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PRINCETON, N. J.

BT 30 .F8 A8 1862 Asti e, J.-F. 1822-1894. Les deux th eologies nouvelles dans le sein du

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LES

DEUX THÉOLOGIES NOUVELLES

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PARIS. lYrCH.RAPHlE UC CH. MEYRUEIS ET O nin nrs giïks, Il

LES DEUX

DANS LE SEIN DU PROTESTANTISME FRANÇAIS

ETUDE fflSTORICO-DOGMTIQUE

J.-F. ASTIÉ

L'intelligence u'ayaut à faire qu'avec des idées, choses abstraites et insensibles, n'a point de charité à exercer. \a charité, dans cette application, serait iin suicide. L'iutelU- gence. qui rit de vérité, ne peut se refuser cette nourri-, ture sans mourir; et au profit de qui mourrait-elle, je vous prie? C'est TAorumc qui est tenu à la charité ; c'est lui qui en attaquant l'erreur, doit ménxiger les errants.

fVL\En-.)

PARIS

LIBRAIRIE DE CH. MEYRUEIS ET C"^, ÉDITEURS

RCE DE RIVOLI, 174 1

Quelques mots d'explications sont dus aux personnes qui liront ces pages.

C'est sans s'en douter que l'auteur s'est trouvé avoir fait ce petit volume. Ce travail avait été rédigé pour pa- raître d'une manière fragmentaire dans un recueil pé- riodique. Quand le mode de publication a été changé le manuscrit n'était plus, déjà depuis longtemps, entre ses mains. De l'impossibilité, sans s'exposer à pro- longer des retards qui avaient duré près d'une année , de faire subir à ces pages les modifications exigées par la forme actuelle sous laquelle elles paraissent au- jourd'hui.

Cette publication anticipée a eu un autre inconvénient plus grave. Il entrait dans la pensée de l'auteur, tandis que la présente étude aurait paru en articles pendant un temps assez long, de rédiger, pour lui faire immé- diatement suite, une seconde partie, essentiellement dogmatique, dans laquelle les questions suivantes au- raient été examinées : La conscience , l'autorité . le sur- naturel, le suhjectivisme. Sans avoir renoncé à donner ce complément , l'auteur s'est trouvé dans l'impossibi-

iité de le publier aujourd'hui, s'étant engagé dans d'au- tres travaux avant que la résolution de changer le mode de publication eût été adoptée. De sorte que ces pages ont le tort de paraître à la fois trop tôt et trop tard.

Personne plus que l'auteur ne regrette ces inconvé- nients. Cependant il oserait compter sur l'indulgence de bien des gens si seulement le public très restreint au- quel sont adressées des publications du genre de celle- ci avait la moindre idée des ditlicultés que doit vaincre, pour parvenir jusqu'à lui, sous la forme même la plus modeste, l'écrivain isolé et solitaire qui n'a à sa dispo- sition que sa plume et le vif désir de servir ce qu'il es- time être la cause de la vérité. Nous sera-t-il permis d'ajouter, pour que cet essai d'apologie ne soit pas trop incomplet, que ce désir n'a pas été affaibli par les ob- stacles? Si peu qu'il puisse faire, l'auteur de son côté ne reculera devant aucun sacrifice quand il s'agira d'empêcher, selon ses trop faibles moyens, que le do- maine de la théologie française demeure indéfiniment appauvri par suite des difficultés très grandes que l'e.s- prit éprouve à mettre la matière à son service.

A bon entendeur, salut !

Lausanne^ 19 avril 1862.

LES

DEliX THÉOLOGIES NOI'ÏELLES

PREMIÈRE PARTIE

Tout ce qui est est fatalement condamné à mourir. Un instant de réflexion suffit pour faire comprendre^ à l'esprit le moins étendu, que cet axiome banal est d'une application universelle et inflexible. Près du germe fé- cond qui va produire une végétation luxuriante et des fruits abondants se trouve le principe délétère qui, à son jour et à son heure, remportera la victoire sur la vie. C'est peut-être ce qui fait que les commencements en toutes choses ont pour les hommes un charme tout particulier; dans la vie humaine comme dans la nature le printemps est l'âge de la joie et de l'espérance; l'été, au contraire, avec ses rudes labeurs, a quelque chose de solennel et de grave ; on sent que Tannée a déjà donné ce qu'elle offre de plus beau , et qu'après avoir atteint le point le plus élevé du ciel, le soleil va se hâter vers ses quartiers d'hiver, en nous laissant à peine le

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temps de cueillir précipitamment les derniers fruits de l'automne.

Par suite de l'admirable harmonie qui règne encore dans l'univers, tout sur cette terre semble être appelé à passer par ces trois phases successives : formation, maturité, dissolution.

Le fait est reconnu lorsqu'il s'agit de l'histoire des peuples et des civilisations; une étude attentive de l'es- prit humain, tel qu'il se déroule dans les annales des systèmes philosophiques, accuse l'action de la même loi; il est enfin manifeste que les religions n'ont pas de leur côté le privilège de pouvoir s'y soustraire. Soit en Grèce, soit en Judée, nous les voyons traverser un âge héroïiiue, plein de fraîcheur et de foi, de ferveur et de vie; puis vient la période virile; nous en sommes en- core à les contempler dans l'éclat de leur vigueur et de leur puissance, que déjà le ver rongeur fait son œuvre dans le tronc de cet arbre aux larges rameaux qui abrite les oiseaux du ciel ; encore quelques années, et après s'être transmises à une ou deux générations comme simple doctrine ou histoire , mais dans un esprit diffé- rent de celui qui animait leurs fondateurs et leurs mis- sionnaires, après d'inutiles essais de restauration, ces rehgions, jadis puissantes, iront prendre définitivement leur rang dans les vastes cryptes de l'histoire vont s'entasser toutes les institutions qui , ayant perdu leur saveur, sont devenues impropres à la vie, et n'existent plus que pour les érudits.

Après une existence plus ou moins vigoureuse de dix-huit siècles, la religion chrétienne seraitrelle à la veille d'aller rejoindre ses devancières? Telle est la solennelle question qui se pose aujourd'hui devant l'es- prit de tout homme qui pense dans nos pays proies-

tants de langue française. Nous avons pleinement jus- tifié notre antique réputation d'hommes qui vont vite en besogne; la vie théologique est à peine réveillée de- puis dix ou douze ans, et encore dans les rangs d"un public très restreint, que, sans passer par l'âge miir, sans donner même le temps au printemps d'épanouir ses fleurs, aussi riches que variées, nous sommes, avant de nous être donné le temps de naître, occupés à nous demander si nous n'allons pas mourir.

11 est vrai que les docteurs entre les mains desquels le malade est tombé sont d'assez bonne composition. Us ont soin de lui dissimuler ce qu'a toujours de désa- gréable cette vilaine idée de dissolution et de mort. On n'a pas besoin d'aller écouter aux portes, on entend crier sur les toits les résultats de leur consultation. D'abord il est un point sur lequel la contestation ne saurait être admise : la religion chrétienne est un phé- nomène exclusivement naturel comme toutes celles qui l'ont précédée. Elle fut en son temps le plus beau pro- duit du développement historique qui l'a préparée et enfantée, mais rien de surnaturel ne présida ni à sa ra- pide propagation, ni à sa naissance. Cela dit, quelques- uns des docteurs consultants quittent la chambre du malade en branlant la tête; c'est fini, murmure celui-ci en retenant un sanglot et en se voilant la face; pas en- core, ajoute un autre, avec un certain sourire qui n'est pas d'un ancien ami, le christianisme pourrait bien se maintenir pendant des siècles comme a fait le judaïsme; les religions ont la vie dure. En tout cas, sauvons-nous au plus vite : il ne saurait dorénavant servir d'abri aux hommes qui, comme nous, sont à la hauteur de leur siècle. C'est dur, sans contredit; mais enfin, les pré- misses des consultants admises, ces sévères praticiens

soûl d'une logique aussi irréprochable que peu aimable.

Néanmoins, pendant que les plus pressés se retirent, sans trop savoir encore ils iront s'abriter, le malade n'est pas abandonné à lui-même. Des docteurs pleins d'espérance et de confiance s'empressent autour de lui. U est vrai, ils ne lui cachent pas qu'il est terrestre comme toutes les religions qui l'ont précédé; ils lui disent son fait clair et net; ils voient dans son huma- nité son plus beau titre de gloire, et, en dépit de la banale maxime par laquelle nous avons débuté, ils cherchent à lui prouver comme quoi ce qui est devenu n'est point condamné à mourir, ce qui est dans le temps peut être absolu, définitif et éternel.

Mais tout cela est loin de rassurer les parents, les amis les plus intimes et les plus authentiques, cette multitude innombrable de ceux qui, à des degrés di- vers, sont habitués à venir puiser le courage et la paix, l'espérance et la force à l'ombre de l'arbre dix-huit fois séculaire du christianisme. Serait-ce possible ! l'absolu serait-il bien décidément mort, comme on nous l'an- nonce? N'y aurait-il donc aucune certitude ni pour ce monde, ni pour l'autre? Partie, de toute éternité, d'un rivage inconnu, l'humanité serait-elle condamnée à voguer de tempête en tempête sur une mer immense, sans jamais voir de port?

Il faut bien dire que d'autres docteurs, moins alar- mistes, soutiennent que le malade est sans doute engagé dans une crise, mais qu'elle n'estquelaconditionnéces- saire d'une nouvelle période de vie et de santé. Ceux-ci accordent, il est vrai, que la conception du christianisme est inévitablement soumise au sort de toutes les choses, humaines, mais comme ils voient en lui une semence di- vine et éternelle, apportée sur cette terre, ils le déclarent

susceplible de restaurations, ou mieux de résurrections, ouvrant successivement des phases d'existence plus brillantes que les antérieures. Vrai phénix, il renaît sans cesse de ses cendres; chaque fois que ses mem- bres gisent, dispersés sur le sol, nouvel Anlhée, il ra- masse ses forces pour reparaître, comme aux jours de sa naissance, victorieux et tout-puissant. « Le christia- nisme des apôtres et des martyrs, non des philosophes et des beaux esprits, le christianisme, tel que Jean Hus le prêchait il y a quatre siècles, et saint Paul il y en a dix-huit, surgit de nouveau des catacombes de l'oubli, et, antique comme il est, paraît jeune et frais au milieu des vieilleries d'hier et d'avant-hier. 11 est jeune comme au premier jour, et, dans son immortelle espé- rance, toujours prêt à recommencer. »

La foi donc n'est pas inquiète sur l'issue du combiit sans cesse renaissant; si son langage net et confiant suscite çà et plus d'un sourire peu bienveillant, il est de nature à retremper plus d'un courage abattu , à raffermir tout genoux chancelant. Toutefois cela ne saurait suffire. En promettant au christianism.e un de ces grands succès populaires qu'il obtient d'époque en époque, Vinet, que nous venons de citer, n'a pas omis d'indiquer les conditions à remplir pour atteindre ce ré- sultat. « Si ses disciples, dit-il, comprennent toujours mieux leur époque, l'acceptent toujours plus fran- chement, s'ils l'écoutent, s'ils lui répondent, s'ils ne lui offrent pas de la théologie au lieu de la religion qu'il leur demande , s'ils ne s'obstinent pas à voir la force du christianisme elle n'est pas, s'ils ont le courage d'être de leur temps, dans le sens chrétien que cette expression peut avoir, s'ils sont, en un mot, ce qu'ont été leurs devanciers à toute époque le chris-

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tianisme est devenu populaire , le monde , une fois en- corej leur est promis, leur est livré. »

Nous n^ignorons pas que toutes les querelles sont ici sur le point d'éclater. Tout le monde, en effet, prétend remplir les conditions du programme que nous venons de rappeler. Seulement, ce que l'un appelle la moelle etTessence de la religion, l'antre le rejette en le quali- fiant de théologie et de métaphysique; celui-ci voit la force de l'Evangile, dans ce que celui-là déclare con- stituer sa faiblesse, et il est une manière d'être de son temps qui ne saurait nullement s'accorder avec la folie de la croix.

Quelle est finalement la conception qui l'emportera? Le christianisme est-il destiné à s'éterniser, à se perpé- tuer, en se faisant reconnaître comme une religion humaine en tout semblable à celles qui l'ont précédé? ou bien, si un avenir lui est réservé, sera-ce seulement quand on aura constaté à son berceau une vie vraiment divine et surnaturelle, destinée à tout pénétrer et régé- nérer? Historiquement et scientifiquement parlant, ces questions brûlantes ne seront résolues, à la satisfaction générale, que lorsque ceux qui les agitent aujourd'hui auront disparu de la scène. Aussi bien la foi n'a-t-elle pas besoin de marcher par la vue. Mais quelle que soit la confiance absolue dans le triomphe de ses principes, nui n'est dispensé de faire ce qui est en son pouvoir pour l'assurer. Ce n'est qu'à ces conditions que la vé- rité peut surmonter l'erreur et la foi se transformer en vue.

Diverses voies se présentent ici pour vider ce débat sur l'essence et la nature du christianisme, qui divise si profondément tant d'hommes se réclamant d'ailleurs de lui. La plus logique serait, sans contredit, de le saisir

en lui-même et de se demander s'il a donc pu être ua produit pur et simple du développement historique, au commencement de notre ère. Au fond, c'est bien ce qu'aftirment implicitement tous ceux qui lui refusent un caractère vraiment divin et surnaturel. Toutefois, lisent négligé d'aborder la question de front et de four- nir la preuve positive de ce qui est impliqué dans leurs négations. Au fait, si on les pressait beaucoup, ils fini- raient par réduire l'essence de l'Evangile à un tel caput mortumn , qu'en vérité il pourrait bien n'être que le fruit tardif du monde païen en décomposition. Seu- lement, il s'agirait d'expliquer comment, dans cet étrange phénomène , les effets ont été si peu propor- tionnés à la cause. C'est ainsi que celte voie, qui paraît la plus courte, est encombrée de questions prélimi- naires, de nature à empêcher d'avancer. Il est, par exemple, reconnu aujourd'hui que la plupart des tra- vaux critiques sur cette époque ont été inspirés par une philosophie décidément hostile à l'Evangile et déter- minant « priori les résultats auxquels devait forcé- ment aboutir un prétendu examen impartial des docu- ments. Evidemment, ce n'est pas à des hommes ayant à ce point-là le coup d'œil faussé qu'il sera donné de dire le dernier mot en ces matières.

Ceci nous met sur la trace d'une méthode plus sim- ple. Il est donc possible de prendre à l'égard de l'Evan- gile une attitude qui, faussant entièrement le point de vue, ne permet ni de le saisir tel qu'il est, ni de lui rendre justice. Ne serions-nous peut-être pas, dans notre petit monde, j'entends par ce qu'on appelle la théologie française, engagés dans un de ces défdés étroits qui, masquant le point de départ et le point d'arrivée font, qu'égaré, on s'attriste et se désespère de

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ne pas trouver à i'orient ce qui devrait être cherché à l'occident? S'il en était ainsi, une lumière soudaine éclairerait le labyrinthe de ces longues et nombreuses discussions qui ne cessent d'isoler de plus en plus les intéressés, sans aboutir à aucun résultat satisfaisant. La crise du christianisme n'en demeurerait pas moins un événement fort grave, mais il serait démontré qu'elle est tout simplement le fait dos docteurs. Elle prendrait alors rang parmi des phénomènes de même nature dont il est déjà sorti victorieux. Sa vie même, son essence, son avenir ne sauraient plus désormais être mis en question. Cette rectification de point de vue aurait un second avantage non moins précieux. Amenés à con- sidérer l'Evangile sous la face par laquelle il demande à être vu, nous serions obligés de le saisir dans ce qu'il a d'essentiel et de caractéristique. Notre œil intérieur une fois rectifié et purifié, nous serions admirablement bien placés pour faire le départ indispensable entre ce qui est maladif et transitoire d'un côté, et ce qui con- stitue d'un autre, le roc vif et éternel.

C'est ainsi qu'avant d'aborder les diverses questions dogmatiques controversées, il est de toute nécessité de consulter l'histoire. Elle seule peut nous dire comment et par qui elles ont été posées; c'est à elle qu'il appar- tient de nous faire connaître le terrain sur lequel nous sommes, de signaler les divers courants qui s'entre- croisent et se contrarient et qu'on est, trop souvent, sujet à confondre, faute de s'être élevé assez haut pour remarquer qu'ils prennent leurs sources aux points de l'horizon les plus opposés. Ainsi orienté, on aura tout simplement reconnu l'ennemi pour commencer le vé- ritable combat. Mais ce serait déjà beaucoup, et le gage assuré d'une issue favorable, si quelque ordre venait

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succéder à la plus étrange des mêlées; si tel soldai , aussi intrépide que naïf, cessait d'aller, par peur de l'isolement, s'établir tant bien que mal sous les éten- dards de ses adversaires, pour tirer d'autant plus aisé- ment sur ses véritables amis.

Afin de reconnaître la position respective des com- battants et la nature de leurs armures, il faut d'abord se reporter à l'état ante bellum; prendre sur le fait l'esprit qui dominait alors, et voir comment il a pro- voqué la crise ; nous chercherons ensuite à décrire la lutte, en signalant ses diverses phases; après quoi nous nous demanderons ce qui paraît devoir en résul- ter. C'est ainsi que nous serons appelés à nous occu- per, tour à tour, du passé et de la crise, puis de Va- venir.

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LE PASSÉ

La période dogmatique dont nous traversons aujour- d'hui la toute dernière phase, date de la Réformation. A partir du lendemain de cette grande époque régénéra- trice et créatrice, deux grands courants contraires se font remarquer. L'un essentiellement conservateur, ja- loux de sauvegarder dans leur intégrité les résultats acquis, a pour etfet de dissoudre, sans s'en douter, le dogme reçu auquel on se croit si intimement attaché. L'autre aux allures plus libres, volontiers aventureuses et téméraires, cherche du nouveau, d'une manière plus ou moins consciente, et aspire à faire droit à quelque portion de la vérité chrétienne dont il n'a pas été siifTi- samment tenu compte au seizième siècle.

Attachons-nous tout d'abord au premier.

Il ne saurait être question ici de caractériser les di- verses évolutions de cette tendance à mesure qu'elle s'est toujours mieux déterminée. On les a désignées par les termes suivants : traditionalisme , scolastiquc protestante , piétismc , supranaturalisme et rationalisme. Un fuit commun sert de trait d'union à ces écoles qui ne sont que les manifestations diverses d'un seul et même esprit : le besoin deconserver ce qu'on estime être

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la vérité^ tout en cessant de demeurer avec elle dans un rapport personnel, intime et vivant. Cette attitude con- tre nature a pour conséquence un résultat tout autre que celui qu'on avait en vue; le dogme, qu'il s'agissait de conserver à tout prix , se subtilise et s'évapore, et i! arrive, en dernière analyse, que les plus zélés conser- vateurs ont été les plus grands démolisseurs.

Si nous tenions à être complet sous le rapport histo- rique, nous aurions à montrer comment, dans les di- vers pays protestants, certains phénomènes ecclésias- tiques et dogmatiques sont venus marquer le dévelop- pement successif, les diverses stations de ce courant essentiellement négatif. Mais, pour ne pas sortir du sujet spécial qui doit exclusivement nous occuper, nous ne ferons dater notre caractéristique que du moment les pays de langue française ont commencé à être affectés par un mouvement qui ailleurs avait déjà gagné beaucoup de terrain.

La tentative la plus hardie de la scolastique protes- tante dans le sein de nos Eglises remonte au Consensus helvétique, à la fin du dix-septième siècle. Jusqu'à cette époque la doctrine de la Réformation avait continué à se transmettre de main en main, de génération en gé- nération d'une manière plus ou moins pure. Mais il était déjà manifeste qu'on ne se trouvf.it plus avec elle dans cette harmonie intime, pleine et parfaite qui avait fait la force et la joie des chrétiens du seizième siècle. Les dogmes que ces derniers avaient embrassés avec bonheur, comme l'expression la plus complète et la plus pure de toute leur personnalité religieuse, ne s'étaient plus transmis, dans le courant du dix-septième siècle, que comme un corps de doctrine parfaitement logique, qu'on était incessamment occupé à déterminer plus

exactement et à systématiser. Ce qui avait constitué la vie même des réformateurs ^ en s'adrcssant à leur con- science, devint, surtout pour les hommes du dix-sep- tième siècle, matière à discussion, s'adressant h leur in- telligence.

Aussi qu'arrive-t-il lorsqu'à l'aurore du dix-huitième siècle on s'aperçoit que ce précieux héritage reçu des pères court quelque dniiger? On ne s'avise nullement d'aller demander le remède à un renouvellement de cette vie chrétienne dont l'intensité avait fait la force des héros du seizième siècle ! Comment y eût-on songé? On était déjà si profondément engagé dans les eaux du traditionalisme , si fort enlacé dans les filets de la sco- lastique, que l'unique issue pour sortir de cette impasse parut être de s'y engager avec une résolution nouvelle !'! sans réserve.

Ainsi naquit l'idée du Consensus. A myraut enseignait à Saumur à la fois une grâce universelle et une grâce spéciale qu'il s'efforçait de concilier de son mieux; aux yeux de La Place le péché originel n'était plus qu'une maladie qui n'entraînait culpabilité individuelle que lorsqu'on l'avait fuite sienne, par le péché actuel et per- sonnel; Capelle, de son côté, prétendait que la critique des textes bibliques pouvait fort bien porter sur les mots, d'autant plus que, selon lui, les voyelles du texte héi)reux n'avaient nullement droit à l'inspiration divine. L'orthodoxie alarmée crut que le moyen le plus simple de couper court à ces essais d'innovation, était de com- poser un nouveau formulaire qu'on ferait adopter pur toutes les Eglises. Il fut rédigé en 1655, par J.-H. Hei- degger, professeur de théologie à Zurich, sous ce titre : Formulaire de consentement des Eglises réformées de Suisse , sur lu doctrine de la 'p'ôce universelle et tes ma-

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tières qui s'y rapportent, comme aussi sur quelques autres articles, traduit en français, avec des remarques. Amster- dam.

Le point de vue de cette profession de foi est singu- lièrement caractéristique. Tandis que dans la période régénératrice et créatrice du seizième siècle on avait surtout mis en avant le principe réel, tandis qu'on avait fait reposer en plein tout l'édifice dogmatique sur le sentiment du péché, et que le témoignage intérieur du Saint-Esprit avait été présenté comme la preuve con- cluante en faveur de la divinité de l'Ecriture, tout cela est maintenant changé. Non-seulement le principe ex- clusivement formel de l'autorité de l'Ecriture prédo- mine, mais il est mis en avant et accentué comme il ne l'avait pas été jusque-là. L'inspiration et l'autorité de la Bible avaient été dans la première période du sei- zième siècle plutôt supposées implicitement que mises particulièrement en avant. Maintenant, au contraire, le Formulaire de consentement les place à la base de tout l'édifice, elles tendent à devenir le dogme des dogmes; le point de vue franchement protestant est désormais oublié; grâce au traditionalisme et à la scolastique, nous nageons déjà en plein catholicisme; un pape de papier se substitue à celui qui a chair et os.

Ecoutons l'art. 2 du Formulaire de consentement : «Les livres hébreux du Vieux Testan^ent, que nous avons reçus de l'Eglise judaïque, à qui les oracles de Dieu furent autrefois confiés, et que nous conservons encore aujourd'hui, sont authentiques, tant par rapport à leurs consonnes, que par rapport à leurs voyelles. Par ces voyelles, il faut entendre les points eux-mêmes ou du moins leur valeur. Ils sont aussi divinement impirés tant fiour les choses mêmes que pour les expressions. Do sorte

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qu'ils doivent être, avec les écrits du Nouveau Testa- ment, la seule règle invariable de notre foi. »

Grâce à cette inspiration liltérale et plénière, jusqu'a- lors inconnue, on pensait établir un cordon sanitaire au- tour de l'Eglise, cercler définitivement, si j'ose employer cette image, tout le système dogmatique, et contrain- dre les générations futures à accepter les élucubrations des docteurs comme autant de paroles d'Evangile. On ne devait plus, comme jadis, consulter son cœur et sa conscience, tous ces nobles débris de l'image de Dieu en l'homme, pour voir si le contenu des Ecritures ré- pondait à ses besoins; tout était singulièrement sim- plifié, il n'y avait plus qu'à courber la tête sur la foi d'une étiquette qui portait ces mots : Hègle de foi in- faillible et littér^alement inspirée. Il est vrai , l'esprit protestant ne put être entièrement renié. Il était tou- jours plus ou moins permis de discuter la validité de l'étiquette avant de s'y soumettre. Mais qui donc pou- vait se livrer à cette étude d'une manière vraiment im- partiale et compétente? Los savants, les seuls docteurs. C'est ici que nous voyons comment depuis un siècle on avait dévié de la grande route royale du mysticisme chrétien.

La question se posait tout autrement à l'époque de la Réformation; elle était essentiellement morale, indi- viduelle et pratique ; les ignorants et les simples n'é- taient pas moins bien qualifiés pour la résoudre que les savants et les facultés de théologie. Les préoccupations qui absorbaient le siècle étaient des questions de vie et de mort. Il n'importait pas de déterminer avant tout si la Bible est pleinement inspirée, si tous les livres qu'elle renferme sont authentiques; il s'agissait de savoir com- ment les âmes, affamées et altérées de la justice, se-

raient ramenées aux sources des eaux vives^ à Celui qui est le pain descendu du ciel et que les traditions hu- maines avaient fait oublier. « Le juste vivra de la foi! » s'écrie Luther; « Crois au Seigneur Jésus et tu seras sauvé, » déclare Calvin; « Convertissez-vous et faites pénitence ! » répètent en cœur tous les réformateurs. Que font leurs contemporains? Croyez-vous donc qu'ils vont leur demander comment ils savent cela? sur quoi ils s'appuient pour tenir ce langage ? Nulle- ment. Ce sont les pharisiens qui posent ainsi la ques- tion préalable : témoin ceux qui viennent déclarer à Jésus : Dis-nous par quelle autorité tu fais ces choses. Quant aux personnes travaillées et chargées, quant aux âmes d'élite qui dans tous les temps ont éprouvé le be- soin du salut et de la réconciliation, elles accueillent l'Evangile avec empressement sans demander d'où il vient; elles savourent avec délices une nourriture que leur instinct infaillible leur dit être bonne; on débute par devenir vraiment chrétien, sauf à se demander plus tard, si le temps le permet, les bonnes raisons qu'on avait pour le faire.

Voilà comment la Réformation a pu prendre racine en si peu de temps. C'est du moment elles sont de- venues infidèles à cette méthode vraiment religieuse, évangélique, que les Eglises prolestantes, héritières prévaricatrices du seizième siècle , ont été complète- ment au-dessous de la noble tâche que celui-ci avait si bien entreprise. Le peuple de l'Eglise s'est trouvé éconduit pour céder la place au clergé. On a vu alors de savants théologiens, d'illustres docteurs, beaucoup d'Eglises querelleuses, mais peu de grands chrétiens, suivant les réformateurs dans le sentier qu'ils avaient choisi sur les traces du Sauveur. En revanche, on a eu

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des hommes qui, ne possédant plus dans le cœur la preuve décisive, inébranlable et vivante, le témoignage du Saint-Esprit, sont allés la demander à des raisonne- ments péniblement déduits, à des preuves historiques ou autres, aux miracles. On a essayé de demeurer chré- tien alors que l'esprit de Christ avait déjà disparu. Mais la tentative n'a pas réussi : sur ce sentier glissant, on n'a pas tardé à rencontrer le vieil ennemi, le rationa- lisme; la scolastiquc, chassée de l'Eglise par les réfor- mateurs, sera bientôt introduite dans le sanctuaire avec leurs infidèles successeurs. Les raisonneurs, les doc- teurs grands et petits, qui écoutent leur tète plus que leur cœur, une prétendue logique plutôt que leur con- science, voilà le fléau permanent de la chrétienté dont nous avons aujourd'hui plus que jamais à souffrir.

Disons-le à l'honneur de nos Eglises : quand on com- mit contre elles cet attentat, en cherchant à leur impo- ser la camisole de force du Formulaire de consentement , elles trouvèrent assez d'indépendance et de vie pour résister et se débattre. L'opposition fut surtout vive dans le pays de Vaud ; les troubles du Consensus {ormcni un épi- sode aussi triste qu'instructif de l'histoire religieuse du dix-huitième sièclcdans ces contrées. L'ordrede signer le Formulaire de consentement rencontra parliculièrement de la résistance dans le sein de l'académie et du clergé. Les Messieurs de Berne, seigneurs du pays, ont alors recours à des mesures de rigueur : « Le refus de ser- ment est puni de bannissement et de confiscation des biens. Le banni qui rentre dans le pays est condamné au fouet et à la marque; une seconde récidive, aux ga- lères et à la mort. »

L'exécution de cet arrêt fut confiée à une chambre de religion qui agit avec vigueur. « Un étudiant de Lau-

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saune, M. Frossard, accusé de piélisme, était traîné dans les cachots de la capitale, il mourut. Les pri- sons regorgeaient de captifs... Un grand nombre de ces sectaires furent envoyés aux galères de Naples et de Gênes. Les Etats-Généraux de Hollande donnèrent asile dans leurs provinces à ceux qui furent chassés de Suisse. D'autres furent exportés en Amérique, d'autres y émi- grèrent en grand nombre »

L'académie de Lausanne disait entre autres choses à l'appui de sa résistance, que le « Consensus contenait des articles qui ne sont point des articles de foi , mais des questions grammaticales sur lesquelles on ne sau- rait prêter serment; qu'il y avait des articles renfer- mant la condamnation des sentiments de l'Eglise chré- tienne des premiers siècles, de nos réformateurs les plus célèbres et les plus zélés, de plusieurs de nos sa- vants de premier ordre et de presque tout ce qu'il y a aujourd'hui de personnes de ce caractère dans le monde chrétien. Tels sont les art. 2 et 3. On sait que Calvin, entreautres, ne croyait pas à l'authenticité des points -. »

Le titre de Lausannois à cette époque était synonyme de celui d'hérétique; on désignait de ce nom un homme qui ne croyait ni aux doctrines ultra-calvinistes, ni à l'inspiration littérale et plénière. Les exigences de Berne devinrent tellement pressantes, « que la plupart des ministres se disposèrent à quitter leurs emplois plutôt que de signer le Formulaire et de prêter le ser- ment sans aucune explication ni limitation ^. »

Les troubles acquirent bientôt une telle importance

> Voir Histoire du canton rie Vaiid, par Verdeil. P. 474, 483. - ile'moire pour servir à l'histoire des troubles arrivés en Suisse, à roccasion du Consensus. ' Ibid.

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que les rois d'Angleterre et de Prusse, imitant en cela la Hollande, s'adressèrent aux cantons protestants, les engageant à ne plus exiger du clergé la signature du Consensus. Le corps évangélique allemand, rassem- blé à Ratisbonne, écrivit aux confédérés dans le même sens. Faisant droit à ces remontrances, tous les cantons, Berne excepté, cessèrent d'imposer ce ser- ment prêté au Formulaire de consentement qui avait oc- casionné tant de troubles. A Lausanne, le peuple prit part à la controverse en poursuivant de ses épigrammes le clergé et l'académie qui avaient fini par se rendre aux injonctions de la chambre de religion.

Au fond, cette victoire, chèrement achetée, signalait une défaite éclatante de l'orthodoxie. On n'avait fait que préparer les voies au rationalisme en faisant préva- loir dans l'Eglise une tendance exclusivement intellec- tuelle, au détriment de l'élément spirituel et mystique qui avait fait la force des hommes du seizième siècle. « Cet acte de soumission de l'académie et des minis- tres ne rendit point son unité à l'Eglise, et le clergé, accusé de sacrifier ses opinions à des intérêts person- nels et temporels, perdit sa considération. Il compta bientôt dans ses rangs moins d'hommes indépendants; les études théologiques furent resserrées dans des li- mites plus étroites; l'indifférence religieuse se propa- gea dans la société, laissant un champ libre aux idées philosophiques du dix-huitième siècle »

En formulant l'inspiration littérale et plénière , on s'était flatté de l'espoir d'entourer l'orthodoxie d'un boulevard inexpugnable; il se trouva qu'on l'avait en- tourée de bandelettes pour la déposer dans un tom- beau où elle devait dormir pendant de longues années.

» Verdeil. Tome II, p. 470.

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Lî» elle ne fut pas décidément supplantée, elle se maintint, comme à Neuchâtel, à titre de tradition res- pectable qu'on se transmettait d'autant plus volontiers de père en fils qu'elle ne tirait pas à conséquence. Ail- leurs le latitudinarisme et le rationalisme régnèrent sans partage.

Cet état de choses dura jusqu'au commencement de ce siècle. Le réveil vint alors répandre un souffle nou- veau dans nos contrées. Et ce qui achève bien de faire connaître cette orthodoxie que nous venons de voir à l'œuvre, c'est que, quand le mouvement de 1815-1820 éclata, il souleva tout particulièrement l'opposition, la persécution même, de la part des plus fidèles représen- tants des traditions du dix-septième siècle. Chose re- marquable ! le mauvais génie qui avait inspiré le Formu- laire de consentement reparut à point nommé dans les premiers jours du réveil pour recommencer la lutte. Il se montra à la fois dans les rangs des adversaires et, ce qui était beaucoup plus grave, des promo- teurs du mouvement. Il ne saurait entrer dans notre pensée de diminuer en rien la valeur des hommes qui ont en grande partie fait de nos Eglises ce qu'elles sont aujourd'hui ; mais il est manifeste que plusieurs d'entre eux, et les plus marquants, cédèrent aux fasci- nations de cet intellectualisme, de ce dogmatisme in- traitable qui est le plus dangereux ennemi de la vie de l'Eglise et d'un développement scientifique, progressif et normal.

Dès le début du mouvement, on voit des hommes naïfs et ardents qui font revivre l'esprit des rédacteurs du Formidaii'e de consentement , et qui s'efforcent d'éta- blir la vérité du christianisme par des raisonnements purement logiques qui laissent entièrement de côté ce

qui constitue son essence et sa force. C'est ainsi que la doctrine de l'élection et de la prédestination qui peut à bon droit être regardée, sinon comme une excrois- sance, du moins comme un côté très accessoire de la dogmatique réformée, est mise au premier rang et me- nace de fout absorber. Et pour mieux constater le règne tout-puissant de la scolastique et de rinlcllec- tualisme, on enlève aux doctrines calvinistes la base anthropologique et morale qui, chez le maître, leur avait toujours servi de correctif. C'est ainsi que naît de bonne heure cette théorie de l'assurance syllogistiquc du salut, qui plus fard devait faire dire à Vinet : « Il y a un christianisme qui fait dépendre le salut de l'assu- rance même du salut, en sorte qu'on est sauvé pure- ment et simplement parce qu'on croit l'être'. » Fait étrange et de mauvais augure ! au début même d'un mouvement qui se propose de ramener la vie dans l'Eglise, on met l'assurance du salut individuel, c'est- à-dire tout ce qu'il y a de plus infime et de plus per- sonnel, à la merci d'un syllogisme régulier que toute langue bien pendue puisse répéter pour se donner du courage en présence des réalités de la vie et des ter- reurs de la mort. La Parole de Dieu déclare que celui qui croit est sauvé : Vous croyez, donc vous êtes sauvé. Et en moins de temps qu'il n'en faut pour pro- noncer ces paroles, on passait sans s'en douter de la mort à la vie. Comment ne pas penser involontaire- ment à l'âme dolente qui s'envole du purgatoire au moment même oîi les gros sous résonnent dans l'escar- celle du marchand d'indulgences? Sans doute il ne faut pas être injuste en imputant à tous

t Esprit d'Alexandre Vinet. Tome It, p. IS'i.

ce qui ne fut que l'erreur de quelques-ans. Mais le seul fait de la présence de cette tendance au début du réveil suffit à établir notre thèse. S'il fallait à toute force tenir compte du nombre de personnes qui la partagèrent on serait en droit d'affirmer qu'il fut assez considérable. A tort ou à raison les chrétiens de Genève eurent la réputation de faire de la doctrine de l'élection le point fondamental de leur cliristianisme. Voici à cet égard le témoignage précieux de deux contemporains, de deux étrangers qui se sont hâtés de faire part des impressions pénibles qu'ils avaient rapportées d'une visite dans cette ville vers 1827 : « L'esprit religieux, même chez les meilleurs, a contracté quelque chose de guerroyant et d'ergoteur, nous en avons acquis la preuve par un voyage qu'ont fait à Genève deux habitants de notre maison des mis- sions (ce n'étaient pas des élèves). Us y ont passé huit jours dans des discussions perpétuelles qu'ils cher- chaient en vain à écarter. Un seul dogme, le dogme favori de l'Eglise séparée de Genève (la prédestination absolue), a fait la matière de ces interminables querel- les; on en est venu à leur égard presque aux anathèmes. Ils n'ont trouvé de la largeur et. du support que chez lu ci-devant belliqueux Bost, qui a, il est vrai, beaucoup d'esprit, ce qui sert dans certains cas à être raisonna- ble. Enfin ils sont revenus ici la tête fatiguée et le cœur navré ^. »

Si des étrangers, de pacifiques Bàlois avaient quel- que peine à respirer dans l'atmosphère assez échauffée de Genève, aux plus beaux jours du réveil, quelques- uns de ceux qui étaient appelés à y vivre d'une manière

' Correspondance de Vinet, lettre écrite le 20 novembre 1827. (Voir le Chrétien e'vange'lique du 23 janvier 1861.)

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plus ou moins permanente n'en étaient pas entière- ment satisfaits. Voici à cet égard le témoignage d'un homme qui porte un des plus beaux noms, rappelant de rares souvenirs de vie chrétienne et de dévouement sans bornes. «Une antre chose, écrit Félix Nefif, en date du 22 septembre 1827, qui me rend le séjour de Genève bien pénible, c'est le triste état s'y trouve le royaume de Dieu; l'esprit de théologie, de système, de dispute, de critique, et je dirai presque d'inquisition qui trouble et détruit toute simplicité de foi et bientôt toute vie! On condamne au feu tous les livres religieux dont on n'est pas l'auteur; on accuse d'hérésie tous les prédicateurs qui ne prennent pas journellement le mot d'ordre chez vous; on fait de ses sectateurs autant d'agents de sa haute police'. »

En attendant que de nombreux mémoires viennent nous dépeindre la physionomie de ces jours déjà si loin de nous, nous avons ceux d'un contemporain qui, en précédant ses émules dans la voie, nous a révélé un fait précieux. Il jette une lumière incontestable sur cette époque, en signalant la cause de cet étrange esprit de dispute qui s'était développé de si bonne heure. « En entrant un jour chez M. Drummond, dit M. Bost, je vis dans le corridor une ou deux caisses de Bibles et de Nouveaux Testaments, et je jetai en souriant sur Gon- thier qui m'accompagnait un certain coup d'œil il entrait un peu de pitié. Il comprit aussitôt que je trou- vais dans cette manière de répandre l'Evangile quelque chose de matériel, et il me répondit avec sa douceur et sa sagesse ordinaires : « 11 faut aussi de ces choses ! » On comprend que notre idée à tous deux, et surtout la

1 Leitres de F. Neff, recueillies et publiées par A. Bost, 1842.

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mienne, était, comme elle l'est encore, que la grande prédication, celle que Jésus-Christ a instituée, est la prédication orale accompagnée de ce que l'Apôtre ap- pelle la « démonstration d'esprit et de puissance chez « celui qui annonce l'Evangile »

Voilà de bonne heure les deux esprits en présence. M. Bost représente toute la tradition chrétienne et en particulier celle des réformateurs qui ont toujours as- signé au Saint-Esprit le rôle prédominant pour la dé- monstration de l'Evangile; M. Gonthier, au contraire, plaide timidement la cause de cette scolastique, de cet intellectualisme, qui avait inspiré le Formulaire de con- sentement et qui allait reparaître en Suisse, par la route de l'Angleterre. Si nous en jugeons par l'attitude des deux amis, l'esprit l'emporte encore sur la lettre, ou mieux, à cette heure, les deux tendances se complètent et se pondèrent; elles ne sont pas entrées en lutte, et de la position qu'elles prendront, l'une vis-à-vis de l'autre, dépend l'avenir du réveil, encore bien jeune. Si le spi- ritualisme et le mysticisme l'emportent, les chrétiens, à la hauteur de leur belle tâche, feront sur le monde de nombreuses et d'incessantes conquêtes; si l'intellectua- lisme a le dessus, il soulèvera d'interminables questions d'intérieur qui absorberont les forces des nouveaux missionnaires et les entraîneront à oublier de plus en plus l'œuvre extérieure.

On sait ce qui eut lieu. La scolastique fut victorieuse; la Bible devint un code de préceptes et d'oracles, la cu- riosité s'en empara comme d'un livre infaillible pour lui demander des réponses sans réplique sur une foule de questions auxquelles ses auteurs n'avaient pas le

' Mémoires de A. Bost, p. 8G.

moins du monde songé. Le mot subjectivisme n'était pas alors aussi u.sité qu'aujourd'hui; mais la chose n'en joua pas moins un grand rùle. Chacun prétendit trouver sur une foule de sujets ses idées favorites dans l'Ecri- ture, et l'entreprise devint d'autant plus facile que la Bible n'avait eu l'intention de prendre parti ni pour ni contre. Seuleirient connue on l'abordait avec des préoc- cupations et des tendances assez diverses on fut loin d'arriver à des résultats identiques. Aussi cette étude consciencieuse et attentive eut-elle pour elïet d'engen- d"' ">s controverses et ces querelles sans nombre aux- queues il était fait allusion il n'yaqu^m instant. Chacun défendait avec ardeur des principes opposés qu'il pré- tendait tirer des écrits sacrés; seulement, de part et d'autre on avait peine à comprendre comment, avec un égal amour de la vérité, on pouvait arriver à des résul- tats si différents. La chose était bien simple: on avait le tort d'interroger l'Ecriture sur une foule de sujets à l'occasion des([uels elle ne se propose nullement de nous donner instruction. Mais il fallait faire plus d'une cruelle expérience avant d'en venir à poser la question préalable: La Bible a-t-elie pour mission de trancher les problèmes sur lesquels j'aurais besoin d'être éclairé ?

Aussi, grfice à l'inexpérience, à un manque de cul- ture scientifique qui ne se conçoit que trop bien ([uand on songe au triste état de nos Eglises à l'issue du dix- huitième siècle, la scolastique eut beau jeu. La fausse science l'emporta sur la vraie, la religion fut confon- due avec la théologie et on vit les plus grands adver- saires d'une philosophie faussement ainsi nommée et des systèmes humains, donner, avec la meilleure foi du monde, les résultats dogmatiques des périodes les moins heureuses comme l'Evangile même dans sa fraî-

cheur et dans sa simplicité. De bonne heure la cause du réveil fut identifiée avec une dogmatique très arrê- tée, qu'on accepta de confiance sans réclamer sérieu- sement le bénéfice d'inventaire.

Une fois dirigé dans cette voie, le mouvement y mar- cha d'un pas rapide, mais ce ne fut pas cependant sans provoquer des protestations aussi énergiques qu'oppor- tunes. L'auteur que nous citions tout à l'heure, M. Bost, servi par un caractère qui ne lui permettait ni de faire école, ni de se mettre à la remorque de pe^- " ' i-, et aussi par un certain tact chrétien fort précieux qui l'avertissait du danger, paraît s'être aperçu de bonne heure qu'un esprit, essentiellement intellectuel et for- maliste, menaçait de compromettre l'œuvre d'édifica- tion à peine commencée. Il exprima ses craintes dans une brochure fort remarquable, dont le titre à lui seul est déjà singulièrement significatif : Christianisme et théologie Ces excellentes pages, dont l'auteur pour- rait aujourd'hui même publier une seconde édition sans craindre de venir trop tard, sont toutes dictées par le besoin de séparer la cause de l'Evangile éternel de celle des théories et des systèmes que les docteurs font à son occasion. Elles sont adressées aux gens du monde pour les avertir que la bonne Nouvelle ne doit jamais être tenue pour solidaire des chrétiens. Un peu triste à la vue de tout ce qui se passe, l'auteur se met à pro- clamer les défauts et l'insuffisance du réveil. En passant quelques instants dans la société de ce solitaire, nous

1 Christianisme et théologie, ou Pensées d'un solitaire sur quel- ques-unes des formes que peut revêtir le christianisme ; avec une application particulière de ces considérations au réveil religieux de certaines contrées, par A. Bost, ministre du saint Evangile. Genève, 1827.

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aurons occasion de constater les rapides progrès qu'a- vait faits, dans le sein du mouvement religieux, cet intel- lectualisme intraitable que nous avons vu pousser vigou- reusement à la signature du Formulaire de consentement. «Non, non, dit le solitaire à son ami, non, Théo- phile, ce n'est pas le christianisme, ce n'est pas tout le christianisme que le système religieux dans lequel nous vivons depuis quelques années, et qui étend de plus en plus ses racines et ses rameaux autour de nous. J'admire, tu le sais, avec reconnaissance, tout le bien qu'il a fait : parce que si Dieu ne bénissait pas ce qui

est imparfait entre les hommes, il ne bénirait rien

Mais il y a dans mon âme un cri, tu le sais aussi depuis longtemps, un cri puissant pour me dire qu'il existe quelque chose de plus grand que tout le monde reli- gieux qui nous entoure, et lorsque, cherchant dans l'homme le rétablissement de l'image de Dieu que doit y produire le christianisme, je compare le modèle à ses copies, et celles-ci à leurs reflets; quand je passe de Jésus à saint Paul et à Calvin, je sens évidenmient que je vais du tronc à la branche et de la branche au ra- meau, et que je fais deux fois un pas énorme Non,

je ne laisserai point les fers d'une secte quelconque s'appliquer à mon cœur ! Dieu est plus grand que tous vos livres et que tous ces systèmes que nous présen- tent tour à tour, avec les cris de l'entêtement, les di- verses classes de théologiens ^ »

Et comme son interlocuteur, Théophile, lui fait ob- server qu'on n'a jamais attaché le salut à une forme, à l'acceptation de tel système et que, de l'avis des vrais chrétiens. Dieu a eu de tout temps ses sept mille

* Pages 3 et 4.

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hommes n'ayant pas fléchi le genoux devant Baal, Ti- molhée, le solitaire, ajoute : « Oui, vous le dites; mais peut-être que, lorsqu'à votre insu. Dieu aurait fait passer successivement devant vous ses sept mille mil- liers de fidèles pour subir votre examen religieux, vous n'en auriez pas reconnu un seul en cette qualité. Ils n'auraient pas su réciter votre catéchisme, et, selon vous, probablement pas un d'entre eux ne se fût trouvé converti

« Il y a à mes yeux, dans toute votre manière de prêcher l'Evangile, quelque chose de si systématique, de si roide, de si scolastique, qu'on peut dire hardiment que cette méthode n'était ni celle des apôtres, ni sur- tout celle de notre Sauveur. Vos écrits et vos prédica- tions sont, à peu de choses près, toujours les mêmes, je ne dis pas quant à l'objet (il ne changera jamais), niais quant au point de vue sous lequel vous l'envisa- gez et à la manière dont vous vous adressez à l'âme soutirante et pécheresse de l'homme, aussi votre œuvre s'en ressent-elle. »

L'auteur dénonce ensuite la tendance intellectualiste qui, sous prétexte de sauvegarder le droit de Dieu, ne demande rien à la conscience humaine et fait reposer la foi individuelle sur un syllogisme. « Dans la crainte de pousser l'homme à tenter de faire quelque chose par lui-même, vous évitez, dit-il, de l'exhorter à faire quelque chose absolument. Et vous vous refusez à le prendre par ce côté-là, qui est pourtant celui par lequel l'ont toujours pris les hommes de Dieu. »

Voici sur la méthode employée par Jésus-Christ et ses apôtres, deux belles pages qu'il fait bon relire en- core aujourd'hui : « Ah ! Théophile ! quelle différence entre la méthode disputante et maigre d'un épilogueur

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théologique rempli de science et pauvre quant à l'Es- prit de Dieu, et la manière large et puissante de notre Sauveur! Il ne fallait nullement, pour le comprendre, ce degré d'intelligence que vous exigez de vos disciples: d'un mot il enlevait l'âme tout entière, tandis que vous, vous ne savez presque vous adresser qu'à l'entendement. Celui qui rejetait Jésus était nécessairement un mé- chant: celui qui ne vous comprend pas peut n'être qu'un esprit borné. Avec votre méthode, vous pourriez dresser des centaines d'enfants et de manœuvres à ré- péter d'une manière passable, l'exposition d'un système théologique ; mais la manière de Jésus seule amènera des milliers de pécheurs contrits et sanglotants au pied

de la croix

« Qu'une Madeleine en larmes vienne se prosterner devant lui comme devant son Sauveur : il ne lui ana- lysera pas longuement toutes les idées de la théologie l'une après l'autre... Ma fille, tes péchés te sont pardon- nés ; va, et ne pèche plus désormais ! Voilà le cours de religion de cette femme et elle en a pour la vie. Ah! ce ne sont pas des dissertations qu'il faut à l'âme de l'homme : c'est de la vie ; c'est une force de résurrec- tion, ce sont les bras de quelque être qui l'enlève à son malheur en lui parlant d'amour et qui lui fasse entendre des accents du ciel. Sur un autre pied vous n'aurez souvent, mon ami, que des perroquets en religion, et le ministre du Seigneur devenu peu à peu une machine à conversion, même comme machine, ne vaudra bien- tôt plus rien.»

« De même les apôtres « chargés de proclamer, de « raconter aux hommes » cette grande nouvelle du salut, ne se mettaient pas pour tout cela à raisonner labo-

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rieusement avec le pécheur pour lui prouver l'un après l'autre, et toujours dans le même ordre, tous les points fondamentaux de la théologie, et surtout pour lui dire sans cesse et uniquement de ne rien faire, et que le salut n'est pas à faire, qu'il est fait.... Bien loin de se borner avec timidité à lui prouver son mal, puis à lui dire systématiquement qu'il n'avait rien à faire pour y remédier, ils le sentaient capable, vu toutes les grâces mêmes qu'ils lui apportaient, de faire aussitôt les œu- vres d'un vivant, et ils criaient aux hommes non pas seulement « croyez, » non pas seulement « vous êtes « sauvés, » mais « repentez-vous et vous convertissez, « afin que vos péchés soient effacés.... »

On a fait ressortir ces derniers temps un grand man- que d'équilibre dans les doctrines du réveil; M. Bost fut jadis un des premiers à le signaler. Dans ce même opuscule le solitaire plaide les droits de la morale si souvent méconnus. «Or, dit-il, vous avez, de votre côté, relevé avec plénitude de force et d'onction les doctri- nes de l'amour de Dieu et de son élection de grâce qu'ont trop négligée d'autres portions de l'Eglise chré- tienne ; mais pour le point de la pratique et de la sanc- tification de l'homme si ce n'était le correctif de

Dieu!!!

« Sur ces points-là, vous êtes pauvres et petits,

des pygmées auprès de vos frères des autres confessions chrétiennes : hélas! vous êtes pis encore; sur ces points-là vous êtes à un haut degré des faux docteurs... En fait d'hérésies pratiques vous êtes aussi gravement coupables que le sont en hérésies de doctrines la plu- part des écoles que vous avez attaquées. »

Comme le prudent Théophile, à l'ouïe de cette sortie contre les puissances du jour, avertit son ami qu'il s'en-

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gage dans une carrière nouvelle et pleine d'épines en s'attaquant à un vaste système honoré de succès déci- sifs et éclatants et qui compte parmi ses soutiens des hommes qui lui sont supérieurs, le solitaire reprend : «Tu sais qu'en fait d'ennemis de l'Evangile je ne de- mande pas: Combien sont-ils? mais : sont-ils?.... Je conviens avec toi que, tout en prêchant le même Sau- veur, j'ai presque en tout point une manière d'envisa- ger les choses assez ditîérente de la vôtre; et l'une de ces différences, par exemple, c'est que je reconnais dans l'homme tout ce qui a les traits de l'homme, tandis que vous, vous ne voulez reconnaître pour tel que ce qui

porte votre air de famille Vous avez peur de sortir

d'une ornière; et voilà ce qui fait la secte et son mal, vous devenez exclusifs et roides. »

Après avoir de nouveau prévenu ses contemporains contre les dangers de l'intellectualisme naissant, le solitaire déclare à ceux qui cèdent à ce déplorable penchant : «Vous êtes déjà moins que vos maîtres ; et si Dieu n'y met la main, les enfants de vos enfants ne seront plus que des spectres. »

Chacun appréciera dans quelle mesure cette sévère prophétie a reçu son accomplissement. 11 suffira de rappeler ici que l'opuscule de M. Bost ne réussit pas à arrêter le courant : sa voix retentit un peu dans le dé- sert; en tout cas elle n'eut pas pour effet de grouper autour de lui un bataillon sacré bien décidé à s'oppo- ser à renvaliissement du mal. Aussi cette funeste ten- dance continua-t-ellc à se pi^opager; bientôt elle devint bruyante, parleuse et affairée, il n'y eut plus de place que pour elle; à entendre ses partisans, on (!ilt pu croire qu'ils avaient tout fait, tout fondé, que sans leur inter- vention toute-puissante il ne se pouvait plus rien ac-

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complir de bon. D'autres personnes^ d'un esprit fort dif- férent et qui ont vu les choses de près, affirment au contraire qu'elle a fait prendre à maint soldat de Jésus- Christ des bottes de plomb dont saint Paul ne fait pas mention en décrivant l'armure du chrétien; qu'elle a entravé le réveil avec son lourd bagage dogmatique et sa sécheresse, si bien que le mouvement s'est ralenti et en quelque sorte cantonné à mesure qu'elle s'est em^ parée des esprits. Aussi lorsque l'intellectualisme ré^ clame la priorité dans l'œuvre de rénovation du com- mencement du siècle, ceux qui sont d'un autre avis rappellent-ils la fable des Frelons et des Mouches à miel et cette parole de l'Evangile : D'autres ont travaillé et vous êtes entrés dans leur travail.

Du reste c'est une simple querelle de famille, qu'il suffira d'avoir signalée et qui se videra peut-être un jour. Revenons aux exploits incessants de l'intellectua- lisme, que rien n'arrête et qui semble se relever plus fort de toutes ses défaites. Le réveil perd journellement de sa spiritualité primitive, de cette fleur de mysticisme qui avait fait sa fraîcheur et sa force, pour devenir er- goteur et toujours plus amateur de la lutte. Ainsi, chez les dissidents, on en vint à justifier ses formes d'E- glise, d'organisation, et jusqu'aux moindres détails de la discipline et de la casuistique, par autant de passages de l'Ecriture, qui devait avoir tout prévu. Partant de l'hy- pothèse, alors généralement admise, que la Bible doit renfermer des instructions complètes sur tout ce qui touche au culte et aux formes, les séparés n'étaient tout simplement que logiques en lui demandant une consti- tution d'Eglise complète pour l'imposer ensuite à tous les fidèles comme étant seule de droit divin. Pendant qu'on en était au plus fort de cette lutte et que les dis-

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sidenls, retranchés derrière la lettre de l'Ecriture et ayant pour eux l'avantage d'être les plus conséquents, comptaient sur une victoire décisive, une vraie bombe incendiaire vint jeter le désarroi et l'alarme dans leurs rangs. C'était le même solitaire avec lequel nous venons de faire connaissance qui l'avait lancée d'une main vi- goureuse et impitoyable. Il avait jusqu'alors eu plus ou moins sa place dans le camp des dissidents, lorsque, s'apercevant tout à coup qu'il favorise aujourd'hui lui- même ce formalisme, cet intellectualisme intraitable auquel il faisait, hier encore, une guerre vigoureuse dans Christionismeet Théologie, il publie ses Recherches sur la constitution des Eglises. Cet écrit établit victorieu- sement que l'Ecriture ne nous a laissé aucun exemple obligatoire, ni aucun type définitif et de droit divin pour l'organisation des Eglises. Il arrache les dernières racines de catholicisme qui se trouvent dans la concep- tion ecclésiastique de beaucoup de protestants. A en ju- ger par l'impression qu'elle fit, soit sur les nationaux, soit sur les dissidents, cette brochure paraît être venue trop tôt. Le fait est qu'on était si généralement engagé dans une fausse manière de considérer l'Ecriture qu'on ne sut pas apercevoir la révolution qui s'annonçait. Les dissidents, en particulier, ne surent que se voiler la face et, dans leur scandale, ils ne virent, dans l'ouvrage de M. Bost, que le manuel du scepticisme ecclésias- tique. C'est le contraire qu'il eût fallu dire; la question se trouvait, pour la première fois, placée sur son vrai terrain. Cet opuscule, il est vrai, a donné le coup de mort à l'ancienne dissidence, il a miné l'édifice par la base; mais en rappelant aux hommes du réveil que l'esprit doit passer avant la lettre, le fond avant la forme, il les a conduits à examiner si peut-être l'esprit tout en-

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lier du Nouveau Testament n'ordonnerait pas aux chré- tiens de se séparer du monde d'une manière encore plus pressante que quelques expressions vagues et contestables éparses dans les épîtres. C'est à partir de ce moment que quelques hommes travaillèrent à im- primer au mouvement ecclésiastique une direction toute nouvelle. Jusqu'alors on n'avait eu que des congréga- tions dissidentes reposant sur une notion théocratique de l'Eglise et de l'Etat et aspirant à restaurer, autant que faire se pouvait, la théorie de Calvin; à partir de ce mo- ment on vit un esprit nouveau prendre toujours plus l'asceiidant. C'est lui qui a fini par donner naissance aux nouvelles Eglises indépendantes. Celles-ci ont ab- sorbé plusieurs des anciens dissidents, tandis que ceux qui étaient déjà trop envahis par le formalisme et l'in- tellectualisme pour échapper à ses meurtrières étreintes sont allés goûter ses fruits les plus amers dans le plymouthisme, sans contredit la plus ergoteuse, la plus intellectualiste et la plus formaliste des sectes, malgré son mépris affiché des formes et ses hautes prétentions à la spiritualité.

Néanmoins, pendant que le grand ennemi du chris- tianisme, cet intellectualisme qui sacrifie les sentiments aux raisonnements, les faits à la théorie, était battu sur le terrain ecclésiastique, il se préparait à prendre sa revanche sur un point bien plus important. C'est une tactique qu'il a continuellement suivie depuis le début du réveil jusqu'à nos jours, et qui lui a admirablement bien réussi. Cela se conçoit : comme tout le monde por- tait en soi les germes de la maladie, plus ou moins dé- veloppés, dès qu'un fer secourable retranchait un membre atteint, on pouvait être assuré de voir repa- raître le mal avec une intensité nouvelle sur une portion

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du corps jusqu'alors estimée saine. Chassé et battu sur un point, l'intellectualisme s'est toujours transporté sur un autre, en se déguisant si bien que ceux mêmes qui l'avaient combattu sous sa précédente forme ne le reconnaissant plus, devenaient ses apùtrcs les plus zé- lés. Ainsi les hommes qui le combattirent vivement lorsqu'il mit en avant les doctrines ultra-calvinistes, le patronèrcnt chaudement quand il devint dissident étroit; puis, les fidèles qui n'éprouvèrent aucune sympathie pour lui aussi longtemps qu'il garda cette dernière forme, devinrent ses plus ardents partisans lorsque, faisant un suprême effort pour reprendre de haute lutte tout le terrain qu'il avait perdu, il essaya d'enlacer d'un seul coup l'intelligence et la conscience des chrétiens dans ses redoutables bras de fer.

Nous touchons à la publication de la Théopneustie ou pleine inspiration des saintes Ecritures. C'est sans la moindre contrainte et du meilleur cœur du monde qu'on peut rendre hommage aux excellentes intentions de l'auteur et à son christianisme qui vaut infiniment mieux que sa dogmatique, sans que cela empêche de déclarer que ce livre, que Ncander, après l'avoir parcouru, mit de côté dune manière assez irrévé- rente, est un des produits les plus regrettables du réveil. N'en faisons pourtant pas un crime à M. Gaus- sen; il lui appartient beaucoup moins qu'il n'y peut paraître ; son auteur ne fit que systématiser et fixer ce qui était dans l'air et répondre à une attente presque générale. Quel long chemin on a déjà parcouru depuis les premières années du réveil ! La Tliùopncuxtie est dictée par le meilleur des sentiments; elle aspire à être une œuvre éminemment pratique et utile, cl tou- tefois elle sent de loin la scolastique; c'est un écho

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affaibli, mais authentique, de cette école qui avait in- spiré le Formnloire de consentement. Ce n'est pas clans une époque de formation et de développement normal qu'on se place à un tel point de vue ; il s'agit purement et simplement de conserver tout un passé dogmatique en le faisant passer sous le drapeau du pur et simple Evangile; nous respirons un souffle de restauration, j'ai presque dit de décadence. Il ne s'agit plus, comme aux beaux jours du seizième siècle, de faire reposer la foi en l'Ecriture sur le témoignage que le Saint-Esprit de Dieu rend au cœur des fidèles, l'inspiration plénière, le dogme des dogmes, supplante tout et suffit à tout. Ce fut sans contredit le coup le plus hardi de l'intel- lectualisme et, pour mieux en assurer le succès, il le fît porter par la main d'un homme plein de poésie et de vie , dont tout le monde prenait plaisir à admirer la piété et l'aimable caractère. 11 était impossible de mieux se déguiser.

Aussi, quand la Tliéopneustie parut, on n'en mesura guère la portée. Le fait demande à être noté. Il prouve à quel point l'esprit, dont ce livre était la plus pure manifestation, avait à cette époque envahi le réveil. Il provoqua pourtant une protestation digne et ferme. Chose curieuse ! elle partit de ce même pays qui avait été le théâtre des troubles du Consensus, de ce même canton deVaud, les idées scolastiques et dogmatiques paraissent avoir toujours été moins à leur aise qu'ail- leurs. L'esprit des pères qui avaient repoussé l'inspi- ration plénière du Formulaire de consentement, semble se réveiller à point nommé pour inspirer aux fds une résistance du même genre. Une critique fort bien faite, qui parut dans la Reme suisse (tome IV, 1841), après avoir dit que l'édifice repose sur une base erronée, sut

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une foule d'assertions « qui toutes attendent leurs preuves, » apprécie en ces termes la portée morale et la signification théologique de l'écrit de M. Gaussen : « Phénomène étrange! un livre fait par un homme plein de candeur, un livre dont toutes les pages et dont tous les détails respirent la candeur la plus rare et la plus exemplaire, ce livre semble manquer de candeur dans sa construction générale et dans l'ensemble de ses parties. Comment ne pas soupçonner dans la pensée qui lui a donné naissance une erreur embrassée de bonne foi, la bonne foi se montrant dans chaque dé- tail, et l'erreur ayant imprimé sur l'ensemble le cachet de sa fausseté?»

« Si nous rejetons l'hypothèse de l'inspiration ver- bale, car c'en est une, ajoute le critique, ce n'est pas que nous ayons l'ombre d'une restriction à taire à la confiance absolue que nous avons vouée à la Bible... Ce n'est pas que nous adoptions le triage combattu pjir M. Gaussen; mais entre les hypothèses qu'il repousse et celles qu'il adopte il y a une large place pour la vé- rité. »

Ce langage est caractéristique. Il montre que chez le critique du moins l'intellectualisme n'avait pas dit en- core son dernier mot. On ne se croyait pas obligé de choisir entre une Bible pleinement inspirée et infail- lible de tout point, et un volume privé de toute auto- rité. Il n'était pas connu alors le mot d'ordre : Tout ov rien, blanc ou noir, que les adversaires des demi-véri- tés, ainsi qu'ils s'appellent, ont présenté depuis comme le remède à tous les maux. On n'avait pas inventé cette idée, un peu neuve, en vertu de laquelle il ne doit y avoir que deux couleurs dans le monde moral , reli- gieux et Ihéologiqiie, deux nuances dans l'arc-en-ciel,

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Il fallait toutes les exigences d'une vive controverse pour arracher à des esprits ardents des expressions de ce genre qui nous montrent l'intellectualisme aux abois.

Mais revenons à notre critique de la Revue suisse. « Un double caractère de notre réveil religieux, dit-il, c'est d'être à la fois trop dogmatique et plein de dédain pour la science... On a confondu la religion et la théo- logie au détriment de l'une et de l'autre. Tout ce que la religion a de simple, d'immédiat, de personnel, d'indépendant de tout élément préliminaire , on n'a pas su le garder dans le sanctuaire des douces, des saintes, des précieuses impressions religieuses. On Va promptement et improprement transporté dans le champ de la science. On a ainsi érigé en principe le dédain de tous les instruments d'une saine théologie, et l'on n'a cependant pas cessé de vouloir faire une théologie, dès lors aventurée, dont les erreurs ont maintes fois porté des fruits bien amers. C'est avec un vrai chagrin que nous avons trouvé cette confusion de la religion et de la théologie posée en principe dans la préface. »

C'est bien cela ! c'est bien ce mauvais génie du ré- veil que M. Bost reconnut au berceau, qu'il combattit vigoureusement dans Christianisme et Théologie lors- qu'il fut parvenu à la jeunesse; qu'il transperça dans ses Recherches , et contre lequel la Revue suisse est ré- duite à protester lorsque, se redressant toujours plus vigoureux à la suite de chaque défaite, il se montre dans la maturité de l'âge avec la Théopneustie K

* Dans un article de VEspérance, celle d'autrefois s'entend, on protesta aussi énergiquement contre la tendance formaliste et en faveur de la spiritualité. Ce sont les derniers échos d'une voix qui va s'éteignant pour devenir bientôt suspecte. (Voir VEspérance du 27 avril 1839.)

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Néanmoins l'élan était donné : la tendance scolas- tique avait été définitivement systématisée, elle avait reçu son couronnement des mains de M. Gaussen. Aussi conquit-elle toujours plus de terrain chez un petit nombre, au point de tout dévorer, comme chez les darbystes. Mais i)ien qu'elle gagnât en intensité, elle commença à perdre en étendue ; beaucoup de per- sonnes lui échappèrent sans faire grand bruit. Deux événements ecclésiastiques importants allaient bientôt démontrer de la façon la plus claire la vanité des pré- tentions de l'intellectualisme. Que s'était-il proposé? établir l'autorité de la Bible et partant de la dogma- tique traditionnelle par des procédés exclusivement scolasliques, sans appeler au conseil ni le témoignage du Saint-Esprit, ni les besoins de la conscience natu- rellement chrétienne. La doctrine de l'inspiration plé- nière fut chargée de venir poser la clef de voûte à cet édifice qu'on croyaitdevoirêtreéternel. Vaine illusion ! il branlait déjà! il allait s'écrouler. Les architectes avaient été tellement absorbés par le besoin de faire place aux pierres carrées et anguleuses qu'ils avaient oublié le ciment sans lequel toute la structure était exposée à s'abîmer au moindre choc. Pour appuyer et légitimer la dogmatique chrétienne on avait eu si bien recours aux procédés de la logique formelle, à des considéra- tions intellectuelles et scolastiques, qu'à l'heure du péril il ne se trouva plus suflisamment de cet élément mystique dont on avait tellement fait fi, pour intéres- ser à cet édifice laborieusement élevé. En 1839, le clergé du canton de Vaud, ((ui représentait assez bien la théologie du réveil, se laissa enlever par le gouver- nement la Confession de foi helvétique qu'il était presque unanime à défendre. Il est vrai, on a réparé la

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faute en dans des circonstances moins favorables; mais, trois ans plus tard, le clergé évangélique de l'Eglise réformée de France, allait donner au monde le même spectacle. Au synode de 18i8, lorsqu'il est question de proclamer la foi de l'Eglise, on se sépare sans avoir rien fait; je me trompe, les plus zélés défen- seurs de l'orthodoxie avaient signé une adresse solen- nelle aux Eglises, dans laquelle ils se déclaraient heu- reux d'être tombés d'accord sur le fondement avec ceux qui avaient été auparavant et qui sont demeurés depuis leurs adversaires les plus acharnés. Toute ques- tion personnelle laissée de côté, l'histoire impartiale s'égarerait-elle en signalant dans ces faits une preuve de l'insufFisance de l'intellectualisme théologique pour sauvegarder les vérités chrétiennes ? La scolastique s'était ensevelie dans son triomphe; l'ancien parti évan- gélique du réveil avait cessé d'exister, il aurait suffi du moindre choc pour le dissoudre. Au lieu de cela, nous eûmes une redoutable crise suscitée toujours par ce mauvais génie insatiable, l'intellectualisme, qui mettait en avant de nouvelles exigences et allait faire bien d'autres victimes.

II

LA CRISE

II y a aujourd'hui plus de dix ans qu'elle a éclaté et elle n'a pas encore dit tout à fait son dernier mot. Dans cette période singulièrement courte, puisqu'il s'agit des intérêts éternels, l'esprit français, toujours prompt et excessif, a parcouru lestement tous les dé- grés intermédiaires entre le dogmatisme le plus com- plet et le plus intraitable que nous signalions il n'y a qu'un instant et le scepticisme le plus absolu que nous allons voir faire son apparition. On a assisté à de nombreux engagements , à des combats très animés, à des affaires singulièrement chaudes; des avantages in- contestables ont été remportés. Cependant, somme toute, si on a vu beaucoup de vaincus, on attend encore les vainqueurs.

Au milieu de la poussière du combat, nous avons vu se diriger tout à coup de ce côté-ci du Rhin, un personnage qui depuis longtemps ne hantait plus la terre deFrance. Prompte, agile, la tète pleine de beaux projets, dési- sireuse de réparer le temps perdu, légère et court vê- tue elle allait à grands pas.

Je ne sais qui doit être rendu responsable du fait, mais il n'est que trop certain; oui, en dépit du passé

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le plus glorieux, dans le pays d'Amiraud, de Basnage, de Dumoulin, en dépit du glorieux souvenir dos aca- démies de Sauniur et de Sedan, sans tenir nul compte du grand Calvin, ce personnage, qui avait furtivement passé le Rhin muni d'un passe-port allemand plus ou moins authentique, a été salué du nom de théologie française, et on s'est plu à répéter qu'il n'y en avait et qu'il ne pouvait pas y en avoir d'autre. Et puis, lors- que les accidents trop aisés à prévoir ont signalé cette course précipitée, tel s'en est prévalu pour se faire une facile réputation de prophète ; un autre a atïecté de considérer d'un œil navré cette catastrophe dont il pre- nait aisément son parti. Tous ceux qui avaient été écla- boussés ont repris leurs espérances; les morts mêmes se seraient proclamés vainqueurs, si l'absence complète de voix n'avait trahi leur courage.

C'est donc M. Edmond Schérer qui, d'un commun accord, est proclamé par ses amis et ses adversaires le père responsable de ce mouvement théologique dans ce qu'il a de bon, comme aussi dans ce qu'il laisse à dési- rer. Avec sa démission débute la crise; il tient encore le haut bout dans la marche actuelle ; et l'intervalle entre les deux points extrêmes est en grande partie rempli par son activité qui est décisive et prédominante. On comprend donc qu'il ne saurait être possible de saisir l'esprit du mouvement qui a entraîné tant de personnes sans bien se rendre compte du caractère théologique et de toute la personnalité de celui qui l'a dirigé. Aussi nous sommes-nous réjoui en apprenant, vers la fin de l'année dernière, que M. Schérer publiait un nouvel ouvrage; nous comptions y puiser plus d'une explication importante. Jugez du désappointe- ment lorsque, ces jours-ci, ouvrant le volume, j'aper-

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çois immédiatement qu'il n'est pas fait pour nous ! L'auteur nous abandonne, il l'a déjà fait; se?, Mélanges sont composés en vue de l'introduire dans le public nouveauqui s'empresse de l'accueillir; quant au nôtre, il ne s'arrête pas même à en prendre congé. Les arti- cles reproduitsdans ce volume se divisent en trois clas- ses : les ims exposent, d'une manière fort incomplète*, les graves difficultés de tout genre qui se sont élevées dans l'esprit de l'auteur; dans la seconde il prend plus ou moins congéde lathéologie ; la troisième classe doit l'introduire dans le grand monde de la littérature, de la philosophie et de la politique. Sans contredit, il est toujours permis de rompre avec les gens qu'on ne tient plus à fréquenter : il suffît de leur dire leur fait en partant, mais dans ce cas-ci quelques mots de plus nous auraient paru singulièrement à leur place. M. Schérer nous quitte aujourd'hui, et nous savons fort bien pourquoi. Mais qu'est-ce donc qui l'avait, jeune en- core, attiré dans notre petit monde maintenant trop étroit pour ses talents? Qu'était-il venu chercher dans les rangs des hommes du réveil Avait-il été attiré par leurs qualités ou peut-être par leurs défauts plus nom- breux encore ?

On sent à merveille combien un mot sur ce point intéressant eût été important pour nous. La jwéface semble bien vouloir toucher à ce sujet, mais elle est sur l'article essentiel d'un laconisme désespérant. Ecoutez

' Ainsi les Mélanges ne reproduisent ni la lettre de démission, ni plusieurs articles indispensables pour comprendre le dévelop- pement de la pensée de l'auteur; et d plus, l'ordre clironolopri- quo de publication n'est pas toujours observé. Le milieu et la lin du volume sont évidemment la cliose essentielle aux yeux de l'auteur.

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plutôt l'auteur lui-même : «Quant aux changements que l'on pourrait signaler dans plusieurs de mes opi- nions, je ne cherche point à m'en défendre. Je sens trop vivement moi-même combien ce volume renferme de manières de dire et de penser qui me sont peu à peu devenues étrangères. Au reste, un changement n'est par lui-même ni un sujet de blâme, ni un mérite. Toute la question est de savoir s'il est l'effet d'un déve- loppement et s'il constitue un progrès Ces varia- tions de sentiment et de style dont mes articles portent la trace, en font comme les mémoires d'une vie intel- lectuelle assez agitée et leur prêtent, à mes yeux, un intérêt dont le lecteur ressentira peut-être quelque chose à son tour. » M. Schérer est beaucoup trop mo- deste, tout lecteur intelUgent ressentira un vif intérêt à la lecture de ses Mélanges ; seulement il risque de ne pas en pi-ofiter et d'être hors d'état de s'en rendre en- tièrement compte. Pour savoir si ses divers change- ments sont l'effet d'un développement et s'ils consti- tuent un vrai progrès, il serait indispensable de con- naître le point de départ. Or, sur cet article capital, le silence est absolu, la clef précieuse nous fait défaut, et ces Mélanr/es, si intéressants, demeurent, à beaucoup d'égards, un livre fermé. Suivant le chiffre que chacun est condamné à choisir, à ses risques et périls, le sens qu'on obtient est tout différent. Supposez-vous par exemple que M. Schérer a été un moment attiré dans l'orbite du réveil par l'intellectualisme que nous avons décrit? Alors tout s'explique et devient d'une clarté aussi instructive que saisissante; nous avons dans les Mélanges la suite des entreprises de la scolastiquc pro- testante contre l'élément religieux qui avait prédominé à la Réformation ; M. Schérer nous apparaît comme un

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esprit logique et hardi qui, fasciné un instant par le mauvais génie du réveil, le prend au sérieux, et le ré- duit à l'absurde en lui faisant produire impitoyable- ment toutes ses conséquences, sans cependant réussir à écraser le monstre qui a transpercé son vainqueur de ses dards les plus empoisonnés.

Supposez-vous, au contraire, que M. Schérer est en- tré dans le réveil par une autre porte ? Admettez-vous qu'il y a été attiré par des besoins religieux et prati- ques, au lieu de l'accepter parce qu'il a cru un instant qu'il répondait à toutes ses exigences intellectuelles? Alors tout change de face, et les Mélanges deviennent en quelque sorte une tragédie sombre et effrayante. M. Schérer s'y montre comme un lutteur singulière- ment vigoureux qui finit par être à son tour la glo- rieuse victime de cet intellectualisme qui a déjà para- lysé tant de beaux talents et de forces précieuses. Qu'elle ne serait pas alors la responsabilité de la théo- logie du réveil et de ses plus illustres représentants! Mais non; ils ne sauraient être ni les seuls ni même les plus grands coupables, car, après tout, il n'est pas si aisé, le voulût-on, de transformer un homme de la va- leur de M. Schérer en vulgaire martyr comme tant d'autres. Et puis comment comprendre qu'il se fîit laissé faire ainsi? Gomment admettre qu'après avoir trouvé avant tout dans l'Evangile un aliment pour son cœur et sa conscience il ait fini, sur la foi de quelques docteurs dont il connaissait la portée, par ne plus y voir qu'un appât pour l'intelligence et une occasion d'exer- cer les facultés logiques? Nous ne saurions admettre qu'un esprit généreux, qui a une fois savouré l'Evan- gile, puisse se le laisser ravir par de prétendus disciples occupés à le défigurer. Dans ce moment-là, plus on

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éprouve de répulsion pour la caricature el plus on s'attache à l'original qu'on a l'inefiable bonheur de posséder; un grand cœur et un grand esprit se don- nent pour mission de venger le maître des torts que lui font les disciples.

On le voit, les difiîcultés abondent dès qu'on admet cette explication. Et cependant c'est celle que nous pré- férons de beaucoup. Que M. Schérer consente à se pla- cer un instant à notre point de vue, il verra tout de suite que notre préférence est dictée par une sincère recon- naissance et une vieille amitié. Qu'il veuille donc ne pas sourire en nous voyant incliner personnellement vers la plus difficile et en apparence la plus inexpli- cable des explications. C'est qu'elle nous garantit qu'a- près avoir heurté, traversé et couvert de ruines notre petit monde théologique, la comète qui se hâte aujour- d'hui vers des deux plus vastes et plus brillants, ne pourra manquer d'être ramenée tôt ou tard à son point de départ, en vertu d'une nécessité exclusivement mo- rale celle-là, puisqu'elle repose sur l'impossibilité que la lumière et la vérité une fois victorieuses soient de nouveau surmontées par les ténèbres et l'erreur.

Nul ne saurait m' effacer de ton livre; Nul ne saurait me soustraire à ta loi. C'est ton regard qui fait mourir et vivre ; Je suis à toi, je suis à toi !

Sur cette terre tu veux que j'habite, 0 mon Sauveur ! mon Dieu ! je suis à toi ! Et dans le ciel ta grâce m'invite. Encore à toi, toujours à toi !

Nul ne saurait m'effacer de ton livre! Oui, c'est cela! M. Schérer ne peut manquer d'être au bénéfice des paroles de ce beau cantique qui continueront à édifier

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longtemps l'Eglise et à réveiller dans plus d'un cœur de mélancoliques souvenirs traversés par les plus dou- ces espérances.

Mais encore une fois ce ne sont que de simples conjectures. M. Schérer s'est réservé le secret, le chiffre qui seul peut donner la clef de ses Mélanges et leur phi- losophie. En attendant, qu'il trouve bon de nous le ré- véler lui-même, à son jour et à son heure, et l'attitude qu'il a prise et maintenue dans toute cette crise, faisant ses études au grand air, nous donne lieu de compter qu'il ne voudra pas nous ravir à jamais ce mot si né- cessaire à notre édification, en attendant, dis-je, que M. Schérer lui-même veuille bien briser les sceaux posés sur ses Mélanges, il demeurera un livre fermé pour ce- lui qui, habitué à ne pas se contenter de la surface, éprouve un invincible besoin d'aller au fond des cho- ses, à moins, toutefois, qu'il ne réussisse à glaner ail- leurs d'autres informations.

Ne pouvant nous résigner à la première alternative, nous avons tenté de la seconde voie qui ne peut rien offrir de périlleux ni d'indiscret, les précédentes réser- ves une fois faites. La vie intime demeure toujours fer- mée à la critique, mais la vie publique et les idées lui appartiennent sans partage. Ce n'est assurément pas M. Schérer qui s'inscrirait en faux contre la maxime suivante, du moins sévère et du plus sympathique des publicistes : a L'intelligence n'ayant affaire qu'avec des idées, choses abstraites et insensibles, n'a point de cha- rité à exercer. La charité dans cette application serait un suicide'. » Ce n'est qu'en se tenant rigoureusement à ce précepte que la critique peut être sérieuse et

Esprit d'Alexandre Vinet. Tome II, p. 70.

se garder de toute personnalité, précisément parce qu'elle fait complète abstraction des personnes. C'est de M. Schérer lui-même que celui qui écrit ces lignes a appris à traiter les idées qui courent par le monde comme si elles étaient sans père ni mère, ou mieux les filles d'autant de MM. X. et Y., et il ne songe pas en- core à renoncer à ce genre qui passe pour si peu ai- mable, bien qu'il soit le seul impartial et exclusif de toute personnalité. Pour ce qui est de cette critique généreuse et sage, qui prodigue les éloges, le talent et le génie aux produt;tions les plus ordinaires des puis- sants en pleine jouissance d'une réputation usurpée, et qui se garde de dire maladroitement le bien qu'elle pense de ceux qui n'ont pas un parti derrière eux pour les appuyer, nous espérons bien ne jamais tomber dans son genre de personnalité. Mais revenons.

Du moment on consulte l'ensemble des publica- tions de M. Schérer pour se demander de quel pied il a abordé le christianisme, on est refoulé vers la première supposition et contraint de renoncer à la seconde, mal- gré tout le désir qu'on éprouve de tenir celle-ci pour la vraie. Non-seulement le célèbre professeur paraît avoir abordé le christianisme avec des préoccupations essen- tiellement intellectuelles et spéculatives, ce qui ex- plique fort bien comment il a pu se lancer franchement dans le mouvement du l'éveil qui lui a paru les satis- faire, — mais encore tout tend à prouver qu'il a été amené à recevoir l'Evangile par la méthode d'autorité, sur la foi de ces preuves externes qu'on sait et dont il a fait plus tard si bonne justice. M. Schérer a accepté en bloc le système orthodoxe, parce qu'il lui paraissait donner la vie, mais il n'a pas débuté par s'approprier la vie de Christ, sauf plus tard à la systématiser de son

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mieux, elle et les divers phénomènes qui s'y rappor- tent. On sent que toute la question est là; le point de vue entier est compris dans le premier principe dont les évolutions subséquentes ne sont que l'épanouissement. Alors tout se simplifie et s'explique; il y a développe- ment, progrès normal. Seulement, comme en philoso- phie, tout ce qui suit ne vaut ni plus ni moins que le premier principe; les changements, quoique étant l'ef- fet d'un développement, ne sont pas pour cela à l'abri de toute attaque, car chacun sait qu'il y a développe- ment et progrès, non-seulement dans de bonnes mais aussi dans de mauvaises directions. Encore une fois c'est le principe premier qui seul importe ici. Or tout autorise à croire qu'il fut celui de cet intellectualisme que nous avons cherché à caractériser dans la première partie de ce travail. Ecoutez plutôt ce qui suit :

« Lorsque l'homme arrive à un certain degré de son développement intellectuel et moral, il est une question qui ne tarde pas à se dresser devant lui, à attirer son attention, à préoccuper son esprit, demandant une so- lution au nom de ses intérêts les plus précieux et de ses sentiments les plus sacrés. Il s'agit d'une alternative, il faut choisir, mais les deux termes sont également em- barrassants et difficiles. On a beau sonder, examiner, le mystère ne révèle point son secret, et si la spéculation pouvait jamais étouffer le cri de la conscience et faus- ser l'instinct de notre nature intime, le scepticisme ou le désespoir ne tarderait pas sans doute à arrêter l'essor que l'âme allait prendre dans les régions de l'intelli- gence et de la vertu. Cette question est celle de la li- berté morale de l'être humain; ces termes sont liberté, fatalisme; cette alternative c'est d'un côté Dieu, la res- ponsabilité, la vertu; de l'autre, le sort, l'épicurisme.

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l'indifférence morale des actions. On le voit dès l'abord^ c'est en quelque sorte la plus haute des questions, la plus capitale pour l'homme, la plus pressante. Mais en la considérant de plus près, on en aperçoit encore mieux toute la portée. On la voit se rattacher à la ques- tion plus générale des rapports du fini à l'infini, du re- latif à l'absolu, du contingent au nécessaire, de la créa- ture au créateur, problème dont on peut considérer la solution comme la tâche commune que se sont posée et transmise tour à tour les divers systèmes de la philoso- phie moderne. Enfin dans sa connexion spéciale avec la dogmatique chrétienne cette question a une étendue non moins considérable. Elle ne constitue point une doctrine particulière et isolée, l'idée de la liberté hu- maine dans ses rapports avec l'activité divine est en quelque sorte à la racine de toutes les parties du sys- tème évangélique ; le grand fait de la chute primitive qui forme la base de l'édifice et le point de départ du développement théologique du christianisme, réclame avant tout une détermination de ces rapports, et la no- tion de la nature morale de l'homme et de ses besoins religieux dépend également de cette solution préa- lable. »

Telle est la première page par laquelle M. Schérer, quittant à peine les bancs de l'école, a fait son entrée dans notre monde théologique, alors distrait ou préoc- cupé de soins qu'il estimait beaucoup plus pressants que celui de la relever. Peut-être rentrera-t-elle diffi- cilement dans l'obscurité d'où elle sort dans ce mo- ment. En tout cas ce serait bien à tort, car, jusqu'à nouvel informé, elle contient l'auteur tout entier; l'é- nigme disparaît, le nœud gordien est dénoué, le sphinx a rencontré son Œdipe, ou mieux, pour prévenir toute

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accusation de manque de modestie, le sphinx a lui- même trahi son secret, sans s'en douter.

On a souvent remarqué qu'un penseur, appelé à agir sur son époque, se révèle volontiers d'une manière complète dans son premier écrit qui renferme tout en germe. Il va sans dire que la perspective changera; que ce qui était à l'arrière-plan sera mis en saillie; que les proportions varieront; mais peu importe : les éléments ne changent plus; ils ne font qu'être soumis à des com- binaisons diverses. C'est ainsi que tout le cartésianisme se trouve dans le Discours de la méthode, et tout le sché- rérisme dans la page citée ou, si vous préférez, dans l'opuscule dont elle est le programme Vous retrouvez ce style clair, nerveux, riche d'idées dans sa con- cision, sobre d'images, avare d'expressions superflues, mais grand amateur de formules, de mots techniques, qui, s'ils déplaisent au vulgaire, ont, aux yeux des ini- tiés, l'inmiense avantage de bien poser les questions. Puis, dès le début dans la carrière, le jeune homme vous donne la portée de son esprit; du premier pas, je ne dis point d'un bond, il s'élève aux plus hautes cimes. On l'y suit avec un intérêt tout particulier, et un peu haletant soi-même depuis qu'on sait qu'il ne les quitte plus, que ce problème sera celui de sa vie, une pensée grande et forte abordée franchement dans la jeunesse, âge de toute les hardiesses, et que M. Schérer

' Histoire du Dogme de la liberté morale. Première période: Depuis la doctrine du Nouveau Teslanient jusqu'à saint Augustin. Thèse présentée à la faculté de théologie prolestante de Strasbourg, et soutenue publiquement le mercredi 24 juillet 1839, à cinq heures du soir, pour obtenir le grade de bachelier en théologie, par Edmond Schérer, de Paris (Seine), bachelier es lettres. Stras- bourg, 1839. Berger-Levrault.

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ne doit plus abandonner dans l'âge mûr, même après être retombé, les ailes brisées, de ces hauteurs Tair est rare et les dangers nombreux.

Mais n'anticipons pas. Le jeune débutant se meut parfaitement à l'aise dans ces régions que fuient in- stinctivement d'autres esprits, moins hardis ou peut- être plus profonds. Ce n'est point qu'on ne craigne çà et de le voir trébucher et rouler dans l'abîme dès les premiers pas. C'est ainsi qu'on n'aime guère lui voir jeter négligemment à la fin d'une note, au bas d'une page, cette pensée qui est un germe destiné à prendre plus tard de grands développements : « Quant à la dis- tinction entre liberté relative et liberté absolue, nous ne l'avons point faite, parce que la dernière seule nous paraît véritablement mériter le titre de liberté*. » G'esï de que sortira plus tard l'autocratie de la conscience chrétienne, puis de la conscience tout court, puis de la critique; enfin le subjectivisme réussira si bien à échapper à tout contrôle, que, nouveau Jean sans Terre, il se trouvera dans un royaume vide, en face d'une innombrable armée de points d'interrogation.

Il y a mieux encore : le hardi jouteur, de bonne heure amateur de l'absolu, accorde si bien ses droits à l'infini qu'il ne laisse plus de place à côté de lui pour le fini. « C'est en vain, dit-il, que, par respect pour la liberté de l'homme, on cherche à faire de celle-ci un terrain indépendant dont Dieu est exclu; c'est en vain qu'on considère cette exclusion comme libre et voulue de Dieu même; c'est en vain qu'on ajoute qu'il ne cesse pohit par d'être infini ; la conscience théologiqm ré- clame contre toutes ces assertions. Du moment l'in-

Note de la page 2.

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fini pose le fini en dehors de soi, il ne peut rester infini qu'à condition de pénétrer entièrement ce fini, comme le rayon de lumière pénètre le milieu trans- parent et se prolonge au delà. Du moment, au con- traire, où le fini est conçu comme prenant en face de l'infini une position quelco.^que d'indépendance, il y a limitation, c'est-à - dire S anéantissement de l'infini; car un infini limité, c'est un infini fini, ce qui est une contradiction dans les termes ^. » Ainsi voilà qui est assez clair. Pour la plus grande gloii'e de Dieu, on le conçoit de telle façon qu'il ne lui est nullement loisible de laisser exister à côté de lui des êtres prenant une position quelconque d'indépendance. D'un coup de plume nous voilà privés de la seule bar- rière qui nous sépare du panthéisme. Ce second germe, ce nouveau principe, non moins fécond que le pre- mier, rejette ouvertement la possibilité d'une indivi- dualité digne de ce nom, en même temps qu'il contient implicitement la négation du surnaturel et du péché, en faisant poindre déjà la conception d'un Dieu dont l'action irrésistible « pénètre entièrement le fini, comme le rayon de lumière pénètre le milieu transparent et se pro- longe au delà. » Ainsi la distinction fondamentale entre la pénétration métaphysique et la pénétration morale du fini par l'infini est nulle et non avenue. L'auteur ne conçoit pas que Dieu puisse pénétrer l'homme, être libre et moral, autrement que comme le rayon de lu- mière pénètre le milieu transparent. L'action de Dieu sur

> Remarquez de bonne heure l'emploi de cette formule, c'est- à-dire, dont l'abus a plus tard été reproché à M. Schérer. Grâce à elle, il arrive un moment les antinomies, en apparence les plus irréductibles, se trouvent ramenées à l'unité.

' Histoire du Dogme de lu liberté morale, p. 7. ^

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le monde est donc conçue d'une façon exclusivement dy- namique, physique, naturelle, métaphysique si on veut; l'essentiel c'est que toute action libre et morale est niée. C'est tout simple, le jeune bachelier ès lettres n'admet aucune diflërence entre l'infini moral et l'infini maté- riel, ou mieuSj il ne distingue pas entre l'intini et l'in- défini, l'illimité, l'indéterminé. Et pourtant de ce temps- on devait étudier Descartes dans les collèges royaux de Paris. « Un infini limité, dit-il, c'est un infini fini. » Mais la question essentielle reste toujours : il s'agit de savoir si on ne peut admettre un infini, ou mieux, un Dieu personnel et infini, laissant subsister à côté de lui des intelligences également morales, personnelles et relativement libres, tout en s'efïorçant de les pé- nétrer d'une façon qui ne ravale pas le Créateur et la créature à n'être que des forces et des agents pure- ment passifs, exactement dans le même rapport l'un avec l'autre que la terre et la pierre qui tombe à sa surface, dominées qu'elles sont par l'aveugle loi de la gravitation.

Et puis, voyez le grand argument que l'auteur fait valoir contre la conception de Dieu que nous cherchons à défendre : « La conscience théologique réclame contre toutes ces assertions. » Si nous ne nous trompons fort, voilà le jeune débutant pris en flagrant délit d'intellec- tualisme ! La raison discursive n'aurait pas ses coudées franches, le système ne pourrait pas s'arrondir, s'agen- cer à souhait, donc on jette l'élément gênant par-dessus bord, oubliant que la boîte est faite pour la montre, le contenant pour le contenu, ne prenant pas garde que la logique formelle est tenue de se laisser inspirer par la matière même à systématiser, sous peine de passer constamment à côté de la vérité et d'étaler à nos yeux

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des cadres d'une symétrie admirable, mais entièrement vides et impropres à rien recevoir.

Ne soyons pourtant pas injuste en ne relevant qu'un des côtés de cette remarquable thèse. Le fait est que si le candidat dresse un acte d'accusation en forme con- tre la liberté, il donne aussi la parole à la partie ad- verse. Après quoi, le juge se récuse ou réserve son arrêt. Chose fort curieuse et entièrement contraire à l'usage généralement établi partout, nous avons vaine- ment cherché à la fin les thèses ou propositions qui doivent résumer la pensée d'un travail de ce genre; celui de M. Schérer est exclusivement historique. L'auteur a même l'air de croire qu'il suffit de mettre en présence les termes contradictoires, sans que le problème puisse être susceptible d'une solution satis- faisante.

Ecoutons donc la thèse et l'antithèse. Que nos lec- teurs nous pardonnent de nous attarder ainsi autour des premiers essais d'un jeune candidat; s'ils veulent bien se rappeler ce qu'il est devenu depuis, nul ne trouvera que nous perdions notre temps. Il n'y a que le premier pas qui coûte, dit-on avec beaucoup de sens; c'est que, plus que tout autre, il tire à consé- quence ; il importe donc de bien savoir de quel pied part un homme qui doit aller loin.

L'auteur examine ce qu'il y a à dire contre la liberté, au point de vue anthropologique et théologique.

Ce sont d'abord les circonstances providentielles qui viennent déposer dans ce grand procès. « Elles prési- dent à la naissance et au développement de l'individu et établissent entre les hommes mille différences d'exis- tence, de rang, de privilège, de bonheur, s'étendant au delà de la vie extérieure et matérielle ; elles agissent

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sur le corps, mais par le corps sur l'âme, et semblent pénétrer ainsi jusque dans le sanctuaire de la liberté... Nous ne décidons point de notre naissance, nous ne choi- sissons ni les parents qui doivent nous donner le jour, ni la patrie qui doit nous voir grandir; mais nous diri- geons tout aussi peu l'instruction qui doit nous éclairer, et cette éducation qui est appelée à exercer une in- fluence si décisive sur le cours de notre vie et qu'on peut considérer comme le moule dans lequel notre nature supérieure reçoit son empreinte et son carac- tère propres. » L'analyse psychologique fournit des données encore moins favorables à la liberté. La cause dernière de nos actes libres, tout le monde l'accorde, c'est l'état moral dans lequel nous nous trouvons. Mais d'où provient cet état moral lui-même? S'il est un produit de notre liberté, cette liberté a dose eu jadis le singulier privilège de se déterminer sans motif et a existé quelque part à l'état d'arbitraire; que ce soit dans le temps ou hors du temps, dans cette vie ou dans une vie dont nous n'avons plus ni souvenir ni conscience (liberté intelligible). Et si au contraire il est antérieur à l'exercice de la volonté et indépendant d'elle, que devient le libre arbitre de cette volonté qu'il gouverne d'une manière absolue et détermine causalement? » Le verdict que vient en dernier lieu porter l'expérience n'estpas plus favorable à la liberté de l'individu. «Chose étrange ! l'homme peut vouloir le bien, il a du moins la conscience de le pouvoir, et cependant sa détermi- nation est invariablement viciée, son choix penche uni- formément vers le mal, comme si, libre de jure, il ne l'était pas de facto, comme si sa liberté n'était qu'hypo- thétique, et n'existait qu'en idée sous forme d'élément logique des notions de mal et de responsabilité ! A tel

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point qu'on en vient à se demander comment^ en pré- sence de cette impuissance de la volonté à fournir, dans des produits alternativement bons et mauvais, le document authentique de la liberté de son choix entre le bien et le mal, la conscience humaine a pu retenir sa foi à l'existence d'une faculté qui ne laisse point de traces dans la sphère de la réalité. » Remarquons ici, en passant, que M. Schérer ne tient nul compte du fait de la culpabilité et du remords, qui ne sont logiquement explicables qu'en tant qu'on y voit des traces de la fa- culté de faire autrement qu'on n'a fait. L'auteur n'a pourtant pas voulu dire, déjà à cette date, que le do- maine de la conscience duquel ces phénomènes relè- vent, soit en dehors de la sphère de la réalité? une pure illusion?

Si du point de vue anthropologique la liberté paraît déjà étrangement compromise, nous passons sur le ter- rain théologique, tout devient plus grave. L'objection tirée du fait de la prescience divine ne paraît pas avoir beaucoup arrêté l'auteur, mais nous savons déjà qu'il en est tout autrement de celle qui tient à l'action divine. Nous avons cité plus haut les paroles remarquables qui prouvent qu'à cette époque déjà le jeune théologien l'entendait d'une façon qui excluait toute personnalité digne de ce nom, toute distinction entre le fini et l'in- fini. « Est-il besoin de demander encore ici, ajoute-t-il, ce que devient l'homme et sa spontanéité en présence de ce panergisme absolu? Instrument passif entre les mains de l'éternelle volonté, son indépendance ne semble-t-elle pas une chimère, sa liberté une illusion ? » Les décrets divins viennent en dernier lieu donner le coup de grâce à la liberté expirante. « Du moment l'Etre suprême agit, c'est qu'il veut : volonté nécessai-

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rement éternelle, immuable, irrésistible comme son acte même, avec lequel elle ne fait qu'un. »

Voilà le réquisitoire en règle contre la liberté : aucun chef d'accusation ne fait défaut et on s'attend à ce que le candidat porte un jugement définitif. Il ne le fait pas cependant : il déclare positivement croire à la liberté. Il sera intéressant de voir maintenant les considérants qu'il met en avant pour se renfermer dans une atti- tude si différente de celle que faisait prévoir l'acte d'accusation.

Ils sont de deux genres. Les uns sont empiriques : l'auteur se borne à en appeler aux faits. «C'est au fond de notre conscience, dit-il, que nous portons le senti- ment de cette liberté : on pourrait presque dire que ce sentiment est notre conscience même. Une idée préside à toute notre vie, domine toutes nos pensées, toutes nos actions, c'est celle de notre spontanéité, celle de la faculté que nous avons de ne relever que du moi dans le choix entre le mal et le bien, celle de l'indépendance absolue nous nous trouvons à cet égard vis-à-vis du monde matériel et spirituel. Le doute théorique peut nous venir de plusieurs côtés, mais ne saurait jamais entamer cette croyance fondamentale, sine quâ non de notre vie comme hommes. On peut pousser le scepti- cisme jusqu'à douter de son doute même, mais le cours de la vie pratique n'en est point troublé; nos jugements sur la valeur morale des actions d'autrui ou des nôtres n'en restent pas moins justes, et tout n'en révèle pas moins en nous la foi instinctive et invincible à la liberté du genre humain. » Des considérations utilitaires vien- nent à l'appui de la croyance à la liberté. Après tout elle est un point de vue simple et commode pour con- sidérer le monde moral, une clef facile pour en expli-

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quer les faits. Le plus simple et le plus populaire sera toujours « d'expliquer la diversité et l'inconstance des faits moraux par l'autocratie du libre arbitre. »

Mais l'expérience n'est pas le seul appui de la liberté, l'Ecriture, et c'est ici le second considérant en sa fa- veur, — vient au secours des données immédiates du sens intime. Malgré les apparences contraires, la théologie et l'anthropologie de l'Ancien Testament lui-même, dans leur manière de présenter l'action divine, soit sur le monde extérieur, soit sur l'âme humaine, savent faire la part à la liberté. Bien que, pour diverses raisons indiquées par l'auteur, « la liberté apparaisse réelle- ment dans l'ancienne économie dominée et comme op- primée par la conscience du divin, on ne peut mé- connaître que sa part ne lui soit aussi faite de mille manières significatives, depuis l'histoire de la première transgression, le libre arbitre apparaît dans toute l'indépendance de ses déterminations, jusqu'à ce mot remarquable qui semble vouloir indiquer les rôles res- pectifs de la liberté et de la Providence : « Le cœur de « l'homme délibère sur sa voie, mais l'Eternel conduit ses pas. » La conscience du péché est accablante : l'ex- pression d'une corruption profonde et, pour ainsi dire, innée revient sans cesse; mais la liberté n'en éclate pas moins de toutes parts, non - seulement dans les préceptes de la loi et les exhortations des prophètes, mais encore dans cette conscience môme du mal et de la culpabilité. »

Si la cause de la liberté n'est pas sacrifiée dans l'An- cien Testament, en un sens on peut dire que le chris- tianisme est son véritable triomphe. « Reposant tout entier dans sa doctrine sur l'idée de la faute, dans sa morale sur celle de la puissance des motifs; offrant au

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pécheur la croix de Christ à la fois comme gage de par- don et mobile d'une vie nouvelle, il semble considérer l'homme comme auteur absolu de son état, et lui attri- buer la faculté de ne se déterminer que d'après l'ar- bitre suprême du moi. Ajoutons qu'avec la religion de l'Evangile s'ouvre, pour le genre humain, l'ère véritable de la personnaUté ; l'individu, jadis perdu dans la na- tion ou la famille, repai*aît dans toute l'importance de sa nature impérissable ; la malédiction ne passe plus d'Esaû à Edom, la bénédiction d'Abraham à Israël; aux droits de la descendance naturelle et physique succè- dent ceux de la parenté spirituelle, et l'entrée au royaume de Dieu ne dépend plus que de la foi de chacun. »

Tout en se prononçant d'une manière aussi catégo- rique, le candidat ne méconnaît nullement les objec- tions qui peuvent s'élever contre la liberté, du point de vue même du christianisme. Il se demande si , suppo- sant partout à l'homme une nature vraiment morale et une hberté réelle , la religion du Nouveau Testament ne contient pas en même temps des données directe- ment contraires à ces prémisses. Ainsi le fait de la cor- ruption de l'homme, dépeint sous les couleurs les plus vives, est déjà embarrassant; l'absence totale d'excep- tion au milieu de cette prévalence du mal est un phé- nomène étrange, peu favorable, semble-t-il, à la doc- trine de la liberté. L'examen psychologique de la nature humaine et le péché originel présentent égale- ment des difficultés graves. A cela viennent s'ajouter toutes celles qui résultent de l'impossibilité à régler la part de Dieu et celle de l'homme dans l'œuvre de l'ap- propriation subjective du salut. « Le pécheur, devenu l'objet d'un renouvellement moral pour lequel il a re-

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connu son impuissance^ ne peut se l'attribuer à lui- même. Le chrétien, sentant la loi de la volonté triom- pher enfin sur la loi des membres , ne peut que rapporter cette victoire à l'auteur de toutes choses. La parole sainte, opérant dans le monde en dépit pour ainsi dire des conditions humaines de probabilité , se montre soumise dans sa vertu à la vertu divine. Con- version, sanctification et persévérance, résolution et accomplissement, tout doit nécessairement, et par suite de l'idée même de rédemption, se présenter comme l'effet indubitable de la puissance de l'Etre suprême. Il n'y a pas seulement jeu dynamique d'un système de mobiles et de motifs, il y a présence d'une force étrangère et supérieure, il y a création nouvelle [mhr^^a. Osoû. Ka'.vY)y.TÎcriç. Eph. II, 40; 2 Corinth. V, 47); et, pour n'être point démontrable, le caractère supé- rieur n'en reste pas moins certain pour l'individu dans la conscience duquel le phénomène s'est accompli. »

Mais voici une objection plus redoutable encore; nous allons voir reparaître l'argument du panergisme que nous connaissons déjà. « En un mot, au point de vue de l'illimitation de l'activité divine, le mal même ne paraît plus une sphère impénétrable , et si le Créa- teur ne peut être l'auteur du péché, le pécheur cepen- dant ne saurait agir indépendamment de lui; abîme insondable, au fond duquel gît l'accord inconnu de la liberté et de la nécessité, abîme entrevu par saint Paul, profondeur au bord de laquelle le Nouveau Testament nous amène, mais il refuse de nous laisser péné- trer! B

Malgré tout cela, la liberté échappe au sort qui pa- raissait l'attendre; elle est bien entamée, meurtrie, dirai-je; mais enfin, ne soyons pas trop difficiles, elle

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s'en tire la vie sauve. L'essentiel pour nous, dans l'exa- men qui nous occupe, c'est de savoir à quoi elle en est redevable. Et le jeune candidat, qui vient de requérir si vigoureusement contre elle, a eu soin de nous le dire avec sa clarté précoce. C'est au fond de notre con- science que nous portons le sentiment de cette liberté, ce sentiment est notre conscience même. Puis l Ancien et le Nouveau Testament viennent au secours de cette donnée immédiate et l'empêchent de chanceler. Aussi l'auteur arrive-t-il à des conclusions de nature à satis- faire l'orthodoxie la plus exigeante. Si le déterminisme a trouvé de nombreux organes, la liberté a toujours réclamé et combattu. « En général, on a cru que, parce qu'il n'y avait pas d'accord logique manifeste entre les deux partis et les deux propositions, entre la liberté et la grâce, il devait nécessairement y avoir contradiction, et dès lors on s'est cru appelé à un choix exclusif dé- terminé par la rigueur dogmatique ou le besoin moral. Ce n'est pas que les tentatives de conciliation aient manqué, mais elles ont été impuissantes, parce qu'à leur insu elles sacrifiaient toujours quelque chose sur un point ou sur l'antre. De nos jours encore, à peine a-t-on commencé à comprendre qu'il faut chercher l'accord dans une sphère plus haute que celle de nos définitions métaphysiques; qu'en présence de besoins également réels et iuipérieux, il faut les respecter éga- lement; en un mot, qu'il faut oser croire à une concilia- tion indémontrable. » L'auteur se sent appuyé par l'Ecri- ture dans l'attitude qu'il prend. «La Bible, dit-il, ne cherche pas, il est vrai, à expliquer un accord dont l'intelligence paraît dépasser notre horizon; mais elle maintient avec une balance égale le droit sacré de tous les besoins de l'homme, et le tenant également éloigné

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du pélagianisme et du déterminisme, elle consacre l'al- liance indissoluble du dogme et de la pratique, de la morale et de la religion. »

Telle paraît être la conclusion de cette remarquable thèse dans sa partie théorique , et l'auteur ne semble pas être ébranlé lorsque, dans la suite de son travail, il a exposé l'histoire du dogme de la liberté morale pen- dant la première période, c'est-à-dire jusqu'à Augustin inclusivement. La thèse et l'antithèse sont en présence avec tous leurs angles et leurs exigences, mais la syn- thèse fait défaut; et le proposant se croit autorisé à ne pas aller plus loin. Plût à Dieu qu'il s'en fût toujours tenu là! Plût à Dieu que le cercle fût toujours resté ouvert! Le théologien eût alors réalisé toutes les espé- rances que ne pouvait manquer de faire naître le bril- lant candidat. Il eût tout simplement marché sur les traces des Augustin, des Calvin, des Jonathan Edwards et de bien d'autres. Le besoin de systématiser, tel qu'il a été cultivé par l'étude de la philosophie moderne, en eût bien quelque peu souffert; le théologien eût sans doute été quelque peu gêné dans ses mouvements; mais, d'un autre côté, il ne pouvait perdre l'équilibre, il ne risquait pas de tomber du côté il penchait déjà. Et nous venons de voir de quel côté il penche; nous avons même cru un instant qu'il allait trébucher dès le premier pas. A cette époque M. Schérer est déjà en- tamé, il a connu les enchantements de cette sirène qui, plus tard, le fascinera complètement : le penseur s'est déjà approché sur le bord du précipice... Mais rassurez-vous! il est entouré d'une balustrade, la liberté est pour M. Schérer un fait de conscience immédiat qui s'impose, et quelque chose l'empêche d'aller se joindre, comme il n'y est que trop sollicité, aux doc-

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teurs qui veulent en faire une théorie. Ce correctif, ce garde-fou, c'est Tautorité de la Bible. « C'est donc ici, dil-il, comme partout, la Parole divine qui fournit la véritable règle pour juger les théories humaines, la vé- ritable pierre de touche pour apprécier les spéculations dogmatiques. Pourquoi faut-il qu'au lieu d'adhérer à la vérité révélée avec la soumission de la foi, les Eglises et les partis se soient constamment attachés à des opi- nions vraies en elles-mêmes, mais toujours fausses en tant qu'exclusives?»

Voilà qui est positif. C'est l'autorité de l'Ecriture qui bride l'ardeur spéculative précoce du jeune candidat; c'est elle qu'il rencontre sur son chemin, quand, à la suite de tant d'autres docteurs, il se voit sollicité d'ar- river à une synthèse : l'Ancien et le Nouveau Testament forment la balustrade autour de Tabîme. Cette balus- trade est-elle fermement scellée dans le roc? Voilà la grande question qui se dresse maintenant devant nous. L'autorité de la Bible n'a qu'à se bien tenir, car si elle donne elle-même prise à la dialectique et à l'intellec- tualisme, chacun comprend ce qui va arriver.

La thèse que nous venons d'examiner ne pouvait se prononcer là-dessus. Ce travail part de l'autorité de la Bible comme d'un fait respecté, mais il ne dit ni quelle est sa nature, ni sur quoi elle repose. On le com- prend pourtant, ce que le jeune candidat n'était pas appelé à nous dire est au fond l'essentiel; l'obscurité semble ici se faire de nouveau sur notre route, et le fil conducteur, que nous avions cru tenir un instant, se brise incontinent entre nos mains, dès les premiers pas dans le labyrinthe.

Supposerez-vous que l'autorité de l'Ecriture à la- quelle le candidat fait appel repose à ses yeux sur la

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preuve morale et interne , sur ces déclarations intimes et pratiques du Saint-Esprit qui rend témoignage à notre esprit? Alors, ne craignez rien pour lui; il a établi sa maison sur le roc; les vents et les tempêtes de la spéculation pourront bien Tassaillir , mais il se forti- fiera constamment au contact de cette Parole de l)ieu devenant tous les jours davantage une affaire d'expé- rience; il sortira plus fort de chaque nouvel assaut; les sollicitations de l'esprit de système, qui aime tout sim- plifier, parfois aux dépens de la vérité, viendront ex- pirer devant les faits qu'il apprendra toujours mieux à saisir dans leur plénitude et à respecter. L'intellectua- lisme sentira qu'il est en présence d'un élément quali- tativement différent, avec lequel il est obligé de comp- ter; il sera ainsi contenu, bridé; la logique se rappellera , ce qu'elle est si souvent tentée d'oublier, savoir qu'elle n'est qu'un pur mécanisme, un instrument, une forme qui doit s'accommoder aux exigences du fond, et tra- vailler, non à dissoudre les faits qui la gênent, mais à leur conquérir la pla(;e qui leur revient.

Prenez-vous l'autre alternative? Cette autorité de l'Ecriture, d'ailleurs franchement respectée, ne re- pose-t-elle que sur des raisonnements, sur des preuves externes, manquant de cette saveur intime qui n'ap- partient qu'aux vérités dont on a personnellement fait l'expérience? Alors tout change et la position devient singulièrement critique. Remarquons en effet que la logique n'a plus alors qu'à compter avec elle-même ; elle ne se trouve plus en présence d'un élément étranger qu'elle est tenue de respecter, en face de faits certains dont il faut tenir compte; elle est déjà émancipée, elle règne seule; il ne lui reste plus qu'à obtonirconscience de la part magnifique qui lui est adjugée, et la moindre

occasion suffira pour cela. Qu'un système de philoso- phie se présente avec un air bien tranchant, des al- lures très arrêtées; que le jeune candidat soit amené à se demander une fois encore s'il peut donc s'en tenir définitivement à cette thèse et à cette antithèse tou- jours en présence, si ce besoin impérieux de son es- prit qui réclame une synthèse n'est pas finalement na- turel, légitime, et s'il ne peut enfin fermer ce cercle inachevé, sans cesse ouvert. Qu'arrive-t-il ? 11 n'est que trop aisé de le prévoir : avec un peu plus d'expérience et de maturité, tôt ou tard, le jeune théologien ne peut manquer de faire les réflexions suivantes : C'est une né- cessité de mon intelligence qui réclame la synthèse, je suis uniquement arrêté par l'autorité de l'Ecriture; mais, après tout, cette autorité de l'Ecriture elle-même sur quoi repose-t-elle ? Sur une autre nécessité de mon intelligence, sur le besoin que j'ai d'autorité ? Mon es- prit serait-il peut-être divisé contre lui-même? Ce serait en tous cas bien étrange, et le scepticisme deviendrait l'unique solution. Quoi qu'il en soit, une chose demeure certaine : si l'autorité de l'Ecriture a pour elle la logi- que, celle-ci ne parle pas moins hautement en faveur de cette loi irrésistible de mon esprit qui soupire après l'unité, la synthèse. Nous y voici : entre les deux ad- versaires en présence, l'Ecriture et la spéculation, tout revient à une question de logique. C'est bon à noter; si leurs incessantes contestations finissent par devenir par trop intolérables, nous saurons comment y remé- dier. Finalement nous les renverrons l'une et l'autre au juge suprême dont elles reconnaissent à l'envi l'auto- rité : la plus logique l'emportera.

Ce n'est pourtant pas exactement ainsi que les cho- ses se sont passées, et l'autorité de l'Ecriture et celle

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de la philosophie ne sont pas entrées, chez M. Schérer, directement en lutte pour débattre leurs droits par-de- vant le tribunal de la logique. Il ya eu un détour, une trêve assez caractéristique. L'autorité de l'Ecriture n'est entrée en conflit avec son redoutable adversaire la spé- culation, qu'après s'être préalablement alîaiblie elle- même; c'est déjà blessée à mort qu'elle a vu se dresser devant elle son puissant antagoniste.

Mais ici se présente de nouveau la question décisive. Sur quoi donc reposait cette notion de l'autorité qui a été afifaiblie en si peu de temps ? M. Schérer, dans sa première phase, a-t-il été amené au christianisme par la preuve externe, prophéties, miracles, etc., ou bien par la démonstration personnelle d'esprit et de puis- sance qu'éprouve au contact de l'Evangile toute âme altérée de salut et de pardon plus encore que de lu- mière et de vérité? Heureusement nous ne sommes pas condamnés, pour trouver une réponse qui nous im- porte si fort, à nous lancer dans le vaste champ des conjectures; aucune hypothèse n'est nécessaire ; le fil conducteur que nous avions cru brisé ne l'était pas ; M. Schérer s'est lui-même chargé de nous instruire ; nous allons tourner un nouveau feuillet de sa vie, avec un second ouvrage à sa plume laborieuse.

Ce n'est point sans une certaine émotion que nous abordons l'étude de ce second opuscule : c'est qu'il rap- pelle à la fois les premiers souvenirs de notre jeunesse théologique et un moment unique et bien solennel dans l'histoire religieuse de nos Eglises. C'était vers 1843.

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L'ancienne théologie du réveil commençait à perdre son prestige dans l'esprit de ceux qui éprouvaient le be- soin de descendre un peu au fond des choses. Le tradi- tionaUsme apparaissait singulièrement subtil et vide; ii avait à tel point abusé du régime de l'autorité que celle-ci était impuissante à dissimuler ses défauts. Le rationalisme qui, pour notre plus grand malheur, ne s'était jamais élevé au-dessus de la plus grossière vulga- rité, perdait chaque jour du terrain. Cependant aucun nouvel occupant ne se présentait pour s'emparer du sceptre et imprimer une vigoureuse impulsion à des esprits qui ne demandaient qu'a être dirigés. Vinet avait bien publié son Essai mr la manifestation des con- victions religiotses, mais cet ouvrage n'avait pas encore eu le temps de féconder les intelligences, et puis il accusait plutôt une tendance qu'il ne prononçait une de ces formules précises et complètes qui s'emparent de la jeunesse et décident de l'avenir d'une génération. Au fait, en ce jour-là, le seul était en possession

de ce rare privilège de passionner parce qu'il était lui- même passionné. Toutefois, par sa nature même très générale, on sentait bien qu'il ne pouvait jouer que le rôle de précurseur ; on n'attendait pas mieux, mais on espérait autre chose. L'Allemagne, qui alors plus que jamais passait pour le pays des ombres et des ténè- bres, n'était pas sans avoir fait retentir jusque dans nos pays quelques mots, quelques formules qu'on avait bien de la peine à comprendre. L'œil aux aguets, l'oreille au vent, la jeunesse studieuse interrogeait tous les coins de l'horizon pour voir si quelques signes n'apparaî- traient pas pour satisfaire de vagues besoins dont elle ne se rendait pas bien compte. C'est alors que parut un opuscule plein de promesses et déjà riche de faits :

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Dogmoiique de l'Eglise reformée, Proléf/omènes, par Ed- mond Schérer, docteur en théologie. Paris, 1843. A en juger par ce qui se passa dans un milieu qui n'éprou- vait pas en somme des besoins scientifiques bien répan- dus, je ne jurerais pas que tel étudiant n'ait consacré une nuit entière à dévorer le précieux volume, exacte- ment comme s'il eût été question de Jeanne de Vau- dreuil. Celui qui écrit ces lignes se rappelle qu'arri- vant un jour dans la cour de l'auditoire il trouva ses condisciples dans une agitation inaccoutumée. Il est aussitôt assailli de demandes et sommé de donner son avis sur une question qu'il a quelque peine à sai- sir, tant la volubilité et la joie se donnent carrière. Il s'agissait de savoir si on terminerait un semestre d'été en faisant dicter le cahier d'un respectable professeur, ou si on appellerait un suppléant dont le nom, par trop germain, n'était pas prononcé avec une intonation qui permît de le saisir du premier coup. L'auteur des /'ro- /e'^omènes / finit-on par s'écrier. Et d'une voix unanime la jeunesse studieuse se prononça pour l'alternative qui eut pour effet d'ouvriràM. Schérer les portes de l'école de théologie de Genève.

Que personne ne nous impute à crime d'avoir con- couru à introduire le loup dans la bergerie; le mot ne serait vrai dans aucune acception. Ce qui nous frappe aujourd'hui en relisant les Prolégomènes, c'est leur antiquité; non pas qu'ils nous paraissent dépassés par tout ce qui a été écrit depuis, cela va sans dire, mais ils étaient vieux au moment même ils sortaient tout humides de la presse pour faire leur entrée dans un petit public avide de les accueillir. Notre inexpérience s'y laissa prendre, mais, il faut l'avouer, le jeune théologien nous donna du réchauffé. Bien loin de révéler au pu-

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blic français l'état de la science allemande sur ces ma- tièresj le futur professeur semblait l'ignorer: ou même, franchement scolastique et traditionaliste, il exposait les questions débattues et résolues au delà du Rhin au point de vue de la plus stricte orthodoxie du réveil et dans son intérêt. Gardons-nous de lui en faire un crime : plus actuel il nous eût probablement effarou- chés, tandis qu'il nous charma par ses défauts. Quel plaisir nouveau en effet de voir tout l'ancien bagage dogmatique, que nous acceptions plus ou moins, pré- senté sous forme lucide, rigoureuse et scientifique ! Quel bonheur de n'être plus condamné à accepter par un acie de foi ce qui était le produit des travaux des doc- teurs pendant des siècles! Et puis, on pouvait se dire que bientôt on aurait une dogmatique entière, exposée selon la même méthode ! Mais c'était une bonne fortune, et on se serait enthousiasmé à moins ! Personne n'a donc ici à se repentir; M. Schérer fut bel et bien introduit dans la place qui lui revenait de droit, et elle n'était nullement usurpée cette réputation d'être le premier des théologiens français que lui valut bientôt, même à l'étranger, le seul fait de sa présence temporaire dans une chaire de l'école de théologie de Genève. Si nous avions à nous repentir de quelque chose ce serait d'avoir, par un très faible concours, offert à l'intellec- tualisme régnant l'occasion de se suicider alors que, dans la simplicité de notre cœur, nous espérions le for- tifier d'un puissant auxiliaire. Mais n'anticipons pas, nous n'en sommes pas encore là.

Cette longue digression était destinée à nous mieux faire comprendre ce qui va suivre. Nous n'avons ni perdu notre temps ni oublié un seul instant le sujet qui nous occupe.

On comprend sans peine que les Prolégomènes ne pourront manquer de nous faire connaître sur quoi re- posait cette autorité de rEcriture à laquelle fait appel la thèse sur la liberté morale. Il est bien vrai que trois ou quatre ans (1839-1843) séparent ces deux publica- tions, et c'est beaucoup dans la vie d'un jeune homme plein de talent qui quitte les bancs de l'école pour faire son entrée dans le monde. Si donc les Prolégomènes fai- saient reposer l'autorité de la Bible sur la preuve in- terne, cela ne suffirait pas pour établir, d'une manière entièrement satisfaisante, que le jeune candidat en fût déjà au moment il rédigeait sa thèse. Car enfin il se serait écoulé plus que le temps nécessaire pour ap- porter une modification dans ses vues. Si le contraire avait lieu, si les Prolégomènes faisaient valoir la preuve externe, notre raisonnement serait tout différent. Nous conclurions sans hésiter que M. Schérer devait être au même point de vue quand il publiait sa thèse. C'est que, les hommes compétents en conviendront et M. Schérer le tout premier, quand il arrive à un homme de sa portée d'abandonner la preuve externe pour la preuve interne, il faut plus de quatre ou cinq ans pour reve- nir à la première, si tant est que ce retour soit pos- sible '■.

Eh bien ! les Prolégomènes ne laissent aucun doute sur ce point capital. Non-seulement ils font valoir la

1 M. Schérer le tient pour impossible, à en juger par les paroles suivantes : « La subjectivité peut rester à jamais endormie; mais une fois qu'elle s'éveille, qu'elle se reconnaît, qu'elle se prononce dans un individu, le règne de l'autorité a cessé pour cet individu, et désormais, le voulût-il, il ne pourrait plus recevoir comme vé- rité religieuse ce qu'il ne pourrait s'assimiler par la conscience et l'intelligence chrétienne. » {Revue, l, p. 85.)

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preuve externe, mais ils la présentent sous sa forme la plus exagérée, la moins spirituelle; ils sont inspirés par la scolaslique protestante la plus étroite; l'auteur nage en plein dans les eaux de cet intellectualisme dont nous sommes occupés à suivre le cours !

A la vérité, lorsqu'il s'agit du christianisme et de ses titres, les Prolégomènes déclarent « que la preuve du christianisme se trouve essentiellement dans sa puis- sance, et sa puissance dans son adaptation aux besoins spirituels qu'il prétend satisfaire. Le miracle et la pro- phétie n'ont point eu pour but itmmédiat un but apolo- gétique, et ne peuvent s'y adapter que subsidiaire- ment'. »

Mais on sait assez qu'un tel langage ne tire pas à conséquence chez les scolastiques. Les plus décidés d'entre eux, même aujourd'hui, ne se font jamais scru- pule de rendre cet hommage-là à la vraie preuve; on lui tire, à l'occasion, un grand coup de chapeau res- pectueux, puis on passe en toute hâte, comme si on n'avait pas compris ce qu'on vient de faire ; on court vers les vrais arguments, qu'on a soin d'étaler avec complaisance, et c'est à peine si on laisse joucF à la preuve interne un rôle subordonné.

L'auteur des Prolégomènes ne procède pas autrement. Il nous apparaît comme un des plus fervents adorateurs du principe d'autorité pris dans son acception la moins mystique ; il entend bien par une considération étran- gère à la vérité même de la vérité, la preuve externe et l'admission en bloc, à l'exclusion de l'appréciation in- terne et de la critique des détails. L'auteur est en effet un de ces protestants-catholiques que nous connais-

Prolégomènes, p. 15.

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sons. Et plus tard, lorsqu'il leur fera lui-même une si rude guerre, il se bornera à déployer, pour la destruc- tion de l'idole, cette même ardeur et cette passion qu'il a apportées dans son adoration.

La distinction capitale entre la Parole de Dieu et l'E- criture, déjà admise à cette époque en Allemagne par quiconque avait la moindre valeur en théologie, n'ap- paraît pas un seul instant dans les Prolégomènes. Us ac- centuent, au contraire, de la façon la plus décidée le point de vue diamétralement opposé : « L'Ecriture sainte est une collection de livres dans lesquels la révélation de Dieu est enseignée d'une manière parfaitement adé- quate^. »

L'auteur explique ensuite le caractère de cette déli- nition, en exposant la doctrine de l'inspiration et du canon.

D'abord, quant au premier point, l'autorité de l'Ecri- ture et l'inspiration sont synonymes, c'est exclusive- ment par l'inspiration qu'il prouve l'autorité. Ce n'est pas que M. Schérer ignore qu'on procédait autrement au seizième siècle; il connaît la méthode vivante de l'époque créatrice et la méthode froide et morte de la scolastique, et avec pleine connaissance de cause, il donne ses préférences à celle-ci. Pour ce qui est de la première, voici ce qu'il en dit : « Telle est la nature formelle du dogme de l'autorité de l'Ecriture et le rang qu'il occupe dans le système de la doctrine chrétienne , que l'Eglise l'a toujours supposé plutôt que discuté ou formulé. Il n'a donc, proprement, point d'histoire, et n'a point été fixé par les symboles ecclésiastiques. La Ré- formation elle-même ne l'a guère déterminé que négati-

» Prolégomènes, p. 29.

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vement, et par opposition à tout autre autorité reli- gieuse. Il en est nécessairement de même de la notion de l'inspiration. »

Mais ce qui était supposé^ relégué à l'arrière - plan au seizième siècle, ne saurait plus garder la même atti- tude aujourd'hui. Comment ! laisser au Saint-Esprit seul le soin de prouver l'autorité de l'Ecriture? Mais vous n'y pensez pas! M. Schérer est le savant organe de cette tendance, qu'on s'est plu à désigner par le bi- zarre nom d'école de la foi; il laisse à Calvin et à Lu- ther, à ces rationalistes-mystiques, à ces impuissants du seizième siècle, les méthodes qui conduisent en plein scepticisme tout esprit qui sait ajuster les termes d'un dilemme. Cette doctrine de l'inspiration, que les hommes de la Réforme ne s'étaient pas arrêtés à établir, va occuper le devant de la scène et être for- mulée de façon à satisfaire les plus récalcitrants d'entre les admirateurs de la version suisse.

L'auteur établit d'abord la nécessité de l'inspiration. On comprend, d'après ce qui précède, quel sera le nerf de l'argument. « La connaissance de la rédemption n'est pas moins nécessaire, pour l'accomplissement de son but, que la réalité même du fait, puisque ce fait n'existe pour nous qu'autant qu'il nous est connu. De la né- cessité d'un moyen de connaissance parfaitement adé- quat et authentique ; de aussi la connexion étroite entre l'idée de la révélation personnelle et historique de Dieu en Jésus-Christ (Rédemption) et l'idée de la ré- vélation écrite (Ecriture).

« S'il est vrai qu'aucun livre ne puisse être comparé avec la Bible comme forme écrite du christianisme, il faut en conclure que la Bible renferme véritablement l'enseignement chrétien, et en même temps il faut lui

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supposer une autorité sans laquelle cet enseignement ne serait point fixé avec certitude, et la révélation chré- tienne resterait par conséquent comme non avenue pour nous, ce qui est inconciliable avec son idée. Or cette autorité ne peut consister que dans l'infaillibilité, et cette infaillibilité ne peut avoir sa cause que dans une intervention divine à cet effet : c'est cette inter- vention qu'on appelle inspiration. »

En conséquence celle-ci est définie : « L'action spé- ciale du Saint-Esprit sur les écrivains sacrés, en vertu de laquelle l'enseignement de la révélation chrétienne se trouve fixé dans leurs écrits d'une manière parfai- tement adéquate. »

On devine sans peine comment l'auteur va s'expri- mer sur la nature et le mode de l'inspiration. Elle est différente, non pas seulement en quantité, mais surtout en qualité, de tout autre intervention du Saint-Esprit; « elle diffère spécifiquement des autres grâces de l'Esprit dans les fidèles. »

Vient ensuite la difficile qûestion du mode, du com- ment. M. Schérer fait porter l'action divine sur l'esprit des écrivains, 11 observe, en note, que la théorie de M. Gaussen consiste, au contraire, dans l'idée d'une inspiration immédiate des écrits, sans égard au rapport des écrivains à celte action divine. « Cette légère nuance n'offrait du reste rien de nature à alarmer; elle avait uniquement pour conséquence de sauvegarder le libre exercice de l'action individuelle de l'écrivain sacré. Mais, ajoute avec soin le texte, l'inspiration « n'en est « pas moins entière pour cela. »

C'est pourquoi, lorsque les Prolégomènes aboixlent ce dernier point, ils se prononcent haut et ferme pour la plénière, alors en honneur. Les arguments que M. Sché-

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rer fait valoir sont caractéristiques. Il ne condescend pas un seul instant à examiner ce qui est; mais, conti- nuant à se mouvoir dans la sphère sereine et com- mode de /»norî, le jeune docteur décide tout simple- ment ce qui doit être. Ne savons-nous pas déjà que, sous peine de rester pour nous nulle et non avenue, la ré- vélation doit nous être présentée dans une Ecriture parfaitement adéquate? « La doctrine de l'autorité de l'Ecriture ne saurait avoir de valeur pratique qu'autant que nous avons reconnu jusqu'où elle s'étend, et la nature même de l'inspiration ne peut être strictement déterminée que par sa mesure. Cette mesure est déter- minée par le besoin d'un enseignement normatif adé- quat des vérités chrétiennes. Le postulat étant absolu, l'infaillibilité, et par suite l'inspiration , doivent être également absolues. »

On le voit, mutatis înutandis, l'ultramontain le plus entiché de l'infaillibilité personnelle du pape ne rai- sonne pas autrement. L'inspiration est garantie au saint- père, même en dehors de ses fonctions, même quand il ne parle plus ex cathedra : c'est que, voyez-vous, il n'y a pas moyen de distinguer, à priori, l'une des au- torités de l'autre. Ecoutons plutôt l'auteur des Pi-olécjo- mènes : « Mais, d'un auti'e côté, cette mesure (de l'inspi- ration) est déterminée par l'objet de ce postulat, qui, ne s'étendant qu'à l'enseignement do la révélation, ne peut s'appliquer à des éléments étrangers à cet ensei- gnement.

« Toutefois, les éléments de l'enseignemertt chrétien ne peuvent se déterminer à priori; nous n'avons point le droit de faire une distinction entre les éléments plus ou moins directement ou indirectement chrétiens des écrits sacrés. La Parole de Dieu coïncide donc pour nous

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avec la Bible elle-même, et celle-ci se présente comme un vaste et vivant organisme dont toutes les parties concourent directement ou indirectement au même ob- jet, et ne doivent pas plus être exclues du plan divin, parce que ce rapport nous échappe, (jue certains pro- duits de la nature ne peuvent être regardés comme étrangers au but du Créateur, parce que nous ne sa- vons découvrir leur place dans l'enchaînement téléolo- gique des choses. »

Grâce à cette idée d'organisme qui arrive on ne peut plus à propos, la ligne droite, qui avait paru vouloir fléchir un instant, se relève à souhait et la rigoureuse théorie de la plénière est sauvegardée dans la conclu- sion suivante : « Nous devons dire que la parole est toujours inspirée de la même manière et dans la même mesure que la pensée. Ici donc encore, écartant toute notion mécanique de la théopneustie, nous concevrons l'action divine et humaine dans un rapport vivant et naturel et une pénétration réciproque, et l'Ecriture tout entièi'e nous apparaîtra comme la langue des hommes parlée par Dieu, la langue de Dieu parlée par les hommes. »

C'en était pourtant trop, même en 1843, surtout pour un théologien du talent et de la portée d'esprit de M. Schérer, qui avait de plus eu le privilège d'étudier la théologie aux portes mêmes de l'Allemagne. Aussi l'ouvrage n'était pas encore sorti de presse que les scru- pules apparaissaient déjà. La Préface se termine par ce paragraphe significatif : « Il ne reste plus qu'à si- gnaler deux points qu'il est trop tard pour corriger dans le texte même de ces Prolégomènes et qui ne manquent cependant pas d'importance. L'auteur avoue que le raisonnement contenu dans la dernière partie

du § 32', porte un caractère aprioristique qui ne con- vient point au sujet, et il n'hésite pas à reconnaître, entre les§§ 35 et 36, entre le refus de délimiter l'inspi- ration et l'essai d'en déterminer l'étendue, une con- tradiction qui n'est peut-être qu'apparente, mais qu'il eût mieux valu éviter. »

De tout ceci il résulte que l'auteur, s'il n'eût pas été trop tard, aurait plutôt corrigé que profondément mo- difié le texte, du moins sur le dernier article. En somme donc il ne bronche pas, et ce qui tend à confirmer notre interprétation, c'est qu'il conserve en son entier la confiance et l'aplomb d'un docteur scolastique sur un point cette attitude se comprend encore moins que dans la précédente question. Nous voulons parler de ce qu'il enseigne sur le canon.

On voit reparaître ici le seul et unique argument à priori sur lequel repose tout le poids de la démonstra- tion : « Le fait de l'intervention divine dans la composi- tion des écrits sacrés resterait stérile pour nous, si nous ne pouvions déterminer quels sont ces écrits dans lesquels l'enseignement chrétien se trouve déposé. »

Voilà donc la nécessité du canon suffisamment éta- blie. Quant à sa fixation et à sa formation, tout devient singulièrement simple. Celui de l'Ancien Testament « a pour lui la confirmation implicite et explicite de Jésus- Christ et de ses apôtres. » Il est vrai, celui du Nouveau, qui ne fut définitivement fixé qu'au quatrième siècle, paraît privé de cette haute sanction. Mais patience ! Un article sur l'autorité du canon pourvoit à tout ! « L'au-

11 s'agit de l'argument qui conclut la nécessité de l'inspiration du besoin de posséder le contenu de la révélation fixé avec certi- tude dans un recueil.

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torité du canon ne saurait être ébranlée sans que l'au- torité de TEcriture, c'est-à-dire le fondement même de la foi évangélique, en soit également ébranlée. Consi- dérer la détermination du canon comme une affaire de simple critique et la confier aux discussions de l'école, c'est livrer à l'incertitude ce qui exige la plus haute certitude, le principe même de l'autorité dogmatique de notre Eglise. En tm mot, le canon est matière de foi, mm de menée ^ et toute réserve ou distinction à cet égard méconnaît ce fait et porte atteinte à la conscience de l'Eglise et à la foi de l'individu. La dogmatique ne décide point en faveur d'un canon quelconque, cette question étant au fond purement historique; mais elle a le droit et le devoir d'insister sur le principe gé- néral de la certitude inattaquable du canon. La fixation du canon repose sur le teslimonium SjjiritKS Snnrti, non individuel et immédiat, mais collectif et médiat, tel qu'il s'est manifesté et se manifeste dans l'Eglise et par l'Eglise à chaque fidèle individuelle- ment. »

Arrêtons -nous et réparons une injustice. Dans le cours des controverses provoquées par la crise actuelle, on a volontiers présenté la Bible comme le Christ écrit; le contenu et l'autorité de l'Ancien Testament ont été placés sous la garantie du fameux mot : « // est écrit, » qui doit couper court à tout; enhn, pour éronduire la critique et ses prétentions, on nous a parlé d'un canon providentiel *. Chacun sait de quel bord on a tenu ce

' Ceux qui ont le plus insisté sur cette expression n'ont pas été iieureux en la choisissant. C'est canon miraculeux qu'ils voulaient (lire. Tout le monde admet en ellcl que la Providence n'aura pas abandonné la Bible au hasard; mais cette intervention providen- tielle, concourant avec l'action humaine, n'exclut ni laillibilité ni droit permanent de révision.

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langage. Rendons à César ce qui appartient à César; la priorité appartient à M. Schérer presque, quant aux expressions, et, en tout cas, pour ce qui est du fond des choses. Toutefois, qu'on se garde d'accuser de pla- giat les hommes qui ont soutenu plus tard les mêmes idées contre M. Schérer quand il les a lui-même abandonnées. Leur accord s'explique plus naturelle- ment : ils ont puisé à la même source; chez les adver- saires de M. Schérer comme chez lui nous voyons l'in- tellectualisme théologique, la scolastique aux abois, recourir, pour se tirer d'embarras, aux assertions les plus risquées. Cet esprit que nous avons vu surgir à l'occasion du Consensus helvétique dit ici son dernier mot et tire ses dernières conséquences. L'essentiel pour nous, c'est de constater que l'auteur de la Thèse sur l<i liberté morale et des Prolégomènes , a donné en plein dans cette tendance; que c'est évidemment par elle qu'il a débuté dans la carrière théologique. Nous tenons entre nos mains la clef des Mélanges; nous avons découvert le chiflre indispensable; nous possé- dons le premier anneau de tout le développement sub- séquent de notre auteur. Lorsque dans la Préface de son dernier ouvrage il nous dit : « Au reste, un chan- gement n'est pas par lui-même ni un sujet de blâme, ni un mérite. Toute la question est de savoir s'il est Teftét d'un développement et s'il constitue un pro- grès; » nous sommes en possession d'un principe réel pour remplir cette formule. Sans nul doute toute la carrière théologique de M. Schérer dans ces dix der- nières années est l'elfet d'un développement et con- stitue un progrès, mais le principe qui progresse et se développe c'est celui de l'intellectualisme qu'il adopte au point de départ et qu'il n'a pas encore abandonné

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aujourd'hui. Il y a donc une admirable unité dans la vie de notre auteur; quant au progrès il a, ni plus ni moins, la valeur du principe qui progresse et se déve- loppe. Mais n'anticipons pas, nous reviendrons plus tard sur ce sujet capital avec pleine et entière connais- sance de cause. Pour le moment, d'autres soins nous réclament.

Nous venons de voir comment l'auteur des Prolégo- mènes était à son début fermement établi sur le terrain de la scolastique protestante qu'il tenait pour un roc ferme et inébranlable. Comment se fait-il qu'en si peu de temps il ait renoncé à celte autorité de l'Ecriture prouvée comme chacun sait? D'où vient qu'il ait insen- siblement glissé d'un point de vue à l'autre? Comment se fait-il qu'après avoir débuté par être un disciple fervent de l'école de la foi, il ait abouti à l'école du doute ?

M. Schérer s'est chargé lui-même de répondre à toutes ces questions avec sa clarté habituelle. Ses deux lettres : La Critique et la Foi, nous signalent, pour l'es- sentiel, la cause et le résultat de la fermentation dog- matique qui s'est accomplie en son esprit, dans la pé- riode qui sépare le jour de sa démission (fin de décembre 1849) de l'année qui vit paraître les Prolé- gomènes (1843). Les théories exposées dans ce dernier ouvrage se sont brisées en éclats au contact de la réa- lité. L'exégèse de l'Ecriture sainte paraît avoir été tout particulièrement l'agent dissolvant. Le changement a été long et graduel, mais décisif et profond. Après avoir réfuté vigoureusement le point de vue des Pro- légomènes et exposé les résultats actuels auxquels il est parvenu, M. Schérer poursuit : « La question s'est pré- sentée à mon esprit dès le premier jour de mes études

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théolopiques , je pourrais dire dès le premier jour de ma vie religieuse. J'ai résisté par tous les moyens et pendant des années; j'ai bien des fois fermé volontai- rement les yeux à l'évidence des faits ; j'imitais ce mau- vais conservatisme qui croit que l'édifice menace ruine lorsqu'on essaye de le réparer; en un mot, à mon honneur ou à ma honte, il me semble n'avoir cédé qu'après avoir compris que le biblicisme n'est pas seule- ment une erreur théologique, mais aussi et surtout un fléau pour l'Eglise. Mes sentiments actuels ne sont donc pas chez moi à l'état de doute pénible, mais de convictions joyeuses, mais de foi. »

Ces dernières paroles nous mettent sur la voie du second point de vue qui, chez M. Schérer, avait suc- cédé au premier. Il n'entendait nullement renoncer au christianisme en brisant la rude et malsaine écorce dont l'avait enveloppé la scolastique; loin de là, il rê- vait pour lui des jours de gloire et de prospérité; l'évangélisation devait prendre de gi'ands développe- ments, parce qu'elle cesserait d'être une œuvre factice; au règne d'un littéralisme biblique, entravé par la pué- rilité et rétroitesse, allait succéder celui de la spiri- tualité.

Aussi, lorsqu'un ami alarmé demande à M. Schérer : Qu'allons-nous devenir? le doute ne succédera-t-il pas au doute? ne finirons-nous pas peut-être par échouer quelque jour sur la plage désolée du scepticisme reli- gieux ? il relève, par les paroles suivantes, son courage abattu. « Avouez, lui dit-il, qu'il y a dans ces craintes plus d'mcrédulité que de foi. L'Evangile est-il pour vous la vérité divine? Sa puissance, c'est-à-dire encore la vérité, ne s'est-elle pas fait sentir à votre cœur? N'avez- vous pas trouvé le salut et la vie en Jésus-

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Christ? Et, s'il en est ainsi, comment pouvez-vous craindre qu'un fait quelconque porte atteinte à ce fait d'une certitude immédiate? L'Evangile peut-il avoir quelque chose à redouter de rechei-ches sérieuses ou de résultats certains? Le chrétien, qui sait en qui il a cru, devrait-il jamais oublier que sa foi est indépen- dante de la science, parce qu'elle est née dans une autre sphère, et en même temps qu'elle ne saurait en- trer en contradiction avec aucune vérité, parce qu'elle est elle-même la vérité? »

Voilà donc enfin notre auteur arrivé à reconnaître la valeur de la preuve interne ! Voilà, semble-t-il, le vrai terrain enfin trouvé. Laissons M. Schérer développer éloquemment le nouveau point de vue auquel il se place. Nous avons déjà traversé les sables arides de la scolastique ; il est des déserts plus tristes qui nous at- tendent encore; profitons de l'occasion qui s'offre à nous; l'écrivain dont nous retraçons l'histoire ne parla jamais un langage plus touchant :

« Vous me demandez ce qui reste du christianisme après qu'on a retranché le dogme de l'inspiration? Il reste Jésus-Christ. Ce qui reste de l'Ecriture? L'histoire de Jésus-Christ. Ce qui reste à la foi? La personne de Jésus-Christ. C'est le commencement et la fin, le cen- tre et le tout. S'attacher à la réalité historique du Sei- gneur, le prendre tel qu'il se donne, le recevoir tel qu'il se montre, laisser tous les systèmes pour n'interroger que lui, se défier des notions préconçues pour se fier à lui seul, oser se placer en sa présence pour recevoir directement l'impression qu'il veut produire, s'aban- donner à sa parole, à son individualité, à sa puissance, redevenir comme l'un de ceux qui l'ont suivi dans les bourgades de la Galilée et dans les rues de Jérusalem,

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ie voir-, l'entendre et le toucher; comme Marie, s'asseoir à ses pieds; comme Zachée, l'accueillir dans nos mai- sons; assister à sa vie et à sa mort, à sa mortel à sa ré- surrection; fixer le regard sur sa croix; se plonger dans la n)ue(te contemplation de ses souffrances et de sa cha- rité ; se représenter sans cesse tant de force unie à tant de bénignité, tant d humilité à tant de grandeur, tant de support à tant de sainteté ; pénétrer chaque jour plus avant dans les limpides profondeurs de son enseigne- ment et de son caractère ; se baigner dans ses émana- tions de vie éternelle qui rayonnent autour de lui; sen- tir le triomphe qui s'accomplit en lui sur le mal et la mort ; laisser, laisser les traits de cet idéal immortel s'imprimer et comme se transcrire sur toute l'habitude de notre être, cette personnalité sublime façonner notre personnalité, ô mon ami, n'est-ce pas la foi et le salut promis à la foi ? Et qu'avons-nous besoin de la théopneustie pour cela? »

N'en déplaise aux gens difficiles,— qui avant d'avouer que l'eau étanchant leur brûlante soif est d'une douce fraîcheur, veulent qu'on leur garantisse qu'elle vient de la bonne source, ce sont de belles et bonnes pa- roles ! Aussi rien de plus naturel que l'immense etfet qu'elles produisirent, que le bon accueil qu'elles assurè- rent au professeur démissionnaire auprès des hommes intelligents du réveil. Il se trouva subitement entouré de la vive sympathie de ceux qui avaient appris de Vinet à faire reposer leur foi sur cette base inébranlable. Elles trouvèrent de l'écho jusque dans le cœur de tel homme qui, chrétien avant d'être orthodoxe, avait tant de peine à comprendre que la simplicité de l'Evan- gile pliât sous le poids accablant de la dogmatique traditionnelle. Aussi respira-t-on à son aise! Enfin!

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enfin , nous y voilà ! sembla-t-on s'écrier de divers côtés, le charme est rompu ; nous reprenons la liberté de nos mouvements. On sentait ses épaules soulagées de l'étouffant fardeau d'une atmosphère de plomb : M. Schérer avait hardiment trahi le secret de bien des gens, aussi fut-il, pendant un instant, l'homme de la situation.

Mais ce ne fut qu'une lueur d'espérance dans la tempête. Et il ne pouvait en être autrement; les illu- sions d'alors s'expliquent aujourd'hui d'une manière fort simple. C'est que ces belles paroles, qui conservent toujours leur valeur propre, avaient un funeste carac- tère dans la bouche de celui qui les prononçait; elles étaient avant tout un argument. Oh ! si M. Schérer avait débuté par ! Si la preuve interne l'avait gagné dès les premiers pas dans la carrière; si au lieu d'être ac- ceptée comme un pis aller, elle avait dès l'abord ac- quis chez lui la valeur d'un fait d'expérience intime, nous n'en serions pas nous en sommes! Nous avons constaté que son développement fut tout autre. Il ne s'est rabattu sur la preuve interne qu'après avoir re- connu sa rivale insuffisante; il ne se place à son nou- veau point de vue que pour ménager un mouvement de retraite dont il ne se rend pas bien compte lui- même. L'inspiration et la canonicité, sa première ligne de défense, une fois compromises, il se rabat derrière la preuve interne pour sauver sa foi chrétienne à la- quelle il est loin de vouloir renoncer. Il n'a donc pas été gagné par cette démonstration d'esprit et de puis- sance ; il n'a pas été pris par la preuve interne, mais il l'a prise; il s'est en quelque sorte accroché à elle dans un moment critique quand il a senti le terrain lui man- quer sous les pieds. Toute la différence est là, entre

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M. Schérer et, la plupart des admirateurs sympathiques qui se groupèrent autour de lui le lendemain de sa dé- mission. On n'en saurait concevoir de plus profonde et de plus caractéristique. Tandis que les uns montent les degrés du temple avec joie et allégresse, il fait, lui, le premier pas pour les descendre et aller il ne sait où; un instant on a l'air de se donner la main, côte à côte sur la même marche, mais pure illusion! on se salue, on se serre la main en passant pour ne plus cheminer ensemble; la rencontre était purement momentanée et fortuite.

Sans doute M. Schérer défendra admirablement bien le nouveau point de vue auquel il se trouve forcément placé; il fera valoir ce qu'il y a à dire en faveur de la preuve interne beaucoup mieux que personne; il écrira de délicieuses pages sur la Bible; en un mot, il dé- ploiera, à la défense de sa nouvelle thèse, ce talent et cette logique qu'il consacrait dans les Prolégomènes à l'ancienne. Mais c'est justement ce qui nous paraît funeste ! La preuve interne ne le domine pas; c'est lui qui la domine; elle est descendue entre ses mains au rôle de simple argument, de moyen, dont il se sert ad- mirablement; c'est tout, mais ce n'est pas assez. Qu'il arrive en effet un moment ce moyen ne ré- ponde plus à ses fins; qu'il s'aperçoive seulement que cette preuve interne ne satisfait pas toutes les exigences de la logique, et son rôle sera terminé; l'écrivain l'a- bandonnera en toute hâte pour courir vers une preuve plus adéquate de la vérité chrétienne.

Que nos lecteurs se rassurent, nous ne raisonnons nullement en l'air en statuant de tels rapports entre M. Schérer et la preuve interne. Voyez plutôt la remar- quable page par laquelle s'ouvrent les Mélanges : « Il est

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une foi naïve et une foi consciente d'elle-même, une foi implicite qui, sans examen, embrasse tout un sys- tème, et une foi critique qui apprécie avant d'admettre. La première est déterminée par la pression qu'exercent sur nous l'éducation, l'habitude, l'ascendant des per- sonnes qui nous entourent. Ce qui permet à la foi de rester dans cet état de naïveté, c'est l'ignorance des ob- jections ou l'absence du développement intellectuel né- cessaire pour sentir la force de ces objections. »

Ces paroles répandent un grand jour sur tout le dé- veloppement théologique de M. Schérer. Il ne signale que deux genres de foi : la foi naïve, qui est déterminée par la pression du miheu dans lequel on vit, et une foi critique, qui apprécie avant d'admettre. Pour ce qui est de la vraie foi personnelle, celle qui entre directement en contact avec son objet sans l'intermédiaire de l'au- torité ou de la critique; quant à cette foi que Pascal définit si bien. Dieu présent au (;œur, M. Schérer l'i- gnore entièrement. Il ne connaît que celle qui est im- posée par l'autorité ou celle qui sort de l'alambic de la critique ; deux genres inférieurs qui ne méritent pas le beau nom par lequel on les désigne. Grâce à Dieu, il est une autre foi qui est à l'abri des déconfitures de l'au- torité et des objections de la critique, parce qu'elle est réellement née dans une autre sphère, sur un autre ter- rain. Une observation psychologique plus attentive et plus profonde, eût montré à M. Schérer ce dont beau- coup de personnes ont fait la précieuse expérience. C'est que, alors que la critique n'est pas encore éveillée, dans le milieu même le plus dominé par l'autorité, il est des âmes, et en bon nombre, qui réussissent à trouver leur Sauveur sans être le moins du monde déterminées «par la pression qu'exercent sur nous l'éducation, l'habl-

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tude, l'ascendant des personnes qui nous entourent. »

Ici comme en bien d'autres points, Vinet, beaucoup moins savant que M. Schéner, a été plus vrai et plus pro- fond parce qu'il a été plus complet. Entendons-le ca- ractériser une troisième voie pour arriver à la foi, sans traverser les défilés semés d'embûches de la critique ni sans courber la tête sous les fourches Caudines de l'autorité scolastique.

0 Les uns, dit-il, seront amenés au christianisme par des arguments historiques ou extérieurs ; ils se prou- veront la vérité de la Bible comme on se prouve la vé- rité de toute histoire. Cela posé, ils confronteront les prophéties renfermées dans ces anciens documents avec les événements qui sont arrivés des siècles plus tard ; ils s'assureront de la réalité des faits miraculeux rap- portés dans ces livres, et en concluront l'intervention nécessaire de la puissance divine qui, disposant seule des forces de la nature, a pu seule aussi en interrompre ou en modifier l'action. D'autres hommes, moins pro- pres à ces recherches, seront plus frappés à l'évidence intrinsèque des saintes Ecritures ; y trouveront l'état de leur âme parfaitement dépeint, ses besoins parfaitement exprimés, les vrais remèdes de ces maladies parfaite- ment indiqués ; frappés d'un caractère de vérité et de candeur que rien n'eût pu imiter ; enfin, se sentant re- mués, changés, renouvelés dans leur intérieur par la mystérieuse influence de ces saints écrits, ils auront acquis par cette voie une conviction dont ils ne peuvent pas toujours rendre compte aux autres, mais qui n'en est pas moins légitime, irrésistible et inébranlable. Voilà le double chemin par lequel on pénètre dans l'asile de la foi; or il était de la sagesse de Dieu, de la justice, et, nous osons le dire, de l'honneur de son gouvernement.

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d'ouvrir à l'homme ce double chemin : car, puisqu'il a voulu que l'homme fût sauvé par la connaissance, il s'engageait par même à lui fournir les moyens de connaître *. »

Grâce à Dieu, cette méthode pratique et personnelle d'arriver à la foi n'est pas inventée pour le besoin d'une cause. Sans doute ce ne fut jamais le chemin battu, suivi par le grand nombre, mais c'est celui qu'ont in- stinctivement pris les âmes d'élite qui, dans les époques de ténèbres, ont toujours su trouver la lumière; c'est la voie étroite par laquelle ne cessent de passer ceux qui demeurent le sel de la terre, et qui, au milieu de la dé- fection des multitudes, ne fléchissent pas le genou devant Baal. Voilà pourquoi, grâce à cette méthode aussi profonde que populaire, il y a constamment eu des chrétiens, en dépit des dogmatiques et des apolo- gétiques défectueuses, en dépit des théologiens et des clergés. en serions-nous, grand Dieu ! si pour entrer dans le royaume des cieux il fallait, ou bien s'incliner devant l'autorité, ou bien obtenir un billet contre-signe « par une foi critique qui apprécie avant d'admettre ! » Mais tous les héros de la vérité sont entrés par une autre porte ! Une bonne partie de ce qu'il y a eu dans l'Eglise d'hommes forts, connaissant dans une cer- taine mesure cette foi qui transporte les montagnes , l'ont possédée avant de respecter l'autorité et n'ont jamais fait de critique.

Une méprise de cette nature ne peut être acciden- telle chez M. Schérer; elle accuse une tendance bien dé- cidée ; elle montre, comme nous le disions il n'y a qu'un instant, qu'en abandonnant l'argument externe pour

1 Esprit d'Alexandre Vinet. Tome I, page 336.

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l'interne, il n'a fait que ctianger de point de vue et de raisonnement. C'est une preuve qui a succédé à une autre, mais rien n'indique que son christianisme ait re- posé sur un fait de conscience avant de s'être appuyé sur l'autorité extérieure et sur une foi critique qui ap- précie avant d'admettre. Or ce point est capital ! Ce n'est qu'à condition d'être avant tout une réalité d'ex- périence que la foi évangélique peut subsister après la ruine de l'autorité extérieure, et résister aux assauts de la critique. Encore une fois tout change d'aspect dans ces questions délicates, suivant le pied duquel on part. Quand M. Schérer s'avance dans le domaine de la preuve interne, le terrain est déjà miné sous lui ; avant peu il va le sentir trembler sous ses pas, aussi ne fera t-il qu'y reposer un instant son cœur agité et son intelli- gence en éveil ; bientôt il lèvera la tente pour reprendre son rapide exode.

Voici encore quelques paroles qui présentent bien cette première station du pèlerin sous son vrai jour:

« La foi implicite est celle de l'enfance et, il faut bien le dire , celle de la plupart des croyants. Quant à ceux qui ont le loisir, la capacité, le goût de l'étude, qui se mêlent au monde des hommes et des livres, il s'opère tôt ou tard en eux une crise qui marque le passage de la foi na'ive à la foi réfléchie, une crise que provoque la négation, que détermine le doute, qui s'ac- complit par l'examen et qui donne naissance à la science religieuse. »

N'est-ce pas assez significatif? Le doute était donc éveillé quand l'auteur de la Critique et la Foi écri- vait cette page émue sur la personne de Jésus-Christ? Quoi d'étonnant que, se trouvant au point de départ, il reparaisse aussi au point d'arrivée? C'est ce qui

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arrive journellement à tous les philosophes, à tous les penseurs; en partant ils ont leur carte de ronte, et ils moissonnent ce qu'ils sèment. Leur dernier mot se trouve impliqué dans le premier. Ce n'est plus qu'une simple question de temps ; un peu de logique suffit à l'affaire. Telle est l'histoire de M. Schérer. A peine le torrent a-t-il rompu ses digues, qu'effrayé à la pensée de voir tout s'écouler, il barre le passage aux flots mu- gissants en jetant à travers le courant ce qu'il trouve sous sa main : la preuve interne. Mais patience ! celle-ci aura son tour! Et si elle ne se justifie pas pleinement aux yeux « d'une foi critique qui apprécie avant d'ad- mettre, » on lui réserve le même sort qu'à la preuve externe.

Voilà comment M. Schérer s'est toujours trouvé en présence d'arguments et de preuves, mais jamais en face d'un fait qui s'impose et dont on ne peut se dé- barrasser. Aussi le problème s'est-il, dès le début, posé tout différemment pour lui que pour d'autres. La foi de personne n'est à l'abri des atteintes d'une crise, mais lorsque celle-ci éclate on voit toute l'importance du point de départ : c'est de lui que dépend l'issue. Un homme est-il entré en contact avec l'Evangile par la voie intime de l'appropriation personnelle? Quoi qu'il puisse arriver, ne craignez rien pour lui ; il a bâti sur le roc, sa maison ne saurait être ébranlée. Un point est définitivement acquis : le christianisme demeure pour lui un fait indiscutable, sa conception est seule mise en question. Et il ne peut sortir de cette épreuve salutaire que plus fortifié et plus éclairé, parce que sa foi, dé- gagée de tout élément impur, reposera toujours plus d'aplomb sur sa vraie base. S'il l'a reçue accompagnée d'appendices humains ; si, à son ombre, dans sa pre-

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mière ferveur, ainsi que cela arrive volontiers, il a cru que son vif reflet se répandait sur tout un système dog- matique dont elle était solidaire, l'illusion se dissipe, sans que cela puisse tirer à conséquence. Il a débuté par goûter la saveur du contenu, ce n'est que grâce à une illusion d'optique qu'il se l'est représenté accompagné d'une rude carapace qu'il a également acceptée sans y regarder de trop près. Le départ s'accomplit mainte- nant et les germes féconds, débarrassés de la dure en- veloppe qui retenait ou gênait leur développement, peuvent dorénavant déployer à leur aise une sève et une force vitale dont l'intensité n'a rien perdu à être mo- mentanément contenue. Est-ce la marche contraire qui est suivie? N'a-t-on accepté le fond que sur la foi de la forme ? Alors la crise devient réellement grave et faci- lement mortelle. Le théologien manque de point de repère , il est privé du moindre appui au moment cri- tique où tout est remis en question. Hors d'état de dis- tinguer entre le fait et la conception, le christianisme et sa formule dogmatique se confondent dans son es- prit, la lutte a exclusivement lieu sur le terrain intel- lectuel et logique ; la crise est avant tout scientifique: en perdant sa dogmatique, que dis-je ? en voyant la moindre maille du réseau se briser , en lâchant le lien le plus extérieur, on perd du même coup la gerbe en- tière. Laissez seulement le temps à la dialectique d'in- tervenir, elle aura sans peine raison de tout.

Naturellement, on combat, on résiste; pour peu qu'un théologien ait de sérieux dans l'esprit il ne consent pas, sans se défendre, à se laisser ravir ce qu'il a considéré jusqu'alors comme ses plus chères espérances pour le temps et pour l'éternité. Mais peine inutile 1 vains ef- forts ! on est condamné à être toujours battu, à moins

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que, par un élan vigoureux, on ne change subitement le champ du combat. Un certain instinct de la conser- vation sauve quelques natures dans ces crises-là; elles sentent qu'elles doivent saisir par le cœur cl la con- science ce que jusqu'alors elles n'ont possédé que par Tintelligence. Mais c/est une vraie révolution, un coup d'Etat^ qui n'est pas à l'usage de tous. Les esprits essen- tiellement logiques, les honimes naturellement fatalistes consentent difficilement à un changement de front qui rompt les liens entre le passé et l'avenir; ils sont inca- pables de recommencer à neuf, d'un commencement ab- solu, comme disait Kant, d'un vrai acte de liberté. Ils continuent donc sur la voie dans laquelle ils s'étaient engagés. C'était la science qui leur avait donné la pre- mière conception du christianisme, c'est également à elle qu'ils vont demander de raffermir celle à laquelle ils se sont momentanément accrochés au moment de la débâcle. Illusion aussi funeste que naturelle! Ils ou- blient que si la science est propre à expliquer, à coor- donner des faits et à les systématiser, elle est frap- pée d'une incurable stérilité lorsqu'il s'agit de créer. « Quand le doute a pénétré dans une âme, remarque M. Schércr, il ne peut, quoi qu'on en dise, en être ex- pulsé que par la voie de la preuve; la science qui a posé la question peut seule aussi la résoudre. » La voilà, l'il- lusion s'afiichaiit dans toute sa naïveté! M. Schérer s'est-il demandé si les aimales de la pensée humaine confirmaient son assertion? Connaît -il donc des cas nombreux dans lesquels un doute réel, mais profond, complet, ait été expulsé par la voie de la preuve après s'être emparé d'un esprit, d'une école, d'une généra- tion? Nous ne craignons pas pour notre part de poser une assertion entièrement contraire : la voie de la

preuve est toujours impuissante à chasser le doute com- plet, absolu, d'un esprit il s'est décidément étai)li. Par entreraient-elles, en efï'et, les preuves ? Toutes les issues sont gardées , tous les ponts sont rompus ; la maladie de cet homme le condamne justement à clore hermétiquement la bouche à toute potion. Comment le remède salutaire pourrait-il lui être administré ? Non, non, cette maladie est incurable ; je veux dire qu'on ne peut échapper au doute que si de nouveaux faits s'em- parent du penseur et entraînent à leur suite de nouvelles expériences, une vie à nouveaux frais. Or ce n'est point par la voie de la preuve qu'on aboutit à de pareils ré- sultats. M. Schérer nous dit que « la naïveté de la foi est comme l'innocence d'Eden, une fois perdue on ne la retrouve plus. » Nous avons rappelé tout à l'heure que, dans un sens et pour une certaine mesure, cette inno- cence ne peut jamais se perdre lorsqu'elle a reçu son baptême au pied de la croix, dans cet entretien intime entre une âme pécheresse, altérée de sainteté et de jus- tice, et ce Prince de la vie mourant pour la sauver. Du moment oii on est établi sur le roc, on ne peut plus être ébranlé. L'innocence de la foi ne saurait se perdre; elle aspire à se changer journellement en vue sans avoir à traverser les épaisses ténèbres du doute.

Bien différent semble avoir été le développement de M. Schérer. Il vient de nous dire lui-même que c'est le doute qui l'a débarrassé de la théorie de l'autorité sur la foi de laquelle il avait accepté le christianisme tradi- tionnel sans le distinguer de son noyau, du fait évangé- lique pur et simple. Nous le croyons sans peine, les ouvrages extérieurs, inspiration, canon, ont seuls cédé au premier choc. Mais peu importe, l'essentiel ici c'est 'arme qui les a renversés. Le doute une fois admis dans

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la place a joué le rôle du cheval de Troie; l'acier intro- duit dans les assises de la muraille a aisénuent fait le- vier, nous allons voir les diverses portions de la forte- resse s'écrouler les unes après les autres avec une surprenante rapidité; on dirait une boule de neige pé- niblement roulée par les enfants aux jours d'hiver, su- bitement surprise par les ardeurs de la canicule ; les ruines succèdent aux ruines avant que les spectateurs ébahis aient réussi à s'expliquer un pareil désastre.

D'ailleurs, sans parler des qualités et des défauts de l'esprit français toujours porté à aller vite en besogne, diverses causes devaient contribuer à accélérer le mou- vement. Les unes tenaient à la nature même de la crise provoquée par une réaction contre le traditio- nalisme et la scolastique. Et si on veut bien se rappe- ler le point de vue des Prolégomènes, on conviendra que jamais réaction ne fut plus légitime et plus nécessaire. Cela ne la mettait pourtant pas à l'abri du danger de dépasser le but, qui attend tout mouvement de ce genre. Le milieu même dans lequel la réaction s'ac- complissait, les personnalités qui allaient être en jeu, l'absence totale de science d'aucun genre, tout devait contribuer à l'exaspérer. Dans les périodes dogmatiques comme celle qui touche à son terme; entre une époque de formation dépassée et une nouvelle époque créatrice, le rationalisme est appelé à jouer un rôle important. D'une part, en émancipant les esprits du joug de fer du traditionalisme, il les prépare à concourir à la création avenir; il cuhive spécialement le facteur scientifique, indispensable, pour qu'on soit en état de formuler de nouveaux dogmes. D'autre part, il réagit lui-même sur le traditionalisme qu'il bat en brèche. Un rationalisme fort et vigoureux provoque nécessairement dans le sein

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du traditionalisme une culture scientifique en état de lui tenir tête. On sait ce qu'était parmi nous le rationa- lisme antérieur au réveil et ce qu'il est demeuré de- puis. Si les rationalistes s'étaient dispensés d'obtenir la moindre culture scientifique, rien d'étonnant que les orthodoxes, qui avaient la foi pour suppléer à tout, fussent au même niveau. Aussi la crise éclata-t-elle dans le milieu le moins propre à la contenir et à la diriger. Tout était à apprendre; il fallut tout improviser, de part et d'autre on fut pris au dépourvu. De la faiblesse des raisonnements dont on fit usage contre M. Schérer; vous eussiez cru que, dans ce désarroi général, on ne savait recourir qu'à un seul argument, celui de la peur, tou- jours mauvaise conseillère. On semblait prendre un cer- tain plaisir à indiquer à l'avance les résultats négatifs auquel l'hérétique devait fatalement aboutir; ou bien on se figurait arrêter le torrent par les arguments les plus fragiles et les plus compromettants. De son côté se sentant taquiné, en quelque sorte défié par des adver- saires dont il n'était que trop aisé d'avoir façon, M. Sché- rer passait outre sans la moindre difficulté et prenait une position encore plus provoquante. On a prétendu que cette espèce de gageure a été funeste à M. Schérer et que le milieu dans lequel il s'est trouvé a puissam- ment contribué à le conduire il est. Nous n'avons nulle envie de disculper ceux qui peuvent avoir eu des torts envers lui à cet égard, mais il est possible de leur laisser leur propre culpabilité sans pour cela innocenter M. Schérer lui-même. Nous l'avons déjà dit, il n'est pas de l'étoffe dont on fait les hommes destinés à être fou- lés et martyrisés par leur entourage. S'il eût été ferme- ment établi sur le terrain des faits et non sur celui des idées ; s'il eût combattu fjro oris et focis, il eût sans

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nul cloute trouvé moyen de remporter la victoire sans être en même temps martyr. Le milieu clans lequel il se trouvait eût été entièrement différent, que, le point de départ donné, son développement fût demeuré essen- tiellement le même. Seulement, au lien de mettre dix ans à nous dire son dernier mot, il en eût demandé quinze ou vingt.

Ceci nous amène à signaler une autre cause qui a beaucoup contribué à accélérer la crise. Elle tient à la tournure d'esprit de M. Schérer et aux préoccupations spéculatives que nous avons prises sur le fait dans sa thèse. Un penseur hardi, clair, essentiellement logique, va vite et loin dès qu'il s'est engagé dans une voie, que celle-ci soit d'ailleurs bonne ouniauvaise.il ne peut s'arrêter, surtout s'il est Français, que lorsqu'il a arraché aux principes leurs dernières conséquences. Jugez donc de ce qui aura lieu s'il est en outre harcelé par des ad- versaires qui, n'étant pas de sa taille, se bornent à lui faire une petite guerre d'escarmouches ! Dans une telle position, que voulez-vous que respecte un homme qui est habitué à n'avoir jamais devant lui que des idées? Il sufiit que sa conscience logique soit satisfaite pour qu'il aille hardiment de l'avant sans s'inquiéter du ré- sultat. Aussi un bout de mur est-il à peine écroulé que, pendant que le vigoureux démolisseur contemple d'un œil calme les débris, son levier acéré pénètre déjà dans la plate-forme qui lui sert de point de repère et prépare à petit bruit de nouvelles ruines.

Ainsi vous pensez peut-être que quand vous l'enten- diez repousser vigoureusement les prétentions de la scolastique, il était établi sans réserve sur le terrain de la preuve interne ? Erreur profonde ! jamais M. Schérer n'est plus près de devenir votre opposant que lorsqu'il

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se montre voire allié. Il ne se donne pas le temps d'en finir avec un adversaire qne déjà il travaille à s'en créer un autre, comme s'il craignait d'être condamné l'oi- siveté, faute de n'avoir rien à combattre. Au mo- ment même vous l'entendiez parler éloqucmmert en faveur de son point de vue nouveau, dans sa Let- tre de démission, il prenait ses précautions et fai- sait ses réserves de peur de voir, à la faveur de la preuve interne, une autorité morale se substituer à une autorité extérieure. « La preuve expérimentale accom- pagne, dit-il, la lecture des portions religieuses du Nou- veau Testament, mais de celles-là seulement. On sent que l'Esprit de Dieu nous parle dans telle ou telle page de Paul ou de Jean, on ne le sent pas dans une généa- logie. » Ce langage est encore bien innocent, bien légi- time : si même vous êtes tenté de prendre l'éveil à la pensée que le fidèle, du moment il cessera de tout recevoir, sera mis en demeure de choisir, il vous ras- sure en disant : « Votre anxiété, cher ami, ne me pa- raîtpoint fondée. Il ne s'agit pas de faire de la critique, de la science. Le point de vue de l'histoire est le point de vue de la foi, parce que la foi dont il est question est une histoire religieuse. Les faits évangéliques sont des faits qu'il faut reconnaître et non créer; mais parce que ce sont des faits qui ont une portée spirituelle, c'est à la foi qu'ils s'adressent tout d'abord, c'est elle qui les reconnaît et les saisit dans leur double caractère spirituel et historique. Il n'est pas besoin de recherches savantes pour apprécier l'authenticité des récits sacrés. Les écrivains du Nouveau Testament n'ont pas inventé Jésus-Christ, parce qu'on ne peut inventer une per- sonne telle que la sienne, et qu'ici l'image suppose ab- solument l'original. Pour imaginer Christ, il aurait fallu

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élre Christ lui-même. Or la foi fuit instinctivement ce raisonnement : elle sent ce que démontre la science. Ce procédé intuitif d'apologétique s'applique d'ailleurs nux détails aussi bien qu'à l'ensemble. Le chrétien placé en face de sa Bible, n'est pas appelé à faire le triage de ce qui est historique ou douteux, vrai ou incer- tain : il possède en lui le principe d'un triage spirituel qui domine l'autre, et qui, d'ailleurs, s'exerce tous les jours avec et malgré le système théopneustique

Certes, voilà qui suffirait amplement à calmer les appréhensions des timides, si seulement nous pouvions oublier un instant à qui nous avons affaire. Ce qui est tout simple et ne tire pas à conséquence sur le terrain de l'expérience intime et de la vie pratique , revêt un tout autre caractère dès qu'on se meut exclusive- ment dans le monde de l'idée et de la logique. Or, M. Schérer ne sort jamais de ce dernier. Il a beau s'en défendre, il ne cesse pas un seul instant de faire de la critique et de la science même lorsqu'il en appelle à la preuve expérimentale. Il a réussi à transformer le témoignage du Saint-Esprit et l'argument mystique, au point de n'y plus voir qu'une autorité discutable et sou- mise au tribunal de la logique comme toute autre. Vous verrez qu'il ne permettra pas aux faits les plus certains de subsister s'ils s'avisent de se trouver quel- que peu en désaccord avec ce qu'à son sens ils au- raient dû être.

Vous ne vous en seriez guère douté en lisant les sages réserves qui précèdent; néanmoins la première fois que l'écrivain qui les a tracées reprendra la plume, ce sera pour nier toute autorité autre que celle de la

1 Ln Critique et !n Foi, p. 43

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conscience individnoUe. Ce n'est pas qu'il ignore ce qui peut se dire en faveur d'une autorité morale et expéri - mentale de rEcriture. Il sait aussi bien que vous que I;i foi est s)-nthétique; qu'elle embrasse son objet dans sa totalité, sans avoir fait préalablement l'analyse de tout ce qui y est contenu; et ainsi la foi pnraîî constituer une autorité en ce sens que le croyant admet à priori et virtuellement tout ce qu'implique son acte de foi, et devra l'admettre actuellement à mesure qu'il en consta- tera le contenu. «Or, Christ est l'objet propre de la foi. C'est lui que le chrétien ombrasse par une adhésion spirituelle. Si cette adhésion ne suppose pas nécessaire- ment la connaissance de tout ce que Jésus a pu faire et enseigner, elle suppose cependant l'acceptation expli- cite de tout ce qui pourra être ultérieurement reconnu comme émanant du Seigneur, puisque autrement la foi se contredirait elle-même et renierait ses données fon- damentales. 11 y a donc naturellement, il y a donc iné- vitablement un élément d'autorité et d'à priori dans îa foi chrétienne; cette autorité ne précède pas la foi. mais elle l'accompagne et la suit; elle ne la détermine pas, mais elle est déterminée par elle ; elle ne s'appli- que pas à l'objet principal et direct de la foi, mais au contenu implicite et pour ainsi dire au détail de cer objet. »

Vous êtes rassurés et satisfaits, n'est-ce pas? mais attendez un instant : notre auteur a des ménagements et du savoir-vivre; jamais il ne néglige, avant le sacri- fice, de couronner la victime de fleurs. Quatre lignes plus loin, il prend décidément l'offensive et écrit ce qui suit : « La conscience religieuse a, comme la con- science morale, un à priori absolu, en vertu duquel elle déclare faux tout ce qui lui porte atteinte. Je ne

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puis pas plus admettre un dogme qui jure avec ma conception des perfections divines, que je ne puis me soumettre à un précepte qui oilensc en moi le sen- timent du bien et du mal. Mon droit ou mon devoir m^apparaît, en cette matière, revêtu d'une évidence parfaite. Je me reprocherais d'hésiter, et tous mes efforts ne parviendraient pas à me faire recevoir ce qui est ainsi en opposition avec ma constitution spiri- tuelle. »

II semble qu'il pourrait encore y avoir moyen de s'entendre ; il n'est question que de dogmes, c'est-à- dire de la conception humaine de faits religieux : on comprend qu'à la rigueur la conscience eût le droit de repousser toute manière de représenter la vérité qui la blesserait bien réellement ; mais l'auteur a soin de faire disparaître tout malentendu. « La conscience religieuse ne rejette pas seulement un dogme impie, elle détermine encore ce qui est religieux et ce qui ne l'est pas, et il est de son essence de s'opposer à toute tentative faite pour lui imposer comme religieux ce qu'elle ne reconnaît pas pour tel. Ce qui ne réveille pas d'assentiment dans l'âme ne saurait être un objet de foi pour cette âme, et bien loin d'être tenu d'admettre une doctrine qui lui serait ainsi étrangère, elle se con- forme à un instinct sacré en la rejetant. »

On voit que nous avançons. Tout le contenu de l'Ecri- ture est mis en état de suspicion et en quelque sorte déclaré nul et non avenu d'un seul trait de plume. Vous ne pouvez le reconquérir que par une assimilation libre, analytique et fragmentaire. Vous vous récriez et vous faites appel à l'expérience; il vous paraît exorbitant qu'on s'aventure ainsi à rejeter la Parole de Dieu tout entière parce qu'il y aura dans l'Ecriture tel fait inexact

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ou niéiue inassiiuilable. La conclusion est monstrueuse, il est vrai, mais elle est parfaitement logique, au point de vue de l'auteur; il faut se traîner dans les ornières d'un incurable empirisme et être absolument hors d'état de s'élever dans la sphère de l'idée pour ne pas le comprendre. Du moment on n'a cru au christia- nisme que sur la foi d'une Ecriture parfaitement adéquate à la révélation, et que ce caractère-là se ma- nifeste comme illusoire, on perd tout du même coup, car l'Evangile n'a pas été un fait avant d'être une doc- trine, un système'.

Du reste, l'attaque ne semble d'abord porter que sur le retour du Seigneur et la plus grande partie de l'es- chatologie, qui sont rejetés comme éléments non assi- milables. M. Schérer semble même admettre pour un instant qu'il peut y avoir une antinomie entre notre foi en Christ et priori imprescriptible de notre con- science, c'est-à-dire au fond entre deux données de notre conscience. Cette antinomie résulte du principe suivant : « La contîance dans la parole de Jésus-Christ, qui découle de la foi en la personne de Jésus-Christ, ne peut déterminer l'acceptation d'une doctrine qui est reconnue comme irréligieuse ou qui n'est pas reconnue comme religieuse. » Ainsi nous ne perdons pas notre temps : l'attaque se porte vers le cœur de la place; la sape atteint la pierre angulaire elle-même. En lisant

' B Or, si TOUS livrez le contenu à l'appréciation^ ne fût-ce que pour un moment, Tautorité a reçu par une atteinte décisive. » [Mélanges, p. 5.) La fausse autorité, oui ; cplle que M. Schérer a exposée dans les Prolégomènes ; la vraie autorité, au contraire, celle qui provient non pas de l'Ecriture adéquate, mais du contact vivant de la conscience religieuse avec l'Evangile, se fonde alors pour ne plus jamais être ébranlée.

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un article iiililulé : Jésus-Christ et le Judaïsme vous seripz lerùé de croire que la forteresse va être emportée (lu premier coup. L'auteur se demande en effet « com- ment le Seigneur a pu se mettre en contradiction si patente avec noire ci ilique et notre hcrn'.éneutiquej se rattacher si implicitement à une eschatologie et à une démoiioiogie dans lesquelles apparaît bien visiblement lii superstition populaire. » L'auteur fait valoir d'abord Tcxplicaiion de ceux qui prennent plus au sérieux Thu- manité de Christ, puis celle qui admet chez le Sauveur une accommodation négative. Toutefois, bien que cha- cune ait du bon, en somme, aucune ne le satisfait; vous vous attendez à le voir conclure lorsqu'il s'arrête tout court et propose une troisièm.e alternative qui doit tout concilier. Au fond, ces questions-là sont inadmis- sibles, on ne peut les poser à propos de Jésus-Christ. « Ce qui domine en lui , ce qui est le principe de sa personnalité, c'est la conscience religieuse la plus pro- fonde et la plus pure, la plus hmpide et la plus intense. En vertu de cette conscience, il s'attache spontanément en toutes choses à l'élément qui y correspond, à l'élé- n\ent essentiel et éternel, c'est-à-dire à l'élément reli- gieux. Le reste n'existe pas pour lui; c'est une pure l'orme qui tombe, qui n'est point, ou du moins sur la- quelle sa conscience ne porte pas, parce que c'est un clément qui lui est étranger... » Il n'y a pas lieu de se demander si le sens attribué par Jésus-Christ au ju- daïsme est le sens réel de celte dispensalion, parce que le sens religieux des choses est leur véritable sens. II n'y a pas lieu de se demander si Jésus-Christ a eu la conscience d'une disparité entre le fait historique et le

1 Piorv.e lie Thdolorjie, t. I, p. 154.

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sens qu'il attache à ce fait, parce que la conscience de Christ, en tant que i-eligieuse, est essentiellement posi- tive; l'élément négatif n'y a pas place et n'y est pré- sent que virtuellement et pour autant qu'il peut être impliqué dans l'affirmation.» Enfin vous respirez! Après avoir évoqué la question délicate et capitale, le jury refuse d'y répondre : elle ne doit pas être posée; M. Schérer argumente un peu comme le Seigneur quand on lui demande s'il faut payer le tribut à César ou non. Toutefois, ne vous rassurez pas trop vite : ce qui est différé n'est pas perdu; l'assaut sera livré avec de nouvelles forces, la forteresse sera tournée si elle ne peut être emportée de front; en tout cas, le prin- cipe délétère a abondamment pénétré dans l'organisme; il ne saurait manquer de faire son œuvre ; n'allez pas vous croire encore fermement établi sur le rocher des siècles; le sol est miné, l'explosion aura lieu à son jour et à son heure, seulement la mèche est un peu longue.

En attendant, jetons un regard en arrière pour me- surer le chemin que nous avons parcouru. La ruine de la doctrine de l'inspiration plénière et du canon pro\ i- dentiel a entraîné du même coup l'abandon de tout élément d'autorité; l'Ecriture entière est tenue pour suspecte, l'autocratie de la conscience religieuse est proclamée : l'assimilation fragmentaire est devenue l'u- nique moyen de connaître la vérité.

1 Nous avertissons, une fois pour toutes, qu'en employant des ex- pressions de ce genre, il n'entre nullement dans notre pensée d'im- puter à M. Schérer un plan d'attaque préconçu et réfléchi. La marche qu'il a suivie était donnée par le point de départ ; il n'a fait qu'obéir à son insu à la dialectique intérieure de l'idée. Sans parler d'autres considérations, nous irions à l'encontrc de la pen- sée fondamentale du présent travail en supposant chez lui et ses amis la moindre intention d'arriver ils en sont.

lOi

On dirait que M. Schérer a éprouvé le I)esoin de se recueillir avant de se livrer à l'atlaquc définitive; gar- dons-nous de lui en faire un reproche ; l'importance du sujet en valait bien la peine. Il paraîtrait qu'après s'être livré à la pointe que nous signalions tout à l'heure, il a voulu la faire oublier. Nous avons cru la personne de Jésus-Christ compromise, eh bien! il n'en est rien : tous les articles qui vont suivre seront destinés à l'exal- ter. Il semble qu'il ait simplement reconnu la clef de la forteresse, le bastion qui domine la place entière. Avant de l'emporter, il fera deux choses : d'abord il travaillera à isoler la position, ensuite il aura soin que les travaux généraux du siège soient poussés avec vi- gueur pour que, le grand jour de l'assaut arrivé, ils soient assez avancés pour seconder l'attaque spéciale.

Pour le moment il s'agit uniquement d'isoler la po- sition redoutable, de concentrer autour d'elle ses ef- forts. M. Schérer n'est pas de ces soldats maladroits et frivoles qui croient exalter leur propre gloire en rabais- sant celle de leur ennemi , qu'ils accusent à l'envi de faiblesse et de couardise. Bien loin de là! il célèbre leur courage et leur force; quand il veut prendre une position il a grand soin de faire son éloge. Il la met au- dessus de toutes les autres, il la proclame excellente, la seule bonne , inexpugnable même. Naturellement, vous cédez; vous vous laissez convaincre par le lan- gage si franc et si désintéressé d'un généreux adver- saire; vous ne lui disputez pas trop les ouvrages acces- soires, assuré que vous êtes de posséder, d'après son propre témoignage, une position inexpugnable qui do- mine la place entière et qui vous permet , quoi qu'il arrive, d'être parfaitement à l'abri sous ses feux. Puis, cela fait, les travaux d'approche une fois sufTisammcnt

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avancés^ au moment vous vous y attendiez le moins, voilà que ce fort, tout à l'heure inexpugnable, est su- bitement enlevé d'un coup de main !

C'est à une opération de ce genre que la personne de Jésus-Christ va être soumise. Le premier assaut que nous signalions il n'y a qu'un instant n'a pas réussi ; la position était décidément trop forte. M. Schérer va travailler maintenant à l'exalter , c'est-à-dire à l'isoler sans que vous vous en doutiez le moins du monde. C'est ce qu'il fera dans un article sur Y Apostolat dont voici les conclusions. Pour diverses considéra- tions, qu'il ne peut être question de discuter ici, toute autorité est refusée aux apôtres et à leurs écrits. « L'examen, d'ailleurs, non plus que les considérations à priori, ne nous conduisent guère à reconnaître dans leurs écrits une forme absolue de la vérité évangé- lique. »

Ne vous alarmez pas cependant; n'allez pas croire qu'il faille renoncer pour cela à posséder une forme absolue de la vérité évangélique ! Tout au contraire ! c'est dans l'intérêt même de cette vérité absolue que l'auteur renverse l'autorité apostolique ; il n'aspire qu'à une chose : vous donner la forme authentique, en vous débarrassant de l'apocryphe ; briser le noyau, afin que vous puissiez savourer plus à votre aise l'amande seule. Ecoutez plutôt : « Tout, au contraire, nous per- met de croire que la conscience chrétienne s'enrichit en se simplifiant et qu'elle saisit son objet toujours plus pleinement en le saisissant toujours plus directement. Le plus grand obstacle à ce progrès est précisément cette notion de l'apostolat qui trop longtemps a média-

' De l'Apostolat. 1851. Revue de Strasbourg, t. III, p. 321.

5.

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tisé Jfsu5-Ghrit>L Une véritable chribtologic , une dog- matique renouvelée, ne sont possibles qu'à la condition de remonter au delà des apôtres et d'interroger direc- tement Celui qui dépasse tous les siècles de toute la fête, »

Voilà donc l'Evangile concentré exclusivement dans .lésus-Chiist. « Il n'est rien dans le dogme ou dans la morale qui mérite d'y tenir place à moins de se trou- ver dans une liaison organique avec la foi en Jésus- Christ; en d'autres termes, à moins d'y être implicite- ment renfermé et d'en ressortir comme une conséquence et un épanouissement. » Grâce à cette évolution, les {■pitres, violemment et arbitrairement séparées des évançjilis, sont rabaissées aux dépens de ceux-ci qui sont momentanément en faveur. « Quant à l'enseigne- ment apostolique, dans lequel l'enseignement religieux de Jésus-Christ s'est si longtemps absorbé et comme perdu pour l'Eglise, la conscience chrétienne se sent libre vis-à-vis de ces mémorables rudiments de la pensée évangélique , d'autant plus libre que c'est en verlu de cette liberté même qu'elle en reconnaît toute la valeur. L'homme d'autorité est obligé de les tenir pour précieux par cela seul qu'il les tient pour inspi- rés; l' hommage d'un respect affranchi de l'autorité est plus considérable par cela même qu'il n'est pas im- posé. »

Vous seriez en vérité bien difficile si vous n'acceptiez pas en toute hâte un pareil arrangement! Voyez plutôt: \ous gagnez des deux côtés ! les évangiles s'élèvent sans que les épîtres s'abaissent; cette déplorable auto- rité, cause de tout le mal, est seule sacrifiée à l'intérêt commun; vous saisissez fortement de la main droile ce qu'elle avait le tort grave de vous tendre de la main

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gauche. Du reste, si vous hésitiez à vous rendre , on vous rappellerait que les apôtres n'étaient pas à l'abri des préjugés juifs; que, n'étant pas saints, ils ne pou- vaient pas être des organes adéquats de la révélation. Vous cédez donc un point qui tire si peu à conséquence ; mais non sans vous demander si les docteurs élevés dans les écoles philosophiques du dix-neuvième siècle seront, avec leur logique seule et leur sainteté relative aussi, de meilleurs commentateurs de l'Evangile que Jean, Pierre et Paul.

Mais passons, nous n'en sommes pas encore là. La logique formelle et la dialectique, bien assurées d'avoir leur revanche, cèdent pour l'heure le devant de la scène à la pratique ; on nous parle toujours comme si ia conscience chrétienne était seule juge au débat : «Ah! croire en Jésus-Christ, c'est sans doute aussi croire comme Jésus-Christ, c'est croire comme lui à Dieu, à la justice , au sacrifice, à l'immortalité, c'est croire comme lui enfin à l'impérissable virtualité du saint et du vrai »

Ces paroles, qui terminent l'article sur l'apostolat, servent admirablement d'introduction à celui sur les miracles de Jésus-Christ. >"ous venons de voir comment le bastion imprenable a été isolé; nous allons assister

1 Cet enfin n'est pas heureux ; s'il n'élait pas accidentel, ce ré- sumé du point de vue de Jésus-Christ: Croire comme lui à l'impé- rissable virtualité du saint et du vrai, serait prématuré dans le dé- veloppement de M. Schérer. Jésus-Christ croyait au Père et à sa volonté sainte. C'est à tort qu'on lui met dans la bouche l'insai- sissable Credo de M. Renan ou d'une philosophie idéaliste. Mais c'est ce qui arrive constamment chez M. Schérer. Il est sur un terrain tellement glissant, il est à tel point emporté par la tendance dont il parait parfois être un pur instrument, qu'on voit toujours percer un nouveau point de vue à l'horizon avant qu i! ait eu le temps d'en finir avec celui qu'il défend encore.

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inaiiiteiKint aux travaux d'approclie. Au premier abord ilsn'"ontricn quidoivealarmer lesplustiiiiidcs. L'article débute presque en disant : « Il n'est guère de fait histo- iiquo mieux attesté, je ne dirai pas que les miracles, mais que la puissance miraculeuse de Jésus. Il suffirait déjà de rappeler que Paul a lui-môme opéré des mira- cles, qu'il y fait allusion comme à un fait notoire (Uom. XV, 19, 21 ; 2 Cor. XII, 12), et qu'il attribue les mêmes dons à d'autres qu'à lui dans l'Eglise primitive (1 Cor. XII, 9, 28). Or, il serait difticile d'accorder cette vertu aux disciples sans l'accorder au Maître et de ne point rcconnaîlïe ici le droit du raisonnement à j?;mor« <id majus. Ce n'est pas tout. Nous avons en outre la I royance générale de l'ancienne Eglise, le témoignage universel de l'histoire évangélique et, ce qui est plus décisif, l'expression de la conscience que Jésus a lui- même de posséder et d'exercer la puissance des mira- cles. »

Voilà plus de raisons qu'il n'en faut pour vous ras- surer et mettre le miracle hors de tout doute. Vous fe- rez bien cependant de prendre note d'une certaine ré- serve qui a été faite à la page précédente sur la crédibilité (lu témoignage. « Il est tel témoin si malfamé ou si mal placé que je ne recevrais point de sa bouche un fait d'ailleurs vraisemblable en lui-même. Au contraire, il •■st tel fait si invraisemblable que j'aurais besoin des témoins les plus nombreux et les mieux qualifiés pour y ajouter foi : peut-être même , en dépit de leurs asser- liom, ne recevrais-je le fait (jtte sous bénéfice d'inventaire, en interprétant ce qui me paraît incroyable ou en ré- servant mon jugement définitif En dehors du point

de \ue théopneiistiquo, il n'est pas de considération gé- nérale sur l'autorité liistoriciue de nos évangiles qui

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puisse emporter l'exactitude de tous leurs récits^ et, par conséquent aussi, il n'en est point qui puisse dis- penser de la critique de détail. »

Ainsi l'antinomie est fortement accentuée. Qui l'em- portera? Sera-ce le témoignage ou la répugnance que dans tel cas donné on aura à lui opposer, sans pouvoir alléguer d'autre raison que cette répugnance même ? M. Schérer ne s'arrête pas à résoudre l'antinomie. Aussi bien n'y avait-il pas lieu de le faire à ce moment-là. Il restait toujours assez de miracles; la critique ne pou- vait porter que sur quelques-uns d'entre eux ou sur les détails de certains autres.

Avançons-nous donc sur la foi des traités. Il s'agit, nous le savons, de bien saisir, sans aucun intermédiaire, la personne de Jésus-Christ qui est le christianisme même. Ce qui frappe le plus, c'est de la voir entourée d'une auréole de miracles. Alors voici ce qui arrive. Comme ce fait est incontesté en lui-même, l'attention ne peut se porter que sur l'accessoire. Il s'agira donc de voir si tous les rayons de l'auréole seraient d'une égale pureté, s'il n'y aurait pas quelques faux effets de lumière, quelques ombres. Vous vous prêtez de grand cœur à cette étude, car, comme il est question de mettre enfin la main sur le christianisme lui-même, vous souhaitez qu'il soit dégagé de tout élément étran- ger. Ce n'est d'abord qu'une simple question de plus ou de moins. M. Schérer déclare « qu'on ne peut se dissimuler que l'examen des textes ne conduise tout d'abord à l'élimination de quelques-uns des miracles at- tribués à Jésus-Christ. » Vous accordez sans peine la chose. Comment en effet seriez-vous assez peu spiri- tualiste pour tenir la gloire de Jésus-Christ atteinte par quelques miracles de plus ou de moins. Allons

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donc! ce serait pur enfantillage ! Ce n'est pas le nombre qui importe ici, mais la qualité!

Il faut avouer toutefois que, sous ce dernier rapport, il en est aussi çà et là, tels et tels, qui laissent quelque chose à désirer. « Le miracle, dépouillé de tout carac- tère religieux, cesse d'être un miracle pour n'être plus qu'un prodige, et dès lors, sans rapports avec la révé- lation, il ne se distingue plus en rien des miracles apo- cryphes et ne s'adresse plus à aucun titre à la foi chré- tienne.» Il est vrai que pour les sauver, ces miracles, on veut leur attribuer un but. Mais d'abord « le miracle purement épidictique, c'est-à-dire celui qui n'a d'autre but que la manifestation même de la puissance miracu- leuse, soulève les plus formidables objections. » Ici rappelez-vous l'antinomie statuée au début : dans ces cas là, il ne sera tenu nul compte du témoignage le plus irréfragable, qui devra fléchir devant la répugnance du lecteur.

On le voit, nous avançons ; néanmoins, rien n'est en- core compromis, semble-t-il. Le témoignage est, à la vérité, éconduit, mais voici une autre ressource : « La première chose à faire est de rechercher, dans les mi- racles rapportés par les évangélistes, quelques-uns de ces caractères internes d'évidence qui suppléent par- fois à l'insuffisance du témoignage extérieur, et, puis- que la qualité des écrits ne peut ici garantir la certi- tude des faits [on tenait un tout autre langage au début de l'article), il faut voir si ces faits, considérés d'abord en eux-mêmes et tout objectivement, ne peuvent pas té- moigner de leur propre réalité. On sait qu'il en est ainsi de la plupart des paroles de Jésus. » Ainsi, après tout, quelques miracles sont sauvés ! « Il n'en est pas moins établi que nous avons de Jésus quelques miracles

m

certains, et que cette certitude confirnie la puissance miraculeuse du Sauveur, au moins dans la sphère des faits analogues à ceux qui nous fournissent la preuve dont il s'agit. » C'est le cas des miracles dont l'accom- plissement se trouve indissolublement lié à l'un de ces mots que le Sauveur ne peut pas ne pas avoir pro- noncés.

Toutefois, si vous y réfléchissez, vous serez eft'rayé du prix auquel vous avez acheté ce reliquat de mi- racles. Voyez un peu le chemin que vous avez fait. D'abord il faut laisser de côté les miracles non authen- tiques; secondement, ceux qui seraient indignes. du Seigneur; en troisième lieu, ceux qui, bien qu'authen- tiques, vous répugneraient décidément. Mais qu'est-ce qui décide toutes ces questions? Qu'est-ce qui vous ga- rantit, en dernière analyse, qu'il y ait des paroles qui viennent d'une manière tellement incontestable du Sei- gneur qu'elles impliquent la réalité du miracle dont l'accomplissement est indissolublement lié à l'un de ces mots? Voilà la grande affaire; sans vous en douter, vous avez insensiblement glissé du terrain des faits sur celui du raisonnement. Ce phénomène arrive constam- ment avec M. Schérer. Lorsqu'il a l'air de se placer avec vous sur le domaine des faits et de l'expérience, ce n'est qu'en apparence, par accommodation, parce que son argumentation du moment l'exige. Rappelez- vous bien qu'il demeure toujours l'homme de sa thèse et des Prolégomènes, un scolastique, un logicien: dites-vous qu'il se meut exclusivement dans le monde des idées. Vous pensez qu'il s'agissait uniquement de voir, et vous vous teniez en siîreté? Illusion profonde! votre guide argumentait, lui! Vous vous approchiez avec un saint recueillement de .Jésus-Christ, le christianisme même!

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Vous pensiez vous enrichir en puisant à ce trésor? Erreur profonde ! Chemin faisant^ vous vous enrichis- siez seul aux dépens du Seigneur, l'ennemi pous- sait ses travaux de mine contre la place. Au point nous en sommes c'est, finalement, votre sentiment subjectif qui domine la position. Il est vrai, il accorde encore des miracles au Sauveur, mais qu'est-ce qui vous garantit qu'il le fera toujours? Si votre subjecti- visme peut décider ce qu'il convenait au Sauveur de faire ou de ne pas faire ; s'il a le droit de s'inscrire en faux contre les témoignages historiques les plus incon- testables, qu'est-ce qui vous assure que demain il ne vous inspirera pas une répugnance invincible contre l'évidence de ces mots du Seigneur, chargés de vous garantir la réalité des miracles qu'ils enchâssent? Alors vous entendrez retentir le cri redoutable ; Sam- son, les Philistins sont sur toi II! Et, vos forces énervées, vous ne pourrez plus échapper au coup de grâce que vous portera la logique, cette moderne Déhla, qui a fait façon de tant de héros !

Mais n'anticipons pas. M. Schérer continue son étude; il rétrécit toujours plus la sphère du miracle; il le con- fond avec la mission même du Sauveur. « Son œuvre, c'est lui-même, et le miracle, en tant que faisant partie de son œuvre, est une émanation de sa personne, une expression de sa nature et de sa vie. L'action rédemp- trice de Jésus est, avant tout, la manifestation et, pour ainsi dire, l'exhibition de sa personnahté; sa parole exprime ce qu'il est, et ses miracles sont une autre forme de cette expression

« Tout cela revient à dire que l'étude des faits tend à substituer, relativement aux miracles de Jésus, la va- leur éthique à la valeur tcléologique, le point de vue

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dynamique au point de vue mécanique, et la notion relative à la notion absolue. »

« Au point de vue éthique, le miracle, ne faisant qu'un avec l'œuvre de Christ, dont il est un élément homogène, est une preuve de la divinité de la mission de Christ dans le sens cette mission se sert de preuve à elle-même. Telle est, en effet, la véritable légitima- tion des choses spirituelles. Elles se prouvent en se présentant ; elles se démontrent en se montrant; elles renouent directement à ces chaînons brisés qui jadis attachaient l'homme à Dieu et qui aujourd'hui encore forment le seul lien possible entre eux ; elles s'adressent immédiatement à ces besoins profonds, imprescrip- tibles, en vertu desquels le pécheur reconnaît les biens divins, les salue avec joie elles saisit comme son patri- moine éternel.»

Nous y voici ! l'évolution est accomplie ! Au début de l'article, les miracles nous ont apparu comme surabon- damment établis par de nombreux témoignages histo- riques. Il ne s'agissait uniquement, mission louable s'il en fût! que de purifier leur notion. Chemin faisant nous avons obtenu autre chose. Quittant entièrement le terrain du témoignage, nous sommes arrivés à celui de l'idée pure , par la transition commode du subjec- tivisme. En somme, les miracles se prouvent comme l'œuvre de Christ tout entière : par la voie de l'assi- milation analytique et détaillée. Si votre conscience religieuse parle pour eux, soit, alors, « ils renouent directement à ces chaînons brisés qui jadis attachaient l'homme à Dieu. » Vous laissent-ils indifférents? Eh bien ! n'en tenez nul compte ; l'assimilation étant la seule méthode pour vous les approprier, s'ils ne vous disent rien, ils sont forcément pour vous nuls et non avenus.

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Ainsi M. Schérer ne nie pas le miracle, mais il vous place sur la voie par laquelle quiconque le voudra bien pourra s'en débarrasser; il a entr'ouvcrt la porte pour l'éconduire; il n'y a plus qu'à vouloir; ou mieux à éprouver une de ces répugnances invincibles contre lesquelles viennent se briser les témoignages les mieux constatés. Et, comptez-y, elle ne tardera pas à se faire sentir. Car si le peuple est amateur du merveilleux jus- qu'à la superstition, les hommes d'étude sont portés à une incrédulité non moins incurable, quand il s'agit d'une action libre de la divinité. Ils sont aisément enclins au fatalisme et éprouvent une peine infinie à accepter des événements qui ne s'expliquent pas par l'enchaî- nement naturel de cause et d'effet des forces connues.

Du reste, rassurez-vous, si l'auteur n'admet plus que le miracle relatif, ce n'est pas à dire qu'il repousse le mi- racle absolu à priori et d'une manière générale. Seule- ment il en étend singulièrement la notion pour la rendre plus innocente. « Indépendamment de l'intérêt mani- feste que le théisme trouve à le maintenir, il est un grand nombre de faits, soit dans l'histoire biblique, soit ailleurs, voix du ciel, feu d'en haut, destruction sou- daine, qui, n'étant pas accomplis par l'intermédiaire de l'homme, doivent être ramenés à une intervention directe de Dieu, pour peu qu'ils soient suflisaniment établis, et qui pourraient trouver dans leur connexion avec la révélation chrétienne, le caractère de crédibilité qui manque au prodige pur. »

Tel est le dernier mot de cette remarquable étude. Elle peut donner une vue juste de l'art avec lequel l'auteur sait se préparer à emporter une position. Après tout, quoique très différent de ce qu'on pouvait espérer au début de l'article, ce résultat a lieu de surprendre à

d'autres égards. Evidemment l'auteur n'a pas tiré les conséquences des principes qu'il a semés çà et sur sa route : la logique n'a point fait encore sa charge à fond ; la conclusion est singulièrement timide.

C'est qu'il est de ces monstruosités dialectiques devant lesquelles reculent les hommes les moins craintifs lors- qu'ils les entrevoient pour la première fois. II faut qu'ils aient le temps de s'y faire, que leur esprit, d'abord efla- rouché, s'apprivoise. La méthode de s'assurer de la réalité des miracles ici exposée, n'allait à rien moins qu'à ne tenir nul compte des documents scripturaires, pas même de ces évangiles qui, avant d'être sacrifiés, ont été élevés au-dessus des éjutres. Or M. Schérer ne paraît pas avoir encore été prêt à consommer le sacri- fice ; il retarde donc le jour de l'assaut définitif, atten- dant que les travaux généraux du siège soient suffisam- ment avancés pour lui permettre de concentrer tous ses efforts sur la question des miracles' qui, s'élar- gissant, deviendra le grand problème du surnaturel.

Laissons donc, pour le moment, ce sujet tout spécial, et revenons aux questions générales. On sait nous en étions restés. La ruine de la doctrine de l'inspiration plénière et du canon providentiel a entraîné du même

> [1 n'y a pas lieu de relever deux arlicles sur la prédication de Jésus-Christ, dans lesquels M. Schérer spiritualise la notion de pro- phétie comme il a fait celle des miracles. Spiritualiser, d'après sa méthode, c'est bien toujours évaporer, dissoudre. Puis survient tout à coup une forte chute du mercure dans le thermomètre ; ar- rive la froide logique qui, en condensant ces vapeurs, leur enlève

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coup la répudiation de tout élément d'autorité ; TEcri- lure entière, fond et forme, est tenue pour suspecte ; l'autocratie de la conscience religieuse est proclamée ; l'assimilation analytique et fragmentaire de la vérité est devenue son unique critère et la seule bonne mé- thode pour arriver à se l'approprier. Pendant quelque temps M. Sciiérer travaille, avec son ardeur ordinaire, à renverser jusqu'aux derniers vestiges du système de l'autorité, censément pour élever d'autant plus haut l'assimilation. JMais du même coup, il rend celle-ci im- possible. C'est toujours la même méthode. L'arme qui abat son adversaire lui éclate ordinairement dans les mains au moment môme oit il lâche sa dernière décharge. Expliquons-nous.

La méthode que M. Schérer em[)loie pour en linir avec cette autorité extérieure qu'il défendait dans ses Prolégomènes est d'une simplicité irréprochable. 11 n'a pas changé de terrain; il continue d'être toujours sur celui de l'orthodoxie scolastique; il a l'air de supposer avec elle que ce besoin d'autorité adéquate est légitime; seulement, comme ses yeux sont ouverts, il prouve qu'on ne peut logiquement satisfaire à ce désir. 11 con- tinue à raisonner au point de vue du traditionalisme du réveil, mais cette fois-ci pour montrer son absurdité. C'est ainsi qu'il nous donne une excellente genèse de la doctrine de l'inspiration qu'il soutenait dans les Prolé- gomènes, et qu'il s'attache ensuite à renverser de son

toute force. Cette dernière opération n'a pas encore eu lieu. Re- marquons seulement qu'en finissant, la sainteté de Jésus-Christ est donnée comme la source de sa science. La solution de la diiliculté est différée; on se demandera plus tard si la sainteté de Jésus- Christ est donc un de ces axiomes qui s'imposent ou un de ces faits qui peuvent se prouver.

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mieux ce qu'il a jadis lui-même édifié. Puis, lorsque raisonnant an point de vue de ses naïfs adversaires, il les a pris dans leurs propres fdets, il tire ses conclu- sions ; « Oui, et l'on ne saurait trop le répéter, la ques- tion que nous avons posée est une question de fait, 11 s'agit uniquement de savoir si le grand phénomène d'un livre miraculeusement rédigé peut se constater d'une manière satisfaisante. On nous accordera qu'une pareille croyance est assez importante pour n'être re- çue qu'à bonne enseigne. Ce n'est pas un droit seule- ment, c'est un devoir que de lui demander ses titres avant de lui accorder la place qu'il aspire à occuper dans notre foi et dans notre vie, dans l'Eglise et dans le monde. » Voilà comment raisonne M. Schérer, et cela en 1853 ! Il réduit toute la question à savoir uni- quement si le grand phénomène d'un livre miraculeu- sement rédigé peut se constater d'une manière satis- faisante ! Vous pensez peut-être qu'il avait abandonné depuis longtemps ce point de vue arriéré pour un autre beaucoup plus spirituel ? Vous ne vous trompez pas, mais dites-vous-le sans cesse, M. Schérer est avant tout un stratégisfe qui sait admirablement profiter des fautes des autres. Ses adversaires, eux, n'ont pas re- noncé à ce point de vue étroit et faux; tant pis pour eux! cela les regarde; quant à lui, il continuera à pousser la pointe comme si c'était le nœud de la question. Que voulez-vous? il fait un argument od hominem; il raisonne ex concessis, ce qui est permis et en outre un moyen sûr de remporter d'éclatantes vic- toires. Seulement M. Schérer ne s'est pas aperçu qu'en s'acharnant à charger sans pitié ses adversaires en dé- route, il découvrait ses propres flancs et se mettait hors d'état de profiter de la victoire. C'est ce qui ar-

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rive inévitablement quand une tendance polémique el négative vous porte exclusivement à renverser l'er- reur et vous fait oublier d'établir la vérité. L'erreur abandonne le camp du vaincu pour aller prendre son refuge dans les rangs mêmes du vainqueur. C'est à la lettre ce qui est arrivé à M. Scbérer.

Il reproche aux scolastiques protestants une funeste tendance «qui a confondu les documents du fait avec le fait lui-même, et qui a fini par faire consister la ré- vélation dans le don que Dieu a fait de la Bible à l'hu- manité *.» Il est tombé exactement dans la même mé- prise, maispar unautre bout; il a simplement confondu le fait avec les documents du fait : ce qui n'est pas plus sage. Un instant, dans la Critique et la Foi, il a paru substituer la preuve expérimentale et mystique du christianisme à l'argument scolastique, mais ce n'a été qu'un éclair d"iin moment^ un mouvement stratégique pour couvrir une retraite subite. Bientôt tout a changé. Ses adversaires ne voulaient croire au christianisme que sur la foi d'une Ecriture qui fût une expression adéquate de larévélalion ; bientôt lui-ir.ême s'est donné le tort tout aussi grand de ne plus vouloir croire au chris- tianisme comme fait, dès qu'il a reconnu qu'il n'était plus garanti par une autorité extérieure. C'est ainsi qu'il n'a semblé mettre un instant le pied sur le ter- rain pratique expérimental et mystique que pour s'éta- blir définitivement sur celui de la logique. La vie et l'expérience n'ont jamais leur tour, même dans leurs jours de faveur. C'est le raisonnement et la logique qui règlent tout. Le christianisme, dans son ensemble, est devenu problématique avec ses documents histo-

' Mélanges, p. 33.

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riques, dès que le point de vue de l'autorité extérieure a été abandonné : les épis de la gerbe ont été dispersés et considérés comme un amas de débris plus ou moins hétérogènes, dès l'instant le lien artificiel qui les retenait a été rompu. L'assimilation analytique et frag- mentaire s'est alors présentée pour restaurer l'édifice. Mais dans de telles circonstances, pratiquée avec un tel esprit, elle était frappée de stérilité : le naufrage était bien complet, le navire était brisé sur le sable ; les flots montants allaient bientôt en emporter les épaves l'une après l'autre.

Pour contempler à son aise la position vraiment tra- gique dans laquelle M. Schérer s'est trouvé placé à régard du cbristianisme et de ses documents en décla- rant l'assimilation la seule méthode de s'approprier la vérité, il faut prendre soi-même l'attitude d'un specta- teur désintéressé, d'un philosophe qui juge du dehors.

Voilà donc un savant, dira un homme impartial, qui veut rester chrétien et qui, pour mieux y réussir, fait deux choses : il met en suspicion le christianisme et ses documents; il fixe les conditions subjectives auxquelles seules il le tiendra pour vrai. Ces hommes religieux sont vraiment étranges ! Moi qui croyais que c'était Dieu qui dictait les conditions, et non pas l'homme ! Il paraît bien que ma philosophie m'égarait. Quoi qu'il en soit, la position de ce savant me paraît pour- tant bien bizarre. D'un côté, voici ce qu'il me dit : a La faculté quepossède la Bible de se justifier à la conscience de l'homme peut passer pour un dogme protestant. Ajoutons que jamais dogme n'a été- mieux fondé. Que de fois l'Ecriture n"a-t-e!le pas repris le moqueur en son âme et arrêté le mondain dans ses débordements. Avec quel ascendant elle accuse le pécheur interdit !

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Avec quelle douceur elle relève le pécheur pénitent ! Vers quels horizons d'espérance ne dirigc-t-elle pas le regard du désolé! Tantôt c'est un éclair qu'elle jette dans notre âme et qui nous révèle tout entiers à nous- mêmes, comme le feu du ciel, illuminant dans la nuit les campagnes sur lesquelles il éclate. Tantôt c'est un glaive qui nous transperce de son irrésistible acier et qui atteint jusqu'au plus profond de notre être spirituel. Tantôt c'est un baume divin qui calme les cuisantes blessures de l'orgueil. C'est la voix du pardon qui se fait entendre, la voix d'un Dieu qui se dit notre père, la voix d'un amour plus profond et plus fort que la mort. C'est l'idéal qui nous appai'aît, idéal sublime et doux, auguste et tendre, idéal de la vie sainte, vision qui saisit tour à tour le cœur de confusion et de joie. J'ouvre la Genèse, et je lis dans le récit mystérieux et naïf de la première transgression l'histoire de toutes les tentations et de toutes les chutes. Je prends le Psautier, et mes remords, mes aspirations, ma recon- naissance y trouvent une voix. Je parcours les Pro- phètes , et j'y entends le Dieu qui dédaigne le sacrifice et qui se plaît à habiter dans les cœurs humbles et con- trits. Plus loin paraît le prédicateur de Nazareth. Il parle de Celui sans la volonté duquel pas un passereau ne tombe en terre. Il déclare heureux les abattus et les affligés; il promet !e repos de l'âme à ceux qui viennent à lui, et chacune de ses paroles laisse comme une traî- née de lumière dans les abîmes de mon cœur et dans les mystères de mon existence. Enfin derrière le Fils de l'homme s'avancent ses disciples. L'un proclame les richesses de l'amour du Christ et nous déclare que la croix est sa gloire, la souffrance son privilège, et la mort son espoir. L'autre nous parle de la vie quia été

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manifestée et du Sauveur qui s'est montré au monde plein de grâce et de vérité. L'impression produite par toutes ces paroles n'est pas une idée, c'est un fait. C'est un fait que ce jour jeté dans les abîmes du cœur, ces confusions involontaires, ces aspirations vers le bien et vers Dieu , ce tendre respect pour Jésus, cette honte du passé, cette impatience du péché, ce désir du bien, cette soif de la vie éternelle ; tout cela sont des faits, et la puissance qui a produit de pareils effets est un fait aussi. La parole qui nous amène si irrésistiblement à Dieu ne peut venir que de lui. C'est son Esprit qui, dans la Lecture de ces pages , s'entretient avec notre esprit. Les hommes qui ont ainsi parlé étaient assurément tout pleins de la vertu d'en haut, et c'est à bon droit que leurs écrits ont passé pour inspirés. »

C'est fort beau sans contredit, remarque notre phi- losophe , seulement ces docteurs chrétiens ont le tort grand de tous leurs prédécesseurs; la pratique est tou- jours chez eux infiniment au-dessous de la théorie. Je ne puis oublier que la même plume qui a tracé ces paroles émues et touchantes en a consigné d'autres dans le même recueil, qui, tout philosophe que je suis, me font l'effet de trahir un esprit entièrement différent.

« La conscience religieuse a, comme la conscience morale, un à priori absolu en vertu duquel elle déclare faux tout ce qui lui porte atteinte... Mon droit ou mon devoir m'apparaissait, en cette matière, revêtu d'une évidence parfaite; je me reprocherais d'hésiter, et tous mes efforts ne parviendraient pas à me faire rece- voir ce qui est ainsi en opposition avec ma constitu- tion spirituelle... Ce qui ne réveille point d'assentiment dans l'âme ne saurait être un objet de la foi pour cette âme...

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En résumé, la confiance dans la parole de Jésiis- Christ, qui découle de la foi en la personne de Jésus- Christ, ne peut déterminer racceptation d'une doctrine qui est reconnue comme irréligieuse ou qui n'est pas reconnue comme religieuse *.

« Vous admettez un conflit entre la morale révélée et mon sentiment moral; voulez-vous donc que je renie un sentiment qui est la parole de Dieu en mon cœur, la base sacrée de toute certitude spirituelle et en quelque sorte le fond même de ma vie ? Vous admettez un con- flit entre la vérité révélée et ma conscience religieuse; oserez-vous peut-être exiger que j'abdique la convic- tion que je porte en moi de la justice ou de l'amour divin? Vous admettez un conflit entre la vérité révélée et les lois de mon intelligence ou les données de la science ; est-ce à dire que je dois douter de ces don- nées ou de ces lois, lorsque vous êtes obligés de vous y conformer vous-mêmes pour parler à mon esprit, d'y faire appel pour appuyer vos démonstrations apologé- tiques? Renoncer à ces fondements de la certitude, c'est fenoncer à toute conviction. Me défier de ma raison ou de ma conscience, c'est, en ce qui me concerne, abolir la distinction du vrai et du faux, puisque le cri- tère de la vérité est l'harmonie des choses avec les fa- cultés au moyen desquelles je les perçois. En un mot, prétendre faire recevoir, à titre de révélées et au nom d'une autorité quelconque, une histoire naturelle, une herméneutique, une logique, une dogmatique même, qui se trouvent en contradiction avec l'expérience ou la raison, c'est une exagération insensée du dogme augustinien de la déchéance de l'homme; il y a plus,

» Revue de Théologie, t. I, p. 82 et 83,

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c'est la foi élevée sur la base du scepticisme. Si les facultés de l'homme sont trop obscurcies pour qu'il puisse apprécier la vérité religieuse, elles le sont trop aussi pour qu'il puisse recevoir cette vérité, et la révé- lation reste comme non avenue. »

On voit que M. Schérer a le talent de faciliter sa tâche en exagérant les prétentions de ses adversaires. Etaient-ils donc bien nombreux et surtout bien dignes d'être pris en considération, ceux qui prétendaient imposer au nom de l'Ecriture sainte une logique, une herméneutique et surtout une histoire naturelle ?

Mais passons.

On remarquera que cet antagonisme statué entre le christianisme d'une part , et la raison ou la conscience (ces mots tendent à devenir synonymes) de l'autre, re- pose sur l'hypothèse que ces deux dernières sont dans un état parfaitement normal et n'ont nullement à être modifiées par lui, c'est-à-dire donc sur la négation implicite du péché. Cependant ces lignes s'écrivaient en 1831, page S, Mélanges, tandis que l'article des- tiné à nous débarrasser du péché ne devait paraître qu'en 1853; et, chose curieuse! savez-vous d'où a été tirée la citation précédente du philosophe si favorable à tous égards au point de vue essentiellement pratique de l'assimilation? d'un article (Ce que c'est que la. Bible) publié en 1854, c'est-à-dire après celui sur le péché! Ce n'est que chez M. Schérer qu'on peut signaler des phénomènes de ce genre. On voit que la logique et les faits sont en lutte ; mais il y a des tiraillements avant que le divorce soit décidément proclamé. L'habitude et l'ancienne manière de penser persistent encore tandis que la logique, qui a pris les devants, a établi des prin- cipes qui ne permettent plus une pareille accommoda-

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tion. Alors que le papillon s'est déjà envolé, il reste toujours la chrysalide.

En vérité, poursuit le philosophe, ce n'est plus le langage d'un adorateur de Jésus-Christ; on croit en- tendre un grand prêtre de la raison ou, si vous y tenez, de la conscience. Les voilà bien toujours ces hommes instruits qui veulent rester religieux. C'est une contra- diction permanente. S'agit-il de professer une doctrine? Ils vous disent que le christianisme se légitime au contact mystique; ils nous parlent de blessés, de malades ayant besoin de médecins, de désolés soupirant après la con- solation; que sais-je encore? de morts qui ont besoin d'être rappelés à la vie. Les prenez-vous sur le fait ? dans la pratique? voilà que ce mort est d'une verdeur respec- table, le malade se dresse sur son séant et il signifie au médecin, objet de toute sa confiance et dont il con- naît par expérience le talent, ce que doit être la po- tion pour qu'il consente à la prendre. Inutile d'insister: c'est une répugnance invincible, c'est plus fort que lui ; on ne lui fera pas desserrer les dents avant que le re- mède l'ait déjà guéri et se soit légitimé par cela même.

C'est curieux, dira le philosophe : ces théologiens ont une logique qui diffère de tout point de celle du commun des mortels. Nous ne faisons pas de la pein- ture les yeux fermés, nous n'entreprenons pas de char- mer un sourd par l'harmonie musicale. Le cas est décidément désespéré; la maladie est incurable, puis- qu'elle consiste en ceci que le malade ne peut pas sup- porter les remèdes qui, de son aveu, peuvent seuls le guérir.

Ce n'est pas tout, pourrait ajouter le philosophe; il y a bien pire que cela. Le refus de prendre les remèdes est volontaire ; il est un résultat de la délibération et de

la réflexion! C'est pour le coup que la position devient bizarre! Ecoutez plutôt! Cet homme est chrétien; il a déjà fait l'expérience de la vérité du christianisme en suivant la méthode qu'il professe. « L^impression pro- duite par toutes ces paroles n'est pas une idée, c'est un fait... Cette honte du passé, cette impatience du pé- ché, ce désir du bien, cette soif de la vie éternelle, tout cela sont des faits, et la puissance qui a produit de pareils faits est un fait aussi. » Alors pourquoi s'arrêter en si bon chemin? Pourquoi prétendre intercepter tout à coup le courant de cette sève qui doit vous avoir com- muniqué la vie? Je ne puis m'expliquer la chose que de deux manières : ou bien vous vous êtes déjà assimilé le christianisme dans sa plénitude ; vous êtes le second exemplaire du Christ, son expression à tous égards par- faitement adéquate. Mais cette allernative me paraît exclue par le langage si modeste et si humble que vous tenez. Vous rangez-vous à la seconde? concédez-vous que vous ne vous êtes pas entièrement approprié l'Evan- gile? Alors votre logique est étrangement en défaut. Vous confessez hautement que ces potions qui vous répugnaient et contre lesquelles vous protestiez autre- fois ont cependant réussi à vous guérir jadis. Pourquoi alors n'y auriez-vous pas recours aujourd'hui pour achever d'extirper tout germe de maladie ou pour vous relever d'une rechute?

Vous me rappelez tout à fait un des nôtres, un sage de la Grèce, qui allait criant bien haut une recette pour prouver qu'on ne peut pas mourir. « On ne sau- rait mourir, disait-il, si on est déjà mort, et on ne peut pas mourir aussi longtemps qu'on vit encore; il est donc impossible de mourir... » Pour arriver à sa con- clusion si rassurante, ce sage faisait abstraction du fait

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de la mort, qui vient couper court à toute la difficulté.

Il me semble que vous raisonnez un peu de la sorte à l'endroit de ce que vous appelez l'assimilation. L'esto- mac ne veut pas du remède qui seul peut le guérir? Que faire, sinon accepter la potion qui rétablira l'esto- mac et lui permettra de la supporter? L'expérience, dont vous professez faire grand cas , coupe court à la difficulté logique. C'est comme lorsque votre Maître allait disant aux muets de parler, aux sourds d'enten- dre, aux morts de ressusciter ; son langage est absurde, car un muet ne peut parler, un sourd ne saurait en- tendre, cela va de soi, en restant dans son état. Mais ce langage devient simple et naturel dès qu'on admet qu'en prononçant ces paroles, il avait le pouvoir, comme vous l'accordez, de communiquer au sourd l'ouïe, au muet la parole. N'est-ce pas exactement le rôle qu'est appelée à jouer l'assimilation ? N'est-elle pas des- tinée à guérir un estomac qui ne peut rien supporter? Raisonnez donc un peu moins et pratiquez un peu plus vos belles théories. En tout cas, si vous persistez à ar- gumenter, gardez-vous de tomber dans ce qu'on ap- pelle fallacia divisionis. Ne séparez pas arbitrairement le remède de son effet vivifiant sur l'organisme.

Mais vous êtes trop bon logicien pour être à ce point inconséquent ; mes soupçons se réaliseraient-ils? En seriez-vous venu à reconnaître que la preuve interne et expérimentale, mystique, ne vaut pas mieux que l'autre ? Alors, cher collègue, expliquez-vous au plus vite ; ne faites pas attendre votre dernier mot ; cessez d'embarrasser ces bonnes gens, en professant des théo- ries beaucoup plus belles que les leurs et qui vous pro- fitent moins à vous que leur détestable méthode ne leur profite à eux-mêmes...

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La route dans laquelle M. Schérer était engagé de- vait le conduire avant peu, et sans le moindre parti pris, au terme que tout homme intelligent eût pu prévoir à priori. Aulant la théorie de l'assimilation est salutaire lorsqu'elle a le contre-poids des faits et de l'expérience, autant elle est illusoire quand elle est transportée dans le domaine de l'idée pure, qui ne permet plus de raison- ner que sur des x et des y inconnus, en laissant tout élément pratique de côté. Ce qui est arrivé à notre auteur confirme d'une manière éclatante l'explication que nous avons donnée de son développement. C'est le point de vue exclusivement intellectuel qui a sans cesse prévalu chez lui, qui lui a en quelque sorte servi de base d'opération. Il est de toute impossibilité que la preuve expérimentale et mystique, si elle eût été autre chose qu'un raisonnement, ne l'eût pas arrêté sur la pente glissante il était engagé. En argumentant tou- jours abstraitement, M. Schérer s'est placé en flagrante contradiction avec lui-même ; il a raisonné alors qu'il fal- lait vivre et expérimenter. Par sa position à l'égard de la Bible, même comme simple document historique, a été faussée du tout au tout. Privé de ce contact, de ce commerce simple et désintéressé avec les Ecritures qui, comme il l'avait si bien montré, est destiné, non pas à nous imposer, mais en quelque sorte à nous insinuer l'esprit évangélique, il a coupé court à son développe- ment religieux, et cela au moment même la vie scientifique, prenant son essor, avait le plus besoin d'un contre-poids. Les vaisseaux brûlés, la logique pla- cée en sentinelle avec la consigne de ne laisser passer que des éléments assimilables, il s'est trouvé que les documents bibliques ont été tout à coup mis en qua- rantaine. Quoique professant hautement en faire le plus

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grand cas, il s'est mis dans la complète impossibilité de les laisser agir sur lui. Passe encore s'il en était resté ! passe encore s'il avait fidèlement gardé tout ce qui lui paraissait assimilable au moment même où, coupant les ponts-levis, il a rendu impraticable toute communica- tion vivante entre lui et l'Ecriture ! Mais il n'était pas possible de s'arrêter. Non-seulement cette fausse posi- tion a rendu le développement subséquent, illusoire, mais elle a agi rétroactivement sur les résultats déjà acquis. Tout a été remis en question, et la méthode de l'assimilation, si propre à enrichir celui qui la pra- iique n'a. servi qu'à appauvrir celui qui en faisait matière à raisonnement, jusqu'au moment elle a été à son tour sacrifiée et l'élément spécifiquement chrétien, a été repoussé au nom de l'imprescriptible à priori de la conscience religieuse ; puis est venue la simple con- science morale qui a été élevée au-dessus de tout. Mais, phénomène que nous avons déjà signalé chez M. Sché- rer, cette exaltation exclusive était le signal certain que son tour allait venir. Au fond, derrière tous les vain- queurs successifs s'en trouvait un dont ils n'étaient que les instruments. La preuve externe paraissait supplantée par la preuve interne, celle-ci par l'assimilation analy- tique et fragmentaire, la conscience chrétienne par la conscience religieuse ; mais en réalité il n'y avait qu'un seul et même triomphateur. C'était la logique qui était au fond de tout cela. Seule elle bénéficiait, elle se pré- parait une victoire définitive. Il en était comme de ces châteaux de cartes qui amusent les enfants. Un seul capucin qui tombe entraîne inévitablement la chute et de ceux qui le suivent et de ceux qui le précèdent. Lorsque la conscience, démesurément agrandie et pro- clamée autonome, a été seule debout, le véritable en-

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nemi, qui avait fait tant de ruines à son profit, s'est enfin montré, et sa perte a été consommée d'un seul coup.

C'est ce que nous voyons s'accomplir dans le célè- bre article de M. Schérer sur le péché. On n'aura pas oublié les doctrines déterministes de sa dissertation sur la liberté morale. La thèse et l'antithèse se serraient de près ; tout indiquait dans quelle direction devait avoir heu la synthèse. On se rappelle enfin que c'est le res- pect pour l'autorité de l'Ecriture qui l'avait arrêté, alors que les deux arcs du cercle, fortement tendus, aspiraient à se rejoindre. Depuis la crise que nous dé- crivons jusqu'au moment actuel, les tendances spécu- latives ne s'étaient cependant pas montrées. On avait laissé les théories théologiques se détruire, s'user les unes contre les autres. Il semble que le déterminisme philo- sophique, doué d'une profonde perspicacité, ait senti le besoin de ne pas se prodiguer inutilement et se soit prudemment tenu en réserve pour, à la onzième heure, décider de la journée. Maintenant que le terrain est déblayé, rien ne l'empêche plus de donner ; et alors la conscience morale, entièrement émancipée , n'étant plus soutenue par cette autorité de la Bible dont elle dédaigne l'appui, est elle-même emportée avec une étonnante facilité.

Comme toutes les grandes questions, celle qui se pré- sente ici est d'une admirable simplicité. Quelques pages suflTirontpour la poser, quelques paragraphes pour la ré- soudre. «Le péché, dans l'ordre actuel des choses, a sa source dans la nature de l'homme; la nature de l'homme, telle qu'elle se présente à l'observation, telle que notre propre conscience nous la fait connaître, est détermi- née dans le sens du péché. Sur ce point nous sommes tous d'accord; mais il est difficile de s'en tenir au

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seul fait en renonçant à toute explication, parce que le fait renferme en lui-même une contradiction et, par conséquent, tend à se nier lui-même. Comment le pé- ché peut-il être péché s'il provient de notre nature? Tel est le problème. De solutions sérieuses il n'y en a que deux en présence. La première part de la liberté absolue, la seconde de la liberté relative. La première rend compte de la nature du péché par l'hypothèse d'un idéal perdu, la seconde par la conscience d'un idéal à atteindre. La première enfin explique la pré- sence du péché par un acte individuel et volontaire dans une existence antérieure, la seconde par les lois d'un développement qui doit se poursuivre dans un monde à venir. »

On voit quelle est la méthode de M. Schérer. Il dé- bute par vous accorder que le péché est un fait incon- testable. Cependant, comme il implique une antinomie et comme notre auteur est adversaire décidé de tout phénomène de cette nature, il travaille à la résoudre. Jusqu'ici tout va bien. Mais en logique, il est de règle que la solution d'une antinomie, pour être admissible, nous présente un principe supérieur faisant également droit à la thèse et à l'antithèse, conciliant en un mot les deux véritésenétat d'apparente contradiction. C'est ce que M. Schérer oublie complètement. S'appuyant sur la circonstance qu'aucune explication ne le satisfait, il faut qu'il en trouve absolument une. Passe encore ! pourvu que le fait du péché soit toujours respecté. Mal- heureusement, c'est ce dont il ne s'inquiète guère. Il nous l'explique, non par l'hypothèse d'un idéal perdu, mais simplement par la conscience d'un idéal à attein- dre. «Au point de vue du développement, qui est le point de vue historique, le point de vue de la réalité.

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ce qui existe en premier lieu ce n'est pas le bien, la liberté, l'esprit ; c'est au contraire, la chair, l'appétit, la satisfaction. Et si la satisfaction n'est pas en elle- même péché, si elle ne le devient que par l'éveil et l'opposition de l'esprit, il n'en est pas moins vrai que c'est au sein du péché et par lui que cet éveil a lieu. La conscience et le péché se conditionnent réciproque- ment, parce que la conscience morale provient de la dualité morale, comme la conscience du moi provient de la dualité du corps et de l'esprit, La conscience et le péché apparaissent ensemble; ils sont d'abord à demi conscients, à demi formés, mais ils croissent dans leur lutte et se dégagent en s'opposant toujours plus. »

Le péché devient ainsi inévitable et nécessaire, un élément de bien, sa condition sine quâ non, la loi du développement moral, comme l'initiation à la vie spi- rituelle. La rédemption à son tour se présente sous un aspect tout nouveau. Elle ne peut avoir pour but de rétablir un idéal qui, n'ayant jamais existé dans le passé, ne saurait avoir été perdu ; elle veut unique- ment nous rapprocher quelque peu de l'idéal à attein- dre. Dieu met par la rédemption la dernière main a ce qu'il n'avait fait qu'ébaucher le jour de la création. «Il faut regarder la rédemption comme le complément de la création »

Votre conscience proteste ? tout vôtre être moral se soulève et déclare vouloir se passer de la solution de l'antinomie, de toute explication du fait du péché plu- tôt que d'en accepter une qui le dissout et le nie en le donnant pour ce qu'il n'est pas? M. Schérer vous ac- corde les prémisses, mais pas la conclusion. Circon-

* Mélanges, p. 98.

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stance qu'on ne saurait trop remarquer, il reconnaît lui- même, aussi bien que personne, que cette explication ne pourra jamais satisfaire la conscience. «En vain démontrerait-on à la conscience angoissée, dit-il, que si le péché en tant que péché, est ce qui ne doit pas être, le péché est en même temps la condition de notre développement humain. En vain, représenterait-on que Dieu nous aime malgré notre péché parce qu'il nous veut comme êtres moraux et spirituels, c'est-à- dire avec toutes les conditions de la vie spirituelle et morale. Le pécheur auquel on soumettrait ces considé- rations ne pourrait en tirer aucune consolation, parce qu'elles appartiennent au point de vue de l'intelligence, de la science, de la théodicée, mais sont étrangères au point de vue de la conscience. Il est inévitable que le pécheur, placé sous l'influence de son péché, le sente comme absolu et irrévocable, c'est-à-dire comme pé- ché et, il serait contradictoire qu'il pût le considérer comme condition de son développement, parce qu'alors il ne le sentirait plus comme péché. »

Vous croyez peut-être qu'après cet aveu significatif l'auteur va reculer? Vous pensez que dans un conflit entre les faits et la théorie scientifique, qui n'est que leur explication, il va se prononcer plutôt pour les pre- miers que pour un point de vue scientifique qui aboutit à les nier en prétendant les expliquer? Détrompez- vous. Il faut à tout prix à M. Schérer une explication du péché, sa raison d'être; et plutôt que de s'en passer il vous en donnera deux au lieu d'une. C'est ainsi que, pour calmer ces scrupules de la conscience qu'il vient de déclarer invincibles, il essaye de les expliquer, c'est-à-dire de vous en débarrasser. Si la conscience per- siste à voir le péché de cet œil-là, c'est qu'elle a pour

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le moment la vue bornée ; elle est enlacée dans les liens de la sphère subjective, nécessairement inférieure à celle de l'idée pure ; bref, elle ne prend pas le point de vue convenable, elle regarde le péché par en bas ; voilà pourquoi elle le trouve éminemment laid; si seu- lement elle pouvait le regarder par en haut I elle le trouverait tout aussi beau, elle y verrait une condition indispensable du bien. « Le point de vue de la con- science est celui de l'expérience subjective, tandis que le point de vue de la théodicée est celui de la contem- plation objective; l'un nous montre le moi, l'autre nous montre l'homme en dehors de nous; le premier ne laisse apercevoir qu'un moment donné, celui de l'expérience personnelle, celui du sentiment éprouvé, tandis que le second embrasse l'ensemble de la vie de chacun et même de l'humanité. »

Voilà donc les scrupules de la conscience à l'endroit du péché à leur tour expliqués. Ils tiennent à une il- lusion d'optique et à un horizon trop étroit ; le remords n'est que l'impression passagère du moment; il doit pa- raître éternel et irréparable, «non pas sans doute qu'il soit vraiment irréparable ; mais le propre du sentiment est d'exagérer.» Ainsi ' d'une part on nous dit : « Il est inévitable que le pécheur, placé sous l'influence de son péché, le sente comme absolu et irrévocable, c'est-à-dire comme péché, et il serait contradictoire qu'il pût le considérer comme condition de son dévé- loppement, parce qu'alors il ne le sentirait plus comme péché, » et d'autre part on nous déclare que la con- science ne juge ainsi que par suite d'une illusion, faute de pouvoir se placer au point de vue pour bien

» Mélanges, p. 102.

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voir les choses. « Guéri de son péché, l'homme senti- rait bien que ce péché est effacé par cela même ; ai- mantDieu, il saurait bien que Dieu ne peut le repous- ser. » Le plus simple serait donc de ne pas penser au péché, de le considérer dores et déjà comme guéri ; alors il léserait en effet. Malheureusement la conscience, fidèle à sa mission, proteste toujours et ne permet pas au pécheur de monter sur ses épaules pour voir de combien il est saint. Mais en attendant que les con- sciences se laissent persuader, et il y en aura plus d'une qui y consentira, du moins pour un temps, la science prend les devants et leur montre le chemin.

Jamais la résolution de pousser la théorie à outrance sans tenir nul compte des faits qui la gênent ne s'est aflichée avec plus de naïveté, dans un sujet plus délicat. M. Schérer se rend admirablement compte de ce qu'il fait; il n'est pas engagé dans une polémique ardente; il est de sang-froid, et il sait qu'il blesse la conscience; il a mesuré toute l'étendue du sacrifice, et puis il le con- somme sans sourciller. Afin de nous débarrasser de cette fâcheuse antinomie que présente le fait du péché quand la logique veut l'expliquer, émoucheur intré- pide, il écrase du même pavé la conscience et, pour la plus grande gloire de la science, il flétrit du titre d'illusion ce que les hommes de tout temps, de tout lieu, à fous les degrés de culture, ont considéré comme la vérité la plus certaine, la plus immédiate, le senti- ment de la culpabilité, le remords.

Et le péché, que devient-il? En sommes-nous au moins débarrassés, une fois pour toutes, au prix d'un tel sacrifice? Moins que jamais! La logique, un in- stant toute puissante, ne tardera pas à avoir son mau- vais quart d'heure : elle sera à son tour en butte à une

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contradiction intérieure qui la réduira à l'absurde. On ne Ta pas oublié, c'est pour faire disparaître l'antinomie impliquée dans le fait du péché, qu'il a été expliqué par Thypothèse d'un idéal à atteindre et non par celle d'un idéal perdu. Mais au moment vous croyez l'avoir vaincue la contradiction se relève plus accentuée que jamais. « La foi évangélique a l'intuition immédiate et profonde de cette vérité, que le péché n'est que pour être nié, en d'autres termes, qu'il n'est qu'une condition du développement spirituel de l'humanité à travers l'éternilé!)) 0 chef-d'œuvre de la logique et de la science! En échange d'une antinomie temporaire, ayant commencé dans le temps et devant prendre fin dans le temps, on nous donne une antinomie éternelle ! En échange d'un idéal perdu dans le passé, on nous gra- tifie d'un idéal à venir qui ne se réalisera jamais! "Voilà l'homme lancé dans un progrès infini et éternel. Sem- blable à l'écureuil qui tourne toujours dans sa cage sans jamais avancer, l'homme, nouveau Sisyphe, sera con- damné à poursuivre sans trêve ni repos un idéal qui ne pourra jamais être réalisé. Par une bizarre contradic- tion, on veut appeler progrès la marche incessante vers un but qui n'existe pas !

Chacun sentit que ce point de vue nouveau de M. Schérer amenait une rupture définitive avec son passé pour l'introduire dans un monde tout autre. Au- cun fait ne pourrait désormais gêner sa marche : il est entraîné sans retour sur la vaste mer de l'idée pure. Les cordages des ancres sont coupés, les mâts sont abattus. Quel sera le terme de l'aventure? le navire arrivera-t-il? C'est en vain que vous interrogeriez le pilote; il n'a point de réponse, car l'aiguille aimantée a perdu son affinité pour le pôle nord.

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Cet article causa beaucoup d'efTroi dans le monde de tous ceux qui en saisirent la portée. Mais ce qu'il y eut de plus effrayant, ce fut le calme et la sérénité de son auteur quand il s'aperçut de ce qui se passait. Eh quoi ! pourquoi tant de bruit? Ne s'était-il pas borné à présenter, à peu de chose près, la doctrine orthodoxe ? Augustin, Calvin et bien d'autres n'étaient-ils donc pas déterministes comme lui? De grâce. Messieurs les tradi- tionalistes, un peu d'indulgence pour une théorie em- pruntée à vos docteurs les plus accrédités!

M. Schérer était bien naïf; il se connaissait bien peu lui-même : en tout cas, il avait bien perdu de vue sa Tlièse sur la liberté morale, quand il prenait celte atti- tude à l'égard de ses amis alarmés. Sans contredit l'histoire de l'Eglise nous fait connaître plus d'un illustre théologien déterministe. Mais elle nous enseigne aussi qu'en buvant le poison ils prenaient des doses non moins fortes de contre-poison. Ils ne cessaient, tout déterministes qu'ils étaient, de s'incliner respec- tueusement devant cette Bible qui, bien que quelques- uns de ses passages puissent être mal à propos inter- prétés dans le sens de leur systèrtie, ne le contredit pas moins dans toutes ses tendances, dans sa lettre comme dans son esprit. Voilà le correctif! Comment ces grands docteurs ont-ils pu tenir à un pareil régime ? Nul ne saurait l'expliquer; c'est leur secret. Le fait est que leur tempérament s'est trouvé assez fort pour y résis- ter avec un admirable succès. Tous ceux qui connais- saient quelque peu M. Schérer savaient, au contraire, qu'il n'y tiendrait pas. Il est essentiellement unitaire ; il ne possède pas ces bras vigoureux qui, s'emparant de deux données vraies, mais en apparence contradic- toire, savent les contraindre à vivre en bonne intelli-

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gence et à fournir à la subsistance spirituelle de l'organisme. Quoi qu'il en dise quelque part', il est hydrophobe à l'endroit de l'antinomie. Si c'est à bon droit qu'on a défini un homme fort celui qui porte en lui quelques antithèses fortement accentuées ^, nous ne conniimes jamais d'homme de talent plus faible que M. Schérer. Aussi dès les premiers pas dans la car- rière, à l'occasion de sa T/tèse, avons-nous craint de voir sa propre personnalité se dissoudre en face de la même antinomie qui s'est représentée dans son article sur le péché. On connaît la barrière qui le retint alors: « C'est donc ici, disait-il, comme partout, la Parole divine qui fournit la véritable règle pour juger les théories hu- maines, la véritable pierre de touche pour apprécier les spéculations dogmatiques. Pourquoi faut-il qu'au lieu d'adhérer à la vérité révélée avec la soumission de la foi, les Eglises et les partis se soient constam- ment attachés à des opinions vraies en elles-mêmes, mais toujours fausses en tant qu'exclusives ? »

On sait assez ce qu'était devenue depuis lors cette autorité de la Parole de Dieu, appelée à servir de cor- rectif à la spéculation. Elle avait elle-même céder aux attaques réitérées de la logique formelle. Aussi lorsquela conscience, privée de ce rempart, a été appe- lée à subir un second assaut, a-t-elle été emportée sans difficulté. Tout est donc fini. M. Schérer lui-même a

Voir la Critique et la Foi, p. 24.

2 « Un homme n'est fort que lorsqu'il porte en lui quelques an- tithèses fortement accentuées. Une faculté sans la faculté opposée n'est pas un pouvoir, c'est un entraînement. Nous ne pouvons nous contenir et nous régler qu'autant qu'une de nos facultés est ba- lancée par son contraire; ce qui contre-pèse est ce qui complète. » (Esprit d'Alexandre Vinel, t. 11,24.)

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eu soin de nous expliquer pourquoi. « Au fond il n'y a qu'une hérésie, c'est la négation du péché; mère de toutes les autres, elle arrive promptement à nier et le Père et le Fils »

A son nouveau point de vue il ne saurait plus être question d'une assimilation du christianisme de- venue impossible, ni d'un siège en règle comme par le passé ; le drapeau du vainqueur flotte désormais sur la place conquise : il ne s'agit plus que d'une prise de possession.

C'est à ce dernier acte que nous assisterons prochai' nement.

Si la tendance intellectualiste et scolastique était an- térieure, comme nous l'avons montré, à la crise que nous sommes dans ce moment occupé à décrire, on voit que celle-ci est loin de l'avoir déracinée; elle n'a pas même réagi. C'est précisément le contraire qui a eu lieu : l'agitation qui trouble encore le petit public du réveil a eu pour elfet de déchaîner le mal qui cou- vait dans son sein, de l'exaspérer. L'intellectualisme s'est déployé plus que jamais depuis dix ans. Et, chose très curieuse, il a eu le talent de vivre, quant à lui, dans les meilleurs termes avec des hommes qui se fai- saient du reste une guerre acharnée. Au fond, les dé- fenseurs de l'orthodoxie la plus scolastique, et ses ad- versaires les plus décidés, n'ont pas un seul instant cessé d'être des rationalistes intraitables. Il s'agissait

* La Critique et la Foi, p. 32.

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uniquement entre eux de savoir qui resterait maître d'un cbamp de bataille qu'ils avaient choisi d'un com- mun accord; ils discutaient vivement, niais au moins ils avaient une base commune sans laquelle aucune con- troverse ne saurait aboutir. Tout revenait entre eux à ceci : L'intellectualisme est-il, oui ou non, favorable à la dogmatique traditionnelle? Peut-elle être victorieu- sement défendue en se plaçant à son point de vue? ou bien aboutirait-il nécessairement à une négation du sys- tème reçu et à un avenir inconnu? Tout était ainsi ra- mené à une simple question de logique. Et les deux partis ne doutant nullement d'avoir celle-ci de leur côté, les défenseurs du passé et les prophètes de l'ave- nir, se renvoyaient avec une égale confiance la somma- tion bien connue :

La maison est à moi, c'est à vous d'en sortir.

Quels beaux jours pour l'intellectualisme ! Quoi qu'il arrivât, de glorieuses perspectives lui étaient assurées. Il se trouvait dans l'intéressante position de ces neutres qui profitent d'une guerre acharnée pour vendre leurs produits indistinctement aux deux partis : il faisait ses affaires, surtout en livrant aux belligérants indistincte- ment des armes, plus ou moins bien trempées, contre- bande de guerre.

Ce mauvais génie, cette espèce d'enchanteur, réussit à fasciner et à séduire bon nombre de ceux qui depuis dix à douze ans se sont occupés de théologie dans nos pays. Pour mieux arriver à ses fins, se jetant au plus fort de la mêlée, il s'est hardiment établi entre les deux camps, un peu comme la nuée qui apparut un jour entre l'armée de Pharaon et le peuple conduit par Moïse; avec cette différence notable cependant qu'il a

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réussi à égarer indistinctement les deux partis. Son jeu a été des plus simples. Tandis qu'il persuadait aux uns que le salut^ la victoire de la vérité ne pouvait être as- surée que si on s'éloignait autant que possible du point de départ, l'orthodoxie traditionnelle, il faisait com- prendre aux adeptes de celle-ci, qu'ils étaient perdus s'ils faisaient un pas en avant, que le plus sûr était même de reculer, d'exagérer leurs prétentions les plus hasardées.

La tactique a réussi à souhait; de part et d'autre on a obéi avec un entrain irréprochable à ce bizarre mot d'ordre; en désaccord surtout le reste, on s'unissait à l'envi pour faire les affaires du rationalisme, tout en se flattant d'avancer la cause de l'Evangile et de la théolo- gie chrétienne.

Nulle part on n'a fait plus largement du rationalisme dans l'intérêt de l'orthodoxie que M. Gaussen dans son dernier ouvrage sur le canon*. Ici, comme à l'extrême gauche, il s'agit de tout emporter de haute lutte par des syllogismes et des arguments à priori. L'auteur pu- blie ces deux volumes comme un complément de celui qu'il fit paraître, il y a près de vingt ans, sur l'inspira- tion des Ecritures. Son but est indiqué en ces ternies ; « Je me propose donc... par des arguments purement historiques, de démontrer d'abord, dans une première partie, devant les non-croyants, l'authenticité de toutes les Ecritures du Nouveau Testament, comme on pour- rait l'entreprendre s'il ne s'agissait que d'un livre tout humain. Mais je me propose, en outre, avec l'aide du Seigneur, d'établir, dans une seconde partie, et de-

1 Le canon des saintes Ecritures an double point de vue de la science et de la foi, par L. Gaussen. 2 vol. in-S". Lausanne, G. Bri- del, éditeur.

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vant les croyants seulement, la canonicitéde foutes les Ecritures de l'un et de l'autre Testament , comme on peut le faire avec une grande évidence devant tout homme déjà convaincu qu'il existe des li\Tes inspirés, et que Dieu, après s'être révélé du ciel par des pro- phètes à plusieurs reprises et de plusieurs manières durant quatorze cents ans, nous a parlé plus tard dans son propre Fils, par ses apôtres et ses évangélistes '. » Le point de vue qui domine ce long travail n'est pas difiicile à découvrir. « Le dogme du canon se prouve déjà, pour quiconque croit à l'inspiration des Ecri- tures, par la plus simple considération de la sagesse et de la vérité qui sont en Dieu. C'est ici presque une question du plus simple bon sens. Qu'un habile horloger, par un admirable travail, prépare et para- chève à grands frais toutes les parties d'un parfait chro- nomètre qui doit ser\ir à conduire autour du monde son fils bien-aimé : n'admettrons-nous pas comme un axiome, qu'après l'avoir ainsi fait, il ne l'abandonnera pas volontairement sur une borne de la rue à tous les accidents de l'air, à tous les outrages des passants? Et qui pourrait donc admettre que le Père de notre Seigneur Jésus-Christ eût fait descendre des cieux son Fils unique pour ses élus, sans leur garantir ensuite le récit de sa vie et de ses enseignements? ou qu'il eût, après lui, chargé ses apôtres d écrire leurs livres par le Saint-Esprit, sans prendre soin de préserver ensuite un dépôt si précieux? Qu'il eût veillé sur ces livres pen- dant qu'ils s'écrivaient, et qu'il ne veillât plus pendant qu'ils circulaient? qu'il ne s'en occupât plus, alors que ses Eglises les accepteraient de la main des apôtres?

* Avant-propos, ii.

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alors qu'ensuite, de siècle en siècle, elles se les trans- mettraient (le contrée en contrée, de génération en génération, abandonnés désormais comme un papier vulgaire à tous les hasards de dix-huit siècles? Une telle négligence serait-elle en harmonie avec les habi- tudes de son gouvernement; avec le soin qu'il a de l'Eglise jusqu'à la fin des siècles; avec ses déclarations sur le prix des Ecritures et sur la pérennité de leurs paroles; avec ses dénonciations contre le crime d'y vouloir rien ajouter ou rien ôter? Il compte les che- veux de nos têtes , et il ne compterait pas les livres de ses oracles? Une laisse pas sans sa permission tom- ber un passereau en terre, et il laisserait tomber du ciel en terre les Ecritures données par lui-même pour le rassemblement universel de ses élus? A quoi bon les donner divinement inspirées s'il ne les transmet divi- nement gardées? Pourquoi les préserver de toute er- reur, s'il ne les préserve ensuite de toute ruine? Celui qui a dit : « Toute la Parole de Dieu est épu- « rée... ; n'y ajoute donc rien, de peur qu'il ne te re- « prenne » ne tiendrait-il point sur elle un œil jaloux? Et s'il a prononcé l'anathème par la bouche de Paul contre quiconque annonce autre chose que ce que ses envoyés ont annoncé ^, permettrait-il ensuite que cette condamnation tombât sur le recueil tout entier de leurs oracles, en en laissant sortir des écrits inspirés, en y laissant entrer des écrits imposteurs? Cela n'est pas possible; et nous devons tous admettre que l'inspira- tion des Ecritures étant reconnue, ce dogme même se pourrait déjà prouver uniquement par la plus simple

> Ps. XII, 7; XVIII, 31; Prov. XXX, 5, 6. 2 Galates 1, 8.

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connaissance de la sagesse et de la vérité qui sont en Dieu'. »

Les bases de cette argumentation une fois admises, on ne peut s'empêcher de lui reprocher sa timidité et son inconséquence. A quoi bon toutes ces précautions si l'intelligence de ce livre divin et infaillible ne m'est garantie par une autorité également divine et infail- lible? Le dernier anneau nous manque, et c'est celui même par lequel je devrais saisir la chaîne entière ! Nous faisons naufrage dans le port! Mais l'auteur s'en tient au protestantisme catholique. On a reconnu l'argument de M. Schérer dans ses Prolégomènes : « Le fait de l'in- tervention divine dans la composition des écrits sacrés resterait stérile pour nous , si nous ne pouvions déter- miner quels sont ces écrits dans lesquels l'enseignement chrétien se trouve déposé. La question des produits de l'inspiration se rattache donc étroitement à celle de la réalité de l'inspiration, et se trouve dans le même rap- port de communion avec l'idée du christianisme... L'autorité du canon ne saurait être ébranlée sans que l'autorité de l'Ecriture, c'est-à-dire le fondement même de la foi évangélique, en soit également ébranlé *. » M. Gaussen, dans ses deux volumes, se borne à para- phraser les quatre ou cinq thèses que son prédécesseur avait résumées en quelques pages. Nous assistons à un combat d'arrière-garde, ou mieux à un essai de relever une muraille de Chine rasée depuis plus de dix ans. Au moins aurait-il fallu chercher à établir que la no- tion de christianisme et de révélation implique néces- sairement sa conservation dans un recueil de livres tous

' T. II, p. â8 et 29.

* Prolégomènes, p. 41, 44.

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authcntifjues et infaillibles. Car celte assertion n'est pas évidente d'elle-même ; bien des chrétiens la contestent, et M. Gaussen est condamné à ne pouvoir convaincre que des hommes qui, avant de l'avoir lu, pensaient exactement comme lui. C'est le besoin qui lait raison- ner ainsi quelques personnes qui demandait lui-même à être légitimé. Car, encore une fois, ce n'est pas un de ces axiomes qui s'imposent à tout le monde.

Mais M. Gaussen n'en a cure. Lui, chrétien des plus soumis à l'autorité, se laisse aller à imposer les condi- tions auxquelles il consentira à reconnaître la divinité des Ecritures, exactement comme un rationaliste vul- gaire! De part et d'autre on raisonne» priori. La seule différence entre le rationalisme orthodoxe et le ratio- nalisme hétérodoxe est la suivante : tandis que ceux-ci, reconnaissant que les faits ne répondent pas aux exi- gences qu'ils ont posées, rejettent du même coup la Bible et la Parole de Dieu, la forme et le fond, les pre- miers mettent leur foi et leur raison à la torture pour établir qu'en dépit des faits les plus manifestes, l'his- toire de la Bible doit être de tout point celle qu'ils ont rêvée ! Nous nous piquons d'être plus respectueux à la fois envers les faits et envers la Parole de Dieu. Nous en avons un besoin tout aussi grand que M. Gaussen; pour nous aussi, elle est le rocher ferme et inébran- lable, mais nous poussons notre soumission jusqu'à ac- cepter franchement ses conditions sans songer un in- stant à vouloir lui dicter les nôtres. Gagné par la Parole de Dieu, qui s'est amplement légitimée comme divine à notre conscience, nous sommes pleinement persuadé que, quel que soit l'état des documents qui la renfer- ment, sa puissance morale et religieuse ne saurait être mise en question. Bien loin donc de nous alarmer des

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prétentions de la critique, nous ne la craignons pas, sentant qu'elle ne peut nous rien enlever parce qu'elle ne nous a rien donné. Chrétiens avant d'être théolo- giens, nous sommes persuadés que si la critique s'é- garait au point de renverser la base même sur laquelle elle est appelée à travailler, la foi des fidèles serait tou- jours assez puissante pour s'affirmer en dépit des doc- teurs et les faire revenir tôt ou tard de leurs aberrations. En un mot, quels que soient les problèmes soulevés par la critique, nous avons cru avant de les connaître, et nous sommes décidé à le faire sans attendre que M. Gaussen et ses adversaires aient réussi à s'entendre. Quelles que soient les solutions de la critique sur le fait du canon, aucune d'elles ne saurait emporter la fausseté du christianisme. M. Gaussen est d'un avis tout contraire. On comprend sans peine que, son point de départ donné, un homme de son érudition et de sa piété ne doit pas manquer d'arguments qui lui parais- sent concluants. La foi et la vie pratique viennent sans cesse au secours de son rationalisme condamné à faire la plus triste figure. On sent que tout le premier vo- lume est dominé par l'argument à priori que nous si- gnalions il n'y a qu'un instant. Il ne se montre pas, mais il est l'àme de tout le travail, la pensée de der- rière la tête ; voilé dans la première partie, il s'affiche franchement dans la seconde. Sous le nom de la. voie de lo foi, nous voyons reparaître des arguments plus ou moins scientifiques, exactement comme dans la pre- mière. Au fond, la division est arbitraire; il n'y a qu'un seul argument dans tout cet ouvrage : la divinité du canon prouvée par la peur de voir le christianisme ré- duit à néant s'il n'était garanti par une autorité divine infaillible. Ce n'est que par accommodation, par coni-

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plaisance, que rautcur consent à entrer dans la voie scientifique. Il la déclare funeste et peu utile; qui- conque la prend au sérieux connnet à son sens une infidélité ou peu s'en faut. « Lorsqu'un étudiant des Ecritures examine dans les écoles des docteurs s'il re- connaîtra comme canonique tel ou tel livre de cette sainte loi qu'a reconnue son maître, il ferait un acte beaucoup plus logique, et aussi beaucoup plus honnête, d'examiner s'il reconnaîtra Jésus-Christ et s'il conti- nuera de s'appeler un chrétien*. » La critique une fois éconduite est remplacée par un miracle permanent qui a commencé avec le monde pour ne finir qu'avec lui. « Jamais il n'y eîit eu dans les chemins du Seigneur de crevasse pareille à celle qu'il y faudrait reconnaître si l'on voulait admettre que tandis que les anciens oracles auraient été remis à la garde miraculeuse de tout un peuple pour cent générations, la garde des nouveaux oracles, beaucoup plus importants et donnés pour ton tes les nations de la terre, n'eût plus été confiée à per- sonne pendant dix -huit cents ans ! Mais il n'en est point ainsi ; et nous pouvons dire que le miracle des Eglises, gardiennes du canon, continue si bien celui du peuple juif, gardien de l'Ancien Testament, que le prodige présente même une progression croissante d'harmonie et de beauté. En le voyant s'accomplir par la perpé- tuelle fidélité des Juifs, fidélité qui commença avant la guerre de Troie et qui ne cessa jamais, on devait pen- ser que, s'il plaisait à Dieu de donner {)lus tard aux gentils une autre série d'oracles sacrés, il se choisirait aussi d'au milieu d'eux d'autres dépositaires évidem- ment chargés de conserver ce trésor jusqu'au grand

« T. II, p. 48.

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jour de Jésus-Christ. Et quel ne doit donc pas être l'af- fermissement glorieux de notre foi, quand nous nous assurons que ce second prodige s'est accompli avec plus de magnificence encore que le premier'. »

Qui ne sent qu'il serait aussi inutile que téméraire de chercher à combattre des hommes qui ont de tels besoins et de pareils moyens à leur disposition pour les satisfaire ? Il nous suflira d'avoir fait voir comment les meilleurs chrétiens, paralysés par l'intellectualisme, s'obstinent à défendre de prétendus boulevards aux- quels on ne prend plus garde depuis longtemps, tandis que toutes les forces vives devraient s'unir pour as- surer au christianisme évangélique une apologétique moins indigne de lui.

Si l'intellectualisme a été cruel envers les hommes du passé, il n'a pas été plus tendre à l'égard de ceux qui croyaient défendre la cause de l'avenir. Nous avons déjà vu que pas à pas il a conduit M. Schérer à procla- mer l'autorité de la conscience pour l'immoler ensuite sans pitié au bas même du piédestal dont elle n'a joui qu'un instant.

Mais M. Schérer n'a pas été la seule victime. Grâce à son beau langage et à ses magnifiques promesses, le mauvais génie dont nous parlons, fort habile à profiter des circonstances, à réussi à entraîner à sa suite une plialange fort respectable d'écrivains. S'élevant avec juste raison contre des travers que tous les honunes éclairés déploraient, il a débuté par éveiller chez un grand nombre les plus vives sympathies. Ayant écrit

1 T. II, p. 311, 312.

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sur ses étendards ces iiiots séduisants : Foi en la vérité, courage et fidélité à ses convictions, on s'est hardiment mis en marche vers la terre promise, la jeunesse à l'a- vant-garde. En vain, dès le début, des voix amies d'ail- leurs et sympathiques ont fait quelques réserves et hasardé quelques avertissements; en vain a-t-on dé- claré que la route choisie n'était peut-être pas la meil- leure; rien n'a été écouté. N'avait-on pas pour guide l'indépendance d'esprit, le besoin impérieux de croire? la foi en la vérité et la ferme résolution de l'accepter quelle qu'elle fût? Des sceptiques à dehors dogmatiques pouvaient seuls rester attachés au bord, et refuser de se joindre aux hommes de foi naviguant ainsi vers les rivages de la libre science. Libre science! tel a été en effet, au bout de peu de temps, le nouveau mot d'ordre; on ne parlait déjà plus tant de la foi après avoir perdu de vue les côtés qu'on était si pressé de fuir. Il est vrai que les résultats de la libre science ne devaient en rien contredire les données de la conscience chrétienne; tout au contraire, elle était appelée à les confirmer en les complétant. Quel cœur n'eût tressailli d'espérance ! Tou- tefois peu à peu, à petit bruit, à mesure qu'on avançait, la conscience chrétienne a abandonner le devant de la scène à la conscience morale. On pouvait croire enfin que le drapeau définitif était trouvé une fois pour toutes. Erreur profonde! Son l'ègne a été plus éphé- mère encore que celui de ceux qu'il avait supplantés. La conscience morale, qui juge tout le monde et n'est jugée que par Dieu, a, elle aussi, eu son mauvais quart d'heure. Force lui a été de comparaître à son tour de- vant le tribunal tout-puissant de la science, et en deux mots on lui a dit son fait. Il s'est trouvé qu'elle n'était qu'un myope qui rendait de redoutables sentences.

faute de pouvoir faire usage du télescope : bref, elle a été proclamée une illusion comme tout le reste. Que faire? La logique a paru pendant quelques jours tenir le haut bout, puis on n'a plus parlé que de la critique, restée maîtresse souveraine du champ de bataille. Seu- lement elle n'avait plus de critère; ce n'était donc qu'une arme meurtrière dans la main d'un enfant, ou, pour employer une image plus conforme à l'esprit du temps, une locomotive chauffée à toute vapeur qui s'é- tait allégée du poids gênant du mécanicien. Aussi en deux ou trois bonds l'espace qui séparait du terme de la course a-t-ii été vite franchi. C'est à dessein qu'il est ici question de sauts et de bonds, car, il ne faut pas l'oublier, ce mouvement s'est fait remarquer en ceci qu'il a réussi à allier la rapidité foudroyante de nos trains de chemin de fer avec ces cahots et ces bonds de nos anciens coches dont se plaignait jadis Madame de Sévigné. La station atteinte paraissait toujours devoir être la dernière à franchir. On faisait mine de s'y éta- blir définitivement. Mais voici, au bout de quelques se- maines ou de quelques mois, tout à coup le public ap- prenait qu'une distance importante avait été franchie, on ne sait trop comment. Quelque chose s'était décro- ché de nouveau à la machine, et voilà, d'un bond elle s'était trouvée calmement établie dans la station même qu'on avait juré ses grands dieux de ne jamais aborder.

Cependant cette espèce de course au clocher n'était pas du goût de tout le monde; les plus hardis criaient gare, d'autres reculaient, les moins timides essayaient d'enrayer, mais vain .espoir ! la multitude suivait tou- jours. Aux yeux de beaucoup de gens il semblait que plus on irait vite et loin, plus on s'approcherait de la vérité. Pendant quelque temps, il n'y a pas eu de plus

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{^rand crime que celui de vouloir s'arrêter Un des épisodes, je dirais des plus piquants s'il ne s'agissait d'une trag(klie, nous a été sans contredit fourni par les querelles qui ont éclaté entre les honnnes établis aux stations intermédiaires, comprises entre les deux points extrêmes. De quelle fine plaisanterie n'a-t-on pas pour- suivi ces esprits retardataires, sans portée et sans élan, qui prétendaient se fixer définitivement en deçà de la station à laquelle on était soi-même parvenu ! Combien de fois les partis extrêmes se sont donné une poignée de main, plus ou moins cordiale, par-dessus la tête de ces hommes attardés avec lesquels il ne valait plus même la peine de compter. Et le mauvais génie, tou- jours à la tête du convoi, de s'écrier : // fullail ça; il n'y a pas de milieu; la vérité ne peut cire qu'avec moi, qui cours à toute vapeur ou avec ceux qui n'ont pas bougé. C'est bien cela, répétaient en chœur les immo- biles, tout ou rien. Nos honorables adversaires de l'avaut- garde ont parfaitement raison, la vérité ne saurait être qu'avec eux ou avec nous.

Les hommes qui avançaient louaient de grand cœur le point de vue des immobiles comme ce qu'il y avait de mieux après le leur propre, se disant in petto que toute personne intelligente ne manquerait pas de re- marquer l'absurdité d'une telle stabilité et par consé-

Il parait que le résultat n'a pas encore g^iiéri tous les partisans (le cette étrange théorie. Nous lisions en effet ilernièreincnt (18G1), dans le Lien, les assertions suivantes : « Dans lo ?rand courant de la vie intelh;ctuolle, ceux (jui s'arréti'Ut deviennent soudain des obstacles, (les bornes » (IG mars ISCl).

Et, comme do raison, lo protestantisme devient l'expression de cette théorie féconde. «Le protestantisme, pour tout dire, exprime, dans son antagonisme avec l'Eglise catholiciue, que la vérité dans ce monde n'est pas absolue, qu'elle est emportée dans un devenir constant. »

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quent de se mettre à courir à leur suite ; les immobiles, de leur côté, estimaient que ceux qui couraient les aventures feraient leurs propres affaires, bien convain- cus que la peur de la catastrophe, qui devenait journel- lement plus menaçante, ramènerait tous les esprits reli- gieux au point de départ.

Vain espoir ! La politique et la diplomatie, si habiles et si puissantes dans les choses de la vie pratique, n'ont pas la haute main, grâce à Dieu, dans le domaine de la pensée. De part et d'autre, il y a eu déception profonde. Pas un seul homme qui eût réellement fait un mouve- ment en avant n'est revenu au point de départ, et la locomotive chauffée à foute vapeur a vu diminuer, de station en station, le lopg convoi de ceux qu'elle en- traînait au début de sa carrière.

Les premiers laissés en arrière ont constitué un groupe d'hommes qui, pendant quelque temps, sont devenus le point de mire des adversaires en présence. A leur apparition, on a vu se répéter ce qui se passe journellement dans les querelles de ménage: les frères ennemis se sont réconciliés comme par enchantement pour fondre sur les intrus. Les rationalistes, qu'ils fussent défenseurs exclusifs du passé ou prophètes de l'avenir, se sont demandé avec surprise ce que vou- laient ces nouveaux venus. Evidemment ils dérangeaient mal à propos les partis en présence. Aussi a-t-on été unanime pour les éconduire. Si la controverse n'abou- tissait pas, il ne fallait en accuser que ces esprits pusil- lanime^ et nuageux qui n'avaient pas le courage suffi- sant pour prendre une direction arrêtée; par leur mollesse et leur indécision ils ne servaient qu'à pro- longer indéfiniment la lutte en amortissant les coups que les grands combattants se portaient. Que venaient-

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ils faire dans cette mêlée? que voulaient-ils? Dans l'im- possibilité de répondre à ces questions, on n'est pas allé jusqu'à renvoyer à Satan ces intrus incommodes, mais on a essayé de les en faire provenir. Les esprits moins excessifs se sont bornés à y voir le point de mire de leurs railleries, et pendant quelque temps ils ont eu le privilège d'égayer ces graves débats. On ne résistait pas au plaisir de dire un mot aimable à ses antagonistes les plus décidés de l'extrême droite ou de l'extrême gauche dont les hommes du tiers parti faisaient les frais. Car, pour rendre la position des impuissants plus critique encore, on s'est obstiné à les traiter comme solidaires les uns des autres. Ils ont eu beau s'en dé- fendre, force leur a été de former un parti. On rangeait volontiers dans cette catégorie, vague et indéterminée, tous ceux dont les tendances paraissaient entachées de modérantisme , soit dans un sens, soit dans l'autre.

Cette fonction de bouc émissaire qu'on a fait jouer unanimement au tiers parti a eu un inappréciable avantage. D'abord elle a constaté un fait aujourd'hui acquis : c'est que les écrivains de l'extrême gauche et de l'extrême droite, au milieu de leurs plus vives con- troverses , n'avaient pas laissé d'avoir une base com- mune, l'intellectualisme, qui, suivant la tendance par- ticulière, devenait orthodoxe ou hétérodoxe. Mais les hommes du tiers parti, qu'étaient-ils? Nul n'y pouvait rien comprendre! Celui-ci les appelait des orthodoxes mitigés, un autre voulait voir en eux des rationalistes mystiques. Quant à eux-mêmes, leur intention bien avouée était de prendre une position intermédiaire entre les antagonistes. Mais c'était surtout cette pré- tention qui paraissait hasardée et ridicule; elle avait le privilège d'unir contre eux, dans une même réproba-

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tion, les parties belligérantes. Ils acceptaient le com- mencement de tout et la fin de rien! ils ne voulaient appartenir à aucune tendance déterminée ! Par charité chrétienne, les plus indulgents se demandaient si les hommes du tiers parti savaient bien ce qu'ils se vou- laient. Hérode et Pilate se tendaient la main pour leur signifier qu'il n'y avait pas de place intermédiaire; tout ou rien! leur criait-on en chœur : on leur faisait sans miséricorde l'application de la maxime antique qui dé- clarait ennemi de la patrie quiconque prétendait rester neutre.

Et pourtant les hommes du tiers parti n'étaient pas des neutres; ils s'en défendaient du moins très haute- ment; ils estimaient bien avoir leur drapeau à eux; seulement on ne trouvait pas qu'ils eussent des raisons suffisantes pour faire bande à part, et on expliquait cette bizarre prétention par les raisons les moins flat- teuses. Ce qu'il y avait de plus clair en tout cela, c'est qu'on ne les comprenait pas et qu'on sentait instincti- vement qu'on avait en eux des hommes animés d'un esprit difl"érent de celui qui régnait à la gauche et à la droite. Et sur ce point on ne se trompait pas. Que cela soit dit à la louange ou à la honte du tiers parti, il est manifeste que l'attitude qu'il a prise à l'égard des ra- tionalistes, orthodoxes ou hétérodoxes, l'unanimité de répulsion qu'il a rencontrée de la part des représen- tants des autres écoles, tout trahissait chez lui une ten- dance particulière : c'était bien un élément étranger et disparate qui venait intempestivement, pensait-on, se jeter entre des hommes qui , malgré des divergences incontestables, avaient eu pourtant l'immense avantage de pouvoir s'atteindre, grâce à la base commune sur laquelle ils étaient établis. Entre un homme de l'ex-

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trême droite et un adversaire de l'extrême gauche, il y avait espoir d'arriver un jour à s'entendre; il s'agissait uniquement de tirer les conséquences logiques d'un principe commun. Mais avec les lionmies du tiers parti tout changeait; ils demandaient qu'on portât le débat sur un autre terrain, et nul autour d'eux n'en sentait le besoin ! ils voulaient qu'on constatât les faits avant de se quereller sur les formules, et la confusion entre le christianisme et sa dogmatique était générale ! Aussi les hommes du tiers parti étaient-ils insaisissables; on ne comprenait pas ce qu'ils voulaient. Il y a eu un iTioment orthodoxes et hétérodoxes auraient été charmés qu'on leur procuriYt quoique moyen honnête de se débarrasser de l'intervention intempestive de ces modérantistes importuns. Nous retrouverons en leur temps et en leur lieu ces hommes du tiers parti, et nous expliquerons alors d'une manière plus complète la répulsion unanime qu'ils ont eu le privilège de sou- lever, Disons seulement pour le moment qu'ils ne sont pas morts sous le feu croisé de bons mots dont ils ont été assaillis; l'adversité paraît même leur avoir été sin- gulièrement favorable, car rien n'indique qu'ils aient renoncé à leurs espérances, et si le nombre pouvait en ceci compter pour quelque chose, leurs rangs auraient plutôt augmenté que diminué.

Quoi qu'il en soit, il y a déjà longtemps qu'ils n'ont plus le privilège exclusif de faire les frais de la petite pièce comique. La chose s'explique aisément. Les pre- miers ils ont tenté d'enrayer le mouvement; rien déplus naturel qu'ils soient devenus aussitôt le point de mire de ceux qui attendaient le triomphe de leur opinion, soit d'une immobilité absolue et compromettante^ soit d'un mouvement aventureux. Mais ces jours- sont déjà

bien loin de nous! Le mauvais génie, l'intellectualisme, s'est lui-même chargé de faire les affaires du tiers parti, son adversaire de si peu d'impoi-tance. En faisant, grâce à ses fascinations, toujours plus reculer les uns et tou- jours plus avanrer les autres, il a considérablement étendu le terrain intermédiaire, qui appartenait de droit aux hommes de la modération. Les deux ailes de l'ar- mée, en s'éloignant à l'envi de leur base d'opération, ont laissé bien des gens graviter vers le centre. Yoici ce qui est alors arrivé. Tel qui s'était égayé du modé- rantisme et de l'inconséquence dn tiers parti, s'est à son tour entendu taxer d'inconséquence et de défail- lance;)! est devenu le retardataire à l'égard d'un ami beaucoup plus avancé qu'il ne pouvait décidément plus suivre dans ses négations. Voilà comment l'enchan- teur, le rationalisme, en agissant fortement sur les partis extrêmes, a divisé les hommes qui espéraient un renou- vellement de la théologie, et, dans sa course aventu- reuse, les a four à tour laissés dans des stations inter- médiaires, les transformant en tout autant d'adversaires dont il s'est successivement débarrassé.

Après les écrivains du tiers parti le titre de retarda- taire revient de plein droit à un homme appartenant à une autre école, qui d'ailleurs ne s'était pas abstenu de triompher de leur inconséquence. L'heure est venue ou 1\1. Colani, qui pendant quelque temps avait été à la tetedu mouvement, a commencé à s'attarder. On ne saurait trop l'en féliciter et lui en tenir compte; c'est quand il a vu le péché et la conscience niés qu'il a com- mence, un peu tard, à vouloir enrayer. Puisqu'il fallait, un peu plus près ou un peu plus loin, devenir borne, exactement comme les impuissants du tiers parti, il était impossible de choisir un meilleur terrain pour se

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mettre en réaction. Dans sa lettre amicale à M. Schérer, Du libre arbitre et du péché le directeur de la Revue avance des objections décisives et fait bien sentir toute la portée du nouveau débat. Il remarque , au sujet de la liberté, qu'un moi entièrement déterminé est une contradiction dans les termes, à moins qu'il ne se soit déterminé lui-même, car, dans le cas contraire, c'est le non-moi qui le déterminerait, c'est le non-moi qui se- rait le moi. 11 n'est pas moins explicite sur la question de savoir si le mal est nécessaire au développement. « Je vous accorde, dit-il, qu'un être fini est nécessai- rement soumis à un développement; en résulte-t-il qu'un être fini soit nécessairement aussi un être pé- cheur? La notion du péché est-elle inséparable de la notion d'homme? Je ne puis l'admettre, car un déve- loppement dans la sainteté n'a rien qui me semble con- tradictoire... Je ne vois pas à priori pourquoi l'esprit ne saurait triompher chaque fois, marchant ainsi de développement en développement sans passer par le péché... Tout revient à une divergence profonde, radi- cale entre vous et les défenseurs de l'ancienne doctrine; pour vous, le péché est un phénomène de la con- science, de la pensée ; pour nous, c'est un phénomène de la volonté. »

Après avoir ainsi sauvegardé, au nom de la logique et de la conscience, la vraie notion de la liberté et du péché attaquée par le déterminisme, M. Colani achève de caractériser ce dernier en signalant fort exactement l'esprit qui l'inspire. « Sous les climats privilégiés, la nature exerce une grande puissance, comme en Ita- lie, l'homme se sent comme dominé, fasciné; il abdique

» Revue, t. IX, p. 307. 1834.

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sa volonté pour se regarder vivre; il s'abandonne à une force supérieure et mystérieuse; il se laisse entraîner dans le courant éternel des choses. La contemplation prend la place de l'action; ce qui est se confond avec ce qui doit être; l'idée du péché se perd dans l'inévita- ble imperfection des choses finies; le sentiment esthé- tique se substitue peu à peu à l'appréciation morale. Vous ne vous êtes pas promené sous les palmiers, mon cher ami; mais en lisant votre article sur le péché, il me semblait involontairement que vous y conviiez l'hu- manité, que vous voudriez la ramener vers cette vie si harmonique, si belle, si calme, qui distingue l'antiquité. Mais à cette vie végétative il manque l'infini véritable, l'individualité, et celle-ci ne s'acquiert que dans l'amer- tume de la lutte. Depuis la venue du Christ la vie spon- tanée est impossible. A la poésie épique, avec son fata- lisme consolant, a succédé, si je puis ainsi dire, la poésie dramatique, bien autrement vraie et doulou- reuse. En un mot, il y a une déchirure dans l'âme hu- maine, une plaie toujours saignante. »

Certes ce sont de belles paroles; leur accent fran- chement chrétien ne saurait être méconnu. On a pu croire que M. Golani, s'établissant de nouveau dans le domaine du fait, avait enfin trouvé un terrain ferme pour résister au courant qui entraînait tout son entou- rage. Pourquoi ces espérances ne se sonl-elies pas réali- sées ? C'est que l'élan était donné : quand on a voulu s'ari'êter, il était trop tard; on était parti; il fallait aboutir. M. Colani s'est trouvé dans une position assez tragique. Après avoir cédé aux attraits de l'intellectua- lisme plus que bien d'autres, il semble avoir senti que, persévérant dans cette voie-là, il perdrait infailUble- ment ces faits moraux, religieux, élémentaires, qui

pour lui étaient h l'abri de toute atteinte de la logique. Que faire alors? Aflirmer, maintenir ces faits sans s'in- quiéter de leur légitimation niétapliysiquo. C'est ainsi qu'il en est venu à faire fi de tout élément dogmatique, qu'il rejetait sous le nom de métaphysique pour exal- ter d'autant i)lus la morale Mais ce divorce arliitrairc a eu immédiatement pour effet de le paralyser et de le reléguer à l'arrière-gardc de l'armée du progrès, comme un esprit timide et inconséquent. On a beau dire, les vérités morales postulent, impliquent certaines vérités métaphysiques qui seules les expliquent , les rendent possil)les. L'arbre que je vois et que je touche ne peut être séparé des racines, qui ne sont pas pour moi un objet d'évidence sensible. Celui qui sous prétexte qu'il est impossible de déterminer exactement la disposition et la structure des racines, se laisse aller à l'indiifé- rcnce à leur égard, se condanme à maintenir un effet qui n'aurait pas de cause; il quitte le terrain ferme du fait; prépare la voie à des esprits plus logiques qui viennent tout simplement demander qu'on se débar- rasse aussi de l'effet puisqu'on concède qu'il n'a pas de cause. C'est ainsi que le moralisme a péri par peur de la métaphysique. Cette étrange position de M. Colani éclate dans tout

' M. Charbs Secrétaii a d^ji'i ropoussé celte priHontion à s6i)arer arliilrairemenl la morale et la métapUysique d'une manière ab- solue.

« La morale seule et point de métaphysique, dit M. Colani; je tiens avec lui que dans l'ordre spirituel l'évidence morale est le fondement de toute vérité; mais il ne me paraît pas moins certain, par des considérations déjà énoncér.'S, que sans métaphysique la vérité pratique clle-mcmc ne saurait se développer, do sorte que la règle n'est pas jiour moi la morale sans la métaphysique, niais bien la métaphysique se fondant sur la morale pour y ramener et sans l'abandonner. jamais, {lievue de Théologie, t. XI, p. 362.)

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son jour à l'occasion des articles sur la personne de Jésus-Christ. Après s'être livré à la critique des for- mules traditionnelles et les avoir rejetées par suite des difficultés logiques, métaphysiques qu'elles soulèvent, il aborde simplement le fait de la personne du Sei- gneur. « Jésus-Christ, dit-il, est la personnification de la conscience, il est à la fois l'incarnation de toutes les perfections divines et la réalisation de tous les devoirs humains. II est le Dieu-Homme, et l'Homme-Dieu. Je prends ces deux expressions au sens littéral, et non comme de simples figures. Pour moi, Jésus est pleine- ment divin quant aux attributs moraux, les seuls dont nous ayons une notion positive, les seuls qui puissent se répéter dans la nature humaine. »

Voilà donc le fait de la sainteté, ou si vous préférez, de la divinité morale de Jésus-Christ clairement affir- mé. Il semble qu'après avoir commencé si bien le plus simple aurait été d'expliquer ce fait, d'en rendre compte. 11 en valait bien la peine, car enfin ce n'est pas un événement vulgaire , que l'apparition d'un individu saint à tous égards. Ne serait-il pas peut-être avec Dieu dans un rapport tout spécial? D'où vient qu'il ait pu être parfait? Est-il possible que Jésus-Christ se soit ap- proprié librement toutes les qualités morales de Dieu sans qu'il ait en aucune part à ses attributs métaphy- siques? L'élément moral en Dieu ne serait-il donc qu'une simple qualité séparable de son être, comme la fluidité est un attribut séparable des métaux, de telle façon qu'un homme puisse s'approprier entièrement le moral de Dieu et n'avoir en rien part au côté ontolo- gique ? On voit ici que la question ontologique revient tout entière. Ou bien il faut se résigner à reconnaître que l'essence morale fait iaséparai)lemenf partie de

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l'être de Dieu, et alors Jésus-Christ, en prenant la pre- mière, ne put manquer d'avoir eu part à la seconde, de sorte que nous revenons aux deux natures en Christ, impliquées par le seul fait de sa sainteté parfaite; ou bien les attributs moraux ne font pas partie de l'être même de Dieu, ce ne sont que de simples qualités com- municables. Alors qu'arrive-t-il ? Pour échapper au dualisme des deux natures en Christ, M. Colani le trans- porte en Dieu lui-même ! Nous avons d'un côté les attri- buts moraux communicables dans leur plénitude et communiqués effectivement à Christ, et puis de l'autre les attributs métaphysiques que Dieu est contraint par sa nature même de se réserver pour lui seul'.

Ce sont tout autant de questions qu'il fallait néces- sairement aborder dès qu'on affirmait la sainteté par- faite de Jésus-Christ et qu'on voulait en rendre compte. Eh bien ! M. Colani ne se doute pas même de leur impor- tance; on dirait vraiment que les questions spéculatives n'existent pas pour lui. Il s'est laissé égarer par sa ten- dance trop exclusivement polémique et par sa frayeur delamétaphysique. Ce qui lui importe avant tout, c'est de polémiser contre les formules traditionnelles. « Mais pour les attributs métaphysiques, dit-il, je me sépare nettement de l'orthodoxie, et je crois qu'elle est tombée ici dans une grande erreur. Jésus n'est pas l'image du Père, sous le rapport de l'immensité, de l'éternité, de l'absoluïté ; ces attributs sont exclusifs de la nature hu- maine. Ou bien Jésus ne les a pas possédés, ou bien il n'a pas été homme. Entre les deux termes de ce di lemme il n'y a de place que pour l'absurdité du dua-

1 C'est l'objection faite par M. Dorner à la christologie de M. Colani. (Voir Entwickelungsgeschichte tlcr Lehre von (1er Per- san Christi in dent lieformationzeitalter, p. 1011.)

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lisme qui place en Jésus-Christ l'absoliiïté de l'huma- nité l'une à côté de l'autre sans aucune soudure, ou bien pour l'extravagance de l'occultation qui jette, comme un voile opaque, l'humanité sur l'absoluïté. »

On le voit, à la place de l'étude impartiale des faits, nous avons un dilemme : la préoccupation trop exclu- sivement polémique amène à l'oubli des réalités. M. Co- lani ne prend pas garde qu'à force d'attaquer et de prendre l'offensive, il se découvre lui-même et prête le flanc aux attaques d'un autre adversaire. Il ne s'agissait pas de condanmer pour la dixième fois les formules orthodoxes, mais bien d'examiner si le fait de la sain- teté de Christ n'impliquait pas une intervention spéciale de Dieu, une participation quelconque à sa nature mé- taphysique. Mais non. M. Colani n'aborde pas même ce côté de la question; il éprouve une répulsion invin- cible pour les problèmes de ce genre, parce qu'on ne peut arriver à ces formules claires , évidentes, satisfai- sant pleinement la logique formelle et les tendances rationalistes. Aussi qu'arrive-t-il? Il renverse les for- mules orthodoxes, mais, faute d'avoir songé à établir métaphysiquement le dogme de la sainteté de Jésus qu'il affirme, M. Colani se trouve n'avoir que préparé la voie à ceux qui la nieront. Au fond, il méconnaît le simple fait de l'humanité de Christ, il ne le prend pas dans son intégrité, puisqu'il a négligé de le légitimer. Ces deux tendances se trouvent assez bien juxtaposées dans l'assertion suivante : « Métaphysiquement parlant. Christ est homme et rien qu'homme, dans le temps, boi-né par l'espace, sujet au développement. Mais dans tout ce qu'il fait, dit, pense, veut, il est l'image par- faite de la sainteté absolue, il est un avec Dieu. » Ces deux assertions sont loin d'être des axiomes, et il eût

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valu la peine de les prouver en les déduisant d'un prin- cipe supérieur.

Voilà comment le criticisme , dépourvu de tout élé- ment positif, se trouve soigner les intérêts du scepti- cisme alors qu'il croit travailler au triomphe de la mo- rale et des faits. Nous touchons ici au défaut capital de la tendance dans laquelle M. Golani a défmitivcment fait halte depuis quelques années. Tl ne saurait s'en dé- fendre, il faut qu'il se résigne, il s'est à son tour figé, cristallisé; il est devenu borne, tout simplement comme ses devanciers, les écrivains inconséquents du tiers parti. Le directeur de la lieme a appliriué à la théologie le point de vue de la philosophie de Kant. De son moralisme, son dédain bien affiché pour la métaphy- sique et son subjectivisme excessif en toute matière. Les réalités ontologiques ne sont pas précisément niées, mais tenues comme non avenues parce qu'elles ne peuvent se laisser réduire en formules parfaitement adéquates. M. Golani semble avoir partagé le préjugé vulgaire qui voit dans le philosophe de Kœnigsbcrg l'ennemi juré de toute métaphysique, ^u fond, quelles qu'aient été d'ailleurs les intentions de Kant, son sys- tème n'a fait que renverser une certaine métaphysique, mais en nous indiquant, d'une main ferme, la base inébranlable pour en établir une nouvelle. 11 a donné le coup de grâce à la métaphysique exclusivement in- tellectualiste, qui raisonnait à perte de vue sans tenir compte du fait ; mais il a préparé en même temps la voie à une métaphysique nouvelle, se fondant sur le respect même des faits. Sans doute celle-ci ne pourra jamais arriver à des résultats aussi positifs, à des sys- tèmes aussi arrondis que sa devancière, mais qu'im- porte, si sa marche en est plus sûre et plus vraie? Telle

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est la voiè réaliste dans laquelle le kantisme est appelé à se développer; nous ne devons pas le rendre injuste- ment solidaire des écoles idéalistes qui , en le tirant à elles, sont tombées dans tous les travers contre lesquels il avait mission de prolester. S'il a jusqu'à aujourd'hui été exploité par l'idéalisme, le moment viendra on s'attachera à faire prévaloir la part de réalisme qui se trouve dans sa tendance.

Quoi qu'il en soit, il n'est que le criticisme , une phase momentanée, «ne crise passagère dans le déve- loppement de la philosophie moderne. Il a renversé les traditions du passé et préparé l'avenir. L'erreur de M. Colani et de bien d'autres, en appliquant à la théo- logie le point de vue de Kant, c'est de supposer tou- jours que cette philosophie critique, au lieu d'être tran- sitoire, est appelée à devenir définitive et permanente. De cette tendance constante à renverser sans jamais songer à reconstruire. C'est méconnaître entièrement l'histoire des dogmes , qui montre que les phases du genre de celle que nous traversons sont nécessairement transitoires; c'est ne tenir nul compte des besoins de la vie pratique et de l'Eglise. Connuent le christianisme aurait-il fait ses conquêtes dans le passé, conmient achèverait-il l'œuvre immense qui lui reste à accom- plir, si, ainsi qu'on nous le répète sur tous lestons, l'état d'anxiété, de doute, de travail pénible qui carac- térise notre époque, était la condition régulière et nor- male? Sans contredit, ceux-là seulement qui se sont assimilé le christianisme peuvent le propager avec efti- cace. Mais comment l'Eglise pourrait-elle s'acquitter de sa tâche si tout ce qu'elle possède d'hommes de foi et de talent étaient continuellement absorbés par le soin de conquérir leur foi à la pointe de l'épée contre

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les atteintes du doute et de l'incrédulité? Il ne faut pas oublier que l'heure des fonctions digestives n'est pas particulièrement propre au travail. Des chrétiens exclu- sivement occupés à s'assimiler le christianisme risque- raient fort de se trouver bientôt seuls.

Du reste, hâtons-nous de ledire^, personne n'est plus à l'abri de ce reproche que M. Golani. Chacun sait que depuis quelques années, à partir justement du moment il a fait halte dans le kantisme , il s'est mis avec ar- deur à prêcher ses convictions. Son activité essentielle- ment pratique date du moment même il y a eu un point d'arrêt dans son développement théologique. Na- turellement elle reflète avec assez de fidélité le point de vue critique de l'auteur. On ne sait pas bien ce qu'il entend par christianisme, et on a toujours peur que les restes de l'ancienne terminologie orthodoxe et supra- naturaliste servent à exprimer des idées différentes de celles qu'on y attache ordinairement. Les critiques' ont constaté le fait et ils se sont même demandé si on ne pourrait pas dire que la prédication de M. Colani doit une partie de sa force à ces emprunts involontaires à un [;oint de vue qui n'est pas le sien ^.

Le caractère profondément intellectualiste de cette

' Il y a beaucoup de sous-enlendus dans tous les livres quel- conques, il y en a trop dans celui-ci, et le fidclo nourri des doc- trines du catéchisme sous-entcndra presque à coup sùr, j'en ai la preuve, dans un tout autre sens que celui de l'auteur. » (Voir Clirétien évanyéiique/ixxuéa 18C0, p. 407.)

« cette prédication portera d'heureux fruits, en dehors du cercle des savants et des théolog^iens, elle amènera ;\ quoi?... Au christianisme positif et traditionnel; ailleurs elle ne fera que dé- truire, nous le craignons. » [Ibid., année 1838, p. 437.)

^-Ibid., année 1858, p. 433. « Le christianisme de l'auteur parait, pour une trop grande part, un produit de l'étude et de la critique : l'émoiion pénétrante.

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prédication a également été signalé, et c'est par qu'on a voulu expliquer son manque d'onction. Le directeur de la Revue ne cesse de s'escrimer contre les doctrines abstraites \ et on a montré qu'il tombe dans ce travers autant que qui que ce soit. Avec tout cela, que prê- ta flamme intérieure, les douleurs de la repentance, l'élan de la foi morale, les saintes douceurs de la communion avec Dieu, se font sentir ici bien moins que dans d'autres sermons. M. Colani intéresse sans émouvoir, il parle surtout à l'intelligence, il veut éclairer et convaincre plutôt que toucher. » (M. le professeur S. Chappuis, dans le Chrétien évMigéliquc, année 1858, p. 410.)

« Quand on me dit : « Allez à Christ .sans idée préconçue, sans « théologie arrêtée à l'avance, indépendamment du contact per- « sonnel avec lui, » ce langage me touche et me plaît ; Je me sens disposé à y adhérer sans examiner rigoureusement s'il est possible de suivre le conseil qu'on me donne. Mais si je viens à me con- vaincre non-seulement que celui qui m'a ainsi parlé a lui-même une théologie, mais qu'il la prêche, qu'il y revient sans cesse pour m'en inculquer les bases fondamentales et les principes cnracté- ristiques, alors, je l'avoue, je m'en voudrais à moi-même de m'étre laissé prendre à ces airs de dédain pour la doctrine Au fond, peut-on bien s'en passer?... Nous aurions voulu qu'il se montrât l'adversaire non des doctrines en général, mais des fausses doc- trines. » (Ibid., p. 413.)

Un autre critique fait le même reproche :\ l'auteur : « Il y a, dit-il, trop ou trop peu de théologie dans ces sermons : trop peu, parce qu'ils laissent l'esprit dans le vague sur des questions qu'il est forcé de se poser; trop, parce qu'ils lui imposent d'admettre des propositions qui ne sont nullement évidentes par elles-mêmes. Il y a aussi trop ou trop peu de théologie à la base de ces sermons : trop peu, parce que cette dogmatique ne remplit pas les lacunes résultant de la suppression des systèmes ; trop, parce qu'elle laisse subsister des systèmes. » (Chrétien évangélique, 1860, p. 407.)

Il faut que ce défaut soit bien caractéristique dans les prédica- tions de M. Colani, puisque le Lien lui-même se joint au Chrétien évangélique pour le signaler : « Suffit-il, demande ce journal, de répéter constamment : Laissez les dogmes de côté, laissez cela aux théologiens, ne vous en mettez pas en peine? Evidemment non. Ce n'est que du provisoire, une prédication de transition. Le dogme, la fornmle religieuse, large ou étroite, vraie ou fausse, est un des besoins de l'esprit humain. » (Le Lien du 4 septembre )858.)

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che-t-il? à quoi se réduit son christianisme? C'est ce qu'on se demande, sans trop réussir à obtenir une ré- ponse satisfaisante. «Le christianisme, tel qu'il le pré- sente dans ses écrits, est incomplet et mutilé. Il met en garde contre les abstractions, mais il se trouve qu'en réalité c'est lui qui présente une abstraction, car ce n'est pas Christ qui sauve, mais une idée qu'il nous est seulement plus facile de concevoir si elle est représen- tée par un personnage historique dans lequel elle se réalise parfaitement... Cette religion, volatilisée par les manipulations de la critique, sera quelque chose de saisissablc encore pour des savants, des esprits subtils et exercés, pour vous et vos pareils... Mais il n'en est pas moins fort à craindre que vous ne ruiniez la reli- gion dans le peuple, et s'il en est ainsi le système est faux »

M. Colani est ainsi conduit à se placer à un point de vue antérieur au christianisme : il enseigne la reli- gion naturelle, tout au plus le judaïsme. « il en revient à peu près au point de vue de la préparation; il prêche la loi. Sous sa conduite, on viendra peut-être jusqu'au seuil de l'Evangile, à cet état oii la conscience étant réveillée, éclairée, l'homme arrive à la connaissance de lui-même, il sonde l'abîme qui le sépare de Dieu, mais on n'arrivera pas jusqu'à l'Evangile lui-même. M. Colani montre à l'honnue le but de la vie, il donne peut-être le désir de l'atteindre, il n'en fournit pas les moyens. Il excite au travail, à l'effort, et c'est bien quelque chose, mais il fait aboutir au trouble, et non à la paix ^ »

' Chrétien évatvjéliqw: , 1858, p. 437 el suiv. 2 Ibid., p. 412.

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D'après un autre critique, ces incohérences et ces inipeifections graves, qui risquent fort de faire man- quer le. t)ut du prédicateur, malgré ses talents et ses meilleures intentions, n'auraient d'autre cause que l'ab- sence de tout élément métaphysique, base indispensa- ble des faits moraux. « Dépouillée des mystères pro- fonds de la métaphysique chrétienne, cette doctrine n'a pourtant pas l'évidence de la pure raison morale; c'est un entre-deux, un compromis que nous n'oserions ap- peler arbitraire, car on en comprend aisément l'origine, mais dans lequel il est difficile à l'esprit de s'arrêter, et sur lequel on ne s'appuie pas avec le sentiment d'une parfaite confiance*. »

Encore ici l'excès de l'intellectualisme entraîne le mépris de la métaphysique et condamne l'auteur à tom- ber dans l'abstraction par peur même de l'abstraction. Ne trouvant pas les formules orthodoxes adéquates, on en imagine de plus vagues et de plus abstraites, qui ont le tort grave de compromettre le fait lui-même, bien loin de mieux en rendre compte. C'est ainsi que la prédication de M. Colani est une fidèle image de sa théologie. Nous ne saurions trop l'en féliciter. Il prêche, donc il croit : s'il continue à prêcher, il paraît bien difficile qu'il n'arrive pas, tôt ou tard, à éprouver la né- cessité de croire plus qu'il ne croit aujourd'hui. Nous sommes assuré que s'il venait à se convaincre qu'en dépit de son zèle et de ses talents ses prédications abou- tissent à rencontre de son but, au renversement chez ses auditeurs des principes élémentaires qui lui sont pré- cieux, il ne craindrait pas d'appeler à leur secours un peu de métaphysique. Si cette alternative ne se réalise

* Chrétien évangélique, 1860, p. 40S.

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pas, alors on peut, sans être prophète, prévoir qu'il finira par cesser de prêcher.

La position de M. Colani, soit comme prédicateur^ soit comme théologien, est en elîet intenable. Ceux qui après avoir été ses disciples l'ont aujourd'hui laissé en arrière se croient autorisés à lui répéter sur tous les tons cette parole peu encourageante :

Reste si tu peux, et saute si tu l'oses.

En attendant qu'une nouvelle évolution vienne tirer le directeur de la Revue de cette position critique, en le faisant avancer ou reculer, il se trouve représenter pour le moment l'ancien parti rationaliste. Sauf les ta- lents, la science, et ces restes d'une éducation vraiment pieuse dont on ne peut jamais entièrement se débar- rasser, il nous redonne, avec l'entrain et le zèle d'un nouveau converti , toutes les vieilles choses qu'on esti- mait avoir fait leur temps. La position de l'ancien parti rationaliste est vraiment brillante pour le moment. Ja- mais on ne fit plus riche moisson sans avoir moins tra- vaillé. Tandis que bien des théologiens, transfuges du parti orthodoxe, couraient après une théologie nou- velle, les libéraux, cantonnés dans leur château fort, le libre examen, ne se mettaient pas en grands frais. Il est vrai, quand on le leur a reproché , ils se sont fort scandalisés; ils ont affirmé qu'ils marchaient comme tout le monde. Mais en attendant un peu, on a bientôt vu qu'ils n'avaient fait que se lever pour reculer. Un peu désorientés, ils ont cru qu'il fallait avancer pour être à la hauteur des circonstances. Mais voilà que les chefs du mouvement reculaient déjà avant que les lati- tudinaires eussent eu le temps de se mettre en route ! ! ! Le libre examen est donc redevenu le seul drapeau ; il

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abrite sous ses larges plis, rationalistes de l'ancienne école, et simples naturalistes, l'espoir de la théologie en France. Les libéraux ont moins bougé que personne, et ils ont eu la satisfaction de voir les coryphées du mouvement venir s'asseoir, les uns après les autres, à leurs côtés. Jamais la fable l'Homme qui court après la Fortune, et l'Homme qui l'attend dans son lit n'eut, en théologie, d'application plus piquante. Quelle douceur ce doit être de se voir tout à coup ressuscité alors qu'on commençait à se croire bien mort! Est-ce donc ce qu'on nous avait promis? demanderons-nous aux savants théologiens qui sont allés apporter le prestige de leur nom, de leur science et de leur talent à une tendance dont mieux que personne ils ont mesuré la portée. Franchement, valait-il bien la peine de nous signaler à si grands frais les travers de l'orthodoxie du réveil, pour aboutir à quelque chose de plus faible en- core? Ceux qui ont fait cette étrange évolution ont trop d'esprit pour ne pas être les premiers frappés de ce qu'a de bizarre une telle conclusion, si peu digne de l'exorde. Débuter par l'individualisme théologique le plus hardi et aboutir en quelques années au latitudina- risme le plus pâle et le plus vague ! Nous comprenons sans peine qu'on prodigue des ovationsà des auxiliaires aussi précieux qu'inattendus; seulement bien des gens pensaient qu'ils n'auraient jamais mérité un tel excès d'honneur.

Ne soyons pourtant pas ingrat envers le parti, en somme stationnaire, qui a pris le libre examen pour son unique devise. Tandis que plusieurs ci-devant or- thodoxes parcouraient en fort peu de temps un long circuit pour venir prendre une belle place dans ses rangs, tel libéral se mettait bien résolument en devoir

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d'examiner. Nul n'a pris enfin au sérieux le principe du parti comme M. Albert Réville. On est tout heureux de saluer en lui le phénomène singulièrement rare d'un théologien indépendant qui ne soit pas plus ou moins sorti du camp orthodoxe. Il étudie, il examine, il est parfaitement au courant de tous les travaux de la science moderne. Si dans ses études sur la Rédemp- tion on regrette de ne pas le trouver plus indépen- dant de la théologie allemande , on ne songe pas à lui en faire un reproche, tant on est heureux de voir qu'il se distingue au moins du milieu dans lequel il vit. C'est chose si rare que de voir un disciple du libre examen examiner réellement, que ce fait couvrirait au besoin une multitude de péchés !

De plus ces études renferment çà et des principes bons à recueillir. Voici une maxime qui n'est pas sans avoir son prix, bien qu'elle sente d'une lieue le tiers parti : «Ne soyons, dit M. Réville, ni destructeurs aveugles du passé, ni entravés par une affection stérile pour les vieilles modes. Sans doute l'Evangile en lui- même peut se passer de théologie, et pourtant c'est lui qui la provoque, l'aiguillonne et la fait sortir de terre ^ »

M. Réville semble même se placer sur le terrain de la vraie théologie : « Quand on ne prend pas pied sur le terrain de la conscience, dit-il, quand on part d'au- tre chose, on a bien de la peine à lui faire place plus tard, et l'on arrive au bout du chemin, enchanté peut- être de la route, mais ayant laissé là- bas, bien loin der-

' De la Rédemption, études historiques et dogmatiques, par A. Révillc. Paris, 1839. î IbiU., p. 109.

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rièt-e soi, la seule chose qui valût vraiment la peine de se mettre en voyage *. »

Voilà qui est significatif. L'auteur rompt implicite- ment avec la consigne abstraite et inféconde du libre- examen : il quitte le domaine intellectuel pour se placer sur le terrain moral. Et en le faisant, il semble laisser une place à l'autorité de l'Ecriture et prendre ses pré- cautions contre les abus auxquels aboutit la doctrine de l'assimilation lorsqu'au lieu d'èlre pratiquée par un cœur affamé et altéré de vérité , elle est professée par des logiciens désintéressés : « Si votre conscience chré- tienne allait désavouer le fond commun de la pensée apostolique, que feriez-vous? J'avoue franchement que je n'en sais rien et ne m'en préoccupe guère. A dire vrai, je ne le crois pas possible. Voyant à n'en pouvoir douter quels chrétiens supérieurs ont été les chrétiens du Nouveau Testament, si ce désaccord survenait, je considérerais comme infiniment plus probable que c'est ma conscience plutôt que la leur qui est en défaut, et je m'examinerais à dix fois, à vingt fois, avant de leur donner tort. En fait, cela n'arrive pas, et si théorique- ment on peut considérer la chose comme possible, théoriquement aussi il faut répondre qu'il serait temps d'y songer si elle survenait ^. »

Voici une idée plus caractéristique encore que toutes celles qui précèdent : « Il est certain, lisons-nous dans la même étude, que Jésus a fondé l'Eglise en faisant des chrétiens, et qu'il n'a pas fait des chrétiens après avoir fondé l'Eglise'. » Ici M. Réviile ne rompt pas seule- ment avec tout son entourage, qui n'a jamais rien compris à des questions ainsi posées, mais il se place

' De la Rédemption, p. 40.

2 Ibid., p. 121. s IbifJ., p. '180.

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bien en avant de tel orthodoxe qui se croit très spiri- tuel, tandis qu'il n'est qu'un matérialiste ecclésiastique. Evidemment, en s'exprimant ainsi, l'auteur a entrevu la nature essentiellement morale et spirituelle de l'E- vangile.

En réunissant ces traits épars on peut conclure que M. Réville , au moment il publiait ses études sur la Pédemption, était le représentant intelligent et pro- gressif de ce rationalisme qui avait pour devise : Dieu , l'immortalité de l'âme et la liberté. Tout semblait convier le jeune théologien à persévérer dans cette voie; d'abord il ne marchait sur les brisées de per- sonne : sa science et son indépendance le mettaient en état d'enrichir ses formules un peu maigres. Ensuite il aurait ainsi rendu un immense service à la théologie aujourd'hui en formation. Car une de nos grandes causes de décrépitude, c'est que la crise actuelle n'a pas été précédée par le développement d'un rationa- lisme vigoureux et scientifique. La mission était donc belle, la lacune à combler importante.

Comment se fait-il que M. Réville ait si prompte- ment reculé? Le fait n'est peut-être pas aisé à expli- quer, mais il est incontestable. Evidemment, en ouvrant le dernier volume de l'auteur nous nous trouvons en présence d'un théologien très différent de tout point de celui que nous avons quitté en fermant le traité sur la Rédemption.

Ce qui frappe en première ligne, c'est de voir le fait de la liberté impitoyablement sacrifié à la logique. Ainsi, «l'humanité apparaît dans son histoire comme un homme qui n passer par toutes les phases de

1 /Tyi-ni'.s (te critique religieuse, par Albert Réville. 1860.

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l'enfance^ de radolescence, de la première jeunesse, qui touche à peine à sa maturité » Ce qui est divin dans les religions, « c'est le développement lui-même et sa loi intérieure » (p. 390). Ce qui est certain, « c'est que Dieu se cherche et se trouve partout ailleurs quedans l'interruption brusqueetarbitrairede savolonté permanente. » C'est à Jésus-Christ lui-même que M. Ré- ville fait hommage d'une théorie philosophique sur Dieu qui statue son immanence dans le monde au point de ne plus laisser de place pour sa transcendance et sa liberté. « Après tout, les paroles du Christ ne manquent pas qui enseignent positivement l'immanence spiri- tuelle de Dieu dans la nature et dans l'âme. C'est le Christ qui, dans des enseignements directs, en particu- lier dans des paraboles d'une simplicité et d'une pro- fondeur admirables , a ramené la révélation de Dieu dans l'humanité à cette loi du développement régulier, continu , que la philosophie moderne s'imagine quel- quefois avoir découverte » Il est argué du fait de cette immanence absolue de Dieu contre l'existence de Satan ; « Si Dieu pénètre l'univers entier de sa pré- sence et de sa volonté, quelle place reste-t-il pour Sa- tan? » (P. 403.) Nous voilà de refour à ce que M. Sché- rer appelait dans sa Thèse le panergisme. M. Réville ne s'aperçoit pas que du même coup il abat et Satan et toute personnalité vraiment libre et morale, soit en Dieu, soit en l'homme.

On comprend tout de suite ce que doit devenir le christianisme à un tel point de vue. « Au dualisme su- perficiel qui mettait à part une seule religion et qui re-

' Essais de critique religieuse, p. 388. 2 Ibid., p. 392.

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léguait tout le reste dans le domaine des ténèbres, ou qui opposait l'un à l'autre, comme le jour à la nuit, le monde de la raison et celui des religions, se substitue l'idée du développement, et par suite d'une subordina- tion mutuelle des religions l'une à l'autre, plutôt que d'une opposition radicale. Sans doute chaque degré nouveau d'un développement spirituel nie le degré an- térieur; mais il plonge en lui par ses racines, il le sup- pose, il n'existe que par lui. Le monothéisme n'acquiert sa valeur et la conscience de lui-même qu'en se déga- geant du polythéisme environnant; les dieux humains de la Grèce sont à la fois la négation et la plus haute expression des divinités purement physiques des pre- miers Pélasges. Abolir en ce sens, c'est accomplir. » {Ibid., p. 388.) Le christianisme est donc venu à son tour, à son jour et à son heure; il est tout naturelle- ment né du milieu social et religieux dans lequel son fondateur a fait son apparition. Il n'y a rien d'extraor- dinaire ni dans son origine ni dans sa propagation. « L'opposition du surnaturel et du naturel, qui était la base des notions religieuses du siècle dernier n'a en détinitive pas de sens... Le surnaturel perd son cachet spécial pour ceux qui se croient toujours et partout sous son empire... Si donc nous laissons un moment de côté le monde moral, la liberté humaine exige- rait des limitations, il résulte de cette manière de con- cevoir les rapports du monde avec Cieu que tout ce qui est naturel est aussi divin. Tout n'est pas Dieu, mais Dieu est en tout, parce que tout est en Dieu. Il est, il parle dans la pierre qui tombe, obéissant aux lois de la gravitation ; dans le nuage du soir qui s'élève au- dessus du lac; dans l'éclair qui brille et dans le ton- nerre qui gronde; dans l'éclosion de la graine qui

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meurt pour revivre, et dans le cristal qui se forme aux parois de la grotte inconnue ; dans la marche des mondes se croisant dans la profondeur des cieux, et dans le coquillage fossile, débris d'une époque de la création. 11 est, il se montre dans cette ascension con- tinue des choses qui tendent à s'élever de la matière brute et chaotique, à travers une série divisible à l'in- fini de progrès et d'efforts , jusqu'à l'organisme le plus con-.pliqué, jusqu'au monde de l'esprit. Quelle indes- criptible poésie résulte de cette conception de l'uni- vers! Comme elle ennoblit les phénomènes les plus vulgaires ! Que vient-on nous parler de science irréli- gieuse et indifférente? Est-ce que la vraie science peut être autre chose que religieuse? Ce n'est pas seulement en dehors et au-dessus des choses qu'il faut chercher Dieu, c'est bien plutôt en dedans et au-dessous. Les na- turalistes, les physiciens, les astronomes, les physiolo- gistes, tous ceux en un mot qui cherchent les lois du monde visible interprètent la pensée divine; ils senties théologiens de la nature » Et voilà comment un homme d'esprit, qui monte en chaire tous les diman- ches, transforme en fidèle, en vrai dévot, malgré lui , cet astronome qui déclarait avoir sondé l'étendue des cieux sans y avoir trouvé de place pour Dieu! Il y a longtemps déjà que la Sagesse des nations a dit en beau- coup moins de paroles : o Bien travailler, c'est bien prier. » Quand est-ce donc que le laboureur, le méca- nicien, le médecin, devenus à leur tour conséquents, ne comprenant plus qu'on vienne leur demander de faire une fois par semaine, dans une froide maison de pierre, devant un homme vêtu d'une robe noire, ce qu'ils font

' Essais de critique religieuse, 381.

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tous les jours, au soleil du bon Dieu , dans la fumée de leurs ateliers ou au chevet d'un malade, demanderont qu'on supprime enfin cet onéreux budget des cultes qui rogne la mince finance qu'ils gagnent à la sueur de leur front, en faisant de la théologie et de la religion à leur manière? Les ministres et les théologiens risquent de passer pour une spécialité aussi bizarre qu'inutile dès que chaque individu aura bien compris que tout le monde fait de la théologie, exactement comme ce pro- fond M. Jourdain faisait de la prose.

M. Réville n'entend pas du tout les choses ainsi. Il espère le salut de la société de ce qu'il conserve encore de christianisme. Après nous avoir donné une défini- tion du protestantisme qu'accepterait sans peine tout pîiilosophe quelque peu spirilualiste, et exposé son Credo, il ajoute : « Nous nous tournons maintenant avec confiance vers les hommes de cœur droit de notre siè- cle en leur disant : Ne voulez-vous pas être d'une telle religion? Regardez-y bien; le christianisme est plus qu'une religion, il est la religion, » Les hommes au cœur droit seraient par trop difficiles s'ils faisaient les récalcitrants. Ils pourraient répondre tout simplement qu'ils ont toujours été, sans s'en douter, ce qu'on leur demande de devenir. En effet, ce qu'un critique a dit de M. Colani s'applique encore beaucoup mieux à M. Réville : au lieu de convertir les hommes au chris- tianisme, il cherche à convertir le christianisme pour le rendre acceptable aux hommes.

Afin d'apprécier la force d'expansion et de propa- gande que possède encore le christianisme de M. Ré- ville, il n'y a qu'à voir tout uniment l'attitude qu'il prend lui-même à l'égard de M. Ernest Renan lorsque celui-ci nie l'immortalité de l'âme. «Je ne me dissimule

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pas que j'aborde ici, dit M. Révilie, un terrain sur le- quel l'ouvrage que j'ai pris pour type d'une œuvre de critique religieuse renouvelée ne s'avance qu'avec une circonspection extrême. La fin de l'introduction souffre, à mon avis, du silence gardé sur l'immortalité indivi- duelle et consciente. Pourtant je ne crois point que M. Renan ait dit ici son dernier mot. Il y a dans ses autres écrits, et même dans l'introduction dont nous parlons, plus d'un passage qui nous autoriserait, ce me semble, à lui reprocher d'être incomplet plutôt que d'être négatif. Au surplus, nous avons quitté comme lui le domaine proprement dit de la critique pour en- trer dans celui de l'enseignement direct... » Quel mé- nagement, quelle délicatesse, et puis quel soin de s'ex cuser! Et c'est un pasteur chrétien qui s'adresse à un brillant écrivain, dont tous les écrits impliquent la né- gation même de Dieu, en attendant qu'il s'exprime plus catégoriquement ! Il est possible que M. Renan ait été quelque peu touché de la tolérance exquiee de celui qui s'aventurait à le catéchiser avec tant de précautions. Il est ti'op bon prince, trop galant homme, pour ne pas concéder l'immortalité de l'âme à qui l'en prie si poli- ment. Pourquoi pas? finira-t-il par dire un jour, si cela vous fait plaisir; notre siècle est éminemment tolérant, c'est la seule vertu qui lui reste.

Pascal dit « qu'il ne faudrait injurier les incrédules qu'au cas que cela servît, mais cela leur nuit. » Nous ne reprocherons pas à M. Réville de s'en être tenu à la pratique de cette maxime, mais il me semble qu'entre le ton qu'il a pris et celui que Pascal condamne, il y avait un juste milieu convenant particulièrement au pasteur chrétien. Si nous avons bonne mémoire, on y met moins de façons lorsqu'il s'agit de tlétrir le fana-

8.

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tisme et l'ctroilesse des orthodoxes. Nous aurions de beniicoup proféré la sainte liberté d'un paysan du Da- nube chrétien à cette étrange manière de se l'aire tout à tous, dans un langage qui sent un peu l'obséquiosité. Si les apôtres du nouvel évangile en sont dans leur verte et vigoureuse jeunesse, que sera-ce pins tard? Tout christianisnne qui s'incline devant les puissants, de quelque ordre qu'ils soient, renonce à la première place qui lui revient de droit, et proclame lui-même sa décadence. Si un langage plus mâle et plus évangé- lique n'eût pas mieux atteint le but, il aurait au moins conquis l'estime du savant critique, qui sait admirer ce qui est grand et énergique, quoique faux; mais nous aurions été curieux de surprendre le sourire particu- lier qui a lui échapper quand ses yeux sont tombés sur les pages d'un ministre si poli et si éminemment tolérant.

La tendance qui se manifeste dans le second ouvrage de M. Réville est tellement différente de celle qui s'ac- cusait dans le premier, qu'on est tout naturellement conduit à se demander ce qui peut être intervenu entre deux. Les nombreuses recrues qui arrivaient au camp rationaliste, qu'il était lui-même en train d'abandon- ner, auraient-elles eu pour effet de le repousser au delà même de son point de départ? Aurait-il suivi la foule, faute de cette indépendance d'esprit qui permet à si peu d'hommes de rester libres à l'égard de leur parti avant d'en avoir trouvé un nouveau pour leur prêter l'appui dont ils croient avoir besoin? L'explica- tion est peut-être d'une autre nature. Nous ne serions pas étonné que cet incurable pélagianisme, le péché originel de toute l'école avec laquelle il a paru un in- stant vouloir rompre, eût arrêté un développement

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théologique qui promettait beaucoup mieux que ce qu'il semble vouloir tenir aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, l'opinion de M. Réville sur la question capitale du péché n'est plus douteuse. Tout ce qui précède la sup- pose déjà, mais il a eu le soin de s'expliquer catégori- quement dans un langage fort caractéristique. Voici comment il nous raconte la dernière aventure de Satan sur cette terre. « Ainsi^ dit-il, perdit sa couronne ce roi redouté, qui n'apparut jamais qu'à ceux qui croyaient en lui. Une triste aventure marqua l'un de ses derniers voyages sur la terre. Passant un jour, il y a de ceci un peu plus de trois siècles, devant un vieux donjon d'Allemagne, il s'avisa d'entrer dans une chambre un jeune moine travaillait diligemment à la traduction de la Bible. Avec sa sagacité éprouvée, le vieux Satan jugea sur-le-champ que cette entreprise était préjudi- ciable aux intérêts de sa politique, et il s'efforça d'eu détourner le moine par ses grimaces; mais celui-ci, sans se déconcerter, lui lança son encrier à la figure. Satan poussa un grand cri et disparut. Depuis lors , il ne s'est plus montré que rarement, à la dérobée, ca- chant sous son manteau la tache indélébile. Luther a donc trouvé le bon moyen, le véritable exorcisme. Contre Satan l'encre a bien plus fait que Teau bé- nite »

11 est certain que les lecteurs habituels de la Revue des Deux-Mondes auront trouvé piquant d'entendre ainsi un ministre huguenot célébrer sur un ton si gai et si dégagé les funérailles de Satan. Cet article n'aura pu manquer de les confirmer dans l'opinion qui prétend que le protestantisme ne fut jamais une religion. Ce

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langage aura fait penser « au monsieur habillé de noir qui débite des choses honnêtes, » suivant la description (juc donne de !\laislrc du ministre protestant. Pour notre part, nous avions espéré mieux. Les personnes sérieuses, à quelque conmiunion qu'elles appartiennent, auront, en lisant ces pages, éprouvé un sentiment que Vinet exprime très bien en ces termes : « Aujourd'hui, je l'avoue, on nie Arimane et Satan, mais il faut af- firmer l'un ou l'autre. Le panthéisme n'est pas un re- fuge contre cette nécessité ; il n'est qu'une variante du manichéisme. Le philosophe sérieux et conséquent ne croira pas à Dieu s'il ne croit pas à Satan'. » M. Ré- ville a beaucoup trop d'esprit pour nous chercher une querelle d'Allemand sur le vrai sens du mot employé ici par Vinet. Tout l'appareil classique, les cornes, les griffes et la queue importent peu; le nom ne fait rien à l'affaire. Cela dit, il est certain que son langage con- firme on ne peut mieux la thèse de Vinet. Pour nous dé- barrasser plus sûrement de Satan et lui donner le coup de grâce, il le loge en Dieu lui-même, de toute éternité. « Si Dieu pénètre l'univers entier de sa présence et de sa volonté, quelle place reste-t-il pour Satan »

Tout va donc à souhait dans la machine ronde. Je me trompe : restent encore les larmes. Mais on leur fera leur place normale; elles s'intercaleront comme une huile bienfaisante entre les rouages. « Si nous ne pouvons encore soumettre la douleur à notre raison, de manière à la comprendre et à l'approuver dans toutes ses manifestations , nous sommes tout près de sentir qu'elle fait partie de l'harmonie universelle

1 Esprit d'Alexandre Vinet, t. II, p. 82,

2 Pa^e 4 03.

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commL' élément nécessaire du perfectionnement des êtres moraux. Il suffit, pour comprendre ceci, de réflé- chir quelques instants à ce que serait le monde sans la douleur. Le soleil du monde moral ne s'est-il pas levé sur la terre le jour où, pour la première fois, un être humain a senti que quelque chose le mordait au cœur, quoique ses sens fussent flattés ? S'imagine-t-on la vertu toujours heureuse, toujours facile et douce? Quel ren- versement d'idées et de mots!... Ne découronnons pas l'humanité, n'estimons pas à vil prix les plus belles perles de son diadème. Assurément la nature est bien belle, et l'on se plonge avec ravissement dans ses abîmes de poésie, de grandeur et de grâce. Assurément l'art et la science , ces deux muses , ces deux divines soeurs, ont le droit d'exiger notre amour et de nous faire tomber à genoux devant leur ineffable beauté. Et pourtant il est quelque chose de plus beau encore que la nature, de plus beau que i'art, de plus beau que la science : c'est l'homme plus fort que la douleur et af- firmant sa supériorité sur le sort. Ce qui est beau de la beauté idéale, c'est la résignation courageuse et l'espé- rance indestructible, c'est le devoir accompli, malgré les révoltes de la chair, au prix du bras qu'on se coupe et de l'œil qu'on s'arrache, c'est Thomme calomnié, méconnu, qui conserve sa joie en marchant vers le but que sa conscience lui montre. Sans la douleur, sans l'adversité imméritée, inique, irrationnelle, nous se- rions privés de l'élite de l'humanité; la terre aurait perdu son sel. Sans la douleur, nous n'aurions ni mar- tyrs, ni vrais poètes. Sans la douleur, nous n'aurions pas le Christ. En vérité, nous pouvons désormais aban- donner la question aux disputes de la métaphysique : tout ce que nous savons, c'est que sans la douleur le

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monde serait privé de ce qui fait sa beauté suprême » On ne saurait éconduire plus lestement les problèmes les plus actuels, les plus poignants, et ce parfum de stoïcisme qui vient aider à profiter de l'inévitable, de- vant lequel on ne peut s'empêcher de courber la téle, rompt la monotonie et empêche fort à propos de tom- ber dans la comédie et de professer la philosophie de Philinte.

Avec tout cela, M. Réville n'en est pas moins d'un optimisme à dépiter un misanthrope qui serait quelque peu disposé à croire que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Etes-vous inquiet, par exemple, sur le sort de la société moderne, ou peut- être sur l'issue de la crise que nous traversons? Lisez M. Réviile, et vous serez bien difficile si vous ne posez pas son livre, tout rasséréné et plein d'espérance. Le dix-neuvième siècle préparerait une œuvre de rénova- tion religieuse exactement comme le quinzième. Entre autres traits communs, « ce qui achève la ressemblance, c'est qu'alors comme aujourd'hui des voix nouvelles se faisaient entendre au Septentrion et au Midi, à l'Orient et à l'Occident, qui prophétisaient les temps nouveaux. Le souffle de l'Esprit agitait les âmes, et l'on se mettait à étudier avec une curiosité ardente les monuments des âges inspirés, on en savourait les beautés toujours jeunes dans leur vénérable vieillesse ; on avait en quel- que sorte un sens nouveau pour comprendre l'antiquité et l'on y puisait de l'énergie pour le présent, de la con- fiance pour l'avenir. Au fond du cœur de tous était le sentiment qui faisait dire à Ulrich de Hutten, contem- plant tout joyeux le beau printemps du quinzième siè-

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cle : « Les études fleurissent, les esprits se réveillent , « c'est un plaisir de vivre ! »

Cela ne vous satisfait-ii pas encore ? Demandez-vous des garanties de cette rénovation religieuse qui est à la porte? Attendez seulement; l'aurore brille au ciel. « S'il est parmi nos écrivains d'aujourd'hui un vaillant précurseur de la renaissance que nous appelons de tous nos vœux, un homme qui, par sa libre et péné- trante érudition, par ses facultés d'artiste, par l'indé- pendance ordinaire de ses jugements, soit capable d'élever le niveau de nos connaissances religieuses, et de venger la science française des dédains injustes dont elle était depuis longtemps l'objet à l'étranger, c'est certainement M. E. Renan. » Ainsi vous voilà fixé : le Jean-Baptiste du Nouveau Messie vit au milieu de nous, dans le désert de Paris ; il a déjà inscrit sur son étendard deux articles importants du futur Ci'edo : point d'im- mortalité de l'âme, point de Dieu'.

M. Réville a infiniment d'esprit et un fort beau style, deux qualilés qui auprès d'un public français font par- donner bien des péchés mignons. Toutefois en le li- sant, on risque d'être obsédé par cette parole profonde : a Malheur à qui aplus d'esprit qu'il n'en peut porter - ! » Or le sérieux aide à porter l'esprit.

' M. Renan paraît très explicite dans les paroles suivantes : « Pour moi, je pense qu'il n'est pas dans l'univers d'intelligence supérieure à celle de l'homme, en sorte que le plus grand génie de notre planète est vraiment le prêtre du monde, puisqu'il en est la plus haute réflexion.

« L'absolu de la justice et de la raison ne se manifeste que dans l'humanité : envisagé hors de l'humanité, cet absolu n'est qu'une abstraction; envisagé dans l'humanité, il est une réalité. » [Revite des Deux-Mondes, 15 janvier 1861.)

* Esprit d'Alexandre Vinet, t. II, p. 74.

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C'est à lort qu'on se hâterait de conclure que M. Ré- ville a renoncé à tous les éléments spécifiques et con- stitutifs du christianisme. S'il rejette tout surnaturel' et tout miracle, il admet en revanche un fait assez peu na- turel^ la sainteté parfaite du Sauveur; s'il professe hau- tement une théorie déterministe sur Dieu et sur l'his- toire des religions, il déclare qu'il y a des restric- tions à apporter en ce qui concerne la liberté morale; toutes les religions sont un produit naturel et néces- saire du développement antérieur; mais le christia- nisme n'en est pas moins la religion définitive et abso- lue. C'est ainsi que sur ce dernier point, infidèle à la théorie du progrès indéfini, M. Révillc prétend que quelque chose d'humain peut être définitif et absolu ! D'où sait-il que dans deux mille ans le christianisme sera encore la plus haute expression de la pensée reli- gieuse de l'humanité? Les chrétiens ne peuvent man- quer de lui savoir gré de cet hommage qu'il rend à leur doctrine; mais il leur sera permis d'y signaler un dé-

' Le souITle que respire cette étude sur M. Renan contraste sin- gulièrement avec celui qui, au début de sa carrière tiiéologique, dictait à M. Révillo le passage suivant : « J'espère que plus d'une âme clirétienne se sentira consolée dans ses angoisses, affermie dans sa foi, en voyant que la science n'est pas toujours destructive^ qu'elle vient bien souvent se ranger du coté des faits chrétiens contre l'incrédulité qui les nie ou qui s'en raille, et qu'en fin de compte l'on gagne toujours plus à examiner qu'à s'endormir dans l'indolence spirituelle. » [Autlienlicité du Nouveau Testament , par M. le docteur Olshausen, traduit par M. A. Réville. Avant-propos du traducteur, p. 9. Paris, 1851.)

Une observation du traducteur contraste aussi avec l'attitude qu'il a prise depuis ù, rég:ird do l'école de Tubingue. « Olshausen, dit M. Réville, abandonne ici an principe de critique vrai pour tous les livres du Nouveau Tosianient, mais vrai surtout pour l'Apo- calypse. Ce principe consista en ceci, que le contenu dogmatique du livre ne doit avoir qu'une influence médiocre sur les recherches concernant l'aulhenticilé de ce mèrne livre. » (P. 170.)

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bris de leur conception dogmatique, égaré dans la re- ligion naturaliste de M. Réviile. Autant il est logique de soutenir que Christ étant la vérité, le Verbe incarné, sa religion doit nécessairement être absolue et défini- tive, autant on est mal venu à l'affirmer, lorsqu'on lui refuse tout élément surnaturel, pour ne voir en sa per- sonne et en sa vie qu'un produit terrestre du développe- ment historique. Pour tout résumer en un mot, les as- sertions de l'auteur ne se légitiment et ne se conçoivent qu'au point de vue d'une conception panthéiste de l'univers; et toutefois il repousse le panthéisme : il y aurait de l'injustice à ne pas le reconnaître.

Tout est naturaliste chez M. Révilie, sans en excepter le style. « C'est dans les tentes de Sem, c'est dans la race d'Abraham que s'est distillée la sève religieuse qui vivifie le monde. » Les expressions inoculée, sécré- tée, greffer, reviennent volontiers sous sa plume. Il dit des formes du culte juif m qu'elles exhalaient parfois un étrange parfum pour des houimes d'une autre race. » Quoique M. Réville combatte fortement le ma- térialisme, on est tenté de se demander si, à ses yeux, l'homme ne serait pas tout simplement un animal reli- gieux, et si la race ne sécréterait pas la religion comme le cerveau sécrète l'esprit. «Le vieil Orient, l'Egypte, la Grèce, la Palestine, la Germanie, l'Italie, ont sécrété les sucs de notre vie moderne. De cette fournaise de l'histoire viennent se fondre pêle-mêle les nationa- lités et les races , sort à chaque génération un esprit vital qui y rentre à son tour pour concourir avec tout le reste à la formation des générations futures. Le grand œuvre aboutit fatalement , dans des conditions que nous entrevoyons îi peine; mais jamais le chaos ni la mort n'en sont sortis. Certainement chacun de nous

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est coulé dans un moule dont il ne peut jamais entière- ment sortir et qu'il n'a pas fait lui-même. » (Préface des Essais, XL.)

M. Réville s'est amusé ailleurs [Revue. 1859, p. 219) de l'assertion de ce physiologiste allemand expliquant la supériorité intellectuelle de l'homme sur l'animal par la plus grande portion de phosphore que son cerveau contient. Comment peut-il employer le langage de celte école historique qui, après avoir constaté au berceau d'un peuple son caractère, le milieu dans lequel son développement a lieu, le traite comme une matière inerte et détermine son avenir historique avec la préci- sion qu'un chimiste met à fixer les diverses combinai- sons qui sortiront des ingrédients déposés dans une cornue ?

Avant d'aboutir à cette dernière conséquence, le mouvement devait faire un pas à la fois en avant et en arrière. C'est encore avec un homme sorti des rangs de l'orthodoxie la plus accentuée, avec M. Félix Pécaud, que cette nouvelle évolution s'accomplit'.

On sait la question en était restée entre les mains des deux écrivains qui viennent de nous occuper. La personne de Jésus-Christ est bien le centre, l'essence même du christianisme; mais par peur de tout élé- ment métaphysique, on la réduit à n'être plus qu'un effet sans cause, elle repose en l'air : le moindre souffle suffira donc pour l'entraîner à terre.

M. Pécaut fait irruption subitement dans la mêlée comme un ci-devant disciple, zélé et fervent, qui vient

' Le Christ et la conscience, lettres k un pasteur sur l'autorité de la Bible et colle de Jésus-Christ, par Félix Pécaut. Paris, 1859. Joël Gherbuliez, libraire-éditeur.

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tout désolé, mais obéissant à la voix irrésistible du de- voir, ravir leur palme aux vainqueurs, avant même qu'ils aient eu le temps d'en ceindre leurs fro:.ts.

« La nouvelle école , dit-il , ainsi qu'on la désigne , s'avançait, pleine d'ardeur et d'audace, ralliant à elle tous les esprits qui désiraient le progrès. Elle se flat- tait d'opérer une réforme dans l'enseignement scienti- fique et littéraire. Toutes les barrières devaient tomber; les derniers vestiges de l'autorilé allaient disparaître. A l'autorité de l'Eglise le seizième siècle avait substitué l'autorité de la Bible; la nouvelle réforme, déchirant le voile, supprimait l'autorité de la Bible pour mettre à sa place l'autorité de Jésus-Christ. Quelle transforma- tion merveilleuse! Comme tout, dans la foi, dans la sanctification, dans l'apologétique, dans la prédication, devenait simple, vivant, individuel !

« Nous respirions alors : sîirs de trouver un asile inviolable dans le miracle de la personne et de la vie de Jésus-Christ, nous nous dédommagions d'une longue contrainte en acceptant tous les résultats de la critique sacrée ou des sciences naturelles... Toutes ces ques- tions, il nous était permis de les examiner avec une en- tière liberté.' N'avions-nous pas un rocher inébranlable élevé au-dessus de toutes les variations du savoir hu- main, Jésus-Christ, le saint, se démontrant à l'âme par sa propre vertu? Telle était alors notre confiance. Per- sonne aujourd'hui ne s'étonne de m'entendre dire qu'elle a été trompée. Les libres recherches ont suivi leur cours; les ruines se sont accumulées; mais l'orage a-t-il respecté l'abri sur lequel on avait compté? L'au- torité delà Bible a été ébranlée; celle de Jésus-Christ a-t-elle été d'autant plus raffermie? J'ose à peine répon- dre. Dans la littérature théologique il y a (1859) depuis

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quelque temps un arrêt marqué; auteurs et spectateurs semblent effrayés de la lutte et de l'issue qu'elle pour- rait avoir. Le silence règne sur un champ de bataille autrefois si animé'. »

C'est pour évoquer à lui et juger en dernier ressort un procès qui traîne en longueur, que M. Félix Pécaut prend la plume; un peu terd, à vrai dire, pour que son livre pût produire, comme il paraissait s'y attendre , l'effet d'un coup de tonnerre par un ciel serein. Ses conclusions découlaieiit si manifestement des prémisses posées par ceux qu'il combat, qu'il ne saurait lui reve- nir d'autre mérite que d'avoir imprimé le tout premier ce que pensaient les hommes avisés.

Nous avons vu comment, d'après M. Pécaut, ses amis de la nouvelle école avaient simplifié les questions se rapportant à l'autorité, à la dogmatique et à la critique. Ils n'avaient pas moins fait avancer l'apologétique. « La religion chrétienne se résumant en Jésus-Christ, et Jésus-Christ n'étant plus le sujet des anciens attri- buts métaphysiques, mais le Christ historique, réel, humain, des Evangiles, que faut-il pour le démontrer, sinon mettre l'àmc du fidèle en rapport direct avec lui? Entre le Sauveur et l'homme s'établira une prompte correspondance. A la vue de cet être sans tache, qui révèle Dieu dans la perfection de son caractère, il suf- fira d'un esprit droit et de besoins religieux bien sentis pour que l'on s'écrie : « A qui irions-nous, Seigneur? « tu as seul les paroles de la vie éternelle. » N'arrêtons pas en chemin celte âme inquiète en lui imposant comme condition préalable la foi à l'inspiration et aux miracles. Comment vérifier des événements si éloignés

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de nous? Jésus-Christ est le plus grand des miracles, et malgré l'intervalle des siècles, il reste toujours à la por- tée de notre observation, puisque son image nous est transmise par l'Eglise et par l'Evangile*. »

M. Pécaut accorde que cette œuvre de simplification, entreprise par ses maîtres, était légitime et qu'elle a réussi. A son sens, elle a même trop réussi. « Ce redou- table travail de simplification qui a tout ramené à Jé- sus-Christ, en déclarant le reste faux, accessoire ou inutile, s'arrêtera-t-il là? Jésus-Christ est-il vraiment, comme on se plaît à le dire en chaire, dans les jour- naux et dans les livres, un fondement inébranlable, à l'abri des atteintes de la science et des progrès de la piété? Voilà la question des questions*. »

Le terrain sur lequel M. Pécaut se place pour la ré- soudre, mérite d'être soigneusement signalé. Deux voies s'ouvraient à lui. Il pouvait, ou bien relever les défauts de la conception christologique des écrivains de la Revue de Strasbourg , et chercher à la compléter dans une direction plus positive; ou bien profiter de ces défauts, les tenir pour de vrais progrès et montrer qu'ils en réclamaient impérieusement de nouveaux. C'est ce dernier parti que M. Pécaut a été conduit à prendre par suite de l'approbation explicite dont les travaux de ses devanciers ont été l'objet de sa part. Pre- nant donc le char de la nouvelle école à l'endroit le plus glissant delà descente, ses conducteurs l'estimaient définitivement arrêté pour toujours, l'auteur des Let- tres à un pasteur n'a qu'à le toucher du doigt pour le faire rouler jusqu'au bas. Pris tout à coup d'un besoin

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d'équité envers l'orthodoxie ^ pour mieux débouter la nouvelle école, il prétend prouver que tout en se pri- vant des avantages qu'avait l'ancienne conception dog- matique, les nouveaux docteurs s'exposent eux-mêmes à des inconvénients plus graves cncoi-e. Vous ne vous en douteriez guère, M. Pécaut ne peut se défendre « d'une vive crainte en voyant tomber l'un après l'autre tous les retranchements que la foi de nos pères avait élevés autour du fait capital que la nouvelle école met à nu. Je tremble, dit-il, à la pensée que toute la religion tourne sur un axe aussi mince. On dit que cet axe est du diamant, je veux le croire ; mais si l'on s'était abusé! Est-ce donc au hasard que les siècles ont labo- rieusement construit cet édifice dogmatique aux pro- portions si vastes et si imposantes? Ne voulaient-ils pas abriter leur piété derrière des défenses inexpugnables? Et ce dessein était-il donc si aveugle que nous ayons aujourd'hui tant de réformes à entreprendre? Jadis, peut-êti'e, on a trop cru au surnaturel ; y croyons-nous assez ? »

Déjà suspecte par le fait qu'elle ne respecte pas sufii- samment le passé, la nouvelle école a le tort plus grave encore de ne pas êti'e biblique dans sa christologie. « On parle beaucoup, remarque M. Pécaut, du Christ historique et de sa doctrine vivante; on évite avec soin les définitions scolastiques pour ne pas dénaturer cette auguste image et lui laisser tout son effet; mais n'est-il venu à l'esprit d'aucun prédicateur des scrupules et des doutes sur cette manière de présenter Jésus-Christ? Ce qui, dans vos discours, m'apparaît de plus certain, c'est que Jésus a été l'homme parfait adoptant, pour les sanctifier, toutes les facultés de l'âme humaine, uni intimement à Dieu, et par cette union rendu apte à le

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connaître et à nous ie révéler, comme par sa perrectio!i morale il nous propose un modèle à suivre. Mais si, après vous avoir entendu, je lis le Nouveau Testament, j'éprouve comme un changement d'air et de climat; je ne trouve plus ce raffinement de psychologie, ce Christ philosophique, cet homme idéalisé. Je veux dire que ce n'est pas le trait distinctif du Christ des Evangiles, ni celui qui frappe à première vue ^ »

Cette absence de caractère biblique explique pour- quoi le Christ de la nouvelle école ne peut être popu- laire. Le talent et la piété de quelques-uns peuvent sou- tenir sa prédication; mais celle-ci ne trouve générale- ment accès que dans les esprits cultivés. « Il y a trop de psychologie et trop peu de faits. Comment le simple fidèle parviendrait-il à se composer un tableau ressem- blant, complet, de cet idéaldivin que vousluiannoncez?... Vous-mêmes qui êtes versés dans la connaissance do cette époque primitive, et qui passez votre temps à étu- dier le Nouveau Testament, vous est-il donc si facile de rassembler tous les traits de cette image pour en faire un portrait vif, frappant, et que l'on puisse à l'instant et au premier besoin évoquer devant soi?...

A cette occasion, l'auteur fait ressortir la supériorité manifeste du dogme ancien. Celui-ci est toujours popu- laire par un certain côté, même lorsque ses termes sont empruntés à la langue de la métaphysique; il est net et bien arrondi; il ne se perd pas en descriptions pro- fondes et mystérieuses; il fixe dans un mot des impres- sions fugitives; il précise dans quelques définitions ridée que l'on doit se faire de Christ, et le met ainsi à la portée de chacun de nous. Pour faire usage de ces

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notions arrêtées dans les applications journalières, il n'est besoin ni de connaissances historiques, ni d'une pensée exercée à la méditation.

Toutefois, la manière dont la nouvelle école présente Jésus-Christ a du moins l'avantage d'être plus humaine. Mais c'est un mérite précaire qui se change vite en inconvénient.

En rendant plus humaine l'apparition du Christ, ne l'a-t-on pas rendue plus naturelle, moins merveilleuse, et partant moins puissante dans ses effets? La religion se trouve ainsi privée de tous les avantages qu'elle a sur la philosophie a Tandis que la philosophie n'atteint le ciel et l'ordre divin que par des notions, fruit plus ou moins aride de ses efforts naturels, la religion déploie cet ordre à nos yeux dans une sorte de représentation dramatique. Au lieu de raisonnements et d'intuitions, nous voyons se dérouler une histoire; au lieu d'idées, nous apparaissent des personnages qui vivent et agis- sent au milieu de nous, et qui rendent visible, certain, efhcace, tout ce monde invisible que le philosophe aper- cevait dans le demi-jour de son esprit, à travers des in- certitudes^ des contradictions et des voiles épais'. » Voilà donc encore une conquête de la nouvelle école qui n'a servi qu'à l'appauvrir, M. Pécaut met une in- sistance marquée à faire voir comment, en rendant la conception de Christ plus humaine, elle a d'autant moins de prise sur la généralité des hommes.

Si les Lettres à un pasteur font ainsi la critique de la nouvelle école en se plaçant au point de vue de l'ortho- doxie, ce n'est nullement dans le but de nous ramener à cette dernière. Profitant des progrès de ses adver-

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saires, l'auteur les presse d'en faire encore d'autres plus significatifs. Il ne saurait désormais être question d'at- teindre, par de nouveaux moyens, le but que se pro- pose le christianisme traditionnel. Cet essai a bien dé- cidément échoué ; il ne reste plus qu'à renoncer au but, au christianisme lui-même. La nouvelle école avait sub- stitué l'autorité de Jésus-Christ à celle de la Bible. M. Pécaut ne veut plus laisser debout que celle de Dieu. M. Coluui avait enseigné une divinité morale de Jésus-Christ, une sainteté parfaite, qui ne se concevait plus une fois dépouillée de toute base métaphysique; M. Pécaut ne saurait respecter cette statue dépourvue de tout piédestal : Jésus-Christ est réduit à la simple mesure d'un homme faillible et pécheur comme tons les enfants d'Adam. M. Réville avait essayé, tout en niant le caractère surnaturel de l'Evangile, de mainte- nir qu'il était la religion définitive et absolue : il avait converti le christianisme aux hommes du monde , afin que ceux-ci pussent plus aisément se convertir à lui. « A quoi bon se mettre en si grands frais ? demande M. Pécaut. Plus j'essaye de me transporter dans la réa- lité, dans les vraies relations humaines, au sein des mi- sères qui affligent nos yeux de toutes parts, et plus je sens que Jésus-Christ, considéré comme objet de culte ou comme agent permanent de la vie morale, est un élément étranger que l'âme s'applique d'une manière extérieure et artificielle, mais qu'elle ne pourra jamais s'assimiler entièrement. » (P. 233.) Est-ce assez dire? En religion, ce qui est inutile n'est-il pas en même temps dangereux et incompatible avec la vérité? M. Pé- caut ne recule pas devant cette dernière conséquence. Les erreurs qui s'attachèrent de bonne heure à la pré- dication de l'Evangile ont entraîné, à son sens, de

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graves inconvénients. Les guerres métaphysiques, de- venues inévitables une fois le point de départ donné, ont nui à la religion; le caractère messianique ou divin de Jésus-Christ a éloigné de lui et de sa doctrine bien du monde, et en particulier tous les descendants d'Abraham. Les hommes qui ont été gagnés à l'Evan- gile n'ont pas été à l'abri des inconvénients que l'er- reur ne peut manquer d'entraîner à sa suite. C'est ainsi que M. Pécaut s'explique l'ascétisme qui a souvent re- paru dans le sein de la chrétienté, l'idolâtrie plus ou moins manifeste et tout un germe de mythologie. Bref, le théisme a été entamé : o Dès que vous parlez d'ai- mer Dieu et Jésus-Christ, de croire en Dieu et en Jésus- Christ, c'en est fait de la pureté du théisme; la porte est ouverte à l'erreur. Peu importe alors que vous soyez ou non conséquent avec cette première infidé- lité; si vous reculez devant les conclusions, d'autres seront plus hardis, parce que la force des choses les y pousse... Comment vous flatter de montrer à la con- science humaine que le nom de Christ est le seul néces- saire, lorsque vousavez réussià lui inculquer lacroyance que le nom de Dieu n'est pas suffisant? Et d'ailleurs on vous répondra par des distinctions subtiles et par d'in- génieuses considérations analogues à celles dont vous appuyez l'apothéose de Jésus-Christ »

Ce qu'il y a de plus grave en tout ceci, c'est que les prémisses, qui devaient nécessairement aboutir à des conséquences qui renversent le théisme, ont été posées par celui-là même que la chrétienté est habituée à vé- nérer comme son Sauveur, le chemin, la vérité et la vie. Une première illusion , mère de toutes les autres,

1 Pages 390, 391.

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est celle qui aconduit Jésus de Nazareth à tenir pour le Messie des Juifs. Malheureusement il a conçu cette charge sous un aspect essentiellement spirituel. « Or, plus son office était spirituel, plus les conséquences antithéistes étaient inévitables. Et la raison en est ma- nifeste, c'est que les rapports entre le Messie et le croyant, au lieu d'être de l'ordre temporel, touchaient à l'ordre religieux, c'est-.î-dire à l'ordre réservé à Dieu seul. » Ce premier pas en a donc entraîné un second. « Il est un fait constant, Jésus-Christ revendique une position si éminente de médiateur, qu'elle paraît in- compatible avec les droits souverains de Dieu et avec l'humilité qui convient à l'homme. » Puis sont arrivés les apôtres et l'Eglise, qui ont couronné l'édifice en atteignant bientôt la dernière limite de la fausse voie dans laquelle le Maître les avait fatalement enga- gés : « Les apôtres, et avec eux l'Eglise, suivirent une marche logique en régularisant (excusez ce terme) la position de Jésus-Christ. Ils ne pouvaient la régulariser qu'en l'agrandissant. La force des choses les conduisait à assigner à leur Maître, dans l'ordre métaphysique, dans l'échelle des êtres, le degré il s'était mis dans la sphère religieuse : à faire Dieu celui qui avait exercé les principales fonctions de Dieu. Il avait réclamé la foi, l'obéissance, le dévouement; ainsi le requérait la dignité de chef du royaume de Dieu , c'est-à-dire de son Eglise. Un tel être était trop voisin du rôle suprême pour qu'il tardât de se confondre avec lui. » (P. 351 , 3-49 \)

' On remarquera quG M. Pt-eaut pari de l'hypothèse que la chris- tologie traditionnelle cpt biblique, du moins pour l'essentiel. Seu- lement il n'en tient nul compte. C'est à ses yeux une funeste

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Pour couper court à toutes ces excroissances^, il faut attaquer le mal dans sa racine en réduisant le rôle de Jésus de Nazareth à celui d'un homme pécheur comme tous les autres^ mais éminemment distingue sous le point de vue religieux. M. Pécaut se présente donc comme un vengeur du théisme méconnu depuis dix- huit siècles dans les pays chrétiens. Sa devise favorite est le principe suivant , auquel il revient sans cesse : « Ne nous lassons pas de répéter cet axiome qui, à pre- mière vue, paraît banal : La vie religieuse n'a que deux facteurs inévitables. Dieu et l'homme; elle est complète lorsque ces deux termes sont réunis; nul autre n'y peut trouver une place tout ensemble nécessaire et na- turelle... Instruit à croire en Dieu, notre esprit a fini par prendre cette vérité au sérieux, et il ne veut plus reconnaître dans la religion d'autre article de foi que Dieu, dans la morale d'autre but que Dieu, et pour tout dire, en un mot, il ne peut plus admettre d'autre Dieu que Dieu*. »

Le mot d'ordre des Lettres à un pasteur est ainsi re- nouvelé du chef des croyants, avec cette différence fon- damentale que le Dieu de M. Pécaut n'a pas de pro- phète, pas plus Jésus de Nazareth que Mahomet. Pour arriver à restaurer le théisme naturel sur les ruines de toute religion révélée, M. Pécaut a recours à deux pro- cédés caractéristiques. D'abord, dépouillant le chris- tianisme de tous ses éléments spécifiques, pour le ré- duire à ses fruits exclusivement moraux, à ces croyances élémentaires qui, grâce à lui, se trouvent de nos jours

erreur dont Jésus lui-même a répandu les premiers germes. Toute la question revient donc à savoir si le Seigneur a pu se faire illu- sion au point de semer ainsi l'erreur à pleines mains. ' Pages 164, 165.

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chez plusieurs hommes sérieux qui d'ailleurs le re- poussent, il se demande à quoi bon tout l'appareil méta- physique et dramatique du christianisme traditionnel pour obtenir de si minces résultats qui se trouvent tout naturellement dans le cœur de l'homme Ensuite, pour mieux montrer que TEvangile ne saurait être in- dispensable, il exalte à ses dépens le paganisme et le judaïsme. Celui-ci en particulier cesse d'être la lampe brillant dans un lieu obscur pour devenir le soleil res- plendissant dont l'éclat sera plus tard terni par la my- thologie chrétienne.

M. Pécaut croit devoir nous avertir mainte fois que ce n'est que malgré lui, à son corps défendant, après avoir fait d'inutiles efforts pour se maintenir au point de vue orthodoxe qu'il est arrivé à son théisme, qu'il appelle encore chrétien. Dès sa préface, il a soin de dire aux a partisans de la tradition qu'ils ne se donneront jamais plus de peine pour m'y ramener que je ne m'en suis donné pour y persévérer. » Pendant tout le cours de l'ouvrage, l'auteur n'abandonne jamais l'attitude d'un cœur tendre, compatissant et profondément révé- rencieux, qui mêle de chaudes et abondantes larmes au sang de la victime qu'il immole de son mieux. Une telle attitude n'est certes pas sans avoir son originalité. Mais pourquoi M. Pécaut ne s'en est-il pas tenu à ses confessions? Comment se fait-il que, non content de verser d'incessantes larmes, il s'en fasse un dernier

1 M. Pécaut s'est chargé d'illustrer ce que dit quelque paît M. Ernest Naville du danger que courent les hommes qui, après avoir débuté par le christianisme, s'occupent de philosophie. « Plus, dit-il. les données chrétiennes leur sont familières, plus ils risquent de ies croire naturelles, de considérer comme primitifs et inhérents à l'esprit humain des faits intellectuels et moraux qui ne se sont produits que sous l'influence de l'Evangile. »

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argument contre l'ami quMl immole? «Au dix-septième siècle, (lit-il, Pascal déniait toute impartialité, tout sé- rieux d'esprit et de cœur aux incrédules. Non content de les montrer insensibles à la grandeur morale, il les accusait de n'étudier pas même avec attention les preuves du christianisme. « Us croient, disait-il, avoir « fait de grands efforts pour s'instruire lorsqu'ils ont « employé quelques heures à la lecture de quelque « livre de l'Ecriture et qu'ils ont interrogé quelque ec- « clésiastique sur les vérités de la foi. Après cela, ils se « vantent d'avoir cherché sans succès dans les livres et « parmi les hommes. » Les temps sont bien changés! De tels reproches pouvaient , au dix-septième siècle, être mérités; aujourd'hui encore ils frapperaient juste- ment la coupable légèreté et l'insouciance de beaucoup d'esprits forts; mais on les pourrait aussi, en mainte occasion, renvoyer à ceux qui les adressent. Les défen- seurs de la tradition rencontrent des adversaires sortis de leurs rangs, qui n'ont ('pargné aucun labeur pour con- quérir la vérité, qui môme ont nourri dans leurs recker- cherches le secret désir d'arriver aux doctrines consacrées, et qui, malgré eux-mêmes, ont abouti à un autre 7'ésultat. Si on les envoie au témoignage de la vie intérieure, ils répondent qu'ils ont tenté avec persévérance l'expé- rience du dogme ecclésiastique, et qu'elle n'a point réussi. A'^oilà, mon cher ami, la situation je me trouve; mon cas n'est pas une exception isolée dans notre temps, et l'orthodoxie y trouve, si je ne me trompe, son principal écueil. Que deviendra-t-eîle, en effet, du jour elle aura perdu, avec le privilège ex- clusif du savoir, le monopole de l'influence morale '? »

» Page 310.

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Puisque M. Pécaiit n'a pas craint de porter la lutte sur un terrain si délicat , il ne sera pas étonné si on l'y suit. Ses larmes abondantes risquent donc d'être con- sidérées d'un œil tout nouveau, du moment elles doivent lui servir à tremper ses dards les plus acérés. En tout cas, elles ne sauraient rien prouver. D'abord parce qu'il serait par trop facile d'admettre que la vé- l'ité est nécessairement du bord des transfuges d'une cause quelconque. Que dirait M. Pécaut si un athée arguait en faveur de sa thèse des efforts sérieux et nom- breux auxquels il se serait livré en vain pour conserver ses convictions théistes? Lui-même ne serait-il peut- être pas chrétien aujourd'hui si, pour demeurer à ce point de vue, il eût fait ces mêmes efforts auxquels il doit se livrer pour se maintenir en deçà de l'athéisme et du panthéisme? Quoiqu'ils aient le mérite d'être très populaires , ces arguments ne devraient donc pas se trouver sous la plume d'un écrivain sérieux. Ensuite l'orthodoxie pourrait lui dire qu'elle a, dès les jours de son berceau, une réponse toute trouvée dans les pa- roles du disciple bien-aimé : a Ils sont sortis d'entre nous parce qu'ils n'étaient pas des nôtres. » Quant à la question : « Que deviendra, en effet, l'orthodoxie (lisez le christianisme) , du jour elle aura perdu, avec le privilège exclusif du savoir, le monopole de l'influence morale? » les chrétiens de l'ancienne et de la nouvelle école peuvent attendre avec confiance que le cas se présente pour le discuter. Peut-être ne sera-ce pas de sitôt.

On peut l'avouer sans la moindre difficulté : les chré- tiens de nom ne sont pas rares, mais les théistes vrai- ment sérieux et quelque peu religieux sont-ils donc aussi nombreux et surtout aussi influents que M. Pé-

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caut semble le supposer? On est parfois choqué d'enten- dre un certain patois de Canaan très accentué sortir de bien des bouches alors qu'il n'y a guère de piété dans le cœur; mais l'autour des Lettres à un jmteur n'a-t-il donc jamais rencontré de ces théistes de circonstance qui, se croyant tenus de ne pas faire disparate dans un monde religieux , vous parlent tout à coup et gauche- ment de la Providence, de la Divinité, de l'Etre su- prême, quand ce n'est pas de leur Etoile? Cet habit du dimanche n'est déjà plus du patois, mais une langue étrangère dont ceux qui s'y essayent ne connaissent pas le premier mot. Malgré tout le respect que nous pouvons avoir pour ces théistes, rien n'indique qu'ils soient à la veille de disputer aux chrétiens le monopole de l'inlluencc morale. M. Pécant infroduit dans une de ses lettres un honnête paysan chrétien qui , après le pénible labeur du jour, conduit au pâturage ses bœufs fatigués, en chantant ces paroles :

J'aime mon Dieu, car son divin secours Montre qu'il a ma clameur entendue.

Est-il bien sûr que quand on en aurait décidément fini avec le Christ sauveur et médiateur, avec toute la métaphysique et la mythologie dont il est le père, il se passât encore des scènes de ce genre? Trouverait-on des métayers chantant des cantiques, juste à point, pour fournir un argument à leurs propriétaires théistes devisant de théologie en parcourant les beaux sites de leurs domaines pendant les loisirs de la villégiature ? Nous nous permettons d'en douter. En tout cas, il sera assez temps de voir ce qu'il y a à faire quand nous en serons là. Ou mieux, nous espérons fermement que cet âge d'or dans lequel il n'y aura plus pour unique Credo

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que ce mot : Dieu est Dieu , et il n'a point de pmpkète, ne se lèvera jamais dans le monde chrétien. Est-il pos- sible que M. Pécaut soit prévenu au point de ne pas re- connaître un effet indirect de rintluence évangélique dans ce minimum de religiosité que possèdent encore bien des personnes qui se sont soustraites à son in- fluence directe? On ne saurait douter un instant de ce que deviendrait ce mince reliquat de théisme^ si le maximum superflu qui offusque M. Pécaut était déci- dément jeté par-dessus bord. L'histoire entière con- firme le mot de Vinet : « La religion révélée mène mieux à la religion naturelle que celle-ci à celle-là. Celte assertion n'est pas paradoxale. En effet, la reli- gion soi-disant naturelle ne prend de la réalité et ne mérite son nom de religion que lorsqu'elle a reçu le sceau de la révélation. Car, de l'eîigion naturelle, au sens vrai, il n'y en a pas. La révélation donne une cer- titude, un sens nouveau à des vérités présumées, mais non encore vivantes, et non encore appliquées à la con- science ^ » Et c'est pourtant en ne tenant nul compte d'un fait supérieur aussi universel que bien constaté; c'est en raisonnant, lui homme religieux, au point de vue superficiel de l'écrivain du dix-huitième siècle, que M. Pécaut arrive à forger ce qu'il estime l'arme la plus redoutable contre le christianisme : l'argument fourni par l'existence des théistes religieux mais non chré- tiens. Les hommes comme Maine de Biran seraient aussi nombreux' qu'ils sont rares, qu'ils ne cesseraient

' Homiléiique, page 80.

' Si on en croit ur.e assertion de Vinet, ce ne sera jamais le cas. « I/immensilé îles hommes, dit-il, ne peut avoir de la vie religieuse que sous la forme du christianisme positif. Un homme qui ferait exception à cette règle et qui sentirait en lui un fervent besoin de rcligi -n pour l'ii et pour le monde, exercerait en vain dans cstte

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pas d'être redevables de leur piété au milieu chrétien dont ils auraient subi, sans s'en douter, la vivitiante influence. Les vrais chrétiens furent toujours malheureusement très peu nombreux , mais ce fait est une preuve nou- velle en faveur de retficacité du christianisme. Malgré leurs défauts et leurs diverses imperfections, le trésor précieux dont ils n'étaient que des dépositaires infidèles n'a pas moins porté ses fruits : le levain a, en grande partie , fait lever la pâte; partout le sel a conservé quelque peu de sa saveur, il a contenu dans de certaines limites la corruption des mœurs environnantes.

Ceci nous conduit à un dernier argument de M. Pé- caut contre le christianisme; il tient de trèsprèsà celui qui vient d'être examiné. A plusieurs reprises, l'auteur on appelle au fait de l'impuissance de l'Evangile à gagner la société entière, pour conclure à sa fausseté. « Pourquoi, demande-t-il, l'Eglise ne remplit-elle pas mieux cet office de témoin vivant, d'intermédiaire moral avec Jésus-Christ? Pourquoi êtes-vous réduit à des vœux et à des regrets ? Pourquoi tant d'hommes lui échappent- ils? Pourquoi tant d'efforts pour le mettre à la tête de la vie religieuse des peuples civilisés, et des résultats jugés si petits, même par ses chefs? Ne serait-ce pas qu'il y a dans sa croyance un vice incurable, qu'elle lutte contre l'impossible, que la conscience humaine formée par ses soins maternels réagit contre elle en vertu des principes mêmes qu'elle a appris à son école'? » D'après cet argument tiré du succès, qui n'est que le principe des majorités érigé en critère de

direclion (du déisme) l'énergie de sa volonté et la puissance de sa parole; il resterait éternellement docteur sans école, et capitaine sans soldats. »

1 Page 165. Voir aussi pages 42S, MO.

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la vérité;, la belle part, serait réservée aux idées frivoles et superficielles^ car il est indubitable que de toute an- tiquité elles obtinrent les suffrages du plus grand nom- bre. Quant au cbristianisme , il y a longtemps qu'il a refusé d'être apprécié à cette mesure-là en se résignant, de bonne heure, à n'avoir pour sa part que le petit troupeau : Beaucoup d'appelés, mais peu d'élus. Du reste, à quoi bon insister? Il serait difïicile de voir, dans l'argument de M. Pécaut, autre chose qu'une preuve de la foi vive d'un nouveau converti au théisme et la naïve assurance d'un débutant dans la carrière de la controverse. Peut-être l'expérience lui a-t-elle déjà fait comprendre qu'il y a quelque témérité à arguer du non-triomphe de certains principes contre leur vérité. M. Pécaut n'aura pas été surpris du scandale suscité par son ouvrage parmi les chrétiens, mais il pourrait être quelque peu embarrassé des suffrages que sa ten- dance pourrait lui attirer de la part d'un certain monde. Quoi qu'il en soit, l'adhésion qui sans nul doute lui eût été particulièrement précieuse lui a fait défaut. Au mo- ment même il estimait avoir franchi les dernières limites du libéralisme théologique et s'être fermement établi sur le terrain du théisme, M. Schérer, reprenant subitement à Tavant-garde la place qui lui revenait de droit, montrait à son EHsée que l'heure de se reposer n'avait pas encore sonné.

Les Lettres à un pasteur paraissaient en 1859. Pen- dant qu'elles étaient peut-être déjà sous presse, vers la fin de d858, M. Schérer insérait dans la Revue ses Con- versations théologiqiœs. Dans sa foi naïve à un théisme dépourvu d'éléments surnaturels, de tout miracle, M. Pécaut s'écriait quelque peu indigné : « Pourquoi serais-je contraint, au risque de paraître athée ou pan-

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théiste^ d'admettre une intervention anormale et rntci'- mittente du Tout-Puissant'?» Et M. Schérer lui avait déjà répondu, d'un accent assez triste : « Il est vrai, nous ne croyons plus au miracle ; vous auriez pu ajou- ter que nous ne croyons guère à Dieu non plus. Et les

deux choses se tiennent Quand je sens vaciller en

moi la foi au miracle, je vois aussi l'image de mon Dieu s'affaiblir à nies regards; il cesse peu à peu d'être pour moi le Dieu libre, vivant, le Dieu personnel, le Dieu avec lequel l'àme converse comme avec un maître et un ami. Et ce saint dialogue interrompu, que nous reste- t-il? »

M. Pécaut répond avec le zèle du premier amour qu'il n'appartient plus au surnaturel historique de jeter dans la balance le poids de la sainteté. « Concluez donc avec moi, dit-il, que le grand drame de la vie intérieure, la lutte morale, l'Evangile convoque tous les hom- mes, peut se reconstituer par la seule vertu du nom do Dieu sans intermédiaire et sans autorité » Ecoutons maintenant la voix plus sobre et moins juvénile de Al. Schérer : « Combien la vie paraît triste o/ors et dés- enchantée ! Réduits à manger, dormir, et gagner de l'argent, privés de tout horizon, combien notre âge nmr paraît puéril, combien notre vieillesse triste, com- bien nos agitations insensées ! Plus de mystère, c'est-à- dire plus d'inconnu, plus d'infini, plus de ciel au-dessus de nos têtes, plus de poésie ! Ah ! soyez-en sûrs, l'incré- dulité qui rejette le miracle tend à dépeupler le ciel et à désenchanter la terre. Le surnaturel est la sphère na- turelle de l'âme. C'est l'essence de sa foi, de son espé-

1 Pag-e 417.

2 Pages 128, 436

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rance, de son amour En cessant de croire au mira- cle, 1 ame se trouve avoir perdu le secret de la vie divine ; elle est désormais sollicitée par l'abîme ; une chute toujours plus rapide l'entraîne loin de Dieu et des saints anges; elle perd tour à tour piété, droiture, génie; bientôt elle gît à terre, oui, et parfois dans la

boue Le Dieu qui ne veut pas descendre sur notre

terre et y manifester sa puissance et sa gloire, ce Dieu est le Dieu du déisme, un machiniste caché dans les cieux, une abstraction de l'esprit, un Dieu mort '. »

M. Pécaut met une curieuse insistance à se dire en- core chrétien ; si les croyants ont l'esprit trop étroit et le cœur trop sec pour lui tendre une main fraternelle, il ne cessera pas de se tenir pour un des leurs. La per- spective d'un isolement religieux absolu a quelque chose qui l'effraj'e. « Non, s'écrie-t-il , je ne consenti- rai jamnis à être seul au milieu des générations hu- maines ! Ma place sera avec tons les hommes de désir qui, mécontents de la condition t&rreslre, aspirent à la paix et à la perfection. Le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu de l Eglise et des saints, le Dieu des humbles et des pécheurs , le Dieu aussi de Socrate et de Platon -, sera mon Dieu. Pour l'adorer et le servir, je donnerai la main à ceux qui dans tous les siècles l'ont adoré et servi avant moi; je suivrai leurs traces, je recueillerai leurs leçons, je méditerai leurs exem- ples nous formerons cette famille spirituelle dont

Dieu est le chef et le père. Si l'Eglise extérieure me fermait ses portes, je n'en communierais pas moins

' Mélanges, p. 180 et suivantes.

' M. Pécaut est-il donc bien assuré que ces divers Dieux soient toujours le même? Bizarre question, dira-t-il sans doute, dans son système théiste; est-ce que j'ai à me préoccuper de métaphysique'*

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avec ses membres Je m'unirai, qu'ils le veuillent

ou non, aux chrétiens de toutes les confessions. Et quant à leur refus de me reconnaître, je n'en ressens ni sur- prise ni offense, et je les renvoie sans crainte au jour du suprême revoir : Ad tuunij Domine , tribunal appello »

M. Schérer n'a pas la faiblesse de s'accrocher à un dernier lambeau de fiction; son cœur ne recule pas longtemps devant les conséquences que réclament les principes admis par son intelligence; les deux sont or- dinairement de niveau et en parfait accord : il est, nous le savons, essentiellement unitaire. Nous venons d'écouter la voix de la poésie; il va nous faire entendre celle de la prose. « Il me semble, dit-il, que l'Eglise, la société, la civilisation tout entière, reposent encore sur des croyances qui ne sont plus les miennes, et alors je me sens isolé, isolé comme un débris que la mer, en se retirant, aurait laissé sur le rivage. J'éprouve dans un temple chrétien ce que le protestant doit éprouver dans une cathédrale, lorsqu'on y célèbre le sacrifice de la messe et le mystère de la transsubstantiation. Je m'y sens un intrus'. »

Avons-nous enfin le dernier mot de M. Schérer? Peut-être conviendrait- il de poser une queslion préa- lable et de se demander si les citations qui précèdent doivent être regardées comme l'expression de sa pensée. Elles sont en eflet tirées d'une conversation théologique dans laquelle nous voyons apparaître Montaigu et un sien ami avec qui il s'entretient. Quel est celui qui re- présente la vraie pensée de M. Schérer? C'est ce qu'on ne nous dit pas. Du reste, à quoi bon? La différence

' Pag-c 431.

- Mélanye/:, p. 183.

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entre les deux amis est si mince qu'on ne saurait s'y arrêter. Tandis que Montaigu tire sans sourciller les dernières conséquences des principes admis par son interlocuteur, celui-ci, tant soit peu bonhomme, semble ne livrer bataille que pour n'avoir pas l'air d'être passé à l'ennemi, sans avoir brûlé sa dernière cartouche. En outre, le plus jeune des Montaigu (car ce n'est entre eux qu'une différence de temps), malgré quelques re- tours émouvants, a mesuré d'un air calme et froid l abîme dans lequel il va se précipiter sur les traces de son aîné, après avoir une dernière fois guerroyé pour l'acquit de sa conscience. Il est même possible que la différence soit moindre encore. Au lieu de deux person- nages nous aurions alors en présence une personnalité au dernier période d'une maladie mortelle; la conscience et l'intelligence, le fait et la logique, l'expérience et la théorie, la volonté et la raison, seraient engagés dans un dernier tournoi sur les ruines du christianisme avant de lui dire adieu sans retour. En tout cas, il ne paraît pas facile d'abandonner définitivement ces lieux, qui ont néanmoins perdu tout leur charme. M. Schérer serait-il sous la fascination qui ramène sans cesse et in- volontairement certaines personnes à la place même elles ont beaucoup joui ou souffert? On le dirait vrai- ment en le voyant de nouveau revenir aux problèmes qu'il a soulevés dans sa conversation théologique. Voilà déjà trois ou quatre ans bien comptés que le critique reprend, avec une prédilection marquée, le même thème. Les articles de la Revue des Deux- Mondes, Hégel et l'hé- gélianisme, la Crise du protestantisme, publiés en 1861, ne sont décidément que des variations, des échos affai- blis de celui qui a paru en 1835 dans la Eevue de Stras- bourg. On dirait que le publiciste, à bout de sujets, en

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est réduit à chercher des motifs. Et avec cehi la ques- tion n'avance pas ; l'auteur est d'une monotonie déses- pérante: toujours la mémo incertitude;, une incessante ritournelle. Montaigu le jeune a-t-il rattrapé son aîné ? Lequel l'emporte chez M. Schércr? Tantôt vous pensez quec'estrun;tantôt vous êtes obligé d'admettre quec'est l'autre. Quoi qu'il en soit, ce n'est qu'à vos risques et périls que vous pourriez vous prononcer dans un sens plutôt que dans l'autre. L'auteur semble se complaire à demeurer impénétrable. Il ne cesse de mettre en oppo- sition la foi et la critique; la religion lui parait condam- née à la stérilité sans le surnaturel, et d'autre part le surnaturel est absurde et contradictoire; la critique est l'adversaire victorieux de la religion, pourtant l'homme reste un être religieux. Prenez-vous acte de ce dernier aveu pour vous réjouir à la pensée que le publiciste , après avoir atteint les derniers degrés de la tendance intellectualiste, va remonter vers des régions moins froides? Alors vous risquez de rencontrer le sourire de Montaigu l'aîné, qui vous arrache cette illusion. Sup- posant qu'il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée, prélendez-vous, alarmé, vous ranger à l'autre alterna- tive? M. Schérer vous rassure en vous disant qu'il se croyait un écrivain parfaitement clair. Mais vous n'eu savez pas plus long pour cela sur le fond de son opi- nion. Comment ne pas se demander s'il ne trouve pas une satisfaction spéciale à se mouvoir sur l'arête étroite qui le sépare des abîmes? Il va, il vient, il retourne sur ses pas, se penchant sur le gouffre pour mieux en sonder les profondeurs, pi'enant plaisir à s'en approcher au- tant que possible sans y tomber; et puis lorsque les spectateurs effrayés s'écrient : a C'en est donc iini, il a fait le saut! » M. Schérer, parfaitement calme, se borne

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à répondre : « Mais non, vous n'y êtes pas ! ce n'est pas moi, c'est simplement ma silhouette vacillante que vous avez aperçue là-bas, à -bas, se reflétant dans l'abîme aux pâles rayons de la lune; c'est tout au plus Montaigu. » M. Scbércr, qui a toujours cru bon de mettre le public au courant des moindres nuances de sa pensée, finira peut-être un jour par dire son dernier mot. Souhaitons que ce soit bientôt'. Car pour peu qu'il continuât encore à développer un thème déjà bien usé, il rendrait singulièrement critique la position de ses amis, qui, habitués à voir en lui un homme sérieux, soutiennent, contre l'opinion des méchants, qu'il ne saurait aboutir à faire de l'art pour l'art, du roman- tisme théologique.

En tout cas , une absence de décision de sa part ne saurait nous empêcher de conclure. Autant il est indis- pensable de déterminer de quel pied part un homme qui doit aller loin, autant il importe peu de savoir s'il s'arrête ayant encore en l'air le pied droit ou le pied gauche. Un résultat demeure acquis : pour arriver au terme extrême sur la ligne qui court de l'orthodoxie scolasfique la plus accentuée au néant le plus digne de ce nom, il ne reste que deux pas à faire. En avons-nous bien décidément fini avec un Dieu personnel qui serait supplanté par l'idéal de M. Renan? Cet idéal, après tout, ne serait-il pas ce qu'il y a de meilleur en l'homme bizarrement objectivé*? Alors le surnaturel et le mira-

* Ces lignes s'écrivent en juillet 1861. U importe ici de prendre date.

' Si M. Schérer n'a pas encore résolu ce problème, il l'a hardi- ment posé. « Quand la critique, dit-il, aura rcnver.sé le surnaturel comme inutile et les dogmes comme irrationnels; quand le senti- ment religieux d'une part, et de l'autre une raison exigeante, auront

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cle cesseraient d'être l'adversaire parliculièrement re- doutable; la religiort la plus élémentaire deviendrait notre terrible ennemi; l'humanité n'aurait plus de chance de salut que dans un culte du présent et du po- sitif auquel l'idéal et l'esprit seraient une fois pour toutes sacrifiés. Chacun appréciera pour son compte de combien il s'en faut que l'évolution soit achevée.

Aussi bien la distance parcourue est-elle assezgrande pour que nous puissions nous en rendre aisément compte en négligeant quelques fractions. Le géographe appréciant l'étendue qui sépare les deux rives de l'At- lantique nous fait grâce des pieds et des pouces. On le voit, la crise a débuté avec M. Schérer; il a presque toujours occupé le haut bout, et c'est lui que nous re- trouvons au terme de notre travail.

Après avoir provoqué la crise, il l'a dominée et diri- gée; elle est à divers égards son œuvre, naturellement faite à l'image de l'ouvrier.

Quel est donc le trait dominant chez celui-ci? quel est son caractère permanent au milieu de ses nom- breuses variations? qu'est-ce qui constitue son indivi- dualité? Une plume amie et distinguée a cru voir dans M. Schérer l'homme toujours fidèle à sa pensée'. Peut-

péaétré la croyance et l'auront transformée en se l'assimilant; quand il n'y aura plus d'autorité debout, si ce n'est la conscience personnelle de chacun ; quand l'homme, en un mot, ayant déchiré tous les voiles et pénétré tous les mystères, contemplera face à face le Dieu auquel il aspire, ne se trouvera-t-il pas que ce Dieu n'est autre chose que l'homme lui-même, la conscience et la raison de l'hu- manité personnifiées, et la religion , sous prétexte de devenir plus religieuse, n'aura-t-elic pas cessé d'exister?» [Revue des Deux- Mondes, 15 mai 1861.)

1 « M. Schérer est un de ces hommes qui suivent leur pensée partout elle les conduit. » [Journal des Débats du 13 avril 1861. Article de M. Bersot.)

être les lecteurs attentifs de ce qui précède auraient-ils assez de peine à souscrire à ce jugement. Pourtant il serait aisé de s'y ranger, à condition qu'il fût bien en- tendu que cette pensée qu'il a suivie sans broncher, lui sacrifiant sans miséricorde tout ce qui se rencontrait sur son chemin, ne fut jamais qu'une formule s'appli- quant à divers objets, tour à tour bien accueillis et défi- nitivement repoussés, faute de vouloir se plier aux exi- gences de la forme dans laquelle on voulait les faire entrer.

Au surplus, à diverses reprises, M. Schérer lui-même a eu le soin de tracer çà et le profil de cette divinité dont il n'a cessé, du premier jour au dernier, d'être un adorateur aussi fidèle que fervent : « Le besoin d'auto- rité, dit-il, a déterminé à priori comment devait se comporter la réalité pour répondre aux exigences de ce besoin. Or, il est dans la nature de ce besoin d'aspi- rer à une autorité qui exige le moins possible d'action, qui réglemente complètement la foi et la vie, qui, sur aucun point, ne laisse place au doute. Ce qu'il faut à cette préoccupation, c'est un garant de la vérité, un juge des controverses, un oracle permanent, et, pour tout dire, un code... Nous dictons en quelque sorte les conditions auxquelles nous consentons à reconnaître la vérité et en dehors desquelles nous n'en voulons plus. L'incertitude nous est importune parce qu'elle appelle la recherche; le doute nous trouble parce qu'il réclame un choix'... » Naturellement l'évidence seule peut ré- pondre à de pareilles exigences. Aussi M. Schérer ajoute-t-il ailleurs : a Oubliant qu'il s'agit de Dieu, nous nous laissons sans cesse aller à regarder nos

' Mélanges, p. 33^ 34.

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croyances comme adéquates à leur objet. Mais si notre connaissance religieuse est absolue, c'est apparemment que l'objet de cette connaissance est évident. L'évi- dence de la vérité religieuse, telle est donc l'erreur qui vient s'enter sur nos prétentions à la vérité pure. Ces prétentions et cette erreur jouent un grand rôle dans l'histoire de l'humanité'. » Ajoutons sans crainte, et surtout dans la vie de M. Schérer. Vous venez en effet de l'entendre repousser cette prétention à l'évidence des doctrines comme une maladie incurable dont les orthodoxes sont atteints. Ne vous y fiez pas toutefois : M. .Schérer est un médecin généreux, qui débute régu- lièrement par s'inoculer le mal dont il prétend guérir les autres. Oubliant ce qu'il vient de dire , il déclare ailleurs en son propre nom : « Ce qu'il nous faut, c'est une démonstration; cette démonstration sera histo- rique, logique, métaphysique, morale, etc., selon la nature des sujets; mais elle ne pourra se dispenser de démontrer, c'est-à-dire d'amener à l'évidence*. » Et voilà comment il sacrifie à cette idole orthodoxe! Pour lui, comme pour les scolastiques modernes, l'évidence demeure le seul critère de la foi et de la vérité; l'unique reproche qu'il leur fait, c'est de ne pas la procurer, a Les arguments, leur dit-il, par lesquels on cherche à nous convaincre, nous paraissent trop faibles pour dé- terminer une conviction sérieuse, voilà tout'. »

Mais pourquoi se donner la peine de rassembler des passages isolés? M. Schérer lui-même nous en a dis- pensé. Pour peu qu'on le connaisse, il est impossible de

* Mélanrjof:, p. 10.

2 Revue, t. XIII, p. 348.

3 IbicL, p. 342.

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ne pas soupçonner qu'il a posé devant sa glace en nous faisant le tableau suivant de son ami Montaigu : « Le point central autour duquel s'organisent les autres éléments du caractère, dans la nature spirituelle de Montaigu, me paraît être le besoin de l'idéal, j'entends par le besoin de rapporter toutes choses à un type abstrait et absolu... Je sais vaguement qu'il a été le martyr de ses conceptions idéalistes... Je soupçonne du reste que sous des formes diverses la religion de Montaigu ne fut jamais autre chose qu'une idolâtrie de la vérité. Le vrai a toujours été pour lui l'absolu par excellence, et, pour ainsi parler, l'absolu de l'absolu, l'idéal de l'idéal... Qui le croirait? Cet amour du vrai a perdu Montaigu. Le vrai, c'est en toutes choses le fait ; mais le fait ne donne que le relatif, et voilà comment notre penseur est arrivé à ne plus voir que le coté re- latif des choses, le bien dans le mal, le mal dans le bien, de la vérité et de l'erreur en tout, de simples for- mules dans les dogmes les plus importants, des images dans les notions fondamentales de la religion. L'absolu, dans son esprit, s'était dévoré lui-même. (1 était scep- tique; car, ou je me trompe fort, ou je viens de décrire l'une des formes de cette affligeante maladie. Montaigu est encore possédé du besoin du vrai , mais ce besoin se manifeste en lui aujourd'hui par la soif d'apprendre et surtout par le besoin « de voir clair. » Il faut qu'il soit au clair sur tout, voire sur les obscurités et les limites de l'intelligence. Il ne veut ignorer ou savoir qu'à bon escient. Il ne se tient pour convaincu que lors- qu'il est vaincu. Il a le culte de la logique... Je ne suis pas sûr que, dans son amour pour la clarté, il ne la crée pas quelquefois il ne la trouve point. Ce dont je suis certain , c'est qu'il sacrifie à une chimère une

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bonne partie, la meilleure partie de la réalité'. »

Tendance à sacrifier les faits à un idéal abstrait et ab- solu, idolâtrie de la vérité, c'est-à-dire de la formule qui doit l'exposer d'une manière adéquate, partant, culte de la logique formelle, tels sont bien les traits constitutifs de cet homme-formule dont nousvenons devoir la car- rière scientifique se dérouler sous nos yeux. Et puis, pour châtiment suprême, cette méthode se réduit elle- même à l'absurde; l'absolu , dans son esprit, s'est dé- voré lui-même; il sacrifie à une chimércune bonne partie, la meilleure partie de la réalité. On ne saurait mieux dire. N'ayant plus rien à dévorer, la machine n'en con- tinue pas moins de fonctionner jrsqu'à ce qu'elle finisse par s'user elle-même. Et voyez l'admirable constance! Montaigu est tellement fidèle à l'absolu de l'absolu, ù l'idéal de l'idéal que , même après avoir reconnu que ce feu follet l'a conduit à sacrifier la meilleure partie de la réalité, il ne peut renoncer à son idole et revenir tout simplement aux faits. Si c'est ce qu'on entend dire quand on déclare que M. Schérer suit sa pensée partout elle le conduit, rien de plus vrai ; seulement cette pensée n'est que l'enveloppe la plus vide, l'écorce la plus extérieure d'une idée, « l'idéal de l'idéaP, » comme dit si bien Montaigu. N'allez pas croire que M. Schérer, ayant épousé de bonne heure une idée généreuse et féconde, ait consacré sa laborieuse car- rière à la faire triomplier à travers la bonne et la mau- vaise fortune , la défendant avec talent contre les préjugés et les systèmes établis. Rien de plus faux

' Mélanges, p. 157.

3 Et je vis l'ombre d'une brosse

Qui brossait l'ombre d'un carrosse.

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qu'une telle explication de sa personnalité scientifique. Elle est démentie par la variation perpétuelle de ses opi- nions. Et toutefois il demeure constant dans son incon- stance. Il n'a peut-être jamais possédé de la bonne ma- nière une parcelle de la vérité , mais il a toujours tenu large ouverte dans son intelligence la place vide il était bien décidé à la recevoir. L'orthodoxie .scolastique a d'abord paru être son fait, puis il a cru trouver mieux dans la preuve mystique; la logique et la critique lui sont apparues, à leur heure, comme la pierre philoso- phale; un jour vous auriez cru qu'il était captivé par I hégélianisme, auquel il sacrifiait le christianisme. Au- jourd'hui, ayant découvert le défaut de la cuirasse chez le plus grand des Germains, il tourne en souriant autour des récents autels de M. Ernest Renan. La formule, ayant essayé de tout, menace de voler elle-même en éclats; il faut de toute nécessité que la machine se dé- truise elle-même ou se rouille. Ce n'est plus le chris- tianisme qui est aujourd'hui en cause; la logique et la morale ont eu leur tour. Ecoutez plutôt : « L'édifice du monde ancien reposait sur la foi à l'absolu. Religion, politique, morale, littérature, tout portait l'empreinte de cette notion. Il n'y avait alors ni doute dans les âmes, ni hésitation dans les actes; chacun savait à quoi s'en tenir. On ne connaissait que deux causes dans le monde, celle de Dieu et celle du démon ; deux camps parmi les hommes, les bons et les méchants; deux places dans l'éternité, la droite et la gauche du juge. L'erreur était toute ici, la vérité toute là. Aujourd'hui, rien n'est plus pour nous vérité ni erreur, il faut inventer d'autres mots. Nous ne voyons plus partout que degrés et que nuances. Nous admettons jusqu'à l'identité des contraires. Nous ne connaissons plus la religion, mais

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des religions; la morale, mais des mœurs ;le& principes, mais des faits. Nous expliquons tout, et, comme on le dit, l'esprit finit par approuver tout ce qu'il ex- plique. La vertu moderne se résume dans la tolé- rance, c'est-à-dire dans une disposition qui eût paru à nos ancêtres le comble de la faiblesse ou de la trabi- son... Oui, la voix a de nouveau résonné à travers les espaces pour nous annoncer la fin d'un autre Age, le dernier soupir d'un autre Dieu : l'absolu est mort dans les âmes, et qui le ressuscitera?

«C'est dire que rien n'existe ou que l'existencecst un simple devenir. La chose, le fait, n'ont qu'une réalité fugitive, une réalité qui consiste dans leur disparition aussi bien que dans leur apparition, une réalité qui se produit pour être niée aussitôt qu'affirmée. Tout 7i'est qve relatif, disions-nous tout à l'iieuve; il faut ajouter maintenant : Tout n'est que relation.

« Le vrai n'est plus vrai en soi. Ce n'est plus uni,- quantité fixe qu'il s'agit de dégager, un objet rond ou carré qu'on puisse tenir dans la main. Le vrai, le beau, le juste même se font perpétuellement; ils sont à ja- mais en train de se constituer, parce qu'ils ne sont autre chose que l'esprit humain, qui, en se déployant, se retrouve et se reconnaît. »

Et voilà comment en marchant à la conquête de la vé- rité absolue, Montaigu tombe, à reculons dans le scep- ticisme systématique le plus absolu ! J'ai bien dit systé- matique. Car le dogmatisme aux abois, ne pouvant trouver la fornmle absolue de la réalité, ne veut pour- tant pas avoir perdu son temps ; il se rabat sur la for- mule absolue du néant! N'avions-nous pas raison de dire que M. Schérer est bien toujours l'homme de la même idée ? Avant qu'il se mette en route, son siège est

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fait; pendant toute sa course, il est traîné à la remor- que par la toute-puissante formule, et arrivé au port, elle surnage triomphante sur le naufrage de toutes les réalités. Tout n'est qu'un incessant et éternel devenir! Rien n'est, tout devient. Il est bien vrai que, déjà dans le monde grec, on réfutait cette philosophie, renouveléo desâges antérieurs à Socrate, en observant que pour se transformer, se modifier, devenir, une chose devait être déjà, dans une certaine mesure. Mais la logique moderne, qui repose sur l'identité des contraires, du blanc et du noir, du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres, a trouvé moyen de surmonter ces objec- tions provenant des faits. M. Schérer rejette l'hégélia- nisme comme système, mais il s'approprie les résultats qu'il a été chargé de légitimer. C'est que, voyez-vous, la philosophie d'Hégel est déjà âgée de plus de trente ans; eile est à son tour sous le coup de la terrible loi du devenir. Absolue à son berceau, d'après l'inten- tion de son père; saluée du nom de philosophie défini- tive ; aujourd'hui, pour la sauver d'un discrédit complet, les disciples sont obligés d'en faire une simple formule éternelle dont le contenu varie sans cesse. 11 faut con- venir que M. Schérer n'aurait pu mieux trouver. Il accepte donc des mains d'Hégel une méthode qui vient singulièrement à propos dans un temps comme le nôtre, puisqu'elle permet d'élever à la hauteur de la vérité tout fait accompli, tout système dominant, en attendant qu'ils soient supplantés par d'autres. Cela nous explique à merveille pourquoi nous avons surpris M. Schérer errant autour des parvis de M. Ernest Renan. Mais pour peu qu'il demeure encore fidèle à sa for- mule (et comment ne le ferait-il pas aujourd'hui qu'il a enfin trouvé sa théorie?), nous aurions àcomptersur

dO

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d'autres évolutions. Assez semblable à ces balanciers de la monnaie appelés depuis longtemps à frapper suc- cessivement des médailles à l'honneur des divers ré- gimes, sans s'inquiéter de leur légitimité, l'homme de talent, s'il veut demeurer h la hauteur de son siècle, doit être toujours prêt à formuler en vérités les idées régnantes, sans s'informer de leur valeur. Il suffît qu'un astre soit dans tout son éclat pour ressentir ses puis- sants attraits. En cédant à cette tendance, M. Schérer, de qui au début on attendait mieux, a renoncé à foute originalité ' pour se mettre à la suite des puissants du jour. Attiré tour à tour dans les orbites les plus oppo- sées, il offre successivement dans ses écrits, spectacle assez bizarre, une défense et une réfutation des divers systèmes qui ont paru un instant le séduire. C'est un peu comme l'alchimiste qui, après avoir fait passer toutes les substances dans son creuset , en est encore à attendre la pierre philosophale. Qu'un homme de génie fait pour éblouir le monde devînt de nouveau l'a- pôtre du christianisme, et je me demande si M. Schérer n'éprouverait pas, ne fût-ce que pour un instant, la tentation de devenir le Wolf du nouveau Leibnitz. Un esprit essentiellement dialectique ne demande qu'à fonctionner. Il suffit qu'une puissance quelconque vienne mettre l'appareil en mouvement, en lui fournis-

' Chez M. Schérer, l'homme formel et logique a entièrement re- foulé l'être réel et vivant. C'est en vain qu'il fait ses études en public; il a beau nous introduire dans son cabinet de travail, ja- mais il ne nous a communiqué sa pensée de derrière la tète. Pour- quoi l'homme réel ne prendrait-il pas un jour une belle revanche ? On pourrait voir alors des choses aussi curieuses que réjouissantes ! C'est do l'autre seulement que nous avons parlé dans tout ce tra- vail, et nous en avions le droit, puisqu'il a cru bon de se pro- duire en public .'ansle moindre voile. Nous sera-t-il permis de dé- sirer vivement que l'homme réel fasse un jour son apparition?

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sant des matériaux. Mais il est douteux qu'il puisse jamais trouver dans son propre fonds de quoi enfanter quelque chose de vraiment grand et nouveau.

Ce n'est pas à dire que M. Schérer soit dès aujour- d'hui devenu étranger à tout ce qui concerne le chris- tianisme, ou, pour employer son expression, au moyen Age cpii prend fin pour céder la place à la tolé- rance. Loin de là! il pousse l'intérêt pour nous jusqu'à bien vouloir nous indiquer quelle est, à son sens, notre unique planche de salut. «L'Eglise sera en dangei", dit-il, aussi longtemps qu'elle n'aura pas fait la critique de la critique, aussi longtemps qu'elle n'aura pas mon- tré, d'une part, que le rationalisme est lui-même at- teint d'incertitude; de l'autre, que la foi a sa méthode propre et ses lumières spéciales ^ » Si nous ne nous trompons fort, nous avons déjà mis à profit la première partie de cet avis charitable. Notre mérite n'est certes pas grand, car pour montrer l'incertitude radicale du rationalisme, malgré ses prétentions au dogmatisme, il nous a suflî de l'exposer dans .ses propres termes, en scribe aussi fidèle que possible. Nous l'avons vu partir du dogmatisme le plus intraitable pour aboutir, à recu- lons, au scepticisme le moins accommodant. Car, nous le savons, M. Schérer est toujours le même, du moins sur un point : il est tout aussi absolu et tranchant dans la négation qu'il l'était jadis dans l'affirmation. C'est toujours la toute-puissante formule qui surnage, qu'elle soit d'ailleurs vide ou pleine, peu importe. Nous ne savons trop quelle autre critique de la critique on pourrait entreprendre pour le moment. Toute base commune manquant entre lui et ses adversaires chré-

Mélanges, p. 184.

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tiens^ on ne peut plus arrivera s'atteindre. Nous savons trop bien à quoi aboutit le critère de l'évidence, base de la certitude, pour en essayer; de son côté, il ne saurait se transporter sur notre terrain. Car, Montaigu nous l'a clairement dit, il a sacrifié la meilleure partie de "la réalité au chimérique espoir de découvrir cette formule adéquate de l'absolu que l'orthodoxie la pre- mière a fait briller à ses yeux.

Il est vrai, tous ceux qui ont suivi M. Schérer n'ont pas été aussi loin que leur maître. Mais il nous suffit qu'ils aient mis le pied sur la même voie, qu'ils aient été animés du même esprit et qu'ils aient obéi aux mêmes tendances. Or le fait est manifeste. Ils sont tous éche- lonnés, à des distances diverses, sur cette pente glis- sante qui conduit du rationalisme orthodoxe au scep- ticisme dogmatique.il y aurait sans doute de l'injustice à mettre des nuances assez nombreuses sur le même rang, mais il n'est pas possible de leur accorder une valeur scientifique. Autant elles témoignent des bons sentiments de ceux qui les représentent, autant elles font honneur à leur indépendance d'esprit, à leur bonne foi, autant elles sont compromettantes pour leur logique. M. Schérer et ses amis se sont souvent plu à le répéter : Dès qu'on s'arrête dans cette voie on de- vient obstacle ; le mouvement c'est la vie; plus on va loin, plus on marche, plus on est dans le vrai. Toutes ces nuances n'ont donc qu'une valeur exclusivement historique et subjective. Aussi serait-il oiseux de pren- dre parti pour une des branches de l'école plutôt que pour l'autre, et de s'arrêter à les réfuter en détail. Ne se sont-elles pas acquittées elles-mêmes de cette tâche ? N'êtes-vous pas contents de la christologie de MM. Co- îani et Réville? adressez-vous à M. Pécaut, qui en fera

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bonne justice. Le théisme de celui-ci vous paraît-il froid et impuissant, comme une momie prête à s'affaisser au moindre contact de l'air? parlez à Montaigu, qui ne recule, lui, devant aucune des conséquences des prin- cipes qu'il a adoptés.

Peut-être pourrait-on nous demander de réfuter une à une les diverses oijjections que les fractions de l'école élèvent en commun, non pas contre l'orthodoxie, mais contre l'Evangile dans ce i[u"ii a de plus fondamental et de plus élémentaire? Je me garderais bien de répondre à cette invitation, car M. Schérer me comparerait à cette bonne dame qui essayait de repousser la marée montante avec son balai Nous avons préféré essayer d'un remède homœopathiquc, à la fois plus simple et plus efficace. Si on en croit un proverbe anglais, il n'est pas de meilleur spécifique contre la rage que de pren- dre un poil du chien qui vous mord. Or nous sommes tous plus ou moins, une fois ou autre, exposés à la fu- reur de dogmatiser. Chacun est tenté de faire plier les faits aux exigences de la formule : le mystique en appa- rence le plus inoffensif et le plus onctueux n'est pas à l'abri de ce travers dès qu'il s'agit de défendre ses idées favorites -. L'intellectualisme est un virus que le siècle présent nous a inoculé à tous, avec le lait de nos nour-

' Mélanges, p. 184.

- Le dogmatisme n'a rien respecté; trop souvent il a fait inva- sion dans le domaine qui, plus que tout autre, semblait devoir lui être interdit : celui de la prière. Qu'on en juge par l'aveu suivant qui veut être un éloge : « Après le discours de M. L. G..., M. B..., pasteur de l'Eglise nationale de Genève, offrit une prière puis- sante, dans laquelle l'importance du sacerdoce universel des chré- tiens et celle du ministère spécial de la Parole se trouvaient ad- mirablement équilibrées. »

(Ecrit de Genève après les anniversaires de 1859. Voir Archives du Christianisme, numéro du 30 août, même année.)

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l'ices. Gomment prévenir ces funestes conséquences? Le plus simple nous a paru de nous en donner une fois pour toutes en laissant le fleuve couler à pleins bords. Notre fonction dans ce travail a consisté uniquement à suivre son cours en signalant la crue des eaux et leur empiétement sur les terrains fertiles. Me trompé-je? il me semble que, vu de près, le mal est moins étendu et moins redoutable qu'on ne serait porté à le croire. Je suis quelque peu surpris de me trouver optimiste. Tout s'explique simplement et naturellement. Remontez à la source, et la cause du phénomène saule aux yeux. L'écluse de droite a été ouverte lorsqu'il fallait ouvrir celle de gauche; on s'est mis à raisonner et à argumen- ter alors qu'il s'agissait de vivre, de voir, d'aimer, et aussitôt le fleuve s'est transformé en torrent, d'autant plus violent qu'il parcourait pour la première fois un pays entièrement pris au dépourvu. Dans sa course ra- pide, il a, pour un instant, attiré et absorbé en lui ses aflluents, jusqu'au moment il a tout à coup disparu lui-même jusqu'à la dernière goutte dans un vaste dé- sert de sable.

Sans doute les dégâts sont grands; mais, si elle coûte cher, la leçon est aussi bien précieuse! Chacun prendra garde de s'aventurer dans des régions sujettes à de pa- reils désastres ; avant de s'engager dans un pays, on jettera un regard sur sa carte. Grâce à ces précautions, tout rentrera dans l'ordre. Tel individu, un moment assourdi et presque entraîné par les flots débordés du torrent, reviendra à ses aflinités naturelles. Bref, l'in- tellectualisme, en se donnant carrière et chez les hété- rodoxes et chez les orthodoxes, nous a rendu à tous un immense service. En se suicidant après les promesses les plus pompeuses et les dédains les plus magnifiques.

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il nous a dispensés de nous acquitter des fonctions de l'excellente dame qu'on sait. A quoi bon s'armer naïve- ment du balai protecteur? La marée est descendue pour ne plus monter : il ne nous reste que l'aspect des côtes, qui, comme nul ne l'ignore, n'est pas des plus beaux.

Nous savons tons aujourd'hui ce qu'est et ce que peut faire cette nouvelle théologie que nous venons de voir à l'œuvre. Sacrifiant le fait à l'idée, elle a été dès le début enlacée dans les filets du rationalisme le plus décidé. Nous entendons par cette tendance à sacri- fier le fond à la forme, la logique réelle à la logique formelle, la vérité à la formule. Dès que celle-ci doit avoir le pas, du moment pour recevoir la vérité on a besoin qu'elle s'expose d'une manière absolue, par- faitement adéquate, on est insensiblement conduit à modifier, à négliger les faits pour la plus grande gloire du système. Comme le dit ingénument M. Schérer, dans son amour pour la clarté on court risque de la créer quelquefois on ne la trouve point. Mais le culte de la logique est un culte cruel comme toutes les idolâtries. Plus on s'attache à la forme, plus on néglige le fond et plus on s'égare. Les talents qu'on possède deviennent alors un don funeste, car on est fourvoyé et « rien n'est terrible comme la logique dans la déraison. » On sent dans ce moment la vérité de cette autre parole de Vinel : « Il y a des intelligences que la logique rend féroces; ce ne sont plus des âmes, ce sont des appareils dialectiques... »

Ce n'est pas tout. Non content de se mettre en de- hors des conditions voulues pour percevoir le christia- nisme, on donne comme un progrès tous les pas qu'on fait loin de ses traditions. Combien de théologiens du

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jourrcsseiiiblenf à un astronome qui dirigerait son téles- t;opo sur un point du ciel un astre est censé devoir passer; tant pis pour lui s'il n'y apparaît pas au jour et à l'heure marquée^ cela le regarde; mais l'astre at- tendu est une comète? il n'obéit pas à des lois fixes? Feu importe ! L'astronome ne saurait se déranger pour si peu : il observe les préceptes de sa logique, les lois qui règlent les cieux. Mais nous faisons injure aux sciences empiriques en leur empruntant une compa- raison si absurde. Il y a longtemps qu'elles sont reve- nues de ces aberrations. Dès qu'un phénomène nouveau est constaté et qu'on ne peut l'expliquer avec les méthodes connues, on se met aussitôt à des recherches nouvelles. Bien loin de songer à nier le fait ou à le méconnaître, la conscience scientifique n'est en repos que lorsqu'elle a enfin trouvé une formule nouvelle pour l'expliquer, une méthode pour le saisir en respectant tous ses droits. C'est grâce à ce procédé que les sciences modernes se sont lancées dans un champ de progrès illimités. Tout se passe autrement dans le monde religieux. Maint théo- logien qui se croit très avancé en est encore aux mé- thodes les plus surannées du moyen âge. 11 a fait ses conditions au christianisme, au lieu d'accepter les siennes; et il s'est ainsi condamné à le côtoyer sans cesse sans jamais l'aborder. Puis, en agissant de la sorte on croit être arrivé au plus haut degré de la culture moderne !

Quoi d'étonnant qu'après avoir cédé pendant quelque temps à une pareille illusion on soit hors d'état de s'en défaire ? Fasciné par les procédés dialectiques, on ne peut plus obéir à la voix de la conscience et du sens intime qui protestent en vain contre les résultats mons- trueux auxquels on arrive. Vi.net, avec cette inspira-

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tion prophétique que donne le génie^ nous a retracé de main de maître la tragique histoire d'un de ces hommes, toujours assez nombreux au delà du Rhin, mais qui n'a- vaient point encore fait leur apparition au milieu de nous au moment il nous a lui-même quittés. Voici, d'après lui, ce qui peut arriver à un penseur qui a laissé la spé- culation et la logique piller à leur profit toutes les au- tres facultés :

« Le sérieux de l'âme ne fut pas étranger à ses pre- miers pas; il n'est guère possible d'admettre que, d'en- trée, il n'ait vu dans la religion qu'un objet de spécu- lation philosophique; son premier dessein fut sans doute de l'approprier à son âme, et de lui soumettre sa vie; mais cette impression fut superficielle et fugi- tive; la pensée, vivement saisie, se jeta sur cette riche proie et la détourna tout entière à son profit. Cette in- clination devint dominante et tyrannique; tout ce qui était destiné à l'aliment de l'âme devint la pâture de l'intelligence. Chacun des gains de l'intelligence fut une perte pour l'âme, qui, toujours plus hors de cause, toujours plus condamnée à l'inaction, perdit son ressort dans l'oisiveté. Cet homme ayant contracté le pli de saisir toutes choses du côté intellectuel, devint peu à peu incapable de les saisir sous un autre aspect. Chose étrange ! il apprit toujours mieux à se rendre compte des etfets de la vérité sur une âme, et devint toujours plus incapable de les ressentir lui-même; il parla, il écrivit peut-être sur l'ordre de la grâce, et son cœur s'endurcit toujours plus aux atteintes de la grâce; dans toutes ses considérations religieuses, l'idée de la chose se présentait avant la chose, s'interposait comme un obstacle entre le fait et lui ; il n'eut bientôt de tous ces faits que des fantômes, qui en représentaient fidèle-

10.

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ment la surface et les contours, mais n'en contenaienf point la substance. Il sentit le mal et s'en inquiéta; il voulut essayer de faire de la religion^ si longtemps son élude, une affaire enfin, et son affaire; il chercha à se placer sous l'action et dans la dépendance de la vérité; mais, par la force de l'habitude, son esprit venait à chaque fois se substituer à sa conscience; cherchant en vain une religion dans ce système, il ne trouvait ja- mais qu'un système dans cette religion. Dans son an- goisse, il eût voulu oublier, ignorer; il portait envie à la crédulité des simples, des enfants; il eût donné toute sa science pour un seul de leurs soupirs, et toute son intelligence en échange de leurs cœurs, car le sien avait cessé de battre; le sien était devenu de l'esprit. Il eût désiré que le christianisme fût tout entier sorti de sa mémoire, que l'existence même de cette religion lui devînt inconnue, afin que se présentant à lui-même une seconde fois, elle agît sur son âme, de nouveau ra- jeunie, avec toute l'énergie d'une vérité nouvelle et d'un bienfait inattendu. Vœux superflus! on ne se redonne pas l'œil qu'on a perdu, on ne se redonne pas la foi qui est l'œil de l'âme. Etrange état, l'on croit tout en- semble et Ton ne croit pas, la foi de l'esprit nous aide à sentir la nécessité de la foi du cœur, nous fait gémir de son absence et ne saurait nous la donner; état de lumière, mais d'une lumière qui n'a d'autre effet que de rendre visibles nos ténèbres; ignorance dans la science, erreur dans la vérité, incrédulité dans la foi, malédiction sous la forme d'une bénédiction; situation contradictoire, insensée, que nous reprocherions au pouvoir divin comme un jeu cruel, si l'évidence ne nous contraignait pas de nous l'imputera nous-mêmes ' Esprit d'Alexandre Vinet. Tome II, p. 125.

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Cette dernière observation estOela plus haute impor- tance. Nous venons de désigner les échelons divers qui conduisent en quelque sorte avec une rigueur inflexible du dogmatisme le plus excessif au nihilisme, au scep- ticisme le plus dogmatique. Quelqu'un s'emparant de ce fait pourrait se croire autorisé à raisonner ainsi : Puisqu'il en est ainsi, de quoi vous plaignez-vous? Si l'orthodoxie aboutit logiquement au rationalisme à qui la faute? Du moment ce phénomène que vous venez de décrire est logique, il est nécessaire et ne saurait être imputé à personne. Le soin même que vous avez mis à signaler le développement naturel et régulier de la tendance négative est sa meilleure légitimation : vous avez perdu votre temps ; l'acte d'accusation se trans- forme tout à coup en une apologie.

A cela nous répondrons d'abord que nous ne sau- rions admettre les prémisses. Grâce à Dieu, l'Evangile n'est pas fatalement condamné à se cristalliser, à se figer dans une orthodoxie scolastique comme celle qui a servi de point de départ à tout le mouvement qui vient d'être décrit. L'histoire des dogmes montre que ce n'est qu'une maladie et non l'état normal; de plus, nul n'est entièrement innocent s'il se laisse gagner par l'é- pidémie.

En second lieu, tout ultra-orthodoxe n'est pas néces- sairement condamné à devenir un jour un sceptique, toujours dogmatique. Il s'établit pour chaque individu, dans le sanctuaire intime, une lutte entre les diverses facultés. La direction qu'on prend à l'heure de la crise, est différente, suivant qu'on est plus orthodoxe que chrétien ou plus chrétien qu'orthodoxe. Tout dépend ici du côté par lequel l'Evangile a été primitivement abordé, et c'est un fait imputable, 11 ne saurait être

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admis qu'on puisse jam'ais rompre définttivcmeut avec la vérité des qu'elle a été sentie par le cœur. Suivant qu'elle est plus ou moins de force à tenir en échec le dogmatisme désireux de s'enrichir à ses dépens, on réagit, plus ou moins, et on occupe une place différente dans cette échelle dont les deux bouts se terminent l'un par le dogmatisme positif, l'autre par le dogmatisme négatif. Il est bien vrai que lorsqu'on a eu le malheur de se laisser prendre un doigt par le redoutable engre- nage de certaines machines il y a grand danger que le corps entier finisse par être broyé. Toutefois celui-ci n'y laisse que la main, tel autre que le bras, un troisième est moins malheureux encore. Comment n'en serait-il pas ainsi dans le domaine de la morale et de la liberté? Même si quelque partie des vêtements a été saisie par le rouage, alors qu'on s'y attendait le moins, il est toujours temps d'y renoncer, et, s'il le faut, de couper la main et d'arracher Fœil. Ce n'est donc point dès les premiers pas dans la voie qu'on tombe dans cette position tragi- que que décrivait si bien Vinet. « Cette situation con- tradictoire et insensée ne pourrait être reprochée au pouvoir divin comme un jeu cruel, que si l'évidence ne nous contraignait pas de nous l'imputer. »

Un homme fort regrettable qui, il y a quelques an- nées, a défendu coijtre nous les droits de la science en nous reprochant ds; sombres prophéties qui ne sont devenues que trop tôt des réalités, ne pensait pas au- trement :

« I! arrive à quelques-uns de dire : « On croit ce « qu'on peut et non ce qu'on veut. » Rien n'est plus faux. On peut ce qu'on peut, mais on croit ce qu'on veut; on ne croit que ce qu'on veut et quand on veut; celui qui ne voudra pas croire ne croira jamais. Il y a un

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Dieu, un Dieu personnel, qui commande le bien, qui punit le mal, un Dieu que j'ai offensé, un Dieu qui m'aime, qui a pitié de moi et qui me pardonne; un Dieu qui me voit et m'entend, un Dieu avec lequel je puis être il tu et à toi... Non, philosophe, quoi que vous di- siez et de quelque manière que vous vous ingéniiez^ ce Dieu-là, votre pensée ne l'atteindra, ne le construira, ne le démontrera pas. Ce Dieu s'est manifesté en chair, il est venu dans le monde; il m'a donné dans sa vie et dans sa mort le gage de sa charité adorable... C'est un mystère, le mystère de piété, et il est grand ; c'est une histoire merveilleuse et qui me confond; ce sont des choses que l'œil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, qui ne sont pas montées au cœur de l'homme . Placé devant ce Dieu, devant ce mystère, je peux éga- lement croire et ne pas croire; j'ai à choisir. Si je crois, ce n'est pas que j'y sois contraint par une sorte de né- cessité logique; au contraire, je brise la chaîne logique, je la repousse du pied; je m'élance libre, sur les ailes de la foi, dans des régions la logique ne peut pas me suivre. Si je crois, c'est que je veux croire, et si je veux croire, c'est que je veux aimer, c'est que je veux vivre. Si je ne crois pas, c'est que je ne veux pas croire, c'est que je préfère les ténèbres à la lumière, c'est que mes œuvres sont mauvaises. Et si je ne veux pas croire, j'en suis responsable, j'en serai à bon droit puni, et je ferai l'expérience tout à la fois de la vérité et de la jus- tice de cette sentence sortie de la bouche infaillible : « Celui qui ne croit pas est déjà condanmé » Tous ceux qui ont passé par seraient prêts à sous-

1 Fragments inédits de Veniy ; Nouvelle Revue de théolorjie, t. V, p. CO. Janvier 1860.

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crire à ces paroles. Le premier pas est le plus impor- tant;, celui qui décide de tous; et il ne consiste ni à accepter un raisonnement, ni à s'incliner devant une autorité quelconque; il suffit d'avoir le cœur à sa place, de garder dans son exil quelque souvenir de la patrie absente, alors par un libre mouvement on s'élance dans des régions supérieures, d'où l'on ne saurait plus des- cendre dès qu'on a vu briller à ses yeux étonnés la lu- mière du nouveau jour. En présence des ravages que fait de toutes parts l'intellectualisme c'est une pensée à la fois pleine de consolation et d'espérance. Non, les ténèbres ne sauraient de nouveau régner définitivement et sans partage dans un cœur qui a été illuminé par un rayon d'en haut : il suffit d'être bien réellement à Jésus- Christ un seul instant pour lui appartenir à toujours : la vérité ne saurait être une seconde fois vaincue par l'erreur.

Mais encore ici veillons ! il s'agit de vivre et non de raisonner! Prenons bien garde que l'intellectualisme, qui est le grand péril du moment, ne change en nar- cotique la boisson appelée à raviver et à soutenir nos forces. Qui veut la fin veut les moyens. Qu'on ait été ou non à l'abri des atteintes de l'épidémie régnante, c'est le moment de se rappeler l'avertissement de Vinet :

« Il faut mettre en sûreté votre cœur. Il faut réserver dans votre intérieur certains principes qu'aucune dis- cussion n'a le droit d'entamer, ni même de mettre en question. Quoi qu'il en soit de tout le reste, et quoi qu'il advienne de cette discussion, ceci reste irrévoca- blement acquis à votre conscience : Dieu est Dieu, je dois vivre pour lui, l'aimer par-dessus tout, faire sa vo- lonté, rien que sa volonté, toute sa volonté. Vous êtes

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arrivés à ces convictions, je le veux, par le chemin même l'on prétend que vous ne deviez point passer; ces convictions ont pris racine pour vous dans le mystère même qu'on vous oblige de discuter; cela ne fait rien, absolument rien ; elles sont vraies en elles-mêmes, elles sont désormais évidentes pour vous; la diminution ou la destruction du mystère de votre foi leur porterait sans doute un mortel dommage en les déracinant de votre cœur, mais on ne peut plus les déraciner de votre esprit ; après tout, malgré tout^ ce sont des vérités. Vous le savez. Eh bien, dites-vous à vous-même : Avant comme après toute discussion, ceci est vrai, ceci est nécessaire; tout ce qui le contredit, tout ce qui l'affai- blit est nécessairement faux; je n'accepterai rien sauf ces immuables vérités; si elles ne sont pas ma pierre de touche pour reconnaître la vérité, elles seront ma pierre de touche pour discerner l'erreur »

« Qui intentera accusation contre les élus de Dieu?...

Qui sera celui qui condamnera? Qui est-ce qui nous

séparera de l'amour de Christ? Je suis assuré que ni

la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune autre mature, ne nous pourra séparer de l'amour de Dieu, qu'il nous a montré par Jésus-Christ notice Seigneur. »

' Esprit d'Alexandre Vinet, t. II, p. 122.

III

L'AVENIR

En déposant son bilan, Montaigu, par un reste d'in- térêt pour ses créanciers, à bien voulu indiquer à quelles conditions on pourrait relever les affaires du christia- nisme, plus que compromises. « L'Eglise sera en dan- ger, dit-il, aussi longtemps qu'elle n'aura pas fait la critique de la critique, aussi longtemps qu'elle n'aura pas montré que le rationalisme est lui-même atteint d'incertitude. » Si le spécifique était aussi efficace que le suppose le généreux adversaire qui le recommande, les dangers de l'Eglise ne seraient pas bien redoutables. Le remède a en effet été appliqué; nous avons laissé la critique se critiquer elle-même; nous savons que son dernier mot est le scepticisme systématique, de tous les points de vue le plus contradictoire, selon ce mot de Vinet : « Quand le scepticisme dogmatise, il se mord la queue. »

Si c'est le besoin de certitude qui a pendant quelque temps attiré des partisans au rationalisme hétérodoxe, le courant ne saurait tarder à prendre une direction opposée. L'inlellectualisme s'est lui-même chargé de

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montrer qu'il est atteint d'incertitude plus qu'aucune autre tendance.

Mais la première partie du programme a seule été remplie.

Pour que les dangers de l'Eglise soient entièrement dissipés, il faut en second lieu, toujours d'après Mon- taigu, « qu'on nous donne au moins une bonne théorie

du mysticisme qu'on nous montre que la foi a sa

méthode propre et sa lumière spéciale »

A l'œuvre exclusivement négative doit donc succé- der le travail positif. Après avoir constaté le naufrage et signalé les épaves échouées sur les divers points de la côte, il s'agirait de voir si on ne pourrait pas accom- plir une traversée moins orageuse sous un autre pavil- lon. Après avoir suivi jusque dans ses dernières i-ami- ficaiions ce courant exclusivement négatif et destructeur condamné à se perdre lui-même dans les sables; la dissolution complète du dogme du seizième siècle une fois achevée, nous avons à revenir au point de départ. Dès le lendemain de la fixation des symboles, ou, plus exactement, à partir du moment ils commencent à être transmis plutôt que reçus, à côté de la tendance chargée de les renverser, nous en trouvons une autre appelée à les supplanter en les renouvelant.

Le spectacle qui nous attend ici est en tout point dif- férent de celui que nous avons vu se dérouler devant nos yeux, et cela non-seulement quant au fond, au contenu, mais aussi pour ce qui tient à la forme. Au lieu d'un développement interne régulier, dont on peut suivre aisément toutes les évolutions, nous entrons dans le domaine de l'arbitraire, de la fantaisie, de l'in-

> Mélanges, page 184.

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dividucl. La nouvelle tendance n'a pour organes que des personnages isolés, qui surgissent çà et sans être les uns avec les autres dans aucune relation apparente. S'élevant volontiers du sein du peuple, ils ne sont ni bien savants ni bien instruits, ni surtout très respec- tueux. L'histoire et la science sont au service de leurs adversaires, les scolastiques, les amateurs de la lettre; comment pourraient-ils en faire grand cas? Ils sentent en eux un souffle nouveau qui les porte, et cela leur suffit; dans leur enthousiasme quelquefois excessif, ils se laissent aller à mépriser tout le reste, et même quel- que peu l'Ecriture. Leur Maître n'a-t-il pas dit que la lettre tue, tandis que l'esprit vivifie? N'a-t-il pas ajouté : « L'esprit souffle il veut; tu en entends le son, mais tu ne sais ni d'où il vient, ni il va? » Pourquoi donc se livrer à de rudes travaux historiques ou scientifiques? Aimer c'est vivre ; la science enfle, mais la charité édifie ; elle est la seule éternelle de toutes les vertus théologales.

Malheureusement l'esprit le plus pur et le plus géné- reux d'intention n'est pas à l'abri de la corruption lors- que par son isolement même il se condamne à l'étroi- tesse, et s'expose à tomber dans cette extravagance qui accompagne les préoccupations excessives se portant sur un seul sujet. Chose bizarre et cependant très fré- quente, ces hommes qui méprisent la science divine, la théologie et tout ce qui s'y rapporte, sont ordinaire- ment amateurs des sciences physiques. Rien de plus commun que de voir les idées religieuses exposées pêle- mêle avec les éléments hétérogènes les plus curieux empruntés à la chimie et à la physique, aux sciences naturelles ou à la théosophic. L'élément historique et scientifique méprisé se venge largement. De des excentricités, des aberrations ridicules qui contribuent

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à isoler toujours plus ces hommes au milieu de leurs contempoi'ains, pour lesquels ils ne sont que des énigmes inexplicables.

Ce développement exclusif de l'esprit, du sentiment chrétien non contrôlé par la raison, a souvent pour effet de faire tomber ses représentants en discrédit. Ils de- viennent très aisément une occasion de raillerie et de ridicule. Le fait qu'ils apportent quelque chose de nou- veau suffirait à lui seul pour les isoler et les rendre in- intelligibles; puis les éléments fantastiques et bizarres qui viennent s'y mêler achèvent de les faire paraître extravagants et ridicules : ce sont les fous de toute époque calme et plus ou moins satisfaite, qui croit jouir pour longtemps de l'héritage des siècles, tandis que le terrain est déjà miné sous ses pieds. Par leur faute et celle de leurs contemporains, ces initiateurs chrétiens sont tellement incompris de leur vivant, qu'on ne s'a- perçoit de leur valeur que lorsque l'Eglise entière a, sans s'en douter, bénéficié de leurs rêveries. Ce n'est presque que de nos jours qu'on sent de combien la théologie du seizième siècle est redevable aux Tauler, aux Henri Suso, à l'auteur de la Théologie allemande, et à bien d'autres encore.

Toutefois, quoique le développement de cette ten- dance soit nécessairement condamné à être sporadique et irrégulier, il n'en est pas moins bien réel. Elle se fortifie et s'épure, elle se complète et s'enrichit à me- sure qu'elle se caractérise toujours mieux. C'est un saisissant contraste avec la tendance scolastique que nous avons déjà décrite. Celle-ci donne ce qu'elle a de mieux à son début, elle va sans cesse en s'appauvrissant, m cauda venenum. Le courant opposé, au contraire, dé- bute par l'isolement, la faiblesse et l'extravagance pour

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aller toujours on se complétant et s'enrichissanl. Le germe nouveau qu'elle apporte se développe en s'assi- milant peu à peu tout ce qu'il trouve de chrétien dans le monde environnant. Tandis que la tendance sco- lastique peut être comparée à un large fleuve qui, à partir de sa source, va sans cesse en diminuant jusqu'à ce qu'il se perde dans les sables du vaste désert qu'il crée sur ses rives, l'autre se présente à nous sous l'image de quelques sources fraîches qu'on voit sourdre çà et et arroser des oasis jusqu'à ce que, réunissant leurs ondes sous l'elïort d'une main vigoureuse, elles déter- minent enfin un courant large et généreux qui vient répandre la vie et l'abondance dans ces mêmes contrées le torrent précédent avait amoncelé les ruines, la dévastation et la mort.

D'après la courte caractéristique qui précède, on sent qu'il ne saurait être question de suivre, dans toutes ses ramifications, le courant mystique, car c'est de lui qu'il s'agit, qui depuis la Réformation nous en- traîne vers un avenir nouveau destiné à avoir sa plus haute expression dans une exposition dogmatique plus complète et mieux équilibrée que celle du seizième siè- cle. Pour ne pas sortir de notre cadre, il serait peut-être possible de retrouver ses traces dans les controverses qui signalèrent les troubles du Consensus helvétique. Un mystique célèbre, Dutoit INIembrini, l'a représentée d'une manière plus ou moins complète dans la Suisse française. Il y aurait toute une étude à faire pour re- trouver les minces fdets d'eau qui rattachent le mou- vement religieux du quinzième siècle à celui du dix- neuvième, à travers la période néfaste du dix-huitième siècle. Sur le seuil du dix-neuvième, à la veille du ré- veil, nous retrouvons encore quelques mystiques, gé-

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néraiement universalistes^ toujours occupés à conser- ver, de leur mieux, le feu sacré. Si nous en croyons les Mémoires de M. Bost, une obscure et modeste réunion de mystiques moraves aurait même servi de premier berceau au réveil genevois, avant l'invasion bruyante du piétisme anglais, auquel nous sommes tout particu- lièrement redevables de la scolastique qui aujourd'hui s'est perdue par ses excès.

Quoi qu'il en soit, nous avons déjà remarqué ail- leurs, sur la foi d'un autre passage des Mémoires, que, dès l'aurore du réveil, ces deux tendances si opposées se trouvèrent en présence. Ainsi que cela arrive assez souvent, elles parurent d'abord vouloir se donner la main, mais la bonne intelligence ne fut pas de longue durée. Les excès du piétisme, condanmé à devenir tou- jours plus scolastique, devaient de jour en jour moins plaire aux vrais mystiques. On se croisa un instant, mais dès qu'on se fut connu, il ne fut plus possible de marcher ensemble. Tandis que dans leur vénération exclusive pour le passé, les uns devaient aboutir à en- terrer définitivement leurs morts, tout en ne cessant de les proclamer plus verts que jamais, les autres étaient poussés par toutes leurs aspirations vers un avenir en- core inconnu.

Un homme respecté, M. Cellérier père, après avoir été un des précurseurs du réveil, ne cessa pas de re- présenter la tendance mystique alors qu'il eut éclaté. Aussi, ne se sentant pas parfaitement à l'aise dans le courant scolastique et piétiste, se borna-t-il à le côtoyer

Peut-être le caractère universaliste de ces mystiques s'explique- t-il par la circonstance qu'ils étaient appelés à réagir contre le cal- vinisme prédestinatien.

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sans se laisser absorber par lui. On retrouve, dans ses Sei'mons et Prières, les accents d'une spirilualité pré- cieuse et avancée. L'âge de l'effervescence et de l'extra- vagance est déjà passé pour la mystique; les eaux du fleuve sont devenues calmes et limpides : la sobriété s'allie admirablement avec l'ardeur de la flamme qui brûle, surtout en dedans, au fond du sanctuaire, tandis que le piétisme allume volontiers des feux de joie aussi flamboyants que possible sur le sommet des montagnes. Un mien vieil ami, qui a connu ce monde-là, m'assu- rait un jour que M. Cellérier a devancé plus d'un doc- teur, tombant en plein, immédiatement, par la voie de l'expérience et du sentiment, sur ces grandes vérités auxquelles on devait être ramené, vingt ou trente ans plus tard, par la voie de la réflexion. « Je parcourais dernièrement encore, ajoutait mon ami, le recueil des Sermons et Prières de cet excellent pasteur, et je vous déclare que j'y ai trouvé des choses vraiment surpre- nantes. Par exemple, dans son discours sur la Lecture de la Parole de Dieu, il établit qu'il y a une liaison, une concordance profonde et intime entre l'âme humaine et le contenu de la Bible. L'âme qui est rendue atten- tive à. cette harmonie « connaît seule, dit-il, celte per- ce suasion intime, cette persuasion de sentiment qui naît a du charme qu'elle éprouve et du rapport de ce qu'elle « lit avec ce qu'elle trouve en elle-même. C'est ce « qu'exprime si bien le Sauveur dans ce beau passage : a Si quelqu'un veut faire la volonté de Dieu, il recon- « naîtra si ma doctrine est de Dieu, ou si je parle de

« mon chef »

« Dans le sermon sur la Nécessité de la lecture de la Parole de Dieu, il s'excuse de n'avoir pas d'abord pré- senté la chose comme un devoir, en disant : « J'ai voulu

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« m'adresser à votre cœur avant de parler à votre raison, « à votre conscience. J'ai cherché à vous gagner par « l'attrait de ces divines Ecritures, à vous en inspirer « le goût avant de vous faire entendre la loi qui vous « ordonne de les méditer'. »

Comme j'écoutais avec attention, l'homme de ces temps-là qui veut bien m'honorer de son amitié pour- suivit ses citations : « Ecoutez encore ce que dit M. Gellé- rier dans son sermon sur la rédemption : « Nous vous a montrerons que l'idée d'un docteur céleste, d'un mé- « diateur, d'un rédempteur, est essentiellement liée à « la connaissance de l'homme; nous prouverons ainsi la « nécessité de la rédemption par la nature même des « choses, c'est-à-dire de la manière la plus forte, la plus « irrésistible. » Et après avoir ajouté que la connais- sance de soi-même est pour l'homme la première de toutes, il écrit cette phrase faite pour plaire aux hommes les plus hardis d'aujourd'hui : « Et je ne crains pas « d'avancer qu'elle suffirait seule pour le conduire à « Christ. » Ensuite, continua mon vieil ami, il déve- loppe cette pensée d'une façon vraiment remarquable, qui montre, à ne pas s'y tromper, que, déjà alors, on lisait Pascal, que quelques personnes, au jour présent, se donnent un peu l'air d'avoir inventé. »

M. Cellérier père ne fut pas le seul représentant de cette tendance; elle trouva de l'écho, du moins pendant quelque temps, chez des hommes qui appartenaient ré- solument au parti du mouvement. Ainsi un des pre- miers ouvrages traduits et lus avec intérêt par les hommes du réveil, fut celui d'Erskine : flexions sur

* Sermons et Prières pour les solennités chrétiennes et les di- manches ordinaires. 3" édition, p. 291, 310. Paris, Cherbuliez.

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l'évidence intrinsèque du christianisme. Ce petit traité maintenant oublié, grâce aux traductions anglaises ve- nues plus tard et inspirées par un antre esprit, vit le jour déjà en 1822. Il fut consulté sans la moindre dé- fiance quoique son traducteur le caractérisât très bien par ces premiers mots de son excellente préface : « Il tend à démontrer que la religion chrétienne aurait droit à la croyance des hommes, en considération des choses qu'elle leur annonce, lors même qu'elle ne se fonderait pas sur des preuves historiques »

Il ne paraît pas qu'à celte époque on ait eu peur de cette preuve-là ; cela pouvait tenir en partie à la circon- stance que personne ne songeait à en abuser, mais aussi au fait que la plupart des personnes sérieuses avaient été amenées à l'Evangile à la suite d'un con- tact spontané et immédiat avec lui.

On a beaucoup parlé, ces derniers temps, des preuves externes et historiques, qu'on voudrait faire accepter comme les meilleures. Il semble qu'on ait été d'un autre avis il y a quarante ans, alors qu'on était occupé non pas à se disputer sur de stériles questions d'école, mais à propager autour de soi, à ses risques et périls, la belle œuvre du réveil, a Ce n'est pas seulement, lisons- nous dans Erskine, par des témoignages extérieurs que la religion chrétienne doit frapper notre esprit; elle doit porter en elle-même des marques de sa divine ori- gine que nous ne puissions méconnaître; car il est une voix du sang qui crie en nous à l'aspect de la vérité, et nous la reconnaissons quand elle nous est révélée, bien que, livrés à nous-mêmes, nous l'eussions toujours ignorée. (Page 16.)

Quoique admise généralement, la doctrine de l'inspi- ration ne semble pas avoir été exagérée. Elle n'était

2il

regardée que comme une des preuves en faveur de l'Evangile. «Si le christianisme est vrai, lisons-nous dans le même auteur, il le serait également lois même qu'il n'eut point été révélé miraculeusement hommes. Ce principe est du moins reconnu en ce qui concerne les principes moraux. »

Rien n'indique que dans ces jours-là on eût déjà em- prunté au catholicisme cette idée étrange en veilu de laquelle on ne pourrait croire à la vérité du christia- nisme sans être persuadé qu'il nous a été garanti par une autorité infaillible , par un témoignage divin. Bien loin de songer à faire de l'inspiration la base de l'édi- lice, le dogme des dogmes, on pensait, avec Erskine, qu'il est impossible de croire pleinement et cordiale- ment que la rehgion de la Bible est d'inspiration di- vine, « avant d'avoir reconnu dans sa substance même ce qui s'accorde à la fois avec le caractère de Dieu et avec les besoins de l'homme. »

Dans ces dernières années, il a été beaucoup ques- tion de l'assimilation, mot nouveau, dit-on, qui a alarmé bien du monde. Vers 1820, on pratiquait simplement la chose, sans s'effrayer de ceux qui en faisaient la théorie. Il ne semble pas qu'on ait cru la cause du ré- veil perdue en lisant, toujours dans la traduction d'Ers- kine, les paroles suivantes : « L'accord d'une religion avec la constitution morale de l'esprit humain est la pre- mière règle d'après laquelle nous devons juger de la vé- rité de cette religion. » Une religion dans laquelle les actes attribués à Dieu seraient de nature à n'exciter aucun de nos sentiments, ne serait pas seulement inu- tile, elle serait mauvaise. « La loi révélée, dit Erskine, ne peut être en contradiction avec cette loi naturelle; elle peut être plus pure, plus parfaite, mais elle ne peut lui

11

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être opposée; s'il en était autrement, il y aurait dans notre âme une anarchie affreuse; il faudrait qu'une de nos convictions détruisît l'autre, et notre nature mo- rale en serait bouleversée. Ainsi donc une révélation ne peut donner aucun précepte qui ne soit en accord avec notre instinct du juste; l'homme aurait le droit de la rejeter si elle lui ordonnait le mal, et il n'est aucun partisan de la soumission la plus absolue qui ne soit obligé d'admettre ce principe; mais aussi il n'est aucun ennemi du christianisme qui ait révoqué en doute la beauté et la justice de ses préceptes... Si donc le sujet même d'une révélation divine était entièrement nou- veau pour notre esprit, nous n'aurions aucun moyen de juger de la probabilité de cette révélation. »

Il est tout simple que des déclarations de ce genre effrayent quelque peu aujourd'hui ceux qui ont été té- moins de l'abus qui en a été fait; mais elles ne produi- saient pas autrefois la même impression. C'est tout na- turel : les hommes du premier âge du réveil étaient pleins d'une vie chrétienne intime et personnelle, qui, comme un correctif puissant, empêchait qu'on n'en tirât aucune mauvaise conséquence. Voilà ce qui ex- plique comment on pouvait alors s'approprier une bonne partie de ce qui constitue les idées dites nouvelles, sans être exposé aux dangers que courent actuellement plu- sieurs de leurs représentants. Plus d'un novateur est arrivé à ces idées-là par la voie laborieuse et lente du raisonnement; les hommes du réveil les ont admises instinctivement, dirigés qu'ils étaient par leur tact chré- tien. Us ont débuté par les vivre et les expérimenter. Ils étaient dans la phase de la spontanéité, de l'immé- diat; nous traversons celle de la réflexion. Aussi, voyez la différence ! Tandis qu'aujourd'hui plusieurs aes jeu-

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lies ministres qui ont reçu les doctrines prétendues nouvelles ont été perdus pour l'activité pratique, il y avait dans la théologie libérale des jours du réveil un besoin d'action qui poussait vers les travaux mission- naires les Pyt, les Félix Nefi', les Bost et bien d'autres.

D'où vient que tant de personnes pieuses apparte- nant à la génération actuelle ne peuvent plus entendre sans frémir ces grandes vérités si simples qu'on écoutait îilors avec bonheur? C'est, hélas! qu'on aura laissé tarir cette source de vie intime et personnelle qui ne per- mettait pas, dans les jours du premier amour, de trans- former en théories absurdes ces vérités importantes qui doivent toujours trouver leur correctif dans une vie journalière consacrée à Dieu. Moins on s'appuie sur les miracles, sur les preuves externes, sur l'inspiration, et plus il importe de vivre de manière à pouvoir, dans les heures de doute, en appeler en bonne conscience à l'Esprit de Dieu qui rend témoignage à notre esprit. Alors seulement il est permis de répéter, avec Erksine, le fameux vers de Pope : a La foi de l'homme vertueux ne saurait être mensongère'. » Bien entendu que ver- tueux doit être pris ici dans le sens de l'Evangile, pour signifier juste, saint.

D'ailleurs, qu'on soit ou non en état de les défendre, ces vérités n'en restent pas moins incontestables. Ers- kine a de plus le mérite de les présenter dans un équi- libre parfait. 11 signale d'un côté l'erreur des esprits, aussi téméraires qu'inconséquents, qui se croient auto- risés à rejeter tout ce qu'ils sont hors d'état de s'assi- miler, et la prétention non moins funeste de ceux qui, oubliant que nous sommes de la race de Dieu, créés à

' His (faith) can't be wroug, luhcse lije iV in the right.

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son image, veulent qu'on débute par faire recevoir la Bible en bloc comme pleinement inspirée et infaillible, sans avoir demandé au cœur et à la conscience ce qu'ils pensent de son contenu.

Malheureusement les docteurs ne tardèrent pas à venir embrouiller ce que les simples fidèles compre- naient à merveille. Bientôt on ne voulut plus faire re- poser l'assurance de son salut sur le témoignage du Saint-Esprit, sur la certitude intime de l'œuvre de la foi, déjà commencée dans le cœur, mais sur une simple opération logique de l'intelligence, n'ayant en soi rien de chrétien nidereligieux. C'est ainsi qu'on donna peu à peu dans tous les travers d'un intellectualisme à outrance qui ont été signalés dans une autre partie de ce travail.

Peut-être une histoire complète et détaillée du réveil ferait-elle voir, contrairement à l'opinion courante, que la tendance mystique, après avoir précédé le mouve- ment, le pénétra pendant quelque temps pour 'ne céder le pas que peu à peu à l'influence du piétisme anglais qui devait tout envahir. Quoi qu'il en soit, encore en 1832 la preuve mystique, renouvelée de Calvin, paraît avoir donné le ton dans un milieu qui ne saurait être suspect d'hétérodoxie. M. Cellérier fils publia alors une Intro- duction aux livres de l'Ancien Testament, dans laquelle, s'écartaril un peu des traditions de son vénérable père pour puiser à des sources moins profondes, il s'expri- mait en ces termes sur une question capitale : « Si le chrétien, disait-il, ne reçoit des mains de la critique la solution de bien des ditiîcultés, la foi dans l'Ecriture sainte reposera souvent en grande partie sur des afîir- mations spécieuses et vagues'. »

1 Introduction à la lecture iles livres saints, à l'uscige des hommes

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Il lui fut aussitôt répondu : «jNI. Cellérier paraît avoir oublié que les chrétiens possèdent une certitude de ju- gement beaucoup plus grande que celle que peuvent leur donner tous les développements de la critique, la foi qui est produite de Dieu même dans le cœur de rhomme, qui est le don du Saint-Esprit, qui est fondée sur les effets immédiats de la Parole divine en nous, qui a reçu de cette source un témoignage plus grand que tous les témoignages d'hommes, qui est plus ferme que toutes les opinions humaines, et qui surmonte toutes les attaques de Fincrédulité. C'est ce que l'Eglise a ap- pelé le témoignage du Saint-Esprit, la foi divine, et qui doit être toujours posée en principe dans toute discus- sion critique pour qu'elle soit vraiment une critique pieuse. » A cette époque donc les idées scolastiques n'avaient pas fait invasion au point d'aveugler ceux même qu'on tient pour les plus clairvoyants. L'autorité infaillible à laquelle on fait appel n'est rien d'autre que l'effet produit par l'Evangile sur le cœur de ceux qui le reçoivent, cet argument mystique tellement décrié de nos jours par quelques orthodoxes. Ce fut un pro- fesseur de l'école de théologie de Genève, M. Steiger, qui fit cette excellente réponse en s'appuyant sur l'exem- ple de Calvin, qui fait valoir la même preuve'.

Toutes ces protestations devaient demeurer sans effet; elles arrivaient trop tard, parce que le mouvement pié- tiste et scolastique était déjcà trop prononcé; trop tôt, parce que la tendance mystique n'était pas encore suf-

religieux et éclairés, par E. Cellérier fils, professeur de critique d'antiquité sacrée, dans la faculté de théologie de l'Académie de Genève. Ancien Testament. Genève et Paris, 1832. 1 Mélanges de Théologie réformée, \." cahier, p. 97. 1833.

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fisamment forte * et générale pour provoquer un cou- rant opposé de nature à absorber l'autre.

Deux conditions devaient être remplies pour que ce résultat pût être atteint. Il fallait d'abord que la scolas- tique hâtât l'heure de ses funérailles par ses exagéra- tions et ses excès. Et nous avons vu ailleurs que, du pas on y allait, ce mouvement ne pouvait se faire longtemps attendre. Mais ce n'était qu'une condition négative. Pour être en état de recueillir l'héritage, le mysticisme devait bénéficier du discrédit dans -quel tombaient les tendances qui représentaient le passé. Voici comment la chose a eu lieu :

La scolastique se lance dans des extravagances telles que quiconque a des besoins scientifiques ne peut plus la suivre et se sent toujours plus libre à l'égard de ces symboles dont on compromet si grossièrement la cause. Le mysticisme alors, voyant que la science n'est pas sans retour vendue à ses adversaires, se réconcilie plus ou moins avec elle ; les représentants des aspirations nouvelles ne craignent plus la culture savante. Chez les uns l'élément scientifique s'émancipe entièrement et suit son propre développement; chez d'autres, il se subordonne à l'élément religieux ; le mysticisme est alors tout naturellement conduit à faire prévaloir ses convictions par des procédés scientifiques.

Mais les hommes dominés par ces besoins ne sont pas les seuls transfuges du bord scolastique ; le piétisme, par ses excès , ne tarde pas à éloigner certaines âmes

' S'il était entré dans notre plan de signaler toutes les traces de cette influence, nous aurions dû, entre autres ouvrages, analyser ceux de M. Diodati, dans lequel on retrouve le même esprit que chez M. Cellérier père.

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pieuses et profondes; celles-ci sentent enfin qu'elles peuvent <en ir Dieu sans s'en tenir strictement aux sym- boles et à la dogmatique traditionnelle. Les hommes qui comprennent leur temps commencent à se rendre compte de leur vraie mission. Ils se disent que le prin- cipal h'est pas de conserver, de réchaufl'er de vieilles conceptions, de faire l'œuvre de restaurateurs, mais bien de réformer, de changer la face de l'Eglise et de la dogmatique. La science et la piété désertent à petit bruit le camp de la scolastique et passent dans celui du mysticisme. Enrichi de toutes ces adjonctions, il voit le nombre de ses adhérents se nmltiplier; sa puissance et son activité s'en augmentent ; il se transforme en entrant lui-même dans une seconde phase de son développe- ment.

S emparant maintenant des armes scientifiques, dont il a appris à ne plus avoir peur, il s'en sert pour établir l'origine intime et profonde de la religion, pour montrer qu'elle procède de l'illumination de l'esprit de l'homme par l'Esprit de Dieu; il proclame la piété un fait d'ex- périence; il fait voir que, reposant sur le sentiment, elle est quelque chose d'immédiat, d'intime, de vivant. C'est alors qu'éclate entre lui et le rationalisme la con- troverse sur les rapports entre la philosophie et la théo- logie, la foi et la science, la spéculation et l'expérience intime. Tandis que le rationalisme s'étudie à tout trans- former en idées, en raisonnements, le mysticisme signale dans les dogmes chrétiens tout autant d'exposants scien- tifiques de la piété des fidèles; il travaille à établir scientifiquement la personnalité de Dieu, la liberté et l'immortalité de l'homme, en un mot, ce mininmm de métaphysique religieuse, base indispensable du chris- tianisme, qui, sans elle, ne serait plus qu'une dérision.

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En faisant tout cela, le mysticisme s'est lui-même transformé; il est devenu philosophique.

C'est un grand résultat d'obtenu. On s'est rendu compte de ce qui primitivement n'était qu'un instinct. La piété nouvelle de l'homme de l'avenir a appris à se distinguer de celle de l'homme du passé; le principe nouveau, quelque temps emprisonné dans les liens de la tradition, a décidément rompu avec ses langes. Ce qui fait sa force dans cette période de son existence, c'est que l'élément scientifique est entièrement mis au service du germe fécond qui doit aboutir à un nouveau développement dogmatique.

Tout n'est pas encore fini cependant. Pour que le mysticisme soit en état de se propager et de dominer l'Eglise en la transformant, il doit faire lui-même une nouvelle acquisition : échanger son caractère trop exclusivement personnel et subjectif contre un élément plus général et plus objectif. Ce qui fait pour le mo- ment la faiblesse de la tendance mystique, c'est qu'elle ne tient pas suffisamment compte de l'histoire. Et com- ment en serait-il autrement ? De grâce, quand on sent bouillonner dans son cœur jeune et ardent un principe nouveau qui dépasse tout ce qui s'est vu jusque-là, conmient perdrait-on son temps à compter avec la tra- dition? Avant d'être en état de rendre justice à l'his- toire et de la comprendre, il faut qu'on se soit compris entièrement soi-même en se rendant bien raison de ce qu'on veut. Voilà pourquoi, à son début, le mysti- cisme philosophique peut fort bien se montrer indiffé- rent, sinon hostile à l'histoire. Tout le pousse dans cette direction. D'abord le haut degré de développement que le dogme ancien a atteint s'accorde peu avec la prédi- lection du mystique pour tout ce qui est immédiat.

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frais, jeune; ensuite, à bien des égards, le dogme tra ditionnel a fait son temps, il ne répond plus aux exi- gences de la vie nouvelle; enfin, il ne faut pas oublier que le nouveau principe, dont la tendance mystique doit assurer le triomphe, n'a pas sa place dans la dog- matique otficielle.

Si toutes ces considérations n'expliquent que trop bien l'attitude du mysticisme à l'égard de l'histoire , elles ne l'excusent pas; ce ne sont que des circon- stances atténuantes. Sous peine de ne pas aboutir, la tendance nouvelle est tenue de se compléter. Cette espèce d'aversion pour l'histoire peut se montrer à des degrés divers. Chez les unes elle ne porte que contre les symboles officiels, la doctrine traditionnelle : on en dis- tingue soigneusement le christianisme lui-même, l'Ecri- ture, l'Evangile simple et immédiat, plus ou moins ce qu'on appelle la théologie biblique; c'est fermement établi sur ce terrain que l'on s'élève contre le rationa- lisme orthodoxe ou hétérodoxe. A d'autres cette dis- tinction paraît illusoire; leur aversion pour l'histoire les porte à envelopper dans une même proscription le christianisme traditionnel et l'Ecriture, à l'égard de la- quelle ils prennent une attitude indifférente^ sinon hostile. Tandis que les premiers professent un mysti- cisme philosophique, tout pénétré de christianisme, les seconds deviennent toujours plus étrangers à tout élé- ment spécifiquemeut évangélique, pour se borner à établir que la religion est quelque chose d'immédiat, ayant sa source dans l'expérience intime en opposition au rationalisme, qui n'y voit qu'un objet de science et de savoir. Avant l'apparition de la théologie moderne en Allemagne, le philosophe F. -H. Jacobi a représenté cette dernière tendance, tandis que les Herder et les

11.

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Hamann surent s'élever contre le traditionalisme, tout en respectant la base historique du christianisme Il ne serait peut-être pas difficile de trouver parmi nous, dans notre petit monde théologique, des hommes qui ont représenté tour à tour l'une ou l'autre de ces nuances.

Dès que le mysticisme devient définitivement philo- sophique et étranger à tout élément spécifiquement chrétien, il cesse de pouvoir concourir à la rénovation dogmatique. Celui, au contraire, qui respecte le chris- tianisme biblique a trouvé en lui un point ferme qui lui permet de faire peu à peu triompher le principe nouveau, en réglant ses rapports avec l'histoire. Les attaques mêmes auxquelles la tendance mystique est en butte de la part des piétistes et des scolastiques doivent amener ses représentants à la fortifier au con- tact de l'élément historique. On consulte les annales du passé pour rechercher les traces de la tendance nou- velle; on fait ressortir les inconvénients qu'à eus pour l'Eglise et la vie chrétienne l'exagération des dogmes contre lesquels on s'élève. On montre que la dogma- tique traditionnelle est loin d'être équilibrée; quelque- fois même, s'emparant des symboles et des écrits des théologiens en crédit, on montre que la tendance nou- velle fut moins méconnue par eux que par ceux qui prétendent les représenter; on bat ainsi les hommes du passé avec leurs propres armes.

' Voir Einleitung in die Dogmengeschichie, von Theodor Klie- fûth. Parchim und Ludwigslust, 1839. Pour tous les détails et les développements historiques, nous renvoyons à cet excellent ou- vrage, auquel nous faisons de très larges emprunts dans notre ca- ractéristique. Nous avons essayé de faire, pour notre petit milieu, ce que Kliefolh a fait pour l'Allemagne, ou mieux pour la chré- tienté.

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Ce travail est éminemment profitable aux représen- tants de la tendance mystique. Ils acquièrent toujours mieux le sentiment de ce qu'ils veulent; leur point de vue s'épure en se complétant. En étudiant l'histoire des dogmes, on est conduit à s'approprier les productions du passé; le mysticisme se fortifie en se réconciliant avec l'histoire. Il apprend à connaître le fort et le faible de la tradition dogmatique ; évitant ses aberrations, façonnant, en vue de ses fins, les éléments chrétiens qu'elle a développés, il est mis en état à la fois de ré- former et de continuer l'œuvre de ses devanciers. On découvre une voie moyenne entre la restauration pure et simple que rêvent les piétistcs et les procédés révo- lutionnaires des novateur^qui dépassent le but.

Plus le mysticisme avance dans cette voie, plus aussi il cesse d'être une tendance isolée et méconnue. Répon- dant déjà aux besoins du présent, en se réconciliant avec l'histoire, il s'est emparé du passé, il ne lui reste plus qu'à conquérir l'avenir. Il est maintenant remis en pos- session de tous les éléments nécessaires pour un déve- loppement dogmatique vigoureux. Les trois facteurs indispensables pour la formation des nouveaux dogmes, l'esprit chrétien, l'élément scientifique, l'histoire, se trouvant de nouveau réunis entre ses mains, il n'y a plus ((u'à les mettre en œuvre.

Quand on en est là, l'ancienne période dogmatique est bien décidément close ; on se trouve sur le seuil d'un autre monde. Le principe nouveau, qui a d'abord fait son apparition çà et là, chez quelques individus isolés pour acquérir ensuite conscience de lui-même dans le mysticisme philosophique, et détrôner le traditiona- lisme et le rationalisme orthodoxe ou hétérodoxe, se trouve maître du terrain après avoir débouté ses ad-

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versaircs en s'assimilant, pour les mieux posséder, les diverses portions de vérité qu'il leur était encore donné de représenter. Le nouveau développement dogmatique commence.

Si nous ne sommes point sous le charme d'une pro- fonde illusion; s'il est permis d'espérer que, loin d'être stériles comme le supposent quelques-ims, ou d'abou- tir à une négation du christianisme comme le procla- ment quelques autres, les débats dans lesquels nous sommes actuellement engagés doivent aboutir à un développement dogmatique puissant, une question im- portante se presse ici sous notre plume : en sommes- nous? Jusqu'à quel point le germe de la dogmatique nouvelle a-t-il levé? Et d'abord quel est son principe? La crise a-t-elle déjà eu cet efi'et salutaire de placer le mysticisme philosophique en possession de tous ces facteurs puissants qui lui permettent de se mettre à l'œuvre pour un travail durable et complet?

On comprend à la fois l'importance et la difficulté de résoudre ces questions. Et cependant rien ne saurait nous arrêter : Il est absolument indispensable de s'o- rienter sous peine de perdre un temps précieux en de futiles polémiques qui ne sauraient aboutir.

On nous permettra de ne pas tenir compte des deux opinions extrêmes qui rêvent, soit une restauration pure et simple d'on ne sait trop quel passé, soit un avenir tout nouveau qui serait la lin du moyen âge, c'est-à-dire du christianisme évangélique. Nous ne nous adressons qu'aux hommes de foi qui, au milieu des ruines que la crise théologique a entassées de toutes parts, n'ont pas cessé de croire à la présence d'un germe nouveau destiné à un glorieux avenir. Ceux qui voudront bien se rappeler notre terminologie, convien-

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dront sans peine que la tendance mystique des Cellé- rier et de quelques-uns des premiers hommes du réveil, après avoir été un instant absorbée par Técole piétiste, a reparu avec un nouvel éclat pour entrer dans la phase philosophique de son développement. C'est autour de Vinet que les tendances mystiques, mécontentes de la théologie régnante, se sont groupées pour acquérir une valeur historique générale.

Ce n'est pourtant pas par que Vinet lui-même dé- buta. Quand il entra dans la vie publique, jeune encore, il fut moins attiré par les qualités du réveil que repoussé par ses défauts. On remarquera qu'il se présente ici dans son développement un phénomène tout différent que celui que nous avons signalé chez M. Schérer. Vinet, lui, dès ses premiers pas, court sus au monstre; il brise sa première lance contre l'intellectualisme, sans trop s'inquiéter de la valeur de la marchandise que recouvre un tel pavillon. « Vinet se sentit d'abord plus repoussé qu'attiré. C'est dans ce sens qu'il s'exprima en 1821. Il s'agissait de défendre l'un de ses profes- seurs, homme pieux mais ennemi déclaré des nouvelles tendances (du réveil). M. Curtat avait écrit contre les conventicules, et les fidèles attaqués avaient répondu, dans l'une des réunions ainsi désignées, en priant Dieu de donner à leur adversaire la lumière et la charité. Vinet fut vivement choqué du ton un peu pharisaïque de cette représaille, et dans un écrit de quatre pages, il caractérisa les doctrines du réveil comme nouvelles, sectaires, et comme un mélange curieux d'humilité et d'orgueil ' » .

* Alexandre Vinet, notice sur sa vie et ses écrits, par Edmond Schérer, p. 36.

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Cette attaque ne tarda pas à être, suivie d'une défaite. Soit que le bien lui parût l'emporter sur le mal, soit qu'il n'eût pas encore appris à distinguer entre le chris- tianisme et ses diverses manifestations historiques, Vinet apparut bientôt comme la gloire la plus originale et la plus pure de ce réveil dont il avait, au début, si- gnalé les inconvénients. Dans sa première publication religieuse qui eut lieu en 1831, on le voit mettre les ressources de son talent et de sa dialectique au service de la dogmatique des piétistes. « Le fond de la doctrine de Vinet, en 1831, c'est la doctrine du réveil, c'est-à- dire essentiellement celle de Paul et de la Réformation, mais cette doctrine telle que le dix-septième siècle l'a- vait formulée et que le méthodisme se l'était appropriée. Notre apologète prend son point de départ dans une description de l'état religieux de l'homme, et essaye de montrer avec quelle exactitude et quelle puissance l'E- vangile répond aux besoins de cette grande misère. De il conclut que la doctrine qui résout le problème des problèmes, la doctrine qui nous sauve ne peut qu'être divine; elle est la vérité ^. »

Par quelle voie Vinet passa-t-il dans le camp de ceux qu'il avait d'abord regardés comme des adversaires? Comment le changement s'accomplit-il en lui? Une ré- ponse à ces questions nous expliquerait peut-être com- ment plus tard il a pu non pas les quitter de nouveau, mais s'en distinguer profondément et leur devenir sus- pect. Mais la pudeur religieuse de l'auteur ne permet pas d'espérer obtenir jamais une explication satisfai- sante. Du reste, même au début, il n'accepte la dog-

* Discours.

» Voir Notice, p. 100.

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matique courante du réveil que sous bénéfice d'inven- taire. Tout porte à croire que ce n'est que par une œuvre personnelle^ lente et sérieuse, qu'il arriva à se l'approprier plus ou moins, mais en réagissant de bonne heure contre ses exagérations. C'est ainsi qu'il écrivait en 18i7 : « Il y a assez longtemps que je com- bats, dans une grande faiblesse de moyens, une ten- dance dont je respecte d'ailleurs le principe et dont je bénis l'origine '.» Le conflit avait même éclaté en 1841 à l'occasion de son discours sur V Œuvre de Dieu »

Tout cela s'explique sans peine.

Le côté même par lequel Vinet avait dès le début abordé le christianisme devait nécessairement amener tôt ou tard une rectification de la théologie du réveil dont il était à tort rendu solidaire. Aussi dès sa pre- mière publication, alors qu'il paraît le plus engagé dans le mouvement piétiste, présente-t-il ses doctrines de façon à faire présager un glorieux avenir. «Il serait doux au prédicateur, dit-il, de n'avoir pas à partir de plus loin que des déclarations de la parole évangélique, acceptée en commun par ses auditeurs et par lui, et de n'avoir à expliquer cette parole que par elle-même ; mais qui ne voit que, même avec des chrétiens, il faut incessamment, je ne dis pas remonter plus haut, mais re- culer plus loin, etque, d'une manière ou d'une autre, un prédicateur est toujours appelénon-seulementàej:/»/«V/«er l'Evangile, mais à le prouver? Il est de toute nécessité que celui qui parle et celui qui écoute se réunissent d'abord sur le terrain d'une conviction commune, et le

1 Notice, p. 109.

* Voir Nouveaux Discours sur quelques sujets religieux (%' édi- tion), la noie à la fin Ju volume.

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choix de ce terrain n'appartientpas au prédicateur : pour conduire ses auditeurs au sommetde la vérité religieuse, il fautd'abord qu'il descende jusqu'à eux. Toute âme croit à quelque chose de vrai, ne fût-ce qu'à sa propre existence ; or, toute croyance vraie est sur la route de l'Evangile; il faut partir de sans avoir regret du che- min A elle seule la prédication ne fait pas le chré- tien, mais elle le prépare ; elle mène, du naturel vers le surnaturel, ceux que la puissante énergie de l'Esprit de Dieu n'a pas transportés sans intermédiaires dans cette haute sphère de la foi du cœur

Tout en indiquant la route par laquelle il veut faire passer ses auditeurs pour les conduire aux pieds de la croix, Vinet, sans s'en douter, nous dit que c'est celle-là qu'il a suivie lui-même. «Faible, dit-il, dans la même préface, je m'adresse aux faibles, je leur donne le lait dont je me suis nourri moi-même. Plus forts les uns que les autres, nous réclamerons ensemble le pain des forts. Mais j'ai cru que ceux qui sont encore au commencement de leur marche, avaient besoin que quelqu'un se plaçant dans leur point de vue, leur parlât moins comme un prédicateur que comme un homme qui les précède à peine d'un pas, et qui est jaloux défaire tourner à leur profit le peu d'avance qu'il a sur eux

Le caractère essentiellement subjectif et apologéti- que de cette prédication est manifeste. Vinet, dans toute sa carrière, n'a cessé de marcher d'un pas ferme dans cette voie vers laquelle le poussait son indivi- dualité. Profondément humble et modeste, il n'espé-

' Discours sur quelques sujets religieux, réflexions prélimi- naires. 3' édition. 1844.

' Réflexions préliminaires en tête de l'édition de 1831 des jDw- coitrs sur quelques sujets religieux.

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rait être suivi que par quelques rares esprits de la même famille que lui, et voilà, il a rencontré le siècle tout entier; il a mis la main sur le problème même qui agite l'Eglise contemporaine et découvert le germe fécond qui doit un jour s'épanouir dans un développe- ment dogmatique nouveau. Le côté proprement théo- logique de l'Evangile a été développé dans les pre- miers siècles ; l'anthropologie a eu son heure aux jours d'Augustin; la doctrine du salut est devenue à la Réformation le principe central et régénérateur de la dogmatique. C'est ainsi que chacune des grandes vérités qui constituent le côté objectif de l'Evangile, est devenue à son tour le centre et le principe créa- teur d'wn développement dogmatique fécond. Mais qu'est devenu l'individu pour tous ces savants doc- teurs? Si parfois on a daigné s'en occuper accidentelle- ment, on ne paraît pas avoir soupçonné que tout ce qu'on décidait, faisait et arrêtait, devait être décidé, fait et arrêté en vue de lui et pour lui. L'heure de l'in- dividu a enfin sonné ; il doit à son tour devenir le centre d'un développement dogmatique nouveau. Dé- terminer quels doivent être les rapports de l'élément objectif, de la vérité en dehors de nous et de la vérité en nous, telle paraît être la grande mission de notre époque. Le voilà cet individualisme dissolvant qu'on s'imagine parfois conjurer par des cris d'alarme, tandis que le plus simple serait de le désarmer et de le rendre innocent en reconnaissant ses droits. L'Eglise chré- tienne n'aura de nouveau une dogmatique à son image, qu'elle puisse accepter sans réticences, que lorsqu'une construction nouvelle aura été faite autour de ce prin- cipe. Beaucoup d'anciens angles dogmatiques seront radoucis, des vérités qui ont passé pour capitales ob-

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tiendront une place plus modeste ; d'autres, presque enlièrement méconnues, brilleront au premier rang; l'économie du système sera entièrement changée.

La gloire de Vinet sera d'avoir été, dans nos pays de langue française, sinon le père, du moins l'inspira- teur de cette théologie-là. Si une consécration pleine et entière au triomphe de la vérité, aussi bien dans le do- maine du beau que dans celui du bon, lui eût laissé le loisir de choisir un nom ambitieux pour désigner sa tendance, il eût pu adopter le plus grand et le plus vénérable dans toutes les langues après celui de Dieu : il eût eu tout droit à l'appeler la théologie de la con- science. Déjà avant 1835, il écrivait cette parole remar- quable qui devient toujours plus la devise des chré- tiens qui comprennent leur époque : «La conscience est le point d'appui du grand mouvement religieux dont nous sommes témoins; et c'est le seul qu'il puisse avoir dans une époque telle que la nôtre, comme c'est aussi la seule base solide que la religion puisse ob- tenir. Ce n'est pas à dire que la religion ne soit que. conscience, mais il faut qu'elle soit cela tout d'abord ; c'est aussi ce que nous la voyons être aujourd'hui par- tout où l'Esprit de Dieu fait son œuvre. »

Voilà comment, en s'engageant toujours plus dans la voie du subjectivisme, il rencontra bientôt Pascal, Vinet en vint à désigner par ce mot de con- science l'ensemble de sentiments, de besoins et d'idées qui constituent chez l'homme sa nature supérieure. En appeler à cette nature est la grande arme du prédica- teur ; s'appuyer sur elle est la méthode sûre et le cri- tère du théologien réformateur.

Vinet part donc d'un point de vue subjectif pour ap- prendre à saisir et comprendre les vérités religieuses;

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sa méthode est ainsi essentiellement psychologique. Mais ce n'est pas arbitrairement à tel ou tel côté de l'esprit humain qu'il s'adresse pour en faire un point d'appui. Il pénètre jusqu'à ce qu'il y a en lui d'essen- tiel et de fondamental, de caractéristique et de cen- tral. C'est ce qui communique tant de nerf et de puissance à tout ce qu'il écrit.

Quand vous êtes descendus du troisième ciel vous avait entraîné à sa suite un de ces théologiens à l'imagi- nation riche et belle, vous vous écriez : Oh ! que c'est beau et ingénieux, que c'est intéressant ! après quoi vous retournez à vos affaires si vous n'avez pas un goût spécial pour ces exercices-là. Lorsque vous avez contemplé l'édifice bien ordonné, parfaitement régu- lier et symétrique, qu'élèvent de temps à autre les théo- logiens qui soumettent tout à une logique rigoureuse, vous admirez la puissance de raison, l'effort de l'intel- ligence, le rigoureux esprit de conséquence.

Vous engagez-vous à la suite de Yinet dans l'étude des problèmes religieux? l'impression que vous rece- vez est toute différente. Dès l'abord rendu sérieux et attentif, l'homme sent se réveiller en lui des besoins dont il ne soupçonnait pas même l'existence; d'autres horizons se déroulent à ses yeux, et une nature nou- velle, qui jusqu'alors paraissait voilée au plus profond de son être, se manifeste à son grand étonnement. Soit qu'une joie mêlée de surprise accompagne cette révélation, soit qu'il s'établisse une lutte, un combat entre l'homme de la veille et celui du lendemain, on se sent ému, sollicité dans le plus profond de son être; des cordes généralement muettes vibrent avec une puissance particulière; à l'accent, au timbre de la voix, à l'attitude entière de l'individu, vous voyez que

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le sanctuaire de la personnalité a été atteint; vous êtes sur le terrain de la conscience.

Cette conscience qui forme le centre de chacun de nous et qui est le point de départ, l'organe et le point d'appui de la théologie de Vinet, a été définie par lui de diverses manières. Quand on réunit les traits épai s sous lesquels il la présente successivement,, voici le résultat qu'on obtient.

C'est en l'honuiie ce point unique dans lequel il se trouve en tête-à-tête avec lui-même, ou mieux encore, il n'y a pas un seul moment solitude ni isolement : l'individu ne se saisit pas plutôt lui-même, il n'a pas plutôt conscience de lui, qu'il possède instantanément, de la façon la plus immédiate, la conscience de Dieu dont il dépend. C'est donc en nous le lieu dans lequel Dieu et l'homme se rencontrent, sans l'intermédiaire d'aucun argument, d'aucun raisonnement. Dans son état normal, autant qu'il nous est permis d'énoncer quelque idée à cet égard, l'homme devait se voir et se sentir, se saisir comme déterminé sous tous les rap- ports par Dieu. La conscience était pour lui la voix même de son Créateur; il ne devait pas y avoir la moin- dre différence ni dans les perceptions, ni même dans l'accent avec lequel elles étaient prononcées.

Aujourd'hui il n'en est plus ainsi : la conscience a deux voix bien distinctes, l'une qui se fait entendre lorsque nous nous rapprochons plus ou moins de cet accord absolu avec Dieu qui a malheureusement pris fin ; l'autre qui retentit quand nous continuons au con- traire à nous en éloigner. Plus la première voix do- mine, plus l'hommeest religieux; plus la seconde se fait entendre, et plus il est averti qu'il est en train de s'en- gager dans les sentiers de l'irréligion.

Voilà comment la conscience se trouve être le point central de notre être dans lequel la vie religieuse et la vie morale s'entrelacent et aspirent à former toujours mieux une unité parfaite. « Ce sentiment inexplicable, intime, individuel, est la base de la morale. Sans la conscience, l'homme ne se croirait et ne serait effecti- vement obligé à rien. » Mais ce sentiment moral ne suffit pas à lui seul, il lui faut l'appui de la religion. « Ce qu'on a dit de la conscience est irréfléchi et vain: à la longue, son témoignage ne suffit pas; il n'est pré- cieux qu'autant qu'il nous certifie qu'un juge, dont no- tre conscience n'est que le représentant, est également satisfait; nous avons besoin d'un approbateur, et que cet approbateur soit une personne; nous ne voulons pas être uniquement les serviteurs, les amis, les enfants d'une idée; nous voulons nous attacher à quelque chose de plus vivant que l'ordre moral, à un être, à une âme dans laquelle notre vie aille retentir... Qu'est-ce que la conscience sans Dieu? Qu'est-ce que la conscience, sinon l'organe et le ministre résident de Dieu au dedans de nous ? Quand nous aurions le malheur de ne pas vou- loir entendre parler de Dieu, et que pourtant nous n'aurions pas renié le devoir, il nous faudrait, bon gré mal gré, faire de la conscience une personne et lui con- férer un droit. »

En tant qu'indissolublement unis à Dieu, nous avons conscience de nous-mêmes, comme êtres religieux; en tant que séparés de lui, nous nous sentons tenus, obli- gés de rétablir cette union, cette règle, qui nous appa- raît alors comme un devoir, une morale, une vie à faire passer en nous. De la haute dignité, l'autorité morale et régulatrice de la conscience qui ne fait qu'un avec son caractère essentiellement religieux. Elle ne saurait

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être en nous une simple faculté morale, nous approu- vant quand nous faisons bien, nous condamnant quand nous faisons mal ; pour être en état de remplir cette haute fonction, il faut qu'elle soit en tout premier lieu le point de contact entre Dieu et nous, le trait d'union qui nous rattache à lui. Et c'est justement parce que, en dépit de la catastrophe morale par laquelle notre race a passé, ce trait d'union n'a pas été entièrement rompu, que nous nous sentons religieux quand il se rafiérmit, irréligieux quand il se relâche. C'est parce que Dieu est encore présent dans notre conscience que nous nous sentons malheureux et repris quand il nous arrive en- core de travailler à l'en chasser. C'est enfin parce que Dieu est ainsi présent en l'homme que chaque individu, antérieurement à toute loi extérieure divine ou humaine, se sent plus ou moins distinctement de race divine, ap- prouvé de sa conscience quand il s'approche de ,son idéal, condamné par elle lorsqu'il s'en éloigne. Ce n'est donc pas la révélation qui vient faire naître en nous la conscience, car la révélation elle-même serait nulle et non avenue si nous n'avions en nous ce lumignon qui fume encore, cette conscience qui nous permet en tout premier lieu de percevoir la révélation, pour être en- suite, à son tour, éclairée, fortifiée et illuminée.

Du moment la conscience ainsi comprise, devient l'organe et le principe d'une théologie, on voit de suite l'attitude que Vinet est amené à prendre en face de la dogmatique historique, j'entends par les divers sys- tèmes humains. Pour qu'un dogme soit reçu, il faut qu'il trouve de l'écho en celte conscience; celui qui la blesserait ou qui ne contribuerait en rien à son déve- loppement ne saurait évidemment pas trouver de place dans le nouvel édifice. 11 s'est clairement expliqué sur

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le caractère négatif et réformateur de son point de vue. « Nous pouvons, dit-il, nier la conscience ou la mé- priser : beaucoup de soi-disant philosophes nous en ont donné l'exemple, et je ne prétends en empêcher personne ; mais je prétends que si l'on veut la recevoir, il faut la recevoir telle qu'elle est, et accepter son in- tervention avec toutes ses conséquences. Or, un rôle subalterne n'est pas fait pour elle ; partout elle pa- raît, elle veut paraître en souveraine. Dès que nous l'avons acceptée, c'est à elle seule qu'en toutes choses nous devons obéir; et les lois humaines n'obtiennent dès lors notre soumission qu'en tant que la conscience nous ordonne de nous soumettre. Et s'il arrivait qu'une loi fût en opposition avec ce que la conscience nous a fait accepter comme devoir, il faudrait, de toute néces- sité, que nous obéissions à la conscience plutôt qu'aux lois, parce que la conscience est au-dessus des lois; il arriverait alors que le même principe moral en vertu duquel nous obéissons à l'autorité humaine nous por- terait invinciblement à résister àcette même autorité'.» Ailleurs il énonce d'une manière générale le principe dont il fait ici une application spéciale. « Il faudra tou- jours, dit-il, que la vérité hors de nous se mesure, se compare à la vérité qui est en nous; à cette conscience intellectuelle qui, aussi bien que la conscience morale, est revêtue de souveraineté, i"end des arrêts, connaît des remords, à ces axiomes irrésistibles que nous por- tons en nous, qui font partie de notre nature, qui sont le support et comme le terrain de toutes nos pensées; en un mot, à la raison^. »

i Esprit d' Alexandre Vinet, t. I, p. 14.

- \oir la préface de la seconde édiliou des Discours sur cjuel- ques sujets religieux.

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En s'exprimant ainsi , Vinet ne pensait pas statuer le I moindre antagonisme entre la conscience et l'Evan- V gile ; il croyait fermement à une profonde harmonie 1 entre ces deux puissances. Les comparaisons riches et 1 variées abondent sous sa plume pour exprimer sous ses fl diverses faces cette vérité qui lui fut chère entre toutes. I « Vous rappelez-vous les usages de l'antique hospita- I lité? Avant de se séparer de l'étranger, le père de fa- mille, brisant un sceau d'argile certains caractères étaient imprimés, lui en donnait une moitié et conser- vait l'autre ; après des années , ces deux fragments , rapprochés et rejoints, se reconnaissaient, pour ainsi dire, opéraient la reconnaissance de ceux qui se les présentaient mutuellement, et en attestant d'anciennes relations, ils en formaient de nouvelles. Ainsi, dans le A livre de notre âme, se rejoint à des lignes commencées leur complément divin; ainsi notre âme ne découvre * pas, mais reconnaît la vérité; ainsi elle juge avec évi- dence qu'une rencontre impossible au hasard, impos- ^ sible au calcul, est l'œuvre ou le secret de Dieu, et c'est * alors seulement que nous croyons véritablement. Re- disons-le : l'Evangile est cru lorsqu'il a passé pour nous i du rang de vérité extérieure au rang de vérité interne, J et, si j'ose le dire, d'instinct; lorsqu'il nous est à peine " possible de distinguer la révélation des révélations de la conscience; lorsqu'il est devenu en nous un fait de conscience. » « L'humanité est aveOgle, dit-il ailleurs, mais elle se souvient confusément d'avoir vu; elle est expatriée, mais de loin en loin quelques fugitives rémi- niscences l'entretiennent d'une patrie perdue; et, de même qu'une ou deux notes jetées dans l'air rappellent, sans pouvoir la reproduire , une mélodie qu'on a en- tendue jadis, certaines circonstances de la vie et cer-

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laines impressions intérieures font vibrer dans l'âme des cordes muettes qui réveillent le souvenir de quel- que divin concert, et puis retombent dans le silence... Il s'en faut tant que la vérité évangélique soit sans con- tact avec notre nature^ qu'au contraire elle correspond, elle s'unit intimement à tout ce que notre nature a de plus profond et de plus inaliénable. Elle y remplit un vide, elle en éclaircit les ténèbres, elle en lie les élé- ments désunis, elle y crée l'unité; elle ne se fait pas croire seulement, elle se fait sentir, et, quand l'àme se l'est appropriée, elle ne se distingue plus de ses croyan- ces primitives, de cette lumière naturelle que tout homme apporte en venant au monde. » Et comment peut-il en être ainsi? « C'est que, dit Vinet , l'Evangile est caché au fond de toute conscience, c'est-à-dire cet Evangile intérieur qui ne serait rien sans l'Evangile extérieur, mais sans lequel aussi l'Evangile extérieur ne serait rien. Car la Parole a toujours parlé, la Parole a parlé à tous! et quand elle s'est faite chair, c'est pour venir « vers les siens. » Il y a donc au dedans de nous, dans notre dernier fond, si nous voulons descendre jusque-là, quelque chose qui rend témoignage à l'Evan- gile, et qui, incapable de l'annoncer à l'avance, est capable de le reconnaître lorsqu'il paraît'. » Une image aussi originale que belle et exacte lui sert à achever de nous expliquer comment s'accomplit la mystérieuse rencontre de l'Evangile avec la conscience, de l'ob- jectif et du subjectif. « Avez-vous vu, dit-il, des lignes tracées à l'encre sympathique raviver, à l'approche du feu, des traits dont la pâleur se confondait avec la blancheur du papier sur lequel elles furent tracées?

' Esprit d'Alexandre Vinet, t. I, 32.

12

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Cette écriture invisible est la loi de nature, ranimée par l'amour de Dieu, lequel est ranimé lui-même par un fait prodigieux , Dieu fait homme. Dieu mourant pour nos péchés. C'est le feu dont la chaleur fait revivre sur le papier des syllabes, des mots, des lignes effacées. Si l'homme doutait de la loi morale, ce n'était pas faute d'une raison assez éclairée, mais d'un cœur régénéré. Lorsqu'il s'est repris à croire en Dieu, il s'est repris à croire à tout le reste*. »

Telle étant l'harmonie profonde entre la conscience humaine et l'Evangile, il n'y a plus qu'à les laisser en- trer en contact sans aucun intermédiaire pour qu'aus- sitôt ils se comprennent et se complètent. La chose ne peut manquer d'avoir lieu , car « l'Evangile est la con- science de la conscience même, et le christianisme est la conscience elle-même élevée à sa dernière puis- sance ^. »

Cela bien entendu, il y aurait un pas de plus à faire. Quelle attitude doit prendre une telle théologie en pré- sence de la dogmatique historique? La conscience peut-elle s'approprier tous ses résultats, ou bien y aurait-il un départ plus ou moins important à faire? C'est ici que doit commencer l'œuvre réformatrice, à la fois critique et réorganisatrice, négative et positive.

Ici nous trouvons une lacune incontestable, et voici pourquoi. D'abord, fidèle à son besoin constant d'édi- fier au lieu de renverser, Vinet s'est beaucoup plus oc- cupé d'affirmer ce qu'il estimait être la vérité que de rejeter ce qu'il regardait comme l'erreur. Le travail critique n'a donc pas été accompli d'une manière ex-

1 Esprit (C Alexandre Vinet. t. II, p. 73.

2 Ibid., I. p. 33,

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plicite; il s'est borné à établir la vérité destinée à ren- verser l'erreur, laissant aux pans de mur ébranlés le soin de s'écrouler eux-mêmes en leur jour et à leur heure. L'œuvre d'édification n'est pas non plus très avancée. Yinet n'a jamais réuni dans un système les résultats positifs auxquels il est arrivé. Son Maître l'ap- pela à lui au moment il se disposait à exécuter un projet qu'il caressait depuis longtemps, celui de donner un cours de dogmatique.

Ces lacunes ne tiennent pas uniquement à l'indivi- dualité même de Yinet; elles sont un résultat du déve- loppement incomplet du principe nouveau. Le mysti- cisme était encore trop exclusivement philosophique ! Il n'avait pas, par un long travail historique et exégé- tique, atteint ce degré de force et de richesse, qui de- vait lui permettre de créer à son tour. L'élément biblique et historique n'avait pas encore formé avec l'élément scientifique cette synthèse féconde qui ouvre les grandes époquesde création dogmatique. C'est ce qui explique pourquoi, dans les écrits de Vinet, surtout en ne tenant pas compte de leur date, on pourrait aisé- ment trouver tel élément traditionnel qui n'est plus en harmonie avec le principe nouveau, telle conception qui s'évanouira quand celui-ci aura produit toutes ses conséquences.

Il faut donc bien s'entendre. Quand on parle d'une théologie de Yinet, on ne prétend pas qu'il faille par- courir ses écrits pour leur demander une exégèse nou- velle, la solution des problèmes critiques, des formules plus satisfaisantes que les anciennes; une morale par- ticulière ou un système dogmatique. Yous ne trouve- riez rien de tout cela, mais beaucoup mieux , à savoir un souffle bienfaisant, une sève chrétienne, généreuse

fîfiS

et puissante , des germes nombreux ol féconds, une vie abondante, qui, si elle vous gagne, vous fera sou- pirer après l'édifice futur dont les pierres sont là, at- tendant la voix de l'architecte. Vinet n'a pas donné un système nouveau, mais il a fait plus : il a marqué d'une main sûre les vérités qui devront nécessairement en faire partie; il a semé à pleines mains les germes qui lèveront en leur temps; ses écrits demeurent la source féconde doit largement puiser tout homme qui de nos jours veut s'occuper de théologie.

Telle fut sa vraie mission, et il s'en est acquitté avec cette supériorité qui n'appartient qu'aux hommes de génie. On n'admire rien tant, quand on vit dans son intimité, que cette espèce de seconde vue, ce regard pénétrant et divinatoire, qui lui permet de découvrir ce que tant de personnes cherchent inutilement par de longs et pénibles travaux. De prime abord, il met le doigt sur le nœud de la question; il affirme la vérité qui doit être maintenue , laissant à d'autres le soin de la concilier avec des principes vrais avec lesquels elle pourrait se trouver en apparent désaccord.

Grâce à ce regard sûr et profond, comme nous allons le voir, il réussit à s'approprier la théologie biblique, c'est-à-dire le fait chrétien pur et immédiat, avant qu'il ait été plus ou moins bien rendu par les formules hu- maines.

Nous savons déjà qu'il trouve à son point de départ, en l'homme, en quelque sorte côte à côte et insépara- bles, la conscience et le Dieu personnel. A maintes re- prises, il revient sur l'idée que le sentiment du devoir, séparé de l'idée de Dieu, n'est plus qu'un vain nom. «Admettre la conscience et le devoir, le juste et l'in- juste comme des réalités, et faire abstraction de l'Etre

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qui seul est la sanction de ces idées, seul leur donne une base, seul en attache la chaîn h un point fixe, seul, on peut le dire, en explique la présence dans l'esprit humain et les rend concevables, c'est une pro- fonde déraison. Que si quelqu'un qui ne se soucie pas de Dieu, persiste à conserver dans son vocabulaire les mots de conscience, de morale et d'obligation, dites-lui bien que cette persistance involontaire lui dénonce un Dieu, qu'il s'en rend témoignage à lui- même, et qu'il ne saurait trop se hâter de mettre Dieu à la place ou au-dessus de ces idées abstraites. Il est bon de le redire et de le répéter : il n'y a qu'une chose sérieuse au monde, le devoir; et le devoir correspond à Dieu; car sans Dieu le devoir est un non-sens, un être de raison, une idée en l'air. Toute chose n'est sérieuse que par là. Hors du principe de l'obéissance à Dieu, talent, science, industrie, prospérité publique, gloire nationale, tout n'est qu'un jeu, un vrai jeu d'enfant. Si nous vivons, c'est pour Dieu, et ce n'est que pour lui; si nous ne vivons pas pour lui, nous ne vivons pas. La conscience n'est que l'empreinte subsistante et inef- façable d'une puissante main, qui, après nous avoir pressés, s'est retirée de nous, ou plutôt d'entre laquelle une force ennemie nous a arrachés; la main est absente, l'empreinte reste ; cette impression mystérieuse que nous ne nous sommes point faite à nous-mêmes, ramène à une idée confuse de Dieu tout homme qui réfléchit; elle peut lui faire conclure et chercher la main absente; mais à elle seule, elle ne peut la lui faire retrouver » Ces dernières paroles, comme beaucoup d'autres, montrent qu'en dépit de certaines accusations, Vinet

' Esprit de Vinet, t. I, p. 9 et suiv.

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n'a jamais sacrifié l'élément objectif à la subjectivité. Cette accusation ne peut guère venir que de la part de ceux qui sont tombés dans un excès contre lequel il eut mission de réagir.

Mais que nous enseigne la conscience sur nos rap- ports avec Dieu? Quel est le premier cri qu'elle fait entendre? Encore ici règne un admirable accord entre la vérité en nous et la vérité hors de nous. « Le chris- tianisme est essentiellement la religion du repentir; c'est par le repentir qu'il veut mener à l'amour. » Bien consultée , la conscience n'hésite pas à accueillir cette exigence; car « sa voix dit à l'homme qu'il a besoin de pardon ; n'en croyez pas les airs indifférents et su- perbes de certaines gens; ils vous taisent leurs an- goisses; leur lit de mort vous les dira peut-être; mais fussent-ils parvenus à s'affranchir des terreurs du vul- gaire, encore leur a-t-il fallu s'en affranchir; et com- ment? En évitant d'y penser. Ils n'ont pas peur de ce qui vous effraye, croyez-vous; mais ils ont peur d'avoir peur; c'est bien la même chose; et lorsque, en dépit de leur surveillance, un de leurs regards s'échappe vers l'éternité, ce qu'ils entrevoient dans cet abime les glace d'horreur : le mot d'éternité retentit dans leurs oreilles comme un tonnerre. »

Ce premier aveu implique un état anormal; on ne saurait se débarrasser du remords, « blessure toujours ouverte, ou plutôt qui se rouvre sans cesse; » il im- plique une condition contre nature; la conscience re- connaît la vérité de l'Evangile, qui traite l'homme comme corrompu et condamné. Ici Vinet, en opposi- tion à un pélagianisme irréligieux et superficiel, sait admettre le fait de la chute sans s'engager toutefois dans des spéculations qui menacent de compromettre

sa portée morale, et en se gardant des aberrations de la théologie du réveil, qui trop somt ..i a méconnu les restes de l'image de Dieu en l'homme, en dépit des dé- clarations les plus positives de la dogmatique tradition- nelle, dont elle prétendait être la plus pure expression.

Le mal constaté, Vinet nous conduit immédiatement au remède, c'est-à-dire à la personne de Jésus-Christ, et non pas au christianisme. Cette distinction capitale implique tout un élément critique destiné plus tard à rectifier bien des écarts. «A l'histoire, dit-il, au sys- tème, au christianisme, préférons Jésus-Christ; soyons chrétiens par le commerce immédiat avec Jésus-Christ, au lieu de nous borner à l'être en nous familiarisant avec la doctrine et avec la science qui se rapportent à lui... Un fait, une personne, une nouvelle création, voilà comment la religion, nous est présentée dans l'Evan- gile. Le fait est le point de départ, le fond et la substance de tous ses enseignements. Aussi Jésus-Christ nVt-il pas dit : « Je montre le chemin, j'enseigne la vérité, je com- munique la vie; » mais il a dit : «Je suis le chemin, la vérité et la vie» (Jean XTV, 6). Ne mettons donc pas, comme on le fait trop souvent, le christianisme à la place de Jésus-Christ. Etre chrétien, c'est appartenir à Jésus-Christ, vivre avec lui, avoir communion avec lui.»

Notre auteur a fait à l'avance la critique de ceux qui actuellement s'imaginent pouvoir être chrétiens sans Celui auquel ils tiennent encore à emprunter son nom tout en le reniant. « Jésus de moins, c'est la vérité de moins dans le monde; c'est la voûte des idées morales ^ privée de sa clef; c'est la vie dépouillée de sa raison; c'est l'existence humaine, c'est la société, c'est le mou- vement de la civilisation et de l'intelligence, réduits à n'être plus qu'un effroyable non-sens; c'est, au-dessus

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(les décombres siliMicieux de tout ce que nous avons fait, de tout ce que nous avons été, le dieu du mal éle- vant son ricanement infernal longtemps contenu, qui éclate daus l'universelle désolation. »

Est-il nécessaire d'ajouter que la personne de Jésus- Christ, qui occupe le point central de la dogmatique de Vinet, n'était ni un produit naturel du développe- ment historique de l'humanité, ni une manifestation plus ou moins naturelle des perfections exclusivement morales de Dieu? Le fait de l'incarnation et de la divinité de Jésus-Christ demeure pour lui un mystère devant lequel il s'incline, sans s'engager dans les spéculations par lesquelles on a essayé d'en rendre compte. Il dé- passe peut-être les limites d'une réaction en elle-même très permise, quand il écrit cette parole : « Il n'y a qu'embarras, obscurité, angoisse, fatigue stérile dans tous les systèmes sur Jésus-Christ que Ton tire succes- sivement de l'Evangile, quand ce ne sont que des sys- tèmes; les spéculations sur Jésus-Christ les plus su- blimes et les plus nécessaires sont desséchantes, sont meurtrières. »

C'est dans le même esprit qu'il aborde l'œuvre ré- demptrice et expiatoire du Sauveur dont il proclame la nécessité. « Jésus-Christ victime devait accréditer auprès des hommes Jésus docteur; le sacrificateur de- vait introduire le prophète. » Etant donné d'une part un Dieu saint et de l'autre un homme pécheur, la con- science ne saurait admettre le rétablissement normal des rapports sans l'intervention d'un fait nouveau. De le besoin d'expiation qui chez tous les peuples est un cri de la conscience plus ou moins distinct. « Voyez ces hommes en qui les déblais de l'esprit n'ont point obstrué les chemins de l'âme. Voyez ces hommes gros-

siers, sauvages peut-être, mais simples. La vérité chré- tienne leur est inopinément présentée. ]Ne dirait-on pas qu'ils l'attendaient. A la vue du grand mystère de l'expiation, leur âme , que travaillait le besoin d'expia- tion, heureuse d'une découverte qui peut-être leur dé- clare leur besoin en même temps qu'elle le satisfait, leur âme, plus heureuse que celle d'Archimède ne s'écrie-t-elle pas : Je l'ai trouvé! Ne montre-t-eile pas dans sa joie, joie baignée de larmes et pleine de cou- rage, ne montre-t-elle pas une vigueur, une fraîcheur inconnue à tant de beaux esprits usés par la pensée? »

Mais comment cet acte de l'expiation peut-il être ac- compli? Quel est son sens et sa portée ? Encore ici Yinet sait maintenir le fait biblique en le dégageant des exa- gérations systématiques qui l'ont parfois obscurci. Il ne réduit pas l'œuvre rédemptrice aux seules douleurs de la croix'; il se refuse à peser au trébuchet les souf- frances du Sauveur; il ne va pas jusqu'à compter les gouttes qui tombent de la croix et à se demander si elles étaient le prix équivalent de la rançon du pécheur. Il n'hésite pas à dire que Jésus-Christ ne saurait avoir souffert la somme des douleui s qui devaient tomber sur les pécheurs, « puisque la haine, l'envie, la con- fusion, le remords, sont restés étrangers à son âme sainte; mais il a souffert ce qu'aucun fils d'homme ne peut souffrir, du moins au même degré, puisque la vue du mal ne saurait faire sur personne la même impres- sion que sur celui qui a les yeux trop purs pour le voir, puisque personne aussi n'a essuyé ni ne peut essuyer une aussi révoltante injustice, puisque personne n'a pu ni ne peut être l'objet d'une ingratitude aussi

' Esprit <P Alexandre Vinet,X. \, p. 'i3.

1-2.

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odieuse'. )•> Le grand drame de Golgotha est pour lui essentiellement religieux et moral ; c'est par une con- science gémissant sous le sentiment du péché qu'il de- mande à être contemplé et saisi. Vinet paraît avoir admis que si l'entrée du mal dans le monde et sa sortie sont encore entourées de ténèbres, il n'en saurait être autrement du grand fait de la rédemption destiné à briser sa puissance. Quand les diflicultés spéculatives se présentent, il se borne à signaler les diverses ex- plications destinées à les éluder, sans s'arrêter lui- même à aucune. Comment la souffrance de l'innocent peut-elle justifier le coupable? « On peut répondre à cette question par une fin de non-recevoir. On peut dire que cette salutaire transaction n'est ni plus ni moins inconcevable que le dévouement ou, en général, que l'amour. On peut encore défier l'esprit humain de trouver, hors de là, aucun moyen de pardon et de salut qui ne soit indigne de Dieu, indigne de l'homme lui- même, et par conséquent inefficace et illusoire. On peut rattacher ce mystère à un mystère plus général, que nous acceptons tous parce que les faits nous y con- ti'aignent, le mystère de la solidarité. Le péché est transmissible, réversible : pourquoi la justice, sous cer- taines conditions, ne le serait-elle pas? Tout ceci n'ex- plique rien, peut-être; tout ceci pourtant n'est pas sans force. En bien des difficultés spéculatives nous nous con- tentons de moins que cela ^. »

Mais si Vinet évite, avec un tact parfait, les détermi- nations scolastiques qui ne servent qu'à compromettre la doctrine sous prétexte de la mieux formuler, ilmain- tient la haute importance du fait et ses divers éléments

1 Euprit d'Alexandre Vinet, t. I,p. 47. Ibid., t. 1, p, A7.

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constitutifs, a Dépouillé du grand fait de Texpiation et de tout le cortège d'idées qui s'y rattache, qu'est-ce, je le demande, que le christianisme? Pour les esprits or- dinaires, une morale ordinaire; pour les autres, un abhne d'inconséquences.., »

Tout doit dépendre, en morale, et par conséquent tout doit, de proche en proche, dépendre aussi, eu civilisation, de la réponse qu'obtiendra cette question : L'homme, en tant qu'être moral et responsable, a-t-il besoin d'une rédemption, d'une rançon? Et cette ran- çon, a-t-elleété offerte, a-t-elle été payée? Celte ques- tion est-elle secondaire? Alors, qu'on nous en indique une plus haute; qu'on nous en montre une autre qui embrasse, de la nature humaine, quelque chose que cette première question n'ait pas enveloppé. On peut . sans doute, refuser de la poser ; mais . une fois posée . comment faire pour qu'elle ne renferme pas toutes les questions humaines que, depuis des siècles, posent à l'envi l'une de l'autre la conscience et la science?

Tandis que de nos jours, sous le coup de l'ébranle- ment général de l'ancienne dogmatique, les meilleurs mêmes accordent à l'élément de l'amour une place qui nous ferait dériver vers un christianisme énervé et sen- timental, Yinet accentue la justice. « La justice a quel- que chose à part et en soi ; et , quoiqu'elle ne puisse être accomplie que par la charité, elle n'est pas la cha- rité. L'amour n'est pas le commencement de la loi; 1;: justice en est le premier mot; la justice a une réalité . une substance indépendamment de l'amour; et il y aurait non-seulement erreur, mais péril à l'oublier. >> Tandis qu'à la remorque de la théologie allemande contemporaine on est en voie de noyer tous les attri- buts de Dieu dans celui de l'amour, Vinet réclame In

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place de la justice et de la sainteté. « On n'aime vérita- blement, dit-il, que ce qu'on estime; on ne saurait aimer véritablement un Dieu qu'on ne respecterait pas, et Dieu ne pourrait être l'objet de nos respects dès qu'il aurait sacrifié au dessein de nous sauver la moin- dre partie, le moindre iota de cette loi sainte que Christ fui-même n'est pas venu abolir, mais accomplir, et qui doit demeurer intacte et inviolable jusqu'à la fin des siècles. » Vinetest ainsi conduit, sur les tracesde toute la dogmatique officielle, à voir dans le sacrifice du Sau- veur, à la fois une manifestation de justice et d'amour. « Dieu, dit-il, voulant faire fleurir dans nos cœurs le véritable amour, qui est l'avant-goût et le gage de la vie éternelle, a commencé par nous parler de justice; il en a réveillé l'idée dans notre esprit avec le senti- ment de nos injustices; il a, par les injonctions et les menaces de la loi, refait l'éducation de notre conscience; il a fait éclater, dans les souffrances imméritées et vo- lontaires de son Fils, l'inviolabilité de l'ordre moral; et c'est tout pénétrés de ces idées que nous avons été con- duits vers la grâce, qui, elle-même, comme grâce, est une consécration de la loi; et c'est au pied de cette même croix, qui nous enseigne la justice, que nous avons appris ce que doit être l'amour; car n'est-ce pas de que retentit dans nos cœurs cette parole sacrée : . « La charité de Christ nous étreint, tenant ceci pour « certain que, si un est mort pour tous, tous aussi sont a morts, et qu'il est mort pour tous, afin que ceux qui « vivent ne vivent plus pour eux-mêmes? » Ainsi c'est dans le sol de la justice que la charité a germé, et c'est dans ce sol qu'elle puisera éternellement la sève qui monte à ses rameaux et les couvre de fleurs et de fruits. »

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La partie qui se rapporte à l'appropriation subjective du salut est chez Vinet la plus complète. On comprend sans peine pourquoi. Il est ici plus que partout ailleurs sur son terrain de prédilection. Si nous avons bien compris la mission de notre époque, elle serait parti- culièrement appelée à régler les rapports entre la croyance objective et la foi. C'est la prédominance même de ce point de vue individuel et subjectif qui a conduit tout naturellement Vinet à radoucir certains angles dogmatiques , inhérents à des conceptions qui n'avaient pas suffisamment tenu compte de la nature morale de l'homme et trop sacrifié à des croyances purement logiques. La foi perd chez Vinet le caractère d'un phénomène trop exclusivement intellectuel qu'elle avait revêtu chez plus d'un représentant du réveil. Elle justifie sans doute, mais en sanctifiant et parce qu'elle sanctifie. Le réformateur du christianisme, passant par-dessus les temps de la scolastique , remonte natu- rellement jusqu'au grand courant de la dogmatique du seizième siècle. Chez lui, comme chez Calvin, au grand scandale de ceux qui se tiennent pour plus orthodoxes que lui, la justification et la sanctification deviennent deux choses distinctes, mais inséparables, s'élevant contre toute conception mécanique de la régénération, il rappelle que «la conversion n'est que la sanctification commencée, et la sanctification n'est que la conver- sion continuée. L'assurance du salut, qu'on avait trop souvent fait reposer sur un syllogisme, est dénoncée dans ce qu'elle a d'illusoire. Cette doctrine, l'on a cru trouver le seul moyen de tout donner à Dieu et de ne rien donner à l'homme, a, au contraire, pour effet d'attacher le salut à une œuvre servile, puisque, dans la rigueur du dogme proposé, aucune parcelle d'affection,

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aucun clément vraiment religieux n'entre dans cette œuvre. Cette doctrine, prccliée par des hommes pieux, pour la plupart, trouve un accès facile, non-seulement dans les cœurs humbles, qui la confondent avec la soumission implicite de la foi, mais dans des âmes arides et mercenaires, qu'elle ne dérange et ne trouble point dans leurs habitudes intérieures; et comme elle interdit à l'homme de regarder à ses sentiments, en- core moins à ses œuvres « pour connaître qu'il est de « la vérité et pour assurer son cœur devant Dieu » (1 Jean TU, 19), elle a bientôt annulé, sans la nier, toute la partie de l'Evangile qui tend au gouvernement du cœur et à la réforme de la vie. » A ce raisonnement Vinet substitue un fait religieux et moral : « L'assurance du salut, considérée dans son principe, c'est l'Esprit de Dieu même « rendant témoignage à notre esprit que « nous sonmies enfants de Dieu » (Rom., VIII, 16). 11 n'y a point d'autre témoignage suffisant et valable; et le remplacer par un simple raisonnement, par un syl- logisme, c'est entreprendre sur ses droits. En d'autres termes, ce témoignage est du dedans; il est aussi in- time, aussi irrésistible que le sentiment de la vie; cette perfection de la foi est d'une même nature que la foi, qui est la substance même ou la prise de possession des biens évangéliques : grâce mystérieuse dans son com- mencement comme dans sa consommation, et dont la foi purement intellectuelle et l'assurance purement logique du salut n'est que la vaine contrefaçon. »

C'est ainsi que, sous l'influence de Vinet, divers élé- ments moraux rentrent dans la dogmatique chrétienne, après en avoir été chassés par des docteurs qui se croyaient en possession du monopole de l'orthodoxie. Il est vrai, en tout ceci, fidèle à sa mission, notre auteur

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se borne en général , à relever les éléments bibliques méconnus sans entrer clans des considérations dogma- tiques ou spéculatives proprement dites. Toutefois, il ne saurait s'en abstenir complètement. Quand il aborde ce terrain, on est frappé de voir comment il a la main heureuse. Dans les questions les plus délicates et les plus difficiles, il arrive sans peine et comme en se jouant à ces mêmes résultats que des docteurs expéri- mentés et complets avaient déduits laborieusement de raisonnements longs et serrés. Tout porte à croire qu'il ignorait leurs travaux : le génie supplée à l'érudition; son œil supérieur et pur le fait en quelque sorte deviner juste. C'est à tel point qu'on citerait difficilement un écrivain français de nos jours dont la théologie fîit plus d'accord que la sienne avec les symboles de l'Eglise réformée dans ce qu'ils ont d'essentiel et de fondamen- tal. Il n'y a d'exception à faire que pour un seul dogme, qui n'est pas capital, quoi qu'on en puisse dire; il s'agit de tout ce qui se rattache à la doctrine de l'élec- tion. On comprend sans peine un pareil désaccord. C'est un de ces points à l'occasion desquels la théolo- gie moderne est appelée à faire prévaloir les droits de l'individu étrangement sacrifiés à une logique purement formelle, et à un déterminisme qui a passé des écoles des philosophes païens dans celle des docteurs de l'Eglise.

La pensée de Vinet sur ces matières se trouve pré- sentée d'une manière heureusement pondérée dans la déclaration suivante. A ceux qui prétendent que le re- pentir pourrait être dans certains cas inutile, il répond: « Qu'on dise qu'il est des fautes le repentir est im- possible, c'est une autre question, et c'est une question; qu'on dise, ce qui n'est que trop vrai, que chacune

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(le nos fautes nous rend pires que nous n'étions, et que, de l'une à l'autre, le repentir est toujours plus difficile; cette psychologie, qui recèle le mystère même de la perdition, est vraie autant qu'elle est terrible ; mais qu'on ne dise jamais que le repentir étant pos- sible, est en même temps inutile. Le repentir est de la fidélité ; l'absolution accordée au repentir lève le sé- questre dont les biens spirituels du pénitent étaient frappés, et nous rend la libre disposition de nos reve- nus, qui sont les grâces journalières de l'Esprit de Dieu. »

Nous devons terminer ici cette sèche analyse qui ne rend guère justice ànotre auteur. C'est dans ses ouvra- ges entiers de littérature et de critique qu'il faut aller chercher sa dogmatique, qui n'est jamais séparée de la morale. Nous nous permettrons de renvoyer ceux qui désireraient de plus amples détails à l'essai que nous avons fait, dans V Esprit de Vinet, de systématiser les données éparses dans ses œuvres. Les citations que nous venons de faire seront suffisantes pour justifier le droit de parler d'une théologie de Vinet, dans le sens particulier que nous avons donné à ce mot. Il a décou- vert un principe nouveau, et par son moyen il a réussi à s'approprier non-seulement la théologie biblique, mais encore la dogmatique traditionnelledansce qu'elle présente de fondamental. Les conditions du dévelop- ment historique et normal se trouvent donc bien rem- plies. Il n'y a ni solution de continuité, ni rupture vio- lente, ni révolution; les droits du passé sont respectés, mais il y a progrès évident, car la vérité toujours an- cienne est présentée sous une forme non-seulement appropriée aux besoins du temps, mais mieux enaccord avec les plus intimes aspirations de la conscience hu-

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maine. «Ce qui n'est pas ancien n'est pas vrai, car il n'est pas question de faire un nouvel Evangile. Et, d'un autre côté, ce qui n'est pas nouveau, c'est-à-dire accom- modé à la forme d'esprit, aux tendances et aux be- soins de chaque époque n'est pas complètement vrai non plus.

« Si la vérité, prise en elle-même, est une et immua- ble, son expression, humaine du moins, ne l'est pas. Elle revêt, de siècle en siècle, des formes différentes, dans la diversité desquelles son unité ne ressort que mieux. Il est même utile qu'à certaines époques ces formes se renouvellent, afin que l'Eglise, si l'on peut ainsi parler, se comprenne mieux. On peut, en admi- rant une conception antique , reconnaître néanmoins que l'on ne s'exprimerait plus aujourd'hui absolument de même; que l'on dirait plus, ou moins, ou autre- ment; on peut éprouver le besoin de rapprocher da- vantage sa parole de sa pensée; et quand une occasion naturelle en est offerte, c'est un devoir de la saisir. »

Il y a plus et mieux que cela. Le progrès ne saurait uniquement porter sur la forme, il doit être plus pro- fond et plus général. «La réformation, comme prin- cipe est en permanence dans l'Eglise, comme le chris- tianisme. Ce sont les idées fondamentales, celles du christianisme, considéré à la fois comme religion in- dividuelle et comme établissement, qui redemandent constamment leur place. En deux mots, c'est le chris- tianisme lui-même, se restaurant spontanément et par ses propres forces. En sorte que, aujourd'hui même, quelle que soit l'importance de l'événement du seizième siècle, la réformation est encore une chose à faire, une chose qui se refera perpétuellement, et à laquelle Lu- ther et Calvin n'ont fait que préparer un chemin plus

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uni et une porte plus large. Ils n'ont pas, une fois pour toutes, réformé TEglise, mais affermi le principe et posé les conditions de toutes les réformes futures. »

Admirablement bien dit ! Après avoir exposé un si beau programme, il ne restait plus qu'à mettre la main à l'œuvre. Vinct ne s'y est pas épargné. Il a été un théologien essentiellement réformateur; en présentant le christianisme sous des faces souvent méconnues, il a remis en lumière des vérités capitales et inauguré une ère de progrès dans le développement spirituel de l'Eglise et du monde.

Nous avons signalé les lacunes qui affectent, pour le moment, le principe qu'il a mis en avant; elles tien- nent encore moins peut-être à la personnalité de Vinet qu'aux circonstances au milieu desquelles le mouve- ment a eu lieu, et surtout au fait qu'il ne commençait à peine qu'à s'accuser avec quelque force. Mais s'il n'a pu systématiser la tendance mystique en l'enrichis- sant des données bibliques et historiques qu'elle doit un jour s'assimiler, il a bien rempli cette partie de la tâche qui était la plus pressante, et qui seule alors pou- vait être menée à bonne fin. Après avoir répandu en abondance des germes pleins d'avenir, il les a mis à l'abri des influences funestes qui auraient pu arrêter leur développement. Avant d'être en état de s'emparer de tout le terrain dogmatique et de dominer la situa- tion, la tendance mystique doit entrer en lutte avec deux adversaires qui se coalisent pour lui disputer le terrain, savoir ; le rationalisme et le supranaturalisme. Vinet n'a pas négligé cette partie de sa tâche; il a vu venir l'ennemi de loin ; en habile nautonier il a prévu et conjuré l'orage avant même qu'il fût signalé à l'hori- zon. Son œuvre réformatrice va nous apparaître sous une

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face toute nouvelle ! il va se montrer sinon plus original, du moins plus complet que dans la partie proprement dogmatique.

Nous savons déjà que la mission du rationalisme, en prenant ce mot dans sa meilleure acception, est de représenter les intérêts de la science. A cette fin, il prend tour à tour une attitude critique ou négative, positive ou spéculative. Ce n'est pas précisément par son côté négatif qu'il déplaît au mysticisme. Nous sa- vons en effet que celui-ci, surtout à son début se fait particulièrement le défenseur de tout ce qu'il y a dans la religion d'intime, d'immédiat. De à se montrer plus ou moins inditî'érent à l'égard de la tradition chré- tienne, il n'y a qu'un pas. Aussi, pourquoi le mystique serait-il par trop ému à la vue des résultats de la cri- tique rationaliste appliquée à l'histoire? Ne sait-il pas que l'essence même de la piété ne saurait dépendre de la solution scientifique de ces problèmes? Vraiment quand on voit l'abus que les piétistes font de la tradi- tion des anciens pour mieux étoulfer leur esprit, c'est à se réjouir presque de voir les rationalistes leur en- lever cet oreiller de sécurité. On ne saurait dire que le mysticisme de Vinet soit allé jusque-là ; dès le début il a été mieux équilibré. Mais s'il ne s'est pas réjoui des ré- sultats de la critique, il ne s'en est pas beaucoup préoc- cupé ni surtout alarmé. Et cette espèce d'indifférence lui a été imputée à crime. Jamais il n'a fait fi des mi- racles, des prophéties, des preuves externes; mais on n'a pas compris qu'il ne les mît pas au premier rang, n'en fît pas exactement le même cas que d'autres chré- tiens. Et toutefois comment aurait-il pu en être autre- ment? La haute spiritualité de sa tendance devait le rendre à la fois confiant, large et libéral. Ayant saisi le

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christianisme par le cœur il devait avoir l'esprit suffi- samment libre pour ne pas faire de chaque petit détail de doctrine une affaire d'Etat : il distinguait entre le christianisme et sa forme humaine; il lui suffisait de garder la clef de la forteresse, sans trop s'inquiéter du bruit qui se faisait autour de quelques positions plus ou moins compromises. C'est ce qui explique pourquoi il ne s'est pas occupé des spéculations critiques; on a (}uelquefois voulu lui en faire un reproche, oubliant qu'il courut au plus pressant, et que les problèmes de cet ordre, par la nature même de sa mission, ne pou- vaient pas l'intéresser. Voilà aussi pourquoi ceux qui ont suivi plus ou moins fidèlement sa tendance ont tou- jours maintenu la nature relativement peu importante de cesquestions. Ils n'ont jamais consenti à laisservider la querelle sur ce terrain. Quelles que puissent être les aberrations de l'orthodoxie sur plus d'un point ; que le canon de l'Ecriture soit ou non définitivement ar- rêté, peu importe, avant comme après, l'Evangile n'en demeure pas moins la vérité religieuse absolue, se légi- timant à toute conscience d'homme qui ne peut con- sentir à imposer silence à ses plus nobles inspirations. Les errata de l'Ecriture peuvent s'étaler dans une liste plus ou moins longue et sérieuse, jamais ils ne la feront descendre au rang d'un livre ordinaire. La vraie ques- tion n'est pas là. On n'a rien compris à cette espèce d'indifférence, de fin de non-recevoir des disciples de Vinet, se réfusant à confier le procès du christianisme à de savants archéologues reconstituant l'histoire du christianisme primitif et la rendant bon gré, mal gré, conforme aux catégories de la logique hégélienne. De là, la facile accusation de pactiser avec la critique néga- tive, de faire des concessions, qui ne leur a pas été

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épargnée. En réalité, on n'a rien concédé; on a seule- ment maintenu que le procès du christianisme doit être plaidé devant le for intérieur et non devant quelques critiques de la littérature sacrée. Quant aux questions de cet ordre, ils les ont réservées, récusant à la fois ceux qui prétendaient que la cause de l'Evangile serait perdue sans retour si tous les livres du canon n'y étaient pas au même titre, si tels d'entre eux renfermaient des éléments étrangers ; et les hommes qui abordent ces problèmes au nom de théories préconçues, enlevant toute appréciation impartiale des faits.

Bien différente a été l'attitude de la tendance nouvelle à l'égard du rationalisme, entant que doctrine positive. L'opposition a été complète et vive. De part et d'autre, on reconnaît le droit de la science; mais tandis que le rationalisme abuse de ses procédés pour réduire le christianisme à un résidu de dogmes contre-signés par le bon sens, la tendance mystique combat à outrance cet intellectualisme sec et étroit qui ne sait voir dans l'Evangile que des doctrines et des formules au niveau de la sagesse vulgaire. « Chose singulière, dit Vinet, quand il est raisonnable, lechristianisme n'a plus de force; et, semblable en ceci à l'une des plus merveil- leuses créatures du monde animé, s'il perd son ai- guillon il est mort Si le christianisme est raisonna- ble, c'est d'une raison si haute et si imprévue, qu'il faut à la raison humaine quelque temps, quelque effort et peut-être quelque grâce du ciel pour se monter à ce ton-là. Dès le début, et en tout temps, cette raison su- blime a passé pour une folie ; la folie surtout, aux yeux du monde et des sages c'est de prendre au sérieux ces doctrines si raisonnables. »

Aussi notre auteur ne se fait-il pas la moindre illu-

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sion sur la portée de cette tendance, dont les stériles déclamations n'ont servi qu'à passionner nos débats théologiques. «J'imagine, dit-il finement, que les in- crédules logiciens doivent trouver les rationalistes mé- •diocrement philosophes. » S'il ne se faisait pas d'illu- sion sur la portée de l'orthodoxie courante, il l'eût en tout cas préférée aux adversaires qui résistaient à son ascendant. «Invoquer, dit-il, la philosophie contre l'or- thodoxie! la philosophie en faveur du rationalisme! il n'y a pas, à mon sens, de contre-vérité plus frappante. C'est en restant dans l'enceinte du christianisme positif qu'on peut organiser, ou plutôt qu'on voit s'organiser d'elle-mèm.e,avec triomphe, une philosophie religieuse, claire, cohérente et parfaite; c'est de qu'on voit la vie s'éclairer, s'ordonner, les problèmes se résoudre, les duahtés se fondre de toutes parts en glorieuses uni- lés, dont chacune est un miroir et une empreinte vive de la suprême unité. Au point de vue du christianisme rationaliste (je ne dis point du rationalisme chrétien , car il existe, il est légitime, et je viens de le caractéri- ser), à ce point devueobhqueetborné, il n'y a point de solution possible, point de coordination régulière des faits, point de système sans lacune, c'est-à-dire point de philosophie. »

Si Vinet n'éprouvait pas une grande sympathie pour le rationalisme vulgaire, celui-ci le lui rendait bien; ses sectateurs ne l'attaquaient pas directement, son ta- lent le mettait à l'abri; les plus bienveillants faisaient même effort pour le comprendre , mais ils ne réussis- saient guère. lis sentaient bien qu'ils avaient en lui une tendance différente de celle des orthodoxes tradi- tionnels, mais ils ne pouvaient pas s'en rendre compte ; ils ne savaient qu'en penser. Les moins sympathique?

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y voyaient tout simplement du mysticisme, en prenant ce terme dans une acception qui n"est pas la nôtre; d'autres, méconnaissant encore plus complètement la portée religieuse de Yinet en théologie, ne savaient voir en lui qu'un littérateur distingué, un peu plus qu'un maître de grammaire française.

La tendance nouvelle, à mesure qu'elle s'accuserait mieux, ne devait pas davantage compter sur la sympa- thie des supranaturalisîes. Héritiers de la manière de raisonner des scolastiqiies et de la sentimentalité des piétistes, leur mission est de défendre pied à pied le terrain de l'ancienne dogmatique. Tandis que le mys- ticisme regarde en avant, le supranaturalisme regarde en arrière. On aurait beau se rapprocher, se toucher, on ne saurait se comprendre. Les représentants du passé paraissent aux hommes de l'avenir par trop en- gagés dans la méthode traditionnelle; leur science n'est décidément pas à la hauteur des exigences du mo- ment; ils ne tiennent pas suffisamment compte des faits, et, inspirée par un conservatisme outré, leur critique est amenée à confondre étrangement l'acces- soire avec l'essentiel. Le drapeau de l'ennemi flotte déjà sur la forteresse conquise, qu'ils s'opiniâtrent à perdre un temps précieux à défendre des remparts déjà tour- nés depuis longtemps.

Les supranaturalistes, de leur côté, sont condamnés à être enclore plus sévères envers la tendance nouvelle. Exclusivement absorbés par le soin de défendre dans son intégrité un passé dogmatique dans lequel ils ont une foi entière, comment comprendre une école qui prétend posséder un principe nouveau auquel appar- tient l'avenir ? Ses concessions sur le terrain critique rappellent par trop le rationalisme ; tel vénérable supra-

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naturaliste est même tout ému et tout troublé quand il voit préférer la preuve interne à la preuve externe. Evidemment ces jeunes tliéologicns sont des novateurs qui ne sauraient aller loin avec leur enthousiasme. Vinet lui-même n'a pas échappé à leur critique; on sait que, d'après certains supranaturalistes, lui et Néander doi- vent avoir fait plus de mal à l'Eglise contemporaine que Strauss et bien d'autres.

Malgré cela, sous ce feu croisé d'attaques partant de bords si différents, le mouvement n'en a pas moins con- tinué sa marche ascendante. Grâce à Vinet, un souffle nouveau a passé sur nos Eglises et nos écoles; la vie est venue supplanter les formules, et elle s'est créé de nouvelles formes; la prédication parlée a remplacé les sermons classiques, dont tout l'art consiste à s'emparer de deux ou trois idées générales pour servir de canevas aux fleurs fanées de la rhétorique traditionnelle; la liturgie a cédé le pas à la prière spontanée; la robe a fui devant l'habit noir; le ministre est redevenu un homme, l'Eglise une société de chrétiens. Le réveil a été sauvé malgré lui d'une décrépitude hâtive.

ne s'est pas bornée l'influence de Vinet. C'était peu que d'avoir raison d'adversaires si peu redoutables : il suffisait de se montrer pour les éclipser. Le principal était de se prémunir à l'avance contre les atteintes d'un ennemi autrement dangereux qui n'allait pas tarder à se montrer à l'horizon. Le père de la théologie indivi- dualiste et évangélique n'a pas failli à cette partie im- portante de sa tâche. Tout en combattant l'intellec- tualisme chez les rationalistes , soit hétérodoxes, soit orthodoxes, il a pressenti que, renonçant enlin à main- tenir des positions fausses, cette tendance dirait un jour son dernier mot et afficherait, sans réserve et san>

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ménagement^ l'antinomie absolue de la raison. Alors que tel orthodoxe troublé dans sa quiétude eût pu l'ac- cuser de lutter contre des moulins à vent, Vinet le pre- mier signalait déjà dans le système romain, dans le christianisme national, dans les tentatives socialistes an- térieures à 1848, les signes avant-coureurs de ce pan- théisme que les Eglises de langue française sont au- jourd'hui tout étonnées de voir ressusciter dans leur sein alors qu'il est bien mort dans l'Allemagne savante.

Dans son opposition à ces écoles, Viuet, qui ne se renferme jamais dans les étroites limites d'une spécia- lité, mais qui sait avant tout demeurer honnête homme, ne se place pas au point de vue d'un système philoso- phique, il fait mieux : il s'établit sur un terrain qui les domine tous. Ici comme en théologie, fidèle à une in- tuition sûre qui ne l'abandonnait jamais, il a marqué du doigt, au nom de la conscience, ces vérités, à la fois élémentaires et fondamentales, dont tout système com- plet est obligé de tenir compte, sous peine d'être con- damné, comme ses prédécesseurs, à voler en éclats au moindre contact avec ces faits de la vie qui ont le pri- vilège immémorial et imprescriptible de triompher de toute philosophie qui ne sait ni les respecter ni leur faire la place qui leur revient.

Voilà comment l'intellectualisme, quand il s'est mon- tré chez nous sous la forme du déisme pur, du natura- lisme semi-théiste ou du panthéisme franc et avoué, s'est déjà trouvé réfuté par les preuves oiorales, au fond les meilleures de toutes, puisque sans elles les autres sont privées de ce nerf qui emporte la conviction.

Bien longtemps avant que le déisme, plein d'une foi naïve, eût fait son apparition dans nos débats, Vinet avait tiré son horoscope. « Jamais, dit-il, le monde ne

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passera au déisme. Ou le monde deviendra chrétien, ou il deviendra quelque chose qu'il me répugne d'exprimer. » Quant à la prétention de piller le christianisme pour donner ensuite comme produit de la raison ce qu'on a sauvé du naufrage en abandonnant la révélation, il la réduit à sa juste valeur par une simple observation que confirme l'histoire religieuse du monde : « La religion révélée mène mieux à la religion naturelle que celle-ci à celle-là. Cette assertion n'est pas paradoxale. En effet, la religion soi-disant naturelle ne prend de réalité et ne mérite son nom de religion que lorsqu'elle a reçu le sceau de la révélation. Car, de religion natitrelle, au sens vrai, il n'y en a pas. La révélation donne une cer- titude, un sens nouveau à des vérités présumées, mais non encore vivantes et non encore appliquées à la con- science. »

Bien des écrivains de nos jours, dans leur zèle à voir le monde gagné au christianisme, désespérant d'attein- dre le but par la voie nécessairement lente de la con- version individuelle, s'avisent de réduire la religion ré- vélée à ce minimum de principes vagues accepté par les hommes les plus étrangers aux idées évangéliques. A quoi bon tant de peine, alors? Le monde se trouve con- verti sans le savoir. Malheureusement on oublie « qu'une religion au-dessus ou au-dessous de la controverse est une religion sans conséquence. Une religion qui ne trouve dans l'homme rien à contredire ni à enchaîner n'est pas une religion. Si la présence de la controverse n'est pas à elle seule le critérium de la vérité d'une doctrine, une doctrine qui ne suscite aucune contradic- tion manque d'un des caractères de la vérité. De même que le corps humain, placé dans une température par- faitement égale à la sienne, n'éprouve aucune sensation

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particulière, ne subit aucune impression ni bonne ni mauvaise^ de même en est-il de l'âme à qui l'on donne pour milieu une religion identique à ses dispositions... Cliose étrange et vraie pourtant : le christianisme ar- rangé au gré du monde est moins compréhensible puis- qu'il est absurde, et néanmoins il paraît plus clair; le christianisme complet est seul rationnel, seul logique ; et c'est celui-là qui paraît incompréhensible. »

On devine que Vinet n'était pas de ceux qui ont une frayeur invincible de ces difficultés insolubles qu'on rencontre partout dans la vie et qu'en religion on ap- pelle mystères. Il fait voir au contraire que leur néces- sité est fondée dans la nature même des choses. D'abord en ce qui concerne l'individu, a s'il n'y avait pas d'obs- curités, le cœur laisserait tout faire à l'esprit, qui suffi- rait à tout; et le cœur, dès lors, n'entrant pour rien dans cette recherche de la vérité qui, déjà comme re- cherche, est une partie de notre bien, laisserait l'homme se pavaner tristement au milieu de ces formes vides et de ces notions abstraites qu'il appelle des connais- sances. » Du reste, sans parler de cette considération subjective, qui n est pas à négliger, puisque sans le fait qu'elle constate, la vie morale n'existerait pas, ne côtoyons-nous pas partout le mystère ? Ne s'impose-t-il pas? Ne le portons-nous pas en nous? « Il y a bien peu de diamants parfaitement purs; il y a encore moins de vérités parfaitement claires. L'union de notre âme et de notre corps est un mystère; l'action de la pensée et de la volonté est un mystère ; notre existence même est un mystère. Pourquoi admettons-nous tous ces diffé- rents faits? Est-ce parce que nous les comprenons? Non, certes, mais parce qu'ils sont évidents par eux- mêmes et parce que ces vérités nous font vivre. En re-

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ligion nous n'avons point une autre méthode à suivre. Il faut savoir si la religion est vraie, si elle est néces- saire, et, une fois convaincus de ces deux points, nous soumettre, comme les anges, à la nécessité d'ignorer quelque chose. » Si le christianisme, échappant à la condition de toutes les choses humaines, voulait en tout être parfaitement clair et limpide, c'est bien en cela qu'il serait inhumain, contre nature et absurde. Aussi, bien loin de nier qu'il y ait des mystères, c'est de cela même que la religion veut vous faire convenir; en d'au- tres termes, elle veut vous faire convenir qu'il y a, au delà des vérités qui vous sont accessibles, d'autres vé- rités dont la connaissance vous est refusée. »

Et ce n'est pas le christianisme seul qui pose ces exi- gences. Si on ne veut absolument pas de mystère, il faut renoncer aux éléments religieux les plus vagues, les plus élémentaires, et proclamer, sur les traces d'un bel esprit de nos jours, que la religion est une maladie incurable de l'humaine nature, contractée au berceau pour être traînée jusque dans la tombe. « Qu'est-ce en etîet que la religion? Dieu même se mettant en rapport avec l'homme; le Créateur avec la créature, l'infini avec le fini. Cela déjà, sans aller plus loin, est un mys- tère, un mystère commun à toute religion, impénétra- ble dans toute religion. Si donc tout ce qui est mystère vous scandalise, vous voilà arrêtés sur le seuil, je ne dirai pas du christianisme, mais de toute religion; je dis même de cette religion qu'on npi)e\\e naturelle parce qu'elle rejette les révélations et les miracles; car à tout le moins faut-il qu'elle suppose un rapport, une com- munication quelconque entre Dieu et l'honmie, le con- traire équivalant à l'athéisme. Votre prétention vous retient donc en deçà de tonte croyance; et parce que

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vous n'avez pas voulu être chrétiens, il ne vous sera pas permis d'être déistes. »

Vinet a dénoncé à l'avance une tendance qui ne de- vait faire son apparition avec éclat qu'après sa mort, ce qu'il appelle une sorte de physiologie du christia- nisme à laquelle on voudrait quelquefois réduire toute l'apologétique ; elle explique humainement une œuvre que l'apologétique explique divinement. En opposition à ce naturalisme, il maintient le caractère vraiment nouveau du fait chrétien : « Au sein de l'histoire géné- rale de l'humanité, le christianisme, si l'on en juge chrétiennement, est une dispensation surnaturelle; si l'on en juge humainement, c'est un accident. Toute cette nouvelle philosophie de l'histoire qui, plaçant dans le passé et dans le présent ce qui est dans l'avenir seulement et dans la main de Dieu, fait de l'humanité un corps vivant, un seul homme, dont les nations sont les membres (quoique plusieurs de ces membres n'aient eu entre eux aucune sorte de communication), toute cette philosophie ne peut, à son point de vue d'évolu- tion spontanée, rendre compte du fait qui créa, il y a dix-huit siècles, un nouveau monde, une nouvelle hu- manité, et qui a changé le point de départ de toutes nos pensées. Ce n'est pas l'humanité qui, par le con- cours de ses philosophes, par les résultats réunis de son histoire (l'histoire de trois ou quatre nations ! ) a en- fanté Jésus-Christ. Il est sans père, ni mère, ni généa- logie. Il ne continue pas, il rompt le cours des temps. Il fait couler dans un autre lit le fleuve de nos événe- ments et de nos pensées. »

Ce n'est pas que Vinet méconnaisse un seul instant la préparation au christianisme en dehors de l'écono- mie mosaïque; mais il estime qu'elle ne suffit pas pour

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rendre compte du fait chrétien, et il signale les funestes conséquences qu'entraîne ce point de vue exclusive- ment naturaliste : « Aucun développement naturel, juif ou grec, n'importe, ne saurait rendre raison de l'exis- tence du christianisme. Quels que fussent les progrès de la pensée antique, il y avait toujours un infini entre elle et la pensée chrétienne : et l'infini lui seul peut combler l'infini. C'en est fait du christianisme dans le monde dès qu'on sera d'accord à penser le contraire et à faire entrer un fait surnaturel dans un des comparti- ments de la philosophie de l'histoire. En ce qui nous concerne, nous aimons beaucoup mieux, pour la reli- gion chrétienne, la plus outrageuse négation qu'une admiration resserrée dans de pareilles limites. Le chris- tianisme n'est rien s'il n'est, comme Melchisédec, sans père ni mère ici-bas, sans généalogie. »

Ces négations du surnaturel et du mystère, ce besoin de ne voir dans l'Evangile qu'un produit naturel du dé- veloppement de l'humanité dans un moment donné, formaient comme les degrés divers, les phases succes- sives d'une même tendance qui ne pouvait avoir sa théorie et produire ses dernières conséquences qu'en aboutissant au panthéisme. Vinet eut un pressentiment fort clair de ce qui allait arriver, et en même temps qu'il écartait de la main le supranaturalisme et le ratio- nalisme, il réservait ses traits les plus acérés pour le grand adversaire dont il entrevoyait déjà la silhouette à travers les brouillards du Rhin.

"Voici comment il définit et reconnaît en quelque sorte la forte position qu'il occupe : «L'instinct du pan- théisme est partout, dit-il, et l'on s'étonnera moins de nous entendre parler ainsi quand nous aurons défini le panthéisme ; l'idée du fatalisme combinée avec celle

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de l ordre et de l'unité. Parmi plusieurs causes qui fa- vorisent cette tendance, il faut coniptei- les spectacles que nous donne le mouvement politique et social de- puis un demi-siècle, la puissance toujours plus sensible et toujours plus vaste de ce qu'on appelle les idées ou l'esprit du temps, l'affaiblissement de la conscience, nécessité intérieure qui, appelée à résister aux néces- sités extérieures, et particulièrement au nombre, s'en est jugée incapable et abandonne la partie; enfin, il faut le dire, un besoin d'organiser au plus vite le monde social, et l'impossibilité de lui donner pour centre un Dieu personnel auquel il ne croit plus. »

Naturellement, tout en signalant le danger du pan- théisme, Vinet ne l'a pas combattu dans ses détails et sur son propre terrain ; sous ce rapport encore son œuvre est restée inachevée. Toutefois il a, du premier coup, aperçu le côté faible du colosse aux pieds d'ar- gile et saisi l'arme la mieux trempée pour le transper- cer. Laissant à d'autres la pesante armure de la méta- physique, les fines distinctions de la dialectique, il s'est avancé à la rencontre du Goliath moderne, simplement, en honnête homme, avec sa conscience, a L'humanité, dit-il, a besoin d'un Dieu personnel, afin que ce Dieu soit son Dieu. Un Dieu qui n'est pas personnel n'est rien pour elle, par cela même qu'il est tout. S'il est l'univers, s'il est fout ce qui est, s'il est nous-mêmes, nos rapports ces- sent dans cette fusion. Partie essentielle de la Divinité, nous perdons notre personnalité en lui, comme il perd la sienne en nous absorbant ; car la personnalité suppose dans le sujet qui en est revêtu une circonscription quel- conque, la limitation d'un ?«o/par un autre moi. Si nul, hors de Dieu, ne peut dire 7noi, lui-même ne le saurait dire; et réciproquement, si Dieu n'est pas un moi, per-

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sonne n'en est un. Des rapports entre le Créateur et la créature sont donc, dans ce système, métapliysique- ment impossibles ; ils le sont aussi dans un autre point de vue. Dieu recueillant en soi toutes les existences, Dieu étant tout ce qui est, le mal comme le bien de- vient un élément de son être, une partie de sa notion ; dès lors, dans l'individu fictif ou apparent qui s'appelle homme, le mal est nécessaire, légitime, divin, comme le bien; ou plutôt rien n'est mal et rien n'est Lien que dans un sens relatif, je veux dire au point de vue de l'être humain ; la dislinction entre le bien et le mal n'est plus dès lors qu'une fiction temporaire, une illusion née dans notre horizon borné et destinée à y mourir. x\insi se constitue, sous le nom adouci de panthéisme, un fatalisme sans issue. »

Voilà comment Vinet, évoquant l'affaire devant le tribunal de la conscience, a jugé le panthéisme en pre- mière instance, selon l'heureuse expression d'un des premiers critiques de nos jours'. Et pour faire casser l'arrêt, il n'y a qu'un seul moyen, c'est de récuser les témoins et de montrer que les faits articulés sont faux. Or la chose ne semble pas des plus faciles. Les der- nières conséquences parfaitement logiques du pan- théisme en Allemagne doivent ouvrir les yeux des mieux disposés en sa faveur. Grâce à l'intellectualisme qui était au gouvernail, le mouvement idéaliste du com- mencement du siècle a abouti au scepticisme et à un matérialisme déhonté.

Avant que le scepticisme élégant et érudit eût charmé les loisirs des esprits blasés dans la moderne Athènes,

' M. Saint-René Taillandier, Revue des Deux-Mondes, 15 sep- I ombre 1861.

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\e penseur suisse dénonçait les graves dangers qu'il fait courir à une nation et dont on commence aujourd'hui à s'apercevoir de toutes parts. « Une nation dont la généralité se trouve atteinte du mal sceptique, dit-il, sent se retirer d'elle la sève de vie, et si quelque crise salutaire ne la sort de cet état, elle n'a plus qu'à se dissoudre... Une fois le doute entré dans le sanctuaire de l'âme, les idées morales ne tiennent pas ferme long- temps; elles lâchent pied devant les impulsions flot- tantes de la sensibilité, et l'on arrive ainsi, au travers des jouissances du cœur, des plaisirs les plus raflinés de l'esprit, à cette sphère dont le moi est le centre et le pivot, la sensibilité confine au sensualisme, le bien-être moral ne diffère qu'en degré du bien-être phy- sique, en un mot, à l'épicurisme. Telle est la marche natui'elle et presque nécessaire du scepticisme. »

Mais qu'y faire? demandera-t-on peut-être avec un sourire complaisant. A cela Vinet répond en signalant le vrai siège d'un mal qui, à ses yeux, n'est pas sans re- mède. « Le scepticisme, dit-il, qui semble au premier coup d'œil une maladie de l'esprit, est en réalité une maladie du cœur. C'est donc qu'il faut porter au plus vite un fer secourable, car si on a dit que le doute est un doux oreiller pour une tête bien faite, il ne l'est pas, nous le croyons, pour un cœur bien fait. » Quant aux pyrrhoniens qui, au terme de leur course, par une vieille habitude, en vertu de la force d'inertie et des lois de la vitesse acquise, deviennent dogmatiques, il se borne à leur décocher un seul trait qui n'est pas des moins acérés : « Quand le scepticisme dogmatise, dit-il, il se mord la queue. »

On le voit, Vinet a tout pressenti, tout prévu ; il a signalé les écueils et placé çà et les phares qui de-

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vaicnt protéger notre navigation vers des terres loin- taines. Si le vent de tempête qui a passé par a dis- persé les navigateurs, réduisant ceux qui ont échappé au naufrage à se sauver un à un sur quelques épaves, ce ne saurait être sa faute. Son esprit éminemment pondéré n'avait pas même fourni prétexte à une réac- tion, en accentuant, au détriment des autres, telle face de la vérité. Au fond cette crise, qui a singulièrement compromis notre avenir théologique, n'est qu'un épi- sode de la longue guerre entre la foi et la science, en- tre la religion et la philosophie. Eh bien! Vinet leur avait fait à chacune une belle part; ce partage équita- ble aurait, semble-t-il, prévenir toute querelle. D'abord, ne se faisant pas la moindre illusion sur l'an- tagonisme des points de vue, il se refuse à imposer aux deux sœurs immortelles un de ces baisers Lamourette qui aboutissent l'égulièrement à des querelles plus vives que par le passé. « Chez la plupart des auteurs, dit-il, la question des rapports et des droits respectifs de la rai- son et de la foi se confond insensiblement avec une autre, celle des rapports entre le christianisme et la philoso- phie. Nous avouons que nous n'entendons rien à cette dernière, à la prendre dans sa généralité. Qu'est-ce que la philosophie? Tout le monde en convient : c'est la libre pensée, c'est la pensée humaine dans la plus grande spontanéité dont elle soit capable. Mais qu'est-ce que le christianisme? Une seule chose en soi, vingt choses différentes selon les esprits. On devrait donc d'abord, et l'on y manque presque toujours, dire de quel christianisme on prétend parler. Alors la question se pose en ces termes : La philosophie, ou la liberté de la pensée, aboutissent-elles naturellement à tel chris- tianisme donné? Mais il faudrait aussi, et cela est diffi-

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cile, constater la liberté de la pensée libre. La pensée prévenue n'est pas libre, et elle peut être prévenue de plus d'une façon. Si les uns, en pensant librement, en le voulant du moins, se rencontrent de point en point avec cette dogmatique chrétienne, ne dira-t-on pas, qu'à leur insu, ils ont pris pour point de départ ce qu'ils appellent le terme ? Et si d'autres, libres penseurs éga- lement, n'aboutissent pas à cette dogmatique, n'est-ce pas peut-être parce que, sans le savoir, ils étaient ré- solus à n'y point aboutir? Au chrétien qui philosophe et qui continue à se dire chrétien, on répliquera : Vous dévidez votre christianisme sur la bobine de la philo- sophie; au philosophe qui devient croyant sans abjurer la philosophie, maintes gens vont crier : Votre chris- tianisme n'est que votre pliilosophie, sous le couvert d'une nomenclature évangélique. La solution, dans un sens ou dans un autre, peut avoir une grande valeur subjective; une valeur objective lui est presque toujours refusée. »

Voilà qui est on ne peut plus clair; la difficulté du problème n'est pas dissimulée : il est insoluble. Le christianisme est une seule chose en soi, mais il varie sans cesse dans sa conceplion humaine ; la philosophie elle-même est nécessairement temporaire et n'échappe pas plus à l'erreur que les autres sciences humaines. Gomment fixer, régler définitivement les rapports entre deux parties qui changent continuellement? Pour y songer il ne faudrait pas avoir saisi les premières don- nées de la question. Une paix perpétuelle est donc chi- mérique; la religion et la philosophie seront toujours exposées à entrer en lutte, et qui plus est, elles seront tour à tour victorieuses, pour le plus grand profit des deux parties. Quand les théologiens feront le christia-

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nisme solidaire de quelque conception humaine er- ronée, les philosophes leur rendront, par une guerre impitoyable, l'immense service de les contraindre à abandonner la coque pour mieux savourer Tamande. Lorsque les philosophes, à leur tour, s'en prendront au christianisme lui-même dans son essence, les théolo- giens, en le maintenant haut et ferme, sauveront l'es- prit philosophique compromis en faisant voler en éclats tel système qui, au lieu de résoudre les problèmes les plus graves, a trouvé moyen de les éluder.

Que peut-on espérer de mieux dans les conditions présentes de l'humaine nature?

Mais, dira-t-on, que faites-vous de Thomme qui veut être à la fois philosophe et chrétien ? C'est pour lui que le problème est brûlant ! Ce que j'en fais ? Je lui demande de ne pas sortir du droit commun, d'accepter tout fran- chement les conditions de la vie présente. 11 n'y a que trois cas possibles. Ou bien sa philosophie et son chris- tianisme seront d'accord, alors tout va de soi; pas n'est besoin de prescriptions pour un sujet si intéressant et en si bonne santé. Ou bien chez lui, et à son insu peut- être, le philosophe l'emportera sur le chrétien, le chré- tien sur le philosophe, alors ce sera k ses risques et périls. Si celui qui l'emporte on lui est dans le vrai, il deviendra un de ces rares génies qui font avancer le char de la vérité, sinon, malgré ses talents, il rentrera dans le grand monceau de ceux qui l'enrayent. Mais il est un troisième cas bien plus tragique encore. Que fe- rez-vous de l'homme qui, sentant sa philosophie et son christianisme en désaccord, ne voudra abandonner ni l'un ni l'autre, parce qu'il les croira tous les deux vrais? Un tel dualisme est-il tolérable?

Voilà le grand mot prononcé ! le terme magique qui

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doit refouler dans les ténèbres les faits les mieux con- statés et nous plonger dans d'épais brouillards qui rap- pellent ces joui's heureux nos ancêtres se nourrissant de glands, cheminaient des hauts plateaux de l'Asie vers les sombres contrées de l'Europe encore couvertes de forêts. A entendre certains amis du progrès, qui se pi- quent pourtant aussi de tenir compte de l'histoire, on dirait que nous sommes re\ enus à ces jours de la Grèce antique, à cette période antérieure à Socrate, la phi- losophie à son berceau n'en était pas encore venue à distinguer entre le sujet et l'objet, entre l'esprit et le monde. L'intellectualisme de certaines gens va si loin qu'on les prendrait, à leur langage, pour do purs es- prits. Le dualisme du corps et de l'âme n'existe plus pour eux; le temps et l'éternité se confondent ; rien ne les a mordus au cœur; ils ne connaissent plus cet an- tagonisme entre l'idéal moral et la triste réalité, entre la liberté et la nature en nous ; tout s'est résolu pour eux en une synthèse grandiose et glorieuse. Sortis du grand tout, à leur jour et à leur heure, ils gravissent, d'un pas égal et ferme, dans une atmosphère parfumée, ce sentier bordé de fleurs qui doit, sans le moindre faux pas, et par une pente insensible, les ramener à ce su- bHme degré d'élévation ils cesseront d'avoir con- science d'eux-mêmes, juste comme à la veille de lenr départ pour cette bizarre danse des ombres qu'on ap- pelle vulgairement la vie. Il est évident que nous n'a- vons rien à dire à ceux qui n'ont pas craint d'acheter une si parfaite harmonie au prix qu'elle suppose; nous ne saurions les atteindre, car nous ne parlons pas la même langue; nous vivons dans un monde totalement difl"é- rent. Quant aux hommes qui ne veulent pas d'une telle unité, rien ne serait plus déplacé dans leur bouche

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qu'une frayeur ridicule du dualisme. Mais il est dans la nature même des choses; il est l'ombre importune qui ne cessera jamais d'accompagner notre marche sur cette terre. Le seul point qui importe ici c'est de bien s'en rendre compte. Est-il un fait primitif ou acciden- tel? Dans la première hypothèse, le mal serait sans re- mède; nous tomberions dans un dualisme primordial impossible, qui est tout aussi athée et immoral que le panthéisme. Du moment au contraire le mal est le fait d'un accident, tout s'explique et nous reprenons l'espoir. Dieu est justifié, il est juste et bon, il ne refu- sera pas à l'homme les moyens de faire disparaître les conséquences de sa faute. A partir de ce moment, le dualisme dont nous souffrons tous nous apparaît comme essentiellement temporaire; chacun de nous a pour de- voir de le subir en faisant fous ses efforts pour le dis- siper de son mieux, dans la ferme confiance qu'il ne pourra manquer d'y arriver un jour. Alors tout en souf- frant des luttes de la foi et de la raison, on ne s'en ef- fraye pas outre mesure. Pleinement convaincus que la vraie raison et la vraie foi ne peuvent manquer un jour d'arriver, chacune par son chemin, aux mêmes résul- tats, on prend son parti des erreurs inévitables aux- quelles elles ne sauraient échapper dans le cours de leur carrière. Fermement assuré qu'au terme du déve- loppement la philosophie idéale et la théologie idéale se tendront une main fraternelle, on se garde de retar- der en rien l'aurore de ce jour heureux par des alliances compromettantes qui entraîneraient l'une ou l'autre à déserter son drapeau et sa méthode. Elles ne peuvent se rendre service et se contrôler qu'en demeurant cha- cune fidèle à son esprit et à sa mission. Mais que fera l'individu? La réponse est des plus

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simples. Chacun en ceci consultera ses besoins et ses forces. Voulez-vous être simplement chrétien? Tant mieux pour vous; vous n'avez alors rien à craindre, vous ferez envie à plus d'un de vos contemporains qui n'a pas une si belle part. Voulez-vous peut-être demeu- rer chrétien et philosophe? Eh bien, acceptez hardiment les conséquences de votre programme. Cherchez la vé- rité en demeurant fidèle aux procédés et à toutes les exigences de la méthode philosophique; prenez bien garde de ne pas dévider tout uniment votre christia- nisme sur la bobine de votre philosophie; d'autre part, que les vérités acquises par votre expérience de chré- tien demeurent à l'abri de toute atteinte; sachez être un chrétien assez ferme pour croire à l'invisible, et un philosophe assez sincère pour respecter les faits. Mais vous vous récriez; le dualisme est, dites-vous, intena- ble; il condamne à des souflYances de tous les instants. Qu'est-ce à dire ? En seriez-vous encore à croire que vous êtes venu sur cette terre pour y vivre comme dans un Eden? Je vous traitais comme un homme intelli- gent. Hésiteriez-vous à accepter les rudes conditions de la présente existence? Si mes soupçons sont mal fon- dés, si vous savez ce que c'est que vivre, continuez donc votre marche vers un avenir que vous savez être glorieux, sans vous inquiéter outre mesure des blessures que vous font les ronces et les pierres du che- min.

Mais au jour de l'hésitation si favorable à la tenta- tion, comment ne pas céder au mirage d'une unité quelconque qui coupe court à toutes les incertitudes? Je vous comprends. Après une rude montée dans une gorge étroite, aux ardeurs de la canicule, ayant plusieurs fois changé de sentier, vous êtes arrivé sur

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ces hauteurs de la montagne toute trace de pas hu- main a bien décidément disparu; haletant et altéré, vous cherchez inutilement une direction, une goutte d'eau pour étancher votre soif. C'est alors que le mau- vais génie de ces solitudes s'approche de vous, en votre défaillance. Le sourd murmure dn torrent parvient en- core à vous des profondeurs de l'abîme ; le chemin pour y parvenir est des plus directs et des plus courts; un peu de courage, et par un sublime saut périlleux vous voilà définitivement de retour au sein de cette plaine riche et fertile dans laquelle on ne saurait ni tomber ni s'égarer, grâce au cantonnier soigneux qui entretient la route impériale et au poteau indicateur, reconnu par la moindre bête de somme. C'est dans ce moment-là, l'heure du vertige, qu'il s'agit de voir si on est un homme fort ou un enfant égaré dans des hauteurs (ju'on aurait éviter. Est-on un homme? Alors le premier moment d'éblouissement passé, l'explorateur descend calme et fortifié par cet air pur et tonique qui ne se respire que dans la région des glaciers, au-des- sus des neiges éternelles. Et l'esprit du temps? Et la science moderne? En faites-vous donc fi? vous deman- deront en chœur les intelligences étroites qui n'ayant pas quitté la plaine ou ne s'étant tout au plus élevées qu'à mi-côte, n'auront pas même entrevu vos vastes horizons... L'esprit du temps? la science du jour? Pa- tience ! attendons qu'ils soient devenus l'esprit et la science de l'éternité avant que je leur sacrifie les incon- testables réalités que mon âme ravie a contemplées de là-haut.

Voilà l'inévitable dualisme qui nous presse de toutes parts, s'appuyant sur les faits les mieux établis. Pour le méconnaître, il faut s'être immolé soi-même sur

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l'autel d'une idole sans entrailles ; il faut avoir tout laissé dévorer par une logique formelle sacrifiant le fond à la symétrie; il faut, au milieu de l'admiration d'une stupide multitude, s'être précipité sous les roues du char du moderne Jagernaut, l'intellectualisme étroit sec et menteur.

C'est ainsi qu'à la fin de cette étude nous nous re- trouvons en présence de l'adversaire que nous avons signalé au commencement. Nous connaissons les ruines qu'il a amoncelées sur son passage et le magnifique tombeau qu'il s'est élevé à lui-même avec les débris de tant de victimes. Peut-être le moment serait-il venu de le définir d'une manière complète, de caractériser les méthodes au moyen desquelles il parvient à se séduire lui-même et à passer constamment à côté de la vérité sans la saisir. Toutefois l'occasion s'en présentera plus naturellement dans la seconde partie de ce travail, quand nous examinerons le grand problème de la connaissance.

Disons seulement ici, pour ne pas être trop incom- plet, que Vinet était remonté jusqu'à la source pre- mière du mal. Pressentant en quelque sorte l'avéne- mentdu mystère d'iniquité qui se mettait déjà entrain de son temps, il avait signalé les abus d'une fausse spéculation et les dangers d'une logique décidée à acheter une systématisation chimérique aux dépens des faits les mieux constatés. Prévoyant, avec son instinct toujours sur, les résultats auxquels on ne saurait man- quer d'arriver par ce chemin glissant, il dit quelque part : « Quand on a donné à la logique la place de la raison, on perd jusqu'au sentiment des vérités élémen- taires, et jusqu'aux instincts de la nature.» Voyez ses effets délétères sur ceux qui s'en servent trop exclusi-

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vement, dépeints de main de maître : « La dialectique finit parapprivoiser l'esprit à des énormités. Il s'y forme uncalus, comme il s'en forme dans la main qui a manié trop longtemps un outil trop dur. Il est des vérités el des erreurs auxquelles bientôt on n'est plus sensible; et il se trouve qu'avec toute cette dextérité, toute cette virtualité logique, on a le jugement non-seulement moins délicat, mais moins sûr, que les gens qui font plus d'usage du sens commun que de la déduction sa- vante.» Il est difficile d'ailleurs, quand on se livre à la dialectique, de ne pas se laisser aller à prouver trop; à force de rigueur, on arrive au sophisme et le raison- nement finit par bannir la raison.

« La dialectique pure néglige la nature ou la sub- stance des choses. Elle s'arrête pour ainsi dire à un premier relai, l'esprit demande et n'obtient pas une nouvelle monture. Il y a une retraite sacrée elle ne pénètre pas, où, toute seule, ellen'a jamais pé- nétré. C'est à la philosophie qu'il est donné de franchir ce seuil mystérieux ; mais pourquoi? parce que la phi- lophie est quelque chose de plus que la dialectique, qu'on a si souvent prise pour elle, et qui n'est guère à son égard que ce que l'archet est à la lyre. »

Malheureusement de nos jours, sous l'influence des écoles idéalistes, la logique formelle en est venue à dévorer toutes les autres branches, à absorber la philo- sophie entière. Aussi Vinet, commentant une pensée du plus grand génie du dix-septième siècle, qui entrevoyait déjà le mal, a-t-il pu la compléter en indiquant le remède. «Pascal pense que la logique, qui est une abstraction, peut tout ébranler ; il pense de plus que, dans notre état présent, une pente malheureuse nous porte vers le scepticisme, qui fait abstraction de lin-

tuition, comme vers le fatalisme, qui fait abstraction de la liberté, avec cette seule différence que la pente du fatalisme entraîne tous les hommes, tandis que celle du scepticisme n'entraîne que les penseurs. Il recon- naît que, sur certains sujets d'une certaine impor- tance, l'affaiblissement de l'intuition et surtout de l'in- tuition morale, donne beau jeu aux irruptions de la logique, ennemi farouche et implacable qui pille nos meilleures convictions et vient s'asseoir effrontément à notre foyer même pour y compter son butin. Il estime que nous ne possédons qu'à titre précaire les croyances les plus nécessaires et les mieux fondées, que leur évi- dence même ne les garantit pas des insultes du doute, et qu'un grand nombre des choses qu'on ne croit qu'avec l'âme, réellement nous ne les croyons pas. La conviction et le doute ne sont pas seulement deux atti- tudes de l'esprit, mais deux états de l'âme, et tant que l'âme ne sera pas restaurée, il est bien des vérités que nous ne croirons pas solidement, ou que nous croirons d'une foi inerte, incapable de réagir contre les assauts de la logique. Dieu n'a pas fait la logique pour domi- ner la vie humaine, ce que cette vie a de noble, ce n'est pas de croire sur preuve, mais de croire sans preuve; ou, si ce langage vous scandalise, de croire sur d'autres preuves encore que celles du raisonnement. Supposez un être qui ne soit qu'intelligence, vous pou- vez compter qu'à cause de cela même, il sera profondé- ment et incurablement sceptique ; et vous pouveî en inférer que des hommes dont la logique est l'instrument habituel, dont la logique est le métier (un géomètre, par exemple, comme l'était Pascal), défendront mal contre la raison abstraite ces vérités dont la force n'est pas d'être démontrée, mais d'être sentie. Si je ne sens

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pas que le bien est bien, et que le mal est mal, qui est-ce qui me le prouvera jamais? »

Dans ce passage destiné à faire ressortir le grand rôle attribué à l'intuition, on surprend déjà l'écho d'une autre parole de l'auteur des Pensées que Vinet cite ailleurs : « Qu'il est effrayant le mot de Pascal : « La volonté or- « ganc de la croyance ! » Mais combien il est vrai ! Ce que l'on appelle la foi, dans la sphère des opinions humaines, est-ce autre chose que la volonté appliquée à des objets de spéculation? L'intensité de cette foi n'a- t-elle pas pour mesure exacte la force de la volonté ? »

Sons peine de passer à côté de la vérité sans la voir, il faut consentir à se placer au point de vue le mieux fait pour permettre de la reconnaître; il faut, en quel- que sorte, que l'angle de réfraction soit égal à l'angle d'incidence ; sans cela le rayon existe bien, mais pas pour nous qui avons négligé les précautions les plus élémentaires pour le percevoir. Quand, en opposition à cette méthode, on propose un prétendu désintéres- sement qui n'est que de l'indifférence ou du mépris, on ressemble à un astronome qui, désertant son observa- toire le soir un astre doit passer au méridien, se retirerait au coin de son feu en disant : «Si cette étoile veut que je mesure sa course, c'est à elle d'avi- ser au moyen d'apparaître au fond de mon verre. »

Voici d'ailleurs les limites de ce désintéressement fort bien marquées : «Il est permis, il est utile, dans les tra- vaux de la pensée, de se dépréoccuper de tout, excepté des intérêts moraux. Faire abstraction des intérêts ma- tériels, c'est simplifier la question sans la dénaturer ; c'est l'épurer en quelque sorte. Mais se désintéresser même du bien dans la recherche du vrai, c'est renoncer à trouver le vrai, puisquele vrai est inséparable du bien.

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Le vrai sans le bien n'est pas le vrai; le bien est la pre- mière vérité^ le vrai par excellence, le vrai du vrai. Tout autre désintéressement nous enrichit de ce qu'il nous enlève, nous fait pour ainsi dire exister davantage; celui-ci, je veux dire celui qui affecte de ne pas voir dans le bien un intérêt, celui-ci est un suicide... Il faut être préoccupé; la force d'un individu et d'un peuple n'est pas d'être dépréoccupé, mais préoccupé. Individu ou peuple, on n'est jamais grand que par là. Ou par de grandes pensées? direz-vous. Oui, mais rappelez-vous que «les grandes pensées viennent du cœur.» Il reste d'ailleurs à prouver que l'abstraction épure l'âme à pro- portion qu'elle fait autour de l'esprit un vide parfait; il reste à prouver que ces spéculatifs, si dépréoccupés des intérêts moraux, sont dépréoccupés également de tout le reste, et qu'il ne reste dans leur âme aucune place pour les passions basses. »

Applicables à toutes les sciences morales, ces obser- vations le sont surtout dans le domaine religieux. C'est qu'il importe particulièrement de ne pas confisquer toutes les forces de l'âme au profit d'une seule . mais de laisser la vérité entrer en contact avec tout notre être. On l'oublie trop. « Il est des problèmes au fond desquels le philosophe doit descendre, non comme phi- losophe, mais comme homme, avec toute sa raison sans doute, mais aussi avec toute sa conscience, toute sa sensibilité, et même toute son imagination. Les phi- losophes et les économistes sont tombés souvent dans une même faute, qui fait bien voir que dans l'atelier de la pensée une division extrême de la pensée a bien ses inconvénients. L'économiste a dit : Je cherche com- ment la richesse se produit et comment elle se distri- bue; rangez-vous et laissez-moi passer; qu'un autre

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s'occupe du reste ; et ce reste, c'est la morale , la civi- lisation et le bonheur. Le philosophe vient et dit : Je ne suis pas un homme, moi, mais un esprit; je m'at- tache aux idées; qu'un autre s'occupe du reste; or ce reste c'est la vérité; car la vérité, en certaines matières, est un fait, est une vie, ou n'est rien. Or je récuse cet économiste sur le sujet du bonheur, car il n'en a cure, et ce philosophe sur le sujet de la vérité vivante, car il n'a souci que de la vérité abstraite... Il ne faut faire abstraction de rien de ce dont l'homme se compose. Il faut apporter, il faut jeter dans la discussion ses craintes et ses espérances, ses joies et ses douleurs, sa vie exté- rieure et sa vie intérieure, l'esprit et l'âme, l'homme du temps et l'homme de l'éternité. C'est ainsi, c'est-à- dire complets, vivants et personnels, que de telles questions veulent nous trouver. Autrement elles se joueront de nos efforts et se riront de nos certi- tudes. »

Voilà comment on arrive à respecter les faits de l'or- dre moral et à les maintenir à la place qui leur con- vient, c'est-à-dire à la première. Le besoin de systéma- tiser et de tout s'expliquer a aussi son tour; mais il ne joue qu'un rôle subordonné. Il rend de son mieux compte de ce qu'on a commencé par constater. On fait de la philosophie, mais dans l'intérêt de la religion et de la morale. Le piédestal ne fait plus ombre à la statue. « Il est important de remarquer qu'à la diffé- rence des autres religions, l'Evangile n'admet la spécu- lation qu'à titre de point d'appui et d'auxiliaire de la pratique, et seulement dans la mesure le besoin de la pratique le réclame. Non-seulement, comme il est aisé de s'en convaincre, aucun dogme n'est oisif; mais l'exposition du dogme s'arrête précisément,j 'oserais dire

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l)rusquement, au point la pratique, satisfaite, n'au- rait point de parti à tirer d'un développement ultérieur. »

A ceux qui seraient tentés d'oublier cette vérité, et il a l'air de se ranger de leur nombre, Vinet adresse une parole solennelle, qui est aujourd'hui plus que jamais d'une actualité saisissante. « Avertissons-nous mutuellement du danger de tourner en spéculation ce qui nous fut donrfé pour vivre, et, pour ainsi dire, de piller la vérité au profit de notre curiosité. Admirons, mais bénissons; admirons, mais humilions-nous; ad- mirons, mais demandons, par-dessus la science, l'amour qui édifie; mais ne laissons pas de nous dire et de pro- clamer en tout lieu que l'Evangile est divinement rai- sonnable, qu'il est une sagesse entre les parfaits, et qu'il est également propre à donner la sagesse aux sim- ples et la simplicité aux sages. »

On ne saurait faire la part plus belle à la raison, tout en signalant le danger de son usage pi'épondérant et exclusif : l'équilibre est parfait.

Tels étaient les germes et les grands traits de cette théologie de la conscience. Vinet ne s'était pas borné à présenter un principe nouveau; il avait eu grand soin de prémunir contre les abus et les écarts dont son en- treprise pourrait être le prétexte ' ; la vigne plantée en un lieu gras avait été environnée d'une haie. Cette théo- logie française, dont nous avions entrevu l'aurore, avait en outre l'inappréciable avantage d'être autochthone. Surgissant de notre milieu . elle répondait à nos préoc- cupations et à nos besoins, en même temps qu'elle était

1 Ce n'est pas ici le lieu d'examiner si Vinet a été conséquent ou non en se refusant ;\ proclamer l'autonomie de la conscience indi- viduelle en présence de l'Evangile. Cette question capitale sera longuement discutée dans la suite de cette étude.

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à la portée de notre culture scientifique si défectueuse. Elle n'était pas née de l'union bizarre de la furie fran- çaise enfourchant tout à coup le coursier essoufflé de la spéculation allemande; elle n'avait pas traversé à grand bruit les brouillards du Rhin, entre une révolution et un coup d'Etat, pour céder à l'épidémie du jour, qui faisait germer de tous côtés des régénérateurs et des sauveurs ; elle ne s'était pas élancée flans le monde en éclaboussant chacun autour d'elle sans crier gare. Elle était calme et humble; sa modestie n'était égalée que par sa profondeur; sans miséricorde pour les préjugés et les fictions, au-dessus de toute prédilection pour le passé, elle se montrait toutefois plus positive que néga- tive. Conciliant en elle un individualisme bien décidé et un profond respect de l'histoire, elle avait du pre- mier coup saisi vigoureusement et en partie résolu le grand problème du jour : celui des rapports de la sub- jectivité et de l'objectivité. Fidèle au génie occidental et en particulier à l'esprit essentiellement pratique de notre Eglise réformée, elle avait débuté par la vie, par l'anthropologie, par l'étude de l'homme, afin de décou- vrir ces aspirations qui devaient plus tard lui permettre de s'élever jusqu'à Dieu. Avec tout cela, elle était claire, limpide, majestueuse même, formant un tout admira- blement pondéré, bien proportionné, et harmonique comme les grands horizons du beau lac sur les bords duquel elle avait pris naissance.

Hélas! que n'avons-nous mené à bonne fin ce qui avait si bien commencé. Qu'aurions-nous à répondre si, modifiant un peu les paroles de saint Jean à cet impru- dent pasteur du prenner siècle, Vinet venait nous de- mander compte de cette plante vigoureuse qu'il nous avait confiée? Mais non, ne cédons pas à des regrets

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qui seraient à tous égards déplacés. C'est le moment de se rappeler une parole de l Ecriture aussi riche que belle. Il nous est dit qu'il en est du royaume des cieux comme d'un homme qui, après avoir jeté de la se- mence dans la terre, s'en va dormir, et puis se lever, et, de nuit et de jour, sans qu'il y ait interruption, la semence germe et croît sans qu'il sache comment. Ayons pleine confiance qu'il n'en a pas été autrement de cette semence-là, et attendons patiemment la mois- son. A la vérité, la position actuelle ne présente pas un spectacle bien attrayant. Rien ne rappelle moins la moisson que ces rafales de vent glacial qui en février désolent les plaines, appelées, un jour, à se couronner de riches épis, grâce à ces imperceptibles brins d'herbe qui luttent vaillamment contre une terre durcie et cou- verte de neige. La théologie française contemporaine offre le sombre spectacle d'une grande bataille qui se serait prolongée pendant une dizaine de lieues, pour ne se terminer que par suite de l'épuisement des deux partis, faute de combattants. Le cicérone qui dirigerait l'étranger curieux de visiter ces lieux désolés pourrait lui faire les plus étranges récits. Ici, lui dirait-il, la mêlée s'est engagée; vous le reconnaissez à ces hommes fidèles qui sont restés l'arme au bras, de l'autre côté du ruisseau, derrière leur rempart, si bien que l'affaire s'est terminée sans eux à vingt lieues de distance. Plus loin vous apercevez le défilé tel bataillon mutiné s'est insurgé; c'est ici que, sur le champ de bataille même, le chef de l'une des deux armées a tout à coup passé à l'ennemi; et depuis lors il ne s'est plus trouvé de main assez ferme pour grouper un petit bataillon. Aussi loin que votre lunette peut porter, elle vous signalera les suites de la déroute. Et les vainqueurs? Desvain-

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quours, Monsieur, il n'y en a pas; nous avons eu beau- coup de morts et de blessés, niais les rares combattants qui tiennent la campagne, tirant de temps en temps quelques derniers coups de fusil, n'ont encore pu s'ac- corder sur le résultat de la journée; moi-même je n'en sais pas plus qu'eux; peut-être l'avenir nous le révé- lera.

Le plus pressant serait donc d'ensevelir ses morts, de compter et de soigner les blessés, en groupant de part et d'autre le peu d'hommes restés valides. Il faudrait se reconnaître et s'orienter comme après une grande déroute. Avant cela, on ressemble un peu à l'oiseau de Noé; on risque de ne pas trouver un seul point ferme pour s'y établir, et, sans s'en rendre compte, on se surprend soupirant après le repos et le calme de l'arche voguant majestueusement par-dessus les flots.

Peut-être, après avoir soigneusement reconnu la posi- tion, verrait-on qu'elle n'est pas aussi désespérée qu'elle peut sembler au premier coup d'œil. Au fait, ces expé- riences promptement faites peuvent être profitables. Celui qui n'aurait pas une horreur profonde pour tout ce qui rappelle, même de loin, l'idée de nécessité, de déterminisme dans le domaine de la morale, dirait que ces aventures étaient peut-être inévitables pour amener à maturité une jeunesse inexpérimentée et ardente.

En tout cas, un résultat précieux paraît acquis. Le perfide génie qui ne s'est procuré un triomphe appa- rent qu'en divisant les adversaires pour en avoir raison es uns après les autres, a eu à son tour son mauvais moment. La tactique de l'adversaire des Curiaces n'a pas réussi jusqu'au bout. Avant d'avoir eu le temps d'en finir avec les blessés dont il avait semé le champ

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de halaille, l enchanteur a se mesurer lui-même avec un ennemi qu'il portait dans ses flancs. Le vœu du vieil Horace a l'eçu son accomplissement :

Qu'il mourût!

Ou qu'un beau désespoir alors le secourût!

Il est vrai, ce triomphe du scepticisme et du nihi- lisme, surgissant tout à coup armés de pied en cap, du sein du dogmatisme le plus efiréné, n'a pas été beau; peu importe toutefois, pourvu que la leçon soit instruc- tive et profitable. Nul homme ne sera désormais excu- sable s'il estime qu'il puisse y avoir de la science sans conscience. L'histoire de ces dix dernières années est le commentaire aussi triste qu'éloquent de cette parole de Vinet : « La raison qui refuse le frein de la con- science, la conscience qui ne veut pas écouter les con- seils de la raison sont également indignes de leur nom. » Avertis par cette leçon, nous pourrons relever nos bles- sés, panser leurs plaies et marcher vers un meilleur avenir, à condition toutefois que les morts soient en- terrés avec les honneurs dus à leur rang, mais sans miséricorde.

Apprendre à connaître les dangers de la route, même à ses dépens, ne conduit pas nécessairement à manquer le but. Les leçons que chacun peut avoir reçues sans en profiter ne seront pas perdues. Et ce qu'on a poursuivi avec tant de bruit et d'ardeur sans le trouver, pourra fort bien être acclamé par tous au moment on s'y attendra le moins. Sans doute, les solutions dans le domaine de la pensée ne sauraient s'improviser conmie dans le champ fertile de la politique contemporaine. Une théologie ne naît pas à la suite d'une seule cam- pagne, comme une nation. Il est toutefois une simili-

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tude qui frappe et dont on peut se laisser aller à rêver avec bonheur la complète justesse. Qui oserait dire au- jourd'hui que ces nombreuses et parfois sanglantes en- treprises qui ont signalé la politique du midi de l'Eu- rope pendant le cours du siècle ont été complètement inutiles? Sans contredit, le despotisme n'a jamais man- qué d'étendre avec succès sa main de fer; maintes fois, ses adversaires, aussi généreux que téméraires, ont été écrasés, la mer s'entr'ouvrait, se refermait, et voilà, il n'en était plus question; tout rentrait dans ce qu'on était convenu d'appeler l'ordre et le calme. Comment et quand finirait un tel état de choses? nul homme pru- dent n'osait se lancer dans le vaste champ des conjec- tures. Et toutefois, tandis que les spectateurs demeu- raient mornes et découragés, l'œuvre avançait à grands pas; chaque nouvelle victoire du pouvoir dominant hâ- tait le jour de sa défaite; les ressorts extrêmement ten- dus ne pouvaient plus que se rompre. Au jour marqué, les puissants ont été réduits à rien; les royaumes ont disparu avec la rapidité de cette neige du mois de mai dont le froid de la nuit recouvre les flancs des Alpes, et qui disparaît en toute hâte aux premiers rayons du soleil. Un homme qui, aux yeux des partisans du droit historique, était l'incarnation même du désordre, s'a- vance seul et sans armes; non-seulement il n'est pas attaqué par les ennemis qui l'enveloppent, mais, mo- derne Orphée, il fait des merveilles et transforme tout autour de lui. Lorsqu'on a foi à l'avenir, on se plaît à croire que, mutatis mutandis, nous assisterons un jour à un spectacle semblable dans le domaine de la théolo- gie. Aussi ne nous plaignons pas trop, et surtout ne nous décourageons pas. Les questions avancent par le seul fait qu'elles se posent. Les essais qui se multiplient

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relèguent dans le monde des utopies, ce qui n'aurait jamais en sortir. Ce qui est faux et factice, quoique en apparence tout-puissant, s'use journellement. Atten- dons l'heure choisie par le Maître, et toutes les fictions prenant décidément fin, nous verrons apparaître cette théologie nouvelle, profondément évangélique et indi- vidualiste, qui sera reçue sans lutte et sans contesta- tions, parce que tous auront soupiré après elle et contribué plus ou moins à la former; chacun dira en l'apercevant : C'est bien elle ! je l'attendais ! Elle est chair de ma chair et os de mes os !

Quel sera l'homme envoyé d'en haut pour mettre un terme à nos tâtonnements et à nos incertitudes? est-il celui qui sera chargé de parler pour tous et de faire droit à nos meilleures aspirations dans ce qu'elles ont de légitime?Pour mapart, je n'ai aperçu ni son signe avant-coureur, ni celui de son Jean-Baptiste ; tout porte à croire même, quand on voit les courages mollir, qu'il n'appartiendra pas à notre génération. Mais cette in- certitude ne doit nullement nous empêcher de l'atten- dre avec pleine et entière confiance. La vérité que le Seigneur a déposée sur la terre est impérissable. Aussi, de temps à autre, après avoir brisé les moules dans lesquels les hommes ont prétendu l'enfermer définiti- vement, ne craint-elle pas de les laisser voler en éclats, précisément parce qu'elle se sent la vigueur nécessaire pour s'en former de nouveaux.

Quand on a la mauvaise fortune de vivre dans une de ces époques ingrates tout se dissout, il n'y a qu'un seul moyen de concourir à la reconstruction future : c'est d'accepter franchement et sans arrière-pensée la position dans laquelle on se trouve. On peut regretter qu'elle soit ce qu'elle est; on peut indiquer ce qui

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aurait pu prévenir le mal qu'on déplore; mais la question n'est pas là; il ne s'agit pas de créer une position, mais de tirer le meilleur parti possible de celle qui est et qu'on est obligé de subir. Or, pour tout dire en un mot, nous sommes engagés dans une révolution profonde, ou mieux nous souffrons d'une révolution rentrée. Il en est comme de ces maladies cutanées qui, faute d'a- voir donné le tour, rentrent et s'attaquent aux parties les plus importantes de l'organisme. Notre constitution théologique souffre de ce triste mal; aussi n'avons- nous ni les allures libres et hardies qui cai'actérisent un mouvement franchement révolutionnaire, ni ce repos, cette possession de soi-même, cette domination de son sujet, qui sont le propre d'une simple évolution régu- lière et normale : il y a souffrance et crise; plus d'éten- dard commun, plus de chefs, plus de consigne; les plus ardents tirent sur leurs amis, alors qu'ils croient ingé- nument s'attaquer à des adversaires; chacun est apix;lé à faire la guerre pour son propre compte, à ses risques et périls. Ainsi que cela arrive ordinairement, deux partis extrêmes ont compromis le progrès normal et déchaîné la révolution. De part et d'autre, on a méconnu à l'envi les conditions d'un développement théologique sain et normal. Tout le but du présent travail a été de montrer comment ces absolutistes et ces radicaux, ces deux écoles révolutionnaires, en apparence si opposées, ne sont que les filles naturelles et légitimes ' d'un père

' C'est ce que déclare ouvertement M. Golani en parlant du représentant sinon le plus authentique, du moins le plus zélé de l'extrême droite. « Nous le répétons, dit-il, il n'y aeiitrù M. de Gas- parinetnous que l'épaisseur d'un argument passablement compro- mis» [Revue de théologie, t. XIII, p. 128). On le voit, tout se ré- duit à une simple question de logique. Aussi comme on sait se

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commun, l'intellectuiilisme, qui, pendant qu'elles se disputaient à qui mieux mieux, dévorait leur fortune maternelle. Que faire dans une pareille occurrence ? Mettre un terme à la révolution en se débarrassant des révolutionnaires et de leur esprit; rompre enfin avec ce rationalisme qui, fermant les yeux à l'évidence, s'obs- tine, dans les bords les plus opposés, à donner le pas à la formule sur les faits. Il s'agit de savoir si dans notre milieu théologique il y a des forces vives assez impor- tantes pour renouer le lien historique avec le passé et marcher résolùment vers l'avenir sans tenir compte ni de ceux qui ont déjà dépassé le but ni de ceux qui es- timent que le plus sage est de reculer. Malheureuse- ment le nombre des hommes qui ont foi à un développe- ment régulier, déjà bien peu considérable dans notre petit public religieux, a été singulièrement réduit par l'état révolutionnaire. Tandis que les téméraires dépas- saient le but, les timides s'arrêtaient ou se renfermaient dans l'inaction quand ils n'étaient pas tentés de retour- ner en arrière. C'est ici surtout qu'on voit bien que ce

comprendre et se rendre justice au plus fort de la lutte! « Je crois énoncer un fait évident, ajoute encore M. Colani, en disant qu'ac- tuellement, au sein du protestantisme français, il n'y a pas de jet plus vigoureux, plus jeune (!!!) que celui dont je parle et celui ([ui a produit la Revue île tliéologie » (voir t. XI, p. 209). Qui s'étonne- rait, après cela, d'entendre le raéme théologien déclarer, en par- lant des Défauts des chrétiens et des Corporations monastiques : « Peu de livres m'ont procuré autant d'édilication » (Revue, t. XI, p. 276]. Evidemment, c'est ici le cri du sang qui se fait entendre. On dirait de deux frères inconnus qu'une cruelle fatalité condamne a se combattre, mais qui, en dépit de tous les obstacles, ne peu- vent manquer de se jeter un jour dans les bras l'un de l'autre. « Parmi les conquêtes que nous espérons (c'est M. Colani qui parle), pourquoi ne pas le dire? il y en a peu qui nous semblent plus probables et à la fois plus désirables que celles des écrivains dont les noms figurent en tète de ces pages» (Revue, t. Xf, p. 298).

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qui fait notre mal c'est une révolution rentrée. Indécis, four à tour compromis par l'ardeur réactionnaire des uns et par la témérité des autres, la petite poignée de ceux qui croient à un développement régulier et nor- mal, a perdu un temps précieux à se porter tantôt à gauche, tantôt à droite pour l'epousser des alliés plus compromettants que des adversaires.

Cette longue étude, essentiellement historique, n'au- rait pas été entièi'ement inutile si elle avait pu contribuer à tirer au clair une position en apparence si compliquée, quoique en réalité si simple. En présence des deux écoles foncièrementrationalistes et idéalistes faisant pas- ser la formule avant les faits, nous proclamons le res- pect des faits, et nous ne faisons venir le système qu'au second rang. Tandis que nos adversaires sont sur un terrain commun et se disputent depuis plus de dix ans autour d'une pure question de logique, vraiment digne du moyen âge, nous n'acceptons pas le débat sur cette base. Nous en posons une autre. Peu nous importe, au fond, de savoir quels sont les meilleurs logiciens, des défenseurs du rationalisme ou des prophètes d'un avenir entièrement différent du passé. La question n'est pas là. Pleins de confiance en la méthode expérimentale, qui fait merveille dans le domaine des sciences positives, nous demandons qu'on consente à s'en servir franche- ment dans la sphère des sciences morales et religieuses. Au milieu du désarroi actuel des convictions et des partis, nous invitons tous les hommes de foi à se dé- préoccuper de tout préjugé systématique, de toute idée préconçue, pour, armés de leur conscience, travailler à mettre à l'abri de toute atteinte ces faits primitifs et généraux de l'ordre moral que toute théologie et toute philosophie ont pour mission de respecter, de mettre à

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la base d'une construction systématique. A mesure que la liste de ces faits bien étabbs se complétera, ils s'en- richiront tout naturellement des éléments qui, dans les systèmes du passé, ont su en tenir compte ; l'histoire conservera ses droits, et la construction d'un nouvel édifice viendra à son jour et à son heure, lorsque préa- lablement on aura rassemblé les matériaux.

En vérité, il faudrait de bien étranges préoccupa- tions pour s'obstiner encore à considérer comme des esprits inconséquents, entre deux écoles rivales, ceux qui poursuivent un tout autre but, par un autre chemin et sur un terrain entièrement différent. Il serait vrai- ment heureux que les plaisanteries à l'adresse du pré- tendu tiers parti, déjà passées de mode, ne sortissent plus de leurs oubliettes. Point de départ, méthode, but, tout nous distingue de ceux qui, faisant passer les be- soins logiques en première ligne, en sont arrivés à trouver un repos momentané dans un scepticisme dog- matique assez peu original. Oui, il y a deux théologies nouvelles qui n'ont enti'e elles de conniiun qu'un même nom, dont les hommes pratiques aimeraient assez se servir pour leur préparer une fin commune. On croi- rait qu'une rusée matrone, s'emparant de deux enfants nés à peu de jours de distance, les a furtivement placés dans le même berceau. L'un est malheureusement mort, et voilà que les deux mères voisines viennent ré- clamer à l'envi celui qui est en santé. l\ous le disons sans aucun embarras : si un nouveau Salomon venait proposer son héroïque sentence, c'est du plus profond de notre cœur que nous pousserions le cri qui trahit la mère véritable. L'individualisme chrétien ne saurait consentir à partager avec personne le terrain de la théo- logie française contemporaine. Nous croyons l'avoir

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iargement démontré : c'est lui qui est en possession des droits du premier occupant; il n'a qu'à les faire valoir.

L'état des affaires des prétendants à son héritage lui rend en somme la partie assez belle. Pour ce qui est de la gauche, l'attitude est des plus simples; on a tout bonnement répudié la succession, pour aller émigrer dans un nouveau monde. Nous le dirons sans aucune affectation, nos meilleurs vœux sont pour ces hardis navigateurs qui, ayant laissé le vieux fonds du christia- nisme historique, courent, munis de quelques rares provisions, vers des continents nouveaux. Puissent les vents et les flots leur être plus favorables que lorsqu'ils ont quitté bruyamment nos ports, en jetant à la mer et le lest et les ancres pour atteindre plus vite l'objet de leurs désirs. Puissent-ils nous revenir un jour riches et forts, et non pas dans l'attitude de ces émigrants mai- gres et souffreteux que l'Amérique renvoie parfois k l'Europe étonnée. En tout cas, que l'on ne dise plus que nous acceptons leur itinéraire pour nous arrêter, timides et inconséquents, dès les premiers pas dans la carrière. Au moment deux convois parcourent le chemin de fer de ceinture avant de gagner les lignes de la province, les ignorants peuvent être incertains sur leur destina- tion. Ne se servent-ils pas des mêmes rails? ne partent- ils pas de la même gare ? Celui qui, au lieu de pousser jusqu'à Marseille s'arrête à Orléans est donc inconsé- quent et mal dirigé ? Mais non, bonnes gens, regardez-y de plus près; il était parti d'une autre gare; il s'est rendu à Boulogne, lieu de sa destination. Deux navires allant, l'un de Calcutta à New-York, l'autre de New- York au Japon, peuvent se rencontrer dans la haute mer, avancer quelque temps dans la même direction, et

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pourtant vous voyez qu'ils n'ont pas grand'chose de commun.

Mais à quoi bon accumuler comparaison sur compa- raison, en dépit des préceptes les plus élémentaires de la rhétorique? Toute illusion d'optique est devenue im- possible ; les faits ne nous ont que trop tôt donné raison. iVl. Schérer relève de Vinet comme Voltaire de Luther.

Les rapports avec le parti supranatiiraliste, quoique tout aussi simples au fond, pourraient, si on n'y prenait garde, être gros de périls de divers genres. Autant nous sommes d'accord avec la gauche modérée pour ce qui tient aux droits incontestables d'une science chrétienne, autant nous nous entendons avec la droite lorsqu'il s'agit des vérités impérissables que l'Evangile est venu apporter au monde. Et pourtant s'il pouvait être ques- tion ici de récriminer, que de graves reproches à faire à des hommes qui, au lieu de se donner la peine d'e.xa- ininer avec quelque sang-froid les prétentions de leurs héritiers les plus légitimes, ont trouvé plus commode de se faire borne et de les en vérité le mot conve- nable se refuse à venir sous notre plume. Aussi bien n'est-ce pas de cela qu'il s'agit, ^'ous n'éprouvons au- cun embarras à les mettre au bénéfice d'une parole de Vinet, qui, lui, s'est donné la peine de les comprendre, et qui y a réussi, grâce à son point de vue large et su- périeur. « Il faut, dit-il, le proclamer avec reconnais- sance : bien souvent même les traces de la conta- gion dogmatique sont le plus visibles, et se révèle de la manière la plus frappante le chrétien selon la for- mule, là même la conviction individuelle, la liberté, le Saint-Esprit, ont su se ménager leur part, qui est la part du lion. Du sein du chrétien conventionnel, vous verrez avec joie se dégager l'élève du Saint-Esprit; vous

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verrez la vie réelle, les épreuves, le provoquant pour ainsi dire, lui adressant, comme d'assidues sentinelles, un brusque et soudain qui-vive en obtenir une réponse aussi franche que prompte, qui atteste que ce soldat de Christ ne s'était pas endormi à son poste sous l'étouf- fante enveloppe des formes. » Nous avons dit avec trop de liberté le mal qu'ont fait au réveil les hommes qui l'ont engagé dans les eaux de l'intellectualisme, pour que l'équité ne nous recommande pas d'ajouter avec une égale franchise que, chez beaucoup, la maladie a eu son contre-poids dans une grande activité pour le triomphe de ce qu'on estimait être la vérité. Certes il faut bien que le Saint-Esprit se soit ménage la part du lion pour que la vie ait persisté en dépit de la pesante armure dans laquelle on a emprisonné le soldat. Aussi a-t-on moins péché par ce qu'on a fait que par ce qu'on a négligé. Et le malheur est que ce qu'on avait dédai- gné, on n'a pas voulu le laisser accomplir par d'autres. On ne voulait ni faire ni laisser faire. C'est ainsi qu'on est devenu obstacle et borne et que le ruisseau, deve- nant torrent, a dévasté les bords que, contenu par une main prévoyante, il eût fertilisés et enrichis. De tant de déchirements et de luttes intestines, tant de préten- tions jointes à tant d'impuissance ; de une conliance aveugle à défendi'e opiniâtrément des remparts écrou- lés, alors que l'ennemi pénétrait dans la place par toutes les issues. On comptait les suffrages au lieu de les peser; parce qu'on avait dressé quelques gros bataillons à ré- péter une consigne, on croyait avoir avec soi la vérité ; le terrain s'écroulait sous les pieds, le vide se formait, l'avenir échappait. Cependant, comme tout cela n'était pas visible au dehors, on se donnait du courage en fai- sant bonne contenance. Qui sait? tel peut se croire

aujourd'hui vainqueur sans qu'il ait même combattu !

C'est que nous paraît résider le péril du moment. On voudrait charger l'élément pratique de mettre fin aux controverses en absorbant les préoccupations théo- logiques. Ne sommes-nous pas à la tête de toutes les œuvres de charité? demandent quelques personnes. Vous avez beau nous appeler retardataires : sans nous, sans notre zèle et notre activité, que serait devenue l'E- glise ? Les évangélistes et les missionnaires ne se recru- tent-ils pas dans les rangs des disciples de l'ancienne théologie? Que pourriez-vous faire avec vos incertitudes et vos innombrables points d'interrogation ? Les anciens systèmes ont fait leurs preuves ; quant au nouveau, il faudrait qu'il commençât lui-même par s'affirmer. Et rien ne prouve que nous en soyons là. Voyez plutôt ce que sont devenus nos réformateurs d'il y a dix ans! La leçon parle assez haut pour que vous l'entendiez. Que nous entretenez-vous encore de nouvelle théologie et de progrès? C'est de consoler les mourants, de prêcher l'Evangile de la grâce, d'appeler les pécheurs à la re- pentance, qu'il doit être question. Ne comprendriez- vous pas enfin les signes des temps? Et, avec un peu moins d'étroitesse dans l'occasion, une concession ap- parente arrachée par les circonstances, un bel éloge fait des talents de telle personne sensible à la louange; puis, au besoin, une rebuff ade administrée à propos, un quos ego! éloquent et pathétique adressé à qui s'écarte trop : un coup de houlette par -ci, une dénonciation par- là, on espère ramener au bercail les jeunes gens impru- dents qui ne savent pas trop ce qu'ils veulent, et ob- tenir le complet isolement de quelques rares mauvaises têtes, de ces hommes originaux, peu pratiques et aven- tureux qui, ne pouvant s'entendre avec personne, se

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complaisent dans la critique et dans l'opposition. Quand on en serait là, le résultat espéré ne se ferait pas at- tendre; les sept vaches maigres auraient dévoré leurs compagnes, le passé absorberait l'avenir, le développe- ment théologique aurait avorté : l'intellectualisme, re- devenant exigeant, remporterait une nouvelle victoire.

Qu'on se rassure ; si nous signalons le danger, c'est avec ce calme et cette jouissance exquise qu'on éprouve à le mesurer en sachant qu'on n'a rien à craindre. Cer- tains esprits timides et pratiques pourront bien renon- cer à quelques aspirations qu'ils avaient adoptées sans trop s'en rendre compte; tout au plus, le flot contenu par un obstacle pourrait s'arrêter un instant avant de le surmonter; mais le fleuve ne remontera jamais à sa source. Du reste, une dernière victoire de l'intellectua- lisme aux abois lui porterait à lui-même le coup de grâce. 11 s'est montré au-dessous des circonstances du moment, en laissant éclater, en provoquant la crise qu'il eût prévenir. Il est même douteux qu'il puisse être encore utile à titre de correctif. C'est pourquoi ceux qui ont foi en l'avenir du réveil ne sauraient hési- ter un instant. Qu'ils osent le sauver en dépit des pro- testations et des clameurs de ceux qui estiment être ses représentants exclusifs. Il n'est plus temps de charger sur ses épaules le pudique manteau de Sem et de Ja- phet. Hélas ! Noé n'a eu que trop de fils complaisants ! Aussi, voyez, son ivresse n'est plus accidentelle; elle est devenue chronique. A force d'appliquer des pallia- tifs, on a laissé le mal gagner les parties nobles de l'organisme; une seule voie reste ouverte : il faut saisir un fer bienfaisant et le promener dans les plaies sai- gnantes, le malade dût-il, s'évanouir et pousser les hauts cris. La théologie évangélique ne peut être sauvée

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aujourd'hui que par ceux qui porteront en eux un élé- ment dogmatique suffisant pour Farracher aux froides étreintes de l'intellectualisme.

C'est le dernier complément que doit recevoir le principe mystique pour atteindre le plus haut dégré de son développement, avant de procéder à une systéma- tisation nouvelle. On remarquera ici que son histoire est toute différente de celle de son antagoniste. Tandis que la tendance négative peut être comparée à un riche fils de fomille, bon à rien, sinon à s'appauvrir journellement, en dissipant le riche patrimoine pater- nel, la tendance positive rappelle assez un parvenu, un pauvre enfant sans père ni mère, recueilli au coin d'une borne, mais qui est viable; grâce à son ex- cellente constitution, il va grandissant et se fortifiant de jour en jour, jusqu'au moment où, par son art et son activité, il a conquis tous les biens dont son heu- reux rival s'est appauvri. Au point oii nous avons laissé le principe mystique, d'informe et de sporadique il était devenu philosophe et général; pour atteindre à sa parfaite stature, il n'a plus qu'à devenir à son jour dogmatique. Ne lui faisons pas un reproche d'avoir tant tardé à revêtir ce caractère. N'étaient-ce pas les in- signes particulièrement remarquables de son grand adversaire l'intellectualisme sous ses diverses formes? Quoi d'étonnant donc qu'il ail éprouvé quelque répu- gnance à leur endroit, et qu'il ne veuille s'en revêtir qu'à la dernière heure, alors qu'il sera assuré de leur innocence? C'est ce qui explique ces hésitations, ces incertitudes, ce vague, ce nuageux qu'on lui a tant reproché et qui ne venait nullement d'Allemagne, comme on a bien voulu le répéter à satiété. C'était un pur effet de la jeunesse. Avec l'âge mûr arrivera

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cet élément positif, dogmatique, sans lequel le principe nouveau échouant au port, serait hors d'état de com- pléter son triomphe et de se constituer définitivement. Vinet lui-même, chez lequel cet élément était fort peu sensible, ne sentait pas moins sa nécessité. S'élevant contre un latitudinarisme désossé, qui n'est guère pro- pre qu'à contenter des malades ou des esprits incom- plets, il dit quelque part : « Qu'on ne vienne pas allé- guer, contre la nécessité d'une dogmatique positive et précise, je ne sais quelle largeur de vues, qu'on croit plus siàrement trouver dans le vague des doctrines ra- tionalistes, ou l'intérêt, certainement respectable, de l'application du christianisme aux affaires sociales, ou rimporlance de ne pas enlèvera l'Evangile le caractère philosophique qui le recommanderait aux penseurs, caractère, j'en conviens, que l'Evangile doit avoir si l'Evangile est vrai. Ce sont ces considérations mêmes qui parlent pour notre thèse. La largeur? elle n'est que dans le christianisme positif nettement dessiné, vive- ment accentué : celui-là seul assure à toutes les facultés de notre nature, à tous les besoins de notre âme, le plus grand essor et le plus vaste espace possible ; il n'est pas une de ces facultés, pas un de ces besoins que le rationalisme (Vinet entend par le latitudinarisme rationaliste), au contraire, ne refoule et ne mette à l'étroit, pour mettre au largo, quoi? Uniquement ce qui doit être comprimé, les passions de la chair, la soif immodérée de savoir, la répugnance à croire et à prier, et, en toutes choses, la haine du joug de Dieu. »

Parmi les pensées de Vinet, il n'en est pas qui aille mieux à l'adresse de ceux qui aujourd'hui s'occupent de théologie que cette recommandation de ne point négliger l'élément dogmatique. On peut même le dire

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sans crainte, nul ne saurait avancer de nos jours effica- ceraent son œuvre sainte qu'à condition de ne pas lui être trop semblable sous ce rapport. Il a soin de nous rappeler quelque part qu'on ne succède qu'à condition de n'être pas pareil. Loin de nous donc tout servilismc, tout esprit d'imitation qui serait la ruine certaine de cet individualisme chrétien qu'il s'agit de faire triom- pher. C'en serait fait de l'école de Vinet du moment ses disciples, devenant avant le temps de vulgaires traditionalistes, s'amuseraient à se transmettre reli- gieusement les idées du maître sans y rien ajouter. Le principe mystique se condamnerait à une minorité permanente et stérile s'il ne savait s'approprier l'élé- ment dogmatique et en général tout ce que peuvent avoir de bon les diverses tendances qu'il est appelé à supplanter. Le rationalisme a déjà terminé son œuvre. Il n'a de raison d'être que dans l'existence d'un dogme traditionnel qu'il a mission de dissoudre. La tâche de la critique négative étant achevée, l'école rationaliste se trouve satisfaite et désintéressée. Il tend à se for- mer en quelque sorte un point de vue neutre duquel on peut tout considérer impartialement. Alors, il ne s'agit plus de n'avoir en vue exclusivement que les seules différences, mnis au contraire l'unité, le progrès, le développement successif des dogmes à travers les âges. Ici le mysticisme philosophique et le rationalisme se rencontrent et se donnent la main. Les préoccupa- tions exclusivement destructives et négatives cèdent le pas à une critique vraiment libre et impartiale qui sait tenir compte de l'histoire et préparer ainsi la voie à une nouvelle construction dogmatique. Mais ce n'est pas uniquement en se dépouillant de ses défauts que le rationalisme se rapproche de la mystique. Il lui ap-

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porte le précieux concours de ses qualités, l'élément scientifique, dont elle a tant besoin, et reçoit en échange un souffle de vie religieuse et de sentiment chrétien, qui lui manquent volontiers quand il est abandonné à lui-même. De part et d'autre on fait un pas en avant pour se comprendre, se compléter, fu- sionner en se rendant justice.

L'attitude du supranaturalisme étant plus vague et plus intenable encore que celle du rationalisme, il ne s'en réconcilie que plus aisément avec la tendance mystique. Qu'est-ce qui scandalise surtout les traditio- nalistes ? C'est, chez les individualistes, un certain dé- dain pour l'histoire et l'élément traditionnel, une trop belle part faite à la critique. Mais la tendance nouvelle aspirant à mieux s'équihbrer sous ces divers rapports, les objections tombent d'elles-mêmes. On a beau répéter que Néander et Vinet ont fait plus de mal que Strauss au christianisme contemporain, il arrive un moment on ne peut plus croire soi-même à ce qu'on dit. Et puis les faits sont pour déclarer que ceux qui sont allés le plus loin dans la négation sont pour la plupart sortis non pas de l'école de Vinet, mais du sein de l'ortho- doxie la plus irréprochable. Le supranaturalisme, déjà atîaibli par sa lutte contre le rationalisme qui lui a ar- raché mille concessions, viendra tout naturellement ab- diquer dans les bras de l'individualisme. Celui-ci alors, parvenu à sou dernier développement, à sa stature par- faite, n'aura plus qu'à tout pénétrer du souffle nouveau qui l'anime.

iVlais ici pas d'illusion; nous sommes pour le moment fort loin de toucher au terme : plus d'un faux pas pour- rait bien nous en séparer. Outre les diflicultés inhé- rentes à toute période de transition, il s'en présente en-

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core de spéciales qui tiennent au milieu même dans lequel le développement doit s'accomplir et à la nature du problème à résoudre. En tout premier lieu il faudra compter avec les défauts, ou si on préfère, les qualités de l'esprit français. Nous l'avons vu suffisamment pen- dant ces dernières années; il va vite en besogne; leste et prompt, il a d'un regard aperçu et déduit toutes les conséquences logiques que renferme un principe. Avec cela plus enclin au dogmatisme qu'au latitudinarisme, le vague n'est nullement son fait. Ceux donc qui tra- vailleront à une reconstruction théologique, auront à compter avec ces dispositions. On leur demandera d'être arrivés au but avant de s'être même mis sérieusement en route : n'ayant pas le temps d'attendre les travaux préparatoires d'exégèse et d'histoire des dogmes que réclame toute période créatrice, on voudra savoir au nom de quelle dogmatique on fait de l'exégèse ou de l'histoire. A entendre certains hommes pratiques, qui sont loin d'être eux-mêmes au clair avec le passé, les jeunes théologiens auraient dît improviser une dogma- tique du jour au lendemain ; c'est à peine si on leur ac- corderait trois mois, la durée d'un de ces étés pluvieux et chauds, si favorables à l'éclosion de ces générations spontanées et éphémères. A la lettre, certains hommes excellents vous mettent le couteau sur la gorge. Si on les croyait, il faudrait improviser une dogmatique séance tenante, ou faute de quoi accepter sans murmurer celle du passé; ne pas parler de progrès, de nouvelles for- mules à découvrir, ne pas détruire avant d'édifier. Cai" l'Eglise, elle, a besoin de vivre et de croire; en atten- dant que messieurs les théologiens aient mis la der- nière main à leur œuvre, elle ne saurait coucher à la belle étoile. Ici les rôles sont curieusement inter-

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vertis. A qui la faute, je vous prie, si raucien édifice s'est écroulé avant que le nouveau fût construit? Pre- nez-vous-en à ceux qui, ayant mission de le maintenir, n'en ont eu cure et se sont, un beau matin, trouvés en- sevelis sous ses ruines. Si les uns se sont trop attardés, ce n^est pas une raison pour que les autres, dans le but de rattraper le temps perdu, s'aventurent dans les en- treprises hâtives. Des compensations de ce genre ne sauraient être admises dans le domaine de la pensée. « Tout établissement vient tard et dure peu, » a dit La- fontaine. Bien qu'il ne fût pas théologien, l'avertisse- ment a sa valeur. En outre, la théologie biblique, fran- chement acceptée dans la pondération de ses divers types, n'ofîre-t-elle donc pas un abri respectable en attendant mieux Il serait singulièrement piquant de voir les hommes qui prennent le titre de bibliques par excellence, se refuser à rencontrer leurs adversaires sur ce terrain aussi positif que ferme. Encore une fois, si l'Eglise n'est pas satisfaite, qu'elle s'en prenne à ses conducteurs autorisés qui n'ont pas su maintenir l'an- cien édifice en assez bon état pour qu'il pût servir jus- qu'à l'entier achèvement du nouveau. Quant à ceux qui travaillent à celui-ci, les cris et les exigences du mo- ment, s'ils sont prudents et s'ils comprennent l'impor- tance de leur œuvre, ne sauraient les pousser à faire un seul pas prématuré. Il faut mettre aux choses le temps nécessaire ; la valeur de tout résultat est en pro- portion directe avec le travail et la peine qu'il a exigés. Aussi, par le temps qui court, le plus sage est-il de se résigner à passer pour plus négatif qu'on n'est en

1 Est-il nécessaire d'ajouter qu'il n'est pas question de dépasser la révélation, mais uniquement de systématiser d'une manière plus chrétienne les données bibliques?

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réalité; tout élément qui serait admis intempestivement dans le nouvel édifice, sous la pression des circonstances et non en vertu du principe générateur, le christianisme apostolique saisi par la conscience, ne ferait que com- promettre sa structure. De nouvelles convulsions se- raient nécessaires pour expulser de l'organisme cet élément hétérogène. Une paix prématurée préparerait des guerres intestines; il arriverait un architecte qui ferait démolir impitoyablement des murs entiers pour extraire telle pierre étrangère ou mal placée compro- mettant l'avenir du bâtiment. Les éloquents appels des piétisles, appuyés par les hardies négations des par- tis extrêmes, resteront sans effet sur tout homme qui aura mesuré l'immensité du travail à accomplir. M. Co- lani doit avoir dit quelque part que rien ne nuit tant que la précipitation aux œuvres chrétiennes. Faisons notre profit d'une remarque qui serait peut-être d'une actualité moins saisissante si celui qui l'a faite en avait tenu un plus grand compte.

A ces difficultés viennent s'en joindre de non moins graves. Il ne faut pas oublier que la mission de notre temps, si nous l'avons bien comprise, consisterait à ré- gler les rapports entre l'élément objectif du christia- nisme et la subjectivité. Nous sortons d'une époque d'excessive objectivité. Nous pouvons donc compter que le subjectivisme , à peine émancipé, se donnera amplement carrière. Tl risquera de dépasser le but. On ne peut raisonnablement s'attendre à ce que, du pre- mier coup, il fasse un départ équitable dans la dogma- tique traditionnelle entre ce qui doit être conservé et ce qu'il faut décidément sacrifier. Au lieu de se lamen- ter sur les conséquences d'un faux individualisme, il serait plus raisonnable de se rappeler que nulle ten-

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dance, à son début, n'est entièrement équilibrée. Quel est donc l'esclave qui ne fasse quelques sottises les premiers jours qui suivent son émancipation , surtout si celle-ci a été subite et sans préparation? Tel théolo- gien individualislc professera des principes qui paraî- tront atteindre le christianisme lui-même. Celui-ci vou- dra vivre en se plaçant en dehors des conditions de la vie; tel autre se coupera un bras; un troisième s'arra- chera un œil. Que faire? Qui donc aurait autorité pour décider le nombre de membres qu'il faut pour que l'organisme demeure encore vivant? Tel se soutient des années avec un seul poumon, tandis que l'autre expire au moment on lui coupe un pied. Que faire? Ce sont les mystères de l'individualité; nul n'y peut rien , pas plus la faculté de théologie que la faculté de médecine. Force nous est de prendre les hommes tels qu'ils sont. Sans doute il serait bien plus commode de dresser une liste de formules et de dire : En dehors de celles-ci on n'est plus chrétien; quiconque l'adopte est un frère. Mais la réalité se rit de ces abstractions géné- rales. Avec ces mots de passe , on repousse un frère scrupuleux pour admettre à bras ouverts un hérétique qui n'y regarde pas de si près. Le christianisme étant avant tout une vie nouvelle, la ligne de démarcation entre ceux qui lui appartiennent et ceux qui le 7'ejettent doit se faire sur le terrain de la vie. Nous savons à merveille que c'est très délicat; qu'on préférerait de beaucoup recourir à une formule abstraite impersonnelle. Vieux reste d'intellectualisme ! C'est à la vérité qu'il appartient de faire ses conditions, à nous de les accepter. Du reste, avec un peu de largeur d'un côté et plus de franchise de l'autre, on arriverait assez facileni'ent à s'entendre, s'il ne fallait pas compter avec le nudtitndinisme.

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Nous touchons à une dernière difficulté qui n'est pas sans avoir sa gravité. Gomme si ce n'était pas assez d'un problème pour notre inexpérience, nous en avons deux sur les bras. La question tliéologique se complique de la controverse ecclésiastique. Et, circonstance à ja- mais déplorable, ceux qui travaillent à un renouvelle- ment dogmatique sont divisés en nationaux et indé- pendants ! Quelles que soient les bonnes dispositions personnelles', cet antagonisme est funeste et risque de compromettre l'œuvre commune. Grâce au désordre qui domine dans les Eglises nationales, le développe- ment théologique peut se donner librement carrière dans leur sein ; mais cet avantage est illusoire. Privé du correctif de la vie ecclésiastique, il est fatalement condamné à dépasser le but; tout au plus pourrait-on, si les choses allaient au mieux, voir se renouveler dans nos pays cette utopie allemande, une dogmatique nou- velle dans le sein des vieilles Eglises. Mais on sait assez qu'à un moment donné il suffit d'une poignée d'ortho- doxes suffisamment entêtés pour mettre à l'index une telle théologie rendue responsable des maux qu'elle n'a pu prévenir, faute d'avoir travaillé à se former une Eglise à son image. Avant que les vues nouvelles aient eu le lemps de débarrasser la piélé des simples du lourd bagage traditionnel sous lequel elle se rapetisse et s'é- tiole, il suffira toujours d'un journal, dont l'unique mé- rite sera d'être bien pensant, pour rendre leurs repré-

Malheureusement elles ue se trouvent pas chez tous. Nulle pan l'esprit sectaire ne se montre plus petit que chez ces prétendus amis du progrès qui ne laissent échapper aucune occasion de com- promettre, dans un intérêt ecclésiastique^ ceux qui luttent avec les mêmes difficultés dogmatiques dans le sein d'une autre Eglise.

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sentants suspects et compromettre le progrès, en lan- çant certains esprits dans les extrêmes.

Le sort des théologiens dans les Eglises libres pour- rait bien finir par n'être pas plus enviable dès qu'ils auraient pris leur œuvre au sérieux. Ces Eglises nou- velles, essentiellement démocratiques, auront-elles la bizarre fantaisie de se faire, d'une manière plus ou moins explicite, les défenseurs d'une théologie qui évi- demment ne fut pas promulguée pour elles? Alors la position deviendrait intenable; il faudrait mourir faute d'air. Passe encore de comparaître devant un concile de théologiens! Us ont beau être étroits et attardés, on jouit du privilège inappréciable d'être jugé par ses pairs. Mais qui donc consentirait à rendre compte de sa foi théologique devant une démocratie ignorante ayant reçu le mot d'ordre de quelques docteurs sco- lastiques qui n'auraient pas eux-mêmes jugé prudent d'entrer en lice? Elle risque, dans un moment donné, de devenir bien critique, la position des théologiens novateurs qui voudront à la fois édifier certaines Egli- ses, et occuper une place prééminente dans les rangs des hommes occupés à changer, à modifier, ou même à équilibrer la dogmatique de ces Eglises!

On voit que nos illusions ne sont pas grandes; mais notre foi en l'avenir n'en est pas un instant ébranlée. Le christianisme est impérissable; il a besoin d'une théologie renouvelée; il faut donc que, d'une façon ou d'une autre, elle sorte du creuset de l'épreuve, du sombre défilé dans lequel elle semble destinée à s'abî- mer. Si les Eglises nationales ne savent pas apporter un frein légitime aux négations qui mettent leurs auteurs en dehors du christianisme, elles périront, soit par des divisions intestines, soit par la dissolution. Si, d'un autre

côté, rintelleclualisrue réussit à exploiter les Eglises libres, il les étouffera au berceau.

Mais ne craigoons rien , le mouvement théologique ne saurait avorter. Il faudra que, tôt ou tard, il se trouve des vaisseaux neufs pour recevoir le vin nouveau qui fermente. Alors, sur les ruines qu'un avenir prochain nous réserve peut-être, on verra surgir une Eglise nou- velle qui, se sentant de force à mener de front les deux problèmes, éviterait d'un côté un multitudinisme gros- sier qui place indistinctement aux rangs des fidèles tous les membres de la chrétienté, et qui, d'un autre, se garderait de sous-entendre, entre les quelques lignes de sa profession de foi, une acceptation implicite de toutes les déterminations dogmatiques du passé. Alors on se trouverait enfin dans la condition d'un développement dogmatique fécond sur la base d'une vie chrétienne incontestable. La distinction entre la religion et la théo- logie serait acceptée sans arrière-pensée, et l'une et l'autre pourraient prendre pour point de ralliement cette parole de Vinet : « Partout vous reconnaissez la vie, la vérité n'est pas loin; partout aussi une partie de la vérité est franchement avouée et cordiale- ment professée, les autres, bien que recouvertes de si- lence et d'ombre, et peut-être repoussées en apparence, résident secrètement dans l'àme à côté des autres élé- ments de vérité dont elles sont responsables ; si Jésus- Christ peut être divisé dans la théorie, c'est-à-dire dans les formules et dans les mots, qui sont hors de l'homme, il ne peut l'être dans le sentiment qui est l'homme même. »

C'est ainsi qu'on éviterait à la fois un dogmatisme desséchant et un latitudinarisme énervant. L'individua- lité théologique et religieuse serait respectée sans au-

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cun détriment pour la vérité objective. Tout en sachant tendre une main d'association à celui qui posséderait le minimum de vie chrétienne, le théologien libre tra- vaillerait à le placer dans les conditions voulues pour que cette vie se développât entièrement; il ferait surgir ces autres parties de la vérité encore recouvertes de si- lence et d'ombre. La variété des opinions théologiques irait en augmentant, ainsi qu'il convient dans une épo- que d'individualisme; mais bien loin d'en être troublée, l'harmonie ecclésiastique en serait fortifiée, grâce à la distinction entre la théologie et la religion. Les établis- sements nationaux, qui ouvrent alternativement leurs chaires à des orthodoxes, à des panthéistes, à des natu- ralistes, auraient pris fin, sans qu'on fût condamné à assister au triste spectacle de quatre Eglises dissidentes, méthodiste, darbyste, baptiste, et indépendante, se disputant quelques douzaines de protestants perdus dans le sein d'une immense population catholique. L'individualisme chrétien aurait alors rempli la condi- tion suprême pour régner sans partage dans l'Eglise; il aurait rendu toutes les autres tendances inutiles en s'enrichissant des éléments de vérité que chacune re- présentait pour les élever tous à une plus haute puis- sance.

TABLE DES MATIÈRES.

Le problème du moment : le christianisme est-il soumis à la loi du devenir comme tout ce qui est dans le temps? Réponses di- verses que reçoit cette question; point de vue de la présente éUàde, p. 1-9.

I.

LE PASSÉ.

Dernière phase de la période dogmatique du seizième siècle : le courant négatif et le courant positif, p. 10.

La scolastique protestante, le Consenstts helvétique; l'inspira- tion plénière établie pour la première fois ; déviation de l'esprit de la Réformation, p. 11-16. Résistance au Consensus et persécu- tions dans le pays de Vaud, p. 16-18. Effets de la victoire de la scolastique, p. 19.

Le réveil et les scolastiques; ceux-ci l'exploitent, p. 20. Lltra- calvinisme, assurance syllogistique du salut, p. 20. Genève, en 1827, sous l'influence du piélisme, p. 21, 22. L'esprit scolastique et la mystique en présence, p. 23. Victoires du premier; confusion entre la religion et la théologie, p. 24 ; protestation de M. Bost, dans les Pensées d'un solitaire, p. 25. Critique du dogmatisme du réveil, p. 26-30.

L'intellectualisme sur le terrain ecclésiastique, p. 31. Nouvelle protestation de M. Bost, dans ses Recherches sur la constitution des Eglises, p. 32. Tout profite au dogmatisme, p. 33. Le rationa- lisme orthodoxe se formule définitivement dans la Théopneustie

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p. 35; protnslations de la Bévue suisse, p. 35, 3G. Dissolution du parti du réviùl, à la suite de l'absorption de l'élément moral par l'intellectualisme, p. 38, 39.

II.

LA CUISE.

Sa marche précipités, p. 40 ; M. Schérer, son promoteur, p. 11 ; nécessité de so rendre compte de sa tendance et impossibilité de le faire d'après ses Mclanrjes, p. 41, 42. M. Schérer a-t-il été attiré par les défauts ou parles qualités du réveil? p. 43. Importance du problème; la question personnelle réservée, p. 45, 47.

M. Schérer jugé par ses œuvres littéraires, p. 47. Son tout pre- mier ouvrage : Histoire du dogme de la liberté monde, p. 48-52. Tendance déterministe et panthéiste de cet écrit, p. 52-GO. L'auto- rité de l'Ecriture l'empêche de conclure, p. 61, G3.

Sur quelles preuves repose cette autorité? Importance de la ques- tion, p. Gi-GG. Moment solennel dans l'histoire de notre développe- ment théologique, p. 60, 67. Le second écrit de M. Schérer : les Prolégomènes, p. 68. Son caractère retardataire et scolaslique, p. 68. M. Schérer fait son entrée dans le ch.-'iteau fort du rationalisme orthodoxe; il en est bien digne, p. C9, Il défend l'inspiration plénière et confond la Parole de Dieu et l'Ecriture, p. 70-73. Légère nuance qui le sépare de la Théopncustie, p. 74. M. Schérer, autoritaire, p. 75 ; sa conscience scientifique commence h avoir des scrupules, p. 76. M. Schérer défenseur du canon providentiel, p. 78 ; la clef des Mélanges trouvée, p. 79.

Comment M. Schérer a cessé d'être un homme d'autorité; il com- mence à se réfuter lui-même, p. 89 ; le point de vue mystique faute de mieux, p. 81-84; ce qu'il s'agit d'expérimenter demeure ma- tière à raisonnement, p. 85; M. Schérer persiste dans la voie de rintcUectualisme, p. 85; remarquable définition qu'il donne des di- vers genres de foi, p. 86, Contraste avec Vinet, p. 87. Importauce de cette méprise, p. 88. Le doute au point de départ, p. 89-93. In- fluence sur M. Schérer du milieu dans lequel il s'est trouvé, p. 94, 95. Fut il un martyr? p. 95.

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M. Schércr se met à démolir sa maison, p. 96. La preuve in- terne à la fois défendue et battue en brèche, p. 97-99. La conscience religieuse et l'Evang-ile, p. 100; celui-ci sacrifié, p. 101. Jésus- Christ et la conscience, p. 101, 102. Lauteur hésite et se recueille, p. 103, 104.

Chemin parcouru, p. 103. L'assimilation individuelle et fragmen- taire, p. 103. Seconde attaque contre la personne de Jésus-Christ, p. 103. Les écanffiies isolés des épUres, p. 106. Les miracles de Jé- sus-Christ reconnus sans conteste au début d'un article pour être niés à la fin, 107-115.

M. Schérer argumentant ad homincm pour réduire les autori- taires à Tabsurde, p. 113, 116. Position tragique de M. Schérer pris à son tour dans les filets de la dialectique, p. 119, 120. Contradic- tions et sopbismes, p. 120-126. Lîs raisonnements sur l'assimilation remplacent la pratique, p. 127. Conséquences : le château de cartes s'écroule tout entier, p. 128.

Retour offensif du déterminisme: article sur le péché, p. 129- 132. La conscience sacrifiée, p. 133; le péché nécessaire et éternel, p. 135. Naïveté de M. Schérer, p. 136; il est hydrophobe à l'en- droit de l'antinomie, p. 137; il est tombé dans la plus grande des hérésies, p. 138.

L'intellectualisme profitant de la crise, p. 136; ce mauvais génie aveugle les rationalistes orthodoses et hétérodoxes, p. 139, 140. Le Canon de M. Gaussen reproduit le point de vue des Prolégomènes, p. 140-143. M. Gaussen imposant ses conditions à l'Ecriture, p. 144. Le seul argument de la peur, p. 145-147.

L'intellectualisme et le parti du mouvement, p. 147. Ruines sur ruines, p. 148; locomotive lancée à toute vapeur, p. 149. Les deux partis extrêmes, p. 150. Intervention du tiers parti, p. 131. Hérode et Pilate se donnent la main pour l'éconduire, p. 152; essai de le faire provenir de Satan, p. loi, sans qu'il s'en porte plus mal, p. 154.

La déroute se met dans les rangs de l estrème gauche, p. 155. M. Colani devient borne à son tour, p. 156. Sa belle protestation contre le déterminisme, p. 136, 157. Son horreur de la métaphy- sique; par quoi amenée et ses conséquences pour sa christologie, p. 157-161. Le criticisme aboutissant au scepticisme, p. 162. Kant, père d'une métaphysique nouvelle, p. 162. M. Colani, prédicateur, p. 167.

Biiliante position du parti qui n'a prêché le libre examen que

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pour usoi (lo la liberté de nn pas examiner, p 108. Une remar- quable exception : les débuts de M. Albert RévillCj p. 169-171. Pro- fond changement, p. 172. Le christianisme converti aux hommes du monde, p. 176. Un pasteur protestant chantant les louanges du génie religieux de M. E. Renan, p. 176-179. Optimisme de M. Ré- ville, p. 182. Le christianisme, religion définitive quoique exclu- sivement humaine ! ! ! p. 184. Déterminisme et naturalisme, p. 185, 186. Panthéisme inconscient, p. 185.

Le déisme jeune et naïf faisant irruption avec M. F. Pécaut, p. 186. Critique du rationalisme hétérodoxe au nom de l'ortho- doxie, p. 189-192. La divinité morale de Jésus, maintenue par M. Colani, est niée par M. Pécaut, p. 193. Messianité de Christ niée, p. 195. Le judaïsme et la philosophie exaltés aux dépens du christianisme, p. 197. M. Pécaut, déiste m.algré lui, p. 197 j l'ar- gument des larmes, p. 198, 199; 11 est trop commode pour être bon, p. 199; l'argument tiré de l'existence des déistes religieux, p. 201; celui du succès, p. 202.

on voit la prose de M. Schérer renversant la poésie juvénile de M. Pécaut, p. 203-206. Montaigu et son interlocuteur, p. 207; sont-ils bien réellement deux? p. 207. M. Schérer se répétant à satiété, p. 208 ; M. Schérer peint par lui-même, p. 211-213; rhomme-formule,p. 214. Après avoir successivement donné comme son point de vue définitif chaque nuance courant de l'ultra-or- ihodoxie au nihilisme, M. Schérer fait halte dans le scepticisme dogmatique, p. 215-219. La critique de la critique, p. 219. Morale de la crise, p. 221-220. Réponse à une objection, p. 227. La volonté, organe de la créance, p. 228. Verny cité, p. 229.

IIL

L'AVENIR.

Les conseils de Montaigu, p. 233. Le courant positif de la mys- tique, p. 233 ; son développement contraste avec celui du traditio- nalisme, p. 233. Isolement de l'esprit chrétien, p. 234 ; ses organes méconnus, p. 235; son développement sporadiquc,irrégulicr, mais

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réel, p. 23S. Mystique du dix-huitième siècle et de la veille du ré- veil, p. 236, 237. M. Cellérier père et sa tendance, p. 237; il fait prévaloir la preuve interne, p. 238, 239. Traduction des Réflexions d'Erskine sur l'évidence du christianisme, p. 240. Point de vue de cet écrit, p. 241-244. La preuve interne défendue par un professeur de l'école de théologie de Genève, p. 244, 245. Ces protestations n'aboutissent pas, p. 243.

Nouveaux excès de l'intellectualisme, p. 246 ; la mystique denent philosophique, p. 247; de subjective objective, p. 248, 249. La mystique philosophique et la mystique chrétienne, p. 249, 2,ï0. Celle-ci en lutte avec la scolastique, p. 230,231.

Influence de Vinet dans le réveil, p. 233; il est repoussé par son intellectualisme, p. 233; Vinet plus ou moins absorbé par la ten- dance qu'il doit modifier, p. 234, 233; sa prédication essentielle- ment apologétique et subjective, p. 256; il aborde le problème do notre époque, p. 237.

La théologie delà conscience, p. 238-260; Dieu et la conscience, p. 260-262. Conséquences critiques et réformatrices de ce point de vue, p. 262, 263. Le christianisme et la conscience, p. 264-266. La théologie de la conscience et la dogmatique historique, p. 266. Pourquoi Vinet est incomplet à cet égard, p. 267. Ce qu'il faut entendre par une théologie de Vinet, p. 267. Cette théologie et celle de la Bible, p. 268-272. Expiation, p. 273, 274, 273. Justification et sanctification, p. 277. Assurance du salut, p. 278. Prédestina- tion, 279, 280. Conditions du développement historique et normal observées, p. 280. La Réformation en permanence dans l'Eglise, p. 281.

Complément qui manque à la mystique, p. 282. Ses rapports avec le rationalisme, p. 283-283. Le rationalisme vulgaire jugé par Vinet, p. 286. Les supranaturalistes et la mystique, p. 287. L'au- tonomie de la raison et le déisme, p. 289. Place du surnaturel, p. 29J. Le panthéisme défini et combattu, p. 294-297. Foi et rai- son, p. 298. Pourquoi le problème est insoluble objectivement, p. 299. Accord de la philosophie idéale et du christianisme idéal, p. 300. Peur ridicule d'un dualisme inévitable, à quel prix on achète l'unité, p. 300-305.

Dangers de l'emploi exclusif de la dialectique et de la logique, p. 303-308. Du désintéressement dans la recherche de la vérité, p. 308, 309. Priorité de la théologie de Vinet, p. 312. Sa position actuelle, p. 314; suicide de l'intellectuaUsme, p. 315. Courage!

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p. 310. Devoir il'acccpler franchement la position, 317. Révolution rentrée^ p. 318; les frères ennemis, p. 319. Le titre du présent opuscule justifié, p. 320, 3:21. M. Schérer continue Vinet comme Voltaire a continué Luther, p. 321.

Périls venant du bord supranaturaliste, p. 323 ; rapports avec cette tendance, p. 323; ses prétentions et son impuissance, p. 324, 325. Le dogmatisme nécessaire, p. 327. Réconciliation du rationa- lisme et delà mystique; absorption du suprauaturalisme, p. 330.

Le terme encore éloigné, p. 330. Dangers provenant de l'esprit français, p. 331; ne pas se presser, p. 332; se résigner à passer pour plus négatif qu'on ne l'est, p. 333. L'individualisme, p. La question théologique et la question ecclésiastique, p. 333. Le mouvement théologique dans les Eglises nationales et dans les Eglises libres, p. 336. Nécessité de faire marcher de front les deux problèmes; faudra-t-il une Eglise nouvelle? p. 337.

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