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UNIVERSITÉ DE PARIS. - FACULTÉ DE DROIT

LES DOCTRINES

de

HOBBES. LOCKE & KANT

sur

LE DROIT D'INSURRECTION

ESQUISSE D'UNE THÉORIE DU DROIT D'INSURRECTION

THÈSE POUR LE DOCTORAT

CSCIENCES POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES)

Présentée et soutenue le Mardi 8 Mars 1921, à 3 heures lj2

PAR

BION SMYRNIADIS

Président : M. LARNAUDE, Doyen. Suffragants : MM. CHAVEGRIN, Professeur. RASDEVANT, Agrégé.

PARIS

LA VIE UNIVERSITAIRE

13, Quai de Conli, 13, (vi^)

1921

THÈSE m\\ LE DOCTORAT

La Faculté n'entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les thèses ; ces opinions doivent être considérées comme piopres à leurs auteurs.

A la Mémoire de mes Parents

UNIVERSITÉ DE PARIS. - FACULTÉ DE DROIT

LES DOCTRINES

de

HOBBES. LOCKE & KANT

sur

LE DROIT D'INSURRECTION

ESQUISSE D'UNE THÉORIE DU DROIT D'INSURRECTION

THÈSE POUR LE DOCTORAT

(sciences politiques et économiques) Présentée et soutenue le Mardi 8 Mars 1921, à o heures lj2

PAR

BION SMYRNIADIS

Président : M. LARNAUDE, Doyen. Suffragants : MM. CHAVEGRIN, Frolesseur BASDEVANT, Agrégé.

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PARIS

LA VIE UNIVERSITAIRE

13, Quai de Conti, 13, (vi«)

1921

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INTRODUCTION

1. Le droit d'insurrection et la philosophie juridique

La question de la légitimité du droit d'insurrection relève de la philosophie juridique.

On la trouve certes dans le droit public mais elle n'y apparaît que comme le conséquence des systèmes qui ont prévalu dans la construction de la théorie de l'État et dans la détermination du fondement de l'autorité politique.

Le droit d'insurrection est répudié comme sacrilège par les adeptes du droit divin, les serviteurs aveugles du culte de la force (dont HoBBES est un des grands chefs) et tous ceux qui ont divi- nisé l'Etat (Kant et les juristes allemands contemporains).

Il est, au contraire, admis, au nom de la justice, par les écri- vains canonistes du Moyen-Age, les théologiens protestants du xvie siècle, les écrivains de la Ligue, les apôtres du libéralisme tels que Locke et les hommes de la Révolution française.

Le droit d'insurrection est intimement lié à la question de la souveraineté de l'État.

Il ne trouve point de salut dans les thèses absolutistes qui pro- clament la SOUVERAINETÉ ILLIMITÉE; il est reconnu comme légitime la dernière exthémité : « ultimum remedium ») par les doctri-

VIII INTRODUCTION

naires de la souveraineté limitée par le droit supérieur et antérieur à l'État.

N'y a-t-il pas, cependant, antinomie entre ce pouvoir révolu- tionnaire et l'obéissance due à l'autorité politique quelque limitée qu'elle soit?

Le gouvernement qui a besoin d'une main énergique pour as- surer à l'intérieur le bon fonctionnement des services publics, et à l'extérieur une politique conforme au développement légitime de la nation, ne va-t-il pas se trouver paralysé dans la poursuite de sa mission devant la menace perpétuelle qui le guette?

Au surplus, ne serait-il pas dangereux pour l'ordre public de proclamer solennellement ce droit, qui pourrait être exploité par une minorité violente d'intrigants avides du pouvoir?

Sans doute, le respect de l'autorité est nécessaire dans une or- ganisation politique sous peine de tomber dans l'arbitraire et l'anarchie. L'individu y est subordonné aux intérêts de la collec- tivité et a perdu une partie de ses droits : ceux qui constituent, comme on dit quelquefois, sa liberté sauvage.

Mais cette subordination, en général librement consentie d'ail- leurs, n'est pas absolue et ne lui fait pas perdre sa personnalité. Il a dans la société une sphère d'action qui lui est propre, il conserve les droits qui ne sont pa^ incompatibles avec l'intérêt général et l'ordre social et notamment celui de la garantie de sa vie (sauf de cas exceptionnels), de son libre développement.

La base de toute organisation politique est l'individu

Voici en quels termes ce principe a été aflirmé par l'art. 2 delà Déclaration des Droits de 1789: « Le but de toute association « poliliciue est la conservation des droits naturels et imprescrip- « tibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la sûreté, la pro- « priété et la résistance à I'oppression ».

INTRODUCTION IX

L'Etat n'est pas une réalité mais une fiction juridique. Il tire son existence des individus qui le composent et dont il a charge de garantir les droits et de défendre les intérêts légitimes.

En d'autres termes, l'autorité politique est investie par la sou- veraineté nationale du soin de gouverner. Elle n'a point de droit de souveraineté mais exerce une fonction, qui lui confère des devoirs, des obligations.

Cette autorité politique n'est pas une divinité mais un petit groupe d'êtres humains : les gouvernants, choisis par la nation.

Ils sont faillibles et loin d'avoir ce caractère sacré et cette sain- teté du souverain responsable devant Dieu (des apôtres du droit divin), de Léviathan, dieu mortel de Hobbes, et de la puissance étatique divinisée par Kant, Hegel et leurs disciples, les gou- vernants sont exposés à toutes les faiblesses humaines.

L'individu a une tendance à se servir de son pouvoir, de l'au- torité qu'il détient, pour son intérêt personnel. Il faut, par conséquent, garantir le corps social contre ce danger.

Dans un régime constitutionnel il y a un minimum de garanties des libertés individuelles et des droits du citoyen.

Séparation des pouvoirs, séparation des fonctions, pouvoir juridictionnel très fort pouvant sanctionner eilicacement les actes des gouvernants en mettant en jeu leur responsabilité, voilà semble-t-il la protection idéale que l'on puisse donner aux ci- toyens, pour les garantir de la violation du droit et de l'arbitraire.

Mais malheureusement il est très peu de constitutions qui réalisent complètement cet idéal et la question se pose de savoir si le peuple, en présence des abus de plus en plus grands de l'au- torité politique, des violations directes ou indirectes à la loi, doit se prêter stoïquement à l'anéantissement de ce qu'il a de plus sacré : sa liberté.

X INTRODUCTION

Non. Sous prétexte de discipline supérieure, il ne devra jamais demeurer dans une attitude passive devant l'arbitraire qui le menace du fait du bon caprice de l'autorité.

Le peuple est souverain ; il a le droit de disposer de lui-même et il est seul juge de la direction de ses destinées. Il a donc le droit de retirer sa confiance à ceux à qui il avait délégué son pouvoir et de les remplacer par d'autres, plus dignes et plus fidèles interprètes de ses volontés.

Il va sans dire que pour arriver à cette fin, il peut, comme der- nière ressource, recourir à la force, lorsqu'il a épuisé tous les moyens légaux. Voilà le droit d'insurrection établi pour le peuple au point de vue de la philosophie du droit.

Nous verrons que dans un pays éduqué politiquement la re- connaissance du droit d'insurrection ne saurait entraîner une instabilité, préjudiciable aux intérêts de la nation, pas plus qu'il ne favorise des menées d'intrigants, dont les projets égoïstes sont condamnés à demeurer sans succès.

(V. ci-dessous, conclusion n" 85-3'').

2. Historique très sommaire des principales doctrines '*'

Les doctrines qui ont été érigées sur cette question, soit pour proclamer, soit pour combattre ce droit, sont très nombreuses et remontent très haut.

(1) Consulter pour l'histoire des doctrines sur le droit d'insurrection : Paul Janet, « Histoire de la science politique dans ses rapports avec

la morale », 3"^ éd. 1887, 2 volumes. Lacour, « La résistance aux actes de l'autorité publique ». Thèse,

Paris, 190ri. P. 27-88. De Pokquier-Lagarrigue, « La sûreté et la résistance à l'oppression »

Thèse Bordeaux, 1906, p 13-93. DuGuiT, «Traité de droit constitutionnel », 1911, t. ii, p. 167 et s.

INTRODUCTION Xl

Nous n'avons pas à en faire ici l'exposé détaillé et nous nous contenterons de donner un historique très sommaire, tout en renvoyant aux ouvrages spéciaux en la matière.

Remarquons, d'abord, que parmi les partisans du droit d'insur- rection il en est qui ont reconnu à tout particulier le droit de tuer le tj'ran, en entendant par soit un usurpateur du pouvoir, soit un détenteur légitime qui en a fait un mauvais usage.

C'est la doctrine du tyrannicide, qui constitue la forme de ré- sistance la plus rudimentaire, revêtant un caractère barbare.

Quelles que soient les violations dont un tyran se soit rendu coupable, on ne peut raisonnablement recommander son assas- sinat. Il n'appartient pas, au surplus, à un particulier de se faire, de son propre chef, le justicier du corps social. C'est à ce dernier à juger quand ses droits sont menacés et à se débarrasser de son oppresseur en le mettant hors d'état de nuire, sans nécessairement le mettre à mort.

Le droit d'insurrection existe, en effet, au profit de la nation mais comme il est presque impossible que l'unanimité soit obtenue parmi les membres qui la composent, ce droit peut être exercé légitimement par la majorité au nom des droits de la communauté politique.

L'insurrection est donc une résistance collective '*). Le tyran- nicide proprement dit est, au contraire, un acte individuel. '-'

Il n'y a pas évidemment une résistance individuelle de même nature que celle qui oppose la force à un agent de l'autorité chargé d'exécuter un acte illégal.

Celui qui résiste par la force à l'exécution d'un acte illégal par

(1) Elle revêt la forme agressive (v. ci-dtssous 3).

(2) Il a aussi un caractère agressif.

XII INTRODUCTION

un agent de l'autorité cherche à se faire justice à soi-même ; le meurtrier du tyran prétend se faire le justicier du corps social. D'autre part, le tyrannicide vise uniquement le chef de l'Etat et n'a pas pour ohjet une résistance contre tous les agents de l'auto- rité.

Il n'en est pas moins vrai qu'il ne constitue pas une résistance collective.

Toutefois, étant donné qu'il se rattache étroitement à la question du droit d'insurrection etqu'il a contribué historiquement à l'évo- lution des idées dans la matière de la résistance contre l'autorité, nous donnerons ici, avant l'exposé sommaire des doctrines sur le droit d'insurrection, un aperçu rapide des doctrines dont il a été l'objet.

I. - TYRANNICIDE

Le tyrannicide a été, semble-t-il, approuvé en Chine dès le iv« siècle avant J.-C. par Meng-Tseu (Mencius), aux yeux de qui les tyrans sont des « voleurs de grand chemin » méritant une punition.'^'

Il a été pratiqué en Grèce, on considérait l'assassinat du tyran comme un acte louable et on comblait d'honneurs ses auteurs.

Tous les philosophes grecs ne le recommandent pas expressé- ment, mais ils le voient à coup sûr avec sjanpathie. Ils sont pleins d'indignation contre le tyran, qu'ils considèrent comme

(1) V. Janet, op. cit , T. I , p 46.

INTRODUCTION XIII

un être profondément nuisible et digne des plus grands châ- timents.''*

On trouve aussi des partisans du tyrannicide chez les Romains.

CicÉRON, dans son « De Olïiciis », s'y rallie avec énergie.'-'

(Voir aussi les écrits des philosophes romains, mentionnés par Egger dans l'étude citée).

Le tjTannicide prend une nouvelle vigueur au moyen âge avec la doctrine du théologien Jean de Salisbury (1110-1180), ami de Thomas Becket (chancelier d'Angleterre et archevêque de Cantorbery, tué par ordre de Henri II).

Jean de Salisbury distingue le roi et le tyran, ce dernier étant (' l'image de Lucifer » et réduisant le peuple en servitude.

Il proclame que non seulement il est permis de tuer un tyran, mais qu'il y a une action convenable et juste : « Porro tiranum occidere non modo licitum est sed cequum et justum )).'-^'

On a prétendu que Saint Thomas d'Aquin a été partisan du tyrannicide, en vertu d'une mauvaise interprétation d'un passage de ses >< Commentaires des sentences de Pierre Lombard » (l. II, distinctio xliv, qutcstio 2, art. 2).

Voici ce passage :

(1) V à ce sujet : Emile Egger, « Etudes d'histoire et de morale sur le

meuitre politique chez les Grecs et chez les Romains », Turin. Imprimerie royale, 1866.

(Extrait des Mémoires de l'Académie des Sciences, Turin, 2>^ série, t. xxiii, 1866

(2) CicÉRON. « De OfTiciis «, l. m, § vi V Œuvres complètes de CicÉ-

RON, éd Gai nier frères, t. xviii « Des Devoirs » trad. Stiévenart revue par Gréard, p 162,

(3) Jean de Salisbury (Joannis Saresberiensis), « Polycraticus », l m,

ch. XV éd, Glemens Webb, t, i, p. 512''.

XIV INTRODUCTION

« Ad quintum dicendum, quod Tullius '*> loquitur in casu illo « quando aliquis dominium sibi per violentiam surripit, nolentibus « subditis, vel etiam ad consensum coactis, et quando non est « recursus ad superiorem, per quem judicium de invasore possit « fieri : tune enim qui ad liberationem patriic tyrannuni occidit, « laudatur, et prœmium accipit )).'-'

On voit, dès lors, que Saint Thomas n'est pas du tout affirmatif Il ne recommande pas de tuer le tyran et ne se fait pas le panégj^riste du meurtrier. Il constate seulement que celui-ci est loué d'avoir affranchi sa patrie (il ne dit pas qu'il est louable) et il ajoute qu'il reçoit une récompense.

D'ailleurs, dans le « De regimine principum », dont toutefois on lui conteste la paternité, il réprouve le tyrannicide."-^)

Le cordelier Jean Petit avait fait le 8 mars 1408, devant le conseil du roi Charles VI, l'apologie de l'assassinat du duc d'Orléans, qui a eu lieu le 23 novembre 1407 à Paris sur l'insti- gation du duc de Bourgogne.

A vrai dire, les huit propositions ou i vérités » (comme disent les chroniqueurs de l'époque), par lesquelles il présenta la défense du duc de Bourgogne audit conseil, ne constituent pas une théorie générale de la légit mité du meurtre d'un tyran, quel qu'il soit.

(1) Dans le § v du même art. 2 le chef de l'école scolastique se réfère au L. 1 num, 26 du « De Offîci's » de Cicéron, mais c'est sans doute une erreur de texte car le philosophe romain se prononce en faveur du tyrannicide dans les § iv et m du l. m de cet ouvrage.

(2) Saint Thomas u'Aquin, Opéra omnia, Parnur mucc.c.lvi, t. vi,

« Commcntum sent'entiarum magistri Pétri Lombardi )-, l. n, dist. xliv, qu. 2. art. 2 in fine, p. 788.

(3) « De regimine principum ", l. i, ch v et vi.

INTRODUCTION XV

Jean Petit plaide uniquement pour la justification du duc de Bourgogne ; il entend par tyran un « vassal rebelle » qui intrigue contre le pouvoir du roi et qui, de ce fait, est coupable du crime de lèse-majesté et mérite la mort,

Gerson fit censurer la doctrine du cordelier par l'Université de Paris (il l'avait d'ailleurs dénaturée en l'exposant) et la porta également devant le concile de Constance en 1415 où, contrai- rement à ce qu'affirme M. Janet*'', elle fut anathématisée comme c hérétique, scandaleuse et séditieuse i).'-'

Parmi les écrivains de la Ligue, Boucher (curé de Saint- Benoît), s'est fait l'apôtre du tyrannicide dans son « de justa abdicatione Henrici III » (1589).

II distingue le tyran usurpateur de celui qui détient réguliè- rement le pouvoir mais qui en fait un mauvais usage.

Le premier peut être tué soit par les pouvoirs publics soit par les particuliers. Le second ne peut être mis à mort que par les pouvoirs publics dans le cas il abuse du pouvoir contre les particuliers ; mais si sa tyrannie s'exerce au détriment de l'intérêt commun, tout sujet a le droit de le tuer.'-^'

Il y a lieu de citer, enfin, parmi les défenseurs ardents du tyrannicide, Mariana i^', qui a exposé dans son ouvrage intitulé : « de rege et régis institutione » (1603), une théorie complète du

(1) M. Janlbt dit que cette doctrine n'a pas été condamnée par le concile

de Constance V op. cit. t i, p 468. 471 La même affirmation est reproduite par M Lacour v. thèse citée, p. 36,

(2) Voir la sentence du concile dans :

Jacques Lenfant, « Histoire du concile de Constance ». Amsterdam- 1714, T. I. L III. p 275.

(3) V. Labitte, « La démocratie chez les prédicateurs de la Ligue »,

éd , 1865

(4) V. CiROT, « Mariana, historien », Paris, 1904

XVI INTRODUCTION

régicide, allant jusqu'à préconiser les moyens les plus barbares, savamment combinés. C'est ainsi qu'il réprouve le poison admi- nistré dans les aliments mais il recommande qu'on l'imprègne dans les habits.

Les deux procédés se valent d'ailleurs.

II. DROIT D'INSURRECTION

Les philosophes de l'antiquité n'ont pas traité la question du droit d'insurrection.

Ils proclament certes le respect à la morale naturelle, décrivent judicieusement les devoirs de l'autorité suprême envers le peuple et flétrissent avec indignation le gouvernement arbitraire du tyran dont ils voient le meurtre avec sympathie, mais ils n'ont pas fait la théorie du droit de résistance du peuple contre les agissements arbitraires et tyranniques du détenteur du pouvoir.

Platon, qui s'est fait l'éloquent apôtre de la politique de la vertu, affirme que le meilleur gouvernement est celui du sage et le pire celui du tyran >•', mais il ne dit pas par quel moyen le peuple peut sortir de la tyrannie et s'il est légitime de recourir à une révolution.

Aristote a posé dans sa « Politique » la nécessité sociale de la justice ; il distingue le roi du tyran et dans le livre viii il fait la théorie générale des révolutions, en dégageant leurs causes des faits qui les produisent. « L'inégalité, écrit-il, est toujours la

(1) Ph^To^•, « Hcpublique », j, ix. V. Œuvres de Platon, trad. Victor Cousin, r x, p 195 et 190.

INTRODUCTION XVII

« cause des révolutions » •'>, inégalité des honneurs, inégalité des fortunes.

Il passe en revue les différentes révolutions de son temps en analysant les faits d'une manière tout empirique. Il ne s'arrête qu'en passant sur l'examen de la légitimité de certaines de leurs causes, et ne dit pas s'il existe un droit à l'insurrection.

Allons-nous trouver ce principe dans les écrits de Cicéron ? Pas davantage,

M. Janet croit que Cicéron « admet implicitement un pareil « droit lorsqu'il rapporte à l'expulsion des Tarquins le principe « de la grandeur de Rome ».(2)

Quoi qu'il en soit, il y a lieu de constater que les philosophes de l'antiquité n'ont pas édifié une théorie sur le droit de résistance du peuple contre l'oppression dont celui-ci est victime de la part d'un gouvernement tyrannique.

Avec l'avènement du christianisme apparaît la doctrine du sacrifice et de la résignation devant la torture et la persécution.

Le Christ avait prêché que son empire n'est point de ce monde. Les premiers chrétiens, les martyrs, payaient de leur sang leur courage à la propagation de la foi chrétienne.

Petit à petit, cependant, jaillissent dans l'Eglise même des idées de résistance contre le tyran qui viole la loi divine et cette résistance, timide d'abord, prendra une grande acuité au fur et à mesure que le chef spirituel de l'Eglise se dressera comme le rival de l'autorité temporelle.

Sous les Mérovingiens, roi Childéric III est déposé et sous

(1) AmsTOTE, « Politique », trad. Barthélémy Saint-Hilaire, éd , l viii,

ch I, p. 397. (2) Janet, op. cit , t. ii p. 614.

XVIII INTRODUCTION

les Carolingiens, l'empereur Louis le Débonnaire subit le même sort. La déposition de ce dernier a été faite par les évêques, du consentement d'une grande partie de la nation. Hincmar, arche- vêque de Reims, proclame qu'il appartient aux évêques déjuger la conduite du roi.

Pendant la querelle des investitures, des polémiques violentes s'élèvent entre les partisans du pouvoir spirituel et ceux du pouvoir temporel, à l'occasion de la déposition en 1080 du roi de Germanie Henri IV par le Pape Grégoire VIL

Parmi les partisans de la thèse grégorienne il y a lieu de citer Manegold (de Lautenbach), auteur du « Liber ad €rebehardum », qui soutient que la souveraineté temporelle nest pas illimitée.

Il affirme que le pouvoir royal n'est pas une dignité héréditaire mais une fonction, un ministerium, qui crée à son titulaire des devoirs. Il intervient, dit-il, à l'avènement de chaque prince un contrat entre lui et le peuple, créant des obligations réciproques entre les deux parties. Le peuple est délié de san serment de fidélité et peut se révolter contre le prince et le déposer, lorsque celui-ci viole ses engagements en exerçant un pouvoir tyran- nique. <*>

La doctrine scolastique exerce, du xiii^ au milieu du xvi® siècle, une grande influence sur la conception du droit de résis- tance du peuple.

Son chef, Saint-Thomas d'Aquin. formule cette résistance avec vigueur dans la « Summa theologica », le « De regimine princi- pum » (dont on lui conteste toutefois la paternité) et dans plu- sieurs autres écrits.

(1) V. Augustin Fliche, « Lei théories germaniques de la souveraineté ». Revue historique, mai-août 1917, p. 43 et «uiv.

INTRODUCTION XIX

Sa théorie de la souveraineté est théocratique à la base (il affirme comme ses prédécesseurs que le pouvoir vient de Dieu : « omnis potestas a Deo »), mais il y fait intervenir le peuple, qui joue un grand rôle.

C'est l'idée du pouvoir, le pouvoir en soi, qui est d'essence divine, mais sa réglementation est de droit humain dominium et prœlatio introducta sunt ex jure humano »^i>). Dieu en créant\ la société lui confère le pouvoir de s'organiser; il n'investit pas directement le souverain et en laisse le libre choix au peuple. Le pouvoir appartient à la société ("2). Celle-ci peut l'exercer directe- ment (forme démocratique du gouvernement) ou le déléguer à une classe ou à un seul (forme aristocratique ou monarchique), mais ceux qu'elle a ainsi investis du pouvoir n'agissent que comme ses représentants et sont tenus (J'assurer le « bien commun », en respectant le droit divin et le droit naturel.

Dans le cas le détenteur du pouvoir gouverne contraireme^ au « bien commun » et dans son intérêt personnel, (qu'il soit investi légitimement ou un usurpateur) la résistance du peuple est licite. Le renversement du gouvernement tyrannique « n'est pas l'essence de la sédition » et c'est plutôt le tyran qui est sédi- tieux en propageant les divisions et les discordes au détriment du peuple.'^'

Dans le « De regimine principum » (l. i ch. vi), il proclame

(1) Saint Thomas, « Summa theologica », secunda-secundse, quœstio x,

art. 10 conclusio.

(2) , op. cit., prima secundœ, qu. xc, art. 3 et prima .sec,

qu. xcvii, art. 3. (3j , op. cit , secunda sec, qu. xlii, art. 2, conclusio ad

tertium.

XX INTRODUCTION

encore ce droit de déposition, qui découle du pouvoir du peuple de choisir son souverain.

Saint-Thomas d'Aquin admet donc la résistance collective du peuple contre le gouvernement tyrannique mais il repousse la résistance exercée individuellement par les individus.

Au surplus, il réprouve linsurrection qui tendrait à remplacer une tyrannie par une autre produisant des maux plus considéra- bles. Il faut, dit-il, recourir à la résistance contre l'autorité lors- qu'il s'agit d'éviter un plus grand mal tel est le cas de la tyrannie qui devient insupportable . L'insurrection est alors un ultinmm remedium.

Au XIV® siècle Marsile de Padoue, dont la doctrine est imbue d'un grand libéralisme, déclare dans son « Defensor pacis » (4314) que le pouvoir exécutif, s'il manque à ses devoirs, peut être déposé par le pouvoir législatif.

Il affirme, d'ailleurs, que ce dernier appartient au peuple.

Parmi les scolastiques qui, après Saint-Thomas, se prononcent en faveur de la résistance contre le tyran, on trouve Gerson, Jean le Majeur, Almain et Suarez.

Gerson, chancelier de l Université de Paris, prononça en 1405 un discours devant le roi Charles VI et tout son conseil « conte- nant les remontrances touchant le gouvernement du roi et du

royaume »

.(1)

Il y expose entre autres que « le seigneur doibt foy, protection et defence à ses subjectz » (p. 20), que le tyran est répréhensible car « il veult tout tirer à son profit » (p. 23). Mais il se montre

(1) Gerson, « Harengue faicte au nom de l'Université de Paris devant le Roy Charles Sixiesme et tout le conseil en 1405 », édi- tion, 1824, Paris, Debeausseaux.

INTRODUCTION XXI

très prudent dans les moyens à employer contre lui et condamne les mouvements populaires non raisonnes. Il réprouve le tyran- nicide comme « fait de fol » et il affirme qu'il serait déraisonnable de vouloir empêcher la tyrannie par la sédition et une nouvelle tyrannie.

Gerson appelle sédition « la rébellion populaire sans rythme et sans raison » qui est « pire souvent que la tj'rannie « (p. 24). Il admet, toutefois, la résistance du peuple mais avec beaucoup de prudence et conseille de consulter, avant d'agir, les sages, les philosophes, les théologiens et les jurisconsultes.

Au début du xvi" siècle Jean le Majeur proclame, dans ses (( Disputationes », que le peuple peut modifier, pour une cause raisonnable, le pouvoir temporel : « Populus autem liber, pro « rationabi li causa, potest Politiam mutare » "'. Il rappelle, en outre, la déposition du dernier Mérovingien.

A la même époque, Almain proclame que puisque la société a le droit de surveiller et de juger les actes du monarque, elle a le droit de le déposer si elle estime que celui-ci la conduit à sa perte.

Le droit de déposition est, dans la doctrine de ce théologien, la conséquence logique du droit de conservation de la société.

Il écrit, en effet :

« Tota communitas potestatem habet super Principem ab ca « constitutum, quâ eum (si non in ?edificationem, sed in destruc- « tionem Politise regat) deponere potest, alias non esset in ea « sufficiens Potestas se conservandi ». ("^>

(1) JiîAN Le Majeur, « Disputationes », dans Gerson, « Opéra oninia •,

Antwerpiœ, 1706, t. ii, col. 1139 in fine. (2J Almain, « De Auctoritate Ecclesiœ », clans Gerson, « Opéra omnia ", T. II, col. 978.

XXII INTRODUCTION

Il applique le même raisonnement dans les autres formes de gouvernement et conclut également à la déposition du chef de l'Etat dans un régime démocratique, timocratique ou aristocra- tique, lorsque ce chef conduit la nation à sa ruine. *'>

Le droit de résistance du peuple contre le tyran est admis aussi vers la fin du xvi" siècle par un auteur considérable : le jésuite espagnol Suarez.

Dans son « De legibus », il affirme que le peuple, en conférant la puissance au souverain en vertu d'une « tractatio » ne fait pas une délégation mais une « quasi-aliénation » de ses droits. C^)

Il oppose, toutefois, certaines réserves (qui se concilient mal avec le principe) et soutient que, lorsque le roi se conduit comme un tyran, le peuple peut lui intenter unejuste guerre : « ob quam « possit regnum justum bellum contra illum agere. ^^>

Suarez recommande de ne recourir à la force qu'avec pru- dence. Il est partisan de la déposition du tyran par les organes réguliers de la nation et non par les émeutes tumultuaires.

Vers la fin du xvi" siècle on voit apparaître toute une végéta- tion de pamphlets contre la monarchie. Leurs auteurs sont connus sous le nom de monarchomaqiies (4). Il y en a de protes- tants et de catholiques.

(1) Almain, « De Auctoritate Ecclesiœ », dans Gerson, « Opéra omnia ».

T. II, col. 979.

(2) Suarez, « De legibus », Lugduni mdcxiv, l. m, ch. iv, n. 11, p. 125.

(3) * ib. ib. L. m, ch. IV, n. 6, p. 1-4.

(4) Ce nom leur a été donné dans un livre de Guillaume Barclay, inti- tulé « De regno et regali potestate adversus Buchananum Brutum, Boucherium et rcliquos monarchomachos t (1600).

V. EsMEiN, « Cours élém. d'histoire du droit français », 11 ■= éd. 1912, p. 390, note 1.

INTRODUCTION XXIII

Les premiers proclament, après la Saint-Barlhélemy, la légi- timité de la résistance du peuple mais exigent que celle-ci soit l'œuvre des magistrats (au nom de la Nation), et non pas de la multitude agissant tumultueusement.

Cela est à l'organisation aristocratique du parti protestant. (Il est à remarquer d'ailleurs que Luther était hostile à l'insur- rection) .

Dans un ouvrage intitulé ;. « Vendiciœ contra tyrannos » (1579), de JuNius Brutus (pseudonyme sous lequel on a cru voir DuPLESSis-MoRNAY uiais que l'on s'accorde en général, de nos jours, à considérer comme celui du protestant Hubert Languet), le droit de résistance du peuple est hautement affirmé.

L'auteur fonde sa doctrine (pour l'explication des affaires non l'eligieuses) sur un contrat intervenu entre le roi et le peuple et considère celui-ci comme délié de l'obligation d'obéissance dans le cas le roi se comporte en tyran.

Il proclame que le tyran doit être combattu par les armes et déposé par le peuple, mais préconise la résistance organisée par les magistrats (*'.

Les monarchomaques catholiques apparaissent surtout à l'épo- que de la Ligue, lorsque Henri m se trouve en opposition avec la majorité catholique de la nation.

Ils sont partisans du droit de la résistance du peuple, sans placer celui-ci sous la tutelle oligarchique des magistrats.

Nous avons déjà vu que Boucher est favorable au tyrannicide.

(1) V. sur les doctrines des monarchomaques protestants :

LuREAU, « Les doctrines démocratiques cliez les écrivains protes- tants français de la 2*^ moitié du xyi" s. », 1900.

XXIV INTRODUCTION

Il affirmé, en outre, dans son « de justa abdicatione Henrici m », que les rois tiennent leur pouvoir du peuple et que celui-ci en les investissant ne se dépouille pas de sa souveraineté. Le peu- ple, dit-il, a le droit de leur résister en cas de tyrannie et la révolte juste n'est pas la rébellion.

Guillaume Rose, auteur du « . de justa reipublicse in leges christianos auctoritate » proclame le même droit. On trouve, également, à la même époque, des écrits à tendances absolu- tistes. Certains partisans de la monarchie affirment que le roi a le droit de vie et de mort sur ses sujets révoltés et expliquent ainsi la Saint-Barthélémy et l'assassinat du duc de Guise.

L'absolutisme est soutenu par Jean Bumdan, de Grassaille, Claude Seyssel (qui fait cependant une petite part aux Etats- Généraux), Michel de l'Hospital, Calvin, Bodin.

Il y a lieu de signaler, toutefois, que Bodin admet l'interven- tion des Etats -Généraux en matière financière ainsi que la résis- tance par la violence contre le tyran usurpateur.

Le philosophe anglais Hobbes se fait aussi, à la première moitié du xvii* siècle, le champion de la doctrine absolutiste.

La scolastique subit un grand déclin au xvii® siècle. On la retrouve en France à l'époque de la Fronde, après la révo- cation de l'édit de Nantes, mais dans l'ensemble de la littérature philosophique et politique du xvii® siècle elle est sans portée. C'est le droit divin qui prédomine alors en France, d'après lequel le souverain investi directement par Dieu est responsable devant lui. Ses protagonistes sont Barclay, Loyseau, Le Bret, Domat et la plupart des écrivains protestants. Jurieu est parmi ces der- niers un de ceux qui en font exception.

D'autre part, les jansénistes Arnaud, Duguet, Nicole nient la participation du peuple au pouvoir.

INTRODUCTION XXV

BossuET, dans sa « Politique tirée de l'Ecriture Sainte », affirme que le peuple n'a jamais possédé la souveraineté et que par suite il ne l'a jamais déléguée.

Il se prononce contre la résistance à l'égard du souverain, même lorsque celui-ci manque à ses devoirs ; les sujets ne peuvent lui opposer que des remontrances respectueuses, sans mutinerie et sans murmure. (*)

On trouve également ces idées dans son « avertissement aux protestants sur les lettres de Jurieu w.^^)

Même si on admettait, dit-il, que le peuple a conféré la souve- raineté au monarque, il ne l'a plus et ne peut la réclamer.

Le protestant Jurieu est partisan de la résistance contre le Prince, dans le cas celui-ci cherche à détruire la société. '3)

Fénelon, dont les opinions sont plus modérées que celles de BossuET, n'admet pas cependant, dans son « Essai philosophique sur le gouvernement civil », que le peuple résiste au souverain.

A la deuxième moitié du xvii^ siècle, le philosophe anglais Locke proclame avec enthousiasme le droit de résistance du peuple et enfin, un siècle plus tard, ce (iroit est combattu vigou- reusement par le philosophe allemand Kant, professeur de logique et de métaphysique à l'Université de Kœnigsberg.

(1) BossuET, « Politique tirée de l'Ecriture Sainte », l vu, V. Œuvres choisies de Bossuet, Paris 18^1-1823, éd Délestre-Bou- lage. T. V. ^2) V. Œuvres choisies, même éd., t. xx.

(3) Jurieu, « Lettres pastorales », Rotterdam (3« année), 1688-1689, xviie lettre, p. 398. Consulter sur Jurieu : R. Lureau, « Les doctrines politiques de Ju- rieu », thèse Bordeaux 1904.

XXVI INTRODUCTION

3. Le droit d'insurrection et le droit public

Le droit public examine la résistance individuelle aux actes de l'autorité (légaux ou illégaux) et la résistance collective.

Nous n'avons pas à parler ici de la résistance individuelle. **)

L'insurrection est une résistance collective ; elle supposse une masse. Elle ne vise, d'ailleurs, pas seulement les actes de l'autorité mais le gouvernement lui-même et tend à le renverser. Elle revêt une forme agressive ; elle consiste en un recours à la violence. Nous pouvonsainsidonner de l'insurrection la définition suivante : une résistance agressive collective contre le gouver- nement établi.

Nous montrerons ci-dessous (v. conclusion n" 84) qu'elle est légitime lorsqu'elle est l'œuvre de la majorité de la nation contre l'atteinte portée par ses gouvernants à son droit de conservation et à la libre disposition de son sort.

Le droit à l'insurrection n'est, cependant, pas admis dans le droit positif moderne ; on le considère comme destructif de l'ordre social. Toutes les législations punissent Yattentat et le complot, crime contre la sûreté intérieure de l'Etat.

Ces crimes sont réprimés, dans le code pénal français, par les art. 87 à 91 (ce dernier vise la guerre civile) et par la loi du 24 mai 1834.(2)

(1) Voir à ce sujet :

Larnaude, « Les garanties des libertés individuelles », cours professé

à la Faculté de droit de Paris (doctorat) en 1917-1918. Lacour, « La résistance aux actei de l'autorité publique », thèse

Paris, 1905, p 132 à 292. De Porquier-Lagarrigue, « La sûreté et la résistance à l'oppres- sion », thèse Bordeaux, 1906. p. 157 àl76.

(2) V. Garçon, Code pénal annoté, t. i, p 214 à 225.

INTRODUCTION XXVII

Il va sans dire qu'ils échappent à la répression en cas de succès et, comme le dit très bien M. Garçon, « l'histoire enseigne que ha défaite seule désigne les coupables ».'*'

Le droit d'insurrection est donc repoussé par le législateur moderne, puisque ceux qui y recourent sont exposés à des sanctions pénales. L'insurrection est un acte illégal.

Toutefois, abstraction faite de la prohibition tacite dont il est l'objet, il peut très bien se justifier dans un pays démocratique d'après les principes mêmes de droit public expressément ou tacitement reconnus par la Constitution, tels que : souveraineté nationale, délégation du pouvoir, principe que les gouvernants exercent une fonction, etc.

La Constitution organise des pouvoirs, mais de cette régle- mentation découlent des principes qui permettent de construire une théorie sur l'Etat et de déterminer le fondement de l'autorité politique.

Suivant telle ou telle conception philosophique qui aura prévalu

dans la reconnaissance des droits individuels, des droits de la

société et dans l'organisation des pouvoirs publics, le droit

d'insurrection pourra être admis ou rejeté. Il est certain qu'il se

.justifie d'après les principes démocratiques.

4. Aperçu des textes ayant proclamé ce droît-<^)

Le droit d'insurrection a été proclamé par des textes constitu- tionnels, dont certains remontent très haut.

(1) V. Garçon, Code pénal annoté t i. p. 218 21.

(2) Aristote rapporte que la coutume constitutionnelle de Crète (remon-

tant à Minos; avait consacré l'insurrection Les Cosmes (magistrats suprêmest étaient souvent dé-

XXVIII INTRODUCTION

Signalons en passant un décret du Sénat d'Athènes (Prytanée de la tribu ^antide), proclamant le droit de tuer quiconque renverserait la démocratie établie à Athènes Ce texte ordonne à tous les Athéniens de jurer a par tribus et par dêmes, de tuer celui qui aura fait cette action y>M^

La résistance contre le tyran usurpateur est prêchée, dans l'espèce, sous la forme du tyrannicide, qui est un acte individuel.

Le décret en question reconnaît ainsi compétence atout citoyen de se faire le justicier du corps social, ce qui est à coup sûr une solution critiquable.

Le droit d'insurrection existant au profit de la nation ne doit être exercé que par une action collective, celle de la majorité tout au moins.

M. ViOLLET fait remarquer que le droit d'insurrection a été inscrit dans la loi constitutionnelle, en plein xiii« siècle, par les Hongrois, les Anglais et les Aragonais '^~K

Il a été reconnu en Hongrie au profit de la noblesse hongroise.

La « Bulle d'Or », la grande charte de la Hongrie promulguée sous le règne d'André H, en 1222 et 1235, avait proclamé pour la noblesse. hongroise, comme suprême garantie constitutionnelle,

posés par leurs collègues ou par les particuliers insurgés contre eux.

Vojr « Politique », trad Barthélémy Saint-Hilaire, éd . L. II ch VII p. 108 et 109 Voir aussi Alfred Suure « Histoire du communisme ou réfutation his- torique des utopits socialistes », 4^ éd , Pans, 1850, p. 23 et 24.

(1) V. Egger. op. cit , p 6 et 7.

Le savant helléniste indique que le décret en question nous est transmis par l'orateur Andocide et qu'il a été attribué à tort à Solon.

•2) Paul VioLLET, « Histoire des Institutions politiques et administra- tives de la France », t. ii (1898' p. 4, note 3.

INTRODUCTION XXIX

le droit de résistance <i>. Et dans la !'« partie de 1' « opus tripar- titum ^ rédigé par le jurisconsulte de Warboczi, qui formait à l'époque la base du droit civil hongrois, il est reconnu que les nobles ont le droit de résistance contre toute atteinte aux droits accordés par la « Bulle d'Or » <^>.

Le droit de résistance des sujets contre l'arbitraire du pouvoir royal a été inscrit dans la loi aragonaise de 1288 à 1348 (^'.

D'autre part, lorsque le roi était couronné, le « justitia d'Ara- gon », (juge suprême qui contrôlait les actes du souverain), le saluait en ces termes, au nom de la noblesse d'Aragon :

« Nous qui valons autant que toi, et qui, réunis, sommes plus « puissants que toi, nous promettons obéissance à ton gouver- « nement si tu respectes nos droits et nos libertés, sinon non » (^).

En Angleterre, l'art. 61 de la grande Charte de Jean sans Terre (1215) institua un comité de surveillance de 25 barons élus par le « commun conseil t (Parlement), dont quatre étaient chargés de surveiller les actes du roi et de lui présenter des plaintes à l'oc- casion de la violation des droits des citoyens reconnus par la Charte.

Si le roi refusait de rendre justice aux citoyens, les barons pouvaient l'y contraindre par la force ^-^l

(1) V. R. Dareste, « Mémoire sur les anciens monuments du droit de la

Hongrie -, Orléans, 1885, p. 13.

(2) - , ib., p. 27.

(3) V. Ch. de Tourtoulon, « Jacme I", roi d'Aragon », t ii, p. 188, 189. (4; V. Ed. Secrétan, « De la féodalité en Espagne ». Dans la Revue

historique du droit français et étranger, t ix, 1863, p. 296. (5) V. Ch. BÉMONT, « Chartes des libertés anglaises », Paris 1892, introd.

XXIII, XXIV et le texte de l'art. 61, p. 37 et 38. Nous avons puisé les sources qui précèdent d'après la bibliographie indi- quée par M. VioLLET op. cit. t. ii, p. 4, note 3.

XXX INTRODUCTION

Le droit de résistance contre le roi est reconnu aux barons.

Il est vraisemblable que dans l'esprit des auteurs de l'article 61, les barons devaient en pareil cas (celui de la violation de la Charte) faire appel au peuple pour opposer la force au monarque.

Dans l'espèce, l'insurrection est dans l'ordre logique des choses.

L'art. 3 de la Déclaration du le"" juin 1776 de l'Etat de Virginie a proclamé pour le peuple le droit d'abolir le gouvernement toutes les fois que celui-ci sera contraire à la protection et à la sûreté de la nation.

En voici la teneur '*) :

« Les gouvernements sont institués pour le bien commun, pour « la protection et la sûreté du peuple, de la nation ou de la com- « munauté. De tous les systèmes de gouvernement le meilleur a est celui qui est le plus propre à produire la plus grande somme « de bonheur et de sûreté, etc.

« Toutes les fois qu'un gouvernement sera reconnu incapable « de ce but ou qu'il y sera contraire, la pluralité de la nation a le « droit indubitable, inaliénable, inaltérable de l'abolir, de le changer « ou de le réformer de la manière quelle jugera la plus propre à (( procurer le bien public. »

C'est bien du droit d'insurrection qu'il s'agit ici car il est ques- tion d'une acticn directe de la nation (d'un recours à la violence par conséquent, v. supra n" 3) et non de ses représentants.

Le même droit (de l'abolition du gouvernement par le peuple)

(1 Voir le texte de la déclaration de l'Etat de Virginie dans :

Marcaggi : « Les origines de la déclaration des Droits de l'Homme de 1789 «, Paris, éd 1912, p. 232 et suivantes.

INTRODUCTION XXXI

est proclamé par la Déclaration de l'indépendance des Etats-Unis, au congrès de Philadelphie le 4 juillet 1776.

On lit dans cette déclaration que les gouvernements sont insti- tués pour assurer « les droits à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur » et qu'ils tiennent leurs pouvoirs du consentement des gouvernés ; que « quand une forme de gouvernement devient destructive de ces fins, cest le droit du peuple de la modifier ou « de l'abolir et d'instituer un nouveau gouvernement ».

Suivent quelques réserves, concernant les cas cette nécessité (de l'abolition du gouvernement) ne se fait pas sentir, puis le passage suivant :

« Toutefois, s'il résulte des abus commis que le propos délibéré « de réduire le peuple à une servitude absolue soit manifeste, « c'est son devoir, c'est son droit de rejeter un semblable gouverne- «i ment et d'établir de nouvelles protections, eic. )). ^^^

Il y a lieu de remarquer que ce texte, comme celui de l'art. 3 de la déclaration de Virginie, vise l'action directe du peuple contre le gouvernement qui aurait violé ses droits.

On ne peut donc dire qu'il s'agit dans l'espèce du renversement du gouvernement par les représentants de la nation recourant à un moyen légal quelconque, tel celui d'un vote de défiance du Parlement. Le gouvernement parlementaire n'existe d'ailleurs pas aux Etats-Unis.

C'est, par conséquent, le droit d'insurrection qui est ainsi reconnu par la déclaration de l'indépendance.

(1) Voir ces textes dans : De Ghambrun, « Droits et libertés aux Etats-Unis », Paris, 1891,

p. 55, 56, 57. et Marcaggi, op. cit. p. 238.

XXXII INTRODUCTION

Les hommes de la Révolution française ont, enfin, proclamé hautement le droit d insurrection.

L'art. 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 pose d'abord que « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme « et il ajoute que a ces droits sont la liberté, la propriété, « la sûreté et la résistance à l'oppression ».

La résistance à l'oppression est aussi proclamée par l'art. 1^' de la déclaration des droits qui précédait le projet de la constitu- tion girondine, présenté à la Convention Nationale les 15 et 16 février 1793, par Condorcet, rapporteur. [La même déclaration consacrait la résistance individuelle (art. 13), définissait l'oppres- sion et préconisait aussi une forme légale de la résistance (art. 32). Elle ne fut pas votée à cause de la défaite des Girondins].

Mais la forme la plus saisissante de la proclamation du droit d'insurrection se trouve dans le fameux art. 35 de la déclaration précédant la constitution jacobine du 24 juin 1793.

Cet article est ainsi conçu :

« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, Vinsurrec- « tion est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le « plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». ^'^

Dans cet article l'insurrection est reconnue non seulement pour le peuple mais « pour chaque portion du peuple ». [La même déclaration proclîTme d'ailleurs la résistance individuelle (art. 11) et même le tyrannicide '2> (art. 27)].

(1) Voir sur l'authenticité de ce texte :

DuGuiT et MoNNiER. « Lcs Constitutions et les principales lois poli- tiques de la France depuis 1789 ». Paris, éd. 1915, p. 69, note 1. (2^ Mais dans l'espèce il ne revêt pas la forme d'un aclc individuel.

INTRODUCTION XXXIII

L'art. 33 de ladite déclaration considère la résistance à l'op- pression comme « la conséquence des autres droits de l'homme.»

On sait que la constitution jacobine de 1793 ne fut pas appli- quée. Le 9 thermidor avait porté un coup mortel à la Terreur et le mouvement hostile aux terroristes s'accentuait dans toute la

France.

Le Président de la Convention Thibaudeau craignait que l'application de la constitution n'entraînât le rétablissement des jacobins et la dissolution de la représentation nationale. Ce point de vue triompha et la constitution jacobine fut à jamais

enterrée.

Nous en avons fini avec les textes ayant proclamé le droit

d'insurrection. (*^

5. Plan d'étude

Nous nous proposons d'étudier ici les doctrines de Hobbes, Locke et Kant sur le droit d'insurrection. Le choix de ces trois

(1) En Belgique, lors de l'élaboration de la Constitution de 1S31, deux motions ont été présentées au Congrès en faveur de la proclamation de la résistance aux actes illégaux de l'autorité et furent repoussées.

A notre avis, elles concernaient surtout la résistance individuelle plutôt que le droit d'insurrection proprement dit. Les discussions dans les sections les motions furent renvoyées en font foi.

Voirie rapport fait par Fleussu, à la séance du 12 janvier 1831, dans HuYTTENS, « Discussions du Congrès national de Belgique », Bruxelles, 1844, t. iv pièce justilicative no 52, p. 65 et suiv.

En 1710, en Angleterre, le droit de résistance de la nation a été proclamé par la Chambre des Communes, qui soutenait l'accusation dans le curieux procès Sacheverell.

Voir Paul Errera, « Le procès Sacheverell et le droit à la résis- tance », Revue du droit public, etc , t x, 1898, p 433 et suiv.

XXXIV INTRODUCTION

auteurs nous a été inspiré par l'idée qu'il serait intéressant d'ex- poser côte à côte le système politique d'un des chefs de l'absolu- tisme, HoBBES, sa contre-partie, savoir celui de Locke dont l'in- fluence a été considérable dans les doctrines démocratiques mo- dernes, et enfin un système mixte, celui de Kant, qui quoique libéral à sa base aboutit à l'absolutisme par la divinisation de la puissance étatique.

Notre travail sera surtout une étude historique, mais la compa- raison de ces trois doctrines nous permettra, croyons-nous, de connaître le pour et le contre sur la légitimité de la résistance du peuple contre l'arbitraire de l'autorité, d'en peser la force respec- tive et de trouver la solution qui paraît se rapprocher le plus de la vérité.

Nous avons pensé qu'il était utile, avant d'aborder le fond de notre sujet, de donner une idée du droit d'insurrection dans les domaines respectifs de la philosophie juridique et du droit public et d'exposer, dans un aperçu très rapide, les principales doctrines en la matière et les textes ayant proclamé ce droit.

Cela nous a peut-être amené à des développements un peu longs, quoique très sommaires, mais nous avons l'espoir qu'ils ne seront pas sans quelque intérêt pour notre étude.

Celle-ci sera divisée en trois parties. La première, consacrée à Hobbes, comprendra trois chapitres.

Dans le chapitre premier, nous donnerons un aperçu général de la doctrine politique de Hobbes et dans les deux suivants nous traiterons respectivement de l'insurrection et du tyrannicide.

La deuxième partie de notre étude, consacrée à Locke, sera subdivisée en deux chapitres dont le premier aura pour objet un aperçu général de la doctrine politique de Locke et le deuxième le droit d'insurrection

INTRODUCTION XXXV

La troisième et dernière partie portera sur Kant et comprendra quatre chapitres.

Dans le premier nous donnerons un aperçu général de la doc- trine politique de Kant; dans le second nous nous occuperons de la résistance agressive et « négative », dans le troisième de la liberté d écrire et de penser.

Le chapitre quatrième, enfin, aura pour objet Kant et la Révo- lution française.

Nous exposerons successivement les doctrines de nos trois au- teurs en les accompagnant d'une étude critique et dans la conclu- sion nous tracerons une esquisse d'une théorie du droit d'insur- rection.

i

PREMIÈRE PARTI E

HOBBES '^

y\perçu Général de la Doctrine politique de Hobbes

SECTION PREMIÈRE Distinction entre l'état de nature ei la société civile

a) Etat de nature

6. L'état de nature c'est la guerre perpétuelle

Hobbes reproche aux philosophes grecs de l'antiquité d'avoir enseigné que l'homme est un animal sociable, « Zw:v -AiTr/.iv ». avec une disposition naturelle à la société.

(Il Hobbes, philosophe anglais à Malmesburj' en 1588, mort en 1679, est un des grands chefs de l'absolutisme.

Il vint se réfugier en France en 1642 pour échapper aux révolu- tionnaires, dont l'action de plus en plus menaçante triompha en 1648 du despotisme de Charles 7"^''.

La doctrine politique du philosophe se trouve dans les ouvrages : « De Cive », « de corpore politico » et « Leviathan ». Le premier parut d'abord en 1642 en un petit nombre d'exemplaires

2 PREMIERE PARTIE

Il soutient que c'est une erreur, provenant de la trop légère contemplation de la nature humaine.

« Si l'on considère, écrit-il, de plus près les causes pour les- « quelles les hommes s'assemblent et se plaisent à une mutuelle « société, il apparaîtra bientôt que cela n'arrive que par accident, (' et non par une disposition nécessaire de la Nature... nous ne ff cherchons pas des compagnons par quelque instinct de la « nature, mais bien l'honneur et l'utilité qu'ils nous apportent ; « nous ne désirons des personnes avec qui nous conversions qu'à « cause de ces deux avantages qui nous eu reviennent » (^^

Si nous ne nous proposions, ajoute-t-il, de retirer quelque utilité, quelque estime ou quelque honneur de nos semblables en leur société, nous vivrions peut-être aussi sauvages que les autres animaux les plus farouches (2).

Il y aurait certes beaucoup à dire sur cette idée, qui ne nous

et fut ensuite publié à Amsterdam en 1647, puis en 1649 traduit en français par Sorbière sous le titre : « Eléments philosophiques du citoyen ».

Le « de corpore politico », qui date de 1650, fut traduit en français en 1652 également par Sorbière Le corps politique ou les élé- ments de la loi morale et civile, etc. ») et enfin le « Leviathan » fut publié pour la l'^^ fois à Londres (en anglais) en 1651

Le « De corpore politico » renfermant sensiblement les mêmes idées que celles exposées dans le « De Cive » et le « Leviathan » nous nous en tiendrons ici exclusivement à ces deux derniers ouvrages.

Nos citations seront empruntées, en ce qui concerne le premier, à la traduction française de Sorbière (1649) et pour le « Leviathan » au texte anglais de 1651, auquel nous conserverons l'orthographe de l'époque.

(Il HoBBEs, « Eléments philosophiques du citoyen » (traduits en fran- çais par un de ses amis : Sorbière) Amsterdam, Jean Blaeu, 1649. De la liberté, ch. i, § n.

(2) , op citato, eh. i, § ii.

HOBBES 3

paraît pas fondée, car l'homme est un animal doué de raison et de sensibilité et, indépendamment du profit qu'il recherche dans la société de ses semblables, profit qui constitue d'ailleurs un facteur important dans les rapports sociaux, il éprouve le besoin de communiquer sa pensée, de s'épancher, de dissiper ses ennuis, autant de choses qu'il ne pourrait faire dans un isole- ment odieux 1

Mais nous n'insisterons pas là-dessus car cela nous écarterait de notre sujet :

Poursuivons donc les développements de Hobbes. « L'origine des plus grandes et des plus durables sociétés, ne « vient point d'une réciproque bienveillance que lés hommes se « portent, mais d'une crainte mutuelle qu'ils ont les uns des « autres » (i).

A quoi cette crainte est-elle due?

« La cause de la crainte mutuelle dépend en partie de l'égalité « naturelle de tous les hommes, en partie de la réciproque < volonté qu'ils ont de nuire, ce qui fait, que ni nous ne pouvons « attendre des autres, ni nous procurer à nous-mème quelque « sûreté... » ^-'.

La volonté de nuire, en l'état de nature, provient surtout de ce que plusieurs recherchent souvent une même chose qui ne peut être divisée ou leur appartenir en commun, et c'est le plus fort qui l'emporte dans la lutte ' •*.

Et HoBBES de conclure : « Donc, parmi tant de dangers aux-

(1) Hobbes, op. cit. de la liberté, ch- i, § ii in fine. (2 , ibidem ib. ib. § m.

(3) , ib. ib. ib, § vi.

4 PREMIERE PARTIE

« quels les désirs naturels des hommes nous exposent tous les «^ jours, il ne faut pas trouver étrange que nous nous tenions sur « nos gardes, et nous avons malgré nous à en user de la sorte »'*).

Mais on quoi consiste le droit, dans l'état de nature ? Les mots « juste » et « droit » ne signifient autre chose, d'après Hobbes, que la liberté que chacun a d'user de ses facultés naturelles, conformément à la droite raison.

Il en tiie la conséquence « que le premier fondement du droit « de natui-e est, que chacun conserve autant qu'il peut ses mera- « bres et sa vie » '-'.

En d'autres termes, le droit naturel c'est le droit de conserva- tion de l'homme.

Or, comme ce serait vain de reconnaître un droit, en vue de tendre à une fin, si on lui refusait les moyens pour y parvenir, il s'ensuit, dit le philosophe, que le droit de conservation entraîne tous les moyens possibles en vue de cette fin <3),

HoBBES dit en effet que « la loi naturelle est ce que « nous « dicte la droite raison touchant les choses que nous avons à faire, ou à omettre pour la conservation de notre vie et des par- ties de notre corps » (^).

Il écrit en outre dans « Leviathan » :

« A law of nature (lex naturalis) is a precept, or genérall rule, « found out by reason, by which a man is forbidden to do, that

(1) Hobbes, op. cit. de la liberté, ch i, § vu in fine.

(2) , ib. ib, ib. § vu. )3) , ib. ib . ib. § viii. (4> , ib. ib. , ch. ii § i.

HOBBES !r>

« whiclî is destructive of his life or taketh away the means of « preserving the sanie » i*^.

Enfin voici encore une définition du droit naturel :

« The right of nature, which writers commonly call jus natu- M raie, is the liberty each nian hath, to use his own power, as he « will himselfe, for the préservation of his own nature ; that is to « say, of his own life and consequently of doing any thing, « which in his own judgement, and reason, hee shall conceive « to be the aptes*^^ means thereunto » '-> .

Il en résulte que la « liberté naturelle » c'est l'absence de toute contrainte et le pouvoir de recourir à tous les moyens suscepti- bles d'assurer sa conservation t-^».

HoBBES ajoute que dans l'état de nature il y avait égalité entre les hommes.

« D'ailleurs la nature a donné à chacun de nous égal droit « sur toutes choses. Je veux dire que dans un état purement na- « turel et avant que les hommes se fussent mutuellement atta- « chés les uns aux autres par certaines conventions, il était per- « mis à chacun de faire tout ce que bon lui semblait contre qui M que ce fût, et chacun pouvait posséder, se servir, et jouir de « tout ce qui lui plaisait » i^).

(1) HoBBES, « Leviathan or the matter, forme & power of commonwealth

ecclesiasticall and civill », London, Andrew Crooke, 1G51^ ch. XIV, p 64.

(2) , « Leviathan », ch. xiv, p. 64.

(3) , ib. ib. ib.

(4) , « Eléments philosophiques du citoyen », de la liberté, ch i,

§ X. Voir aussi « Leviathan » ch. xiii, p. 60.

6 PREMIÈRE PARTIE

Et il conclut « qu'en l'état de nature, l'utilité est la règle du droit » (1).

HoBBES explique, par surcroît, que dans l'état purement natu- rel il est impossible de commettre quelque injustice envers les hommes (puisqu'il n'y a pas de lois humaines établies), mais qu'on peut « pécher contre la « Majesté divine et violer les lois naturelles » c^i.

Il résulte du droit que chacun possède sur toutes choses, que les hommes sont forcément ennemis, car il leur arrive de sou- haiter la même chose laquelle ils ont également droit) ; dès lors, conclut HoBBEs, « l'état naturel des hommes, avant qu'ils eussent « formé des sociétés, était une guerre perpétuelle, et non seule- « ment cela, mais une guerre de tous contre tous « (3),

Il écrit aussi dans « Leviathan :

« Out of civill States, there is always warre of every one « against every one » W. Il n'y a pas là, toutefois, une vérité historique, mais une hypothèse qui permetti'a au philosophe de faire intervenir le contrat social comme une explication logique de l'origine de la société civile.

Il ajoute, en effet, qu'il n'est pas sûr qu'il y ait eu un temps il y avait une guerre de tous contre tous. Il croit qu'il n'en fut jamais ainsi d'une manière générale (s>.

Quoiqu'il en soit, c'est cette guerre perpétua lie, dans laquelle les hommes sont des ennemis par nature, qui lai fait écrire, dans

(l)HoBBES, « Elém. philoff. du citoyen », de la liberté, ch. i, § x in fine.

(2) , ib. ch. I § X.

(3) , « Elém phil du citoyen », ch. i, § xii,

(4) , « Leviathan », cli. xin, p. 62.

(5) , ib. ib. p. 63.

HOBBES /

son épître dédicatoire du de cive » au comte de Devonshire, la fameuse formule : « homo homini lupus » '*), empruntée d'ailleurs au poète latin Plaute <~K Or cette guerre, qui assure le règne du plus fort et dont la durée est éternelle, à cause des droits égaux des combattants et de l'instabilité de la force, est contraire à la conservation des hommes. Hobbes dit que la loi naturelle ensei- gne, par conséquent, qu'il faut chercher la paix.

« C'est pourquoi, écrit-il. je mets au rang des lois naturelles ce « que je m'en vais montrer au chapitre suivant, que la droite rai- « son nous enseigne de chercher la paix, dès qu'il y a quelque « espérance de la rencontrer, ou de nous préparer à la guerre, « lorsqu'il nous est impossible de l'obtenir « i3i.

6) Société civile

7. Formation de la société civile

« A l'état de nature, l'espérance que quelqu'un a d'être en a sûreté et de bien établir sa conservation propre est fondée en « la force et en l'adresse, par lesquelles il espère d'éluder ou de « prévenir les desseins de son prochain ''*>

Pour sortir de cet état de guerre il faut que les hommes s'unis- sent en vue de leur défense commune.

(1) V. a De Cive », dans « Opéra philosophica », éd. Molesworth, Londres,

T. II (1889), p. 135.

(2) « Lupus est homo homini, non homo, quom, qualis sit, non novit ».

V. Plaute, « Asinaria », acte ii, icène iv.

(3) Hobbes, « Elém. phil. du citoyen », ch. i, § xv.

(4) , ib. ch. V, § I.

8 PREMIÈRE PARTIE

Cette union ne doit pas comporter un petit nombre d'adhé- rents, car elle risquerait de périr par un groupement plus fort ; il faut donc une association comprenant un grand nombre d'hom- mes, pour qu'elle puisse assurer la paix **>,

D'ailleurs, les membres de cette association doivent être d'accord sur les moyens les plus propres à employer et Hobbes ajoute, qu'il ne suffit pas d'un simple consentement pour entretenir la paix parmi les hommes mais qu'il faut, par surcroît, une soumission de la volonté de chaque particulier à celle d'un autre ou d'une assemblée, qui décide pour tous sur les affaires de la société.

Quelle est cette soumission?

« Cette soumission de la volonté de tous les particuliers à celle « d'un homme seul, ou d'une assemblée, arrive lorsque chacun « témoigne, qu'il s'oblige à ne pas résister à la volonté de cet « homme ou de cette Cour à laquelle il s'est soumis )).<2)

Il faut en outre lui promettre de lui accorder son secours et tous ses moyens d'action contre un autre, qui que ce soit, mais le philosophe fait une réserve lorsqu'il s'agit d'accorder son concours à une action contre soi-même ; « on ne peut pas, écrit-il, se « dessaisir du droit naturel de se défendre, ni prêter la main « contre soi-même w'^' C'est une loi naturelle.

Il dit aussi dans « Leviathan » .• « whensoever a man transferreth « his right, or renounceth it ; it is either in considération

(1) Hobbes, « Eléments philos, rtu citoyen », ch. v, § m.

(2) , ibidem cH. v, § vu.

(3) , ibidem ib. ib.

V. aussi cil. II, § xviii.

HOBBES 9

« of some right reciprocally transferred to hiraself ; or for sonie « other good he hopeth for thereby. ...And therefore there be « some right, which no man can be understood by any works, « or other signes, to hâve abandoned, or transferred. As first a « man cannot lay down the right of resisting them, that assault M him by force, to take away his life. . > .**'

HoBBES insiste sur l'idée que l'aliénation des droits naturels des individus est réciproque pour eux au profit de l'autorité. ^-'

L'union qui se fait, de cette sorte, forme la société civile, l'Etat

8. L'Etat c'est un Dieu mortel : « Leviathan »

Qu'est-ce que l'Etat ?

« C'est une personne dont la volonté doit être tenue, suivant « l'accord qui en a été fait, pour la volonté de tous les particuliers « et qui peut se servir de leurs forces et de leurs moyens pour le « bien de la paix et pour la défense commune )).(3)

Voici en quoi se résume la doctrine de Hobbes sur l'Etat : /^Chaque particulier a aliéné tous ses droits naturels au profit de l'autorité, qui a un pouvoir absolu sur les sujets.,,.-^

A l'égard de cette puissance suprême, il a renoncé au droit de résister et il lui doit tout son concours, sauf dans le cas sa vie est menacée. (^)

(1) HOBBES, « Leviathan », ch. xiv, p. 65. 66.

(2) —, ib. . ib. p. 65.

(3) _ , Elém. philos, du citoyen », ch. v, § viii in fine.

(4) Nous verrons ci-dessous {n° 15, p 27, note 1> que la faculté pour l'in-

dividu, en cas de péril de sa vie, de résister à l'autorité ne peut être un droit dans la doctrine de Hobbes.

10 PREMIÈRE PARTIE

La société naturelle, dit Hobbes, est formée par ceux qui vaincus dans une guerre se rendent à leurs ennemis afin de sauver leur vie La société civile, au contraire, se forme par ceux qui ne sont pas encore vaincus mais qui craignent de l'être. Elle se contracte entre les particuliers dans un dessein de prévoyance.

L'autorité suprême nest pas seulement une personne civile, c'est une sorte de dieu, un « dieu mortel », concède Hobbes.

Nous lisons, en effet, dans « Leviathan » :

<t The only way to erect such a commom power, as may be « able to défend them (les particuliers) from the invasion of « forraigners, and the injuries of one another... is to conferre ail « their power and strength upon one man, or upon one assembly « of men, that may reduce ail their wills, by plurality of voices, « unto one will... This donc, the multitude so united in one « person is called a commonweath, in latine civitas. This is the « génération of that great Leviathan, or rather (to speak more « reverently) of that Mortall God, to which wee owe under the « immortall God, our peace and defence ».(*'

Hobbes ajoute :

« And he that carryeth this Person, is called Soveraigne and « said to hâve soveraigne power ; and ever}' one besides, his a subject r.*^'^'

Nous trouvons également la qualification de « grand Leviathan » qu'il attribue à l'Etat, dans l'introduction du même ouvrage.

Dans cette introduction, Hobbes dit que l'art de l'homme imite la nature. Lorsqu'on considère, en effet, les « automates »» (les

(1) Hobbes, « Leviathan », ch. xvii, « of the causes, génération and défi- nition of a commonwealth «, p. 87. (i) , op. cit., ch. XVII, p. 88.

HOBBES

11

machines) qu'il crée, ne peut-on pas dire qu'ils ont une vie

artificielle ?

Le coeur c'est le ressort, les nerfs sont les ficelles et les liga- ments sont les roues, etc., imprimant le mouvement à tout le corps artificiel.

L'homme va encore plus loin et imite cette œuvre parfaite de la nature quest l'homme. C'est ainsi qu'il a créé l'Etat : ce grand Leviathan.

Et le philosophe poursuit :

a For by art is created that great Leviathan called a common- « wealth, or State (in latine civitas) which is but an artificiall < man, though of greater stature and strength than the Naturall, « for whose protection and defence it was intended ; and in « which, the soveraignty is an artificiall soûl, as giving life and « motion to the whole body ; the magistrates and other officers « of judicature and exécution, artificiall joynts ; reward and « punishment (by which fastned to the seate of the soveraignty, « every joynt and memberis moved to performe his duty) are the « nerves, that do the same in the body naturall ; the wealth and « riches of ail the particular members, are the strength ; salus « populi (the people's safety) its businesse ; counsellors, by whom « ail things needfull for it to know, are suggested unto it, are the « memory ; equity and lawes an artificiall reason and will ; con- « cord, health; sédition, sicknesse ; and civill war, death. « Lastly, the pacts and covenants by which the parts of this « body politique were at first made, set together and united, « resemble that Fiat, or the let us make man, prononced by God « in the création ».^*)

ai HoBBES, « Leviathan », introduction, p 1.

12 PREMIÈRE PARTIE

Ainsi donc l'Etat est une sorte de personne biologique douée d'un organisme artificiel.

La souveraineté en est 1 âme ; les magistrats et les fonction- naires en sont les ligaments ; la récompense et le châtiment, les nerfs ; la richesse des particuliers, la force ; le salut du peuple c'est le travail ; les conseillers, la mémoire ; les lois, la raison ; la concorde, la santé ; la sédition, la maladie ; la guerre civile, la mort, etc.

Est-ce simple allégorie ou au contraire une doctrine, en vertu de laquelle on pourrait considérer Hobbes comme un des précur- seurs de l'école organiciste, illustrée plus tard par Herbert Spencer d'après les données de Lamarck et de Darwin ?

Nous n'avons pas à examiner cette question, qui dépasse le cadre de la présente étude, et nous renvoyons à ce sujet à la thèse de M. René Gadave sur a Th. Hobbes et ses théories du contrat social et de la souveraineté » (^'.

SECTION II Souveraineté absolue de /'Etat

9. Distinction entre la multitude et le peuple.

Nous connaissons déjà l'origine de l'Etat, d'après Hobbes, et sa déification par lui.

Avant d'examiner les attributs de la souveraineté de ce « grand

(1) Gadave (Ucnci, « Th Hobbes, etc. », Toulouse, 1907, p 15-1-164.

HOBBES 13

Leviathan », il importe de nous arrêter quelque peu sur la dis- tinction que fait le philosophe entre la multitude et le peuple. Dans son esprit, elle est essentielle et il y revient à plusieurs reprises, dans ses ouvrages.

Dans une multitude, dit-il, il n'y a pas de volonté unique, car chacun des membres qui la composent a la sienne propre, et il y a autant d'actions qu'il y a de membres.

Mais si les membres de cette multitude s'accordent et prêtent l'un après l'autre leur consentement à ce que la volonté du plus grand nombre soit tenue pour la volonté de tous, alors la multi- tude devient une seule personne, qui a une volonté propre, qui peut commander, etc. (^'.

En d'autres termes, la multitude devient le peuple lorsque toutes les volontés particulières ont cédé la place à une volonté unique, « générale » dirons-nous, pour parler le langage de Rousseau, et qui représente et gouverne le corps politique.

Cela ressort des développements de Hobbes dans le chapitre xii § viii des « Eléments philosophiques du citoyen ».

Il dit en effet : « C'est le peuple qui règne en quelque sorte « d'Etat que ce soit; car dans les monarchies mêmes, c'est le « peuple qui commande et qui veut par la volonté d'un seul (v homme » (2^.

Et un peu plus loin : « Les particuliers et les sujets sont ce qui « fait la multitude. Pareillement en l'Etat populaire et en l'aristo- « cratique, les habitants en foule font la multitude, et la Cour ou « le Conseil c'est le peuple. Dans une monarchie, les sujets repré-

(1) Hobbes, « Eléments philos., du citoyen », ch. vi, § i, remarque.

(2) Hobbes, « Eléments philosopliiques du citoyen », ch. xii, § viii.

,14 PREMIÈRE PARTIE

« sentent la multitude et le roi (quoique ceci semble fort étrange) « est ce que je nomme le peuple. Le vulgaire et tous ceux qui ne « prennent pas garde que la chose est ainsi, parlent toujours du « peuple, c'est-à-dire de l'Etat, comme d'une foule de personnes « et disent que le royaume s'est révolté contre le roi (ce qui est « impossible), ou que le peuple veut et ne veut pas, ce qui plaît « ou déplaît à quelques sujets mutins qui, sous ce prétexte d'être « le peuple, excitent les bourgeois contre leur propre ville, « etc.. » ^*^.

10. Opposition entre Hobbes et J.-J. Rousseau

Rousseau a mis en lumière la différence qui existe entre la « volonté générale » et la somme des volontés particulières, celle- ci ne concernant que les intérêts privés ("^>; il a parlé aussi de l'in- divisibilité de la puissance du corps social (3), mais sa doctrine n'aboutit nullement aux conclusions de Hobbes; elle s'en écarte, au contraire, sensiblement.

Les droits naturels de l'individu sont certes très compromis dans le système du philosophe de Genève, car.il les soumet à l'ab- solutisme de la collectivité.

Il n'en est pas moins vrai que le corps social est souverain.

Il possède le pouvoir législatif et il confie l'exécutif à un agent (le gouvernement), qui lui est subordonné et qui doit lui rendre des comptes sur son administration (voir infra n" 76)

L'illusion de J.-J. Rousseau sur l'expression intégrale de la

(1) Hobbes, « Elém. philos, du citoyen », ch. xii § vu. i2) Rousseau, « Contrat social », l. ii, ch. m. (3) , , L II, ch. II.

HOBBES 15

volonté générale par le législateur constitue assurément un grand danger pour les libertés individuelles, mais l'auteur du « Contrat social » n'a jamais prêché l'abdication des pouvoirs du peuple entre les mains d'un seul homme, comme le fait Hobbes.

Pour Rousseau, le corps politique constitue un <•- moi com- mun », une seule personne publique!*', distincte certes des mem- bres qui la composent, en tant que ce moi commun n'est pas la somme des volontés particulières.

Il est constitué, en quelque sorte, par la conciliation de tous es intérêts avec leurs concessions réciproques pour le bien commun.

Mais cette personne n'abdique rien, elle est souveraine.

On pourrait dire qu'il y a là, en définitive, cette fiction de la personne morale '-^.

HoBBES, au contraire, fait abdiquer tous les droits du peuple au profit d'un être suprême : le souverain, qui a une autorité absolue sur les sujets.

Bien plus, le peuple, après avoir conféré tous ses droits au

(1) Rousseau, « Contrat social », l i, ch vi.

(2) La personnalité de l'Etat a été considérée par l'école allemande comme

une réalité. L'Etat antérieur aux individus et sujet de droits de domination sur les hommes des sujets), c'est la théorie de la « Herr- scHAFT », illustrée par Jhéring, Gerber, Jellinek, Laband.

Plusieurs publicistes français répudient même la personnalité morale fiction, de l'Etat, pour l'explication de la souveraineté. Voir notamment :

DuGUiT, « L'Etat, le droit objectif et la loi positive », 1901, p 2i 7

à 328.

Traité de droit tohstitutionnel », 1911 t. i, p 47etsuiv.

Berthélemy, « Le fondement de l'autorité politique », dans la Revue

du droit public et de la science politique, 1915,

T. 32, p. 663 et suiv.

16 PREMIÈRE PARTIE

souverain, se dissout aussitôt et ne subsiste plus comme une seule personne (v. infra n" 18).

C'est le souverain, désormais, qui constitue le peuple : « Dans « une monarchie, les sujets représentent la multitude, et le roi ■c (quoique ceci semble fort étrange) est ce que je nomme le peuple » ^*).

11. Le Souverain a une autorité absolue

Le souverain ne peut être jugé quoi qu'il fasse. « De ce que « chaque particulier, écrit Hobbes, a soumis sa volonté à la « volonté de celui qui possède la puissance souveraine dans « l'Etat, en sorte qu'il ne peut pas employer contre lui ses pro- « près forces, il s'ensuit manifestement, que le souverain doit

« être injustifiable quoi qu'il entreprenne car on ne peut

« point aussi punir quelqu'un légitimement, si on n'a pas à cela « assez de forces légitimes » <2*.

Le philosophe dit aussi dans « Leviathan » que les actes du souverain ne peuvent être justement accusés par les sujets car ses actes sont ceux du peuple (v. infra 18).

Celui-ci l'a institué et il ne peut se plaindre d'injustice envers soi-même. Donc le souverain ne peut être puni, il est juge de ce qui est nécessaire à la paix publique. <3) '

Les sujets ont -par conséquent un devoir d'obéissance absolue à l'égard de l'autorité.

« En une cité parfaite, écrit Hobbes, (c'est-à-dire en un Etat

(1) Hobbes, « Eléments philos, du citoyen », c'i. xii, § vin.

(2) , ib. , ch. VI, § XII in fine.

(3) , (I Leviathan », ch xviii, p. 90.

HOBBES 17

« bien policé aucun particulier n'a le droit de se servir de ses « forces comme il lui plaira pour sa propre conservation, ce que « je dirai en d'autres termes, le droit du glaive privé est ôté) « il faut qu'il y ait une certaine personne qui possède une puis- « sance suprême, la plus haute que les hommes puissent raison- « nablement conférer, et même qu'ils puissent recevoir. Or cette « forte autorité est celle qu'on nomme absolue ».'■'

Et le philosophe poursuit : « Ce droit absolu du souverain « demande une obéissance des sujets telle qu'il est nécessaire au «r gouvernement de l'Etat, c'est-à dire telle que ce ne soit pas en « vain qu'on ait donné à celui qui commande la puissance sou- « veraine ».'-'

Dans « Leviathan » il dit aussi; « b}' authority, is alwaj'sN « understood a right of doing any act )).*-^' '

HoBBEs reconnaît qu'il peut se trouver des princes qui, malgré le serment qu'on leur fait prêter pour gouverner selon la justice (sans violer les lois de la Nature et sans offenser Dieu), abuse- raient de cette puissance absolue pour favoriser quelques privi- . légiés, au détriment de la collectivité; mais, dit-il, ce sont-là des exceptions car cela va à l'encontre des intérêts mêmes du monarque et d'ailleurs, même si on ne lui accordait quiin pouvoii- liinilé-, autant qu'il lui en faudrait pour la défense de ses sujets, il en résulterait les mêmes inconvénients car « celui (jui aura assez de

ili HoBBES, 11 Elém. philos, du citoyen », ch. vi, § xiii. V. aussi II Leviathan », ch. xxix, p. 1(>7.

(2t . « Eléments phil. du citoyen », ch. vi § xiii.

(3i , « Leviathan » ch. xvi p. 81.

18 PREMIÈRE PARTIE

« force pour tenir tout un peuple sous sa protection, n'en aura-t- « il pas assez pour opprimer sa liberté ? » <*)

La faute provient, ni plus ni moins, des sujets qui ne savent pas se gouverner eux-mêmes !

« S'ils vivaient selon les lois de nature, ils n'auraient que faire « de politique, l'ordre des Etats ne leur serait point nécessaire et « il ne faudrait point les tenir dans le devoir par une autorité « publique ».<->

Ainsi donc, Hobbes, non content de soutenir la souveraineté absolue du prince par des sophismes, rejette par surcroît la faute, en cas d'abus commis à l'encontre des sujets, sur ceux-ci, pauvres boucs émissaires chargés des péchés de Leviathan !

Toutefois, dans le chapitre vii § xiv, après avoir dit que si dans une assemblée populaire on a pris une décision contraire aux lois de nature, la faute n'incombe pas à l'Etat, personne civile, mais aux particuliers qui se sont prononcés sur cette action, il ajoute :

« Mais en la monarchie, si le roi délibère quelque chose contre « les lois de nature, il pèche tout le premier parce qu'en lui la « volonté civile et la naturelle sont une même chose »S^'>

12. Le Souverain n'est pas soumis aux lois civiles

L'auteur de « Leviathan » affirme que nul ne peut contracter une obligation en.vers soi-même « car celui qui obligerait et celui « qui demeurerait obligé étant une même personne, et l'un « pouvant être délivré par lautre de son obligation, ce serait en

(1) Hobbes, « Eléments phil. du citoyen », ch. vi. § xiii, remarque.

(2) , ib. ib. ib. ib.

(3) , ib. ch. VII, § XIV in fine.

HOBBES

19

« vain qu'on se serait obligé soi-même ; pour ce qu on se serait « quitte quand on voudrait, et celui qui a cette puissance de se « délivrer, est dès effectivement libre »». Et il conclut :

« Le Souverain n'est point attaché aux lois civiles (car il serait « obligé à soi-même), ni ne peut point être obligé à chacun de ses « concitoyens ».*^'

La souveraineté est absolue, car si la puissance de la Républi.que était limitée, il faudrait qu'elle le fût par une puissance supérieure (celui qui prescrit des bornes étant plus puissant que celui auquel elles sont prescrites), et en reniontant jusqu'à une puissance qui ne reconnaît point de limites étrangères, on arrive au souverain de l'Etat.

« En un mot, écrit Hobbes, je reconnais pour souverain d'une « ville, celui qui peut légitimement faire ce qu'il n'appartient à « aucun citoyen, ni même à plusieurs en corps, d'entreprendre. « car l'Etat seul a le pouvoir de faire ce à quoi ni un particulier, « ni une faction n'ont le droit de penser. Je tiens donc que celui « qui use légitimement de ce pouvoir de l'Etat en est le « souverain ».•-'

Afin de mieux comprendre la raison pour laquelle le souverain ne s'oblige pas par les lois civiles, il faut connaître la nature du contrat qui a présidé, d'après Hobbes, à l'investiture du chef de

TEtat.

Il n'y a pas eu de pacte entre les sujets et le chef suprême mais

(1) Hobbes, « Eléments philos, du citoyen », ch. vi, § .\iv.

V. aussi « Leviathan », ch. xxvi, p. 137.

(2) , « Elém. philos, du citoyen », ch. vi, § xviii.

20 PREMIÈRE PARTIE

entre les membres de la collectivité seulement, qui ont renoncé à tous leurs droits en sa faveur.

Le souverain demeure par conséquent entièrement libre et en dehors de toute obligation personnelle envers eux.

Il CRÉE le JUSTE et l'iNJUSTE par les lois civiles, « qui ne sont « autre chose que des ordonnances et des édits que le souverain « a publié pour servir dorénavant de règle aux actions des « particuliers ».(*)

Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre suivant, au sujet de l'illégitimité de la révocation du souverain, d'après HoBBES. (v. infra 18).

SECTION III Liberté des individus dans /'Etat

13. —'Idée de liberté

Par les développements qui précèdent nous savons que dans la doctrine politique de Hobbes les individus ont abdiqué tous leurs droits naturels et qu'ils ne possèdent plus dans l'Etat que des DROITS CONCÉDÉS par le souverain, être tout puissant qui crée le juste et l'injuste, et qui au surplus n'estpas tenu de s'y conformer, ces règles ne concernant que les rapports entre les particuliers.

Y a-t-il place dans ce régime absolutiste, voisin de l'esclavage, pour quelque libert.é?

Celte idée ne paraît-elle pas contradictoire avec l'omnipotence

(i) Hobbes, « Elém. pliilos. du citoyen, ch. vi- § ix in fine.

HOBBES 21

du chef suprême, qui peut se livrer impunément à tout acte sur ses sujets ?

HoBBEs traite toutefois de la liberté des sujets dans le § xv du chapitre xiii des « Eléments philos, du cito3'en » et dans tout le chap. XXI de « Leviathan », intitulé « of the liberty of subjects ».

Les individus jouissent donc, malgré tout, d'une liberté, et comme celle-ci se réduit à l'ensemble des droits concédés par le souverain (soit expressément, soit par le silence de la loi), il im- porte, avant d'examiner en quoi elle consiste, de dire quelques mots sur les considérations qui doivent guider le chef de l'Etat dans la concession de ces droits.

Dans les « Eléments philos, du citoyen », Hobbes consacre, en effet, à la liberté des sujets le § xv du chap. xiii, intitulé : « Des devoirs de ceux qui exercent une puissance souveraine ».

14. Devoirs du souverain

Quels sont ces devoirs?

« Tous les devoirs de ceux qui gouvernent, écrit Hobbes, sont « compris dans cette seule maxime « que le salut du peuple doit « être la loi suprême >■> ; car encore que ceux qui exercent la sou- 4 veraine puissance parmi les hommes ne puissent pas être sou- « mis aux lois, qui sont à parler proprement la volonté de plu- « sieurs personnes ; parce que c'est une chose contradictoire que « d'être souverain et néanmoins soumis à autrui ; c'est pourtant « de leur devoir d'écouter la droite raison et d'obéir toujours le « plus qu'ils peuvent à la loi de Nature, que je ne sépare point « de la morale et de la divine.

« Et d'autant que les Etats ont été établis pour le bien de la « paix et qu'on recherche la paix pour }' trouver la conservation

22 PREMIÈRE PARTIE

« de la vie et tous ses avantages, le prince qui se servirait de son « autorité à autre fin que pour le salut de son peuple, contrevien- « drait aux maximes de la tranquillité publique, c'est-à-dire à la « loi de Nature fondamentale » ^*K

Mais que faut-il pour assurer le salut du peuple ? Que les sujets soient protégés contre les ennemis du dehors. Que la paix soit entretenue au dedans. Que les sujets s'enrichissent autant que le permet la sûreté

publique. Qu'ils jouissent d'une « innocente liberté )).'"^>

HoBBES ajoute qu'il est du devoir du souverain de répartir également sur les sujets les taxes et les impositions nécessaires aux besoins de la Société x in fine) et de supprimer les « factions » (troupes de mutins) qui troublent la tranquillité publique. xiii)

Voyons maintenant quelle est la liberté des individus dans l'Etat.

15. En quoi consiste la liberté des sujets

lo SILENCE DE LA LOI

« La liberté des sujets, écrit Hobbes, ne consiste pas en ce « qu'ils soient exempts des lois de l'Etat ou que les souverains « ne puissent pas établir telles lois que bon leur semble b'^'

Les lois ne peuvent cependant réglementer tous les actes et tous les mouvements des particuliers et la mesure de la non

(1) Hobbes, « Elém. philos, du citoyen », ch. xin, § ii.

V. aussi « Leviathan », ch. xxx. p. 175.

(2) , « Elém. philos, du citoyen », ch. xiii, § vi.

(3) , ib. ib. § XV.

HOBBES 23

réglementation de tout cela constitue le degré de liberté des sujets.

Voyons, en effet, le passage suivant :

« Les lois n'ont pas été inventées pour empêcher toutes les « actions des hommes mais afin de les conduire, de même que la « nature n*a pas donné des bords aux rivières pour en arrêter « mais pour en diriger la course. La mesure de cette liberté « doit être prise sur le bien des sujets et sur l'intérêt de l'Etat ».**> (HoBBES veut dire : pour le bien des sujets et pour l'intérêt de l'Etat).

Le philosophe conclut que le souverain ne doit pas établir plus de lois qu'il n'en est absolument besoin pour l'intérêt des particu- liers et de l'Etat xv). Il veut que la détermination des peines ne soit pas établie en prenant en considération le « mal passé », causé par les actes dont on recherche la répression, mais le « bien à venir » qu'on se propose de réaliser.

Il dit que « les peines arbitraires qui ne se mesurent pas à l'uti- « lité publique sont injustes » et il proclame, en outre, que les juges doivent se conformer aux peines édictées par la loi et ne pas en infliger au delà du degré que celle-ci a institué. xvi)

Enfin, le chef de l'Etat doit donner satisfaction aux doléances des justiciables contre les abus des juges. xvii)

Ainsi donc, d'après Hobbes, la liberté de l'individu dépend en grande partie du silence de la loi i"^) ; en d'autres termes, l'individu peut agir à son gré toutes les fois qu'il ne se heurte pas à une prohibition édictée par un texte législatif ; c'est là, d'ailleurs, le

(11 Hobbes, « Elém. philos, du citoyen ><, cb. xiii, § xv.

(2) Cette Idée se trouve aussi dans « Leviathan », ch. xxi, p. 113.

24 PREMIÈRE PARTIE

principe admis dans le droit public moderne : « Tout ce que la loi ne défend pas est permis )m1).

RÉSISTANCE DE LINDIVIDU EN CAS DE PÉRIL DE SA VIE

Pour avoir une idée exacte de la doctrine de Hobbes sur la liberté des sujets, il y a lieu de parler aussi de la résistance qu'il reconnaît, dans certains cas, aux particuliers contre l'exécution des actes de l'autorité, malgré leur légalité.*"^'

C'est dans le chap. xxi de « Leviathan », intitulé « of the liberty of subjects » que le philosophe traite de cette question.

Il se demande quels sont les actes que lindividu peut refuser d'exécuter, quoiqu'ils soient commandés par le souverain et par conséquent légaux (puisque tout ce qu'ordonne le prince est légal

(1) Ce principe a une portée juridique. Il est insuffisant au point de vue

moral et on a dit souvent qu'il ne suffît pas d'être en règle avec le code pénal pour être un honnête homme.

Le domaine de la morale est nécessairement plus vaste que celui du droit positif, et celui-ci doit surtout garantir dans la société un minimum de moralité. Il est d'ailleurs susceptible de perfectionne- ments constants de manière à se rapprocher le plus possible de la justice, dont la conception varie avec le temps et le lieu.

(2) La résistance sans violence contre les actes légaux de l'autorité, c'est-

à-dire la simple désobéissance, est admise dans le droit public moderne de la plupart des pays.

Elle n'est punissable, en France tout au moins, que lorsqu'il y a entre l'Etat et l'individu qui refuse d'obéir un lien de droit (cas des fonctionnaires), et lorsqu'elle trouble l'ordre public (insoumis- sion des militaires, refus de service d'un juré, résistance contre une réquisition militaire, etc.).

Elle rentre alors dans la catégorie des délits spéciaux. V. Larnaude, « Garanties des libertés individuelles », cours professé

à la Faculté de droit de Paris (doctorat) en 1917.

1918.

HOBBES 25

et doit être considéré comme légitime par les sujets, v. supra n*' 11 et ci-dessous n^ 22).

Voici en quels termes Hobbes pose la question : « What are « the things, which though commanded by the soveraigne, he « (subject) may nevertheless, without injustice, refuse to do ; « we are to consider what rights we pass away, when we make « a commonwealth, or (which is ail one) what liberty we deny « ourselves by owning ail the actions (without exception) of the « man, or asserably we make our soveraigne. For in the act of « our submission consisteth both our obligation and our « liberty. »(*>.

Notons, en passant, que la liberté des sujets consiste dans leur

SOUMISSION AU SOUVERAIN.

Rousseau a proclamé plus tard cette idée '"^', mais pour lui le souverain c'est la « volonté générale », le corps social et non pas un prince absolu qui ne rend aucun compte à la collectivité.

Nous verrons ci-dessous (n*^ 76), le danger dont sont menacés en fait les droits individuels par l'absolutisme du peuple, dans la théorie utopique de Rousseau.

Hegel a décrit aussi avec force la même idée (que la liberté de l'individu consiste dans sa soumission à l'autorité), au profit de

(Il Hobbes, « Leviatlian », ch. xxi, p. 111 et 112.

[2) " Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale sera contraint par « tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera « à être libre. » V. « Contrat social », l. i, ch. vu.

Si donc l'individu ne se soumet pas au corps social il refuse d'être libre.

26 PREMIÈRE PARTIE

l'Etat, qu'il a divinisé*^'*, et sa doctrine a été adoptée par la plu- part des juristes allemands contemporains.

HoBBES, après s'être demandé quels sont les actes que l'individu peut refuser d'exécuter, malgré qu'ils soient commandés par le souverain, répond que ce sont ceux qui mettent la vie du sujet en péril.

Les sujets ont, dit-il, la liberté de défendre leur vie même con- tre ceux qui ont le pouvoir légal de la leur enlever.

Voici quelques-uns des exemples qu'il donne :

Si le souverain commande à une personne de se tuer (même condamnée légitimement) celle-ci peut refuser (v. aussi « Levia- than », ch. xiv) car Ihomme n'a pas le droit de nuire à soi-même et d'attenter à sa vie.

L'individu a aussi la liberté de ne pas avouer son crime, car nul n'est obligé de s'accuser soi-même ; il peut, dans certains cas, refuser d'aller combattre l'ennemi (dans une guerre) ; s'il se fait remplacer par un autre, dit le philosophe, il ne « déserte pas le service de la Société ».*^)

Mais, ajoute Hobbes, toutes les fois que le refus d'obéir à l'or- dre du souverain porte atteinte à la fin de la société, il est illégal.

(1^ DuGUiT, « Jean-Jacques Rousseau, Kant et Hegel >', Paris, Giard et Brière, 1918, p. 71 et suiv.

(Extrait de la Revue du droit public, n"^ avril-uiui-juin et juillet-août-sept. 1918).

(2) HoBUEs, « Lcvlathan », cli. xxi, p. 112.

Le philosophe explique cette tolérance en la jusliriant par la timidité naturelle de certains hommes ayant un carac- tère de femme.

HOBBES 27

La liberté consiste à faire tout ce qui est conforme à la fin de la société.

Voilà à quoi se réduisent les libertés des sujets dans le « grand Leviathan ».

HoBBEs leur attribue, en somme, la faculté (*> d'opposer une résistance individuelle in extremis lorsque leur vie est en danger, quand on leur met, pour ainsi dire, le couteau sous la gorge.

En ce qui concerne le condamné à mort qui refuse de se tuer, et nous ajouterons, qui oppose même une résistance au moment on vient l'exécuter (hypothèse dont Hobbes ne parle pas), on peut répondre que sa résistance ne saurait être punie d'une peine complémentaire, qui serait superflue devant la condamna- tion capitale.

Il serait ridicule d'appeler ce refus de se tuer, et cette résistance,

des libertés !

Et dans les autres cas, mentionnés ci-dessus, y a-t-il à propre- ment parler liberté?

Admettre qu'un conscrit puisse refuser de se faire tuer à la guerre, paraît d'un grand libéralisme ; mais le philosophe ajoute que si le refus d'obéir à l'ordre du souverain, porte atteinte à la fin de la société, il est illégal. Dès lors, la société peut exiger le

(1) Hobbes appelle cela un droit mais ce n'en est pas un.

Ce n'est pas le manque de sanction qui s'oppose à cette idée (il existe, en eflet, des droits dépourvus de sanction légale), mais le droit absolu sur les sujets que le ppilosophe reconnaît au Souverain. Puis- que celui-ci peut se livrer légitimement à tout acte sur les sujets '• serait contradictoire que ces derniers eussent un droit de résistance contre lui. Dès lors la résistance que Hobbes admet pour l'individu (en cas de péril de sa vie;, ne peut être qu'un pouvoir de fait, une simple faculté.

28 PREMIÈRE PARTIE

sacrifice de vies humaines ('sans dispenses ni exemptions possi- bles) pour sa défense contre une agression du dehors, etc. Dans ce cas le refus d'obéir servait illégal et Hobbes, lui-même, est obligé d'en convenir.

t When the defence of the Commonwealth, écrit-il, requireth « at once the help of ail that are able to bear arms, every one is « obliged, because otherwise the Institution of the Commonwealth « wliich they hâve net the purpose or courage to préserve, was « in vain ».**>

Les individus sont à la merci du despotisme du souverain qui a tous les droits sur eux.

Tous ses actes sont légitimes à l'égard des sujets, car c'est lui qui crée le juste et l'injuste, et il peut les forcer à s'y soumettre.

Hobbes cherche, il est vrai, à atténuer l'arbitraire du despo- tisme du prince en lui enjoignant d'obéir à la « droite raison » (v. supra n" 14), mais que vaut ce palliatif?

Le philosophe entend par la droite raison « l'acte propre et « véritable de la ratiocination que chacun exerce sur ses actions a d'où il peut rejaillir quelque dommage, ou quelque utilité aux « autres hommes « •"^>.

C'est un critérium subjectif, variable par conséquent.

Hobbes ne dit pas de s'en tenir à l'opinion commune à un mo- ment donné dans l'Etat, ce qui pourrait donner au critérium une certaine consistance (Il existe, en effet, selon les époques, une

(1) Hobbes, « Leviatban », ch. xxi, p. 112.

<2) Hobbes, « Elém. pliilos. du citoyen », cli. ii § i Hcni.

HOBBES 29

conception de la justice, un esprit public déterminés dans un pays).

Comme correctif, il ajoute que cette ratiocination doit consis- ter dans le « raisonnement véritable fondé sur de vrais princi- pes » et il indique que toute infraction aux lois naturelles vient du faux raisonnement et de la sottise des hommes (^\

Cette garantie est sans portée car chacun pourra prétendre que son raisonnement est le véritable et, dans l'espèce, les actes du souverain, puisque c'est lui qui décide, seront guidés par sa « droite raison » à lui.

Au surplus, cette prétendue limitation manque de sanction. Le souverain ne peut être puni par ses sujets « quoi qu'il entre- prenne » (v. Supra 11) et par conséquent même en cas de vio- lation de la loi naturelle, morale ou divine.

Nous avons vu que Hobbes reconnaît à l'individu la faculté de résister à un acte du souverain qui met sa vie en danger, mais qu'on ne s'imagine pas que lorsque la collectivité des individus, le corps social, sera menacé dans sa conservation par une viola- tion du monarque pareille résistance soit permise.

Le philosophe ne fait allusion qu'à la résistance individuelle, sans préciser d'ailleurs si elle doit être passive ou agressive.

Nous verrons, dans le chapitre suivant, qu'il repousse catégo- riquement l'insurrection.

Ainsi donc, la situation de l'individu est réduite, dans la doc- trine de HoBBES, à bien peu de chose.

Son libre arbitre, sa conscience sont engloutis par ce dieu mor-

'li Hobbes, « Elém. philos, du citoyen », ch ii, § i. Kern.

30 PREMIÈRE PARTIE

tel « Leviathan », qui crée la justice, rend les sentences, détient « l'épée de la guerre » et infuse la pensée aux sujets.

Il leur suffit à ces derniers, pour calmer leurs consciences, d'être en règle avec les commandements sans appel de ce mons- tre tout puissant, si ridiculement représentatif de la vérité !

De quelle dose de dévouement aveugle à la dynastie de (vharles I«% Hobbes a-t-il été victime pour édifier pareilles élu- cubrations !

HOBBES 31

Insurrection

16. Hobbes hostile à l'insurrection et au tyrannicide

Dans la préface des « Eléments philosophiques du citoj'en y, Hobbes prend nettement parti contre le tyrannicide et l'insur- rection.

Il écrit, en effet :

« Combien de rois n'y a-ï-il eu, et des plus gens de bien de « leur royaume, à qui cette funeste erreur, qu'un sujet a droit de « tuer son roi tyran, a coûté malheureusement la vie? Com- « bien de milliers d'hommes a fait périr cette pernicieuse maxime, « qu'un prince souverain peut être dépouillé de ses Etats en cer- « taines occasions et par certaines personnes? A combien d au- « très a coupé la gorge cette doctrine erronée, que les rois étaient « ministres et non pas au dessus de la multitude?... » *'^

Voyons maintenant quels sont les arguments qui,- dans son esprit, militent pour la condamnation de l'insurrection et du tyrannicide.

(1) Hobbes, « Elém. philos, du citoyen », préface p. 5 et 6.

'Dans le texte de la préface, les pages ne sont pas numérotées'

32 PREMIÈRE PARTIE

SECTION PREMIÈRE

Le souverain ne peut jamais être révoqué légitimement

17. Impossibilité d'unanimité des sujets

Ainsi que^nous l'avons indiqué plus haut (v. n*^ 7), le chef de l'Etat a été investi de la souveraineté, d'après Hobbes, en vertu de pactes intervenus entre les particuliers (les sujets), et par les- quels ils se sont dépouillés de tous leurs droits naturels au profit de l'autorité.

La pensée de Hobbes ne fait aucun doute à ce sujet : « La sou- « veraineté, affirme-t-il, a été établie par la force des pactes que tt les sujets ont fait entre eux » (**.

Le philosophe exaipine ensuite s'il est vrai, comme on le pré- tend, que les particuliers, qui ont investi le souverain, peuvent lui retirer leur confiance et le révoquer.

Sa réponse est négative, car, dit-il, il n'y a pas eu de contrat entre eux et le souverain ; le pacte n'est intervenu qu'entre les membres de la collectivité et ne lie pas le chef suprême ; le peu- ple, d'ailleurs, se dissout aussitôt après l'investiture du souve- rain et celui-ci le représente désormais en tant qu'une seule personne.

Mais Hobbes ajoute que même s'il était exact que les sujets aient le droit de révoquer le souverain, la révocation ne serait jamais légitime, car il est impossible en fait qu'elle soit l'œuvre de l'unanimité des sujets.

(1) Hobbes, « Eléni. phil. du citoyen », ch. vi § xx.

HOBBES 33

Cette objection est pour le moins étrange, car il est également impossible, en fait, d'obtenir l'unanimité pour l'investiture du sou- verain et HoBBES, lui-même, est obligé de reconnaître, dans plu- sieurs passages de ses écrits, que le plus quand nombbe impose sa volonté à la minorité.

Voyons d'abord l'objection fondée sur l'impossibilité de fait d'obtenir l'unanimité pour la révocation du souverain.

Le pbilosopbe examine la thèse suivante :

« La souveraineté a été établie par la force des pactes que les « sujets ont faits entre eux; or comme toutes les conventions em- « pruntent leur force de la volonté de ceux qui contractent, elles « la perdent aussi du consentement de ces mêmes personnes. » (D

Et il répond : « Mais encore que ce raisonnement fût véritable, « je ne vois pas bien quel juste sujet il y aurait de craindre pour « les souverains. Car puisqu'on suppose que tous les particuliers « se sont obligés mutuellement les uns aux autres s'il arrive qu'un « seul d'entr'eux soit d'avis contraire, tous les autres ensemble ne « devront point passer outre. Ce serait faire tort à une personne « que de conclure contre son avis ce qu'on s'est obligé par un a pacte exprès de ne conclure point sans elle. Or il est presque « impossible que tous les sujets jusques au dernier conspirent « contre leur souverain et s'accordent tous sans aucuneexce|>tion « à le dégrader. Il n'y a donc pas à craindre qu'il puisse être îégi- a timement dépouillé de son autorité. » <-'

Cet argument est certes trop commode pour permettre à Hob- BES de soutenir ses théories absolutistes' ; vo\'ons, toutefois, s'il

(1) HoBBEs, «Eléments philos, du citoyen », cli. vi, § xx. (2> ib. ib. ib.

34 PREMIÈRE PARTIE

est en harmonie avec l'idée qui préside, selon lui, à l'origine de la société civile et à l'investiture du souverain.

Dans le chap. vi § ii des « Elém, philos du citoyen », en trai- tant de la distinction de la multitude et du peuple Hobbes dit que « le droit du plus grand nomhre de contraindre le moindre « (qui n'est pas de son avis) donne le premier commencement aux « sociétés civiles. » O

Et il ajoute :

« Il faut remarquer ensuite, qu'afin de donner commencement « à une société civile, chaque particulier d'entre la multitude doit <' demeurer d'accord avec ses compagnons qu'une proposition « étant faite dans l'assemblée, l'avis du plus grand nombre sera « tenu pour la volonté de tous en général ; autrement il n'arrive- « rait jamais qu'une multitude, les esprits et les génies se ren- « contrent si différents, prît quelque résolution. Mais encore que « quelques-uns ne veuillent pas prêter leur consentement, les « autres ne laisseront pas sans eux de représenter le corps entier « de la République, de sorte qu'elle retiendra contre eux son « ancien et originaire droit, je veux dire le droit de guerre, pour « les contraindre et les traiter en ennemis. » (->

Nous voyons déjà, par ces deux citations, que Hobbes fait état de la volonté du plus grand nombre pour la formation de la so- ciété civile et reconnaît en outre son pouvoir de contraindre la minorité dans la société (celle-ci étant déjà établie).

Mais ce n'est pas tout. Nombreux sont, en effet, les passages de Hobbes dans lesquels il corrobore cette idée.

(1; Hobbes, « Eléments phil. du citoyen», ch. vi § ii. (2) ib. ib. ib.

HOBBES 35

Nous avons cité plus haut (v. no 9) le passage du ch. vi § i (remarque) des « Elém. phil. du citoyen », dans lequel le philo- sophe affirme que la multitude devient une seule personne lorsque ses membres « s'accordent et prêtent l'un après l'autre leur con- 8 sentement à ce que la volonté du plus grand nombre soit tenue « pour la volonté de tous. » *

En outre, dans le chapitre v § vu du même ouvrage, en parlant de r « union » entre les hommes pour former une société civile, HoBBES écrit;

« On entend que ce qui est l'avis de la plus grande partie du « conseil, soit l'avis de toute l'assemblée. » (*)

Dans le chapitre vu § v in fine, il écrit encore :

« Il y a donc deux choses qui établissent une Démocratie : « l'indiction perpétuelle des assemblées d'où se forme cette per- « sonne publique que j'ai nommée le peuple, et la pluralité des (c voix, d'où se tire la puissance souveraine. » (2)

On voit, par conséquent, que Hobbes ne parle pas ici d'unani- mité mais de « pluralité des voix. »

Cette expression, on la retrouve aussi dans « Leviathan ».

« The only way to erect such a common power, écrit Hobbes, « as ma}^ be able to défend them ^^> from the invasion .... is to « conferre ail their power and strength upon one man, or upon « one assembly of men, that may reduce ail their wills, by plura- « lity of voices, unto one will, etc. » '^'

(1) Hobbes, « Elém. philos, du citoyen », ch. v § vu.

(2) ib. ch. VII § V in fine.

(3) Les particuliers.

(4) Hobbes, « Leviathan », ch. xvii, page 87.

36 PREMIÈRE PARTIE

Il ressort clairement de tous ces textes que la majorité impose sa volonté à la minorité. Et pourrait-il en être autrement ?

La minorité a certes des droits respectables et il importe dans un régime libéral, les droits naturels de l'individu doivent être reconnus et garantis, que la soumission de la minorité aux déci- sions du plus grand nombre ne constitue pas l'esclavage. Il faut lui assurer un minimum de liberté et lui permettre de vivre. Elle doit pouvoir exprimer sa pensée librement, mais on ne saurait admettre que son opposition systématique fût un obstacle à la vie du corps social, de la nation entière.

Admettre que les exigences de la minorité puissent s'imposer au plus grand nombre, ne serait ni logique ni équitable. Il faut que la majorité décide sur tout ce qui est nécessaire à l'administration de la chose publique.

L'exigence de l'unanimité pour la gestion des affaires de la société ne tendrait qu'à la paralysie et à la ruine de la nation.

HoBBEs, après avoir reconnu « le droit du plus grand nombre de contraindre la minorité », repousse ensuite cette idée lors- qu'elle ne lui permet pas d'appuyer son panégyrique envers l'ab- solutisme du souverain.

C'est un procédé de discussion peu loyal et antiscientifique, car on ne doit pas se servir d'un argument lorsqu'il est utile à ce qu'on se propose de démontrer, pour le rejeter ensuite, quand il ne répond plus à ses préférences personnelles et à ses idées pré- conçues.

Poursuivons l'examen des développements de Hobbes dans lesquels il combat le pouvoir de la majorité.

« Toutefois, écrit-il, si l'on accordait ceci, que le droit des « souverains dépend de la seule convention que les sujets ont « faite entre eux, il leur pourrait aisément arriver d'être démis de

HOBBES 37

« leur charge sous quelque prétexte de justice. Car il }' en a plu- « sieurs qui estiment qu'en une assemblée légitime de tout le peii- « pie, ou en une délibération séditieuse, la plus grande voix le « doit emporter, c'est-à-dire que le consentement du plus grand « nombre doit être pris pour celui de tous en général. Mais cela « est faux, car ce n'est pas une chose naturelle que de faire pas- « ser la plus grande opinion pour la volonté de toute une assera- « blée, et encore moins dans un tumulte « (^K

Cela est en absolue contradiction avec un passage de « Levia- than », dans lequel Hobbes affirme que personne ne peut sans injustice protester contre l'institution du souverain déclarée par la majorité, car celui qui entre volontairement dans une assem- blée a convenu qu'il se conformerait aux décisions delà majorité.

« because the major part hath by consenting voices decla-

« red a soveraigne ; he that dissented must now consent with the « resl ; that is, be contented to avow ail the actions: he shall do, « or else justly be destroyed by the rest.

« For if he voluntarily entered into the congrégation of them « that were assembled, he sufficiently declared thereby his will « (and therefore tacitely convenanted) to stand to what the major <' part should ordayne » ''^'

Il est donc bien établi, en vertu de ce texte et de ceux que nous avons cités plus haut, que tant pour la formation de la société, que pour les décisions relatives à l'administration des affaires publiques, une fois la société formée, c'est la majorité qui impose sa volonté à la minorité.

(1) Hobbes, « Elém. philos, du citoyen ». cli. vi § xx.

(2) « Leviathan », cli. xviii p. 90.

38 PREMIÈRE PARTIE

Toutefois, HoBBEs, par un sentiment bien marqué en faveur de la déification du prince, repousse ensuite cette idée.

Bien plus, il ne reconnaît même pas à l'assemblée entière le droit de discuter la puissance du souverain.

« Ce procédé <<), écrit-il, vient de l'Institution politique et n'a a lieu que lorsque la Cour ou le Prince Souverain convoquant « une assemblée de tous les sujets ordonne, à cause de leur trop « grand nombre, que quelques députés parleront pour tous et que « leurs voix seront recueillies afin de prendre leurs sages avis. a Car il ne faut pas s'imaginer que le souverain ait fait venir « ses sujets pour disputer avec eux de ses droits et de sa puis- « sance » <2).

Les sujets n'ont, par conséquent, pas le droit de discuter sur les droits de l'autorité. Qu'est-ce qui peut justifier pareille affir- mation ?

Nous verrons que, d'après Hobbes, le peuple se dissout sitôt qu'il a investi le souverain ; les individus, qui ne composent plus que la multitude dans la société, n'y ont aucun droit propre et encore moins contre l'autorité. D'ailleurs il n'y a pas de pacte entre les sujets et le souverain.

C'est là, à notre avis, la raison capitale qui milite, dans la doc- trine de Hobbes, contre la résistance des sujets à l'égard du chef de l'Etat et contre sa révocation.

(1) n s'agit de l'opinion suivant laquelle la majorité impose sa volonté à toute l 'assemblée.

(2) Hobbes, « Eléments phil. du citoyen », ch. vi § xx.

HOBBES 39

18. Absence de pacte entre l'autorité suprême et les sujets. Dissolution du peuple après l'investiture du souverain

La souveraineté, d'après l'auteur de « Leviathan i», a été établie par un contrat entre les particuliers, et il n'y a jamais eu de pacte entre eux et le souverain.

Il écrit en effet :

« Bien que la souveraineté ait été établie par les conventions « que les particuliers ont faites les uns avec les autres .. le droit « de l'Empire ne dépend pas de cette seule obligation car on « s'oblige réciproquement à celui qui le possède. Et on suppose « que chaque particulier contractant avec son voisin a tenu ce « langage : « je transfère mon droit à celui-ci, à condition que « vous lui transfériez le vôtre ». Après quoi le droit que chacun « avait d'user de ses forces pour son bien propre, demeure trans- « féré tout entier, pour l'intérêt commun, à cette personne ou à « cette cour à laquelle on a transmis la souveraineté. De sorte « qu'outre les conventions mutuelles des particuliers entre eux, « il se fait une donation de droit, laquelle on est obligé de faire « valoir au souverain. Ainsi la puissance souveraine est appuyée « de deux cotés, de l'obligation des sujets les uns envers les « autres, et de celle dont ils s'obligent directement à la Répu- « blique » **).

Les conventions des particuliers opèrent, par conséquent, une donation de droit » au profit du souverain.

Tant est grande l'aversion de Hobbes pour l'idée d'un engage-

il) HoBBES, « Eléments philos, du citoyen ». ch. vi § xx.

40 PREMIÈRE PARTIE

ment quelconque du souverain envers les sujets, qu'il répudie l'existence d'un contrat entre ces derniers et l'autorité, comme si tout contrat était synallagmatique et créateur d'obligations réci- proques entre les deux parties I

Mais la donation, dont il 'parle, ne constitue-t-elle pas un contrat unilatéral?

Nous reconnaissons évidemment qu'il serait peu rationnel d'expliquer les problèmes si élevés de la philosophie juridique par les règles étroites, strictes, du droit privé et nous n'aurions pas insisté là-dessus si Hobbes ne semblait attacher une impor- tance particulière à la terminologie qu'il emploie.

Dans le chapitre ii en effet, des « Eléments philosophiques du citoyen », intitulé « De la loi de Nature en ce qui regarde les contrats », il parle de la rétention et du transfert du droit, des conditions de validité du transfert, de la distinction des contrats et des pactes ^*', etc.

Il dit V) que la volonté de l'acceptant est nécessaire pour la « transaction du droit », et il entend par le transfert.

Le transfert est nul en cas de refus de l'acceptant.

Dès lors, puisqu'il faut que le souverain accepte le transfert de la puissance, opéré entre ses mains par le peuple, il y a bien un accord de volontés, un contrat.

D'après Hobbes, il y a contrat lorsque les obligations qui en décou- lent pour les parties sont exécutées immédiatement par elles. Il y a au contraire, pacte lorsque l'une des parties se fie à la bonne foi de l'autre pour l'exécution de sa promesse, ou bien lorsque la confiance est réciproque.

Le pacte est une promesse d exécuter une obligation dans l'avenir. (V. op. cit.. cil. II § IX).

Dans nos développements nous emploierons indifféremment les mots « pacte » et « contrat ».

HOBBES 41

HoBBES soutient, en effet, que les particuliers, par leurs conventions mutuelles, s'obligent à tout ce que voudra le peuple et que celui-ci transfère par la suite tous ses droits au monarque ou à une Cour de nobles, suivant qu'il s'agit de monarchie ou d'aristocratie.

Mais alors, le peuple ne contracte-t-il pas avec le monarque ou cette Cour? Hobbes le nie.

D'ailleurs, comment le peuple pourrait-il se prévaloir des obligations contractuelles de l'autorité (même si elles existaient dans la doctrine du philosophe) puisqu'il se dissout sitôt qu'il l'a établie ?

En l'absence de contrat, il y a donc une « donation de droit » au profit du souverain.

Mais qu'est-ce qu'une donation ?

« Si quelqu'un, écrit Hobbes, transfère quelque sien droit à « autrui, sans aucune considération de quelque office qu'il en a « reçu, ou de quelque condition dont il s'acquitte ; ce transport est « un DON et se doit nommer une donation libre. '^>

Or, n'y a-t-il pas un contrat unilatéral à titre gratuit? (Nous avons vu, en effet, que d'après Hobbes la volonté de l'acceptant est nécessaire pour la validité du transfert d'un droit.)

Le philosophe est, semble-t-il, dominé par la conception du contrat synallagmatique, à en juger par la définition qu'il donne du CONTRAT : « l'action de deux ou «le plusieurs personnes, qui se « transigent mutuellement de leurs droits, se nomme un « contrat ».'-'

(1) Hobbes, « Elém. philos, du citoyen », ch. n § viii.

(2) ib. ib. § IX.

42 PREMIÈRE PARTIE

Quoi qu'il en soit, dans l'esprit de Hobbes, l'aliénation des droits des particuliers au profit de l'autorité se fait sans l'inter- vention d'un contrat avec celle-ci, et par les- seules conventions entre les membres de la collectivité.

Voici ce que nous lisons dans le ch. vu des « Elém. phil. du citoyen » : « La démocratie n'est pas établie par des conventions « que chaque particulier fasse avec le peuple, mais par des « pactes réciproques qu'on fait les uns avec les autres...; avant « que la société civile soit formée, le peuple ne subsiste pas encore « en qualité d'une certaine personne, mais comme une multitude « détachée ; de sorte qu'en cet état, un particulier n'a point pu « traiter avec le peuple ».('>

Il n'existe dès lors, dans la démocratie, aucun pacte entre les particuliers et le peuple (celui-ci étant l'autorité suprême dans ce régime) et « il s'ensuit qu'il ne se traite qu'entre particuliers, à « savoir chaque bourgeois promettant de soumettre sa volonté à « celle du plus grand nombre (-^ mais à condition que les « autres <3' en feront de même, comme si chacun disait à son « voisin : « je transfère mon droit à l'Etat pour l'amour de Vous, « afin que vous lui résigniez le vôtre pour l'amour de moi ».<^>

Que se passe t-il dans l'aristocratie et la monarchie? Ces deux régimes politiques se forment, d'après Hobbes, par une aliénation de tous les droits du peuple au profit d'une Cour de nobles, dans

(1) Hobbes, « Elém. philos, du citoyen », ch. vu § vu.

(2) Remarquons que Hobbes fait encore ici une concession à la majorité-

(3) Il ne dit pas « tous les autres », ce qui prouve qu'il n'y a pas non plus unanimité dans l'accord pour la formation de la Société (v. 17).

(4) Hobbes, op. citato, ch. vu § vu in fine.

HOBBES 43

le premier cas, d'un seul homme (du monarque), dans le second, et le peuple qui a transféré ainsi sa puissance « ne subsiste plus comme s'il représentait une seule personne ».'*^

L'autorité demeure en dehors de toute obligation personnelle.

Voici l'explication de Hobbes pour l'aristocratie d'abord : « Or, « de même qu'en la Démocratie le peuple n'est obligé à rien, « aussi en l'aristocratie le Conseil d'Etat demeure entièrement « libre. Car puisque les particuliers ne traitant pas avec le peuple, 0 mais seulement entre eux, se sont obligés à tout ce que le « peuple voudra, ils sont tenus de ratifier la transaction de l'auto- « rite publique que ce même peuple a faite aux Principaux de « l'Etat » <"^>.

L'autorité n'a par conséquent aucune obligation envers les particuliers, puisqu'elle n'a pas traité avec eux, mais est-elle liée envers le peuple ?

Pas davantage. Hobbes ajoute en effet :

« Et il ne faut pas penser que cette Assemblée des notables, ou « cette Cour des Nobles, quoique choisie par le peuple, se soit « obligée à lui en aucune chose ; car dès qu'elle a été érigée, « le peuple a été dissous, comme j'ai dit, et ne subsiste plus en « cet égard de personne publique, ce qui ôte en même temps « toute sorte d'obligation personnelle » <3)

La même explication s'applique à la monarchie.

Le peuple confère tous ses droits au monarque, « à la pluralité

(1; Hobbes, « Elém. philos, du citoyen », ch. vu § viii in fine.

(2) - ib. eh. VII §ix.

(3) ib. ch. VII § IX in fine.

44 PREMIÈRE PARTIE

/

des suffrages »<*', et aussitôt après l'investiture decelui-ci, il cesse d'être une personne publique et devient une « multitude confuse».

Le monarque ne s'est obligé envers qui que ce soit car il a rei;u le pouvoir du peuple, qui cesse d'être une personne dès qu'il a renoncé à la puissance souveraine.'"^'

Est-il besoin, après cela, d'ajouter que les sujets doivent obéis- sance absolue à l'autorité ?

Ils ont fait une aliénation totale de leurs droits en faveur de ce « grand Leviathan ».

C'est une donation de droit, en vertu de laquelle ils s'obligent directement envers le souverain, chef suprême de l'Etat. Hobbes conclut « que le peuple, pour en si grand nombre qu'il s'assemble « et qu'il conspire contre le souverain, n'a point droit de lui ôter « la puissance, s'il ne consent lui-même à ce qu'elle lui soit « ôtée )).'^'

Il dit aussi dans « Leviathan », en parlant des droits du sou- verain :

« Consequently they that hâve already instituted a common- « wealth being thereby bound by covenant to own the actions « and judgeiïlents of one, cannot lawfulh^ make a new covenant, (( amongst themselves to be ohedient to any other, in anjthing « whatsoever, without his permission )).'^)

Le philosophe donne de nombreuses explications dont la plu-

(1) Gn voit encore qu'il ii'y a pas unanimité quant à l'investiture du

souverain (V, supra 17 et p- \'l note 3).

(2) Hobbes, « Elém. philos, du citoyen », ch. vii § xi et xii.

(3) Hobbes, ib. ch. vi § xx in fine.

(4) « Leviathan », ch. xviii, « of the rights of soveraignes by

mstitution », p. 88.

HOBBES 45

part nous sont déjà connues, telle l'obligation des particuliers de se conformer au choix de la majorité (nous savons du reste que celle-ci ne peut revenir sur sa décision en révoquant plus tard le souverain!, etc.

Le corps de la collectivité, écrit Hobbes, est censé être l'auteur des actes du souverain (nous connaissons aussi ce so{)hisme (v. supra n"^ 9 et 11) et dès lors il serait absurde d'aiïirmer que le peuple peut se révolter contre ses propres actes ; d'autre part, les individus ayant conféré le pouvoir au souverain, celui-ci en est dorénavant propriétaire et il est injuste de le lui enlever. <i'

C'est toujours la thèse de l'aliénation des droits des individus combinée avec le sophisme que le peuple une fois dissous, en tant qu'un seul être, renaît en la personne du souverain.

Ainsi donc le peuple ne peut révoquer légitimement le souverain.

L'absence de contrat entre les sujets et le chef suprême laisse celui-ci libre de toute sorte d'obligations envers eux ; il ne peut y avoir de son fait aucune injustice ou injure à leur égard.

L'injure est en effet, d'après Hobbes, une enfreinte aux pactes accordés.'-'

Toutefois, le souverain peut pécher contre les lois de la Nature et la loi divine, (v. supra, devoirs du souverain n" 14).

(1) Hobbes, « Leviathan », ch. xviii, p. 89 et suiv.

(2) « Elém. philos, du citoyen », ch. m, § m et iv, ch. vu § xiv

46 PREMIÈRE PARTIE

SECTION II La désobéissance des sujets est une injure

19. Devoir d'obéissance des sujets

Nous avons vu (v. supra n°' 11 et 18) que le souverain a une autorité absolue et que les sujets ont le devoir impérieux d'obéis- sance envers lui.

La désobéissance des sujets au souverain est une injure, dit

HOBBES :

« Si un sujet n'obéit pas à l'Etat, non seulement il commet une « injure contre son autorité, mais aussi il offense tous ses conci- « toyens ; parce qu'ayant convenu avec eux d'obéir à la puissance « souveraine, il reprend sans leur en demander congé le droit « dont il s'était dessaisi » •*>.

Le philosophe, examinant le cas le peuple aurait élu un roi « à temps », sans lui conférer le pouvoir défaire transmettre sa couronne à ses héritiers, dit qu'à la mort du monarque l'autorité souveraine retourne au peuple, mais, ajoute-t-il, pareil monarque n'est pas à proprement parler un roi, mais un simple premier ministre de l'Etat, car il n'a jamais eu que la « possession usu- fructuaire de l'empire », la propriété étant toujours restée entre les mains du peuple <^'.

Si, par ailleurs, un roi a promis à quelqu'un de ses sujets, ou à plusieurs ensemble, quelque chose qui peut l'empêcher d'exercer

11) HoBBEs, « Eléments philos, du citoyen », cli. vu § xiv. (2) ib. cil. VII § XVI.

HOBBES 47

une puissance souveraine, cette promesse ou ce pacte est nul, encore qu'il l'ait confirmé par serment, tant qu'il ne renonce pas à l'autorité souveraine. Le souverain ne peut, en effet, se dessaisir par aucune promesse du droit de recourir aux moyens nécessaires à la conservation de l'empire '".

L'obéissance des sujets est par conséquent un devoir absolu tant que le souverain est maître du pouvoir.

Gela nous amène à examiner les cas dans lesquels l'obligation d'obéissance cesse pour les sujets, d'après l'auteur de « Levia- than ».

20. Cas le devoir d'obéissance des sujets cesse

La souveraineté, dit Hobbes, est l'âme de l'Etat, et une fois sé- parée du corps politique elle ne peut donner aucune impulsion aux sujets.

La fin de l'obéissance de ces derniers c'est la protection qu'ils recherchent dans l'Etat, et tant que celle-ci est assurée ils doivent persévérer dans leur soumission.

Malgré que la souveraineté soit immortelle dans l'esprit de ceux qui la créent, ajoute le philosophe, elle est non seulement sujette à une mort violente, à la suite d'une invasion du dehors, mais aussi à une mort naturelle par les discordes intestines du dedans, dues à l'ignorance et aux passions humaines '- .

Le devoir d'obéissance des sujets cesse :

Lorsque le chef suprême renonce à la puissance souveraine,

(1) Hobbes, « Eléments philos, du citoyen », cli. vu. S xvii. V. aussi « Le- viallian ». ch. xxx. p. 175.

i2* , « Leviathan », ch. xxi, p. 114.

48 PREMIÈRE PARTIE

a c'est-à-dire lorsqu'il ne transfère pas à un autre son droit de « souverain, mais tout simplement le rejette et l'abandonne » 'i); il y a alors, explique le philosophe, retour à l'état de nature '-'.

Mais il reconnaît au roi le pouvoir de vendre ou de donner de son vivant la couronne et la puissance i-^'. Il lui accorde même le droit de disposer delà couronne en faveur d'un roid'un autre Etat<^). Il va sans dire que, d'après la doctrine de Hobbes, dans tous ces cas le souverain renonce à la puissance au profit de quel- qu'un, les sujets ne reprennent pas leur liberté. Ils sont, certes, déliés du devoir d'obéissance envers le souverain renonçant mais ils sont tenus d'obéir à son successeur.

Il n'y a pas, en effet, retour à l'état de nature. Il importe peu que le choix du successeur leur ait été imposé. La couronne et le droit de puissance appartenant en propre au souverain il est logique que celui-ci en ait la libre disposition, et Hobbes admet cette conclusion extrême. (Les sujets n'ont-ils pas, d'ailleurs, abdiqué tous leurs droits?)

Au surplus, cette thèse est corroborée par le fait que le philosophe considère les sujets comme déliés du devoir d'obéissance en présence d'une succession vacante à la couronne (v. ci-dessous 3"), ce qui n'est pas le cas ici

Les sujets sont donc déliés du devoir d'obéissance et retournent à « l'état de nature », lorsque le souverain renonce à la couronne sans transmettre ses droits à un successeur.

2 ' Lorsque l'Etat est conquis par l'ennemi et que le souverain a

(il Hobbes, « Elém. phil. du citoyen », cli. vu, § xviii. (2i , ib. ib. ib.

Ci) , ib. cil. IX, § XIII.

(4) , (I Leviathan », cli. xix, p. loi.

HOBBES 49

VU périr son autorité, « car ses sujets ayant fait tous les efiorts « qui leur ont été possibles pour empêcher qu'ils ne vinssent « entre les mains de leurs ennemis, ils ont accompli la promesse « réciproque qu'ils s'étaient jurée d'une parfaite obéissance »''* ; ils doivent maintenant garantir leur vie.

Lorsque le souverain meurt sans successeur, puisque les sujets ne sachant alors à qui s'adresser ne pourront s'acquitter de leur obligation.

HoBBES explique que ce cas ne concerne que la monarchie « car le peuple ni les principaux de l'Etat ne peuvent point « défaillir dans les deux autres sortes de gouvernement » *"^) savoir, la démocratie et l'aristocratie).

Il faut ajouter, enfin, à tout cela le cas de l'individu condamné au bannissement et de celui qui va résider à l'étranger car, dit HoBBES, en pareilles circonstances « on est affranchi des lois de « l'Etat que l'on quitte à cause qu'on s'attache à celles d'une « nouvelle République j).*^»

SECTION III Considérations sur la sédHion

21. Comment prévenir la sédition ?

Nous avons vu que Hobbes considère la sédition comme une

(1) Hobbes, « Elém. phil. du citoyen », ch. vu, § xvm.

(2) , ib. ib. ib.

(3) , ib. ib. ib. in fine.

V. aussi « Leviathan », ch. xxi, p. lii. Remarquons, cependant, que dans ces deux hypothèses l'individu ne peut perdre sa nationalité s'il ne la répudie par une naturalisation.

50 PREMIÈRE PARTIE

maladie, une plaie de la société. Leviathan », intr. p. 1, v. supra n" 8).

A ses yeux, elle ne se justifie jamais car les sujets ont le devoir impérieux d'obéir à l'autorité et ne peuvent ni juger, ni révoquer légitimement le souverain.

11 importe, dès lors, de garantir la Société contre ce fléau et le philosophe préconise la prohibition de publication et d'entrée dans le territoire de l'Etat de tous écrits séditieux, et par surcroît l'éducation du peuple. (Leviathan, ch. xxx, « of the office of the soveraigne représentative », p. 175).

<( Il importe grandement à la paix générale, écrit-il, de ne « laisser proposer et introduire aucunes opinions ou doctrines « qui persuadent aux sujets qu'ils ne peuvent pas en conscience « obéir aux lois de l'Etat, c'est-à-dire aux ordonnances du prince « ou du conseil à qui on a donné la puissance souveraine, ou « qu'il leur est permis de résister aux lois ; ou bien qu'ils doivent <( appréhender une plus grande peine s'ils obéissent, que s'ils « s'obstinent à la désobéissance...; le droit de juger des opinions « ou des doctrines contraires à la tranquillité publique et de « défendre qu'on les enseigne, appartient au magistrat ou à « la Cour, à qui on a donné l'autorité suprême )).'^>

En affirmant cela Hobbes fait allusion à cette autorité que « plusieurs donnent au Pape dans les royaumes qui ne lui appar- « tiennent point et que quelques évêques veulent usurper dans « leurs diocèses hors de l'Eslise Romaine ».(2'

{{) Hobbes, « Elém. philos, du citoyen », ch. vi, § xi.

(2) , ib. ib. ib. remarque.

La prétention des évêques de juger la conduite du roi et de le ré- voquer dans le cas de violation de la loi divine et de la loi naturelle

HOBBES ^ 51

Il dit aussi dans « Leviathan » (p. 177, 178) que le souverain doit enseigner aux sujets qu'ils ne doivent pas chercher à changer le gouvernement ni à disputer le pouvoir à l'autorité.

« They (the subjects) ought to be informed, how great a fault « it is to speak evill of the soveraigne représentative (whelher « one man, or an assembly of men) or to argue and dispute his « power, or any way to use his name irreverently, whereby he « may be brought into contempt with his people, and their « obédience (in which the safety of the commonwealth consisteth) « slackened ».")

Il faut par conséquent que le souverain apprenne à ses sujets qu'il n'est pas légitime de se révolter contre lui.

Nous connaissons déjà (v. supra n°^ 17 et 18) les raisons qui militent, d'après Hobbes, contre la révocation du souverain. Il y a lieu, toutefois, d'insister quelque peu sur l'idée, proclamée

remonte très haut. Elle s'explique par la théorie théocratiqiie du pouvoir : « Omnis potestas a Deo. » Ce n'est pas d'ailleurs la doc- trine du droit divin, en vertu de laquelle le monarque n'est respon- sable que devant Dieu. C'est au contraire la thèse que le pouvoir vient de Dieu par le peuple. Omnis potestas a Deo ser populum >>k Ce droit des cvêques est proclamé par Hincmar au ix** siècle.

V. Paul VioLLET, « Histoire des institutions politiques et adminis

tratives de la France », t. i (Isdu) p. 276 et suiv.

La déposition du roi de Germanie Henri IV en 1080 par le Pape

Grégoire VII provoque de violentes polémiques.

V. Augustin Fliche, «Les théories germaniques de la souveraineté»,

dans Ja Revue historique, mai-août iyi7,

p. 43 et suiv.

Le conflit du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel atteint son paroxysme, en France, en 1.30-2-1303 lors de la querelle de Philippe le Bel avec le pape Boniface VIII. (1) Hobbes, « Leviathan », ch. xxx, p. 178.

52 PREMIÈRE PARTIE

par le philosophe, qu'il n'appartient pas aux sujets de jugeï^ le juste et l'injuste.

22. Le souverain crée le juste et l'injuste

HoBBES dit que parmi les opinions qui disposent à la sédition l'une des principales est l'idée « qu'il appartient à chaque parti- « culier déjuger de ce qui est bien ou de ce qui est mal ».(*'

Il ajoute que cela est inacceptable dans l'Etat politique car les règles du bien et du mal, du juste et de l'injuste, de l'honnête et du déshonnête, sont de la loi civile (qui est créée par le souverain) « et partant qu'il faut tenir pour bien ce que le législateur « a ordonné et pour mal ce qu'il a défendu. Or toujours le légis- « lateur est celui qui a la souveraine puissance dans l'Etat, c'est- « à-dire le Roi dans une monarchie )).*"^)

Il écrit encore :

(( Avant qu'il y eut de gouvernement dans le monde, il n'y avait « ni juste ni injuste, parce que la nature de ces choses est relative « au commandement qui les précède et que toute action est de « soi-même indifférente. Sa justice ou son injustice viennent du « Droit de celui qui gouverne » ('',

Il en résulte que « les rois légitimes rendent une chose juste « en la commandant ou injuste lorsqu'ils en font défense. Et les « personnes privées, en voulant prendre connaissance du bien et

(1) HoBBEs, « Elém. philos, du citoyen ", ch. xii § i.

(2) —, ib- ib. ib.

(3i , ib. ib. ib.

V. aussi « Leviathan », ch. xv, p. 11.

HOBBES 53

« du mal, affectent de devenir comme des rois, commettant un « crime de lèse-majesté, et tendent à la ruine de l'Etat » ").

Dès lors, ajoute le philosophe, l'opinion suivant laquelle les sujets pèchent lorsqu'ils se soumettent aux commandements de leur prince, qui leur semblent injustes, est erronée, car il ne leur appartient pas de faire la distinction du juste et de 1 injuste tandis que par contre ils ont le devoir impérieux d'obéir.

23. Quelques opinions séditieuses

Dans le chapitre xii des « Eléra. philos du citoyen » Hobbes passe en revue différentes maximes qui, à son sens, entraînent à la sédition.

Nous avons déjà parlé de celle qui reconnaît àPchaque individu le droit de juger le juste et l'injuste. Il nous reste à en indiquer ici quelques autres.

Nous avons vu que le souverain n'est pas soumis aux lois civiles (v. supra n'' 12). Hobbes prétend que c'est une opinion séditieuse que de soutenir le contraire et il critique vivement Akistote et tous ceux « qui estiment qu'à cause de l'infirmité humaine il faut « laisser aux lois seules toute la souveraine puissance de « l'Etat » (-). Il les accuse"~d^avoir considéré peu profondément la nature de l'Etat.

Lorsqu'un particulier plaide contre l'Etat, ajoute-t-il, il ne dis- cute pas sur l'autorité publique mais sur l'interprétation d'une ou de plusieurs de ses lois et le philosophe donne l'exemple suivant : « ... Comme s'il est question de la vie d'un criminel on ne s'in-

(1) Hobbes, « Elém. philos- du citoyen », ch. xii, § i.

(2) -, ib. ib. § IV.

54 PREMIERE PARTIE

« forme pas si l'Etat, de sa puissance absolue, a droit de le faire « mourir, mais s'il le veut par une certaine loi dont on est en « controverse ; et il le veut si la loi a été enfreinte, mais il ne le « veut point si elle n'a pas été violée » <*).

C'est également une maxime séditieuse, d'après Hobiîes, que de proclamer qu'on peut tuer un tyran.

Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre suivant à propos du tyrannicide.

Une autre opinion séditieuse est celle qui consiste dans la croyance que la puissance souveraine peut être partagée, et le philosophe dit qu'il n'en connaît point de « plus pernicieuse à l'Etat » <"^).

Il attache à l'indivisibilité de la souveraineté une importance capitale, àen juger par les longs développements qu'il lui consacre.

HoBBES *en parle d'abord au ch. vi § vu à xi incl. des « Elém. philos, du citoyen ».

L'épée de justice, l'épée de la guerre et tous les attributs de la souveraineté doivent appartenir au même homme ou au même conseil à qui l'autorité suprême a été confiée, car nul ne peut servir deux maîtres <3).

Dans le ch. xii § m (remarque in fine) il appuie cette idée de l'indivisibilité de la souveraineté car, dit-il, si on confère certains

(1) HoBBES, « Elém. phil. du citoyen », ch xii, § iv.

Mais il s'agit, précisément, de savoir si le souverain est tenu de se conformer aux lois qu'il a édictées ; or, il est certain que Hobbes, en proclamant que le souverain n'est pas soumis aux lois civiles, recon- naît par qu'une même action peut être injuste ou juste suivant qu'elle est faite par les sujets ou par le clief de l'Etat.

(2) Hobbes, op. cit., ch. xii, § V.

(3) , ib. ch. VI, § XI.

HOBBES 55

de ses attributs à d'autres qu'au chef suprême, c'est faire perdre à celui-ci sa puissance absolue.

Il dit aussi dans « Leviathan » que tous les droits qui appar- tiennent au monarque ou au Conseil des Nobles (droit de battre monnaie, de légiférer, de nommer les ministres et les conseillers d'Etat, de rendre la justice, de faire la guerre, etc.) sont insépa- rables et indivisibles en la personne de l'autorité suprême, car si on les confie à plusieurs cela pourrait donner lieu à des conflits et on porterait ainsi atteinte à la stabilité de la société en créant un état éventuel de guerre. (D

HoBBES s'attaque contre ceux qui divisent la souveraineté en laissant au bras sécalier l'autorité sur les choses qui regardent la tranquillité publique et les commodités de la vie présente, et en confiant à d'autres (au pouvoir spirituel) l'autorité sur ce qui touche au salut de l'âme.

Il arrive dans pareil système, dit-il, que les sujets refusent « par une crainte superstitieuse » de rendre à leurs Princes l'obéissance qu'ils leur doivent, et il s'écrie : « Or, qu'y a-t-il, je « vous prie, de plus pernicieux à la société civile, que de faire « peur aux hommes de tourments éternels pour les détourner de « l'obéissance due à leur prince, c'est-à-dire pour les empêcher « d'obéir aux lois, et d'être justes ? »*'^*

Il faut, par conséquent, que l'autorité suprême concentre entre ses mains, tous les attributs de la souveraineté et on ne peut non plus, comme certains le proposent, lui enlever les finances qui sont «les nerfs de la guerre et de la paix » ; mais Hobbes met le

(1) Hobbes, « Leviathan >>. ch. xviii, p. 92 et 93.

(2) , « Elém. philos, du citoyen », ch. xii, § v.

56 PREMIÈRE PARTIE

souverain en garde contre les trop grandes exactions d'argent qui, quoique justes et nécessaires, disposent à la sédition.

Voilà quelques-unes des opinions séditieuses, les principales, semble-t-il, qui soutenues par des ambitieux avec force et éloquence pourraient menacer l'autorité du souverain et troubler la tranquillité publique.

HoBBES affirme, en effet, que lambition, l'espérance du succès, l'éloquence des intrigants peuvent entraîner à la sédition/*'

SECTION IV Crime de lèse-majesté

24. Quand existe-t-il ?

Qu'est-ce que le crime de lèse-majesté ?

C'est, d'après Hobbes, celui dont on se rend coupable en refusant d'obéir au souverain.

Il se manifeste par des actions, lorsqu'on prend les armes contre l'autorité, ou par des discours, lorsqu'on prêcbe que l'obéissance n'est pas due au souverain, soit que l'on conteste sa souveraineté elle-même ou quelques-uns de ses attributs.'-'

A cela, il y a lieu d'ajouter la propagande faite par les écrits séditieux, quoique Hobbes n'en parle pas dans- sa définition du crime de lèse-majesté, mais sa pensée ne fait assurément- aucun doute à ce sujet vu qu'ils excitent aussi à la désobéissance.

(1) Hobbes, « Elém. philos, du citoyen », cH. xii, § ix à xiii inclus. {% , ib. ch. XIV, § XX.

HOBBES 57

Nous connaissons d'ailleurs les mesures rigoureuses que le philosophe préconise contre la publication et l'entrée dans le territoire de l'Etat de tous écrits sédilieux qui, à son sens, sont dus à cette opinion erronée « qu'il appartient à chaque particulier de juger du juste et de l'injuste ». En voulant prendre connais- sance du bien et du mal, dit-il, on affecte de devenir des Rois et on commet un crime de lèse-majesté, (voir supra n^ 22).

25. Le crime de lèse-majesté est une enfreinte à la loi naturelle

Le crime de lèse-majesté, poursuit Hobbes, ne constitue pas une violation à la loi civile mais à la loi naturelle.

Ce sont les particuliers eux-mêmes, en effet, qui avant l'éta- blissement de la société civile ont convenu entre eux d'aliéner tous leurs *droits au profit de l'autorité. Dès lors, l'obéissance civile (la soumission au souverain) est prescrite par une loi anté- rieure à la loi civile, à savoir la loi naturelle « qui nous défend « de fausser la foi donnée et de contrevenir aux traités )).'*^

Et le philosophe ajoute :

« Si quelque prince souverain dressait une loi civile en cette « forme : « tu ne te rebelleras point », il n'avancerait rien ; car « si les sujets n'étaient auparavant obligés à l'obéissance, c'est-à- « dire à éviter la rébellion, toutes les lois seraient invalides : or <( une obligation, qui prétend de nous lier à une chose à laquelle « nous étions déjà obligés, est entièrement superflue )).'"2>

(Il Hobbes, » Elém. philos, du citoyen - cli. xiv, § xxi.

i2) , ib. ib. § XXI in fine.

58 PEEMIÈRE PARTIE

26. Le crime de lèse-majesté est punissable par le droit de la guerre

Ce crime, constituant de par sa nature une atteinte à la loi naturelle, est punissable par le droit de la guerre et non par le droit de souveraineté.

Voici ce qu'écrit Hobbes :

<( Les rebelles, les traîtres et les autres convaincus de crime de « lèse-majesté ne sont pas punis par le droit civil, mais par le <i droit de nature, c'est-à-dire non en qualité de mauvais citoyens, « mais comme ennemis de l'Etat, et la justice ne s'exerce pas « contre eux par le droit de souveraineté mais par celui de la « guerre ».'*'

ili Hobbes, « Elém. philos, du citoyen ». cli. xiv, § xxii. V. aussi « Leviathan ", ch. xxviii, p. ifii).

HOBBES 59

chjlfixre: III

Tyrannicide

27. La tyrannie n'est pas distincte de la monarchie légitime

Nous avons vu ci-dessous (introd. 2) que la distinction entre la tyrannie et la monarchie a engendré une littérature politique considérable.

On s'en était préoccupe dès la plus haute antiquité. D'après HoBBES, cette distinction provient d'un malentendu. Ou le tyran est un souverain légitime (investi régulièrement, non usurpateur) et alors, ayant une autorité absolue, il peut faire tout ce qu'il lui plaira, ou bien c'est un usurpateur et dans ce cas ce n'est pas un tjran mais un ennemi de la société, de l'Etat.

C'est dans le chap vu des « Eléments philosophiques du ci- toyen )) qu'il essaie de prouver que la monarchie et la tyrannie ne sont pas deux formes distinctes de gouvernement.

Il affirme, d'abord, que le roi et le tyran ne diffèrent pas quant au degré de leur puissance :

« Ils ne diffèrent pas en ce que la puissance de celui-ci soit « plus grande que celle de l'autre ; car il ne peut y avoir dans le « monde une autorité plus grande que la souveraine « *'^

ili HoBBES, « Elém. phil. du citoyen », cli. vu. § ni.

60 PREMIÈRE PARTIE

Celui dont l'autorité serait bornée ne serait point roi mais sujet de celui qui aurait borné sa puissance.

Il ajoute qu'ils ne diffèrent pas non plus quant à la « manière de s'emparer du gouvernement » car celui qui usurpe l'autorité, sans le consentement du peuple, est un <( ennemi » et non pas un tyran de la République. <*'

Et il conclut :

(( Ils ne diffèrent donc qu'en l'exercice de leur Empire, de sorte « que le monarque qui gouverne bien l'Etat mérite le titre de Roi, « et celui qui maltraite son peuple, s'acquiert le nom de Tyran.

« Et il en faut revenir hi, que le Roi légitime n'est nommé Tyran « par le peuple, si ce n'est lorsqu'il abuse de la puissance qui lui^ « a été donnée et lorsqu'on estime qu'il exerce mal sa charge.

« Donc la Royauté et la Tyrannie ne sont pas deux diverses « espèces de gouvernement politique, mais on donne à un même « monarque tantôt le nom de Roi par honneur, tantôt celui de « Tyran par outrage. » *"^'

Il semble de prime abord que dans cette conclusion, Hobbes adopte à son tour la distinction traditionnelle du roi et du tyran.

Il dit, en effet, que ceux-ci diffèrent quant à l'exercice du pou- voir et que le tyran serait celui qui « maltraite son peuple », qui « exerce mal sa charge «.

Mais remarquons, tout d'abord, la réserve dans les termes. Il écrit : « le roi légitime n'est nommé tyran par le peuple, etc. », « ON DONNE à un même monarque, etc. »

Si on admettait, d'autre part, que la distinction du roi et du tyran existât dans son système, quelle en serait la portée ?

(1) Hobbes, « Elém. philos, du citoyen », cli. vu, § m. (2i ib. ib. ib.

HOBBES 61

La grande majorité des philosophes et publicistes qui ont fait ressortir l'opposition entre le roi et le tyran ne se sont pas con- tentés de la signaler, mais ont flétri avec indignation l'arbitraire la t\rannie en préconisant des sanctions.

Nous ne pouvons souscrire à la vengeance sanguinaire des par- tisans du tyrannicide mais la révocation du tyran, par le peu- ple, prèchée par saint-thomas d'aquin <1', gerson et les autres scolastiques du moyen-âge, nous paraît fort légitime.

Nous savons, par contre, que Hobbes considère le monarque, régulièrement investi, comme tout puissant et pouvant agir à sa guise sans encourir aucune sanction de la part des sujets.

Il reconnaît, assurément, que le souverain ne doit pas porter atteinte aux lois naturelles et divines mais cela regarde personnel- lement le chef suprême.

Les sujets, ayant abdiqué tous leurs droits en sa faveur, ne sont nullement fondés à réclamer quoi que ce soit contre lui.

Le chef du « grand Leviathan » est libre de toute entrave à leur égard, et les droits qu'il lui plaît de leur accorder sont des droits CONCÉDÉS qu'il peut leur enlever selon son bon plaisir. Il ne doit rien aux sujets, il n'a aucun compte à leur rendre.

Il n'y a par conséquent aucune limitation à l'omnipotence du souverain et les réserves touchant à la loi naturelle et à la loi di- vine ne peuvent engendrer, tout au plus, qu'une sanction morale.

Dès lors, la distinction du roi et du tyran, dans la doctrine de HoBBES, si distinction il y avait ne serait que platonique.

Mais nous verrons ci-dessous dans le 28, à propos du tyran--

il) V. supra, introduction n" 2 droit d'insurrection).

62 PREMIÈRE PARTIE

nicidc, que cette distinction n'existe pas dans la pensée du philo- sophe.

Il nous paraît, au surplus, étrange que Hobbes, après avoir affirmé que « la ro^'auté et la tyrannie ne sont pas deux diverses espèces de gouvernement », accuse les philosophes de l'antiquité de les avoir confondues !

Il écrit, en eft'et :

« Or ce que nous rencontrons si souvent dans les auteurs grecs « et latins des invectives contre les Tyrans, vient de ce qu'autre- « fois ces Nations ont été des Républiques populaires ou aristo- « cratiques, ce qui a donné aux auteurs une telle aversion de la « Tyrannie, qu'ils en ont haï la Royauté, avec laquelle ils l'ont « confondue ».'*'

Mais c'est lui, au contraire, qui les confond.

Les anciens flétrissaient la tyrannie et Aristote la distinguait nettement de la monarchie en affirmant qu'elle en est la forme corrompue.'"^'

28. Réprobation du tyrannîcide

D'après Hobbes, c'est une maxime séditieuse que de proclamer « qu'il est perfnis de tuer un tyran ».

Le philosophe ajoute :

« Voire il se trouve aujourd'hui dans le monde quelques théo- « logiens, qui soutiennent et c'était jadis l'opinion de tous les « Sophistes, de Platon, d'Aristote, de Cicéron, de Sénèque, de

(Il Hobbes, « Eléments philos, du citoyen «, cli, vu, § m.

(2» Aristote, « Politique », trad. Barthélémy Saint-Hilaire. éd., l. m ch. V, p. l'ii).

HOBBES 63

« Plutarque et des autres fauteurs de l'anarchie grecque et « romaine, que non seulement il est licite, mais que c'est une « chose extrêmement louable, etc.. Or, par le nom de Tyran, ils « entendent non seulement les Rois, mais tous ceux qui gouver- « nent les affaires publiques en quelque sorte d'Etat que ce « soit ».'*'

Voici le raisonnement de Hobbes contre les partisans du tyran- nicide : '

Ou bien celui que vous permettez de tuer comme un tyran n'avait pas de juste titre et c'était un usurpateur que vous avez eu raison de tuer, mais dont vous devez pas appeler la mort un tyranni- cide mais la défaite d'un ennemi, ou bien il avait le droit de com- mander (l'Empire lui appartenant) et alors aucune personne privée n'a le pouvoir, ni le droit de le juger. '2'

Peut-on soutenir, après cela, qu'il existe dans la doctrine de l'auteur de (( Leviathan » une distinction entre le roi et le tyran ?

Le souverain, ajant un droit de souveraineté absolue sur ses sujets, ne peut jamais être considéré comme un tyran. Il crée le juste et l'injuste et tous ses actes sont légitimes.

S'il lui arrive de violer la loi divine ou quelque loi dictée par la « droite raison », cela ne regarde que sa conscience.

HoBBES réprouve énergiquement les écrits répandus de son temps sur légitimité du tyrannicide et accuse leurs auteurs d'avoir été subjugués par les doctrines des philosophes grecs et latins.

Il repousse avec sarcasme le prétendu esclavage des sujets dans

II) Hobbes, op. cit., cb. xii, § m.

2) Hobbes, « Eléments philos, du citoyen ». ch. xii. § m.

64 PREMIÈRE PARTIE

un régime monarchique (il entend certes celui qui revêt une forme absolue) et il dénonce le péril de ce mal : la « t3'ranno- phobie », comparable à l'hydrophobie des chiens enragés. "*'

Telles sont les idées de Hobbes sur l'insurrection et le tj^ran- nicide.

Admirateur passionné de la monarchie absolue et écrivant pendant la Révolution anglaise de 1648 '-', qui lui a valu son exil en France (il vint s'y réfugier pour échapper aux révolution- naires), et qui a coûté la vie à Charles I<^'', il a plaidé la cause du parti auquel il était attaché.

On a prétendu toutefois, qu'après le triomphe de Cromwcll il s'est incliné devant le fait accompli, allant même jusqu'à légitimer le nouvel état de choses. On s'est basé pour cette assertion sur un passage de « Leviathan », contenu dans la « Review and con- clusion ».

Dans le passage en question, après avoir dit qu'il s'est appliqué à montrer avec impartialité la relation entre la protec- tion et l'obéissance dont la nature humaine et les lois divines commandent l'observation stricte et inviolable, Hobbes ajoute :

« Though in the révolution of states, there can be no very * good constellation for Truths of this nature to be born under, « (as having an angry aspect from the dissolvers of an old « government and seeing but the backs of them that erect a new) « yet I cannot think it will condemned al this time either by

ili HoBiiKs, (iLeviatlian ». cli. xxix, « of those Ihiiif^s tliat weaken or l end to tlie dissolution of a coninionwcalUi ». p. t7(i et I7l.

i2) Elle commença en réalité dès 1GV2, après l'exécution de Slralîord. C'est à cette date que parut pour la l"^' fois le « De Cive » (Elém. philos, du citoyen).

HOBBES 65

« the Publique Judge of Doctrine, or by any that desires the « continuance of Publique Peace... ». ^'l

On a fait remarquer, d'autre part, que ce passage a été inspiré au philosophe par le désir qu'il avait de rentrer en Angleterre et qu'au surplus il ne figure pas dans les éditions postérieures de « Leviathan ».

Quoi qu'il en soit, ce passage ne prouve rien.

Que HoBBES se soit incliné juomentanément devant le fait accompli par respect pour la « Paix Publique » (comme il dit), c'est possible et il ne pouvait en être autrement à une époque la force de Cromwell était à son apogée.

Mais il y a loin jusqu'à la légitimation delà Révolution.

Toute sa doctrine proteste contre cette idée et ce ne sont pas ces quelques mots qui peuvent renverser les exposés absolutistes du philosophe tout au long de « Leviathan », pour ne parler que de cet ouvrage.

(h HoBBES, '( Leviathan », review and conclusion, p. 395, 396.

DEUXIÈME PARTIE

LOCKE >

Aperçu général de la doctrine politique de Locke

SECTION PREMIÈRE Distinction entre frétât de nature et la société civile

a) Etat de nature

29. - C'est un état de liberté, d'égalité et d'insécurité

L'état de nature, dans la doctrine de Locke, diftere sensible- ment de celui exposé par Hobbes.

Selon l'auteur de « Leviathan », l'homme (dans l'état de nature)

(1) Locke, à Wrington en I032 mort en 170'., a été un défenseur ardent de la Révolution anglaise de 1688. qui aboutit au « hill of rights ».

Sous la restauration des Stuarts il partagea la disgrâce de son pro- tecteur Lord Ashley, plus tard chancelier d'Angleterre, et se réfugia en Hollande il a demeuré jusqu'à la Révolution de 1688.

Rentré à cette date en Angleterre avec Guillaume d Orange, qui lui confia d'importantes fonctions, il fit paraître en 1690, à Londres^ un ouvrage comprenant deux traités. Dans le i" il réfutait la thèse de Sir Robert Filmer, concernant le gouvernement paternel (basé sur

68 DEUXIÈME PARTIE

a le droit de recourir à tous les moyens qu'il juge utiles pour assurer sa conservation.

HoBBEs reconnaît assurément qu'on peut y pécher contre « la Majesté divine et violer les lois naturelles », mais il ajoute qu'il est impossible de commettre quelque injustice envers les hommes et que chaque individu a droit sur toute chose, d'où la guerre perpétuelle dans l'état de nature (v. supra G).

Selon Locke, l'état de nature est « un état de parfaite liberté « dans lequel les hommes peuvent faire ce qu'il leur plaît et dis- « poser de ce qu'ils possèdent et de leurs personnes comme ils « jugent à propos » mais à condition qu'ils se tiennent <( dans les bornes de la loi de la nature ». (^'

C'est un état d'égalité (personne n'a le droit de domination sur l'autre), c'est aussi un état de liberté mais point de licence. L'homme n'a pas la liberté ni le droit de se détruire lui-même, ni de faire du tort à ses semblables '"^*, sauf le droit qui lui appar- tient de punir ceux qui contreviennent à la loi de la nature, et ce droit appartient à tous. <3)

Il en résulte que l'homme n'a pas le droit de tout faire ; il doit

les droits d'Adam et de ses descendants) et dans le 2^ il faisait un exposé théorique des vrais principes de gouvernement.

Voici le titre de la 1'''= édition : « Two treatises of government : « in the former, tlie false principles and foundation of Sir Robert « Filmer and iiis foUowers are detected and overthrown, The latter « is an essay concerning the original extent and end of civil govern- ment ». London, Kwo. Le 2'^ traité fut ensuite publié séparément. C'est surtout dans celui-ci que se trouve l'exposé de la doctrine poli- tique de Locke et nous l'analyserons ici d'après une traduction fran- çaise parue à Amsterdam en iô'Jl.

(I) Locke, « Du gouvernement civil » (trad. française) Amsterdam, Abra- ham Wolfgang, lOiM- ch. I, § I.

(•2) , ib. ch. I, § III.

(3) , jb. ch. I, § IV à X.

LOCKE

69

respecter ce que possède son voisin ainsi que sa personnalité. S'il viole les droits de son voisin il se met en état de guerre avec lui, mais l'état de guerre n'est pas de l'essence de l'état de nature, il n'y existe pas nécessairement. I.ocke distingue, en effet, ces deux états et critique ceux qui les ont confondus. <i' (Il vise HoBBEs sans doute).

L'état de nature est, cependant, un état d'insécurité car on peut y être exposé à la violation de ses droits, ce qui amène l'état de guerre.

Pour éviter donc de se trouver dans cette dernière situation, dans laquelle, d'après le philosophe, « on ne peut avoir recours « qu'au Ciel » en l'absence de toute autorité qui vienne départa- ger les contendants, les hommes ont formé des sociétés et ont quitté l'état de nature.

« Quand il y a une autorité, écrit Locke, un pouvoir sur la « terre auquel on peut appeler, l'état de guerre ne continue plus « et les différends doivent être décidés par ceux qui ont été revê- » tus de ce pouvoir. » *2)

Mais, dans la conception du philosophe, l'état de nature n'est pas nécessairement un état de guerre.

b) Société civile

30 Idée générale

Nous arrivons ainsi à la société civile. Comment s'est-elle for- mée ?

,1) Locke. " Du gouvernement civil ,, (tiad. française) Amsterdam, Abra- ham Wolfang. mn, ch. n, § iv.

(1) Locke, op. cit., ch. ii, § vi,

70 DEUXIÈME PARTIE

« Les hommes, écrit Locke, étant nés tous également dans une « liberté parfaite, et avec le droit de jouir paisiblement et sans « contradiction de tous les droits et de tous les privilèges des lois « de la nature ; chacun a par la nature le pouvoir non seulement « de conserver ses biens propres, c'est-à-dire sa vie, sa liberté et « ses richesses, contre toutes les entreprises, toutes les injures et « tous les attentats des autres, mais encore de juger et de punir « ceux qui violent les lois de la nature, selon qu'il croit que l'of- « fense le mérite... Or, parce qu'il ne saurait y avoir de société « politique et qu'aucune telle société ne saurait subsister si elle « n'avait en soi le pouvoir de conserver ce qui lui appartient en « propre, et pour cela de punir les fautes de ses membres ; « seulement se trouve une société politique chacun des membres « s'est dépouillé de son pouvoir naturel et l'a remis entre les mains « de la société, afin qu'elle en dispose dans toutes sortes de causes « qui n'empêchent point d'appeler toujours aux lois établies par « elle. Par ce moyen tout jugement des particuliers étant exclu, « la société acquiert le droit de souveraineté, et certaines lois « étant établies, et certains hommes autorisés par la communauté « pour les faire exécuter, ils terminent tous les différends qui « peuvent arriver entre les membres de cette société-là, touchant « quelque matière de droit et punissant les fautes que quelque « membre aura commises contre la société en général. » (D

L'homme se dépouille donc de son pouvoir naturel d'assurer sa conservation et le remet à la société ; celle-ci est souveraine et confie le pouvoir d'exécuter ses volontés à l'autorité.

\t) Locke, op. cit., cli. vi, § xi.

LOCKE 71

31. Son fondement : Consentement commun. Contrat

Les hommes étant tous naturellement libres, égaux et indépen- dants, « nul ne peut être tiré de cet état et être soumis au pouvoir « politique d'autrui sans son propre consentement, par lequel il « peut convenir, avec d'autres hommes de se joindre et s'unir en « société » (!'.

bans le corps politique, les décisions sont prises par la majo- rité, car il est impossible d'obtenir l'unanimité des citoyens dans toutes les questions delà vie de la société.

" Cela est nécessaire, dit Locke, si on veut que la société politi- que soit durable, autrement on risquerait qu'elle ne subsistât pas au jour de sa naissance.

L'entrée dans une société tout se réglerait à l'unanimité des voix serait semblable à celle de Caton au Théâtre, qui y entra pour en sortir '"^'.

Et le philosophe conclut :

« Quiconque donc sort de l'état de nature pour entrer dans une « société, doit être regardé comme ayant remis tout le pouvoir « nécessaire aux fins pour lesquelles il y est entré, entre les mains « du plus grand nombre des membres... Tellement que ce qui a « donné naissance à une société politique, et qui l'a établie, n'est « autre chose que le consentement d'un certain nombre cl'hommes « libres, capables d'être représentés par le plus grand nombre «. d'eux » (3).

(1) Locke, op. cit., ch. vu, § i. i2i , op. cit., cil. VII. § IV. (3» . op. cit.. ch. VII. § V.'

72 DEUXIÈME PARTIE

La majorité impose ses volontés à tous les membres de la so- ciété mais point aux individus qui n'y ont pas adhéré au moment de sa formation. La pensée de Locke est très nette en ce sens. En effet, après avoir affirmé la nécessité du consentement de chacun pour la formation de la société, il ajoute :

« Un certain nombre de gens sont en droit d'en user de la sorte « à cause que cela ne fait nul tort à la liberté du reste des hommes, « qui sont laissés dans la liberté de l'état de nature » '2).

Dans le chap. xiv § m in fine, Locke dit aussi que « le pouvoir « politique tire son origine de la convention et du consentement « mutuel de ceux qui se sont joints pour composer une société ».

C'est donc un contrat qui a présidé à la formation de la, société civile.

Le philosophe signale deux objections que soulève cette doc- trine sur l'origine de la société, à savoir :

1" Que l'Histoire ne nous donne aucun exemple d'une compa- gnie d'hommes indépendants et égaux qui se seraient unis pour composer un corps politique.

Que pareille constitution de société est impossible en droit, car les hommes, naissant toussons un gouvernement, sont obligés de s'y soumettre et n'ont pas la liberté d'en ériger un nouveau.

Répondant à la première objection, Locke remarque que le contrat s'est passé avant l'Histoire.

« Le gouvernement, écrit-il, précède toujours sans doute les « registres ; et rarement les belles Lettres sont cultivées parmi un « peuple, avant qu'une longue continuation de la société civile

(I) Locke, op. cit., ch. vu, § i.

LOCKE 73

« ait, par d'autres arts plus nécessaires, pourvu à sa sûreté, à son « aise et à son abondance C'est alors qu'on commence à fouiller « dans l'Histoire de ses fondations et à rechercher son origine».*''

Il semble, par conséquent, que, dans l'esprit du philosophe, le contrat qui a présidé à la formation de la société civile soit non une hypothèse mais un fait, quoique non contrôle par l'histoire ; il n'y a pas lieu, toutefois, d'insister ici sur cette question.

Locke reconnaît, par ailleurs, que les sociétés primitives étaient placées sous la domination d'un seul et il en donne l'explication suivante : le gouvernement paternel ayant accoutumé les enfants dès leur bas-àge au gouvernement d'un seul, ceux-ci se sont groupés plus tard pour faire des diverses familles un seul et même corps et ont remis le gouvernement entre les mains d'un seul, choisi pour sa conduite et sa valeur, en vue de les défendre contre leurs ennemis. Cette soumission au chef résultait de leur propre consentement <2)

Quant à la seconde objection, Locke répond très judicieusement qu'il n'y a aucun argument militant en faveur d'un droit de puis- sance du prince sur ses sujets, entraînant pour ceux-ci une perpétuelle obligation de sujétion et de fidélité. L'Histoire nous montre, dit-il, de nombreux cas de personnes qui se sont soustraites à l'obéissance et à la juridiction sous lesquelles elles étaient nées.

Cela prouve que ce n'est pas un droit naturel du père, transmis à ses héritiers, qui a contribué à fonder les gouvernements à l'origine de la création du monde, car, éxplique-t-il, il ne devrait

(Il Locke, op. cit.. ch. vu § vu.

i2i . op. cit., cil. VII, § VII ù XIX.

74 DEUXIÈME PARTIE

y avoir alors qu'une seule monarchie universelle, s'il était vrai que les hommes n'eussent pas le droit de se séparer de leur famille et de leur gouvernement.

D'autre part, le fait que des ancêtres ont renoncé à leur liberté naturelle, en se soumettant à un gouvernement, n'oblige pas leurs descendants à une soumission perpétuelle envers lui.

« J'avoue, écrit Locke, qu'un homme est obligé d'exécuter et « d'accomplir les promesses qu'il a faites pour soi, et de se « conduire conformément aux engagements dans lesquels il est « entré ; mais il ne peut par aucune convention lier ses enfants « ou sa postérité ».*''

Ce principe a été proclamé plus tard par l'art. 28 de la décla- ration des droits précédant la constitution jacobine du24juin 1793, comme suit : « une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures ».

Rousseau, qui d'ailleurs considérait le contrat social non comme une vérité historique mais comme une explication ration- nelle de l'origine de la société, a affirmé que ce contrat se renou- velle à chaque instant. Chacun de nous donne son adhésion à l'Etat dont il fait partie, par cela seul qu'il en fait partie et qu'il ne cherche pas à en sortir par une naturalisation. Il y a un consentement tacite.

Mais quel est le pouvoir de la société à l'égard d'un individu qui se prétend hostile à toute soumission à l'autorité, qui reven- dique une liberté sauvage ? (tel est le cas d'un anarchiste).

Il est évidemment excessif de soutenir, comme le fait Locke (voir plus haut), que la société ne peut s'imposer à quiconque n'y

tl » Locke, op. cit.. cli. vu, § xxii.

LOCKE 75

a pas adhéré de son propre consentement. Quelle que soit notre vénération pour la liberté, nous reconnaissons que le droit indi- viduel doit être primé par l'intérêt général. C'est l'intérêt, la défense de la société qui entre en jeu et celle-ci doit imposer sa discipline à tout récalcitrant, malgré son relus de s'y plier.

Il y a là, certes, une victoire des droits de la collectivité, mais la soumission des individus à l'intérêt général ne doit pas cons- tituer l'esclavage. Ces derniers doivent jouir de leurs droits (et ils sont nombreux) qui ne sont pas incompatibles avec lordre public. La liberté individuelle est ainsi assurée, sinon dans sa plénitude sauvage, du moins dans le minimum irréductible qu^ subsiste après la stricte diminution exigée par l'intérêt commun.

Il ne pourrait en être autrement dans une société viable.

Il est vrai que pour Locke, les individus qui n'ont pas adhéré à la société vivent à l'état de nature O ; mais qu'ils aillent alors vivre leur vie dans quelque île déserte ou chez les peuplades inorganisées des sauvages. Leur insubordination ne saurait être tolérée au sein de la. société.

Y a-t-il lieu de croire, cependant, à cet âge d'or de la rénova- tion universelle, prêché naïvement par les anarchistes comme la conséquence de la suppression de l'Etat ?.

Même en supposant réalisée, dans une certaine mesure, cette épuration des mœurs, cette conscience universelle magique, objet des rêves maladifs des adeptes de Bakounine, il serait chimérique de penser qu'on pourrait vivre en paix dans un monde il n'y aurait aucune contrainte d'en haut, pour mettre

\[) Locke, op. cit., ch. \ii, § i.

76 DEUXIÈME PARTIE

un frein aux écarts des particuliers, et les réprimer au besoin, dans le cas ils nuisent à l'intérêt de la collectivité.

32. Sa fin : veiller à la sûreté et au bien du peuple

La fin de la société consiste, -d'après Locke, dans la conserva-, tion mutuelle par les membres qui la composent de leurs vies, de leurs libertés et de leurs biens.

Dans l'état de nature, affirme-t-il, il manque des lois établies, un juge impartial pour trancher les différends, et une autorité capable d'exécuter la sentence du juge.

De la nécessité de sortir de cet état pour entrer dans la société, chacun renonce au pouvoir qu'il a de punir et en confie l'exercice à l'autorité désignée à cette fin.

Ce dépouillement des individus en faveur de la collectivité n'est pas l'esclavage.

« Ces gens-là néanmoins, écrit Locke, en remettant ainsi leurs « privilèges naturels, naj^ant d'autre intention que de pouvoir « mienx conserver leurs personnes, leurs libertés, leurs proprié-

« tés le pouvoir delà société ou de l'autorité législative établi

« par eux, ne peut jamais être supposé devoir s'étendre plus loin « que le bien public le demande ; ce pouvoir se doit réduire à « mettre en sûreté et à conserver les propriétés (*) de chacun, en « remédiant à ces trois défauts dont il a été fait mention ». '-'

Les individus conservent, par conséquent, dans la société des droits qui leur sont propres (droits naturels) dont la protection

(1) Dans le chap. viii, § i lop. cit.), Locke désigne par le mot générique

« propriétés », la vie, la liberté et les biens de l'individu. ^21 Locke, op. cit., cli. vin, S x.

LOCKE 77

doit être assurée par l'autorité. Celle-ci a pour mission de veiller à la sûreté et au bien du peuple.

SECTION II

Nature du pouvoir de l'autorité 33. Délégation du pouvoir aux gouvernants

Nous avons vu que, dans la doctrine de Hobbes, les individus en renonçant à leurs droits naturels font une aliénation pure et simple au profit du souverain.

Le peuple se dissout, sitôt qu'il a conféré la puissance à l'auto- rité suprême et, au surplus, cette aliénation est totale; elle porte sur tous les droits des individus. Ceux-ci ne conservent aucun droit contre le souverain, qui crée le juste et l'injuste, l'honnêle et le « déshonnète », etc. (v. supra P" partie).

Dans la doctrine de Locke, la remise de la puissance à l'autorité ne constitue pas pour le peuple une aliénation, mais une délégation.

Nous verrons ci-dessous (n"'* 37, 46, 47, 48, 52i que le peuple a le droit de reprendre le pouvoir aux gouvernants qui ont mancjué à leurs obligations, et de le confier à d'autres qui lui paraissent plus dignes.

D'autre part, cette délégation ne confère pas à l'autorité un pouvoir arbitraire sur les sujets. Ces derniers ne se sont pas dépouillés de tous leurs droits naturels mais seulement du droit de punir. Ils gardent, par conséquent, des droits qui leur appar- tiennent en propre et qui constituent la limite de la puissance des gouvernants.

8

78 DEUXIÈME PARTIE

Sans doute, le pouvoir de légiférer qui appartient à l'Etat de réglementer les droits des particuliers, peut leur faire subir certaines diminutions, dans l'intérêt général, mais ces droits n'en subsistent pas moins et les lois établies par l'Etat ne sont pas la création de toutes pièces de droits concédés mais la consécration des droits naturels des individus, antérieurs et supérieurs à l'Etat, (y. supra n"32).

Cela ressort clairement de ce passage caractéristique :

« Cette liberté par laquelle l'on n'est point assujetti à un pouvoir « arbitraire et absolu, est si nécessaire et est unie si étroitement « avec la conservation de l'homme, qu'elle n'en peut être séparée « que par ce (jui détruit en même temps la conservation et la vie. « Or un homme n'ayant point de pouvoir sur sa propre vie, (( ne peut par aucun traité, ni par son propre consentement, « se fendre esclave de qui que ce soit, ni se soumettre au pouvoir « absolu et arbitraire d'un autre qui lui ôte la vie quand il lui « plaira »."*

Locke dit que la société a le pouvoir de faire les lois, de faire la guerre et la paix et il ajoute; « Tout cela ne tend qu'à con- « server, autant qu'il est possible, ce qui appartient en propre « aux membres de cette société ».*'^'

34. Etendue du pouvoir législatif

Il résulte des développements ci-dessus que le pouvoir législatif ne peut /'Ire arbitraire sur la vie et les biens du peuple.

Locke insiste là-dessus à plusieurs reprises. Il écrit notamment :

II) Locke, op. cit., cli. m, § ii. (2) , ib. cb. VI. § XII.

LOCKE 79

« Le pouvoir législatif ne peut être absolument arbitraire sur la « vie et les biens du peuple, car ce pouvoir n'étant autre chose « ((ue le pouvoir de chaque membre de la Société remis à cette « personne ou à cette assemblée qui est le législateur, ne saurait « être plus grand ({ue celui que toutes ces différentes personnes « avaient dans l'état de nature... Car enfin personne ne peut con- te férer à un autre plus de pouvoir qu'il n'en a lui-mcme ; or « personne n'a un pouvoir absolu et arbitraire sur soi-même ou « sur un autre pour s'ôter la vie ou pour la ravir à qui que « ce soit, ou lui ravir aucun bien qui lui appartienne en propre ».'''

On voit que pour Locke, les droits de l'individu, et notamment le droit à la vie, sont tellement sacrés qu'il ne reconnaît même pas à l'individu lui-même le pouvoir d'y porter atteinte.

Le philosophe fait sans doute allusion aux périodes normales, dans lesquelles tout danger pour la société est écarté et où, par conséquent, le sacrifice de la vie des individus est inutile.

Nous n'avons pas à insister davantage sur cette idée, qui dé- passe le cadre de la présente étude. Retenons simplement que lindividu conserve dans la société civile des droits qui sont an- térieurs à celle-ci et réglementés par le pouvoir législatif.

35. Limitation du pouvoir de l'autorité

Les droits naturels de l'individu limitent la puissance de l'auto- rité politique.

Voyons les principales limitations exposées par Locke : 1" L'exercice du pouvoir doit se faire selon les lois établies et publiées, sans privilèges au profit d'une oligarchie.

ili Locke, op. cit., cli. x.

80 DEUXIÈME PARTIE

Les lois et règlements ne doivent tendre qu'au bien public.

3" Nulle taxe ne pourra être imposée sur les biens du peuple sans son consentement exprimé par ses représentants (les députés).

Le pouvoir législatif, choisi par le peuple, ne peut déléguer à d'autres la charge de légiférer, « ce pouvoir ne pouvant résider (( de droit que le peuple l'a établi » '^'.

36. La monarchie absolue incompatible avec la société civile

La monarchie absolue, considérée, dit Locke, par quek[ues uns comme le seul gouvernement désirable est incompatible avec la société civile.

La société civile a, en elîet, pour fin, démettre un terme aux in- convénients de l'état de nature chacun est juge dans sa propre cause.

Or, le prince absolu qui s'attribue à lui seul tant le pouvoir législatif que le pouvoir exécutif se trouve à l'égard de ses sujets à 1 état de nature, car sous sa domination on ne saurait trouver un juge impartial, qui tranche les différends entre les sujets et le prince avec équité et qui puisse donner tort à ce dernier.

La situation de l'individu est même aggravée, dit Locke, car sous l'empire d'un chef absolu l'individu devient sujet, par consé- quent esclave, tandis que dans l'état de nature il a la liberté de juger de son propre droit, de le maintenir et de le défendre autant qu'il peut '-'.

") Lor.KK op. cit., ch. x, § ix.

(2) il), ch. VI, § XV.

LOCKE " 81

Droit d'Insurrection

SECTION PREMIÈRE

Légitimité de la résistance agressive du Peuple

37 Idée générale de la résistance du peuple contre l'autorité

Dans la doctrine de Locke, la résistance contre l'autorité poli- tique est légitime lorsque celle-ci ne se conforme pas à la lin pour laquelle elle a été investie.

La résistance peut être opposée aussi bien contre le pouvoir législatif que contre l'exécutif.

Dans l'Etat, écrit le philosophe, il n'}' a qu'un pouvoir su- prême "' : le pouvoir législatif auquel tous les autres doivent être subordonnés.

Mais il ajoute : « Cela n'empêche pas que le pouvoir législatif « aj^ant été confié, afin que ceux qui l'administreraient agissent « pour certaines fins, le peuple ne se réserve toujours le pouvoir « souverain d'abolir le gouvernement ou de le changer, lorsqu'il

(i) Il s'agit ici des pouvoirs constitu(^s.

82 DEUXIÈME PARTIE

« voit que les conducteurs, en qui il avait mis tant de confiance, 0 agissent d'une manière contraire à la fin pour laquelle ils avaient « été revêtus d'autorité. Car tout le pouvoir qui est donné et « confié en vue d'une fin, étant limité par cette fin-là, dès que « cette fin vient à être négligée par les personnes qui ont reçu le « pouvoir dont nous parlons, et qu'ils font des choses qui y sont « directement opposées, la confiance qu'on avait prise en eux, « doit nécessairement cesser et l'autorité qui leur avait été remise « est dévolue au peuple, qui peut la placer de nouveau elle (*) « jugera à propos pour sa sûreté et pour son avantage » ^"2).

Locke écrit encore :

« Le peuple garde toujours le pouvoir souverain de se délivrer « des entreprises de toutes sortes de personnes, même de leurs '3) « législateurs, s'ils venaient à être assez fous ou assez méchants « pour former des desseins contre les libertés et les biens propres « des sujets. En effet, personne ni aucune société d'hommes ne « pouvant remettre sa conservation, et conséquemment tous les « moyens qui la procurent, à la volonté absolue et à la domina- « tion arbitraire de quelqu'un. » (*)

Les sujets réduits à l'esclavage ont également le droit de se délivrer de leurs oppresseurs, qui violent la loi sacrée et invio- lable sur laquelle se base la conservation de la vie de chacun et de ses biens.

En un mot, la résistance contre l'autorité politique est légitime

(1) C'est une erreur typographique. Lire : il.

(2) Locke, op. cit., cli. xii, § i, (3i Erreur de texte. Lire : ses. (41 Locke, op. cit., cli. xii, § i.

LOCKE 83

car le pouvoir souverain appartient au peuple. Celui-ci le délègue à certaines personnes, les gouvernants, en vue d'une fin, qui est la sauvegarde des droits des individus.

Cette fin constitue la limitation de l'autorité et celle-ci cesse d'exister au delà de cette limite.

Il en résulte que les gouvernants agissent sans autorité lors- qu'ils violent les lois fondamentales en vue desquelles ils ont été investis. (')

Dans ce cas, non seulement aucune obéissance ne leur est due, mais le peuple a le droit de leur retirer sa confiance, en remettant le pouvoir à d'autres.

SECTION II Cas de résistance

a) Conquête

38. La conquête ne constitue pas un pouvoir légitime

Les conquêtes ne peuvent servir de fondement à la légitimité du pouvoir lorsqu'elles proviennent d'une agression <-' injuste du conquérant.

« Un homme, écrit Locke, qui fait des conquêtes dans une « injuste gueri'e, ne peut avoir droit sur ce qu'il a conquis et les

(i) Locke, op. cit., ch. xn, § i, v et ix in fine.

(2) Nous employons ce mot dans le sens précis d'ouverture des hostilités.

84 DEUXIÈME PARTIE

« personnes qui sont tombées sous sa domination ne lui doivent « aucune soumission ni aucune obéissance ». ^*'

Il reconnaît, toutefois, que le conquérant a un pouvoir absolu sur la vie de ceux qu'il a subjugués après avoir été injustement attaqué par eux.

Le fait, dit-il, qu'ils ont employé la force contre leur voisin pacifique pour soutenir des injustices, leur fait perdr.e le droit à la vie et les rend dignes d'être détruits à leur tour. *-'

Il y à ici une exagération, une extension regrettable des droits de défense d'un peuple, victime d'une agression non justifiée.

Locke est, en effet, dominé par l'idée que cette agression constitue une menace pour la vie des individus contre lesquels elle est dirigée et que ceux-ci doivent exterminer leurs agres- seurs, comme nous tuons un fauve qui nous assaille. *

La violence est, certes, nécessaire à la défense de quelqu'un contre son agresseur. On ne pourrait, d'autre part, concevoir une guerre sans perte de vies humaines.

Nous concédons aussi qu'il faut appliquer des sanctions sévères contre les espions et les traîtres au cours des opérations mili- taires, en vertu du droit de défense de la nation en danger et surtout pour l'exemplarité, mais nous ne pouvons souscrire à la prétention de LocftE tendant à l'asservissement absolu des popu- lations conquises, ù la suite d'une injuste agression de leur part.

Que le vainqueur, dans l'espèce, ait le droit de prendre ses dispositions pour mettre ses adversaires hors d'état de nuire, en les désarmant, d'exercer sur eux une surveillance vigilante, afin

(l> Locke, op. cit. ch. xv, § ii in fine. (2) , ib. ib. § IV à vu.

LOCKE 85

d'éviter le danger d'une nouvelle agression, nous le comprenons certes.

Qu'il ait" le droit de poursuivre les coupables et d'exiger des réparations sérieuses pour les dommages subis, rien de plus conforme à l'équité ; mais qu'au terme de tout conflit, et une tois le péril écarté, il perpétue un régime d'esclavage contre l'agres- seur, voilà ce qu'on ne pourrait justifier.

Sa victoire ne légitime pas l'entrée des populations vaincues sous sa domination.

Que deviendrait alors le fameux principe de Locke, qu'un peuple ne peut être soumis à un gouvernement sans son consen- tement ? C'est, d'ailleurs, le principe moderne que « chaque peu- ple a le droit de disposer de soi-même », éloquemment proclamé dans les messages mémorables du Président Wilson au Congrès ^des Etats-Unis en 1917-1918.

L'annexion serait légitime si elle était conforme aux aspirations des populations en question, ce qui est le cas de provinces libé- rées d'un joug étranger par la mère-patrie. Mais il ne s'agit plus alors d'une conquête mais d'une désannexion, pour emplojer le mot en vogue pendant la grande guerre de 1914-1918

La frenquète ne saurait en aucun cas légitimer un gouver- nement. Le peuple a le droit de choisir lui-même ses gouver- nants.

Locke, tout en reconnaissant au vainqueur un droit absolu sur la personne des vaincus (dans le cas ceux-ci l'ont attaqué sans cause légitime), ajoute cependant que celui-ci n'a pas un pareil droit sur leurs biens, ^i'

(I) Locke, op. cit., ch. xv, § vi.

8() DEUXIÈME PARTIE

Il peut prélever ce qui lui paraît nécessaire à la réparation du dommage injustement subi mais il n'est pas fondé à prendre la part qui revient aux femmes et aux enfants des vaincus."*

Le philosophe explique cela en affirmant que l'esclavage ne doit atteindre que les auteurs de l'agression et non leurs femmes et leurs enfants irresponsables pour la plupart, et qui par ce motif n'ont pas perdu le droit à la vie.

39. Les promesses arrachées de force n'engagent pas leurs auteurs

Locke examine ensuite la question de savoir si des promesses arrachées de force peuvent être considérées comme un consente- ment et si elles obligent leurs auteurs.

Il se prononce nettement pour la négative :

« Je dirai sans crainte, écrit-il, qu'elles n'obligent en aucune « façon parce que nous conservons notre droit sur ce qu'on nous « arrache de force, et que ceux qui extorquent ainsi quelque chose « sont obligés de la restituer incessamment. » (2)

Et il conclut :

« De tout cela, il s'ensuit que le gouvernement d'un conqué- « rant établi par force sur ceux qui ont été subjugués et auxquels « il n'avait pas droit de faire la guerre, ou qui ne se sont pas joints « à ceux qui ont agi et combattu dans une guerre juste qu'il leur « a faite, est un gouvernement injuste et illégitime. » '3'

Locke maintient, cependant, qu'il est légitime d'exercer un

(1) Locke, op. cit., eh. xv, § vm et ix.

(2) ib. ib. , § XII.

(3) ib. ib. , § XIII.

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pouvoir absolu sur ceux qu'on a subjugués à la suite d'une guerre provoquée par eux sans raison.

C'est toujours la même exagération ''', dépassant les droits de défense et qui, au surplus, aboutit à une contradiction puisque « nous conservons notre droit sur ce qu'on nous arrache de « force etc. »

Cette idée de domination sur le vaincu coupable d'une agres- sion injuste, constitue le seul point sombre dans la doctrine libé- rale de LocKÉ.

b) Usurpation 40 L'obéissance n'est pas due à l'usurpateur

L'usurpation est^ d'après Locke, une «conquête domestique ». Il entend par une conquête provenant de l'intérieur de l'Etat et non d'une domination étrangère.

Tandis que le conquérant, poursuit le philosophe, peut agir légitimement s'il se cantonne dans les limites de la justice, l'usur- pateur « ne saurait jamais avoir le droit de son côté. » <^^'

Nous avons déjà exposé (v. supra n"s38 et 39) que la conquête, contrairement aux distinctions de Locke, ne peut jamais consti- tuer le fondement d'un gouvernement légitime. Nous n'insisterons pas davantage à ce sujet. Voyons maintenant pourquoi le peuple ne doit pas obéissance à l'usurpateur.

L'obéissance n'est duc qu'à un gouvernement légitime. Or que faut-il pour l'existence de celui-ci ? Que les. gouvernants soient désignés par le peuple. L'usurpateur ne l'est pas.

ili Voir Supra, 38.

(2) Locke, op. cit. ch. xvi, § i.

88 DEUXIEME PARTIE

« Tous les véritables Etats, écrit Locke, ont non seulement « une forme de gouvernement établie, mais encore des lois et des « règlements pour designer certaines personnes et les revêtir de « l'autorité publique, et quiconque entre dans lexercice d'aucune « partie du pouvoir d'une société par d'autres voies que celles que « les lois' prescrivent ne peut prétendre d'être obéi quoique la, « forme du gouvernement soit toujours conservée ; puisqu'en ce « cas la personne qui gouverne n'a pas été désignée et nommée « par les lois et par conséquent par le peuple. » O

Tant que le peuple n'aura pas approuvé et confirmé pareille autorité, celle-ci n'aura qu'un pouvoir « usurpé et illégitime. » i'^1

c) Tyrannie

41 Qu'est-ce que la tyrannie ?

« La tyrannie est l'usage d'un pouvoir dont on est revêtu mais (( (|u'on exerce non pour le bien et l'avantage de ceux qui y sont « soumis mais pour son avantage propre et particulier. » ^'-^^

Locke dit encore que le roi fait des lois, bornes de son pou- voir, et considère le bien public comme la fin de son gouverne- ment, tandis que le t^'ran suit entièrement sa volonté particulière et ses passions déréglées.

Au surplus, la tyrannie ne se rencontre pas seulement dans la monarchie mais dans toutes les formes de gouvernement, cha(|ue

(1) Locke, op. cit., ch, xvi, § ii,

(2) , ib. ib. ib. in fine.

(3) , ib. ch. XVII, § I.

LOCKE 89

fois que les détenteurs du pouvoir agissent dans leur intérêt pro- pre, en violant les lois, au préjudice des membres du corps socia'.

42. Droit de résistance contre le tyran

On peut s'opposer par la force contre le tyran car « il agit sans autorité », sans pouvoir légal.

Voyons, en efl'et, ce passage :

<( Quiconque revêtu d'autorité excède le pouvoir qui lui a été « donné par les lois et emploie la force qui est en sa disposition, « et s'en sert pour faire, au regard de ses sujets, des choses que « les lois ne permettent point, est sans doute un véritable tyran ; (( et comme il agit alors sans autorité, on peut s'opposer à lui, « tout de même qu'à tout autre qui envahirait de force le droit « d'autrui. » (*>

Locke poursuit :

« Si un hSmme qui a eu commission pour se saisir de Tna per- ce sonne dans les rues, entre de force dans ma maison et enfonce

(( ma porte, j'ai droit de m'opposer à lui comme à un voleur

« Or je serais ravi f[u'on m'appiît puurcjuoi on n'en peut pas user « de même au regard des magistrats supérieurs et souverains, « aussi bien (|u"au regard de ceux qui leur sont inférieurs. » '-'.

De par leur situation, dit le philosophe, ils aggravent même l'injustice car le peuple les a investis de sa confiance et eux-mê- mes sont plus aptes à faire le bien, i)ar suite de leur éducation, de leur culture et de la force dont ils disposent.

(I) Locke, op. cit., ch. xvii, § iv. 2' - , ib. ib. , § IV.

90 DEUXIÈME PARTIE

SECTION m

La résistance par la force est pour le peuple une ressource extrême

43. Quand doit-il y recourir ?

Saint-Thomas d'Aquin avait déjà proclamé que le peuple ne doit recourir à la force contre le souverain qu'à la dernière extrémité, lorsque la tyrannie devient insupportable et qu'il s'agit d'éviter un plus grand mal. Il considère la résistance agressive comme un « ultimum remedium » (v. supra introd. n"* 2).

Locke, à son tour, malgré son ardent libéralisme, est avant tout partisan de l'ordre et ne recommande la résistance par la force que dans l'impossibilité de recourir aux voies légales et à condition qu'il n'y ait pas seulement atteinte contre un ou quelques particuliers mais contre le corps social.

44. l'^" condition : impossibilité de recourir aux voies légales

Locke examine dans le chap. xvii § v à ix la question de la résistance contre le monarque dans les pays sa personne, étant considérée comme sacrée et inviolable, ne peut être l'objet d'aucune atteinte.

Nous n'en parlerons qu'ultérieurement, dans la section v du présent chapitre, dans laquelle nous exposerons les arguments par lesquels Locke réfute les objections opposées contre la résis- tance agressive du peuple.

Le philosophe aborde, par la suite, l'examen de la résistance dans les pays le monarque n'est pas à l'abri de poursuites. Ses

LOCKE 91

développements abondent en conseils de prudence dans lesquels une grande modération s'ajoute à un excellent sens critique.

Voyons-en les idées directrices :

Malgré la légitimité de la résistance contre le monarque, dans le cas il agit en violation des lois, il ne faut pas sous le moindre prétexte recourir à la force et porter un trouble au gou- vernement de la société. L'emploi de la force ne doit avoir lieu que dans le cas on ne peut recourir aux voies légales.

« 11 ne s'ensuit pas, écrit Locke, que quoiqu'on puisse légiti- « niement résister à l'exercice illégitime du pouvoir de ce « magistrat, on doive sur le moindre sujet mettre sa personne en « danger et brouiller le gouvernement. Car lorsque la partie « offensée peut, en appelant aux lois être rétablie et faire réparer « le dommage qu'elle a reçu, il n'y a rien qui puisse servir de « prétexte à la force, laquelle on n'a droit d'employer que quand « on est empêché d'appeler aux lois ; et rien ne doit être regardé « comme une violence et une hostilité que ce qui ne permet pas « un tel appel )>/*'

Une violence qui rend impossible tout recours aux lois, intro- duit l'état de guerre entre le monarque et le peuple et celui-ci a par conséquent le droit de se défendre même par les moyens vio- lents pour assurer sa conservation.

Locke dit, en effet, que « c'est cela précisément qui met dans « l'état de guerre celui qui empêche d'appeler aux lois ; et c'est ce « aussi qui rend justes et légitimes les actions de ceux qui lui a résistent » '-'.

(!• Locke, op. cit., ch. xvii. § ix. '2' , ib. ib. ib

92 DEUXIÈME PARTIE

Il cite comme exemple d'une impossibilité de recourir aux lois, le cas d'un individu dont la vie est en danger.

« Un homme, écrit-il, l'épée à la main, me demande la bourse « en un grand chemin, dans le temps que je n'ai peut-être pas un « sou dans mon gousset. Je puis, sans doute, tuer légitimement « un tel homme. Je remets entre les mains d'un autre 100 1. afin « qu'il me les garde tandis que je mets pied à terre. Quand ensuite « je les lui redemande il refuse de me les rendre et ïîret l'épée à « la main pour défendre par la force ce dont il est en possession. « et que je tâche de recouvrer. Le préjudice que ce dernier me (( cause est cent fois, ou, peut-être, mille fois plus grand que (( celui que le premier a eu dessein de me causer, savoir, ce vo- « leur que j'ai tué avant qu'il m'eût fait aucun mal réel Cepen- « dant, je puis avec justice tuer l'un ; et je ne saurais légitimement (( blesser l'autre. La raison de cela est palpable: c'est que l'un, « usant d'une violence qui menace ma vie, je ne puis avoir le u temps d'appeler aux lois pour la mettre en sûreté ; et quand la « vie m'aurait été ôtée, lisserait trop tard pour recourir aux lois, « lesquelles ne sauraient me rendre ce que j'aurais perdu et ra- u nimer mon cadavre. Ce serait une perte irréparable, que les « lois de la nature m'ont donné droit de prévenir en détruisant « celui qui s'est mis avec moi dans un état de guerre, et qui me « menace de destruction. Mais dans l'autre cas ma vie n'étiint pas « en danger, je puis appeler aux lois el recevoir satisfaction au (( sujet de mes 100 1. » *^'.

D'après LocKK, la situation du peuple envers le monarque ({ui porte atteinte au droit de conservation et de libre développe-

(l! Locke, op. cit. ch. xvii. § ix.

LOCKE 93

ment de ses sujets est la même que celle de cet individu assailli par un malfaiteur.

Le peuple a, par conséquent, le droit de se défendre, même par les moyens violents.

Voilà pour la justification du recours à la force.

45. 2'^ Condition : Menace contre le corps social

Nous savons déjà que Locke prescrit le recours à la force contre le monarque, en cas de péril grave, du fait de l'impossibi- lité de recourir aux voies légales. Mais contre qui ce péril doit-il exister?

Suffît-il pour qu'on s'insurge contre l'autorité qu'il y ait une at- teinte aux droits de quelques particuliers ?

La résistance agressive ne doit avoir lieu, d'après Locke, que lorsque le corps social est menacé. Il serait exagéré, dit-il, de troubler l'ordre public pour la défense d'intérêts particuliers, si sacrés qu'ils puissent être. Le philosophe n'est pas partisan de la résistance agressive individuelle ou de quelques individus contre le chef de l'Etat.

D'ailleurs, pareille résistance isolée serait inopérante et con- damnée à périr f*'.

Il préconise, par contre, la résistance agressive du peuple lors- que l'illégalité atteint le corps social.

LocKD ajoute, en effet : « Mais si le procédé injuste du Prince « ou du Magistrat s'est étendue jusqu'au plus grand nombre des « membres de la société, et a attaqué le corps du peuple ; ou si

"i Locke, op. cit., cli. xvn, § x.

94 DEUXIÈME PARTIR

(( l'injustice et l'oppression n'est tombée que sur peu de person- « nés, mais au regard de certaines choses qui sont de la dernière « conséquence, en sorte que tous soient persuadés en leur cons- « cience que leurs lois, leurs biens, leurs libertés, leurs vies sont « en danger, et peut-être même leur religion, je ne saurais dire « que ces sortes de gens ne doivent pas résister à une force si illi- « cite dont on use contre eux » **^.

Le philosophe avoue que cette résistance crée un état très dan- gereux pour ceux qui détiennent les rênes du gouvernement, mais, dit-il, ils n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes car il leur est si facile de ne pas la provoquer, en gouvernant pour le bien du peuple <2).

SECTION IV

Résistance contre le pouvoir législatif et contre l'exécutif

a) Résistance contre le pouvoir législatif

46. Atteinte à la vie, aux libertés et aux biens du peuple

Voici ce que Locke écrit à ce sujet :

« Quand les lég'islateurs s'efforcent de ravir et de détruire les « choses qui appartiennent en propre au peuple, ou de le réduire « dans l'esclavage, sous un pouvoir arbitraire, ils se mettent dans

ili Locke, op. cit., cli. xvii, § xi. i2) , ib. ib. ib.

LOCKE 95

« l'état de guerre avec le peuple qui dès lors est absous et exempt « de toute sorte d'obéissance à leur égard, et a droit de recourir « à ce commun refuge que Dieu a destiné pour tous les hommes « contre la force et la violence w.'^'

Il s'agit du recours à la force pour assurer sa conservation (v supra 44 et infra n°* 47, 48, 52).

Lorsque le législateur essaie d'instituer un pouvoir absolu sur les vies, les libertés et les biens du peuple, il perd entièrement le pouvoir, que celui-ci lui avait conféré pour des fins diamétrale- ment opposées, et le peuple le reprend pour le confier à une nouvelle autorité législative, chargée de pourvoira sa conservation et à sa sûreté.'^'

b) Résistance contre le pouvoir exécutif

47. Abus de sa « prérogative »

Toutes les fois que le peuple est exposé à de grands périls, soit que l'autorité élude les lois, soit qu'elle se serve du crédit et de l'avantage de la « prérogative » contrairement à la fin pour laquelle elle lui a été accordée, de manière à porter atteinte par son arbitraire aux droits des individus, ceux-ci doivent penser à leur sûreté et à leur salut. f^)

Qu'est-ce que la « prérogative » ?

Locke l'examine longuement dans le paragraphe x du chap. xu

(1) Locke, op. cit.. ch. xv[i, % xiii in fine.

(2) . ib. ch. XVIII. ?; xiv. i3i . II). . cil. XVII. § XII.

96 DEUXIÈME PARTIE

et dans tout le chapitre xiii de 1' « Essai sur le gouvernement civil ».

Par « prérogative ») il entend un certain pouvoir discrétionnaire qui est laissé, du consentement du peuple, au pouvoir exécutif pour décider sur certaines questions non réglementées par le législateur et qui dépendent des circonstances.

Les lois positives na sauraient tout prévoir.

« Il est impossible, écrit-il, de prévoir et de pourvoir par des « lois à tous les accidents et à toutes les nécessités qui peuvent « concerner le bien public, ou de faire des lois qui ne soient point « capables de causer un préjudice, quoiqu'on les exécute avec (( une rigueur inflexible dans toutes sortes d'occasions et au « regard de toutes sortes de personnes... ».(*^

Le gouvernement doit user de la prérogative dans l'intérêt public. Mais qui jugera s'il en a fait bon usage ?

Locke répond qu'il ne peut y avoir sur terre de juge entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, celui-ci dépendant quant à sa convocation de la volonté du pouvoir exécutif ('^> ; qu il ne peut y en avoir non plus entre le pouvoir législatif et le peuple « de sorte que soit que le pouvoir exécutif ou le pouvoir législatif, « lorsqu'il a la suprême puissance entre les mains, ait dessein et « entreprenne de le rendre esclave et de le détruire, le peuple n'a

(1) Locke, op. cit, cli. xiii, | ii.

(2) Il y a lieu de remarquer que Locke parle du régime de son temps

le pouvoir législatif se trouvait à la discrétion de l'exécutif. Dans la plupart des constitutions modernes la convocation des assemblées législatives par l'exécutif n'est pas arbitraire et .^^e trouve réglemen- tée par la loi. On ne peut dire que le législatif se trouve en fait sous la dépendance du pouvoir exécutif. Locke reconnaît d'ailleurs, qu'en droit, le pouvoir législatif est le pouvoir suprême (voir Suf)ra, n" 37 et infra n" 48).

LQCKE 97

« d'autre remède à employer en cette sorte de cas... que d'appeler « au Ciel ».(*'

Dans ce cas, le gouvernement et le législateur agissent sans au- torité et le peuple s'est réservé le droit d'en appeler au Ciel.

Cet « appel au Ciel » ne veut pas dire que le corps social res- tera inerte devant les machinations odieuses de l'autorité. Locke maintient, au contraire, que le peuple ne peut confier à personne le pouvoir de lui ôter la vie (v. supra n°' 29, 3-i et infra 52). Le peuple en résistant par la force contre les gouvernants, s'en rap- porte à Dieu pour juger son acte. (v. ch. ii § vi in fine).

Au surplus, le philosophe nous rassure contre la prétendue menace perpétuelle provoquée par cet état de choses. « Que per- « sonne ne s'imagine, écrit-il, que ce droit et ce privilège des peu- « pies soit une source de perpétuels désordres, car on ne s'en sert « jamais que lorsque les inconvénients sont devenus si grands <( que le plus grand nombre des membres de l'Etat en souffre beau- « coup et sent qu'il est absolument nécessaire d'y remédier. y)&

Nous examinerons cette question dans la section v du présent chapitre.

48. Dissolution de l'assemblée législative

Le pouvoir exécutif est subordonné au pouvoir législatif et doit lui rendre des comptes sur sa gestion. S'il le réduit à néant, le « peuple a le droit de rétablir l'assemblée qui le représente et de

(1) Locke, op. cit.. cli. xiii. | x. i2) , ib. ib. ib.

98 DEUXIÈME PARTIE

« la remettre dans l'exercice du pouvoir législatif... Le peuple a « le droit de lever cet obstacle par la force. » '*'

Locke dit encore :

« Quand le pouvoir législatif est ruiné ou dissous, la dissolu- « lution, la mort de tout le corps politique s'ensuit. En effet, l'es- « sence et l'union d'une société cons'stant à n'avoir qu'une même « volonté et qu'un même esprit. » <-)

Si, après la dissolution de l'assemblée législative, le pouvoir exécutif entreprend de faire des lois, celles-ci n'ont aucune valeur en tant que faites sans pouvoir légal, et le peuple n'est point tenu d'y obéir. <3)

Locke conclut que lorsque le pouvoir législatif est supprimé ou altéré par l'exécutif, le peuple a le droit d'en établir un autre. Il donne différents exemples. (Voir op. cit. ch. xviii § iv à viii).

« Il n'est pas juste, écrit-il, que la société par la faute d'autrui « perde le droit original t^) qu'elle a de se conserver. » '3'

Il ajoute enfin : « Ce que j'ai dit en général touchant le pouvoir « législatif regarde aussi la personne de celui qui est revêtu du « pouvoir exécutif. » <^'.

Il s'agit du recours à la force (suprême ressource du peuple pour assurer sa conservation), de « ce commun refuge que Dieu a destiné pour tous les hommes contre la force et la violence. » (Voir supra n" 47).

[i) Locke, op. cit.. ch. xii, § vu. (2) , ib. cil. XVIII, I III. (3i , ib. ib. ib.

(4) Originaire.

<5) Locke, op. cit. ch. wiu, § xr. i6) , ib. ib. § XIV.

LOCKE 99

SECTION V

Objections contre la résistance agressive du peuple Leur réfutation par Locke

49. Danger d'instabilité pour la société

Locke examine une première fois, dans la chap. xvii intitulé « de la tyrannie » v à ix), les objections que soulève la résis- tance agressive du peuple.

Il se demande s'il n'est pas dangereux pour la stabilité de la société de résister à l'autorité politique :

« Quoi donc, on peut s'opposer aux commandements et aux « ordres d'un Prince? On peut lui résister toutes les fois qu'on « se croira maltraité et qu'on s'imaginera qu'il n'a pas de droit de « faire ce qu'il fait ? Hé, s'il était permis d'en user de la sorte, « toutes les sociétés seraient bientôt renversées et détruites et au « lieu de voir quelque gouvernement et quelque ordre on ne ver- « rait qu'anarchie et que confusion ! »

Voici sa réponse :

« Je réponds qu'on ne doit opposer la force qu'à la force « injuste et illégitime et à la violence ; que quiconque résiste dans « quelque autre cas, s'attire une juste condamnation, tant de la « part de Dieu que de la part des hommes ; et qu'il ne s'ensuit « point que toutes les fois qu'on s'opposera aux entreprises d'un « souverain il en doive provenir des malheurs et de la con- « fusion )),(*'

lii Locke, op. cit., cli. xvii, § v et \ i.

100 DEUXIÈME PARTIE

Comment cela ? Tout d'abord, dit-il, dans certains pays la per- sonne du Prince est sacrée, par les lois, et il n'y a jamais à craindre pour elle aucune plainte, ni aucune condamnation, quoi qu'elle fasse. On peut seulement s'opposer contre les actes illégitimes de ses subordonnés. Il n'y a donc pas de danger pour la personne du monarque a à moins qu'il n'ait dessein, en se mettant actuellement « en état de guerre avec son peuple, de dissoudre le gouvernement a et ne l'oblige d'avoir recours à cette défense qui appartient à tous « ceux qui sont dans l'état de nature. Or, ce qui peut en arriver, « qui est-ce qui est capable de le dire ? » 'i)

Locke, ajoute, d'ailleurs, que le peuple ne doit recourir à la force contre le Prince que lorsque le corps politique est menacé (v. supra 45). Si, par conséquent, il y a simplement une atteinte à quelques intérêts particuliers il ne doit pas troubler la paix publique « car il « est beaucoup plus avantageux et plus salutaire à tout le corps, « que quelques particuliers soient quelquefois, en danger de souffrir, « que si le chef de la République était exposé aisément et sur le « moindre sujet ». (2)

C'est une considération d'ordre public.

Locke n'insiste pas sur la nature de ce privilège qui fait que dans certains pays la personne du monarque est en dehors de toute atteinte. Fait-il allusion à l'irresponsabilité du chef de l'Etat dans les périodes normales? Mais celle ci peut être sans portée en période de crise et c'est précisément la responsabilité du chef de l'Etat qui est mise en jeu par une révolution.

Nous avons vu que Locke considère cette révolution comme légi-

(i) Locke, op. cit., cli. xvii, § vu.

i'2) . ib. ib. § vu in fine.

LOCKE 101

time lorsque le corps social est menacé. Dès lors, cette garantie de la personne du monarque, même si elle est proclamée par la loi, nous parait précaire, puisqu'elle peut être violée par une révolu- tion. Elle peut servir à rendre celle-ci plus problématique mais non impossible, telle cette maxime de la coutume anglaise : the king can do no wrong ». ii>

En affirmant donc que la personne du monarque est sacrée dans certains pays et qu'elle est en dehors de toute a1 teinte, Locke se place surtout au point de vue des traditions et de l'esprit public d'un pays, dont nous ne méconnaissons certes pas la force mais qui ne peuvent constituer un rempart infranchissable. (Voir ci-dessous n" 50). Les traditions les plus fortement enracinées peuvent être balayées par une vague d'idées nouvelles.

Ce privilège, poursuit Logkp, ne regarde que la personne du mo- narque et n'empêche pas qu'on résiste aux actes illégaux des officiers publics commis par lui.

En effet, un acte accompli par un officier public en violation des lois est nul puisque son agent agit sans autorité. « Le roi, écrit le « philosophe, tenant des lois toute son autorité, ne peut autoriser « aucun acte qui soit contraiieà ces lois, ni justifier par sa commis- « sion ceux qui les violent ». <2i

Et il ajoute : « Ce n'est point la commission mais l'autorité qui « donne droit d'agir ; et il ne saurait y avoir d'autorité contre les a lois. » (3)

L'immunité du chef de l'Etat ne profite donc pas à ses subordonnés.

(1) Voir DiGEY, « Introduction to the law of the Constitution », Londres,

éd. 1889, p. 24. (2i Locke, op. cit.. cli. xvn, | vm. (3) , ib. ib. ib.

102 DEUXIÈME PARTIE

Locke préconise la résistance contre eux, dans le -cas ils agissent en violation des lois.

Mais, dans l'espèce, s'agit-il seulement d'une résistance collective du corps social contre les gouvernants (le chef suprême excepté) ou aussi d'une résistance individuelle aux actes illégaux de l'autorité ? Cette dernière conséquence serait difficilement conciliable avec l'affirmation de Locke qu'il ne faut pas troubler l'ordre public pour la défense d'un intérêt particulier. (V. plus haut dans ce numéro et supra no45). Or la résistance agressive individuelle, qu'elle s'adresse contre le chef de l'Etat (ce que Locke n'admet pas, voir supra no 45) ou contre un agent subalterne chargé d'exécuter un acte illégal, est tout autant attentatoire à la paix sociale.

il faut avouer que la pensée du philosophe ne s'exprime pas net- tement sur ce point. On ne peut d'ailleurs lui en faire le reproche ; il n'était pas juriste.

D'autre part, nous n'avons pas à insister ici sur cette question, la résistance individuelle dépassant le cadre de la présente étude.

50. L'opinion publique est ignorante et inconstante

Locke examine de nouveau dans lech. xviii § xv et suiv. les objec- tions qu'on pourrait soulever contre le droit d'insurrection.

Il écrit :

« A cela (1) on objectera, peut-être, que le peuple étant ignorant « et toujours peu content de sa condition, ce serait exposer l'Etat à « une ruine certaine, que de faire dépendre la forme du gouverne- « ment et l'autorité suprême, de l'opinion inconstante et de l'humeur

<l> li s'agit de la résistance contre les pouvoirs législatif et exécutif IV. chap. xMii, § XIV, cité aux n"- 46 et 48).

LOCKE 103

« incertaine du peuple et que les gouvernements ne subsisteraient « pas longtemps sans cloute, s'il lui était permis, dès qu'il croirait « avoir été offensé, d'établir une nouvelle puissance législative «.dt

Voici la réponse :

« Je réponds, au contraire, qu'il est très difficile de porter le peu- « pie à changer la forme de gouvernement à laquelle il est accou- « tumé ; etque s'il y avait dans cette forme quelques défauts origi- « naux, ou qui auraient été introduits par le temps, ou par la cor- ce ruption et les dérèglements du vice, il ne serait pas aussi aisé « qu'on pourrait croire, de l'engager à vouloir remédier à ces défauts « et à ces désordres, quand même tout le monde verrait que l'occa- « sion serait propre et favorable. L'aversion que le peuple a pour ces « sortes de changements et le peu de disposition qu'il a naturelle- « ment à abandonner ses anciennes constitutions, ont assez paru « dans les diverses révolutions qui sont arrivées en Angleterre. » (*^)

Mais enfin, cela neva-t-il pas produire de fréquentes rébellions? ^3)

Locke répond par trois arguments :

Quoi qu'on fasse, qu'on' élève les rois à la hauteurdepersonnes sacrées, qu'on parle d'eux comme dépendant de Dieu seul, un peu- ple opprimé ne laissera pas passer l'occasion de secouer un jougpt sant et de mettre un terme à ses souffrances. ('*»

Ce n'est donc pas le fait de nier la légitimité de la résistance qui empêchera le peuple de se soulever contre son oppresseur.

"2,0 Que les révolutions, dont il s'agit, n'arrivent pas dans un Etat

(1) Locke, op. cit., ch. win, | xv. (2i Locke, op. cit., ch. xvm, § xv.

(3) Le philosophe emploie ce mot dans un sens péjoratif. Il entend par ce

ternie une violence non justifiée. iV. ci-dessous no 5i). i4i Cela confirme ce que nous avons dit plus haut. <V. 49).

104 DEUXIÈME PARTIE

pour des fautes légères de l'administration. Le peuple, dit-il, en sup- porte même de très grandes et il ne se décide à un soulèvement que lorsqu'il est à bout à la suite d'abus, de prévarications et d'artifices qui 4 lui font sentir qu'on a formé des desseins funestes contre lui, « et qu'il est exposé aux plus grands dangers. » (i)

Et le philosophe ajoute :

« Ah, alors il ne faut point s'étonner s'il se soulèveet s'il s'efforce « de remettre les rênes du gouvernement entre des niains qui puis- c sent le mettre en sûreté, conformément à ces fins pour lesquelles « le gouvernement a été établi, etc. » ("^)

30 11 dit enfin :

« E]n troisième lieu, je réponds que le pouvoir que le peuple a de « pourvoir de nouveau à sa sûreté, en établissant une nouvelle « puissance législative, quand ses législateurs ont administré le « gouvernement d'une manière contraire à leurs engagements et à « leurs obligations indispensables, et ont envahi ce qui lui appar- « tenait en propre, est le plus fort rempart qu'on puisse opposer à {( la rébellion et le meilleur moyen dont on soit capable de se servir « pour la prévenir et y remédier. En effet, la rébellion étant une « action par laquelle on s'oppose non aux personnes mais à l'auto- « rite qui est fondée uniquement sur les constitutions et les lois du » gouvernement, tous ceux, quels qu'ils soient, qui par force enfrei- « gnent ces lois et. justifient par force la violation de ces lois invio- « labiés, sont véritablement et proprement des rebelles. Car enfin, {( lorsque des gens sont entrés dans une société politique, ils en ont « exclu la violence et y ont établi des lois pour la conservation des

(1) Locke, op. cit., ch. xvni, | xvii.

(2) ib. ib. ib.

LOCKE 105

« choses qui leur appartiennent en propre. . de sorte que ceux qui « viennent ensuite à employer la force pour s'opposer aux lois sont « rebellare, c'est-à-dire qu'ils introduisent l'état de guerre et méri- « tent proprement le nom de rebelles. » <i>

Ce sont par conséquent les détenteurs de l'autorité qui introdui- sent l'état de guerre et méritent le nom de rebelles, lorsqu'ils violent les lois qui consacrent les droits naturels des individus.

Le meilleur moyen de prévenir les inconvénients d'une révolu- tion, dit le philosophe, c'est de représenter aux princes l'injustice qu'il y a à violer les lois de la société et les dangers auxquels ils s'exposent.

Celui qui détruit la puissance législative est donc coupable de rébellion, d'après Locke, car il détruit l'arbitrage auquel chacun avait consenti pour la solution des différends, dans la société, et in- troduit l'état de guerre. Prétendre alors qu'il serait imprudent de reconnaître au peuple le pouvoir de résister par la force à pareil tyran, c'est dire également que les honnêtes gens ne doivent pas s'opposer à des voleurs et à des pirates parce que cela pourrait oc- casionner l'effusion de sang.

« S'il arrive des malheurs et des désastres en ces rencontres, écrit « Locke, on n'en doit pas imputer la faute à ceux qui ne font que « défendre leur droit, mais bien à ceux qui envahissent ce qui ap- « partient à leur prochain » (2).

Locke insiste encore sur la détermination lente du peuple à un soulèvement; il maintient que l'insurrection du peuple n'a lieu

il; Locke, op. cit., cli. wm, § xvni. i2i , ib. ib. I XX.

106 DEUXIÈME PARTIE

d'ordinaire que lorsque la majorité du corps politique est opprimée et que l'oppression se fait vivement sentir.

Voyons, en effet, le passage suivant :

« Que personne ne dise qu'il peut arriver de tout cela de terribles « malheurs, dés qu'il montera d«ns la tête chaude et dans l'esprit « impétueux de certaines gens de changer le gouvernement de l'Etat « car ces sortes de gens peuvent se soulever toutes les fois qu'il « leur plaira mais pour l'ordinaire, ce ne sera qu'à leur propre « ruine et à leur propre destruction. En effet, jusqu'à ce que la cala- « mité et l'oppression soient devenues générales et que les méchants « desseins et les entreprises illicites des conductejurs soient devenus « fort visibles et fort palpables au plus grand nombre des membres « de l'Etat, le peuple qui naturellement est plus disposé à souffrir a qu'à résister, ne donnera pas avec facilité dans un soulève- « ment ». fi).

On a, cependant, reproché à Locke de ne pas tenir compte des ob- jections tirées des faits, et de soutenir d'une manière trop exclusive que la révolution est l'œuvre de la majorité du corps politique.

Les soulèvements contre l'autorité ne sont-ils pas quelquefois dus à quelques meneurs, avides du pouvoir?

La chose a pu se présenter, évidemment, et elle est encore possi- ble dans les pays qui se trouvent dans une phase politique rudimen- taire. Mais ce danger n'est pas à craindre dans un pays éduqué politiquement, lés citoyens ne se prêtent pas, comme des moutons de Panurge, aux projets ambitieux et égoïstes de quelque intrigant.

(V. infra. Conclusion n" 85, Objections de fait.)

'I LOCKIÎ, op. cit., cil. XVIII, % XXII.

LOCKE 107

5i. La violence sans droit

rompt tous les engagements précédents

« Quiconque emploie la force sans droit, écrit Locke, comme font tous ceux qui dans une société emploient la force et la violence « sans la permission des lois, se met en état de guerre avec ceux « contre qui il l'emploie et dans cet état tous les liens, tous les en- « gagements précédents sont rompus, tout autre droit cesse, hors le « droit de se défendre et de résister à un agresseur. Gela est si évi- « dent que Barclay, lui-même, qui est un si grand défenseur du » pouvoir sacré des rois, est contraint de confesser que les peuples « dans ces sortes de cas, peuvent légitimement résister à leurs rois ; « il ne fait point de difficulté d'en tomber d'accord dans ce chapitre même il prétend montrer que les lois divines sont contraires à « toute sorte de rébellion.

« 11 paraît donc manifestement par sa doctrine, que puisque dans « de certains cas on a droit de résister et de s'opposer à un prince, « toute résistance n'est pas rébellion » (D.

Locke fait toutefois, deux griefs à Barclay :

de recommander la résistance au tyi an « avec respect et révé- rence )).(2)

de proclamer qu'un inférieur n'a pas le droit de punir un supérieur.

En ce qui concerne le premier grief, Locke dit qu'il est impossible

(1) Locke, op. cit., eh. xvni, | .\xiv.

(2i Voir Barclay, « De rcfino et regali pott-state adversus Buchananum, Brutum. Boucherium el rcliqiios inoiiarchomachos »' Paris. 1600, Guillaume Chaudière, L m, eh. vm, p. 139"

108 DEUXIÈME PARTIE

de se défendre contre un agresseur sans lui porter des coups, car autrement on risquerait de manquer son but et de s'attirer de nou- veaux malheurs.

En d'autres termes, Locke voudrait que le peuple désarme le tyran, qu'il le mette hors d'état de nuire.

Quant au second grief, Locke dit que l'agresseur introduit l'état de guerre, qui méfies parties sur pied d'égalité et abolit toutes les relations précédentes.

Il cite, un peu plus loin, un passage de Babclay d), dans lequel celui-ci s'oppose à la résistance contre le roi mais reconnaît, toute- fois, que le roi peut perdre son droit à la royauté dans deux cas ;

lorsqu'il s'efforce, à dessein, de renverser le gouvernement à l'exemple de Néron, qui avait résolu de perdre le Sénat et le peuple romain, et de réduire Rome en cendres (Barclay cite aussi Calignla qui avait conçu le même projet);

quand un roi se met sous la protection de quelqu'un et remet entre les mains de celui-ci le royaume indépendant qu'il avait reçu de ses ancêtres et du peuple. .

Dans le premier cas, le roi perd tout droit de domination sur ses sujets, puisqu'il entreprend leur extermination ; dans le second, il s'en dépouille lui-même. '"^i

Locke commente ces idées de Barclay et dit qu'en définitive cela signifie que le roi agit, dans l'espèce, sans autorilé. Il reproche, au surplus, à Barclay d'avoir « omis le principe d'où cette théorie découle », à savoir, que le tyran abuse de la confiance et de l'autorité confiée à lui parle peuple et qu'il agit contrairement au bien public.

Il) V. op. cit., L. III, ch. XVI, p. -2l-2-2i:i. i2) Locke, op. cit., ch. xvm, § xxv et sxvi.

LQCKE 109

Locke attaque avec violence ceux des théoriciens de droit public (ses contemporains ou prédécesseurs) « flatteurs... âmes basses et « serviles qui. parce que cela servait à leur fortune et à leur avan- ce cernent, ne reconnaissaient pour gouvernement légitime que la « tyrannie absolue et voulaient rendre tout le monde esclave » (D

52 Le peuple est juge des actes de l'autorité

Qui est-ce qui jugera si le prince ou la puissance législative dé- pa.sse l'étendue ds son pouvoir, de son « autorité » ? N'y a-t-il pas danger que des intrigants et des séditieux se glissent dans le peuple et provoquent des agitations contre le pouvoir législatif exempt de tout reproche, contre le gouvernement, alors que celui-ci fait un bon usage de sa « prérogative » ?

Cette question n'a pas échappé à Locke et il y répond en faisant confiance entière au jugement du peuple ;

« Je réponds, écrit-il, que c'est le peuple qui doit juger de cela. « En effet, qui est-ce qui pourra mieux juger si l'on s'acquitte bien « d'une commission, que celui qui l'a donnée, et qui par la même « autorité par laquelle il a donné cette commission, peutdésapprou- « ver ce qu'aura fait la personne qui l'a leçue et ne se servir plus « d'elle lorsqu'elle ne se conforme pas à ce qui lui a été prescrit. » (2)

Quand il ne se trouve aucun juge sur la terre pour les différends entre les hommes il y a toujours un juge au Ciel. (3)

Le philosophe s'explique :

« Certainement, Dieu seul est juge de droit. Mais cela n'empêche

il) Locke, op. cit., eh. xviii, § xxvi in fine. (2i , ib. ib. I xxvn.

•3) . ib. . ib. I xxviii.

110 DEUXIÈME PARTIE

« pas que chaque homme ne puisse juger soi-même, dans le cas « dont il s'agit ici, aussi bien que dans tous les autres, et décider « si un autre homme s'est mis dans l'état de guerre avec lui, et s'il « a droit d'appeler au Souverain Juge... » d'

Le peuple, par conséquent, se fait justice en résistant â l'autorité et en appelle à Dieu pour apprécier la légitimité de sa conduite (v. supra no 47).

Locke écrit encore : « La violence qui est exercée entré des per- « sonnes qui n'ont nul iuge souverain et établi sur la terre, ou celle « qui ne permet point qu'on appelle sur la terre à aucun juge, étant « proprement un état de guerre, le seul parti qu'il y a à prendre, en « cette rencontre, c'est d'appoler au Ciel; et la partie offensée peut « juger pour elle-même, lorsqu'elle croit qu'il est à propos d'appe- « 1er au Ciel. » (2)

On voit, par conséquent, que Locke ne s'attarde pas du tout à la considération qu'une minorité violente peut entraîner le peuple à un soulèvement injustifié contre l'autorité. Il fait confiance au peu- ple et s'en remet à son jugement pour l'appréciation de la conduite des gou\^ernants.

53. Le pouvoir originaire du peuple ne peut faire retour à lui tant que le gouvernement » subsiste »

Dans le § xxx du chap. xviii de l'ouvrage que nous analysons ici, Locke conclut que le pouvoir remis à la société par chacun des par- ticuliers ne peut retournera ^eux-ci pendant que la société subsiste.

I') Locke, op. cit., cli. xviii, | xxviii.

i2) ib. ib. ^ XXIX in fine.

LOCKE 111

Il réside, en effet, toujours dans la communauté, autrement il ne pourrait y avoir d'Etat, ce qui serait contraire au contrat originaire- Mais la société ayant confié l'exercice de ce pouvoir aux gouver- nants, elle ne saurait non plus le reprendre tant que ceux-ci se con- formeront aux lois en agissant dans les limites de leur pouvoir légal. Le pouvoir du peuple, dit Locke, ne peut faire retour à lui tant que le a gouvernement subsiste »_ mais lorsque ce dernier cesse d'exister légalement, tel le cas il agit « sans autorité », le pouvoir suprême « retourne à la société

Le philosophe ajoute que le peuple a alors le « droit d'agir en « qualité de Souverain et d'exercer l'autorité législative, ou bien « d'ériger une nouvelle forme de gouvernement, et de remettre la « suprême puissance, dont il se trouve alors entièrement et pleine- « ment revêtu, entre de nouvelles mains, comme il jugea'propos. »H) Telle est, au lendemain de la Révolution de 1688, la doctrine libé- rale de Locke qui a inspiré les constituants américains de 1776 et les auteurs de la Déclaration des droits de l'homme de 1789.

Son influence se fait encore sentir dans les doctrines démocratiques modernes.

(I) Locke, op. cit., eh. xvm, ^ xxx.

TROISIEME PARTIE

Aperçu général de la doctrine politique de Kant

SECTION PREMIÈRE Distinction entre l'état de nature et la société civile

a) Etat de nature

54. Autonomie de Tindividu à Pétat de nature

Kant reconnaît l'autonomie de l'individu à l'état de nature, mais il lui assigne des limites. La liberté de l'homme doit s'ac-> corder avec la liberté de ses semblables.

(1) Kant, à Kœnigsberg en 1724, mort en 1804, avait enseigné la logique et la métaphysique à l'Université de sa ville natale.

Il a été le contemporain de Frédéric II et de la Révolution française.

Sa doctrine politique est exposée dans les " Eléments méta- physiques de la doctrine du droit » (formant la l""* partie de 1t " Métaphysique des mœurs »,), parus en 1797 et dans l'essai phi-

114 TROISIÈME PARTIE

Il écrit en effet : « Ce droit unique, originaire que cliacun pos- « sède par cela seul qu'il est homme, c'est la liberté (l'indépen- « dance de toute contrainte imposée par la volonté d'autrui), en « tant qu'elle peut s'accorder suivant une loi générale, avec la « liberté de chacun » ; et le philosophe de Kœnigsberg parle ensuite de « l'égalité naturelle, qui fait qu'on ne peut être obligé « par les autres à rien de plus que ce à quoi on peut les obliger « soi-même à son tour » (1).

Il reconnaît donc des obligations réciproques pour les indivi- dus, à l'état de nature, et se rapproche sur ce point de Locke,

55. Dans Tétat de nature il n'y a pas de garantie légale

L'état de nature, d'après Kant, n'est pas l'état de l'homme vivant seul sans relation avec ses semblables. Il y existe déjà, dit-il, une société : la famille.

« La principale division du droit naturel ne réside pas (comme « on l'admet quelquefois) dans la distinction du droit naturel

losophique de la Paix perpétuelle » (1795). Elle se trouve complétée par différents petits écrits antérieurs, dont il faut notamment citer : << Qu'est-ce que les lumières ? » (1784) et <' De ce proverbe : cela peut être bon en théorie mais ne vaut rien en pratnque » (1793). Le traité " De la Paix perpétuelle » concernant surtout le droit des gens, nous ne nous en occupe- rons pas dans notre étude. Nous analyserons ici les " Eléments métaphysiques de la doctrine du droit » (dans la mesure cela se rapporte à notre sujet), d'après la trad. française de Barni (1853) et nous aurons aussi recours aux deux écrits sus-indiqués, traduits également par Barni et publiés par lui à la fin du volume des " Elém. métaph. de la doctr. du droit ».

(1) Kant, » Eléments métaphj'siques de la doctrine du droit », trad. française de J. Barni, Paris 1853, p. 55.

KANT 115

« et du droit social, mais dans celle du droit naturel et du droit « civil..... en effet, ce qui est opposé à l'état de la nature, ce n'est « pas l'état social mais l'état civil, car il peut bien y avoir société « dans l'état de nature ; seulement ce n'est pas une société civile « (garantissant le mien et le tien par des lois publiques) et c'est « pourquoi le droit dans ce cas prend le nom de droit privé » (1). Kant oppose, par conséquent, la société naturelle à la sociétié civile ou organisée, dans laquelle le droit est promulgué et garanti par les pouvoirs publics, et lorsqu'il parle de « droit privé » il entend l'absence de toute autorité politique. Pareille expression ne pourrait, toutefois, trouver place dans le langage juridique, puisque le droit privé fait partie du droit positif et dérive égale- ment du législateur.

56. Nécessité d'entrer dans la société civile

« Personine n'étant assuré du sien contre la violence », dans l'état de nature, les hommes doivent en sortir pour entrer dans un état Juridique, c'est-à-dire de « justice distributive » (2).

Le philosophe dit que la nécessité de la société civile ne s'ex- plique pas seulement par les nécessités de fait l'expérience ») mais aussi par une idée a priori.

« Que l'Oin imagine, écrit-il, les hommes aussi bons et aussi « amis du droit que l'on voudra, il résulte a priori de l'idée « rationnelle d'un état qui n'est pas juridique, qu'avant l'éta- « blissement d'un état légal et public, les individus, les peuples

(1) Kant, op. cit., p. 61, 62 et 158.

(2) ib. p. 159, 160, 161.

116 TROISIÈME PARTIE

« et les Etats (1) ne sauraient avoir aucune garantie les uns vis- « à-vis des autres, contre la violence... » (2)

Kant reconnaît, il est vrai, que l'état de nature pourrait ne pas être précisément un état d'injustice les hommes ne reconnaî- traient dans leurs rapports réciproques d'autre principe que celui de la force, mais ce serait, dit-il, a un état privé de toute « garantie légale (status justitia vacuus), lorsque le droit (c serait controversé, il ,n'y aurait point de juge compétent pour « rendre un arrêt ayant force de loi, en vertu duquel chacun pût « contraindre autrui à se soumettre à l'état juridique » (3). '

Il faut donc recourir à une organisation susceptible d'assurer l'ordre et la stabilité. Nous arrivons ainsi à l'idée de la société civile, de l'Etat.

h) Société civile

57. (Qu'est-ce que l'Etat ?

« Un Etat (civitas) est la réunion d'un certain nombre d'hom- mes sous des lois juridiques » (4).

C'est l'état de société, les droits des particuliers sont i^ro tégés par des lois positives avec pouvoir de contrainte exercé par l'autorité politique.

(1) Il fait allusion ici à l'organisation juridique dans les rapports internationaux.

(2) Kant,- op. cit., p. 166.

(3) Kant, op. cit., p. 167.

(4) ib. p. 168.

KANT 117

58. Idée de contrat à l'origine des sociétés civiles

Les hommes ont formé l'Etat par un contrat.

Voici, en efîet, ce qu'écrit Kant à ce sujet :

" L'acte par lequel le peuple se constitue lui-même en Etat, « ou plutôt la simple idée de cet acte, qui seule permet d'en con- « cevoir la légitimité, est le contrat originaire, en vertu duquel « tous (omnes et singiili) dans le peuple déposent leur liberté « extérieure, pour la reprendre aussitôt, comme membres d'une « république, c'est-à-dire du peuple en tant qu'Etat (uni- « versl) » (1).

La notion du contrat revient dans plusieurs autres ipassages de la « Doctrine du droit » ainsi que dans différents écrits politi- ques, traduits également par M. Barni et publiés par lui à la lin du volume dudit ouvrage.

On trouve notamment l'idée de « pactum sociale », comme fon- dement de la société civile, dans l'écrit intitulé : « de ce pro- verbe : cela peut être bon en théorie, mais ne vaut rien en pra- tique » (2)

Le philosophe concède, toutefois, que la violence a pu pré- sider à la formation de la société civile :

« Il est inutile, déclare- -il, de rechercher les origines histo- « riques de ce mécanisme, c'est-à-dire qu'il est impossible de « remonter au point de départ de la société civile (car les sau- « vages ne dressent aucun acte de leur soumission à la loi, et la

(Il V. Kant, op. cit., p. 172. (2) ib. p. 354.

118 TROISIÈME PARTIE

« nature même de ces hommes grossiers donne à croire qu'ils « y ont été soumis d'abord par la violence) «(1)

La notion du contrat semble donc être, dans l'esprit de Kant, une hypothèse rationnelle plutôt que la vérité historique. Il est, d'ailleurs, catégorique en ce sens dans le passage suivant :

« Voilà donc un contrat originaire et c'est sur lui seul qu'oin « peut fonder parmi les hommes une constitution civile et par « conséquent entièrement juridique et instituer un Etat, Mais

« ce contrat il n'est nullement nécessaire de le présupposer

« comme un fait (et cela n'est même pas possible) Ce n'est

« qu'une pure idée de la raison, mais une idée qui a une réalité « (pratique) .incontestable, » De ce proverbe, etc, ») (2).

Quoi qu'il en soit, voyons maintenant les effets qu'il attribue à ce contrat.

59. Liberté intacte de l'individu dans la société civile

Quelle est la situation de l'individu dans la société civile ?

En vertu du contrat originaire, « tous dans le peuple (omnes « et singuli) déposent leur liberté extérieure, pour la reprendre « aussitôt, comme membres d'une république, c'est-à-dire du « peuple en tant qu'Etat » (3),

Comment les individus peuvent-ils réaliser ce paradoxe de conserver leur liberté après l'avoir aliénée ?

Kant poursuit : « Et l'on ne peut pas dire que l'Etat, ou que

(Ij Kant, op. cit., p, 211 et 212,

(2) H). p. 362 e^^363.

(3) ib. p. 172.

KANT

119

« l'honime dans l'Etat ait sacrifié à une certaine fin une partie « de la liberté extérieure qui est innée en lui ; mais il a renoncé « entièrement à la liberté sauvage et déréglée pour retrouver « dans une dépendance légale, c'es^t-à-dire dans un état juridique, « sa liberté en général intacte, puisque cette dépendance résulte « de sa'propre volonté législative » (1).

Nous trouvons ici l'influence de J.-J. Rousseau avec les mêmes paradoxes inextricables (2).

IvANT prétend que la liberté de l'individu dans l'Etat demeure, intacte, mais qu'elle cesse de revêtir la forme sauvage et déréglée (celle de l'état de nature) pour être soumise à une dépendance légale. En d'autres termes, la liberté dans la société est régle- mentée.

Mais est-il bien sûr que le contenu de la liberté restera le même et qu'il ne va pas subir, du fait de cette réglementation, plusieurs entorses, dans l'intérêt général d'ailleurs ?

Kant affirme qu'il n'y a pas atteinte à la liberté de l'individu car celui-ci s'impose lui-même cette réglementation. Voilà le sophisme.

Même sans insister sur le fait que la représentation du peuple peut être faussée par des intrigues et des pressions (3) et peut ne pas être l'expression fidèle de la volonté du corps social, nous objecterons à KaxNT que le fait de la réglementation par les indi-

(1) Kant, op. cit. p. 172. (2) V. c. Contrat social », l. i, eh. vi.

(3) Le philosophe de I\œnigsberg admet que le pouvoir législatif appartient à la volonté collective du peuple (v. infrà, n" 6|0) et que cette volonté est exprimée par ses délégués. (V. op. cit., p. 2U).

120 TROISIÈME PARTIE

vidus de leur liberté prouve seulement l'existence d'un sacrifice libr^ement consenti ; le sacrifice n'en subsiste pas moins et se traduit dans l'espèce par une diminution de leur liberté.

Les individus pourront revendiquer certains droits imprudem- ment concédés ou arrachés ,par la violence, mais il n'en est pas moins vrai qu'avant de les conquérir ils ne jouissent pas de leur liberté intacte. D'ailleurs, pourrait-il jamais en être ainsi dans une société organisée ? ,

Nous conclurons donc, en bonne logique, que l'homme en entrant dans la société abdique une partie de sa liberté, celle qui est « sauvage et déréglée », et conserve la liberté civilisée, ,pour ainsi dire, qui est compatible avec l'ordre public et l'intérêt général.

Au surplus, comment parler de liberté intacte puisque Kant refuse catégoriquement à l'individu, et même à tout le corps social, de scruter l'origine de l'autorité et de la renverser en cas de tyrannie ? (V. infra, n°' 61 et 63.)

Il faut donc repousser ce sophisme.

SECTION II

Divinisation de la puissance étatique

60. Pouvoirs de l'Etat. Trinité politique

Kant distingue trois pouvoirs dans l'Etat :

« L'unité de la volonté générale s'y décompose (dans l'Etat) « en trois personnes (trias politica): le souverain pouvoir, qui « réside dans la personne du législateur; le pouvoir exécutif, « dans la personne qui gouverne (conformément à la loi); et le

KANT 121

« pouvoir judiciaire (qui attribue à cliacun le sien suivant la « loi), dans la personne du juge » (1).

A qui appartient le pouvoir législatif ?

« Le pouvoir législatif, écrit le philosophe, ne peut appartenir « qu'à la volonté collective du peuple. En effet, comme c'est de « lui que doit procéder tout droit, il ne peut faire par sa loi « aucune espèce d'injustice à personne. Or quand quelqu'un « décide quelque chose à l'égard d'un autre, il est toujours pos- « sible qu'il lui fasse quelque injustice, mais toute injustice est « impossible dans ce qu'il décide pour lui-même » (2)

Ici encore on retrouve l'influence de J.-J. Rousseau- (V. infrà n" 76 ainsi que nos remarques à ce sujet.) Le pouvoir législatif ne peut donc appartenir, d'après Kant, qu'à la volonté collective des membres de la société : aux citoyens réunis.

Les attributs juridiques de ceux-ci sont, toujours d'après le philosophe, la liberté légale, l'égalité et l'indépendance.

« La liberté légale est la faculté de n'obéir à d'autre loi qu'à « celle qu'ils ont consentie.

« h'égalité civile consiste à ne reconnaître dans le peuple « d'autre supérieur que celui à qui l'on a la faculté morale d'im- « 'poser une obligation juridique, en même temps qu'il a lui- « même celle d'obliger les autres (3).

« U indépendance civile, enfin, consiste à ne devoir son exis-

(1) Kant, op. cit., p. 169.

(2) Kant, op. cit., p. 169.

(3) Le philosophe fait allusion au droit mutuel des individus de faire respecter leurs obligations réciproques.

122 TROISIÈME PARTIE

« tence et sa conservation qu'à ses propres droits et à ses propres « forces » (1).

Gliacun des pouvoirs de l'Etat est le complément nécessaire des deux autres; il y a, dit Kant, un rapport de subordination entre eux de telle sorte que l'un ne peut empiéter sur l'autre.

Le pouvoir législatif est « irrépréhensible «, le pouvoir exécutif (( irrésistible » et la sentence du juge suprême « irrévo- cable » (2).

Le philosophe de Kœnigsberg reconnaît la subordination du pouvoir exécutif à la loi et va jusqu'à admettre sa déposition par le législatif, mais il affirme que le pouvoir exécutif ne peut être puni car c'est à lui qu'appartient le pouvoir de contraindre et il y aurait, i^araît-il, contradiction s'il était lui-même passible de co2itrainte.

Voyons, en effet, le passage suivant :

« Le souverain (le législateur) ne peut donc pas en (3) être en « même temjjs le régent (4) car celui-»ci est soumis à la loi, et est (( obligé par elle, par conséquent par un autre, le souverain. « Celui-ci peut même ôter à celui-là son pouvoir, le déposer ou «réformer son administration; mais il ne peut pas le punir (et « c'est uniquement ce que signifie cette maxime des Anglais, « que le roi, c'est-à-dire le pouvoir exécutif suprême, ne peut « agir injustement) car ce serait faire acte de pouvoir exécutif « et comme c'est à ce pouvoir qu'appartient en dernier ressort

(1) Kant, op. cit., p. 170.

(2) ib. p. 173.

(3) Il s'agit de l'Etat.

(4) Kant désigne i)ar <- rcgeiil de l'Etat » (rex, princejjs) la personne qui est investie du jjouvoir exécutif (op. cit., p. 173).

KANT 123

« la faculté de contraindre conformément à la loi, il implique « contradiction qu'il soit lui-même passible de contrainte » (1)

Cette impunité de l'exécutif lui confère en somme l'omnipo- tence.

Nous avouons ne pas comprendre les scrupules de Kant sur le soi-disant paradoxe qu'il y aurait à faire juger les gouvernants qui auraient failli à leurs obligations. Le pouvoir exécutif n'est pas un être concret, une réalité; il est exercé par les personnes qui sont investies de cette charge et puisque le philosophe admet qu'elles peuvent être déposées, on peut très bien concevoir qu'elles soient livrées à la justice.

Les gouvernants qui sont coupables de faute grave doivent être destitués (2) et jugés. Ils n'auront plus alors le pouvoir de con- trainte, qui passe à leurs successeurs, et ceux-ci assureront l'exé- cution de la sentence, en leur faisant purger leur peine, en cas de condamnation.

Les. poursuites ne seront donc pas dirigées contre le pouvoir exécutif, qui est une "abstraction, mais contre les personnes qui l'ont exercé contrairement au bien public, en violation des lois; et même en admettant que ces gouvernants coupables soient restés en fonctions pendant le cours du procès, ce qui est con- traire à la réalité (ils seront en général démissionnaires ou ren- versés par le Parlement) (3) le jugement de condamnation sera

(1) Kant, op. cit., p. 175.

(2) Ils seront, d'ailleurs, souvent obligés de dt'niissioiiner.

(3) Il est d'ailleurs impossible qu'il n'en soit pas ainsi, dans un régime parlementaire, puisque c'est le Parlement qui doit les mettre en accusation et on peut difficilement concevoir que celui-ci ne leur retire pas en même temps sa conliance.

124 TROISIÈME PARTIE

la cause de leur éloignement du pouvoir, de leur destitution. Il n'y a, par conséquent, aucune contradiction à affirmer qu'ils seront « passibles de contrainte « puisque cette contrainte sera exercée par les nouveaux titulaires du pouvoir exécutif.

Qu'on ne s'imagine pas, au surplus, que Kaxt n'ait envisagé que le cas Tes agents du ])ouvoir exécutif se trouvent en fonc- tions, d'où sa fameuse objection. C'est bien une impunité pour toujours qu'il veut leur assurer.

Examinant, en efTet, l'abdication forcée du monarque (imposée par la nation), il dit que c si le peuple peut du moins invoquer <' en faveur de son crime le prétexte du droit de nécessité (casus « necessitatis), il n'a jamais le moindre droit de punir le sou- « verain pour son administration passée; car tout ce que celui-ci « a fait en qualité de souverain doit être considéré comme ayant « été fait d'une manière extérieurement légitime, et lui-même, i( comme source des lois, ne peut agir injustement » (1).

Nous trouvons ainsi l'idée que le pouvoir exécutif d ne peut agir injustement ».

En ce qui concerne l'affirmation que la déposition du monarque par le peuple est un crime (nous avons vu plus liaut que Kant admet cette déposition par le pouvoir législatif), nous y revien- drons ci-dessous. (V. n"^ 63, C4, 65.)

Enfin, Kant déclare que c'est dans l'union des trois pouvoirs, ci-dessus indiqués, que réside le salut de l'Etat.

Il y a, dit-il, une trinité politique indivisible dont chacun des éléments est souverain dans sa sphère d'action.

Nous arrivons, maintenant, à la question épineuse de la nature de la souveraineté et de ses conflits possibles avec les individus.

(1) Kant, oj). cit., p. 181, note 1.

KANT 125

61. La souveraineté de l'Etat est sacrée et d'essence divine

« L'origine du pouvoir suprême, écrit Kant, est pour le peuple <( qui y est soumis une chose qui, au point de vue pratique, ne « peut pas être scrutée, c'est-à-dire que le sujet ne doit pas dis- « cuter en fait cette origine » (1).

Quelle que soit l'origine de l'autorité actuellement au pouvoir, qu'elle ait été précédée par un contrat réel de soumission des sujets ou établie par la force, l'obéissance absolue lui est due, et cela est un « impératif catégorique », - « Ce sont là, poursuit le philosophe, des questions entièrement « oiseuses pour le peuple, qui est maintenant soumis à la loi « civile et en même temps dangereuses pour l'Etat. Que si, après « en avoir scruté la première origine, un sujet voulait résister (' à l'autorité afctuellément régnante, les lois de cette autorité « auraient tout droit de le punir, de le mettre à mort ou de le « bannir (comme étant hors la loi, ex lex) » (2).

Pourquoi l'obéissance à l'Etat est-'elle toujours due ? La sou- veraineté est sacrée et même d'essence divine.

Voyons le passage suivant :

« Une loi qui est si sacrée (si inviolable), que c'est déjà un « crime que de la mettre seulement en doute, au point de vue « pratique, et par conséqtient d'en suspendre un moment « l'effet, ne semble pas venir des hommes mais de quelque légis-

(1) Kant, op. cit., p. 177.

(2) ib. p. 177, 17{

126 TROISIÈME PARTIE

« lateur sfcprême et infaillible, et c'est ce que signifie cette « maxime que toute autorité vient de Dieu » (1).

Kant ajoute, d'ailleurs, que cela n'indique pas le fondement historique de la constitution civile mais qu'il s'agit d'un prin- cipe pratique de la raison, d'un impératif catégorique par con- séquent, qui exige l'obéissance à l'autorité, quelle qu'en soit l'origine. L'autorité n'a que des droits sur les sujets : « De " aussi cette proposition, que le maître dans l'Etat n'a que des " droits vis-à-vis des sujets et qu'il n'a point de devoirs (de « droit) » (2).

Ainsi, Kant après avoir posé que l'idée de souveraineté est sacrée et d'essence divine, attribue ces caractères à la souverai- neté de l'Etat, en lui accordant des droits sur les sujets et en refusant à ceux-ci le pouvoir de scruter son origine.

HoBBES avait déjà proclamé que l'Etat est un « dieu mortel », Kant, à son tour, en fait une divinité.

(1) Kant, op. cit., p. 178.

(2) ib. p. 178.

KANT

127

GHAF»ITF^E II

Résistance agressive et « négative »

62. Kant partisan d'un culte aveugle à l'autorité

Nous avons vu (supra n" 61) que Kant a conféré à la souve- raineté de l'Etat les attributs d'une puissance divine, qui oblige les individus à une soumission aveugle.

Il est hostile à toute résistance agressive (individuelle et col- lective) contre l'autorité et ne reconnaît au peuple qu'une résis- tance se manifestant par ses représentants dans le Parlement (contrôle parlementaire mitigé), ce qu'il appelle une résistance « négative ».

Il semble qu'il y ait un certain libéralisme auquel s'ajoute la liberté de penser et d'écrire, qu'il reconnaît aux individus sous certaines conditions- Ces garanties ainsi conçues, insuffisantes déjà en temps normal, peuvent être réduites à néant par le despotisme du pouvoir amenant la suppression des rouages essentiels du gouvernement et des li^jertés individuelles.

Le contrôle parlementaire (1) sera alors inexistant et la cen- sure ou un régime répressif sévère bâillonneront les protestations des citoyens.

(1) II n'est, d'ailleiii-s, pas intégral dans la doctrine de Kant.

128 TROISIÈME PARTIE

Nous verrons que la doctrine politique de Kant aboutit à un culte aveugle à l'autorité, car il ne reconnaît jamais la légitimité d'une insurrection, même lorsque celle-ci a pour but de ren- verser la plus odieuse tyrannie.

Quelles que soient les vexations et les iniquités idu despote envers le peuple, celui-ci, d'après le philosophe, est tenu de s'y soumettre.

SECTION PREMIÈRE lUégitimité de la résistance agressive

63. L'insurrection et le tyrannicide sont des crimes

D'après Kant, le peuple n'a pas. le droit d'opposer la force à l'autorité politique. La résistance agressive-du peuple ne doit jamais être admise ni contre le pouvoir législatif ni contre l'exé- cutif (1). "

« Il est inutile, écrit le philosophe, de rechercher les origines historiques de ce mécanisme (2), c'est-à-dire qu'il est impos-

' sible de remonter au point de départ de la société civile

Mais il est criminel d'entreprendre cette recherche dans l'in- tention de changer ensuite par la force la constitution actuelle- ment existante,"" car ce changement ne pourrait être opéré que par le peuple se soulevant à cet elTet et par conséquent ne

(1) En ce qui concerne la résistance individuelle, Kant la repousse sous toutes ses formes et ne reconnaît aux sujets que 'e pouvoir « d'oppo- ser des plaintes igravamina) ».

(2) Il s'agit de la constitution de la société.

KANT 129

« serait pas l'ouvrage de la législation. Or, V insurrection clans " une constitution déjà existante, est un renversement de tous « les rapports de juridiction civile... c'est une dissolution de la « constitution civile » (1)

L'insurrection est donc un crime (2)

L'argument capital de Kant semble être que dans l'intervalle de l'établissement de la nouvelle autorité tout état juridique aurait disparu, amenant un retour à l'état de nature.

Cette raison est-elle suffisante pour condamner dans tous les cas l'insurrection ? Celle-ci ne peut-elle pas être nécessaire, comme un ultimum subsidium, dans l'impossibilité de recourir à un moyen légal contre la tyrannie de l'autorité ? Vaut-il mieux pour le peuple de se laisser étouffer par un despotisme inique et intolérable plutôt que de reconquérir sa liberté, d'assurer sa conservation en risquant de tomber, momentanément d'ailleurs, dans l'état de nature ?

Nous examinerons cette question délicate ultérieurement (v. conclusion 85-1°).

Qu'il nous suffise de dire, quant à présent, que ce n'est point cette préoccupation, mais bien le culte aveugle à l'autorité, quelle qu'en soit l'origine, qui subjugue Kant au point de lui faire répu- dier l'insurrection comme un crime.

Cela est d'autant plus vrai qu'il ne reconnaît même pas qu'il puisse y avoir dans la constitution un article permettant « à un « pouvoir de l'Etat de résister au chef suprême, dans le cas « il violerait la loi constitutionnelle »•

(1) Kant, op. cit., p. 211-212.

(2) Voir aussi, " De ce provcrlie : cela peut être bon, etc. », dans op. cit., p. 365.

130 TROISIÈME PARTIE

Dans l'espèce, la résistance revêtirait une forme légale cepen- dant et ne mènerait pas à l'état de nature.

Pourquoi cette prohibition ? Ce serait, dit le philosophe, res- treindre la puissance du chef suprême et il ajoute : (. pour qu'il « pût (1) restreindre la puissance de l'Etat, il faudrait qu'il eût « lui-même plus ou moins autant de puissance que celui qu'il

« restreint Mais en ce cas ce serait ce pouvoir, ce ne serait

« plus l'autre qui serait le chef suprême, ce qui serait contra- « dictoire » (2).

Kant prétend ainsi qu'aucun pouvoir de l'Etat ne peut « res- treindre M la puissance du « chef suprême », mais n'a-t-il pas admis que le pouvoir exécutif est subordonné au législatif, qu'il peut même être déposé par lui ? (V. suprà 60).

Quiconque a le pouvoir de déposer quelqu'un n'a-t-il pas a for- tiori celui de restreindre sa puissance ? Qui peut le plus peut le moins.

Il est vrai que l'idée de la déposition de l'exécutif, par le pou- voir législatif, proclamée incidemment par le philosophe, ne trouve aucun autre écho dans sa doctrine. .

IKant confère l'omnipotence à la puissance étatique, qu'il a divinisée. Personne ne peut y toucher.

Voyons enfin le passage suivant dans lequel il réprouve la résis- tance contre l'autorité suprême du chef de l'Etat :

« On ne peut 'donc admettre en aucune manière à son égard « (suprême législateur) le droit de sédition, encore moins celui « de rébellion, et moins qu'aucune chose, celui d'attaquer en lui,

(1) Un pouvoir de l'Etat.

(2) Kaxt, op. cit., p. 178, 179.

KANT 131

« comme individu (comme monarque) sous prétexte d'abus de « pouvoir (tyrannis) sa personne ou sa vie (monarchomachis- « mus sub specie tyrannicidii). La moindre tentative en ce genre « est une haute trahison, et un traître de celte espèce, qui tente « de tuer sa patrie, ne peut être puni que par la mort ;> (1).

L'insurrection et le tyrannicide sont donc des crimes et leurs auteurs méritent la peine de mort.

Nous comprenons fort bien l'indignation de Kant contre la pratique barbare du tyrannicide.

Nous avons déjà affirmé Tv. introd. 2) que quels que soient les excès auxquels a pu se livrer un tyran sur ses sujets on ne peut raisonnablement recommander son assassinat. Qu'on n'ob- jecte pas qu'une revanche de ses sujets opprimés est nécessaire et qu'au surj^lus il y a là, en même temps qu'une mesure ide jus- tice, une sanction utile pour l'exemplarité. Un particulier n'a pas le droit de se faire le justicier du corps social. C'est à celui-ci qu'il appartient ide désarmer le tyran (en le mettant hors d'état de nuire) et de le juger sans nécessairement le mettre à mort (2) (Nous savons, au reste, que Kant est hostile à toute punition contre le souverain déchu (v. suprà n" 60) même s'il s'agit d'un tyran, puisque tout ce que fait le souverain est « légitime » et que celui-ci « ne peut agir injustement »).

Mais qu'est-ce qui peut bien justifier la soumission aveugle du peuple aux pires iniquités de l'autorité politique ?

Nous verrons dans le suivant que Kant repousse l'insurrec-

(1) Kant, op. cit., p. 180.

(2) L'exécution solennelle d'un tyran au nom de la nation n'est pas d'ailleurs le tyrannicide propremeut dit. Celui-ci est l'acte individuel d'un particulier.

132 TROISIÈME PARTIE

tion en tirant argument de son « illégalité », et qu'en réalité, sous ce prétexte se cache toujours le culte mystique à la puis- sance étatique.

64. La résistance du peuple ne peut être proclamée par une loi

« Le devoir qu'a le peuple de supporter l'abus du pouvoir « suprême, écrit Kaxt, alors même qu'il passe pour insuppor- « table, se fonde sur ce que l'on ne doit jamais considérer sa « résistance à la législation souveraine autrement que comme « illégale ».

Et il ajoute :

« Car pour que le peuple fût autorisé à la résistance, il fau- « drait préalablement une loi publique qui la permît, c'est-à-dire « qu'il faudrait que la législation souveraine contint une dispo- « sition d'après laquelle elle ne serait plus souveraine, et le <i peuple, comme sujet, serait déclaré, dans un seul et même « jugement, le souverain de celui dont il est le sujet, ce qui est « contradictoire » (1).

Le iphilosoiDlie explique, un peu plus loin, que le peuple serait « juge en sa propre cause » (2).

La contradiction signalée par Kant existerait seulement dans

sa doctrine qui accorde au chef suprême, au maître, des droits

sur les sujets (v.'n° 61) et sur tout le corps social ; dans la doc-

, trine démocratique, l'autorité n'a pas un droit de souveraineté

sur les gouvernés. Les citoyens individuellement lui sont subor-

(11 Kant, op. cit., p. 180 et 181. (2) Kant, op. cit., p. 181.

KANT 133

donnés, mais le corps social, le peuple, est souver.ajn. Il n'est donc pas le sujet des gouvernants qui sont au contraire ses

DÉLÉGUÉS.

Mais la question suivante se pose : le fait que l'insurrection ne revêt pas la forme légale, dans le cas elle n'est pas recon- nue par la loi (et d'après Kant elle ne doit jamais l'être), est-ce une raison pour qu'on la repousse ? Dans l'es^jèce, l'illégalité équivaut-elle à riLLÉGiriMiTÉ ? Le but de l'insurrection n'est-il pas au contraire de renverser la tyrannie des gouvernants lors- qu'il est IMPOSSIBLiî DE RECOURIR AUX VOIES LÉGALES '1). ?

Condamner l'insurrection en tirant argument de son illégalité c'est se placer sur le terrain du droit positif, or il serait misé- rable de se retrancher uniquement derrière les textes existants à un moment donné dans un pays pour discuter sur la légitimité de ce droit vital pour le peuple (le droit d'insurrection), qui est la conséquence logique de son droit de conservation et de son libre développement.

Ce problème relève, au premier chef, de la philosophie juri- dique (V. introd. n" 1). Il s'agit, dans l'espèce, de savoir si le peuple a le droit de s'insurger contre la tyrannie des détenteurs

(1) Il y a lieu de remarquer que même lorsque la résistance agressive du peuple contre l'autorité revêt une forme légale (dans le cas le droit d'insurrection est reconnu par la loi), on se trouve en présence d'une insurrection. L'essence de celle-ci réside, en effet, dans l'action directe du peuple contre le gouver- nement établi, action qui se manifeste par un recours à la violence. (V. supra n" 3.)

Or, la forme légale qu'elle peut revêtir ne lui enlève pas ce caractère agressif. Il ne faut donc pas confondre ce moyen légal avec les moyens légaux exercés normalement par les représentants du peuple, sans violence.

134 TROISIÈME PARTIE

de l'autorité politique, ce qui ne fait l'ombre d'aucun doute si on admet que le pouvoir réside dans la nation et que celle-ci le délègue aux gouvernants tout en se réservant le droit de le reprendre pour le confier à d'autres dans le cas les pre- miers trahissent sa confiance et la conduisent à sa perte. V, con- clusion n" 84.)

Mais d'ailleurs, même lorsque le droit d'insurrection est pro- clamé par la Constitution (ce cas s'est présenté : v. introd. n" 4), auquel cas la résistance du peuple est légale, il est certain que Kant la réprouve malgré sa légalité (1), car pour lui l'insur- rection est un acte criminel en soi et ne peut jamais être légi- time.

Dès lors, l'objection tirée de 1' « illégalité » de la résistance du peuple est un prétexte sous lequel se cache le culte mystique à la divinité étatique.

Comme 1' « impératif catégorique » de la soumission des sujets se concilie mal avec leur v liberté intacte » dans la société civile proclamée avec ostentation !

Kant après avoir affirmé que le peuple possède le pouvoir originaire aboutit au triomphe de son asservissement le plus absolu. Nous comprenons fort bien le respect qu'il prêche à l'égard de la loi et nous l'approuvons lorsqu'il dit qu'elle ne doit idéfpendre « d'aucune personne particulière » (2), mais cela ne

(1) Le philosophe dit que la résistance du peuple doit toujours être considérée comme illégale, mais dans le présent cas son opinion est indifférente, devant la force légale du texte pro- mulgué.

(2j Kant, op. cit., p. 213.

KANT 135

permet-il pas de conclure qu'elle peut dépendre de la volonté générale, du peuple souverain ?

Ka\t reconnaît, en effet, que « toute vraie république n'est « et ne peut èti'e autre chose qu'un système représentatif du « peuple, institué pour protéger ses droits en son nom, c'est- « à-dire au nom de tous les citoyens réunis et au moyen de ses « délégués (de ses députés) » (1).

Cette délégation devrait réserver intact le pouvoir de contrôle et de sanction du peuple dans le cas ses délégués auraient trompé sa confiance, toutefois Kant considère cette délégation comme une aîiénati&n, puisqu'il refuse au peuple le droit de scruter l'origine de l'autorité établie et de s'insurger au besoin contre elle.

On trouve, il est vrai, dans la « Doctrine du droit », un pas- sage dans lequel il reconnaît le pouvoir souverain de la nation lorsque le chef de l'Etat « se fait représenter » . Par cette expres- sion, d'une correction douteuse (2), le philosophe entend le cas le souverain fait appel à la nation en convoquant une assem- blée nationale.

Voici ce passage :

« Mais dès qu'un chef d'Etat en personne (que ce soit le roi, « la noblesse ou le peuple entier, l'union démocratique) se fait « représenter, alors le peuple réuni ne représente plus seulement « le souverain, il est lui-même le souverain; car c'est en lui « (dans le peuple) que réside originairement le pouvoir suprême.

(1) Kant, op. cit., p. 214.

(2) On ne peut dire que le chef de l'Etat « se fait représenter » loi'squ'il convoque une assemblée nationale.

136 TROISIÈME PARTIE

« duquel doivent émaner tous les droits des individus comme « simples sujets (en tout cas comme serviteurs de l'Etat), et la « république, une fois établie, n'a plus besoin d'abandonner les « rênes du gouvernement, et de se remettre entre les mains de « ceux qui les avaient tenues auparavant, et qui pourraient main- « tenant anéantir par leur volonté absolue toutes les nouvelles « institutions » (1),

Dans ce cas, Kant reconnaît que le peuple, étant souverain, peut reprendre le pouvoir qui lui appartient originairement (2). (Il ne s'agit pas d'ailleurs d'insurrection.) Mais pourquoi seulement dans ce cas ?

Si le peuple est souverain il n'est pas nécessaire qu'il attende la convocation du chef de l'Etat, qui peut ne jamais venir; il doit librement reprendre le pouvoir lorsque son droit de conser- vation est menacé- Or, nous savons que Kant n'admet pas que le peuple puisse scruter l'origine de l'autorité et, encore moins, qu'il la renverse, même dans le cas du plus insupportable despotisme (3).

La délégation du peuple se réduit donc, en général, à une aliénation.

iFaisant allusion à Louis xvi et à la Révolution française, il idit que ce fut une grande faute de jugement d'avoir remis au peuple le soin de réglementer les dettes publiques et de « surveiller le

(1) Kant, op. cit., p. 214.

(2) Cela est, du reste, en contradiction avec l'assertion que le chef suprême ne peut être contraint et que sa puissance ne peut souffrir ni discussion ni restriction. (V. supra n"'' 60, 61, 63).

(3) V. aussi : « De ce proverbe : cela peut être bon, etc. », dans op. cit., p. 365.

KANT 137

gouvernement «, car « le souverain pouvoir du monarque dis- « parut tout à fait (ne fut pas seulement suspendu) et passa au « peuple » (1].

Et il ajoute :

« Et que l'on ne dise pas qu'il faut admettre un engagement « tacite, mais conventionnel, de la part de l'assemblée natio- « nale, de ne pas se" constituer en pouvoir souverain, mais de se <( borner à administrer les affaires du souverain, et, cette beso- « gne faite, ;de remettre les rênes du gouvernement entre les « mains du monarque; car un tel contrat est en soi nul et de « nul effet » (2)

Mais, encore une fois, il subordonne la reprise du pouvoir par le peuple (par l'intermédiaire de ses délégués) à l'appel de colla- boration que lui fait le monarque, et, dès lors, il livre les citoyens pieds et poings liés au bon caprice du maître.

Rappelons-nous que celui-ci a des droits de souveraineté sur les gouvernés, et il va sans dire que dans pareille doctrine poli- tique il y aurait contradiction si le peuple s'arrogeait le droit de juger son supérieur, et au surplus il serait juge et partie.

Cette contradiction existe dans l'espèce, Kant, pour nous servir de sa propre expression, fait du peuple « dans un seul et même jugement, le souverain de celui dont il est le sujet ».

Il est vrai qu'il admet cela à titre d'exception.

Nous verrons que dans le régime de la souveraineté nationale le peuple, en s'insurgeant contre l'autorité, n'est pas juge et partie. (V. conclusion 85-2°.)

(1) Kant, op. cit., p. 214.

(2) Kant, p, 215.

138 TROISIÈME PARTIE

65 Considérations sur l'abdication forcée du monarque

Nous avons vu (supra n" 60) que Kant, examinant l'abdication forcée du monarque (imposée par la nation) dit que « si le peuple (( peut du moins invoquer en faveur de son crime le prétexte du « droit de nécessité (casus necessitatis), il n'a jamais le moindre « droit ide punir le souverain pour son administration passée ; « car tout ce que celui-ci a fait en qualité de souverain doit être « considéré comme ayant été fait d'une manière extérieurement « légitime, et lui-même, comme source des lois, ne peut agir « injustement » (1).

Le philosophe ajoute que <( l'assassinat du monarque » peut être à « la peur du peuple de trouver plus tard en lui, s'il le « laissait vivre, un vengeur du passé » et que l'exécution solen- nelle, comme celle de Charles i" et de Louis xvi est « un complet (' renversement des principes qui règlent les ra^Dports entre le « souverain et le peuple (celui-ci se constituant le maître du <( premier, à la législation duquel il est redevable de son exis- « tence), en sorte que la violence marche le front haut et s'érige « en principe au-dessus du droit le plus sacré, etc. ». (Voir toute note citée.)

Nous sommes maintenant fixés sur le libéralisme de Kant. Les citoyens doivent -la vie à la générosité du despote !

C'est dommage que Kant ne nous dise pas que le maître a droit de vie et de mort sur eux.

Mais sa doctrine n'aboutit-elle pas à cela ?

(1) Kant, op. cit., ]). 181 note 1.

KANT 139

Cette soumission aveugle, à tout prix, aux actes même les plus tyraniiiques du despote n'équivaut-elle pas à la suppression des individus ?

SECTION II

La résistance « négative » est permise

66. Contrôle parlementaire mitigé

Nous avons vu dans la section précédente que Kant est l'ad- versaire irréductible de la résistance agressive du peuple à l'autorité politique, de l'insurrection, qu'il considère comme un

CRIME.

Il fait, toutefois, place à une résistance qu'il appelle « néga- tive » et qui, d'ailleurs, n'est pas exercée par le peuple mais par ses délégués dans le Parlement,

Voici comment il s'explique à ce sujet :

« Un changement dans la constitution (vicieuse) de l'Etat « changement qui peut bien être parfois nécessaire ne peut « donc être produit que par le souverain lui-même au moyen « d'une réforme, non par le peuple an moyen d'une révolution; « et si cette révolution a lieu, elle ne peut atteindre que le pou- « voir exécutif, non le pouvoir législatif.

<( Dans un Etat dont la constitution est telle que le peuple « peut résister légalement par ses représentants (dans le Par- ce lement) au pouvoir exécutif et aux représentants de ce pou- « voir (aux ministres) ce que l'on appelle alors une consti- « tution limitée il ne peut pourtant y avoir de résistance « active (par laquelle le peuple, arbitrairement réuni, contrain-

140 TROISIÈME PARTIE

« drait le gouvernement à suivre une certaine conduite, et par « conséquent ferait lui-même acte de pouvoir executif) mais « seulement une résistance négative, c'est-à-dire un refus du « peuple (dans le Parlement) » (1).

Remarquons tout de suite qu'il ne s'agit pas, dans l'espèce, d'une résistance exercée directement jjar le peuple, mais du refus de concours que peuvent opposer ses représentants au gouvernement.

En quoi consiste ce refus de concours ?

Il est certain que dans un régime parlementaire il se mani- feste par la mise en jeu de la responsabilité politique du gouver- nement, mais nous avons à examiner ici cette question dans la doctrine de Kant et non pas seulement objectivement.

Or, il est hors de doute que, dans la pensée du philosophe, le refus de concours des représentants du peuple, à l'égard du pou- voir exécutif ne doit pas constituer une résistance allant jusqu'à renverser l'autorité politique établie. Nous savons, en effet, que l'opposition de Kant est formelle à ce sujet, car il estime que si le ijouvoir du chef de l'Etat pouvait être contraint, il ne serait plus le pouvoir suprême. (V. sujîra n"^ 60, 63.)

Nous savons, par ailleurs, que le philosophe ne reconnaît la reprise du pouvoir par le peujjle (au vnoyen de ses délégués) que dans le cas exceptionnel d'une assemblée nationale. (V- supra n" 64.)

Dès lors, le pliilcisophe ne vise, à coup sûr, qu'un contrôle par- lementaire mitigé, du fait de l'absence d'une sanction contre le

(1 I Kant, op. cit. p. 183.

KANT 141

pouvoir exécutif (1), et cela est confirme par ses attaques contre le prétendu (selon lui) « pouvoir limitatif o du Parlement, ainsi que nous le verrons ci-dessous.

Que vaut, par conséquent, cette résistance négative ?

Y a-t-il une garantie efficace des libertés individuelles et des droits du corps social ?

Le principe du contrôle parlementaire même intégral (ce qui n'est pas le cas ici), ne peut malheureusement exclure à tout jamais la nécessité d'une révolution.

Le contrôle parlementaire est, certes, appréciable tel qu'il s'exerce dans les périodes normales et il serait à souhaiter que le peuple ne fût jamais obligé de recourir à la force, mais il est des cas dans lesquels la violence constitue la seule arme qui reste au corps social contre le despotisme du pouvoir.

En parlant de la résistance négative, Kxy^' affirme, à juste titre, qu'il « est permis de ne pas toujours consentir à ce que « demande le gouvernement sous le ^îrétcxte du bien de l'Etat », et il ajoute : « et même, si l'on n'usait jamais de ce droit ce serait « un signe certain que le peuple est perdu, que ses représentants « sont corrompus, que le chef du gouvernement fait de ses <f ministres des instruments de despotisme, et que ceux-ci tra- « hissent la cause du peuple « (2)

Mais la représentation du i>cuple peut n'être pas légale; les élections ont pu se faire de manière à favoriser une classe, cer- tains intérêts particuliers sous ia pression du gouvernement.

(1) Mais ce contrôle, même ainsi entendu, ne porte-t-il pas, dans une certaine mesure, une < restriction », une contrainte morale à rencontre de l'exécutif ?

12) Kaxt, op. cit. p. 183.

12

142 TROISIÈME PARTIE

auquel cas les représentants n'expriment pas fidèlement l'opinion publique. Elle peut être le fruit d'une loi électorale imposée par le Prince et qui n'assure pas l'expression de la volonté géné- rale (1), Et sans parler du cas de régimes absolutistes la repré- sentation du peuple n'a jamais existé (puisque telle n'est pas l'hypothèse que nous envisageons), il y a lieu d'ajouter que cette représentation a pu être réduite à néant par la dissc^lution du Parlement.

On voit ainsi que la « résistance négative «, préconisée par Kant, même si elle était susceptible de renverser le gouverne- . ment (ce serait alors le vrai contrôle parlementaire), est insuf- fisante, puisque dans les cas ci-dessus elle n'émane pas de tout le corps social ou, si elle en est vraiment l'émanation, elle peut ne pas trouver l'occasion de se manifester.

Mais quel meilleur argument pourrions-nous invoquer en faveur de cette thèse que les développements de Kant, lui-même, sur le gouvernement temiDéré qu'il qualifie sévèrement d' « illusion » et de « non-sens ».

Voyons ce passage caractéristique :

« L'illusion qui consiste à regarder le peuple comme repré- « sentant par ses députés le pouvoir limitatif, tandis qu'il n'a « proprement que le pouvoir législatif, ne peut tellement dissi- « muler le despotisme, qu'il n'éclate dans les moyens dont se « servent les ministres. Le peuple, qui est représenté par ses

(1) Il est, certes, très difficile sinon impossible, de faire une loi électorale qui assure en fait l'exiircssion fidèle de l'opinion publique mais il faut autant que possible chercher le moyen de se rap]>rocher de cet idéal. La représentation pro])ortionnelle semble réaliser, dans une certaine mesure, ce progrès désirable en tenant compte des droits de la minorité.

KANT 143

« députés dans le Parlement, trouve dans ces gardiens de sa •' liberté et de ses droits des hommes qui s'intéressent vivement (' à leur propre position... et qui, au lieu d'opposer une rcsis- « tance aux prétentions du gouvernement... sont toujours prêts « au contraire à faire glisser le gouvernement dans leurs mains.

« Aussi ce qu'on nomme le gouvernement tempéré, comme « constitution du droit intérieur de l'Etat, est-il un non-sens ; « et, au lieu d'un principe de droit, n'y a-t-il qu'un principe « de prudence, qui consiste à charger le moins possible, aux « yeux du pouvoir, qui pourrait être tenté de violer les droits « du peuple, l'influence arbitraire qu'il a sur le gouvernement, « et à la pallier sous le manteau d'une opposition permise au « peuple » (1).

Kant affirme donc péremptoirement que le peuple trouve dans les gardiens de sa liberté et de ses droits (les députés) « des « hommes qui s'intéressent vivement à leur propre position et « qui, au lieu d'opposer une résistance aux prétentions du gou- « vernement sont toujours prêts à faire glisser le gouvernement « dans leurs mains » ; et, alors, plus que jamais, aurait-il reeonnaître la légitimité d'une insurrection, comme suprême ressource du peuple dans le cas il serait victime d'un régime lyrannique imposé par ses gouvernants; mais, après avoir déjà repoussé l'insurrection comme criminelle, il conclut, dans l'es- pèce, que le peuple n'a pas de « pouvoir limitatif d (par ses députés) à rencontre de l'autorité politique; le contraire serait, paraît-il, un non-sens.

Voilà, encore une fois, proclamée l'omnipotence de la puis-

(1) IvANT, op. cit. p. 179, 180.

144 TROISIÈME PARTIE

sance étatique, tant est grand le culte mystitiue du philosophe de Kœnigsbei'g envers l'autorité sacro-sainte.

Relevons enfin la contradiction suivante :

Kant affirme que « sous le manteau d'une opposition permise au peuple il n'y a pas de principe de droit ^ (op. cit. 180, v. ci- dessus), or trois pages plus loin il confère à la résistance néga- tive le caractère d'un droit (1).

Il est, croyons-nous, inutile d'insister davantage sur la garan- tie très faible que présente la résistance « négative », dans la doctrine de Kant, pour la protection du corps social contre le despotisme de l'autorité politique.

SECTION IH

Obéissance due au gouvernement issu d'une insurrection

67. Pas de résistance contre l'autorité établie

Ne perdons pas de vue le principe directeur qui domine toute la doctrine politique de Kant, à savoir que l'autorité est en soi « irrésistible «, « sacrée » et « d'essence divine ». (V. suprà n"^ 60, 61.)

Dès lors, quelle qu'en soit l'origine, on lui doit obéissance et, par conséquent, même si elle est établie à la suite d'une révolu- tion qui a renversé le détenteur légitime du pouvoir.

« Du reste, écrit Kant, quand une révolution a une fois eu lieu

(1) Il écrit en effet (ainsi que nous l'avons mentionné phis hauO : ' et même si l'on n'usait jamais de ce dhoit ce serait un signe " certain cjue le peuple est perdu, etc. » (Op. cit. p. 183).

KANT 145

« et qu'une nouvelle constitution est fondée, l'illégalité de son « origine et de son établissement ne saurait dispenser les sujets « de l'obligation de se soumettre, en bons citoyens, au nouvel « ordre de choses, et ils ne peuvent honnêtement refuser d'obéir « à l'autorité qui possède actuellement le pouvoir » (1).

Toutefois, ajoute le philosophe, le monarque détrôné ne peut être poursuivi ni puni pour son administration passée et s'il tente de se faire rétablir par une contre-révolution « son droit au pou- « voir demeure entier, puisque la révolte qui l'a dépossédé était « injuste » (2).

D'après le philosophe de Kœnigsberg, l'insurrection n'est pas injuste quant aux causes illégitimes qui l'ont provoquée, comme par exemple dans le cas elle serait l'œuvre d'intrigants ambi- tieux, de quelque usurpateur qui s'empare du pouvoir par la force contre la volonté du peuple, mais elle est (l'insurrection) un acte criminel en soi, en tant qu'elle a pour but de renverser l'autorité établie.

Dès lors, Kant répudie la résistance agressive du peuple même contre un Gouvernement établi par une insurrection, puisqu'il prêche un culte aveugle à l'autorité quelle qu'elle soit. Mais sa doctrine aboutit à un paradoxe.

Nous savons, en effet (v- supra n"" 61, 63), que quiconque tente de se révolter contre l'autorité mérite le bannissement et même la mort.

Le succès de son entreprise coupable suffit-il pour le trans- former de criminel en un dieu digne d'adoration ? Quoi de jilus immoral que cette prime accordée au triompe du crime ?

(1) Kant, op. cit. p. 183.

(2) ib. p. 184.

146 TROISIÈME PARTIE

Que Kant le veuille ou non, sa doctrine revient à dire : Atta- quez pourvu que vous atteigniez votre victime ; si vous la man- quez, vous avez tort de ne pas déployer la force nécessaire ; votre faiblesse vous rend coupable.

C'est un singulier enseignement pour un moraliste !

68. Critique de Kant contre les partisans de l'insurrection

Nous avons vu que Kant est hostile à la résistance agressive contre l'autorité établie. Pour lui, l'insurrection n'est jamais légitime.

Il rapporte, cependant, que des esprits bien pensants ont reconnu le droit de résistance et il cite ce passage du « Jus naturse » d'AcHENWALL (1):

« Si le danger qu'on fait courir à l'Etat, en souffrant trop long- ce temps l'injustice du souverain, est plus grand que celui qu'on « peut craindre d'un appel aux armes contre lui, alors le peuple « peut lui résister et le détrôner comme un « tyran ».

Le philosophe de Kœnigsberg répond que tous les partisans du idroit de résistance ont été influencés par les soulèvements, de leur temps, qui ont réussi à donner une constitution à l'Angle- terre, à la Suisse et aux Pays-jBas.

On juge, dit-il, habituellement les révolutions selon leur résul- tat plus ou moins heureux et on ne manquerait pas de blâmer leurs auteurs en cas d'insuccès (2) ; or, ajoute-t-il, les principes

(1) Publiciste allemand du xviii' s.

(2j Mais ce reproche doit justement s'adresser à sa doctrine, car en prescrivant l'obéissance au gouvernement issu d'une insurrection il comble d'honneurs les auteurs de celle-ci, qui seraient toutefois passibles de la peine de mort s'ils avaient subi un' échec. (V. supra n" 67 in fine).

KANT 147

du droit condamnent la résistance comme une grande injustice « car (érigée en maxime) elle rend incertaine toute constitution « civile et ramène à l'état de pure nature (status naturalisa « etc., etc. » (1).

Kant poursuit :

« Ce penchant qui porte tant d'auteurs bien pensants à prendre « la défense du peuple son détriment) vient en partie de l'illu- (( sion habituelle qui consiste, quand il est question ,du principe « du droit, à y substituer dans ses jugements celui du bon- « heur, etc. »

Faisant allusion à la Révolution française, il écrit (2): « Les « sujets révoltés voudraient à la fin imposer par la violence une « constitution beaucoup plus oppressive que celle qu'ils ont « abandonnée, car ils courent le risque d'être dévorés par les « prêtres et les aristocrates, tandis que sous un souverain qui les « dominait tous ils pouvaient attendre plus d'égalité dans la dis- « tribution des charges de l'Etat » (3).

Enfin, dit-il, la constitution anglaise de 1688 passe sous silence le droit de résistance du peuple (4) dans le cas le monarque violerait la constitution et il explique cela en disant qu'il ne

(1) Kant, « de ce proverbe, etc. », dans : « Eléments métaph. de la doctrine du droit >> (trad. Barni) p. 367.

(2) C'est en 1793.

(3) « De ce proverbe etc. », loco citato p. 368 en note,

(4) Ce droit a été hautement proclamé par la Chambre des Com- munes qui soutenait l'accusation dans le procès Sachcverell en 1710. Le parti whig au pouvoir plaidait la légitimité de la révo- lution .de 1688 dont il était issu. (V. introd. 4, p. 23, note 3 in fine).

148 TROISIÈME PARTIE

pouvait en être autrement sans danger de tomber dans une con- tradiction, puisque si le peuple avait un droit de contrainte contre le chef suprême de l'Etat, celui-ci ne serait plus souverain.

Toute cette argumentation nous est déjà connue, (V. supra n""' C3 et 64.)

Ainsi, Kant ne nous fournit aucun argument nouveau. C'est toujours l'omnipotence de la puissance étatique qui le hante et la soumission aveugle à l'autorité établie.

Ce ne sont pas, par ailleurs, des considérations d'espèce (comme celles sur la Terreur, sous la Convention) qui peuvent condamner l'insurrection dans tous les cas.

69. Kant se défend contre le paradoxe du culte aveugle à Fautorité

Un critique, dans une analyse des « Eléments métaphysiques de la doctrine du droit », parue dans le « Journal de Gœttingen » du 18 février 1797, n" 28, avait reproché à Kant le paradoxe de la soumission à tout prix à l'autorité et le philosophe de Kœnigs- berg a répondu dans ses « remarques explicatives », publiées par Barni dans un appendice à la suite des « Elém. niétaph. ide la doctrine du droit ».

Le critique en question avait écrit :

« Aucun philosophe, que nous sachions, n'a encore reconnu ce « principe, la plus paradoxale de toutes les propositions para- « doxales, à savoir que la simple idée de la souveraineté doit me « forcer à obéir comme à mon maître, à quiconque se donne « pour tel, sans que je puisse demander qui lui a donné le droit « de me commanider, etc. » (1).

(Ij Op. cit., appendice, p. 260, 261.

KANT 149

(' Tout en reconnaissant que cette opinion est paradoxale, « répond Kant, j'espère du moins qu'en l'examinant de plus près « on lie pourra plus la convaincre d'hétérodoxie >y.

Suivent des développements longs el obscurs dont nous extrayons les passages suivants :

« L'idée d'une constitution politique en général, qui est en (c même temps pour chaque peuple un ordre absolu de la raison « pratique jugeant d'après les concepts du droit est sainte et irré- « sisfible; et quand même l'organisation de l'Etat serait défec- « tueuse par elle-même, aucun pouvoir subalterne dans cet Etat « ne peut opposer une résistance active au souverain qui en est « le législateur; mais les défauts qui s'y trouvent doivent être « insensiblement corrigés par des réformes qu'il accomplit de « lui-même, puisque, avec la maxime contraire chez les sujets « (celle de se conduire d'après leur autorité privée), une bonne « constitution elle-même ne devrait son succès qu'à l'aveugle « hasard » (1).

Encore ici, nous ne trouvons aucune argumentation nouvelle mais toujours la consécration de la sainteté de l'autorité, qui rend cette dernière irrésistible.

Il y a lieu, d'autre part, de répondre à Kant qu'il y aurait aveugle hasard si on reconnaissait à chaque individu le droit de s'ériger en justicier du corps social et de réaliser telle réforme qu'il lui plairait, mais il ne s'agit nullement dans l'espèce d'une action individuelle, isalée, mais d'une action collective du peuple et nous ne voyons pas du tout pourquoi il y aurait aveugle hasard si la collectivité des citoyens, puisqu'elle est maîtresse de ses

(1) Kant, « remarques explicatives », loco citato, p. 263.

150 TROISIÈME PARTIE

destinées (i^ar collectivité nous entendons la grande majorité des citoyens), réalisait par un effort conscient une réforme qu'elle jugerait vitale, dans l'impossibilité de l'obtenir légalement.

Mais voici qui est plus grave : Kant fonde la légitimité de la souveraineté sur un fait, à savoir la forge.

70. —La souveraineté fondée sur la force

Le philosophe de Kœnigsberg écrit :

« Le précepte « obéissez à l'autorité qui a puissance sur vous » « ne veut pas qu'on recherche comment elle a obtenu cette puis- « sance (pour la miner au besoin); car l'autorité déjà existante, « sous laquelle vous vivez, est déjà en possession de la législa-

« tion La soumission absolue de la volonté du peuple (qui est

« en soi sans lien (1) et par conséquent sans loi) à une volonté « souveraine (liant tous les individus par une loi unique) est un « fait qui ne peut commencer que par l'occupation de la puis- « sance suprême et fonde ainsi d'abord un droit public. Per- ce mettre encore une résistance contre cette puissance. suprême « est une contradiction, car alors cette puissance laquelle on « pourrait résister) ne serait plus la suprême puissance législa- « tive, qui détermine d'abord ce qui doit être ou non publique- « ment juste et ce principe réside déjà a priori dans l'idée d'une « constitution .civile en général, etc. » (2).

(1) Il est inexact de dire que le peuple est en soi sans lien.

Il se trouve certes sans lien légal, en dehors de la loi, mais même dans ce cas, les membres qui le composent sont rattachés par un lien moral, celui des traditions historiques et surtout de la communauté d'aspirations.

(2) Kant, k remarques explicatives », loco citato p. 263.

KANT 151

Cela revient à dire tout simplement que la force rend légitime la souveraineté, et, pour employer la formule expressive de M, Paul Jaxet, qu' « en fait de souveraineté possession vaut titre » (!)•

Kant voit encore une contradiction dans le système qui per- mettrait la résistance.

Que de fois l'a-t-il signalée !

La faute incombe à ses impératifs catégoriques en faveur de la divinité étatique, car dan-s une doctrine libérale, opposée à la sienne, et dans laquelle les gouvernants n'auraient aucun droit de souveraineté sur les gouvernés, on ne verrait que des consé- quences logiques partout il relève des contradictions.

Nous ne le voyons que trop, hélas I que souvent, sinon tou- jours, c'est la force qui préside à la conquête du pouvoir.

Mais il s'agit justement dans un examen du point de vue de la' philosophie juridique de rechercher si un tel pouvoir, établi par la force, est légitime et si le peuple lui doit obéissance sans réserves dans le cas celui qui en est détenteur n'a pas mis cette force au service des droits de la collectivité et n'a pas été approuvé par l'opinion publique.

Certes, le bon droit ne suffit pas toujours pour le triomphe de la justice et c'est pour cela qu'il faut reconnaître la légitimité d'une insurrection du peuple contre les gouvernants, comme suprême ressource pour assurer sa liberté et sa conservation, menacées.

Est-ce proclamer ainsi le culte de la force ?

Point, puisque dans l'espèce elle se trouve au service d'un DROIT, à savoir le droit pour le peuple de disposer de soi-même;

(1) Voir I\Tiil Janet, op. cit. t. ii, p. 621 et 622.

152 TROISIEME PARTIE

c'est simplement reconnaître la nécessité de la force lorsque ce droit n'est pas respecté.

Le peuple ne saurait être subjugué par le fait brutal et sans droit du tyran au point de vouer à son agresseur un culte divin. Il est légitime, au contraire, qu'il cherche à le renverser à con- dition qu'il y tende par une action collective qui soit l'œuvre de la grande majorité des citoyens, seuls juges des intérêts généraux et capables d'apprécier s'il y a oppression contre le corps social.

Il nous paraît tout à fait singulier que Kant, qui a décrit avec force le droit pour chacun de poursuivre librement son bonheur, sans aucune contrainte du dehors, dans la mesure cela ne porte pas atteinte à l'intérêt général (1), oblige le corps social à se soumettre aveuglément au despotisme de la puissance étatique et à régler son bonheur suivant un mot d'ordre d'en haut, bon- heur qui sera d'ailleurs réduit à néant dans bien des cas.

(1) « Nul ne peut me contraindre à être heureux d'une certaine « manière (de la manière dont.il comprend le bonheur des autres <i hommes) ; mais chacun doit pouvoir chercher son bonheur (( par le chemin qui lui semble bon, pourvu qu'il ne porte pas « atteinte à la liberté qu'ont les autres de tendre également à « leurs propres fins, etc. ».

V. « De ce proverbe : Cela peut être bon en théorie etc. », loco citato, p. 355, 366.

KANT 153

GPÎAI=»ITf=lE III

Liberté d'écrire et de penser

a) Liberté d'écrire

71. L' « usage public » de la raison est permis

Comme contrepoids de sa doctrine absolutiste, Kant admet la liberté d'écrire sous la réserve du respect de la Constitution.

« La diffusion des lumières, écrit-il, n'exige autre chose que la « liberté et encore la plus inoffensive de toutes les libertés, celle « de faire publiquement usage de sa raison en toutes choses » (1)

Les citoyens ont le droit de faire publiquement usage de leur raison en toutes choses, c'est-à-dire en tant qu'ils s'adressent au public pour l'éclairer et pour porter un jugement sur l'adminis- tration des affaires publiques. Ils sont, toutefois, tenus d'obéir aux ordres de leurs supérieurs, s'ils font partie de l'adminis- tration : c'est ce que Kant appelle 1' « usage privé » de leur raison.

Voici comment il s'exprime sur la distinction entre l'usage public et l'usage privé de la raison :

« J'entends par usage public de sa raison celui qu'en fait quel- « qu'un, à titre de savant, devant le public entier des lecteurs.

(1) Kant, c, Qu'est-ce que les lumières ? ».

V. « Elém. métaph. de la doctrine du droit », trad. Barni, p. 283.

154 / TROISIÈME PARTIE

« J'appelle au contraire usage privé celui qu'il peut faire de sa « raison dans un certain poste civil ou une certaine fonction Cl qui lui est confiée » (1).

Le philosophe adopte pour maxime : « raisonnez tant q'ue « vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez ».

Il serait déplorable, dit-il, qu'un fonctionnaire refusât pendant son service de se soumettre aux ordres de ses chefs, mais on ne peut, toutefois, lui défendre, comme savant, de faire ses rémar- ques sur les fautes commises et de les soumettre à l'appréciation du public (2).

Kant écrit ces lignes en 1784, mais nous savons que dans les (( Eléments métaphysiques de la doctrine du droit », publiés treize ans plus tard (1797), il n'admet pas que l'on scrute l'origine du pouvoir (v. supra n" 61) et dès lors on ne peut même pas dire que, dans sa doctrine, les individus aient la faculté, tout en obéissant, de « raisonner sur tout ce qu'ils voudront ».

Nous verrons par ailleurs, dans le n" suivant, que dès 1793 (dans : « De ce proverbe : cela peut être bon en théorie », etc.), il repousse toute idée de contrainte de la part des sujets à ren- contre du souverain,

72. Réserve tirée du respect de la Constitution

Kant fonde la^ liberté d'écrire sur les « droits imprescrip- tibles 1) des sujets, droits dont ils sont les juges.

Ajoutons, cependant, que le jugement des particuliers ne va pas jusqu'à révoquer le chef de l'Etat dans le cas il violerait

(1) Kant, « Qif est-ce que les lumières ? », loco citato p. 283.

(2) ib. p. 28.'5, 288.

KANT 155

ces droits; la doctrine tout entière du philosophe s'oppose à cette idée et dans l'écrit « De ce proverbe : cela peut être bon en théo- rie, etc. », Kant explique qu'il ne peut être question, dans l'espèce, de droits de contrainte à l'endroit du souverain.

Le jugement des particuliers consiste tout simplement en un avis donné en public, en une critique des actes du souverain, et encore faut-il que ce soit avec son autorisation.

Faible garantie, en vérité ! contre l'arbitraire du despote mais qui', aux yeux du philosophe, paraît tellement hardie qu'il s'em- presse de se défendre contre le reproche qu'on pourrait, dit-il, lui faire de se montrer « trop favorable au peuple » !

« Comme, écrit-il, on ne me fera certainement pas, au sujet de « ces assertions, le reproche de trop flatter les monarques en « leur attribuant cette inviolabilité, j'espère aussi qu'on m'épar- « gnera celui de me montrer trop favorable au peuple, en disant « qu'il n'en a pas moins des droits inaliénables sur le souverain, « quoique ces droits ne puissent être des droits de con- « trainte » (1).

Kant s'attaque à Hobbes, qui a soutenu que l'Etat n'est obligé à rien envers le peuple et qu'il ne peut commettre d'injustice à son égard (quoi qu'il décide).

« Cette proposition, écrit le philosophe de Koenigsberg, serait « tout à fait exacte, si par injustice on entendait une lésion qui « donnait à l'offensé un droit de contrainte contre celui qui com- « met une injustice à son égard ; mais prise en général c'est une <i horrible proposition » (2)

(1) Kant, " De ce proverbe : cela peut être bon en théorie etc. », loco citato, p. 369 et 370.

(2) Kant, « De ce proverbe etc. », loco citato, p. 370.

156 TROISIÈME PARTIE

Les sujets, poursuit-il, ont des droits imprescriptibles qu'ils ne peuvent jamais abdiquer (lors même le voudraient-ils) et dont ils ont le droit d'être juges (mais en formulant une simple critique en cas de leur violation). S'ils sont victimes d'une injustice de la part du souverain, cela ne peut provenir que d'une ignorance de celui-ci et il faut qu'avec son autorisation ils puissent lui faire connaître iDubliquement son erreur.

Admettre, dit encore Kant, que le souveraii^^ ne puisse se trom- per ou ignorer quelque chose, c'est en faire un être inspiré d'en haut et supérieur à l'humanité (1).

Il faut donc la liberté d'écrire, mais retenue dans les limites du respect de la Constitution.

Le philosophe, en elïet, conclut :

« La liberté d'écrire, retenue dans les limites du res^ject et de « l'amour pour la constitution sous laquelle on vit par les senti- ce ments libéraux que cette constitution même inspirt* aux sujets « (en telle sorte que les plumes se bornent réciproquement « d'elles-mêmes, afin de ne pas j^erdre cette liberté), voilà donc « Vuniqiie palladium des droits du peuple « (2).

Quoique les sujets soient dépourvus du droit de résistance, ils i^ossèdent ce « droit négatif >> de la liberté d'écrire (3).

C'est toujours le même culte à l'autorité établie. Kant parle ici (les <i droits imprescriptibles » des sujets dont ils ont le droit

(1) (l'est ce qu'il en a fait, liii-inc-iue, quatre ans plus tard dans les " Elénii. mctaph. de la doctrine du droit, " en accordant à l'autorité les attriinit.s d'une i)uissancc divine.

(2) Kant, op. cit., loco citato, p. 370.

(3) il). il). p. 371.

KANT 157

d'être juges, mais nous savons de quelle singulière façon il en assure le respect.

La justice, au surjjlus, consiste-t-elle en un simple avis ?

Le peuple, d'ajjrès le philosophe de Kœnigsberg, n'a jamais le droit de résister au souverain ; celui-ci n'a que des droits sur les sujets et point de devoirs ; « il ne peut agir injustement » (v. suprà n"" GO et 61) et tous ses actes doivent être considérés comme légitimes.

Dès lors, les droits individuels proclamés par Kant n'existent que nominalement dans sa doctrine absolutiste et le palliatif de la liberté d'écrire (surtout telle qu'il la conçoit) est de très faible portée.

b) Liberté de penser

73. Tolérance religieuse

La liberté d'écrire suppose nécessairement la liberté de penser.

Nous savons déjà que Kant se rallie à la maxime: « raisonnez « tant que vous voudrez, mais obéissez « (v. suprà n" 71) ; le raisonnement des sujets ne peut, cependant,, porter sur l'origine de la puissance de l'autorité : cette puissance « il est criminel « de la mettre en doute » (v. suprà n" Cl).

11 faut, toutefois, rendre cette justice au philosophe de Kœnigs- berg qu'il se montre partisan d'une tolérance en matière relir gieuse (1).

11 affirme que nul pouvoir public n'a le droit de décréter que. telle ou telle religion est la religion d'Etat et il ajoute qu'« on

(1,1 Voir (Ju'cst-ce que les lumières ? <>, loco citato, p. 287.

13

158 TROISIÈME PARTIE

« ne doit pas (comme cela se pratique dans la Grande-Bretagne « à l'égard de la nation irlandaise) exclure les citoyens des ser- « vices publics et des avantages qui en résultent parce qu'ils « ont une -religion difl'érente de celle de la Cour » (1).

D'autre part, il proclame comme nulle et non avenue une loi qui décréterait que certaines formes religieuses et certains dog- mes de foi acceptés doivent toujours subsister, et qui interdirait de les discuter et de les réformer, car, dit-il, on déciderait ainsi pour le peuple ce qu'il ne peut décider lui-même (2).

Kant se sépare, par conséquent, de Rousseau, qui, malgré l'ex- clusion de l'intolérance proclamée dans sa doctrine, préconise le bannissement de quiconque ne croit pas aux dogmes de la reli- gion civile, de tout individu qui << ose dire : hors de l'Eglise point de salut » (3).

Il y a lieu de remarquer par ailleurs que la tolérance reli- gieuse a été proclamée également dans l'art. 10 de la déclaration des droits de 1789, ainsi conçu : « Nul ne doit être inquiété pour « ses opinions même religieuses. »

Nous avons vu ainsi les idées de Kant sur la liberté de penser.

Le premier grief à adresser en la matière est que l'autorité du souverain est au-dessus de toute discussion. L'absence de toute sanction contre le chef suprême, d'autre part, rend illusoire la conservation de cette liberté.

Celle-ci pourra évidemment exister dans le for intérieur des individus ;'les pires persécutions (nous avons l'exemple des pre- miers chrétiens martyrs) ne peut empêcher quelqu'un ,de penser

(1) Kant, " reniarques explicatives », loco citato, p. 256 et 257,

(2) " De ce proverbe etc. », loco citato, p. 371.

''.) RoiissKAu. .1 (Contrat social », i.. iv, ch. viii in fine.

KANT .-r,

-Ion sa conscience, n.ais sera-.-i, ,„„j„,„, p„,,i„^ ^^^ ^^„^ l'bo,-,c puisse se .nanifcstc,. „„, ,„ „„,„,,. „„, „, .^jts - Il ■n.po.te peu de proclanu.,. cp.e nul pouvoir public n'a le droit cl'.n,poser une religion d'Etat, qu'une loi interdisant de discuter et de réformer certains dogmes est nulle et non avenue

L'autorité peut passer outre à ces prescriptions en établissant un rcsnne t.vran„ic,ue et, dés lors, les droits des individus demeu- ■■enl lettre morte dans l'impossibilité d'être garanti,

(Kant n'a-t-il pas afnru.é, d'ailleurs, que le souverain ., ne peut ag.r injustement et que tous ses actes doivent être considérés « comn,e ayant été faits d'une n,a„ié,e légitime •> (V suprà n" (iS).

La condamnation systématique de l'insurrection par le philo- sophe de Kœnigsberg, même dans le cas du plus insupportable despotisme, aboutit à l'asservissement complet des individus; elle édifie un régime d'esclavage.

La doctrine absolutiste de Kant, fondée sur 1. divinisation de la puissance étatique, a exercé une influence néfaste sur Heghl. qui à son tour a divinisé l'Etat, et sur les juristes alle- mands contemporains dont la théorie de la herhschaft avait rendu les individus à la merci de la toute puissance de l'Etat

160 TROISIÈME PARTIE

GPIAF»ITRE IV

Kant et la Révolution française

74. Intérêt de la question

Après avoir exposé la doctrine de Kant sur le droit d'insur- rection, il ne nous paraît pas sans nitérèt d'examiner quelle a été l'attitude du pliilosophe à l'égard d'un des plus considérables événements sociaux que l'Histoire ait enregistres, événement dont il a été le contemporain et qui a eu jusqu'à nos jours des répercussions sur l'Europe entière : nous voulons parler de la Révolution française.

Les ouvrages que nous venons d'analyser ont tous été rédigés pendant cette crise et nous sommes déjà en droit de penser que Kant ne voyait pas d'un oeil sympathique le mouvement gran- diose dont il était le témoin.

A-t-il, toutefois, manifesté à un moment donné quelque enthou- siasme en faveur- de cette révolution ?

Y a-t-il quelque part dans ses écrits quelque chose qui nous permette de nous éclairer d'un jour nouveau et de ne pas nous en tenir exclusivement à ses développements ^contre l'insurrection, exposés dans les « Eléments métaphysiques de la doctrine du droit » et les écrits que nous connaissons déjà,

(î'est ce (|ue nous allons étudier dans le présent chapitre en

KANT 161

examinant d'abord les rapports de Kant avec la philosophie fran- çaise du xviiie s., puis avec l'œuvre de la Révolution.

SECTION PREMIÈRE

Kant et la. philosophie française du XVI II" siècle

75. Kant n'est pas un disciple des piiilosophes français du XVIII« siècle

Il importe avant tout d'envisager les rapports de Kant avec la philosophie française du xviii'' s., qui a été le moteur de la Révo- lution de 1789.

On croit communément que les philosophes français du xviii'' s., ont exercé une grande influence sur Kant et on consi- dère celui-ci comme leur disciple et leur continuateur (1).

On oppose le libéralisme de Kant à l'absolutisme des panger- manistes (2) et on fait ressortir l'empire de J.-J. Rousseau sur la doctrine politique du philosophe de Kœnigsberg.

M. F. Sartiaux, dans une étude sur « Kant et la philosophie française du xviii" s. », parue dans la Revue positiviste interna- tionale (années 1918, 1919), réfute cette thèse.

(1) A. AuLARD, " La paix future d'après la Révohition française et Kant », Paris, 1915, Armand Colin, p. 16 et 32. « Kant, écrits politiques ", Paris 1917, La Renais-

sance du livre, introd., p. 6 et suiv.

(2) Victor Basch, « L'Allemagne classique et le pangermanisme », voir Revue de mctaphj'sique et de morale, novembre 1914, p. 755 et s. G. RiPERT, " Le droit en Allemagne et la guerre actuelle », V. Revue internationale de l'enseignement, n"" des 15 mai et 15 juin 1915, p. 171.

162 TROISIÈME PARTIE

« Cette assertion, écrit-il, que Kant aurait été un disciple et « un continuateur de nos philosophes du xviir s. et qu'il aurait « salué avec enthousiasme la Révolution française, est une de « ces idées imprécises qui peu à peu a pris consistance à force

« d'être colportée C'est une idée dont la fortune est singu-

« lière : elle est devenue une sorte de lieu commun, répété, pro- « page d'écrit en écrit, alors iqu'elle ne résiste pas à l'cxamenj « qii'elle n'est fondée sur aucun texte, sur aucune donnée posi- « tive » (1)

Il ajoute : « Kant est en effet un des Allemands de son temps « qui a le moins subi l'influence des lettres, de la philosophie et « de la civilisation françaises ; il n'a pas salué avec enthou- « siasnie, ni d'aucune autre façon la Révolution, pour la bonne « raison qu'aucun de ses ouvrages, à part une brève allusion « faite en 1798, aucune de ses lettres n'en font même men- « tion » (2).

M. Sartiaux oppose le contraste qu'il y a entre les purs con- cepts ide la métaphysique de Kant et la philosophie objective et empirique des Encyclopédistes.

Il reconnaît que les idées de Rousseau ont influé sur le sys- tème moral du philosophe de Kœnigsberg, mais il ajoute qu'au point de vue de l'orientation de la philosophie dans la voie scien- tifique et positive Rousseau ne fait pas partie de l'Encyclopédie, qu'il est « plutôt' l'origine de la réaction qui commençait à se « dessiner contre elle dès la fin du xviii'' s. » (3).

(1) F. Sartiaux, « Kant et la philosophie française du xvni^ s.. Revue positiviste internationale, Paris, 54, rue de Seine, 1" nov, 1918, t. 21, p. 142.

(2) ib. p. 142 et 143.

(3) ib. p. 147.

KANT 163

Mais c'est surtout la doctrine politique de Kani' qui nous inté- resse ici et il convient de voir dans quelle mesure on peut affir- mer qu'il est le disciple de J.-J. Rousseau.

«

76. Kant a dénaturé la doctrine de J.-J. Rousseau

On trouve, certes, dans la doctrine de Kant certaines idées qui émanent directement de Rousseau, telles que le sophisme de la liberté intacte de l'individu dans la société civile (1), l'attribu- tion de la souveraineté à la collectivité, qui d'après Rousseau est « la volonté générale » (2) , le sophisme que la collectivité ne peut faire d'injustice à personne (3). que le législateur est infail- lible (4) ; mais il y a des différences notables entre les conclu- sions du philosophe de Genève et celles de Kant.

En proclamant la souveraineté illimitée de l'Etat, Rousseau admet l'absolutisme du législateur et il dit que ce pouvoir sou- verain réside dans la communauté, qui est la « volonté géné- rale » .

Voici, en effet, comment il s'exprime au sujet de la loi: « Quand « tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que « lui-même ; et s'il se forme alors un rapport, c'est de l'objet « entier sous un point de vue, sans aucune (division du tout. « Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la « volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi » (5)

(1) Rousseau, « contrat social >., 1. i, ch. vi et suprà 59.

(2) , ib. , 1. I, ch. VI, 1. II ch. vi et suprà ii" 60.

(3) , ^ ib. ,1. I, ch VII et suprà 60.

(4) , ib. , 1. II, ch. III et suprà 61.

(5) , ib. , 1. II, ch. VI.

164 TROISIÈME PARTIE

D'autre part, il distingue le souverain (la coninuinauté) du gouvernement, qui n'est que l'agent d'exécution des volontés du souvenain. Celui-ci a confié le pouvoir au gouvernement et peut le lui « reprendre quand il lui plaît «.

Rousseau explique que ce droit du souverain ne peut être aliéné, car son aliénation serait incompatible avec la nature du corps social et contraire au but de l'association; et il ajoute que « la volonté dominante du prince n'est ou ne doit être que la volonté .générale ou la loi » (1)

Le philosophe de Genève n'admet donc pas l'absolutisme du détenteur du pouvoir exécutif puisqu'il subordonne celui-ci à la volonté générale.

Il se cantonne trop, cependant, dans la spéculation pure et méconnaît la réalité lorsqu'il avance que la volonté générale ne peut errer et qu'elle est « toujours droite et tend toujours à l'uti- lité publique » (2)

En fait, la volonté générale n'est souvent que l'expression de la majorité d'un groupe, de celui qui se trouve au. pouvoir, et cette pseudo-majorité peut ne constituer qu'une minorité par rapport au pays.

Il est donc dangereux de proclamer l'omnipotence du pouvoir législatif, même dans la conception d'une participation directe du peuple, celle-ci ne pouvant être réalisée intégralement.

Quoi qu'il en' soit de ces exagérations, nous avons à nous demander si le système ijolitique de Rousseau permet de déga- ger la légitimité du droit d'insurrection. Le philosophe n'en a

(I) Rousseau, ■< contrat social », 1. m cli. i. (2; ib ib. , 1. n ch. m.

KANT 165

pas parlé, ce qui fait dire à M. Paul Janet qu'il n'est pas démon- tré que l'auteur du « contrat social » en fût partisan, puisque son disciple Kant qui admet entièrement ses principes le nie très énergiquement (1).

Mais il est inexact de dire que Kant admet entièrement les principes de Rousseau. Nous avons vu qu'il professe un culte aveugle pour l'autorité ; il en est subjugué au point de proclamer même l'omnipotence du gouvernement : le pouvoir exécutif est « irrésistible ». (V. sup. 60, 63.)

Nous croyons que la doctrine de Rousseau permet de tirer comme conséquence logique de la subordination du gouverne- ment à la volonté générale (voir ci-dessus), le droit d'insurrection.

Les droits naturels de l'individu demeurent très peu de chose dans la société de Rousseau, mais l'insurrection se fera au nom des droits de la communauté souveraine.

L'auteur du « Contrat social » n'affirmc-t-il pas, en effet, qu' « il n'y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale « obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat ft social (2)

Dès lors, pouvait-il admettre que ce corps souverain fût enchaîné perpétuellement par la"dictature d'un subordonné? (3)

On objectera, peut-être, que la souveraineté du peuple dans le

(1) Paul Janet, op. cit, t. ii, p. 616.

(2) Rousseau, » contrat social », 1. i ch. vu et 1. in éh. xvin in fine.

(3) Il dit, au contraire, dans le ch. xvni du 1. iv que le peuple « peut destituer quand il lui plaît » les dépositaires de la puissance executive et que l'Etat n'est pas phis tenu de laisser l'autorité civile à ses chefs, que l'autorité militaire a ses généraux ».

166 TROISIÈME PARTIE

système de Rousseau ne conduit pas moins à l'oppression du corps social, car, ainsi que nous l'avons remarqué plus haut, le pouvoir législatif se trouve le plus souvent entre les mains d'un groupe, et que Rousseau a été victime d'une cruelle illusion en confiant au législateur des pouvoirs illimités.

Rien de plus exact, et c'est l'erreur capitale du philosophe de Genève. D'ailleurs, il était hostile à la représentation popu- laire (1) et c'est bien à contre cœur qu'il l'admettait, comme un mal nécessaire, dans les grands Etats le gouvernement direct est impossible.

Nous reconnaissons, par conséquent, que l'omnipotence du législateur n'assure pas en fait la liberté désirable de l'individu, mais cela ne nous empêche pas de penser que sur le terrain théorique, vu la souveraineté du corps politique et l'obéissance due au gouvernement dans la mesure seulement loù il se con- forme à la volonté générale, le droit d'insurrection s'impose logiquement dans la doctrine de Rousseau.

Kant répudie ce droit parce qu'il a dénaturé la doctrine de l'auteur du « Contrat social » en divinisant la puissance étatique et en prescrivant un culte aveugle à l'autorité d'où qu'elle vienne: absolutisme du prince légitime, absolutisme de l'usurpateur.

77. La Révolution française a«t-elle subi l'influence entière de J.- J. Rousseau ?

Nous croyons avoir montré l'écart considérable qui existe entre les doctrines politiques de Kant et de Rousseau.

Mais une autre question se pose : Les hommes de la Révolution

(1; Rousseau, « contrat social », 1. ui cli. xv.

KANT 1()7

française ont-ils suivi Rousseau dans toutes ses conclusions ? La souveraineté illimitée du philosophe de Genève se concilie- t-elle avec l'œuvre individualiste de la Révolution, qui après avoir proclamé les droits naturels et imprescriptibles de l'homme (1) les assigne comme une limite à la puissance du pouvoir législatif ? (2).

Sans doute, Rousseau reconnaît aussi ces droits, mais dans sa conception ils ne peuvent constituer une limite au pouvoir de la communauté. Celle-ci est souveraine, elle en est, par conséquent, le juge (3).

C'est toujours l'illusion basée sur l'identification du législateur au peuple et qui constitue en fait un grave danger pour les libertés individuelles.

Nous renvoyons, à ce sujet, à l'intéressante étude de M. Duguit sur « J.-J. Rousseau, Kant et Hegel » (4).

SECTION II

Kant et l'œuvre de la Révolution française

78. Opposition de la doctrine de Kant à l'œuvre de la Révolution

Que certains principes de la Révolution aient inspiré Kant, tels que celui de la souveraineté du peuple, de la séparation des

(1) Déclaration des droits de l'homme et du citoj-en de 1789, art. 2.

(2) Constitution de 1791, Titre i, § 3.

(3) Rousseau, >< contrat social », 1. ii ch. iv.

(4) DuGuiT, « Jean-Jacques Rousseau, liant et Hegel », Paris 1918, Giard et Brière, p. 6 et suiv.

168 TROISIÈME PARTIE

pouvoirs, nous le reconnaissons volontiers, mais nous ne pou- vons admettre que le philosophe de Kœnigsberg a été un disciple de la Révolution française.

M. AuLARD le croit et il dit que « le spectacle, non seulement « ide ce point d'arrivée de la Révolution française en 1795(1) « mais de ses vicissitudes depuis 1789, inspira et éclaira Kant « pour ses écrits politiques, en même temps qu'il fut éclairé et « inspiré par la lecture des précurseurs de notre Révolution, « c'est-à-dire non seulement de Rousseau, mais de Montesquieu, « de Voltaire, de Mably, et peut-êitre de Condorcet. Il emprunta à « l'expérience française, tant politique que philosophique, plu- « sieurs de ses idées et de ses formules « (2)

Et M, AuLARD est encore plus affirmatif en disant que l'œuvre politique de Kant est « comme le syllabus des vérités de la Révolution française » (3).

Or les principes de Kant, que nous connaissons déjà, sur l'interdiction pour le peuple de modifier l'ordre établi, sur le respect absolu de l'autorité, quelle que soit la tyrannie qui en résulte, sont en opposition radicale avec la résistance à l'op- pression proclamée par les Déclarations des droits de l'homme de 1789 (art. 2), de 1793 précédant le projet de la constitution girondine (art. 1, 13, 31, 32, 33), et de celle qui précède la cons- titution jacobine du 24 juin 179;3 (art. 9, 11, 23, 27, 33, 34, 35).

Les textesi ci-dessus proclament la résistance à l'oppression soit par un pouvoir légal, soit même par la force et nous savons

(1) Au moment Kant écrivait son <> Essai sur la paix perpé- tuelle ».

(2) A. AuLARD, « Kant, écrits politiques », introd. p. 6.

(3) A. Aulard, « La paix future, etc. », p. 16.

KANT 169

que le philosophe de Kœnigsberg répudie l'une et l'autre de ces: formes de résistance puisqu'il ne reconnaît même pas à la Cons- titution le droit de confier à un pouvoir de l'Etat la résistance au chef suprême (voir suprà 63).

Poursuivons toujours les développements de M, Aulard.

« Si Kant, écrit-il, se prononce contre la démocratie, c'est « parce qu'il la considère comme un régime la séparation « des pouvoirs n'existe pas, c'est-à-dire comme un régime tyran- « nique. Il avait en effet vu la démocratie française en 1793 et « en l'an II confondre les trois pouvoirs...

« On conçoit que Kant ait répudié pour des temps normaux « un tel régime. Cela ne prouve pas qu'il n'ait pas compris à « quelles nécessités de défense nationale obéirent les conven- « tionnels... » (1). Et l'éminent historien pense que Kant n'au- rait fait aucune objection contre une république démocratique comme l'actuelle république française, puisqu'elle est fondée sur la séparation des pouvoirs (2).

Mais M. Aulard ne dit rien sur la manière dont Kant conçoit la souveraineté, sur la nature sacrée qu'il lui attribue et qui rend passible de la peine de mort quiconque tenterait d'y porter atteinte. Il parle bien de l'hostilité de Kant contre l'insurrection mais il n'examine pas la question sous son véritable aspect et il cherche même à prouver qu'il ne s'agit pas, dans l'esprit du philosophe de Kœnigsberg, d'une opposition générale.

Nous examinerons ci-après cette thèse; qu'il nous soit cepen- dant permis, quant à présent, d'exprimer notre surprise au

(1) A. Aulard, « Kant, écrits politiques ", introd. p. 8 et 9.

(2) ibidem iiitr. p. 9.

170 TROISIÈME PARTIE

sujet de la prétendue répugnance de Kant pour la tyrannie, alors que sa doctrine politique aboutit à l'anéantissement le plus complet de l'individu et au triompe de l'absolutisme !

M, AuLARD, faisant allusion à l'essai philosophique « De la Paix perpétuelle », dit que « Kant fut sensible à l'exemple de la « Révolution française, qui déclarant la guerre aux tyrans et la « paix aux peuples, parut n'admettre dans la société fraternelle « des nations que les nations qui auraient su faire, à l'exemple « de la France, la révolution de la liberté » (1).

Nous concédons que « l'idée essentielle de Kant, à savoir « qu'il n'y a de droit des gens qu'entre peuples libres, c'est l'idée « même des philosophes français du xviii'' siècle et des hommes « de la Révolution » (2).

Mais il s'agit précisément de savoir si son système politique assure la liberté des peuples.

Kant dit que la constitution civile de chaque Etat doit être républicaine et il entend par républicanisme « le principe polî- « tique de la séparation du pouvoir executif (du gouvernement) 0 et du pouvoir législatif « (3); il répudie la démocratie comme le régime du despotisme et il exige la forme représentative du gouvernement (4).

Mais nous savons que dans la doctrine politique de Kant la

(1) A. AuLAHD, " Kant, écrits politiques », introd. p. 4 et 5.

(2) ibidem introd. p. 4.

(3) Kant, .. Dt- la Paix perpétuelle », édition Aulard. V. op. citi., p. 53 et 54.

(4) IvANT, « De la Paix perpétuelle », éd. Aulard, ]). 54.

KANT 171

liberté des individus est engloutie par l'omnipotence de la divi- nité étatique. Dès lors son libéralisme s'écroule, car il importe peu de proclamer les droits naturels de l'individu si on ne garantit pas leur conserv,ation par la suite-

L'absolutisme de Horbes ne diffère de celui de Kant que par la base.

Le premier, en eiTet, répudie purement et simplement les droits naturels de l'individu après son entrée dans la société civile. Kant les mantient mais il ne leur assure aucune protec- tion et les laisse à la merci de l'autorité, qui peut les violer impunément.

Les deux doctrines aboutissent à l'absolutisme, quoique par des voies différentes, car ce serait folie et pure chimère que de croire en la vertu des gouvernants pour ménager les droits natu- rels de l'individu alors qu'il est en leur pouvoir de n'en tenir aucun compte. En tous les cas la prudence et la sagesse des gou- vernants constitueraient une base bien fragile pour la protection des libertés individuelles.

Cet absolutisme éloigne, à coup sûr, Kant des philosophes français du xviip siècle et des auteurs des Déclarations des droits de l'homme.

M. AuLARD examinant l'opposition de Kant à l'insurrection écrit :

« Ce qui paraîtra contradictoire, c'est que cet ami de notre « Révolution condamne, à plusieurs reprises, l'idée que les peu- « pies aient le droit de s'insurger contre leur gouvernement. « Il a écrit qu'il ne peut même y avoir dans la constitution « d'article qui permette « à un pouvoir de l'Etat de résister au « chef suprême, dans le cas il violei-ait la loi conslitution- « nelle », comme s'il voulait critiquer cet article 35 de la Décla-

172 TROISIÈME PARTIE

« ration des droits de l'homme et du citoyen placée en tête de « la constitution de 1793 » (1).

Il ajoute :

« Cependant comme il déclare criminel de changer par la « force « la constitution actuellement existante », on pourrait « dire qu'à ses yeux les Français qui, en 1789, n'avaient pas de « constitution, ne furent pas répréhensibles en se donnant une « constitution, même par la force, puisque leur roi ne voulait « pas leur en donner une » (2).

Cette idée aurait pu être soutenue si Kant était simplement liostile à la résistance par la force (contre le gouvernement) en vue de changer la constitution existante, mais nous savons qu'il répudie en général, sans conditions, toute résistance agressive contre l'autorité établie (contre l'autorité « actuellement régnante »), l'idée de souveraineté étant sacrée et d'essence divine. (V. suprà n'"* 61 et G3.) Il repousse l'insurrection même dans le cas de la plus insupportable tyrannie, (V. n" 64 et « De ce proverbe, etc. » , p. 365.)

Au surplus, lorsque Kant s'oppose à ce qu'un article de la constitution reconnaisse à un pouvoir de l'Etat le droit de résister au chef .suprême, il ne s'attaque pas seulement à l'art. 35 de la Déclaration des droits précédant la constitution jacobine (3), qui proclamait la légitimité de la résistance agressive tant pour le peuple que « pour chaque portion du peuple », mais il va beaucoup plus loin, en s'opposant à une résistance exercée par

(1) A. AuLARD, I' Kant, écrits politiques », introd. p. 1.3.

(2) ibidem ib. p. 14. t3) V. cet article dans notre introduction u" 4.

KANT 173

un pouvoir organisé, résistance qui revêtirait une forme légale (1).

M. AiLARD, poursuivant sa thèse pour prouver que Kant n'était pas entièrement hostile à l'insurrection, ajoute :

« Il est plus vraisemblable que, sujet du roi de Prusse et é^cri- « vant en Prusse, il n'a pas cru possible, si indépendant c][u'il « fût dans l'expression de sa pensée, de ne pas condamner le « droit à l'insurrection, dans un écrit qui était une apologie (' indirecte de la Révolution française. D'ailleurs, il trouve légi- « time une révolution qui a réussi « (2). et il cite le passage de Kant, celui-ci prescrit l'obéissance au gouvernement issu d'une insurrection. Eléments métaphysiques de la doctr. du droit », p. 183.)

Nous avons déjà montré (voir suprà n" 67) ce qu'il y a d'im- moral dans cette proposition de Kant puisque dans sa doctrine l'insurrection est criminelle en soi. Par ailleurs, les mots mêmes dont se sert M. Aulard, pour essayer de nous montrer en Kant un partisan de la révolution, militent au contraire pour la réfu- tation de cette thèse.

En effet, si Kant trouve légitime la révolution « qui a réussi », c'est qu'il neja considère pas comme telle lorsqu'elle a échoué.

Mais, du reste, Kant ne trouve pas légitime une révolution qui a réussi, puisqu'il continue à reconnaître les droits du

(1) Dans ce cas,- la résistance ne serait pas une insurrection, puis- qu'il n'y aurait pas une action directe du peuple contre le gou- vernement. On ne- se trouverait donc pas en présence d'une insurrection revêtant une forme légale, dont nous avons parlé ci-dessus. ÇV. 64, p 133, note 1).

(2) A. AuLAHD, " Kant, écrits politiques ■>, introd. p. 14.

l'f

174 TROISIÈME PARTIE

monarque déchu, qu'il considère détrôné injustement. (V. suprà 67).

Pour lui, la révolution ne se justifie pas par les causes qui l'ont provoquée, si justes soient-elles; elle n'est jamais légitime.

Voici ce que nous lisons dans l'écrit intitulé : « De ce pro- « verbe : cela peut être bon en théorie, mais ne vaut rien en pra- « tique » :

« Toute résistance à la i)uissance législative suprême, toute « révolte traduisant en acte le mécontentement des sujets, tout « soulèvement ayant le caractère d'une rébellion est le crime le « plus grand et le plus condamnable que l'on puisse commettre <( dans un Etat, car il en ébranle les fondements. Et cette défense « est absolue; aussi quand même ce pouvoir ou son agent, le chef « suprême de l'Etat, aurait été jusqu'à violer le contrat pri- « mitif, et se serait privé, aux yeux des sujets, du droit d'être « législateur, en rendant le gouvernement tyrannique, aucune « résistance ne serait encore permise aux sujets, etc. » (1) ,

Le culte aveugle que Kant prêche pour l'autorité l'oblige de I^rescrire l'obéissance absolue au gouvernement même issu d'une insurrection.

C'est alors qu'apparaît l'immoralité de cette doctrine puisque le philosophe de Kœnigsberg a deux poids et deux mesures pour les auteurs d'une même entrepi-ise, criminelle selon lui, suivant leur succès ou leur échec.

Il est sans pitié pour les auteurs d'une insurrection malheu- reuse. Ah ! si ces maladroits avaient fait preuve de plus d'habi- leté et de force, ils mériteraient les honneurs suprêmes dus à l'autorité, d'essence divine !

(1) IvANT, " De ce proverbe, etc. », loco cilato, p. 365.

KANT 175

Nous nous demandons, après cela, comment pourrait-on sou- tenir que les « Eléments métaphysiques de la doctrine du droit » de Kant sont une « apologie indirecte de la Révolution fran- çaise » ! Kant n'y affirme-t-il pas, en outre, que ce fut une grande faute de jugement de la part de Louis xvi d'avoir remis au peu- ple le soin de surveiller le Gouvernement car « le souverain pou- voir du monarque disparut tout à fait et passa au peuple » ? (p. 214, voir suprà n" 64), Et au sujet de l'exécution de Louis xvi, ne dit-il pas que ce fut « un complet renversement des princi- « pes qui règlent les rapports entre le souverain et le peuple « (celui-ci se constituant le maître du premier, à la législation « duquel il est redevable de son existence), etc. » ? (p. 181, note 1, voir suprà 65).

La vérité c'est que la doctrine politique de Kant aboutit à une opposition radicale avec les auteurs des Déclarations des droits de l'homme.

79. Prétendu enthousiasme de Kant pour la Révolution française

On a prétendu aussi que Kant était enthousiaste de la Révolu- tion française.

Nous trouvons dans un ouvrage posthume de M. Delbos le passage suivant :

« Il sahia avec enthousiasme la Révolution française, et s'il eut « en horreur les excès auxquels elle se porta, il persista à voir « en elle un fait souverainement décisif, qui témoigne que dans « l'humanité la pure idée du droit est capable de l'emporter sur « la force des préjugés » (1).

(1) Victoi- Delbos, « Figures et doctrines de philosophes », Paris 1918, Plon-Nourrit, p. 208.

176 TROISIÈME PARTIE

M. Sartiaux dit que la légende sur le prétendu enthousiasme de Kant pour la Révolution française, remonte à un article de Jules Barni, paru dans la « Revue de Paris » du 15 mars 1856 et intitulé : « Kant et la Révolution française » (1)

« Cet article, écrit-il, offre un exemple caractéristique d'obnu- « bilation de l'esprit critique par l'affectivité et d'auto-sugges- « tion progressive. L'auteur commence par décrire les senti- « ments qui « durent agiter l'âme de Kant » : « Comment n'eût-il « pas salué avec enthousiasme un pareil événement ? » écrit <( Barni en première page. Deux pages plus loin, il devient un peu " plus affirniatif : « Kant n'était plus jeune alors, mais à coup « sûr, il accueillit avec l'enthousiasme d'un jeune homme l'avè- (' nement et le début de notre Révolution. » A la page 499, ces « sentiments hypothétiques deviennent « des sympathies haute- « ment manifestées ». Enfin, page 502, l'auteur s'écrie : « J'ai dit « avec quel enthousiasme il avait salué l'aurore de notre Révo- « lution » (2) !

M. Sartiaux fait remarquer que dans tous les ouvrages publiés par Kant entre 1790 et 1797 on n'y trouve aucune expression de sympathie à l'égard de la Révolution française. « Ce grand « événement, écrit-il, n'est pas même mentionné sauf dans deux « brefs passages de la Métaphysique du droit il est fait allu- « sion à Louis xvi et à sa condamnation pour la flétrir avec « indignation )i. (3)

Bien plus, dans les 230 lettres réunies pour la période entre

(1) Voir Ile-vue de Paris, IT) mars 1856, t. 30, p. 481-508.

(2) F. Samtiaux, article cité. Revue positiviste internationale, ]" Janvier 1919, t. 22, p. 48.

(.'{) F. Sahtiaux, article cité. Revue positiviste internationale, 1'' Janvier 1919, t. 22, p. 49. Voir aussi supi'à n" 65.

KANT

177

1789 et 1804 en trois volumes dans l'édition des Œuvres com- plètes de Kant, par l'Académie des Sciences de Berlin (1901-1902, t. X, XI, XII), il n'est pas question une seule fois, dit M. Sartiaux,' de la Révolution française (1).

On trouve, toutefois, dans un écrit de Kant, publié en 1798 et intitulé: « le conflit des Facultés», le passage suivant :

« La révolution d'un peuple aux riches facultés spirituelles, « cette révolution, que nous voyons de nos jours sous nos yeux, « peut réussir ou échouer ; elle peut avoir accumulé des misères « et des forfaits, à tel point qu'un homme raisonnable, même « avec l'espoir de conduire à bien une seconde entreprise de ce « genre, ne pourrait pourtant se résoudre à tenter l'expérience « à pareil prix; et cependant cette révolution, dis-je, éveille « clans les âmes de tous les spectateurs (de ceux qui n'ont pas « pris eux-mêmes part au jeu) une sympathie dans les vœux, qui « confine à l'enthousiasme et dont l'expression n'est pas sans « danger et par suite repose sur une disposition morale de l'es- « pèce humaine » (2)

Kant reconnaît, par conséquent, que la Révolution française éveille une sympathie qui confine à l'enthousiasme, mais il ajoute que l'expression de celui-ci « n'est pas sans danger ». II se garde bien de recommander une entreprise de ce genre, qu'un homme raisonnable ne pourrait se résoudre à tenter une deuxième fois à un tel prix 1

Il y assiste en spectateur et pas précisément enthousiaste. A en croire Jachmann (un de ses biographes et disciples), « c'était

(Vj F. Sartiaux, article cité, Revue positiviste internationale, le-^ janvier 1919, t. 22, p. 49.

(2) Cité par M, Sartiaux, loco citato, p. 55.

178 TROISIÈME PARTIE

« le pur intérêt (1) d'un citoyen du monde et d'un philosophe « de pensée indépendante, qui assistait avec plaisr à une expé- « rience entreprise sur cette idée, abandonnée par la raison, « qu'il est possible de réaliser une constitution parfaite; exac- « tement comme un naturaliste assiste à une expérience qui a « pour objet de démontrer une hjpothèse importante. C'est en tant « qu'expérience de cette nature que Kant envisageait la Révo- « lution française et il n'avait aucun scrupule même comme bon « patriote à y arrêter sa pensée » (2). Lettres à un ami sur Emmanuel Kant »).

M. Sartiaux explique que Kant s'y intéressait surtout, d'après Jachmann, « comme à une expérience qui avait pour objet de « démontrer le bien-fondé de ses théories contre la révolu- ce tion » (3) .

Il réfute la légende d'après laquelle Kant aurait un jour changé l'itinéraire de sa promenade quotidienne pour aller au devant du courrier de France (art. cité p. 56, 57) et fait ressortir, à juste titre, le contraste entre la réserve du philosophe de Kœ- nigsberg et l'attitude enthousiaste de Schiller, Klopstock, ScHUBART et de Fichte, qui prenait passionnément parti pour la Révolution en 1793, en pleine Terreur.

A quoi se réduit, après cela, le prétendu enthousiasme de Kant pour la Révolution française ?

Le philosophe.de Kœnigsberg ne s'est-il pas, d'ailleurs, dérobé aux offres que lui fît faire Sieyès pour se mettre en rapports avec lui ? (V, Sartiaux, article cité p. 58).

<1) Il s'agit de l'intérêt que Kant prenait aux nouvelles de France.

(2) Voir Sartiaux, article cité, loco citato, p. 57.

(3) ib. p. 58.

KANT 179

Nous conclurons par ces paroles de Barni (qui n'est cependant pas suspect d'hostilité à l'endroit de Kant) : « Sujet de la monar- '< chie prussienne, il avait, en quelques sorte, sucé avec le lait, '- il avait respiré avec l'air natal cet esprit monarchique, qui « incarne l'Etat dans un homme et de cet homme fait un homme « irresponsable et sacré » (1).

(1) Barni, article cité, I^evue de Paris, 15 mars 1856 t. 30, p. 501.

CONCIvUBIOK

80. Quelle est la vérité sur le droit d'insurrection ?

Entre l'absolutisme de Hobbes, le culte mystique à l'autorité, de Kant, et le libéralisme de Locke qui accorde au corps social le droit de sanction contre les violations de ses droits par les gouvernants, quelle est la vérité ?

Le droit d'insurrection est-il vraiment sacrilège envers la divinité étatique ? Au surplus, contribue-t-il à semer un facteur d'anarchie dans la société ?

Pour répondre à ce problème délicat, il y a lieu de passer en revue quelques principes fondamentaux de la science politique et de les examiner tant au point de vue de la philosophie juridique que du droit public.

Cela nous amène à tracer très rapidement une esquisse d'une théorie du droit d'insurrection.

81. La souveraineté appartient au peuple

Le principe à la base du droit public moderne, dans les pays démocratiques, est qu'un peuple a le droit de disposer de soi-même; il est libre de diriger ses destinées.

182 CONCLUSION

La souveraineté réside, en effet, clans le corps social : la nation.

Cette idée a été proclamée par l'art. 3 de la Déclaration des droits de riiorame de 1789 : « le principe de toute souveraineté réside « essentiellement dans la nation ; nul corps, nul individu ne peut a exercer d'autorité qui n'en émane expressément ».

Elle est renfermée aussi dans l'art. 1 du Titre m de la constitution de 1791, dans Fart. 1 de la constitution de 1848 et dans plusieurs constitutions étrangères. C'est le principe de la souveraineté nationale.

Que la société se soit formée par un contrat, hypothèse purement rationnelle d'ailleurs, ou par l'évolution naturelle, nous n'avons pas à l'examiner ici.

Il s'agit de savoir si, à un moment donné, dans une société organisée, le petit groupe d'individus qui détient l'autorité a des droits de puissance sur l'immense majorité des citoyens.

Incontestablement non. Les hommes naissent tous égaux et personne n'a un droit de commandement sur l'autre. La société a pour fin la conservation et le libre développement de l'individu ; elle existe dans l'intérêt de tous et c'est à la collectivité qu'il appartient de décider de son sort, d'indiquer les directives générales de la réglementation des affaires publiques.

L'expression de la volonté générale se traduit nécessairement par une majorité, l'unanimité étant matériellement impossible à obtenir. Mais la minorité a certes des droits très respectables et il faut lui assurer un minimum de garanties, en lui permettant d'exprimer librement sa pensée.

On réalise cet idéal par la liberté de la presse, la liberté de réunion et une représentation proportionnelle qui permette à toutes les opinions d'être représentées.

Le pouvoir appartient donc au corps social. Celui-ci, ne pouvant

CONCLUSION 183

l'exercer directement, le délègue à des hommes qu'iJwcroit dignes de sa confiance ; les gouvernants.

82. Délégation du pouvoir '^'

La délégation du pouvoir du peuple aux gouvernants confère à ceux-ci l'exercice de la souveraineté au nom de la nation.

Il ne s'agit pas d'un mandat impératif (2), dans le gouvernement représentatif tout au moins, car les représentants de la nation disposent certes d'une liberté et d'un large pouvoir d'appréciation pour la conduite des affaires du pays.

L'opinion publique, si éduquée soit-elle, ne peut qu'indiquer les directives l'orientation à donner dans la solution des grands problèmes dont dépend la vie de la nation.

Le pouvoir exécutif surtout, malgré sa subordination au pouvoir

(1) Il s'ayit ici de la délégation originaii'e du pouvoir du peuple.

C'est un principe dominant en droit public que la fonction ne se délègue pas. Le fonctionnaire est investi d'une compétence en consi- dération de ses aptitudes personnelles, de la confiance qu'il inspire. Il est, dès lors, tenu de remplir sa mission personnellement.

La puissance législative ne se délègue pas. V. Esmeîn, « Déléga- tion du pouvoir législatif », dans la Revue polit, et parlementaire, 1894, t. I, p. 200 et suiv.

La délégation de fonction (pour les fonctionnaires proprement dits) constitue l'exception. Elle n'est possible qu'en vertu d'une loi ou d'un règlement.

V. DuGUlT, Traité de droit constitutionnel, 1911, t. I, p. 483 et

suiv. Jèze, Les principes gén. du d' admin. 1914, p. 471 et 503.

(2) V. EsMEiN, les deux formes de gouvernement. Revue du droit

public, etc. 1894, t. I, p. 15 et euiv. M. Hauriou, dans ses « Principes de droit public », 2^ édit., 1916, p. 614 et suiv., fait le procès de la souveraineté nationale et

184 CONCLUSION

législatif, doit avoir la possibilité de se mouvoir librement, dans les limites de la loi, pour prendre toute décision nécessitée par les circonstances, afin d'assurer le fonctionnement régulier et continu des service» publics. Les lois ne peuvent tout prévoir ; elles ne posent parfois que des principes et c'est au gouvernement à régle- menter tel état de choses dont le législateur ne lui a donné qu'une directive.

Dans ses rapports avec l'extérieur, il a une certaine latitude pour négocier des traités, etc., mais il doit autant que possible ne pas s'écarter des vœux de l'opinion publique.

Les gouvernants jouissent donc d'un pouvoir d'appréciation que l'on appelle, lorsqu'on considère le pouvoir exécutif, un « pouvoir

considère la délégation comme « une théorie de gouvernement révo- lutionnaire » (p. 638).

11 reproche à cette théorie de considérer que la souveraineté de la nation est la même que celle dont les représentants ont l'exercice ( « la souveraineté de gouvernement »), d'identifier le corps électo- ral et la nation et d'aboutir par le mandat impératif à un système de « représentants domestiqués ».

Nous avons reconnu que la souveraineté nationale se traduit en fait par l'expression de la majorité il ne peut en être autrement Le corps électoral n'est certes pas toute la nation mais c'est l'or- ganisme qui s'en rapproche le plus. Au surplus nous avons repoussé (v. supra 76) la conception absolutiste de Rousseau sur l'infailli- bilité du législateur et la souveraineté illimitée.

Mais nous ne pouvons admettre que le gouvernement possède une « souveraineté autonome » et « contemporaine » de la souveraineté de la nation (Hauriou, op. cit. p. 651 et suiv.) et que le problème si capital de la souveraineté se réduit en somme à une « gestion d'affaires ».

Le cadre restreint de notre étude ne nous permet pas d'insister sur tous ces points. Ajoutons simplement que le reproche du mandat impératif est immérité car celui-ci n'existe pas nécessairement dans le gouvernement représentatif mais dans le gouvernement direct.

CONCLUSION 185

discrétionnaire », ce qui ne signifie nullement que le gouvernement doit sortir de la légalité.

Il doit, en effet, rendre compte de sa gestion et obtenir l'adhésion de la nation, car il agit en son nom. «

Le contrôle des représentants n'existe pas malheureusement dans la plupart des pays. A la fin de chaque législature ils rendent seule- ment compte de leur mandat devant leurs électeurs. Ceux-ci leur maintiennent ou leur retirent leur confiance.

Le contrôle du gouvernement se réalise par la mise en jeu de sa responsabilité politique (dans le régime parlementaire) devant le Parlement, celui-ci étant considéré comme la représentation nationale.

Mais ce contrôle n'existe pas dans tous les régimes. TD'autre part, il est des cas où, même dans le régime parlementaire, il est impos- sible ou inopérant (v. supra n" 66 et infra no 84).

C'est alors que se pose la question du droit d'insurrection (y. ci- dessous 8i).

83. L'autorité politique exerce une fonction

L'autorité politique, qui détient la puissance de commander, n'exerce pas un droit de souveraineté, mais une fonction.

Le droit suppose en effet un bénéfice au profit de celui qui en est titulaire, or les gouvernants n'administrent pas à leur profit mais pour la satisfaction des intérêts généraux. Suivant une maxime bien connue, « la fonction n'est pas créée pour les fonctionnaires mais cxxx ci sont faits pour la fonction ».

II en est ainsi dans les pays démocratiques, qui proclament les droits sacrés et intangibles des individus, antérieurs et supérieurs à 1 Etat.

186 CONCLUSION

La doctrine absolutiste de Hobbes au profit de ce « grand Levia- than » qui a tous les droits sur les sujets, est inadmissible en tant que contraire à la réalité.

Les individus existent avant la création de l'Etat et les droits qu'ils y conservent (notablement réduits dans l'intérêt général) ne sont pas des droits concédés par le bon plaisir du prince mais des droits véritables qui leur appartiennent en propre.

L'affirmation que le peuple se dissout sitôt qu'il a investi le monarque (v supra n" 18) est une hypothèse fantaisiste, qui n'est basée sur aucune donnée précise et qui, au surplus, est démentie par les faits.

L'examen des événements quotidiens nous montre qu'un peuple conscient de sa valeur et de sa force, loin d'avoir abdiqué tous ses droits au profit du chef de l'Etat, tend au contraire à s'ingérer de plus en plus dans les affaires publiques.

Il ne croit pas aux idoles et veut savoir le mènent ses gouver- nants. Il leur réclame des comptes.

Tant il est vrai que la souveraineté nationale a'est pas seulement un principe de droit dégagé par la raison mais aussi, comme le re- marque M. JÈzE, une force sociale ^i», en vertu de laquelle un peu- ple parvenu à un certain niveau de culture et de morale chasse à coups de révolution quiconque tenterait de l'opprimer.

La doctrine de Hobbes sur l'omnipotence du souverain, à la suite de l'absence de toute obligation personnelle de ce dernier envers les sujets, aboutit à la création du droit, de toutes pièces, par ce despote.

Et l'auteur de « Leviathan » ne s'en tient pas là, mais proclame

(1) V. JÈZE, cours do droit pul)lie professé à la Facultr île dniil de Paris (lieenco) en 1916-1917.

CONCLUSION 187

que ce monstre tout puissant n'est pas soumis aux lois civiles (v. su- pra n" 12), ce qui est la négation de tout le droit public.

Est-il besoin d'insister sur la monstruosité de pareille doctrine ? Non seulement l'Etat est libre de modifier la loi à son gré. sans commettre aucune injustice à l'égard des sujets, mais tant que la loi édictée par lui subsiste, il est encore libre de ne pas s'y confor- mer, de la violer, celle-ci ne concernant que les rapports entre les particuliers !

Ainsi donc, ce qui est injuste de la part des sujets peut ne pas l'être lorsqu'il est accompli par lui !

Un tel régime d'arbitraire ne tend rien moins qu'à la suppression des individus et se trouve en antinomie complète avec la conception moderne de la liberté.

Comme le dit très bien notre éminent maître M. le Doyen Lar- NAUDE, « l'idée essentielle qui est à la base des libertés individuelles « c'est que l'individu a une sphère d'action qui lui est propre dans « le milieu social il évolue... ; il ne peut être dérangé dans cette « sphère par d'autres individus, il peut même en chasser l'état ».

C'est l'idée du recours contentieux, par lequel l'individu victime d'une violation de son droit par un agent de l'autorité, peut intenter un procès contre l'Etat pour en demander réparation et l'obliger ainsi à respecter la règle de droit qu'il a édictée.

Le grand mérite de Locke a été de proclamer que le fondement de la société réside dans le consentement commun, des membres qui la composent et d'avoir affirmé que le pouvoir des gouvernants (délé- gué par la collectivité) est limité par les droits naturels des indi-

(1)V. Larnaijde, « Les garanties des libertés individuelles », cours professé à la Faculté do Droit de Paris (doctorat) en 1917-1918.

188 CONCLUSION

vidus, dont ils doivent assurer la protecti'^n (v. supra nos 33 à 37

incl.).

Il y a le f;ernie de la doctrine démocratique moderne débarras- sée de l'influence théocratique de saint Thomas d'Aquin et des autres scolastiques qui faisaient remonter la souveraineté à Dieu (i>.

Nous avons vu que Locke parle souvent du « recours au Ciel », toutes les fois que le peuple résiste contre l'autorité, et s'en remet à Dieu pour juger cette résistance (v. supra n^^ 29, 47, 52 ), mais il n'en est pas moins vrai que dans sa doctrine, la société est fondée sur un contrat, conclu avec le consentement des membres de la col- lectivité, et à aucun moment il ne fait intervenir l'idée divine pour l'explication de la souveraineté temporelle.

Ce contrat est-il dans l'esprit de LocKe uiî« hypothèse rationnelle ou une vérité historique?

iNous avons vu que le philosophe semble admettre que ce contrat est un fait, quoique' non contrôlé par l'histoire (v. supra no 31), mais cette question ne nous intéresse pas ici.

Retenons simplement que, pour lui, à un moment donné, l'auto- rité politique n'agit pas en tant que maîtresse sur les sujets mais en temps que chargée par la nation de veiller à sa conservation et à son salut.

(I) Il ya lieu de remar<[uer que la doctrine scolastique n'est théocratique que quant h "fea hase, en tant qu'elle considère le pdiivoir en soi comme étant d'essence divine. Mais elle reconnaît à la société le pouvoir de s'organiser et de clioi.sir son chef. A cet égard, elle se rapproche "tle la doctrine iléinocratique. La coailjinoisou de la théocratie avec la démocratie se traduit par la formule : « oiiinis poteslas a Deo per popolum ».

Gomp. Ghénon, « La théorie catholique delà souv. nat. », Pari.s, 1898, p. 13.

CONCLUSION 189

C'est la seule explication qui nous paraît garantir les droits de l'individu, antérieurs et supérieurs à l'Etat, et qui lui appartiennent en propre.

On a contesté, il est vrai, les droits naturels de l'individu en ob- jectant que l'horame a toujours vécu en société et que, n'ayant jamais été entièrement libre, il a, de tout temps, été lié par l'interdépen- dance sociale.

M. DuGUiT, notamment, a donné une forme juridique à cette théo- rie en tondant le droit sur la solidarité sociale. (')

Le droit objectif, d'après lui, étant fondé sur la solidarité sociale, le droit subjectif en dérive directement et logiquement.

En effet, dit M. Duguit, l'individu étant par le droit objectif obligé de coopérer a la solidarité sociale, ilen résulte qu'ila le droit de faire tout acte par lequel il assure le respect de cette interdépendance i'-)

Nous n'avons pas à discuter ici cette question.

Remarquons, toutefois, que quelle que soit la nature que l'on attri- bue aux droits subjectifs, qu'on les appelle droits naturels ou droits sociaux, comme le voudrait M. Duguit, ils constituent une limitation à la puissance de ceux qui détiennent l'autoriié politique.

Le savant professeur atiirme, effectivement, que la puissance des gouvernants est limitée par la « règle de droit » (droit objectif fondé sur la solidarité sociale) et nous avons vu qu'il reconnaît à l'indi- vidu le droit de faire tout acte qui en assure le respect. <3i

(1) V. Duguit, Ti-aité de droit constitutionnel, 1911, T. I, p. 17.

(2) , il). il). [). 19.

(3) , ib. il), p. 48et suiv. Voir au.ssi sur lou.s ces points, « L'Etat, le droit objectif et la loi

positive », Paris, 1901, du même auteur.

M. Duguit est d'ailleurs partisan du droit d'insurrection. V. Traité de Dt const. T. Il, p. 173.

190 CONCLUSION

Le culte mystique de Kant pour l'autorité n'est pas moins oppres- sif des libertésindividuelles.

Ce prétendu libéral, après avoir proclamé les droits innés des indi- vidus, ne leur assure aucune protection et bien pis, confère à la sou- veraineté un caractère divin avec des droits sur les sujets ! (v. supra no 61).

Sa doctrine a exercé une influence néfaste sur les juristes alle- mands contemporains qui, en faisant de l'I^tat un être réel distinct des sujets et titulaire de droits de puissance sur ces derniers, ont fini par proclamer que le droit lui-même est créé par lui.

Ils ont édifié, il est vrai, à titre de correctif la fameuse théorie de r « AuTo-LiMiTATioN )) de l'Etat ('^, garantie illusoire cependant pour les sujets, car si l'Etat en limitant sa puissance leur concède certains droits, il reste entièrement libre de les leur retirer.

La vérité est que «l'autorité politique exerce une fonction, qui lui confère des obligations envers le corps social. (2)

84. Légitimité du droit d'insurrection in extremis en cas de menace contre le corps social.

Nons avons déjà signalé que le corps de la nation est souverain, que les gouvernants sont des mandataires tenus d'exécuter les volon-

(1) Sur V « auto-limitation » de l'Etat voir

DuGUlT, « La doctrine allemande de rauto-limitation de l'Etat », dans la Revue du droit public, 1919, T. 36, p. 161 et suiv.

(2) V. BerthÉi.emy, Exercice delà souveraineté par l'autorité admi-

nistrative » dans la Revue du dr. publie, 1904, T. 21, p. 211. « Le fondement de l'aulorilé [)olitique » même re-

vue, 19l.^>, T. 32, p. 663 et suiv.

CONCLUSION 191

tés du peuple et que celui-ci se réserve par conséquent le droit de sanction en leur maintenant sa confiance ou en la leur retirant.

Nous avons indiqué (v. supra no 82) que le contrôle du pouvoir exécutif s'exerce dans le régime parlementaire par le Parlement, composé de la représentation nationale. Dans certaines démocraties, il y a aussi le référendum et le plébiscite.

Mais il y a des pays oi; la représentation nationale n'existe pas (pays absolutistes règne la confusion des pouvoirs au profil du souverain).

D'autre part, dans les pays elle existe, la représentation natio- nale peut n'être pas légale (cas des élections faites en violation de la loi, sous la pression du gouvernement, de manière à favoriser le parti au pouvoir) ; elle peut être le fruit d'une loi électorale impo- sée par le prince et qui n'assure pas du tout l'expression de la vo- lonté générale. Elle a pu être réduite à néant par la dissolution du Parlement.

Il peut arriver, eu outre, que le Parlement trompe la confiance de ses mandants et édicté des mesures portant atteinte aux libertés in- dividuelles proclamées par la Constitution. Une solution désirable, dans ce cas, serait le recours juridictionnel contre l'inconstitution- nalité des lois, d) Mais ce recours n'existe pas dans tous les Etats.

(1) Sur Pinconstitutionnalité des lois aux Etats-Unis, voir la remarqual)le étude de M. Larnaude, publiée dans le Bulletin de la Société de législ. comparée, 1902, t. 31, p. 175 à 229.

Pour la Grèce, voir : Rev. du droit public, 1906, t. 23, p. 795 et s.

Pour la Roumanie, voir : Rev. du ilroit [lublic, 1912, t. 29, p. 1.53 et 365.

Et BerthÉlemy, note sous trib. d'ilfov (Roumanie) dans Sirey, 1912-4-9.

192 CONCLUSION

Le pouvoir législatif peut aussi faire cause commune avec le gou- vernement et ratifier une politique contraire aux volontés de la nation (ce serait le cas d'un Parlement composé en majorité par les membres du parti au pouvoir).

11 est plus sage certes, dans cette circonstance, pour le corps social, d'attendre les prochaines élections et d'envoyer au Parlement de nouveaux mandataires plus fidèles interprètes de sa pensée, mais encore faut-il que ces élections soient prochaines et qu'il n'y ait pas une menace contre la vie de la nation.

Nous ne pouvons insister ici sur tous ces points et nous dirons simplement que le droit d'insurrection est légitime toutes les fois que le peuple est soumis à un régime lyrannique (absence de cons- titution garantissant les libertés individuelles, oppression sous un joug étranger), qu'il est victime d'une violation de ses libertés (garanties par la Constitution) par l'absolutisme des gouvernants, ou enfin qu'il se trouve conduit à sa ruine par une politique exté- rieure contraire à ses volontés.

On ne pourrait contester alors au peuple la légitimité du recours à la force pour annihiler son joug et parer à la menace qui l'atteint dans son droit de conservation et dans la libre disposition de son sort.

Nous nous rallions ainsi sans réserves à la thèse formulée magis- tralement par Locke sur la légitimité du droit d'insurrection comme une ressource extrême contre la menace dont le corps social est la victime (v. supra n^^ 45 à 48).

Sur l'incoiislitutionnalitô des loi.s en P'rance :

V. Hauriou, note .sous Cens. d"Etat, 7 août 1909, dans Sirey,

1909-3-147. * et note sous G. d'Etat, 1er u^ar.s 1912, dans Sirey,

1913-3-137.

CONCLUSION 193

Lorsque le peuple ne peut obtenir satisfaction de ses droits par les voies légales et que tout espoir de conciliation avec ses gouvernants a disparu, il ne saurait se résoudre à se laisser étouffer par le i:>on caprice de quelque dictateur, alors qu'il est souverain.

La résistance du peuple (c'est une résistance collective) est donc un moyen nécessaire pour assurer son droit de conservation et son libre développement, mais on ne saurait admettre que l'individu victime d'un acte illégal de l'autorité s'oppose à son exécution par la force. (1)

La résistance aggressive individuelle crée une perturbation dans le bon fonctionnement de l'administration, menace l'ordre public et tend à substituer un régime anarchique à celui de l'ordre et de la stabilité.

Dans une société policée, personne ne doit être son propre juge et se substituer à l'organe régulier chargé de rendre la justice. La base de toute organisation politique est certes l'individu i'^) et les gouver- nants ont pour mission d'en garantir la conservation et le libre développement, mais le droit de l'individu n'est pas absolu et se trouve subordonné aux droits de la collectivité. L'individu a abdiquer une partie de sa liberté dans l'intérêt général, sans toutefois devenir esclave.

S'agit-il d'une mesure qui ne vise quun particulier, d'une illégalité qui porte atteinte à ses droits, à ses intérêts : tel le cas d'une arres-

(1) Nous ne visons ici que la résistance individuelle agressive.

La résistance individuelle passive et même défensive, lorsqu'elle n'est pas accompagnée de violences, n'est pas en principe attenta- toire à l'ordre public.

(2) « Le but de toute association politique est la conservation des droits « naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, « la sûreté, la propriété et la résistance à l'oppression. »

Art. 2 de la Déclaration des droits de 1789.

194 CONCLUSION

tation illégale, d'une délimitation abusive du domaine public mari- time ou fluvial, d'une taxation indue, de toute décision administra- tive arbitraire, quelle que soit la répugnance et la révolte de la conscience devant pareille iniquité, il est préférable pour le bon ordre et l'intérêt de tous que le particulier victime d'une violation de son droit s'y soumette d'abord, quitte à en exiger la réparation devant les tribunaux compétents. ii>

C'est le système de l'exécution préalable.

Mais s'il s'agit d'une mesure générale qui supprime un droit indi- viduel garanti par la Constitution ou même en suspend l'exercice, et dans l'exemple ci-dessus concernant une mesure spéciale, si la sanc- tion prévue pour la réparation de la violation d'un droit vient à être supprimée (ce n'est plus le droit du particulier qui est lésé mais celui de tous, à la suite de cette suppression) il y a incontestablement une atteinte contre le corps social.

Il faut signaler ici un principe fondamental de droit public, en vertu duquel ce qu'il est permis à un individu de faire sans risque de compromettre la paix publique, pourrait devenir dangereux s'il était permis à plusieurs d'y tendre par une action concertée. Si une personne peut librement se promener dans la rue, sans qu'il y ait aucun danger pour la sécurité publique, plusieurs personnes rassemblées pourraient porter une certaine perturbation par une manifestation. C'est la réglementation du droit de réunion qui se pose.

(1) Il'n'y aurait guère, ou à peu près, que le dommage causé à un indi- vidu par l'exécution d'une loi inconstitutionnelle qui resterait sans réparation (dans les pays le recours pour inconstitutionnalité n'existe pas), mais alors il y a aussi une menace éventuelle contre toute la collectivité et la résistance du corps social serait légitime, auquel cas la résistance individuelle perd de son intérêt.

CONCLUSION 195

Ce même principe a préoccupé le législateur pour le droit de ^ grève, le droit d'association, etc.

En d'autres termes, on met en opposition l'action isolée, générale- ment sans grande portée, d'un seul avec celle concertée, de plu- sieurs, dont l'accomplissement peut avoir des conséquences graves dans la vie du pays et on cherche dans quelle mesure on pourrait accorder à plusieurs un droit en vue d'un but commun, sans com- promettre la paix publique.

Nous avons vu que la résistance agressive individuelle aux actes illégaux de l'autoiité doit être répudiée d'une société policée dans l'Intérêt supérieur de l'ordre public.

Mais alors, pourra-t-on objecter, en vertu du principe ci-dessus ne faut-ii pas conclure qu'a fortiori toute résistance collective, revêtant le caractère agressif, doit en être également bannie ?

Non. Une résistance agressive collective qui serait l'œuvre de quelques individus ou d'une classe ne saurait évidemment être tolérée, mais si elle émane de la grande majorité de la nation elle est légitime et nécessaire et la contradiction n'est ici qu'apparente.

Le principe en question commande de peser judicieusement l'op- portunité et la légitimité d'une action collective en regard de l'intérêt de tout le corps social, de I'intérêt général.

Les intérêts particuliers sont subordonnés aux intérêts généraux.

Quels que soient les intérêts respectables de toute une classe corporative, celle-ci ne peut prétendre à dominer toute la nation et à lui faire imposer par la force ses volontés. Au-dessus d'elle il y a le pays, qui concentre toutes les classes sociales. <^i>

(1) Il n'y a pas lieu de traiter de la révolution sociale dans la présente étude, qui ne concerne que la révolution politique.

La révolution sociale dépasse de beaucoup le cadre de la révolution

196 CONCLUSION

Chacune d'elles poursuit assurément un but égoïste et recherche que la satisfaction de ses propres intérêts. %

La volonté générale décide des destinées du pays.

Ce n'est pas la somme des intérêts individuels et égoïstes mais la CONCILIATION de tous les intérêts des classes corporatives, avec leurs concessions réciproques pour le bien-être commun.

Cette volonté générale n'est malheureusement pas l'unanimité. Il est par trop difficile de s'entendre sur tous les points dans des inté- rêts si considérables et contradictoires, mais elle doit se manifester dans un bon régime politique par la majorité issue d'un système de représentation proportionnelle, dans lequel la minorité ait ses repré- sentants.

Proclamer, comme Lénine, que la majorité doit écraser jusqu'à

jjolitique ; elle prend un caractère international en cherchant à ins- taurer au pouvoir le prolétariat mondial.

Pour certains de ses apôtres, la suppression de toute autorité serait mcine son but. Les anarchi.stes l'affirment nettement. A en croire les bolchévi.stes, la dictature du prolétariat ne serait qu'une pha.se transi- toire.

V. sur tous ces points, GiDÊ et RiST, o histoire des doctrines écono- miques;», 3e éd. 1920, p. 730 à 770.

On prétend que la classe prolétarienne constitue l'immense majo- rité dans tous les pays et que, par suite, elle a le droit de conquérir le pouvoir.

C'est po.çsible, mais les prolétaires sont loin d'être d'accord sur la manière dont ils entendent diriger leurs destinées et assurer leur bonheur.

Leurs conceptions aboutissent à des régimes sensiblement dift'é- rents.

On peut être prolétaire sans partager ni les élucubrations des anar- chistes ni le communisme intégral.

Dès lors, les violences de quelques meneurs pour l'application de leurs rêves destructeurs de la société ne sauraient justifier une révo-

CONCLUSION 197

l'anéantissement complet la minorité 'i», c'est édifier un régirne monstrueux et tyrannique.

Si le corps social est menacé dans ses droits les plus sacrés, la résistance collective opposée par le peuple est légitime car il ne s'agit plus d'une action de plusieurs individus représentant une classe mais de la majorité, expression de la souveraineté nationale.

Cette résistance collective, I'insurrection, est donc le salut suprême pour la sauvegarde de la vie de la nation. Le peuple a le droit de disposer de soi-même, de diriger ses destinées.

85. Réfutation des objections opposées contre le droit dMnsurrection

Nous avons déjà combattu (v. supra 83) la doctrine absolutiste de HoBBES sur l'attribution au souverain de droits absolus, qui lui

lution qui ne serait pas approuvée par la grande majorité des prolé- taires.

Il faut reconnaître cependant que si, en théorie, la révolution poli- tique est dislincte delà révolution sociale, en fait, les considérations sociales ne sont pas complètement étrangères môme à une révolution politique.

On a dit que a toutes les révolutions purement politiques étaient provoquées par les fermentations sociales qui s'y rattachaient. »

(V. Gustav Sghmoller, a Politique sociale et économie politique », Paris 1902, Giàrd et Brière, p. 125.)

C'est donc plutôt l'ampleur des réformes sociales et leur degré qui distinguent ces deux catégories de révolutions.

Quoi qu'il en soit, nous n'avions à examiner ici que le principe de la résistance du peuple contre l'autorité indépendamment des buts poursuivis.

Ce principe est le même qu'il s'agisse de révolution politique ou de révolution .sociale : c'estje droit pour le peuple de déciderde son sort, droit qui se traduit en fait par l'expression de la majorité.

(1)Y. HiST, « La doctrine sociale de Lénine », dans la Revue d'Eco- nomie Politique, sepl.-oct. 1919, p. 575-588.

198 CONCLUSION

confèrent le pouvoir de gouverner à sa guise sans encourir aucune réprobation ou pénalité de la part des sujets.

Nous avons repoussé également (v. suprâ no' 6i et 83) le culte mystique que Kant prêche à l'égard de l'autorité, qui est, à ses yeux, sacrée et d'essence divine.

Il y a lieu d'insister maintenant quelque peu sur l'accusation formulée par Kant contre le droit d'insurrection au sujet du « re- tour à l'état de nature », du lait du renversement de l'autorité exis- tante (v. supra n" 63).

Après cela, nous examinerons l'objection : que le peuple en s'in- surgeant se rend juge et partie dans sa propre cause, et nous passe- rons enfin en revue quelques objections de fait, opposées contre l'insurrection.

Voyons, tout d'abord, dans quelle mesure l'insurrection porte atteinte à l'ordre public et si cette atteinte est suffisante pour con- damner ce droit suprême pour le peuple d'assurer sa conservation et son libre développement, en cas dejpéril de sa vie.

Objection tirée de l'ORDRE PUBLIC

11 est certain que le mouvement révolutionnaire contre le gouver- nement entraînera, pour un certain laps de temps, une perturba- tion dans les affaires publi<)ues.

C'est une conséquence inévitable et bien naturelle de l'imperfec- tion des sociétés humaines.

La transition entre cette période de crise et le retour à la vie nor- male ne sera pas immédiate. Des excès pourront être commis par les exploiteurs de cet état anarchique transitoire (il y en a toujours).

Mais alors, ne serait-il pas à craindre que les bienfaits d'une insurrection ne soient la rançon de sacrifices bien plus considéra-

CONCLUSION 199

blés, dont ils ne valent pas l'aune ? Le mal qu'il s'agit de réparer est-il supérieur à celui qui peut découler momentanément du recours à l'insurïection ?

Toute la question est là. Aussi, il y a lieu d'examiner ce que c'est que l'ordre public et à quoi il répond.

L'ordre public c'est la discipline sociale, nécessaire au bien-être commun et à la stabilité de la vie de la nation.

Il exige que chacun soit à sa place et ne se départisse pas de sa sphère d'action, du rôle qu'il doit remplir pour l'intérêt général. L'ordre public existe donc pour l'intérêt général. Il veille à la conservation, à la défense et, dans une certaine mesure, à la moralité du corps social.

La polygamie, admise chez les musulmans, est considérée comme immorale dans les pays occidentaux, qui laproliibent sur leur terri- toire même à l'égard des étrangers immigrés à qui elle est permise par leur loi i ationale.

Mais en n'envisageant que les pays d'une même civilisation, on voit que chaque peuple a, en dehors des idées communément admises par tous les autres, des traditions, résultat d'influences diverses qui ont contribué à travers les siècles à la création de conceptions par- ticulières sur certains sujets, à la formation d'un esprit qui lui est propre.

Ces idées lui sont chères et il les défend énergiquement.

En d'autres termes, l'ordre public tend à la garantie de l'intérêt général, et par contre coup à la protection des droits individuels : sûreté, liberté, propriété.

Mais lorsque l'intérêt général est compromis par une violation des droits du peuple de la part des gouvernants que devient l'ordre public ?

Il se trouve lui-même atteint et se réduit à la protection des

200 CONCLUSION

droits individuels à leur tour diminués (en supposant qu'ils ne soient pas entièrement supprimés).

L'ordre public devient surtout un épouvantail dressé au profit des ambitions du dictateur, c'est l'asservissement à V « ordre » du prince, à son caprice, à son bon vouloir.

Nous voulons bien concéder que le i*enversement de l'autorité peut produire le résultat fâcheux de laisser, pendant un certain temps, le pays sans chef, sans police et de transformer momenta- nément la société en un état anarchiquedans lequel il est à craindre pour la sécurité, la vie et la propriété des citoyens.

Ceux-ci seront, en effet, exposés aux méfaits des malfaiteurs qui donneront libre cours à leurs tristes exploits, puisque la crainte d'une sanction fera défaut.

En attendant l'instauration d'un gouvernement régulier, les citoyens n'auront par conséquent que de faibles garanties contre le brigandage.

Des excès de représailles pourront aussi être commis par la foule, enivrée de sa liberté reconquise, contre ceux qu'elle croira être les complices de ses oppresseurs.

Il faut déplorer enfin le sang qui sera versé jusqu'au rétablisse- ment de la vie normale.

Mais dans l'hypothèse la plus pessimiste même, tous les excès susmentionnés n'atteindront que certains individus, un assez grand nombre peut-être mais pas tous. l's sont d'ailleurs momentanés. (D

(1) Gela n'empêche pas qu'ils puissent revêtir un caractère définitif et irréparable pour ceux qui en auront été les victimes.

Mais ces excès .sont momentanés en ce sens qu'ils ne se déroule- ront que pendant un certain temps, qu'ils ne se répéteront pas indé- finiment.

CONCLUSION 201

Les intérêts particuliers seuls en souffriront, tandis que, dans le cas d'une soumission absurdedevantl'oppression dont la nation est la victi- me, c'est le corps social tout entier ({ui sera atteint et en permanence. Quoi, pour éviter certains dommages momentanés à des particu- liers, la nation entière serait bâillon née et privée de la revendication des droits qui lui appartiennent?

La raison, le simple bon sens, ne peuvent admettre pareil suicide. Devant la menace éventuelle et momentanée de certains intérêts particuliers, la menace présente et durable de l'intérêt général n'est-elle pas la plus inique et la plus monstrueuse ?

Poser la question, c'est la résoudre, aussi n'y a-t-il aucune hési- tation à affirmer que le peuple aura le droit de reconquérir par la force ses di'oits violés au détriment de sa conservation et de son libre développement.

Les quelques lésions qui pourront découler momentanément de l'insurrection au détriment de certains particuliers, seront large- ment compensées par les bienfaits durables dont profitera tout le corps social.

Nous avons fait théoriquement la part des inconvénients qui résulteraient dans la période de crise à la suite du relâchement des rouages de l'Etat.

Mais en fait, y aura-t-il vraiment paralysie complète des services publics? Les fonctionnaires ne demeureront-ils pas à leur poste ? Des gens de bonne volonté ne viendront-ils pas leur prêter main forte et les remplacer au besoin en cas de défaillance?

L'exemple de « fonctionnaires de fait », sans iuve titure régulière et assurant bénévolement un service public s'est déjà présenté. ('>

(l) V. JÈZE, Les principes généraux du droit administr., 2e6d., 1914, « les fonctionnaires de fait >, p. 441 et suiv.

202 CONCLUSION

Au surplus, dans un pays éduqué politiquement et bien discipliné, ces inconvénients peuvent facilement être réduits au minimum. I/instauration d'un gouvernement de fait jouissant de la confiance générale pourra dans le plus bref délai rétablir l'ordre et assurer le bon fonctionnement des services publics pendant la période tran- sitoire qui s'écoulera jusqu'au retour à la vie normale. (Les malfai- teurs de toute sorte, coupables d'avoir commis des actes répréhen- sibles, seront arrêtés et livrés à la justice, etc.).

La vie normale sera rétablie par la convocation d'une assemblée nationale qui aura à sanctionner par une ratification l'œuvre accom- plie et à reconnaître otRciellement le gouvernement de fait en lui donnant un caractère légal.

Il faut remarquer enfin qu'il y a eu des révolutions on a peu eu recours à la force, à cause de la résistance insignifiante à laquelle elles se sont heurtées ; elles oht eu un nombre de victimes relativement faible.

D'ailleurs, quel que soit le respect à la vie humaine, nous di- rons que l'intérêt privé est subordonné à l'intérêt général et que les belles causes s'enfantent dans le sacrifice.

Il résulte de tout cela que l'on peut défendre à un particulier de se faire justice à soi-même, dans l'intérêt supérieur de Tordre public, mais que celui-ci ne peut raisonnablement commander à toute la nation de se laisser étouffer, comme le voudrait Kant.

Pareille exigence serait pour le moins paradoxale et ne répondrait pas à la raison d'être de l'ordre public.

Objection que le peuple est JUGE et PARTIE

Il est inexact de prétendre que le peuple en s'insurgeant contre ses gouvernants est juge et partie dans sa propre cause.

CONCLUSION 203

Il est JUGE, cela va sans dire, mais il n'est pas partie.

II est, en effet, souverain et ne reconnaît point de supérieur.

L'Etat est quelquefois partie dans un procès que lui intente un in- dividu lésé par l'administration.

Les pays démocratiques acceptent cette thèse. Mais dans ce cas il y a des droits individuels violés et l'Etat doit réparer le dommage causé, s'il y a eu faute de l'administration.

Dans l'insurrection du peuple, il n'y a pas de contestation entre

DES DROITS RIVAUX EN PRÉSENCE.

Les détenteurs du pouvoir n'ont aucun droit de souveraineté, ils exercent une fonction (v. supra 83) qui leur confère des obliga- tions dont ils doivent répondre devant le corps social.

Il y a dès lors, jugement de subordonnés.

Le peuple est juge seulement.

Objections de fait

Les adversaires du droit d'insurrection opposent quelquefois des objections se rapportant à des considérations de fait et qu'on peut ramener aux deux idées suivantes :

1" Si on reconnaissait le droit d'insurrection et surtout si on le proclamait solennellement, le peuple aurait tendance à voir partout des empiétements à ses droits et provoquerait constamment des crises qui sont une calamité pour l'ordre et la prospérité d'un pays.

Ce droit pourrait souvent être exploité par des intrigants.

Il faut répondre à la i'" objection que, comme l'a remarqué avec raison Locke, le peuple a plus que quiconque conscience de la néces- sité de stabiliié et de paix. II réprouve les agitateurs et ne se décide que lentement à un soulèvement (v. supra 50); il n'y a recours que lorsque les. vexations et l'arbitraire des gouvernants se font

204 CONCLUSION

sentir sur la majeure partie du corps social et deviennent vraiment insupportables.

Quant au danger signalé par la 2^ objection, il n'est pas à craindre chez un peuple qui a atteint un certain niveau d'éducation politique.

En effet, dans un régime politique bien organisé, chacun jouit de ses droits et a conscience de la place qu'il occupe dans la société, dans lequel les actes des gouvernants sont contrôlés au grand jour, il est peu vraisemblable qu'un intrigant recrute des partisans et obtienne une aide appréciable pour faire triompher ses projets égoïstes.

Nous entendons par un peuple, éduquê politiquement qui, au moment de la violation de ses droits (droits dont il pouvait jouir jusque là) saura se guider sûrement sans se laisser entraîner par les surenchères démagogiques.

Mais d'ailleurs, le droit d'insurrection, légitime au nom de la jus- tice dans des moments critiques le peuple se trouve menacé dans sa conservation et son libre développement, ne saurait être étouffé par des textes prohibitifs quelconque.

Proclamer même dans une constitution que la forme du gouver- nement ne peut être modifiée c'est affirmer un principe précaire.

Une génération ne peut être liée pour toujours par des engage- ments de générations antérieures et, du reste, il peut se faire que ces générations antérieures n'aient jamais été consultées sur un régime qui leur a été imposé par la force.

Le droit d'insurrection, avons-nous dit, ne peut être étouffé même par les prohibitions les plus solennelles, car la souveraineté natio- nale est, en môme temps qu'un principe de droit, une force sociale.

FIN

Lu ET Approuvé : ^" '■

Le Président, ^' ^"^^'^'

F LARNAUDE. F- LARNAUDE.

Vu ET PERMIS d'imprimer :

Le Recteur de l'Académie de Paris, P. APPELL.

16

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Revue de métaphysiqne et de morale^ Voir Bach.

Revue politique et parlementaire. Voir Esmein.

Revue positiviste internationale. Voir Sartiaux.

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

Nos Pages

1. Le droit d'insurrection et la philosophie juridique vu

2. Historique très sommaire des principales doctrines. . . x

1. Tyrannicide xii

H. Droit d'insurrection xvi

3. Le droit d'insurrection et le droit public xxvi

4. Aperçu des textes ayant proclamé ce droit xxvii

5. Plan d'étude xxxiii

PREMIÈRE PARTIE

HOBBES

CHAPITRE l". APERÇU GÉNÉRAL DE LA DOCTRINE POLITIQUE HOBBES

SECTION I. Distinction entre l'état de nature et la société civile a) Etat de nature

6. L'état de nature c'est la guerre perpétuelle 1

b) Société civile

7. _ Formation de la société civile '

8. L'Etat c'est un dieu mortel : « leviathan » 9

SECTION II. Souveraineté absolue de l'Etat

9. Distinction entre la multitude et le peuple 12

10. Opposition entre Ilobbes et J.-J. Rousseau 14

214 TABLE DES MATIÈRES

Nos Pages

li. Le souverain a une autorité absolue 16

12 r.e souverain n'est pas soumis aux lois civiles 18

SECTION III. Liberté des individus dans l'Etat

13. Idée de liberté 20

1 4. Devoirs du souverain 21

15. En quoi consiste la liberté des sujets :

Silence de la loi 22

Résistance de l'individu en cas de péril de sa vie ... 24

CHAPITRE II. - INSURRECTION

16. Hobbes hostile à l'insurrection et au tyrannicide 31

SECTION I. Le souverain ne peut jamais être révoqué légitimement

17. Impossibilité d'unanimiié des sujets 32

18. Absence de pacte entre l'autorité suprême et les sujets.

Dissolution du peuple après l'investiture du souverain . . 39

SECTION II. La désobéissance des sujets est une injure

19. Devoir d'obéissance des sujets 46

10. Cas le devoir d'obéissance des sujets cesse 47

SECTION III. Considérations sur la sédition

21 . Gomment prévenir la sédition 49

22. Le souverain^ crée 4e juste et l'injuste 52

23. Quelques opinions séditieuses 53

SECTION IV. Crime de lèse-majesté

24. Quand existe-t-il i 56

25. Le crime de lèse-majesté est une enfreinte à la loi

naturelle 57

26. Le crime de lèse-majesté est punissable par le droit de

la guerre 38

TABLE DES MATIÈRES 215

Nos Pages

CHAPITRE III. TYRANNICIDE

27. l^a tyrannie n'est pas distincte de la monarchie légitime .59

28. Réprobation du tyrannicide 62

DEUXIÈME PARTIE

LOCKE

CHAPITRE I^'. APERÇU GÉNÉRAL DE LA DOCTRINE POLITIQUE DE LOCKE

SECTION I. Distinction entre l'état de nature et la société civile

aJEXat de nature.

29. C'est un état de liberté, d'égalité et d'insécurité 67

bj Société civile

30. Idée générale 69

31. Son fondement: consentement commun, contrat 71

32. Sa fin : veiller à la sûreté et au bien du peuple 76

SECTION II. Nature du pouvoir de l'autorité

33. Délégation du pouvoir aux gouvernants 77

34. Etendue du pouvoir législatif 78

35 Limitation du pouvoir de l'autorité 79

36. ~ La monarchie absolue incompatible avec la société civile 80

CHAPITRE II. DROIT d'insurrectiojv SECTION I. Légitimité de la résistance agressive du peuple

37. Idée générale de la résistance du peuple contre l'autorité 81

section II. Cas de résistance a) Conquête

38. La conquête ne constitue pas un pouvoir légitime 83

215 TABLE DES MATIÈRES

N"^ liages

39. Les promesses arrachées de force n'engagent pas leurs

auteurs S6

b) Usurpation

40. L'obéissance n'est pas due à l'usurpateur 87

c) Tyrannie ii. Qu'est-ce que la tj'rannie? 88

42. Droit de résistance contre le tyran 89

SECTION III. La résistance par la force est pour le peuple une ressource extrême

43. Quand doit-il y recourir 90

44. 1''=^ condition : Impossibilité de recourir aux voies légales 90

45. 2e condition : Menace contre le corps social 93

SECTION IV. Résistance contre le pouvoir législatif et contre l'exécutif

a) Résistance contre le pouvoir législatif

46. Atteinte à la vie, aux libertés et aux biens du peuple ... 94

b) Résistance contre le pouvoir exécutif

47. Abus de sa « prérogative » 95

48. Dissolution de l'Assemblée législative 97

SECTION V. Objection contre la résistance agressive du peuple. ' Leur réfutation par Locke

49. Danger d'instabilité pour la société 99

50. L'opinion publique est ignorante et inconstante 102

51. La violence sans droit rompt tous les engagements

précédents 107

52. Le peuple est juge des actes de l'autorité 109

53. Le pouvoir originaire du peuple ne peut faire retour

à lui tant que le gouvernement « subsiste » 110

TABLE DES MATIÈRES 217

N»' Pages

TROISIEME PARTIE

KANT

CHAPITRE I'^^ aperçu général de la ioctrine politique

DE KANT

SECTION I. Distinction entre l'état de nature et la société civile

a) Etat de nature

54. Autonomie de l'individu à l'état de nature 113

55. Dans l'état de nature, il n'y a pas de garantie légale 114

56. Nécessité d'entrer dans la société civile 115

b) Société civile

57. Qu'est-ce que l'Etat ? 116

58. Idée de contrat à l'origine des sociétés civiles 1 17

59. Liberté intacte de l'individu dans la société civile. 1 18

SECTION II. Divinisation de la puissance étatique

60. Pouvoirs de l'Etat. Trinité politique . . . . p. 120

61. La souveraineté de l'Etat est sacrée et d'essence divine. . 125

CHAPITRE II. RÉSISTANCE AGRESSIVE ET « NÉGATIVE »

62. Kant partisan d'un culte aveugle à l'autorité 127

SECTION I. Illégitimité de la résistance agressive

63. L'insurrection et le tyrannicide sont des crimes 128

Q'i. La résistance du peuple ne peut être proclamée par une

loi 132

65. Considérations sur l'abdication forcée du monarque 138

SECTION II. La résistance négative est permise

66. - Contrôle parlementaire mitigé 139

218 TABLE DES MATIÈRES

Nos Pages

SECTION III Obéissance due au gouvernemeyit

issu d'une insurrection

67. Pas de résistance contre l'autorité établie 144

68. Critique de Kant contre les partisans de l'insurrection.. . 146

69. Kant se défend contre le paradoxe du culte aveugle à

l'autorité 148

70. La souveraineté fondée sur la force 150

CHAPITRE III. LIBERTÉ d'écrire et de penser

a) Liberté d'écrire

71. L' « usage public » de la raison est permis [3

72. Réserve tirée du respect de la Constitution 154

b) Liberté de penser

73. Tolérance religieuse ; 157

CHAPITRE IV. KANT ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

74. Intérêt de la question 160

SECTION I. Kant et la philosophie française du xYiir siècle

75. Kant n'est pas un disciple des philosophes français du

xviiie siècle 161

76. Kant a dénaturé la doctrine de J.-J. Rousseau 163

77. La Révolution Française a-t-elle subi l'influence entière

de J.-J, Reusseau '.... 16'3

SECTION II. Kant et Cœuvre de la Révolution

78. Opposition de la doctrine de Kant à l'œuvre de la Révo-

lution 167

79. Prétendu enthousiasme de Kant pour la Révolution

Française 175

TABLE DES MATIÈRES 219

No. Pages

CONCLUSION

80. Quelle est la vérité sur le droit d'insurrection ? 181

81. La souveraineté appartient au peuple 181

8'2 Délégation du pouvoir 183

83. L'autorité politique exerce une fonction , 185

8i. Légitimité du droit d'insurrection in extremis, en cas de

menace contre le corps social 190

85. Réfutation des objections opposées contre le droit d'in- surrection 197

io objection tirée de l'ordre public 198

objection que le peuple est juge et partie 202

objection de fait 203

BIBLIOGRAPHIE 207

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JG Smyrniadis, Bion

591 Les doctrines de Hobt

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