de cet avantage. Or, c'est ce qui n'a pas lieu.

En effet, il n'y a d'administrateur provisoire collectif et désigné d'avance qu'auprès des établissements pourvus d'une commission de surveillance ou administrative, c'est- à-dire auprès des asiles publics, des quartiers d'hospice, et, depuis la circulaire du 15 janvier 1860, auprès des asiles privés faisant fonction d'asiles publics.

Par contre, il n'y en a pas auprès des asiles privés ne faisant pas fonction d'asiles publics, c'est-à-dire auprès des établissements ordinairement désignés sous le nom de Maisons de santé. C'est cependant dans ces établissements qu'à Paris surtout, Ton amène presque tous les aliénés appartenant aux classes riches ou aisées de la société, à celles qui sont le plus engagées dans les affaires et dans le commerce, tous ceux, par conséquent, pour lesquels on a le plus souvent besoin d'une intervention immédiate dans des questions urgentes d'intérêt.

Cette différence est-elle fondée? Cette inégalité de res- sources et de garanties est-elle juste? Rien ne l'indique, et nous croyons qu'il serait plus équitable de rendre la loi égale pour tous, en procurant le bénéfice de l'administra- tion provisoire immédiate aux aliénés non interdits qui sont placés dans les asiles privés dits « Maisons de santé » > aussi bien qu'à ceux qui entrent dans les établissements publics.

Nous ne voulons pas dire pour cela qu'il faille instituer auprès de ces maisons de santé une commission de surveil- lance, ayant les mêmes attributions que celles des établis-

GESTION DES BIENS DES ALIÉNÉS. 131

sements publics. Cette ingérance serait peu compatible avec l'indépendance, au moins relative, dont doit jouir toute entreprise particulière; mais il serait facile d'in- troduire dans la loi une clause en vertu de laquelle une personne de confiance, choisie par le tribunal, soit le président, soit un juge délégué, soit un notaire, serait désignée d'avance pour être prête à prendre en main l'administration provisoire des biens de tout aliéné, non interdit, entrant dans telle ou telle maison de santé; et pour pourvoir à toutes les affaires urgentes, depuis le mo- ment de cette admission jusqu'à celui un administra- teur provisoire spécial serait nommé conformément à l'ar- ticle 32.

L'article 506 du Gode civil est ainsi conçu : « Le mari est de droit le tuteur de la femme interdite. » L'adminis- tration provisoire étant une mesure conservatrice du même ordre, mais moins étendue que l'interdiction, le mari de- vrait être également, de droit, l'administrateur provisoire de la femme non interdite, placée dans un asile d'aliénés; car, qui peut le plus peut le moins. Cependant cela n'a pas lieu, et beaucoup d'affaires sont par inutilement compli- quées.

Nous pensons qu'il serait de toute justice que sous ce rapport aussi l'égalité fût rétablie, et cela ne saurait avoir d'inconvénient, l'article 34. de la loi du 30 juin 1838 por- tant que les dispositions du Code civil sur les exclusions et la destitution des tuteurs, sont applicables aux adminis- trateurs provisoires nommés par le tribunal. Cette clause devrait naturellement s'étendre au mari administrateur provisoire de droit.

L'administrateur provisoire peut, en vertu d'une auto- risation spéciale accordée parle président du tribunal civil,

155 LEGISLATION.

faire vendre le mobilier de l'aliéné non interdit et séques- tré. (Art. 31.) Cette mesure est souvent nécessaire pour empêcher le mobilier de se détériorer, et le loyer de courir sans utilité. Cela est surtout nécessaire dans les grandes villes, et notamment à Paris.

Dans cette dernière ville, l'administration provisoire des biens des aliénés placés d'office a longtemps été exercée par des employés de l'assistance publique, et elle l'est aujour- d'hui par des agents départementaux. Ces administrations s'appliquent d'autant plus à cette mission qu'elles ont elles- mêmes le droit de se faire rembourser par les malades, quand cela est possible, les frais de leur traitement (art. 27), et qu'en défendant les intérêts de l'aliéné séquestré, ce sont en même temps les leurs qu'elles défendent. Il peut même arriver que dans cette poursuite, elles aient encore plus en vue les seconds que les premiers.

En ce qui concerne le mobilier de ces aliénés, l'admi- nistration, après avoir résilié le bail le plus promptement possible, fait mettre leurs meubles en magasin, puis au bout d'un délai déterminé, un an croyons-nous, elle les fait vendre. Si l'aliéné reste séquestré, le montant de cette vente est affecté, aussi longtemps qu'il reste quelque chose, à payer les frais de son séjour à l'asile; s'il sort, on lui rend le surplus. Mais il est évident que pour le malade qui, après avoir été en proie à un accès de folie, est ainsi rendu à la raison et à la liberté, cette somme d'argent est loin de représenter le bien-être et les avantages que son mobilier lui procurerait; les objets qui le composaient ont été le plus souvent vendus à bon marché, et pour en racheter d'autres, il faut qu'il paye cher; ses meubles pouvaient être vieux et passés de mode, et cependant ils lui rendaient de bons ser- vices; il faut maintenant qu'il en paye d'autres neufs ou du moins toujours assez dispendieux. En pareille circonstance, l'administration provisoire de ses biens, tout en agissant

GESTION DES BIENS DES ALIÉNÉS. 133

légalement, a en réalité blessé ses intérêts au lieu de les sauvegarder.

Nous n'en concluons pas qu'il ne faut jamais vendre le mobilier des aliénés non interdits et séquestrés ; mais nous pensons qu'il ne faut pas le vendre toujours à une époque fixe, la même pour tous, et qu'il faut au contraire distin- guer suivant les cas.

Quand il s'agit d'un aliéné incurable, paralytique ou dément, la vente peut sans inconvénient être faite prompte- ment, sans même attendre un délai de douze mois. Quand, au contraire, l'aliéné peut guérir, de manière à être rendu à la liberté et à ses occupations, il faut lui conserver son mobilier ; et si, pour cela, il est nécessaire d'attendre quinze, dix-huit mois et même deux ans, on doit le faire, dût-on se gêner un peu pour le garder.

Or, il n'y a qu'un moyen de savoir si l'aliéné est vrai- semblablement incurable, ou s'il paraît susceptible de gué- rison : c'est de faire une enquête sur son état mental, et de demander au médecin qui le traite un rapport sur l'issue probable de sa maladie.

Pour qu'il n'y ait ni doute, ni confusion possible, nous voudrions que ce rapport médical fût rédigé à la demande du président du tribunal, après qu'il aurait reçu la requête à fin d'autorisation de vente, et que le médecin fût informe du but dans lequel on le lui demande.

Ainsi seulement, ce magistrat pourra, en pleine connais- sance de cause, juger de l'opportunité de la vente deman- dée, et il ne l'autorisera qu'après avoir acquis la conviction qu'elle doit être plutôt avantageuse que nuisible aux intérêts du malade.

Jusqu'ici, en nous occupant de la protection accordée par la loi aux intérêts de l'aliéné non interdit, nous n'avons parlé que de l'administrateur' provisoire de ses biens. Mais il peut

\%k LÉGISLATION.

en outre être pourvu, suivant les circonstances, d'un man- dataire spécial chargé de le représenter en justice (art. 33), d'un notaire chargé, de le représenter dans les inventaires, comptes, partages et liquidation (art. 36) et d'un curateur à sa personne, lequel devra veiller : à ce que ses revenus soient employés à adoucir son sort et à hâter sa guérison ; à ce qu'il soit rendu au libre exercice de ses droits aussi- tôt que sa situation le permettra (art. 38). Ce système ne brille pas par la simplicité, et tout récemment il a été l'ob- jet d'une sérieuse critique de la part de M. Hue. , Afin de remédier aux inconvénients qu'il signale, ce jurisconsulte propose de réunir entre les mains d'un seul et même agent toutes les attributions partagées aujourd'hui entre l'administrateur provisoire, le mandataire spécial et le curateur.

Cette mesure, si elle était adoptée, dépasserait évidem- ment le but : les attributions de l'administrateur provisoire et celles du mandataire spécial pourraient sans doute être réunies dans les mêmes mains, mais il n'en saurait être de même de celles du curateur. Celui-ci, en effet, a à remplir un rôle tout spécial qui exige qu'il n'ait aucune commu- nauté d'intérêts avec le malade; aussi la loi a-t-elle stipulé qu'il ne peut être choisi parmi ses héritiers présomptifs, et il serait extrêmement gênant d'étendre cette même exclu- sion à l'administrateur provisoire et au mandataire spécial.

Entrons dans quelques détails sur les fonctions théoriques du curateur, et sur ce qu'elles sont dans la pratique.

Il faut bien le reconnaître, la folie a souvent pour résul- tat de relâcher les liens de famille et de rompre les affec- tions. Souvent aussi l'oubli est le lot de ceux que la maladie éloigne forcément du foyer domestique. Dans les premières périodes de l'affection, alors que l'on espère encore la guérison, les familles ne reculent devant aucun sacrifice; elles sont prêtes à tout payer. Mais quand l'incurabilité

GESTION DES BIENS DES ALIÉNÉS. 135

est reconnue, elles se fatiguent de tant dépenser et restrei- gnent les frais de la pension. Puis les parents disparaissent ; il ne reste plus, pour avoir soin du malade, que des alliés ou des collatéraux, c'est-à-dire des héritiers présomp- tifs chez lesquels les sentiments d'affection peuvent être étouffés par la convoitise. Tout ce que coûte le pauvre aliéné leur paraît autant de dérobé à ce qui doit leur reve- nir un jour, et ils mettent tous leurs soins à dépenser pour lui le moins possible.

Tous les médecins aliénistes connaissent des exemples de cette triste décroissance de bien-être, de ces déchéances progressives : il y a certains malades qui ont commencé par être placés dans les maisons de santé les prix sont les plus élevés, puis qui, de rabais en rabais, sont tombés aux plus basses pensions des asiles publics ; heureux lorsque, dans cette humble position, ils peuvent du moins obtenir le linge et les effets qui leur sont strictement nécessaires. Et malheureusement ces privations ne sont pas toujours le résultat d'une pénurie réelle; parfois elles ne peuvent être attribuées qu'à une parcimonie intéressée de la part de •ceux qui sont chargés de pourvoir à leurs besoins.

C'est parce qu'elle connaissait la possibilité de pareils abus que la loi a voulu que tout aliéné séquestré et non interdit pût être pourvu d'un curateur, chargé de veiller à ce qu'il reçût des soins en harmonie avec ses ressources. Cette prévision était sage, mais il est bien rare qu'elle soit appliquée.

Sur plusieurs milliers d'aliénés dont nous avons eu à nous occuper, deux ou trois à peine, à notre connaissance, étaient pourvus d'un curateur; encore, en dix ans de pra- tique dans les asiles publics, ne nous rappelons-nous pas avoir vu une seule fois un curateur intervenir pour surveiller activement le bien-être du malade confié à sa sollicitude.

Pour éviter cette négligence, il faudrait qu'au lieu

136 LÉGISLATION.

d'avoir besoin d'être provoquée par une requête spéciale, la nomination d'un curateur fût faite de plein droit. C'est ce qui a lieu en Angleterre, le lord chancelier est, d'office, chargé de veiller à la conservation de la fortune de tous les aliénés riches, et à l'emploi de leur revenu de la ma- nière la plus propre à assurer leur bien-être, mission qu'il accomplit avec l'aide de deux inspecteurs, docteurs en médecine, nommés maîtres en aliénation mentale (Masters in lunacy). Sans doute ce ne serait pas précisément le même système qu'il conviendrait d'établir en France, mais on pourrait certainement atteindre le même but par quel- que autre moyen.

Le curateur ne pouvant être choisi parmi les membres de la famille de l'aliéné, ou du moins parmi ceux qui peu- vent hériter de lui (art. 38 de la loi), on a proposé de char- ger de ces fonctions soit le receveur-économe de l'asile (1)^ soit un membre de la commission de surveillance.

Ni l'une ni l'autre de ces propositions n'est admissible. 11 faut que la personnalité du curateur ne dépende pas de l'entrée ou de la sortie du malade de tel ou tel établisse- ment; il faut qu'il soit attaché à la personne du malade, dans quelque asile que celui-ci soit placé. De plus, le comp- table de l'asile ou le membre de la commission de surveil- lance seraient à coup sûr accusés de vouloir exagérer les dépenses, afin d'en faire profiter l'établissement, et de favo- riser les intérêts de leur administration plutôt que ceux de leur pensionnaire.

Le curateur doit ne tenir ni à la famille, ni à l'établisse- ment. Sa position doit être indépendante de tout lien, au-dessus de tout soupçon. Ce n'est qu'à ces conditions que son influence peut s'exercer librement en faveur du malade.

Nous demandons donc, afin de combler une lacune

(1) Michaut, Pétition au Sénat, 16 avril 18§5.

PROCÉDURE DE L'INTERDICTION. 137

regrettable de la loi, que, par une mesure générale, il soit nommé un curateur à la personne de tout aliéné non interdit placé dans un asile, et que ce curateur soit muni d'une autorité suffisante pour pouvoir s'acquitter complète- ment de la mission qui lui est confiée.

IX

Procédure de l'interdiction.

Prescrire que dans toute a /faire d'interdiction il sera fait une expertise médicale, et que les experts seront entendus à l'audience publique.

Nous ne nous dissimulons nullement qu'en abordant une semblable question, nous sortons de ce qui a été jusqu'ici l'objet de la législation spéciale aux aliénés, et que nous proposons une modification aux articles &89 et suivants du Code civil, qui constituent le chapitre de l'interdiction.

Mais cette question se relie si intimement à notre sujet, et il nous paraît y avoir de si bonnes raisons pour en parler dans ce travail, que nous croyons devoir passer outre à l'objection qui précède et indiquer ici ce qui serait, à notre avis, une des améliorations des plus considérables à la légis- lation française.

Nous avons montré, en discutant l'article premier de notre programme, qu'au lieu de vouloir isoler l'une de l'autre la médecine et la magistrature, et les empêcher d'in- tervenir toutes deux dans une même question, nous sommes au contraire d'avis qu'il faut associer leur action et combi- ner leurs efforts dans quelques-uns des problèmes ardus que soulève l'aliénation mentale. Sans doute, au début, il pourrait bien y avoir quelques tiraillements; niais on ne tarderait pas à constater, comme résultat heureux de cette collaboration, que les médecins deviendraient un peu plus

138 LÉGISLATION.

légistes, et que les magistrats adopteraient bien des opi- nions médicales qu'aujourd'hui ils sont tout disposés à combattre.

Nous avons exposé comment il nous paraît possible et désirable de faire intervenir la magistrature quand il s'agit de priver un citoyen de sa liberté; nous croyons, par suite du même principe, qu'il serait nécessaire de faire intervenir la médecine quand il s'agit de l'interdire, et, si la loi pres- crit l'une de ces mesures, elle devrait aussi prescrire l'autre.

Nous savons bien que, dans l'état actuel des choses, il est rare qu'un certificat de médecin ne soit pas fourni à l'appui de la demande d'interdiction. Mais cette pièce même n'est pas indispensable, et nous ne pouvons la trouver suffisante pour procurer à la justice tous les éléments de conviction qu'en pareil cas la médecine pourrait et devrait lui fournir. Ce certificat est ordinairement conçu en quelques lignes ; il est parfois demandé au médecin d'un asile, sans indica- tion du but auquel il est destiné. Aussi ce médecin peut-il omettre d'y mentionner certaines particularités importan- tes qu'il n'eût pas manqué de donner, s'il eût mieux su de quoi il s'agissait.

D'autre part, lorsque le médecin est prévenu qu'un cer- tificat, délivré par lui, doit être joint à une demande en interdiction, ce peut être précisément pour lui un motif d'être très-réservé et très-peu explicite dans la rédaction de cette pièce ; il sait, en effet, qu'elle sera copiée tout au long dans la requête dont la malade recevra notification, et que pour peu que celui-ci soit encore capable de raisonner et disposé à la vengeance, il peut y avoir une source d'in- convénients graves et de dangers très-sérieux.

Non, ce n'est pas sous cette forme seulement que la méde- cine doit être consultée dans une question qui est essentiel- lement pathologique, comme le Code le reconnaît par le texte même de l'article 510. Pour bien faire, il faudrait qu'elle

PROCÉDURE DE L'INTERDICTION. 139

fût mise formellement en demeure de dire tout ce qu'elle peut savoir sur la maladie, sur ses causes, sur sa gravité, sa durée, son évolution et son issue probables.

Au lieu de cela, le tribunal n'a, pour s'éclairer, que les témoignages de gens étrangers à toutes connaissances mé- dicales, et l'interrogatoire qu'un juge a fait subir au malade, en présence du procureur impérial. C'est donc principale- ment d'après le résultat de cet interrogatoire que le juge- ment est rendu.

Or, dans quelle circonstance l'interdiction doit-elle être prononcée? C'est, dit l'article US9 du Code civil, lorsqu'un majeur « est dans un état habituel d'imbécillité, de démence ou de fureur, même lorsque cet état présente des intervalles lucides.» Eh bien! croit-on que le simple interrogatoire d'un juge fournisse toujours au tribunal des lumières suffi- santes pour reconnaître une pareille situation mentale.

Nous ne v< ulons pas reproduire ici les critiques, parfois ironiques, qui ont été faites par d'autres sur la manière dont ces interrogatoires sont souvent conduits, et sur le peu de signification que peuvent avoir quelques réponses exactes faites à quelques questions banales. Bien que ces critiques soient souvent justifiées par les faits, nous ne voulons pas nous donner l'avantage d'en profiter. Mais n'est-il pas évi- dent qu'un individu peut ne répondre, à un moment donné, que des extravagances et des incohérences au juge qui l'in- terroge, sans qu'il soit, pour cela, dans l'état habituel de trouble intellectuel que suppose la loi? Ne l'est-il pas égale- ment qu'un autre peut répondre, en pareil cas, d'une manière calme et rationnelle, parce qu'il est dans un intervalle lucide, sans que rien permette au juge de faire la distinction entre cet intervalle lucide et un état ordinaire de raison? N'est-il pas enfin assez fréquent qu'un véritable aliéné réponde d'une manière suivie et logique, parce que son délire n'est que partiel et que les sujets sur lesquels il déraisonne, dans ses

UO LÉGISLATION.

propos ou dans ses actes, n'ont pas été abordés par son inter- rogateur?

Et dans toutes ces circonstances, le tribunal, de la meil- leure foi du monde, rend, faute d'une instruction suffisante, un jugement qui, si l'on descend au fond des choses, n'est certes pas conforme à l'équité.

Nous avons vu interdire une femme qui, à l'interrogatoire, n'avait répondu au juge que par des injures, des menaces et des voies de fait, et qui trois mois après sortait de l'asile, parfaitement guérie.

Nous avons vu refuser l'interdiction d'un homme qui avait répondu d'une manière sensée sur son âge, le pays de sa naissance, l'objet de son commerce, et qui, mis en liberté par ordre du tribunal, était ramené à l'asile le soir même, après avoir commis toutes sortes d'extravagances, immé- diatement suivies d'une longue période d'agitation et de délire violent.

Dans les deux cas, le tribunal avait jugé avec d'excellentes intentions, personne n'en peut douter, d'après les résultats de l'interrogatoire, et il avait cru bien faire.

Et cependant, les résultats de ces deux jugements ont été désastreux. La femme, en rentrant dans son pays, a eu la douleur d'apprendre que sa maison, c'est-â-dire le plus clair de son avoir, venait d'être vendue par un fils dissipateur qui avait eu le talent de se faire nommer tuteur.

L'homme avait deux enfants mineurs, nés d'une mère étrangère, et dont les intérêts ont souflert, parce qu'il n'a pas été possible de leur organiser une tutelle régulière.

Les tribunaux dont nous venons de parler auraient très- probablement su éviter deux erreurs aussi graves, si des médecins expérimentés avaient été pour leur dire ce que les juges ne pouvaient ni deviner, ni reconnaître par eux- mêmes, c'est-à-dire que dans un cas ils avaient affaire à une femme atteinte, pour la première fois de ?a vie , d'un accèfe

Procédure de l'interdiction,. 1M

de manie aiguë dont il était très-rationnel d'espérer la pro- chaine guérison, et que dans l'autre, il s'agissait d'un homme affecté de démence paralytique, présentant au moment ou il avait été interrogé une de ces rémissions si fréquentes dans cette maladie, et si constamment suivies de rechutes mortelles.

Les jugements analogues à ceux que nous venons de citer, d'après notre expérience personnelle, ne sont pas très-rares, et il n'est pas de médecin habitué à soigner les aliénés qui n'en connaisse de semblables. Loin de vouloir incriminer la pureté d'intentions et le savoir des magistrats qui les ren- dent, nous nous plaisons à reconnaître que faute d'éléments de conviction convenables, ils ne peuvent éviter ces erreurs; mais en même temps nous proclamons la nécessité de leur procurer, par tous les moyens possibles, ces éléments qui leur manquent.

Nous savons bien que, dans certains procès d'interdiction, des médecins spécialistes sont appelés à déposer à l'audience en qualité de témoins ou d'experts. Mais ce ne sont que des cas exceptionnels, tandis que ce devrait être la règle générale, applicable à tous les cas sans aucune exception.

Ce système fonctionne en Prusse, il rend d'excellents services. L'expérience acquise dans ce pays voisin est une raison de plus pour encourager à l'appliquer dans le nôtre.

Nous demandons donc que le jugement qui, à la suite de toute demande en interdiction, ordonne que le conseil de famille sera appelé à donner son avis, et que le malade sera interrogé par un juge (art. 49^), ordonne en môme temps qu'une expertise médicale aura lieu, qu'il désigne les experts et que le jugement définitif ne puisse être rendu qu'en audience publique, les experts étant entendus aussi bien que les parties (art. 498).

142 LÉGISLATION*

X

Surveillance des aliénés en liberté.

Ordonner des mesures de surveillance et des garanties à l'égard des aliénés non légalement séquestrés, et notamment de ceux que les familles placent, hors de chez elles, ailleurs que dans les asiles.

Tous les aliénés ne sont pas placés dans les asiles, il s'en faut de beaucoup; d'après le recensement général de 1861, il y aurait eu à cette époque, en France, un nombre total de 84 21 h aliénés, sur lesquels 31 054 étaient renfermés dans les asiles spéciaux, publics ou privés, et 53,160 restaient en dehors de ces établissements.

Il en est de même dans les autres pays, et dans presque tous, les lois spéciales relatives aux aliénés ont eu soin de prescrire quelques mesures de surveillance à l'égard de ces aliénés légalement libres. Tantôt la loi considère comme asile privé toute maison un aliéné est gardé et soigné, soit hors de sa famille, soit même au sein de sa famille, et sou- met cette maison aux mêmes obligations légales et aux mêmes moyens de surveillance que les asiles véritables ; tan- tôt elle se contente d'une déclaration une fois faite, et d'un contrôle médical exercé de loin en loin (1).

Ces mesures ont un double motif : elles ont pour but, d'une part, de garantir la société contre les risques que peut lui faire courir un aliéné mal surveillé, d'autre part, de défendre les intérêts de chaque citoyen, en veillant à ce qu'aucun d'eux ne soit gêné dans sa liberté à moins d'être réellement malade; et dans ce dernier cas à ce qu'il reçoive

(1) V. L. Lunier, Des placements volontaires dans les asiles d'aliénés. Étude sur les législations française et étrangère {Annales médico-psy- chologiques, juillet 1868).

LES ALIÉNÉS EN LIBERTÉg 143

les soins qu'exige sa position, à ce qu'il ne soit l'objet d'au- cun mauvais traitement, d'aucune rigueur intempestive.

C'est, en effet, chez les particuliers et dans les familles, bien plus que dans les asiles, que sont à craindre les séques- trations arbitraires, les négligences coupables, les sévices volontaires ou les simples maladresses résultant de l'inexpé- rience et des préjugés. 11 ne se passe pas une année sans que des faits de ce genre soient signalés par la presse à l'in- dignation publique, et chacun se rappelle l'émotion que toute l'Europe a éprouvée, il y a quelques mois, quand on découvrit qu'une malheureuse femme était restée enfermée pendant trente ans dans un coin obscur du couvent des reli- gieuses carmélites à Cracovie. Sans doute il a été démontré que la sœur ainsi renfermée était une aliénée et une aliénée difficile à soigner, mais le mystère de la séquestration et l'incompétence des gardiennes ont permis de donner à ce fait une interprétation qui n'aurait jamais été possible, si la pauvre malade avait été soignée dans un asile, ou si au moins l'autorité publique avait été appelée à constater son délire et à surveiller les mesures dont elle était l'objet.

La loi française du 30 juin 1838 s'occupe très-peu de ce côté de la question ; elle se borne à dire (art. 5) : « Les établissements privés, consacrés au traitement d'autres maladies, ne pourront recevoir les personnes atteintes d'aliénation mentale, à moins qu'elles ne soient placées dans un local entièrement séparé. Ces établissements devront être, à cet effet, spécialement autorisés par le gouvernement et seront soumis, en ce qui concerne les aliénés, à toutes les obligations prescrites par la présente loi. » Ce qui revient à dire que ces établissements devront devenir de- véritables asiles, ou, en d'autres termes, qu'il ne sera jamais permis de placer un aliéné ailleurs que dans un asile spécial.

La prescription est formelle ; elle a un caractère absolu.

ïk'i LEGISLATION i

Mais est-elle applicable dans la pratique et est-elle sutïr- santé?

Ces 53 000 aliénés, légalement libres, qui existent en France, ne peuvent pas être purement et simplement abandonnés à eux-mêmes; il faut bien qu'ils soient soignés et gardés. Tous n'ont pas de familles; lors même qu'ils en auraient une, celle-ci ne pourrait pas toujours se charger d'eux, ou ne saurait pas en avoir soin. Que deviennent-ils donc?

Il faut bien le dire, la loi se trouve presque forcément oubliée; tout le monde le sait et personne ne s'y oppose.

N'arrive-t-il pas souvent en effet que des malades, au début de leur folie, sont placés dans des établissements d'hydrothérapie; que des aliénés tranquilles et inoffensifs sont soignés dans des maisons de santé ordinaires; que des dames qui ne peuvent plus rester dans leur famille sont mises en pension dans des couvents, elles reçoivent les soins d'un médecin spécialiste?

Les mêmes illégalités, puisque cela est illégal, se pas- sent dans des établissements publics. On a souvent à soigner, dans certains hôpitaux que nous pourrions citer, des malades dont l'affection est certainement une folie, et que l'on y conserve tant qu'ils ne sont pas trop gênants.

Les préfets et les conseils généraux eux-mêmes prennent des mesures contraires à la loi, car ils cherchent autant que possible à laisser dans les hospices, à la charge des communes, les vieillards en démence sénile, les imbéciles et les idiots; et certes ce sont bien des aliénés.

On doit donc le reconnaître, les prescriptions de l'article 5 de la loi sont inapplicables, et dès lors il importerait de les modifier pour mettre la lettre en harmonie avec les faits. Il faudrait mieux admettre ceux-ci, les réglementer et les soumettre à un contrôle effectif, que de les interdire en droit et de les tolérer en pratique, comme cela a lieu.

tE§ ALIÉNÉS EN LIBERTÉ. ÎU5

Il en est de même pour les aliénés conservés dans les habitations privées. Du moment ils sont atteints de folie, on est obligé de les garder, de les contraindre à certains égards, d'apporter certaines restrictions à leur liberté; ce sont certainement des mesures nécessaires, des précau- tions indispensables, et l'on ne saurait appliquer à ceux qui les prennent les peines prescrites par l'article 3M du Gode pénal contre le crime de séquestration de personnes. A qui viendrait-il l'idée de condamner aux travaux forcés la femme qui retient, même de force, et soigne malgré lui son mari qui a perdu la tête? Et cependant, au point de vue du droit pur, il n'y a pas de milieu entre le place- ment dans un asile et la séquestration illégale, et c'est encore la tolérance qui est obligée de faire, entre ces deux extrêmes, la part de l'équité. Ne faudrait-il pas mieux que cette part fût faite par la loi elle même?

M. le docteur Bouchard, dans un mémoire fort bien pensé et fort bien écrit, sur la question des aliénés et la loi du 30 juin 1838, a particulièrement insisté sur ce côté de la question, et a demandé, comme nous, que des mesures fussent prises à l'égard des aliénés légalement libres, dont la loi ne s'occupe pas aujourd'hui.

Il propose qu'à partir du moment l'on reconnaît qu'une personne est atteinte d'aliénation mentale et a besoin d'être soignée en conséquence, sans qu'on la place dans un asile, il en soit donné avis aux autorités adminis- tratives et judiciaires, et qu'un certificat de médecin soit fourni à l'appui de cette déclaration.

A partir de ce moment, dit-il, la surveillance pourrait s'exercer suivant le mode habituel. Il entend sans doute par que le malade serait soumis, dans les trois jours, à l'examen d'un médecin envoyé par le préfet (art. 9), et en- suite à la visite trimestrielle du procureur impérial, tandis que le président du tribunal, le juge de paix, le maire, le foville. 10

1 46 LÉGISLATION.

le préfet et ses délégués, ceux du ministre, seraient aussi chargés de la visite, mais à leur connaissance, sans époque fixe (art. U). Gela serait bien compliqué, et il serait facile, croyons-nous, le principe une fois admis, de formuler la mesure d'une manière plus nette et plus pratique. On pourrait dire, par exemple, que le malade sera visité chaque semestre par le juge de paix de son canton et par un médecin délégué du préfet (le médecin cantonal, il eii existe), et que tous deux enverront à l'autorité dont ils relèvent un rapport sur le résultat de leur visite, et, s'il y à lieu, des propositions sur les mesures à prendre dans l'intérêt du malade ou de la société. Mais, pour être un peu trop vague, la proposition de M. Bouchard n'en mérite pas moins une très-sérieuse attention, et nous nous associons complètement à lui lorsqu'il ajoute : « Cette modificatiDn sauvegarderait à la fois les intérêts des famil- les et ceux des aliénés, donnerait au médecin plus de lati- tude pour le choix et l'application d'un traitement dans les premières périodes de la maladie, ou à l'époque de la convalescence, et rendrait enfin possible chez nous, mais dans des limites assez restreintes, l'application du système familial, du traitement des aliénés dans leur famille assistée ou chez un étranger rémunéré, système qui, sous la loi actuelle, deviendrait la source d'abus inévitables (1). »

XI

Prévenus soupçonnés de folie.

Autoriser le placement provisoire dans les asiles, à titre d'observation, des prévenus soupçonnés de folie.

Il arrive souvent que des doutes s'élèvent dans l'esprit d'un magistrat instructeur sur l'intégrité de la raison d'un

(1) Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, année 1868, p. 673.

PRÉVENUS SOUPÇONNÉS DE POLIE. \U1

individu prévenu de quelque crime ou de quelque délit. Le magistrat ne manque pas, en pareil cas, de recourir aux lumières de la science médicale et de charger un ou plu- sieurs médecins d'examiner l'état mental de l'individu et de déterminer s'il est ou non atteint de folie. Il est juste d'ajouter que lorsqu'il existe un asile d'aliénés dans le res- sort judiciaire, le médecin de cet asile est, à cause de sa spécialité, presque toujours chargé de cet examen.

Mais il y a plus : afin de rendre cet examen plus facile et plus concluant, le prévenu est souvent envoyé en observa- tion à l'asile même.

Cette mesure est une pratique excellente. En effet, il y a une très-grande différence, pour le médecin expert, d'en être réduit à faire au prévenu quelques visites, dans sa prison, sans autres renseignements que ceux qui lui sont donnés par les gardiens de cette prison, ou bien de l'avoir sous les yeux dans l'asile même dont il est le chef. Là, il le voit matin et soir, il est tenu au courant de tout ce qui le concerne, il peut l'entourer d'une surveillance continue exercée par des agents habitués à ce genre de malades; il peut, plus facilement que partout ailleurs, pénétrer et déjouer les tentatives de simulation; l'asile enfin présente des garanties suffisantes contre une évasion, au moins dans la majorité des cas. Nous le répétons donc, la mesure est excellente en pratique, mais elle a un inconvénient très- grave, celui d'être illégale.

La loi en effet est formelle. Les asiles, d'après elle, ne peuvent admettre que des aliénés, placés volontairement ou d'office, mais dans tous les cas reconnus et déclarés aliénés. Telle' n'est pas la position du prévenu qui y est envoyé, précisément pour que l'on reconnaisse s'il jouit ou non de sa raison, s'il doit être déclaré responsable ou irresponsable de ses actes, en un mot s'il est fou ou s'il ne l'esL pas.

!/|8 LÉGISLATION.

Nous savons bien que ces individus sont envoyés à l'asile en vertu d'une pièce officielle : celle-ci peut être une ordonnance du procureur impérial ou du président des assises; elle peut même être un arrêté du préfet, rendu à la demande de l'autorité judiciaire. Mais pour être officiel- les, ces pièces n'en sont pas plus légales. La responsabilité du chef de l'asile peut être mise à couvert par Tordre qu'il reçoit de son supérieur, mais la loi n'en est pas moins violée.

Ici encore, il faudrait modifier cette loi de manière à la mettre d'accord avec l'équité et la pratique.

Il y a grand avantage à ce que certains prévenus puissent être conduits dans les asiles afin d'être soumis à une expertise médico-légale, cela est certain.

11 n'y a pas du reste à invoquer en pareille matière le principe de la liberté individuelle : ces prévenus sont déjà privés de la leur; la société a été obligée de les éloigner de son sein, et le séjour de l'asile, à coup sûr, n'est pas plus compromettant pour eux que celui de la prison.

Nous pensons donc qu'il y aurait avantage à ce que la loi sur les aliénés contînt une clause en vertu de laquelle certains magistrats, les procureurs généraux par exemple, pussent envoyer un prévenu, sur l'état mental duquel des doutes se seraient élevés, en observation dans un asile public.

XII

Aliénés dits criminels.

Soumettre à des mesures légales spéciales les individus dits « aliénés criminels » .

C'est uniquement pour nous conformer à un usage aujourd'hui généralement adopté, et pour éviter une péri- phrase embarrassante, que nous employons cette dénomi- nation d'aliénés criminels qui nous est venue d'Angleterre.

ALIÉNÉS DITS CRIMINELS H 9

En réalité, la notion de crime doit disparaître com- mence celle de folie, et logiquement l'association de ces deux mots devrait être absolument évitée.

Quoi qu'il en soit, sous le nom d'aliénés criminels, on confond des malades appartenant à bien des catégories différentes. En effet, selon les cas, on désigne ainsi :

Des condamnés, 'qui étaient sains d'esprit au moment de l'acte et du jugement, et qui depuis sont devenus fous;

Des gens, condamnés pour un fait réputé crime ou délit, et qui, on le reconnaît après la condamnation, étaient déjà atteints de folie lorsqu'ils ont commis l'acte incriminé;

Des gens qui, mis en jugement, ont été reconnus aliénés, et acquittés comme irresponsables d'un acte inspiré par le délire;

Des prévenus qui paraissent avoir été sains d'esprit quand ils ont commis l'acte, mais qui, devenus fous pendant l'instruction de l'affaire, ne peuvent passer en jugement, vu leur état actuel de trouble intellectuel;

Des prévenus qui son t reconnus fous pendant l'instruction , qui, à cause de leur état d'aliénation au moment de l'acte, sont l'objet d'une ordonnance de non-lieu, mais que l'au-* torité judiciaire remet aux mains de l'autorité administra- tive afin que celle-ci les mette hors d'état de recommencer;

Des gens qui ont commis des actes justiciables des tribu- naux, mais qui, même avant le commencement de l'instruc- tion, sont reconnus comme aliénés et envoyés d'emblée dans des asiles.

C'est l'Angleterre, avons-nous dit, qui a consacré cette dé- nomination d'aliénés criminels, « criminal lunatics «.Depuis 1800 ils ont été, dans ce pays, l'objet d'un grand nombre d'actes du Parlement, qui prescrivent à leur égard des mesures spéciales. La principale consiste à les faire renfer- mer dans des asiles qui leur sont exclusivement consacrés. Aujourd'hui il existe dans le Royaume-Uni trois de ces

150 . LÉGISLATION.

asiles : celui de Broadmor en Angleterre, celui de Drum- drum en Irlande, un autre servant d'annexé à la prison de Perth, en Ecosse.

En France, les malades appartenant aux différentes caté- gories que nous venons de mentionner ne sont l'objet d'aucune disposition légale qui leur soit propre, et aucun établissement spécial ne leur est destiné.

Quelques-uns, lorsqu'ils sont dans les prisons, y restent ; d'autres en plus grand nombre sont mis dans les asiles d'aliénés ordinaires, et mêlés aux autres malades.

Cet état de choses a été critiqué depuis longtemps. Plu- sieurs auteurs, Georget, Parchappe, MM. Brierre de Bois- mont (1) et Legrand du Saulle ont demandé la création d'asiles spéciaux. D'autres, notamment M. J. Falret, ont combattu cette proposition comme inutile (2).

Sans entrer ici dans une discussion qui nous entraînerait trop loin, nous reconnaîtrons avec M. Falret que beaucoup des malades rentrant dans l'une ou l'autre des catégories énumérées ci -dessus peuvent, sans aucun inconvénient, séjourner dans les asiles ordinaires, confondus avec la foule des aliénés placés d'office.

Mais il n'en est pas de même pour tous les cas. Il est certain que dans un asile ordinaire, surtout s'il reçoit des pensionnaires de classes aisées, il peut y avoir des incon- vénients très-graves à admettre certains criminels venant d'une maison centrale ou du bagne. 11 n'y en a pas moins à être obligé de recevoir, même sans qu'ils aient été con- damnés, des hommes qui ont attiré sur eux une lugubre

(1) Brierre de B'oismont, Les fous criminels de l'Angleterre. Étude médico-psychologique et légale (Ann. d'hyg., 1869, 2e série, t. XXXI, p. 382).

(2) Voyez J. Falret, Société médico - psychologique, séance du 15 novembre 1868 {Annales médico --psychologiques, 5e série, t. I, p. 136).

ALIÉNÉS DITS CRIMINELS 151

notoriété parla monstruosité de leurs méfaits, alors même que ceux-ci ont été inspirés par le délire.

Pour ne citer qu'un exemple de ces inconvénients, nous rappellerons le funeste accident arrivé il y a quelques années à l'asile de Marseille, trois infirmiers furent tués en quelques instants par deux malades qui cherchaient à s'évader. Ces deux malades étaient des épileptiques venant du bagne de Toulon.

Nous-même, dans un asile dont nous étions directeur- médecin, nous avons reçu un jour sept épileptiques évacués d'un seul coup d'une maison centrale. Leur présence au milieu de nos malades fut la source de tant de difficultés, de tant d'embarras, que nous dûmes nous adresser à l'autorité supérieure et faire réclamations sur réclamations pour obtenir qu'on nous débarrassât de ces hôtes indisci- plinés et dangereux. Enfin, sur notre déclaration que nous nous attendions, d'un moment à l'autre, à une évasion que les conditions matérielles de l'asile ne nous permettaient pas d'empêcher à coup sûr, le ministre voulut bien autori- ser leur réintégration dans la maison centrale. La veille du jour cette décision nous fut notifiée, trois de ces ban- dits, justifiant nos craintes, étaient parvenus à s'échapper, et d'importants délits commis dans les campagnes voisines ne tardèrent pas à y signaler leur présence.

Pour les individus de ce genre, nous pensons qu'il fau- drait prendre des mesures spéciales; nous reconnaissons que du moment ils sont malades, la prison proprement dite ne leur convient pas, mais nos asiles ordinaires ne sont pas davantage faits pour les recevoir. Il faudrait organiser à leur usage une sorte d'établissement mixte, intermédiaire entre l'asile et la prison ; le mieux serait peut-être, ainsi que l'administration supérieure paraît y avoir songé plus d'une fois, d'établir, auprès de certains établissements pénitentiaires, un quartier spécial d'aliénés, aménagé

1 0'2 LÉGISLATION.

comme le sont les bons asiles et confié à la direction d'un médecin aliéniste expérimenté.

Mais ce n'est pas seulement au point de vue du lieu ils doivent être séquestrés que, dans l'état actuel de la législation, ces individus peuvent être une cause très-grave d'embarras.

Il arrive, par exemple, assez souvent qu'un homme qui, dans un état de délire, a commis un crime, un meurtre, et qui., reconnu aliéné, a été séquestré comme tel dans un asile, présente au bout d'un certain temps une améliora- tion considérable dans son état mental, et réclame sa mise en liberté.

La perplexité est alors extrême pour le médecin. Il est en présence d'un homme qui ne déraisonne ni dans ses propos, ni dans ses actes. En circonstances ordinaires, d'après le texte de la loi, il devrait le déclarer guéri et le faire sortir de l'asile; mais cet homme a commis un meurtre; mais sa maladie est une de ces folies partielles qu'un séjour de quelque temps dans un asile suffit presque constamment à masquer ou à neutraliser, et qui se repro- duisent presque fatalement après la sortie. Il y a tout à craindre qu'une fois dehors, celui-ci ne retombe dans les mêmes égarements et ne commette un nouveau crime.

Quelle grave alternative ! Garder cet homme, c'est com- mettre un attentat apparent contre la liberté individuelle; le mettre en liberté, c'est exposer la société à un danger imminent

Nous nous sommes trouvé en proie à ce dilemme, et nous savons par expérience combien cet embarras est ter- rible. La plupart de nos collègues ont éprouvé les mêmes difficultés.

Pour nous, dans deux cas de ce genre, nous avons cru devoir nous déterminer, par prudence, à conserver des ma- lades homicides, bien qu'ils pussent paraître guéris. Nous

ALIÉNÉS DITS CRIMINELS. 153

avons refusé de prendre l'initiative de leur mise en liberté, et quand des réclamations ont été adressées à l'autorité ad- ministrative, nous avons fourni à celle-ci des explications qu'elle a sanctionnées en maintenant le placement d'office.

Mais, nous le reconnaissons, nous nous mettions ainsi à côté de la stricte légalité; pour éviter cet inconvénient, il faudrait donc que la loi fixât une règle de conduite à suivre clans les cas de ce genre. Nous serions d'avis qu'elle auto- risât le maintien de la séquestration, même après la guérison apparente, à l'égard de tout individu ayant, dans un état de folie, commis un homicide ou une tentative sérieuse d'homicide. Le risque qu'une récidive ferait cou- rir à la société est tellement grave, qu'elle doit avoir le droit de prendre des mesures énergiques pour sa protec- tion.

Il y a encore une autre catégorie d'individus qui sont une cause continuelle d'embarras pour les médecins alié- nistes et pour les magistrats. Ce sont ces êtres à organisa- tion défectueuse, à penchants vicieux, à instincts maladifs, qui ne peuvent se fixer à aucune occupation suivie, ni sup- porter le grand air sans devenir malades d'ivrognerie et de débauche. A moitié fous et à moitié sains, ils oscillent sans cesse entre la raison et le délire; ils sortent de prison pour entrer à l'asile; à peine hors de l'asile, ils retombent en prison. Se conduire raisonnablement quand ils sont en liberté, cela leur est absolument impossible. Par contre, dès qu'ils sont enfermés, ils redeviennent logiques dans leurs propos, réguliers dans leurs actes, et en raison de la législation courante, on est bientôt obligé de les laisser sortir.

Ces individus sont bien réellement des malades, des aliénés, mais ils cessent d'en avoir l'air dès qu'ils sont enfermés, pour en reprendre toutes les allures dès qu'ils sont libres. Pour se faire une idée des embarras qu'ils

154 LÉGISLATION.

occasionnent, on peut se reporter au mémoire de M. Brierre de Boismont sur les aliénés vagabonds (1), et aux déposi- tions du docteur Blanche dans les affaires toutes récentes des nommés Apparcelle, Petion de Villeneuve et Jeanne (2). Sans doute, il faudrait se garder de faire un procès de tendance, et de soumettre qui que ce «oit à une séquestra- tion perpétuelle, sur une simple présomption. Mais quand les mêmes faits se reproduisent coup sur coup exactement de la même manière, lorsque l'expérience a été faite et refaite un grand nombre de fois et a démontré, de façon à ne laisser aucun doute, que ces malheureux, si raisonnables à l'asile, sont incapables de conserver leur raison une fois qu'ils sont rendus à la société, il devrait être permis par la loi de prolonger leur séquestration, afin d'éviter une inévi- table rechute et tous les dangers qu'elle entraîne.

Nous sommes loin d'avoir épuisé toutes les considérations intéressantes auxquelles pourraient donner lieu les ques- tions médico-légales relatives à la folie, mais nous en avons dit assez pour montrer que, pour plusieurs d'entre elles, la législation actuelle rend les décisions à prendre extrême- ment embarrassantes, et pour faire voir que des problèmes d'une haute importance restent encore sans solution légale. C'est, nous l'espérons du moins, avoir démontré que l'on ne saurait réviser la loi du 30 juin 1838 sans y introduire quelque nouvelle mesure s'appliquant aux maladies de ce genre.

Par les développements dans lesquels nous venons d'en- trer, sur chacun des articles du programme d'améliora-

(1) Brierre de Boismont, De la nécessité de créer un établissement spécial pour les aliénés vagabonds et criminels (Annales d'hygiène et de médecine légale, 1846, t. XXXV, p. 396).

(2) Voyez le Droit et la Gazette des tribunaux des 12 août, 20 octobre et 11 novembre 1869.

ALIÉNÉS DITS CRIMINELS. 155

lions que nous proposons d'apporter à la loi du 30 juin 1 838, nous espérons avoir réussi à démontrer, comme nous en avons annoncé l'intention, que si c'est un devoir de défen- dre cette loi contre des attaques injustes, c'en est un égale- ment de reconnaître que du premier coup, le législateur n'a pu atteindre à la perfection; d'avouer que, malgré sa grande valeur, son œuvre est susceptible de certains per- fectionnements et qu'elle présente quelques lacunes qu'il serait possible de combler.

Dans les circonstances actuelles il appartient à la méde- cine spécialiste de préparer des matériaux pour la révision de cette loi, comme elle a préparé, il y a plus de trente ans, ceux de la loi elle-même. Ainsi que Va si bien dit le professeur Tardieu, « l'intervention de la médecine, c'est- à-dire de la science de l'homme, dans les questions sociales et économiques, est comprise aujourd'hui par tous les esprits élevés et, ce qu'il convient de dire bien haut à l'honneur du pays, acceptée sans difficulté par les pouvoirs publics (1). »

Sans aucun doute, la question des aliénés est l'une des branches les plus considérables de cette médecine politi- que et sociale dont l'action paraît devoir prendre une place de plus en plus large dans l'existence des sociétés mo- dernes.

Fermement convaincu de l'importance de ces problèmes, nous avons pensé que pour travailler à leur solution, ce n'était pas trop que le concours des efforts de tous ceux qui les ont étudiés. Nous serions amplement récompensé des nôtres, si nos propositions paraissaient avoir assez de valeur pratique pour fixer l'attention de ceux auxquels incombe la lourde tâche de rendre meilleure une législa- tion déjà bonne.

(1) Tardieu, Bulletin de V Académie de médecine, séance du 2 jan- vier 1867, t. XXXII, p. UU.

156 LÉGISLATION.

On nous reprochera peut-être de n'avoir pas donné à nos propositions la forme nette et absolue d'un projet de loi; c'est avec intention que nous avons évité de le faire. Notre désir n'a été que de faire une sorte d'exposé de motifs; et nous n'avons jamais eu la prétention de dicter la formule sous laquelle ces modifications devraient être rendues exécutoires. Celle-ci ne serait pas difficile à trouver, si le fond même de nos idées était adopté.

APPENDICE (1). Des certificats, bulletins, lettres, délivrés par les chefs des Asiles,

Une question toute nouvelle de jurisprudence, relative à la direction administrative et médicale des asiles d'aliénés, vient d'être portée devant le Conseil d'État, et y a été l'objet d'une importante discussion dans la séance du 31 décem- bre 1869. Il s'agissait de savoir si le chef d'un asile d'aliénés qui délivre un certificat constatant qu'une personne est ou a été traitée dans l'établissement, enfreint les lois et règle- ments en vigueur, et s'il peut devenir l'objet d'une poursuite en diffamation.

Sur le premier point il ne peut y avoir de doute; il n'existe ni loi, ni règlement qui ait prévu le cas; il ne peut donc y avoir infraction commise. Quant à la seconde question, elle ne se prête pas à une réponse générale et collective, et ce n'est que par une élude attentive des faits relatifs à cha- que cas particulier que la solution peut être obtenue. Dans l'espèce qui a été le point de départ de cette discussion, le

(1) S'il est désirable d'améliorer, dans les limites du possible, la législation existante, il est tout aussi important, nous l'avons déjà dit, de ne pas la gâter par des innovations plus nuisibles qu'utiles. Aussi avons-nous voulu rattacher à notre sujet l'étude d'une question tout ré- cemment soulevée, et montrer qu'au lieu d'instituer à cette occasion une réglementation nouvelle, le mieux serait de ne rien changer à ce qui est.

BULLETINS ET CERTIFICATS. 157

certificat avait été donné pour éclairer la justice, au cours d'un procès pendant, et sa délivrance ne pouvait entraîner aucune responsabilité ni justifier aucune plainte. Aussi le Conseil d'État a-t-il repoussé, ajuste raison, la demande de poursuites qui lui était adressée.

Mais à cette occasion, on s'est demandé s'il n'y avait pas un certain danger pour l'honorabilité et la réputation des familles, et s'il ne conviendrait pas d'interdire la déli- vrance de semblables certificats, ou du moins de la régle- menter d'une manière rigoureuse, afin d'éviter que des tiers malintentionnés ne pussent se procurer des pièces dont ils seraient ensuite disposés à abuser.

Cette préoccupation est évidemment des plus honorables, et nous avons trop souvent invoqué, ici même, \i droit que les malades et les familles ont de compter sur la discré- tion médicale, pour ne pas l'approuver complètement en principe. Mais, dans la pratique, nous craignons que l'on ne rencontre de grandes difficultés, si l'on veut soumettre à une réglementation administrative une matière aussi délicate.

Et d'abord, il ne peutétre question de considérer comme diffamatoire toute pièce constatant le séjour d'une personne quelconque dans un asile d'aliénés. Car, dans ce cas, il faudrait que les poursuites fussent continuelles, le délit étant permanent. Dans tout asile un peu important, des cer- tificats de ce genre sont en effet demandés tous les jours.

Tantôt il s'agit de faire toucher une pension pour laquelle on exige un certificat de vie; tantôt il faut obtenir un congé d'une administration quelconque, et fournir à l'appui de la demande une attestation de la maladie et de sa nature. Ou bien c'est un jeune homme qui veut s'engager, un fils ou une fille qui vont se marier, et il faut établir que les parents sont en traitement pour cause d'aliénation mentale, et ne peuvent donner leur consentement. D'autres fois, c'est un conseil de famille à réunir, une interdiction a pour-

i 58 LÉGISLATION.

suivre, une association commerciale à dissoudre, et ici encore la constatation de la maladie est indispensable.

Dans aucun de ces cas il n'est possible de refuser le certi- ficat demandé; aucun règlement ne pourrait interdire de le délivrer, et cependant il n'y a pas une de ces circon- stances où l'on puisse être absolument certain que la pièce ainsi obtenue ne sera pas détournée du but auquel elle a été destinée, et ne sera pas transformée en instrument de diffamation, Gomment l'administration supérieure ferait- elle pour prévoir les cas cet inconvénient pourra se pro- duire ? Comment s'y prendrait-elle pour donner des instruc- tions qui missent à l'abri de ce danger?

Mais il y a bien d'autres pièces de témoignage qui pour- raient être employées comme moyen de donner Féclat de la publicité au traitement d'une personne dans un asile. On délivre journellement aux familles et aux amis qui en font la demande des bulletins de santé qui équivalent à des cer- tificats. L'envoi de pareils bulletins, à des époques détermi- nées, est même une des garanties annoncées aux familles par tous les prospectus. Faudra-t-il défendre aussi l'envoi de ces bulletins, ou bien un règlement prétêndra-t-il le limiter aux parents d'un degré rapproché? Comme s'il n'y avait pas souvent des parents très-proches animés de senti- ments fort hostiles! Et par contre, certains malades ne reçoivent-ils pas, de la part de simples amis, les témoi- gnages de l'intérêt le plus soutenu, de la tendresse la plus active? Comment donner aux premiers des droits que l'on refuserait aux seconds ?

Mais les médecins reçoivent sans cesse des lettres qui sollicitent des renseignements sur l'état de tel ou tel ma- lade, et leur réponse pourrait, elle aussi, être considérée comme un instrument possible de diffamation, puisqu'elle établit qu'à une certaine date déterminée, une certaine personne était dans un asile ! Défendra-t-on au médecin

BULLETINS ET CERTIFICATS. 159

d'écrire aux familles comment se portent leurs malades?

Mais le même usage coupable pourrait être fait d'une lettre administrative qui réclame des effets de lingerie ou d'habillement, d'un reçu qui constate le versement d'une pension. Faudra-t-il, par crainte exagérée d'un danger possible, mettre obstacle à des actes absolument nécessaires pour la régularité du service?

Et puis, si l'on défendait d'écrire, permettrait-on de par- ler? On peut aussi bien nuire à la réputation d'une personne en disant qu'elle est affectée de folie qu'en l'écrivant; et pour être logique jusqu'au bout, il faudrait réglementer aussi les relations verbales des chefs de l'asile avec les per- sonnes qui s'intéressent aux malades qui y sont placés.

Si de pareilles restrictions étaient possibles, ce qui n'est pas, elles ne manqueraient pas d'avoir le plus pernicieux résultat, et ce serait alors que l'on pourrait dire avec raison que les asiles sont des in pace les malades, enterrés vivants, n'ont plus aucun lien qui les rattache au monde extérieur, des bastilles qui cachent à tous les yeux le sort de ceux qui ont le malheur d'y être enfermés.

Nous ne voulons pas dire par que ces établissements doivent être ouverts à toutes les curiosités, accessibles à toutes les indiscrétions, que toute demande de renseigne- ments ou de certificats doive être accueillie avec faveur, de quelque part qu'elle vienne. Loin de là; nous le répétons, une discrétion relative est un devoir pour les médecins et pour les administrateurs. Mais ce sont eux et eux seuls qui peuvent être juges des limites dans lesquelles ils doivent parler et se taire, des circonstances ils doivent délivrer les pièces, certificats, bulletins, lettres, qui leur sont de- mandés, et de celles ils doivent les refuser.

Toute réglementation édictée pour leur tracer, à cet égard, une ligne de conduite obligatoire, sera certainement frappée d'impuissance, par suite de l'impossibilité de pré-

îBO LÉGISLATION.

voir toutes les éventualités qui pourront se présenter dans la pratique.

Nous pensons donc qu'il n'y a rien à changer sous ce rapport à l'état de chose actuel, et que les chefs d'asiles doivent rester libres de juger par eux-mêmes ce qu'ils ont à faire dans les questions de ce genre. Les abus continue- ront à être suffisamment prévenus par la conscience et la droiture de ceux qui agiront ainsi sous leur propre respon- sabilité, et au besoin par les poursuites dont ils pourraient être l'objet s'ils avaient manqué sciemment aux devoirs de leur position.

QUATRIÈME PARTIE.

ASSISTANCE.

Notre bul n'est pas de traiter ici, d'une manière générale et méthodique, toutes les questions relatives à l'assistance des aliénés. Une pareille entreprise exigerait un travail considérable, et plus d'un livre volumineux y a été exclu- sivement consacré. A défaut de ces ouvrages spéciaux, nous indiquerons, comme abrégés très-bons à consulter sur ce sujet, un mémoire de M. Pain (1) et un article de Par- chappe, suivi d'un index bibliographique très-complet (2).

Pour nous, nous voulons seulement faire connaître notre opinion personnelle sur celles de ces questions qui ont fait l'objet de discussions récentes, et qui, sortant du domaine purement médical, ont appelé sur elles l'attention pu- blique.

Nous parlerons d'abord de la théorie anglaise du no restraint. Puis passant en revue les différents systèmes d'assistance préconisés dans ces derniers temps pour rem- placer les asiles actuels, nous chercherons à déterminer les avantages et les inconvénients du traitement des aliénés : dans leur famille, chez des infirmiers, à Gheel, dans les colonies agricoles. Nous Unirons en indiquant les règles les plus essentielles à observer dans la fondation et l'organisation des asiles publics, qui sont destinés, nous

(1) Pain, Des divers modes de l'assistance publique appliquée aux aliénés (Annales d'hygiène et de médecine légale, 8e série, t. XXIV, 1865).

(2) Parchappe, art Aliénés (Assistance et Asiles), Dictionnaire ency- clopédique des sciences médicales, t. III, p. 63 à 118.

FOV1LLE. 4 t

162 ASSISTANCE.

n'en doutons pas, à rester longtemps encore le genre d'éta- blissements le plus généralement adopté pour le traite- ment et l'entretien des malades frappés de folie-.

I

La théorie du no-restraint.

En Angleterre, l'existence de la médecine aliéniste, comme école distincte et spécialité professionnelle, avait devancé d'un demi-siècle son organisation en France; mais les soins donnés à la généralité des malades laissaient en- core beaucoup à désirer, lorsque William Tuke entreprit de remédier à cet état de choses en 1792, l'année même Pinel inaugurait chez nous le nouveau régime des aliénés. A partir de cette époque, les progrès furent poursuivis avec beaucoup d'ardeur et de persévérance, et les résultats furent ce qu'ils devaient être dans un pays les efforts individuels et l'argent se mettent si docilement au ser- vice des grandes idées pratiques. Malheureusement l'amé- lioration ne s'est pas encore généralisée, et si les aliénés placés dans les asiles de comté récemment construits y trouvent tous les avantages des systèmes d'assistance les plus perfectionnés, il n'en est pas de même de ceux encore trop nombreux qui restent enfermés dans les workhouses (1).

Mais l'Angleterre ne s'est pas bornée à faire le bien comme les autres pays; elle a cru pouvoir les dépasser tous dans la voie du progrès, et la nouvelle école anglaise a pré- tendu inaugurer, elle aussi, une réforme non moins radi- cale que celle de Pinel, en préconisant, sous le patronage d'un médecin éminent et justement honoré, le docteur Conolly, la théorie du no-restraint (2). C'est même sur ce terrain que

(1) Dumesnil, Quelques aperçus comparatifs sur les soins de l'assis- tance donnés aux aliénés en France et ailleurs. Rouen, 1869.

(2) Morel, Le no-restraint. Paris, 1860.

LA THÉORIE DU NO-RESTBATNT. 163

le régime des aliénés, en France, a commencé à être vive- ment attaqué; c'est en invoquant l'exemple de nos voisins d'outre-mer que l'on nous a d'abord accusés d'être inhu- mains et honteusement retardataires.

Nous ne regrettons pas ces attaques ; elles n'ont pas eu, il est vrai, pour résultat, de faire abandonner complète- ment les procédés contre lesquels elles étaient dirigées, et nous croyons que cet abandon absolu n'est pas prochain.; mais elles n'en ont pas moins eu un avantage réel, celui de nous en faire mieux étudier et préciser les indications, et d'en réduire l'emploi.

Nous résumerons d'une manière aussi succincte que pos- sible ce qu'il nous paraît indispensable de dire ici sur celle importante question.

No-restraint, on le comprend facilement, veut dire nulle contrainte, absence de toute coercition. Or, dans les me- sures que les familles ou la société ont l'habitude de pren- dre à l'égard des personnes privées de raison, la contrainte existe à chaque pas. C'est contraindre un aliéné que de le retenir malgré lui, dans une maison, fût-elle la sienne pro- pre, et y fût-il entouré de ses parents et cie ses serviteurs; c'est le contraindre que de l'empêcher d'accomplir des actes déraisonnables ou compromettants pour ses intérêts, que de le protéger contre ses tendances an suicide, que de veiller à ce qu'il ne fasse de mal à personne; c'est le con- traindre que de l'enlever à sa demeure, à ses occupations, à son milieu ordinaire, lorsqu'il ne peut plus vivre de la vie commune, et de le transporter dans un établissement spécial, celui-ci eût-il même neuf lieues de tour; c'est le contraindre que de le retenir dans cet établissement, de l'y astreindre à habiter tin local déterminé, à suivre une dis- cipline régulière, en ce qui concerne la vie qnolidicnne, les repas, le travail, les distractions mêmes; c'est le con- traindre que de l'y soumettre à un traitement médical, de

166 ASSISTANCE.

précises, et limité aux cas de désordre absolu dans les actes ou de violent penchant au suicide. Mais comme ces cas existent, comme il n'est au pouvoir de personne de les supprimer, comme les dangers qu'ils provoquent sont très- graves et que l'embarras du médecin responsable est parfois excessif, nous pensons que celui-ci doit rester libre, en toutes circonstances, de juger le remède qui convient le mieux à chaque malade ; qu'il doit être maître de choisir parmi les moyens existants, celui qui lui paraît le meilleur, et de donner la préférence à la camisole, si celle-ci lui offre plus de sécurité et moins d'inconvénients qu'aucun autre. La bannir entièrement^ en interdir l'usage d'une manière absolue, c'est, croyons-nous, imposer une limite arbitraire au traitement, et cela parfois au préjudice des malades eux-mêmes.

Cette appréciation est loin de nous être personnelle. Elle est partagée, croyons-nous, par le plus grand nombre des médecins aliénistes français; mais il s'est introduit une * source d'erreur et de confusion dans l'appréciation de leurs sentiments à cet égard. Suivant que, dans l'expression de leur manière de voir, ils ont principalement insisté sur le désir de réduire le plus possible l'emploi de la camisole et de la borner à certains cas exceptionnels, ou sur la nécessité de ne pas la proscrire entièrement et d'en conserver l'usage modéré, ils ont été arbitrairement classés parmi les parti- sans ou parmi les adversaires de la contrainte corporelle.

Il eût été plus fidèle à la vérité, de faire ressortir l'uni- formité de leur sentiment réel, que de profiter de quelques variantes dans leur manière de l'exprimer pour établir entre eux une dissidence apparente.

Pour nous, nous n'hésitons pas à le dire, nous pensons qu'une des grandes préoccupations du médecin aliéniste doit être de n'employer la camisole que le plus rarement possible, mais qu'il doit rester libre d'en faire usage pour

NOUVEAUX PROJETS DE RÉFORME. 167

répondre à certaines indications très-pressantes et inhé- rentes à l'état même de folie.

II

Nouveaux projets de réforme dans le régime des aliénés. Leur traite- ment : dans leur famille; chez des infirmiers; à Gheel; dans des colonies agricoles.

Depuis quelques années déjà, les anciens promoteurs du no-restraint sont en arrière de beaucoup sur de nouveaux philanthropes qui veulent porter bien plus loin leurs ré- formes. Ce qu'ils contestent, c'est le droit même de séques- trer les aliénés; ce qu'ils attaquent, c'est l'existence des asiles ; et ils mettent à obtenir la destruction de ces éta- blissements autant d'ardeur qu'on en a mis à obtenir leur institution ; ce qui naguère était encore pour notre pays une gloire enviée par les nations voisines, est devenu un attentat à la dignité de l'homme, une dérogation aux droits des sociétés modernes.

La presse politique, nous l'avons dit, s'est mêlée de cette question d'une manière qui montre assez combien elle lui est peu familière, et tels journaux qui s'attribueraient volon- tiers le monopole de toutes les réformes, de tous les pro- grès, de toutes les émancipations, ne nous ont même pas épargné la surprise de les voir demander, comme idéal du traitement des aliénés, d'abord l'éloignement absolu du médecin, puis le placement des malades sous l'autorité du prêtre, contrôlée par l'avis, formulé au scrutin secret, des infirmiers et filles de service, ou encore mieux l'absence absolue de tout soin et de toute précaution, ainsi que cela se pratique encore, paraît-il, dans quelques régions arrié- rées de l'extrême Orient (voyez page kl).

Sans aller aussi loin, plusieurs confrères des plus hono- rables pensent qu'il y a beaucoup à faire dans la voie de

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précises, et limité aux cas de désordre absolu dans les actes ou de violent penchant au suicide. Mais comme ces cas existent, comme il n'est au pouvoir de personne de les supprimer, comme les dangers qu'ils provoquent sont très- graves et que Fembarrasdu médecin responsable est parfois excessif, nous pensons que celui-ci doit rester libre, en toutes circonstances, de juger le remède qui convient le mieux à chaque malade ; qu'il doit être maître de choisir parmi les moyens existants, celui qui lui paraît le meilleur, et de donner la préférence à la camisole, si celle-ci lui offre plus de sécurité et moins d'inconvénients qu'aucun autre. La bannir entièrement^ en interdir l'usage d'une manière absolue, c'est, croyons-nous, imposer une limite arbitraire au traitement, et cela parfois au préjudice des malades eux-mêmes.

Cette appréciation est loin de nous être personnelle. Elle est partagée, croyons-nous, par le plus grand nombre des médecins aliénistes français; mais il s'est introduit une * source d'erreur et de confusion dans l'appréciation de leurs sentiments à cet égard. Suivant que, dans l'expression de leur manière de voir, ils ont principalement insisté sur le désir de réduire le plus possible l'emploi de la camisole et de la borner à certains cas exceptionnels, ou sur la nécessité de ne pas la proscrire entièrement et d'en conserver l'usage modéré, ils ont été arbitrairement classés parmi les parti- sans ou parmi les adversaires de la contrainte corporelle.

Il eût été plus fidèle à la vérité, de faire ressortir l'uni- formité de leur sentiment réel, que de profiter de quelques variantes dans leur manière de l'exprimer pour établir entre eux une dissidence apparente.

Pour nous, nous n'hésitons pas à le dire, nous pensons qu'une des grandes préoccupations du médecin aliéniste doit être de n'employer la camisole que le plus rarement possible, mais qu'il doit rester libre d'en faire usage pour

NOUVEAUX PROJETS DE RÉFORME. 167

répondre à certaines indications très-pressantes et inhé- rentes à l'état même de folie.

II

Nouveaux projets de réforme dans le régime des aliénés. Leur traite- ment : dans leur famille; chez des infirmiers; à Gheel; dans des colonies agi'icoles.

Depuis quelques années déjà, les anciens promoteurs du no-restraint sont en arrière de beaucoup sur de nouveaux philanthropes qui veulent porter bien plus loin leurs ré- formes. Ce qu'ils contestent, c'est le droit même de séques- trer les aliénés; ce qu'ils attaquent, c'est l'existence des asiles ; et ils mettent à obtenir la destruction de ces éta- blissements autant d'ardeur qu'on en a mis à obtenir leur institution; ce qui naguère était encore pour notre pays une gloire enviée par les nations voisines, est devenu un attentat à la dignité de l'homme, une dérogation aux droits des sociétés modernes.

La presse politique, nous l'avons dit, s'est mêlée de cette question d'une manière qui montre assez combien elle lui est peu familière, et tels journaux qui s'attribueraient volon- tiers le monopole de toutes les réformes, de tous les pro- grès, de toutes les émancipations, ne nous ont même pas épargné la surprise de les voir demander, comme idéal du traitement des aliénés, d'abord l'éloignement absolu du médecin, puis le placement des malades sous l'autorité du prêtre, contrôlée par l'avis, formulé au scrutin secret, des infirmiers et filles de service, ou encore mieux l'absence absolue de tout soin et de toute précaution, ainsi que cela se pratique encore, paraît-il, dans quelques régions arrié- rées de l'extrême Orient (voyez page hï).

Sans aller aussi loin, plusieurs confrères des plus hono- rables pensent qu'il y a beaucoup à faire dans la voie de

168 ASSISTANCE.

l'émancipation des aliénés, et proposent, dans ce but, des mesures qui méritent toute notre attention. Il est permis, sans doute, de supposer que certains d'entre eux se laissent entraîner au delà des bornes d'une pratique prudente, mais il n'en est que plus nécessaire d'étudier tous les systèmes nouveaux, de la manière la plus scrupuleuse et la plus ap- profondie, et d'en adopter tout ce qui serait un perfection- nement réel.

Cela fait, les exagérations paradoxales tomberont d'elles- mêmes dans l'oubli, et l'organisation de notre assislance publique, retrempée par la discussion, sortira triomphante des attaques qui l'entourent, avec plus de force et plus de vigueur pour l'avenir.

Jamais ces importantes questions n'ont été approfondies d'une manière plus sérieuse que lors de la grande discus- sion, qui eut lieu au sein de la Société médico-psycholo- gique, en I86/4 et 1865; afin de rendre le débat plus facile et plus pratique, on le spécialisa à la suite d'un remar- quable rapport de M. J. Falret sur quatre points nette- ment formulés. Nous exposâmes alors, sur chacun d'eux, des opinions qui n'ont subi, depuis, aucune modification importante; nous n'aurons donc qu'à les reproduire ici, avec très-peu de changement (1).

Premier point. Traitement dans la famille.

Convient-il de substituer à la séquestration des aliénés dans les salles, leur séjour dans leurs propres familles avant leur entrée dans les asiles, ou bien après y avoir résidé plus ou moins longtemps, lorsque le médecin de l'asile juge possible de les ren- voyer chez eux comme inoffensifs et incurables, moyennant une rétribution annuelle ?

(1) Voyez Annales médico-psychologiques, 1865, p. 340,

TRAITEMENT DANS LA FAMILLE. 169

Remarquons d'abord que le séjour des aliénés dans leurs propres familles est aujourd'hui un fait très-fréquent, puis- que le nombre des aliénés séquestrés en France est envi- ron le tiers du nombre approximatif des habitants affectés d'une des formes d'aliénation mentale.

Sans doute, c'est surtout dans les classes aisées de la société, que les familles s'appliquent à conserver près d'elles leurs aliénés, mais il y a néanmoins, en dehors des asiles, un grand nombre de malades qui, s'ils étaient admis dans ces établissements, devraient y être à la charge des dépar- tements.

Quelles sont donc les circonstances qui font qu'un aliéné indigent, puisque c'est de cette classe qu'il s'agit surtout, est envoyé à l'asile? Il en est deux principales : ou bien il commet des actes dangereux, ou bien il est sans aucunes ressources, sans soutien, sans parents.

Nous avons démontré précédemment que tout aliéné qui, dans les premiers temps de son affection, ne se livre pas, d'une manière répétée, à des actes compromettants pour la sécurité ou la morale publiques, court grand risque, à cause même de cette bénignité de symptômes, de rester sans soins et de tomber au nombre des incurables.

Parmi ces incurables, il en est quelques-uns qui ne cessent pas d'être doux et inoffensifs; mais beaucoup finis- sent par devenir indociles et dangereux, les uns par leur impulsion a la violence, d'autres par suite de penchants erotiques affranchis de toute pudeur, d'autres, enfin, par suite d'idées de persécution et du désir de la vengeance.

A ce moment, la sécurité publique étant menacée, l'au- torité municipale se trouve en demeure d'agir, la séques- tration d'office est demandée conformément à la loi, et un incurable de plus vient grossir les charges du département.

D'autre part, alors même que la folie ne revêt aucun caractère dangereux pour la société ni pour le malade, il

170 ASSISTANCE.

peut arriver que le maintien prolongé de celui-ci dans sa famille devienne impossible, soit par suite de la mort des parents qui avaient soin de lui, soit parce que les ressources pécuniaires, ou l'esprit de charité venant à s'épuiser, les proches s'exonèrent, sur la communauté, de la charge qu'ils avaient d'abord supportée seuls.

Aussi constate-t-on parmi les aliénés entrant d'office dans les asiles une déplorable proportion des chroniques et d'incurables qui peuvent se ranger dans une des trois caté- gories que nous venons déjà d'indiquer et que nous défi- nissons avec plus de précision :

Ceux qui, après avoir été, au début de leur maladie, et souvent pendant de nombreuses années, calmes et do- ciles, finissent par devenir dangereux et doivent être séques- trés par mesure de sécurité publique.

Ceux qui, après avoir été, plus ou moins longtemps, gardés chez eux, perdent, par la mort ou autrement, les proches qui s'étaient jusque-là chargés de les soigner.

Ceux dont les proches, bien qu'existant encore, cessent de vouloir prendre soin, tantôt faute de ressources pécu- niaires, tantôt parce qu'ils sont à bout de patience et de dévouement.

Cela étant acquis, si l'on cherche dans quel cas le système de traitement des malades dans leur propre famille pour- rait être substitué au placement dans les asiles, on doit reconnaître qu'il ne peut être question de cette substitution pour les malades des deux premières catégories, puisque pour ceux de la première la liberté, même restreinte, con- stitue un danger social, et que pour ceux de la seconde la famille n'existe plus.

C'est donc à ceux de la troisième catégorie et à eux seuls que le système d'assistance à domicile pourrait être utile- ment appliqué d'une manière primitive, c'est-à-dire avant l'entrée du malade à l'asile.

TRAITEMENT DANS LA FAMILLE. 171

Lorsqu'en effet les sentiments d'affection persistent, mais que les ressources pécuniaires manquent, un secours en argent fourni par le département pourra lever l'unique obstacle au maintien de l'aliéné parmi les siens ; et il pourra arriver aussi que certaines familles, fatiguées des soins qu'exige un de leurs membres privé de raison, trouvent dans une subvention pécuniaire un stimulant suffisant pour lui continuer leur assistance et renoncer à l'idée de son éloignement.

Tels sont donc les seuls cas l'on pourrait laisser les malades dans leur famille, au lieu de les envoyer dans un asile.

Quant à ceux qui pourraient être renvoyés cbez eux après un séjour plus ou moins long à l'asile, il nous sera facile de les désigner.

On sait que ce sont les* aliénés admis au début de leur maladie et traités à temps, qui fournissent presque tous les cas deguérison de nos statistiques; il en est cependant, parmi eux, une notable proportion qui, en dépit du traite- ment et par suite de la nature même de leur affection, deviennent incurables et passent à l'état chronique.

C'est pour ceux-ci seulement que se pose la question de savoir s'il serait possible ou opportun de les renvoyer au bout d'un certain temps dans leur famille, au lieu de les conserver indéfiniment dans les asiles.

Mais il faut éliminer tous ceux chez lesquels la folie, en devenant chronique, continue à être dangereuse, soit d'une manière continue, soit par paroxysmes, et malheureusement ils constituent le plus grand nombre de nos chroniques; il faut aussi, sauf des exceptions extrêmement rares, éliminer les malades affectés de paralysie générale, car la nature de leur maladie borne le plus souvent leur existence à des limites assez courtes, et l'expérience prouve que, même dans leurs périodes de calme et de rémission les plus com-

172 ASSISTANCE.

plètes, ils peuvent, d'un moment à l'autre, redevenir dan- gereux ou commettre les actes les plus compromettants pour eux ou leurs familles.

Après ces éliminations successives, nous n'aurons plus à faire sortir de l'asile que ceux des aliénés qui, dangereux au moment de leur admission, auraient cessé de l'être pour redevenir doux et inoffensifs; mais, pour ceux-là même, la sortie restera surbordonnée à la condition d'avoir encore des parents disposés à les recevoir et à les soigner.

Les deux seules classes d'aliénés pour lesquelles le sé- jour dans la famille peut remplacer le placement à l'asile, sont donc :

D'une manière primitive, avant tout placement, ceux qui, malades depuis plus ou moins longtemps, mais tou- jours inoffensifs, ont été conservés jusque-là par des familles n'ayant plus assez de ressources ou assez de dévouement pour les garder plus longtemps sans une subvention.

D'une manière secondaire, après un séjour plus ou moins prolongé à l'asile, ceux qui ont encore des parents disposés à les recevoir, et qui, après avoir été dangereux à une autre époque, sont redevenus calmes et inoffensifs.

En tenant compte des circonstances nécessaires pour qu'un aliéné figure dans une de ces deux classes, on verra que ce n'est guère que parmi les imbéciles, les idiots ou les déments, qu'elles pourront se trouver réunies. Quant à leur nombre, il serait extrêmement difficile de l'évaluer avec une certaine précision, parce que l'un des termes de la question, celui qui concerne l'existence et les dispositions des familles, nous est presque toujours inconnu.

Cependant il nous semble que l'on peut, sans être bien loin de la réalité, estimer à 10 pour 100 de la population indigente des asiles, le nombre des malades qui pourraient, dans ces conditions, être laissés ou renvoyés dans leur famille.

TRAITEMENT DANS LA FAMILLE. Ho

Ce nombre pourra paraître trop restreint aux personnes qui, ne connaissant pas ces questions à fond, mais ayant eu quelque occasion de visiter des asiles, ont vu, avec étonne- ment, beaucoup de leurs habitants vaquer à des occupa- tions régulières , et se figurent volontiers que tous ces hommes, dont les actes sont ainsi régularisés, seraient capa- bles de vivre sans inconvénients dans leur propre famille.

Mais cette illusion cessera quand, par une étude plus approfondie, on aura reconnu :

Que beaucoup d'aliénés agissant dans l'asile d'une ma- nière relativement sensée, se livreraient, dès qu'ils seraient libres, à des actes inspirés par leur délire et contraires à l'ordre social.

Que beaucoup, même à l'asile, éprouvent, à des époques périodiques ou non, des paroxysmes d'agitation incompa- tibles avec la liberté, et dont le retour serait d'autant plus fréquent qu'ils seraient exposés dehors à plus de causes excitantes,

Que, pour d'autres enfin, l'isolement est le seul moyen de les soustraire à des excès qui les replongeraient tout de suite dans le désordre intellectuel le plus complet.

En tenant compte de toutes ces circonstances, bien con- nues de ceux qui sont habitués au contact journalier des malades, on reconnaîtra que l'isolement est une mesure absolument indispensable pour beaucoup d'aliénés qui sont loin de présenter à un visiteur de passage le cachet d'une folie manifeste, et que c'est faire les choses très-largement que d'apprécier à 10 pour 100 la proportion de ceux pour lesquels le séjour dans la famille n'aurait pas d'inconvé- nients graves (1).

Remarquons encore, avant de passer à d'autres considé- rations, combien l'on a été injuste en qualifiant les asiles

(1) Cette proportion n'a pu être atteinte jusqu'ici par les départements des Vosges et du Rhône, qui ont fait cependant tout ce qu'ils ont pu, dans

ïlk ASSISTANCE.

de fabriques d'incurables. S'ils en contiennent tant, c'est, d'abord, parce qu'on leur en envoie beaucoup de tout fabri- qués ; c'est aussi parce que tous ceux qui y existent, qu'ils y soient entrés ou qu'ils y soient devenus tels, sont l'objet de soins hygiéniques et médicaux qui prolongent leur existence et augmentent d'autant la durée de leur séjour.

Cherchons maintenant à préciser les avantages et les inconvénients du traitement à domicile et déduisons-en les conditions auxquelles il devrait être soumis.

Un des principaux arguments lancés contre les asiles, c'est qu'on ne peut pénétrer dans un de ces établissements sans être aussitôt environné de malades qui réclament avec énergie leur mise en liberté. Cette impression est si générale, que de très-bonne foi on se trouve amené à penser que tous les aliénés traités dans les asiles désirent ardemment d'en. sortir, et à croire que ce serait leur faire faire un pas énorme vers le bonheur que d'exaucer ce désir.

Mais si l'on descend dans l'étude des détails, on recon- naît vite que les réclamations n'ont pas le caractère d'una- nimité qu'on est d'abord tenté de leur attribuer. Ceux qui protestent sans cesse et réclament avec acharnement leur mise en liberté sont surtout les malades récemment entrés, les aliénés paralytiques, et les hallucinés en proie à un dé- lire de persécutions, qui a conservé, en dépit du temps, son intensité et sa netteté de systématisation ; et ce sont justement ces malades qui, en raison du caractère dange- reux de leur affection, ne pourraient, sans graves inconvé- nients, sortir de l'asile.

Ceux, au contraire, qui sont dans un état de folie chror nique inoffensive ou de démence confirmée, ceux, par con-

ces dernières années, pour appliquer en grand le traitemeut à domicile. Si nos renseignements sont exacts, une cinquantaine d'aliénés seulement, sur 1500 environ, ont pu être laissés dans leur famille, moyennant une subvention annuelle.

TRAITEMENT DANS LA FAMILLE. 175

séquent, qui seraient seuls aptes à être éventuellement ren- voyés dans leur famille, sont beaucoup plus réservés dans leurs réclamations.

Qu'on fasse donc sortir de ces établissements tous les malades que nous avons indiqués ; qu'on étende même, si on le veut, ce système beaucoup au delà de ces limites, on ne fera pas pour cela cesser les réclamations dont est assailli tout étranger qui pénètre dans un établissement de ce genre, et, pour peu qu'on ne vise pas à la suppression absolue des asiles, mais seulement à la réduction, poussée aussi loin que possible, du nombre de leurs habitants, on peut être sûr que ceux que l'on y laissera séjourner, en quelque petit nombre qu'ils soient, seront précisément ceux qui réclament leur délivrance avec le plus d'insistance. La seule chose qu'on aura gagnée sera l'unanimité, réelle celte fois, dans les réclamations.

Passons au côté économique de la question. A l'appui de leur projet de réforme, les adversaires des asiles diront que le prix de journée payé pour chaque indigent est en moyenne de 1 fr. 10 c, soitiOO francs par an; qu'en outre, la plupart des départements ont consacrer à la fonda- tion de leurs asiles un capital considérable, oscillant entre 2500 à 3000 francs par lit; qu'en ajoutant l'intérêt de ce capital au prix de la pension, on arrive à un total de 500 à 550 francs, représentant le sacrifice annuel prélevé sur le budget départemental pour chaque aliéné séquestré.

Comme d'ailleurs ils proposent de donner à la famille de chaque malade subventionné une allocation annuelle de 200 francs environ, ils en concluent que l'aliéné assisté ne coûtera plus que la moitié ou même le tiers de la somme qu'il coûtait d'après l'ancien système. Mais ce calcul, s'il était trop facilement admis, pourrait donner lieu à de nom- breux mécomptes.

D'une part, il est douteux que 200 francs par an suffisent

176 ASSISTANCE.

pour assurer l'entretien d'un aliéné dans sa famille, et indemniser des dépenses et des pertes qu'il occasionnera.

Ce n'est pas tout. Du moment l'on saura qu'un secours annuel peut être obtenu pour l'entretien d'un aliéné paisi- ble, les familles n'auront plus aucun motif pour se charger, sans subvention, de la garde de leurs malades. Il n'y aura pas de vieillard à intelligence affaiblie, d'homme à sens moral oblus, de femme à velléités hystériques, d'enfant à développement arriéré, qui ne devienne un objet de spécu- lation. Les administrateurs de tous les départements se plaignent aujourd'hui de la trop grande fréquence des de- mandes d'admission dans les asiles. Les demandes de pen- sion seront bien plus nombreuses, tout aussi bien motivées et bien plus difficiles h rejeter.

On verra donc s'accroître encore, dans des proportions peut-être considérables, le nombre des aliénés secourus; et alors même que chacun de ceux qui le seront à domicile coûterait moins que chaque aliéné séquestré, le total des dépenses sera augmenté plutôt que diminué.

En résumé, nous pensons que l'application du système familial n'aura pour résultat ni de faire disparaître les protestations et les demandes de mises en liberté, si fréquentes dans les asiles actuels, ni de diminuer d'une manière sensible les sommes que les départements sont obligés de consacrer chaque année au traitement des alié- nés.

Quel avantage présenterait donc ce système? Il lui reste- rait celui très-réel, à notre avis, de contribuer au maintien de l'esprit de famille, à la conservation de la solidarité que les branches d'un même tronc se doivent entre elles; l'a- liéné, restant dans le milieu auquel il a été habitué, pourrait conserver des sentiments affectifs que l'éloignement aurait promplement effacés; enfin le nombre des chroniques soi- gnés dans les asiles diminuerait un peu, ce qui permettrait

TRAITEMENT DANS LA FAMILLE. 477

plus facilement d'y admettre les cas aigus susceptibles de guérison.

11 restera à savoir si le secours accordé reçoit bien sa destination, c'est-à-dire s'il est entièrement consacré à l'entretien et au soulagement de l'aliéné.

On a proposé de charger de cette surveillance un inspec- teur spécial résidant au chef-lieu du département; mais ce fonctionnaire pourrait-il, à lui seul, s'assurer que toutes les familles exécutent leurs obligations à l'égard de leurs aliénés, et que ceux-ci continuent à présenter les conditions voulues pour être laissés dans leur famille?

Les visites de cet inspecteur seraient nécessairement fort éloignées; la distance ne lui permettrait pas de constater si les obligations imposées sont remplies; il lui serait im- possible de se rendre compte de la marche de la maladie et de soumettre à un traitement ceux des aliénés qui, bien que chroniques, pourraient avoir besoin d'être médica- mentés; les émoluments qui lui seraient alloués, ajoutés à ses frais de tournées, constitueraient une somme assez forte, qui aggraverait les charges du département, sans donner des garanties suffisantes pour que les intérêts des malades soient sauvegardés.

Pour bien faire, il faudrait des visites médicales pouvant se renouveler fréquemment, sans être prévues à l'avance, et n'entraînant pas de déboursés considérables.

Un seul moyen peut réunir toutes ces conditions, ce serait de charger de ce service les médecins cantonaux dans tous les départements cette institution fonctionne ; chacun d'eux, obligé par position de parcourir très-fréquemment le canton il exerce, connaissant, pour ainsi dire, chaque ménage et chaque individu, aurait mainte occasion de voir, sans se déranger exprès pour cela, les quelques aliénés secourus à domicile, vivant dans sa circonscription ; de vérifier l'usage fait de la subvention accordée pour les soins

FOVILLE. 12

178 ASSISTANCE.

àleur donner; de se rendre compte des changements surve- nus dans leur état, et de diriger, s'il y avait lieu, la marche du traitement; sans grande augmentation de fatigue, il pourrait connaître exactement tout ce qui concernerait l'aliéné assisté et en informer l'autorité centrale par des bulletins périodiques.

Dès qu'il aurait constaté que l'aliéné est maltraité ou même négligé, que la subvention est détournée de son but, ou que la maladie revêt un caractère dangereux, il devrait provoquer l'envoi du malade à l'asile et le retrait de la sub- vention. Sans doute, il recevrait une certaine rétribution pour ce travail supplémentaire, mais cette dépense ne serait pas considérable, et la surveillance serait beaucoup plus effi- cace que si l'on créait une place spéciale d'inspecteur des aliénés assistés pour chaque département.

En résumé, l'étude de ce premier point nous conduit aux conclusions suivantes :

On pourrait laisser dans leurs familles, sans les en- voyer à l'asile, et moyennant une subvention annuelle don- née aux parents, les aliénés constamment dociles et inof- fensifs.

Parmi les aliénés chroniques traités dans les asiles, il en est un certain nombre qui, après avoir été dangereux à une autre époque, sont devenus dociles et inoffensifs; dans le cas ces malades auraient encore des parents disposés à les recevoir, il serait possible de les renvoyer dans leurs foyers moyennant une subvention annuelle.

Les aliénés assistés à domicile devraient être l'objet d'une surveillance très-vigilante, confiée aux médecins cantonaux, sur le rapport desquels la subvention serait sup- primée et le malade envoyé à l'asile dès qu'il serait établi qu'il devient dangereux ou qu'il n'est pas, de la part de sa famille, l'objet de tous les soins exigés par sa situation*

TRAITEMENT CHEZ DES INFIRMIERS. 179

Deuxième point. Traitement chez des infirmiers.

Peut-on placer isolément quelques aliénés choisis par le mé- decin dans le voisinage des grands asiles, chez des paysans, des infirmiers ou des habitants des villages voisins, sous le contrôle et la surveillance des médecins directeurs.

Ce système ne peut s'appliquer qu'à une proportion très- limitée de malades, à cause du petit nombre de familles de paysans vivant au voisinage de l'asile, ou de familles d'in- firmiers, logés dans son enceinte mais en dehors des ser- vices communs, capables d'assumer une semblable respon- sabilité et de s'en acquitter convenablement. Ce ne peut don/, être, au point de vue de la réforme du régime des aliénés, qu'une mesure tout à fait exceptionnelle.

Dans ces limites, elle peut être bonne, car pour certains malades il sera plus agréable de vivre dans un petit inté- rieur que de faire partie d'un quartier populeux, et l'asile sera assez voisin pour qu'eu cas d'agitation ou de période de trouble, le malade y soit promptement réintégré et y reste pendant le temps nécessaire pour ramener chez lui le calme accoutumé.

C'est une condition précieuse qui manque complète- ment au système du traitement à domicile.

Il va sans dire que, dans ces conditions, l'aliéné devra être encore l'objet d'une vigilante surveillance; mais, comme elle pourra être exercée parles employés de l'asile, elle présentera les chances voulues d'efficacité.

Concluons donc que, lorsqu'il sera praticable, ce système pourra être utilement employé; mais reconnaissons .en même temps qu'il ne sera susceptible que de rares appli- cations et ne pourra jamais constituer une méthode géné- rale d'assistance pour les aliénés indigents.

180 ASSISTAIS CÈ.

Troisième point. Traitement à Gheel.

Peut-on créer des villages d'aliénés, semblables au village de Gheel pour les malades incurables et inoffensifs, et même pour tous les aliénés, sans exception, d'après certains auteurs ?

Nous ne pouvons traiter ici, d'une manière complète, ce que l'on appelle la question de Gheel. Elle a fourni ma- tière à des discussions des plus animées et à de nom- breuses publications, auxquelles ceux qui auraient le désir d'en approfondir l'étude devront recourir (1); nous n'en donnerons qu'un très-rapide aperçu.

11 existe en Belgique, à quelques lieues d'Anvers, une région peu fertile qui, pendant longtemps, a été presque entièrement couverte de bruyères, et qui porte le nom de Campine. Le chef-lieu de cette région est la petite ville de Gheel, dont les habitants, au nombre de 5 à 6000, ont depuis un temps très-reculé l'habitude de recevoir chez eux, en qualité de pensionnaires, des aliénés qui leur sont confiés par des familles ou par des administrations publiques. L'o- rigine de cette habitude se relie à une légende touchante. Il existait en ce lieu, au vne siècle, une chapelle dédiée à saint Martin. La tille chrétienne d'un roi païen d'Irlande, voulant se soustraire à la passion criminelle de son père, vint se réfugier dans ce sanctuaire; elle y fut découverte et mise à mort de la main même de ce père dénaturé. La jeune victime fut enterrée dans l'église, .et plus tard cano- nisée sous le nom de sainte Dymphne. La tombe de cette sainte devint un lieu de pèlerinage auquel on attribua une vertu spéciale pour la guérison de la folie. De tout le voi-

(1) On trouvera un index bibliographique très-complet de tout ce qui concerne Gheel dans le livre de M. Jules Duval : Gheel ou une colonie d'aliénés. édition. Paris, 18G7, p. 39

TRAITEMENT A GHEEL. 181

sinage, et plus lard de lieux plus éloignés, on amena de malheureux insensés dans l'espoir qu'un miracle leur ren- drait la raison; mais l'effet n'était pas toujours immédiat, et les familles qui n'avaient pas le temps de rester eurent l'idée de laisser dans la localité les malades qu'elles avaient amenés. Peu à peu ce mode de placement se systématisa, et depuis des siècles on continue à amener à Gheel des alié- nés, étales mettre en pension chez les habitants de cette ville, qui les reçoivent dans leurs familles, leur font par- tager leur mode d'existence et les associent à leurs travaux. Cette sorte d'industrie a même été très -profitable au pays et y a amené une sorte de richesse relative, grâce à laquelle la stérilité naturelle du sol a pu être combattue avec suc- cès.

Ainsi s'est constitué ce phénomène, unique au monde, de toute une population d'aliénés vivant en communauté et avec les apparences de la liberté, au milieu de gens qui sont habitués à les surveiller età les utiliser, et qui n'éprou- vent à leur égard aucun sentiment de crainte ni même de défiance.

Longtemps l'existence même de Gheel paraît être restée ignorée du public, et surtout du public médical. Esquirol visita cette ville en 1821, et publia une notice sur ce qu'il avait vu, sans formuler aucun jugement. En 1842, M. Moreau (de Tours) y alla et se montra très-favorable au principe de la vie des aliénés en liberté, sans que son opinion ait fait grande sensation à cette époque. Guislain, au contraire, y vit tout en mal et jugea très-sévèrement cette institu- tion.

Mais c'est surtout depuis 1857 que la question de Gheel a fait grand bruit, grâce au patronage de MM. Parigot, Drost, Jules Duval, Bulkens, Mundy. Il en est peu sur lesquelles les appréciations aient été plus divisées, et l'on ait attri- bué à une seule et même chose tant de mérites d'un côté,

182 ASSISTANCE.

tant de défauts de l'autre. Tandis que les uns ont représenté Gheel comme l'idéal de la perfection en ce qui concerne le traitement des aliénés, et l'ont nommé le paradis des fous ', d'autres, ne voulant y voir qu'une réunion des con- ditions les plus mauvaises, accusent ce système de per- mettre des accidents fréquents, des meurtres, des bles- sures, des grossesses, et d'abandonner sans défense de misé- rables aliénés aux mauvais traitements de paysans grossiers, ou au moins à l'exploitation d'avides spéculateurs.

La meilleure réponse à faire à ces exagérations en sens opposé nous paraît ressortir des passages suivants du rap- port de M. Jules Falret : « Cette colonie, telle qu'elle est «aujourd'hui organisée, dit-il, n'est ni aussi bonne que » l'ont prétendu ses partisans enthousiastes, ni aussi mau- » vaise que l'ont affirmé ses adversaires systématiques. » C'est un mode de l'assistance publique relative aux aliénés » qui a ses avantages et ses inconvénients. Elle peut surtout » convenir aux aliénés si nombreux, arrivés à une période » avancée de chronicité, qui sont généralement tran- )> quilles et inoffensifs, qui ne présentent que de loin en » loin des paroxysmes d'agitation, et qui n'exigent ni des » soins assidus, ni des moyens de répression énergiques. » Mais pour les malades qui, dans les périodes aiguës de » leur affection, offrent de véritables dangers pour eux- » mêmes ou pour la sécurité publique, pour ceux dont l'é- » tat maladif réclame des soins de chaque instant ou un » traitement médical suivi avec persévérance, aucun moyen » ne pourra, selon nous, remplacer les avantages moraux » et matériels que les aliénés trouvent aujourd'hui dans nos » asiles bien organisés.... Gheel ne pourra et n'a pu se per- fectionner qu'en se rapprochant des asiles fermés. Ceux- » ci à leur tour ne pourront s'améliorer qu'en marchant » avec une prudente lenteur, mais avec persévérance dans » la voie de la liberté Selon nous, Gheel a plus gagné

TRAITEMENT A GHEEL. 183

» en se rapprochant des asiles que ceux-ci en se rappro- » chant de Gheel (1). »

Malgré ces perfectionnements, l'institution doit laisser toujours beaucoup à désirer sous le rapport du traitement médical de la folie récente et susceptible de guérison; et au point de vue de l'organisation tout n'y est pas parfait, puis- que le plus fervent de ses admirateurs, M. Jules Duval, après avoir exposé son mode d'administration, blâme le système des commissions auquel elle est soumise et qu'il qualifie « d'associations passagères, mobiles, impersonnelles, irres- » ponsables, exposées à se relâcher de leur zèle primitif». Puis il ajoute : « A ces complications, nous préférerions » un directeur unique, investi de pouvoirs étendus, respon- » sable devant le gouvernement, soumis dans de justes » limites au contrôle des comités de surveillance. L'adminis- » tration simplifiée y gagnerait en activité et en utilité (2). »

Mais nous ne devons pas perdre de vue que l'objet actuel de nos recherches n'est pas d'établir la balance des mérites et des défauts de la colonie de Gheel, mais bien de savoir s'il est possible de créer des colonies semblables dans nos départements français, soit pour les malades incurables et inoffensifs, soit même, comme certains auteurs le deman- dent, pour tous les aliénés sans exception.

Remarquons d'abord combien les partisans de ce dernier système sont exagérés dans leurs aspirations, ou peu au courant des questions qu'ils traitent. Ils paraissent croire qu'à Gheel môme on a l'habitude de recevoir ou de garder tous les aliénés sans exception ; mais il est loin d'en être ainsi. Le règlement spécial du 1er mai 1851 dit, art. 27 : » Peuvent être placés dans la commune de Gheel les aliénés » de toutes les catégories, à l'exception de ceux à l'égard » desquels il faut, employer avec continuité les moyens de

(lj Annales médico-psychologiques, 1862, p. 162-165. (2) J. Duval, Gheel, p. 123.

184 ASSISTANCE.

» contrainte ou de coercition, les aliénés suicides, les ho- » micides et incendiaires, ceux dont les évasions auraient » été fréquentes, ou dont les affections seraient de nature à » troubler la tranquillité ou à blesser la décence pu- » blique(î) », autrement dit à l'exception de tous les aliénés dangereux, agités ou gênants. Voilà qui modifie singu- lièrement la thèse, et nous ne pouvons nous empêcher de porter envie à un établissement d'aliénés d'où sont éliminées toutes ces catégories de malades, en nous disant que s'il en était de même dans nos asiles, nous saurions aussi y faire régner tous les dehors de la liberté et toute la séré- nité d'une existence bourgeoise. Mais nous nous demandons en même temps s'il n'aurait pas été plus simple et plus conforme à la vérité de donner à cet article 27 la rédaction suivante : « Ne pourront être placés à Gheel que les aliénés » calmes et inoffensifs. »

Il est donc bien entendu que, si l'on voulait cherchera reproduire ailleurs la colonie belge, il ne saurait être ques- tion d'y placer que les malades calmes et non dangereux. Même en réduisant le programme à ces termes, la création de toutes pièces d'un Gheel français est à nos yeux une utopie absolument irréalisable. Ce qui se pratique à Gheel est le résultat de circonstances toutes spéciales produites par une tradition de plusieurs siècles; pour organiser, de nos jours, en France, quelque chose d'analogue, il faudrait un ensemble de conditions géographiques, sociales et pé- cuniaires dont on ne peut espérer la réunion.

trouver, dans nos campagnes, si morcelées et à popula- tion généralement dense, une vaste étend ue de territoire com- parable aux plaines de la Campine ? prendre, en supposant même que la localité pût exister, une population qui voulût s'y transplanter, y exercer toutes les professions que comporte

(1) J. Duval, Gheel, p. 294.

TRAITEMENT DANS DES COLONIES AGRICOLES. 185

un centre d'habitation, dans le seul but de servir de nour- riciers à des malheureux privés de raison? Et en supposant même que, par impossible, la localité fût trouvée et la po- pulation prête à s'y installer, comment se procurer les capitaux nécessaires pour mettre en œuvre une aussi gigan- tesque opération ? Comment inspirer à tous les colons qui, sans doute, ne seraient pas l'élite des populations honnêtes, le sentiment de respect et d'affection pour leurs malades, sans lequel ils ne pourraient remplir leur mission?

Nous ne pensons pas, du reste, que personne considère une reproduction pure et simple de Gheel comme réelle- ment possible en France, et nous passons à l'examen du quatrième point discuté, celui qui est certainement le plus susceptible d'un développement pratique et le plus fécond en résultats utiles.

Quatrième point. Traitement dans des colonies agricoles.

Peut-on créer des fermes agricoles enclavées dans les grands asiles, ou simplement annexées, dont les constructions, l'orga- nisation et les règlements donneraient aux aliénés plus de liberté relative, plus de bien-être et un genre de vie plus rapproché de celui de V homme en société ?

Remarquons avant tout qu'il ne peut pas être permis de présenter cette méthode comme contraire au mode actuelle- ment adopté pour le traitement des aliénés; loin de là, elle n'en est qu'un perfectionnement vers lequel tendent depuis longtemps tous les efforts éclairés, et qu'en France particu- lièrement l'administration s'occupe de généraliser autant que cela se peut.

Ne voyons- nous pas, en effet, de tous côtés, le désir d'arracher les aliénés à l'oisiveté et, autant que possible, de les faire travailler au grand air? et, comme conséquence for-

186 ASSISTANCE.

cée, n'y a-t-il pas une tendance générale à joindre à chaque asile un vaste terrain de culture, et à faire de ces établisse- ments des espèces de phalanstères ruraux, où, à côté du plus grand nombre des malades occupés à cultiver la terre, quelques uns exercent leurs anciennes professions indus- trielles de tailleurs, menuisiers, serruriers, cordonniers, pendant que les femmes s'adonnent à la couture, à la confection et à la réparation des vêtements et au blanchis- sage du linge.

Les nouveaux asiles qui se construisent sont presque tous constitués sur ces bases, et les anciens tendent chaque jour à s'en rapprocher. Aussi les littérateurs les plus ardents à combattre des institutions qu'ils ne connaissent pas, se- raient-ils tout étonnés s'ils voyaient la diversité des travaux exécutés par les malades de certains asiles.

A qui donc est due cette heureuse impulsion? Sans au- cun doute, au corps des médecins aliénistes qui, suivant l'exemple de Ferrus, ont reconnu depuis longtemps que le meilleur moyen de dissiper le délire de leurs malades et de leur faire oublier leur captivité était de mettre constam- ment en œuvre leurs aptitudes et leurs connaissances, en les soumettant à la grande loi imposée à tous les hommes, celle du travail; en un mot, en les rapprochant le plus possible des conditions de la vie sociale ordinaire.

Écartons donc la prétention de prêcher une réforme qui n'est pris à faire, et reconnaissons une tendance générale à donner à l'aliéné des occupations appropriées à ses capa- cités, une liberté, relative compatible avec son état.

Avant de formuler des principes généraux, des règles applicables à tous les cas, examinons ce qui se pratique dans la plupart dos asiles actuels. Construits d'après les principes posés au commencement de ce siècle, ils se com- posent en général d'un certain nombre de bâtiments grou- pés plus ou moins symétriquement autour de construc-

TRAITEMENT DANS DES COLONIES AGRICOLES. 187

tions destinées aux services administratifs et entourés de jardins aussi vastes que faire se peut.

Chaque jour, à des heures déterminées, tous les ma- lades valides et susceptibles de travailler sortent sous la direction de surveillants spéciaux, et se rendent à divers tra- vaux dejardinage ou de terrassement ; après le travail, ilsren- trent dans leur quartier, tous les actes de leur journée, lever, repas, récréations, coucher, sont soumis à une régu- larité parfaite, aune uniformité presque militaire, sans la- quelle le désordre ne manquerait pas de régner dans d'aussi nombreuses agglomérations.

Voilà ce qui, depuis longtemps déjà, se fait à peu près partout, ce qui a donné des résultats très-satisfaisants, quoi qu'on en dise, et ce qu'à une époque on a pu considérer très-logiquement comme la dernière expression du progrès.

Mais les grands asiles d'aliénés ne peuvent guère rester stationnaires, et depuis quelques années déjà, un nouveau mouvement progressif leur a été imprimé.

La culture, même maraîchère, exige autre chose que du terrain; il lui faut des constructions spéciales; les asiles ont donc se compléter par la construction d'une ferme. Tantôt celle-ci a été comprise dans le périmètre de l'asile lui-même, tantôt elle lui aétéconfiguë, tantôt enfin, par suite de circonstances locales et sans idée de système préconçu, elle a été plus ou moins éloignée.

Mais bientôt, (l'encombrement se produisant dans l'asile primitif, et le nombre des malades chroniques augmentant partout, on a se demander s'il y avait nécessité de faire rentrer pour les repas et pour la nuit, dans les quartiers fermés, les malades tranquilles que leurs occupations appe- laient toute la journée dans les dépendances rurales; si par conséquent, il fallait ajouter de nouveaux bâtiments très- dispendieux aux constructions déjà bien coûteuses qui forment l'asile primitif.

188 ASSISTANCE.

On a pensé qu'il serait plus économique pour l'adminis- tration, et plus agréable pour les malades, de leur procurer réfectoires et dortoirs dans la ferme elle-même, et cette combinaison une fois réalisée, on a eu l'idée de donner aux lermes ainsi organisées un nom spécial ; on les a qualifiées de colonies.

Dans ces annexes, l'aliéné calme reste toujours sous la surveillance et l'autorité du médecin; mais par ses occu- pations, par le lieu de son habitation, il est moins détourné de ses habitudes antérieures; l'éloignement des malades turbulents et désordonnés dans leurs actes écarte le spec- tacle des moyens indispensables pour réprimer leurs écarts. La régularité continue à présider aux diverses occupa- tions qui remplissent la journée, mais elle peut être moins impérieuse, moins porter le caractère de la contrainte.

Le passage de la colonie à l'asile fermé, et de l'asile fermé à la colonie étant toujours facile, il devient possible de faire profiter de la liberté relative dont on jouit dans cette der- nière les nombreux malades qui passent successivement du calme à l'agitation, de l'agitation au calme, et qui, par conséquent, ne peuvent ni être laissés dans leur famille, ni être placés chez des voisins. Ces changements rompent la monotonie de la séquestration; ils deviennent entre les mains du médecin un heureux moyen d'encouragement ou de répression; ils permettent de soumettre les convales- cents à une épreuve souvent très-utile avant de les rendre à la liberté complète.

C'est sur ces bases qu'ont été fondées par MM. Labitte les colonies de Fitz-James etdeVilliers, dépendances de l'asile de Clermont (Oise) ; qu'ont été organisées parMM. Dumesnil et Auzouy les fermes de Quatre-Mares, à Rouen, et de Saint- Luc, à Pau.

On ne saurait trop encourager le développement de ces colonies, et plus elles prendront d'importance, plus on

TRAITEMENT DANS DES COLONIES AGRICOLES. 189

pourra réduire la proportion des bâtiments, toujours plus coûteux, de l'asile fermé, sans cependant pouvoir y renon- cer d'une manière absolue.

Pour que l'établissement rural puisse acquérir une pré- dominance de plus en plus notable, il devra être très-rap- proché ou encore mieux limitrophe de l'asile fermé, afin que la surveillance puisse s'étendre sur les deux à la fois, que l'organisation des services généraux n'ait pas besoin d'être dédoublée, et que le passage des malades de l'un à l'autre puisse être effectué immédiatement.

Ainsi comprise et développée, l'organisation des colonies sera un nouveau progrès dans la voie déjà si fertilement parcourue depuis soixante ans, de l'amélioration du sort des aliénés ; mais tout en travaillant à leur développement ne laissons pas altérer le caractère de la colonisation, ni croire qu'elle représente un principe nouveau; loin de là, elle est le résultat normal du perfectionnement progressif des asiles ordinaires, elle n'a pas été une conception idéale, née avec des prétentions révolutionnaires, dans un esprit justement indigné contre les asiles modernes; elle n'a pas le droit, de se poser devant nous en réformatrice sévère.

Nous devons, au contraire, l'accueillir comme l'expres- sion la plus avancée, jusqu'à ce jour, des efforts de nos de- vanciers; elle est leur œuvre; c'est à nous de faire fructifier leur héritage; on doit en rapporter l'honneur tout entier aux médecins aliénisles et ne pas en faire une arme tour- née contre eux.

Après avoir examiné successivement les quatre points soumis à la discussion, nous résumerons notre opinion sur chacun d'eux dans les conclusions suivantes :

II est un certain nombre d'aliénés inoffensifs qui peu- vent être laissés dans leur famille moyennant une subven- tion pécuniaire, mais à condition d'être fréquemment visi- tés par des médecins chargés de s'assurer qu'ils sont l'objet

190 ASSISTANCE.

de soins convenables, et que leur maladie ne prend pas un caractère dangereux.

Le placement d'aliénés tranquilles chez des paysans ou des infirmiers voisins de l'asile, peut être avantageux pour quelques malades; mais la proportion de ceux qui pourront profiter de ces avantages sera toujours très-limi- tée, à cause du petit nombre de familles assez voisines de l'asile et assez recommandables pour qu'on puisse leur confier des malades.

La création de villages d'aliénés semblables au village de Gheel paraît absolument irréalisable en France, au temps actuel.

La création de fermes annexées aux asiles est le meil- leur mode d'améliorer le sort des aliénés valides et inof- fensifs; c'est le seul moyen de procurer à une proportion considérable de malades une vie conforme à leur condition sociale antérieure et une liberté relative. Ces fermes ou colonies agricoles, loin de constituer un système nouveau, antagoniste de la pratique des asiles actuels, n'en sont que le complément et le perfectionnement. Le mérite de leur organisation doit être rapporté principalement au corps des médecins aliénistes, et ce sont eux aussi qui devront avoir la plus grande part dans leur développement et leur amélioration progressive.

III

Petits asiles communaux proposés par M. Delasiauve.

Il est encore un système de traitement applicable aux aliénés dont nous devons dire quelques mots. Son auteur, M. Delasiauve, propose d'organiser, sur toute la surface de la France, dix mille petits établissements communaux te- nant à la fois de la ferme, de l'hospice et de l'asile, dans chacun dequels seraient traités 7 ou 8 aliénés appartenant à

PETITS ASTLES COMMUNAUX. 191

la localité même, ce qui porterait à 60 000 ou 80 000 le nombre des malades assistés de la sorte, sans préjudice de ceux qui, à cause du caractère dangereux de leur affection, continueraient à être envoyés dans les asiles fermés. Par ce moyen l'assistance serait mise au niveau de tous les besoins, et il n'y aurait plus un seul aliéné privé des secours que réclame son état.

Chacun de ces établissements ou cottages serait une ferme exploitant de 10 à 50 hectares, dans laquelle seraient réu- nis tout le matériel et le personnel d'une culture ordinaire, et il y aurait en outre les accommodations convenables pour recevoir quelques aliénés et un nombre suffisant de gardiens chargés de les soigner. Un médecin les visiterait souvent, une commission nombreuse composée des princi- paux notables de la localité surveillerait tous les détails du service; l'abondance et le confortable accompagneraient les malades dans tous les détails de leur existence, et avec tout •cela la dépense resterait inférieure à celle des malades placés dans les asiles (1). Nul ne pourrait méconnaître l'excellence des intentions deM.Delasiauve, et sasollicitude ardente pour la cause des aliénés ; il est certain aussi que pour une pro- portion notable de malades il y aurait grand avantage à ne pas être éloignés de leur domicile, et à pouvoir jouir du bienfait de l'assistance et du traitement médical sans être séparés de leurs familles. Mais si, sous ce rapport, le nou- veau projet mérite tout éloge, il faut reconnaître que sous beaucoup d'autres il est encore trop-vague et trop incom- plet pour pouvoir être soumis à une discussion rigoureuse. A quel mode de division territoriale correspond ce chiffre de 10 000 cottages-asiles, alors qu'il y a en France 3000 cantons et 38 000 communes? le nombre de 80 000 places ne dépasserait-il pas de beaucoup celui des malades suscep-

(1) Voy. Annales médico-psychologiques, 1863, t> II, p. 100, et le Journal de médecine mentale, 1869, nov., p. 338.

192 ASSISTANCE.

tibles d'y être admis, puisque ce seraient des asiles ruraux, et que la folie est surtout commune dans les villes? La dis- tribution des cas d'aliénation sur la surface du pays se fait-elle d'une manière assez régulièrement proportionnelle aux circonscriptions territoriales pour que les moyens de traitement, ainsi préparés, pussent correspondre exacte- ment aux besoins? Tout cela étant admis, serait-il possible de trouver un nombre suffisant de cultivateurs dévoués, de médecins habiles, de gardiens convenables ? Enfin com- ment s'exercerait le contrôle, la surveillance? Quel serait le mode d'entretien? A qui incomberait la dépense, et surtout celle-ci ne serait-elle pas tellement considérable, pour chaque malade, qu'elle dépasserait de beaucoup les ressources destinées à y faire face? Voilà quelques-uns des doutes qui se présentent de prime abord à l'esprit, et que M. Delasiauve devrait éclaircir avant qu'il soit pos- sible de juger, en connaissance de cause, sa nouvelle pro- position. Du reste, celle-ci n'est jusqu'à présent qu'au simple état de projet; nous avons voulu en dire un mot néanmoins, tant en raison de son caractère original qu'à cause de l'attention que commandent tous les travaux d'un savant aussi distingué que l'honorable médecin de la Sal- pêtrière.

IV

Règles essentielles à observer dans la fondation et l'organisation des asiles publics d'aliénés.

D'après l'examen que nous avons fait, dans les chapitres précédents, des différents modes de traitement et d'assistance publique applicables aux aliénés, nous sommes amené à considérer que celui de tous qui présente le plus d'avan- tages pour la grande majorité de ces malades, c'est l'isole-

ISOLEMENT DAN'S DES ASILES SPÉCIAUX. 193

ment dans un asile spécial. Il nous reste à indiquer d'une manière rapide quelles sont, à notre avis, les conditions les plus essentielles de l'organisation de ces établissements. Si nous disons, à notre avis, ce n'est pas qu'il y ait dans ce qui suit rien de bien original, ni qui nous soit personnel; mais c'est parce qu'il est nécessaire de faire un choix au milieu de la très-grande quantité d'idées, de doctrines, de théories différentes émises par tout le monde et tombées dans le domaine public. Tout ce que nous pouvons consi- dérer comme nous étant propre dans la question, c'est le choix d'un certain nombre de ces idées et leur coordination rationnelle, leur systématisation.

Il importe d'abord de bien s'entendre sur le sens à donner au mot isolement, pris dans cette acception.

Serait-ce une séquestration absolue, l'absence de tout commerce avec d'autres hommes, la claustration perpé- tuelle dans un cabanon, ainsi que cela a été dit par divers adversaires de la loi et des asiles? Nullement; et pour le prouver, ce n'est pas à des autorités médicales, mais au témoignage d'hommes politiques et de juriconsultes que nous allons recourir.

M. de Barthélémy, parlant devant la chambre des pairs, reproduit, pour définir l'isolement, le texte de l'exposé des motifs. « Le plus souvent », dit-il, « il ne consiste qu'à placer l'aliéné dans une situation nouvelle, en le séparant des lieux qu'il habitait, et des personnes qui formaient ses relations habituelles (1). »

De même M. Suin a soin de dire : a L'isolement est l'éloignement des lieux et des objets, la séparation d'avec les personnes, la rupture avec les relations et les habitudes au milieu desquelles la folie a pris naissance, et qui ont pu en être les causes. C'est le changement des êtres et des

(1) Moniteur au U juillet 1837, p. 1772.

foviixe. 4 3

194 ASSISTANCE.

sources d'idées et de sentiments qui ont exercé une fatale influence ; c'est la mise de l'aliéné à l'abri de l'entourage qui a produit les impressions dont on veut écarter le renou- vellement, pour laisser le malade tout entier sous le fonc- tionnement du traitement curatif (1). »

Sans doute ces conditions peuvent quelquefois être réalisées au domicile même des malades, ou dans une maison à leur usage exclusif. Mais il faut pour cela le con- cours d'un grand nombre de circonstances difficiles à réunir ; la première de toutes et la plus rare est une grande fortune ou du moins une très-large aisance. Aussi cette méthode est-elle tout à fait exceptionnelle. Dans l'im- mense majorité des cas l'isolement se pratique dans des établissements qui portent, dans le langage ordinaire, le nom de « Maisons de santé » quand ils sont destinés à recevoir un nombre assez limité de pensionnaires riches ou aisés, et celui « d'Asiles » lorsqu'ils sont destinés au traitement collectif d'un grand nombre de malades, et prin- cipalement des indigents à la charge des départements.

Nous n'avons pas à nous occuper ici des maisons de santé, établissements privés, relativement indépendants, et dont la valeur dépend surtout du mérite des chefs qui sont à leur tête.

Nous ne parlerons donc que des asiles publics, ou des établissements privés faisant fonction d'asiles publics.

Sans doute nous ne prétendons pas qu'un établissement de ce genre ne puisse être bon que s'il offre toutes les con- ditions que nous allons énumérer; nous croyons, au con- traire, que presque toujours la valeur personnelle des hommes qui sont à la tête d'un asile peut suppléer, dans une grande mesure, aux inconvénients matériels et aux défauts d'organisation, et que réciproquement un asile par-

(1) Suin, Rapport au Sénat, p. 14.

ORGANISATION DES ASILES PUBLICS. 195

faitement construit et organisé, confié à un mauvais chef, ne donnera que de fâcheux résultats. Mais il n'en est pas moins opportun de faire connaître les meilleures disposi- tions à adopter dans le cas d'une création nouvelle pu l'on serait libre de tout régler à nouveau^ sans être gêné par rien de préexistant.

Un asile public d'aliénés pour réunir les meilleures con- ditions possibles, doit à notre avis :

Être situé à la campagne, près d'une ville, et autan! que possible près du chef-lieu du département;

Avoir pour chef un directeur-médecin ;

Recevoir une population de 300 à 500 personnes des deux sexes, embrassant toutes les catégories de malades, sauf certains aliénés criminels, et comprenant» outre les indigents du département, un certain nombre de pension- naires des classes aisées ;

Etre composé de bâtiments ou quartiers indépendants, groupés à droite et à gauche des bâtiments d'administra- tion et des services généraux, et présentant une disposition telle que le nombre des constructions puisse être augmenté, après coup, sans que l'harmonie de l'ensemble en soit trop altérée \

Contenir une série d'ateliers, pour occuper les ma- lades des deux sexes qui ont un métier;

Il doit surtout posséder un domaine le travail du jardinage et la culture maraîchère puissent être accessibles à tous les malades valMes qui n'ont pas d'autre état* Dans ce domaine, des bâtiments de ferme doivent contenir toutes les dépendances nécessaires à une exploitation de ce genre, et être appropriés pour recevoir^ en outre, un certain nombre de malades tranquilles,

Nous ne pénétrerons pas plus loin dans les détails relatifs à la construction et à l'organisation des asiles; mais> tout en nous en tenant à ces conditions essentielles, nous en-

196 ASSISTANCE.

trerons dans quelques développements aussi concis que possible sur chacune d'elles.

L'asile, avons-nous dit, doit être situé à la campagne, près d'une ville, et autant que possible près du chef-lieu du département. Aujourd'hui plus que jamais, on est d'ac- cord pour réclamer, en faveur des aliénés, l'espace, la liberté relative, la facilité de prendre de l'exercice et de travailler au grand air, conditions qui exigent toutes une étendue de terrain assez considérable, et l'absence de tout voisinage immédiat gênant ou nuisible. Toutes ces conditions ne peuvent se trouver réunies dans les villes, du reste les terrains ont une valeur trop élevée; il faut donc que ces établissements soient reportés à la campagne. Il est inutile d'ajouter que le site doit être sain, choisi sur une colline, plu- tôt qu'au fond d'une vallée, et que l'approvisionnement de l'eau doit y être facile. Mais, tout en recherchant la cam- pagne, il est essentiel de rester au voisinage d'une ville, et par voisinage nous entendons une distance de 1 à k kilo- mètres.

Sans cela, les familles ont trop de peine à venir voir les malades, qui deviennent ainsi victimes d'un isolement réel, d'une sorte d'exil; les approvisionnements sont difficiles et coûteux; la concurrence des fournisseurs fait défaut; les fonctionnaires et employés de l'établissement, privés de toutes relations sociales, de tout moyen de distraction et d'expansion au dehors, mènent une vie trop concentrée, qui produit presque infailliblement des tiraillements, des inimitiés intérieures, inconvénients aussi préjudiciables à la tranquillité et à la considération des personnes qu'au bon accomplissement du service.

Il est de plus à désirer que la ville voisine soit le chef- lieu du département. Involontairement les préfets et les conseils généraux portent un intérêt plus vif à un établis- sement qui est tout près d'eux, sur lequel ils peuvent tou-

situation et direction. 197

jouis exercer leur attention; cette proximité facilite la solution d'un grand nombre d'affaires; souvent une entre- vue de quelques minutes avance plus les choses qu'une cor- respondance prolongée. Enfin, s mous tenons à une discré- tion raisonnable, nous sommes loin, on le sait, de vouloir envelopper ce qui se fait à l'asile d'un mystère impénétra- ble. Nous pensons, au contraire, qu'il est bon que le con- trôle et la surveillance soient faciles, que les chefs de l'au- torité administrative et judiciaire y aient un accès com- mode, que le public lui-même puisse se tenir à peu près au courant de ce qui s'y passe, afin que tout abus puisse être promptement réprimé, et que le bien soit hautement re- connu. Nous ne saurions trop le répéter, les médecins aliénistes ont tout à perdre à se retrancher dans l'ombre et Pisolement, tout à gagner au contraire à rechercher la lumière et à donner une certaine évidence à ce qu'ils font, afin que l'on rende justice à l'honnêteté de leurs efforts et au succès de leurs résultats. Et tout cela est bien plus facile à la portée du chef-lieu du déparlement que dans une campagne écartée.

L'asile doit avoir pour chef un directeur-médecin. Loin d'être un inconvénient, la réunion des deux ordres de fonctions est, au contraire, à nos yeux un grand avantage, mais à deux conditions : d'abord qu'elle ne fasse pas peser sur un seul homme des devoirs au-dessus de ses forces, et que Fhomme réunisse d'ailleurs les qualités et le savoir nécessaires pour s'acquitter convenablement de sa double tâche; ensuite que la surveillance soit assez efficace et assez fréquente pour qu'on ne puisse pas accuser le directeur- médecin d'arbitraire et d'excès de pouvoir. C'est dans ce but que nous avons demandé que chaque asile reçoive, au moins une fois par an, la visite d'un des inspecteurs généraux, et que l'admission dans la carrière soit subor- donnée à un concours. Si ces conditions sont remplies, la

198 ASSISTANCE.

réunion des fonctions médicales et administratives entre les mêmes mains donnera à toutes les parties du service une unité de vues, une harmonie de direction dont on ne sau^ rait trop apprécier l'importance, et à laquelle rien ne pourrait suppléer.

3fi L'asile doit recevoir toutes les catégories de malades, sauf certains aliénés criminels. L'exception que nous avons indiquée comme nécessaire (p. iUS), une fois admise, l'asile devra admettre tous les aliénés sans distinction; c'est dire qu'il ne sera pas question de curables et d'incurahles, d'aU gus etdeohroniques. Il est très-avantageux que les malades en traitement puissent être classés au milieu de malades chroniques, habitués depuis plus ou moins longtemps à la vie de l'asile, à sa discipline, à ses occupations. L'influence de ce milieu, la contagion du bon exemple contribuent beaucoup à calmer l'excitation des nouveaux venus et à régulariser leurs actes. Dans un service qui ne serait corn-^ posé que de oas de folie aiguë , il serait impossible d'avoir aucun ordre, d'organiser aucune réglementation; la nécessité de s'occuper tous les jours, en détail, de cha-= que malade pour rechercher les indications nouvelles et régler le traitement en conséquence, forcerait à en réduire le nombre aux mêmes proportions que celles d'un service d'hôpital ordinaire. Par contre, un service entièrement composé de chroniques auxquels ne viendrait jamais s'ajou* ter un cas aigu, ne présenterait que très-peu d'intérêt; la rareté des guérisons découragerait le médecin et endormi' rait inévitablement sa vigilance. La combinaison des deux éléments nous paraît indispensable pour les malades aussi bien que pour celui qui est appelé à les traiter.

De même les aliénés des deux sexes y doivent être réunis. On le sait déjà, le travail des malades doit être une descon* ditions essentielles d'un établissement de ce genre; le tra= vail est, avant tout, pour les malades, un moyen de traitement,

ÉLÉMENTS DE LA. POPULATION. 199

un élément de guérison ou d'amélioration; il est aussi, pour eux, une occasion de profit, grâce à la petite gratification en argent qui leur est allouée. Il est en outre, pour Fasile, un avantage d'une grande valeur, une source précieuse de pros- périté. Les aliénés réunis dans un asile doivent, avons-nous dit, réaliser jusqu'à un certain point l'utopie, irréalisable partout ailleurs, du phalanstère dans lequel le travail de chacun vient concourir au bien-être de tous. Or, dans cette sorte d'association, le travail des hommes et celui des femmes remplissent des rôles qui se complètent mutuel- lement, sans pouvoir se suppléer l'un l'autre. Aux premiers appartiennent les travaux de culture, de jardinage, d'en- tretien des bâtiments et du mobilier, ceux de cordonnerie, de confection des habits. Aux secondes reviennent la cou- ture, la confection du linge, le blanchissage, le repassage. Il manque, par conséquent, un élément très-important aux asiles qui ne reçoivent que les malades d'un seul sexe, et ils sont forcés de recourir à des ouvriers étrangers, qu'il faut payer fort cher, pour bien des choses qui sans cela seraient accomplies avec les ressources propres à l'établis- sement.

La réunion des aliénés des deux sexes a encore un avan- tage, au point de vue de la pratique médicale, en présen- tant aux médecins et aux élèves un ensemble plus complet de toutes les affections mentales. Parmi celles-ci, il y en a de plus fréquentes chez les hommes, d'autres de presque exclusives aux femmes ; les connaissances cliniques restent forcément imparfaites lorsque l'étude ne peut porter en même temps sur les uns et les autres, et la science profite aussi bien que l'administration de la réunion des deux sexes.

Les asiles publics sont principalement destinés au trai- tement des aliénés indigents à la charge des départements.

200 ASSISTANCE.

Mais il y a tout avantage à ce qu'ils admettent en outre, comme malades payants, un certain nombre d'aliénés appartenant aux classes aisées, en d'autres termes, qu'un pensionnat soit joint aux quartiers du régime commun.

Cette combinaison présente des avantages de plusieurs genres. Elle offre aux familles des départements le moyen défaire soigner leurs malades par des. médecins spécialistes parfaitement compétents, sans les envoyer à des distances trop considérables ; en outre, le prix des pensions, à égalité de bien-être et de soins, peut être, dans les asiles, infé- rieur à celui des maisons de santé privées des grandes villes,, puisque les chefs de l'établissement n'ont à prélever, sur leur montant, ni l'intérêt de leurs capitaux, ni leur bénéfice personnel. Même ainsi réduites, ces pensions sont encore pour les asiles une source de bénéfices importants et très-légitimes; en effet, les pensionnaires jouissent, pour leur part, des immeubles, bâtiments et jardins pour lesquels l'asile n'a pas de loyer à payer; ils profitent de même des soins du personnel médical et adnrnistratif et de l'installa- tion des services généraux, cuisine, lingerie, buanderie. Or, ce personnel et ces services généraux devraient être, à très- peu de chose près, les mêmes, s'ils ne servaient qu'aux indigents; et comme il est de toute justice que les pen- sionnaires payent tous ces avantages, il y a là, pour l'asile, une recette souvent considérable, qui sert de rémunération à des services très-réels rendus aux malades, et à laquelle ne correspond aucune dépense pécuniaire actuelle ; c'est par conséquent un bénéfice net qui profite à toutes les branches de l'établissement, et qui permet d'augmenter le bien-être des indigents.

Réciproquement le travail de ces derniers contribue, dans certaines circonstances, à améliorer le sort des pension- naires, tout en économisant les deniers de L'asile. On peut

ÉLÉMENTS DE LA POPULATION. 201

donc, à égalité de prix, mieux traiter ceux-ci qu'on ne pourrait le faire dans un établissement qui ne recevrait que des pensionnaires.

Enfin, dans un établissement de ce dernier genre, il est presque impossible de décider les. pensionnaires à travailler, et l'inaction pèse d'une manière terrible sur la plupart d'entre eux. Au contraire, dans un établissement la majorité des malades sont des indigents, et le travail est régulièrement organisé sous les formes les plus diverses, un certain nombre de pensionnaires entraînés par l'exem- ple consentent à s'occuper, soit aux travaux de jardinage, soit aux divers ateliers, et échappent ainsi aux inconvé- nients de l'oisiveté. Par contre, on ne manque pas de pro- curer aux pensionnaires certains moyens de distraction, jeux divers, billards, bibliothèque, qu'on n'aurait pas orga- nisés pour les indigents seuls, mais dont quelques-uns de ceux-ci sont admis à profiter dans certaines limites. Il y a donc, encore, échange réciproque de services et bons procédés mutuels.

Ce que nous venons de dire sur le mode de direction à préférer pour les asiles, et sur les divers éléments qui doi- vent composer leur personnel de malades, nous met à même de préciser les limites de la population à y admettre. Le nombre des aliénés ne doit pas dépasser ce qu'un méde- cin expérimenté peut convenablement soigner, tout en exerçant les fonctions de directeur. Ce nombre peut varier entre 300 et 500. Au-dessous de ce premier nombre, la gestion est difficile et onéreuse, parce que la dépense des services généraux, répartie sur un petit nombre de malades, élève trop le chiffre de la pension; et d'un autre côté, l'in- térêt médical languit souvent faute d'un assez grand mou- vement de malades. Au-dessus de 500 malades, les quar- tiers deviennent trop populeux, et le directeur-médecin a trop à faire pour s'acquitter convenablement de ses dou-

202 ASSISTANCE.

bles fonctions; les unes ou les autres souffrent, quand ce ne sont pas toutes les deux.

Dans tous les cas, le directeur-médecin devra être assisté dans le service médical par un ou deux internes, et quand le nombre des malades se rapprochera du maximum de 500 que nous avons indiqué, il conviendra de lui donner le concours d'un médecin-adjoint, qui pourra en même temps se former avec son aide aux travaux d'administration.

/*° On a beaucoup écrit sur le mode de construction à adopter pour les asiles, et l'on peut discourir longuement sur les inconvénients et les avantages de chaque type, qu'il soit français, anglais ou allemand. Ne pouvant entrer dans une discussion détaillée à cet égard, nous nous bornerons à quelques indications générales.

Nous croyons que l'on a souvent trop sacrifié au luxe extérieur et à l'appareil monumental des bâtiments. Pour une institution du genre de celles dont nous nous occu- pons, il faut des constructions simples et modestes à l'ex- térieur, mais aménagées intérieurement de manière à ré- pondre le mieux possible à l'usage auquel elles doivent servir quotidiennement. Malheureusement, c'est parfois le contraire qui a lieu.

Une première condition est la centralisation et la bonne distribution de tous les locaux destinés aux services géné- raux. Bureaux de l'administration, de l'économat, de la recette, magasins divers, lingerie, cuisine, pharmacie, doivent former au centre de l'établissement un groupe de constructions ayant des communications faciles entre elles et avec tous les quartiers de malades.

Pour ceux-ci, il y a tout avantage à avoir des bâtiments séparés au lieu de compter sur de simples portes pour éta- blir des séparations effectives dans un même bâtiment con- tinu. Ce dernier genre de construction doit encore être évité parce qu'il constitue une figure géométrique à contour fixe

MODE DE CONSTRUCTION. 203

et inflexible, surtout lorsqu'il est un parallélogramme, ce qui rend tout agrandissement ultérieur très-diâîcile, sinon impossible. Or une expérience générale prouve que quelque rigoureuses qu'aient été les prévisions d'après lesquelles un projet d'asile a été conçu, il se produit toujours, avec le temps, une augmentation de personnel qui crée de nou- veaux besoins. Il faut donc, ou bien encombrer les quartiers primitifs, ou bien en construire d'autres, et cette dernière combinaison étant de beaucoup la meilleure, il y a tout intérêt à en prévoir la possibilité.

Il n'est nullement nécessaire que tous les bâtiments séparés, qui avec les cours qui en dépendent constituent les quartiers de malades, aient exactement la môme physio- nomie, ce qui donne toujours à l'établissement un carac- tère extérieur de caserne ou de fabrique; il est, au con- traire, désirable qu'ils présentent une certaine diversité. Il n'est pas indispensable, non plus, qu'ils soient disposés d'une manière absolument régulière et symétrique; tout ce qui pourra ôter à l'ensemble un cachet de trop grande uniformité, pour se rapprocher des conditions des habita- tions ordinaires et de la variété avec laquelle elles se grou- pent, dans un village par exemple, nous paraît devoir être recherché plutôt qu'évité. L'ensemble aura évidemment moins de régularité sur un plan d'architecte, mais l'aspect en sera plus gai, plus rustique, et éloignera davantage l'idée de prison.

Tous les bâtiments pourront, sans inconvénients, avoir un étage au-dessus du rez-de-chaussée, et ceux des malades paisibles pourront même en avoir deux. Plusieurs quartiers de malades devront, en outre, présenter dans leur construc- tion et leur aménagement des conditions spéciales pour le détail desquelles nous renvoyons aux ouvrages de MM. Par- chappe, Girard de Cailleux et Renaudin.

«V Mais il ne suffit pas de loger les malades et de les nour-

2(ik ASSISTANCE,'

rir; il faut en outre les occuper. Or, la population indi- gente de nos asiles se compose presque. toujours d'une certaine proportion d'artisans ayant un métier, et d'un plus grand nombre de gens qui travaillaient à la terre. Il faut donc, dans un asile, avoir des ateliers et des champs. Les premiers comprennent d'ordinaire pour les hommes la menuiserie, la ferblanterie, la cordonnerie, la confection des habits, et quelquefois le tissage de certaines étoffes. Tous ces locaux peuvent être très-simples, mais il est essen- tiel qu'ils existent; il doivent en outre être distincts des habitations ordinaires et pouvoir être facilement soumis à la surveillance.

. Pour les femmes, les ateliers de couture et de raccommo- dage peuvent faire partie des locaux d'habitation. La buan- derie et la repasserie, au contraire, doivent en être distinctes et installées, ainsi que les séchoirs, dans des annexes tout à fait indépendantes. Il sera aussi essentiel de pouvoir faire travailler quelques femmes au jardinage.

Nous arrivons enfin à la grande question de la terre et de la culture. Tout asile, outre les cours et préaux faisant partie intégrante de chaque quartier, doit posséder un cer- tain domaine, destiné, d'une part, à occuper une grande proportion des malades habitués à travailler la terre, d'au- tre part à donner, à l'aide d'un travail presque gratuit et de l'engrais abondamment fourni par toute agglomération humaine, des produits végétaux précieux pour la consom- mation de l'établissement et le bien-être de tous ceux qui y vivent. L'étendue du domaine doit varier, suivant que l'on veut s'y livrer à la grande culture, ou seulement à la cul- ture maraîchère et au jardinage. Nous savons que, dans quelques établissements exceptionnels, on fait une large place à la grande culture, et que l'on s'en trouve bien ; c'est notamment ce qui a lieu dans les grandes exploitations qui dépendent de l'asile privé de Clermont, les frères Labitte

ATELIERS ET TERRAIN DE CULTURE. 2.05

ont obtenu de très-beaux résultats. Mais ils disposent d'une population que l'on ne retrouve dans aucun autre établis- sement, et l'on peut croire, en outre, qu'une gestion pri- vée est toujours surveillée par ceux qui y ont un intérêt personnel, avec plus d'exactitude et de rigueur que ne le serait une administration publique confiée à des agents qui n'ont pas d'intérêt personnel dans les résultats.

Pour nous, après avoir combattu les agglomérations trop nombreuses d'aliénés, nous ne croyons pas qu'un asile constitué tel que nous l'avons indiqué, ait un intérêt véri- table à se lancer dans la grande culture, tandis que nous pensons qu'il aura toujours un avantage énorme à dévelop- per autant que possible, avec les moyens dont il dispose, et très-peu de dépenses accessoires, la production des légu- mes et des fruits, et à joindre à ses jardins, toutes les fois que faire se pourra, quelques pâturages, exigeant peu de culture et permettant d'entretenir un certain bétail.

Nous ne sommes donc pas partisan, pour les asiles, de domaines trop étendus; nous ne désirons pas qu'ils possè- dent des 200 ou 300 hectares, et nous pensons qu'ils ne pourront jamais en utiliser, d'une manière réellement avan- tageuse, plus de 25 ou 30.

Quelle que soit l'étendue du domaine d'un asile, certains bâtiments d'exploitation sont nécessaires; ils doivent se rapprocher, par leurs dispositions, des bonnes fermes de la région l'on se trouve. Que cette ferme soit immédiate- ment contiguë aux bâtiments principaux de l'asile, ou qu'elle en soit tout à fait distincte, il nous importe assez peu, pourvu que la distance entre les deux ne soit pas trop considérable ; cependant la contiguïté nous paraît préféra- ble. A cette ferme, il y aura toujours grand avantage de joindre quelques bâtiments susceptibles de recevoir un certain nombre de malades, de manière à les placer dans une situation intermédiaire entre la liberté et la séquestra-

206 ASSISTANCE.

tion absolue. Mais nous n'avons pas à répéter ici ce que nous avons dit dans une autre partie de ce travail (voy. p. 185) ; rappelons seulement que ces annexes constituent à nos yeux le meilleur mode de perfectionnement des asiles, et que nous sommes à cet égard en complète uniformité de vues avec l'autorité supérieure, qui, « depuis dix ans, s'efforce de propager, dans les asiles, de grands travaux de culture et la création de fermes sont réunis, occupés les aliénés tranquilles (1) ».

Mais, bien que nous fassions une part très-large aux travaux des aliénés, nous sommes loin de penser que jamais le travail des malades puisse suffire à l'entretien des asiles; il doit procurer un supplément de recettes à l'établissement et un surplus de bien-être à ceux qui y sont soignés, mais, à moins d'abus, il ne peut être assez productif pour dispen- ser les départements de payer une pension pour leurs alié- nés. Beaucoup de malades sont, il est vrai, susceptibles de s'occuper; mais leur travail ne doit être ni violent, ni pro- longé. Très-peu d'entre eux pourraient fournir une dose d'efforts égale à celle d'un ouvrier sain et valide, et le pour- raient-ils, qu'on ne devrait jamais la leur demander. Le travail des aliénés doit, avant tout, être un bienfait pour leur santé, et s'il est très-légitime qu'il soit aussi un béné- fice pour l'établissement, il ne doit jamais constituer sa principale ressource, ni devenir un objet de spéculation.

(i) Rapport de M. de Bosredon, Journal officiel du 15 février 1869.

FIN.

TABLE DES MATIÈRES

Introduction 1

Première partie. Historique 10

Réforme du régime des aliénés à la fin du xvme siècle. Tenon. Pinel. Esquirol. Ferrus. Législation actuelle. Loi du 30 juin 1838. Ordonnance royale du 18 décembre 1839. Règlement ministériel du 20 mars 1857. Résul- tats généraux de cette législation 10

Deuxième partie. «* Pour et contre 34

I. Les adversaires de la loi. Les journalistes et les pétition- naires au Sénat. Les défenseurs. Le corps des médecins aliénistes. M. Suin. M. Tanon. Stephau Senhert. 34

II. La loi en action. Garanties données à la liberté indivi- duelle.— Responsabilité delà famille, des médecins, du préfet, de l'autorité judiciaire. Insuffisance de cette dernière. De la non-contagion de la folié dans les asiles. Des sorties ordonnées par le tribunal. De la surveillance exercée sur

la correspondance des malades ù9

III. Des romans contemporains traitant des questions médico- légales relatives à la folie. Un beau-frère, par Hector Malot. Paris, 1868. Hard Cash (L'implacable argent), by Cb. Reade. London, 1863. The Tragedy of Life, mad or notmad (La tragédie de la vie, fou ou non fou), by Brenten. London, 1861 « 63

208 TABLE DES MATIÈRES.

Troisième partie. Législation ... 79

Programme des améliorations à apporter à la loi du 30 juin 1838. 79

I. ° Formalités d'admission dans les asiles , . . . . 83

II. Surveillance des asiles 95

III. Personnel du service des ailén^s. . : 108

IV. Dépense des aliénés ,, 123

V. VI, VII, VIII. Gestion des biens des aliénés 127

IX. Procédure de l'interdiction 137

X. Surveillance des aliénés en liberté 142

XI. Prévenus soupçonnés de folie 146

XII. Aliénés dits criminels 148

Appendice. Des certificats, bulletins, lettres, délivrés par

les chefs des asiles 156

Quatrième partie. Assistance 161

[_ I. La théorie du no-reslraint 162

II. Nouveaux projets de réforme dans le régime des aliénés. 167

Traitement dans la famille 168

Traitement chez des infirmiers 179

Traitement à Gheel 180

Traitement dans des colonies agricoles 185

III. Petits asiles communaux proposés par M. Delasiauve. . . 190

IV. Règles essentielles à observer dans la fondation et l'orga- nisation des asiles publics d'aliénés , 192

FIN DE LA TABLE DES MATIERES.

Paris. Imprimerie de E. Martinet, rue Mignon, 2.

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