Digitized by the Internet Archive

in 2010 witli funding from

Univers ity of Ottawa

littp://www.arcliive.org/details/lescatlioliquesetOOmaum

LES CATHOLIQUES

ET LA

LIBERTÉ POLITIQUE

)

DU MÊME AUTEUR

Saint Thomas d'Aquin et la Philosophie Carté- sienne. 2 vol 8 fr. »

Les Philosophes contemporains, i vol 3 fr. 50

La Doctrine spirituelle de saint Thomas d'Aquin. I vol 3 fr. 50

L'Église et la Démocratie, i vol 3 fr. 50

La République et la politique de l'Église. 1 vo- luinc 2 f r. »

La Pacification politique et religieuse. (Br.). o fr, 50

L'Église et la France moderne. 1 vol 2 fr. 50

TTrOGKAl'HlE FIIUIIN-DIDOT ET C''". MESNIL (EUKE).

Le Père Vincent MAUMUS

LES CATHOLIQUES

ET LA

LIBERTÉ POLITIOUE

In libci

•latem

vocati estis

Gal.,

V, 13.

(1

b ^, p)aris

LiBRAmfK vTîrroR lecoffre

RUE BONAPARTE,

90

1898

APPROBATION DE L'ORDRE

Nous, soussignés, avons lu, par ordre du Très Révé- rend Père Provincial, l'ouvrage du Révérend Père Vin- cent Maunius, intitulé Les Catholiques et la Liberté poli- tique, et nous l'avons jugé digne d'impression.

Fr. J.-M. L. MONSABRÉ,

Des F.-F. Prêoliem-?, Maître en saci-L-e Théologk-.

Fr. Maiuk-Josepii OLLIVIER,

De« FF. Prcclieur-, prédicateur prcuéral.

IMPRIMATUR : Fr. RÉGINALD MONPELRT

Prieur Provincial.

AVANT-PROPOS

L'intérêt de TEo'lise commande aux catholiques et surtout au clergé de se rendre un compte bien exact de la situa- tion nouvelle que, depuis cent ans, les idées, les habitudes, les mœurs de notre temps ont faite au catholicisme.

Pendant des siècles l'Eglise a occupé en France une place exceptionnelle et pri- vilégiée : le clergé était un corps politi- que et le premier Ordre de l'Etat, le roi était l'évêque du dehors, protecteur de

X AVANT-PROPOS.

l'Eglise dont les lois devenaient souvent lois de l'Etat. Tandis que les autres cultes étaient seulement tolérés , la Re- ligion catholique était la Religion offi- cielle, l'union intime du trône et de l'autel était comme un dogme politico- religieux sur lequel tout le monde tom- bait d'accord.

C^es antiques rapports entre les deux puissances sont brisés ; tout regret se- rait superflu, l'ancien ordre de choses ne ressuscitera pas.

La question qui se pose est donc celle-ci : en face des changements si profonds opérés dans les rapports de l'Eglise avec la société civile , quelle doit être l'attitude des catholiques à l'éa-ard des sociétés modernes?

Doivent-ils les maudire et s'efforcer

AVANT-PROPOS. xi

de les faire rétrograder vers le passe ? doivent-ils affirmer que la vie de l'E- glise est impossible dans un milieu qui lui refuse une situation et des privilè- ges dont elle a si longtemps joui et qui lui sont absolument nécessaires?

Ce serait faire dépendre son existence de certaines circonstances de temps et de lieux changeantes comme tout ce qui est humain, et l'Église, qui a la promesse de l'immortalité , sait très bien qu'elle peut vivre dans tous les temps et dans tous les pays. Croire que l'E- o'iise est condamnée désormais à une vie précaire et chancelante parce qu'elle n'a plus l'appui exclusif du pouvoir séculier, c'est douter de la parole du Christ et de la puissance de la Croix ; aucun catholique ne voudra mériter le

\ii AVANT-PROPOS.

reproche : « Homme de peu de foi pour- quoi avez-vous douté? »

J'ai déjà répondu , en partie du moins , à la question que je traite de nouveau aujourd'hui; j'ai abordé quelques points de doctrine qui semblent séparer l'E- glise et la France moderne et j'ai pro- posé des solutions capables de préparer une entente si utile et si désirable (l). Je ne reviendrai pas sur la distinction fondamentale que j'ai établie entre l'ab- solu et le relatif, l'idéal et la réalité, les principes et leur application ; je la sup- pose acquise, et je prie le lecteur de ne pas l'oublier. Aujourd'hui je fais un pas de plus en avant et je convie les hommes de bonne volonté qui se défient encore des tendances et des intentions

(1) L'Église et la France moderne. Paris, Victor Lecoffre.

AVANT-PROPOS. xiii

de l'Église à signer une paix définitive sur cette base : la liberté pour tous.

La liberté! ce mot reviendra souvent dans ces pages; je n'ai nullement l'in- tention de dissimuler l'amour profond qu'elle m'inspire. La liberté civile et politique est l'un des plus grands bien- faits du christianisme , car selon la pa- role du Père Lacordaire : « c'est .lésus- Ghrist qui a introduit dans le monde l'égalité civile et avec elle la liberté po- litique qui n'est qu'une participation de chaque peuple à son gouvernement » (1). Oui, le christianisme en relevant la di- gnité de l'homme si étrangement mé- connu par le paganisme, a préparé les voies au principe de l'égalité des hom- mes entre eux et à la liberté du citoyen.

(1) Z><? la liberté de l'Église el de l'Ilalie.

XIV AVANT-PROPOS.

Loin donc d'être en opposition avec ses croyances religieuses, un chrétien, épris d'égalité et de liberté, est au contraire fidèle à l'esprit et aux maxi- mes fondamentales de sa foi.

Si ces idées paraissent neuves et peut-être hardies, c'est que nos tradi- tions chrétiennes et nationales ont été étouffées sous le poids de cet édifice énorme et disproportionné qu'on ap- pelle l'ancien, régime. Il nous a légué la doctrine néfaste de l'omnipotence de l'Etat dont nos pères des douzième et treizième siècles n'avaient pas la moindre notion. La liberté était intense dans ces communes, turbulentes sans doute, mais pleines de vie avec ces grandes et fortes maximes de droit pu- blic : « La nation a le droit d'élire son

AVANT-PROPOS. xv

chef; nulle taxe ne peut être levée qu'a- vec; le consentement des contribuables; nulle loi n'est valable si elle n'est ac- ceptée par ceux qui doivent lui obéir. » Ces principes , souvent combattus , repa- raissent toujours; nos états généraux les proclament , et 89 les retrouva sous les débris de l'ancien régime. Voilà la tradition nationale et chrétienne, et, la nouveauté, c'est la négation de la li- berté (1).

Rien n'est plus capable de nous faire mesurer l'étendue de la révolution con- sommée par l'ancien régime , et la perturbation qu'il a opérée dans les idées, que ce préjugé contre lequel tout catholique ne doit jamais cesser de

(1) Voir Aug. T\novvy. Illsioire de In format ion du Tiers- Étal. Duru\', Histoire de France, introduction et l""' vol.

XVI AVANT-PROPOS.

protester : l'Eglise est l'alliée naturelle du despotisme, et elle a la peur instinc- tive de la liberté. C'est exactement le contraire qui est vrai.

L'Eglise, nous le verrons dans le cours de cette étude, a eu trop à souf- frir du despotisme pour ne pas lui pré- férer, et de beaucoup , le régime de la liberté. Dire qu'elle est l'ennemie de la liberté politique des peuples, c'est mé- connaître son esprit, son histoire et l'élément le plus favorable à son déve- loppement.

Nul peuple n'est aujourd'hui plus libre que la nation Américaine et nulle part l'Eglise n'est plus prospère à l'a- bri de cette constitution si libérale im- prégnée de christianisme : « La Consti- tution qui gouverne la République des

AVANT-PROPOS. xvii

Etats-Unis est éminemment chrétienne, » a pu dire un prOtre 1) bien à même de la connaître et de l'apprécier. Qu'on n'ose donc plus soutenir que l'esprit du christianisme, et par conséquent de l'E- glise , est opposé à la liberté.

Les catholiques n'ont rien à craindre pour leur foi en se prononçant résolu- ment en faveur de la liberté. Qu'ils le sachent aussi, cette résolution est le plus grand service qu'ils puissent ren- dre à l'Eglise et à leur pays.

Ils ne peuvent pas, en conscience, se désintéresser de la lutte enofao-ée entre les champions de la liberté et les tenants du despotisme radical-socia-

(1) yi. l'abbi' André, de la Congrégation de Saint-Sulpice, L' mnhussadcur du L'hrhl. par le Cardinal Gibbons; intro- duction.

xviii AVANT-PR OPOS.

liste, et, pour triompher avec les pre- miers, ils doivent, avant tout, être dociles aux instructions du Souverain Pontife. Toute autre attitude entraîne- rait de nouvelles défaites et de nou- veaux malheurs. L'expérience, qu'ils ont faite d'une opposition stérile et sans espoir, leur a appris que, même en de- hors de la déférence due aux conseils de Léon XIII , la seule politique pos- sible est l'acceptation sincère du gou- vernement légal : ils déjoueront ainsi la tactique odieuse et hypocrite des enne- mis de l'Eglise. Quand, en effet, le pou- voir est entre les mains d'hommes mo- dérés qui déclarent ne pas vouloir faire la 2:uerre à l'idée relisfieuse , nos ad- versaires les accusent de pactiser avec les ennemis de la République, comme

AVANT-PROPOS. xix

si nous étions prêts à profiter de la li- berté religieuse pour conspirer contre la liberté politique. Ces accusations sont le voile derrière lequel se cachent les ambitions déçues et les secrètes es- pérances de politiciens sans scrupules ; le devoir des catholiques est d'arracher ce masque. Ils réussiront si leur atta- chement aux institutions actuelles est au-dessus de tout soupçon et ils aide- ront ainsi, dans leur tâche si difficile, les modérés qui, soutenus par la majo- rité libérale du Pays , seront plus forts pour arrêter les progrès du socialisme et faire triompher la liberté politique et religieuse menacée par le radicalisme.

LES CATHOLIQUES

ET LA

LIBERTÉ POLITIQUE

CHAPITRE PREMIER

L\ LIBERTÉ:,

L'iioiiiiiie est naturellement libre, religieux et destiné à vi- vre en société. L'autorité et la liberté. La liberté po- litique est la garantie de la liberté civile. La liberté po- litique et l'amour de la Patrie. La France a-t-elle le culte de la liberté politique?

Dieu a l'ail de l'homme une créai ure li- Jjie ; il lui a accordé le don inestimable d'être, à lui-même, la source et le principe de ses propres déterminations. C'est un fait de conscience qui s'impose avec tous les

LES CATlIOLIOtES. 1

2 LES CATHOLIQUES

caractères de révidence (1). Ce Ji'est pas ici le lieu d'exposer les systèmes philoso- phiques qui s'efforcent d'expliquer la ge- nèse de l'acte libre, ces discussions seraient trop étrangères au sujet que j'ai l'intention de traiter, je me contente donc d'affirmer l'existence de la liberté morale. Je sais que je puis travailler ou ne rien faire, choisir telle étude plutôt que telle autre, sortir, ou rester dans ma chambre, émettre un acte ou m'en abstenir, et je sais, avec une égale certitude, que la variété de ces dé- terminations a pour cause une faculté innée que j'appelle la liberté. Je ne suis donc pas sous l'empire d'une nécessité inexorable qui, malgré moi, m'entraînera dans une voie je ne veux pas entrer : aucun so- phisme n'étouffera ce cri de la conscience.

La liberté est la base de la responsabilité.

Je lis le récit d'un crime et je dis :

(1) Diffort homo ab aliis irrationalibiis, in hoc rjiiod estac- liiiim suoruiu Duminus. Saint Tlioinas, -2" 2*, q. l,art. 1.

ET LA LIBERTK POLITIQUE. 3

(( riiomme qui Ta commis est un misc-rahle. » Pourquoi iiii misérable? pourquoi cette indignation? Je ne m'indigne pas contre une pierre qui, en tombant, écrase un pas- sant ? Je ne nrindigne pas contre la pierre parce qu'elle a obéi à une loi fatale, tan- dis que le criminel pouvait être un hon- nête homme; il n'avait qu'à le vouloir.

La responsabilité qui entoure, d'une au- réole, le front de l'honnête homme, imprime un stigmate indébile aux criminels, aux fripons et aux lâches. On aura beau nier th('>oriquement la liberté morale, on n'ef- facera jamais la ligne de démarcation qui sé[)are les gens honnêtes, de ceux qui ne le sont pas. Pourquoi cette différence, si ni les uns ni les autres ne sont responsa- bles, c'est-à-dire libres de leurs actes?

En faisant de nous, des êtres libres, Dieu nous a assigné en même temps les limites et les règles de notre liberté, car la liberté n'est pas l'indépendance d'une créature qui

4 LES CATHOLIQUES

ne connaît ni loi ni maître. La règle et la limite de la liberté nous sont enseignées par la loi morale naturelle que le Christ a si divinement interprétée quand il a dit : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qui vous soit fait à vous-mêmes. » Nous voulons que Ton respecte notre liberté, nos droits, notre réputation, notre propriété, respectons donc la liberté, les droits, la ré- putation, la propriété des autres : toute infraction à raccomplissement du précepte évangélique est un abus de la liberté.

La loi naturelle, loin d'être contraire à la liberté en est au contraire la sauvegarde, car elle est la gardienne du droit ; elle marque la limite que ma liberté ne doit pas franchir, sous peine d'empiéter sur la li- berté et sur le droit d'autrui.

Je dis que Dieu est Tauteur de la loi na- turelle. Si c'est une autorité humaine qui nous a intimé ce commandement : « tu ne tueras pas »; une autre autorité, de même

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 5

iialiii'C, pourra TabrOLier, drclarer que riiomicide est licite, et nous verrions un législateur ou une asseml)lée décider que désormais il sera permis de tuer. La cons- cience se révolte contre une prétention aussi monstrueuse; elle proclame que la loi na- turelle découle (Tune autorité plus haute que celle de riiomme; or, au-dessus de rhomme, il n y a que Dieu.

L'homme n'est pas seulement libre, il est aussi intelligent, c'est-à-dire religieux.

Cette conclusion « l'homme est un être intelligent c'est-à-dire religieux » peut paraître prématurée, et cependant elle est rigoureusement logique.

La loi fondamentale de l'intelligence hu- maine est , en effet , le besoin irrésistible de chercher à connaître la cause des phé- nomènes qui se déroulant sous ses yeux. Elle ne se contente pas de constater leur existence; elle veut remonter plus haut et plus loin; elle veut s'élever jusqu'à la con-

G LES CATHOLIQUES

naissance de la cause qui les a produites, et, de cause en cause, elle ne s'arrête que lorsqu'elle a rencontré la cause première de toutes choses ; et cette cause première est Dieu. Par la seule pente de sa nature, l'in- telligence humaine est donc entraînée jus- qu'à Dieu.

Elle se pose d'ailleurs d'autres questions qui, par d'autres chemins, la ramènent en- core vers Dieu.

« L'homme, jeté au milieu de cet uni- vers, sans savoir d'où il vient, il va, pourquoi il souffre, pourquoi même il existe, quelle récompense ou quelles peines recevront les longues agitations de sa vie ; assiégé des contradictions de ses sembla- bles, qui lui disent, les uns qu'il y a un Dieu , auteur profond et conséquent de toutes choses, les autres qu'il n'y en a pas ; ceux-ci, qu'il y a un bien, un mal, qui doi- vent servir de règle à sa conduite ; ceux- qu'il n'y a ni bien, ni mal, que ce sont

L.\. LIBERTÉ POLITIQUE. 7

les inventions intéressées des oTanils de la tene : l'homme, au milieu de ces con- tradictions éprouve le besoin impérieux, irrésistible de se faire, sur tous ces ob- jets, une croyance arrêtée (1). »

Ces questions sont trop importantes, les intérêts qui en dépendent sont trop graves, pour qu'un homme intelligent ne cherche pas la solution de ces grands problèmes. Dans le tourbillon des affaires ou des plai- sirs, on peut les perdre de vue, mais ils reparaisent quand le calme se fait, et sur- tout quand, au soir de la vie, on aperçoit à l'horizon les perspectives mélancoliques des derniers rivages.

C'est, en même temps, le tourment et la gloire de l'intelligence, de se poser ces questions redoutables et d'exiger une ré- ponse. Cette réponse Dieu seul est capa- ble <le la donner parce que seul il a assez

(1) .^I. Tliiers, Histoire du Considal cl de V Empire, t. III, livre -xii.

8 LES CATHOLIQUES

(le science pour en révéler la solution, et assez d'autorité pour l'imposer.

Qu'importe qu'un homme vienne me dire : « Voici ce qu'il faut croire. » Qu'en sait-il lui-même? et quand même je ne dou- terais pas de sa science, de quel droit me dicterait-il un symbole? Ce droit, je ne le reconnais qu'à Dieu; il faut donc que Dieu ait parlé, et qu'il y ait, quelque part dans le monde, une société religieuse dépositaire de l'autorité divine. Sans cela, l'homme, laissé à lui-même, égaré au milieu des doctrines opposées, pourratout savoir, tout, excepté ce qu'il lui importe le plus de con- naître.

On le voit maintenant, l'homme est tour- menté du besoin religieux par cela seul qu'il est un être intelligent.

Quand il a accepté un symbole il a le devoir et le droit de conformer sa conduite à sa croyance. Ce devoir est son affaire personnelle entre Dieu et sa conscience ;

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 9

ce droit doit être exercé liljrement, il est imprescriptible et sacré, aucune disposi- tion lt\i»ale ne peut avoir la prélention de renchaîner.

De toutes les libertés individuelles, la liberté de la conscience est la plus invio- lable et la plus sainte. Si je repousse les empiétements de la force quand il s'agit de défendre ma liberté privée, combien plus serais-je révolté si l'on veut porter une main sacrilège sur ma conscience et s'in- terposer brutalement entre mon àme et Dieu.

La liberté de la conscience est une con- quête du Christianisme. Avant lui, le monde ne la connaissait pas; il a fallu des siècles de combats pour la faire triompher et, dans le cours des Ages, elle a été souvent la cause et le prix de luttes sanglantes. Aujourd'hui, grâce à l'adoucissement des mœurs, les luttes pour la liberté de la conscience ne revêtent plus le caractère

10 LES CATHOLIQUES

âpre et violent d'autrefois, mais, sous une autre forme, elles ne cessent jamais. Il ne faut pas s'en étonner, l'Eglise, sur la terre, est et sera toujours l'Eglise militante. Les catholiques qui se laissent déconcerter et qui sont tentés de maudire leur temps parce que la paix n'est ni aussi complète ni aussi profonde qu'il la rêvent, ces ca- tholiques oublient les leçons de l'histoire et les conditions dans lesquelles l'Eglise doit continuer son pèlerinage ici-bas. Qu'ils sachent donc d'où ils viennent et qu'ils se souviennent du Calvaire : ce Voici le plus (j-rand de tous les vaincus : Jésus-Christ cru- cifié. Les fidèles qui pleurent au pied de sa croix infâme, croient-ils que tout soit fini avec sa mort? Ils pleurent! Mais cette dé- faite d'aujourd'hui est le plus grand de tous les triomphes dont l'histoire ait gardé le souvenir. La persécution de l'idée chré- tienne commence à cette croix, et elle dure quatre siècles. Dans ces prétoires

ET L\ LIBERTÉ POLITIQUE. II

les apôU'CS sont li-aîiirs les mains liées, clans ces cachots ils luttent contre la faim, dans ces arènes on les expose aux bêtes, dans les catacombes ils cachent leurs mystères et leurs espérances, croient- ils donc le Christ vaincu parce qu'ils meu- rent? Attendez encore et vous allez voir luire la première aurore de la liberté (1). »

J'avoue qu'en face de tels exemples, je ne comprends, ni le découragement des catholiques, ni leurs anathèmes contre un temps qui leur donne, s'ils savent s'en ser- vir, des armes capables de leur faire con- quérir la liberté, toute la liberté.

L'homme n'est pas seulement une créa- ture libre et intelligente c'est-à-dire reli- gieuse, il est aussi un être nécessairement destiiK' à vivre en société.

L'état social n'est pas le résultat d'un contrat librement consenti et résiliable au

(1) Jules Simon, La liberté, ch. i, ^ ~-

12 LES CATHOLIQUES

erré des contractants; il est un état naturel, nécessaire, il est Teffet d'une volonté di- vine.

Or la société ne peut pas exister sans l'autorité. L'autorité est le lien qui fait l'unité entre les membres épars du corps social; sans elle la société va à l'anar- chie c'est-à-dire à la dissolution et à la mort.

Comment peut-on harmoniser deux élé- ments également nécessaires et qui, de prime abord, paraissent contradictoires, la liberté de l'individu et la puissance de l'autorité?

C'est le problème politique par excel- lence et qui, de tout temps, a attiré l'atten- tion des philosophes et des hommes d'E- tat (1).

Ceux qui donnent une extension déme- surée à la liberté s'exposent à préparer les

(1) Lire le savant ouvrage de 31. Henry Michel, L'idcc de rÉtal.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 13

voies à ranarchie; ceux qui sacrifient la liberté' à Tautorité son( les apôtres du des- potisme.

Entre ces deux extrêmes il y a un milieu et je crois qu'on peut le trouver à l'aide de principes clairs et, à mon avis, incontesta- bles.

D'abord il ne faut pas oublier que l'individu est ant(''rieur à la société; on est homme avant d'être citoyen, et on n'est citoyen que pour mettre à l'abri de la loi, la liberté et les droits que l'on tient de sa nature et de sa dignité d'homme. Si en effet l'état so- cial devait nécessairement me ravir les droits que Dieu m'a donnés en faisant de moi un être libre et intelligent, il est évi- dent que Dieu, auteur de l'homme et de la société, détruirait d'une main ce qu'il a édifié de l'autre; ce qui est complètement inadmissible. Ce serait une contradiction, et il n'y en a pas dans les œuvres de Dieu. 11 faut donc que le pouvoir social, ou pour me

14 LES CATHOLIQUES

servir de Texpression consacrée, il faut que rÉtat respecte tous mes droits et toute ma liberté, sans cela il manquerait le but qui est sa seule raison d'être. L'Etat ne peut pas avoir été créé pour écraser l'individu; il est tenu au contraire de le protéger et de le défendre.

Ce principe qui est une vérité essentielle, a été trop souvent oublié et méconnu. L'Etat n'a presque jamais résisté à la tentation d'absorber, à son profit, l'individu, ses droits et sa liberté. L'histoire politique des peu- ples n'est presque que la longue énuméra- tion des empiétements de l'Etat sur les droits de l'individu.

Le second principe, à l'aide duquel on peut concilier les droits de l'autorité et les exigences de la liberté, c'est que l'Etat est la chose publique, res puhlicci; il n'est pas l'apanage d'un homme, d'une famille, d'un parti, il est le bien de tous, il est le patri- moine commun de tous les citoyens. Tous

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 15

ont donc ie droit de se mrler de ses affaires qui sont les leurs et d'influer, dans la me- sure de leur capacité ou de leur situation, sur la marche des événements. Quand donc un homme ou un parti a la prétention d'é- carter de la vie publique certaines catégo- ries de citoyens, il commet une injustice et un ai)us de ])OUVoii-.

On pourrait croire que, jusqu'à présent, j'ai fait la part trop belle à la liberté et que je laisse dans l'ombre les droits de l'auto- rité. A Dieu ne plaise que je favorise, même de très loin, les projets de l'anarchie, aussi je me hâte d'affermir les droits de l'auto- rit(''.

L'autorité a droit d'abord à une obéis- sance qui est un devoir de conscience.

Cette obéissance est compatible avec la liberté civile et politique; car de même que la loi naturelle ne détruit pas la liberté mo- lale, de même, l'obéissance aux lois pro- mulguéespar l'Etat, ne détruit pas la liberté

16 LES CATHOLIQUES

du citoyen (1). On n'est pas esclave quand on s'incline devant la sainte autorité des lois, on est libre de cette liberté qui con- vient à une créature raisonnable. Dieu seul est au-dessus de la loi, ou plutôt il est lui-même la loi et la règle souveraines; mais l'homme est obligé, en conscience, de se soumettre à la loi édictée par une au- torité revêtue d'un pouvoir divin, et c'est le cas d'un pouvoir humain promulguant une loi juste. La liberté se meut à l'aise dans la limite de la loi et, vouloir la dépas- ser, est une déchéance de la liberté, comme, se tromper, est une défaillance de la raison. Ceux qu'irrite le frein salutaire des lois ont une idée fausse de la nature humaine. L'homme n'est pas une divinité, il est une créature et, à ce titre, il ne peut pas as- pirer à une indépendance absolue, il faut

(1) J'ai expliqué ailleurs; L'Église cl la France moderne. chapitre viii, dans quelles conditions la loi humaine a droit à notre obéissance.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 17

qu'il reconnaisse, au-dessus (le lui, rautoril('' (le Dieu et de la loi.

L'autorité a droit aussi au respect parce qu'elle représente quelque chose de divin. (^)uels que soient son nom et la forme du pouvoir, l'autorité est une image de la Di- vinité, et plus que tout autre le catholique le sait, lui qui doit croire que « tout pouvoir vient de Dieu ». On a, je le sais, étrange- ment abusé de cette doctrine; on a cru long- temps que le pouvoir venait de Dieu seule- ment dans telles ou telles conditions; mais aujourd'hui que Léon XIII a si souvent et si opportunément rappelé l'antique tradition de l'Eglise, les préjugés de l'ancien régime ne sont plus acceptables, surtout parmi les catholiques.

Disons en outre que le chef de l'État est la plus haute représentation de la dignité nationale, et qu'à ce titre il a droit encore à notre respect, qu'il soit Roi ou Président de la Ré'publique.

18 LES CATHOLIQUES

L'autorité a donc droit à l'obéissance et au respect, mais de même que l'individu peut abuser de sa liberté, de même, les dé- positaires du pouvoir, peuvent abuser de l'autorité, aussi pour éviter ce danger si compromettant pour la dignité et la sécu- rité nationales, les peuples ont très sage- ment imao'iné de fixer une limite à l'auto- rite; cette limite s'appelle une constitution.

Le droit qu'a une nation de vivre sous un réâ'ime constitutionnel est indiscutable. Un peuple n'est pas obligé de se livrer pieds et poings liés à un pouvoir absolu qui dis- posera de lui sans le consulter, et qui en fera un troupeau plutôt qu'un peuple. Une semblable abdication suppose l'oubli total des mesures les plus élémentaires de la prudence et le mépris complet de la dignité humaine. L'homme n'est pas une argile que le pouvoir pétrira à sa guise; il est une créature libre, jalouse de ses droits et de sa liberté. On peut donc, cela ne se discute

ET LA LIBERTK POLITIQUE. 19

même pas, imposer une constitution à celui qu'on a mis à la tète de l'Etat : qu'il occupe la première place par élection ou par voie héréditaire, le principe est le même. La li- berté politique est le droit de concourir di- rectement ou par des représentants à la ré- daction de la conslitution et l'ensemble des moyens qui permettent de surveiller le pouvoii- afin qu'il ne s'écarte pas de la ligne tracée par la volonté nationale.

Ces principes sont évidents, ces vérités sont élémentaires et cependant ils étaient tellement tombés en oubli, qu'on admirait beaucoup le libéralisme de Louis XVIII daignant octroyer la charte de 1814 : comme si la nation n'avait pas le droit de réclamer, et au besoin d'imposer, les libertés constitutionnelles.

« Le prince doit, en effet, organiser l'Etat de la manière la plus favorable au bien commun. Or, quand un peuple est encore dans l'enfance sociale , il est incapable de

20 LES CATHOLIQUES

participer au pouvoir public, et n'en a d'ail- leurs aucun désir. Il se laisse alors i^-'ouver- ner comme un enfant par son père. Au con- traire, quand il avance, sans se départir de l'honnêteté, dans la voie du progrès social par la culture et l'activité, il acquiert l'ap- titude de se gouverner en partie par lui- même. Sans doute, l'action du prince sera toujours utile et nécessaire pour donner la direction et l'unité au mouvement social ; mais cette action ne devra point conserver son étendue première, car l'action person- nelle du peuple est plus efiicace pour le bien public, que celle du mécanisme qui descend d'en haut. 11 est donc juste que le prince appelle le peuple à la participation de la chose publique, d'après la mesure de ses capacités. Le peuple, en effet, en se déve- loppant, joint, à la capacité, le goût du gouvernement (1). »

(1) yis' Cavagnis, professeur au séminaire romain, Xo-

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 21

S'il est juste que le })rince appelle le peuple à la participation de la chose pu- blique, la nation a donc un droit certain et le prince qui ne le i-econnaîtrait pas com- mettrait une injustice.

La liberté civile n'est sérieusement ga- rantie que dans les ]»ays dotés de libertés politiques : je suis loin de contester les abus possibles du pouvoir, même dans les nations qui jouissent de toutes les liber- tés, car rien de ce qui est humain n'est parfait, mais, grâce à la liberté, le remède est à côté du mal. La presse libre flétrit les attentats, elle crée un courant d'opi- nion avec lequel le Pouvoir est obligé de compter et, en dernière analyse, un mi- nistre responsable est tenu de répondre à un mandataire du pays et d'exposer ses actes au grand jour de la discussion pu-

tions lie droil public naturel et ecdésiaslique, tome I, clia- pitrc II, 2 18.

22 LES CATHOLIQUES

bliqiie. Dans les contrées au contraire rèii'ne la volonté sans contrôle d'un Prince tout -puissant , qui donc arrêtera le bras toujours prêt à frapper de paisibles ci- toyens qui ont commis le crime de s'op- poser au bon plaisir du Prince ou simple- ment de lui déplaire? Nous verrons, dans le cours de ce livre, que Thypothèse n'est pas chimérique. Notre intérêt personnel est donc une raison suffisante pour nous de chérir la liberté politique ; il y en a une antre puisée dans un ordre d'idées, non pas plus important, mais plus relevé.

Dieu a mis au cœur de l'homme l'amour indestructible de la Patrie. Les hideuses clameurs des sans-patrie n'arracheront ja- mais ce sentiment à la fois si fort et si doux. Nous aimons naturellement et avec passion le sol reposent les ancêtres, le coin de terre qui nous a vu naître, le ciel que nous avons contemplé lorsque, pour la première fois, nous avons ouvert les yeux

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 23

à la lumière. L'idée de la Patrie grandit l'homme; elle lui fait occuper dans l'his- toire une place, qu'avec une touchante illu- sion, il regarde comme la première et la plus belle. Sans la Patrie, nous sommes seuls, inconnus, perdus dans l'immensité de la famille humaine; avec et par la Pa- trie, nous nous rattachons au passé, nous sommes fiers du présent et nous vivons dans l'avenir : elle nous relève à nos pro- pres yeux et le plus humble des citoyens est heureux de penser qu'il appartient à un grand pays. Peut-on, dès lors, se désinté- resser de sa prospérité, de sa grandeur et de sa gloire? peut-on les abandonner aux mains d'un homme, d'un seul homme, qui en disposera à son gré et sans contrôle, au risque des plus lamentables aventures? Non, on ne le peut pas, on ne le doit pas; l'amour de la patrie répugne à une sem- blable abdication ; il exige au contraire que chaque citoyen veille avec un soin jaloux

24 LES CATHOLIQUES

sur les destinées nationales ; or, il ne le peut que grâce à la liberté politique qui lui permet de savoir si la fortune publique est entre des mains capables de gouverner un peuple.

Et d'ailleurs, est-il digne que des mil- lions d'hommes soient à la merci d'un seul placé dans des conditions telles que, pres- que infailliblement, il abusera de son pou- voir au détriment des intérêts publics et particuliers? Le Père Lacordaire définit le despotisme : « L'ambition de posséder l'homme tout entier et de ne lui laisser de lui-même, dans son corps, son âme et ses biens, qu'une ombre tremblante de- vant la volonté d'un maître. » Est-ce l'attitude d'un être que Dieu a créé libre?

Un monarque absolu n'est pas sans doute nécessairement un despote, mais, s'il veut le devenir, rien ne pourra l'en empêcher. Les biens, la liberté, l'avenir d'une nation

ET LA LIBERTK POLITIQUE. 25

peuvent-ils dépendre du caprice d'un homme? Certainement non.

Malgré les inappréciables avantages de la liberté, il est permis de se demander si nous avons, en France, le culte vrai, Ta- mour profond et sincère des institutions libres. Voici en eiTet ce qu'écrivait en 1868, ^I . Georges Picot , en terminant sa belle histoire des Etats Généraux : <( Quoiqu'on en ait pu dire, la révolution de 1789 n'é- tablit définitivement en France que l'éga- lité. Cette victoire a coûté cinq siècles defîorts. Il reste à fonder parmi nous la liberté... Mêlée à la Révolution comme une grande espérance, déshonorée par ceux qui en firent une menace, la liberté fut souillée de sang et elle demeura étouffée entre deux despotismes. Elle a traversé depuis toutes sortes de périls et de mi- sères, mais, si l'on veut marquer exacte- c ment ce qu'elle a définitivement fondé en

26 LES CATHOLIQUES

1789, nous ne trouvons à vrai dire qu'un seul droit réellement conquis, c'est celui que nos pères nommaient : le libre vote des subsides... En dehors de cette sauve- garde qui contient en germe Tensemble des droits publics, tout est à faire. L'in- tervention politique du pays dans ses pro- pres affaires, la responsabilité sérieuse et incessante des agents du pouvoir n'existent ni en droit ni en fait. Nous avons cru tenir un instant ces instruments de la li])erté : ils ont échappé à nos débiles mains. Il faut les saisir de nouveau, y appliquer nos forces et cet esprit de suite qui a fait le triomphe absolu de l'égalité. Le succès de nos espérances libérales est à cette condi- tion. La nation, héritière de ce courageux tiers état qui a créé sa puissance , com- prendra-t-elle que l'égalité est à tout ja- mais fondée, et qu'il est temps de réunir toutes les forces viriles du pays pour con- quérir la vraie liberté? Le peuple écoutera-

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 27

l-il au coiilraire ces esprits envieux, pré- curseurs de sa ruine et de son abaissement, qui le poussent à considérer comme ses adversaires une noblesse anéantie, un clergé aujourd'hui sans pouvoir dans l'Etat, ou bien une bourgeoisie ouverte à tous les mérites ou à toutes les fortunes? »

Le savant historien qui écrivait ces li- gnes en 18G8 a ajouté dans une édition de 1<S88 : « Depuis cette époque, la France a été mise en possession de tous les instru- ments de la liberté. En a-t-elle acquis Tes- pi-it? C'est au lecteur de répondre. »

CHAPITRE II

LES ENNEMIS DE LA LIBERTE.

Une déclaration du journal VUnivers. Le socialisme et le despotisme. Le radicalisme. Un discours de M. Barboux. Le devoir des catholiques. Réponse aux objections contre le régime parlemenlaire.

Il n'est pas facile de répondre d'une manière précise à la question posée à la fin du chapitre prt'cédent. Il y a sans doute en France des hommes sincèrement épris de la liberté ; il y a des hommes qui veulent la liberté civile pour eux et pour les autres, et qui considèrent la liberté politique comme Fexercice de l'un des plus nobles droits du citoyen. On doit souhaiter ardemment que

30 LES CATHOLIQUES

ces hommes deviennent de plus en plus nombreux et que les efforts tentés par VU- nion libérale républicaine pour former les mœurs politiques du pays, soient couronnés de succès.

Les catholiques ont tout à gagner au triomphe de ces idées, car aujourd'hui et dans l'état actuel des esprits, la cause de l'Eglise est intimement liée à la cause de la liberté. L'Eglise triomphera avec et par la liberté et elle souffrira des échecs infli- gés aux institutions libres : c'est une conclusion qui se dégagera de toutes les pages de ce livre. Si donc (ce qu'à Dieu ne plaise) l'amour de la liberté était mort dans le cœur des hommes politiques, ce serait à nous, catholiques, de le faire re- vivre. Les catholiques comprennent aujour- d'hui la nécessité de se serrer autour du drapeau de la liberté et je suis heureux de citer ici les déclarations du journal l' Univers dont le dévouement à l'Eglise est au-dessus

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 31

de toute discussion : « S'il est vrai, dit-il, que la notion exacte, que le respect sincère de la liberté d'autrui ne se rencontrent guère que dans un petit nombre d'âmes , c'est à nous catholiques, de faire faire à r esprit public, en France, une évolution si désirable et si nécessaire... que les catho- liques donnant Texemple à tous les bons citoyens, se décident à prendre en main le drapeau des libertés nécessaires, pratique- ment définies, aussi bien civiles que reli- gieuses; pas n'est besoin de faire à ce propos des généralisations absolues, il suffit de se montrer, en toute occasion, les cham- pions sincères, actifs et résolus des libertés effectives, concrètes qui sont la base du droit commun, libertés en dehors desquelles, étant donné la condition des peuples mo- dernes, les droits de l'Eglise et les libertés des croyants catholiques ne peuvent être en sûreté ni compter sur l'avenir (1). »

(1) N" (lu 28 mai 1877.

32 LES CATHOLIQUES

Oui, aujourd'hui l'Église et la liberté sont étroitement unies et c'est là, pour les ca- tholiques, un admirable terrain de combat : les amis de la liberté sont les amis ou du moins les alliés de l'Eglise, leurs efforts doivent se combiner pour arrêter les progrès de l'ennemi commun.

Le socialisme est le plus dangereux ennemi de la liberté. Dans un récent dis- cours, M.Barthou, ministre de l'Intérieur, a parfaitement caractérisé le socialisme en l'appelant « une doctrine qui, si elle n'était pas la plus décevante des utopies, n'aurait d'autre résultat, sous prétexte de transfor- mer le monde, que de niveler toutes les volontés, dans un même servilisme, au gré d'une oligarchie de fonctionnaires irres- ponsables ». Le socialisme, en effet, ne tend à rien moins qu'à broyertoutes les volontés, toutes les énergies, toutes les libertés dans le mécanisme formidable et irrésistible de l'Etat. Depuis plus de cent ans que l'on

ET L\ LIBERTÉ POLITIQUE. :?3

cherche, dans la liberté politique, un remède contre Fomnipotence de l'Etat, le socialisme ressuscite, au profit de quelques ambitieux, les pires doctrines de l'ancien régime. Il bat en brèche le principe de la propriété privée, ce solide rempart de la liberté individuelle, et il tend à le remplacer par la conception monstrueuse de l'Etat seul et unique pro- priétaire : plus de citoyens, rien que des mercenaires et, au-dessus de ce troupeau, la très redoutable majesté de l'Etat, tel est l'idéal de la société rêvée par le socialisme. Il y a de profondes et constantes affinités entre le despotisme et le socialisme et, pour s'en convaincre, il suffit de relire cette page que M. de Montalembert écrivait en 1852 : « Les écrivains socialistes usent de ce qu'on leur laisse de liberté pour immoler sans façon le gouvernement représentatif. Le récent écrit de M. Proudhon démontre que le socialisme ne tient nullement à la libre discussion, et qu'il compte bien plus

34 LES CATHOLIQUES

volontiers sur un gouvernement qui ne dis- cute pas, que sur un gouvernement qui discute. Il s'efforce de prouver que le 2 dé- cembre n'est qu'une étape du socialisme. Il calomnie à coup sûr, les actes et les dis- positions du chef de l'Etat; mais de ses calomnies comme de ses arguments, il res- sort , avec la dernière évidence , que le des- potisme lui paraît beaucoup plus favorable, comme moyen, que la liberté, et beaucoup plus propre à accélérer le triomphe de son utopie. En effet, chacun sait que, en dehors même des paradoxes de l'inventeur de Va- narchie, l'omnipotence de l'Etat a toujours été le rêve favori, l'idéal du socialisme. Cette omnipotence peut seule lui fournir les moyens de réaliser ses plans, le jour il sera maître de l'Etat, ce qui est, depuis 1789, le rêve du premier ambitieux venu. Pour rendre obligatoire le travail, l'assis- tance, l'éducation, sous prétexte de les organiser, il lui faut nécessairement la con-

KT LA LIBERTÉ POLITIQUE. 35

ceiitration absolue du pouvoir, c'est-à-dire le despotisme, à la seule condition d'avoir le despote pour lui, ce qui n'est pas abso- lument en dehors des éventualités de l'a- venir.

« Comme le socialisme déteste , par- dessus tout, la tradition et la liberté, il doit détester et il df'teste, en effet, les i>'a- ranties politiques; car toute garantie re- présente une tradition ou une liberté (1). » Le socialisme est fatalement condamné à haïr la liberté politique, car il ne peut réaliser ses plans que grâce à la concen- tration de tous les pouvoirs dans une seule main : que le despote soit un homme ou une assemblée, peu importe. Comment en effet briser les résistances qui s'opposent à la destruction de la propriété individuelle, si on ne dispose pas d'un pouvoir sans limites? Les paroles si connues de Louis XIV

(1) Des intérêts catholiques au XIX' siècle, cli. x.

36 LES CATHOLIQUES

dans sou instruction au Dauphin reparais- sent au fond de tous les programmes so- cialistes : « Tout ce qui se trouve dans nos États, disait le Roi , de quelque nature que ce soit, nous appartient au même titre, et doit nous être également cher. Les de- niers qui sont dans notre cassette, ceux qui demeurent entre les mains de nos tré- soriers, et ceux que nous laissons dans le commerce de nos peuples doivent être par nous également ménagés. Vous devez donc être persuadé que les rois sont seigneurs absolus, et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d'Eglise que par les séculiers , pour en user en tout temps comme de sages économes. » Les socialistes ne parlent pas autrement ; écou- tons M. Jaurès : « La nation, ayant la pro- priété souveraine de la terre, confirme dans leur possession les paysans propriétaires , ceux qui cultivent eux-mêmes leur terre,

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 37

OU plutôt elle rend effective et rrelle pour eux la propriétf' qui n'est bien souvent qu'apparente et illusoire. L'impôt leur prend le plus clair de leur revenu, c'est-à- dire en somme, de leur terre. La nation le supprime. Ils sont ruinés par l'hypo- thèque, par les intérêts à servir. La nation assure leur dette et leur permet de s'ac- quitter vis-à-vis d'elle par le simple rem- boursement du capital en plusieurs annuités sans intérêts (1). »

La nation a donc la propriété souve- raine de la terre ; le Grand Roi ne disait pas autre chose : elle confirme la posses- sion des propriétaires actuels; mais s'il lui plaît de ne pas la confirmer ou de la confier à d'autres ? qui l'en empêchera, puisqu'elle est la souveraine de la terre? Ayant supprimé la propriété , il est tout na- turel qu'elle supprime l'impôt ; je suppose

(1) J'ompriuito ci'ttc citation au livi'O de 31. Yvos Guyot, les Principes de 80 et le Socialisme, cli. xx.

LES CVTIIOLinVES. 3

38 LES CATHOLIQUES

cependant que les paysans aiment mieux garder leur propriété et payer l'impôt, comme un malade qui souffre d'une dent, aime mieux se la faire arracher que de se laisser couper la tête. On aura beau vou- loir lui persuader, qu'une fois décapité, il sera pour toujours à l'abri du mal de dents, il sera difficile de le convaincre. Le mal de dents, c'est l'impôt, et l'opération que pro- pose le socialiste est trop radicale pour plaire aux intéressés : quoi qu'il en soit, elle exige un pouvoir incompatible avec la liberté.

Louis XIV avait la franchise de son opi- nion, et il ne parlait pas beaucoup de li- berté; les socialistes, au contraire, ont tou- jours ce mot sur les lèvres pour remplacer la vieille chanson qui endormait autrefois les douleurs humaines, mais, s'ils pronon- cent le mot, ils ont, au cœur, la haine de la chose.

On ne m'accusera pas de tendresse exa-

ET LA L1I5ERTE POLITIQUE. 39

o-érée envers le socialisme. Son triomphe amènerait des bouleversements dans les- quels la société elle-même serait menacée de périr avec la liberté, mais il a soin de cacher ses desseins sous le voile de Tin- térêt des classes pauvres, comme la mo- narchie s'appuyait sur le tiers état pour ruiner la féodalité. Le radicalisme n'a pas même cette vaine excuse. Un radical est l'ennemi juré de la liberté d'autrui, surtout quand il s'agit de la liberté religieuse. La vue d'un homme qui va à la messe le met hors de lui, et il ne comprend pas que les foudres gouvernementales ne tombent pas sur tous les temples pour en faire un mon- ceau de ruines. Il n'admet pas que l'on pense autrement que lui, et quiconque re- pousse son credo est un citoyen dangereux et un mauvais patriote. L'intolérance hai- neuse et sectaire est tout son programme politique ; et , pour lui , une république tolérante ne vaut guère mieux qu'une mo-

40 LES CATHOLIQUES

narchie. Il s'est fait de la République une conception particulière dont la devise doit être la guerre à l'idée religieuse. Un minis- tère tolérant et libéral n'est plus que le jouet de la réaction et du cléricalisme; la République est gravement en péril du jour elle cesse de traiter la religion en en- nemie. Le spectre clérical le hante, c'est un cauchemar qui l'étouffé, aussi il n'a de repos que lorsque la guerre religieuse bat son plein. Fanatisme, intolérance, étroi- tesse d'esprit, haine implacable, tel est l'état d'âme d'un radical : on comprend que la liberté soit mal à l'aise dans un pa- reil milieu.

Le pays doit s'efforcer d'écarter du pou- voir des hommes dont l'influence produi- rait infailliblement une guerre religieuse, la pire de toutes les discordes civiles.

Je crois devoir rappeler un passage du beau discours que prononça, le 20 mai 1889, M. Barboux, président de l'Union libérale

ET LA LIBEUTli POLITIQUE. il

républicaine; ou verra uous conduirait le triomphe défiuitit' du radicalisme : « On s'était fio'uré jusqu'ici qu'un gouvernement devait au peuple dont il dirige les destinées, comme premier bienfait, la paix intérieure, c'est-à-dire la concorde de tous les citoyens et une bonne police; comme second bien- fait, la paix extérieure et, s'il se peut, la grandeur de la patrie; comme troisième bienfait, la prospérité matérielle, dans la mesure il peut en favoriser le dévelop- pement. Et pour accomplir cette tâche déjà passablement dilïicile, on croyait jusqu'ici qu'un gouvernement devait non seulement maintenir les institutions fondamentales qui assurent le fonctionnement de l'orga- nisme politique, comme l'administration, la magistrature, l'armée, mais encore se garder de froisser les sentiments délicats et puissants qui sont comme les grandes ailes sur lesquelles l'humanité s'élève de la terre jusqu'au dévouemenl et au sacrifice et qui

42 LES CATHOLIQUES

se nomment les croyances religieuses, le patriotisme, le respect des lois. Eh bien! c'étaient des idées usées, bonnes tout au plus pour des modérés et des parlemen- taires comme nous; et nous avons eu pen- dant dix ans le spectacle d'un parti inspi- rant ou intimidant même les ministres qui semblaient ne pas lui appartenir, ruinant par les moyens les plus exécrables et les plus sûrs, les idées de respect et d'obéis- sance, cherchant à asservir les juges en leur enlevant la première garantie de leur indépendance. Nous avons vu la police dé- sarmée pour mieux assurer la paix des malfaiteurs, les croyances persécutées jus- que dans les œuvres les plus utiles à la charité, la division, je pourrais dire la discorde, semée à pleines mains sur la France entière, le travail national inquiété ou compromis, les affaires languissantes, la licence des écrits et des mœurs publi- quement encouragées, si bien qu'au bout

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 43

(le dix ans de ce régime, la liberté de- meure compromise par les fautes commises en son nom et que le parti radical s'est trouvé tout à coup face à face, non seule- ment avec ses adversaires exaspérés, mais encore avec toutes les consciences soule- vées.

« La foi, la liberté et l'autorité ne font pas toujours bon ménage. Ces politiques ('tonnants ont trouvé le secret de réconci- lier contre eux les hommes de foi, les hommes de gouvernement, les hommes de libertt'. En sorte que, pour dire la vérité, nous ne représentons pas le réveil, mais la révolte de cette masse immense de citoyens qui. libres vis-à-vis des ministres dont ils ne mendient pas les faveurs, indépendants vis-à-vis des électeurs doni ils ne recher- chent pas les suffrages, jugent avec im- partialité la politique qu'on leur fait et celle qu'on leur prépare, en supportent long- temps les écarts parce qu'ils sont mode-

44 LES CATHOLIQUES

rés et patients, gémissent de ceux qu'ils ne peuvent empêcher, s'abstiennent sou- vent aux élections plutôt que de donner leur voix à des candidats dont les princi- pes leur paraissent également détestables, mais peu à peu cependant, s'irritent, se concertent, s'encouragent les uns les au- tres par l'échange de leurs trop justes griefs et, à la fin, se soulèvent, prêts, cette fois, à soutenir avec constance, avec énergie et, s'il le faut, avec passion et avec véhé- mence les idées de modération, de justice et de bon sens. »

Puissent ces belles, nobles et généreuses paroles être entendues; puissent tous les hommes de foi, de gouvernement et de li- berté s'irriter, se concerter, et s'encoura- ger pour défendre avec passion les idées de modération, de justice et de bon sens. C'est un devoir rigoureux et j'espère, qu'aux élections prochaines, les catho- liques n'y failliront pas. Trop longtemps ils

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 45

se sont endormis dans une sécurité trom- peuse; et, pour excuser à leur propres yeux leur nonchalance coupable, ils atten- daient un sauveur dont l'avènement leur permettrait de demeurer encore plongés dans leur léthargie béate. Ils semblaient ignorer qu'il ne suffit pas, pour être un bon chrétien, d'aller à la messe et de faire ses Pâques, qu'il faut de plus se dévouer à la cause commune et que Dieu réclame notre concours pour faire triompher sa cause. Le dévouement à la chose publi- que est l'une des formes les plus élevées de la charité. Quiconque laisse, par paresse ou égoïsme, péricliter l'intérêt public, commet une faute contre le devoir, or le chrétien doit accomplir le devoir tout en- tier.

« Dans la vie privée, dit le P. Lacordaire, l'homme est en face de lui-même; dans la vie publique, il est en face d'un peuple. Là, ce sont ses devoirs et ses droits person-

46 LES CATHOLIQUES

nels, son perfectionnement et sa frlicité propres qui commandent sa sollicitude; ici, ce sont les devoirs et les droits, le perfec- tionnement et la félicité d'un peuple qui préoccupent sa pensée. Et, comme évidem- ment un peuple est plus qu'un homme, évi- demment aussi la vie politique est supé- rieure à la vie privée Si chez les peu- ples serfs le droit ne conduit qu'à la défense des intérêts vulgaires, chez les peuples li- bres il est la porte des institutions qui fon- dent ou qui sauvegardent. Ainsi se forme, en de hautes et magnanimes habitudes, l'élite nationale d'un pays (1). »

Jusqu'à présent les catholiques ont-ils compris la nécessité de se mêler à la vie publique du pays, ont-ils accompli le devoir civique? Je ne le crois pas. Sous prétexte de ne pas compromettre leur dignité dans

(1) Conférences de Toulouse, G" conférence. Dans cette conférence le P. Lacordaire fait un éloge spleudide des peu- ples dotés d'institutions libres.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 47

rai'èiie tourmentée mais frconde de la vie politique, ils se sont retirés de la lutte ou bien ils iront dé})loyé leur énergie que sur un teirain le pays ne voulait pas les suivre. Il est temps de secouer cette tor- peur. Que les catholiques suivent enfin ré- solument le conseil si sage que Léon XIII vient encore de leur donner, qu'ils s'unis- sent aux hommes de toute nuance pour « imposer un frein à ceux qui voudraient déchristianiser la France et détruire parmi le peuple les notions sur lesquelles repo- sent Tordre et la tranquilité sociale (1) ». Pour cela il est nécessaire d'agir de concert avec tous les défenseurs de la liberté et de l'ordre social; ne repoussons aucune al- liance conclue sur ces bases.

Le sommeil de ce cette masse immense de citoyens » dont parle l'éminent président de l'Union libérale républicaine a été la

(1) Voir Tarticle de VOsservalore Romano public i:)ai' l'U- nivers, dans le numéro du 13 juin 1897.

48 LES CATHOLIQUES

source de bien des mécomptes et la cause peut-être unique du succès des ennemis de la liberté : il a permis à une minorité habile, audacieuse et violente, de faire la loi à la majorité silencieuse et résignée ; mais le temps du silence et de l'inertie est passé, il faut parler et agir. Il faut dire au peuple que ses vrais amis ne sont ni les utopistes dangereux, dont les doctrines cachent la ruine sous les flatteries, ni les sectaires haineux dont Tambition est de confisquer, à leur profit, ce qui est et doit être le pa- trimoine de tous les citoyens; il faut agir, il ne faut pas s'enfermer dans Fétroite li- mite de sa vie privée; il est nécessaire de se mêler aux agitations de la vie publique, car le salut dépend de Faction combinée de tous les amis de la justice, du bon sens et de la liberté. Les catholiques seraient bien coupables s'ils s'obstinaient à déserter le combat sous prétexte que leurs alliés ne souscrivent pas à la totalité de leur pro-

I:T la liberté politique. 49

gramme et ne partagent pas, sous tous les points, leur manière de voir. Le rôle inerte et passif qui consiste à souffrir patiemment les Aiolences d'un parti ou à rêver un état de choses nouveau qui se perd dans les incer- titudes de l'avenir, ne convient pas aux ca- tholiques auxquels Uieu demande l'action, le courage et le dévouement à la chose pu- blique. Le sort de l'Eglise de France dé- pend, en grande partie, de notre sagesse et de nos efforts; ne le compromettons pas par des regrets stériles ou par une indo- lence coupable.

Les violences des socialistes et l'intolé- rance des radicaux fournissent des objections graves aux ennemis du régime parlemen- taire. Après une séance orageuse on les en- tend dire : « En voilà assez, il est temps qu'un sabre vienne mettre à la raison tous ces gens là. « Quelques catholiques tien- nent parfois le même langage. Les impru-

50 LES CATHOLIQUES

dents ! Et si le sabre se tourne contre nous ? Et s'il abat, d'un coup, toutes les libertés de FEglise? Un sabre ne se laisse guère émouvoir par les revendications les plus légitimes, et les libertés de l'Eglise courent grand risque d'être englouties dans le nau- frage des libertés publiques; c'est jouer une bien dangereuse partie que de les faire dépendre de la volonté ou du caprice d'un maître. Je vais plus loin; j'admets, à titre d'hypothèse, que le sabre soit pour nous, croit-on que la cause qui doit nous être chère entre toutes, le salut des âmes et l'extension du royaume de Dieu, croit-on, dis-je, que cette cause gagne beaucoup à la protection exclusive d'un pouvoir qui aura fait main basse sur toutes les libertés politiques ? Dans l'état actuel des esprits en France ce serait la ruine, peut-être irrémé- diable, de nos plus saintes espérances.

Ne nous y trompons pas, le Pays s'éloi- gnerait de nous dans la mesure même

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 51

nous jouirions d'une liberté refusée aux autres: nous susciterions une crise reli- gieuse formidable, ce serait, pour la foi, un danger tel que la pensée se refuse à en pré- voir les conséquences. Conservons donc le régime parlementaire malgré ses inconvé- nients que je suis loin de nier; quel est, du reste le régime politique absolument parfait ?

En principe, le régime parlementaire est une application de cette théorie de saint Thomas d'Aquin : « sic dispoiierida est regni guhernatio ut régi jnm instituto ty- ranidis subtrahatur occasio : il faut adop- ter un régime politique qui empêche le pou- voir de devenir tyrannique (1). » Le régime parlementaire repose sur le principe de la

(1) De regiinine principum, 1. I, ch. vi. Le régime par- lementaire est une nuance plus avancée du gouvernement constitutionnel. Dans celui-ci, en cas de conflit entre le parlement et les ministres, le Roi est invité à les changer; dans celui-là, le chef de l'État y est obligé. Yoiv Petit Diction- naire politique et social, par M. Maurice Block do l'Institut.

52 LES CATHOLIQUES

division et de la pondération du pouvoir ; il signifie un û'ouvernement contenu et contrôlé. Dans l'état actuel de l'Europe, il semble la seule forme possible de la liberté politique. Il faut choisir en effet entre le régime parlementaire ou un pouvoir sans limite et sans contrôle, c'est-à-dire absolu. Le choix ne peut pas être douteux pour les hommes qui ont quelque souci de leur di- gnité.

Je ne conteste pas la valeur des objec- tions que soulève le régime parlementaire : on lui reproche l'instabilité ministérielle, les ambitions qu'il favorise, les rivalités de parti, les oscillations d'une politique qui n'est jamais sûre du lendemain, tout cela est incontestablement fort regrettable ; mais croit-on que, sous un pouvoir absolu, les intrigues d'antichambres soient meilleures que les combinaisons des aspirants aux portefeuilles ministériels ? D'ailleurs ce rien ne garantit qu'un homme, maître de tout

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 53

faire, aura plus de sagesse qu'une collec- tiou (Thommes, même médiocres, placés à côté de lui pour le maiiitenir. Rien ne le garantit ; mais quand môme cela serait cer- tain, rien ne le fera croire longtemps aux hommes de notre siècle; et, sans cette croyance, l'édifice croule par sa base (1) ». Oui, cette foi en la sagesse d'un homme qui peut tout manque aux hommes de notre temps, e( voilà pourquoi l'édifice du pou- voir absolu s'est écroulé tandis que le ré- gime parlementaire, malgré ses lacunes, a duré si longtemps et n'est pas près, sem- l)le-t-il, de mourir encore.

La meilleure réponse aux objections contre le régime parlementaire est évidem- ment la pratique d'une politique modérée, ferme, tolérante et libérale ; une majorité se grouperait vite autour de l'homme honnête désireux de faire régner la paix religieuse

(1) 'MimVà\<'mh('r\, Dca inlcréls catholiques auXIX"- siècle,

'•II. VII.

54 LES CATHOLIQUES

et (rassurer la liberté de tous. Mais il y a beaucoup à faire pour effacer les traces de la politique radicale. Il faut, sans doute, de la prudence et du temps ; on ne peut pas demander à un ministère de modérés d'aller trop vite au risque de compromettre l'œuvre de l'apaisement, mais il faut que le pays sache qu'il a la volonté bien arrêtée de panser les plaies que le radicalisme a faites : « que l'on va enfin faire subir aux lois et aux hommes le changement net et pro- fond, qui seul pourra dégager les institutions d'une solidarité mortelle et leur donner un nouveau bail de vie. En d'autres termes, il faut choisir entre la République de parti et la République nationale, entre le gouver- nement du pays par une coterie au profit d'une coterie et le gouvernement de la France par la France » (1).

Voilà le remède. Faire un gouvernement

(1) 'M. Francis de Pressensé, Revue des Deux-Mondei^, nu- méro du 15 février 1897.

ET L.V LIBERTÉ POLITIQUE. 55

vraiment national, modéré et feinie, lil)éial et fort, qui appuyé sur la «•lande majorité (lu pays, pourra entreprendre les réformes possibles et unir la stabilité ministérielle à la liberté du régime parlementaire.

CIIAPITUE III

LES LIBERTES NECESSAIRES.

Le discours do M. Tliiers et le programme de ^l*^' Rendu, évêque d'Annecy. La liberté de conscience et les moyens de la conquérir. La liberté d'association.

Dans le discours célèbre qu'il prononça au Corps léi^islatif, le 11 janvier 1864, pour réclamer les libertés qu'il appelait, à juste titre, « les libertés nécessaires, » M. Thiers disait : « Quand on s'est soumis au gouver- nement légal de son pays, il y a deux cho- ses qu'on est toujours en droit de lui de- mander : l'ordre et la liberté.

« Quand la société est privée de l'ordre, elle vit dans les angoisses : inquiète, agitée,

58 LES CATHOLIQUES

elle ne travaille pas ou elle travaille peu. Or, le riche peut quelquefois ne pas tra- vailler, mais la société est un ouvrier con- damné à gagner, du lever au coucher du soleil, le pain de ses enfants. Si elle s'ar- rête un jour elle s'appauvrit, et tandis que, privée d'ordre, elle s'appauvrit au dedans, au dehors elle se déconsidère. Et ce qu'il y a de plus triste, c'est qu'elle tend de tous ses vœux au despotisme.

(( Si c'est la liberté qui lui manque, la société n'est pas plus heureuse : elle souf- fre différemment, mais elle ne souffre pas moins. Elle s'inquiète, elle s'agite sourde- ment, elle se sent humiliée ; et si, faute d'être assez consultée, elle aperçoit que ses des- tinées sont dirigées dans d'autres vues que les siennes, elle s'irrite ; elle voudrait le dire, elle ne le peut pas, elle est toujours prête à éclater; et tandis que privée d'ordre elle tend au despotisme, privée de liberté elle tend aux révolutions. »

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 59

Cette appréciation du rôle de la lil)eit('' est parfaitement juste. Loin d'être, comme quelques-uns se l'imaginent, un ardent fau- teur de révolutions, ou plutôt la révolution en permanence, la liberté est, au contraire, la digue la plus solide contre l'envahisse- ment du flot révolutionnaire. Un peuple qui jouit des libertés légitimes et néces- saires dépense, grâce à elles, les forces et les énergies qui s'agitent en lui; tandis que, s'il en est privé, la vie i-efoub'e fermente, la lave captive bouillonne et elle fait explosion pour enseigner aux dépositaires du pou- voir qu'on n'arrache pas impunément à un peuple les libertés auxquelles il a droit. La liberté est comme une soupape de sû- reté qui empêche la chaudière d'éclater : c'est là, je le crois, l'un des secrets de la durée du régime actuel.

Cependant il ne faut pas s'endormir dans une fausse sécurité. La liberté, toute la li- berté compatible avec l'ordre, est le principe

60 LES CATHOLIQUES

fondamental, la raison crètre de la Républi- que, voilà la loi autrement intangible que les dispositions législatives dont quelques répu- blicains attardés voudraient faire l'essence de la République. L'intérêt bien entendu des institutions qui nous régissent aujourd'hui conseille à leurs partisans de répudier les traditions jacobines et de ne pas avoir peur de la liberté. La République durera dans la mesure elle sera libérale; or l'esprit libéral ne consiste pas dans l'amour de la liberté pour soi ou ses amis , il consiste dans la volonté efficace de donner la liberté à tous, amis ou ennemis. Il ne suffit pas que la République soit le gouvernement légal du pays pour que, par le seul effet magique du mot, on jouisse de toute la li- berté possible : « Le mot de République n'est pas synonyme de celui de liberté, di- sait naguère M. Yves Guyot. Il y a eu des Républiques tyranniques. Athènes a subi les trente tyrans; Venise le conseil des Dix;

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 61

les Républiques de TAmérique du Sud out été livrées à toutes sortes d'excès de des- potisme. C'est rAuglcterrc, gouvernement monarchique, qui a enseigné la pratique de la liberté à tous les peuples moder- nes » (1).

Les républicains doivent se pénétrer de la vérité de ces paroles et devenir vrai- ment libéraux, s'ils ne veulent pas que le pays demande, à une Monarchie constitu- tionnelle, des libertés qu'ils lui auraient refusées. Quelles sont donc ces libertés?

En 1864, M. Thiers demandait la liberté individuelle, la liberté de la presse, des élections , des discussions publiques et il souhaitait que l'opinion du pays, constatée au parlement, devint « la directrice de la marche du gouvernement ».

Ce programme, dont l'application eût été considérée alors comme un grand pro-

(1) Conférence sur l'organisation de la liberté, faite à Bor- deaux le \o juin 1807.

62 LES CATHOLIQUES

grès, n'est pas complet; aussi je lui préfère celui que traçait, en 1849, M^"" Rendu, évê- que d'Annecy (1). Le savant prélat ramène à six chefs principaux l'ensemble des li- bertés nécessaires.

i" La liberté religieuse, qui elle-même se compose de la liberté de conscience, de la liberté du culte et de la liberté du prosé- lytisme.

La liberté civile, qui contient la liberté de la personne, la liberté du domicile, celle de la propriété et partant le consentement à l'impôt.

La liberté politique, qui assure à tout individu son concours dans la confection des lois, dans la surveillance de la fortune publique.

La liberté d'enseignement par l'écri- ture ou par les livres, par la parole ou par l'exemple.

(1) De la liberté et de Vaveniv de la République Fran- çaise.

ET LA LlliERTÉ POLITIQUE. 63

5*" La liberté administrative dans la fa- mille, dans la commune, dans la province et dans TEtat.

Enfin, la liberté d'association, qui comprend les nationalités, l'association des capitaux pour les grandes entreprises, des bras pour le travail, des cœurs et des con- sciences pour la prière, pour Fexercice de la charité, et même pour le plaisir. C'est de cette dernière espèce de liberté que dépend plus spécialement le progrès de la civilisation.

Après cette énumération l'évêque d'An- necy ajoutait : « On peut défier de citer une prérogative de l'homme social qui ixe soit pas comprise dans cette large défini- tion de la liberté. Du reste nous ne serions pas les adversaires de ceux qui voudraient l'étendre ; nous sommes plul ôl , comme chré- tien, disposés à admettre toutes les exten- sions qu'on pourra lui donner. Ce que nous condamnons, nous, ce sont les efforts que

64 LES CATHOLIQUES

Ton fait partout pour la restreindre. » En droit, sinon en fait, nous sommes aujourd'hui en possession de toutes ces libertés, sauf la liberté d'association; mais la première et la plus importante, la liberté de conscience, est toujours la plus me- nacée.

C'est un spectacle étrang-e et doulou- reux que de voir l'homme privé, de par la loi, des droits les plus sacrés. Qu'y a-t-il de plus libre, en soi, que la manifestation du sentiment religieux? Et cependant il y a encore aujourd'hui en France quelques centaines de petits autocrates municipaux qui s'arrogent le droit d'interdire certaines manifestations religieuses aussi paisibles que chères aux cœurs chrétiens. Le ca- price d'une main radicale fermera la porte d'une église pour empêcher un groupe de fidèles de sortir en procession dans les rues de la ville ou sur les routes du village, alors que le cortège ne troublerait en rien

LA LIBKRTE POLITIQUE. 65

Tordre et la Iraiiquillito publiques. Et cela, au nom de la liberté de conscience! Mais qui vous force à suivre la procession? Cette vue vous gène? Démolissez donc l'église, car elle est une aflirmation plus constante encore d'une croyance qui n'est pas la vô- tre. En vérité, on ne sait ce dont on doit le plus s'étonner, ou de l'audace des despotes ou de la patience des administrés.

Je choisis cet exemple, je pourrais en prendre d'autres. Il prouve que l'esprit de la véritable liberté n'a pas encore assez profondément pénétré les masses; que nous comprenons diflicilement que l'on puisse penser et agir autrement que nous; que, trop souvent, nous entendons, par liberté, le moyen de molester quiconque ne nous plaît pas. Dans un pays qui aurait le sens de la liberté, ces taquineries mesquines et odieuses ne se comprendraient même pas. J'ai été témoin aux Etats-Unis de manifes- tations catholiques splendides que la partie

66 LES CATHOLIQUES

protestante de la population ne songeait nullement à troubler, pas plus que les ca- tholiques, à leur tour, ne s'opposaient à l'exercice d'un culte qui n'est pas le leur. Quand donc admettrons-nous, en France, que la liberté d'autrui ne diminue pas la nôtre ?

Tous les coups dirigés de nos jours con- tre la liberté ont eu pour but la liberté de conscience. Tantôt sous une forme, tan- tôt sous une autre, c'est toujours elle qu'on a voulu frapper. Je sais qu'avant la célèbre Encyclique du Pape, les catholiques et le clergé semblaient fournir un prétexte, et, sur cette question particulièrement déli- cate, je suis heureux de pouvoir m'appuyer sur l'autorité d'un homme qui, le pre- mier, en France a vu le danger et a es- sayé de le conjurer : « Le clergé, dit M. Piou, habitué à vivre sous la protection de l'Etat, s'est trouvé associé, de gré ou de force, aux espérances du parti royaliste.

LA LIBERTE POLITIQUE. 67

Il soulialtait, poiu- la paix de TEglise, la rest aurai ioii du coiuto de Chambord; le jour cette restauration échoua, il parut vaincu. Le Seize Mai, dont ropiiiioii le rendit solidaire, acheva sa défaite.

« Les républicains victorieux lui appli- quèrent la loi de la guerre. Sa situation ofTicielle dans TEtat, la maigre subvention qu'il en reçoit, le livrait à leurs coups; il les a reçus sans relâche. Sous prétexte de frapper un adversaire de la République, beaucoup visaient en réalité le catholicisme, car parmi les prétendus bbres-penseurs il y a souvent des fanatiques qui ont la religion de l'irréligion; ce sont les cléricaux de l'an- ticléricalisme. Quelle occasion de satisfaire leur vieilles passions! C'était sans danger; ils s'étaient masqués. A les ' entendre, ils n'attaquaient pas les croyances, ils défen- daient Tordre légal. A la démocratie rurale, encore attachée à sa foi, ils se disaient res- pectueux de la liberté des consciences, mais

68 LES CATHOLIQUES

soucieux seulement de la protéger contre les entreprises d'un clergé rétrograde, allié des royalistes, contre celles d'un clérica- lisme mélange odieux de passions d'ancien régime et d'ambitions sacerdotales.

« Le génie de Léon XIII a vu le péril et a tenté de le conjurer par une initiative dont la hardiesse a ému les timides, scan- dalisé les hostiles, mais sauvé peut-être

l'Eglise de France Que de maux eussent

été évités, si Léon XIII, comme il le vou- lait, eût pris cette initiative dès le début de son pontificat ! Les illusions des partis y mirent obstacle (1). » Que de maux en effet eussent été évités ! Nous n'aurions probablement pas eu la guerre religieuse et la liberté des consciences n'aurait pas été troublée. Dans tous les cas, nos en- nemis n'auraient pas pu manœuvrer sur un terrain tellement favorable que leur vic- toire était certaine; ils n'auraient pas pu,

(1) Revue des Deux-Mondes, du 13 juin 1897.

ET LA LIBERTK POLITIQUE. 69

OU attaquant uolro foi, se présenter eoiume les défenseurs de la République.

Mais à présent que la lumière est faite, on sait, sans que le doute soit possible, que la religion ne cache plus l'opposition à la République; la continuation d'une guerre dont le pays est fatigué n'aurait donc ])lus d'excuses.

Cependant (cette remarque est d'une im- portance capitale) les diverses violations de la liberté de conscience sont le fait des hom- mes et non des institutions. Ces institu- tions, nous ont au contraire garanti contre le mauvais vouloir de nos ennemis ; elles les ont empêché de nous accabler sous le poids de leurs haines et de leurs rancunes. Sup- posons en effet une puissance absolue entre les mains de quelques-uns des ministères qui ont successivement détenu le pouvoir, que serions-nous devenus? Quelle arme au- rions-nous pris pour nous défendre? Au- cune, car un gouvernement absolu n'en

70 LES CATHOLIQUES

laisse pas entre les mains de ses sujets. Sous un gouvernement d'opinion au con- traire, à l'aide des libertés publiques qui garantissent le droit et l'indépendance des citoj^ens, le pouvoir ne fait pas tout ce qu'il veut, etcela a été, en maintes circonstan- ces, fort heureux pour les catholiques.

Souvenons-nous de l'exemple à jamais mémorable d'O'Gonnel; les catholiques de- vraient toujours avoir présent à l'esprit le souvenir de ce grand homme qui, respec- tueux de l'autorité établie, n'a pas demandé aux révolutions le succès de sa magnifique entreprise; il a tout attendu des institu- tion libérales de son pays : « Celui qui vous prêche l'insurrection ourdit contre vous une trahison, disait-il; fuyez-le, arrêtez-le, livrezde à l'autorité pour qu'elle en fasse justice. Irlandais, le spectacle le plus agréa- ble aux ennemis de votre foi serait de vous voir violer vos lois. Vos oppresseurs ne de- mandent rien tant que de vous voir en armes,

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 71

(le VOUS (Mitciidrc pousser dc^srris séditieux coiiti'c l'autoi'itr, pour avoir de uouveaux prétextes de vous opprimer eucore davan- taî:>'e. Le jour i'Irlaudc reeourra à la force, elle ])erdratout espoir de reconquérir sa li- berté... Point de désordres, point de trou- Ides, point de sociétés secrètes, point de trames, point de complots contre l'autorité ('tablie. « O'Gonnel ne croyait donc pas que le renversement du gouvernement bri- tannique fût la condition indispensable à la libertt' de l'Eglise en Irlande, il pensait au contraire, et il avait raison, qu'une tenta- tive de ce genre amènerait une oppression ])lus lourde. Il attendait tout de la liberté et son espérance ne fut pas déçue : seu- lement il sut se servir, avec une ardeur infatigable, des armes légales que lui don- nait la constitution de son pays.

Nous, catholiques français, n'avons-nous pas, pour la plupart, fait exactement le con- traire? Au lieu de lutter vaillamment sur le

72 LES CATHOLIQUES

terrain constitutionnel, nous avons pris, les uns des allures de conspirateurs dont toute l'énergie se dépense en déclamations pué- riles; les autres, trop pusillanimes pour affronter les orages de la vie publique, et oubliant que la paresse est un péché, ont attendu que le ciel fît un miracle pour ren- verser comme par enchantement un édifice dans lequel nous n'avions pas voulu nous faire une place. O'Connel sut forcer les mains de la Providence, car il en est de la liberté de la conscience comme du royaume des cieux : violenti rapiunt illud ; elle est le prix du courage, de l'action incessante, des labeurs qui ne s'arrêtent jamais.

La seconde cause du succès d'O'Connel fut la largeur de ses idées et l'étendue de ses revendications libérales : « Il entendait, dit le P. Lacordaire, que tout serviteur de la liberté la voulût également et efficacement pour tous, non pas seulement pour son parti, mais pour le parti adverse; non pas seule-

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 73

mont pour sa religion, mais ])onr toutes; non pas seulement pour son pays, mais pour le monde entier... quiconque excepte un seul homme dans la réclamation du droit, quiconque consent à la servitude d'un seul homme, blanc ou noir, ne fût-ce que par un seul cheveu de sa tête injustement lié, ce- lui-là n'est pas un homme sincère, et ne mé- rite pas de combattre pour la cause sacrée du genre humain. » Ah! si tous les catholiques de France étaient animés des sentiments qui faisaient battre ces nobles cœurs, O'Gonnel et Lacordaire; si on ne les soup- çonnait pas d'aimer beaucoup leur liberté et peu celle des autres, leurs revendications seraient plus efTicaces ; ils auraient, croyons- nous, pour alliés et pour défenseurs tous les amis de la liberté; leur triomphe serait infaillible. Il y a des radicaux rouges, il ne faut pas de radicaux blancs; les sectaires de toute nuance sont également nuisibles à la cause qu'ils ont la prétention de dé-

LES CATIIOLIQLES.

74 LES CATHOLIQUES

fendre, et, qu'en réalité, ils compromettent par leur intolérance et par leur mépris de la liberté des autres. La tolérance envers les hommes est une des formes les plus dou- ces de la charité chrétienne, elle désarme et elle séduit ; n'en perdons pas le bénéfice et nous verrons peu à peu venir à nous des hommes qui s'éloignaient parce qu'ils ne nous connaissaient pas.

Les autres libertés énumérées par Tévéque d'Annecy sont l'application des deux grands et féconds principes déjà posés : TEtat a pour but de faire respecter les droits de l'individu; TEtat est la chose de tous. Le premier consacre la liberté civile; le second est la base de la liberté politique.

Ils sont, comme nous l'avons dit, tellement certains, qu'il n'est pas besoin, je crois, d'insister beaucoup sur le droit d'un peuple à cette double liberté.

Comment en effet contester sérieusement

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 75

la liberté de la personne, du domicile, de la famille et de la propriété, puisque les hommes sont en société, précisément pour les oaraiitir contre toute atteinte. Ce n'est pas là, sans doute, le but unique de l'état social, mais il en est une des raisons les plus importantes.

Le citoyen a donc le droit de disposer de sa personne comme il l'entend; il est maître chez lui; il élève ses enfants comme il lui plaît; sa propriété est inviolable aussi car elle est comme une extension de sa per- sonne. L'intérêt général seul peut limiter ces libertés.

Le droit à la liberté politique n'est pas moins certain; il découle du principe : l'Etat est la chose de tous.

Dès lors j'ai le droit de dire mon avis sur une chose qui est à moi aussi bien qu'aux autres, d'où la liberté de la presse; j'ai le droit d'influer sur la direction générale des affaires, d'où la liberté des élections et de

76 LES CATHOLIQUES

la représentation nationale; la représen- tation nationale, à son tour, a le droit de faire prévaloir sa volonté, d'où la responsa- bilité des agents du pouvoir. On ne peut élever aucune objection sérieuse sur ces conclusions logiques qui découlent d'un principe incontestable. Je ne crois donc pas nécessaire de m'y appesantir, mais il est utile d'aborder un autre problème : la liberté d'association.

La liberté d'association sera probable- ment la plus importante question sur la- quelle la prochaine législature aura à se prononcer, car nous ne pouvons pas en de- meurer toujours à l'article 291 du code pénal.

Toute association qui n'a pas pour but le bouleversement social ou le renversement de l'Etat a le droit de se former sans auto- risation préalable; c'est un principe de droit naturel parfaitement exprimé par M. Yves Guyot disant : « Nul n'a le droit de

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 77

fairo collectivement des actes qu'il n'aurait pas le droit de faire comme individu, mais plusieurs individus réunis peuvent bien faire tout ce que peut faire un individu isolé (1). » Je dis que c'est un principe de droit na- turel.

La société n'est qu'une grande associa- tion, or ne peut-on pas, au sein de l'associa- tion générale, former des associations par- ticulières dans un but déterminé de prières, d'études, de travail manuel, d'intérêts com- merciaux, littéraires? etc., etc. ? L'Etat a-t-il le droit d'interdire, à plusieurs citoyens réunis, ce qu'il n'a pas le droit de défendre à l'individu? Poser la question, c'est la ré- soudre tant elle est simple. Comment donc se fait-il que nous attendions encore une loi de liberté d'association? Pour répondre il faut se rappeler les discussions parle- mentaires qui aboutirent à la fameuse loi de 1834 : nous verrons que les catholiques

(1) Discours du 1.'! juin 1897.

78 LES CATHOLIQUES

ont toujours à souffrir (Func loi à laquelle manque la liberté.

Le gouvernement de Juillet, effrayé des troubles qui, trop souvent, menaçaient Tordre et la tranquillité publique, déposa le 24 février 1834 un projet de loi sur, ou plutôt contre les associations . Ce projet était une singulière aggravation des dis- positions de Tarticle 291, car il frappait les associations de plus de 20 personnes, même quand elles seraient partagées en fractions d'un nombre moindre. C'était une loi de combat contre des adversaires toujours prêts à attaquer le régime établi; cela est telle- ment vrai que M. Louis Blanc avoue que, sans cette loi, c'en était fait de la monarchie constitutionnelle. Les défenseurs de la loi proclamaient bien haut qu'ils n'avaient pas l'intention de frapper les associations inof- fensives ayant pour objet la religion, la lit- térature, le commerce, etc., et cependant tous les amendements présentés dans ce

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 79

sens furent repousses. On craignait que les révolutionnaires ne réussissent à bénéficier «les exceptions; mais les ministres, les membres de la commission, les orateurs de la majorité repoussaient comme une injure que cette loi pût être appliquée à des asso- ciations littéraires ou religieuses. Si telle était la pensée du gouvernement, il fallait donc donner à la loi un caractère transi- toire au lieu d'en faire une disposition dé- finitive. Les législateurs de 1834 n'eurent pas cette sagesse, aussi la loi dirigée contre les ennemis de Tordre fut appliquée, sous r Empire, à la société de Saint-Vincent de Paul et, depuis, à ces associations reli- gieuses pour lesquelles les ministres de 1834 témoignaient d'un si profond respect. Tant il est vrai que les catholiques sont toujours les premiers, souvent Les seuls, à souffrir d'une loi qui restreint la liberté.

Cette loi est donc à refaire : il faut espérer que la future loi sur les associations n'ex-

80 LES CATHOLIQUES

ceptera, du bénéfice de la liberté, que ceux qui seraient disposés à s'en faire une arme contre l'ordre social et la paix publique, mais qu'il sera permis à plusieurs hommes réunis « de faire tout ce que peut faire un individu isolé ».

Je ne comprends pas l'objection de M . Yves Guyot : « Je sais, dit-il, que le gros obsta- cle à la liberté d'association est l'Associa- tion religieuse. » Il est vrai qu'il ajoute : « Nous, libéraux, nous devons demander la liberté pour tous. » C'est un correctif dont je le félicite, mais toujours est-il que je ne vois pas en quoi l'Association reli- gieuse est un obstacle à la liberté d'asso- ciation. Un individu isolé peut-il prier, travailler, se lever à 5 heures du matin, déjeûner à midi, rester chez lui ou aller se promener? L'exercice de ces libertés ne fait pas courir un grand danger à la sécu- rité publique. En vertu du principe très juste posé par M. Yves Guyot lui-même.

ET LA LIIÎERTÉ POLITIQUE. 81

je lie vois pas pourquoi on refuserait à plusieurs individus réunis, le droit de jouir truiie liberté indiscutable quand il s'agit d'un individu isolé. Non, Tassociation reli- gieuse n'est pas un obstacle à la liberté d'association; ce n'est pas de ce côté que doit se tourner l'attention des hommes chargés de veiller à l'ordre dans la rue, à la tranquillité dans l'Etat; ils ont d'autres soucis que de provoquer les rigueurs d'une loi arbitraire contre des citoyens dévoués, paisibles, qui, on le sait bien, n'abuseront pas de la liberté.

CHAPITRE IV

l ancien regime et la liberte de l'Église.

Illusions do quelques catholiques. Les pèlerinages à Ro- me. — Le schisme de Pamiers et l'affaire de Charonne. Une injure à Bossuet. Préliminaires de l'Assemblée de 1682. Le clergé régulier pendant le i-ègne de Louis XIV.

Malgré les avantages que TÉglise peut attendre des institutions libres, quelques catholiques regrettent peut-être les temps l'Eglise puissante et honorée vivait tranquille sous la protection bienveillante des Rois très chrétiens. C'était l'âge d'or. Des rois pieux ou du moins animés d'une

84 LES CATHOLIQUES

foi très vive avaient à cœur de défendre les intérêts religieux; ils édifiaient leurs peu- ples, sinon par la régularité de leur vie, du moins par leur zèle contre les ennemis de r Église ; à l'ombre du trône, Tautel aux pieds duquel le Roi venait s'agenouiller avec une piété sincère, jouissait d'une paix profonde. Qui nous rendra ces temps heu- reux ?

Quand on le regarde de près, le tableau n'est pas aussi enchanteur. Il est vrai que nos Rois ont mérité leur titre de Rois très chrétiens, car tous, sauf Louis XVIII, ont été réellement des hommes religieux. Leur dévouement à la cause de Dieu a été in- contestable, et si parfois leur politique ex- térieure a semblé dévier, leurs sentiments ne se sont jamais démentis.

bien ! malgré la profondeur et la sin- cérité de leurs convictions- religieuses, leur pouvoir absolu les a entraînés, à l'égard de l'Eglise, à une oppression dont on se fait

ET LA LinEUTK POLITIQUE. 85

ililliciltMiit'iit ridée quand ou n'étudie pas de près les doeuments des dix-septième et dix-huitième siècles. Tant il est vrai que le pouvoir absolu est, pour l'Eglise, un danger permanent.

Je vais esquisser quelques traits du ta- bleau; mais, on voudra bien le croire, ce nVst pas pour la vaine satisfaction de criti- quer l'ancien régime; encore moins pour dénigrer des hommes et une époque qui ont eu leur grandeur et dont les gloires sont le patrimoine sacré de la Patrie. Je veux seulement mettre en garde les catho- liques contre un engouement irréfléchi et leur faire comprendre que le passé n'a pas été, pour l'Eglise, un temps de paix et de félicité sans mélange.

Il faut d'abord bien se pénétrer de cette idée, qu'après le ministère de Richelieu et les agitations de la Fronde, le pouvoir absolu était resté le maître et qu'aucune résistance ne pouvait s'opposer à la volonté

86 LES CATHOLIQUES

du Roi. Louis XIV était parfaitement cou- vaincu que le pouvoir absolu était le seul gouvernement possible, régulier, légitime; et qu'il tenait directement de Dieu cette puissance formidable et sans contrôle. C'é- tait aussi, sauf quelques rares et honora- bles exceptions, la conviction de la France entière. Nous pouvons difficilement au- jourd'hui nous rendre compte de la fasci- nation exercée par le Roi sur l'esprit de nos pères, fascination telle que Bossuet lui-même en fut ébloui; nous ne compre- nons pas qu'un homme car après tout le Roi n'était pas un dieu ait pu à ce point absorber la nation entière. Cependant c'est un fait, et qu'il ait ou non prononcé la pa- role célèbre « l'Etat c'est moi », Louis XIV a pu le dire sans exagérer l'étendue de son pouvoir. Quelle a été la situation de l'E- glise en face de cette puissance illimitée qui interdisait, sous peine des galères, de bâtir dans Paris ou à dix lieues à la ronde,

ET LA LIBERTK POLITIQUE. 87

afin que lo Uoi pût avoir, à inoillcur mar- ché, les matériaux nécessaires à Tachève- ment de ses palais? La liberté devait avoir une place bien modeste sous un régime qui n'a de chrétien que le nom mais qui, en réalité, était je ne sais quelle royauté asia- tique transportée en Occident.

La première condition de l'indépendance de TEglise est la libre communication des Evéques et des fidèles avec le successeur de saint Pierre. Or si on voyait vingt Evé- ques au lever du Roi (1), pendant deux siècles, on n'en vit pas un seul à Rome al- lant accomplir, au tombeau des saints Apôtres, la promesse de son sacre. Aller à Rome, sans la permission du Roi, était alors un crime d'Etat. Louis XIV n'aimait pas les pèlerinages. Le 7 janvier 1686, il publia une déclaration en vertu de laquelle

(1) Mémoires de .]/«"■ de Connue , archevêque d'Aix, cité par M. do Montaloinbort dans son livre : Des intérêts ca- IhoHques au XI.V siècle.

88 LES CATHOLIQUES

personne ne pouvait aller en pèlerinage à l'étranger, sans la permission du Roi et l'approbation de TEvêque diocésain, sous peine des galères à perpétuité pour les hommes et, pour les femmes, d'un châti- ment arbitraire (1). On devine ce que pou- vaient être, sous un pareil régime, les con- flits toujours regrettables, entre le pouvoir civil et la puissance spirituelle. L'affaire de la Régale va nous fournir, sur ce sujet, de précieux renseignements.

La Régale était le droit que s'attribuait le roi de France, pendant la vacance d'un évéché, d'en percevoir 'les revenus et de nommer aux bénéfices qui en dépendaient, jusqu'à ce que le nouveau titulaire eût prêté le serment de fidélité, ce qui s'ap- pelait clore la Régale (2).

Le deuxième concile général de Lyon

(1) Anciennes lois françaises, t. XXIII, p. 537.

(2) Voir pour cette question le livre si documenté de M. Charles Gérin, Recherches historiques sur l'assemblée de 1682.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 89

(1274) avait autorise la Régale dans les diocèses elle était aiicieiinement établie, mais il avait défendu, de la manière la })lus formelle, de Tétendre elle n'était pas encore reçue. Beaucoup d'églises du royaume étaient exemptes de la Régale, notamment les évêchés du Languedoc, de Guyenne, de Provence et du Dauphiné. Les rois de France avaient, jusqu'alors, respecté le décret du concile de Lyon, quand, en 1673 et en 1675, parurent deux ordonnances qui étendaient la Régale à tous les évèchés du royaume. Deux Evèques, Caulet, Evèque de Pamiers, et Pavillon, Evêque d'Alet, aimèrent mieux obéir à un (loncile général qu'à Louis XIV. Ils étaient ('vèques, l'un depuis trente-six, l'autre depuis trente-deux ans; malgré cela le roi décida que la Régale n'était pas close; il distribua non seulement les bénéfices vacants, mais même ceux dont les titulai- res, investis par les deux prélats, étaient

90 LES CATHOLIQUES

encore vivants. Les deux Evèqiies refusèrent de reconnaître les bénéficiers investis par le Roi. Telle fut l'origine du conflit. Avant de poursuivre le récit de cette lamentable afl'aire, rappelons que tous les autres évê- ques, également frappés par les ordonnan- ces de 1673-75, en appelèrent aux parle- ments qui naturellement les condamnèrent ; ils abandonnèrent ensuite au Roi les biens et les droits de leurs églises, et cela, mal- gré le décret d'un Concile général.

L'Evèque d'Alet mourut peu après avoir engagé la lutte, celui de Pamiers tint tête aux ofliciers royaux et à son métropoli- tain Joseph de Montpezat de Carbon, ar- chevêque de Toulouse, qui prenait parti pour le Roi contre son suffragant. L'inten- dant Foucault fit saisir le temporel de l'évôché et du chapitre. L'Archevêque de Toulouse et le Parlement de Paris cassèrent et prétendirent annuler les pro- cédures à l'aide desquelles l'Evêque de

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 9t

Pamiors tlrCriulaif ses droits. Pas un dos t'Ont tronto évêqiios de France n'éleva la voix en faveur de Caulet ! Le souverain Pontife adressa, en vain, trois brefs à Louis XIV; il lui dénonçait, dans le der- nier, les conseils funestes de ceux qui ébranlent les fondements de la monar- chie, tout fut inutile. On fit le procès des prêtres demeurés fidèles à leur Evê- quo, on dispersa une communauté d'Ursu- lines fondée à Paniiers par Caulet. Le vieux prélat ne put supporter plus long- temps le spectacle de ses prêtres dépouil- lés, exilés ou emprisonnés; il mourut le 7 août 1680. La lutte recommença plus acharnée après sa mort.

Les chanoines restés fidèles élurent comme vicaire capitulaire Michel d'Astorg, archidiacre; il fut enfermé au château de Caen, il mourut en 1692. Le P. Rech, qui lui succéda, eut le même sort; TAr- chevèque de Toulouse, sur Tordre du Roi,

92 LES CA'THOLIQUES

nomma alors Fortassin que Tintendaiit ins- talla de force après avoir chassé les cha- noines légitimes qui élurent le P. Jean Cerles. A partir de ce moment les persé- cuteurs ne reculèrent devant aucun forfait. Tandis que le P. Cerles continuait d'ad- ministrer le diocèse, du fond d'une re- traite où n'avaient pu l'atteindre les sbires de l'intendant, on exila l'ancien promo- teur du diocèse, un professeur de théo- logie à l'Université de Toulouse, dénoncé par l'Archevêque, le frère et la sœur du prélat défunt, le prieur et les Dominicains de Pamiers et grand nombre d'autres prêtres séculiers et réguliers. Beaucoup d'autres furent emprisonnés.

Cependant l'administrateur intrus, For- tassin, était tellement décrié qu'on lui de- manda sa démission. Le Roi ordonna aux chanoines schismatiques de procéder à une nouvelle élection, mais, en même temps, Foucault reçut l'ordre d'empêcher les cha-

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 93

noincs de se réunir afin que l'élection fût dévolue à IWrchevêque de Toulouse qui devait choisir un sujet désigné par Louis XIV. Le P. Cerles, administrateur légitime du diocèse, protesta énergiquemcnt contre ces menées scandaleuses. Le Parle- ment, par un arrêt du IG avril 1681, con- damna le P. Cerles à avoir la tète tranchée. Comme il avait réussi à se soustraire à toutes les recherches, il fut exécuté en efhgie à Toulouse, à Pamiers et dans toutes les bour- gades du diocèse. Après ces exploits l'in- tendant Foucault pouvait écrire dans ses Mémoires : « J'ai appris que cet arrêt et son exécution réitérée a ramené beaucoup de curés à la soumission aux ordres de M. l'Archevêque. »

Ces faits que je viens de raconter me dis- pensent de tout comnientaire. L'affaire du couvent de Charonne nous fournira aussi quelques détails instructifs sur la liberté dont jouissait l'Eglise sous l'ancien régime.

94 LES CATHOLIQUES

En 1643, Marguerite de Lorraine, Duchesse d'Orléans, établit à Gharonne un couvent de la congrégation de Notre-Dame fondée par le B. Pierre Fourrier que l'Eglise vient d'élever au rano- des saints. Ce couvent avait été autorisé par lettres patentes de Louis XIV enregistrées au Parlement. Le Pape avait permis que la première supé- rieure serait nommée à vie, mais après son décès, la supérieure devait être, suivant la règle, nommée pour trois ans. La première supérieure mourut en 1673 et la commu- nauté allait procéder à l'élection, quand le Roi nomma d'office une religieuse béné- dictine M™^ Marie de Kerveno. L'Arche- vêque de Paris l'installa et elle fut mainte- nue pendant trois ans, malgré les religieu- ses et malgré le Pape. A sa mort, Louis XIV nomma prieure à perpétuité M™" Marie do Grandchamp de Gîteaux. Pour vaincre la ré- sistance des religieuses, FArchevêque de Paris, par ordre du Roi, chassa quatre d'en-

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 95

Ire elles et les renvoya en Lorraine leur pavs natal. Pour installer la prétendue su- périeure, on (lut briser les portes du cou- vent : les religieuses en appelèrent au Pape qui cassa la nomination de M'°^ de Grandchamp, et leur ordonna de procéder à une élection régulière : en conséquence elles élurent M"^ Catherine Lévesque.

C'en était trop, la ruine du couvent fut résolue et bientôt consommée : Louis XIV ne pouvait pas supporter longtemps une communauté qui reconnaissait pour chef spirituel le Pape et non le Roi. Les reli- y gieuses furent expulsées et dispersées et l'Archevêque de Paris fut chargé d'exécuter la sentence du Roi.

11 n'y a pas de déboires dont ne fut abreuvé le clergé dans ce temps que quel- ques catholiques ont l'imprudence de re- gretter : les plus grands noms n'étaient pas épargnés et, à l'âge de 75 ans, Bossuet lui-même reçut un affront qui jette un jour

96 LES CATHOLIQUES

bien triste sur la situation de FEglise. Le grand évêque faisait imprimer son instruc- tion pastorale contre le Nouveau Testament de Richard Simon. Le chancelier Pontchar- train ordonna à l'imprimeur de porter l'ou- vrage à un docteur de Sorbonue qu'il dési- gnait comme censeur. Bossuet se plaignit d'être condamné à subir un examen sur la foi, et le chancelier répondit qu'il fallait bien s'assurer si les évêques n'écrivaient rien contre l'Etat (1).

Le nom de Bossuet me conduit naturelle- ment à l'assemblée de 1682 : toutefois, il faut le dire bien haut, si la faiblesse de Bossuet fut regrettable, il est juste d'ajouter qu'il ne partagea pas l'animosité dont ses collègues étaient animés à l'égard de Rome. Il fut le moins gallican des Evéques de 1682, et s'il déploya tant d'activité à l'assemblée du clergé ce fut pour évi-

(1) Roli rbacher, ///s/oire universelle de l'H</llse calhoUque, tome XI, page 173, édition de Lj-on.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 97

ter le malheur irréparable : un schisme.

Ce point d'histoire religieuse de notre pays nous permet de mesurer la profon- deur de la plaie qui rongeait l'Eglise de France, et dont la seule cause était le joug qui pesait sur la nation tout entière. Quand un homme peut tout dans l'Etat, il ose tout contre l'Eglise; le despotisme paralyse les âmes et il enlève à la conscience cette dé- licatesse qui ne permet pas que l'on touche aux choses sacrées.

Nous avons dit plus haut que le Pape In- nocent XI avait expédié à Louis XIV trois brefs au sujet de la Régale. Le Roi, étonné que le Pape osât lui parler hardiment, tandis que tout le monde se taisait devant lui, songea à s'appuyer sur son clergé pour résister au souverain Pontife. Il pou- vait se fier à sa docilité, car, dès 1680, les évéques, réunis en assemblée ordinaire à Saint-Germain, lui avaient écrit la lettre suivante :

6

98 LES CATHOLIQUES

« Sire, « Nous avons appris avec un extrême dé- plaisir que notre Saint Père le Pape a écrit un bref à Votre Majesté, par lequel non seulement il Fexhorte à ne pas assujettir quelques-unes de nos églises aux droits de Régale, mais encore lui déclare qu'il se servira de son autorité si elle ne se soumet aux remontrances paternelles qu'il lui a faites et réitérées à ce sujet. Nous avons cru, Sire, qu'il était de notre devoir de ne pas garder le silence dans une occasion aussi importante, nous souffrons avec une peine extraordinaire que l'on menace le fils aîné et le protecteur de l'Église, comme on a fait, en d'autres rencontres, les princes qui ont usurpé ses droits. Nous regardons avec douleur cette procédure extraordinaire qui, bien loin de soutenir l'honneur de la relii^ion et la o-loire du Saint-Siège, serait capable de les diminuer et de produire de très mauvais effets. Nous

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 99

somme?^ si étroitement attachés à Votre Majesté que rien n'est capable de nous en séparer. Cette protestation pouvant servir à éluder les vaines entreprises des ennemis liu Saint-Siège et de TEtat, nous la renou- velons à Votre Majesté avec toute la sincé- rité et toute l'affection qu'il nous est possible ; cjir il est bon que toute la terre soit infor- mée que nous savons, comme il faut, ac- corder l'amour que nous portons à la dis- cipline de l'Eglise avec la glorieuse qualité que nous voulons conserver à jamais, Sire, de vos très humbles et très obéissants, très fidèles et très obligés serviteurs et sujets, etc. (1) »

Le roi désigna lui-même, au choix des

électeurs, les députés qu'il désirait voir

\ siéger à l'assemblée ; il fut obéi , on ne

(Ij D'apW's le savant liistoritMi do l'Assemblée de 1G82, cette lettre fut arrachée par surprise aux Évèques par les agents de Louis XIV. Voilà le respect avec lequel on les traitait; mais pas un ne protesta. Voir M. Gérin, cha- pitre III.

100 LES CATHOLIQUES

nomma que ceux dont les sentiments ré- galiens étaient connus.

On pouvait compter sur le président François Harlay de Champvallon, arche- vêque de Paris, dont Bossuet disait : « il a l'âme d un valet ».

Quand il était encore Archevêque de Rouen, il refusa de publier la bulle de ca- nonisation de saint François de Saies parce quelle n était pas accompagnée de lettres patentes de Sa Majesté, formalité essen- tielle au bien de VEtat. Quand il fut élevé sur le siège de Paris, il fit mieux encore; l'affaire du couvent de Gharonne n'avait pas épuisé sa fidélité envers le Roi. Le nonce du Pape, Varese, mourut en novembre 1678, assisté par un capucin italien son confes- seur ordinaire. Il avait demandé à être en- terré dans l'église des Théatins. L'arche- vêque de Paris pensa qu'il ne fallait pas laisser échapper une si belle occasion de faire sa cour à Louis XIV. Il fit saisir de

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 101

forco le cadavre du Nonce, et ordonna de le porter à Téglise paroissiale , pendant que le malheureux capucin était enfermé dans les prisons de i'olTicialité et déclaré indiiiiie d'administrer les sacrements dansf le diocèse de Paris. Deux ans après, Harlay se vanta de sa douceur et de sa modéra- tion en pleine assemblée de 1680 et les prélats , en le remerciant d'avoir soutenu les droits des paroisses, chargèrent Fun d'eux de rendre grâces au Roi pour la pro- tection que, dans cette circonstance, il avait daigné accorder à l'Eglise gallicane.

Le vice-président était Charles Maurice le Tellier, fils du chancelier et Archevêque de Reims. Son mépris de la cour de Rome scandalisait même l'Archevêque de Paris. Il était coadjuteur de Reims; or, à la mort du titulaire, le Cardinal Barberini, il prit possession de son siège avant d'avoir reçu le pallium, et il écrivait au procureur gé- néral qu'il réglerait toujours sa conduite

102 LES CATHOLIQUES

sur ses conseils et ses exemples. Quand on connaît les légistes du dix-septième siè- cle on devine leurs conseils et leurs exemples pouvaient conduire un évêque qui s'en rapportait à eux.

Je ne puis faire ici la biographie de tous les évêques et prêtres qui siégèrent à l'As- semblée de 1682, je me contente d'en si- gnaler quelques-uns.

Jacques Nicolas Colbert, Archevêque de Rouen était fils du célèbre ministre. Il ap- partenait donc à cette famille qui se jeta sur les biens de l'Eglise avec tant d'avidité. Le ministre ne cessa jamais de demander à Mazarin et à Louis XIV des prieurés, des abbayes, des évêchés pour son innombrable parenté, et au moment même il faisait au Pape une guerre acharnée, il s'humi- liait profondément devant lui afin d'en ob- tenir les bulles d'investiture pour les siens. Il lui écrivait :

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 103

« Très saint Père,

« Je vioiis me prosterner aux pieds de Votre Sainteté pour lui protester de mes respectueux sentiments des grâces extraor- dinaires et signalées que je viens de recevoir

en la personne de mon fils je la supplie

humblement d'être persuadée que, ne pou- vant trouver de termes qui puissent expri- mer les véritables sentiments de mon cœur sur toutes ces grâces, je me contenterai de prier Dieu qu'il conserve Votre Sainteté en une santé parfaite et qu'il me donne les oc- casions de lui faire connaître le respect avec lequel etc. »

L'Archevêque de Rouen était le digne fils de Colbert.

Nicolas Chéron, officiai de Paris, député du second ordre, remplit à l'Assemblée la charge de Promoteur. Voici quels étaient ses sentiments envers Louis XIV :

« In exercitu plus quamrex, in acie plus

104 LES CATHOLIQUES

quam miles, in regno plus quam imperator, in disciplina civili plus quam prœtor, in consistorio plus quam judex, in Ecclesia

PLUS QUAM SACEKDOS. ))

Pendant toute la durée de T Assemblée, les orateurs commentèrent à Tenvi ce texte du Promoteur.

Le 3 février 1682, l'Assemblée ratifia la déclaration royale de 1673 qui étendait la Régale à toutes les églises du royaume.

Le 5 mai, sur un texte qui avait été soumis à l'approbation du Roi, elle déclara qu'il eut été à souhaiter que le Pape eût été mieux informé de ce qui s'était passé dans l'affaire du couvent de Charonne et elle vota de très humbles actions de grâces à Louis XIV pour la protection qu'il avait accordée à l'Archevêque de Paris et à toute rÉ^-lise de France.

Le même jour, elle déclara que l'évêque de Pamiers aurait du être plus prudent, plus modéré, plus respectueux envers le

ET LA LIRERTÉ POLITIQUE. 105

Roi; o\\p loua le zèle de l'archcvêquo de Toulouse et protesta contre les trois brefs que cette affaire avait provoqués.

Elle procéda ensuite à la discussion des célèbres quatre Articles. Pendant cette dis- cussion Bossuet, dont le nom est resté atta- ché à la Déclaration, fit les plus grands efforts pour arrêter ceux qui voulaient pousser les choses à une extrémité dan- gereuse. Il aurait voulu écarter ces ques- tions qui pouvaient conduire à un schisme : les passions étaient tellement excitées que son discours d'ouverture sur FUnité de l'Eglise, loué à Rome, fut blâmé à Paris on le jugea trop ultramontain. L'évêque de Tournai avait proposé un projet qui ruinait Tindéfectibilité du Saint-Siège, Bossuet le combattit hautement; la discussion dura longtemps et Févêque de Tournai renonça à la rédaction des articles, Bossuet en fut chargé. L'évêque de .VJeaux fut faible, très faible même à l'égard de Louis XIV, et loin

106 LES CATHOLIQUES

de moi la pensée de disculper sa conduite en 1682, mais il ne partagea pas Fanimosité de la plupart de ses collègues envers Rome et il multiplia ses efforts pour éviter un schisme alors imminent.

Comme les évéques, le clergé régulier s'inclinait toujours très respectueusement devant les ordres de Louis XIV, et quand il était pris d'un beau zèle pour la défense de ses droits, le Grand Niveleur employait des moyens propres à le faire rentrer dans Tordre. Je vais citer quelques exemples.

A la mort de Mazarin, abbé commenda- taire de Gluny, Fabbaye devait retomber en règle, c'est-à-dire être gouvernée par un abbé nommé par les religieux : le Pape d'ailleurs l'avait ordonné sous peine d'ex- communication. Mais Louis XIV avait be- soin de ce très riche bénéfice pour h^ cardinal Renaud d'Esté. Il envoya donc à Gluny un gentilhomme de sa maison, Nicolas

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 107

de Gaumont pour surveiller Vélection. L'a- <>eiit (lu Roi essaya do persuader aux reli- gieux qu'ils devaient élire le cardinal d'Esté. Ils résistèrent parce que, disaient-ils, un abb(' commendataire est une cause de désordre et de ruine; ils se souvenaient des coups de bâton reçus sous les régimes précédents , et d'ailleurs le Pape les avait menacés d'excommunication s'ils ne nom- maient pas un régulier. Gaumont, dans son rapport à Colbert, marque d'une croix les noms des quatre ou cinq les plus récalci- trants afin que l'on juge s'il n'est pas néces- saire de les envoyer promener. C'est ce qu'on fit : on chassa les uns, on intimida les autres , on en acheta quelques-uns et le candidat du Roi fut nommé. A la mort du cardinal d'Esté, les moines élurent l'un d'eux Dom Bertrand de Beuvron. Le conseil d'Etat cassa l'élection, interdit toute réu- nion canonique et un maître des requêtes fut chargé d'administrer le temporel de

108 LES CATHOLIQUES

Tabbaye qui resta vacante pendant onze ans.

En décembre 1672 parut un édit qui sup- primait en France plusieurs ordres militaires et hospitaliers, entre autres l'ordre du Saint- Esprit de Montpellier. L'abbé du Colombier, nommé par le Pape Tannée précédente supérieur de cet ordre, protesta contre Té- dit; on le fit taire en l'enfermant à la Bastille il demeura huit ans.

La même année , les religieux de l'Ora- toire, ayant nommé un assistant qui ne plai- sait pas au Roi, durent s'empresser d'annuler l'élection.

La congrégation de Saint-Maur élut son général en 1682 sans en avertir le Roi. Colbert lui fit savoir que, jusqu'à nouvel ordre, les définiteurs qui avaient procédé à cette élection devraient demeurer dans le couvent de Saint-Germain-des-Prés. Le roi avouait que le choix était bon, mais on au- rait dû l'avertir.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 109

Un intendant assista à l'élection prioialo que firent les Dominicains de Reims en 1()74 ; il leur déclara (iiiil ne venait pas les gê- ner, mais seulement être témoin de leur obéissance aux ordres du Roi. Pour termi- ner je cite la lettre suivante :

Arthur de Monroy , général de V ordre des Frères Prêcheurs, à Colbert.

Rome, 31 juillet 10(>7.

« Monseigneur,

« Je n'ai pas eu plutôt terminé les affaires de notre chapitre général que je me suis appliqué aux affaires particulières. Je re- garde celles de nos couvents de France avec une application très exacte, et je n'ai cru pouvoir rien faire de mieux que d'envoyer à Votre Excellence l'affiliation du R. P. le Piel pour la Province Toulousaine. J'eusse aussi envoyé avec la même soumission celle du R. P. Provincial de l'Occitaine, s'il ne

LES CATIIOLIOLES. 7

110 . LES CATHOLIQUES

mViit supplié, ('tant à Rome au chapitre général, par des raisons très fortes., de vou- loir le dispenser de cet emploi : et quoique, Monseigneur, j'aie été informé de personnes de probité et de vertu de cette province, je n'ai pas cru devoir proposer personne, que je ne susse plus tôt les intentions de Sa Majesté très chrétienne et les vôtres, les- quelles je suivrai avec exactitude... je n'attends que vos ordres pour tout terminer selon que Votre Excellence me prescrira, n'ayant point de plus forte passion que de vous convaincre que je suis avec un très profond respect, etc. » (1).

(1] Pour les documents cités dans ce chapitre, voir l'ou- vrage de JI. Gérin, Recherches Idsloriques sur r Assemblée du clergé de France de 1G82; seconde édition. Ce livi'e a été honoré d'un bref de Pie IX.

CHAPITRE V

l'ancien RÉGIiSIE ET LA LIBERTÉ DE l'ÉGLISE

[suite.)

L'Éj^lise ot lo Parleuicut. Les jésuites ct.Aladanie de Pom- padour. La commission pour la n'fornie du clergé ré- gulier. — Joseph II d'Autriche et Chai'Ies III d'Espagne.

On sait que le parlement s'empressa de casser le testament de Louis XIV et de remettre Tautoritc' souveraine entre les mains du duc d'Orléans avec le choix des membres du conseil de régence. Par un édit du 8 juillet 1717 le conseil de régence annula les dispositions de Louis XIV ad- mettant à la succession à la couronne ses

112 LES CATHOLIQUES

enfants légitimés en cas d'extinction de la branche légitime. L'édit de juillet reconnaît que, dans le cas la descendance légi- time s'éteindrait « ce serait à la nation qu'il appartiendrait de réparer ce malheur par la sagesse de son choix, l'Etat seul ayant le droit de disposer de la couronne » (1).

Ce souvenir de l'ancien droit national per- sistant, même après le règne de Louis XIV, était important à noter.

Le Régent ne fut pas ingrat envers le Parlement. Il lui déclara que, sous l'auto- rité supérieure du conseil de régence, il serait établi divers conseils chargés d'ad- ministrer les affaires de l'Etat, que l'un d'eux connaîtrait des affaires ecclésiastiques et que les magistrats seraient admis à en faire partie. Rien ne pouvait causer une joie plus profonde aux légistes qui, depuis si longtemps, caressaient le rêve de mettre

(1) Anciennes lois françaises, t. XXI, p. 144.

ET LA LIFJRRTÉ POLITIQUE. 113

la main à rencensoir : désormais les libertés de ri'] S'Use ^'allicane seraient bien ofardées. Le dix-huitième siècle a retenti des luttes entre les parlements jansénistes et les évoques fidèles à la Bulle Ugenitus. Il faut rendre cette justice à Louis XV que, très souvent, il cassa les arrêts arbitraires des légistes qui prétendaient décider des cas les curés n'avaient pas le droit de refuser Fabsolution. Un ancien recteur de r Université, Charles Goffin, se sentant sur le point de mourir, fit demander au curé de Saint-Etienne du Mont de lui administrer les derniers sacrements. Celui-ci exigea un billet de confession, et, ne Payant pas ob- tenu, refusa le secours de son ministère; le malade mourut sans sacrements. Son neveu obtint une consultation de quarante et un avocats qui l'engageaient à se pour- voir devant le Parlement afin d'obtenir, par voie d'appel comme d'abus, réparation du refus de sacrement. Louis XV manda le

114 LES CATHOLIQUES

premier président et lui donna Tordre de suspendre les poursuites (1).

Des faits semblables, dont le récit serait fastidieux, se renouvelaient tous les jours, au grand regret du Roi, dont ils troublaient le repos. Le 4 mars 1752, le Parlement présenta à Louis XV des remontrances dans lesquelles il afiirmait le droit d'interve- nir dans des questions qui doivent se dé- battre uniquement entre le pénitent et son confesseur. Les remontrances restèrent sans réponse. Mais la fermeté de Louis XV n'était jamais de bien longue durée : après avoir exilé le Parlement à Pontoise, il le rappelait et lui sacrifiait les évèques dont plusieurs furent exilés pour satisfaire aux rancunes des légistes. Au fond, Louis XV était fort ennuyé de toutes ces discussions : « Qu'avez-vous donc? lui demanda un jour Madame de Pompadour. Ces grandes

( 1 ) V. L'Église el rÉlal au X V II I" siècle, par M. de Crouzaz- Crétet.

ET LA LIISKRTt: POLITIQUE. 115

robes et le cleri'é sont toujours aux couteaux tirés; ils me d(''Solent par leurs querelles. Mais je déteste bien plus les grandes robes. Mon clergé m'est attaché et fidèle, les autres voudraient me mettre en tutelle. La fer- meté, reprit la favorite, peut seule les réduire.

Robert de Saint-Vincent, répliqua le Roi, est un boute-feu que je voudrais pou- voir exiler; mais ce sera un train terrible. D'un autre côté, Tarchevêque est une tète de fer qui me cherche querelle... Le régent a l)ieiieulortde leur rendre le droit défaire des remontrances ; ils finiront par perdre l'Etat.

Ah ! sire , dit Goiitaut qui assistait à l'entretien, il est bien fort pour que de petits robins puissent l'ébranler. Vous ne savez pas ce qu'ils font et ce qu'ils pen- sent, reprit le Roi; c'est une assemblée de républicains. En voilà, au reste assez; les choses, comme elles sont, dureront autant que moi (1). »

1) V. L'É'jlisf Pl l'Élal au XVIII" siècle, \>. 112.

IIG LES CATHOLIQUES

Madame de Pompadour qui prêchait au Roi la fermeté contre les parlements, en montra beaucoup dans une occasion mémo- rable qui vaut la peine d'être contée en dé- tail.

L'insolente marquise n'était pas tran- quille. Sa prodigieuse fortune dépendait d'un caprice du Roi, et d'ailleurs les senti- ments religieux que les passions n'avaient pas étouffés dans l'àme de Louis XV, pou- vaient d'un moment à l'autre, faire crouler le fragile édifice. La favorite voulut le con- solider en se faisant donner le titre de dame du palais de la Reine. Le Roi, qui ne savait lui rien refuser, eut le triste courage d'exi- ger que la Reine admît auprès d'elle cette femme dont la seule présence à la cour était un scandale. Marie Leczinska rougit de tant d'impudeur ; elle se tut, mais peu après elle fit savoir au Roi, par l'entremise de la duchesse de Luynes qu'elle voulait main- tenir l'usage établi de temps immémorial

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 117

qiii exigeait, des dames de la reine, la fréquentation des sacrements. Madame de Pompadour n'hésita pas : elle écrivit à son mari, Le Normant d'Etiolés, une lettre toute remplie des sentiments du repentir le plus profond, mais en même temps, elle lui faisait promettre de précieuses récom- penses, s'il repoussait ses avances. Le mari consentit volontiers et Madame de Pom- padour montra à la Reine la réponse de M. (T Etioles. Ce n'était pas tout, il fallait un confesseur en titre. Le prince de Sou- bise se chargea de le trouver; il choisit le Père de Sacy de la Compagnie de Jésus. Le Père de Sacy ne voulut admettre son étrange pénitente à la réception des sacrements, que si elle quittait la cour. Cette rigueur néces- saire déjouait les plans de la favorite qui entra en fureur contre le Jésuite : « Vous êtes un ignorant, lui dit-elle, un fourbe, un vrai jésuite, m'entendez-vous bien? Vous avez joui de l'embarras et du besoin vous

118 LES CATHOLIQUES

avez imaginé que je me trouvais; mais je suis ici aussi puissante que vous m'y croyez chancelante et faible; et malgré tous les jésuites du monde je resterai à la cour. » Dès lors Madame de Pompadour n'eût plus que deux objets en vue : s'affermir, de plus en ])lus, auprès du Roi et se venger des jésuites.

Elle réussit dans la première partie de ce plan en enchaînant Louis XV par les liens les plus honteux; le malheureux monarque abandonna à la favorite son hon- neur, sa conscience, son royaume. Les ministres n'étaient que les commis de la marquise, le pillage des finances fut effroya- ble, la fille Poisson avilit la France. Elle fit nommer le comte de Stainville (depuis duc de Choiseul) à l'ambassade de Rome, puis à celle de Vienne et enfin au minis- tère des Affaires étrangères : c'était le mo- ment choisi par Madame de Pompadour pour se venger du P. de Sacy. Choiseul,

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 110

ami et protecteur de Voltaire, devait être un instrument docile et empressé à servir les rancunes de sa bienfaitrice. On atten- dait une occasion favorable : les atrocités du marquis de Pombal, ses persécutions contre les jésuites de Portugal et Falfaire du P. La Valette survinrent à point pour favoriser les projets des conjurés. Malgré Tavis (l'iuic glande partie de l'épiscopat, midgré les résistances faibles sans doute mais sincères du Roi lui-même, Choiseul et Madame de Pompadour remportèrent : un arrêt du Parlement, 6 août 1762, pro- nonça la dissolution de la Compagnie de Jésus. Ce n'était que le commencement, on ne devait pas s'arrêter en si beau chemin. Dopuis longtemps déjà les ordres religieux étaient déchus de leur antique ferveur et, surtout à Tépoque qui nous occupe, une réforme s'imposait. La cause du relâche- ment était multiple : c'était d'abord l'incu- rable faiblesse de la nature humaine qui ne

120 LES CATHOLIQUES

peut porter longtemps le poids d'une disci- pline sévère, c'était ensuite la commende et les multiples influences étrangères (1) qui contrariaient singulièrement l'action des supérieurs légitimes. Quelle régularité pou- vait-on attendre d'une communauté quand un ministre lui imposait un religieux no- toirement ennemi de la règle conventuelle? L'assemblée du cleraé de France tenue en 1765-66 proposa donc au Pape et au Roi un projet de réforme, mais contrairement aux désirs de l'assemblée, le Roi nomma agent principal de la commission de ré- forme, l'archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, prélat fort peu recommandable qui aurait surtout se réformer lui-même. La commission, tout entière entre les mains du Roi, rendit un édit en vertu duquel :

(l)Voir Montalembert, les Moines (VOccidenl, introduc- tion, ch. vn, ot la Vie du P. Faitot, dernier prieur du cou- vent des Dominicains de la rue Saint-Jacques, par le R. P. Chapotin du même ordre, chapitres ix et x.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 121

rûi^o de la profession religieuse était fixé à 21 ans pour les hommes, à 18 pour les filles ; tous les couvents d'hommes non réunis en congrégation devaient être composés de quinze religieux au moins, ceux réunis en congrégation de huit au moins sans comp- ter le supérieur. Les couvents qui ne rem- plissaient pas ces conditions ne recevraient plus de novices. Enfin les constitutions de tous les ordres religieux seraient réunies en un seul corps de statuts pour être ensuite revêtues de lettres patentes enregistrées. La procédure des commissaires royaux était fort simple. Ils convoquaient le cha- pitre de Tordre qu'il s'agissait de réformer, et lui donnaient à choisir entre la suppres- sion ou le letour à Tobservance primitive. Dans ces termes, la mesure n'aurait pas été très vexatoire, car les religieux qui re- fusaient de se réformer, auraient eux-mêmes prononcé leur jugement, mais deux des commissaires assistaient aux délibérations

122 LES CATHOLIQUES

capitulaires et, munis d'instructions se- crètes, ils devaient peser sur les débats, au besoin faire prévaloir le refus de réforme, et provoquer ainsi la ruine des monastères. On ne tint aucun compte des protestations du souverain-pontife.

« Plus de mille communautés supprimées, des ordres entiers abolis, le trouble intro- duit dans les autres, les instituts altérés et bouleversés, les vocations taries, Fétat mo- nastique ébranlé jusqu'en ses fondements, voilà ce que la commission avait fait en moins de dix ans (1). » Par un édit de février 1773 enregistré en parlement le P'" avril de la même année, le Roi sanc- tionna l'œuvre de la commission : le ter- rain était préparé pour les décrets de la Constituante.

Partout et toujours, le pouvoir absolu a

(1) Voir le P. Prat, Essai historique sur la destruction des ordres religieux en France au dix-huitième siècle.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 123

cté l'ai al à F Eglise, car il ne faut pas croire que ce soit seulement en France qu'elle eu ait eu à soulïrir. Si nous fi'anchissous la frontière nous constatons que la même cause produit les mêmes effets.

En Autriche, Joseph II qui défendait d'en- tcrrei-los moi-ts dans uu cercueil et ordon- nait de les coudre dans un sac parce qu'il fallait économiser le bois, qui condamnait au pilori ou aux travaux forcés ceux qui allaient trop vite à cheval, fit lourdement sentir à TEglise le poids de son pouvoir. En dix ans il supprima deux mille monas- tères et s"(Mnpara de leurs revenus; il chassa vingt mille religieux; il interdit de recevoir de Rome les dispenses pour les mariages. Pendant quelque temps, il intima aux évo- ques la défense de conférer les ordres sacrés ; il réglait les offices, le nombre de messes qu'il ('tait permis de célébrer, la quantité de cierges qu'on devait allumer sur les autels. Frédéric II l'appelait mon frère le sacris-

t2i LES CATHOLIQUES

tain. 11 détruisait les sièges épiscopaux, fulminait contre la Bulle Unigenitus, sur- veillait de très près l'enseignement des sé- minaires; en un mot, il s'était fait le pape de ses États.

En Toscane, son frère, F archiduc Léopold, dominé par Ricci, évèque schismatique de Pistoie, défendait à ses sujets d'entrer dans les ordres sacrés ou dans l'état religieux sans sa permission, abolissait l'autorité des Nonces, ôtait ou donnait à son gré la juri- diction ecclésiastique, et imitait en tout les beaux exemples de Joseph II. Quand il lui succéda sur le trône impérial, il eut à l'égard de l'Eglise une autre attitude, mais c'était en 1789, époque à laquelle « un nou- veau personnage apparaissait en Europe, qui donnait aux rois d'autres soucis que de vexer le Pape : c'était la Révolution Française » (1),

(l) Rolirbacher, Histoire universelle de l'Église Catho- lique, tome XI , page 435.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 125

Charles III iFEspagiic adicssa un jour à tous les ii-ouverneui's île ses nombreuses provinces dans l'Ancien et le Nouveau Monde une lettre sur l'enveloppe de la- quelle on lisait : « Sous peine de mort, vous n'ouvrirez ce paquet que le 2 avril 1767, au déclin du jour. » La lettre était ainsi conçue : « Jo vous revêts de toute ma puissance royale pour, sur-le-champ, vous transporter avec main forte à la maison des Jésuites. Vous ferez saisir tous les religieux et vous les ferez conduire comme prisonniers au port indiqué, dans les vingt-quatre heures. ils seront embarqués sur des vaisseaux à ce destinés. Au moment même de l'exé- cution, vous ferez apposer les scellés sur les archives de la maison et sur les papiers des individus, sans permettre à aucun d'em- porter avec soi autre chose que ses livres de prières et le linge strictement nécessaire pour la traversée. Si, après l'embarquement, il existait encore un seul jésuite, même

126 LES CATHOLIQUES

malade ou moribond, dans votre départe- ment, vous serez puni de mort.

« Moi le Roi. »

Sa Majesté imposa à ses sujets le plus grand silence sur cette affaire, et, quand le Pape lui demanda des explications, le Roi répondit qu'il gardait le secret dans son auguste cœur. Six mille jésuites furent pris ainsi comme dans un coup de fdet, en- tassés à fond de cale ou sur les ponts : Tordre du Roi fut exécuté le même jour, à la même heure (1).

De pareilles violences ne justifient que trop cette appréciation du P. Lacordaire : (c Tout prince ou peuple, toute maison ou dynastie, qui aspire à un pouvoir prépon- dérant et absolu, est, par ce seul fait, le plus grand ennemi du monde et de l'Eglise (2) . »

(1) Pombal fut peut-être plus odieux encore car, avant de proscrire les jésuites, il voulut les déshonorer; il excita l'indignation de Voltaire lui-même.

(2) Panégyrique du B. Pierre Fourrier.

CHAPITRE VI

L ANCIEN REGIME ET LES BIENS DE L EGLISE.

La proj)riétt'' ecclésiastique dès io neuvième siècle. La conimende. Une remontrance publiée en 1G50. Opi- nion de Louis XIV sur la propriété ecclésiastique. Ki'ponse à une oljjection.

L'Église, nous venons de le voir, n'a pas eu à se louer beaucoup de Tancien régime, car sa liberté, son bien terrestre le plus précieux, en reçut les plus graves et les plus dangereuses atteintes. La propriété ecclésiastique n'eut pas un meilleur sort.

Pour traiter cette question à fond, il fau- drait remonter jusqu'à Charles Martel qui paya ses soldats avec les biens de l'Eglise

128 LES CATHOLIQUES.

et suivre les péripéties de la propriété ecclé- siastique jusqu'au décret du 2 novembre 1789 qui la mit à la disposition de la na- tion. Je ne puis, on le comprendra, qu'es- quisser à grand traits les diverses phases de la question.

Dès le neuvième siècle, les rois Francs « toujours besogneux, s'étaient habitués à considérer les patrimoines des Eglises comme une réserve placée à leur disposi- tion ; de ces sécularisations des domaines du clergé, voilées parfois sous des expres- sions équivoques ou des combinaisons juri- diques douteuses, dont la trace se trouve si souvent dans les textes du huitième et du neuvième siècle. Mieux eût valu pour l'E- glise être moins riche et moins pillée. Quant aux biens qu'ils laissent à l'Eglise, rois et seigneurs savent le moyen d'en tirer le meilleur parti possible. C'est ainsi qu'ils remplissent les fonctions ecclésiastiques de leurs enfants et de leurs créatures, hommes

ET LA LinERTÉ POLITIQUE. 129

de n'uerrc déguisés en évêqiies, abbés en- tendant Ijien mieux la chasse que la règle monastique; c'est ainsi que les proprié- taires fonciers exj)loitenl les églises comme leurs moulins ou leurs brasseries (1) ».

Charles VI continuait cette tradition en ordonnant en 1408 à son oncle le duc de Berry de saisir le temporel des évêques qui ne se rendraient pas à l'assemblée convo- quée par le Roi (2). Mais ce fut surtout à dater du concordat de 1516 que la spolia- tion de l'Eglise fut opérée sans scrupules ni ménagements : « Le patrimoine de la foi et de la piété fut transformé en caisse fis- cale, en dépendances du trésor royal, la main des souverains puisait à volonté pour essayer d'en rassasier la rapacité de leurs courtisans (3). » Le moyen était très sim- ple : le Roi nommait un de ses courtisans

(1) La France chrétienne dans l'his/olie, p. I(i3.

(2) Anciennes lois françaises, t. VIII, p. 1 48.

(3) Montalembert, les Mairies d'Occident, introduction, ch. VII.

130 LES CATHOLIQUES

abbé commendataire de une, deux, parfois vingt abbayes, c'est-à-dire qu'il lui en li- vrait les revenus. 11 n'était pas nécessaire que l'abbé commendataire fût prêtre, sou- vent il ne l'était pas, quelquefois même il était protestant. 11 y avait en France plu- sieurs milliers d'abbayes, or, en 1789, il n'en restait que cent vingt qui fussent en règle, c'est-à-dire restées en possession du droit d'élire leur abbé et de disposer de leurs revenus. Tout le reste était à la dis- position du Roi. Le sort des évêchés et archevêchés n'était guère plus enviable. Henri de Guise, cinquième du nom, avait, à l'âge de quatorze ans, l'archevêché de Reims et quatre cent mille livres de rente en biens d'Église. En unmotles biens ecclé- siastiques étaient mis au pillage et sécu- larisés par l'autoi'ité royale (1).

(1) Y oir Histoire du règne de Louis A'/F, par M. Casimir Gaillardin, t. IV, cli. xxv; IM. Hanotaux, Histoire du Cardinal de Richelieu, t. 1, 1. II, ch. m.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 131

Loin (Ir moi la pcMisée de justifier le dé- cret de la Coustituaute, mais il faut être juste et reconnaître que rancien rég-ime lui a l"acilit('> la ])esognc, car elle a suivi son exemple et appliqué ses principes.

Nous lisons, en effet, dans une Remon- trance adressée au Roi et publiée à Paris en 1650 avec privilège, les propositions suivantes :

« Les Rois de France ont un droit souve- rain sur toutes les églises du royaume, avec pouvoir de s'en servir par Tavis de leur conseil, dans les nécessités de l'Etat, pour le soulagement de leurs sujets.

« Le clergé est naturellement incapable, par les lois fondamentales du royaume, d'acquérir et de posséder aucuns biens im- meubles en icelui.

« Les ecclésiastiques ne sont point vrais propriétaires des biens temporels de l'E- glise, mais usufruitiers seulement d'un tiers d iceux et simples dépositaires

132 LES CATHOLIQUES

et dispensateurs des deux autres tiers.

« Une loi suprême sur laquelle ma propo- sition de prendre à l'Eglise de quoi rem- plir le trésor royal, se fonde, est le salut du peuple, loi générale qui fait taire les privilèges, les franchises et exemptions. Cette loi est si absolue, qu'elle autorise quelquefois le dérèglement, et fait qu'en certaines conjonctures l'injustice souve- raine passe pour une souveraine équité.

(( L'une des principales raisons pour les- quelles cette dispense et habileté à acqué- rir a été octroyée au Clergé, contre les anciens statuts du royaume par la piété de nos rois, est afin qu'eux et leurs succes- seurs puissent trouver un secours présent, facile et puissant en tout temps et à point nommé dans les nécessités publiques. »

D'après ces principes il résulte : que le clergé n'est pas et ne peut pas être pro- priétaire ; que les biens dont il a la garde appartiennent au Roi qui, sur l'avis de

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 133

; son conseil, peut en disposer comme bon Ini semble. Nos rois en étaient pleinement convaincus et ils agissaient en consé- quence : aussi on a pu dire que la spolia- lion définitive opérée en 1789 « n'est qu'un épisode dans l'histoire des propriétés ec- clésiastiques » (1).

Louis XIV l'ut, cela ne fait aucun doute, l'agent le plus actif de ce mouve- ment qui devait aboutir à la sécularisa- tion des biens du clergé. Voici en effet comment il s'exprime dans ses mémoires : « Tout ce qu'on dit de la destination par- ticulière des biens de l'Eglise et de l'in- tention des fondateurs n'est qu'un scru- pule sans fondement, parce qu'il est cons- tant que ceux qui ont fondé les bénéfices n'ont pu, en donnant leurs héritages, les affranchir ni du cens, ni des autres rede- vances qu'ils payaient à leurs seigneurs

[l) 31. laljbi'- Méric, le Clergé el les temps nouveaux, cl). III, p. 10:J.

8

134 LES CATHOLIQUES

particuliers, à bien plus forte raison n^ont- ils pas pu les décharger de la première de toutes les redevances, qui est celle qui se reçoit par le prince comme seigneur uni- versel pour le bien général de tout le royaume.

« Si Ton a permis jusqu'à présent aux ecclésiastiques de délibérer, dans leurs as- semblées, sur la somme qu'ils doivent four- nir, ils ne sauraient attribuer cet usage à aucun privilège particulier... cela n'a ja- mais empêché que Fou ait contraint les ecclésiastiques, lorsqu'ils ont refusé de s'acquitter volontairement de leur ilevoir.

(( Enfin, s'il y avait quelques-uns de ceux qui vivent sur notre empire plus tenus que les autres à nous servir de tous leurs biens, ce devrait être les bénéficiers qui ne tiennent tout ce qu'ils ont que de notre choix. » « Louis XIV, dit le savant his- torien de l'Assemblée de 1682, disposait des biens de l'Eglise comme de son domaine

ET LA LI15ERTÉ POLITIQUE. 135

jii'opre (1). » Non seulement il distribuail les bénéfices les plus consid ('râbles à (|ui lui plaisait et sans attendre les bulles d'in- vestiture, mais il grevait les évêchés de pensions que le titulaire devait payer à toute sort»' de gens pour toute sorte de services. Le 11 mars IGGS, Tévêque de Mende écrivait à Golbert.

« Monsieur,

« L'approbation qu'il vous plaît de donner aux petits services que je rends au Roi dans ses Etats, et l'honneur que vous vou- lez me faire de les lui représenter me font avoir recours à votre puissante intercession pour obtenir de Sa Majesté de nouvelles grâces. Vous savez, Monsieur, de quelle manière mon évêché est chargé de pen- sions, et le rôle que vous trouverez ci-joint vous en rafraîchira la. mémoire :

(1) iM. Gérin, ch. i, j). 5.'^.

13G LES CATHOLIQUES

M?'' révoque de Saint-FIour 1.000 livres

M. le commandeur de la Mothe, son frère. 1 .500

M. l'abbé Tallemant 1 .500

Le P. Gotb de l'Oratoire 1.000

M. Benserade i.SOO

M. Mérigot 1 .500

M. de la Potterie 1.200

M. Pellari.. 1.200

L'archevêché trAiich devait une pension de 2.000 écus à M. le prince CamiUe de Lorraine et une autre de LOOO écus à M. de Montgommery colonel de cavalerie : des faits de ce genre se constatent à tout mo- ment.

Madame de Montespan fit nommer sa sœur abbesse de Fontevrault, et plus de trente évêques assistèrent à son sacre.

Un opuscule, publié à l'étranger, trace ainsi le tableau de TEglise de France à cette époque, et un nombre infini de pièces authentiques prouve que les couleurs n'en sont pas forcées :

« L'Eglise a ses lois et ses canons par lesquels elle doit être gouvernée. Le Roi,

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 137

qui est prince temporel, ne prend pas con- naissance des canons de TEglise, et ne s'y croit pas soumis. 11 foule aux pieds ces canons. Quand on lui oppose le Concile général de Lyon contre Textension de la Régale, il se met au-dessus de ce Concile et de tous les autres, pendant qu'il fait te- nir des assemblées pour soumettre le Pape aux Conciles et aux canons. Pour lui, il se place au-dessus de tout, et du Pape, et du Saint-Siège, et des Conciles et des canons. « Par ce privilège de disposer de tous les grands bénéfices, la cour se rend maî- tresse de toutes les m'andes maisons du royaume. Elles ne subsistent toutes que par les biens de l'Eglise. Un aîné emporte tout le bien, les cadets ne sont riches que par les évêchés, les abbayes et autres biens de l'Eglise que le Roi leur donne. Et ces biens deviennent comme héréditaires dans les maisons. Les oncles les rési^-nent à leurs neveux de génération en génération. Quand

138 LES CATHOLIQUES

un frère a longtemps possédé ces biens d'Eglise, s'il lui prend envie de se marier, il les résigne à Tun de ses cadets, en se ré- servant une grosse pension sur le bénéfice.

« Il est aisé de comprendre que toutes les grandes maisons du ro^'aume , qui ne sont riches que de ces biens, doivent être dans une grande dépendance, puisqu'elles ne possèdent ces grands revenus que par le bienfait du Roi et dépendamment de sa volonté. Enfin, quand le Roi veut récom- penser quelqu'un qui ne peut pas recevoir le caractère ecclésiastique, il lui assigne de grandes pensions sur les bénéfices qui sont possédés par d'autres. Ainsi, les biens ecclésiastiques sont absolument sécularisés, et ne servent qu'à fournir au prince le moyen de rendre tout le royaume esclave, de ré- compenser ceux qui sont les ministres de sa puissance arbitraire, et de gagner des voix qui le soutiennent. «

En résumé, les biens du clergé avaient

ET LA LMŒRÏK POf.lTIQLE. 139

été, à peu près, entièrement confisqués par l'autorité royale.

On nrobjectcra peut-être que ces consi- dérations historiques sont intempestives. A quoi bon remuer les cendres d'un régime disparu et que personne ne songe à ressus- citer?

Je réponds que les grandes leçons de l'histoire ne sont jamais inutiles car elles apprennent aux catholiques à ne pas admirer de confiance et sans réserves un régime dont TE^lise a eu tant à souffrir. Une des causes qui empêchent les catholiques de suivre, comme ils le devraient, les pressants conseils de Léon XIII, c'est l'idée fausse qu'ils se font d'un temps qu'ils considèrent comme l'époque la plus heureuse et la plus prospère de l'Eglise : a Quels jours heureux, disent-ils, quand le Roi assistait régulière- ment au salut les dimanches et les jeudis, et qu'il était de bon ton, à la cour, de com-

140 LES CATHOLIQUES

miiiiier au moins cinq fois par an! Comme la religion était honorée, pratiquée, respec- tée et protégée ! »

Sans doute, mais FEglise a pa^^é tout cela bien cher, car elle Ta payé du prix de sa liberté, et la servitude de FEglise galli- cane a failli la séparer de l'Eglise romaine.

On dit que l'ancien régime est mort. Oui, et il ne sortira pas de son tombeau, mais le despotisme dont il a été une des formes les plus achevées, le despotisme est toujours menaçant, car il est la conséquence de cette soif de domination qui est innée dans le cœur de l'homme. Les peuples ont toujours besoin d'être mis en garde contre les ambi- tions démesurées dont le but est d'arriver au pouvoir pour opprimer.

Certes, l'ancien régime était mort quand la Convention terrorisait la France et que Napoléon l'éblouissait, et cependant le des- potisme était debout, dans le sang, ici sur des lauriers.

ET LA LIBERTE POLITIQUK. lil

Quand on se souvient de la prodii»ieuse et inexplical)le popularité dont jouissait, il y a peu d'années encore, un homme dont le nom était sur toutes les lèvres et auquel la France semblait vouloir se don- ner sans conditions, on comprend que le retour d'un despotisme quelconque n'est pas une chimère; mais, que les catholiques le sachent bien, ils en seraient les premières et les plus lamentables victimes.

Depuis plus d'un siècle nous avons fait si facilement, à plusieurs reprises, le sacri- fice de la liberté politique qu'il est permis de se demander si elle nous est assez chère pour qu'on n'ait pas à craindre l'avènement d'un pouvoir absolu. Si un pareil malheur arrivait, les catholiques apprendraient, à leurs dépens, ce qu'il en coûte de vivre sous un régime qui a supprimé, avec la liberté politique, les plus sûres et les meilleures garanties de l'Eglise.

CHAPITRE VII

LE TRONE ET L AUTEL.

L'ne circulaire do Louis XVIU. L^ clorgé et les partis po- litiques. — Le cléricalisme. Le clergé de la Restaura- tion et le jugemeut d'O'Cuiniel. M. de Maistre et M. de Bonald.

Rion ii'ost plus difïicile à détruire qu'un préjuj^é. C'est une idée vague, indécise et [)ar conséquent insaisissable qui s'incarne dans une formule que Ton s'en va répélant sans se donner la peine de savoir si elle est conforme à la réalité. On y tient d'autant plus qu'elle dispense d'aller au fond des choses ; elle est comme un moule commode

144 LES CATHOLIQUES

dans lequel on croit mettre quelque chose en repoussant tout ce qui pourrait le briser. L'habitude, la mode s'en mêlent, et on en arrive à considérer, comme une vérité in- contestable, une proposition qui ne sup- porte pas l'examen. On se laisse aller ainsi doucement à un état d'àme qui ressemble assez à de la paresse intellectuelle, et quand une voix, même la plus autorisée, vient troubler ce repos, on récrimine avec amer- tume, et on se révolte contre la clairvoyance de celui qui s'efforce de remplacer le pré- jugé par la vérité.

C'était, en France, un préjugé fort invé- téré que la Religion ne pouvait vivre en paix et prospérer qu'avec la monarchie. Nous avons vu que cette paix fut souvent trou- blée et que, si la guerre ouverte ne fut pas déclarée à l'Eglise, la monarchie exigea des évêquesune soumission compromettante pour l'unité catholique. Malgré cela, le pré- jugé persistait toujours et le mot : union du

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 145

trône et de Tautel, en était la formule con- sacrée.

Pendant son exil à Blanlkembourg, Louis XVIII voulut Texploiter au profit de sa cause, alors gravement compromise. Il conçut le projet de transformer les prêtres en agents royalistes, et voici ce qu'il écrivait à quelques évêques : « Je désire que les ecclésiastiques soutiennent parmi mes sujets Tesprit monarchique en même temps que l'esprit religieux; qu'ils les pénètrent de la connexion intime qui existe entre l'autel et le trône, et de la nécessité qu'ils ont l'un et l'autre de leur appui mutuel; qu'ils leur disent bien que l'Eglise catholique, sa dis- cipline, sa hiérarchie, cet ordre merveilleux, qui, pendant tant de siècles, l'ont conservée pure de toutes ses erreurs, ne se lie bien qu'à la Monarchie, et ne peut exister long- temps sans elle; enfin qu'ils leur démontrent que, comme sans la religion, ils ne peuvent compter sur le bonheur dans l'autre vie,

LES CATHOLIQUES. 9

146 LES CATHOLIQUES

de même, sans la Monarchie, ils n en peuvent espérer aucun clans celle-ci » (31 octobre 1797).

Il est étrange d'entendre un libre-pen- seur, comme Tétait Louis XVIII, prêcher le bonheur de la vie éternelle, mais ce qui ne l'est pas moins, c'est cette affirmation : l'Église catholique ne peut pas vivre, en France, sans la Monarchie. S'il en est ainsi, l'Eglise de France aurait reçu, en 1830, un coup mortel et, depuis, elle aurait eu bien le temps de rendre le dernier soupir.

M^"" Asselim, évêquc de Boulogne, répon- dit : « // n est pas possible d'enseigner au peuple que la religion catholique ne se lie bien qu'à la Monarchie, et ne peut exister longtemps sans elle, parce que la vérité est que la religion catholique se lie bien à toute forme de gouvernement légitime et peut sub- sister longtemps avec toute forme de gou- vernement légitime. Depuis que la religion catholique est établie, elle s'est bien liée à

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 147

des formes de gouvernement républicain, et a subsisté longtemps avec elles. Ce serait donner de l'odieux à cette religion sainte, nuire à sa propagation et à sa conservation, que de prétendre que la monarchie est ex- clusivement la forme de gouvernement avec laquelle elle se lie bien, avec laquelle elle puisse subsister longtemps.

« Il est aussi impossible d'enseigner en général que comme, sans la religion, les hommes ne peuvent compter sur le bonheur dans l'autre vie, de même, sans la Monar- chie, ils ne peuvent en espérer aucun dans celle-ci ; ce serait donner dans l'excès con- traire à celui dans lequel donnent les nova- teurs du jour, en prétendant que la démo- cratie est fondée sur la nature et que, sans elle, il est impossible d'être heureux en société (1). »

Voilà la vérité et la doctrine traditionnelle

(1) Voir le Correspondant du 25 mai 1897.

148 LES CATHOLIQUES

affirmées en face de la nouveauté gallicane. Avec la théorie de l'union du trône et de l'autel les catholiques sont forcément roya- listes et le prêtre est, bon gré mal gré, transformé en agent politique, puisque la cause do l'Eglise est rivée à une forme par- ticulière de gouvernement. C'est, pour le clergé , la situation la plus funeste qui se puisse imaginer. Nous ne devons être, comme prêtres, les hommes d'aucun parti, qu'il s'agisse de République ou de Monar- chie, car, en vertu même de notre caractère sacré, nous sommes les hommes de tous. Le drapeau qui nous est confié plane au-dessus de l'arène agitée se débattent les partis. La théorie de l'union du trône et de l'autel est donc néfaste, car elle fait perdre au clergé le bénéfice de l'indépendance à l'égard des factions rivales. Ces principes sont éga- lement vrais s'il s'agit de la République. As- surément le prêtre est citoyen et, à ce titre, il a le droit de manifester et de défendre

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 149

une opinion; il est électeur et éligible, mais, dans rintérèt même de l'Eglise, ne doit-il pas se tenir à Técart et éviter de briguer un mandat législatif? La considération qui, malgré tout, s'attache au caractère sacer- dotal peut être diminuée si le prêtre se mêle à la politique active. « Si j'avais un vœu à exprimer, disait naguère M. le président du conseil, je souhaiterais, dans son intérêt même, que le clergé n'abusât pas de ce droit et ne se lançât pas aveuglément dans les lut- tes politiques. Pour un peu de pouvoir tem- porel qu'il récolterait, il perdrait bien vite la direction des âmes et la confiance des popu- lations (1). » Paroles fort sages que ne man- queront pas d'approuver ceux qui se rendent compte de l'esprit public en France. Gon-

(1) Discours do M. Mélino au Sénat, séance du 3 avril 1897. Je pose ici un principe général et je n'ai, bien entendu, nullement l'intention de blâmer les prêtres qui, actuellement, siègent ài la Chamljre. Il est bon qu'il y ait des prêtres à la Chambre pour affirmer les droits politi- ques du clergé, mais est-il utile qu'ils y soient nombreux? Je ne le crois pas.

150 LES CATHOLIQUES

çoit-oii Teflet déplorable produit par un curé chargé d'une paroisse, qui, pour solliciter le mandat législatif, tiendrait des réunions, ferait des visites électorales, afïïcherait une profession de foi! Son autorité, dans l'E- glise, serait diminuée d'autant qu'il s'agi- terait sur la place publique.

Certes, je ne suis pas de ceux qui vou- draient parquer le prêtre dans sa sacristie et l'empêcher d'être un homme de son temps. Je pense, au contraire, qu'il n'est pas assez mêlé à la population, et qu'il forme trop comme une caste séparée du reste des citoyens. Le clergé a une ten- dance, contre laquelle il commence à réa- gir, et qui le porte à s'occuper à peu près exclusivement d'un petit clan de fidèles, sous prétexte, qu'avec le reste, il n'y a rien à faire. Si c'eût été la conduite des Apôtres, ils n'auraient pas converti le monde. A l'exemple du Maître, ils sont allés, au contraire, à la recherche des bre-

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 151

bis perdues d'Israël. Il ne fautj donc pas nous contenter, comme le dit M^"" Ireland, archevêque de Saint-Paul, de chanter, vêtus d'ornements brodés d'or, de belles antiennes dans des cathédrales vides, tandis que « au dehors le monde meurt d'inanition spirituelle et morale » ; il faut « populariser la religion aussi loin que les principes le permettent ( 1 ) « Si, en France, le clergé n'a pas toute l'in- fluence que méritent son zèle, ses vertus et sa science c'est qu'il n'est pas assez mêlé à la population. Mais, autre chose est, d'aller au peuple pour l'éclairer et le consoler, autre chose est, d'aller à une réunion électo- rale pour briguer ses suffrages.

Il y rencontre d'ailleurs un autre dan- ger peut-être plus grave. Nous devons ('•carter, avec le plus grand soin, tout ce ({ui pourrait faire soupçonner, en nous, la moindre velléité d'ambition politique ; nous

(1) L'Éylii^c el le Siècle. Discours prononcé à Baltimore lo 10 novoniliro 1S89.

1S2 LES CATHOLIQUES

devons avoir oublié, à jamais, que le clergé a été un corps politique, le premier ordre de l'Etat. Aujourd'hui nous ne sommes, et, dans l'intérêt des âmes, nous ne devons être que les serviteurs dévoués de l'Eglise et de la France. C'est notre rôle; il est assez beau pour que nous sachions nous en contenter ; mais aspirer à siéger dans les assemblées législatives, c'est laisser croire à beaucoup que le pouvoir ne nous déplaît pas, et que nous aspirons à autre chose qu'à la liberté. Si cette idée venait à s'emparer de la population, notre légi- time et salutaire influence serait grave- ment compromise, sinon perdue pour tou- jours. Aujourd'hui la France accepterait difficilement que le clergé se laissât sé- duire par des rêves d'ambition politique. Nous serons d'autant plus forts que rien, dans notre conduite, ne prêtera le flanc à cette accusation. Si, au contraire, on pou- vait nous soupçonner de vouloir former

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 153

un parti, cou serait fait, nous devrions alors nous renfermer clans les sacristies, et certainement personne ne viendrait nous y chercher.

C'est là, paraît-il, ce que Ton appelle maintenant le cléricalisme; si cela est vrai, pour l'amour de l'Eglise, ne soyons pas des cléricaux. Qu'avons-nous besoin du pouvoir? D'autres l'exerceront aussi bien , même mieux que nous , s'ils nous donnent la liberté.

Nous avons fait une trop douloureuse ex- périence de ce qu'il en coûte à l'Eglise de France d'avoir un clergé inféodé à un parti politique; ne la recommençons pas.

Gomment le clergé français en était-il arrivé à être « royaliste jusqu'aux dents », selon le mot du P. Lacordaire ; comment, de très bonne foi, avait-il cru que la légitimité était presque un dogme; pourquoi, sous la Restauration, s'était-il livré, à peu près sans réserves, à la royauté; pourquoi avait-

154 LES CATHOLIQUES

il accepté, comme un principe indiscutable, l'union indissoluble du trône et de l'autel?

Cette attitude du clergé et de la majo- rité des catholiques a été la cause d'une crise religieuse si grave qu'il ne sera pas inutile d'en rechercher les causes.

Les évêques de la Restauration avaient gardé toujours vivants les souvenirs et les traditions de l'ancien régime, de ce temps le Roi était tout dans l'État, et presque autant dans l'Église. Ils ne concevaient pas l'autel autrement qu'appuyé sur le trône, car le roi était le protecteur de l'Eglise « On n'a que l'embarras du choix, dit M. l'abbé Sicard, dans les traités, les ha- rangues (avant la Révolution) cette doctrine est formulée sous toutes les for- mes (1). » Dans l'assemblée du clergé en 1775, le cardinal de la Rochefoucault ar- chevêque de Bourges disait à Louis XV :

(1) Voir, les Évêques avant la Révolution, chapitre xiii*.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 155

« La qualité de vos sujets n'est pas le seul lien qui nous attache à Votre Majesté ; il en est d'un autre ordre qui; la religion elle-même a formés ; nous sommes ses mi- nistres et vous êtes son protecteur. » M^' de Pressy, évêque de Boulogne, salue ainsi la naissance de celui qui sera Louis XVI : « Dieu assure par de plus en plus le bonheur de l'Etat et le triomphe de la reli- gion, en aifermissant la couronne dans cette race auguste, qui, depuis près de huit cents ans, se voit, seule dans tout l'univers, non seulement toujours régnante , mais encore toujours catholique , toujours pro- tectrice de la loi orthodoxe, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. » Par- fois l'enthousiasme ne connaît plus de bor- nes. M^"" de Maillé, pour célébrer la nais- sance du malheureux enfant qui mourut au Temple, se sert des paroles que l'E- vangile emploie pour la naissance du Sau- veur. Versailles est un nouveau Bethléem,

156 LES CATHOLIQUES

les courtisans sont les Mages, et le pré- lat souhaite que Ton puisse dire à Faspect du jeune prince : « Heureux le sein qui vous a porté, heureuses les mamelles qui vous ont nourri. »

Les évoques de la Restauration avaient été élevés dans ces sentiments, aussi il suffi- sait qu'un Bourbon fût sur le trône pour que le triomphe de l'Église fut assuré. Le cardinal de La Luzerne disait à Louis XVIII en 1817 : « Le souffle de Votre Majesté dissipera l'esprit d'incrédulité qui causa tous les maux de notre patrie. » Si c'était le langage qu'on adressait à un prince voltairien, quelles espérances ne dut pas faire naître l'avènement de Charles X? Ces espérances devaient être bientôt cruelle- ment trompées ; mais le clergé, échappé à la serre impériale, s'applaudissait d'avoir enfin un gouvernement selon son cœur. Que lui manquait-il en effet? La religion catholique était religion d'Etat, une loi

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 157

prescrivait le repos du dimanche, une autre punissait sévèrement le sacrilège, un évêque était ministre de l'instruction publique, un Président du conseil recevait, disait-on, du Ciel des inspirations sur la marche des affaires publiques, le Roi, le Dauphin, les ministres, les magistrats, les préfets étaient ou se prétendaient sincèrement catholiques, et le gouvernement faisait savoir aux mem- bres des sociétés politico-religieuses que c'était dans leurs rangs, qu'il irait prendre ses fonctionnaires. En évoquant les souve- nirs de cette époque le P. Lacordaire di- sait : c( J'étais demeuré libéral en devenant catholique. En entrant à Saint-Sulpice, je n'avais rien abandonné des opinions qui demeurent libres pour tout chrétien, et je n'avais pas su dissimuler tout ce qui, sous ce rapport, me séparait du clergé de mon temps, je me sentais seul dans ces convic- tions, ou du moins je n'avais rencontré dans le clergé aucun esprit qui les parta-

158 LES CATHOLIQUES

geât. La cause du christianisme, liée à celle des Bourbons, courait en ce moment les mêmes chances, et un prêtre qui n'était pas sous ce drapeau semblait une énigme aux plus modérés, une sorte de traître aux plus ardents. » Oui, le clergé ne compre- nait pas qu'un prêtre ne fût pas royaliste sous un régime qui donnait tout à l'Eglise. Hélas! il lui donnait tout, excepté lésâmes. Les éditions de Voltaire et de Rousseau se succédaient rapidement ; les couplets de Déranger étaient sur toutes les lèvres. La France officielle était catholique, la nation ne l'était pas, elle était, au contraire, d'au- tant plus loin de nous que nous avions à notre disposition, pour la ramener, des moyens dont elle ne veut pas. Aussi « l'in- succès fut énorme, on n'aboutit qu'à rendre la Religion odieuse et impuissante à un point à peine croyable ». (1) « Donner

(1) M. Foisset, Vie du Père Lacordaire, introduction.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 159

des âmes à la religion, dit le P. Lacordaire, voilà ce que les conquérants et les hommes d'Etat ne sauraient faire, et ce que fait tous les jours un pauvre prêtre en mettant les mains sur son cœur pour le sevrer des vaines joies du monde, et en les reportant purifiées sur le cœur des autres hommes, après les avoir levées en gémissant vers le Ciel (1). »

Assurément on ne peut pas reprocher au clergé de la Restauration d'avoir été roya- liste, mais, ce que l'on ne saurait jamais assez déplorer c'est qu'il ait voulu enchaî- ner l'Eglise à la Royauté, qu'il se soit trop appuyé sur elle, qu'il ait cru que, pour travailler efTicacement au salut des âmes, il est absolument nécessaire d'avoir la protection intéressée et exclusive des hommes d'Etat.

O'Connel, qui savait comment il faut s'y

(I) Éloge funèbre de M*-'' de Forbin-Janson.

160 LES CATHOLIQUES

prendre pour faire triompher FEglise, ju- geait sévèrement la conduite du clergé de France avant 1830 : « Si, disait-il à M. de Carné, au lieu de compter sur le gouver- nement, vos prêtres avaient compté davan- tage sur eux-mêmes et sur la liberté, ils auraient eu plus facilement raison de vos philosophes sceptiques que je n'ai ici, moi, raison de nos fanatiques oppresseurs, et votre université qui va profiter de leurs fautes ne corromprait plus les générations à leur source. Mais pour comprendre ceci, il faut avoir confiance dans la liberté; il faudrait surtout, lorsqu'on la réclame pour soi-même, la vouloir pour tout le monde, en se persuadant bien que c'est presque tou- jours notre faute si nous ne savons pas la faire profiter à la vérité.

« Voilà, Monsieur, ce qu'il faudrait ré- péter sans cesse aux catholiques qui, sous l'action énervante de l'autorité, ont perdu l'habitude de se protéger eux-mêmes. Je

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. IGl

n'entends pas la résistance dans le sens de vos révolutionnaires français, qui sont pour la plupart des impies et des démagogues de profession. Je ne conseille ni ne pratique la révolte, et, s'il rend complète justice à l'Irlande, Georges IV n'aura pas un sujet plus loyal que moi; je ne pratique point la révolte pour deux motifs : le premier que notre religion nous en détourne ; le second, que l'insurrection est presque toujours un moyen détestable pour obtenir des redres- sements. La ligne que j'ai toujours suivie me laisse, sous ce rapport là, en paix avec ma conscience, en même temps qu'elle me donne, dès aujourd'hui, l'assurance d'un succès prochain. » « A ces mots, O'Con- nel, découvrant son large front, porta les yeux sur un crucifix d'ivoire comme pour prendre Dieu à témoin de la sincérité de sa parole (1). »

(1) M. de Carné, Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.

162 LES CATHOLIQUES

Profitons des exemples du passé et met- tons en pratique les leçons du grand homme dont je viens de citer les paroles.

Ne cherchons pas à devenir une faction politique, ce serait le moyen à peu près infaillible de perdre FEglise de France; comptons beaucoup sur nous-mêmes et sur la liberté. C'est ce qui nous a trop manqué jusqu'à présent. Trop longtemps, nous avons cru que « l'action énervante de l'au- torité )) pouvait remplacer avantageuse- ment nos efforts et la liberté. Sans nous en douter peut-être, nous partageons l'opinion de ceux qui croient que l'État doit tout faire, et nous croyons tout perdre quand son appui nous manque. N'avons-nous donc plus la foi qui fait les apôtres, lénergie qui fait les hommes, la liberté qui fait les ci- toyens ? Si la liberté nous est distribuée d'une main avare, travaillons à la con- quérir plus complète, mais perdons la fu- neste habitude de croire que la puissance

ET LA LIBERTE POLITIQUE, 163

(le notre ministère est amoindri, quand les pompes officielles ne le protègent plus.

Les écrivains catholiques de l'époque dont je parle étaient tous ardemment roya- listes.

Pour M. de Maistre, la Révolution fran- çaise était Fœuvre de Satan : « Il y a dans la révolution française, dit-il, un caractère satanifjue qui la distingue de tout ce qu'on verra... Elle est mauvaise radicalement; c'est le plus haut degré de corruption connu; c'est la pure impureté (1). »

M. de Maistre a-t-il en vue seulement les horreurs de la Convention et les crimes qui souillèrent la Révolution? Non, c'est /<? bloc qu'il juge ainsi ; et, la preuve, c'est que, à la seule pensée que le Souverain Pontife pourrait aller mettre la couronne de Charlemagne sur le front de Napoléon,

(I) Connidéralions sur la France.

164 LES CATHOLIQUES

il entre dans une fureur qui lui fait dépasser toutes les bornes. Pour lui, si le Pape va sacrer Napoléon, il n'est plus « qu'un po- lichinelle sans conséquence », il va com- mettre une apostasie « auprès de laquelle ne sont rien les forfaits d'un Alexandre Borgia » ; il lui souhaite « tout simplement la mort )>. Il voudrait que le Pape allât « achever de se déorader en sacrant Des-

o

salines » (i). Pourquoi toutes ces injures? Parce que Napoléon est issu de cette Ré- volution Française toujours haïssable, même quand le Pape vient reconnaître solennelle- ment le pouvoir nouveau.

Avec beaucoup plus de calme, M. de Do- nald donne à des sophismes les allures didactiques d'une démonstration rigou- reuse. D'après lui, l'Europe chrétienne compte c( quatre formes différentes de gou- vernements , à chacune desquelles répond une religion absolument semblable dans

(1) Correspondance de ÎM. de Jlaistre.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 165

SCS principes constitutifs et dans ses formes extérieures.

« Le gouvernement ou constitution mo- narchique, avec son pouvoir général exté- rieur qui est le monarque , sa force pu- blique permanente ou profession sociale qui est la noblesse, ses corps chargés du dépôt et de Finterprétation des lois, ses Etats généraux ou assemblées générales de la société. Tel est le gouvernement de la France; tel était autrefois celui de presque tous les royaumes de l'Europe.

« A ce gouvernement répond la religion catholique, avec son pouvoir général, rendu extérieur dans le sacrifice, sa force pu- blique ou profession sacerdotale, son corps chargé du dépôt de la doctrine et de l'in- terprétation des Ecritures , ses conciles généraux ou assembljées générales de la société (l). » Cette théorie étrange et ar-

(I) Théorie du Pouvoir, 1. VI, cli. i. Le gouvernement aristocratique a pour pendant le luthéi-anismc; le calvi-

166 LES CATHOLIQUES

bitraire est la négation même de la catho- licité, car, si le catholicisme correspond à la monarchie, il suit de qu'il est natu- rellement la religion des monarchies et qu'il y a opposition entre l'Eglise catholique et les autres formes de gouvernements , ce qui est complètement faux.

Mais ce qui étonne plus encore, c'est que, dans cette prétendue analogie entre le ca- tholicisme et le gouvernement monar- chique, M. de Bonald ne fasse aucune men- tion du Pape ; il aurait dû, ce semble, dire que le Pape est, dans l'Eglise, ce que le Monarque est dans l'Etat, sans cela, l'a- nalogie inventée par l'écrivain, est singu- lièrement compromise. M. de Bonald n'a pas parlé du Pape parce qu'il a, sur ce point, des idées à lui : « Le Pape , dit-il, n'est pas le pouvoir conservateur de la so-

nisme correspond à la démocratie; l'anglicanisme est na- turel aux gouvernements mixtes. {Ibid).

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 167

ciété religieuse, mais lo chef de sa force publique extérieure et le premier de ses ministres ; et lui-même ne se qualifie que de lieutenant ou vicaire de Jésus-Christ, pouvoir conservateur de la société reli- gieuse; et que, par conséquent, il est, dans la religion , moins que le monarque dans la société politique. En effet, le Pape a au-dessus de lui une autorité extérieure , celle du concile général ; et le monarque n'a et no peut en avoir aucune au-dessus de la sienne (1). » Cette dernière phrase est fort claire, mais les premières sont fort obscures. Qu'est-ce à dire : le Pape n'est pas le pouvoir conservateur de la société religieuse? La société religieuse catholi- fjue (car il s'agit de celle-là) pourrait donc se conserver sans le Pape? C'est prétendre qu'un édifice peut se conserver, même si on lui enlève ses fondations ; or Jésus-

(1) Théorie du Pouvoir, livre \«.

168 LES CATHOLIQUES

Christ a bâti l'Eglise sur le Pape, le Pape est donc le pouvoir conservateur de FEglise. Les Gallicans eux-mêmes recon- naissaient que le Souverain Pontife est le fondement de l'Eglise, c'est-à-dire la pierre qui soutient et conserve l'Eglise : ne pas admettre cette vérité, c'est aller contre la parole de Jésus-Christ, c'est ruiner l'Eglise, en l'ébranlant sur sa base.

Je m'arrête ; cette discussion m'entraî- nerait loin de mon sujet; j'ai voulu mon- trer seulement que les champions du trône et de l'autel commettaient parfois d'étran- ges méprises en théologie.

Le préjugé que je combats a persisté longtemps; on peut même dire qu'il dure encore, car, malgré les avertissements réi- térés de Léon XIII, il se trouve encore des hommes convaincus qu'en dehors de la Monarchie il n'y a pas de salut pour l'Église.

On voit maintenant à quels obstacles sont

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 169

venues se heurter lu sagesse et la clair- voyance du Souverain Pontife. Parce qu'il a émis une idée d'une simplicité limpide, à savoir que l'Eglise pouvait s'accommo- der de la République aussi bien que de la Monarchie, et que les catholiques ne de vaient pas conspirer contre le gouvernement établi, il a suscité les résistances que l'on sait et soulevé des clameurs qui ne sont pas encore apaisées. On a parlé de la politique de Léon XIII; il eût été plus vrai de dire : le Pape ne veut pas que les catholiques et le clergé de France soient une faction politique , il ne veut pas que l'Eglise serve de drapeau à un parti. Quand les passions seront calmées, on rendra justice à ce grand Pape , qui, en rappelant la doctrine de l'Eglise univer- selle, a bravé un préjugé, et sauvé l'Église de France.

10

CHAPITRE VIII

LA LIBERTE DE L EGLISE.

La liberté politique est la garantie de la liberté de l'Église.

L'amour égoïste et l'amour généreux de la liberté.

M. .Jules Simon. Une page de M. Emile Ollivier. L'intolérance et les injustices des partis. On demande un sauveur. L'Église et la République des États-Unis.

L'Église, avec ses dogmes immuables et sa morale austère, aura toujours à lutter pour conquérir les âmes à la foi et à la vertu. La raison s'irrite contre des vérités qui la dépassent, et la nature déchue s'insurge contre la sainteté de l'Evangile. Voilà la cause la plus générale des combats que l'E- glise a livrés et des contradictions auxquel-

172 LES CATHOLIQUES

les elle a été en butte, mais, inspirée par une sagesse divine, elle se garde bien d'ajouter aux difficultés inhérentes à sa mission sur- naturelle, les obstacles que pourraient lui susciter son intervention dans un ordre de choses purement humain. Elle reconnaît donc, sans aucune arrière-pensée, les diver- ses formes de gouvernement que les peu- ples se donnent, et elle pousse la condes- cendance jusqu'à la limite extrême des vérités divines dont elle est la gardienne. Pourvu que le dépôt sacré soit sain et sauf, elle accepte toutes les alliances, se prête à toutes les concessions, accueille toutes les bonnes volontés; elle se fait toute à tous. Elle entre, sans aucune hésitation, dans le courant qui emporte les peuples vers des rivages nouveaux; elle bénit leurs efforts, soutient leurs espérances, ranime leur courage, et elle ne se posera jamais comme une barrière aux progrès, à la science, à la civilisation, à la liberté.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 173

Elle a eu à souffrir des pouvoirs absolus, mais elle ne les a pas maudits ; aujour- d'hui que le souffle de la liberté a passé sur les peuples, va-t-elle prendre une attitude hostile à cette évolution nouvelle? Bien au contraire, car elle sait que, si elle n'a pas toujours eu à se louer du pouvoir, elle a tout à attendre de la liberté politique, à l'ombre de laquelle s'épanouira plus à l'aise sa propre liberté.

Il n'est pas aujourd'hui un seul catho- lique éclairé qui ne soit prêt à signer cette déclaration que publièrent en 1863 les ar- chevêques et évêques de Cambrai, de Tours, de Rennes, de Nantes, d'Orléans et de Chartres : « La liberté religieuse est la première de toutes , elle tient à la cons- cience et aux entrailles mêmes de l'homme, elle est le principe de toutes les autres et leur dernier asile au jour elles sont menacées; et, en même temps, il faut le dire aussi, dans notre société si agitée, cette

10.

174 LES CATHOLIQUES

liberté religieuse n'a pas de meilleur appui que la liberté publique. » M^ Parisis avait émis la même pensée : « Seule l'Église ap- pelle la liberté pour tous, parce que seule elle n'en a rien à craindre, elle a tout à en espérer (1). »

La raison des espérances que l'Eglise fonde sur la liberté politique est facile à comprendre.

Un gouvernement absolu, même catho- lique et bienveillant à l'égard de l'Eglise, ne pourra lui accorder la liberté que comme une exception et un privilège. Cette situa- tion exceptionnelle et privilégiée exposera l'Eglise à une haine certaine et sera l'obs- tacle le plus sérieux à l'accomplissement de sa mission : tandis que si tous jouissent de la même liberté, personne ne pourra lui reprocher de prendre sa part de liberté commune.

De plus un privilège est, de sa nature,

(1) Les Tendances.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 175

aléatoire, et dépend du caprice de celui qui Va accordé. La liberté de TEglise sera donc à la merci de la volonté toujours changeante d'un homme : la liberté publique et de droit commun n'est-elle pas un abri plus assuré ? Quoique j'aie rappelé, à la première page de ce livre, la distinction expliquée dans mon ouvrage l'Eglise et la France mo- derne entre l'absolu et le relatif, les prin- cipes et leur application, l'idéal et le réel, c'est-à-dire, en terme d'école, la thèse et l'hypothèse, je crois devoir y revenir pour ne pas exposer le lecteur à des interpréta- tions qui sont bien éloignées de ma pensée. Quand donc je réclame, pour l'Eglise, la liberté de droit commun, qu'on ne m'accuse pas de la dépouiller de son caractère divin et de la faire descendre au rang d'une secte ou d'une doctrine philosophique. Tout ca- tholique doit croire à la divinité de l'Eglise, par conséquent à ses droits imprescriptibles. C'est la thèse que je ne renie pas, mais,

176 LES CATHOLIQUES

pour faire bénéficier l'Eglise de la liberté de droit commun, je me tiens dans l'hy- pothèse : aucun homme sincère et libéral ne refusera de me suivre sur ce terrain.

Les faits malheureux qui ont attristé l'Église de France; les négations du droit dont nous sommes trop souvent les témoins ne contredisent-ils pas les principes que je viens d'exposer? Nous jouissons de la liberté politique , et cependant la liberté religieuse a été violée. Comment concilier la théorie et les faits ?

Je réponds d'abord que les institutions ne sont pas responsables des faits que je rap- pelle, ils sont imputables à des hommes qui, n'étant pas suiïisamment animés de l'esprit de ces mêmes institutions, ont ap- pliqué les lois et les principes d'un autre âge. La République est, par essence, un régime de liberté pour tous, mais il est des hommes qui n'ont de républicain que le nom.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 177

L'amour vrai de la liberté est Tamour de la liberté des autres, car Taimer seulement pour soi, c'est de l'égoïsme. Or, ilssontmal- heureusement encore trop nombreux en France les hommes qui ont Famour égoïste de la liberté, les hommes pour lesquels la liberté est la faculté de molester les autres. Cest Tune des plaies les plus profondes de notre temps ; nous ne serons un pays de liberté que lorsque nous aurons compris qu'elle doit être le patrimoine inaliénable de tous. Au contraire, si nous nous obs- tinons à voir, dans la liberté, une arme à l'aide de laquelle nous pouvons tracasser misérablement ceux qui ne pensent pas comme nous, nous aurons beau posséder des institutions libérales, nous n'aurons pas les mœurs d'un peuple libre. Plus que tout autre, l'Eglise souffre de ce contraste entre les mœurs et les institutions. Cela est tel- lement vrai que, lorsqu'un ministère modéré veut être libéral, on lui lance aussitôt l'ac-

175 LES CATHOLIQUES

cusation de cléricalisme et on crie que la République est perdue si tout le monde jouit de la liberté. Le ministère n'est plus que le jouet de Finfàme réaction, il reçoit, à genoux, les ordres de Rome ; on évoque le spectre noir que personne ne prend au sérieux, pas même ceux dont il cache Fin- tolérance et les haines. Remarquons que cette accusation de trahison envers la Ré- publique s'adresse à des républicains éprou- vés, qui, pour ne pas devenir suspects, se croient parfois obligés de donner des ga- ges à des sectaires qu'on ne satisfait ja- mais tant que la guerre ouverte n'est pas déclarée.

Un jour, un prêtre s'entretenait avec M. Jules Simon, ce vétéran de la liberté qui ne comprenait ni les ostracismes ni les proscriptions. M. Jules Simon disait : « De- puis mes discours à propos de l'article 7, je suis tellement décrié qu'il suffit que je fasse une motion pour qu'elle soit repoussée.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 179

Pendant longtemps, après cette discussion, beaucoup de mes collègues m'évitaient pour ne pas se compromettre. » Le prêtre ayant répondu : « Il faut donc désespérer de la li- berté? » M. Jules Simon reprit : « Non, il ne faut pas désespérer, mais il faut s'attrister. » Il faut s'attrister en effet de voir qu'il est si difficile d'acclimater en France la tolé- rance et les mœurs libérales.

Qu'on me permette de citer ici cette page éloquente de M. Emile Ollivier :

« Quand Priam s'est assis devant cet Achille dont les mains terribles, dont les mains meurtrières avaient versé le sang d'Hector et de la plupart de ses enfants, il commence à le considérer : il est étonné de le voir si beau, si grand, si plein de ma- jesté. Achille, de son côté, quoique le cœur encore plein du désespoir de son Patrocle perdu, n'est pas moins frappé de la haute mine et de l'air de grandeur qui éclatent sur toute la personne de Priam et de la sa-

180 LES CATHOLIQUES

gesse de ses propos. Les hommes de véri- table vaillance jugent de même ceux contre lesquels ils ont le plus àprement combattu, auxquels ils ont donné et desquels ils ont reçu des blessures; qu'ils réussissent ou non à les vaincre, ils ne les outragent pas, et même dans Temportement de la mêlée, ils ne méconnaissent ni leur majesté, ni leur grandeur, ni leur sagesse. Combien nous sommes éloignés de cette longanimité équi- table ! Au moindre dissentiment nous re- fusons à celui en qui nous voyons un ad- versaire les dons et les vertus dont il est le plus manifestement doué, et nous nous acharnons à faire grimacer en caricature le plus noble visage. Il vous est contraire, donc il n'a aucune valeur, ni intellectuelle, ni morale. Est-il orateur, on lui refuse l'é- loquence. Est-il écrivain, on lui conteste le style. Est-il un politique, il manque d'hon- neur ou tout au moins de clairvoyance et d'habileté. Sous le règne de Louis-Philippe,

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 181

le maréchal Soiilt avait perdu ou gagné la bataille de Toulouse, suivant qu'il était au pouvoir ou dans l'opposition . On m'a conté qu'un professeur allemand, narrant l'his- toire de France, se bornait à reproduire sur chacun de nos gouvernements les opinions de nos historiens qui lui étaient contraires. I.cs «girondins jugeaient la Montagne, les montagnards la Gironde, les républicains Napoléon I", les bonapartistes la Restaura- tion, les uns et les autres Louis-Philippe. Il concluait, au milieu des applaudissements joyeux de son patriotique auditoire, que, de l'aveu combiné de nos propres écrivains, nous étions une nation couarde, sotte, inca- pable de prévoyance, de suite et de bon sens, en tout point méprisable (1). »

Il en est de même encore aujourd'hui. Si les étrangers nous jugent d'après les injures et les violences que les partis s'a-

(1) VEinpire libéral, 1. II, p. 1.

LES CATHOLIQUES. 11

182 LES CATHOLIQUES

dressent les uns aux autres, d'après les me- sures oppressives que prônent les sectaires, ils doivent avoir une triste idée de notre dignité nationale. Notre intolérance féroce déverse sur Tadversaire des torrents d'in- jures. Tâchons donc de reconnaître la droi- ture et la loyauté de ceux qui ne pensent pas comme nous, sachons nous respecter les uns les autres, sachons surtout respec- ter la liberté d'autrui. Plus que tout autre, le catholique doit répudier des procédés de polémique qui n'ont rien de chrétien.

Les esprits larges et sincères en ont assez de ces violences, et ils déplorent, avec rai- son, l'obstination de certains hommes à en- tretenir dans le paj^s les défiances et les haines : « Il est affligeant, dit le Journal des Débats, quand on a vraiment l'esprit libre, de constater que nous en sommes encore là, à la fin d'un siècle de lumière et de liberté. Le progrès ne va pas vite et les passions religieuses ne sont pas à la veille de s'étein-

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 183

(Irc... Tantôt la littérature et tantôt la po- litique entretiennent dans ce pauvre pays, qui ne demande pourtant que la paix so- ciale, un état de division et de malaise dont tout le monde se plaint, sauf les entrepre- neurs de scandale et les ennemis, conscients ou non, du repos public. La littérature ou la politique auraient mieux à faire Tune et l'autre que de ranimer les querelles assou- pies en venant souffler mal à propos sur de vieilles cendres. Le roman-feuilleton ne chô- merait pas en laissant les jésuites tranquil- les, et la bonne politique ne consiste point à séparer un même peuple en deux camps hostiles et acharnés (1). » A propos de l'in- terdiction des processions, le journal le Temps déplore Fintolérance des fanati- ques : « Nous réclamons théoriquement et à i^rand bruit la liberté la plus grande et nous ne savons point pratiquer la tolérance

(1) XuiiKJro (lu 'J juillet 1877.

184 LES CATHOLIQUES

qui, seule, rendrait possible Fespérance de la liberté (1). »

Oui, la tolérance est ce qui nous manque le plus, et, sur ce point, il ne doit pas être dillîcile aux catholiques de donner le bon exemple, car la tolérance est une des formes sociales de la charité. La vie en commun est faite de concessions réciproques ; l'être insociable est celui qui ne veut jamais céder, mais, aussitôt que plusieurs hommes sont réunis, ils doivent, s'ils veulent vivre en paix, se supporter les uns les autres.

Je ne veux pas dissimuler les responsabi- lités des catholiques dans ces malentendus déplorables. M. Piou les a signalées dans le remarquable article de la Revue des Deux- Mondes que j'ai déjà cité. Le meilleur moyen de réparer une faute, c'est de la bien connaî- tre et d'en mesurer les conséquences. Or il

(1) Cité par l'Univers du 2 juillet 1897.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 185

est incontestable que nous avons manqué de clairvoyance. Nous n'avons pas su voir que « révolution démocratique est la carac- téristique de ce siècle » et que la démocratie devait aboutir, au moins en France, à l'éta- blissement durable de la République, parce que c'est le régime politique qui lui con- vient le mieux. Nous avons cru que la Ré- pul)lique serait une halte entre deux mo- narchies : elle est le gouvernement qui, depuis un siècle, a le plus duré et elle ne semble pas devoir disparaître de long- temps.

Notre erreur a eu les conséquences les plus douloureuses, elle a été la cause par- tielle mais profonde du malaise que je viens de décrire ; il n'est que temps de la réparer, car on peut dire en toute vérité : il ny a plus une faute à commettre. Les catho- liques doivent donc travailler résolument à reconquérir les positions perdues.

Il y a, pour cela, plusieurs moyens dont

t8G LES CATHOLIQUES

le premier et le plus efficace est l'accepta- tion sincère des directions pontificales ; que les catholiques en soient bien convaincus : leurs résistances ne feraient que rendre plus précaire encore la situation de l'Eglise. Je comprends peu que des catholiques osent assumer une pareille responsabilité et se croient, dans une question le sort de l'E- glise est engagé, plus sages et plus éclai- rés que le pape. Quelque importante que soit cette condition du succès, elle n'est pas la seule : l'action n'est pas moins nécessaire que l'acceptation légale du gouvernement établi . 11 faut agir. Il faut agir par la parole en provoquant des réunions l'on expose le programme des revendications libérales ; il faut convoquer souvent le peuple pour l'éclai- rer sur ses propres intérêts et pour lui prêcher la pratique de la tolérance. Il faut agir par la presse en soutenant les journaux reli- gieux, en faisant, s'il le faut, des sacrifices pécuniaires pour que leur influence se ré-

ET LA LIHEUTK POLITIQUE. 187

pande tous les jours davantage. Il faut agir surtout quand la loi nous convie à dé- signer nos candidats. Aujourd'hui, l'absten- tion est une désertion sur le champ de bataille. On ne saurait trop insister sur ce point pour r»''veiller la torpeur des catho- liques. Ils s'agitent à certains moments pour protester contre un arrêté municipal inter- disant les manifestations du culte, et, quand vient l'heure de la résistance légale , ils retombent dans leur inertie. J'ai vu, dans certaines villes de province, les catholiques s'abstenir en masse et puis se plaindre d'ê- tre administrés par des sectaires. A qui la faute? Mais pour réussir dans une lutte légale, il est nécessaire de marcher unis, or les catholiques doivent s'unir à quiconque promet la liberté religieuse. Qu'importe que le candidat ne partage point toutes nos con- victions ; s'il est vraiment libéral, cela doit nous suiïire. Un candidat lil)éral aura, je crois, plus de chances qu'un candidat ex-

188 LKS CATHOLIQUES

clusivement catholique parce que, aux j^eux d'un grand nombre d'électeurs, catholique est encore synonyme de réactionnaire.

Les catholiques ont-ils cette attitude décidée d'hommes qui, sans jamais sortir de la légalité, sont prêts à lutter pour la reven- dication de leurs droits? Je le souhaite, mais, trop longtemps ils se sont contentés de gémir sur les malheurs des temps et d'attendre l'avènement d'un sauveur, sans avoir l'air de se douter que le salut dépend de nous. Un sauveur? Ah! sans doute, il y a Celui auquel les deux disciples d'Emmaïis disaient : « Seigneur, reste avec nous parce qu'il se fait tard » ; il y a Celui auquel l'humanité adressera toujours cette prière plaintive :

" Le siècle va finir clans une angoisse immense;

« Nous avons peur et froid clans la mort qui commence...

« Reste avec nous, Seigneur, parce Cl ue nous t'aimons (1). »

(1) Jean Aicard : Jésus, les Pèlerins, prière dans le soir.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 189

Mais ce Sauveur ne nous sauvera pas sans nous : quant à en attendre un autre, c'est illusion pure et un prétexte commode pour se dispenser de combattre le bon combat.

Pour se convaincre de la vérité de cette proposition : la liberté politique est le terrain le plus favorable au développe- ment de l'Eglise, il faut regarder de près ce qui se passe aux Etats-Unis.

Tous ceux qui visitent la grande Répu- blique sont frappés de l'esprit religieux de ses habitants.

Un jour, j'eus la fantaisie d'assister à une séance de la chambre des députés en Loui- siane. En entrant dans la salle, je voulais rester perdu dans la foule des curieux, mais un ami me conduisit droit au Pré- sident auquel il me présenta comme pré- dicateur de la station du carême.

Aussitôt le Président me donna une vi-

11.

100 LES CATHOLIQUES

goureuse poignée de main et me pria de m' asseoir auprès de lui : c'était mon titre de religieux qui, seul, me valait cet hon- neur. En France, un pareil fait aurait mis Paris en révolution; à la Nouvelle-Orléans, on n'en parla même pas.

L'une des causes de ce respect religieux des Américains c'est que, chez eux, le ca- tholicisme n'a jamais été regardé comme un adversaire politique : « Si, dit M. de Tocqueville , le catholicisme parvenait en- fin à se soustraire aux haines politiques qu'il a fait naître , je ne doute presque point que ce même esprit du siècle, qui lui semble si contraire, ne lui devînt très favorable, et qu'il ne fît tout à coup de grandes conquêtes (1). » « En Europe, le christianisme a permis qu'on l'unît in- timement aux puissances de la terre. Au- jourd'hui ces puissances tombent, et il est

(1) De la Démocralic en Amérique, tome III, chap. vi.

LA LlBEllTK POLITIQUE. 191

comme enseveli sous leurs débris. C'est un vivant qu'on a voulu attacher à des morts : coupez les liens qui le retiennent, et il se relève (1) ».

En France, un fonctionnaire serait gra- vement compromis s'il osait prononcer le nom de Dieu : voici le langage des Prési- dents de la République américaine : « Le peuple américain doit rendre au Dieu tout puissant de constantes actions de grâces pour la clémence et la miséricorde qu'il lui a manifestées depuis le jour il en a formé une nation et lui a donné un q;ou- vernement libre. Plein d'une paternelle bonté, il nous a toujours conduits dans les voies de la prospérité et de la gran- deur. Il n'a pas châtié nos fautes avec promptitude , mais avec une douce ten- dresse, et il nous a appris que l'obéissance à sa loi sainte est le gage de la continua-

(Ij De la Démocrallo en Amérique, tome II, chaji. ix.

192 LES CATHOLIQUES

tion de ses dons précieux. En reconnais- sance de tout ce que Dieu a fait pour nous comme nation, et afin que, dans un jour déterminé, les prières unies et les louanges d'un pays qui n'est pas ingrat puissent monter vers le trône de la grâce, moi, Grover Cleveland, président des Etats- Unis, désigne et fixe le jeudi 29 courant pour être un jour d'actions de grâces et de prières, gardé et observé sur tout le terri- toire (1). »

Les Américains n'ont pas cru que leur République était perdue, parce que le Pré- sident leur adressait une proclamation qui ressemble assez à la lettre pastorale d'un évêque. En France, deux ministres qui ac- compagnaient le Président, ayant eu la hardiesse de visiter en détail la cathédrale de Nantes, ont été excommuniés par des entrepreneurs d'autodafés. De tels exem-

(1) Voir, Cent ans de République aux États-Unis, par le duc de Noailles, deuxième vol., p. 434.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. Ut3

pies d'intolérance provoquent le dégoût; tournons nos regards vers un pays qui comprend la liberté.

Nulle part dans le monde TEglise n'est aussi libre qu'aux Etats-Unis; elle est libre dans son action extérieure et dans son or- ganisation intérieure. L'h^tat ne s'occupe ni de la nomination de ses évêques, ni du recrutement de son clergé, ni de ses fi- nances. En Europe « l'Eglise catholique, plus jalousée et plus redoutée qu'aucune autre, a vu, non seulement les Etats héré- tiques et schismatiques lui refuser chez eux le droit de vivre, mais les Etats catho- liques lui contester le droit de vivre indé- pendante. Pour acquérir dans la mesure nécessaire cette indépendance, il lui a fallu résister, négocier, transiger. En Europe, elle a traité de puissance à puissance avec les princes, elle a réclamé et consenti des en- gagements réciproques, elle a conclu des concordats. Aux Etats-Unis, il a suffi du

194 LES CATHOLIQUES

droit commun. De môme que sa liberté ex- térieure est résultée de la liberté générale des cultes, de même sa liberté intérieure est résultée de la liberté générale des as- sociations, liberté chère entre toutes et nécessaire à la démocratie américaine. Sans elle, les hommes, égaux entre eux, manqueraient de vigueur et de consistance, et la société ne se composerait plus que

d'une poussière humaine Dans les

vieilles monarchies, un proverbe politique avait eu cours : « Point de monarque sans noblesse, » disait-on jadis L'on pour- rait dire : « Point de république stable et libre, point de démocratie vivante et réglée sans corporations autonomes. Ainsi en ont jugé les législateurs américains (1). »

Cette double liberté dont l'Eglise jouit aux Etats-Unis est donc le fruit précieux de la législation libérale qui régit les Amé-

(1) L'Église catholique et la liberté aux États-Unis, par M. le vicomte de Meaiix, cli. vu, *^ 3.

ET L\ LIBERTE POLITIQUE. 195

rioains ; je ne juL»e pas ici une question (le principe, je constate simplement un fait.

Privée de tout secours humain, armée seulement de la libert('' accordée à tous les autres cultes, TEi^lise va-t-elle végéter, misérablement étouflV'e sous l'inextricable réseau des innombrables sectes qui, en Amérique, se disputent l'empire des cons- ciences? Appuyée sur la liberté, l'Eglise a marché à pas de géants.

« Le 15 août 1790, dans la chapelle domestique d'un manoir anglais se perpétuait sans bruit le culte catholique proscrit par les lois anglaises, le premier évoque de Baltimore, John Carroll était sacré : une bulle du Pape Pie VI, rendue le 6 novembre 1789, venait d'ériger cet évêchi', en lui assignant pour domaine les Etats-Unis d'Amérique, récemment affran- chis du joug de la Grande-Bretagne (1). »

(1) L'Éfjlise calkolique el la libcrU; aux Elals-Unls, cli. i.

196 LES CATHOLIQUES

Le nouvel évêque se rendit à son poste il trouva une trentaine de prêtres et environ quarante mille fidèles.

Or, cent ans après, voici ce qui se pas- sait à Baltimore. Le huitième successeur de GarroU revêtu de la pourpre romaine convoquait les évêques des Etats-Unis. Quatre-vingt-quatre répondirent à son ap- pel entourés de centaines de prêtres et de religieux de tous les ordres. Dans le dis- cours qu'il prononça à la messe pontificale, l'archevêque de Philadelphie, mesurant le chemin parcouru depuis un siècle, en attri- bua la gloire à Dieu d'abord et à ses prê- tres et ensuite aux institutions libres des Etats-Unis. A l'office du soir, T archevê- que de Saint-Paul revint avec force sur cette idée si chère aux prêtres améri- cains :

« La liberté dont l'Eglise jouit sous la constitution de la République est pour nous d'un prix inestimable. Ici point de

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 197

tyran (jui renchaîiie; point de concordat ({ui limite son action, ou comprime ses cn(>ri>i(>s. Elle est libre comme rai<>le sur les sommets des Alpes, libre de déployer ses ailes sans que l'on vienne entraver son clan, libre de s'envoler vers les plus hautes cimes, de mettre en œuvre toutes ses éner- gies natives. La loi du pays la protège dans ses droits, et ne lui demande en re- tour aucun sacrifice de ces mêmes droits, car ce sont ceux du citoyen américain.

« La République, dès sa naissance, a garanti la liberté aux catholiques à une époque où, dans presque tous les autres pays, les gouvernements, soit protestants, soit catholiques, opprimaient cette liberté, et pendant tout le cours de son histoire, jamais elle n'a manqué de faire valoir cette garantie.

« Aujourd'hui, combien de pays, en de- hors du nôtre, l'Eglise soit réellement libre? Si les catholiques ne font pas de

198 LES CATHOLIQUES

grandes choses en Amérique, assurément c'est leur faute, ce n'est pas la faute de la République (1). »

Comme nous sommes loin de la timi- dité de quelques catholiques français crai- gnant toujours de voir l'Eglise s'étioler dans l'atmosphère de la liberté pour tous !

Ce qui contribue encore à assurer les progrès de la foi catholique aux Etats- Unis c'est que là, les prêtres comptent beau- coup sur Dieu sans doute, mais aussi sur eux-mêmes et sur leur puissante initiative. De plus, ils sont complètement dans le courant national; ils ne forment pas une caste boudeuse, toujours prête à médire de leur temps et de leur pays ; ils aiment l'un et l'autre, comme ils aiment l'Eglise et la liberté.

Un jour, un pasteur protestant s'avisa de venir faire des conférences dans la ville de

(1) L'Église et le Siècle, discours de M?'' Ireland publiés par ;M. l'abbé Klein.

I:T la LIBERTE POLITIQUE. 199

Saint-Paiil pour prouver qur le catholi- cisme esl in(ompatil)Ie avec la H(''publi([ue. On lui (lit charitahlement : « Vous per- drez votre temps, car le meilleur rc'pu- Itlicain de la ville est Farchevéque. » Le prédicateur trop zélé comprit et n'insista pas.

Ce rapide aperçu de la situation de l'E- ylise aux Etats-Unis repose le regard des taquineries mesquines auxquelles elle est sujette en France. Les sectaires de l'ancien Monde, qui ne comprennent la République que tracassière et persécutrice, devraient aller à F école de la République américaine pour apprendre les leçons de la tolérance et de la liberté.

CHAPITRE IX

L\ RELIGION EST L\ SAUVEGARDE DE LA LIBERTÉ.

Lo principe païen et la notion chrétienne du Pouvoir. Sublime grandeur de l'iiomme d'après le Christianisme. La Religion est le seul remède contre l'anarchie. La démocratie américaine.

Nous allons constater un exemple frap- pant de la grande loi de la solidarité.

La Religion a besoin de liberté : il me reste à démontrer que, à son tour, la li- berté a besoin de la Religion. Celte affir- mation étonnera peut-être ceux qui sont habitués à considérer la Religion et la li- berté comme deux forces opposées qui se

202 LES CATHOLIQUES

contredisent Tune l'autre ; j'espère prouver qu'il n'en est rien et que, au contraire, ces deux grandes et nobles choses se prêtent un mutuel appui.

D'abord la Relioion seule donne une no- tion exacte de la nature, du rôle et de l'é- tendue du pouvoir. 11 faut bien le recon- naître, depuis trois siècles cet le notion fondamentale a été faussée en Europe : « On ne dira jamais assez, à mon avis, dit M. de Montalembert, le mal qu'a fait la renaissance du paganisme dans l'ordre so- cial, moral et littéraire. Mais, en fait de paganisme, je n'en connais pas de plus ré- voltant, de plus enraciné, de plus dange- reux que le paganisme politique qui érige en dogme l'unité du pouvoir, l'omnipotence de l'Etat, l'idolâtrie monarchique, le gouver- nement sans contrôle et sans contrepoids, sur les ruines des franchises et des bar- rières que l'ancienne organisation de la chrétienté opposait au despotisme. Le gou-

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 203

veniement d'un homme qui prétend agir pour Ions, parler pour tous, penser pour tous, voilà ridéal du paganisme tel qu'il a été réalisé sous Tempire romain. » AFappui de son opinion, l'illuslre écrivain cite ces paroles du pape Clément VJII : « Il faut détruire tout ce qui sent le paganisme, tout ce qui, d'après les idées, les mœurs, les exemples des païens, favorise la tt/rannie politique qu'on appelle faussement raison d'Etat et à laquelle répugnent l'Evangile et la loi chrétienne (1). »

Il est absolument vrai que l'omnipotence sans contrôle de FEtat est une conception païenne; la notion chrétienne du Pouvoir est tout autre. On ne saurait assez réagir contre ce paganisme politique qui fait de l'Etat une divinité à laquelle rien ne sau- rait résister, qui a le droit de tout faire, et devant laquelle tout doit s'incliner aveuglé-

(1) Des intércls callioliques ou A'/.V^ siècle, ch. vu.

204 LES CATHOLIQUES

ment. Lisez dans M. Taine (1) le détail des pompes inouïes dont Versailles était le théâ- tre et dites si l'objet de ce culte n'apparais- sait pas comme un demi-dieu. Il est bon sans doute qu'un chef d'Etat soit entouré d'un certain éclat, mais il ne faut pas en faire une idole. C'est du reste une ques- tion secondaire en comparaison du pouvoir considéré en lui-même, or il est inadmissi- ble que, dans une nation chrétienne, le Roi ou l'Etat soient tout et la nation, rien : je le répète, c'est du paganisme, ce n'est pas du christianisme. « Les rois des nations do- minent leurs peuples, dit l'Evangile, mais parmi vous que celui qui est le plus grand soit comme le plus petit (2). » D'après l'idée chrétienne du Pouvoir, le chef de l'État doit être le serviteur de tous et n'avoir en vue que le bien commun. Loin d'être avili par la notion chrétienne, le pouvoir au contraire

(1) L'ancien régime, livre II, ch. i. (•2) Luc, xxu, 25, 26.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 205

est singulièrement rehaussé, car qu'y a-t- il de plus grand que de servir la chose pu- ])lique? K Le commandement doit s'exercer pour l'avantage des citoyens, dit Léon XIII, parce que ceux qui ont autorité sur les au- tres en sont exclusivement investis pour assurer le bien public. L'autorité civile ne doit servir, sous aucun prétexte, à l'avan- tage d'un ou de quelques-uns, puisqu'elle a été constituée pour le bien commun (I). » Ces saines et fortes doctrines, professées par la plupart de nos états généraux, quand nous étions une nation chrétienne, furent écrasées sous le poids du pouvoir absolu, quand prévalut le principe païen. Une re- montrance d Omer Talon, adressée à la Ré- gente sous la minorité de Louis XIV, est le dernier vestige de nos anciennes fran- chises : « Le gouvernement de la terre, dit- il, (HIÏÏMC du gouvernement du ciel : Dieu

(1) Encj'cliqiie Immortale Dei.

12

206 LES CATHOLIQUES

seul règne sans être contredit. Les rois sont débiteurs de leur fortune et de la gran- deur de leurs couronnes aux diverses qua- lités des hommes qui leur obéissent, dont les grands sont la moindre partie; sans les peuples, les Etats ne subsisteraient pas, et la monarchie ne serait qu'en idée. »

Mais peu à peu, le silence se fit, les ré- sistances s'évanouirent, la nation s'effaça et, selon la parole d'un grand publiciste : « Il n'y eut plus en France que le roi, et quand le roi mourut en 1715, un œil sage pouvait déjà voir à l'horizon 1793 ou tout au moins 1789 (1). » Par sa théorie sur le rôle et l'étendue du Pouvoir, l'Eglise est donc la sauvegarde de la liberté puisqu'elle répudie le principe païen du pouvoir absolu et despotique.

Elle lui vient aussi en aide par la haute idée qu'elle donne de la dignité humaine.

(1) Louis Vouillot, cité par VL'nivers du il mars 1807.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 207

L'Eglise en effet nous enseigne que Thomme est tellement grand, qu'un Dieu n'a pas dédaigné de se faire semblable à lui et de mourir pour le sauver. Avec quel respect ne doit-on pas traiter une créature dont un Dieu a si hautement apprécié la beauté et le prix. Cette conviction est de nature à inspirer aux dépositaires du pouvoir la crainte salutaire de l'abus de la force contre une créature marquée au front d'un signe divin. Un chef d'État ne sera pas tenté de violer les droits et la liberté de ses sujets, s'il voit en eux des âmes qui ont coûté la vie et le sang d'un Dieu. Que le paganisme ait profondément méprisé les peuples et divinisé l'Etat, cela se conçoit; il avait le culte de la force, et par conséquent le droit, la liberté, la grandeur de l'homme étaient, pour lui, de fragiles barrières; mais ce mépris est incompatible avec l'E- vangile.

La liberté n'a pas seulement à redouter

208 LES CATHOLIQUES

les dangers que lui fait courir l'étendue im- modérée du pouvoir, elle a aussi à se ga- rantir contre ses propres excès : la dé- magogie ne lui est pas moins funeste que le despotisme. Pour ne pas sortir des li- mites que, dans son propre intérêt, elle doit respecter, la liberté doit se souvenir que le pouvoir est une institution divine et que l'obéissance aux lois justes est un devoir de conscience. donc, si ce n'est dans les doctrines religieuses , la liberté puisera-t-elle le respect du pouvoir et de la loi? En dehors du système catholique sur l'origine du pouvoir et de la loi, il n'y a que la raison du plus fort et la menace per- manente de bouleversement sans fin : « Que les sociétés modernes ne craignent pas la religion, dit M. Guizot, et ne lui disputent pas aigrement son influence naturelle; ce serait une terreur puérile et une funeste erreur. Vous êtes en présence d'une multi- tude immense, ardente. Vous vous plaignez

ET L.V LIBERTE POLITIQUE. 209

que les moyens vous manquent pour agir sur elle, pour réclairer, la diriger, la contenir, la calmer, que vous n'entrez guère en rap- port avec elle que par les percepteurs et les gendarmes, qu'elle est livrée sans dé- fense aux mensonges et aux excitations des charlatans et des démagogues, à Taveugle- ment et à l'emportement de ses propres passions. Vous avez partout, au milieu de cette multitude, des hommes qui ont pré- cisément pour mission, pour occupation constante, de la diriger dans ses croyances, la consoler dans ses misères, lui inculquer le devoir, lui ouvrir l'espérance; qui exer- cent sur elle cette action morale que vous ne trouvez plus ailleurs. Et vous n'ac- cepteriez pas de bonne grâce l'influence de ces hommes! vous ne vous empresseriez pas de les seconder dans leur œuvre, eux qui peuvent vous seconder si puissamment dans la vôtre, précisément vous pé- nétrez si peu, et vos ennemis, les enne-

12.

210 LES CATHOLIQUES

mis de Tordre social, entrent et sapent in- cessamment! (1). »

Voilà les paroles d'un homme d'Etat, d'un homme qui comprend de quel secours la religion peut être à la liberté pour l'em- pêcher de tomber dans la démagogie et, de la démagogie, dans le despotisme. D'où vient donc que, trop souvent, on a cru servir la liberté en déclarant la guerre à la Reli- gion ? C'est parce que les uns ont pris la Reli- gion pour la complice du despotisme, tandis qu'en réalité elle en était la victime : et que d'autres pharisiens hypocrites de la liberté veulent confisquer le pouvoir à leur profit, et qu'ils voient, dans la Religion, le plus o-rand obstacle à la réalisation de leur des- sein.

Ce préjugé qui consiste à prendre la Religion comme complice du despotisme a commencé avec la Révolution. Il y a, en

(1) Delà démocratie en France.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 211

eiïet, dans la Révolution deux choses qu'il faut soigneusement séparer, le mouvement social et riniluencc de la philosophie irré- liirieuse du dix-huitième siècle. Le mouve- ment social a abouti à la liberté politique, à Tégalité devant la loi, à l'abolition des privilèges de classes, toutes choses qu'un catholique ne fait aucune diiïiculté d'ac- cepter. Mais l'Eglise, par son clergé, pre- mier ordre de l'Etat, faisait partie de l'an- cienne organisation sociale, avec laquelle on la confondit, parce qu'elle occupait, dans l'ancienne société, la place la plus forte et la plus privilégiée. La Révolution l'attaqua « moins comme doctrine religieuse que comme institution politique (!) » ; on l'iden- tifia, en quelque sorte, avec un régime dont elle avait eu à souffrir au moins autant que tout le monde. Mais la Révolution, en persécutant l'Eglise, la purifia et, en créant

(1) Voir Tocqueville, l'Ancien régime et la Rcrolulion, ch. II.

212 LES CATHOLIQUES

un nouvel ordre de clioses, la dégagea des chaînes qu'elle avait trop longtemps portées. C'est kl pensée d'un des plus grands catho- liques de notre temps : « Lorsqu'on fera une véritable histoire de la Révolution, dit Louis Veuillot; il sera facile de prouver qu'elle a sauvé l'Eglise d'un grand pé- ril (1). ))

Le préjugé a trop duré ; il est temps de reconnaître, d'avouer que la religion est le plus ferme appui de la liberté. C'est ainsi que le comprennent les Américains, le peuple le plus attaché à des institutions libres. Je dois analyser ici les admirables pages M. de Tocqueville prouve que les Américains considèrent la Religion comme « nécessaire au maintien des institutions républicaines (2) ». Aux Etats-Unis, dit le savant écrivain, les catholiques forment la classe la plus républicaine et la plus démo- Ci) Cité par l'Univers, ibld. (2) De la Démocratie en Amérique, t. II, ch. ix.

1:T la LIBERTE POLITIQUE. 213

cratiqiic. Ce fait (jui peut sembler étrange s'expli(|iie cependant fort bien quand on considère que le catholicisme astreint à la même croyance le savant et l'ignorant, impose les mêmes pratiques au riche qu'au pauvre, admet à la môme table le roturier et le urand seigneur, ne fait aucune dis- tinction entre ceux qui, agenouillés aux pieds du même autel, sont frères entre eux et fils du môme Dieu. On a donc grand tort de penser que le catholicisme est ennemi de la d(''mocratie, car, au contraire, il tend à faire des fidèles soumis et des citoyens indépendants.

« Les Américains, confondent si complè- tement, dans leur esprit, le christianisme et la liberté, qu'il est presque impossible de leur faire concevoir l'un sans l'autre » : ils veulent que les divers Etats de l'Union soient religieux, afin de rester libres. L'auteur dont je résume les pages ajoute à ce pro- pos : « Il est des hommes qui voient dans

214 LES CATHOLIQUES

la République un état permanent et tran- quille, un but nécessaire vers lequel les idées et les mœurs entraînent chaque jour les sociétés modernes, et qui voudraient sincèrement préparer les hommes à être libres. Quand ceux-là attaquent les croyan- ces religieuses, ils suivent leurs passions et non leurs intérêts. C'est le despotisme qui peut se passer de la foi, mais non la liberté. La religion est beaucoup plus né- cessaire dans la république qu'ils préconi- sent que dans la monarchie qu'ils atta- quent, et dans les républiques démocratiques que dans toutes les autres. Comment la so- ciété pourrait-elle manquer de périr si, tandis que le lien politique se relâche, le lien moral ne se resserrait pas ? Et que faire d'un peuple maître de lui-même, s'il n'est pas soumis à Dieu. »

La cause, ou du moins une des causes de l'influence de l'idée religieuse aux Etats- Unis, c'est que, dans ce paj^s, la Religion

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 215

est complètement séparée de la })oli tique : « Tant qu'une Religion ne s'appuie que sur des sentiments qui sont la consolation de toutes les misères, elle peut attirer à elle le cœur du genre humain » ; mais elle « ne saurait partager la force matérielle des gouvernements, sans se charger d'une partie des haines qu'ils font naître (1) ».

Que les catholiques de France méditent cette parole si profonde et si vraie, qu'il s'agisse de République ou de Monarchie : l'Eglise, en s inféodant à un parti, assume nécessairement les haines des partis oppo- sés, tandis qu'elle ne se compromet jamais en réclamant la liberté. Le clergé améri- cain l'a compris, il a préféré l'influence religieuse à la puissance politique, voilà pourquoi on ne lui refuse pas une liberté qui tourne tout entière au profit de l'Eglise.

Qu'on ne dise pas : « La situation n'est

(1) Je ne vise iiulloiaenl ici la question de la séparation ^jic l'Église et de l'État que je traiterai au chapitre suivant.

24G LES CATHOLIQUES

pas la même, on ne peut pas comparer la France aux Etats-Unis. » Pourquoi ne le pourrait-on pas? La liberté n'est-elle pas de tous les pays? L'Amérique en a-t-elle le monopole?

En France, le clergé sera populaire, puissant et respecté, quand, renonçant à tout espoir de conquête politique, il pourra dire comme Lacordaire : « Je suis le symbole de la liberté acceptée et fortifiée par la Religion (1). »

(I) Discours de réception à l'Académie française.

CHAPITRE X

L EGLISE ET LETAT.

Cause générale des conllits entre l'Église et l'État. La distinction des pouvoirs. L'Église est une société par- faite mais elle n'est pas un État dans l'État. Réfuta- tion du système de M. Minghetti. Différences entre l'Église et l'État. Les concordats. Los articles orga- niques.

A chaque page de ce livre, j'ai côtoyé le grave et éternel problème des rapports de rÉglise et de l'Etat. Il se retrouve toujours au fond des questions que j'ai traitées jus- qu'à présent, je ne puis donc échapper à la nécessité de l'aborder directement. Ce pro- blème a agité le monde depuis que le Christ a dit : Rendez à César ce qui est à César

LES CATIIOLIOLES. 13

218 LES CATHOLIQUES

et à Dieu ce qui est à Dieu. Il y a eu de tout temps des luttes, des conflits, des discordes parfois sanglantes entre ces deux forces qui se disputent l'empire de l'uni- vers. Il est à remarquer cependant que seule, rÉglise catholique romaine a été l'objet de la malveillance des divers États, tandis que les églises séparées de l'unité ont généralement vécu en paix avec les pouvoirs civils.

La raison en est facile à comprendre. Les Eglises séparées par le schisme ou l'hérésie ont livré aux pouvoirs séculiers la conscience des fidèles, elles sont devenues une partie de l'administration civile, et, dès lors, le pouvoir laïque, les tenant sous sa dépendance, n'avait pas à entrer en lutte avec elles, pas plus qu'avec ses autres fonc- tionnaires. Quand on donne à César ce qui appartient à Dieu, César n'a plus rien à désirer. Mais l'Eglise catholique ne li- vrera jamais la conscience de ses fidèles :

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 219

toutes les fois que le pouvoir civil veut s'en emparer, et c'est le rêve qui l'ob- sède, l'Kglise l'arrête et lui interdit l'en- trée du sanctuaire. Telle a été la cause de Fantagonisme entre les deux puissan- ces.

On s'imagine parfois pouvoir faire pla- ner des doutes sur la sincérité de nos sen- timents patriotiques en nous disant : vous obéissez à un souverain étranger. Oui, nous obéissons à un souverain étranger quand il s'agit des droits de la conscience, mais, dans les questions de l'ordre civil et politique, nous sommes des citoj^ens dont il n'est permis à personne de suspecter le patriotisme, le dévouement et la fidélité. Voudrait-on, par hasard, que le Président de la République nous imposât un sj'^m- bole? Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que ceux-là môme qui nous adressent ce reproche inepte sont les ardents promo- teurs de la liberté de conscience, et ils ne

220 LES CATHOLIQUES

voient pas ([iie, en Religion, plus encore qu'en politique, la séparation des pouvoirs est la condition de la liberté. Le régalisme n'a pas admis cette distinction ou du moins il Fa impatiemment supportée et c'est de que sont sortis la querelle des investi- tures, le gallicanisme, le joséphisme, en un mot tous les nombreux empiétements du pouvoir civil sur le pouvoir religieux : FEglise au contraire l'a toujours énergique- ment maintenue.

« Dieu, dit Léon XIII, a divisé le gou- vernement du genre humain entre deux puissances : la puissance ecclésiastique et la puissance civile; celle-là, préposée aux choses divines, celle-ci, aux choses humai- nes. Chacune d'elle, en son genre, est sou- veraine : chacune est renfermée dans les limites parfaitement déterminées et tracées en conformité de sa nature et de son but spécial. Il y a donc comme une sphère cir- conscrite dans laquelle chacune exerce son

ET LA LIBERTK POLITIQUE. 221

iwtionju/e p/oprio {{). » La ligne de dé- marcation entre rÉglisc et FEtat est donc bien nettement dessinée, la confusion n'est pas possible : les deux puissances sont souveraines chacune dans la sphère qui lui est propre, de telle sorte que cette dua- lité ne constitue pas une rivalité.

Cependant quelques écrivains ont pré- tondu c{ue, si l'Eglise est souveraine, elle forme un Etat dans l'Etat, et, pour obvier à cet inconvénient, ils ont refusé à l'Eglise une souveraineté parfaite : « On parle tou- jours de deux pouvoirs, dit M. Minghetti, l'un temporel, l'autre spirituel; et de cette conception à priori se déduit toute une série de conséquences qui jettent dans l'esprit une grande perplexité. Quel sens doit-on donner aux mots pouvoir, souve- raineté, impcrium? A proprement parler, c'est la faculté de faire des lois ayant une

(1) Encj'clique Immorlale Del.

2.>2 LES CATHOLIQUES

sanction pénale, c'est-à-dire, qui obligent, même par la force, les citoyens à les ob- server. Les lois déterminent les droits des individus, préservent ou défendent certains actes, et disposent pour des cas la vo- lonté individuelle est inefiicaee. Or, cette souveraineté est précisément le caractère distinctif de FEtat et n'appartient qu'à lui " seul, ou, par délégation, à l'autorité qui le représente pour la défense de l'ordre inté- rieur et de la sécurité extérieure : per- sonne en dehors de lui ne peut la pos- séder. Comme conséquence nécessaire il a, en outre, une haute surveillance sur les individus et sur les associations, pour les empêcher de sortir de la sphère de leurs droits. On ne peut donc pas dire qu'il y ait deux pouvoirs, cela impliquerait l'existence simultanée de deux Etats dans le même

lieu, et par suite un conflit L'associa-

iion des citoyens en une foi et un culte constitue l'Eglise, dont les chefs n'ont ni

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 223

pouvoir, ni t'ommaiidtmiont, mais une auto- rité tout(^ moralo ot spontanément accep- tée... Si cette théorie est admise, toutes les prétentions théocratiques s'évanouis- sent, et le conflit inévitable entre deux pouvoirs égaux et parallèles dans la so- ciété cesse immédiatement (1). »

Pour supprimer les conflits, M. Min- ghetti propose de supprimer l'Eglise. Le moyen est ingénieux, on peut le comparer au procédé de ce personnage de comédie qui proposait à un malade de lui couper un l)ras afm que l'autre fût plus fort. Il pré- tend que la distinction entre les deux pou- voirs est une conception à priori; elle est au contraire, depuis le christianisme, la plus haute réalité de l'histoire. Avant le Christ, César était, en même temps, souve- rain Pontife et maître absolu de l'Empire; cette unité incompatible avec la liberté de

(1) L'Étal et l'Église, ch. m, traduction de M. L. Bor- guet.

224 LES CATHOLIQUES

la conscience a été brisée. Il dit, en outre, que le caractère propre de la souveraineté est la faculté de faire des lois ayant une sanction pénale qu'on peut imposer même par la force. L'Eglise ne peut-elle pas faire des lois? Que sont donc ses com- mandements ? Elle oblige les fidèles à l'ob- servation de ses lois par l'emploi de la force morale et spirituelle, par le refus des sacrements, en un mot par les moyens qui sont conformes à sa nature. M. Minghetti semble supposer que la force matérielle seule est une véritable sanction législative, il oublie que le gendarme n'est pas l'unique représentant de la loi et que la force morale oblige autant et plus que la force brutale. L'Eglise est donc pleinement souveraine, mais, je le répète, cette souveraineté n'en fait pas un Etat dans l'Etat, parce que la sphère dans laquelle elle s'exerce n'est pas la même que celle se déploie la souve- raineté civile.

ET LA LIBEHTli POLITIQUE. 225

L'Eglise est l'œuvre surnaturelle et im- médiate de Dieu; l'origine de la société civile est, en droit, dans la nature, en fait, dans la volonté immédiate des hommes.

La fin prochaine de l'Eglise est stricte- ment spirituelle et surnaturelle , la fin pro- chaine de l'Etat est naturelle et temporelle; ils atteignent cette fin par des moyens qui correspondent à leur nature. La hiérarchie de l'Etat est une institution humaine.

Telles sont les principales différences entre l'Eglise et l'Etat (1).

Quand l'Eglise et l'Etat n'empiètent pas l'un sur l'autre et qu'ils se tiennent chacun dans sa sphère, la paix règne entre le sa- cerdoce et l'empire, mais les empiétements réciproques soulèvent des conflits et amè- nent la guerre. L'Eglise ne doit donc pas envahir le domaine de la politique propre- ment dite, et l'Etat doit s'abstenir de toute

(1) Voir M^'' Cavagnis, professeur au séminaire romain, Notions de droit public naturel et ecclésiastique.

13.

226 LES CATHOLIQUES

incursion clans les choses religieuses et divines.

Il est naturel que les questions mixtes, c'est-à-dire celles les intérêts des deux souverainetés sont engagés, soient réglées par des conventions consenties de part et d'autre : ces conventions sont les con- cordats.

C'est par un concordat signé à Worms en 1122 par les ambassadeurs du pape Calixte II et de l'Empereur d'Allemagne Henri V que se termina la querelle des investitures. L'Empereur disait dans ce traité : « Pour l'amour de Dieu, de la sainte Eglise romaine et du pape Calixte, et pour le remède de mon àme, j'abandonne à Dieu, aux saints apôtres Pierre et Paul et à la sainte Eglise catholique, toute investiture par la crosse et l'anneau, et je consens à ce que, dans toutes les Eglises de l'empire, les élections se passent librement et les con- sécrations canoniquement. Je restitue à la

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 227

sainte Eglise romaine les terres et les ré- gales de Saint-Pierre, qui lui ont été ravies depuis Toriginc de la querelle jusqu'à pré- sent, et qui sont en ma possession, et j'ai- derai fidèlement à la restitution de celles que je ne possède pas. Je ferai de même pour les domaines des autres églises, des sei- gneurs et des particuliers, clercs et laïques. Je donne sincèrement la paix au pape Ca- lixte, à la sainte Eglise romaine et à tous ceux qui ont été ou qui sont avec elle, et je lui prêterai secours quand elle en fera la demande. » De son côté le Pape s'expri- mait ainsi : « J'accorde que les élections des évêques et des abbés du royaume Teuto- nique se fassent en votre présence, sans violence ni simonie ; en sorte que, s'il y a désaccord, vous donniez votre agrément et votre protection à la plus saine partie , selon le jugement ou le conseil du métro- politain et des évêques de la province. L'élu recevra de vous les régales par le

228 LES CATHOLIQUES

sceptre , sauf ce qui appartient à l'Église romaine, et il vous en rendra ce que le droit Foblige à vous rendre. Celui qui aura été consacré dans les autres parties de Fempire recevra de vous les régales dans six mois. Je vous prêterai secours, selon les devoirs de ma charge, quand vous m'en ferez la demande. Je donne une paix sincère à vous et à tous ceux qui sont ou qui ont été de votre parti, durant ce fâ- cheux démêlé. »

Léon X signa avec François P"* le con- cordat de 1516, pour obtenir l'abrogation de la Pragmatique sanction de Bourges qui menaçait l'unité catholique, et enfin Pie VII et le Premier Consul signèrent le concordat qui régit encore, en France, les rapports de l'Église et de l'État.

Le premier article du concordat du 26 messidor an IX (15 juillet 1801) est ainsi conçu :

« La religion catholique, apostolique et

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 229

romaine, sera librement exercée en France; son culte sera public, en se conformant aux règlements de police que le gouver- nement jugera nécessaires pour la tran- quillité publique. »

La seconde partie de cet article est une arme à deux tranchants. Entre les mains d'un gouvernement pacifique , elle ne dé- truira pas la disposition en vertu de la- quelle il est déclaré que le culte sera pu- blic et libre, mais un gouvernement hostile pourra singulièrement resteindre la liberté de la religion et la publicité du culte s'il les juge contraires à la tranquillité publique. Mais, dans ce dernier cas, Vesprit du con- cordat sera violé, car il est dit dans le préambule : « Le gouvernement de la Ré- publique française reconnaît que la Re- ligion catholique, apostolique et romaine , est la religion de la grande majorité des Français. « La grande majorité des Fran- çais a donc, en vertu du concordat, le

230 LES CATHOLIQUES

droit à la publicité de son culte et, toutes les fois que cette publicité ne nuit pas à la tranquillité publique, on viole le concordat quand on la supprime.

Je ne conteste pas à l'Etat le droit de veiller à ce que, à propos de culte, la tranquillité publique ne soit pas troublée , mais, quand les troubles sont excités par une minorité intolérante, le devoir de l'É- tat est de protéger la liberté religieuse de la grande majorité des Français. Sans cela, il suffirait de quelques brouillons pour enchaîner toutes les libertés.

On sait que, sans en avertir le Pape, le Premier Consul fit ajouter au concordat les articles organiques. Ecoutons, sur cette question, un homme dont personne ne con- testera la compétence en pareille matière, je veux parler de M. Emile Ollivier.

« Portalis a dit pour justifier les articles organiques : « Je prouverai que les articles organiques n'introduisent pas un droit

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. :>31

nouveau et qu'ils ne sont qu'une nouvelle sanction des antiques maximes de TEglise gallicane. » C'est ce qui les condamne. Ré- tablir les anciennes maximes de l'Eglise gallicane, c'eut été à merveille si, en même temps, on eût rétabli l'Eglise gallicane elle-même, c'est-à-dire une Eglise inves- tie de tous les privilèges d'une religion d'Etat, et payant cette prérogative de quelques servitudes envers le roi. Or, le concordat exclut cette hypothèse et Por- talis le constate : « Le catholicisme est, en France, la religion des membres du gou- vernement , non celh; du gouvernement même, il est la religion du peuple français et non celle de l'Etat. » Il est contradic- toire de réglementer l'Eglise comme si elle était la religion de l'Etat et de lui re- fuser toute suprématie parce qu'elle n'est que la religion de la majorité, de séculariser l'Etat et en même temps de légiférer sur la discipline de l'Eglise. La Constituante avait

232 LES CATHOLIQUES

déjà commis cette erreur dans la consti- tution civile du clergé. Durand de Mail- lane, pour la justifier, répète à tout propos l'argument que Portalis lui emprunte : « C'est ce que nos rois ont toujours fait et avec beaucoup plus d'extension et d'empire . » Mais les rois faisaient bien d'autres choses encore qui vous sont interdites. A la veille même de la Révolution, un abbé Prades, de Montauban, qui avait donné des articles à l'Encyclopédie, publie une thèse contenant des propositions contraires à la révélation. Les gens du roi la dénoncent au parlement (1751) L'un d'eux, Le Febvre d'Ormesson, dit : (( Les ordonnances mettent l'hérésie au nombre des cas royaux... Les magistrats, à l'exemple des princes dont ils exercent le pouvoir, se font la gloire de s'armer pour la défense de la religion. » Sur quoi la Cour or- donne que l'abbé soit appréhendé au corps et amené es prisons de la Conciergerie. Ce sont des arrêts pareils qui faisaient supporter avec

ET L\ LIHKRTE POLITIQUE. 233

patience par les évèques et par le Pape les ordonnances du roi sur la discipline. Etes- vous disposés à les recommencer? Si vous voulez revenir aux anciennes maximes de notre droit public, rétablissez TEglise galli- cane avec ses immenses possessions territo- riales, avec son rang d'ordre privilégié dans FEtat, avec son caractère dominateur. Si vous prétendez, comme les anciens rois, être Tévèque extérieur, prêtez main-forte à l'évê- que intérieur, mettez de nouveau à sa dispo- sition vos magistrats, vos tribunaux et votre Conciergerie ! Si vous voulez rester, dans une certaine mesure, les juges des canons, inscrivez ceux que vous approuvez parmi les lois obligatoires; mais n'ayez pas la pré- tention intolérable de répudier les obliga- tions que vous créait le système gallican et d'imposer néanmoins au clergé les charges qui en étaient la rançon. De la féodalité détruite, serait-il équitable de ne conserver que les oubliettes? De l'ancienne organi-

234 LES CATHOLIQUES

sation ecclésiastique abolie, il est abusif de ne respecter que les servitudes (1). »

L'argumentation est sans réplique. Le Concordat en effet a détruit Tanciemie or- ganisation de rÉglise gallicane, et l'Etat, aujourd'hui sécularisé, aurait la prétention de réglementer l'Eglise de France, comme si le Président de la République était l'é- voque du dehors! C'est un anachronisme odieux et ridicule, c'est, comme le dit M. Emile Ollivier, détruire la féodalité et conserver les oubliettes, supprimer les pri- vilèges et garder les servitudes. Un gou- vernement vraiment libéral devrait abroger ces dispositions d'un autre temps qui sup- posent un état de choses complètement dis- paru.

Il suffit de lire les articles organiques pour se convaincre qu'ils n'ont plus aucune raison d'être.

Titre P'", art. P'". « Aucune bulle, bref,

(1) L'Église et VÉlatau concile duValican,\o\.l,c\i. ii, ^ 4.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 235

rcscrit, décret, mandat, provision, si^^natiire servant de provision, ni autre expédition de la cour de Rome, même ne concernant que les particuliers ne pourront être reçus, pu- bliés, imprimés, ni autrement mis en exécu- tion, sans l'autorisation du gouvernement ».

Un écrivain qui reçoit du Pape un bref à l'occasion d'un livre ne pourra donc le publier qu'avec le visa du Conseil d'Etat! C'est tout simplement absurde.

Art. III. « Les décrets des synodes étran- gers, même ceux des conciles généraux, ne pourront être publiés en France, avant que le gouvernement en ait examiné la forme, leur conformité avec les lois, droits et franchises de la République Française et tout ce qui, dans leur publication, pour- rait altérer ou intéresser la tranquillité pu- blique. »

Voilà donc un gouvernement laïque , in- vesti du droit de juger même un concile général !

236 LES CATHOLIQUES

L'article VI est consacré aux appels comme d'abus sur lesquels je reviendrai tout à l'heure; il désigne entre autres comme d'abus « l'infraction des règrles con- sacrées par les canons reçus en France ». Je voudrais savoir quels sont les canons reçus en France.

Art. XII. « Il sera libre aux archevêques et évêques d'ajouter à leur nom le titre de citoyen ou de Monsieur. Toutes autres qua- lifications sont interdites. «Le chef de l'État et les ministres donnent aux évéques le titre de Monseigneur, et ils prouvent ainsi com- bien sont surannés les articles organiques.

Art. XXII. « Les évêques visiteront an- nuellement, et en personne, une partie de leur diocèse, et, dans l'espace de cinq ans, le diocèse entier ». Je suis touché de la sollicitude que l'État laïque témoigne aux ouailles qu'il ne veut pas priver de la visite du pasteur ; seulement je fais remarquer que cela ne le regarde pas.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 237

L'article XXIV oblige les professeurs de grand séminaire à enseigner la déclaration de 1682 et ordonne aux évêques d'en in- former le conseil d'Etat.

Que l'on veuille bien me citer un seul pro- fesseur qui se conforme à cette prescription.

Art. XXXIX. « Il n'y aura qu'une li- turgie et un catéchisme pour toutes les égli- ses catholiques de France. »

Cet article me rappelle le nom que Fré- déric donnait à Joseph II quand il l'appe- lait : (( mon frère le sacristain. »

Art. XLIII. « Tous les ecclésiastiques se- ront habillés à la française et en noir. Les évêques pourront joindre à ce costume la croix pastorale et les bas violets ».

Napoléon fut le premier à enfreindre cette clause. Un évèque se présentant devant lui dans le costume prescrit par cet article; il le lui reprocha, et l'évêque ayant invoqué les articles organiques, Napoléon répon- dit : « Je ne connais que le concordat. »

238 LES CATHOLIQUES

Nous sommes de cet avis, nous ne con- naissons que le concordat; « les lois or- ganiques ne sont qu'une plante parasite, poussée au pied du concordat, arrachons- la aussi souvent qu'elle tentera de l'étouf- fer, jusqu'à ce qu'elle soit morte (1) ».

Les articles organiques ne sont pas seu- lement une ridicule défroque de l'ancien régime, ils ont aussi le tort plus grave en- core de méconnaître, au profit de l'Etat, la distinction essentielle entre la souveraineté temporelle et le pouvoir spirituel; d'ériger en juges ecclésiastiques des hommes qui peuvent être athées, juifs, protestants ou catholiques peu fervents : « J'étudie depuis trente ans l'histoire de FEolise et ses rela- tions avec la société temporelle, dit M. de Montalembert; mais je confesse humble-

(1) Emile Ollivior, Le concordat et le gallicanisme, dis- cours prononcé dans la salle Albert le Grand le 21 avril 1885.

ET LA LIBERTÉ POLITIQLE. 239

iiKMif que je lie suis pas assez fort en droit canon pour être conseiller d'Etat (1). » Sans l'aire injure aux conseillers d'Etat, il est peiniis de supposer que leur science canonique ne d(''passe pas de beaucoup celle de Montalembert, et cependant ils sont ap- pelles à prononcer sur des questions pour li'squelles une science approfondie des lois de r Eglise ne serait pas un objet de luxe. Que l'Etat veille à ce que le clergé soit soumis aux lois du pays, rien de mieux; mais qu'il s'arroge le droit de juger des évèques remplissant leur ministère pasto- ral, c'est une prétention intolérable. Or l'article VI des lois organiques met au nombre des cas d'abus déférés au conseil d'État « toute entreprise ou tout procédé qui, dans l'exercice du culte, peut com- promettre l'honneur des citoyens, troubler

(1) Correspondant, fi'vrier 1857. L'article de M. de 3Ion- talembert, qui paraîtrait bien anodin aujourd'hui, valut au Correspondant un i)remier avertissement.

240 LES CATHOLIQUES

arbitrairement leur conscience, dégénérer contre eux en oppression, en injure, ou en scandale public ».

Je défie que l'on me cite un seul acte du ministère pastoral qui, en vertu de cet arti- cle, ne puisse être soumis au conseil d'Etat. Un refus d'absolution sera une mesure op- pressive ; un sermon sur la justice troublera la conscience des fidèles peu scrupuleux quand il s'agit du bien d'autrui : je ne consens pas à marier à l'Eglise un homme divorcé, je compromets son honneur, etc, etci On dit, il est vrai, que ces actes se- ront du ressort du conseil d'Etat, seulement quand ils seront faits arbitrairement . Mais qui en sera juge? qui prononcera que, dans tel cas, j'ai eu le droit de refuser l'abso- lution, que, dans tel autre j'ai agi d'une façon arbitraire? Le conseil d'Etat!

D'après la lettre de cet article VI, on peut aller jusqu'à cette limite extrême de l'absurde et du grotesque.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 241

En 1844, le conseil (Tl^^tat avait rendu une déclaration d'abus prétendant que, dans son instruction pastorale contre le monopole universitaire, Tévêque de Châ- lons avait troublé les consciences. M. de Montalembert dit à la trilnine de la Chambre des pairs : « De deux choses Tune, ou les consciences en question sont catholiques, ou elles ne le sont pas. Si elles ne le sont pas, elles ne peuvent pas être troublées par un évêque, et n'ont pas besoin d'être rassurées. Si elles le sont, ce n'est pas à vous qu'elles reconnaîtront le droit ou le pouvoir de les guérir. Je le demande à tout homme de bon sens, y a-t-il une idée plus risible que celle d'une conscience assez délicate pour être troublée par les dires d'un évêque, et en même temps, assez facile, pour être rassurée par un rapport de M. le Vicomte d'Aubersart (1) et une

(1) Le rapporteur.

14

242 LES CATHOLIQUES

ordonnance do M. Martin (dn Nord)? Oui je défie qu'on me trouve en France un seul homme qui se dise : Hier, j'étais troublé, mon évêque avait dit des choses qui m'in- quiétaient, mais aujourd'hui M. d'Hau- bersart et M. Martin ont parlé : me voilà tranquille. »

En résumé, presque tous les articles or- ganiques sont un empiétement de l'Etat sur le domaine de l'Eglise, et quand l'Etat est, comme aujourd'hui, si jaloux de ses droits, il ne devrait pas commettre la faute d'usurper les droits de l'Eglise. Du reste, beaucoup de ces lois sont tombées en dé- suétude par la force même des choses, par les changements profonds qui se sont in- troduits dans les mœurs ; elles ne sont qu'un souvenir odieux d'un temps qui n'est plus et que ni l'État ni l'Eglise n'ont intérêt à ressusciter.

CHAPITRE XI

LA SEPARATION DE L EGLISE ET DE L ETAT.

Sentiments de Napoléon et de Henri IV sur la paix reli- gieuse. — Même au point de vue politique, l'État ne peut pas considérer l'Église comme une quanlilc négligeable. Ce que veulent les partisans de la S('paration. Le livre de M. ^lingbetti : VÉtaL el l'Église. L'esprit nou- veau.

Le Premier Consul était au faîte des grandeurs et de la gloire, il venait de si- gner le concordat et la paix d'Amiens : l'exercice du pouvoir absolu n'avait pas encore obscurci son génie politique. Le Corps législatif proposa de lui envoyer une députation de vingt-cinq membres pour le féliciter à l'occasion de la paix générale;

244 LES CATHOLIQUES

mais il ne devait pas être fait allusion au concordat.

Ladéputation fut présentée le 6 avril 1802 et le président s'exprima en ces termes :

« Citoyen consul, le premier besoin du Peuple Français attaqué par l'Europe était la victoire, et vous avez vaincu. Son vœu le plus cher après la victoire était la paix, et vous la lui avez donnée. Que de gloire pour le passé , que d'espérance pour l'avenir! Et tout cela est votre ouvrage! Jouissez de l'éclat et du bonheur que la République vous doit! » Le président ter- minait cette harangue par l'expression de la reconnaissance nationale, mais, pas un mot du concordat. Le Premier Consul voulut donner une leçon à ces politiques qui ne savaient pas reconnaître l'inesti- mable bienfait de la paix religieuse; il af- fecta de ne parler que du concordat et pro- nonça ces paroles que devraient méditer les hommes d'Etat de tous les temps et de

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 245

tous los |)avs : « Je vous l'ciucrcie dos sen- timents que vous m'exprimez. Votre session commence par ropcration la plus impor- tantes de toutes, celle qui a pour but l'apai- sement des querelles religieuses. La France entière sollicite la fin de ces déplorables querelles et le rétablissement des autels, j'espère que dans votre vote vous serez una- nimes comme elle. La France verra avec une vive joie que ses législateurs ont voté la paix des consciences, la paix des fa- milles, cent fois plus importante pour le bonheur des peuples que celle à l'occasion de laquelle vous venez féliciter le gouver- nement (l). »

Ce grand homme jugeait donc que la paix religieuse était cent fois plus importante que la paix étrangère, pourtant si glorieuse, qu'il venait de conclui-e.

Une remarque qui s'impose à tous les

(1) Voir 31. Thiers, Histoire du Consulat cl de l'Empire, t. III, 1. XIV.

14.

246 LES CATHOLIQUES

cœurs patriotes, c'est que les deux plus grands monarques qui ont gouverné la France ont estimé, au plus haut prix, la paix religieuse : « Nous avons tous assez fait et souffert de mal , disait Henri IV. Nous avons été quatre ans ivres, insensés, furieux. N'est-ce pas assez? Dieu ne nous a-t-il pas asez frappés les uns les autres pour nous faire revenir de notre endormis- sement, pour nous rendre sages à la fin et pour apaiser nos furies. » Il écrivait aux Etats-Généraux de 1589 : « Notre Etat est extrêmement malade , chacun le voit. Quel remède? Nul autre que la paix. C'est la paix qu'il faut demander à Dieu pour le seul remède de ce royaume, pour sa seule guérison; qui en cherche d'autres, au lieu de le guérir, le veut empoisonner. » On sait qu'il s'agit ici de la paix religieuse que le Béarnais obtint enfin par la publication de l'édit de Nantes. Ce fut la préoccupation constante de toute sa vie ; il marcha vers ce

ET LV LIBERTÉ POLITIQUE. 247

but élevé uvcm- uiio t'oiistance qui ne se dé- mentit jamais, et il u(> se laissa pas arrêter par les attaques dout il fut l'objet : « Si pour les ealomnies on coupait toutes les langues, (lisait-il, il y aurait bien des muets. J'ai été de deux religions, et tout ce que je fai- sais étant huguenot, on disait que c'était pour eux; et maintenant que je suis ca- tholique, ce que je fais pour la religion, on dit que c'est que je suis Jésuite. Je passe par-dessus tout cela, et m'arrête au bien pour ce qu'il est bien (1). »

On voit que l'accusation de cléricalisme n'est pas nouvelle; mais un homme d'Etat (( passe par-dessus tout cela et s'arrête au bien parce qu'il est bien. »

Il est aujourd'hui en France des hommes que l'on ne peut en rien comparer ni à Na- poléon ni à Henri IV et qui s'efforcent de rallumer les querelles religieuses. Ils croient

(1) Voir Henri IV el sa politique, par M. Charles de La- combe.

248 LES CATHOLIQUES

réussir en prônant la séparation de l'Eglise et de FEtat, car ils espèrent que ces mal- heureuses divisions sortiront du change- ment introduit dans les rapports actuels entre FÉglise et l'Etat. 11 est donc néces- saire de regarder de près, pour savoir ce qui se cache sous cette formule : la séparation de l Eglise et de l'Etat.

Que l'on me permette d'abord de ré- pondre à une objection. On peut me dire : vous n'avez pas caché votre admiration pour la situation de l'Eglise aux Etats-Unis, vous serez donc en contradiction avec vous- même, si vous ne vous prononcez pas pour la séparation telle qu'elle existe en Amé- rique.

Je réponds que ce qui fait la prospérité de l'Église aux États-Unis, c'est, après la liberté générale dont jouissent tous les ci- toyens, la séparation de l'Eglise et de la po- litique, ce qui est bien différent de la sépara- tion de l'Église et de l'État. Ce qui a causé,

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 249

on France, tant do (Ic'ceptions et de mal- I leurs, c'est d'avoir permis qu'on inféodât l'Eglise à un parti; les Américains ont eu la sagesse d'éviter cette faute. Ils sont di- visés en démocrates et en républicains, mais jamais les catholiques n'ont songé à faire interv(Miir l'Eglise pour on contre les répu- Itlicains ou les démocrates. Si, par impos- sible, la liberté disparaissait du sol amé- ricain, et si les catholiques prenaient fait et cause pour un parti vaincu, leur situation serait aussi précaire qu'elle est florissante maintenant.

De plus, aux Etats-Unis, la séparation n'implique pas l'hostilité : nous avons vu en effet (|ue les Américains sont profondé- ment respectueux de l'idée religieuse. Malheureusement il n'en est pas ainsi eu France; aussi, à ce point de vue, la situation n'est pas la même. C'est donc avec une grande sagesse que Léon XIII, après avoir rendu un éclatant hommag-e à l'Église

250 LES CATHOLIQUES

(les Etats-Unis, ajoute : « On ne doit pas conclure de qu'il faut prendre exemple sur l'Amérique, comme offrant à rÉglise les meilleures conditions d'existence, qu'il est partout licite et avantageux que les in- térêts de l'Etat et de l'Eglise soient distincts et séparés comme en Amérique (1). »

En France, pour les partisans de la sé- paration de l'Eglise et de l'Etat, l'Eglise est une quantité négligeable dont l'Etat n'a pas à s'occuper : l'Etat doit vivre et agir comme si l'Eglise n'existait pas.

Or est-il admissible, même au point de vue politique, que l'Etat se désintéresse complètement d'une Religion qu'on avoue être celle de la grande majorité des Fran- çais? Quand on sait combien sont profon- des et facilement irritables les convictions religieuses, combien il est facile de provo- quer des malaises et des troubles, si on

(1) Lettres aux Archevêques et Évèqucs des États-Unis, 6 janvier 1895.

ET L\ LIBERTÉ POLITIQUE. 251

froisse les sentiments les plus respectables (le Tànie humaine, on ne traite pas, comme si elle n'existait pas, la Religion de la majorité des Français. Ce serait une poli- tique bien aveugle et bien imprudente.

Au point de vue religieux, la question est eneore plus haute et plus claire : « Comme donc la société civile a été établie pour Futilité de tous, dit Léon XIII, elle doit, en favorisant la prospérité publique, pourvoir au bien des citoyens de façon non seulement à ne mettre aucun obstacle, mais à assurer toutes les facilités possibles à la poursuite et à l'acquisition de ce bien suprême et immuable , auquel ils aspirent eux-mêmes. La première de toutes consiste à faire respecter la sainte et in- violable observance de la religion, dont les devoirs unissent l'homme à Dieu (1). »

En vertu de ce principe incontestable,

(1) Encyclique Immorlale Dei, numéro 16.

252 LES CATHOLIQUES

tout citoyen a droit au respect de ses con- victions religieuses et à leur libre manifesta- tion et l'Etat a le devoir de le protéger dans Texercice de cette liberté. Il ne peut donc pas vivre comme si la Religion n'existait pas. quoi! l'Etat a le devoir de faire respecter mon honneur, ma réputation et ma propriété, et il s'affranchirait de toute obligation quand il s'agit de ma Religion ! Si je ne suis pas assez riche pour me bâtir un temple, l'Etat doit m'en donner un; mais quand même j'aurais l'argent nécessaire, l'Etat doit en faire les frais, car le citoyen est non seulement une créature intelligente, il est aussi, je l'ai prouvé, un être religieux. Or l'Etat ne peut pas scinder, pour ainsi dire, l'âme du citoyen, s'occuper de son in- telligence, de sa propriété, de son honneur et ne rien faire pour sa religion.

En principe, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, telle que l'entendent nos ad- versaires, est donc une méconnaissance

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 253

des (lioils du citoyen et des devoirs de rÉtat.

« De quoi vous plai«j;iiez-vous, me dit-oii? Nous voulons la séparation de TEglise et de rÉtat pour donner à l'Eglise plus de liberté et cette perspective n'a pas de quoi vous déplaire. »

Je me défie de ces avances : non, ce n'est pas pour donner à l'Eglise plus de Ifberté que vous voulez la séparer de l'Etat, c'est pour l'isoler et l'asservir. Si nous étions assez naïfs pour tomber dans le piège; après avoir désarmé l'Eglise, vous lui refuseriez la première de toutes les li- bertés, la liberté de vivre, et votre liberté serait une des formes perfectionnées du régalisme, de l'oppression de l'Eglise par l'Etat. Ceux d'entre vous qui sont sin- cères l'avouent sans façon (1). Oui, c'est là, au fond, ce que veulent aujour-

(1) Voir M. Éniilo Ollivier, VÉfjlise et l'Élut au concile du Valua7i, cii. ii, Z ^^

LES CATIIOLIOtES. 15

264 LES CATHOLIQUES

d'hui les partisans de la séparation (1).

Pour quelques-uns la séparation de l'É- glise et de l'Etat n'est que la suppression du budget des cultes.

Le budget des cultes est une indemnité et une dette nationale; un grand pays comme la France ne peut pas manquer à des engagements aussi solennels; mais, quand même la Religion ne serait considé- rée que comme un service public, ses minis- tres ont droit à une rétribution. La grande erreur est de croire que la Religion est un objet de luxe auquel on peut, sans incon- vénient, accorder ou refuser une allocation inscrite au budget; cette notion n'est pas sérieuse et ne mérite pas l'examen.

M. Minghetti, ancien ministre du royaume d'Italie , a publié sur la question que je traite dans ce chapitre, un livre dont je vais donner une rapide analyse (2). Sous des for-

(1) Encyclique Immorlale Dei, numéro 44.

(2) L'Élat et VÉglise, traduction de JL Louis Borguet.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 255

mes modérées en apparence, parfois même respectueuses, l'auteur a condensé tous les préjugés, toutes les erreurs, et, il faut le dire aussi, toutes les ignorances de quel- ques-uns de nos contemporains sur les ques- tions religieuses : la lecture de son ouvrage ne sera donc pas inutile, car elle nous don- nera Toccasion de repousser les attaques dont rÉglise est Tobjet.

D'abord M. Minghetti répète la calomnie obligée qui accuse l'Eglise d'être l'ennemie du progrès et de la civilisation modernes et de rejeter ainsi de son sein ce qu'il y a de plus vivant et de plus jeune dans la société civile (1).

Il fallait s'y attendre.

donc M. Minghetti a-t-il vu que l'E- glise est l'ennemie du progrès et de la civi- lisation? Il n'a donc pas lu les deux lettres pastorales de l'archevêque de Pérouse, au-

(1) Page -2.

256 LES CATHOLIQUES

jourd'hui LéonXIIl , qui réfute d'une manière si péremptoire cette accusation vermoulue.

Cependant l'ancien ministre du royaume d'Italie appuie son assertion sur deux preuves concluantes : le Syllabiis et la pro- clamation du dogme de l'infaillibilité :

« L'Eglise catholique, autrefois à la tête de la science et de la société, s'en est peu à peu éloignée et a fini par leur déclarer la guerre à toutes les deux. Plus elle perdait de fidèles, plus étroitement elle voulait te- nir asservis ceux qu'elle conservait, con- centrant dans la tête l'omnipotence, pour ne laisser ni vigueur ni vie au reste du corps... Le Syllabus et la déclaration solennelle de l'infaillibilité ne sont malheureusement que les dernières conséquences de ce mouve- ment, et ils en sont certainement l'expres- sion la plus éclatante. Le Syllabus^ en effet, formule, pour les anathématiser l'un après l'autre, tous les principes essentiels des constitutions modernes et les droits dont les

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 257

peuples sont le plus jaloux. L'infaillibilité du pape, ou outro, enlève aux fidèles, au clergé et aux évoques eux-mêmes tout droit effectif dans le gouvernement de l'Eglise (1). »

On est fatiiiué d'avoir à redire si souvent les mêmes choses, et cependant il faut bien réfuter les calomnies toutes les fois qu'elles se présentent.

donc .AI. Minghetti a-t-il vu que le Syllabus anathématise les principes essen- tiels des constitutions modernes et les droits dont les peuples sont le plus jaloux. Cent fois l'Eglise a été vengée de cette accusa- tion absurde : « Il est vrai, répond l'ancien ministre, qu'on a donné, du Syllabus^ des explications acceptables par les sociétés modernes, mais le Vatican les a vues d'un mauvais œil. » « Quelques théologiens, dit-il, se sont efforcés de montrer que le Syllabus ne condamne pas ce qu'il y a de

(I) Page H.

258 LES CATHOLIQUES

bon dans les constitutions, ni l'usage des droits populaires, mais seulement l'abus qu'on en fait. Outre que ces subtilités n'ont jamais été accueillies par le Vatican, les tendances générales de l'Eglise romaine donnent assez clairement le vrai sens du Syllabus pour en induire que l'interprétation la plus conforme à son esprit est celle des jésuites. » M. Minghetti connaît donc la pen- sée intime du Vatican; il y a cependant quelqu'un qui la connaissait probablement mieux que lui, c'est Pie IX. Or Pie IX a approuvé hautement les théologiens et les écrivains qui ont donné les explications dont je parle, et je n'en veux d'autres preuves que les brefs adressés à M^"" Dupanloup (1) et à M. Du Mortier, membre du Parlement belge. Dans la séance du 20 février 1873, M. Du Mortier avait parlé en ces termes : a Le Syllabus, dit-on est la condamnation de

(1) Bref du 4 février 1865.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 259

toutes nos libertés. J'ai dit qiio j'accepte le Syllabus, mais j'ajoute : comme Rome l'oii- tend et non comme vous l'entendez.

« Qu'est-ce que le Sijllabus pour Rome? Le jour les organes de la presse ont sou- tenu que la Constitution belge était con- damnée par le Sijllabus, qu'est-ce que Rome a déclaré? Rome a déclaré en termes for- mels que la Constitution belge n'était nul- lement atteinte par le Syllabus, par l'En- cyclique, que le Syllabus et l'Encyclique ne touchaient en rien à la Constitution belge ni aux droits et aux devoirs des citoyens belges, ni à leurs libertés politi- ques... Pouvez-vous citer une seule opi- nion, une seule doctrine professée ici et dans laquelle un catholique , quelle que fût la majorité, se soit permis déporter atteinte à une liberté quelconque?

« Mais les libertés publiques, nous les avons constamment défendues contre tous, et souvent contre vous.

260 LES CATHOLIQUES

« Les libertés publiques!... mais c'est notre critérium, c'est sur cette base que notre conduite n'a cessé de se fonder.

« Le parti catholique a toujours défendu les libertés publiques ; il les a défendues en 1830 et en 1831 ; et c'est le congrès, il était en grande majorité, qui les a pro- clamées dans la Constitution; depuis lors, le parti catholique n'a jamais cessé d'être le défenseur et l'organe de ces libertés. »

Naturellement les adversaires de M. Du Mortier, qui pensaient comme M. Min- ghetti, l'accusèrent de fausser le Sylla- hus et d'être un renégat. L'orateur envoya son discours au Souverain Pontife Pie IX qui répondit par un bref du 22 mars 1873 : « Nous avons été charmés du zèle signalé que vous avez fait briller avec un si mer- veilleux éclat dans cette occasion, tant en affirmant les doctrines de la foi catholi- que qu'en réfutant les calomnies et les accusations qu'un esprit de persécution

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 261

impie ne cesse d'accumuler et de reiiou- velei' contre les catholiques... »

Pie IX était, au moins autant que M. Mino-hetti, jn*;e compétent pour appré- cier une explication du Si/llabus, et il était, sans doute, aussi à môme de savoir ce qu'on en pensait au Vatican.

Quand l'ancien ministre dit que la pro- clamation de l'infaillibilité enlève, même aux évéques, tout droit effectif dans le gouvernement de l'Eglise, je dois croire qu'il n'a pas une idée très nette de la question. L'infaillibilité, en effet, laisse ab- solument intact le droit des évêques au gou- vernement des églises dont ils sont les pasteurs : comme avant la proclamation, les évêques sont de droit divin chefs des églises qu'ils gouvernent dans la plé- nitude de leur autorité; posait episcopos regere ecclesiam Dei (1) et, à ce point de

(1) Act. XX, 2v.

13.

262 LES CATHOLIQUES

viio, rinfaillibilité n'a rien changé au gou- vernement de l'Eglise.

Ces questions, graves en elles-même, sont secondaires dans le livre de M. Min- ghetti, qui a pour but de prouver la né- cessité de la séparation de l'Eglise et de l'État.

Voici son raisonnement.

L'union de l'Eo-lise et de l'Etat se con- cevait au temps de l'unité de la foi, lorsque les États étaient chrétiens et sous l'in- fluence de l'Église ; mais, aujourd'hui, l'u- nité religieuse a été brisée, le pouvoir civil admet la liberté des cultes. Cette si- tuation nouvelle exige des rapports nou- veaux : autrefois l'union , aujourd'hui la séparation (1).

Oui l'unité religieuse a été brisée, et les États modernes acceptent le principe de la liberté de conscience, mais je nie que

(l) Chapitre ii.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 263

la séparation do l'Eglise et de l'Etat soit la conséquence nécessaire et logique de ce nouvel état de choses. Dans les pays ca- tholiques, en effet, il y aura toujours des évoques, or l'Eglise et l'Etat ne peuvent- ils pas signer des traités sur cette ques- tion si importante pour tous les deux? L'Eglise ne peut-elle pas concéder à l'Etat la faculté de présenter des sujets pour la dignité épiscopale et se réserver le droit inaliénable de l'institution canonique? Or c'est une des clauses les plus impor- tantes des concordats. II est donc faux de dire que la rupture de l'unité religieuse et la liberté des cultes doivent logiquement clore l'ère des concordats. L'erreur de M. Minghetti est de confondre l'union in- time qui existait autrefois entre l'Eglise et l'Etat, et l'union qui résulte d'un traité concordataire. Aujourd'hui, même dans nos Etats sécularisés, il y a matière à con- cordat, et aucun homme politique sérieux

264 LES CATHOLIQUES

ne voudra assumer la responsabilité d'une rupture .

Après avoir affirmé que la situation nou- velle de l'Eglise et de l'Etat exige la sé- paration, M. Minglietti se demande quelles seront les lois qui devront régler désormais l'attitude de l'Etat à l'égard de l'Eglise. Il commence par anéantir l'Eglise, en en faisant comme une sorte d'association de secours mutuels privée des caractères es- sentiels qui constituent une société vraie. L'Eglise, pour lui, est une association de citoyens dont les chefs n'ont ni pouvoir ni commandement (1); l'Etat est la seule réalité vivante et forte. Si on admet ce principe, dit-il, tout conflit cesse immédia- tement.

Rien de plus vrai : la lutte cesse, en effet, quand l'un des deux adversaires est supprimé.

(1) Page 63.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 265

M. Minglietti vrut Iticii reconnaître l'iii- eompétence de TEtat en matière religieuse, il insiste même beaucoup sur cette ques- tion, mais il enferme l'Eglise dans un cercle tracé par l'Etat : « L'association, ou les associations religieuses des citoyens sont autonomes et indépendantes dans le cercle trace par l'Etat (1). » On se de- mande ce que sera l'indépendance d'une association resserrée dans des limites fixées par le pouvoir civil : c'est mettre l'Eglise à la merci de l'Etat.

C'est en effet que veulent en arriver les apôtres de la séparation; ils donnent à l'Etat les privilèges dont ils dépouillent l'Eglise, l'Etat sera tout, et l'Eglise, réduite à une existence précaire, dépendra du bon plaisir du maître.

L'erreur n'est pas possible : la sépara- tion de l'Eglise et de l'Etat est aujourd'hui

(1) Page GG.

266 LES CATHOLIQUES

une arme de giiciTe contre l'Eglise : car elle n'a aucune raison d'être dans une so- ciété laïcisée comme la nôtre. Au delà de cette sécularisation que le concordat sup- pose comme un fait accompli, et contre laquelle protestent seuls les articles orga- niques, (( il n'y a que la banqueroute et la persécution ».

Le salaire du clergé est une dette, et c'est un devoir social. La Constitution de 1791 a proclamé que, sous aucun prétexte, les fonds nécessaires à l'acquittement de la dette nationale ne pourraient être refusés ou suspendus^ et elle a déclaré que les traitements du clergé font partie de la dette nationale.

« Toute dépense exigée par un intérêt social à laquelle l'initiative individuelle ne saurait pourvoir avec régularité constitue un service public à la charge de l'Etat. Or, quelle dépense est d'un intérêt social plus ca- pital que celle des frais du culte et l'entretien

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 267

de ses ministres?... En Belgique, en Prusse, à Genève, en Hollande, dans tous les pays l'Eglise est absolument séparée de l'Etat, le budget des cultes existe et nul parti ne met sa suppression dans son programme. Supprimer le salaire du clergé, ce ne serait pas terminer la Révolution , ce serait la recommencer. Ce ne serait pas achever le système de la séparation, ce serait repren- dre celui de l'hostilité... on ne vous con- traint pas d'aller à la messe, laissez donc enfin tranquilles ceux qui y vont (1). »

L'idée de la séparation hante l'intelli- gence de ces hommes qui ne peuvent pas supporter que l'on aille à la messe; qui se réjouissent toutes les fois que la guerre religieuse est menaçante ; et que leur into- lérance aveugle au point de leur faire ou- blier les principes élémentaires d'une saine politique. Si la République doit périr, c'est

(1) M. Émilc Ollivier, 1789 et 1889, ch. iv, § 2.

268 LES CATHOLIQUES

par qu'elle succombera; aussi les vrais républicains sont aussi dévoués à la paix religieuse qu'à la liberté politique.

Quand M. SpuUer prononça son célèbre discours sur l'esprit nouveau, les adver- saires du régime actuel furent déconcertés ; ils comprirent que , si la République ne pouvait plus être soupçonnée d'intolérance religieuse, elle devenait inébranlable, et que leur opposition recevait un coup terrible. Ils ne se trompaient pas. Que les républi- cains soient bien persuadés que le gou- vernement de leur choix sera d'autant plus fort qu'il respectera la liberté, toute la li- berté religieuse.

CHAPITRE XII

LE PROGRES DES IDEES NOUVELLES.

L'action (le Léon XIIL Une conférouce de ^b' Ireland. La vie du P. Uecker et une introduction de ]\L labbi'' André, prêtre de Saint-Sulpice. Conclusion.

Ou a longtemps reproché aux catholiques et au clergé de ne pas être très favorables aux idées que j'ai exposées dans le cours d-e ce livre : idées de tolérance, de dévoue- ment à la démocratie et aux institutions politiques libres. Je ne veux pas examiner si ces reproches étaient fondés, mais il est certain qu'ils ne le seraient plus aujour- d'hui, car ces idées ont fait beaucoup de chemin en peu de temps : il est facile de

270 LES CATHOLIQUES

suivre la trace de leur marche asceudaute. Je me coutente de signaler quelques faits qui sont comme les diverses phases de cette évolution, due à la sagesse et à l'intelli- iJ^ence de Léon XIII :

« Il y a comme un piintemps dans la vie de TEglise. Le réveil est partout. De- puis que Léon XIII a parh'' au siècle, cette Eglise, que la science voulait reléguer dans le musée des grandes choses mortes, re- prend sa course féconde et sollicite l'atten- tion universelle. Le parti chrétien des réfor- mes sociales, guidé par Rome, a pris le pre- mier rang parmi ces causes de renaissance et d'irrésistible ascendant. Avec une pres- cience impeccable des besoins et des devoirs actuels, Léon XIII a placé les forces reli- gieuses au cœur des questions sociales, qui ïnarquent notre époque d'un trait distinctif. . .

« Au moment la démocratie « coule à plein bords », au moment elle est la base et le sommet de l'ordre social, elle est

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 271

comme la religion politique de rhumauité, rÉglise eomlamuerait la démocratie! La pa- pauté se mettrait eu conflit avec toute Tat- mosphère du siècle ! Elle attirerait sur TE- pouse du Christ toutes les malédictions et toutes les hostilités du monde ! Combien la papauté comprend mieux sa mission!...

(( Qu'on nous dise que nous ne compre- nons pas rintérêt du pays et du temps : soit. On discutera là-dessus. Mais qu'on ne vienne donc plus, au nom de Dieu et de sa loi, nous défendre de servir « le Père qui est aux cieux » avec les méthodes qui nous semblent le mieux adaptées aux droits et aux int(''rôts fondamentaux du catholicisme. II serait temps, croyons-nous, de faire ces- ser ces lamentables et périlleuses équivo- ques (1). »

Aux yeux de tout catholique sincère, éclairé et docile aux instructions du Souve-

(1) L'Univers du 25 août 1897.

272 LES CATHOLIQUES

raiii Pontife, Léon XIII a fait cesser « ces lamentables et périlleuses équivoques »,

Ce grand Pape que l'histoire placera à côté des Grégoire VII et des Innocent III, de ces Pontifes qui furent la plus haute per- sonnification de leurs temps, a compris les immenses services que la liberté politique pouvait rendre à l'Eglise. Avec l'intuition du génie, il a vu se lever l'aube des temps nouveaux, il a vu que le monde marchait dans des voies nouvelles, et, fidèle à l'anti- que tradition en vertu de laquelle l'Eglise ne reste jamais en arrière, il a signalé les transformations sociales et politiques qui agitent les peuples.

Dans son Encyclique sur la condition des ouvriers, il a posé les principes de justice et de charité, en dehors desquels le mouvement social ne peut aboutir qu'au désordre, aux bouleversements et à la ruine.

D'autre part, en engageant les catholi- ques français à accepter sans arrière-pensée

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 273

le gouvcriicmciit que le Pays s'est donné, il l(Hir il fait comprendre tous les biens qu'ils pouvaient attendre de la liberté : car, en principe et dans son essence, la République est un gouvernement de liberté pour tous. En engageant les catholiques à lutter, sur le terrain constitutionnel, contre les lois dont ils ont à se plaindre, il leur a appris à se servir des armes que leur donnent les ins- titutions libérales.

Déjà, en 1878, Léon XIII avait donné aux catholiques belges des conseils de pru- dence et de modération qu'il ne sera pas inutile de rappeler ici.

Quelques catholiques belges, dont le zèle était plus ardent qu'éclairé, commet- taient l'imprudence de réclamer des modi- fications dans la Constitution de leur pays. Le pape blâma leur attitude et leur rappela le respect à la Constitution : « C'est un pacte, dit-il, il faut qu'il soit loyalement observé, et, puisqu'il a donné aux Belges un

274 LES CATHOLIQUES

demi-siècle de paix, je ne vois pas les rai- sons pour y apporter des changements, ou même pour les désirer... Les oeuvres des hommes ne sont pas parfaites; le mal se trouve à côté du bien, l'erreur à côté de la vérité. Il en est ainsi de la Constitution belge : elle consacre quelques principes que je ne saurais approuver comme pape; mais la situation du catholicisme en Belgique, après une expérience d'un demi-siècle, dé- montre que, dans l'état actuel de la société moderne, le système de liberté établi dans ce pays est le plus favorable à l'Eglise. Les catholiques belges doivent non seulement s'abstenir d'attaquer cette Constitution, mais ils doivent la défendre (1) . »

Le rôle et les intentions de Léon XIII ont pu être méconnus : comme tout ce qui dépasse le niveau d'une politique étroite et obstinée, ils ont fait murmurer ceux dont le

(1) Voir, Le clergé et les temps nouveaux, par 31. l'abbé Méric, ch. vi.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 275

regard est incapable d'eutrevoir Tavenir, mais, quand les passions seront apaisées, quand les peuples auront secoué les pré- jugés qui retardent encore l'épanouissement de la vraie liberté, on rendra pleine justice à ce grand Pontife, qui, avec une sagesse consommée, a préparé les gloires futures et les triomphes de TEglise. Il a scellé la ré- conciliation entre les trois forces appelées à conquérir le monde : le catholicisme, la démocratie et la liberté. Son nom rayonnera alors d'un incomparable éclat, il apparaîtra comme un phare sur les plus hauts som- mets de l'histoire de l'Eglise, et, tandis que les catholiques fidèles béniront sa mémoire, la voix des détracteurs arrivera à peine à l'oreille de la postérité.

Il est facile de constater que, dès main- tenant, les directions pontificales sont ac- ceptées par la grande majorité du clergé et des catholiques français : nous sommes bien loin des polémiques passionnées et re-

276 LES CATHOLIQUES

teiitissante soulevées par le toast célèbre du Cardinal Lavigerie.

Le 18 juin 1892, M^' Ireland, archevêque de Saint-Paul fit dans la salle de la Société de géographie à Paris, une conférence sur la situation du catholicisme aux Etats-Unis. Les prêtres, très nombreux dans Fauditoire, ne ménagèrent pas leurs applaudissements, et le journal catholique par excellence, VU- nivers^ reproduisit in extenso le discours de l'éloquent orateur. Que disait donc l'arche- vêque de Saint-Paul ?

« Jusqu'ici, quand je venais en Europe, je m'entendais qualifier d'évêque tant soit peu dangereux, parce que j'étais un évêque démocrate, un évêque républicain; on me prenait presque pour un hérétique. On disait peut-être : Ces idées vont bien là- bas, mais c'est parce que les Américains ne sont pas encore bien civilisés. Je n'osais presque rien dire, ou, du moins, je n'aurais pas eu les fières paroles d'aujourd'hui pour

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 277

faire épanouir les pensées de mon âme. » Quelles étaient « les fières paroles » qui soulevaient Fenthousiasme de cet auditoire de prêtres et de catholiques convaincus?

« La démocratie américaine comprend la valeur de la liberté individuelle. La décen- tralisation est aussi forte que possible. Chaque état de l'Union a son autonomie. Chaque comté de l'Etat a ses libertés, chaque municipalité, chaque village du comté a ses libertés fort étendues, et nous tâchons de laisser à chaque individu autant de liberté que possible, autant que le per- met la sauvegarde de la sécurité de l'Etat. « Nous ne sommes pas tous d'accord, ni sur les idées religieuses, ni sur les idées sociales, ni sur beaucoup d'autres terrains. Mais, à force de nous connaître et d'aimer la liberté, nous prenons pour règle de don- ner aux autres ce que nous voulons pour nous-mêmes. Nous ne nous servons jamais de la loi pour faire la propagande de nos

16

278 LES CATHOLIQUES

propres idées. Nous respectons toujours les autres, parce que nous voulons être respectés nous-mêmes. » Ce ne sont pas seulement de fières paroles, c'est tout un programme qui, s'il était compris et ap- pliqué en France, inaugurerait le règne de la paix dans la liberté et par la liberté.

L'archevêque de Saint-Paul disait encore : « Quelle est la situation de l'Eglise dans les Etats-Unis? C'est l'Eglise libre dans un Etat libre. Et elle se trouve très bien dans sa liberté... nous vivons en paix civilement avec tous ceux qui ont d'autres croyances, car, sous le droit commun, pour avoir nos droits, il faut accorder ces droits aux au- tres... Nous prouvons par nos paroles et par nos actions que nous sommes patriotes parmi les patriotes. Notre cœur bat toujours pour la République des Etats-Unis. Notre langue est toujours éloquente quand il s'a- git de chanter ses louanares. »

o o

Il faudrait citer tout ce discours, si sou-

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 279

vent inlciioiupu p;ir les applaudissements (le raiiditoire; on y sent palpiter une âme dévouée à TEglise, à la Patrie, à la liberté; et l'accueil qu'il reçut en France est un des signes les plus consolants de notre temps (1). Il n'est pas le seul.

On a traduit en français la vie du P. Hecker, fondateur des Paulistes américains. Les idées hardies de ce saint prêtre, vrai modèle de l'apôtre dans les temps moder- nes, auraient peut-être un peu surpris, il y y a quelques années encore, les esprits pour lesquels la routine est la sauvegarde de l'or- thodoxie, mais aujourd'hui ce livre a été lu avec fruit, et personne n'a songé à taxer de témérité les vues neuves et le zèle éclairé du prêtre américain.

Son Eminence le Cardinal Gibbons, ar- chevêque de Baltimore, vient de publier un

(1) Il a été publié, avec d'autres conférences de IMs"' Ire- land, par M. l'abbé Klein dans le très intéressant volume : VÉglise et le siècle. Paris, Victor LecoftVe.

280 LES CATHOLIQUES

livre, l'Ambassadeur du Christ, destiné à la formation des prêtres de son diocèse. M. l'abbé André, prêtre de la congrégation de Saint-Sulpice, en a fait une traduction, afin de répandre, dans les séminaires de France, les enseignements et Tesprit du Cardinal américain. Or « le vénérable pré- lat est Américain de cœur; il aime passion- nément son pays et ses concitoyens; la Constitution des Etats-Unis a toutes ses sympathies; il est respectueux des lois et des institutions qui en sont le développe- ment ; et il se félicite de l'heureuse liberté que possède l'Eglise d'Amérique (1) ».

M. l'abbé André a publié en tête de son travail une introduction qui révèle l'état des esprits dans le clergé français contempo- rain : « Plus on connaît l'histoire de l'Eglise dans la grande République chrétienne des Etats-Unis, dit-il, et plus on s'en éprend.

(1) Lettre de JL l'abbé Branchereau, supérieur du grand Séminaire d'OrltJans, au traducteur.

ET LA LIBERTE POLITIQUE. 281

Et c'est ajuste titre. Rien n';i manqué à sa gloire dans le passé : ni le nnM'veilleiix épa- nouissement de sa force, ni les mille épreuves qui ont suscité des héros, ni les terribles persécutions qui ont créé des mar- tyrs. Rien non plus, aujourd'hui, ne Tcm- péclie de concevoir pour l'avenir de conso- lantes et glorieuses espérances. La liberté vraie lui est loyalement accordée ; la jeu- nesse, avec toutes ses ardeurs et ses enthou- siasmes, circule en elle, pour ainsi dire, comme une sève féconde, et la pousse à toutes les grandes et puissantes initiatives ; les sympathies du monde entier, les encou- ragements de l'illustre Pontife Léon XIII, elle les possède sans restriction.

« Elle jouit d'une entente cordiale avec l'autorité civile qui la respecte; elle est fière de son union intime avec le peuple qui l'aime et l'écoute; indépendante de tout joug gouvernemental, elle sent en elle- même cette noble virilité qui crée des résis-

16.

282 LES CATHOLIQUES

tances efficaces à tous les envahissements illégitimes de son domaine.

« On ne peut le nier : vers elle se tour- nent, à l'heure présente, les regards des catholiques de l'Europe. Au milieu de nos épreuves, nous aimons à aller chercher, au delà de l'océan, quelque exemple de vie religieuse, libre de toute entrave et féconde en influences sociales. »

Oui, les regards des catholiques d'Eu- rope se tournent avec admiration vers l'E- glise des Etats-Unis pour apprendre d'elle ce que peut la liberté au service de la plus grande, de la plus noble cause. Nous étions portés à croire que l'Eglise serait réduite à l'impuissance si elle n'était pas soutenue par le glaive du pouvoir civil ; l'expérience des catholiques américains nous enseigne que la liberté lui suffit, et que les institu- tions politiques libres sont infiniment plus favorables à son épanouissement que la pro- tection souvent compromettante du pouvoir.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 283

M. Talibé André qui a vécu longtemps aux Etats-Unis sVst laissé séduire par le specta- cle qu'il avait sous les yeux; il a eu gran- dement raison de vouloir communiquer son émotion aux catholiques de France et il a tenu à leur rappeler le grand exemple de tolérance que donnèrent les premiers ca- tholiques américains : « Mus par un es- prit de charité chrétienne, dit-il, les ca- tholiques du Maryland ne craignirent pas de donner l'hospitalité aux puritains per- sécutés de Virginie. Bientôt la province Marylanaise se peupla de colons appar- tenant à plusieurs confessions religieuses, il fallait donc un modus vwendî sage et pratique. Obliger à un culte unique en de pareilles circonstances eût été un plus grand mal que la tolérance d'une religion fausse. Lord Baltimore le comprit. A lui appartient l'honneur, xlans ces temps trou- blés, alors que l'Angleterre, depuis un siè- cle, se baignait dans le sang des perse-

.284 LES CATHOLIQUES

entions, d'avoir proclamé, dans son Etat, la liberté civile et religieuse, et de l'a- voir loyalement pratiquée. L'Eglise amé- ricaine, on peut le dire, est née et a été bercée dans la liberté. C'est elle qui, sur cet immense continent, en a fait profes- sion la première et en a donné le noble exemple. »

Quand on songe que ces pages sont écrites par un membre de la Congrégation de Saint-Sulpice si pieuse, si régulière, si modeste, si dévouée, si fidèle à la tradition et à la coutume, et qu'elles sont lues dans les maisons se forme le clergé français, n'ai-je pas raison de dire que les idées nouvelles sont en progrès? Elles ne s'arrê- teront pas, parce qu'elles sont justes et vraies : d'elles dépend l'avenir de l'Église, c'est par elles que l'Eglise aura droit de cité dans les sociétés modernes.

Les préjugés s'évanouiront d'eux-mêmes, quand on saura que les catholiques invo-

ET LA LIBERTE POLITIQUE, 285

qiiont cet article de la Déclaration des droits de Thomme : « Nul ne pourra être in- quiété pour ses opinions, même religieuses^ pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public. » Cet article est la con- damnation formelle de la politique radicale et des mesures oppressives que prennent parfois certains opportunistes dans la vaine espérance de se faire pardonner, par les radicaux, leur modération relative. Quicon- que méconnaît le sens et la portée de cet article n'a pas le droit de se réclamer de la Déclaration des droits de l'homme, dont un journal, le Radical , disait naguère : « Elle est l'évangile des sociétés modernes. » Si elle est votre évangile, ne biffez pas le dogme le plus important de votre credo et n'inquiétez plus les citoyens pour leurs opinions, même religieuses.

Pour nous, fidèles à l'Evangile du Christ, nous puisons dans la méditation de ses en- seignements la charité qui se transforme

286 LES CATHOLIQUES

en tolérance, et l'amour de la justice qui protestera toujours contre la violation du droit. Mais pourquoi nous traiter en sus- pects, pourquoi essayer de faire revivre les luttes fratricides puisque notre pro- gramme se résume en cette devise qui de- vrait vous être aussi chère qu'à nous : la liberté pour tous !

« Les despotes eux-mêmes, dit M. de Tocqueville, ne nient pas que la liberté ne soit excellente, seulement ils ne la veu- lent que pour eux-mêmes, et ils soutien- nent que tous les autres en sont tout à fait indignes. Aussi ce n'est pas sur Fo- pinion qu'on doit avoir de la liberté qu'on diffère, mais sur l'estime plus ou moins grande qu'on fait des hommes (1). » Or notre Evangile, à nous, nous enseigne, non seulement à estimer les hommes, mais à les aimer et à désirer pour eux par consé-

(1) L'ancien régime et la révolution; introduction.

ET LA LIBERTÉ POLITIQUE. 287

qiioiit ce qiu' nous levcMidiqiions pour noiis- mênios. Le despotisme, quelle que soit sa forme, suppose un profond mépris pour la nature humaine, il traite, en enfants inca- pables de se conduire, des hommes que le Christ a émancipés. Mais le christianisme a une trop haute idée de la dignité de riiomme pour en faire un esclave; il Ta appelé à la liberté religieuse et civile, dont la liberté politique est le plus ferme appui.

Il se forme en France, en ce moment, une vaste coalition en faveur de la liberté menacée parle radicalisme et le socialisme. Les hommes qui sont à la tête de ce mou- vement ne partagent peut-être pas tous nos convictions religieuses, qu'importe? Les ca- tholiques doivent s'unir à eux car, aujour- <rhui, quiconque travaille pour la liberté, travaille pour l'Eglise, qui, humainement parlant, ne peut triompher que par la. li- berté- Si les catholiques en sont bien

288 LES CATHOLIQUES

convaincus; si, quand la France sera ap- pelée bientôt à se prononcer entre la poli- tique radicale et la politique modérée, les catholiques marchent avec les amis de la liberté, les pages que l'on vient de lire n'auront peut-être pas été inutiles à la cause de Dieu et de la Patrie.

TABLE DES MATIERES

Pagea.

Al'PROUATION DK l/oitriUK VII

AVANT-PROI'US 1\

CHAPITRE PREMIER

LA LinKIîTK.

L'iioiiimo est naturellement libre, religieux et des- tiné à vivre en société. L'autorité et la liberté.

La liberté politique est la garantie de la liberté civile. La liberté politique et l'amour de la patrie.

La France a-t-elle le culte de la liberté politique V 1

CHAPITRi: Il

LRS KXNE.MIS DE LA LI15LIÎTÉ.

Une déclaration du journal l'Univers. Le so- cialisme et le despolisnie. Le radicalisme.

I.CS C.\TIIOI.IQLi:S. 17

290 TABLE DES MATIERES.

Pages.

Un discours do M. Barboux. Le devoir des ca- tholiques. — Réponse aux oljjections contre le ré- gime parlementaire id

CHAPITRE III

LKS LIIÎKUTKS MiCESSAinKS.

Le discoursde M. Tliiei's et le programme delMs"' Rendu, évèque d'xVnnecy. La liberté de conscience et le.s moyens de la conquérir. La liberté d'association. 57

CHAPITRE IV l'ancien uégime et la Lir.EnxÉ de l'église.

Illusions de quelques catholiques. Les pèlerinages à Rome. Le schisme de Pamiers et l'allaire de Cha- ronne. Une injure à Bossuet. Préliminaires de l'Assemblée de 1G82. Le clergé régulier pendant le règne de Louis XIV 80

CHAPITRE V

l'ancien régime et la liberté de l'église. [suite]

L'Église et le Parlement. Les Jésuites et iM""" de Pom- padour. La commission pour la réforme du clergé régulier.— .loseph II d'Autriche et Charles III d'Es- pagne 111

TABLE DES MATIERES. 201

Pagos.

CIIAPITRK VI i."a.\cii:x m'-ciMi-: et i,i:s iîikns di; lkgfjsi:.

La pi-oprirtô ecclésiastique dès le nouvlèiue siècle. Lacoininendo. Une remontrance publiée en 1G30.

Opinion de Louis XIV sur la proprii''f('- ecclésias- tique. — Réponse à une objection 1-J7

CHAPITRE Vil

TliÔXE I:T l'autel.

Une circulaire de Louis XVIII. Le clergé et les par- tis politiques. Le cléricalisme. ^ Le clergé de la Kestauration et le jugement dOConnel. M. de .Alaistre et M. de lîonald 1 13

CHAPITRE VIII

LA LHtERTÉ DE LÉGLISE.

La liberté politique est la garantie de la liberté de l'É- glise. — L"amour égoïste et l'amour g'énéreu.x delà liberté. M. .Iules Simon.— Une page de M. Emile Ollivier. L'intolérance et les injustices des partis.

On demande un sauveur. L'Église et laRépu- bliiiue des Ktats-Unis \',\

292 TABLE DES MATIÈRES.

Pages.

CHAPITRE IX

LA ni:LIGIOX EST LA SAUVEGAHDE DE LA LIBERTÉ.

Lo principe païen et la notion chrétienne du Pouvoir. Sublime grandeur de l'homme d'après le chris- tianisme. — La religion est le seul remède contre Ta- narchie. La démocratie américaine 20\

CHAPITRE X

LÉGLISE ET LÉTAT.

Cause générale des conflits entre l'Église et l'État. La distinction des pouvoirs. L'Église est une so- ciété parfaite mais elle n'est pas un État dans l'État. Réfutation du système de M. IMinghetti. Diffé- rences entre l'Église et l'État. Les concordats. Les articles organiques 217

CHAPITRE XI

LA SÉPARATION DE LÉGLISE ET DE l'ÉTAT.

Sentiments de Napoléon et de Henri IV .sur la paix i-eligieuse. Jlème au i)oint de vue politique, l'É- tat ne peut pas considérer l'Église comme une quantilé négligeable. Ce que veulent les partisans de la séparation. Le livre de M. I\Iinghetti : l'Élat et l'Eglise. L'esprit nouveau 2 13

TABLE DES MATI1:RES. 293

Pngts.

CIIAIM'IPJ-: XII

LK l'IiOC.uks Di:s IDKKS NOUVKI.LKS.

L'action de I.(''on Xlll. Une coiirôrencc de Jls'" Iro- laiul. La vie du P. Iloclcor ot une introduction de yi. André, prôtro de Saint-Suipico. Conclusion. . •i'j!)

FIN.

-fk

/

^.

!/Iauinus

AUTHOR

\-

i

1

Maumus

Les Catholiques et la liberté politique

1

^

BQT

3419

M3Ô

/

^¥J

¥

=: o o-

^ CD

C\J

= O

03-

= C\J

= O

r^-

= co

= o

CM

|«f

a> o

S

= o

in-

=: CM

= o ■*-

= C\J

= o

N)

_ O _

- -

1= CM

= o

CM-

^ CM

= O ^ CM

= 8-

=: CM = §- = o

00-

= o

-- r^-

= o

<o-

O)

- -

00

- -

CJ1

h-

O)

«

1

RBER-GUSS

6

i

(M

^^

_

_ ^^

■^

2

- 13;

3 -

O -

I

~

- 3 _Z

m

C/5

_

_i

O _

^

: =

[\J

-

o

—L

- I^

y—

"

T—

"

CO =

o

=

-

=z

_*•

^^

o

:=

N> 1

_ en = o

o

zr

-

~

o

^^

_

-o-i

CO

:

O)

^

œ ^

o --

ZI

-

:

<D ^^

O

i.