This is a digital copy of a book that was preserved for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project to make the world's books discoverable online.

It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that 's often difficult to discover.

Marks, notations and other marginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book' s long journey from the publisher to a library and finally to y ou.

Usage guidelines

Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying.

We also ask that y ou:

+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for Personal, non-commercial purposes.

+ Refrain from automated querying Do not send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine translation, optical character récognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.

+ Maintain attribution The Google "watermark" you see on each file is essential for informing people about this project and helping them find additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.

+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can't offer guidance on whether any spécifie use of any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner any where in the world. Copyright infringement liability can be quite severe.

About Google Book Search

Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web

at|http : //books . google . corn/

A propos de ce livre

Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en ligne.

Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression "appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont trop souvent difficilement accessibles au public.

Les notes de bas de page et autres annotations en marge du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.

Consignes d'utilisation

Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages appartenant au domaine public et de les rendre ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.

Nous vous demandons également de:

+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers. Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un quelconque but commercial.

+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter. Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.

+ Ne pas supprimer r attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en aucun cas.

+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère.

À propos du service Google Recherche de Livres

En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer

des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse] ht tp : //books .google . corn

ffTPL RESEARCH LIIFURIES

3 3433 07581752 2"

Lbi?ox Library

W-. _J

\ i

^

.^"

4

LES DRAMES GALANTS

LA MARQUISE D'ESCOMAN

4§T0it^ WEW-liOAX-

OUVRAGES DE M. ALEXANDRE DUMAS

EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE

Les Compagnons- de Jéhu, 2 vol chaque vol. 2 fr. »

L*Abt et les Artistes contemporains aufialon

de 1859, 1 vol 2 fr. »

Monsieur Coumbes, i vol 2 fr. »

De Paris a Astrakan, l^*, 2* et 3* séries, 3 vol. à. 2 fr. a

Marie DoRVAL, 1 vol » 50 c.

La jeunesse de Pierrot, cODte de fée, 1 vol ,. » 50 c.

« •• •• ••

•• ••

•••

z I r •••

•• •••• .•••

\

Paris 1VP. de la librairie houvelle, A. Bonrdilliat, 45, rae Broda l

ALEÎÂNDBE DUMAS

LES DRAMES GALANTS

LA MARQUISE

D'ESGOMAN

TOME PREMIER

LIB$AlfirË..»âlJVELLE

A. BOURDILLIAT ET G^ ÉDITEURS

La tradacUon et la reprodociioii sont réservées. 1860

►•• ••.

••• ••

••• ••• ••• ••

LES DRAMES GALANTS

LA MARQUISE D'ESCOMAN

Qui resisemble à tous les premiers chapitres.

C'est à Gbâteauduû que nous demandons à nos lecteurs la permission ^le les conduire.

J'eatends quejqiipâ, tO^ pérïyenrtes^ demander timidement : c< Quest-ca qùO GhAteaudun ? »

Châleaudun, mesdanies,.— .mr,-»^ la douceur de l'organe, je reconnais que J* que^iort m'est particu- lièrement adressée par des personnes appartenant au sexe féminin, Châteaudun, mesdames, est Tan- cîenne capitale du comté de Dunois, en Beauce;.et,

4 LA MARQUISE D*ESCOMAN

pour prévenir toute autre interpellation, je vous dirai du même coup que la Beauce, qui comprend le pays Çhartrain, le Dunois et le Vendômois, est un pays fort laid, c'est-à-dire, entendons- nous, laid pour les poètes, pour les artistes et autres rêveurs qui mépri- sent les placements fonciers ; tandis qu'au contraire, pour ceux qui préfèrent à tous les points de vue de la Suisse, dti Tyrol ou des Pyrénées, Taspect d'un sol plantureux, de riches moissons, de grasses lu- zernes,, le tout formant un horizon uniformément plat[ué de carrés jaunes et verts, nous concédons volontiers que la Beauce est le plus beau de tous les pays.

Ce qui est vrai pour tout le monde, c'est que les quelques Ilots de verdure que Ton rencontre en voya- geant à travers les vagues de cette mer de blé, sem- blent au touriste, en raison de la monotonie générale, des oasis bien autrement fraîches et charmantes qu'ils? ne le sont réellement.

C'est ce qui arrive lorsque, en venant de Chartres, on aperçoit, au-dessus de la cime des peupliers qui bordent la rivière du Loir, la croupe de la montagne sur laquelle est bâtie la ville de Châteaudun, et Tan- tique et su*^^^fc1iâwku*^&^^

Un précipice^ .ïês rçcjjprs^ ders**arbres, de la fraî- cheur en pleine Béiiicê t*t5p îfriit tenté de croire que

tout cela est i^ie^ WligQ>;«ftf3 décoration pour un •• ••• •• ••••

drame du moyen.'age: •. •• : •..•:..:

Cette oasis a quelques lieues d'étendue ; aussi est-

eile toute peuplée de châteaux et de maisons de cam-

LA MARQUISE D ESGOliAN D

pagne ; aussi les relations sociales de ceux qui les habitent sont-elles fort suivies et fort animées.

Elles Tétaient surtout vers le commencement du règne de Louis-Philippe, époque à laquelle nous avons eu l'honneur d'être introduit dans quelques- uns des cercles de la ville de Ghâteaudun, et de prendre connaissance des événements que nous allons raconter.

C'était le temps une génération, aujourd'hui enfouie dans les catacombes conjugales, brillait de tout l'éclat de la Jeunesse. Nous voulons parler de cette génération de quelques années plus jeune que nous, et qui, par les portes qu'une révolution venait d'ouvrir si violemment, faisait, vers 1832, son entrée dans le monde.

C'était une singulière génération, pâle, ardente, inquièteTnerveuse, née en quelque sorte, comme les soldats de Cadmus, des dents arrachées au dragon, entre deux batailles, dans les rares intervalles d'une paix précaire ; élevée au bruit du tambour, et qui, à l'âge les autres enfants sautent à la corde et jouent au ballon, était, un jour, sortie le fusil sur l'épaule, avec l'uniforme, non pas du soldat, mais du collégien, pour défendre Paris.

Les pères, eux, étaient morts en défendant la France.

Ces pères, ils les avaient connus à peine, pauvres orphelins de la gloire qu'ils étaient ; ils les avaient vus arriver un matin, comme don Rodrigue visitant Chimène, sur un cheval au poitrail taché de sang ;

6 LA MARQUISE D ESCOMAN

sans quitter la selle, sans mettre pied à terre, ces héros embrassaient leurs femmes, soulevaient leurs enfants à la hauteur de leur poitrine chamarrée de croix; puis ils jetaient leurs fils dans les bras de leurs mères et repartaient au galop.

Enfin, comme Roraulus, Thomme dont le génie avait été Tâme de tous ces corps, s'était abîmé dans uae tempête, laissant derrière lui . une atmosphère tout imprégnée de poudre, toute fulgurante d'éclairs, La génération trébuchait sur les ruines d'un empire; née pour la guerre, elle était condamnée à la paix ; pendant ses nuits, -elle rêvait des sables de TÉgypte et des neiges de la Russie ; elle s'éveillait, et, au lieu de ce dieu de la guerre, de ce géant des tempêtes, de cet Adamastor, de cet Antée, de ce Gérjon, qui passait comme Téclair sur le cheval pâle de la Mort, elle suivait des yeux avec étonnement,%ans une lourde voilure dorée, tirée par six chevaux empa- nachés, un vieux roi goutteux, qui, en échange des vieux manteaux dont on avait gratté les abeilles,* don- nait des habits neufs constellés âe fleurs de lis,

Deux mondes se trouvaient en face Tun de l'autre : le monde du passé, qui remontait à saint Louis, le monde du présent et de l'avenir, qui datait de Na- poléon,

Puis, entre les deux, comme un spectre vague, et cependant fier et menaçant, celte déesse qui, pendant trois ans, prit pour trône un échafaud, et qui, dans un terrible enfantement, mit au monde la liberté !

C'était une belle et noble époque, fiévreuse, agitée,

LA MARQUISE D*£SCOMAN 7

mais loyale, digne, convaincue. La fièvre de Tagio-. tage n'avait point encore passé sur notre société ; rheure n'avait point encore sonné un pair do France pouvait, sans scandale, serrer la main à un coulissier de la Bourse. Il en résultait que, n'ayant pas Texutoire de la spéculation, tous ces pauvres jeunes gens, pris d'un sentiment de malaise inex- primable, se lançaient à corps perdu, soit dans le$ occupations futiles, soit dans les plaisirs violents. Tout ce qu'ils avaient en eux de sève, de vigueur, de pas- sion, ils le dépensaient en folles orgies, en paris rui- neux, en jeux insensés, à faire courir des chevaux, chasser des chiens, entretenir des filles.

Et à cette époque, le monde des viveurs de pro* vince ne le, cédait en rien à celui des viveurs de Paris; bien des ruines en témoignent encore aujourd'hui. Véritablement privilégiée sous ce rapport, la ville de Châteaudun, tant dans son enceinte que dans 'ses environs, ne comptait pas alors moins d'une vingtaine de ces fils de famille inoccupés; ce qui contribuait naturellement à maintenir la société dunoise dans les traditions de gaieté, de verve et d'entrain que nous venons de signaler.

Le plus remarqué, sinon le plus remarquable de tous ces liom le mot commençait à s'introduire dans la société était alors le marquis d'Escoman.

Il était marié ; mais le mariage n'avait été pour lui qu'un moyen de continuer, comme on dit, à mener la vie à grandes guides, et, rendons-lui cette justice, c'est qu'il la menait four in hand.

\

8 LA MARQUISE d'ESCOMAN

En bon français, le marquis d'Escoman avait fait un mariage d'argent, et cet argent, qui était celui de sa femme, glissait entre ses doigts avec la même facilité qu'avait fait le sien, c'est-à-dire celui de son père.

Le marquis d'Escoman avait trente ans.

La révolution de Juillet l'avait trouvé sous-lieute- nant aux dragons de la garde. C'était un fort agréa- ble, sinon un fort bon officier, bien plus fréquem- ment inscrit sur le carnet de bal des dames, pour une contredanse, une Valse ou une polka, que sur le tableau d'avancement du ministère de la guerre.

Cependant son nom, sa famille, ses protections lui promettaient, sous la branche aînée, une carrière honorable, lorsque Juillet vint bouleverser tout cela.

M. le marquis d'Escoman se regardait comme étant de trop bonne maison pour servir un roi citoyen qui portait des gants de coton, qui sortait à pied, avec un parapluie sous le bras, et qui, à l'appel de po- pulace parisienne, paraissait sur son balcon, saluait trois fois et chantait la Marseillaise,

M. d'Escoman donna sa démission et rentra chez lui.

11 y bâilla vertueusement jusqu'à l'ouverture delà chasse, qui suivit d'un mois l'intronisation du nou- veau roi ; le 5 septembre, il prit son fusil et son chien, et chassa pendant tout un trimestre; mais, lorsque les perdreaux commencèrent à ne plus tenir, lorsque le verglas rendit la chasse à courre imprati-i ca; le, perdu au milieu d'un monde de douairières.

LA BflARQUISE D*BSC01IAN * 9

de chevaliers de Saint-Louis datant de l'autre siècle et de collégiens émancipés, le marquis s'ennu;a dé- mesurément.

Il regarda autour de lui et chercha ce qu'il pourrait eatreprendre de bon ou de mauvais n'ayant pas plus de penchant pour Ârimane que pour Oromaze afin de se distraire dans les loisirs que, comme au berger Tjtire, lui faisait un dieu.

La solitude provinciale lui sembla être la difficulté à laquelle il devait s'attaquer tout d'abord. C'était, comme disent les Espagnols, prendre le taureau par les cornes. 11 essaya de peupler cette solitude.

Des chevaliers de Saint-Louis, il n'y avait rien à faire : leurs commentaires à perte de vue sur les arti- cles' de la Gazette et de la Qîwtidietine absorbaient toutes leurs facultés et prenaient tout leur temps.

Les collégiens se présentaient mieux; quelques- uns annonçaient les plus heureuses dispositions. M. d'Ëscoman résolut de ne pas les laisser se perdre, et s'établit leur instituteur.

Ce ne fut pas précisément vers la rhétorique et la philosophie qu'il dirigea leurs études, mais sur ce qui constitue à la fois les vertus d'un gentilhomme et les défauts d'Arlequin: l'amour du jeu, du vin et des femmes.

Après sii mois, M. d'Escoman avait droit d'être fier de ses élèves : la ville de Châteaudun était com- plètement révolutionnée. D'élégants équipages sillon- naient les promenades; les aubades des cors de chasse étouffaient le bruit des cloches, qui jadis

i.

10 LA MARQUISE d'ESCOMAN

troublait seul ses échos, et tenaient éveillés toute la nuit les paisibles habitants de la vieille cité dunoise; les chants joyeux des bandes avinées succédaient aux fanfares et faisaient passer des nuits blanches aux bourgeois^; nombres de robes d'indienne avaidfnt été échangées contre de la soie et du velours, nombre de mères pleuraient sur leurs filles sorties de la voie honnête; enfin, les dévols additionnaient, en se si- gnant, les sommes énormes perdues par les jeunes écervelés au club^ au cloh ou au clouh, car on ne par- venait pas à s'entendre dans la société châteaudu- noise sur la prononciation de ce mot, aussi nouveau pour elle que les habitudes de ceux qui l'avaient im- porté à Ghâteaudun.

Nous avons dit que le marquis avait une femme.

Disons maintenant quelle était cette femme et dans quelles conditions M. d'Escoman s'était marié,

M. d'Escoman, qui avait déjà fort écorné son pa- trimoine au service de Sa Majesté Charles X, avait achevé de le mettre en complète déroute dans les deux ans qui s'étaient écoulés entrer la révolution de Juillet et l'époque nous sommes arrivés.

Au bout d'un an, tous ses biens étaient grevés d'hy- pothèques ; au bout de deux, le crédit, si large en province pour les riches propriétaires, commença à resserrer les cordons de sa bourse.

Un jour, en démontrant à son client l'impossibilité d'un nouvel emprunt, le notaire de M. d'Escoman lui déclara qu'il n'avait que deux moyens de ne pas

LA MARQUÏSK D*F.SCOMAN 11

tombée dans le gouffre il avait déjà engagé ud un pied ; dételer ou se marier.

M. d'Escoman n'eût pas mênae consenti à la con- cession que faisait Louis XY à son médecin, c'est-à- dire à enrayer, La seconde partie de la proposition de l'homme de loi lui parut seule exécutable; et, avec un soupir :

Eh bien, soit! dit-il en haussant les épaules, mariez-moi

Le notaire était de cet avis qu'il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. En conséquence, il proposa à son client un parti de quarante-cinq mille livres de rente. Cela sembla si beau au marquis, qu'il Tarréla net à cet exorde et se déclara prêt à accepter le mil- lion, sans regarder aux mains de la femme qui le lui apportait.

M. d'Escoman était véritablement coiffé ; celle qui lui apportait ce million avait de belles mains, blanches, fines et aristocratiques. Elle était la der- nière fleur née sur la tiged'une excellente famille du Blaisois; elle avait dix-buit ans, une charmante pby^ sionomie, une éducation parfaite î de plus, elle était orpheline, ce qui doublait la valeur du million aux yeux du futur, lequel se voyait ainsi à Tabri de la fastidieuse surveillance de beaux parents quinteux et et jaloux.

Quelques jours après l'ouverture du notaire à M. d'Escoman, les deux jeunes gens furent présentés l'un à l'autre, et, au bout de deux mois d'une cour qui coûta singulièrement aux habitudes dissipées du

12 LA MARQUISE d'eSCOMAN

marquis d'Escoman , celui-ci épousait M"® de Nan- teuil dans Téglise Saint-Pierre de Ghâteaudun.

Dans les mariages qu'on intitule, fort impropre- ment à notre avis, de convenance^ puisque la dernière chose dont on s'informe est de savoir si les futurs époux se conviennent, il y a presque toujours indif- férence des deux côtés, quand il n'y a pas antipathie de Tun ou de l'autre,

11 n'en fut point ainsi dans l'union qui venait de s'accomplir. En échange de la profonde indifférence que M. d'Escoman apportait à sa femme, Emma c'était le nom de baptême de M'^« deNanteuil ap- portait un amour sincère, prêt à tous les sacrifices, ^ tous les dévouements.

Les jeunes filles du monde peuvent avoir éprouvé des sympathies, conçu des espérances, mais rare- ment, quoi qu'on en dise, elles ont été au delà; plus rarement encore la sévérité de leur éducation a laissé à la passion le temps de se développer en elles. Sans doute, pendant les quelques années qui sépa- rent leur enfance de leur mariage, elles ont passé par bien des désirs impatients, subi bien des ardeurs contenues; mais la situation que leur a faite la so- ciété est si nette et si tranchée, que peu d'entre elles laissent transpirer quelque chose de leurs secrets sen- timents, et que presque toutes bouchent leurs oreilles pour ne pas entendre les battements de leur cœur. 11 en est bien peu qui n'aient pas hésité en face de l'énergie que demanderait l'oubli de leur devoir ; elles révent beaucoup, agissent peu et croient ^imer bien

LA BfARQUISE d'eSCOMAN 13

plus qu'elles n'aiment réellement. Elles oscillent ainsi songe en songe; et, toujours désireuse, mais tou- jours flottante, leur âme poursuit son vol aérien, semblable en cela à ces flocons de soie blanche, à ces fils de la Vierge que la brise promène mollement dans l'azur et auxquels manquent toujours la con- sistance suffisante pour qu'ils se fixent sur la terre.

Élevée dans un couvent, Emma n'avait jamais vu un mari que dans ses rèverias de pensionnaire. Aussi, lorsque son tuteur, à la suite de la visite que lui fit le notaire, lui en présenta un qui réalisait ses fan- tômes les plus caressés, elle crut à une intervention directe de la Providence à son égard, et remercia Dieu avec cette expansion des âmes tendres qui amène tout doucement les corps qu'elles régissent à voir le Créateur dans la créature, et à confondre dans un même culte l'objet qu'on aime et le Dieu que l'on adore.

Les sensations inouïes, inconnues, étranges que la vue de son futur mari faisait éprouver à Emma, sen- sations d'autant plus douces que, jusque-là, elles lui avaient été totalement étrangères, aidèrent, comme un torrent magnétique, à cette transition de l'incli- nation à l'amour.

Les sens jouent d'autant mieux leur rôle dans la passion, que celui qui la subit soupçonne moins leur présence et leur action.

Aussi, à la façon dont Emma disait, en* parlant de son fiancé : « Mon beau Raoul, » On reconnaissait que quelle que fût la pureté, la candeur, l'innocence de

14 LA MARQUISE d'ESCOMâN

ses sentiments, à Finsu de la chaste jeune fille, il y avait quelque chose de charnel dans l'épanouissement de cette virginité. On sentait qu'il y avait plus que du cœur, plus que de l'âme dans cet amour que le ma- riage allait sanctifier; on entrevoyait enfin la main du démon delà chair qui jetait son ombre au milieu de cette aurore d'une grande passion, et Ton compre- nait alors ce que les gens sensés appelaient l'aveu- glement de M*i« de Nanteuil ; car les avertissements sur ce que serait son sort futur ne lui avaient pas manqué.

Nous ne parlerons pas des lettres anonymes, des avis dont elle pouvait suspecter la sincérité ; les uns et- les autres furent d'autant plus nombreux, que la ville était plus petite. Nous dirons seulement que le désir de devenir la marquise d'Escoman était si impérieux chez la pauvre jeune fille, qu'elle résista non-seulement aux lettres anonymes et aux avis af- * fectueux, ipais encore aux instances presque ma- ternelles de la personne qui avait sur elle le plus d'influence , c'est-à-dire d'une vieille gouvernante qui, peu à peu, par ses soins, par son dévouement, avait pris la place que la mort prématurée de la mère de la jeune fille avait laissée vacante.

Cette gouvernante, c'était Suzanne Moltet.

Suzanne Mottet, femme de chambre de M'i® de Reyneval, même avant qu'elle épousât M. do Nan- teuil, c'esf*à-diredela mère d'Emma, avait épousé, huit jours après le mariage de sa maîtresse, un valet de chambre de M. de Nanteuil. Cependant, ses cou-

LA MARQUISE d'ESCOMAN 15

cbes ayant précédé de six mois celles de sa jeune maîtresse, elle avait obtenu de M"** de Nanteuil de devenir la nourrice de la petite Emma, M«»e de Nan- teuil n'avait, au reste, aucun motif de refuser cette demande, que la brave femme regarcTail comme une faveur. Pour s*être mariée tard, Suzanne avait vingt-huit ans, elle n'en était que plus robuste. Et quant à son dévouement, depuis dix ans qu'elle était attachée à la famille, il n'y avait pas* moyen d'eu douter.

L'enfant de Suzanne fut donc sevrée, et la petite Emma prit sa place au sein de la nourrice.

Celle-ci alors partagea ses soins maternels entre les deux enfants.

Mais la QUe de Suzanne était faible et maladive; une attaque de ^roup l'emporta, et la petite Emma se trouva dès lors seule en possession de l'amour que Suzanne avait jusque-là étendu sur Ses deux nour- rissons.

11 semblait à la pauvre mère que l'fime delà morte fût passée dans le corps de celle qui survivait, et, si une mère se console de la mort de son enfant, ce fut en allaitant, en berçant, en caressant la petite Emma que Suzanne Mottet se consola de la perte de sa fille;

Cet amour devint pour Suzanne une espèce de passion ; cette nature rustique et même un peu gros* sière s'assouplissait pour l'enfant à des soins et à des prévenances que n'avait pas pour elle sa propre mère. Au moindre accident, c'étaient des cris ; à la

16 LA MARQUISE D*BSCOMAN

moindre indisposition, c'étaient des larmes; si bien que, lorsqu'une indisposition ou un accident arrivait, ce n'étaient point les larmes et les cris de l'enfant qu'on entendait d'abord dans la maison, c'étaient les larmes et les cris de Suzanne Mottet.

On dit, comme l'expression la plus complète du dévouement d'une personne, à une autre personne : « Elle donnerait sa vie pour elle. » Celte locution était pour Suzanne Mottet, à l'endroit de la petite Emma, plus qu'une phrase banale, c'était une réa- lité.

Cette passion alla si loin, que M«n« deNanteuil s'en inquiéta ; —la jalousie maternelle n'est pas la moins égoïste des jalousies ; elle craignit que ce jeune cœur, se trompant aux caresses, ne fît fausse route et ne penchât du côté de l'étrangère.

Elle voulut éloigner Suzanne Mottet.

Cette fois, ce ne furent ni des cris ni des larmes: ce fut un désespoir muet, si sombre, si terrible, si profond, que M™® de Nanteuil comprit qu'elle n'avait pas le droit de tuer la pauvre femme pour le seul crime de trop aimer un enfant qui n'était point à elle.

Suzanne Mottet resta donc près delà petite Emma, et, comme elle avait, avec un instinct merveilleux, compris la cause de son éloignement; comme, de son côté, elle s'était surprise à se sentir jalouse des caresses que l'enfant faisait à sa mère, elle résolut, devant M™« de Nanteuil, devant les domestiques et même devant les étrangers, de cacher^ autant qu'il lui serait possible, la violence de ses sentiments pour

LA MARQUISE d'ESCOMAN 17

la petite fille» et peu à peu, par un constant effort sur elle-même, en se répétant sans cesse qu*on lui enlèverait sa chère Emma si elle l'aimait trop, elle parvint à renfermer dans son cœur cet amour qui était sa vie.

C'était le temps des rudes guerres. Après avoir assisté aux victoires de l'Empire, M. de Nanteuil, colonel d'un régiment de cuirassiers, assistait aux défaites qui précédaient la chute de Napoléon. U avait été blessé à la Moscowa, blessé à Leipzig, blessé à Montmirail, il fut tué à Waterloo.

La comtesse de Nanteuil reçut un jour du minis- tère de la guerre une lettre cachetée de noir qui lui annonçait cette mort. La petite Emma avait deux ans. L'effet des grands coups frappés par la mort est de nous rendre plus chers ceux qui survivent. M™« de Nanteuil sentit redoubler son amour pour Emma.. Ce fut encore autant de pris au cœur de Suzanne Mot- tet. De trois à six ans, l'enfant ne quitta presque pas sa mère, et, sans devenir une étrangère pour l'en- fant, Suzanne se trouva naturellement chaque jour un peu plus écartée d'elle.

Vingt fois la nourrice, à qui cet éloignement de son enfant chéri brisait le cœur, ouvrit la bouche pour demander à M™» de Nanteuil de se retirer dans sa famille ; mais elle n'en eut jamais le courage ; au moment de parler, la force lui manquait ; elle disait : Encore un jour ! «Le jour s'écoulait^ et elle était aussi faible le lendemain que la veille.

18 L\ MARQUISE d'eSCOMAN

Un soir M»"* de Nanteuil revint du bois en se plai- gnant d'une violente douleur au côté. Elle était sor- tie en voiture découverte, avait été prise du froid; craignant que la petite Emma n'en souffrît, elle s'é- tait dépouillée de sa pelisse pour en envelopper l'en- fant. Cette douleur ne lui parut pas assez inquié- tante pour faire appeler le médecin. Vingt-quatre heures après, une fluxion de poitrine se déclara, et le mal fit des progrès tellement rapides, qu'eu bout de trois jours, U^^ de Nanteuil rendait le dernier soupir en remettant son enfant à Suzanne Mottet, dont à ce moment suprême elle reconnaissait l'amour et le dévouement.

Le cœur humain a de sombres abîmes. Suzanne Mottet avait une tendre affection pour M^^ de Nan- teuil, et, cependant, lorsqu'elle lui eut fermé les yeux, il lui sembla qu'une voix murmurait au plus profond de ses entrailles : «C'est aujourd'hui seule- ment que ton Emma est bien à toi, et personne ne sera plus pour l'aimer et pour t'empêcher de Taimer. »

Cette voix l'épouvanta; elle ferma les yeux, mais en serrant la jeune fille 3ur sçn cœur.

Un oncle maternel de M™» de Nanteuil, professant des opitiions royalistes et voyant à peine sa nièce, dont le mari était au service de l'usurpateur, fut nommé tuteur de l'orpheline ; il décida qu'elle serait mise dans une des meilleures pensions de Paris, et, se rappelant les recommandations de MP^ de Nan-

LA MARQUISE d'ESGOMAN 19

teuil mourante, permit à Suzanne Mottet d'accom- pagner son enfant chérie.

C'était tout ce que la bonne femme pouvait désirer.

Six années s'écoulèrent, après lesquelles, l'éduca- tion d'Emma étant terminée, sa fortune presque dou- blée par la loyale et habile gestion de son tuleur, celuiH3i dit un matin à son notaire :

Ah çà I mon cher monsieur Privât, vous savez que j'ai une pupille à marier; je ne tiens pas à la fortune; mais je veux un gentilhomme de vieille ro- che et qui pense bien.

Trois jours après, M. d'Escoman se présentait chez M. Privât pour négocier un emprunt, et M, Privât faisait à son client, à l'endroit de M"« de Nanteuil, l'ouverture que nous avons dite.

Au premier'mot du mariage projeté, Suzanne Mot- tet courut aux renseignements avec une sollicitude et une ardeur plus que maternelles. Ces renseigne- ments, ce ne fut point dans les salons, près des gens intéressés à cacher ou, tout au moins, à farder la vé- rité qu'elle alla les chercher, mais bien dans les offi- ces, redoutable tribunal peu de maîtres obtien- nent un satisfecit de la part de ceux que le sort leur a donnés pour serviteurs,

Suzanne fut épouvantée de ce que la livrée lui ra- conta des mœurs et des habitudes du marquis d'Es- coman; il lui semblait que sa chère enfant allait devenir la proie d'un de ces monstres que dépeignent les contes de fées; elle pria, elle supplia, elle conjura sa chère Emma de ne pas courir volontairement à

20 LA MARQUISE d'ESCOMAN

UQ malheur certain. Mais les équipées du marquis étaient de telle nature, qu'il n'y avait point possibi- lité de raconter à une jeune fille CQlles d'entre elles qui eussent produit sur son esprit, ou plutôt sur son cœur, le plus d'impression; Suzanne ne pouvant, ou plutôt n'osant rien préciser, Emma riait comme une folle des terreurs de sa vieille amie, et, lui montrant le charmant visage du futur, lui demandait si c'était la physionomie d'un Barbe-Bleue. Emma se maria donc.

Huit jours après le ont si doux et si terrible, sans avoir adopté les idées de sa gouvernante, dont la fi- gure austère, dont les yeux rougis n'avaient cessé de protester contre l'ivresse de la mariée, Emma était triste déjà.

C'est que le mariage n'avait tenu aucune des pro- messes que son imagination avait faites à son cœur. Elle avait espéré vivre de la vie d'un mari bien- aiiné, en même temps que de sa propre vie, dou- bler son âme comme son être, et voilà qu'à son grand étonnement, elle se trouvait seule, toujours seule.

La réserve, la froideur, l'indifférence que Raoul n'avait pu dissimuler, elle les avait mises sur le compte des convenances, elle les avait appelées de la distinction ; mais, à sa grande surprise, cette réserve et cette froideur duraient toujours; comme un voya- geur, séduit un instant par le phénomène du mirage, au lieu de la source bienfaisante à laquelle elle espé- rait mouiller ses lèvres, elle ne vojait plus autour

LA BIARQUISE d'iSCOMAN 21

d'elle que le désert et ses sables brûlants, et elle éprouvait, noa point pour le marquis d'Escoman, mais pour la vie, qui réserve aux créatures humaines de telles déceptions, une frayeur près de laquelle les appréhensions de Suzanne n'était que des craintes d'enfant.

Tout au contraire, le mariage n'avait rien changé à l'existence du marquis d'Escoman.

Il avait ajouté deux chevaux à son écurie et un cuisinier à sa maison; puis, comme Marguerite Gélis, sa maîtresse, avait cru devoir paraître vivement con- trariée de cette union, en véritable gentilhomme qu'il était, Raoul avait prélevé un cachemire sur les trois qu'il mettait dans la corbeille de sa fiancée, et Tavait offert à Marguerite, sur les épaules de laquelle il faisait l'admiration et l'envie de toutes les bour- geoises de Ghâteaudun. ' -

11 donnait à son cercle et à Mai^uerite autant de son temps qu'il le faisait avant d'être devenu l'époux d'Emma , les chevaux et les chiens avaient toujours la même part dans ses affections, et le jeu dans son revenu.

II

Louis de Fontanieu.

A répoque commençait l'histoire que nous en- treprenons de raconter et à laquelle les pages que nous venons d'écrire auront servi de préambule, il y avait deux années que Tunion du marquis d'Escoman avec Emma de Nanteuil s'était accomplie, et elle avait tenu tout ce qu'elle promettait.

Toute plaie non cicatrisée s'agrandit et skilcère; c'est une loi morale comme une loi physique : ni les vices ni la douleur ne restent stationnaires; en deux années, la douleur d'Emma était devenue plus pro- fonde; les vices de M. d'Escoman avaient fait leur chemin.

Disons plus, c'est que ces derniers avaient franchi la limite au delà de laquelle ils perdent le parfum

LA Marquise d'escoman 23

d'élégance et de jeunesse qui les fait supporter, et le monde lui-même, si indifférent qu'il soit d'ordinaire aux tristesses conjugales, avait fini par se scandaliser de la conduite de cet homme qui avait jeté tout mas- que comme il a^vait rompu tout frein.

De la tristesse, Emma avait passé au décourage- ment, et du découragement au désespoir; enfin, du désespoir, elle en était venue à une résignation mé* lancolique et douce.

On l*a dit, et, comme les grandes vérités surtout ont besoin d'être répétées, il faut le redire : Tad» versité élève et fortifie les âmes assez robustes pour ne pas être brisées par elle. Dès sa jeunesse, Emma avait bu à la coupe sombre ; enfant, ses yeux avaient 'vu sa mère vêtue de deuil; jeune fille, ce deuil l'avait envahie; l'isolement dans lequel elle avait grandi,— car on comprend bien que l'amour de Suzanne Moltet n'avait été pour elle qu'un appui matériel, Tisole- ment dans lequel elle avait grandi avait disposé son cœur à l'énergie. L'épreuve amère que la destinée lui réservait avait donné à ce cœur une trempe puissante. Aussi, lorsque les premiers emportements de la dé- ception furent passés, elle parut calme et digne dans son malheur. Elle sut cacher ses larmes sous le sou- rire de l'indifférence ; elle tua par le mépris un amour qu'elle jugeait indigne d'elle, et, cet amour mort, elle ne chercha point à se rattacher à la terre par une con- solation quelconque, mais, au contraire, elle se mon- tra si insouciante, si spirituellement dédaigneuse au milieu des hommages qui l'entouraient, que rien ne

2/i LA MARQUISE d'eSCOMAN

semblait plus devoir altérer ce corps auquel on attri- buait la froideur du marbre, dont il avait déjà la blancheur.

Mais il y avait près d*Emma quelqu'un qui ne pou- vait limiter dans cette résignation.

C'était Suzanne Moltet.

Méconnaître la vertu, dédaigner la beauté de son Emma, c'était déjà pour la gouvernante un critiae impardonnable. Mais faire couler des larmes de ces yeux bleus qu'elle déclarait les plus ravissants qu'il y eût au monde, causer un chagrin à la jeune femme qu'elle essayait encore quelquefois de bercer sur ses genoux comme lorsqu'elle n'était qu'une enfant, c'é- tait se créer dans Suzanne une implacable ennemie.

La haine de celle-ci monta jusqu'à la frénésie, à partir d'un certain jour de carnaval elle rencontra Marguerite Gélis, que M. d'Escoman promenait ef- frontément à son bras, et 0(1 le marquis répondit par un éclat de rire au regard méprisant dont Suzanne essaya de foudroyer son maître.

Emma n'allait dans le monde que pour obéira son mari, qui avait intérêt à ne point afficher l'abandon dans lequel il la laissait ; elle y allait sans plaisir et sans goût. La solitude et le recueillement convenaient mieux que le bruit à ses pensées, devenues graves et sérieuses; mais Suzanne ne goûtait . nullement cette réserve, et, ne pouvant assassiner M. d'Escoman, elle avait, un peu naïvement, rêvé de le faire crever de dépit.

Aussi, lorsque par hasard la jeune marquise se

LA MARQUISE D*BSCOMAN 25

décidait à suivre son mari à quelque soirée, Suzanne habillait sa maîtresse avec le soin minutieux d'une mère; elle la parait avec la dévotion d'un brahmane pour son idole, abreuvant à la fois sa tendresse pour l'une et sa haine pour l'autre dans la contemplation de celle qu'elle voyait si belle.

11 lui arrivait souvent de suivre sa maîtresse dans les maisons amies. Alors elle se glissait au milieu de la domesticité du lieu se donnait la fête, et, à tra- vers une porte entre-bâillée, elle couvait la jeune femme du regard, ne perdait pas un de ses gestes, souriait instinctivement à ceux auxquels elle la voyait sourire, était fière de ses succès, mais heureuse sur* tout lorsque le flot d'adorateurs était compact et empressé autour d'Emma, et alors, maintes fois, dans sa haine contre le marquis d'Escoman, elle se sentait tentée de les encourager du geste et de la voix.

Au reste , le marquis était si insouciant de ce qui se passait dans sa maison, qu'il n'avait pas accordé la moindre attention à l'inimitié que la gouvernante ne se donnait cependant pas la peine de dissimuler^

Les choses étaient en cet état lorsque, dans les pre- miers jours de Tannée 1835, arriva un événement qui souleva de vraies tempêtes dans l'aristocratie dunoise.

Le sous-préfet de l'arrondissement se donna le luxe d'un secrétaire intime, et ce secrétaire n'était pas moins que le représentant d'une des familles les plus illustres de la Normandie.

Il était venu prendre possession de son poste, munj d'une lettre de recommandation pour un de ses pa-

26 LA MARQUISE D'fcSCOMA!!

rents établi de longue date en Beauee, lettre danslar quelle la mère du jeune homme tirait à Yue sur la bienveiUance de son cousin et le priait de Yeiller sur son fils et de le présenter dans le monde.

n advint ainsi que Louis de Fontanieu c'était le nom du nouveau secrétaire se trouva à la sourdine introduit dans les salons dont jamais fonctionnaire public n'avait trouvé jusque-là le Sésame^ ouvre^toif

On y fit peu attention tout d'abord; mais une sim- ple réflexion, partie d'une bouche malveillante, sou- leva un tonnerre de haros, chacun tenant à ne pas paraître moins à cheval sur les principes que ne l'é- tait son voisin.

Nombre de gens déclarèrent alors la chose nauséa- bonde.

Il était, en effet, du plus mauvais goût, dans ce monde de gentilshommes, qu'un Fontanieu se fît le serviteur du gouvernement de Juillet. Il était déplo- rablement triste de voir un homme qui était non- seulement quelque chose, mais encore quelqu'un, devenu le valet d'un employé du roi Louis-Pliilippe.

Toute bienveillance pour celui qui se rendait cou- pable d'un semblable oubli de son nom et de son honneur constituait une véritable complicité.

Les plus exaltés parlaient de chasser cet intrus.

Les éclats de cette colère ne pouvaient manquer d'avoir des échos. Le bruit en arriva jusqu'à M. de Mauroy ; c'était le nom du cousin qui avait présenté Louis de Fontanieu dans la noble société dunoise;—

LA MARQUISE d'eSCOMAN 27

il prit chaudement la défense de son jeune parent et chercha à l'excuser en rappelant que M. de Fontanieu le père avait sacrifié bien mieux que ne l'avaient fait les mécontents à la cause pour laquelle ils affichaient tant de susceptibilité : colonel de la garde royale en 1830, ce digne officier lui avait donné sa vie! La place que l'on faisait espérer à son fils, après le no- viciat qu'il subissait, constituait toute la fortune de celui-ci ; elle viendait en aide à la détresse de la veuve du vieux soldat royaliste, à la mère du jeune Louis de Fontanieu.

Mais ce zèle coûtait trop peu à ceux qui. le dé- ployaient pour qu'ils se payassent de si bonnes rai- sons, et, si M. de Mauroy, qui possédait une grande fortune dont il faisait un noble usage, vit son acte et ses dires approuvés par quelques esprits d'élite, une fraction considérable de la société aristocratique de Châteaudun ne continua pas moins de s'opposer à l'introduction du jeune secrétaire au milieu d'elle.

Un des adversaires les plus furibonds que rencon- tra Louis de Fontanieu fut le marquis d'Escoman.

Hâtons-nous de dire que l'esprit de parti était, pour le marquis, non pas la cause, mais simplement le prétexte de cette hostilité.

Il est vrai que quelques caractères fortement trem- pés peuvent conserver au milieu des débauches, qui ne sont alors qu'une espèce de soupape sûreté ouverte à la sève qui déborde en eux, la fermeté, l'inflexible énergie de leurs opinions.

Mais l'exception n'est point la règle.

28 LA MARQUISE d'kSCOMAN

Pour les hommes ordinaires, Tabus des plaisirs a sur les convictions politiques l'effet qu'il produit sur tous les sentiments de l'âme, il les absorbe.

Les convulsions de Tétat social, les révolutions faites ou à faire étaient plus indifférentes à M. d*Es- coman que ne pouvait l'être un seul regard de Mar- guerite Gélis.

Et c'était précisément un mouvement involontaire des grands yeux noirs de cette fille qui avait motivé toute la mauvaise humeur de M. d'Escoman contre Louis de Fonlanieu, vers lequel ce coup d'œil, inno- cemment provocateur peut-être, était dirigé.

Il est vrai qu'involontaire une première fois, il avait paru à M. d'Escoman qu'il s'était volontairement re- nouvelé, et qu'à chaque fois ce coup d'œil était de- venu plus tendre.

Aussi le marquis jetait-il feu et flamme et décla- rait-il le petit cénacle de Châteaudun si complètement déshonoré, que, pour un zeste de citron, il allait se décider à vivre en ermite.

Louis de Fontanieu fut le dernier à s'apercevoir de ce qui se passait.

Faisons pour lui ce que nous avons fait pour nos autres personnages, c'est-à-dire essayons de le faire connaître à nos lecteurs. ^

C'était un garçon de vingt-quatre ans, que la na- ture segïblait avoir singulièrement favorisé, et qui, cependant, lorsqu'on l'examinait à la loupe, n'existait qu'à l'état de magnifique ébauche.

Jl était grand et bien bâti, sa figure avait de la ré-

LA BIARQUISB D*ESC01fAN 29

gulârité, du caractère même: sa physionomie ne manquait point d'une certaine distinction; mais la grâce faisait défaut à tout cela. Il avait Tair roide et gêné d'un militaire sous le costume bourgeois.

C'est que, comme la plupart des jeunes gens de cette époque, fils d'officier, il avait été élevé pour être soldat. Et, en effet, il l'eût été si son père eût vécu. Élève de Saint-Cyr, les appréhensions seules de sa mère l'avaient déterminé à ne pas poursuivre la carrière des armes et à devenir secrétaire de sous- préfecture, au lieu de sortir de l'École sous4ieute« nant.

Jusqu'à l'âge de viogtet un ans, il avait donc porté l'uniforme.

Voilà pour le physique; passons au moral.

Sa faculté à apprendre avait quelque chose de prodigieux ; mais l'initiative et la persistance lui man- quaient, de sorte qu'il n'avait fait que subir les in- convénients de cette facilité, effleurant tout, mais se rebutant dès que l'étude devenait sérieuse et deman- dait le moindre effort.

Au reste, extrêmement bon, extrêmement doux, extrêmement honnête, extrêmement dévoué, c'était par les superlatifs que la nature avait atténué ses qualités et les avait rendues incommodes à lui et à son prochain; aussi ces vertus étaient-elles devenues chez lui une espèce de débilité nerveuse dont il sor- tait par soubresauts conyulsifs et par éclats violents, etqui lui faisait, en somme, excepté dans ses

50 HARQDISE d'BSCOMAN

moments de surexcitation un caractère beaucoup plus féminin que masculin.

Louis de Fontanieu, bienveillant pour tout le monde, croyait à la bienveillance universelle et eût appelé le genre humain son ami. Tout au contraire de ce monstre couronné qui eût voulu que le monde entier n'eût qu'une seule tête pour l'abattre d'un seul coup, notre jeune héros eût fait le même souhait, mais pour embrasser l'univers sur les deux joues. Dans cette disposition permanente d'esprit, il était disposé à tout voir à travers un rideau de crêpe rose^ et, pendant les huit premiers jours de son installa- tion à la sous-préfecture, il avait écrit à sa mère deux longues lettres il paraphrasait sur tous les tons l'enthousiasme juvénile que lui avait causé l'accueil de la société dunoise. Hommes et femmes, préten- dait-il, s'empressaient pour lui rendre le séjour de la ville agréable, et Dieu sait par quels éloges fana- tiques sur l'esprit des uns et sur la beauté des autres il payait sa dette à la reconnaissance.

A l'entendre, on l'adorait.

11 fut donc fort étonné lorsque son sous-préfet, le prenant à part un matin, le mit au courant de la si- tuation réelle, lui apprit que quelques impolitesses, dont sa candeur déjeune homme ne s'apercevait pas, avaient motivé des bruits injurieux pour son courage, et lui déclara qu'il exigeait, au -nom de la famille de Fontanieu, dont il était l'ami, au nom môme du gou- vernement qu'il représentait, "que le nouveau secré- taire sortit honorablement de la position dans laquelle

LA MARQUISE D'ESCOMAN 31

il s'était placé vis-à-vis des adversaires du pouvoir.

La foudre tombant aux pieds de Louis de Fonta* nieu n'eût pas produit sur ses nerfs une plus rude secousse.

Sans prendre le temps de consulter son cousin de Mauroy, sans en écouter davantage, il courut au cer- cle, dans l'intention bien arrêtée de provoquer la pre- mière personne qu'il y rencontrerait.

11 était alors une heure de l'après-midi et les salons du club étaient à peu près déserts.

Le marquis d'Escoman et deux désœuvrés de sa connaissance y étaient cependant déjè installés.

De ces deux compagnons du marquis, l'un, Geor- ges Guiscard, était un étourdi de vingt ans, l'autre, le chevalier deMontglat, un mauvais sujet de soixante. Tous les trois, accoudés sur la rampe du balcon de l'hôtel, attendaient qu'on leur amenât leurs chevaux de promenade.

Les deux premiers aspiraient nonchalamment la fumée de leur cigare ; le troisième, qui datait d'une époque le cigare n'était pas inventé, n'avait ja- mais, sous ce rapport, pu forcer sa nature rebelle et se placer, quant au tabac, à la hauteur de ses jeunes amis.

En passant devant ces messieurs, ou plutôt sous ces messieurs, Louis de Fontanieu crut entendre quelques rires, qui lui semblaient s'adresser à lui. Ces rires lui firent l'effet de la piqûre que reçoit le taureau en sortant du toril, c'est-à-dire qu'ils redou- blèrent la colère qui le mordait au cœur.

32 LA MARQUISE D*ESC01fAN

Il s'élança dans la maison et monta rapidement l'escalier.

11 avait été présenté au cercle quelques jours au- paravant. Son nom se trouvait affiché, avec celui de ses parrains, sur un petit tableau qui servait à cet usage et devait rester ainsi jusqu'au jour du scru- tin.

Louis de Fontanieu alla droit au tableau, l'arracha de la muraille et le brisa sous ses pieds.

En ce moment, M. d'Escoman détaillait à Georges de Guiscard les beautés d'une jument qu'il avait ré- cemment achetée et que son groom tenait en main. Absorbés dans leur contemplation, ils n'avaient pas vu passer Fontanieu, et, ignorant même sa présence, ils ne virent point son action, n'entendirent point le bruit que le tableau fit en se brisant»

Seul, le chevalier de Montglat, qui, n*ayant pas de jument que l'on pût admirer, ne prenait pas grand plaisir à admirer les juments des autres, se retourna.

Nous l'avons dit, M. de Montglat était un homme de soixante ans; c'était le seul des vieux garçons de Chàteaudun que Raoul d'Escoman fût parvenu à ar- racher à la politique et au reversis.

Il est vrai que M. de Montglat payait pour tous les autres, et payait si bien, qu'il était devenu le meil- leur auxiliaire du marquis, dans la tâche philanthro- pique qu'il avait entreprise.

Sa taille était petite ; mais l'obésité, ce premier suaire de la vieillesse, n*en avait point altéré la sou* plesse. Par un privilège bien rare, sa jambe avait

LA MARQUISE D*ESG01CAN 3S

conservé son nerf et sa rondeur ; son pied, son é]as« ticité et sa cambrure ; ses mains, leyr finesse et leur blancheur. Sous les bourgeons dont Tàge et les excès avaient illustré son visage, on devinait encore le charmant petit page qui avait fait non-seulement ré- ver, mais encore veiller des duchesses.

Sa jeunesse avait été fort dissipée, et les soixante ans qu'il avouait ne paraissaient pas avoir plus atté- nué le feu de ses passions que la vigueur de son corps.

' S'il s'agissait de courre un cerf, M. de Montglat était le premier botté et éperonné, et, disons-le, nul des jeunes gens qui se livraient à cet exercice nesa- vait,'comme lui, enlever son cheval devant une bar- rière. Dix heures de chasse, pour lui, n'étaient qu'un jeu, et ne l'empêchaient nullement de passer à boire la nuit qui: suivait cet exercice. C'était à table sur- tout que resplendissait la gloire du vieux titan des orgies; aucun des viveurs de Châteaudun ne se rappelait avoir vu sur sqn visage la moindre trace d'ébriété, quoique le chevalier de Montglat ne refu- sât jamais de faire honneur à personne, comme aussi pas un ne pouvait se souvenir d'avoir vu la marque d'un souci sur sa joyeuse physionomie. Pour achever le tableau, disons que l'on citait quelques aventures dont le chevalier s'était galamment tiré malgré ses cheveux blancs, que son partenaire fût une femme ou que son adversaire fût un homme.

Cependant, comme ce n'est que dans les romans que Ton trouve des héros parfaits en bien comme en

5& LA MARQUISE D'ssœifAN

mal, et que ceci est une histoire et non pas un ro- man, nous sommes obligé d'avouer qu'il y avait plu- sieurs défauts à la cuirasse du chevalier de Montglat.

D!abord, il avait un ridicule : il se souvenait trop du passé ; de ce passé qui lui semblait d'autant plus beau qu'il avait sous les jreux l'existence étri- quée de ceux qui se prétendaient les successeurs des grands roués ; et il parlait trop du rôle qu'il avait joué dans ces temps héroïques» devenus presque des temps fabuleux.

On avait fini, dans le monde dunois, par se blaser sur ses histoires de duel, qui, vraies ou fausses, se terminaient invariablement par la même formule : a La garde de mon épée lui servit d'emplâtre. i>

Aussi,quand il était là, l'appelait-on le chevalier de Montglat ; mais, quand il n'y élait pas, on ne l'appe- lait guère autrement que le chevalier de VEmplâtre.

Puis le besoin de vie bruyante et agitée qui ^'était réveillé en lui depuis que M. d'Escoman lui en avait donné l'exemple, et surtout la passion du jeu l'avaient entraîné beaucoup trop loin.

H. de Montglat était pauvre.

Cette pauvreté, si grande et si noble chez le vieux gentilhomme qui la porte fièrement, ses vices il faut nommer les choses par leur nom —la lui avaient rendue odieuse et l'avaient peu à peu amené à com- poser avec la délicatesse.

M. de Montglat acceptait ce qu'il ne pouvait ren- dre, il n'était pas plus exact à restituer les quel- ques louis qu'il empruntait çà et qu'à payer ses

LA MARQUISE D'ESCOMAN 35

dettes de jeu; et peu à peu il en était arrité aussi à un état flagran t d'in fériorité morale vis-à-vis de jeunes gens qui étaient bien loin de le valoir.

Ses vrais amis s'en affligeaient ; mais il y avait tant d'entrain dans ses façons, tant de bonne foi dans les erreurs que lui faisaient commettre ses vieilles habitudes et la chaleur de son sang, que, si quelque- fois on riait de ses crâneries, personne n'avait encore songé à s'indigner de sa conduite.

Le chevalier de Montglat vit donc seul l'action de Louis de Fontanieu.

A la pâleur, à Tagitation du secrétaire, il devina sans peine ce qui se passait en lui.

Depuis quelque temps, les auditeurs du chevalier devenaient moins bénévoles; il aimait à conter, comme tous les vieillards, et il avait vu sur certaines lèvres un sourire moqueur accueillir le récit des ex- ploits de sa jeunesse. Ce sourire l'impatientait. 11 avait déjà jugé à part lui qu'un duel serait une occa- sion merveilleuse pour fermer la bouche aux mau- vais plaisants et pour s'ouvrir à jamais des oreilles complaisantes et attentives. C'était, d'ailleurs, une originalité qui lui semblait piquante que de se battre à son âge. II quitta sournoisement le balcon et alla droit au jeune homme.

Pardieu! monsieur, lui dît-îlen se dandinant avec cet air d'impertinence qui n'appartient qu'aux gentilshommes de l'autre siècle, vous me faites vive- ment regretter que nous ayons, il n'y a qu'un instant, donné congé aux laquais.

36 LA MARQUISE D*£SCOMAN

Louis de Fontanieu se. senlit piqué par un dard» moitié abeille, moitié scorpion.

Et pourquoi cela, monsieur? fit-il en se redres- sant.

Parce que leur présence eût été nécessaire pour prier un écervelé d'aller passer sa colère ou chez lui ou dans sa sous-préfecture.

Vous avez tort, monsieur, de le regretter, répli- qua le jeune homme, à qui la colère faisait perdre le sentiment des convenances, car vous tenez fort avan- tageusement leur etqploi.

Oh! ohl fit le chevalier de Montglat avec le même soubresaut qu'il eût reçu un soufflet, savez - vous, monsieur, que cela est une grosse insulte?

Prenez la chose pour ce qu'elle est, monsieur ; elle ne saurait avoir de meilleur appréciateur que vous.

Alors, monsieur, dit le chevalier se laissant, malgré la gravité de la situation, aller à son défaut fa- vori, il faut que je vous raconte qu'un jour un An- glais, le capitaine Jarvis m'en dit beaucoup moins que vous ne venez de le faire et que cependant, dans la rencontre que j'eus avec lui, sur un dégagement, je parai prime, je fis une retraite de corps, et, tandis qu'il revenait en quarte, je me fendis à fond ; si bien, jeune homme...

Que la garde de votre épée lui servit d'emplâ- tre; nous connaissons cela, monsieur le chevalier, et, quoique arrivé depuis huit jours seulement dans

LA MARQUISE D*E$GOMAN 37

celle ville, je suis en état de vous suppléer dans le dénoûmenl de toutes vos narrations.

Narrations! s'écria le chevalier de Hontglat, narrations! voilà un mot, monsieur, qui me ferait luer cent mille hommes.

En effet, ce nouveau témoignage d'une incrédulité visiblement épidémique faisait passer le chevalier d'une colère factice à un courroux réel.

Et, continua-t-il, j'espère bien que vous me rendrez raison.

Je suis tout prêt, monsieur; mais, auparavant, je désire avoir satisfaction des insolents qui ont cherché à m'avilir, de ceux dont les procédés bien- veillants dissimulaient la perfidie.

Le marquis d'Escoman s'était approché pendant la discussion.

Peut-on savoir de quoi vous vous plaignez, monsieur? demanda-t-il froidement.

Au son de sa voix, Louis de Fontanieu se tourna de son côté.

Je me plains, monsieur, dit-il, de ce que quel- ques personnes ont osé prétendre qu'on devait me chasser des salons mon nom et mes relations de famille m'assurent une place qui n'est pas des der- nières. J'accuse de lâcheté ceux qui ont tramé ces indignités dans l'ombre et qui n'ont pas eu le courage de m'attaquer en face.

Personne ne vous conteste Tanciennelé de votre maison, monsieur, dit le marquis avec un sourire ironique. Chacun sait que le nom de Fontanieu fut.

38 LA MARQUISE D*£SCOMAFf

jusqu'à vous, un des plus honorables de la Norman* die. Mais, quelle que soit rillustration de votte ori- gine, elle ne peut vous donner le droit de forcer la porte de ceux qui regardent la fidélité comme le pre- mier des titres de noblesse.

Malgré son inexpérience etTétat d'exaspération il était, Louis de Fontanieu sentit qu'engager une discussion sur la légitimité de sa conduite, c'était en- trer dans une voie difficile -, il comprit qu'une ques- tion de gros sous, l'existence d'une famille dépendît- elle de ces gros sous, ferait méchante figure en face des sentiment» chevaleresques que le marquis d'Es- comân exprimait avec la fierté et la candeur d'un Lescure et d'un Bonchamp.

Maïs sa colère était si grande, qu'en évitant un écueil, il alla donner dans un autre.

Ah I répondit-il, si je connaissais ceux qui ont tenu ces infâmes propos, je leur prouverais que l'épée que mon père m'a léguée, encore teinte du sang des ennemis de son roi, est tombée dans des mains qui s'en serviront avec honneur.

Prenez garde, monsieur! dit le marquis d'un ton railleur, si vos supérieurs vous entendaient, il est probable que cette qualification d'ennemis du roi ne les flatterait que médiocrement. Mais ce ne sont point nos affaires. Résumons-nous donc. Vous dési- rez connaître ceux qui ont jugé que le secrétaire de M. le sous-préfet n'était point à sa place dans nos salons?

LA MARQUISE D'eSCOMAN 59

Oh! nommez-les, s'écria Louis de Pontairieu, qui se méprenait sur ce que cachait l'attitude froide et indifférente du marquis, nommez-les, monsieur, et vous acquerrez ainsi des droits sérieux à ma re- connaissance et à mon amitié.

L'une et l'autre me sont BÈset précieuses pour que je ne me refuse pas à votre prière.

Louis de Fonlanieu fit un mouvement d'anxieuse attente.

Eh bien, c'est moi, monsieur, ajouta le marquis d'Escôman avec le plus grand calme, et cependant avec un regard si fixe et si ferme, que c'était celui de l'homme qui non-seulement ne recule pas devant une affaire, mais qui encore a l'intention de la pro- voquer.

Louis de Fontanieu fit un mouvement de surprise si naïf, que Georges de Guiscatd ne put retenir un éclat de rire auquel le chevalier de Montglat s'associa de tout son cœur.

Ce témoignage unanime de la maladresse avec la- quelle il avait dirigé son explication, rendit au jeune homme un peu de son sang-froid.

Votre arme? votre heure? le lieu du combat? dit-il brièvement au marquis d'Escoman.

Tout beau, tout beau, monsieur! vous allez un peu vile ce me semble; mais il n'en faut accuser que votre peu d'Habitude de ces sortes d'affaires; nos té- moins régleront tout cela.

Puis, faisant un pas en arrière pour démasquer Georges de Guiscard et le chevalier :

AO LA MARQUISE d'eSCOMAN

Voici les miens, ajouta le marquis.

Georges de Guiscard s'inclina; mais le chevalier de Monglat s'approcha avec la physionomie d'un solli- citeur.

Pardon , dit-il , pardon , mon cher marquis , mais j'ai avec monsieur une petite affaire qui prime la vôtre, car elle lui est antérieure de dix bonnes mi- nutes ; j e revendique donc. . .

Assez, Montglat, assez, reprit négligemment le marquis; je vais avoir avec M. de Fontanieu une rencontre qui sera sérieuse, je l'espère, et vos plai- santeries ne sont pas en ce moment en situation. Contentez- vous donc, jusqu'à nouvel ordre, de tuer votre monde en paroles.

Ce nouveau déni de la véracité de ses récits acheva d'exaspérer le chevalier de Montglat.

Ah! c'est comme cela, marquis? s'écria- t-il. Eh bien, sacrebleu ! je tiens à vous prouver que, pour être entrée dans quelques poitrines, mon épée n'est pas émoussée pour cela. Je maintiens donc mon droit avec opiniâtreté.

Si tu m'en crois, d'Escoman, dit M. de Guis- card, tu lui proposera de jouer sa priorité prétendue contre vingt-cinq louis, et alors tu verras l'opiniâtreté de Montglat fondre comme cire; nous connaissons cela.

Je ne prendrai point cette peine ; je rappelle- rai seulement au chevalier qu'il me doit, tant d'ar- gent prêté que d'argent gagné , une somme assez ronde, pour laquelle je n'ai d'hypothèque que sur sa

LA MARQUISB D'ESGOMAN &!

personne, et que ce serait peu délicat à lui d'aventu- rer mon gage.

Quelque tour plaisant que les deux interlocuteurs du chevalier affectassent de donner à leurs argu- ments, le fond de ces arguments n'en était pas moins offensant pour M. de Montglat, la présence d'un étranger doublant la brutalité de Tinsulte.

Louis de Fontanieu, de son côté, tressaillit aussi, mais de joie : ses adversaires venaient de lui prêter le flanc, et il sentait avec orgueil qu'il était inca- pable de dire à un ennemi ce que d'Escoman et Georges de Guiscard venaient de dire à un ami.

Monsieur, s'écria-t-il en s'avançant vers le che- valier de Montglat, si l'offre d'une bourse , par mal- heur assez plate, pouvait vous être agréable pour quelques jours, permettez-moi de mettre la mienne à votre disposition.

Le chevalier prit avec un brusque mouvement le portefeuille que lui tendait le jeune homme, et, sans le remercier autrement que d'un coup d'œil tant sa vieille gentilhomerie trouvait la chose naturelle il l'ouvrit.

Le portefeuille contenait un billet de mille francs, un billet de cinq cent francs, plus quelques louis.

Il en tira le billet de mille francs et quatre louis qu'il présenta à M. de Guiscard.

Puis, tout en remettant le portefeuille dans sa po- che:

Nous allons d'abord régler nos comptes tous les deux, cher monsieur, lui dit-il.

42 LA MARQUISE D*EgCOMAN

~ Comment donc ! mais avec le plus grand plai- sir, chevalier, et je ne vous cacherai pas que vous n'avez qu'à gagner à faire entrer dans vos habiludes Teippressement que vous montrez aujourd'hui

"^ Je vous devais raille quatre-vingts francs ; vous les avez reçus, n'est-ce pas?

Certainement, répondit Georges de Guiscard.

Je ne vous dois donc plus rien qu'un bon coup d'épée, et vous l'aurez demain.

-r- Vous croyez?

Je vous l'affirme ; je veux vous plaire désormais par ma régularité toute commerciale.

^—J'accepte les mille quatre-vingts francs; mais, quant au coup d'épée, chevalier, je tâcherai de vous en fournir la monnaie.

MM. d'Escoman et de Guiscard saluèrent et sorli^t rent.

Resté seul avec Louis de Fontanieu, M. de Mont- glat se rapprocha de ce dernier et lui tendit la main :

Allons, jeune homme, maintenant que nous ne sommes plus que nous deux, faites-moi des excuses, lui dit-il.

* -^Des excuses? s*écria avec indignation le jeune homme, des excuses ? Jamais I

Par le diable I répliqua le chevalier de Montglat en secouant la tête, on a raison de dire qu'il n'y a plus d'homme complet. Vous venez de vous conduire en véritable chevalier français, vous venez de vous placer au niveau de toute la gentilhommerie de vos

LA MARQUISE d'eSCOMAN /{B

ancêtres, et voilà que vous gâtez votre belle action et voulant forcer un pauvre diable qui, ayant accepté votre argent, lie peut plus tirer Tépée contre vous, à vous parler le prenaier de regrets et d'autres platitu- des de celte espèce, qui, dans votre bouche, seraient des paroles parfaitement dignes, et, dans la mienne, des paroles parfaitement déplacées... Pouah 1 la Ré* volution a encore perdu celui-là.

Vous ne m'avez pas compris, monsieur, dit Louis de Fonlanieu ; si je vous ai offert d'être votre créancier, c'est que je ne voulais pas que la misé- rable question d'argent soulevée par M. d'Escoman restât un obstacle à notre rencontre.

~ Et, si j^ai accepté, moi, monsieur, répliqua le chevalier, c'est que je renonçais à voir en vous un ennemi. Autrefois, malgré ce service rendu, nous eussions pu garder nos positions réciproques. Du diable si un gentilhomme songea Jamais à vérifier son livre de caisse, avant de prêter le collet à un bon compagnon I Mais les temps sont bien changés, et l'on ne manquerait pas de dire aujourd'hui, si je vous tuais, que je vous ai assassiné pour vous donner quittance. Ne démentez donc pas votre premier mouvement, jeune homme ;.il n'y a pas de honte à s'incliner devant les cheveux blancs ; j'en ai, que diable ! monsieur, et je suis quelquefois forcé de me l'avouer à moi-même.

Louis de Fontanieu était resté irrésolu, ne sachant que penser de l'attitude de M. de Montglat. Dans le monde, on connaît les ridicules de ceux qui le com-

llU LA MARQUISE d'eSCOMAN

posent, en même temps que Ton apprend leurs noms. Le chevalier' n'avait été jusqu'alors, pour le nouveau débarqué à Ghâleaudun, qu'une espèce de ci-devant jeune homme, bafoué pour ses hâbleries, presque méprisé pour ses vices. Les tristesses de la situation du pauvre diable, qui s'étaient déroulées devant Louis de Fonlanieu, l'avaient rempli de com- passion pour lui et de colère pour ceux qui s'amu- saient de sa détresse et de ses passions. Son langag<î franc et décidé, sa physionomie ouverte, changeaient cette compassion en sympathie, il prit la main que lui offrait le chevalier et lui exprima du fond du cœur, le regret qu'il éprouvait de n'avoir pas mis dans ses. paroles le respect que l'âge de son interlo- cuteur commandait.

Bien ! bien ! bien 1 répliqua le chevalier, je n'ai pas le droit d'être difficile, je le sais ; demain, peut- être, ce sera mieux, et, dans quelques jours, eh ! bon Dieu, il est possible que nous soyons amis. Et attendant que votre estime et ma reconnaissance me donnent ce titre, disposez de moi, jeune homme, si je pouvais vous être bon à quelque chose ; parlez! je ne puis oublier que, dans notre altercation, lés premiers torts venaient de moi : je voudrais donc les réparer en vous étant agréable.

. Merci, mille fois merci, monsieur le chevalier, et la meilleure preuve que je puisse vous donner du prix que j'attache à votre bienveillance étant d'en user, expliquez-moi donc, je vous prie, les causes de l'inimitié de M. d'Escoman contre moi, inimitié que

LA MARQUISE d'eSGOMAN k^

je ne puis raisonnablement attribuer à des questions de politique. Le chevalier sourit.

Connaissez-vous sa mattresse ? demanda-t-il.

Non, pas que je sache.

Marguerite Gélis?

Pas même de nom.

Tant pis, jeune homme, tant pis !

Pourquoi !

Parce que, s'il est bon de toujours connaître les maîtresses de ses amis, à plus forte raison est-il im- portant de connaître celle des gens qui nous veulent du lÊal.

Mais à quoi cela servirait-il dans le cas qui nous occupe ?

Un instant ! M. le marquis d'Escoman ne serait point fâché de vous fourrer un bon coup d'épée, parce que, involontairement, vous avez froissé son amour-propre, parce que la belle Marguerite Gélis, n'a pas cessé, depuis huit jours, de lui vanter votre tournure, qu'elle trouve fort agréable, paraît-il.

Louis de Fontanieu fut abasourdi de cette décla- ration, qui lui montrait sous un jour tout nouveau les événements qui s'étaient passés dans la matinée ; il demeura tout rêveur.

Mais, au bout d'un instant :

Encore un bon office, monsieur le chevalier ? dit-iL Est-elle vraiment belle, cette Marguerite Gélis?

Peuh! fit M. de Montglat, belle I cela dépend

46 LA MARQUISE D'eSCOMAN

des goûls; mais, belle ou laide, je vous réponds d'une chose, moî.

De quelle chose ?

C'est qu'à votre place et à votre âge, je n'eusse pas demandé plus de vingt-quatre heures pour ren- dre M. le marquis d'Escomau furieux de toute autre chose que des imaginations d'une folle... Allons, bon ! ajouta-t-il comme se parlant à lui-même, voilà encore le vieil homme qui reparaît pour faire des siennes ! Je m'étais cependant bien juré, tout à l'heure, de renoncer à Satan, à ses pompes et à ses œuvres.

Et, pirouettant sur les talons, avec une grâce qui sentait d'une lieue son dix-huitième siècle, le che- valier de Montglat sortit, la jambe cambrée, les pieds en dehors et en faisant claquer ses doigts.

m

La veille d'un dael.

Louis de Fontanîeu rentra à la sous-préfeclure.

Comme il n'avait pas marché très-vite, il se trouva que le bruit d'un événement de l'importance de son duel y était arrivé avant lui, grâce au miracle de la multiplication des voiï, miracle fréquent dans les petites villes.

M. de Mauroy, prévenu, attendait son cousin.

Ce fut lui qui se chargea de voir, accompagné d'un de ses amis, les témoins de M. d'Escoman et de ré- gler avec eux les conditions du combat.

Débarrassé de cette préoccupation, Louis de Fon- tanieu fut laissé tout entier à ses soucis.

lis étaient grands.

kS LA MARQUISE d'eSCOMAN

Non pas que notre jeune homme n'eût reçu de la Providence une raisonnable dose de courage, mais parce que, si brave que l'on soit, il est bien permis, la veille d'une première affaire, àe fouler la terre avec un peu d'émotion en se disant :

Aujourd'hui, dessus; demain, dessous peut- être! .

Il sortit de la ville, et, sans trop savoir il allait promener sa mélancolie, marcha droit devant lui.

En marchant droit devant soi, on arrive toujours quelque part. LOuis de Fontanieu arriva sur les bords du Loir.

Là, il continua sa promenade, suivant, de l'autre côté du fossé, un ruban de peupUers qui séparait la route de la rivière et rêvant à tout ce qui revient à l'esprit en semblable situation : au passé, à ceux qu'il aimait, à sa mère surtout, qui était loin de se douter du danger qu'à cette heure courait son fils; puis par- fois ne rêvant plus à rien, lorsque, dans sa lutte con- tre les sinistres frissons qu'il sentait courir le long de son corps, son âme suspendait son action et le laissait, pour ainsi dire, sans pensée, flottant entre la vie et la mort.

La promenade était déserte. Il est vrai que c'était plutôt une route qu'une promenade. L'endroit était donc non-seulement écarté, mais solitaire; l'ombre commençait à descendre du ciel et ajoutait à la tris- tesse du paysage, tristesse qui se reflétait dans le cœur du jeune homme. Tout à coup, il entendit re-

LA MARQUISE B'eSCOMAN /{Q

tentir sur le pavé le bruit des fers d'un cheval, el, dans son empressement à faire diversion à ses tristes idées, il passa la tête entre les peupliers pour voir quel était le cavalier.

Il reconnut à Vinstant homme et monture : la monture était cette fameuse jument que M. d*Esco- man montrait avec tant de complaisance à Georges de Guiscard, quelques heures auparavant; le cavalier était le marquis lui-même.

La vue de son adversaire fit pousser un gros sou- pir au jeune homme, qui n'avait point contre M. d'Escoman d'assez graves motifs de haine pour que son courroux domptât tout autre sentiment. 11 allait reprendre sa marche lorsqu'il s'aperçut que le marquis venait d'arrêter son cheval.

En même temps, et comme le marquis l'avait dé- passé et avait disparu dans un tournant, il entendit le bruit de plusieurs voix, l'une desquelles lui parut avoir un timbre tout féminin.

En continuant son chemin, il allait nécessairement passer à deux pas du cavalier, ce qui ne lui plaisait guère. D'un autre côté, rebrousser route, en ce mo- ment, offensait sa fierté. Il adopta un moyen mixte, Il descendit la pente de la rivière et se colla le long de la berge.

Quand, le bruit de la conversation qui venait de s'engager sur la route^ ne fut plus couvert par le bruissemei^t des feuilles que Louis de Fontanieu fou- lait en marchant, ce dernier s'assura tout à fait que

50 LA mauquise d'bscoman

la voix qu'il avait entendue était une femme, et le

démon de la curiosité le mordit au cœur.

11 se hissa contre le talus, parvint à hausser ses yeux au niveau du chemin, et, entre les troncs gri- sâtres des arbres, il reconnut deux femmes, dont Tune, qui semblait âgée^ se tenait à quelque dis- tance, tandis que l'autre, une main posée sur l'en- colure du cheval et jouant avec sa crinière soyeuse, causait familièrement avec M. d'Escoman.

Cette femme était fort belle.

Aussi Louis de Fontanieu ne douta-t-il pas un instant que ce ne fût cette Marguerite Gélis dont M. de Montglat lui avait révélé les prédilections si flatteuse pour son amour-propre.

Il en douta moins encore lorsqu'il vit le gentil- homme se baisser sur sa selle, prendre la main de la jeune femme et déposer un baiser, non sur cette main, mais sur le front de son interlocutrice et lui dire, au lieu d'adieu, un à ce soir tout à fait sans façon.

Ce geste et ces mots arrachèrent à Louis un mou- vement de rage. Cette haine que jusqu'alors il n'avait point ressentie contre M. d'Escoman entra de prime saut dans son âme avec la jalousie.

Cependant, que Ton ne s'y trompe point, ce n'était pas des privautés que se permettait le marquis avec Marguerite Gélis que notre jeune homme était jaloux; c'était de l'avantage que son adversaire avait sur lui en possédant les consolations de l'amour au milieu

LA MARQUISE d'RSCOMAN 51

des sombres préoccupations qu'il lui supposait parce que, lui-même, il les ressentait.

Son isolement lui sembla une monstrueuse injus- tice de la destinée et lui rappela les principes dont M. le chevalier de Montglat lui avait exposé le som- maire.

Louis de Fontanieu était aussi novice en galante- rie qu'en matière de duel; dans Tun et l'autre cas, la théorie était bonne, mais la pratique manquait coni- plétement. Il n'avait à son service qu'une excessive bonne volonté qui pouvait suppléer à l'expérience. La surexcitation que lui faisait éprouver la très-pro- chaine perspective de sa rencontre le mettait tout à fait en humeur d'expérimenter une autre série d'à-' ventures. La jeune femme, en suivant le chemin qui devait la ramener à la ville, passait forcément près de lui. Il l'attendit au passage sans parti pris sur ce qu'il allait faire, mais plein d'ardeur et très-dé- cidé à brûler ses vaisseaux si la circonstance l'exi- geait.

L'obscurité l'enhardissait encore ; car pendant que toutes ces pensées se heurtaient dans son esprit, la nuit était venue.

Cependant, lorsque celle qu'il prenait pour Mar- guerite Gélis ne fut plus qu'à quelques pas de lui, lorsqu'il entendit le froufrou de la robe de soie qui balayait le sable de la route, sa résolution commença de faiblir, son sang se ralentit, la respiration lui man- qua. Mais alors il songea que, le lendemain, lorsqu'il

52 LA MARQUISE D*ESCOMAN

aurait en face de lui la pointe d'une épée ou la gueule d'un pistolet, ce serait bien une autre affaire, et, sans réfléchir davantage, il quitta sa retraite et sauta d'un bond sur le bord du chemin, comme s'il se fût agi de s'élancer dans une redoute.

Tant de sentiments différents ne bouleversaient pas 1 ftme à% Louis de Fontanieu sans que sa physionomie s'en ressentît. Cette physionomie, à la suite des bou- leversements intimes qu'il venait d'éprouver, n'é- tait probablement pas des plus rassurantes, car, à •sa vue, la jeune femme poussa un cri de terreur. Plus familière probablement avec le danger, la vieille dame qui l'accompagnait s'élança entre elle et Louis de Fontanieu, croisant résolument contre celui-ci la pointe de son parapluie qu'elle tenait à la main.

Au reste, le jeune homme ne fit pas un mouve- ment pour poursuivre l'attaque. Malgré les épithètes que le chevalier de Montglat avait accolées au nom de Marguerite, il était véritablement surpris de la beauté de la jeune femme et de l'air de noblesse et de distinction qu'il remarquait en elle et qui lui sem- blait incompatible avec sa position sociale plus que risquée. Il sentait, maintenant, qu'il lui serait bien plus facile de braver le marquis d'Escoman que ces grand yeuï bleus qui le regardaient avec tant d'effroi, que ces lèvres charmantes que la peur faisait pâlir et trembler. Il avait perdu toute son assurance ; il allait exécuter une retraite d'autant plus honteuse que l'ir- ruption avait été plus triomphante ; mais la vieille dame ne lui en laissa pas le temps.

LA MARQUISE D*ESCOMAN 53

Au milieu de Tobscurité qui s'épaississait rapide- ment, elle n'avait point remarqué le trouble de Louis de Fontanieu, tout occupée qu'elle était à chercher de Tœil dans les environs s'il ne serait pas possible de trouver aide et main-forte; mais elle tenait tou- jours son arme en arrêt selon toutes les règles de la guerre.

Voyons, mon bon ami, dit-elle prenaril tout simplement Louis de Fontanieu pour un voleur, il ne s'agit que de s'entendre; ne nous faites pas de mal, et madame va vous donner sa bourse. Il y a dedans un beaulouii d'or que j'y ai mis avant de sortir; c'est tout ce que nous avons sur nous, aussi vrai que Su- zanne Mottet est une femme d'honneur. Dame ! on n'emporte pas des mille et des cents pour aller à la promenade ; et puis, au bout du compte, mon garçon, un louis, c'est gentil, et si, comme je veux bien le croire, le besoin seul vous pousse à celle vilaine ac- tion, avec un louis vous pourrez toujours vivre quel- ques jours.

Tout en parlant, et sans attendre que sa proposi- tion fût acceptée, sans quiller sa position défensive, la brave gouvernante s'était approchée de sa mat- tresse, avait fouillé dans la poche de. celle-ci avec la main que le maniement du parapluie laissait libre, y avait pris une bourse en soie verte et blanche, à tra- vers les mailles de laquelle on voyait luire le fauve éclat de l'or, et l'avait jetée au pied de Louis de Fon- tanieu.

L'erreur Suzanne Mottet avait achevé de décon-

bk LA MARQUISE D*ESCOMAN

certer ce dernier, et la confusion qu'il éprouvait en se voyant pris pour un vulgaire voleur lui inspira une audace qu'il n'eût certes pas trouvée en lui dans d'au-^ très circonstances.

Vous vous méprenez sur mon intention , ma bonne dame, dit-il en ramassant la bourse; ce n'est point votre argent que j'exige pour rançon.

Miséricorde! s'écria Suzanne; mais que vous faut -il donc, alors?

Rien et beaucoup; une aumône et un trésor, un simple, seul et unique baiser de la bouche de voire compagne, répondit le jeune homme d'un toq qu'il s'efforçait de rendre aisé et galant.

Jusque-là, la marquise d'Escoman-r- que Louis de Fontanieu, d'après les familiarités de Raoul , avait prise pour Marguerite Gélis jusque-»là , disons-nous, la marquise d'Escoman n'avait joué qu'un rôle tout passif dans cette scène, quoiqu'elle ne se méprît pa«, ainsi que sa gouvernante, sur les intentions de l'homme qui leur avait si brusquement barré le pas- sage; elle n'en était pas moins paralysée par la frayeur en se voyant dans un endroit isolé, la nuit, à un quart de lieue de ville, à la merci d'un in- connu. Cependant l'émotion qu'elle remarquait dans la voix du jeune homme, inhabile à la dissimuler, lui rendait un peu de courage. 11 en résulta qu'après les dernières paroles de celui-ci, le sentiment de sa di- gnité lui fit recouvrer ses forces. Elle écarta Suzanne et s'avança vers Louis de Fontanieu, qui, trompé par

LA MARQUISE d'eSGOMAN 55

ce mouvement, lui présenta sa bourse et étendit les bras pour toucher le tribut qu'il prétendait percevoir de Marguerite Gélis.

Pardon, monsieur, lui dit froidement la mar- quise en le repoussant du bout du doigt; mais si

.vous m'en croyez, nous laisserons les choses comme Suzanne les a arrangées. Dans mes souvenirs, celui d'avoir été dépouillée d'une bagatelle me restera in- diflérente, tandis que j'éprouverais de véritables re- grets en me rappelant qu'un homme qui paraissait bien élevé a osé un jour me manquer ùe respect.

Quelque grand que soit mon désir de vous plaire, ma charmante, repartit Louis en s'efforçant de continuer la conversation sur le môme ton, je ne puis cependant me résigner à passer à vos jeuj pour un voleur de grand chemin.

Vous avez tort, monsieur; ce dernier rôle n'est pas plus odieux que celui que vous avez prétendu jouer en vous attaquant à deux femmes sans dé- fense , et il est t à jnes yeux du moins, beaucoup moins ridicule,

Louis de Fontanieu écoutait avec stupeur celle qu'il croyait ê(re Marguerite Gélis; il lui semblait impossible qu'une grisette de Ghàteaudun s'exprimât avec cette dignité dédaigneuse et fière, avec cette ai*- sance de grande dame. Il commença donc à craindre d'avoir commis quelque méprise, et il s'ensuivit un instant de silence, pendant lequel sa contenance tra- hissait son embarras.

56 LA MÂBQUISE d'eSCOMAN

Ce silence, ce fut Suzanne Motlet qui le rompit la première.

Mon Dieu ! s'écria-t-elle en agitant avec déses- poir son parapluie au-dessus de sa tète, comme si, non contente d'accuserle ciel, elle le menaçait, quand on pense que c'est encore à M. le marquis que nous devons cet affront I 11 nous rencontre seules, il s'en étonne et préfère reconduire sa jument à récurie plutôt que sa...

Suzanne, dit sévèrement la marquise en inter- rompant la gouvernante, Suzanne, vous vous oubliez étrangement !

Mais cette phrase de Tennemie intime de M. d'Es- coman, interrompue avant le mot qui Teût éclaircie, dissipa tous les doutes de Louis de Fonîanieu et le ramena dans sa première voie. .

Suzanne voulait dire sa femme.

Louis de Fontanieu comprit sa maîtresse.

Et, en effet, le marquis faisait si bon marché de ses obligations matrimoniales, la marquise vivait si retirée du monde, que Louis de Fontanieu, qui con naissait l'existence de sa mattresse , ignorait à peu près celle de sa femme. Avec un peu plus d'expé- rience, il eût su qu'un homme comme le marquis d'Escoman n'a pas pour sa maîtresse des procédés comme ceux dont se plaignait si vivement la bonne Suzanne, et qu'il les réserve d'habitude pour celle qui porte son nom. Mais il entrait dans la vie; il n'é- tait point si rigoureux observateur, et la femme au

LA BfARQUISE d'eSGOMAN 57

nom de laquelle la vieille gouvernante avait poussé cette plainte si touchante, lui parut plus que jamais devoir être Marguerite Gélis.

11 fit sortir 1^ pièce d'or du léger filet qui renfer- mait, çt la présenta à la dame d'une main , en aii- puyant de l'autre la bourse sur son cœur.

Non , monsieur, répondit la marquise en se- couant la tête, pas l'une sans l'autre.

Louis de Fontanieu laissa échapper geste de dépit.

Yoilà , dit-il, un dissentiment qui vous mènera loin, et, comme la nuit s'assombrit de plus en plus, vous permettrez, je l'espère, que je vous accompagne jusqu'aux portes de la ville; nous discuterons en cheminant.

Pardon, monsieur, répondit la marquise; mais, maintenant que nous voilà dévalisées, il me semble que nous n'avons plus à redouter les mauvaises ren- contres. Gardez donc contenant et contenu, et lais- sez-nous poursuivre notre route.

En vérité, dit Fontanieu piqué de cette indiffé- rence inattendue, on m'avait pourtant fait espérer de vous un meilleur accueil.

Et serait-il indiscret, monsieur, de vous de- mander qui a eu la bonté de répondre de mes sen- timents ?

Mais, répliqua Louis de Fontanieu, quelqu'un qui connaît parfaitement la position que M. d'Esco- man vous a faite.

5B LA IfARQUISE D*ESC01fAIf

Vous connaissez B.I. d'Escoman el la position qu'il m'a faite? s'écria Emma étonnée.

Voyez l'abomination! dit Suzanne, la position qu'il vous a faite, c'est clair; tout le monde connaît à . Châteaudun la façon dont il se conduit avec vous i qui sait même si ce n'est pas monsieur le marquis lui- même qui vous a tendu ce guet-apens?

Je m'appelle Louis de Fontanieu, répliqua le jeune homme étonné lui-même de la surprise qu'a- vait manifestée le prétendue Marguerite Gélis; il n'y a donc rien d'extraordinaire à ce que je connaisse un homme de ma condition.

Monsieur, dit Emma, jusqu'ici, je n'avais con- sidéré votre conduite que comme le résultat d'une étourderie ; mais, d'après ce que je viens d'entendre, elle prend le caractère d'une mauvaise action. Ce- pendant vous êtes jeune, vous êtes gentilhomme, et le mal ne peut avoir étouffé en vous toute idée d'honneur. Souffrez donc que je vous parle comme on parle à un gentilhomme, maintenant que je vous connais pour tel. Je vous en conjure, monsieur, ne prolongez pas plus longtemps celte triste scène; vous ne connaissez point celle à qui vous parlez, je vous le jure ; il vous est impossible de comprendre com- bien vos dernières paroles ont apporté de trouble et de déchirement à une âme déjà bien douloureuse*- ment éprouvée.

La voix deM™« d'Escoman était émue et vibrante, entrecoupée par les efforts qu'elle faisait pour com-

LA MARQUISE D*ESCOMAN . 69

primer les sanglots qui soulevaient sa poitrine. En face de cette douleur, Louis de Fontanieu abjura bien vite ses idées conquérantes et il éprouva un re- gret si vif, qu'il ressemblait presque à un remords.

Pardonnez-moi, dit-il; je vous ai offensée gra- vement en me méprenant à votre caractère eil à la réputation qui vous était faite ; je suis d'autant plus coupable que je n'ai qu'une assez pauvre excuse à vous présenter dans les ennuis et dans les souffran- ces qui m'accablent moi-même*

Vous, monsieur, des ennuis, des souffrances ? dit la marquise avec ironie.

Qu'y a-t-il donc qui v^us étonne ? demanda Louis de Fontanieu.

Je m'en étonne, monsieur, parce que je ne crois pas aux douleurs au fond desquelles reste l'espé- rance et que vous me paraissez beaucoup trop jeune pour l'avoir perdue.

Alors, vous ne croyez pas à ce que je vous dis ? ~ Mais enfin, monsieur, que vous importe que

j'y croie ouque je n'y croie pas ? Je ne vous connais que par une inconvenance, en appliquant à votre action le mot le plu5 indulgent dont je puisse me servir, —je ne m'inquiète pas de ce qui se passe dans votre cœur; je demande que vous me livriez le passage, voilà tout.

Par grâce, dit Louis, ne me quittez point ainsi I cela me porterait malheur* Je suis dans une de ces situations l'âme a besoin de pardon ; un mot en-

60 . LA MARQUISE d'eSCOBIAN

core, et peut-être ma franchise me méritera- t-elle la grâce que j'implore. Je vais tout vous dire en deux mots, au risque d'être ridicule. J'aime mieux être ri- dicule qu'odieux ; vous voyez si je tiens à me discul- per. Je me bals demain ; peut-être le savez-vous déjè, car il n'est point d'événement si mince qui n'ait son écho dans cette petite ville.

Je l'ignorais, monsieur, répondit la marquise d'un ton perçait l'ironie; mais j'estime que ce n'est pas le duel que vous m'annoncez qui provoque en vous les souffrances et les ennuis dont vous me parliez tout à l'heure.

Louis de Fontanieu se mordit les lèvres en rougis- sant.

Vous avez raison, madame, je n'ai point peur de la mort; mais, en lace de cette tombe creusée pour moi, peut-être, je me trouve seul, isolé, perdu au milieu des indifférents comme au milieu d'un dé- sert, sans un cœur ami dans lequel je puisse épancher des pensées qui peut-être auront été des pensées dernières, sans une voix aimée dont l'accent vibre à mon oreille au moment suprême, sans entendre ces mots si doux d'affection, de tendresse, d'amour qui rendent la mort moins horrible. Voilà ce qui m'é- pouvante, voilà le secret de mes terreurs, voilà ce qui m'a poussé à la méchante action que j'ai com- mise.

Vous auriez eu plus tôt fait de me dire, mon-^ sieur, que vous êtes fou.

LA MARQUISE d'ESCOMAN 61

Oui, peut-être, en effet, Tétais-je tout à rbeure ; mais, en tout cas, depuis un instant je ne le suis plus. Les fous ne pleurent jamais, à ce qu'on assure, et je sens, moi, que j'ai les larmes aux yeux. Ah I si ma mère était près de moi ! ma pauvre mère, souriante et tranquille, sans doute, en ce moment, à l'heure le fils qu'elle ne reverra peut-être jamais donnerait dix années de l'existence que son ftge lui assure, pour un seul de ses baisers !

II y avait un accent si profond dans les paroles de Louis de Fontanieu, qu'il pénétra jusqu'au fond du cœur de la jeune femme,

Pauvre garçon ! murmura- t-elle, car, comme tous les êtres malheureux, elle s'attendrissait faci- ment; pauvre garçon I Dieu ne voudra pas briser le cœur de votre mère ; les consolations dont vous avez besoin, cherchez-les donc en Dieu.

Ahl vous voyez bien que je n'étais pas aussi coupable que je le paraissais! s'écria Louis de Fon- tanieu en mettant un genou en terre devant la jeune femme, accordez-moi donc le pardon que j'implore, et, avec cette pièce d'or, reprenez votre bourse. Hélas I de l'une et l'autre, j'eusse voulu faire un ta- lisman qui eût substitué dans mon cœur votre gra- cieuse image aux sombres pensées qui l'obsèdent.

Mme d'Escoman prit la bourse et la roula entre ses doigts comme si elle eût été absorbée dans une pen- sée profonde.

En ce moment, on entendit retentir sur la route le

4

62 MARQUISE d'ESCOMAN

roulement d'une voiture. Ce bruit rappela la jeune femme à elle-même. Elle passa devant Louis de Fontanieu en lui faisant un signe d'adieu presque amical.

Bon courage, monsieui-I lui dit-elle ; ce n'est poipt à moi à vous offrir ce que vous cherchiez; mais, si vous croyez que les prières ne sauraient nuire, même venant d'une personne indifférente, vous pouvez compter sur les miennes.

Et elle s'éloigna, rapide et digne, avec cette dé- marche de grande dame à laquelle il n'y a point à se tromper. Louis de Fontanieu ne fit aucun mouve- ment pour la retenir*

11 resta à genoux, suivant les deux femmes du re- gard jusqu'à ce que leurs robes se fussent perdues dans l'obscurité. Puis, lorsqu'elles eurent disparu, il se releva, et, en posant, pour accomplir ce mouvement, la main à terre, il rencontra la bourse, que, dans sa précipitation à s'enfuir, M»* d'Escoman avait, sans douté, laissé glisser entre ses doigts.

Son premier mouvement fut de la porter à ses lè- vres; le second fut de courir après la charmante propriétaire et de la lui restituer loyalement ; mais il en subit un troisième qui annihila complètement celui-ci.

Ce troisième mouvement partait du fond du cœur de Louis de Fontanieu, que la dernière phrase de la jeune femme, autant que son gracieux extérieur^ avait complètement enivré ; celui-là lui disait de con-

/

U MABQtJISE d'ëSCOMAN 63

Server religieusement un objet venant d'un être au- quel, dans son enthousiasme, il jurait, sans. savoir d'où lui venait cet entraînement, de consacrer toute son existence.

Ce ne fut pas sans une espèce de lutte qu'il céda à la tentation. Le louis avait été réintégré dans le frêle tissu, et la restitution en était d'autant plus obliga- toire.

Il en était au plus fort de ce combat livré à sa conscience, lorsque ses réflexions furent troublées par un léger coup frappé sur son épaule.

Il tourna la tête et aperçut la vieille dame qui était revenue sur ses pas.

Il allait lui présenter la bourse, mais elle ne lui laissa pas le temps de parler,

Monsieur, dit-eHe d'une voix trop étouffée pour être aussi solennelle que Suzanne Mottet eût voulu la rendre, je savais, moi, que vous jiUez vous battre et contre qui vous vous battrez. Eh bien, ne le ménagez pas, jeune homme, ne le ména- gez pas ! et, si Dieu vous a choisi pour être l'instru- ment de sa vengeance ou plutôt de sa justice, espé- rez, jeune homme; car, alors, je serai pour vous, qui aurez rendu à ma pauvre enfant la liberté et le bonheur que cet homme lui a pris.

Et, sans attendre la réponse de Louis de Fontanieu, Suzanne Mottet disparut de nouveau dans l'obscurité.

Quelque énigmatique que semblât à notre héros la phrase de la vieille dame , elle fixa ses irrésolutions.

6k LA MARQUISE D*ESCOBiAN

Alors il en arriva à penser que la perte de la bourse n'avait pas été tout à fait involontaire, et plus que jamais il se promit d'approfondir ce que les relations de M. d'Escoman avec sa maîtresse pouvaient avoir d'étrange.

En conséquence, il mit dans la poche de son gilet la bo.urse et le louis d'or qu'elle contenait, tout en murmurant le nom de Marguerite Gélis avec une expression passionnée.

IV

La rencontre.

Louis de Fontaaieu rentra chez lui dans un état d'exaltation difficile à décrire.

Tout ce qu'il avait entendu dire au chevalier de Montglat de la folle passion du marquis d'Escoman pour Marguerite Gélis lui était expliqué ; la ravissante marquise portait son excuse en elle-même.

Puis, peu à peu, derrière le brillant mirage laissé dans son esprit par la céleste apparition, se dessina la situation réelle.

Le lendemain, il se battait avec le marquis d'Ësco- man, homme habitué à ces sortes d'affaires et qui s'en était toujours tiré avec honneur.

Quant à lui, au contraire, c'était son premier duel.

Je vais peut-être avancer un grand paradoxe, mais

A.

66 LA MARQUISE d'eSCOMAN

je dirai que le courage est autant une affaire d'ha- bitude que de tempérament.

On s'accoutume au danger comme à toute chose. Lorsque plusieurs fois on a passé à travers le même danger et qu'on en est sorti sain et sauf, l'intensité du péril diminue aux yeux de celui qui le court; et, à la cinquième ou sixième fois, il l'affronte le cœur et le visage bien autrement calmes qu'à la première.

11 en résultait donc qu'avec l'organisation nerveuse de Louis de Fontanieu surtout, quoiqu'il parvînt à oublier par une diversion -quelconque la sérieuse affaire qu'il avait à régler le lendemain, de temps en temps un serrement de cœur inattendu et presque douloureux lui rappelait ces sombres paroles de l'Écriture : ce Homme, tu n'es que poussière et tu retourneras en poussière. »

Ce fut surtout lorsque, vers dix heures du soir, il entendit sonner à sa porte et que son domestique lui annonça M. de Mauroy et M. d'Apremont,

M, de Mauroy, on se le rappelle, était le cousin de Louis de Fontanieu, celui qui l'avait patronné à son entrée dans le monde châteaudunois, celui enfln qui, ayant accepté d'être son témoin, venait lui rendre compte de son entrevue avec les témoins de M. d'Es- coman.

M. d'Apremont était l'ami qui avait secondé M. de Mauroy dans cette entrevue.

Les choses s'étaient passées de la façon la plus simple et la plus rapide ; il n'y avait eu aucune dis-

LA MARQmSE d'sSGOM>N 67

cussion sur les armes, les témoins des deui partis ayant proposé Tépée.

On se battait le lendemain à sept heures du matin, au bois Landry, petit bouquet d'arbres situé à un quart de lieue de Ghâteaudun.

Tout en lui faisant part du résultat de sa mission, M. de Mauroy regardait fixement Louis de Fontanieu, essayant de préjuger jusqu'à quel point il pourrait, au moment de la rencontre, compter sur la solidité des nerfs de son jeune cousin.

Lçuis de Fontanieu écoula tous ses détails d'un Tisage calme.

Alors, lui demanda M. de Mauroy, l'arme à la- quelle vous vous battez demain vous est familière?

Familière est beaucoup dire, reprit Louis, puis- que ce sera demain la première fois que je m'en servirai sérieusement; mais, jusqu'aujourd'hui, j'ai manié le fleuret sans trop de maladresse.

En effet, dit M. d'Apremont, je vois là, pendus à la muraille, des fleurets et des masques.

Vous contrarierait-il, mon' cher cousin, de- manda M. de Mauroy, de me donner un spécimen de ce que vous savez faire ?

Non pas, dit Louis de Fontanieu ; mais laissez- moi allumer quelques bougies, que nous y voyions clair.

Louis de Fontanieu alluma toutes les bougies et toutes les lampes qu'il y avait dans l'appartement, et la chambre se trouvaient les trois gentilhomines fut éclairée a giorno.

68 LA MARQUISE d'eSCOMAN

M. de Mauroy et Louis mirent leurs masques, pri- rent les fleurets et Tassaut commença.

Louis de Fontanieu, élève de Saint-Cyr, comme nous Tavons dit, y avait pris ses leçons d'armes. Son maître avait été un certain Baron, bien connu encore aujourd'hui de tous les élèves qui, à cette époque, recevaient leur éducation dans l'institut militaire fondé par M™« de Maintenon pour être un couvent de demoiselles. Grand, souple,. bien fait, Louis de Fontanieu avait profité des leçons reçues, et était arrivé à être ce que Ton appelle dans les salles d'ar- mes de première seconde force.

11 toucha trois fois M. de Mauroy, contre M. de Mauroy une.

Je suis fort content de vous, mon cher cousin, dit M. de Mauroy ; seulement, je n'ai pas fait d'armes avec M. d'Escoman ; je ne puis donc pas vous ren- seigner sur son jeu. Mais voici M. d'Apremont qui, je crois, est à peu près de la force du marquis. Vou- lez-vous me permettre de lui passer la main?

M. d'Apremont me fera beaucoup d'honneur, répondit Louis de Fontanieu avec cette politesse naturelle qui devient presque cérémonieuse dans une salle d'armes, existe, si cela peut se dire, un code de courtoisie.

M. d'Apremont salua à son tour, prit des mains de Mauroy fleuret et masque, et tomba en garde.

Cette fois, l'assaut fut plus égal. M. d'Apremont était d'une jolie première force de province ; il avait même une certaine réputation de tireur. Au bout

LA BfARQUISE d'KSCOMAN 69

d'un quart d'heure, Louis avait touché qtiatre fois et avait été touché trois.

Vous pouvez parfaitement vous battre avec M. d'Ëscoman, monsieur, lui dit M. d'Âpremont en le saluant et en ôtant son masque.

Louis remercia ses deux parrains, qui se retirèrent en le priant de se tenir prêt pour six heures et demie et en lui annonçant qu'ils viendraient le prendre.

Louis de Fontanieu resta seul^ les deux fleurets et le masque à la main, le second masque sur son visage.

Il alla raccrocher masques et fleurets et vint s'asseoir à une table sur laquelle se trouvaient de l'encre, du papier et des plumes.

Sans y songer, sans savoir ce qu'il faisait, sa main se porta sur une plume, et il se mit à écrire à sa mère.

Dans celle lettre, qui ne devait être envoyée qu'en cas de malheur, tout son cœur s'épancha, toutes ses tendresses débordèrent.

Aux dernières lignes, ses larmes coulaient.

Et, que l'on ne s'y trompe pas, il n'y avait ni crainte, ni faiblesse : c'était une exaltation nerveuse au plus haut degré.

La lettre Tut pliéeet cachetée ; mais quand elle fut cachetée, il sembla à Louis de Fontanieu qu'il lui restait mille choses à dire à sa mère.

11 rompit le cachet et couvrit deux nouvelles pages.

Puis il se coucha et s'endormit, pensant à Margue- rite Gélis.

70 ' hK MàEQinSK p'SSCOMilN

6a nuit fut assez calme ; îl rêva que son sommeil était gardé par deux femmes : chacune se tenait à un c6lé de son lit, et il voyait, peu à peu, de longues ailes blanches leur poussçr, de sorte que les deux femmes finissaient par être deux anges.

Vers les cinq heures il se réveilla. Le jour com- mençait à poindre. Un iostant après qu'il eut ouvert les yeux, l'heure sonna. 11 avait encore une demi- heure à rAver aux deux figures qui, toute la nuit, avaient veillé à son chevet.

A six heures, M. de Mauroy et M. d'Apremont frappèrent à sa porte ; ils le trouvèrent levé et prêt à les suivre.

Us apportaient des épées de duel parfaitement montées, à coquilles piquées à jour ; ces épées étaient inconnues au marquis d'Escoman aussi bien qu'à Louis de Fontanieu.

Gomme on était en avance, on causa un quart d'heure de choses indifférentes et l'on partit.

I^ calèche de M. de Mauroy était à la porto ; un jeune chirurgien était prévenu, et devait, de son côté, se trouver au lieu du rendez- vous.

Cinq minutes après, Louis de Fontanieu arrivait sur le terrain.

Au bout de quelques instants arrivèrent à leur tour M. d'Escoman, Georges Guiscard et le chevalier de Monlglat.

Les adversaires se saluèrent d'une légère mais courtoise inclination de tète. Les quatre témoins se réunirent ; le jeune médecin resta à l'écart,

LA MARQUISE D'ESCOMAN ' 71

La conférence des témoins ne fut pas longue; le . duel et les conditions du duel étaient arrêtées à Ta- vance.

Restait à choisir entre les épées apportées par les témoins de Louis de Fontanieu.

On jeta une pièce d^or en Tair ; le marquis eut le choit des épées.

H choisit, par simple courtoisie et sans les avoir même examinées, celles de son adversaire.

Les épées furent présentées aux combattants par les témoins après que chacun d'eux eut mis bas son habit.

Le chevalier de Hontglat et H. de Mauroy se pla- cèrent de chaque côté des combattants, tenant cha- cun leur canne à la main t ils remplaçaient les anciens juges du coml)at avec leur bâton de commandement.

Allez ! dirent-ils.

Les fers se croisèrent.

Le marquis d'Escoman paraissait calme, plus que calme, insoucieux. Un léger sourire contractait sa lèvre fine et railleuse, et sans le froncement presque imperceptible de ses sourcils, on eût pu croire qu'il était dans une salle d'armes et qu'il s'agissait d'un simple assaut.

Louis de Fontanieu était plutôt ferme et volontaire que calme. Ses pieds semblaient rivés à la terre* On sentait qu'il s'était fait un point d'honneur de ne pas reculer d'un pas; sa lèvre, légèrement contractée, laissait, sous sa moustache noire, apercevoir une double rangée de dents fines et blanches comme des

72 LA MÂhQUISE d'ESCOUâN

perles ; son œil tixe respirait à la fois Tamour de la vie et la plus énergique résolution ; on sentait que celui qui regardait ainsi, plein de jeunesse et d'es- pérance, ne voulait pas mourir et s'attachait à la terre de toutes les puissances de sa volonté.

M. d*Escoman, excellent tireur, avait cru d'aliord avoir bon marché de son adversaire; mais, dès les premières passes, à la moelleuse fermeté de la garde de Louis de Fontanieu, à Fénergie de la parade, à la finesse avec laquelle les contres étaient pris, il avait reconnu, sinon un mattre, du moins un habile élève.

11 serra donc son jeu, étudiant celui de son adver- saire, qui paraissait décidé à ne pas porter les pre- miers coups, mais à riposter seulement.

Après quelques secondes, M. d'Escoman se fendit à fond sur un coup de carie basse; sa botte était terrible et devait infailliblement percer son adversaire de part en part; mais la pointe de Tépée du marquis rencontra dans les vêtements de Louis de Fontanieu quelque chose de métallique qui la fit dévier. Elle glissa le loog des côtes en les labourant légèrement.

Instinctivement, Louis de Fontanieu rabattit Tarme dont il sentait le froid dans sa chair, et la parade fut si violente, que Tépée se trouva arrachée des doigts de M. d*Escoman et tomba sur le terrain, tandis que tout le devant de la chemise de Louis de Fontanieu se teignait de sang.

Avant que le marquis se fût baissé pour ressaisir son épée, Louis, leste et agile, posa son pied sut }a lame.

LA IIARQUISE d'ESCOMAN 73

Si brave et si insouciant que fût le marquis, il n'en sentit pas moins, pendant les quelques secondes que dura cette péripétie, courir dans ses veines le frisson de la mort ; il devait penser que, furieux d'une bles- sure que les larges taches de sang qui empourpraient la chemise de son adversaire pouvaient faire croire très-grave, celui-ci allait lui rendre coup pour coup.

Mais, au lieu de riposter, Louis de Fontanieu ra- . massa répée du marquis et lui en présenta la poignée, après avoir courtoisement salué M. d'Ëscoman de la lame.

M. d'Ëscoman se remit en garde, et Louis, avec la même rapidité, croisa le fer.

Le combat allait recommencer lorsque le chevalier de Montglat se précipita entre les combattants, et, d'un vigoureux coup de canne, sépara lés fers.

Par la mort ! messieurs, dit-il, vous n'en ferez pas davantage ; si difficiles que vous soyez, vous de- vez trouver l'honneur satisfait. Voyons, marquis, oubliez que M. de Fontanieu a eu le tort grave de vouloir, à défaut de fortune, conquérir une position sans trop regarder à la cocarde, et serrez cordiale- ment cette main qui, pendant un instant, a été maî- tresse absolue de votre existence.

Les autres témoins se réunirent à M. de Montglat et déclarèrent qu'ils ne souffriraient point que le com- bat continuât.

M. d'Ëscoman mit la meilleure grâce du monde à céder à leurs instances.

De tout mon cœur, je ferai ce que vous deman-

74 LA BIARQUISE d'KSCOMAN

dez, Montglat; j'avais des torts gravés vis-à-vis de monsieur, et il s'en est vengé si galamment, qu'il ne me reste qu'à solliciter l'honneur de son amitié.

Louis de Fontanieu s'inclina et prit la main que lui tendait M. d'Ëscoman.

Vraiment, monsieur, continua ce dernier, quoi- que amateur en fait d'armes, je suis bien enchanté que ma quarte basse n'ait pas eu un meilleur succès; c'est im sacrifice que mon amour-propre fait à mes remords, car j'avais la conviction d'exécuter d'une façon très-supérieure ce coup que m'avait indiqué un maître d'armes de mon régiment, véritable bret- teur s'il en fut. Cependant et, si je réclame de vous cette confession, c'est bien plutôt pour sauve- garder la réputation de mon professeur que par glo- riole personnelle cependant, avouez que ce qui a fait si merveilleusement réussir votre parade, c'est moins le demi*cercle que vous lui avez opposé que quelque obstacle que mon épée a rencontré sous vos vêtements.

Louis de Fontanieu, encore sous l'influence de l'émotion qu'il venait de subir, ne vit pas une simple et indifférente question dans les paroles du marquis. 11 crut que U. d'Ëscoman soupçonnait sa loyauté et déchira vivement sa chemise pour montrer sa poi- trine nue.

Sur cette poitrine on voyait le sillon sanglant tracé par l'épée du marquis.

M. d'Ëscoman ne se méprit point sur l'intention

LA BiARQUISE D*SSCOMAN 75

qui avait dicté ce geste; il devina la pensée de son adversaire*

'— Ah I monsieur, reprit-il, supposez-Yous qu'après la chevalerie dont vous venez de faire preuve, une si mauvaise idée m'entre jamais dans le cerveau? Mon, je présume tout simplement que la pointe de mon épée aura rencontré votre montre ou l'un de ces mille brimborions, talismans" ou amulettes, comme en portent les jeunes gens et comme moi- même, sans être un jeune homme, j'ai l'enfantillage d'en porter,

Ah I cette fois, d'Escoman a raison, dit le che- valier de Monlglat, et il est permis de chercher à se rendre compte d'un fait bizarre. Tenez, moi qui vous parle, j'ai vu c'était en 1814 une topaze que je portais en breloque briser l'épée d'un officier de dra- gons de l'usurpateur, épée qui sans cela me crevait l'abdomen; le tronçon resta engagé dans la monture, et, ma foi, comme mon adversaire ne s'était pas avisé de se munir d'une semblable cuirasse, je ripostai par un coup droit...

La rougeur qui couvrit les joues de M. de ^ont- glat acheva la phrase ; il venait de se rappeler un peu tard que lui-même avait une affaire et que le récit de ses exploits n'était pas à sa place,

Je crois que vous avez raison, monsieur le mar- quis, dit Louis de Fontanieu, qui, tandis que M. de Monglat livrait un nouvel assaut à ses souvenirs avait tâté la poche de son gilet.

-^ Assurez-vous du fait, je vous priei

76 LA MARQUISE D*ESCOMAN

Le jeune homme se fouilla, et la petite bourse de la dame qu'il avait arrêtée la veille bourse parfai- tement oubliée, pour le moment du moins, glis- sant entre ses doigts humides de sang, tomba sur le gazon.

M. de Montglat la ramassa, fit sortir le louis du léger tissu que le sang avait maculé çà et là, et l'exa- mina attentivement.

Le pendant de mon coup à la topaze ! s'écria- t-il triomphant. Voyez, marquis ; Tor, malgi-é sa du- reté, a été entamé. Ah ! c'est le moment de répéter le mot d'un homme qui a d'autant plus de mérite à être spirituel, que l'esprit est moins à la mode au- jourd'hui : « Vous aviez de l'argent bien placé, jeune homme ! »

Et le chevalier passa bourse et pièce à M. d'Es- coman.

En voyant ce dernier les considérer avec non moins d'attention que le chevaUer de Montglat-, Louis de Fontanieu rougit et pâlit successivement. Il tremblait que M. d'Escoman ne reconnût un objet que lui, Louis de Fontanieu, croyait avoir appartenu à sa maîtresse.

Il voulut, en conséquence, aller au-devant du danger.

Le hasard est d'autant plus étrange, dit-il, que cette bourse ne m'appartient pas.

Vraiment ?

Pardieu ! s'écria le chevalier, cela se voit de

LA MARQUISE D^ESGOMAN 77

reste; ce petit meuble n'a jamais élé tricoté pour un cavalier ; c'est quelque platonique souvenir.

Vous vous trompez, monsieur, dit Louis, ce n'est pas même un souvenir : j'ai trouvé cette bourse hier sur le grand chemin.

En ce cas, dit le chevalier, il faut en chercher le ou la propriétaire, et le ou la prier à deux genoux de vous céder ce talisman, .que vous porterez désor- mais à votre cou comme un Agnus Dei.

Pardieu ! vous avez raison, Montglat, dit M. d'Es- coman, qui continuait à retourner la bourse dans tous les sens; et c'est moi qui conduirai monsieur à la propriétaire, et qui, s'il le faut, joindrai mes prières aux siennes.

Vous, marquis?

Oui, moi.

Puis, se retournant vers Louis :

N'avez-vous pas trouvé ce bienheureux bijou sur les bords du Loir, monsieur? demanda-t-il au jeune homme.

Je crois que oui, balbutia Louis.

Vous allez voir, reprit le chevalier ne pouvant résister ^u désir de faire enrager son prochain, vous allez voir que c'est la belle Marguerite, laquelle, en promenant la mélancolie que nous lui connaissons sous les ombrages si chers aux âmes sentimentales, aura perdu sa bourse et ce qu'elle contenait. Prenez garde, marquis I vous n'êtes pas chanceux aujour- d'hui, et vous oubliez un peu bien imprudemment

78 LA MAROUISE D*ESCOMAN

le précepte de TÉcriture : a Celui qui cherche le dan- ger, périra dans le danger, »

Monsieur de Montglal, répondit en souriant le marquis, je connais, en effet, la propriétaire de cette bourse; mais,lorsque j'ai fait à quelqu'un l'honneur de lui tendre la main et de l'appeler mon ami, en dépit de l'Écriture et de vos désagréables pronostics, tout ce que je possède est à son service.

Oh! cela s'arrêtera bien au seuil d'une porte que je connais, dit le chevalier.

Vous vous trompez, monsieur, dit le marquis poussé dans ses retranchements ; et la preuve, c'est que je vous invite à souper, ce soir, avec M. Louis de Fontanieu, chez Marguerite Gélis.

Et M. d'Escoman tendit de nouveau la main à son adversaire.

L'entretien avait pris une tournure si embarras- sante pour Louis de Fontanieu, que, voulant se faire une contenance, il alla au jeune chirurgien amené par MM. de Mauroy et d'Apremont, el lui montra sa blessure.

Le disciple d'Esculape déclara que ce n'était qu'une égratignure sans conséquence, et y appliqua un léger appareil*

Prévoyant le cas l'un des deux premiers ad- versaires succomberait ou serait grièvement blessé dans la rencontre, MM. de Guiscard et de Montglat, qui avaient, de leur côté, leur petite affaire à vider, avaient prié deux de leurs amis de venir les assister,

LA MARQUISE D*ESCOMAN 79

et Ton apercevait ces messieurs, qui, avertis du dé- nouaient de la précédente affaire, se rapprochaienl du théâtre du duel.

M. d'Escoman fit mille instances au chevalier pour l'amener à se réconcilier avec H. de Guiscard. Celui* ci, qui sentait bien qu'une pareille rencontre ne pouvait avoir pour lui que des résultats ridicules, ne demandait pas mieux que de s'accommoder à l'a- miable avec le vieux gentilhomme. Mais tous les ef- forts de M* d'Ëscoman se brisèrent contre Tenléte- ment du chevalier, et le marquis partit, emmenant Louis de Fontanieu, qu'il força d'accepter une place dans sa voiture.

Comme l'équipage, en rentrant en ville, dépassait les premières maisons du faubourg, Louis de Fonta- nieu aperçut, derrière le mur à moitié écroulé d'un jardin, une femme dont la figure et la tournure le frappèrent ; il sortit vivement la tête par la portière et reconnut la vieille dame qui, la veille au soir, lui avait recommandé de ne pas ménager le marquis.

Elle semblait attendre le passage de la voiture; lorsqu'elle la vit venir, elle se pencha avidement pour en scruter l'intérieur, et, en reconnaissant Louis de Fontanieu assis près du marquis, sa physionomie prit une expression des plus caractérisées de mépris et de colère.

Puis elle se baissa derrière le mur et disparut.

M. d'Escoman> masqué par Louis de Fontanieu, n'avait pu distinguer Suzanne Mottet, et le jeune homme ne jugea aucunement a propos de communi-

80 LA MARQUISE D*ESC01ifAN

quer au marquis la surprise que lui avait causée cette singulière apparition.

Louis de Fontanieu croyait que M. d'Escoman le ramenait chez lui; il fut fort étonné lorsqu'il vit la voiture s*arréter devant les hautes murailles d*un des plus vieux hôtels de la ville, et lorsqu'il entendit une massive porte cochère rouler sur ses gonds.

Mais me ménez'-vousdonc, monsieur le mar- quis? demanda-t-il.

je dois remplir la promesse que je vous ai faite.

De quelle promesse entendez-vous parler ?

Avez-vous déjà oublié la petite bourse, ingrat?

Non, certes.

Ne dois-je pas vous présenter à la personne à qui elle appartient?

Eh quoi! mademoiselle Gélis demeure dans cette maison?

Eh! bon Dieu ! qui vous parle de mademoiselle Gélis? Étes-vous de complicité avec le chevalier? Nous sommes arrivés; descendons.

Et le marquis, pour donner l'exemple à Louis de Fontanieu, sauta lestement à terre.

Les bonnes intentions, on le payé de l'enfer.

Rejeté dans les régions de l'inconnu, et non sans inquiétude sur l'issue qu'aurait cette aventure, Louis de Fontanieu se laissa faire sans observation aucune.

Le marquis et lui se trouvaient en ce moment en face d'une de ces vieilles et sombres maisons du seizième siècle, maisons dont la brique et la pierre de taille ont revêtu une teinte uniforme d'un brun rougeâtre; devant eux était un vaste perron, de cette forme demi-circulaire qu'affectionnaient les archi- tectes de cette époque.

Madame la marquise est -elle à l'hôtel? de- manda M. d'Escoman au valet de pied qui se pré- sentait pour ouvrir la portière.

A celte phrase, qui jetait dans son esprit la lueur

82 LA MARQUISE D ESCOMAN

rapide d'ua éclair, Louis de Fontanieu, certain d'a- voir commis, la veille, une effroyable méprise, ne songea plus qu'à se soustraire à une entrevue il lui sembla que, de quelque façon qu'il s'y prît, il allait jouer un rôle profondément ridicule.

Ah! monsieur le marquis, au nom du ciel, dit- il à M. d'Escoroan, laissez-moi me relirer.

Vous retirer ! et pourquoi ?

Mais parce qu'il m'est impossible de me pré- senter devant une femme du monde dans ce costume, avec ma chemise tachée de sang et mes chaussures souillées de boue.

Même si cette femme du monde vous doit l'exis- tence de son mari?

Mais, enfin, cette dame... Louis de Fontanieu s'arrêta.

Eh bien, cette dame dont vous avez ramassé la bourse est la marquise d'Escoman; qu'y a-t-il de si extraordinaire, et pourquoi ouvrez-vous de si grands yeux?

Mais c'est que...

Ignoriez-vous que je fusse marié, par hasard ?

Complètement,

C'est que je vis un peu comme si je ne l'étais pas, procédé.que je vous recommande si jamais vous êtes réduit à l'extrémité de prendre femme,

Puis, sans laisser à son interlocuteur le temps de se reconnaître davantage, M. d'Escoman le poussa sur le perron en disant au valet de chambre :

LA BIAUQUISI P'ISGOIIAN 85

-^ Demandez à M^e Suzanue si sa maîtresse peut pous recevoir.

M"»» Suzanne est sortie depuis le matin, répon- dit le valet de chambre.

En ce moment, la porte vitrée qui donnait sur le perron, s'ouvrit, et M»» d'Escoman parut sur le seuil. Ses yeux étaient rougis par les larmes, et elle était si troublée, qu'elle ne remarqua point la pr^ence de Louis de Fontanieu.

En apercevant son mari gai et souriant, elle leva les mains au ciel et son émotion fut si forte, que, pour ne pas tomber, elle fut forcée de s'appuyer con- tre le chambranle de la porte.

En proie à cette émotion, elle ne put prononcer que ce seul mot ;

Vivant!

Le marquis s'avança vivement pour la soutenir.

Allons, lui dit**il à voix basse et de ce ton rail- leur qui brisait le cœur de la jeune femme, pas de mélodrame, je vous en supplie I nous ne sommes pas seuls.

Puis, tout haut :

Vivant, oui, parbleu î très-vivant même, et cela par la grâce de M. de Fontanieu, que je n'ai point voulu tarder à vous présenter, certain que j'étais que rien ne vous serait plus agréable que la vue de l'homme qui n'a point voulu vous condamner à pop- ter sitôt le bonnet de veuve ; il irait cependant à ra- vir à vos cheveux blonds, et si Suzanne était là, elle *6erait certainement de mon avis.

8& LA MABQUISE d'eSGOMAN

«* Ah! monsieur, pouvez- yous plaisanter dans un tel moment! dit Emma, qui n'avait répondu que par une légère inclination au profond salut de M. de Fontanieu.

Parbleu! s'écria le marquis, c'est, au contraire, le moment d'être gai, ou jamais. Cependant, s'il vous plaît d'être grave, soyez-le, car voici M. Louis de Fontanieu qui a une requête très-sérieuse à vous présenter.

A moi ? murmura la marquise étonnée.

A vous-même.

J'écoute, fit la marquise.

Eh bien, il s'agit d'une bourse que vous auriez perdue fort à propos, car elle nous a rendu à tous les deux un signalé service. M. Louis de Fontanieu vous expliquera tout cela ; je vous laisse à cette cau- serie, où la présence d'un mari ne saurait apporter que de la contrainte. Allons donc, mon jeune ami ; offrez donc votre bras à madame.

Et, enchanté de se soustraire ainsi à l'expansion du bonheur que son retour causait à sa femme, le marquis monta en fredonnant Tescalier qui condui- sait à son appartement.

Resté seul avec M"* d'Escoman, Louis de Fonta- nieu attendit que celle-ci lui fit signe de la suivre, et il était profondément ému au moment il pénétrait à sa suite dans le salon.

La marquise s'assit et lui indiqua une chaise en face de la sienne.

Monsieur, lui dit-elle sans lui laisser le temps

LA MARQUISE D'eSGOMAN 85

de prendre la parole, je n'abuserai pas des avanta- ges que vous m'avez donnés sur vous ; je vous suis trop reconnaissante de ce que vous 'avez fait vis-à-vis de M. d'Ëscoman ; si les hasards du monde nous mettent en face l'un de l'autre, je vous promets de ne point me rappeler des torts... que je veux attri- buer à votre jeunesse et à votre irréflexion; j'y mets une condition cependant ; c'est que, de votre côté, vous me promettrez de ne jamais revenir sur cette cruelle scène, que vous regrettez, j'en suis sûre;

Ces paroles, dites avec un accent plein de bien- veillance, frappèrent dans le vide. Rencontrer une grande dame lorsqu'il ne comptait que sur Marguerite Gélis, cela semblait à Louis de Fontanieu une de ces bonnes fortunes comme la Providence en réserve à ses plus chers élus. Ses vagues aspirations de la veille avaient donc pris un corps I son imagination, comme Pygmalion, avait créé une femme ! son ca- price devenait un'amour ! Quelques mots échappés à la gouvernante et qui, d'incompréhensibles qu'ils étaient jusque-là, devenaient logiques, les dédains du mari auxquels il venait d'assister, gonflaient son cœur d'ambitieuses espérances. Loin d'être prêt à faire amende honorable en face de la générosité d'Emma, sa physionomie trahissait les allures mys- térieuses que prenaient ses sentiments depuis quel- ques minutes ; loin de songer à balbutier une excuse, son esprit cherchait le moyen de mettre sur le compte de la préméditation ce qui ne pouvait être attribué qu'au hasard.

86 LA MARQUISE d'ESCOMAN

•^ Hélas 1 madame» répondit-il, la Providence elle- même s'oppose à ce que je vous obéisse.

La Providence ? repartit Emma étonnée. Appre- nez-moi, de gr&ce, monsieur, ce que la Providence peut avoir à faire dans tout ceci.

M. d'Ëscoman ne vous a-t-il pas prévenue, ma« dame, que j'avais une grâce à réclamer de vous ?

•«^Oui, monsieur; mais je n'ai pas compris, je l'avoue» quelle .grftce vous pouvez attendre de moi.

Cette grâce, madame, c'était la permission de conserver cette petite bourse dont Terreur de votre gouvernante, un instant partagée par vous, m'a fait possesseur. Une inspiration du. ciel me disait^ hier, d'insister pour que vous me permissiez de la garder. Placée sur ma poitrine, elle m'a garanti d'un coup qui, sans elle, eût été mortel. Voyez, madame, si je suis le mattre d'oublier notre rencontre d'hier au soir, quand même tout ce que j'ai en moi de facul« tés ne me crierait pas que c'est cette heure que j'ai commencé à vivre.

La marquise l'interrompit.

Pardon, monsieur, pardon, dit-elle; il m'est impossible de vous laisser développer votre thème amoureux ; vous avouerez qu'il ne doit pas me sem* bler très-flatteur de jouer, à l'endroit de votre amour, un rôle qui ne m'était point destiné, d'être enfin la doublure et non le premier rôle de votre pe- tit imbroglio.

Madame I

Ahl voyons, continua la marquise, vous n"o-

LA MAnouiSE d'isgoman 87

-seriez affirmer, n'est-ce pas, que je puisse revendi- quer rinspiration première des sentiments que vous exprimez avec tant de chaleur? J'ai très-bien com- pris hier que ce n'était point à la femme de M. d'£s- coman que vous aviez cru vous adresser ; vous me permettrez donc de laisser à César ce qui appartient à César.

La voix do la marquise s'était sensiblement altérée en faisant cette allusion à la maltresse de son mari. Louis de Fontanieu s'aperçut que les yeux de la jeune femme étaient humides, et il vit deux larmes qui tremblaient entre les longues franges de ses cils.

La marquise comprit, à l'expression du jeune homme, que, quelque effort qu'elle fit, ces deux lar- mes ne passeraient point inaperçues.

Pardonnez-moi, monsieur, continua-t-elle, par- donnez-moi si je suis si peu maltresse de moi- même; mais le malheur n'a pas de respect humain, et le droit aux larmes est si peu de chose, que per- sonne n'a encore songé à le lui contester.

Cette phrase, que M™» d'Escoman prononça en s'eflforçant de sourire, produisit sur Louis de Fonta- nieu une profonde impression. Il dBmeura muet pendant quelques instants ; il compara, par un rapide rapprochement, ses sentiments vulgaires et mesquins à la résignation vraiment grande de cette femme, et il en prit honte. La présomption orgueilleuse qui lui était venue, s'effaça peu à peu devant les mouve- ments de respectueuse compassion qui agitaient son ftme; l'amour restait et devenait plus impérieux,

88 LA MARQUISE d'eSCOMAN

parce qu'il devenait plus sincère, parce qu'il chan- geait de source, parce qu'il en arrivait à découler de cette profonde sympathie qiie ce qui souffre inspire à la jeunesse, c'est-à-dire à la générosité.

Cette métamorphose du cœur était graduelle et en même temps visible ; elle se traduisait sur la physio- nomie du jeune homme. 11 rougissait, il pâlissait tour à tour. Enfin, ses larmes, à lui aussi, se firent jour et coulèrent le long de ses joues ; il se laissa glisser du fauteuil sur lequel il était assis, et, tom- bant aux genoux de la marquise :

Pardon, madame ! dit-il avec une expression de si profond et de si tendre respect, qu'il n'y avait point à s'y tromper.

Allons, vous êtes bon, dit Emma en lui serrant affectueusement la main, et j'en augure décidément que nous pouvons être amis, si toutefois vous con- sentez à devenir sage.

Si vous appelez devenir sage ne pas vous ado- rer, madame, oh ! vous vous trompez, vous vous trompez... Jamais, jamais!

Et pourquoi me trompé-je?

Oh I parce que, depuis une minute, vous ve- nez de prendre dans ma viei madame, un empire qui l'absorbera tout entière.

Allons donc, monsieur, s'écria Emma, est-ce que Ton peut aimer sans espoir ?

Ce n'est point à moi, c'est à vous, madame, de répondre à la question.

Emma pâlit.

LA BfARQUISE D*ESCOMAN ' 89

Oh I reprit-elle avec un accent dans lequel il y avait presque de la terreur, aussi ne faul-il pas que vous m'aimiez, ou, du moins, que vous m'aimiez comme vous l'entendez. Vous vous plaigniez, hier, d'être loin des objets de votre affection ; eh bien, soit, je serai .votre sœur, voire amie, votre mère; mais vous étoufferez à sa naissance, pendant qu'il en est temps encore, tout sentiment qui, de vous à moi, ne peut être pour vous qu'une douleur. Si vous sa- viez ce que fait souffrir un amour non partagé, si vous saviez comme il ronge le cœur qu'il étreint, si vous saviez qu*il fait de la vie une telle agonie, que l'on attend avec impatience celle de la mort... Oh ! je veux vous épargner une si intolérable douleur ! et, si pour vous il faut faire ce que je n'ose faire pour moi-même, mettre à nu les plaies de mon âme, réca- pituler tout ce que j'ai enduré, tout ce que j'endure à chaque heure de tortures depuis trois années... je me trompe^ depuis trois siècles!... je le ferai, j'en- treprendrai de le faire du moins. Mais pas d'amour, pas d'amour ! Écoutez-moi...

Oh I quant à cela, non, madame , s'écria Louis de Fontanieu en se relevant avec vivacité; j'aime mieux ne rien entendre. Que me diriez-vous? que vous aimez, que vous adorez M. d'Escoman? Je ne le sais que trop , madame, que vous l'aimez, et il est inutile de me le répéter encore. Mon amour, je vous l'accorde, madame, c'est de la folie; mais cette folie, au lieu des tristesses qu'elle me réserve, aura peut- être des illusions, des espoirs; illusions bien douces,

90 MARQUISE D*BSCOMAN

espoirs bien charmants, si promptement déçus qu'ils soient. Oh ! je vous en conjure, par pitié, laissez in- tactes ces humbles consolations; c'est bien assez de la voix de mon cœur, qui me défend d'espérer; n'a* joutez ni le cri ardent de votre amour pour M. d'Es* . coman, ni la voix austère de votre conscience, dans le cas cet amour n'existerait mémo pas. J'ai pleuré avec vous tout à l'heure, madame; au nom de la fraternité des larmes, je vous supplie de ne pas l'ou- blier.

Je m'en souviendrai , monsieur, et c'est pour cela que vous me trouverez sans pitié pour cette passion, que je qualifierais sévèrement, si je n'étais convaincue qu'elle n'a pas eu le temps de pousser des racines bien profondes. Je vous remercie des quel- ques mots que vous avez dits, et dans lesquels vous . avez paru croire que, môme à défaut d'amour pour mon mari, le cri de ma conscience suffirait à me sauvegarder de ce que le monde appelle une faute, et de ce que j'appelle, moi, un crime» Vous ne vous trompez pas : quand bien même je n'aurais pasiMn puissant allié dans mon amour pour M. d'Ëscoman, je sais trop ce que je dois au nom que je porte pour l'oublier jamais. Mais il n'en est point ainsi, et je suis sauvegardée même de la crainte, par l'amour immense que je porte à mon mari.

Ah I madame, madame, par grâce, ne me con- traignez pas à me défendre.

Qu'ai-je donc à craindre^ monsieur? que vous me rappeliez les fautes de M, d'Ëscoman, son oubli

;.A MARQUISE D'SSCOMAN 91

de toute convenance vis-à-vis de moi-même? Ce se- rait non-seulement peu généreux , mais encore peu adroit; car le coup porterait à faux, je vous en pré- viens. Ce que fait mon mari , croyez-vous donc que je rignore? Ohl non; je ne demande cependant à personne de m'en instruire, et ceux qui m'entourent se réunissent pour me le cacher; mais il y a un in- stinct de Tamour qui, plus que son indifférence même, me le révèle. Eh bien, cet instinct, je ne Té- coute pas; ce qu'il me dit, je le combats; car» enfin, les torts de M. d'Escoman vis-à-vis de moi , sont-ils bien les siens? nesont-ce'pas ceux de son éducation, ceux de la vie qu'il était habitué à mener, ceux des amis qu'il fréquente? Tous les maris les ont plus ou moins, ces torts -là, et les siens seraient centuplés, que je l'aimerais encore. 11 me tuerait, que je ne saurais pas le maudire. Et puis j'ai une conviction, c'est que mon dévouement à mon devoir, devoir fa- cile grâce à mon amour, portera ses fruits, et que Dieu ne voudra pas que je retourne à lui sans avoir été consolée par oelui-là seul qui peut me ^consoler ici-bas. 11 enverra, comme il a fait pour l'aveugle Tobie, un de ses anges à l'aveugle qu'il. m'a donné pour époux; il le ramènera tendre, aimant, à celle dont il a toutes les pensées... Oh I mon Dieu ! mon Dieu! vous me soutiendrez ce jour- là, n'est-ce pas? car, ce jour-là, je deviendrai folle de bonheur!. C'est un rêve, direz-vous; oui, peut-être, mais c'est celui de toutes mes nuits ; le mien se réalisera, et le vôtre serait insensé, plus qu'insensé, criminel; le

92 LA MARQUISE D'ESCOMAN

mien, c'est la Providence qui me Venvoie, pour ra- fraîchir mon pauvre cœur, que les larmes ont dessé- ché; le vôtre, c'est la démence qui l'enfante, et il nous égarerait tous les 'deux. Non, non, croyez-moi, une femme ne saurait mourir sans que son mari ait pour elle un mot de cet amour et de cette tendresse qu'il ne doit qu'à elle, c'est impossible. Voyons, rentrez en vous-même, monsieur; à mon affliction n'en ajou- tez pas une autre plus grande encore : celle d'avoir fait partagea mes misères à un étranger. Mais, ajoutâ- t-elle en essayant de sourire, je suis, en vérité", bien folle de prendre vos paroles au sérieux; c'est ce duel, c'est celte fantasmagorie de talisman, la crainte de ce coup d'épée qui ont troublé ma pauvre tête , et la nuit ne sera pas écoulée, que, de cette belle pas- sion dont vous cherchez à m'épouvanter, il ne vous restera, je l'espère, que le souvenir du bienveillant intérêt que je vous exprime.

Pendant que M"»® d'Escoman parlait, s'abandon- nant malgré elle aux élans de sa douleur, Louis de Fontaniéu se cachait le visage entre ses deux mains.

Lorsqu'elle eut fini, il redressa la tête.

Voulez-vous me permettre, madame, dit-il, de vous fournir la preuve qu'il n'en sera pas ainsi?

Voyons.

Pardon de vous importuner encore en vous parlant d'un sentiment qui vous déplaît et que vous repoussez ; mais mon affection pour vous est si sé- rieuse, si vraie, que, je vous le jure devant Dieu, je souhaite que votre rêve du mari prodigue s'accomr

LA MARQUISE D*ESCOMAN 93

plisse, et la preuve, c'est que, si la réalisation de ce rêve dépendait de moi, le cœur brisé, Tâme éteinte, je dirais encore: Qu'il vienne à elle et qu'elle soit heureuse I

Oh ! merci , merci , monsieur, dit Emma en serrant la main du jeune homme avec une expansive reconnaissance. Mon Dieu! est-ce donc, après tout, un miracle impossible? M. d'Escoman est intelligent, il a bon cœur; si quelqu'un lui montrait le précipice vers lequel il marche, si quelqu'un lui parlait démon amour et de mon désespoir, oh ! il abjurerait bien vite ses erreurs, j'en suis sûre... Mais non, le monde aime les charités faciles, et l'aumône que je deman- derais à la pitié coûterait trop à son égoïsme... Ce- pendant de combien fie bénédictions n'entourerais-je pas le nom de celui qui me rendrait au bonheur ! Soyez celui-là, monsieur; ce ne peut être que dans ce but que le ciel nous a fait nous rencontrer, qu'il nous a inspiré la sympathie subite dont vous mécon- Baissez l'essence. Vous êtes jeune, vous voilà presque l'ami de M. d'Escoman ; il vous écoutera plus volon- tiers qu'un autre ; les conseils d'un vieillard ressem- blent trop à des leçons; puis vous lui avez donné la vie ce matin; il ne saurait s'offenser de ce qui vient de vous; faites cela, je vous en conjure, ohl mon- sieur, faites cela!

Si je tente ce que vous me demandez et si j'é- choue, qu'aurai-je à espérer de vous, madame?

Mon Dieu ! mais prenez-y garde, ce n'est plus un service que vous voulez me rendre, c'est un mar-

94 LA MARQUISE D*ESCOMAN

cbé que vous me proposez. Oh! vous ne songez pas à ce que yous dites.

Vous avez raison encore, vous avez raison tou- jours; pardonnez-moi I L'aveugle, fût-ce par un mi- racle, ne voit point clair tout à coup ; il passe par le crépuscule et y trébuche. Oui, vous avez raison, c'est une chose impossible, je le sens ; mais j'ai pro- mis de la tenter. J'aurais oublier déjà ce qu'a pu m'inspirer un moment d'ivresse pour ne songer qu'à mériter le titre de votre ami, rien de plus. 11 faut que le sacrifice soit absolu, il le sera; pas un geste, pas un regard ne vous rappellera désormais ce qu'il me coûte. Adieu ! madame, et, si votre vœu ne peut s*accomplir, n'en accusez ni ma volonté ni mon zèle.

Monsieur, s'écria Emma, je voudrais avoir deux cœurs pour les partager entre vous et lui.

Et par un mouvement instinctif, dans son trans- port de reconnaissance, M^^ d'Escoman jeta ses bras au cou de Louis de Fontanîeu. Les longues boucles de ses cheveux effleurèrent le visage du jeune homme. J?endant quelques secondes, la poitrine palpitante d*Emma s'appuya contre sa poitrine, et ces deux cœurs si simples, si naïfs et en même temps si pas- sionnés, confondirent leurs battements.

Mais la marquise revint aussitôt à elle, et, honteuse de s'être laissé entraîner à cet élan de reconnais- sance envers un homme qui, la veille, lui était in-- coiînu, elle le salua avec une gaucherie qui trahissait le trouble de son âme, et elle rentra dans sa cham- bre.

LA MARQUISE D'ESGOMAN 95

Louis de Fontanieu demeura un instant immobile et le regard fixé sur la porte qui venait de se refer- mer derrière elle. Puis elle respira bruyamment, nous dirons presque douloureusement; l'émotion le suffoquait, les sensations multiples et opposées qu'il venait de subir paralysaient son ftme ; il lui semblait qu'il était le jouet d'un songe. 11 fit quelques pas vers la porte du vestibule pour sortira son tour; mais l'haleine, la force, la volonté, tout lui manquant à la fois, il tomba sur un fauteuil adossé au cham- branle.

Derrière lui, sans qu'il l'entendît, la porte s'entre- bâilla, et la tête de Suzanne Mottet apparut, regar- dant avec soin si le jeune homme était bien seul.

VI

Suzanne Mottet se fait plus amplement connattre.

Louis de Fontanieu fut tiré de la prostration dans laquelle il était tombé par la voix de Suzanne Mottet. Cette voix n'eût peut-être pas suffi ; mais, en même temps qu'elle lui parlait, la gouvernante lui touchait l'épaule de la main.

Monsieur, désire-t-il que je le reconduise? di- sait-elle d'une voix railleuse.

Louis de Fontanieu releva la tête et reconnut dans son interiocutrice la vieille dame de la veille, celle que, une heure auparavant, il avait entrevue par-des- sus un mur.

Elle absorba aussitôt toute son attention, comme s'il eût compris que cette vieille femme, qui lui était cependant si parfaitement étrangère, devait avoir une immense influence sur sa destinée»

LA MARQUISE D*ESCOMAN 97

Nous avons fait le portrait moral, mais non le por- trait physique, de Suzanne Mottet ; réparons cet ou- bli.

Suzanne Mottet était une femme de cinquante ans, grasse et courte, partant assez commune d'extérieur. Cependant, les couches de graisse qui boursouflaient ses joues n'avaient qu'atténué la finesse de ses traits qui étaient loin de manquer de caractère. Ses lèvres épaisses et charnues, mais fortement retroussées vers leurs coins, le duvet viril qui les ombrageait, enfin la proéminence de son menton indiquaient l'éner- gie de la volonté ; son front bas, chargé de cheveux qui descendaient jusque sur des sourcils gris et rudes comme eux, eût donné à cette large figure une ex- pression grotesque sans la vivacité de deux yeux d'un bleu pâle, dont le rayon semblait vouloir pénétrer jusqu'au fond du cœur de ceux sur lesquels ils se fixaient.

Pendant l'examen que Louis de Fontanieu faisait de sa personne, Suzanne s'assit sans façons sur une des chaises du salon ; elle paraissait avoir fait une longue course ; de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front. Elle les essuya avec un large mouchoir à carreaux; puis, soufflant comme un cheval que Ton conduit à l'abreuvoir, elle reproduisit mot à mot la phrase qu'elle avait déjà adressée au jeune homme,

Monsieur, désire-t-il que je le reconduise ? ~ Non, répondit Louis ; mais au lieu de cela, je

veux vous demander un service.

Lequel?

98 LA MARQUISE D'ESCOMAN

Expliquez-moi yos paroles d'hier au soir } elles sont restées pour moi une énigme^

Je ne m*en souviens plus.

-^ MaiSj moi, je me les rappelle assez bien pour pouToir les soumettre mot à mot à l'appréciation de M. le marquis d'£scoman, qui, dans la bouobe d'une femme de sa maison, les trouvera probablement sin- gulières. Les yeui de Suzanne lancèrent deux éclairs* •** Je ne suis pas au service de M. d'Escoman, ré- pondit-elle avec un mépris qu'elle ne pteûaît pas la peine de déguiser; je suis la nourrice, je suis la gou- vernante de madame, et monsieur n'a{)as le droit de me séparer d'elle.

Vous l'aimez donc bien? demanda Louis de Pon- fanieu, pour lequel c'était déjà- un bonheur de par- ler d'Emma.

De qui parlez-vous? de ma fille? -*- Je parle de M™« la marquise.

-^ Pourquoi ne l'aimerais-je pas, ou plutôt, cotn- tîient ne l'aimeraiâ-je pas, quand c'est moi qui l'ai élevée ? Vous l'aimez bien, vous qui l'avez vue hier pout la première foisi

—Ah I ah I il paraît que Vous avei écouté ma coû- Versation avec la marquise.

Suzanne Mottet se mit à rire.

Louis la regarda fixement.

Qu'y a-t-il de risible dans ce que je vous dis? demanda-t-il.

Quand vous saurez qu'il n'y a pas de nuit je

LA MARQUISE D'eSGOMAN 99

ne me lève pour la regarder dormir, je ne passe des heures entières à écouter le bruit de sa respira- tion, à guetter les contraelions de son visage, prêle à réveiller si les tristesses de sa vie la poursuivaient dans son sommeil, cela ne vous étonnera pas que j'aie voulu savoir ce que lui disait l'homme qui , pendant une seconde, avait été Tarbitre de son sort*

-^Voyons, ce n'est pas sérieusement, dit Louis de Fontanieu en baissant la voix, que vous regrettez que ma rencontre avec le mari de votre maltresse ait eu un heureux dénoûment.

-^Et pourquoi pas? demanda Suzanne Mottet cq regardant fixement Louis de Pontauieu.

Celui-ci ne put réprimer un frisson d'étonnement.

Suzanne Mottet reprit, les dents serrées, l'œil étin« celant :

Avez-vqus donc de la pitié, avez-vous donc des larmes pour l'assassin expiant sur l'échafaud la mort d'un de ses semblables?

~ Mais M. d'Escoman...

Quoi! s'écriaimpétueusement Suzanne, vousêles implacable pour le malheureux qui a cherché dans le sang du pain pour ses petits; et celui qui, m'ayant pris mort enfant, me l'ayant volée , l'assassine sous mes yeux, la tue par le plus effroyable des supplices, la martyrise par la plus terrible des agonies, par le désespoir, celui-là vous me défendez de le haïr? Vous êtes vraiment fou, jeune hommel

Chut! on peut vous entendre.

Et que m'importe que l'on m'entende? Je le lui

100. LA MARQUISE d'eSCOMAN

dirais à lui-même ; je lui dirais que, ce matin , j'ai porté un cierge à l'église pour demander à la Vierge qu'elle exauçât enfin le vœu que je fais chaque jour. Ah 1 vous ignorez ce que c'est qu'une mère , vous, puisque la haine vous fait peur. Je suis sa mère, moi; ne l'ai-je pas nourrie de mon lait, au détriment de mon pauvre enfant? Chacune des larmes qui sortent de ses yeux, entendez-vous? tombe sur mon cœur et y fait sa plaie; et il y a longtemps que , dans ce cœur, il ne devrait plus y avoir de i^ace pour une seule blessure. Elle a tant pleuré!... Croiriez -vous que les cheveux blancs lui viennent, à vingt-deux ans, et chez une blonde? C'est un crime, monsieur, un crime affreux ! Ah! je le savais bien, moi; je ne vou- lais point qu'il nous épousât. Dieu m'est témoin que je ne le voulais pas. Voir vendre ses terres, manger son bien, cela n'eût rien été s'il eût eu pour elle un de ces mots d'amour comme vous lui en disiez tout à l'heure I ATi ! c'est qu'elle aime, elle; allez, on ne sait pas, on ne saura jamais tout ce qu'il y avait dans ce cœur-là. Toute petite, quand elle m'embrassait» elle avait une façon d'appuyer ses lèvres sur mes joues qu'elle me faisait peur. Elle ne sent rien à moi- tié, la chère enfant. Quand je la grondais, elle ne se contentait pas de pleurer ou de bouder comme les autre petites filles; non, elle se roulait à mes pieds en disant : « Suzanne, ma bonne Suzanne, dis-moi que tu m'aimes toujours. » Et, moi, alors, je pensais : a Qu'arrivera-t-il, bon Dieu! si celui qui me rempla- cera ne répond pas à son amour comme je le fais.

LA BIARQUISE D'ESGOlfAN 101

par des caresses! » El c'est anivé justement, ce que je craignais. Je ne me suis pas trompée. Ce qu'elle souffre, Dieu seul le sait; elle en mourra, elle est perdue! Non, non, non, elle ne saurait vivre comme cela!

Ces derniers mots, Suzanne les prononça en se- couant la tête et d'une voix étranglée. U semblait que la sinistre prédiction eût peine à sortir de sa gorge. En achevant, elle éclata en sanglots. Puis, prenant sur la table à ouvrage la tapisserie que les mains de sa maîtresse avaient touchée, elle la couvrit de bai- sers et de larmes.

Louis de Fontanieu était ému et surpris de la vio- lence des sentiments qu'exprimait la vieille dame; il n'avait pas pressenti l'attachement extraordinaire de cette femme pour M"»® d'Escoman, et il en demeurait tout étourdi. Le parallèle involontaire qu'il faisait de cette tendresse avec sa propre passion écrasait celle- ci. Malgré l'incohérence des paroles de Suzanne, dans sa loyauté un peu triviale, cette femme lui paraissait grande et noble ; il la considérait avec une curiosité jalouse; il enviait les regards pleins de flamme de la pauvre femme, regards qui révélaient si bien les ar- deurs de son affection.

De sorte que ce fut lui qui, sans trop savoir ce qu'il disait, prit la défense du marquis.

Vous vous exagérez peut-être les conséquences de la conduite de M. d'Escoman, dit-il; il me sem- ble qu'elle ne saurait avoir le dénoûment fatal que

6.

}02 U I4ARQUISE P*SSCOMAN

VOUS prévoyez» P'eilleurs, pourquoi désespérer de son retour au bien?

gilzanne haussa les épaules et regarda le jeunô homme avec un dédain qui prouva à celui*ci que la gouvernante n'avait rien perdu de sa conversation avec M™e d'Escoman.

Écoutez, dit-elle enfin, je connais bien madame, n'est-ce pas? à chaque instant du jour, rien qu'en le^ regardant, je puis dire ce qui se passe dans son cœur. Eh bien, monsieur, je le connais mieux encore, lui. Revenir à sa femme I est-ce que mon Emma est une drôlesse ? est-ce qu'elle sait mentir, est-ce qu'elle sait tromper pour lui plaire?

Je vous répète ce quej'ai dit à madame la mar- quise : si j'échoue, ce ne sera pas ma faute ; mais je tâcherai de lui ramener son mari.

Allons donc, jeune homme, croyez-vous vous jouer de moi, comme vous vous êtes joué d*elle, le pauvre agneau! Comédie que tout cela! qui sait si ce n'est pas lui qui vous a soufflé cette idée ? n*est- îl pas capable de tout ce qu'il y a de plus vil et de plus lâche? Cela l'arrangerait si bien si nous nous donnions des torts... Qui, continua Suzanne comme si sa réflexion corroborait cette idée, oui, c'est lui qui vous envoie, j'en suis sûre; mais, soyez tranquille, elle sera avertie; vous n'aurez pas dépassé le seuil de notre maison, que je lui aurai dit, moi, ce que je panse de tout cela.

~ Ob ! vous ne ferez pas cela, madame, je vous en conjure I s'écria Louis de Fontanieu.

LA MARQUISE d'SSCOMAN 103

Et quand vous vous représenterez ici, continua imperturbablement Suzanne, elle vous recevra avec tout le mépris que vous méritez.

Mais je Tâime, mais je Taime, mais je l'aime ! s'écria Louis de Fontanieu avec un accent désespéré.

Allons donc ! reprit Suzanne, si vous l'aimiez, eussiez-vous eu jamais une autre pensée que celle de l'arracher à son bourreau? Non, non, elle saura qu'elle ne peut pas compter sur vous, et que vous êtes un traître.

Au nom de l'affection que vous avez pour elle, ne faites pas cela, ne lui enlevez pas le seul ami qu'elle ait au monde.

Et, en disant cela, Louis de Fontanieu joignait les mains dans une ardente prière.

Ah ! non, par exemple, reprit la vieille femme, et aussi vrai qu'il n'y a qu'un Dieu, je vous jure...

Suzanne n'acheva point: la porte s'ouvrit brusque- ment et le marquis d'Escoman parut sur le seuil.

En voyant le geste solennel par leqtiel la vieille gouvernante essayait d'ajouter à l'énergie de ses pa- roles et la figure bouleversée de Louis de Fontanieu, le marquis partit d'un éclat de rire.

Par la mort ! s'écria-t-il, je crois que je suis in- , discret, et je me relire.

Que voulez- vous dire, marquis ? balbutia Louis de Fontanieu.

Je veux dire, mon cher, que peut-être tou- chiez-vous à l'un de ces moments où, n'ayant pas comme ce brave Jupiter, un nuage à votre service.

lOk LA MARQUISE D*ESCOHAN

VOUS n'eussiez point été fâché que la réserve d'un ca- marade vous en tînt lieu.

En vérité, marquis, dit Louis de Fontanieu en s' efforçant de prendre un ton léger, j'ai grande envie de vous ramener sur le pré.

M. le marquis, dit Suzanne, qui se tenait aussi droite et aussi roide que sa corpulence le lui per- mettait, et ne cherchait point à déguiser la colère qui animait son regard, M. le marquis, paraît-il, fait un méchant compliment à monsieur et à moi ; cela ne m'étonne pas; M. le marquis est si généreux envers les femmes !

Je ne saurais l'être trop avec vous, dame Su- zanne, et je ne fais que reconnaître, le bienveillant intérêt que vous me témoignez en toute occasion.

Puis, se tournant vers Louis de Fontanieu :

Je gege, mon cher, lui dit-il, que la gouver- nante de ma femme vous faisait mon éloge lorsque je suis entré.

Louis de Fontanieu allait hasarder un mensonge officieux; mais Suzanne ne lui en laissa point le temps.

M. le marquis devrait savoir, dit-elle, que je n'ai point pour habitude d'entreprendre des tâches impossibles...

Loin de s'offenser de l'impertinence, le marquis en ' rit aux éclats.

Bravo I s'écria-t-il : voilà comme je t'aime, ma grosse Huronne, ma féroce Algonquine ! Tu es, en vérité, ma seule distraction dans cette triste maison.

LA MARQUISE D'ESGOIIAN 105

Oh I il est bien inutile à vous, monsieur le mar- quis, de me dire des impertinences; je vous déteste, Dieu merci, suffisamment sans cela.

''— Comment donc ! mais c'est ce qui m'enchante, c'est ce qui vous donne tant de prix à mes yeux, chaste Suzanne ; non-seulement vous me détestez, moi, mais vous détestez aussi mes amis.*. Gomment donc les appelez-vous déjà, dans votre langage poé- tique et coloré ?

Des chenapans I répliqua résolument la gouver-* nante.

Ah ! c'est cela, des chenapans! Aussi, mon cher Fontanieu, si vous avez compté une minute sur Tamitié de dame Suzanne, vous avez compté sans votre hôte, et vous voilà passé à l'état de monstre, puisque vous voilà un de mes amis.

Vraiment! c'est à ce ce point-là, marquis? de- manda Louis de Fontanieu.

Ainsi je l'avais deviné, ainsi je ne me trompais pas, monsieur est de vos amisi Très-bien! Comme je pourrais gêner les communications que monsieur a sans doute à vous faire, je me retire.

Et Suzanne, avec un geste superbe, entra dans la chambre de la marquise.

Louis de Fontanieu eût bien voulu la rentir, car il ne doutait point qu'elle ne s'empressât de communi- quer à M™« d'Escoraan Tidée peu avantageuse pour lui que l'excessive méfiance de la gouvernante avait suggérée à cette dernière. .

106 LH MARQUISK D*I$SCQM49

1.6 marquU to siiivit des yeux, et, baussapt les épaules ;

Je la crois ud peu folle, cette pauvre vieille, dit-il; elle a pour sa maîtresse un attadiement de cbien caniche, qui fait qu'elle mcHitre les dents à tout ce qui rapproche. Aussi ai^je pris le parti de m'amuserdefâsêicentricités, et c'est, je crois, ce que j'avais de miwx à faire.

En effet, répliqua Louis de Fontanieu, qui re- prenait peu à peu son sang-froid et qui, dans l'es- pérance que Suzanne, dont il connaissait maintenant les habitudes, était aux écoutes, n'était pas fâché de se réhabiliter m peu, elle m'a paru profondément dévouée ^ }Hm la marquise,

^ Oui, sans doute*.. Et, à propos, H'"^' d'Escoman vous a*t-elle donné la permission de conserver la miraculeuse pièce d'or?

Pour la première fois, Louis de Fontanieu s'aperçut qu'il avait complètement oublié Tobjet qui était le prétexte sa visite h M"*® d'Escoman.

Sa main se porta machinalement à sa podie et eu sortit la bourse de soie verte.

-"- Eh I sans doute, puisque la voilà, reprit le mari d'Emma. Recevez, mon cher Fontanieu, mon com^ pliment bien sincère sur votre succès, Commewl avez- vous trouvé la marquise ?

t^ Je ne vous cache pas, monsieur, dit le jeune homme, qu'elle a produit sur moi la plus profonde impression ; il est impossible de réunir plus de char-*

MARQUISE D'eSCOMAN 107

mes et de ^e montrer, à la fois, plus gracieuse et plus louchante.

Peste I (tuel feU, Mon très-cher ! On dirait yrai- tnent que vous en êtes déjà amoureui. Allons, il ne faut pas rougir; je vous préviens â Tavance que je suis un mari des plus accommodants; oui, elle est gentille, et puis elle a pour ffioi une qualité précieuse, C'est qu'elle ne contrecarre aucun de tnes goûts.

Louis dê'Pontâfiiieu pensa Toccasion eicellente pour entamer la Campagne qu'il înéditait.

•^ Oui; reprit-il; mais pensez-vous qu'elle n'en souffre pas et que sa résignation soit du bonheur ou même de l'indifférence 7

Allons, bon f s'écria îf . d'Escotnan, la fée Cara* bosse vous â touché de sa baguette; Suzanne vous a tourné l'esprit, âvouez-le. Èh fnon, mon cher! D'ail- leurs, je la laisse parfaitement libre de ses action^, et la liberté, Voyez^vôUs, c'est le souverain bien pour les femmes,

-^ ParcTon, liîârquîs, dit Louis de Foiitanieu, mais je èroi^ que son cœur préférerait l'esclavage, si votre amour efi dorait les chaînes.

'^ Laissons les phrases sentimentales ànt confi- seurs et aul poètes, mon cher aini, répondit M. d'Es- coman en passant de sa gaieté affectée à une gravité qui n'était pas dans ses manières ordinaires. Ma femme a pleuré devant vous; les larmes lui vont bien, les femmes pleurent aussi aisément qu'elles sou- rient lorsque le sourire les embellit, et elle vous a décidé à rompre une lance avec moi en sa faveur;

108 LA MARQUISE D*ESCOMAN

Je pourrais me formaliser de Tinconvenance avec la- quelle elle a initié le public aux mystères de notre intérieur, car vous n*ètes pas le premier champion qu'elle m'adresse, mon cher Fontanieu ; mais c'est un enfantillage que je lui pardonne, comme tous les enfantillages qu'elle commet depuis trois ans. Je n'es- sayerai point de me justifier ; à votre place, je pen- serais peut-être comme vous pensez; à la mienne, plus tard, vous agirez comme j'agis, lorsque vous pourrez apprécier ce que ces mots d'obligation, de devoir, ont de répulsif pour une âme indépendante... D'ailleurs, vous connaissez Marguerite Gélis, n'est-ce pas?

Non, marquis, je n'ai pas cet honneur.

Vraiment ? Eh bien, tant pis I lorsque vous l'au- rez vue, vous concevrez mieux ma philosophique indifférence pour les charmes de M*»® d'Escoman, qui devrait se contenter de la bonne et paisible ami- tié que comporte le mariage, amitié que je ne lui ai jamais refusée, croyez-le bien. Allons, qu'il ne soit plus question entre nous de choses graves; est-ce que cela ne vous assomme pas comme moi ?

A l'expression de mauvaise humeur que M. d'Es- coman avait mise dans ces derniers mots, à la séche- resse de son accent, Louis de Fontanieu se sentit tout décontenancé; il comprit que la tâche qu'il avait en- treprise n'était point aussi facile qu'elle lui avait paru d'abord, et il prit congé du marquis pour aller rêver à la situation.

vil

Le restaurant da Soleil d'or

Comme toules les villes de province, Châteaudun avait un restaurateur en renom.

Le restaurateur en renom de Châteaudun s'ap- pelait M. Bertrand, et avait pour enseigne : au Soleil d'or.

A Paris, en vertu d'un axiome qui s'applique par- faitement à cette enseigne, sol lucet omnibus, les salons d'un traiteur forment une maison mixte, placée précisément sur la frontière qui sépare deux mondes définis tout récemment, tous deux se rencontrent et s'abreuvent, se coudoient et s'alimentent sans le moindre inconvénient, et cela par la raison toute simple qu'ils sont censés s'ignorer «mutuellement.

En province, c'est une autre affaire, et cette neu-

110 LA MARQUISE d'eSCOMAN

tralisation d'un terrain utile aux deux camps n'est point admise. Une ligne de démarcation profonde doit, en effet, exister entre gens qui se trouvent placés dans un antagonisme, non plus général, mais individuel.

M. Bertrand avait méconnu cette vérité.

La clientèle de la mauvaise compagnie dunoise lui était apparue gonflée de truffes, ruisselante de Cham- pagne, étincelante de verres cassés, gloutonne à sou- hait, et prodigue à miséricorde.

Elle Tavait tenté.

11 avait comparé ses menus pantagruéliques aux additions toujours marchandées des quelques dîners que lui commandaient les gens paisibles et raisonna- bles ; il en était arrivé à un profond dédain du vol- au-vent porté en ville, lequel n'avait jamais assez éQ crêtes de coq au gré des consommateurs, qui le payaient trente sous, et, saris répudier complètement ces dçrniers, il s'était laissé séduire par la brillante perspective que les premiers lui offraient.

Gomme le sire de Framboisy, M. Bertrand avait pris femme; mais il avait été plus heureux dans son choix que le noble croisé.

M«ne Bertrand était pieuse, fort exacte aux offices M. Bertrand était bon citoyen, rigide dans ses mœurs, observateur scrupuleux de ses engagements commer- ciaux, enfin garde national plein de zèle.

Il supposa que tout cela imposerait suffisamment à la malveillance, et se lança dans une voie semée de traquenards et de déceptions, en allumant ses, four-

U tfARQUISB D*£8C01fAN 111

neaux au profit de la société plus que légère dont le marquis d'Escoman avait ambitionné et obtenu la présidence.

Les deux fractions si complètement hostiles du monde dunois, les gens du gouvernement et Taristo- cratie, se retirèrent du Soleil d'or avec un accord spontané, dont elles ne donnèrent l'exemple que dans celte circonstance.

Non -seulement M. Bertrand perdit la fourniture des repas de noces des bourgeois, celle des repas de corps des autorités constituées, la pension des vieux garçons de la ville, mais il vint un jour il fut in- convenant à une femme honnête d'entrer dans la maison Bertrand pour y acheter une simple tarte.

Les cuisinières se signèrent en passant devant les deux thuyas qui décoraient son vitrage.

Le maître du Soleil d'or logeait chez lui des filles déshonnêtesl

Voici comment, avec les meilleures intentions du monde, M. Bertrand en était arrivé là; mais Tenfer, on le sait, est pavé de bonnes intentions.

En homme moral qu'il était au fond, quoique ceux qui n'allaient pas plus loin que la surface lui contestassent ce titre, M. Bertrand avait reconnu, non sans désespoir, la cause du vide qui se faisait, non point dans Tlûtérieur, de ce côté-là, il n'avait pas à se plaindre, ^-mais autour de son établissement. La carte fallacieuse que lui soldaient ses jeunes prati* quesne le consolait point de sa chute. 11 avait essayé de lutter contre la réprobation générale, non pas

112 MARQUISE d'eSGOMAN

seulement en excusant ses clients ou ses clieutes aux yeux de tous, non pas seulement en traitant de peccadilles leurs actions les plus corsées, mais en s'efforçant même de les moraliser.

Plusieurs fois, en effet, les sorties diurnes de da* mes que les clients avaient amenées, la veille au soir» souper chez M. Bertrand, avaient occasionné des es- pèces d'émeutes dans le quartier* En partisan de la décence, il prétendit obvier à cet inconvénieût : il meubla quelques chambres du second étage de sa maison, aQn d'être en mesure de ménager à sies con-* vives attardés les moyens d'exécuter une retraite hon- nête lorsque la nuit serait venue.

Le remède se trouva être pire que le mal.

11 régnait dans l'établissement de M. Bertrand une si délectable odeur de rôlij que quelques-unes des jeunes dames qui fréquentaient sa maison eurent à peine tâté de ce parfum, qu'elles ne purent se déci- der à y renoncer, et, remettant leur départ de soirée en soirée, finirent, toujours provisoirement, par élire domicile chez le restaurateur et par lui constituer ainsi un hôtel garni des moins recommandables.

Le tout pour avoir trop aimé les bonnes mœurs l

On devine, d'après ce que nous venons de dire, que c'était à la porte de l'auberge du Soleil d'or que Louis de Fontanieu venait frapper vers les neuf heu- res du soir, le jour même s'étaient passés les dif- férents événements que nous venons de raconter.

Depuis qu'il avait quitté l'hôtel d'Escoman, notre

LA MARQUISE D*ESCOMAN 113

héros avait subi des impressions diverses et multi- pliées.

Le pauvre garçon péchait par l'excès d'imagination qui absorbait souvent et son temps et sa sève; sa force d'action se dépensait en songes creux, it vivait dans de continuelles rêveries. Jamais buveur d'opium ou mangeur de haschich i^e bftUt de châteaux en Es* pagne avec plus de facilité qu'il ne le faisait sur la foi de la plus mince espérance. Aussi en résultait-il que, lorsqu'il avait ainsi savouré sous toutes ses faces les jouissances de son idée, il manquait d'énergie et de volonté pour la suivre dans la réalité.

Depuis quelques heures, dix fois déjà il avait noué et dénoué, au gré de sa fantaisie, l'aventure dont il était le héros. Il se voyait, en dépit de l'hostilité de Suzanne Mollet, ramenant la concorde dans le mé- nage du marquis, faisant luire une tardive lune de miel pour les époux, et, lorsque le fantastique s'en mêlait, c'était son propre visage qui remplaçait Pas- tre au front d'argent ; du haut d'un nuage, il assis- tait à l'heureux dénoûment de son œuvre, et il se plaisait à l'encadrer dans raille arabesques fleu- ries.

Nous n'affirmerons pas, cependant, que le cœur de Louis de Fontanieu se fût assez élevé au-dessus de quelques préoccupations vulgaires pour que ce dé- noûment se trouvât exempt de toute sensation amère et désobligeante; il arriva donc que son imagination compliqua le scénario d'un épilogue dans lequel le rôle qu'il poussait peu à peu la Providence à lui ré-

11/| LA MARQUISE D*ESCOMAN

server n'était pas précisément le plus désagréable des trois.

Néanmoins, comme il ne put arriver à se débar- rasser de tout scrupule relativement à cette légère variante du thème primitif, le décevant mirage qui suffisait ordinairement à attiédir l'effervescence de son cerveau ou de son (ïteur ne fit, cette fois, que l'exaspérer.

En voyant Tinsouciance du marquis à Tendroit d'Emma, il n'avait pu s'empêcher de songer au peu de tort qu'il lui occasionnerait en se faisant aimer d'elle et en ramassant, pour le raviver sur son cœur, ce charmant bouquet qu'on laissait se faner dans un coin. Ajoutons qu'avec cette irritabilité de l'âme humaine nous avons en nous deux âmes, l'âme humaine et l'âme céleste sa passion était devenue plus vive en raison des obstacles qu'il prévoyait avoir k surmonter.

En effet, il était à craindre que Suzanne Mottet n'eût parlé. Si absurdes que fussent lès suppositions de celle-ci à l'endroit de sa connivence avec le mar- quis, Louis deFontanieu, qui avait quitté Emma avec des intentions si pures et si dévouées, ne supportait pas l'idée de voir calomnier ces intentions aux yeux de la marquise. Il appréhendait qu'elle n'arrivât, en raison de l'influence que Suzanne exerçait sur elle depuis sa plus tendre jeunesse, à partager les idées de cette femme. 11 lui semblait donc impossible de songer à se présenter devant elle avant d'avoir sérieu- sement tenté d'accomplir sa promesse.

LA MARQUISE D*ESCOMAN 115

Il est vrai que son entrée en campagne n'avait pas été heureuse, et que les quelques minutes d'entretien qu'il avait eues avec M. d'Escoman lui avaient suffi pour le convaincre que le marquis n'était point facile à entamer sous le rapport de l'asservissement eon*» jugal.

Plein d'inexpérience dans ces sortes d'affaires, Louis de Fontanieu avait la bonhomie de s'avouer son inexpérience. Il pensa au chevalier de Montglat, qui lui parut homme de bon conseil, et résolut, sans s'ouvrir complètement à lui, de lui demander avis dans cette embarrassante occurrence.

Il était donc venu au Soleil d'or quelque vingt minutes avant l'heure indiquée, espérant y trouver M. de Montglat, qui, en sa qualité d'amphitryon, de- vait naturellement arriver le premier pour comman- der le souper.

Une servante percheronne, fraîche et dodue, qui remplissait le double office de gardon de salle et de fille de cuisine, introduisit le jeune homme dans un cabinet attenant à la salle à manger.

Dans ce cabinet, Louis de Fontanieu aperçut celui qu'il cherchait.

Le chevalier était assis dans un large fauteuil. Il avait devant lui une bouteille de madère entamée, deux verres, une feuille de papier et un encrier.

A ses côtés, fort rapprochée de lui, était madame Bertrand, que le galant chevalier de Montglat avait forcée de s'asseoir sur une chaise.

A l'autre bout de la table, M. Bertrand, en costume

116 LA MARQUISE D*ESCOMAN

de combat, veste blanche, tablier sur le ventre, cou- teau de cuisine au côté, se tenait debout dans une attitude respectueuse.

Le congrès élaborait le menu du souper que le marquis offrait, le soir même, à la jeunesse , dorée de Châteaudun, souper pour lequel M. de Monlglat avait reçu ses plein pouvoirs,

La discussion était des plus animées.

Pris à rimproviste, le Véry dunois n'avait à offrir au chevalier que des mets d'une simplicité qui ré- voltait la sensualité du digne gentilhomme ; en vertu de la solennité de la circonstance, celui-ci n'eût voulu présenter è ses convives que des compotes d'orto- lans et des coulis de bec-figues.

M. Bertrand promettait en vain les sauces les plus phénoménales pour déguiser les poulardes, le gigot de chevreuil et la truite du Loir que renfermait le garde-manger ; M. de Montglat se montrait impitoya- ble dans ses dédains.

M. Bertrand était accablé.

jfme Bertrand, prenant en pitié l'accablement de son mari, tentait d'intervenir.

Bien que la bonne dame ne fût plus delà première jeunesse, bien que son visage fût légèrement cou- perosé, elle savait de longue date qu'un de ses re- gards ou un de ses sourires avait plus de pouvoir sur le chevalier que toute l'éloquence du restaurateur.

M. de Montglat prenait la taille de M"»® Bertrand en manière d'acquiescement à ses volontés, et le plat convenu était enregistré sur la carte.

LA MARQUISE D*ESCOMAN 117

Puis, pour éteindre ses regrets, pour se pardonner à lui-même sa faiblesse, il humait un verre de ma- dère.

De telle sorte qu'à mesure que la feuille se rem- plissait, la bouteille se vidait.

11 va sans dire que M. de Montglat avait trop de la courtoisie du dernier siècle pour porter le verre à ses lèvres sans avoir invité M™« Bertrand à lui faire rai- son, invitation à laquelle celle-ci se rendait avec toute sorte de grâces pudibondes.

Quant à M. Bertrand, le chevalier le laissait parfai- ment libre de retourner son bonnet entre ses doigts.

En voyant paraître Louis de Fontanieu, celui-ci se rapprocha vivement de sa moitié.

I4 moralité de M. Bertrand ne tolérait la familia- rité du chevalier qu'à huis clos.

Mais celui-ci, dont les principes n'avaient pas la même sévérité, passa légèrement son bras autour do la taille M"* Bertrand, qui fit semblant de se dé- fendre, en accompagnant sa défense de son plus ^|i^rmant sourire, et, de l'autre main, appuyée en plein sur l'abdomen du restaurateur, il le repoussa. ^h~ Qu^We mouche vous a donc piqué? s'écria-t-il. Ij^s-vous fou, mon cher ? avez-vous appris si peu à vivre que vous ayez la prétention de rester en tiers avec M. de Fontanieu et moi? Ne voyez-vous pas, à son air» qu'il a des choses de la plus haute importance à me communiquer ?

Oh ! monsieur le chevalier, répondit humble- ment Bertrand, Dieu me garde d'une telle audace 1

9.

118 LA MARQUISE D'ESCOMAN

Viens, Louise, continua-t-il en s'adressanl à sa femme; laissons ces messieurs à leurs affaires.

Point! votre femme demeurera; une jolie femme est toujours à sa place entre deux gentils- hommes. D'ailleurs, il s*agit de décider ce que vous nous donnerez pour entremets et pour dessert. Or, le dessert et les entremets, cela regarde les femmes.

Et, comme, loin de s'éloigner, M. Bertrand se rap- prochait encore, comme il ne paraissait nullemënf décidé à acquiescer au désir du chevalier :

A vos fourneaux, marmiton I s'écria celui-ci, à vos fourneaux ! Que diable ! vous venez toujours écouter ce que Je dis à madame ; je vous préviens que cela me déplaît.

Puis, sans aucune crainte d'exciter encore plus vi- vement la jalousie de M. Bertrand, le chevalier se pencha à l'oreille de sa femme, à laquelle il dit tout bas quelques mots qui la firent rougir jusqu'au blanc des yeux*

M. Bertrand s'éclipsa.

Et, maintenant, quel bon vent vous amène le premier? demanda le chevalier au nouveau venu.

Le désir de vous féliciter sur l'heureuse issue de votre rencontre avec M. de Guiscard, répondit Louis de Fontanieu; j'ai appris par la ville que vous vous étiez tiré de l'affaire sain et sauf ; j'ai passé chez vous pour m'en assurer; on m'a dit que vous étiez ici, et je n'ai pas craint de venir vous déranger au milieu de vos graves occupations, pour vous prier de recevoir mes félicitations bien sincères.

LA MARQUISK D*ESCÔIfAN 119

Peste! quel intérêt I répliqua M. de Hontglat en fronçant le sourcil; car il lui était passé par l'esprit cette mauvaise pensée que Louis de Fontanieu s'in- téressait autant aux cinquante louis qu'il lui avait prêtés qu'à lui-même.

Louis ne s'en aperçut pas et ne vit que le sourire du chevalier. La présence de M™» Bertrand dérangeait un peu le petit plan qu'il avait formé. II répliqua donc vivement, comme pour appuyer sa première ouverture :

Et M. de Guiscard? Je voudrais que vous m'ap- prissiez qu'il est toujours gai et souriant comme vous.

Désolé de ne pouvoir vous donner cette satis- faction, cher ami; mais, pour le quart d'heure, si M. de Guiscard est gaî, c'est que sa gaieté est tenace; en tout cas, il ne rit pas et ne rira plus, je l'espère, chaque fois que l'on parlera devant lui d'une garde d'épée appliquée en guise d'emplâtre.

Bon I Tavez-vous tué, chevalier?

Non, pas tout à fait; avec quinze jours de lit et un mois de chambre, il en sera quitte et il ne lui res- tera de son coup d'épée qfu'une pâleur qui le rendra intéressant aux yeux des femmes. Mais revenons h ce que je vous disais tout à l'heure. Si j'avais la jeu- nesse et la beauté de notre charmante hôtesse, con- tinua le chevalier en frôlant du bout de ses doigts la nuque de M™® Bertrand, je pourrais admettre que c'est l'intérêt que vous me portez qui vous a poussé dans ce cabinet vingt minutes avant l'heuie; mais j'ai toutes sortes de bonnes raisons pour ne pas me

120 MARQUISE d'eSCOMAN

faire cette illusion; donc, je rattribueral à une autre cause.

Je vous jure, chevalier..."

Ne jurez pas, dit Montglat en portant la main à la poche de son gilet, dans lequel on entendit le bruis- sement de quelques louis qui sonnaient entre ses doigts.

Mais que voulez-vous donc dire ?

Vous êtes étonné, n'est-ce pas, que je n*aie pas encore renvoyé chez vous les cinquante louis que vous m'aviez si obligeamment prêtés hier au matin?

•— Monsieur de Montglat, dit Louis de Fontanieu, évidemment blessé que Ton pût faire sur^son compte une pareille supposition, vous aviez promis de me traiter en ami, et, en vérité, vous ne vous en souve* nez guère.

Comment cela?

Votre supposition est injurieuse au dernier point; si offensante môme, que je dédaignerai de la repousser.

Allons, vous êtes unbrave jeune homme; j'aime vos façons, elles sentent la vieille époque, la bonne, et, si nous n'avions pas une femme qui a droit à nos hommages, je vous embrasserais! Mais prenez vos mille francs.

Après ce que vous venez de me dire, chevalier? Allons donc !

C'est un second service qu'il faut me rendre, jeune homme, et, évidemment le feu est aux poudres.

Mais je n'ai pas besoin de cet argent, chevalier.

LA MARQUISE D*BSCOMAN 121

Bon! voudriez-YOus vous faire passer pour un millionnaire?... Prenez-le, cet argent, que votre mère a si péniblemflit économisé en deux ou trois ans peut- être ; prenez-le, vous dis-je et ne m'accoutumez pas à vous en emprunter.

Pourquoi cela ?

Parce que je vous aime véritablement, et que, si vous m'accoutumiez à être votre débiteur, il en résulterait une position tout à fait malsaine pour Ta- mitié que je vous porte.

Oh I chevalier, je serai toujours heureux...

C'est possible ; mais j'en arriverais, étant votre débiteur, à dire tout naturellement du mal de vous; laissez-moi puiser dans la caisse du marquis; au moins tout ce que j'en pourrai dire ne sera que de la médisance.

Puis, remarquant que M™« Bertrand considérait Louis de Fontanieu avec une attention soutenue :

Que diable avez-vous donc, ma chère, à dévisa- ger monsieur comme cela? Regardez donc un peu de mon côté, s'il vous plaît.; voulez-vous me faire une affaire avec M"o Marguerite?

Oh! chevalier! dit Louis de Fontanieu avec instance.

Comment! quelle Marguerite? M^i© Marguerite Gélis? demanda M™» Bertrand avec l'accent de la cu- riosité féminine.

Eh ! s^ns doute, Marguerite Gélis ! -comme s'il y avait deux Marguerite à Châtéaudun! Oui,M^i« Mar- guerite, qui le mange des yeux, madame, comme

122 LA MARQUISE d'ESCOMAN

VOUS faites en ce moment; W^^ Marguerite, qui est folle de lui; là, êfes-vous contente?

Que dites-vous donc là, chevalief ? fit Louis de Fontanieu rougissant malgré lui.

Ce que je dis? la vérité, mordieu! comme tou- jours; seulement, il est bon que vous soyez prévenu.

De quoi?

Que M*ie Marguerite est si affolée de votre per- sonne, qu'elle est capable de se jeter à votre tête, ce soir, au souper, entre la poire et le fromage...

Oh I ceci est beaucoup trop flatteur pour moi, chevalier, et je ne crois aucunement au danger que vous me signalez. D'ailleurs, en supposant la chose vraie, je vous réponds de faire un si froid accueil aux avances de MHe Marguerite, si avances il y a, que force sera à son effervescence de se calmer.

Ta ta ta ta ! Lorsque vous aurez entrevu, sous les plis de sa robe de soie, la jambe ronde de Margue- rite dans ses bas roses; quand, en vous reportant à l'extrémité opposée, vous aurez vu un cou non moins rond que lia jambe se perdre dans des flots de den- telles d'Angleterre; lorsque vous aurez songé aux étapes placées sur la route qui sépare ces deux extré- mités, je ne répondrai pas plus de vous que de moi.

Louis de Fontanieu resta muet. Une idée venait de le fr;:pper, non pas à celte énumération des beautés de M"® Marguerite Gélis, il n'avait point écouté, mais à l'assurance que lui avait donnée le marquis de cette fantaisie que la belle fille avait pour lui.

Cette idée, c'était de mettre à profit la bonne vo-

LA MARQUISE d'eSGOMAN 123

lonté de la maîtresse de M. d'Escoman, pour con- vaincre celui-ci de Tindignilé de la jeune femme.

Ce beau projet fixa toutes les irrésolutions de notre héros.

Eh! reprit-il après un instant de silence, dont M . de Monglat avait profité pour agacer M™« Bertrand , cette franchise que vous me demandiez tout à l'heure, chevalier, je vais l'avoir. J'étais venu juste- ment vous demander un conseil.

Un conseil, mon jeune ami ? c'est chose grave. Diable! un conseil! On ne demande d'ordinaire un conseil que pour ne pas le suivre ou, si on le suit, en faire reproche à celui qui vous l'a donné. Un conseil ! cela mérite réflexion, et, comme il m'est impossible d'assembler deux idées raisonnables entre un vin aussi recommandable que celui-ci et une femme aussi charmante que M™» Bertrand, nous allons demander à notre hôtesse la permission d'aller deviser dans la rue.

Et le chevalier de Monglat, détachant son chapeau de la patère à laquelle il était suspendu, essaya de donner un baiser à la propriétaire du Soleil d'or. Celle-ci se défendit tout juste assez pour doubler le prix de la faveur, et le vieux gentilhomme, prenant le bras de Louis de Fontanieu, l'entraîna hors de l'auberge.

VIII

Les conseils du chevalier de Hontglat.

Le chevalier et Louis de Fontanieu firent quelques pas, appuyés au bras l'un de l'autre.

Puis, voyant que son jeune compagnon gardait le silence et semblait hésiter à entamer la conservation :

Eh bien ? fit, en s'arrêtant et en le regardant en face le chevalier de Montglat.

Eh bien ? répéta Louis de Fontanieu.

Ce conseil, voyons !

Louis pensa qu'il devait user de diplomatie.

Voici, dit-iL Vous vous rappelez qu'aujour- d'hui, après l'heureuse issue du combat, le marquis m'a invité à souper...

Et qu'il a ajouté : « Chevalier de Montglat, char- gez-vous de la carte. »

LA MARQUISE d'eSCOMAN 125

Justement.

Eh bien, \ous l'avez vu et vous en rendrez té- moignage,lorsque vous êtes arrivé, j'étais dans Tcxer- cice de mes fonctions.

Voilà la différence; j'hésile, moi, surtout après ce que vous m'avez dit, à entrer dans les miennes.

Gomme convive ou comme amoureux?

Ne m'avez-vous point affirmé que l'un n'allait pas sans l'autre ?

J'en ai peur.

Mais il est encore temps, vous comprenez, che- valier... Sous un prétexte quelconque, je puis m'ex- cuser et ne pas assister à ce souper.

Le chevalier regarda fixement Louis de Fontanieu*

Est-ce sincère, ce que vous me dites ?

Sans doute, balbutia le jeune homme.

Eh bien, faites-le; non-seulement ce sera hé- roïque, mais encore ce sera prudent.

Comment! c'est vous qui me donnez un pareil conseil ?

Ne m'en avez-vous pas demandé un ?

Oui ; mais je croyais...

Ah ! oui, vous croyiez que je vous en donnerais un autre

Il me semblait que, d'après ce que vous m'avez dit hier au club...

Que M. de Talleyrand est un grand homme d'avoir dit qu'il fallait se défier de la première im- pression.

Alors c'était donc la bonne?

126 LA MARQUISS d'ESCOBIAN

Non; par hasard, celte fois, c'était la mauvaise, et je vois, jeune homme, que vous n'avez que trop tôt mis en pratique les méchants avis* que je vous ai

. donnés lorsque, dans un moment de colère, j'ai pré- tendu que vous étiez assez joli garçon pour dire comme César: « Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu. »

Je vous avoue, chevalier, que je ne vous com- prends pas le moins du monde.

Je connais cela. 11 y a des moments je ne me comprends pas moi-même; par exemple, lors- que, par intervalles heureusement fort rares, la rai- son prend sur la folie le dessus dans mon cerveau.

Voyons, expliquez- vous.

Je vais devenir limpide comme cristal; écoutez- moi bien, je prêche... Mon cher enfant ! la ville de Châteaudun, qui sait tout, qui connaît tout ce qui se passe au cœur comme tout ce qui glt dans la bourse de ceux qui l'habitent, la ville de Ghâteaudun était unanime hier à affirmer que nulle jupe de soie ou d'indienne ne troublait la cervelle de M. Louis de Fontanieu. J'étais de l'avis de la ville de Ghâteau- dun. Mais, lorsque vous avez reconnu vous-même que c'était le petit ustensile de soie verte et blanche que vous portiez dans la poche droite de votre gilet qui vous avait très-miraculeusement préservé, j'ai surpris à l'adresse de cet objet des regards, moitié effarés, moitié langoureux, que j'ai trouvés bien ex- pressifs pour venir d'un iiidifférent. Il m'a donc sem- blé qu'il y avait de l'amour sous jeu, et, d'après mon préambule, la provision devrait être récente.

LA MARQUISE D*ESCOMAN 127

El VOUS en avez conclu?

J'ai regardé autour de moi el je n'ai vu que Marguerite qui ait pu se charger d'une fourniture aussi prompte, et, d'après le désir que vous me mani- festez de revoir la marchande, il me semble évident que la livraison vous a été agréable.

Et vous voyez quelques inconvénients à ce que mon désir se réalise? demanda Louis de Fontanieu, qui, persuadé de l'excellence du plan qu'il avait conçu, n'était point Tâché de laisser M. de Monlglat dans Terreur.

J'en vois d'énormes ! répondit ce dernier.

Mais c'est donc une sirène, une enchanteresse, une fée que Marguerite Gélis?

Une sirène! c'est justement cela. Formosa «i- pemè ! car, quoique je ne l'aie jamais vue plus bas que la ceinture, j'ai toutes raisons de croire à la queue de poisson; mais ce que je redoute le plus pour vous, mon jeune ami, ce n'est point encore précisément cette fille ; ce sont ceux dont une liaison avec elle ferait vos compagnons de chaque jour; ce qui me désobligerait, ce serait d'avoir contribué en quoi que ce fût à mettre hors de voie un garçon pour lequel je mesens un véritable intérêt.

Vous êtes bien bon, chevalier; mais il y a une chose qui trouble toutes mes idées.

Laquelle?

C'est que ceux dont vous me parlez là, ce sont vos amis.

Jolie recommandation, en vérité !

128 LA MARQUISE d'ESCOMAN

Quel inconvénient peut donc avoir pour moi une liaison avec eux ?

Mille dans un !

Lequel?

Celui d'accoler votre pauvreté avec leur ri- chesse.

Tout pauvre que je suis, reprit Louis de Fon- tanieu en rougissant, je ne puis voir en ces mes- sieurs que des égaux avec lesquels ma position me commande de frayer.

Allons, je vois bien qu'il vousfau l des véritésnues comme les esclaves du Grand Turc. Eh bien, comptez sur moi pour leur ôler leur chemise et leur laisser leur miroir. Ce litre de gentilhomme auquel vous croyez, je le vois bien, c'est une monnaie d'or dont on a fait des jetons de cuivre ; cela n'a plus de valeur que comme fétiche; mais, parce que le gentilhomme est couché à terre avec le donjon de ses ancêtres, n'allez pas croire que les ni veleurs 'aient nivelé le sol comme ils prétendaient le faire; leur faux s'est ébré- chée sur la clef de voûte de l'édifice, sur la statue du veau d'or, et, en fafisant le néant à ses pieds, ils ont travaillé pour lui, ils ont centuplé son importance; l'égalité est aussi chimérique chez nous que chez nos pères; il n'y a plus de nobles ni de vilains, mais il reste des riches etdes pauvres, et je croisqueles ama- teurs y ont plus perdu que gagné... L'aristocratie de race était bonne diablesse au fond; que de fois n'ai^ je pas vu le savoir, le talent, voire même la joyeuse humeur payer leur écot à sa table 1 Les chiffres

LA MARQUISE d'ESCOBIAN 129

sont des abstracUoDs auprès desquelles refsprit lui- même fait une piteuse figure : la richesse est un chif- fre ; si vous n'avez pas d'espèces sonnantes à opposer à celles qu'elle vous présente, il vous faudra solder en lâchetés, en bassesses, en humiliations de toute nature. Cela vous tente-t-il, mon jeune ami? Parlez; j'ai dans mes souvenirs de quoi vous en dégoûter, car il y a longtemps que, moi, je n'ai plus d'autre . monnaie. Vous aurez beau souffler sur votre gentil- bommerie défunte, nous ne la ranimerez pas, eUe sera morte, et bien morte ! Vous avez passé de ia première caste dans la dernière, prenez-en bravement votre parti, comme on prenait son parti d'être vilain quand on n'avait pas de quoi payer la savonnette; n'allez pas vous affubler de vices qui seraient aussi ridicules sur votre chef que le bassinet du barbier sur celui de don Quichotte ; puisque vous êtes pau-. vre, puisque vous avez une mère à soutenir, une position à conquérir, pensez à tout cela et résigoez- . vous à être laborieux, économe, vertueux; c'est dés- agréable, je le sais bien; mais, depuis que le monde est monde, ces trois qualités-là sont toujours entrées dans l'apanage de la gent taillable et corvéable à la- quelle vous appartenez désormais.

Mais, chevalier, dit Louis de Fontanieu en re- gardant M. de Montglat d'un œil étonné, je ne vous reconnais plus; vous me faites tout simplement l'effet d'un des sept sages de la Grèce.

Mon cher enfant, répondit le chevalier en posant sa main sur l'épaule de Louis, lorsqu'il n'y a devant

130 U MARQUISE D*ESGOMAN

moi ni cotillon» ni bouteille, ni tapis vert, je suis tout étonné du bon sens que Dieu avait mis dans ma cer- velle ; mais, ce bon sens, je n'en fais point part à tout le monde, croyez-le bien.

Je ne vous en suis que plus obligé. Et qui m'a mérité ce privilège?

Vous m'avez plu.

Vraiment ? dit Louis de Fontanieu sans pouvoir s'empêcher de rire.

Qu'y a-t-il donc d'étonnant à cela? On se choi- sit bien une maîtresse d'après la tournure, pourquoi ne prendrait-on pas un ami sur la même recomman- dation? Et puis on est reconnaissant, que diable 1 et vous avez été pour moi le Deus ex machina,

Eacore I... Ah I M. de Montglat I...

*— Vous ne croyez pas à la reconnaissance? Tant pis I Pour faire son chemin, il faut -travailler; pour travailler, il faut aimer la vie, les illusions sont néces- saires; seulement, il ne les faut ni trop longues ni trop courtes; c'est comme les jupons des danseuses... Allons, la leçon est faite, mon jeune ami; tournez- moi les talons; vous avez à votre bureau de jolies petites lettres de maires à classer^ de beaux rapports de gardes-champêtres à élucider; la patrie vous ré- clame, allez sauver la Franceetlaissez-moi perdre mon âme et le reste I...

Désolé de répondre^ si mal à votre sollicitude, chevalier, mais j'insiste décidément pour prendre au feu et à la chandelle la place à laquelle l'invitation du marquis me donne droit* Seulement, pour calmer vos

LA MARQUISE d'eSCOBIAN 131

scrupules^ je vous donne ma parole qoe je ne cours pas autant de dangers que vous le croyez.

Hum ! fit M. de Monglat, vos paroles sentent le mystère; on dirait la porte d'une cave que Ton enlre- bAille. Dieu me garde de vous demander votre secret cependant I

Mon secret, vous l'avez deviné, dit en riant Louis de Funtanieu! je suis amoureux fou de Marguerite.

Mon bon ami, quand on est amoureux fou d'une femme, on ne le dit pas, et surtout on ne le dit pas en riant.

Que voulez-vous I c'est ma manière.

**- Très-bien I et vous ne voulez pas de mes avis?

Non, décidément, chevalier.

Eh bien, tant mieux 1... Aussi bien, nous voici revenus à la porte de Bertrand, et j'abandonne mon avis de vertu à l'intempérie des saisons; ma sagesse vacille comme les deux bougies de suif qui éclairent la vitrine de notre hôte, et se dissipe comme le brouillard au soleil du matin ! Mes idées prennent, en échange, la teinte rosée du Champagne ; mon go^er se dessèche et les quelques louis qui restent dans mon gousset battent la mesure en attendant le mo- ment de se" mettre en branle. Qui parlait donc de pauvreté et de richesse? 11 n'y a d'inégal ici-bas que la capacité de nos estomacs et la vigueur de nos amours. Or, de ce côté , nous n'avons pas à nous plaindre. Dieu merci, n'est-ce pas, monsieur deFon- tanieu? Ahl vrai Dieu! il s'agit bien d'aller passer la nuit sur des paperasses quand de bons vins» de jo-

132 LA BIARQUISE d'ESCOBIAN

lies femmes, et un jeu d'enfer nous attendent !... Sa- crebleu! mon jeune ami, comme M. de Condé à Hocroy, je jette mon bâton dans les lignes ennemies, et en avant !

Bien que préparé par M. de Monglat lui-même à cette métamorphose subite, Louis de Fontanieu se demanda si son compagnon n'était pas un peu fou.

Eh bien, soit ! amoureux ou non de Marguerite, et remarquez que cela m'est absolument égal, elle sera votre maîtresse, continua le chevalier ; que je ne boive jamais que de l'eau, que jamais femme ne s'humanise pour moi, si, un jour ou l'autre, je ne ferme pas sur vous la porte de sa chambre à coucherl Et, au fait, depuis vingt-quatre heures, je grille d'en- vie de voir comment ce faux roué de d'Escoman prendra la chose.

Un peu épouvanté de la solennité de ces serments, Louis de Fontanieu suivit M. de Monglat dansl'esca- lier en spirale qui conduisait au second étage, esca- lier que le vieux gentilhomme franchissait avec une vigueur et un entrain que n'eût point désavoués le héros avec lequel il venait d'établir si heureusement sa ressemblance.

IX

le chevalier de Monglat donne à son jeane ami ane leçoa de pèche à la ligne.

M. Bertrand eût volontiers ajouté au soleil d'or qui décorait son enseigne la devise du grand roi : Nec pluribus impar,

11 professait la plus sincère admiration pour ce qu'il appelait le salon de ces messieurs^ et il déclarait, sans faux semblant de modestie, que, même dans les ap- partements de la sous-préfecturoi il était impossible de trouver à Ghâteaudun un ameublement plus riche, une décoration de meilleur goût que ceui que ]^me Bertrand avait choisis pour l'orner.

Cet ameublement tant vanté se composait de deux causeuses, de six fauteuils et de douze chaises en acajou un peu terni par Tusage, le tout garni en

8

134 LA MARQUISE D*ESGOMAN

drap amarante à dessins noirs; d'une grande table également en acajou, table recouverte d'un tapis as- sez généreusement saturé de graisse pour qu'il pût attester les services gastronomiques que le meuble avait rendus.

Aux fenêtres, des rideaux de coton rouge et noir enrichis d'une bordure jaune, rehaussée elle-même d'une garniture de glands de même couleur et façon- nés en forme de grelots, bordure et passementerie que l'on retrouvait sur les embrasses et sur la drape- rie des fenêtres ; aux murailles; deux batailles, un Mazeppa et un Masscusre des Mameluks, méchantes lithographies à l'estompe, entourées de cadres de carton-pâte; sur la cheminée, une pendule en bronze doré représentant Psyché à sa toilette, une Psyché en robe collante comme le pantalon ti'un hussard, une déesse dont la taille courte étreignait les ailes de pa- pillon, et auprès de laquelle l'innocence du sculpteur avait placé un meuble dont la tournure équivoque servait de texte quotidien aux lazzi de ceux auxquels ce salon était destiné \ telles étaient les merveilles dont Bertrand était si fier*

Louis de Fontanieu retrouva quelques-uns des gens avait déjà rencontrés dans le monde; mais il n'y vit point Marguerite Gélis.

H. deHonglatlui apprit que la mattresse deM. d'£s« coman était un des hôtes que M. Bertrand avait été contraint de subir malgré lui, qu'elle demeurait à l'étage même ; et, comme le chevalier achevait cette explication, le marquis d'Bscoman se présenta à la

LA MARQOISB D^ESGOMAH 1S5

porte du salon; il donnait le bras à la jeune fiUe, que Louis de Fontanieu examina avec une vive curiosité.

Marguerite Géiis avait vingt-cinq ans; elle était belle, mais d'une beauté toute matérielle et complè- tement différente du délicat et suave ensemble qui . caractérisait H™® d'Escoman. Ses traits, d'une régu«* larité irréprochable, étaient fortement accentués; ses yeux noirs, largement fendus, toujours humides, ba- nalisaient l'expression voluptueuse qui leur était propre : ils se noyaient de langueur dans les circon* stances les plus ordinaires de la vie de leur proprié- taire. Marguerite avait profité du voisinage pour se présenter dans un déshabillé qu'elle préférait aux grandes toilettes, parce qu'il la faisait plus jolie. Elle était vêtue d'une robe de chambre de soie bleu clair à revers nacarat , dont le corsage, généreusement écbancré, ne laissait rien perdre de la magnificence de sa poitrine et de ses épaules, blanches et polies comme un marbre. A travers les plis complaisants de ce peignoir se dessinait un corps d'une structure large et puissante, auquel on ne pouvait reprocher que le défaut de finesse de ses attaches ; en outre, l'oisiveté trop tardive de l'ex-grisette n'avait pas pu amoindrir le hftle de ses mains, et leurs doigts avaient conservé aux phalanges les nœuds et les sillons que laisse le travail.

Lorsqu'elle fit son entrée dans le salon, il y eut un cri d'enthousiasme parmi tous ces jeunes gens, dont beaucoup avaient leurs raisons pour flatter M. d'Es* coman dans sa nqaîtresse.

136 LA MARQUISE d'CSCOMAN

liOuis de FoDtanieu demeura froid.

Chaque Iiomme a, pendant son existence, adoré et préconisé tour à tour tous les types de la beauté iéminine; la passion, le caprice lui-même sont si essentiellement exclusifs, que, tant qu'a duré pour eux le règne d'un de ces types, il ne fût pas resté place pour l'admiration même banale, même rétro* spective, de ce qui n'était pas lui.

L'image de la marquise d'Ëscoman remplissait cœur et cerveau Louis de Fontanieu; il devait être un mauvais juge de la beauté de Marguerite, il le fut d'autant plus que la conquête lui en semblait facile et que, d'après le chevalier de Montglat, la belle Dunoise ne devait pas même se laisser désirer.

Il lui sembla impossible qu'il n'arrivât pas à con- vaincre le marquis de son erreur, que cette créature triviale itt obstacle à ce qu'il ramenât celui-ci, hum- ble et repentant, aux pieds de la plus adorable des femmes.

Use sentit plein d'ardeur pour son entreprise, qu'il n'abordait pas, quelques instants auparavant, sans une certaine appréhension.

Louis de Fontanieu n'était pas seul à observer le jeune couple; H. de Montglat ne le perdait pas des yeux. Lorsque M. d'Ëscoman et sa compagne aper-* curent Louis de Fontanieu parmi les convives, le premier le salua d'un sourire, les yeux de la seconde se noyèrent de plus de langueur, ses joues s'empour- prièrent, et le chevalier se frotta joyeusement les mains.

iA MARQUISE D^ESCOMAN 1S7

M. d'Escoman présenta Louis de Fontanieu à Mar« guérite. Les manières du marquis n'avaient rien de la gaieté, de l'insouciance qu'il aifectait le matin de* vaut sa femme; son attitude était grave ; ses façons à l'égard de sa maîtresse étaient presque respectueuses; au soin qu'il prenait pour adoucir l'irrégularité de la situation de celle^i, pour la relever aux yeux de ses amis, on comprenait que, malgré le scepticisme qu'il affectait, le jeune gentilhomme était complètement dominé par cette belle représentante du sensualisme bourgeois.

Eh bien, que vous en semble ? demanda M. d'Es- coman en revenant près de Louis de Fontanieu après avoir conduit Marguerite à un fauteuil.

De quoi voulez-vous parler?

De Marguerite, parbleu I

S'il faut être franc, et sans prétendre faire ici une comparaison qui serait de toute inconvenance, je vous avouerai que la présentation du matin a fait tort à celle du soir; je préfère M«»« la marquise d'Es- coman à.cette demoiselle.

Singulier goût que vous avez là! répondit M. d'Escoman avec autant d'indifférence que s'il se fût agi d'une autre femme que la sienne, mais non sans laisser percer sur son visage l'expression d'une incrédulité méfiante.

Cette phrase passa comme un fer rouge sur le cœur du jeune homme; il resselatit pour Marguerite un vif mouvement de haine ; pouvait-il lui pardonner qu'on prétendit l'opposer à son soleil?

.133 LA MARQUISB D^ESCOMAN

Soit qu'il lût rassuré par les dédains de Louis de Fontanieu, soit qu'il ne Youlût pas se donner le ri- dicule de la jalousie, M. d'Escoman exigea que le jeune secrétaire, en sa qualité de héros de la journée, prit place à côté de Marguerite à la table du souper.

Les sentiments que Ton ressent ont, dit-on^ un caractère spécial quand ils s'expriment, caractères fa- ciles à reconnaître ; quoi qu'on en dise, en matière d'amour, rien ne ressemble plus à la vérité que le mensonge; les femmes se laissent prendre plutôt à celui-ci qu'à celle<-là, parce que, dans sa crainte de paraître tiède, le mensonge se sert sans scrupule de l'hyperbole, qui leur plaît par-dessus tout. .

Dans son ardeur à remplir convenablement son rôle, Louis de Fontanieu accabla sa jolie voisine des pré- venances les plus significatives, des compliments les plus enthousiastes.

A sa grande surprise, Marguerite demeura froide et sérieuse ; elle ne lui répondit que par des lieux communs qui imposaient au jeune homme un véri- table travail pour maintenir la conversation à la hau* teur oti il l'avait placée.

En revanche, M. d'Escoman fronça le sourcil de façon à prouver qije le man^e de son nouvel ami ne lui était que médiocrement agréable.

Le souper terminé, pendant que M. Bertrand et ses aides remplaçaient la nappe par le tapis vert, le chevalier de Montglat s'approcha de Louis de Fonta- nieu, qui restait tout décontenancé du salut plein de

U MABQmSE D*ESCOMAfV 1S9

dignité et de réserve que la jeune Danoise lui ayait adressé lorsqu'il Tavait reconduite à sa place.

Eh bien, demanda le vieux gentilhomme au se- crétaire, comment vont les affaires?

«—Mal, répondit en souriant Louis de Fontanieu; vous avez, je crois calomnié M^** Marguerite.

Bah! allez donc toujoursl... mais non pas comme vous avez commencé cependant. Les hommes sont bien fats, c'est-à-dire bien sots ! je généra- lise mon opinion, vous n'avez pas le droit de vous en offenser: pour gagner cent sous sur un bric-à-brac, ils dépensent en diplomatie de quoi vendre un peuple ou faire un roi, et, dès que leur vanité est en jeu, ils ne veulent pas comprendre qu'il ne suffit pas de dire : a J'en ai bien envie! » pour qu'on les prenne au mot.

Vous trouvez donc?,..

Que vous montrez beaucoup trop d'empresse- ment, continua le chevalier. Pêchez-vous à la ligne?

Non; mais pourquoi cette question?

Parce que vous y trouveriez une leçon pour la situation. Vous voyez de beaux poissons qui se pro- mènent, vous les savourez déjà en matelote, vous leur jetez votre appât sur le nez, vous le promenez du bout de leur museau à la naissance de leur queue : ils le dédaignent ; faîtes le geste de retirer votre ligne, et ils se jetteront sur l'amorce avec une voracité telle, que l'hameçon leur entrera jusqu'à la gorge. Ainsi des femmes, mon bon ami.

Je profiterai de vos conseils, chevalier; mais,

1/|0 I.A MARQUISE d'eSCOMAII

je vous Tavoue, mes espérances ontseasiblemeat di- minué depuis une heure.

Vous n'avez donc pas fait vis-à-vis de Marguerite ce que vous faisiez ce matin en face de ce bon d'Es- coman? Aux yeux! c'est toujours aux yeux qu'il faut regarder ami ou ennemi. Ceux des femmes n'ap- prennent que très-lard à mentir.

Vous me redonnez un peu de courage ; j'en ai besoin» car j'étais presque tenté de renoncer à cette

, conquête et vous ne pouvez savoir le prix que j'y at* tache.

Auriez-vous fait un vœu à quelque saint? ~ Peut-être.

Eh bien, s'il faut vous l'avouer Je tiens autant que vous à ce qu'il s'accomplisse, quoique ce ne soient probablement pas les mêmes raisons qui me déterminent.

Je vous remercie, chevalier; et, si, de mon c6té, je pouvais faire quelque chose qui vous fût agréable.. ^

Vous le pouvez... Avez-vous joué quelquefois?

Jamais.

Tant mieux I voici vingt-cinq louis qui me res- tent; ajoutez-en autant et changez-vous des intérêts de notre association; j'ai foi dans le premier sourire que la fortune réserve aux jeunes gens; c'est une vieille superstition de joueur que je vous serai très- reconnaissant de me passer; jouez, et à nous deux les bénéfices.

Et ils s'assirent à côté l'un do Tau Ire.

LA MABQUISE D*ESGOMAN l/jl

Marguerite se plaça à côté de son amant, et elle mit une certaine affectation à le faire, comme aussi à lui adresser de ces tendresses que les femmes bien élevées réservent pour la chambre conjugale, mais qui| pour certaines autres, ne sont que l'af- firmation publique d'un bonheur dont elles sont fières.

Pour la première fois, Louis de. Fontanieu remar- qua qu'en imprimant sa bouche sur les joues de son amant, Marguerite avait effectivement tourné les yeux de son côté, et, dans ses yeux demi-voilés, tout humides de langueur et de volupté, il crut voir pas- ser un jet de flamme qui n^allait pas dans la même direction que les lèvres de la jeune fiUe.v

Par un hasard asse2 extraordinaire, les espérances de M. de Monglat se réalisèrent ; une chance con- stante et soutenue favorisa les débuts de Louis de Fontanieu, Les coups les plus hasardés lui réussirent, les parolis les plus insensés tournèrent en sa faveur; Tor, l'argent, les billets de toute la galerie s*entas- saient devant lui, et, malgré la fièvre qui se gagne en touchant les caries, malgré les vapeurs des rafraî- chissements alcoolisés que M. Bertrand en personne distribuait aux invités, malgré les incitations de son associé, que cette veine extraordinaire électrisait, ce n'était pas sans un véritable déplaisir que le jeune homme acceptait'son bonheur. Il comprenait qu'un gain semblable à celui-là le poussait dans une voie il lui répugnait de s'engager.

Quoique M. d'Escoman fût beau joueur; l'énormité

U2 LA MARQUISE d'ESGOMAN

de la perte dont il supportait la plus grande partie l'avait fait sortir du sang-froid qui lui était habituel.

Deux cent cinquante louis sur parole, dit*il lorsqu'il eut perdu tout l'argent qu'il avait sur lui.

Autant qu'il vous plaira, mon cher marquis, répondit Louis de Fontanieu, qui venait de laisser tomber sur le tapis deux figures dont la dernière s'était si fréquemment représentée précédemment, qu'on devait la croire épuisée dans la taille.

Il est trop tard pour parler! s'écria le chevalier, qui trouvait que son jeune ami défendait mal intérêts de l'association. Tudieu! vous êtes aventi^ reux, monsieur de Fontanieu.

C'est qu'en vérité, je suis honteux de la vein qui me poursuit, reprit le secrétaire.

11 abattit une troisième carte; elle était semblabl à la seconde, il gagnait encore. 11 ne put retenir un geste de mauvaise humeur.

Bravo, mon cher ami ! s'écria joyeusemen M. de Montglat ; boudez la fortune, montrez-lui 1 peu de cas que vous faites de ses faveurs; elle est- femme, elle n'en sera que plus acharnée à vous pour- suivre. -

Marguerite avait remarqué avec une certaine sur- prise le brusque changement qui s'était opéré dans les manières de Louis de Fontanieu à son égard; elle n'y avait pas vu une tactique, elle' avait soupçonné du découragement, et elle avait essayé de quelques provocations indirectes pour raviver cette flamme si vite éteinte. Elle était trop femme pour que la fasci-

LA MARQUIS^ d'jESCOMAN U3

nation de l'or fût sans influence sur elle; inseosible- ment elle avait enveloppé du même regard passionné les richesses accumulées sur le tapis et leur heureux possesseur. Aux paroles de M. de Montglat, elle rou- git, elle baissa ses longues paupières et parut con- centrer toute son attention sut une carte dans le corps de laquelle elle piquait une épingle.

Cinq cents louis, il y a cinq cents louis; qui fait cinq cents louis ? cria M. de Hontglat en imitant la voix glapissante des croupiers.

Je les tiens, dit M. d'Escoman, dont la figure tour à tour pftle et empourprée^ les yeux démesuré* ment ouverts, la respiration haletante trahissaient la profonde émotion.

Louis de Fontanieu s'inclina en signe d'assentiment.

Ce qu'il éprouvait tenait du vertige; il désirait perdre, et, malgré lui, il sentait son âme lui échap* per et céder à la toute*puissance de la passion ; il n'était pas le maître de se soustraire à la poignante angoisse qui élreint le cœur de tous les joueurs ; il oubliait Marguerite» et l'image d'Emma^ qu'il essayait d'évoquer, ne lui apparaissait que vague et noyée dans un rideau de vapeur*

Il se fit un silence solennel ; on n'entendait que le bruit produit par les cartes en glissant les unes sur les autres*

Cette fois encore, la chance fut contre M. d'Es- coman.

A le regarder, il faisait horreur et pitié tout à la lois.

t/|/| LA MARQUEE d'eSCOMAN

11 prit Marguerite par le bras.

Venez I lui dil-il.

La jeune femme ne quitta point sa place; elle rou- lait entre ses doigts la carte qu'elle avait illustrée de figures.

Mais non, reprit-elle; il me plaît d'essayer si la veine de monsieur ne sera pas plus courtoise avec moi qu'avec vous,

Il y a mille louis, dit M. de Montglat avec em- phase.

Pourquoi pas le Pérou, Montglat? Je suis plus modeste et n'ambitionne qu'un bracelet que d'Esco- man me fait trop attendre. Monsieur consentira bien à accepter un enjeu de vingt-cinq louis, le prix de mon bracelet.

Vous n'avez plus d'argent, dit M. d'Escoman avec impatience.

Comme vous aujourd'hui... mais demain... Et, en attendant ce demain, je suis certaine que monsieur ne refusera pas mon fétiche.

Et elle lança devant Louis de Fontanieu le morceau du carton plié en quatre.

Le poisson mord! dit M. de Montglat à voix basse à son voisin ; apprêtez-vous à le ferrer.

M. d'Escoman fut mordu au cœur par cette espé- rance acharnée qui survit au dernier écu d'un joueur; la raison lui disait de s'en aller, mais la passion ne demandait qu'un prétexte pour qu'il demeurât et, en pareil cas, c'est toujours ïa passion qui l'emporte. Il annonça qu'il tenait le reste des mille louis.

LA MARQUISE d'eSGOMAN l/i5

La chance resta fidèle aux deux, associés.

Allons, adieu mon joli bracelet I dit Marguerite avec un soupir et en quittant la table.

M.deMontglat poussa Louis de Fontanieu du genou.

Non pas, fit ce dernier, vous ne voudrez pas ajouter ce remords à tous les remords que va me laisser cette soirée, et , si M. d'Escoman veut bien me le permettre, demain je l'attacherai à votre bras.

Quel dommage que vous ne soyez pas million- naire I ajouta M. de Montglat assez haut pour être entendu de Marguerite; qu'il serait bon, avec les dis- positions que je vous vois, d'être votre maîtresse ou votre ami !

M. d'Escoman ne parut pas avoir compris; il donna à Marguerite un baiser qui équivalait à un bonsoir et, en même temps, à un ordre de se retirer; puis il se mit à battre les cartes avec un acharnement mé- canique qui tenait de la stupeur; enfin, il sortit en annonçant qu'il allait prendre de l'argent et revenir.

Le dernier coup, autant que l'absence de l'Esco- man, produisit dans l'assemblée une agitation dont chacun^profita pour respirer.

M. de Montglat prit la masse d'or et de billels qui étaient devant Louis de Fontanieu, l'emporta dans un boudoir qui communiquait avec le salon, et, l'ayant déposée sur un guéridon, il en fit conscien- cieusement deux parts.

La belle chose que le jeu I s'écria-t-il en faisant ruisseler l'or entre ses doigts et froissant convulsive- ment les billets de banque. Regardez donc, Fonta-

^/j6 LA MARQUISE D*ESCOMAN

nieu : ce n'est point un sot métal, ce n'est point un vil papier, c'est tout un monde de bonheur, de jouis- sances; ça tient dans la main, et tout est là, tout, la jeunesse et l'amour, le plaisir et l'amitié... Ahl qu'il fait bon vivre!

Puis, remarquant que son jeune ami ne prêtait qu'une très-médiocre attention au petit trésor qui était devenu son partage, et que, accoudé sur la fe- nêtre, il regardait en rêvant le ciel étoile :

Vous ne m'écoutez pas, continua le chevalier. Tenez, ne me dites pas que vous avez envie de dor- mir; je vous destituerais du titre de mon ami; le sommeil est un préjugé.

Quand on gagne, répondit Louis de Fontanieu en souriant.

Vous raisonnez, vous êtes jugé : vous ne serez jamais un joueur, dit M. de Montglat d'un ton de commisération véritable; mais, dans mes transports. Je l'avais oublié, vous êtes amoureux; c'est une ex- cuse, mauvaise sans doute, mais enfin c'en est une... A propos, ajouta-t-il en indiquantle mur, elle estlà I

De qui voulez-vous parler î

^ De Marguerite, parbleu l Une simple cloison vous sépare d'elle, et voici du papier Joseph, ajouta- t-il en montrant les billets de banque, qui vous en rapprocherait si une bonne partie de la distance n'é- tait déjà franchie. Voulez-vous que je frappe au mur pour lui parler vous ?

Vous n'y songez pas 1 D'Escoman n'est-il pas chez elle?

LA MARQUISE D*ESCOMAN 1/|7

N'avez-vous pas entendu qu'il allait remplir sa bourse ? Marguerite la Tide quelquefois; mais c'est la légitime épouse du beau Raoul qui toujours la remplit.

A ces mots, un nuage passa devant les yeux du jeune homme; ce n*était plus du dédain qu'il avait pour son or, c'était du dégoût.

Eh 1 eh ! reprit M. de Montglat, qui ne se las- sait pas, lui, de jouir du sien et par le regard et par le toucher, voici qu'il s'est glissé entre mes billets quelque chose qui ne devait pas entrer dans mon lot.

Quoi donc ?

Le fétiche de Marguerite, parbleu!

Déchirez-le ; vous ne supposez pas que je veuille accepter vingt-cinq louis en échange du bracelet que je lui ai offert?

Non pas; mais tout ce qui vient de ce qu'on aime est précieux; gardez-le donc... Attendez, il me semble qu'il y a quelque chose d'écrit sur ce papier que l'on a jeté devant vous avec tant d'indifférence.

M. de Montglat déplia la carte ; effectivement, les piqûres d'épingle n'étaient pas éparses au hasard; elles formaient des lettres très-distinctes, et les let- tres, ce seul mot : aimer.

Peste ! dit M. de Montglat, le poisson est* plus glouton que je n'avais supposé. Maintenant que vous le tenez, cher ami, il ne s'agit plus que de le mettre sur le plat.

De la fragilité de la vertu lorsque le diable s*en mêle.

H. de Hontglat se rapprocha de Louis de Fontanieu, qui était toujours à la fenêtre.

£h bien, lui répondit ce dernier, si miraculeuse que soit cette poche, je ne goûterai cependant pas du poisson.

Vous comptez peut-être sur moi pour le man- ger? Vous auriez tort» la bonne volonté seule rae reste, et, quoi qu'en aient dit les sages, elle ne suffit pas.

Puis, voyant Louis de Fontanieu qui serrait soi- gneusement la carte :

Ah çàl dites-moi donc alors, continua-t-il, pour- quoi vous traitez cet autographe en relique, monsieur le dédaigneux, si la chose vous est si. peu précieuse?

LA MARQUISE D*BSCOMAN U9

Ceci est une première lettre de change tirée sur le bon sens de M; d'Ëscoman ; encore une ou deux semblables, et je ne doute pas, qu'il n'y fasse hon- neur,

Ah I si vous parlez par énigmes, je vous fausse compagnie.

Louis de Fontanieu était enchanté de son succès ; ses rêves ne lui avaient point montré mieux que ce qui lui arrivait; il prenait goût à la réalité; sa tâche se simplifiait de telle façon, qu'il était honteux de conquérir aussi facilement une affection à laquelle il attachait un si grand prix. Le bonheur peut-être aussi, parallèlement avec le bonheur, les fumées du vin le rendaient expansif.

Vous êtes trop gracieux avec moi, chevalier, pour que je vous fasse mystère de mes intentions, dit-il; j'y suis d'autant moins disposé qu'elles cadrent avec les idées de sagesse que vous avez cherché à m'inculquer dans la soirée.

Morbleu I mon enfant, ne parlons pas de sagesse ici ; ce n'est pas le moment d'être ingrats envers la folie , qui nous a si bien réussi ce soir.

Louis de Fontanieu ne se laissa pas déconcerter par cette boutade.

Si j'ai paru songer à mademoiselle Marguerite, continua- t-il, c'est tout simplement parce que je vou- drais prouver à ce malheureux d'Ëscoman qu'il est la dupe d'une fille indigne de lui, qu'il lui sacrifie fol- lement la plus sainte el la plus adorable des femmes.

M. de Montglat fit un soubresaut ; il se frappa le

150 LA MARQUISE D*ESCÛMAN

front de la main , étendit les bras yers le ciel , comme un homme qui voit ses suppositions confondues et la réalité dépasser les limites du possible. Il allait ré- pondre, mais on les appela à plusieurs reprises ; ils quittèrent la fenêtre et rentrèrent dans le salon. Tou- tefois, la physionomie du vieux chevalier portait si profondément Timpression de stupeur , que chacun lui demanda ce qu*il avait.

Ne vous épouvantez pas, messieurs, répondit- il; M. deFonlanieu me faisait l'honneur de me com- muniquer une théorie sur les coups de deux qui a ex- cité en moi quelque surprise; depuis quelquelemps, je deviens fort impressionnable.

Dans la plupart des romans, les joueurs, tout en tripotant leurs cartes, ne laissent jamais échapper Toccasion de faire de l'esprit ; dans la réalité, le joueur n'a pas de temps à perdre à cela; le jeu est une ma- ladie essentiellement absorbante, comme le mal de mer.

Muets et sombres , les conviés de M. de Montglat avaient concentré toutes leurs facultés sur Tattaque et sur la riposte ; ce n'ét&it plus chez eux de la pas- sion, c'était de la fureur. On eût dit , à les voir , un de ces duels épiques si communs au seizième et au dix-septième siècle, une bande de gentilshommes en chargeait une autre. Seulement , le bruissement métallique des monnaies remplaçait le cliquetis des épées; les^termes techniques, les provocations fu- rieuses; quelque interjection arrachée par le dépit d'avoir perdu, le râle des mourants.

LA marquish: d'escoman 151

M. de MoDtglatseul faisait tache sur cet ensemble; il était calme, dédaigneux, froid, et cependant il perdait.

Contradiction bizarre et néamoins fréquente : cet homme , chez qui nous avons surpris des joies en- fantines devant le résultat de la première partie de la soirée , se montrait d'une indifférence superbe dans la mauvaise fortune. Il avançait ses masses avec le flegme d'un général éprouvé au feu des batailles ; il en contemplait la déroute avec la philoso])hie d'un stoïcien.

Bien mieux : son désastre ne le préoccupait pas assez pour lui faire oublier la confidence qu'il venait de recevoir ; lorsque le regard de Louis de Fontanieu croisait son regard , un imperceptible clignement d'yeux traduisait clairement à celui-ci l'opinion du vieux gentilhomme sur le don-quichottisme senti- mental de son jeune ami.

En moins d'une demi-heure , il eut éparpillé cet or, ces billets qui, quelques instants auparavant, lui avaient semblé une fortune.

11 se leva et prit son chapeau.

11 y .eut une exclamation générale de stupéfaction.

Ce n'est pas possible, MontglatI s'écria M. d'Ks- coman; vous ne songez pas à partir le premier?

Je pars les mains nettes ^ mon cher marquis, répliqua le chevalier en frappant sur les poches de son gilet.

Bahl vous savez bien que nous vous tiendrons tout ce que vous voudrez, fit le marquis, dont la

152 LA MARQUISE D'jSSCOMAN

bonne humeur avait reparu , car il avait recouvré une partie de sa perte.

J'aurais pu le croire , marquis , avant que vous eussiez eu la franchise de me dire le contraire.

Monglat, le coup d'épée de ce pauvre Guiscard n'a point calmé votre mauvaise humeur ; vous me gardez rancune de ma malencontreuse plaisanterie d'avant-hier; mais je ne le veux point : je vous fais des excuses catégoriques, publiques, authentiques ! Dieu me garde de me brouiller avec un homme qui m'a fait regagner un millier de louis perdus. Si vous êtes bien décidé à vous conduire en bourgeois, nous ne vous laisserons pas partir, du moins, avant d'avoir porté votre santé, ce qui sera le complément des ex- cuses que je vous ai déjà faites. Buvons, messieurs , à ce noble échantillon d'un autre âge, à cet héroïque représentant des viveurs d'autrefois , à M. le cheva- lier de Montglat I

Le toast fut accueilli avec enthousiasme.

Vous êtes infiniment trop bon, répliqua le che- valier ; si je baisse , si je m'en vais , ce qui me con- sole , c'est devoir que la tradition du bon temps ne sera pas perdue, que vous serez pour prêcher d'exemple les générations à venir, pour lutter contre le mauvais goût d'une époque qui fait du jeu une affaire, du vin une drogue , et des filles un prétexte à sentiment!... A celui qui régénérera tout cela, à d'Escoman I

Le marquis ne démêla point la nuance d'ironie qui perçait dans les paroles du chevalier; il parut

LA BfARQUISK D*KSCOMAN 155

tout fier de l'opinion avantageuse qu'exprimait sur lui ce connaisseur.

Louis de Fontanieu eût bien voulu accompagner M . de Montglat; il brûlait de connaître l'avis que celui- ci ne lui avait encore exprimé que par des gestes; le vieux gentilhomme lut ce désir dans ses yeux, il s'ap- procha de lui , et , se penchant sur son épaule :

A demain, lui dit-il à voix basse; mais promet- tez-moi de ne rien engager avant de m'avoir revu.

Mais quand vous reverrai-je ?

Ne viens-je pas de vous le dire ? Demain. Lorsque M. de Montglat eut fermé la porte , le

marquis d'Ëscoman fit signe au joueur qui tenait les cartes d'attendre quelques instants avant de repren- dre la partie.

Croyez-vous à son prétexte? s'écria-t-il. Allons donc I s'il quitte le jeu , c'est qu'il a mieux à faire. Tenez , je soupçonne quelque galant rendez-vous aVec la dame du logis , la séduisante madame Ber- trand I Écoutez plutôt , je gage que nous n'enten- drons point fermer la porte de la rue.

On fit silence , et , effectivement , un temps con- sidérable se passa sans qu'aucun bruit montât au second étage , se trouvaient les convives.

La supposition du marquis prenait tout le caractère d'une vérité.

Les propositions les plus excentriques se produi- sirent à petit bruit : l'un voulait surprendre M. de Montglat, l'autre parlait d'avertir M. Bertrand ; mais il en était de ces résolutions comme de celles des rats

154 LA MARQUISE D*ESCO!iïAN

de la fable ; TaTenture de M. de Guiscard prêtait au vieux gentilhomme un peu delà physionomie de Rodilard.

Insensiblement , le jeu l'emporta sur la curiosité ; les cartes recommencèrent de tomber en cadence sur le tapis.

Chut I fit tout à coup Tun des plus jeunes assis- tants; d'Escoman a raison , je viens d'entendre sur Tescalier le craquement d'un brodequin et le froufrou d'une robe.

D'un mouvement spontané, cinq ou six jeunes gens se levèrent et se précipitèrent sur le palier ; mais il était trop tard , la porte de la rue roula sur ses gonds et se referma à petit bruit.

L'obscurité était si profonde » les édiles dunois ap- portaient une si grande économie dans l'éclairage pu- blic , que , de la fenêtre ils s'étaieat penchés , d'autres ne purent apercevoir qu'une ombre qui s'en- fonçait dans la nuit , sans pouvoir distinguer si elle était masculine ou féminine , si elle était double ou unique.

A défaut de procédés plus malveillants, on n'épar- gna point les brocards au chevalier absent ; puis , comme ces entr'actes successifs avaient laissé à la fa- tigue le temps d'exercer son action, on parla de se retirer.

Avant de quitter la maison Bertrand , M. d'Esco- man frappa légèrement à la porte de Marguerite , si- tuée au même étage que le salon l'on avait soupe.

LA MARQUISE d'eSGOMAN 155

La clef était sur la serrure ; mais on ne répondit pas de l'intérieur de la chambre.

Elle dort , dit M. d'Escoman en rejoignant ses amis.

Louis de Fontanieu accompagna ce dernier jusqu'à rhôtel d'Escoman ; le marquis rentra, et le jeune homme demeura seul dans la rue.

Quelque peu habitué qu'il fût aux veilles, les émo- tions delà journée, celles de la soirée avaient allumé son sang, surexcité son cerveau ; la fièvre, qui lui prêtait des forces physiques, décuplait l'énergie de ses sentiments ; il allait et venait de long en large, pas- sant et repassant devant les grands murs sombres derrière lesquels se tenait la marquise, et, sous l'em* pire de l'effervescence qu'il éprouvait, son amour et ses pensées se transformaient peu à peu.

En voyant une lumière, celle qui sans doute éclai- rait M. d'Escoman, étinceler successivement à toutes les fenêtres de la maison, il ressentit les premières atteintes de la jalousie.

cette lumière allait-elle s'arrêter?

Celui qui la portait n'avait-il pas le droit de péné- trer jusqu'à cette alcôve qui' en ce moment avait pour Louis de Fontanieu la sainteté d'un tabernacle ?

Son imagination lui montra alors brutalement, sans voile et sans rideaux, un tableau qui le fit frémir de rage et blêmir d'envie.

L'amour de M. d'Escoman pour Marguerite était le seul rempart qui défendtt son idole d'une profana- tion : était-ce à lui de le briser?

156 LA MARQUISE D*ESCOMAN

Dès rinslant une pensée égoïste entra dans son âme, sa passion se dégagea nette, violente, des va- peurs de ridéal dans lesquelles, jusque-là, il s'était plu à la voir flotter.

Le sang lui monta au cerveau et lui donna des éblouissements ; ses artères battaient avec tant de force, qu'il suffoquait. '

Il allait fuir ce voisinage qui mettait un trouble si terrible dans ses idées ; il jetait un dernier regard sur cette maison, lorsqu'il entendit une voix de femme lui dire :

J'ai à vous parler, monsieur.

Sous l'impression qu'il subissait en ce moment^ n'ayant pas une seconde à donner à la réflexion, pour Louis de Fontanieu, cette femme ne pouvait être que la marquise; il se sentit près de défaillir; il s'appuya convulsivement au bras qui reposait sur sa poitrine.

La dame fit un mouvement pour s'éloigner, et, la vivacité de son geste dérangeant le capuchon d'une mante qui lui enveloppait la tête, le jeune homme, au lieu de la femme, reconnut la maîtresse de M. d'Ës- coman.

Marguerite! ici, à cette heure! s'écria-t-il.

Sans doute, répondit celle-ci; je tenais à vous voir ce soir même. Vous recevoir eliez moi était im- praticable; j'ignorais vous demeurez; j'ai pris le parti de vous suivre.

Pourrais-je savoir, mademoiselle, ce qui me vaut tant d'honneur? dit Louis de Fontanieu de la voix la plus calme qu'il put trouver.

LA MARQUISE D'eSCOMAN 1(^7

C'est moî, lépondit Mai^uerite, c'est moi, mon* sieur, qui vous demaDderai ce qui a pu me mériter votre haine?

De la haine! moi, mademoiselle? dit Louis de Fontanieu embarrassé par la brusquerie de la repartie.

Je vais vous donner Teiemple de la franchise. J'étais à la fenêtre voisine de celle vous causiez avec M. de Monglat; j'ai tout entendu : vous voulez me séparer de H. d'Ëscoman.

Non, mademoiselle , je veux faire ce que lout honnête homme ferait à ma place: je veux rappro- cher M. d'Ëscoman de sa femme.

Quel que soit le but que l'on se propose, mon- sieur, c'est être lâche que de voler l'amour d'une femme pour le vendre.

Le vendre ?

Oui, monsieur, le vendre!.,. Vous ne persua- derez pas au monde que la singulière preuve d'inté- rêt que vous voulez donner à une personne qui ne vous touche ni de près ni de loin, que vous ne con- naissiez pas hier peut-être, ne soit le résultat d'un marché au moins tacite... Tenez, jurez-moi que votre affection pour la marquise n'a jamais été au delà d'une amilié pure, de celle qu'un homme de votre âge- peut avoir pour une femme de son âge, et, vic- time ou non de votre caprice, de votre passion, je seconde vos désirs, et je quitte moi-même M. d'Ës- coman.

Louis de Fontanieu resta muet ; son cœilr, qui pal- pitait encore sous l'impression des pensées sensuelles

158 LA MARQUISE D*ESCOMAN

qui rayaient bouleversé^ ne put trouverun mensonge.

Ah! mon Dieu ! mon Dieul s'écria Marguerite en joignant les mains, c'est le cœur gangrené d'a- dultère que les hommes flétrissent et condamnent l'adultère!

Alors elle éclata en sanglots.

Ses larmes touchèrent plus vivement Louis de Fon- tanieu que ne l'eussent fait ses reproches. Une femme qui pleure se tranfigure. 11 prit dans ses mains les mains moites et brûlantes de la jeune Dunoise, et ses paroles devinrent plus douces, ses manières moins acerbes.

Voyons, mademoiselle, dit-il, calmez-vous... Vous supposez à ma compassion pour M"«d'Escoman une raison d'être complètement éloignée de la vérité* J'ai été touché,' je vous l'avoue, en voyant cette femme jeune, riche, noble, belle, cette femme que Dieu avait comblée de ses dons, passer sa vie dans les larmes, dans l'abandon. Vous étiez l'obstacle qui la séparait de son mari; je ne vous connaissais pas; j'ai essayé de supprimer l'obstacle, rien de moins, rien de plus, je vous le jure. Sans doute, je me suis trompé sur le choix des moyens; sans doute, mieux eût valu que j'allasse vous trouver pour vous montrer ce qui se passe, ce que vous ignorez, j'en suis sûr, et, devant tant de souffrances injustes, vous eussiez certaine- ment partagé ma pitié.

Marguerite,, qui jusqu'alors était restée debout de- vant le jeune homme, s'assit sur une des bornes de l'hôtel et cacha son visage entre ses mains ; puis,

LA MARQUISE D'eSCOMAN 159

après un instant de sQence, elle reprit d'une voix sourde et altérée:

Que toute votre compassion soit pour elle, rien de plus juste ; elle est riche, elle est noble; ses souf- frances sont imméritées, vous l'avez dit ; et cepen- dant, croyez-vous que, pour être pauvre etplébéienne, mon histoire soit moins lamentable que la sienne ? peusez-vous que, pour être chair à plaisir, comme vous dites, nous n'ayons pas une fibre qui saigne et se contracte ? Cette<histoire, il me prend la fantaisie de vous la raconter. Mais, bah ! pourquoi vous la dirais-je? n'est-elle pas celle de tous les enfants de ma condition depuis que le monde est monde ? On a quinze ans, un cœur honnête ; un ouvrier égale- ment honnête est votre prétendu; mais il y a quinze ans aussi que la misère, cette grande entremetteuse, ronge peu à peu ce qu'il y av^ait de saints préjugés dans le cœur de votre mère. C'est bien fort, c'est bien puissant, un cœur de mère, et cependant comme la rouille fait de l'acier, la misère en vient à bout. Pauvre mèrel... Savez- vous que, malgré tout ce que ma raison me dit, mon cœur l'absout? les angoisses de son passé lui faisaient peur moi; elle se disait : a Ma petite Marguerite! elle est innocente et gaie; elle aime les fleurs et les chansons, les longues jour- nées passées loin de l'atelier à poursuivre les papil- lons le long de la haie d'aubépine; le fardeau de l'fn- digence, que j'ai si vaillamment porté, sera trop lourd pour elle; elle succombera, et je ne veux pour- tant pas qu'elle meure , car c'est ma fille I » Au mo-

160 LA MARQUISE D*ESœMAN

ment elle se disait cela, un liomme est venu; il était jeune et bien plus séduisant que le pauvre ou- vrier; il répandait Ter à pleines mains ; il parlait d'a- mour, de bonheur étemel; il promettait la richesse... N'avez-vous donc jamais désiré de voyager dans le pays des fées? Les joies des riches, ce sont nos contes de fée, à nous. La mère croit contier sa fille à l'un ' de ces généreux et brillants génies; elle se tait; elle détourne les yeux, et tout est dit... Une mère, c'est le bon ange d'une pauvre fille; que peut l'enfant si son bon ange l'abandonne ? Voilà, monsieur, voilà com- ment se font la plupart de celles que vous nommez des femmes perdues. Pensez-vous donc qu'elles aussi, elles n'aient pas le droit de maudire et la fatalité et le monde? Pour que vous croyiez que leurs yeux pleurent et que leurs cœurs saignent, faut-il vous ra- conter ce qui se passe en elles lorsqu'elles découvrent le mensonge dont on dore leur abjection et le mé« pris que l'amour lui-même ne parvient jamais à dé- guiser? faut-il nombrer leurs regrets, leurs remords, leurs angoisses lorsqu'on vient leur dire, comme vous le faites aujourd'hui: « De quel droit ce satin sur votre poitrine, ce velours sur vos épaules et ces fleurs dans vos cheveux? » De tout ce qu'on vous a pris, on ne vous rendra que le ruisseau dans lequel vous êtes née; .mais place à la femme noble, à la femme riche, qui seule a droit à l'amour, au bon- heur que Ton vous a vainement promis! gloire à celle qui a vaincu sans avoir eu besoin de combattre, sans avoir eu occasion de lutter.

LA MARQUISE D*ESC01fAN 161

Marguerite avait exprimé tout cela avec une éner- gique conviction qui lui prêtait presque de l'élo- quence et qui contribua autant que ses larmes à la relever dans l'opinion de Louis de Fontanieu.

11 y a du vrai dans ce que vous dites, mon en- fant, répliqua-t-il; vous reprenez, contre la société, contre les vices des hommes, une thèse que, depuis qu'est constituée celte société, quelques généreux ' esprits soutiennent sans succès, et dont on n'a jamais déduit que cette conclusion , aussi navrante que la thèse elle-même, à savoir, que l'humanité était éter- nellement condamnée à souffrir. Vous pleurez au coin de cet hôtel, et, à quelques pieds de vous, sous ces rideaux de dentelle et de soie , une autre femme pleure aussi; mais, croyez-le bien, celle qui est là, ajouta Louis de Fontanieu en étendant la main vers les grandes fenêtres silencieuses et sombres, celle qui est là, quelques griefs qu'elle ait contre vous, étancherait vos larmes si cela était en son pouvoir. Vous m'avez démontré que, comme elle, vous étiez une victime des travers de notre organisation sociale ; il faut prouver maintenant que vous avez droit à la sympathie, au respect Louis de Fontanieu appuya sur ce mot en l'égalant par la noblesse des senti- ments. La conscience d'une bonne action adoucira ce que le sacrifice aura de douloureux, et l'amour du marquis...

Je n'aime plus M. d'Escoman, interrompit Marguerite.

Elle prononça cette phrase d'une voix nette et vi-

162 MARQUISE d'ESCOMAN

branle, et ses yeui, fixés sur les yeux du jeune homme, élincelèrent dans l'ombre.

Quand bien mêmeVaccenl delà jeune femme n'eût pas exprimé ce qu'elle voulait sous-en tendre, après ce qui s'était passé dans la soirée, ces mots étaient significatifs.

L'aveu spontané delà femme excite, chez l'homme qui le reçoit, ou un suprême dégoût, ou bien un in- vincible désir.

Quand la coupe est pleine, que ce soit une goutte de nectar ou une goutte d'eau qui y tombe, le vase déborde.

Mais, répondit Louis de Fontanieu en balbutiant comme si une force toute-puissante arrachait de ses lèvres des paroles que son cœur eût voulu retenir, mais qui donc aimez-vous, Marguerite?

Ah I que faut-il donc faire pour qu'il le com- prenne, mon Dieul s'écria la jeune femme avec une passion emportée et en se renversant sur l'épaule du jeune homme, qui,- enivré, hors de lui, la reçut dans ses bras et dont les lèvres touchèrent ses lèvres.

En ce moment même une fenêtre s'ouvrit à grand bruit au-dessus des deux jeunes gens.

Marguerite poussa un cri et s'enfuit.

Louis de Fontanieu suivit à grands pas.

Quelques instants après M. d'Escoman sortit de l'hôtel.

Sans avoir rien entendu de Ja conversation de Marguerite, il avait, dans le cri échappé à celle-ci,

LA MARQUISE D*ESCOMAN 163

reconnu la voix de sa maîtresse , et il allait chez M. Bertrand pour éclaircir ses doutes.

Il ne trouva point Marguerite dans son apparte- ment; il rentra à son hôtel, se recoucha, mais ne dormit point ; ce qui prouvait que le chevalier de Monglat ne se trompait point en prétendant que le beau marquis avait encore des préjugés bourgeois.

XI

Ce qu'il j a sois l'ècoree.

Les écrivains de notre époque ont très-savamment disséqué le cœur humain ; ils ont numéroté les cases d*où devaient sortir chacune des pensées, chacun des actes des personnages qu'ils faisaient agir.

Dans leur très -remarquable analyse, peut-être n'ont-ils pas sufGsamment tenu compte de la confu- sion de sentiments dont le coeur est très-souvent le théâtre et qui constitue des contradictions appa- rentes entre les causes morales et les faits matériels.

Ce que nous allons avancer semblera probable- ment un monstrueux paradoxe ; mais, après la trahi- son d'une femme, de tous les hommes, l'égoïste est celui qui souffre le plus.

L'abnégation parfaite est un mensonge; l'égoïste a

LA MARQUISE d'eSCOMAN 165

donc pour lui-même une dose de tendresse plus con- sidérable que jamais âme humaine n'en porta à au- trui ; frappé dans son idolâtrie individuelle, son cœur doit être plus cruellement blessé que le cœur qui a disséminé ses affections.

La générosité peut tempérer la douleur; que d'hommes aimants ont dit sincèrement ces roots dans leurs larmes: a Qu'elle soit heureuse ! » ils peuvent tout, excepter ne pas aimer. Rien ne relève, rien ne console l'égoïste; il ne sait que des malédictions, et c'est du plomb fondu qu'il verse sur ses plaies.

L'égoïsme a l'amour-propre pour essence ; dans les liaisons de l'égoïste, l'amour-propre joue le premier rôle ; les autres sentiments ne sont que ses comparses ; le premier acteur étant sifflé, la chute est accablante.

Ce ne fut donc pas parce qu'il aimait Mai^uerite Gélis que M. d'Ëscoman ne dormit pas quand il eut conçu des doutes sur la fidélité de sa mattressc ; il ne dormit pas parce qu'il y tenait, mot nouveau, qui, des chevaux et des choses, est aujourd'hui passé aui femmes.

On tient à une femme, si l'on est ambitieux, parce qu'elle possède un crédit exploitable ; si l'on est fas- tueux, parce que sa réputation d'élégance est telle, que le fait d'être sou amant équivaut à la possession d'une meute ou d'un attelage à quatre chevaux, et que cela vous pose; si l'on est niais, on y tient parce que quelques centaines d'hommes très-connus y ont tenu avant vous ; l'avare tient à sa maîtresse parce qu'elle lui coûte peu d'argent; mais la plupart des

166 Lfi MARQUISE D^ESGOMAN

hommes^ au contraire, tiennent aux leurs parce qu*ils en ont dépensé beaucoup pour eltes. Il est un dicton de jeu qui caractérise parfaitement cette situation. On dit d'un joueur qui cherche à rattraper les sommes considérables qu'il a perdues, le plus souvent au moyen de cette fabuleuse combinaison que l'on ap- pelle la martingaky combinaison qui consiste à avan-. cer une masse représentant toutes les pertes plus une unité : a 11 court après son argent. » La martingale est en grande faveur dans les amours interlopes. On double le chiffre avant de se résigner à l'envisager de sang-froid ; on décuplerait le total avant de se ré- signer à l'enregistrer humblement à l'article profits et pertes; il y a même vingt raisonnements très-con- cluants pour se prouver à soi-même que la spécula- tion est des meilleures. Nous en épargnons Ténumé- ration à nos lecteurs.

Si nous nous sommes étendu sur cette tendresse -spéculative, c'est que M. d'Escoman était de la caté- gorie des gens qui la pratiquent. 11 avait, lui, deux raisons pour envisager les choses de cette façon : Marguerite lui coûtait à la fois beaucoup de temps et beaucoup d'argent.

C'était son œuvre, sa création; comme nous avons entendu la jeune marquise le raconter à Louis de Fontanieu, Marguerite était une enfant du peuple* dont l'esprit était aussi inculte que la chevelure, dont la naïveté, pour les délicats, était de la grossièreté. M. d'Escoman Savait façonnée, pratiquée, pétrie à sa guise; il lui avait inculqué une à une toutes les tra-

LA MARQtJISE D*ESCOMAN 167

ditioDS de Télégance et du savoir-vivre ; il lui avait appris à la fois les règles du lansquenet et la manière de manger son potage, la façon de chanter des gau- drioles et de placer convenablement sa jarretière; Tart de mettre des gants lui avait coûté seul près d'un mois de leçons. Son esprit fertile s'était singulièrement complu dans l'enseignement de ces futilités et l'avait attaché^d'autant à son écolière. Alors, heureux de l'en voir profiter avec la merveilleuse facilité qu'ont les femmes de s'assimiler les façons et le langage des personnes qu'elles fréquentent , il avait paré son jou- jou avec tout le laisser-aller dont il était susceptible ; il avait placé sur sa tête, en robes, en bijoux, en den- telles, un capital dont le revenu eût suffi pour faire vivre une honnête famille.

11 n'y avait pas que ces motifs intéressés qui ren- dissent Marguerite chère au marquis d'Escoman.

Si elle amusait son désœuvrement, si elle flattait son orgueil, si elle représentait une grosse somme, en outre, le gentilhomme usé avant l'âge s'accommodait volontiers au sensualisme puissant de cette beauté plébéienne.

Enfin, une dernière raison dominait toutes les autres.

Qu'allait dire le monde, qu'allait dire le club, qu'al- lait dire Montglat, lorsqu'on apprendrait que le beau marquis d'Escoman, la fleur des pois du Dunois, ce- lui qui avait prétendu en régénérer la capitale, avait été joué, bernéi bafoué par une pauvre petite gri- sette de la veille ?

168 LA IIARQUISE d'eSCOMÂN

11 avait eu quelques soupirs de regret en songeant à ce que, probablement, il perdait ; lorsqu'il pensa à ce qui l'attendait, il éprouva de véritables transports de rage. Puis, après l'explosion de cette première fu- reur, il eut des larmes amères, qui prouvaient que cette rosée de douleur n'a pas toujours savourée dans le cœur de Thomme.

11 était pâle ; ses lèvres se contractaient, % physio- nomie s'altérait et reprenait le caractère qu'elle avait la veille au soir, sous l'impression de ses pertes au jeu.

Il chercha autour de lui quel pouvait être l'homme qui lui avait enlevé Marguerite, ou pour lequel Mar- guerite l'avait trompé; il passa en revue toutes ses connaissances, tous ses amis ; ses soupçons s'arrêtè- rent sur Louis de Fontanieu moins que sur tout autre ; il finit par supposer un caprice vulgaire pour quelque acteur ou pour quelque sous-officier de la garnison.

Cette idée était un puissant auxiliaire pour chasser le souvenir de cette fille ; s'il en était ainsi, valait-elle un regret? Après tout, il y avait si peu de ressources dans sa conversation I c'était une belle statue, rien de plus; cette liaison se faisait vieille; M. d'Ëscoman aurait profité, pour en changer, de l'époque il re- nouvelait son écurie, ce qui ne pouvait manquer de lui mériter l'admiration des sociétaires du club, s'il parvenait aies convaincre qu'ill'avait voulu ainsi. Mais il avait beau s'exagérer les défauts de sa mat- tresse, une voix intime dominait la sienne, et celle-là exagérait les avantages. Pour ne pas l'entendre, il essayait de se réfugier dans cette somnolence volon-

LA MARQUISE D*ESCOMAN 169

taire rhomme résout le dilemme d'Hamlet : a Être ou n'êlre pas , » il reste comme suspendu entre le ciel et la terre ; ses pensées sont tellement con- fuses, qu'il perd la conscience de ses facultés. Alors il entendait un glas funèbre qui commençait par être le tintement monotone d'une cloche ; peu à peu ce bruit vague se définissait, se faisait voix, et, syllabe par syllabe, il épelait, il répétait le nom de Margue- rite avec toutes les expressions que l'amoureuse ivresse avait pu inspirer à son amant, qui, en même temps, voyait se dessiner devant ses yeux, multiples mais précises, les scènes du passé ce nom avait été prononcé.

Ce cauchemar l'exaspérait ; il se réveillait, et alors il accusait Marguerite d'ingratitude, il lui reprochait les bienfaits dont il l'avait comblée, et, dans ces bien- faits, il ne manquait pas de placer au premier rang la séduction dont la jeune femme avait été la victime; puis des idées de vengeance traversaient aussi son cerveau.

Ce furent elles qui le rappelèrent au rôle qu'il avait à jouer dans le monde ; il réfléchit qu'en se vengeant, il doublerait le ridicule de sa position ; il comprit que son honneur était engagé à paraître parfaitement indifférent à la perte qu'il venait de faire de M^i® Mar- guerite, et à faire supposer, ainsi que déjà il en avait eu ridée, que c'était lui-même qui avait provoqué une rupture avec une maîtresse dont il était las.

Cette préoccupation lui donna un peu de la force d'âme qui lui manquait; grâce à la terreur du ridi-

10

170 MARQUISE d'eSGOMAN

cule, il put déguiser son chagrin et dompter sa colère.

11 importait qu'il fût le premier à répandre la nou- velle ; il s*habilla et sortit.

La plupart de ses amis devaient dormir, mais, par- mi les invités du souper de la veflle, se trouvaient deux lieutenants de dragons alors détachés à Châ- teaudun, et ceux-là avaient le droit d'être de service au quartier pour oublier leurs fatigues de la nuit.

M. d'Escoman alla flâner de leur côté ; ils l'aper- çurent et l'abordèrent. On causa ; puis, par une transi- tion d'autant plus heureuse qu'elle était moins moti- vée, M. d'Escoman leur annonça négligemment qu'il avait donné congé à sa maltresse; il ajouta quC; si le cœur leur en disait, il serait trop heureux de les se- conder dans leurs vues.

Suivait un éloge dédaigneusement superbe et pas- sablement décolleté des qualités de Marguerite.

M. d'Escoman savait qu'il fournissait le texte de la conversation du déjeuner de ces messieurs; que, cette conversation devant avoir lieu au café, à haute voix, aurait tant d'auditeurs, qu'il était probable que son résumé deviendrait le boute-selle par lequel on éveillerait les'dormeurs pour l'opinion desquels il se donnait tout ce mal.

11 rentra chez lui, et, ayant déposé le masque dont il n'avait plus besoin, il se montra plus maussade pour Emma que jamais il ne l'avait été. Il était trop juste qu'il rendît sa femme solidaire des fautes de la rivale qu'il lui avait donnée.

A son heure habituelle, il alla au club; Tassistance

LA MARQUJSE d'eSCOMAN 171

était nombreuse, mais non pas disséminée comme elle rétait d'ordinaire. Tous les membres présents faisaient cercle autour d'une table de jeu deux jeunes gens échangeaient des cartes.

A rarrivée de M. d'Escoman, il y eut un murmure général de satisfaction.

Celui-ci rassembla ses forces; il sentait que c'était que la lutte devait être décisive; il le sentait d'au- tant mieux que la première figure qu'il avait aperçue en entrant avait été celle du chevalier de Montglat, dont les yeux pétillaient de malice et dont les lèvres déguisaient mal un joyeux sourire.

Vous n'auriez su arriver plus à propos, mon cher d'Escoman; nous n'aurons pas la peine de finir la sotte partie dans laquelle ce diable de Mont-, glat nous a engagés, dit un des deux joueurs dont la physionomie exprimait une certaine inquiétude de- puis l'arrivée de M. d'Escoman.

Depuis quand donc ma présence a-t-elle en- travé ou arrêté vos plaisirs? Vous faut-il un parte- naire? me voici.

Quand je vous disais que d'Escoman trouverait l'idée parfaite! s'écria M. de Montglat.

Attendez donc qu'il la connaisse , votre idée, Montglat, pour vous applaudir aussi bruyamment, re- prit le premier interlocuteur. Figurez-vous, mon cher marquis, que l'on a répandu dans la ville le bruit de votre rupture avec M^^® Marguerite; nous ne voulions pas y croire.

—Merci de l'opinion que vous aviez de moi, repli-

172 LA MARQUISE D*BSC01IAN

qua M. d'Escoman avec une ironie calculée; mais pourquoi ne quitterais-je pas Marguerite? n'est-ce pas le dénouaient bien simple, bien naturel et bien lo- gique d'une liaison deeetteespëceînjavait trois ans que la nôtre durait ; cela devenait presqu'un mariage, fi donc ! Seulement, comme j'ai horreur de tout ce qui sent le ménage, et particulièrement des larmes, des cris et des grincements de dents, j'ai brusqué la séparation.

Elle a pleuré, la pauvre enfant, dit M. de Mont- glat d'un ton de commisération hypocrite.

Bravo ! reprit le joueur, dont la figure s'était très-sensiblement épanouie; alors nous pouvons con- tinuer noire partie. Donnez-moi des cartes, s'il vous platt , mon cher.

Quel rapport peut-il y avoir entre mes affaires avec Marguerite et votre partie?

Un très-grand ! Sacliant tous deux la belle libre, nous avions envie de nous mettre sur les rangs pour lui plaire. Votre succession, mon cher marquis, n'est point de celles qu'on accepte sous bénéfice d'inven- taire ; alors Monglat nous a conseillé, au lieu de nous couper un peu la gorge, ce à quoi, pour être francs, nous n'étions pas trop disposés, de jouer Marguerite en sept fiches de l'impériale.

L'entraînement d'une lutte, soit morale, soit phy- sique, double la force de celui qui l'engage; cepen- dant M. d'Ëscoman ne put s'empêcher de pâlir.

—Ne trouvez-vous pas que j'ai raison, et que mon idée est charmante? fit le clievalier.

LA MARQUISE D*ESCOMAN 173

Je trouve, répondit M. d'Escoman, dont la voix était légèrement émue, je trouve cette réminiscence de la Régence d'un goût fort contestable. Avant de mêler vos cartes, il eût fallu vous assurer du consen« tement de Marguerite. Qui vous dit qu'elle n'a point nommé un titulaire au poste vous aspirezl Je vous avoue que je trouve cette supposition très-probable; les places fortes n*aiment point à demeurer sansgar* nison.

M.'deMonlglat se rangea humblement à l'avis de M. d'Ëscoman. Il insinua que nul, mieux que ce der- nier, en raison de la sollicitude paternelle qu'il de- vait conserver pour son ancienne maîtresse, n'était apte à sonder ses sentiments, à lui présenter cette délicate proposition.

Le vieux gentilhomme parla avec assez d'adresse pour qu'il fût difficile au marquis de se refuser à une démarche qui lui était présentée comme la preuve suprême et décisive de sa parfaite indifférence à l'endroit de Marguerite.

Ce n'était pas sans une intention très-précise que M. de Montglat s'attachait avec tant d'opiniâtreté à ménager entre les deux amants une entrevue si pro- chaine ; il lisait à livre ouvert dans le cœur de M. d'Ës- coman. Pas un mouvement de la physionomie de celui-ci, pas un jeu des muscles de son visage n'était perdu pour le vieil observateur; il pressentait le vide immense que la perte de sa maîtresse avait fait dans l'âme et surtout dans les habitudes du viveur; il comp- tait sur sa faiblesse pour remplir ce vide, aux dépens

10.

17& LA MARQUISE D*ESCOMAN

de cette réputation de roué accompli, à laquelle M. d'Escoman attachait tant d'importance.

La rancune qu'il conservait contre le marquis de- vait être satisfaite, s'il l'humiliait à son tour, s'il montrait à tous que cette prétendue statue de bronze avait des pieds d'argile.

Si M. d'Escoman fut si facile à convaincre, c'est que ses secrets sentiments lui faisaient ardemment souhaiter ce que proposait le chevalier.

Revoir Marguerite était, depuis le matin, quoi qu'il fit, sa préoccupation la plus constante; il prétendait, il s'assurait à lui-même qu'il ne désirait se retrouver auprès d'elle que pour l'accabler de ses dédains, que pour la revoir à ses pieds, humble, repentante, im- plorant son pardon.

Mais, en réalité, comme tous les esclaves dont la volonté n'a pas brisé les chaînes, il était disposé à voir ressouder les anneaux de la sienne.

XI

tout le monde compte sans son liôte.

Louis de Fontanieu habitait un petit appartement au rez-de-chausséè de la sous-préfecture ; cet appar- tement avait une porte particulière par laquelle le jeune homme entrait et sortait à son gré.

Vers les six heures du matin, cette porte avait été ouverte avec les minutieuses précautions que prend une personne qui ne veut pas être entendue ; une tête de femme s'était montrée au dehors ; cette femme avait attendu le moment la sentinelle qui se pro- menait devant Thôtel tournait le dos, pour s'élancer dans la rue, et elle avait disparu dans le crépuscule.

Sa démarche était vive et légère ; elle respirait à pleine poitrine Tair frais du matin ; sa physionomie semblait animée et joyeuse.

176 LA MARQUISE D*ESCOMAN

Peut-être le don libre et spontané qu'elle venait de faire de sa personne avait-il rafraîchi celte âme qui n'avait pas encore eu le temps de se dessécher complè- tement au souffle de la corruption.

Sans doute, son penchant pour Louis deFontanieu n'avait été qu'un de ces violents caprices particuliers aux femmes qui n'ont point appris à asservir leurs désirs aux lois delà pudeur, leurs passions aux règles du devoir; mais ce caprice avait tenu beaucoup plus qu'il n'avait promis.

Louis de Fonlanieu était le premier homme vrai- ment jeune que Marguerite eût connu. Le cœur, les sens de M. d'Escoman et de ses amis portaient fard et perruque. Cette exubérance de sève, cette fraî- cheur des sentiments, cette naïveté dans la recon- naissance qui caractérise l'homme à vingt ans, avaient été pour elle une initiation. Elle avait découvert que le petit bonhomme vieillot, maniaque et prétentieux dont on l'avait amusé jusqu'alors n'était qu'une gro- tesque contrefaçon de l'amour. Elle avait éié saisie d'enthousiasme lorsque, les oripeaux qui la dégui- saient tombant un à un, elle avait découvert l'idole radieuse et superbe de la volupté.

Subitement, sa fantaisie devint passion lorsque s'ouvrirent ainsi devant elle des horizons jusqu'alors inconnus.

Son bonheur tenait de l'ivresse; sa poitrine était devenue trop étroite pour son cœur; quoique l'air fût vif et piquant, elle écartait son voile afin que la brise du matin rafraîchit son front, et elle mar-

LA MARQUISE d'eSCOMAN 177

chait à grands pas. Il lui sembla qu'elle ne pourrait respirer dans Télroile cljambre de la maison Ber- trand ; elle sortit de la ville, prit un sentier qui la conduisait dans la plaine, et, quand elle fut au milieu des champs , elle s'assit au revers d'un fossé , et, comme aux jours de sa jeunesse, elle se mit h deman- der aux pâquerettes si celui auquel elle pensait l'ai- mait passionnément.

Il y a toujours un côté pastoral ou mystique dans les amours de la courtisane, quand ces amours ne sont point des calculs de bourse ou de vanité.

C'était l'heure la campagne s'ouvre au bruit ; l'alouette chantait dans les airs, la perdrix gloussait dans les sillons ; les clochettes des troupeaux reten- tissaient dans le lointain, à mesure que le soleil se dégageait du rideau de vapeurs qui cachait la vallée. La route se peuplait; c'étaient des paysans conduisant leurs grains ou leurs légumes au marché, des pâtres ou des laboureurs qui traversaient le chemin pour se rendre à leur ouvrage, puis des laitières beauceronnes avec leurs mantes zébrées de noir et de blanc et leur pot au lait de fer-blanc sur la tête.

Tous s'arrêtaient pour considérer avec élonnement cette jeune femme vêtue de soie et de velours, assise sur la terre nue, à cette heure matinale.

Leur curiosité fatigua Mai^uerite, qui regagna sa demeure.

Elle trouva l'hôte du Soleil d'or qui l'attendait sur la porte.

En sa qualité d'ami des bonnes mœurs, M. Ber-

178 LA HARQUISK d'eSGOMAN

trand était fort mécontent de sa pensionnaire. Il avait deviné des premiers que M. d'Escoman rompait avec Marguerite ; il était monté à la chambre de la jeune fille pour lui demander ce qu'il y avait de vrai dans le bruit qui courait ; ne la trouvant pas chez elle, il con- clut que cette escapade nocturne était la cause de la rupture qui l'inquiétait, et en conçut une profonde indignation contre sa locataire.

M. Bertrand raconta à Marguerite ce que disait la voix publique et lui déclara que, n'ayant plus l'hon- neur d'appartenir à M. le marquis d'Escoman , elle devait s'occuper de chercher un gtte ailleurs qu'à l'hôtel du Soleil (Por.

Marguerite rit très-irrévérencieusement au net de M. Bertrand; elle n'avait point pensé qu'il en 'pût être autrement qu'il ne disait. Déjà, dans son recueil- lement de tout à l'heure, elle s'était interrogée; elle voulait savoir si elle pouvait mentir; mais, lorsque son cœur prononçait le nom de Louis de Fontanieu, elle avait senti que ses joues s'enflammaient, que ses narines se dilataient comme se dilatent les naseaux de la lionne qui entend dans le lointain le rugisse- ment de son lion, et elle avait compris que toute feinte, toute composition était impossible.

Que'lui importaient donc et les bienfaits de M. d'Es- coman et l'estime de M. Bertrand? Il y avait mieux : elle éprouvait une certaine satisfaction à ce que bruit de ses nouvelles amours fût public ; elle était trop fière de son bonheur pour ne pas le croire digne d'envie.

lA MARQUISE D*ESCOMAN 170

Elle monta chez elle en chantant comme la fau- vette lorsqu'un rayon de soleil vient dorer les bar- reaux de la cage on la tient enfermée ; seulement elle eut soin d'ouvrir sa fenêtre, et, de temps en temps, en pliant une robe, en enveloppant un bijou, elle se penchait en dehors, elle regardait anxieuse- ment dans la rue.

11 n'y avait que quelques heures qu'elle avait quitté Louis de Fontanieu, et déjà elle trouvait bien long le temps de la séparation. Elle allait et venait dans sa chambre avec une agitation fébrile ; ses stations à la fenêtre devenaient de plus en plus fréquentes; elle légitimait l'impatience de ses désirs par de spécieux prétextes. Ne fallait-il pas qu'il fût là, celui auquel elle appattenait désormais, pour décider elle de- vait aller chercher un gtte ?

Elle mit la lenteur de son nouvel amant sur le compte de la discrétion , se plaça à sa table et lui écrivit ; elle avait plié et cacheté la lettre, lorsqu'on heurta à sa porte.

C'est lui ! s'écria la jeune femme* - D'un bond, elle traversa la chambre, fit jouer la serrure et se trouva face à face avec le marquis d'Es- coman.

Le gentilhomme était pâle ; son émotion fut si grande, qu'avant d'avoir parlé il fut forcé de s'asseoir.

La figure de Marguerite ne laissa point percer le moindre embarras ; elle exprimait seulement l'impa- patience qu'elle éprouvait de cette visite. Elle de- manda au marquis ce qu'il voulait, avec cette magni-

180 LA MARQUISK o'KSœMAN

ûque assurance que donne la passion à ceux qui ré- prouvent.

M. d'Ëscoman, nous l'avons dit, s'attendait à un tout autre accueil. Au lieu des pleurs et du repentir sur lesquels avait compté sa magnanimité, il trouvait Finsouciance oublieuse, la résignation ironique ; la puissance virile de la jeune femme la plaçait sponta- nément à la hauteur du rôle que M. d'Ëscoman es- sayait de jouer.

Le cœur du viveur, galvanisé par celle seconde se- cousse, s'exaspéra et trouva dans la colère des forces qui menaçaient de lui manquer; il put simuler le calme lorsqu'il présenta à Marguerite la requête dont il s'était constitué Tintermédiaire.

Quelle que fClt la facilité de mœurs et de langage au milieu de laquelle la jeime femme avait vécu de- puis trois années, si peu sévères que fussent les prin- cipes qui cent fois avaient été exposés devant elle, elle ne dissimula point le dégoût que lui inspiraient et l'ambassade et l'ambassadeur, et ne put s'empêcher de les flétrir en termes moqueurs»

Puis, lorsque M. d'Escoman, affectant une solli- citude toute paternelle pour sa ci-devant maîtresse, voulut lui faire entrevoir les conséquences auxquelles l'exposait une liaison avec le pauvre diable que le marquis lui supposait pour amant, Marguerite lui répondit fièrement par le nom de Louis de Fonta- nieu.

Cette révélation frappa M. d'Escoman comme un coup de foudre ; elle faisait écrouler tout Téchafau-

MARQUISE d'eSCOMAN 181

dage de ses forfanteries du matin ; le jour se faisait dans cette intrigue ; il apercevait la main de M. de Montglal qui en manœuvrait les ficelles; il pressen- tait qui celui-ci ne laisserait pas public prendre le change et le croire, lui, d*Escoman, le provocateur de la rupture; ilVoyait, en outre, s*évanouir toutes ses espérances intimes de réconciliation. En recon- naissant que Tempire que Marguerite exerçait sur lui était réel, en lui supposant en même temps un amant inconnu et sans conséquence, il s'était inté- rieurement flatté qu'il lui serait possible de dire : « Cela m*est bien égal ou : « Elle a tant pleuré, que j'ai consenti à ajourner notre séparation; » ce qui est toujours le rôle des hommes forts; après l'éclat qu'avait fait le duel, aucun de ces expédients n'était praticable.

En outre, dans les amours que nous essayons de peindre, il est d'étranges anomalies : si la trahison est odieuse, le choix de celui pour lequel on est trahi peut l'être bien davantage ; la jalousie a ses aversions et ses indulgences.

Aucun rival, aucun successeur ne pouvait être plus désagréable à M. d'Escoman que celui qui avait excité sa susceptibilité avant l'heure, que celui qui avait eu le beau rôle dans leur rencontre de la veille.

Il prit soiv chapeau et s enfuit sans dire adieu à Marguerite.

En rentrant à l'hôtel, il trouva Emma qui l'atten- dait.

182 LA MARQUISE d'eSCOMAN

Suzanne, à l'afiût de tout ce qui, directement ou indirectement, touchait à sa maltresse, n'avait point été des dernières à apprendre ce dont tout Château- dun s'entretenait; elle était accourue communiquer la nouvelle à sa mattresse.

Dieu soit loué ! s'était écriée la jeune femme, mon mari m'est enfin rendu.

Elle s'était jetée à genoux et avait adressé au ciel de ferventes actions de grâces.

Quoique exœllente catholique, Suzanne ne s'était pas associée à ce cantique des cantiques ; son incré- dulité, à l'endroit de la conversion des pécheurs en général, et de M. d'Escoman en particulier, touchait à l'endurcissement; elle demeurait assise et contem- plait sa mattresse avec une expression de commise* ration maternelle.

Attendez qu'il soit rentré au bercail pour tuer le veau gras, avait-elle dit ; sans cela, nous risque- rions fort d'avoir des provisions inutiles.

Mais M"« d'Escoman ne voulait point écouler ces décourageants avis ; comme tous ceux qui souffrent, elle pensait que ses souffrances avaient une cause unique, cause que, dans son besoin d'espérance consolatrice, elle atljribuait à une influence étran- gère bien plutôt qu'à son mari lui-même; la cause supprimée, il lui semblait impossible que les consé- quences continuassent d'exister. Aussi son bonheur ressemblait-il à une véritable ivresse ; elle pleurait, elle riait tout à la fois; elle serrait Suzanne dans ses bras, entrecoupant les explosions de sa joie pour con-

U MARQUISE d'eSGOMAK 18S

struire des châteaux en Espagne fondés sur ce que serait désormais sa vie d'intérieur.

Ce ne fut que lorsque ses premiers transports fu- rent apaisés que M»® d'Escoman songea à celui qui, selon toutes les probabilités, avait amené M. d'Esco- man à cette vertueuse résolution. Alors elle reprocha à Suzanne ses soupçons de la veille, à l'endroit de la sincérité de Louis de Fontanieu, soupçons que la duègne avait effectivement communiqués à sa mat* tresse.

Suzanne n'hésita pas k faire amende honorable, mais ce fut en exprimant la crainte que le service qu'il venait de rendre à M™« d'Escoman ne coûtât bien cher au pauvre jeune homme; la digne gouver- nante nourrissait une haine si profonde contre Mar- guerite Gélis, qu'elle la déclarait capable de se venger par un assassinat.

C'était à ce moment que la marquise tvait entendu retentir à la porte le coup de sonnette, bien connu, de son mari; elle avait laissé Suzanne en train d'ex- poser ses théories sur les habitudes et les sentiments des femmes perdues et avait couru au-devant de M. d'Escoman. Au moment celui-ci montait les premières marches du perron, elle jeta ses bras au- tour du cou de son mari et l'embrassa comme on embrasse celui qui revient après une longue ab- sence.

Les réflexions qui lui étaient venues, chemin fai- sant, avaient amené M. d'Escoman au paroxysme de la fureur. Cette tendresse expansive de sa femme for-

18/i . LA MARQUISS d'eSCOMAH

maity avec ce qui se passait dans son âme, à lui, un contraste qui en exaspéra la douleur, qui dénatura le sens de cette démarche; il j Tit un reproche muet ou l'expression d'une compassion blessante ; il se dégagea de l'étreinte d'Eumia, la repoussa bruta- lement et passa sans lui adresser une parole.

La marquise perdit l'équilibre, tomba à la renverse en se meurtrissant le front sur les dalles.

Elle se releva seule, avant que Suzanne, qui, de loin avait vu cette scène, fût arrivée auprès d'elle. Puis, malgré les cris, les supplications de la gouver- nante, qui ne voulait pas la laisser faire, elle entra derrière H. d'Escoman dans la chambre de celui-ci, et poussa le verrou de façon à rester seule avec son mari.

Sans adresser un mot de regret à sa femme, à l'aspect de son visage sur lequel descendaient deux minces filets de sang, le marquis se laissa tond)er dans un fauteuil, croisa ses jambes, appuya sa tête dans sa main, son coude sur le chambranle de la cheminée et resta dans l'attitude de la méditation mélancolique.

11 ne pensait pas que sa femme valût la peine qu'il continuât de porter le masque qui, depuis le matin, pesait si lourdement sur son visage ; il le jetait et s'affaissait lâchement sous le poids de son désespoir insensé et ridicule.

Vous souffrez, mon ami ? lui dit la marquise en essuyant avec son mouchoir le sang qui coulait de la blessure qu'elle avait au froïil.

LA MARQUISE d'eSCOMAN 185

Moi? répondit M, d'Escoman, dont l'accent démentait les paroles ; et pourquoi, bon Dieu, souf- frlrais-je? .

Ne me cachez rien, mon ami, répondit la mar- quise d'Escoman; quelles que soient vos douleurs, si étrangère que je veuille rester à leur cause, c'est à moi (le les adoucir, de vous les faire oublier, si je puis. D'autres voudront la part de vos plaisirs, moi, c'est celle de vos peines que je demande... J'ai fait bon marché mes autres droits d'épouse ; mais, celui-là, je le revendique et ne le laisserai à per- sonne. Parlez donc, je vous en conjure! parlez comme vous parleriez à une amie, à une sœur. Si vous saviez combien il y a d'indulgence dans le cœur de celle qui aime!

M. d'Ëscoman chercha à dégager ses mains, que sa femme avait prises dans les siennes. C'était pour lui cacher les larmes qui coulaient de ses yeux, qu'on eût pu croire desséchés ; son cœur semblait s'être fondu à cette voix amie.

Devant ces pleurs, M™» d'Escoman fut convaincue que bien décidément elle allait reconquérir son mari; pour la seconde fois, elle l'embrassa avec transport, et ce dernier la laissa faire.

Pleure, pleure, disait-elle» cela fait du bien; pendant si longtemps je n'ai pas eu d'autre consola- tion!... Pour toi, ami, il n'en sera pas ainsi; le sa- crifice que tu fais à tes devoirs est douloureux sans . doute, mais je suis pour te le rendre moins pénible et moins dur... Mon Dieu ! continua-t-elle en voyant

186 LA MARQmSB D*BSC01IAN

les sanglots de M. d'Ëscoman redoubler à cette éyo- catioD du souTenir de ses amours adultères, mon Dieu ! peut-être ai-je eu tort de souhaiter si ardem- ment que tu me revinsses... Je t'aime tant» que je ne voudrais pas de mon bonheur s'il devait le coûter un chagrin. Mais non, nous serons heureux tous les deux. Tu ne peux savoir tout ce que mon cœur renferme de tendresse et d'amour, puisque ja- mais tu n'as paru t'en soucier; mais, mainte- nant tu vas l'apprendre... Puis est-ce que je ne suis pas belle, moi aussi? Savez-vous, monsieur, que j'ai à peine vingt-trois ans? Oh I je veux que tu ne re- grettes rien, je veux que tu aimes autant que jamais tu as aimé. Tiens, un dit que ces femmes ont des se- crets pour vous ensorceler, vous autres hommes; ces secrets, je les ignore, et ce n'est pas étonnant: quand tu m'as prise, j'étais une pauvre enfant igno- rante et naïve... Mon Dieu! on devrait nous dire tout cela puisque cela donne le bonheur. Tu me les ap- prendras, ces secrets; tu dois les connaître, et tu verras combien tout est facile quand le cœur le veut I

M. d'Ëscoman la laissait parler; à ses larmes avait succédé une sorte de rêverie atone; il se prêtait d'assez bonne grâce aux caresses par lesquelles sa femme appuyait chacune de ses paroles; lorsqu'elle se tut, il l'embrassa et lui fit entendre que ce dont il avait le plus besoin en ce moment, c'était un peu de repos et de solitude.

Emma s'empressa de se rendre à ce désir. Quand

U UARQUISE d'sSCOBIAN 187

elle sortit, sa ligure était radieuse sous les souillu- res de sang qui la couvraient. £Ue trouva Suzanne Mottet qui l'attendait, assise sur les marches de Tes- calier ; elle lui dit avec ces transports dont nous avons donné uq spécimen :

Tu te trompais, Suzanne, il est bien revenu, Tenfant prodigue I

Cependant, à peine JA^^ d'Escoman avait-elle franchi le seuil de la porte, que Teniant prodigue s'était hâté d'en pousser le verrou; sa figure s'était animée, il avait couru à son secrétaire, et, là, il s'é- tait mis à écrire précipitamment un billet ainsi conçu ;

« Je ne puis me passer de toi; j'oublie tout ! Dans deux heures, nous partons pour ÎParis, où, sur mon honneur de gentilhomme, je jure de te faire une position que toutes envieront.

» A la nuit, Germain ira te prendre; la voilure attendra sur la route de Chartres. »

U signa de ses initiales et mit sur l'adresse : il mademoiselle Marguerite Gélis.

Pendant qu'Emma était à 'ses genoux, le marquis n'avait cessé de penser à Marguerite; ce qu'il avait entendu des expressions passionnées par lesquelles sa pauvre femme lui témoignait sa tendresse, n'avait fait qu'eiciter ses regrets et réveiller ses désirs.

L'amour était pour lui identifié dans Marguerite ; il ne lui semblait pas possible qu'il lui vînt d'autre part.

188 LA iOBQCI^ D*E500MAX

Gomme tous les cceins aTachis par les Tices de leur éducation, par la facilité de la vie, le sien se roidissait d'autant plus qu'il rencontrait plus de ré- sistance ; son entêtement d'enfant gâté devait avoir raison de son orgueil.

11 sonna son valet de chambre et lui ordonna de porter celte lettre à W^^ Marguerite.

Au bout d*une demi-heure^ Germain était de re- tour.

11 avait trouvé la belle Dunoise dans une exaspé- ration difficile à décrire. Marguerite, les cheveux épars, les yeux allumés par une toute autre flamme que celle qui leur était habituelle, allait et venait dans sa chambre comme une tigresse en furie dans sa cage. Pour calmer l'irritation de ses nerfs, elle cassait les glaces et les porcelaines de son proprié- taire, et déchirait, avec une impartialité véritable, les robes et les dentelles qui lui appartenaient.

Auprès d'elle était M. de Monlglat, qui essayait vainement de la calmer.

Evidemment, la lettre que nous avons vu la pau- vre fille écrire dans la matinée, avait reçu -de M. de Fontanieu ' une réponse à laquelle Marguerite ne pouvait s'attendre.

Elle prit avec impatience le billet que lui présen- tait Germain, le lut, le froissa entre ses mains et le jeta dans la cheminée.

Dites à votre maître, s'écria-l-elle, qu'il m'as- somme I Si je veux voyager, je voyagerai seule et sans lui.

LA MARQUISE .d'eSCOMAN 189

En apprenant cet échec décisif^ M. d'Escoman, de pâle qu'il (Hait, devint blême j il demanda ses che- vaux, ordonna à son valet de chambre d'emplir une * malle, la fit porter dans une voiture et partit.

Au premier relais, il échangea ses chevaux con- tre des chevaux de poste et cria au postillon :

. Route de Paris I

Il avait oublié de dire adieu à sa femme.

XIII

Les douleurs d'un amant heureux.

Si Marguerite était loin d'éprouver le dégoût qui suit ordinairement la possession , il n'en était pas de même de Louis de Fontanieu.

La jeune femme, en partant, avaitrespecté le som- meil de son nouvel amant; lorsque celui-ci s'éveilla, il était tard; le soleil glissait au travers. des per- siennes, il rayait les rideaux de larges zébrures de pourpre et faisait pâlir la bougie qui était resiée al- lumée sur la clieminée.

Louis de Fontanieu s'intalia sur son séant, et , re- passant dans son cerveau tous les événements de la nuit, il crut être le jouet d'un cauchemar; mais le désordre qui régnait autour de lui attestait la réalité de ce songe prétendu ; l'odeur acre de l'ambre dont

LA MARQUISE d'eSCOMAN lOl

Marguerite parfumait ses vêtements remplissait Tat^ mosphère de la chambre ; semblable à ces émana« tioDs que la terre exale après la tempête, cette sen- teur rappela à Louis de Fontanieu Torage de la nuit dans toutes ses phases, dans toutes ses péripéties.

La fiévreuse effervescence de la veille était calmée ; les vapeurs qui avaient un moment obscurci l'&me du jeune homme s'étaient dissipées, et, dégagées de leurs effluves malfaisants, toutes ses pensées étaient rêve* nues à Emma, mais calmes, mais purifiées.

Alors vinrent les reproches intérieurs et les re- mords, puis les regrets, plus amers que les remords eux-mêmes, parce que leur principe était plus maté- riel, parce qu'à mesure qu'il voyait s'éloigner de lui le but auquel il avait aspiré, Louis de Fontanieu, par un effet d'optique assez naturel, se figurait en avoir été plus près.

Ce fut lui-même que, tout d'abord, il accabla de ses propres malédictions ; ce fut sa faiblesse qu'il ac- cusa ; mais, plus tard, réfléchissant au rôle que Mar- guerite avait joué dans cette aventure, il en vint à croire que la maîtresse de M. d'Escoman avait agi avec une préméditation pleine de ruse, et spéculé sur régarement de ses sens.

Sans doute, elle supposait à Louis de Fontanieu plus d'influence sur M. d'Escoman ; elle avait voulu le contraindre à rester neutre par délicatesse.

Le jeune homme passa la journée dans une agita- tion étrange ; les projets les plus extravagants tra- versèrent tour à tour son cerveau. Il pensait à aller

192 LA MARQUISE D*ESCOMAN

trouver le marquis d'Escoman, vis-àrvis duquel il se voyait dans une situation qui répugnait à sa probité juvénile ; il voulait lui avouer sans réserve tout ce qui était arrivé depuis sa rencontre avecM™^ d*Escoman, jusqu'à la nuit écoulée auprès de Marguerite ; nul doute qu'il n'amenât ainsi la rupture que désirait Emma. Après cet éclat, il lui fallait, il est vrai, renon- cer à ses plus chères comme à ses plus modestes espé- rances. Il ne pouvait plus se présenter, même comme un ami banal, à l'hôtel d'Escoman ; mais ce rôle de Gurtius avait quelque chose qui séduisait son ima- gination.

Ce plan de conduite ne passait pas sans contradic- tionru se demandait s'il n'était pas présumable que M. d'Escoman rendît Emma responsable de l'échec qu'aurait éprouvé son amour-propre, s'il n'allait pas empirer la situation qu'il voulait améliorer, desservir les intérêts auxquels il entendait se sacrifier. Il son- geait alors à prendre la marquise pour confidente ; mais, à la seule pensée des détails qu'il aurait à don- ner dans ses aveux, il était pris d'un tremblement nerveux qui paralysait sa volonté, il sentait son sang se figer dans ses veines.

il demeura jusqu'à quatre heures du soir dans cette irrésolution pleine d'angoisse.

A quatre heures, il reçut la lettre de Marguerite, lettre brûlante, passionnée jusqu'au délire.

Louis de Fontanieu recula d'épouvante ; il aimait les rôles passifs, et, tout en formant les projets les plus généreux comme aussi les plus aventureux, il

LA MARQUISE D*ESCOMAN 193

avait pensé qu'il se pourrait bien que quelque évé- nement imprévu contrecarrât sa bonne volonté, le plaçât dans Timpossibilité de se montrer héroïque- ment désintéressé comme il en avait le désir ; il ne s'était pas pressé de prendre un parti, voulant laisser aux faits accomplis le temps de déduire d'eux-mêmes leurs conséquences.

Ces conséquences rendaient sa position plus mau- vaise encore qu'il ne l'avait supposé.

Au lieu d'un caprice, au lieu d'un calcul, il rencon- trait une passion grosse de tempêtes.

Marguerite Gélis mandait immédiatement Louis de Fontanieu à la barre de son amour ; jamais mandat d'amener ne fut conçu en termes plus précis. Cepen- dant le jeune homme se garda bien d'obéir. C'était à distance qu'il se croyait sûr de sa fermeté.

Il se mit à son bureau et griffonna vingt feuilles de papier qu'il déchira tour à tour, pour répondre à l'é- pître de l'impressionnable Marguerite.

11 en résulta une dépêche ambiguë, pleine de pro- testations, enflée de mots sonores, avec une foule de mais pour correctifs, phrases académiques, bour- souflées de style qui jouaient le rôle de ces plantes grimpantes que l'on place sur un vilain mur pour le masquer. Tout le sens de la lettre était contenu dans le serment d'éternelle amitié qui la terminait. De l'a- mitié ! c'était vraiment bien ce qu'on attendait de lui.

C'était cette lettre qui avait mis Marguerite dans l'état l'avait trouvée le messager deM.d'Escoman..

19& LA MARQUISE d'kSCOMAN

L'exécution à distance de l'amant de la veille ne calmait pas plus Marguerite que ne l'avait fait la Saint- Barthélémy de porcelaines, de robes et de châles à la- quelle elle s'était livrée lorsqu'elle n'avait rien eu de mieux sous la main.

M. de Montglat sauva le reste de la vaisselle de M. Bertrand et de la garde-robe de la jeune femme en promettant à celle-ci de lui rapporter Louis de Fon- tanieu mort ou vif.

Le secrétaire fut très -joyeux en apercevant son vieil ami, dans lequel il espérait trouver un précieux auxi-^ liaire. 11 allait lui faire l'historique des événements de la nuit ; mais le chevalier coupa son exorde en présentant à l'amant rebelle de M»« Marguerite la lettre qui avait soulevé un si violent orage.

Mon cher camarade, lui dit-il, voici votre auto- graphe. Désormais, n'oubliez plus le premier des pré- ceptes du code galant: abusez de la parole que Dieu a donnée aux hommes, mais usez modérément de récriture, dont les procureurs sont si friands, qu'ils doivent l'avoir inventée.

—Comment cette lettre se trouve-t-elle entre vos mains?

Par une combinaison diplomatique qui ferait honneur à M. de Talleyrand. On m'envoie vers vous en ambassade ; il me fallait des lettres de créance, j'ai demandé celle-là, je l'ai obtenue à grand-peine; maintenant, brûlez-la, péchez plus, prene? votre chapeau et votre canne et suivez-moi.

cela, chevalier ?

LA MARQUISS d'ESCOBIAN 195

Chez la souveraine que je représente, chez Mar- guerite, parbleu !

Mais, chevalier, vous n'avez donc pas lu cette lettre?'

Je suis trop discret pour me le permettre. On me Ta lue, et c'est parce qu'on me l'a lue que je vous dis: Venez!

N'avez-vous donc pas compris que je n'aime pas cette fille ?

Au contraire. Ah I si vous l'aimiez, je ne tien- drais pas ce langage ; mais vous ne l'aimez pas. AU Ions, en route 1 on nous attend.

Chevalier, je suis trop poli pour vous dire que je vous crois un peu fou ; mais je vous laisse libre de supposer que je le pense. Voyons, hier, vous cherchiez à me dégoûter de Marguerite ; aujourd'hui, vous voilà devenu quelque chose de mieux que son champion.

Oui, quelque chose de mieux! Ce que c'est que de nous, cependant! Je vois bien que mes fa-« çons à votre égard ont besoin d'être expliquées; expliquons-nous donc : D'Escoman m'avait offensé, vous en avez été témoin. Riposter par un coup d'épée, cela devenait banal, et puis c'est une ven- geance insuffisante; un coup d'épée n'a jamais fait de mal à ceux qu'il n'a pas tués. Il fallait lui envoyer dansses œuvres vives quelque chose qui le coulât bas et sous voiles. J'ai jeté les yeux sur vous pour être mon boulet de canon, et je vous ai lancé sur Marguerite. Que voulez-vous, mon cher ami! je ne

196 LA MARQUISE D'ESCOMAN

pouvais exercer moi-même : je ne peux persuader aux femmes que je suis très-bien conservé 1 11 n'y a pas jusqu'à cette chère madame Bertrand qui ne me préfère un sous-lieutenant. Puis l'affection que j'ai ressentie pour vous s'est doublée d'un remords : j'ai cru que vous preniez la chose au sérieux, que vous alliez, comme nous le voyons faire à tous nos petits jeunes gens d'aujourd'hui, réciter les litanies de la Vierge à une fille, et cela m'a dégoûté de ma ven- geance,.. Oui, il me répugnait de vous avoir envoyé au vampire, et vous me rendrez cette justice que je vous ai donné un tas de bons conseils dont vous ne vouliez pas profiter, et pour cause; celte cause, lors- qu'elle m'a sauté aux yeux, a modifié tout à la fois mes dispositions et ma conduite. Ah 1 vous n'aimez pas Marguerite? Heureux mortel I laissezrvous aimer. C'est un si joli rôle que celui que vous allez devoir à votre indifférence I Marcher dans le feu sans risquer d'avoir la peau entamée! mais c'est une sorte de pierre philosophale que vous dédaignez là, mon très- cherl

Parlons sérieusement, chevalier, répondit Louis de Fontanieu. Un moment d'erreur m'a fait l'amant de M"« Marguerite ; mais je ne crois pas que ce soit une raison pour perpétuer les regrets que j'en éprouve^ Dispensez-moi d'instances que, du reste, vous jugerez inutiles lorsque je vous aurai dit que j'aime ailleurs.

Oui, et que Henri IV a aimé la belle Gabriellel L'un est à peu près aussi nouveau pour moi que

LA MARQUISE d'eSCOBAAN 1^7

Tautre ; entre onze heures et minuit, sur un mot, je vous ai deviné. Vous aimez M™» d'Escoman; c'est la vertueuse marquise qui a édité la fameuse bourse de soie verte. Je lis trop mal dans les livres pour n'être pas d'une certaine force quand il s'agit d'épe- ler sur les physionomies; je connais toute votre pe- tite histoire. Vous me demandez d'être sérieux; qu'il soit fait selon votre volonté. Je prétends qu'il est aussi absurde d'étaler une opinion sur le caractère d'une femme que sur la couleur du caméléon. La femme est un reflet, rien de plus. Cependant, ad- mettons que la jolie marquise soit aussi vertueuse que Dieu a permis k ces dames de l'être : c'est donc un rôle bien agréable que celui d'amoureux transi? Si la vertu de M™« d'Escoman est pure grimace, et, franchement, j'en jurerais, c'est encore pis! Ah! vous n'êtes point assez riche pour entretenir une fille, et vous voulez tftter des femmes du naonde ? Pauvre fou I il n'y a rien de plus cher que ce qui ne coûte rien. Vous avez besoin de votre temps et de votre liberté? La femme prendra l'une, et le mari s'accommodera de l'autre. Je vous vois d'ici portant le mouchoir et lebouquetde madame, écoutant, sans bâiller, les hâbleries de monsieur, pris entre les deux mâchoires de Tétau conjugal, et,là,brisé,limé,lordu, corroyé jusqu'à l'applalissementle plus complet. Vous voyagez dans le pays des songes creux, mon cher en- fant; arrêtez la diligence, payez le conducteur, descen* dez et allez aux amours faciles, les seuls faits pour ceux qui, de l'homme^ veulent avoir autre chose que le

198 LA MARQUISE d'eSCOMAN

nom, les seab qai permettent de conserver l'indé- pendance de cœur et d'allures, d'habitudes et de *gestes, qui doit caractériser le roi de la création. Aimer une coquette, bon Dieu, c'est envier le sort d'un chien enragé!

U j avait une troisième hypothèse que H. de Mont- glat passait sous silence : celle lA^^ d'Ëscoman partagerait l'amour de Louis de Fontanieu ; celui-ci avait bien envie de réclamer en son nom; par mo- destie, il n'osa le faire.

'M« de Hontglat s'étendit longtemps encore sur les avantages que le jeune homme allait trouver dans une li^on qui tiendrait si peu de place dans son existence et dont il était aussi facile de se débarras- ser, quand il voudrait, qu'il l'était de quitter un vô- ' tement passé de mode. Ces arguments ne touchaient que médiocrement Louis de Fontanieu, etla prolixité du vieux gentilhomme compromettait visiblement la cause dont il s'était fait Tavocat ; il fatiguait son auditeur.

U s'en aperçut et entra dans une série de considé- rations qui devaient avoir plus d'influence sur l'es- prit de celui-ci. Il lui apprit que la rupture de Mar- guerite et de son ancien amant était complète ; que lebruit.de celte aventure occupait toute la ville; que, très-probablement, M™« d'Ëscoman en avait été instruite des premières ; il parla des devoirs que Créait au jeune homme le départ de M. d'Ëscoman vis-à-vis de la délaissée.

Louis de Fontanieu ne se rendait point.

LA marquish: d'escoman 199

Pour triompher de ses scrupules. M, de Montglat fit donner les arguments qu'il tenait en réserve; il ûattaceque, intérieurement, il considérait comme de la démence. 11 exposa la violence de la passion du marquis pour sa maîtresse; il raconta ce dont il avait été témoin ; il exalta la noblesse du dévouement de son jeune ami pour Emma, en lui faisant entrevoir que ce dévouement pouvait bien devenir inutile, si Marguerite se ravisait et se décidait à aller trouver son ancien amant à Paris.

11 n'en fallait pas davantage ; le chevalier abon- dant dans son sens, Louis de Fontanieu fut touché, entraîné, convaincu ; il pleura ; de son côlé^ M. de Montglat passa de l'éloquence à l'attendrissement, et finit pour enlever la situation.

Il ramena Louis de Fontanieu à Marguerite, trop heureuse de le revoir pour perdre du temps en re- proches ; il les laissa à leurs explications et s'en alla raconter aux membres du cercle ce qu'il y avait sous la peau du lion dans laquelle leur président s'était si hermétiquement renfermé jusque-là.

XIV

Comme qooi il est possible d*avoir L*air de s'entendre sans cependant s*ètre- compris.

Louis de Fontanieu avait raison de vouloir metlre rexpérience à profit en se tenant à distance respec- table de la terrible tentatrice ; il n'était décidément pas de la force du bienheureux Robert d'Arbrissel ; il apporta toutes les répugnances de Joseph àl'enlre- vue M. de Montglat Tavait entraîné. Comme il n'avait point de manteau à laisser aux mains de M^e Putiphar, les conséquences de la visite ne res- semblèrent pas du tout à celles qu'eut jadis la pas- sion de l'Égyptienne pour le fils de Jacob.

La récidive confirme assez ordinairement les unions de l'espèce dont il s'agit ; elle représente la sanction que l'Église et la société donnent aux mariages plus sérieux. Un marchand laisse volontiers palper les

LA MARQUISE d'ESCOBIAN 201

étoffes qu'il présente ; il est même assez disposé à en offrir un échantillon ; mais si vous taillez deux fois dans le drap^ il y a cent à parier contre un qu'il le portera à votre compte.

Toute la maison Bertrand, depuis le chef suprême de rétablissement jusqu'à l'humble marmiton, de* puis la traiteuse jusqu'à la maritome, faisait la baie sur le passage de Louis de Fontanieu lorsqu'il se présenta chez Marguerite.

Les cloisons de la maison étaient minces, les an* goisses de la ei-devant maltresse de M. d'Escoman avaient passé au travers. Depuis le matin, le person- nel tout entier négligeait ses travaux, occupé qu'il était à se demander si la jolie Dunoise n'allait pas se trouver dans la situation de l'ftne de Buridan (ils disaient entre deux moutures). Ces curiosités, en émoi étaient donc, autant que Marguerite, impa- tientes de voir arriver ledénoûment.

Elles firent cortège au jeune homme lorsqu'il vint, accompagné du vieux chevalier ; mais elles se mon- trèrent encore bien plus empressées lorsqu'il s'en alla.

La faute en fut-elle encore aux cloisons? Était-ce simplement parce que Marguerite, pour laquelle une minute passée loin de son nouvel amant prenait déjà les proportions d'un siècle, n'avait pas laissé celui-ci descendre l'escalier sans lui crier : a A ce soir ! » en se penchant sur la rampe ?

L'histoire est muette sur ce point ; nous savons seulement que les physionomies que rencontra

202 LA MARQUISE D ESCOMAN

rheureux jeune homme, ea partant, eussent pu ser- vir de modèle & Tune de ces yieilles lithographies dix tètes juxtaposées expriment le même senti- ment avec des nuances différentes. Toutes souriaient ; mais, si le sourire de M. Bertrand exprimait le dé- dain, celui du chef marquait l'envia. M™« Bertrand eût voulu aller jusqu'au mépris dans le sien, elle n'arrivait qu'au dépit, tandis que le gros rire des servantes disait naïvement leur sympathique admi- ration et que celui des petits marmitons était fran- chement goguenard. .

Louis de Fontanieu eut, dans chacun de ces mes-* sieurs et dans chacune de ces dames, une lettre de faire part qui riva la chaîne qui l'attachait à Margue- rite en commentant le fait accompli ; il lui devenait difficile de chercher à rétrograder.

Au reste, pendant les premiers'jours, il n'y songea pas.

Ce qu'on appelle raison, sentiments, est une pro- duction de rftge mûr. Les hommes ressemblent aux arbres : il faut les laisser vieillir ou les mutiler pour en obtenir des fruits savoureux ; les fruits de leur jeunesse ou de leur toute-puissance sont ftpres et sauvages.

Louis de Fontanieu fut heureux pendant quelque temps, lieureux malgré lui, heureux du bonheur de rivresse, il est vrai ; mais n'est-ce pas le plus positif de tous, celui qui colore l'univers de la teinte que Ton affectionne? Ce bonheur fut plus puissant que son amour;

LA MARQUISB D^ESCOBIAN 203

Oubliant tout, il devait oublier Emma.

Sans y apporter aucune préméditation, Marguerite exploitait si largement à son profit la sève et la jeu- nesse de son amant, qu'il n'y avait plus, dans l'exis- tence de celui-ci, de place que pour la volupté et pour l'engourdissement réparateur qui la suit.

Les meilleures choses ici-bas ont leurs inconvé- nients; l'abus amène la satiété, la satiété des inter- mittences du délire, intermittences qui alors per- mettent la réflexion.

La réflexion est fatale à toutes les passions factices qui s'alimentent de la résurrection perpétuelle du désir; l'immortalité du désir, c'est la pierre philoso- phale des amours.

Malheureusement pour Marguerite, elle ne la trouva pas.

Son insuccès devait être d'autant plus grave, qu'ici la réflexion se compliquait de la comparaison.

En effet, Louis de Fontanieu était et devait mourir rêveur.

Il y a deux espèces de rêveurs : les rêveurs de convention, ce sont les poètes, et les rêveurs de partis pris, êtres ordinairement voués au ridicule ou au malheur.

Louis de Fontanieu appartenait à la dernière de ces deux catégories. Il s'était laissé entraîner peu à peu à des excursions dans le pays des chimères, puis il s'était accoutumé à y passer sa vie. Nous avons vu combien cette disposition de son esprit paralysait sa

20/i LA MARQUISE d'eSCOBIAN

Yolmité; daBS la situation présente, elle ne devait pas amener des résultats moins immédiats.

Aussitôt que Marguerite laissait quelque répit à ses sens, aussitôt que ses facultés retrouvaient leur lucidité, il retournait à ses rêves chéris et aux doux fantômes qui les peuplaient... Non, ces^ rêves n'en avaient qu'un qui suffisait à les remplir, celui de la femme dont il s'était si violemment épris et qui, ayant été ravie à son amour, devait rester pour lui l'idéal, c'est-à-dire ce qu'éternellement il préférerait à tout au monde, celui d'Emma. Et encore, l'Emma de ses rêves n'était-elle pas TEmma qu'il avait en- trevue ; celle-là était bien autrement belle, bien au- trement séduisante que celle-ci I II se saturait près d'elle de ces jouissances pures, éthérées dont il avait d'autant plus soif que celles dont on le rassasiait étaient plus prosaïques et plus brutales. Nécessaire- ment, il lui fallait redescendre du ciel sur la terre, passer du nectar au vin alcoolisé, quitter le sylphe pour retrouver la pauvre Marguerite. Il fut amené à ces comparaisons, qui naturellement nuisirent à celle-ci. Quelle femme peut lutter contre le fantôme qui a son créateur dans son amant.

Dans les premiers temps de ses amours, ce ne fut qu'à d'assez longs intervalles que Louis de Fontanieu commit ces sortes d'infidélités morales à sa nouvelle maîtresse ; lui-même écartait des pensées qu'il consi- dérait comme de nature à troubler inutilement son repos. De par sa mauvaise liaison, il se regardait con)me à jamais séparé de M"® d'Escoman ; mais,

LA MAHQUISE D*£SCOMAN 205

peu à peu, el par les raisons que nous avons esquis- sées tout à rheure, les crises devinrent plus fré- quentes; enfin, cette songerie passa à l'état chro- . nique dans son cerveau.

Alors ses désirs devinrent plus violents ; les obsta- cles qui réloignaient d'£mma ne lui semblèrent plus aussi insurmontables ; Marguerite, le plus puissant de ces obstacles, lui parut odieux ; il déplora jour oîi il l'avait trouvée sur son chemin et maudit sa propre faiblesse.

Alors, parmi Tor et la soie dont, suivant M. de Montglat, devait être tissés leurs jours, par la main des amours faciles, apparurent quelques fils de laine.

Louis de Fontanieu devint triste et morose ; il fuyait non-seulement ses connaissances, mais le vieux chevalier lui-même ; il recherchait la solitude, dans laquelle seulement il pouvait se rapprocher de la femme qui occupait de nouveau toutes ses pen- sées et converser avec elle. Ses soirées, il les passait presque tout entières assis sur la rive du Loir ; il res- tait là des heures entières à regarder l'eau courir sur les cailloux, se briser en cascatelles sur leurs aspé- rités, à écouter les refrains monotones que le vent fait murmurer aux feuilles des trembles. Pendant ces méditations, voyait-il ce qu'il regardait? enten- dait-il ce qu'il écoutait ? 11 était permis d'en douter ; car nombre de fois de bons bourgeois avaient inter- rompu leur promenade pour considérer l'étrange oc- cupation — si toutefois la rêverie est une occupa- is

206 LA MARQUISE D^ESCOMAN

tion du secrétaire de M. le sous-préfet, sans que le jeune homme daignât se retourner du côté des curieux,

La chronique danoise prétendait qu'il était devenu un peu «fou. Peut-être cette ipémé chronique eût- elle été plus indulgente dans ses appréciations si le mal moral dont Louis de Fontanieu était affligé n'a- vait donné des preuves évidentes de son caractère contagieux.

Depuis que, de M. le marquis d'Escoman, elle avait passé à Louis de Fontanieu, on ne reconnaissait plus Marguerite Gélis.

L'intelligence de Marguerite était un peu myope ; les infinies délicatesses du cœur étaient pour elle ce que sont les animalcules pour les buveurs d'eau ; elle les avait trop peu vues pour y penser ; sa nature populaire était restée intacte ; elle n'avait pas de temps à perdre en microscopiques investigations, en puérils classements.

L'amour n'était pas pour elle cet alambiquage de sentiments auquel le désœuvrement des gens déli- cats a donaé ce nom ; elle définissait l'amour par la manifestation puissante qui est de son essence; elle ne cherchait rien en deçà, rien au delà.

Sa vigoureuse et splendide beauté semblait s'être épanouie depuis qu'elle appartenait à Louis de Fon- tanieu ; nous dirions qu'elle se montrait profon- dément reconnaissante de cet épanouissement si la reconnaissance n'était pas encore un calcul, et il n'en entrait aucun, en ce moment, dans l'amour de Mar-

LA MARQUISK d'eSCÔmaN 207

guérite. Elle aimait de cette tendresse, sensuelle peut-être, mais forte, mais désintéressée, que Ton trouve dans Tétat de nature et qui est essentielle- ment la passion.

De son côté, Louis de Fontanieu avait trop de dé- licatesse pour chercher à désespérer inutilement Mar- guerite ; il lui cacha le plus qu'il lui fut possible l'état réel de son âme, et attribua à des causes étrangères Tassombrissement de son humeur.

Il résulta de tout ceci que Marguerite s*abusa très- aisément sur sa situation auprès du jeune homme, que, malgré les intermittences de refroidissement qu'éprouvaient leurs amours, elle fut longtemps h se croire la plus aimée et à se dire la plus heureuse des femmes.

Ce fut ce bonlieur qu'elle n'avait pas connu dans sa liaison précédente, qui amena dans le caractère de Marguerite les modifications qui stupéfièrent toute la ville.

Autrefois, elle était essentiellement paresseuse et nonchalante; rien ne pouvait la faire sortir de sa ma- jestueuse apathie; elle semblait redouter la fatigue d'un sourire; et, maintenant, elle était alerte et bruyante, elle avait même, lorsqu'elle était seule, des explosions de joie qui se traduisaient par des cris, par des trépignements dont plus d'une fois ses voi- sins s'étaient plaints. Lorsqu'elle attendait Louis de Fontanieu, accoudée sur sa fenêtre, elle trompait les ennuis de l'attente en chantant comme un oiseau sur le bord de son nid ; puis, lorsqu'elle lui voyait tour-

208 LA MARQUISE d'eSCOMAN

ner le coin de la tue, elle entrait dans un délire dont les manifestations, dénuées de tout respect humain, faisaient retourner les passants.

Enfin,— et c'était le symptôme qui inquiétait le plus ses amis, en devenant aussi joyeuse, elle était devenue sauvage. Tous les hommes Tennuyaient, excepté son amant; elle le leur avait donné à com- prendre; mais, comme ils avaient hésité à se le tra- duire, elle leur avait très-franchement fermé sa porte, et Marguerite Tâme et la lumière de tous les sou- pers, le parangon de toutes les parties du petit cé- nacle des viveurs dunois, se donnait, au grand scan- dale de ceux-ci, des allures de carmélite.

Chacun disait son mot sur cette métamorphose ; en général, on Tattribuait à la jalousie de Louis de Fon- tanieu, et, bien que Marguerite eût échangé la cham- bre de M. Bertrand contre un très-joli appartement de la rue des Carmes, bien que le jeune homme dis- tribuâl libéralement à sa maltresse la part de béné- fices qu'il avait réalisés en société avec M. de Mont- glat, on se permettait force doléances sur le sort de la pauvre victime.

La pauvre victime riait ,comme une folle lorsque ces doléances venaient jusqu'à elle ; mais le temps approchait oîi elle ne les trouverait plus si hors de propos.

VIll

Une idée de Suzanne Motte t et ce qui s'ensamt.

Deux mois après les événements que nous venons de raconter, la ville de Ciiàteaudun avait reconquis cette physionomie de nécropole qui la distinguait au bon temps*

Les familles avaient profité de l'absence du prési- dent du cercle pour battre en brèche ce dernier éta- blissement, accusé de tendre à la démoralisation de la jeunesse.

Quelques parents avaient essayé de ramener au ber- cail leurs brebis égarées, qui par de tendres remon- trances, qui par l'appât de riches établissements; d'autres, plus adroits, avaient pénétré dans la place en venant grossir l'élément paisible et modéré qui, jusque-là, y aviait été en minorité.

210 LA MARQUISE D^ESCOMAN

Un grand salon vert, disputé, depuis la création du club, entre les fumeurs et ceux que Ton appelait ironiquement [espemigne^^ resta définitivement à ces derniers, qui y intronisèrent la gravité et les mœurs avec le whist à deux sous la fiche.

Ce lut un coup terrible porté à la fraction turbu- lente du cercle dunois ; les petits jeunes gens, privés du bénéfice de l'agrégation, perdirent peu à peu les habitudes factices qu'ils avaient conquises, reprirent insensiblement le chemin de leurs foyers, se résignè- rent à danser dans le^ bals de la société, à devenir de grands agronomes et à dîner de ce pot-au-feu pater- nel qui, pendant si longtemps avait été l'objet de leurs dédains.

Malgré sa bonne volonté, M. de Montglat n'avait pu arrêter la déroute ; il lui manquait l'argent qui per- mettait à M. d'Escoman de prêcher d'exemple et d'en- tretenir l'enthousiasme. Plus de folles nuits, plus de joyeux soupers, plus de jeux de prince ; les écuries se vidaient, les équipages se démontaient, les bour- geois reprenaient le haut du pavé, les dévotes n'é- taient plus distraites de leurs oraisons, l'herbe pous- sait de plus belle entre les pavés, et la physionomie du vieux gentilhomme, réduit aux distractions qu'il trouvait auprès de M*»® Bertrand, s'était allongée d'une façon démesurée.

11 commençait de trouver qu'après tout M. d'Esco- man avait du bon> et que lui, Montglat, avait été un peu sévère dans l'exécution de sa petite vengeance contre l'amant de Marguerite,

LA MARQUISE d'eSCOMAN 211

Tout à coup, on annonça que le marquis était re- venu.

Cette nouvelle ne fitqu'unemédiocre sensation dans la ville.

Dans Tordre moral, tout astre qui s'éclipse est un astre éteint. M. d'Escoman était usé pour ses amis et pour ses ennemis ; il avait perdu la toute-puissante influence qu'il avait •exercée sur les premiers, qui avaient à redouter ses reproches ou à subir ses rail- leries , il avait perdu le vernis d'excentricité gran- diose qui rendait les derniers indulgents pour des vices et des dérèglements que leur honnêteté con- damnait.

La disette raconta qu'il était ramené à Châteaudun par des embarras d'argent ; que M™« d'Escoman s'é- tait enfin lassée de voir la coupe déréglée qui prési- dait à l'administration de sa fortune; que la corres- pondance n'avait point suffi pour vaincre la résistance qu'elle opposait à la multiplication toujours croissante des emprunts, et ce fut tout.

Il y avait beaucoup de vrai dans ce propos.

M*»® d'Escoman était de ces femmes auxquelles le sentihaent du devoir prête des forces qui ressem- blent à de la vaillance. Depuis un an, si elle «ût scruté son cœur avec sincérité, elle eût reconnu que son mari n'y occupait plus la place que ses illusions déjeune mariée lui avaient donnée; mais, lorsque quelque soudaine pensée lui révélait l'état de son &me, elle se le niait à elle-même avec une courageuse énergie; elle imposait silence à la voix secrète qui

212 LA ^IIARQOISE d'ëSGOMAIC

voulait l'ayertir, et elle croyait pouvoir dompter ce cœur rebelle. C'était cette lutte qui usait sa vie, bien plus que les chagrins que lui donnait M. d'Ëscoman; mais rien au monde n'eût pu la décider à se l'avouer à elle-même. Lorsqu'elle crut que Dieu exauçait les prières qu'elle lui adressait, qu'il ouvrait enfin la porte 'au repentir de son mari, elle crut que la Pro- vidence prenait à la fois en pitié et l'épouse et l'époux, qu'elle voulait rendre le premier à ses devoirs, déli- vrer à jamais la seconde des vagues appréhensions que nous venons de définir et qui, seules, lui sem- blaient déjà criminelles.

EUe triompha de ses répugnances ; les mauvais traitements, nous l'avons vu, ne surent pas la rebu- ter; son exaltation vertueuse fit vibrer dans son cœur une corde qui bien réellemetit était brisée et prêta & ses désirs de reconquérir le coupable des accents pleins de tendresse et d'amour.

M. d'Ëscoman, quitta Ch&teaudun sans laisser à sa femme la consolation d'un adieu banal; il ne donna de ses nouvelles que lorsque le besoin de la signa- ture de lA^^ d'Ëscoman, pour avoir de l'argent, se fit sentir à lui.

Cette fois, Emma n'eut plus la force de la néga- tion ; elle douta de Dieu, elle douta d'elle-même.

Suzanne Mottet profita habilement de cette dispo- sition de l'Ame de sa jeune maîtresse. Jusque-là, c'était la frénésie de la tendresse qu'elle éprouvait pour Emma qui avait inspiré à la gouvernante toutes s<;s actions; la conduite brutale de M. d'Ëscoman la

LA MARQUISE d'eSCOMAN 213

rendit folle de haine et de fureur. Du moment que la marquise n'imposa plus silence à sa vieille nour- .rice lorsqu'elle s'abandonnait à ses récriminations, celle-ci s'en donna à cœur joie. Elle raconta crû- ment, sans périphrases, tout ce qu'elle avait appris de l'existence passée du mari, et, avec ce tact mer- veilleux que donnent tous les sentiments profonds, elle sut habilement saisir le côté ridicule de tous les égarements du marquis pour l'exploiter contre lui. Dieu sait tout le parti qu'elle tira de l'histoire de Marguerite Gélis et de la piteuse figure qu'avait faite le grand vainqueur lors du dénoûment !

Suzanne ne voulait pas que l'indigne'époux d'Em* ma laissât derrière lui un regret. Le temps des regrets était déjà loin. On ne peut plus aimer ce qu'on mé- prise ; c'est un lieu commun, vrai commis tous les lieux communs.

Après avoir porté le fer rouge elle supposait une plaie, Suzanne prétendit se charger encore de la cicatriser. Elle bâtissait force châteaux en Espagne pour y loger son enfant chérie. Était-on skà plaindre, après tout? Une femme d'esprit n'a-t-elle pas dit qu'il faut se marier pour être veuve, et cette agréa- ble position ne l'avail-on pas, ou à peu près ? Emma était jeune, elle possédait un nom sonore, une for- tune encore brillante malgré les assauts que lui avait livrés un coupable époiix ; M™« la marquise d'Esco- man, n'eût-elle que les consolations du monde et de la vanité, pouvait encore se déclarer satisfaite.

En les attendant, et pour les ménager à la jeune

21ft lA MARQUISE d'eSCOMAN

femme, la gouvernante s'institua d'office l'adminis- trateur et rintendant de ses biens ; ce fut sous son inspiration qu'Emma écrivit la lettre qui refusait pé- remptoirement à M. d'Escoman la signature que celui-ci avait demandée en maître.

Les brillants mirages, que Suzanne faisait ainsi mi- roiter aux yeux de sa maîtresse ne parvenaient pas à tirer celle-ci de l'abattement qui semblait devenu son état normal. I^ nourrice croyait que son œuvre avait besoin d'être parachevée, et elle se disposait alors à reprendre pour la centième fois le chapitre deM.d'Es- coman ; mais Emma l'arrêtait aux premiers mots, et, lui montrant^ison cœur, elle lui faisait comprendre en souriant qu'elle prenait une peine inutile, que le marquis n'était désormais plus rien pour elle. Un peu rassurée parle sourire, Suzanne s'applaudissait d'un'e victoire qu'elle n'attribuait qu'à elle-même, et ce- pendant elle restait inquiète pour la mélancolie, dont elle ne parvenait point à découvrir les causes, quel- que effort qu'elle fît.

Ce fut sur ces entrefaites que M. Escoman reparut à Ghàteaudua.

Il arriva dans la soirée, et, le lendemain avant le déjeuner, il fit demander si madame pouvait le re- cevoir.

Suzanne eût bien voulu assister à l'entretien ; elle craignait que les leçons réitérées qu'elle avait don- nées à la jeune femme sur la conduite qu'elle avait à tenir, ne fussent inutiles si son ancienne faiblesse pour son mari venait à se réveiller. Emma, qui

LA MARQUISE d'eSCOMAN 215

craignait que l'intempérance des sentiments de sa nourrice ne la compromît elle-même, finit par lui démontrer que son désir était inexécutable.

M. d'Escoman n'était pas homme à rompre gratui- tement avec une situation engagée ; ce fut en termes hautains, et comme un homme légitimement offensé, qu'il parla du refus que sa demande avait essuyé.

Emma lui répondit froidement, par des représen- tations sages sur le désarroi les aqpées précédentes avaient mis leur fortune ; ce n'était pas une pensée égoïste et personnelle qui avait dicté sa conduite ; la médiocrité ne l'avait jamais effrayée ; mais M. d'Es- coman avait des goûts dispendieux, et il fallait s'ar- ranger de façon à pouvoir toujours les satisfaire. Elle termina en disant à son mari qu'elle était prête à lui faire le sacrifice de quelques économies qu'elle des- tinait à de bonnes œuvres, à lui remettre tout l'argent comptant qu'elle avait entre les mains, mais qu'elle ne consentirait plus désormais à grever son ca- pital»

M. d'Escoman fut stupéfait du calme de celle qui, si peu de temps auparavant, ne pouvait le regarder sans pâlir et sans trembler, et qui, aujourd'hui, l'entrete- nait d'affaires contentieuses avec l'aplomb d'un vieux procureur. Enfin, il fut épouvanté du sang-froid avec lequel elle plaça devant lui l'argent dont elle lui avait parlée

Il fut tenté de le repousser de la main ; mais il se trouvait, sans doute, sous le coup d'un de ces besoins impérieux qui tant de fois ont amené des fils de fa-»

216 LA MARQUISE D*£SCOMAN

mille à transiger avec l'honneur, car il n'obéit pas à cette honnête inspiration.

Au cercle, il se rendit après cfette entrevue con- jugale, M. d'Escoman s'aperçut qu'il avait perdu au- tant de terrain que dans son ménage.

11 s'agissait de reconquérir tout cela.

M. d'Escoman ne manquait pas d'intelligence; il pensa que ce qui pouvait à la fois adoucir le dragon des Hespérides qui gardait le trésor et ramener à lui Tattention générale, c'était un changement radical dans ses habitudes.

Dès le soir même, après le dtner, il demanda à M™« d'Escoman la permission de passer auprès d'elle une partie de la soirée, ce qui peut-être ne lui était pas arrivé deux fois depuis le commencement de leur mariage. 11 fut empressé et galant pour Emma; il fit des frais, inutiles, il est vrai, pour Suzanne, qui n'avait pas cru devoir déroger à ses habitudes quo- tidiennes, et qui, son tricot à la main, avec des allures de chien de garde, s'était solennellement in- stallée sur un tabouret aux pieds de sa jeune mat- tresse.

Vers les dix heures du soir, Emma, qui, pendant que son mari débitait force compliments, avait paru troublée, inquiète, rêveuse, demanda à celui-ci la permission de se retirer ; elle rentra dans sa chambre, et, aussitôt que Suzanne en eut poussé les verrous, elle tomba dans les bras de sa nourrice en fondant en larmes.

Toutes les instances que fit Suzanne pour connaî-

LA MARQUISE d'eSCOMAN 217

tre la causo de cette douleur iqui la bouleversait, fu- rent inutiles; M"»® d'Escoman resta muette.

Quant au marquis, il alla achever sa nuit au cercle.

Son entrée dans le salon vert, jadis en litige, au- jourd'hui conquête légitimée par les traités, y causa quelque émoi. Les heureux possesseurs appréhen- daient que le brillant marquis n'eût assez d'influence et d'audace pour entamer une revendication.

Loin de là; en entrant^ M. d'Escoman se résigna à passer sous les fourches caudines; il jeta humble- ment son cigare dans la cheminée, puis il s'assit à une table de whist qui attendait son quatrième, et de- manda poliment, presque respectueusement à son partenaire, quel était le prix de la fiche.

Celui-ci, un conseiller de préfecture hors d'âge pour exercer son état, lui répondit en balbutiant et eu faisant papilloter ses paupières, sous les larges lunettes rondes qui chargeaient son nez, que l'enjeu ordinaire était de dix centimes, mais que s'il plaisait à M. le marquis. ••

M. d'Escoman ne le laissa pas achever.

-r Le jeu de ces messieurs doit être le mien, dit- il d'un air sérieux et gracieux tout à la fois; c'est à moi me conformer à leurs habitudes.

En même temps, et pour corroborer ses paroles, il tira de sa poche une poignée de menue monnaie qu'il étala devant lui.

Toutes les poitrines se dilatèrent, tous les intéres- sés respirèrent. C'était la première fois que des gros sous avaient ébloui les joueurs.

*3

218 LA MARQUISE D*ESCOMAN

^Le viveur mit tant d'acharnement à défendre quel- ques pièce» de cinquante centimes, tant d'adresse à escamoter ses bâillements, que joueurs et galerie se retirèrent enchantés de lui.

En apprenant le retour de M. d'Ëscoman, Louis de Fontanieu, rompant avec les habitudes casanières et solitaires qu'il avait prises depuis sa liaison avec Mar- guerite, s'était rendu au cercle.

M. de Montglat lui avait fait un tableau si navrant du désespoir qui perçait dans la lettre que le marquis avait adressée in exireniis à Marguerite, qu'il se de- mandait si ce retour subit ne révélait pas l'intention d'une provocation nouvelle ; il ne voulut pas paraître éviter M. d'Ëscoman. Le jeune homme paraissait être dans une disposition d'esprit à souhaiter plutôt qu'à fuir une rencontre, car plusieurs fois pendant la soi- rée, ses regards semblèrent aller chercher la quereUe à laquelle M. d'Ëscoman ne songeait évidemmentpas; au contraire, car, en quittant la salle de jeu, le marquis s'approcha spontanément de son adversaire, lui prit une main que]celui-ci ne tendait pas, la serra avec effusion , lui parla avec une cordialité ami- cale, et finit, lorsque tous les assistants se furent éloignés, lorsque M. de Montglat seul put les enten- dre, par lui demander, avec beaucoup de simplicité et de bonhomie, des nouvelles de Marguerite. . Si Louis de Fontanieu demeura un peu froid à ces avances, en revanche elles enthousiasmèrent le che- valier de Montglat.

^— . Bravo I se disait-il, c'est une jolie revanche; il

LA MARQUISE d'ESCOBIAN 219

a encore un peu pâli en prononçant le nom de la belle ; mais qui donc ici-bas est parfait ?

Et le vieux gentilhomme se frottait joyeusement les mains. En général, il ne croyait pas aux conver- sions, et, moins qu'à toute autre, à celle d'un homme dont il savait le cœur et la cervelle vides. 11 avait de- viné que cette résignation cachait quelque ruse de guerre; quoi qu'il en résultât, elle promettait encore un beau soleil à ses derniers jours.

Dès le lendemain, H. d'Escoman avait réussi dans la moitié de sa tâche; la ville tout entière s'occupait du changement miraculeux qu'une petite absence avait opéré dans sa personne; il était le sujet de l'entretien du grand et du petit monde, des hôtels et des boutiques, et, comme chacun voulait en juger par soi-même, la pauvre Emma, outre les félicitations de ses amies, eut à suWr celles des indifférents.

Nous disons subir ^ car, quelques efforts qu'elle fit, non pas pour jparaître, mais pour se sentir joyeuse, M"« d'Escoman ne trouva plus son cœur aussi com- plaisant qu'il l'était autrefois : il restait triste, et, comme la jeune femme ignorait l'art de feindre Un sentiment qu'elle n'éprouvait pas, pendant toutes ces congratulations, sa physionomie demeura le reflet exact de son cœur.

Aussi, en quittant la marquise, chacun offrait-il de parier cent contre un que le retour de M. d'Escoman à sa femme n'avait rien de sincère.

M. d'Escoman parut ne pas devoir justifier ces in- jurieux soupçons. 11 est vrai que son ancienne flamme

220 LA BfARQUISE d'eSGOMâN

pour Marguerite n'élait pas éteinte; ni les torts graves que s'était donné celle-ci, ni les distractions pari-^ siennes, n'avaient attiédi le souvenir de l'ingrate Dunoise ; mais, malgré ces vagues regrets de ce qu'il n'avait plus, .comme tous les libertins, le marquis pouvait voir une jeune femme, fût-ce la sienne^ sans en souhaiter la possession : il s'englua dans son propre piège, il prit au sérieux le rôle qu'il pré- tendait jouer.

Ce qu'il y eut de plus étrange, c'est que, tout d'abord, et stimulé qu'il était par la froideur que lui témoignait sa femme, il ne s'aperçut pas de la trans- formation qui venait de s'opérer dans ses sentiments.

Seulement, il mit plus d'assiduité dans ses soins, plus d'instances dans ses prières, plus d'ardeur dans ses démonstrations.

Emma l'écoutait d'un air ordinairement distrait; quelquefois elle attachait sur son mari un regard plein d'angoisse et de tristesse, et semblait se dire à elle-même : « N'est-ce donc plus ce Raoul que j'ai tant aimé ? comment son souffle ne fait-il plus fris- sonner mon corps? i>Puis elle poussait un. soupir que souvent suivaient quelques larmes.

M. d'Escoman supposait que le souvenir seul de ses erreurs les faisait couler ; il se jetait aux genoux de sa femme, il lui jurait, par toutes sortes de ser- ments, que ce passé dormait dans la tombe pour ne jamais se réveiller. Ces paroles avaient l'accent de la vérité, et, pourtant, elles ne faisaient que redoubler les sanglots de M°>o d'Escoman.

LA BIARQUISB d'ESGOMAN 221

Quelqu'un suivait avec une avide anxiété les phases de celte réconciliation : ce [quelqu'un, c'était Suzanne Mottet.

Elle aimait trop passionnément l'enfant qu'elle avait nourrie pour ne pas trouver dans son coeur la magnanimité d'un pardon pour le mari, si le sacrifice de ses rancunes eût été nécessaire; mais rien n'é- chappait à sa clairvoyance, ni l'embarras, ni les réti- cences, ni les angoisses de la jeune femme; elle était de plus en plus certaine que M"« d'Escoman ne lui avait pas menti, que ce serait bien en vain que son mari soupirerait désormais.

Suzanne commença parregretter amèrement d'avoir contribué à amener ce résultat; elle en fit acte de con- trition , elle se meurtrit la poitrine, elle offrit sa vie en holocauste , si Dieu voulait la prendre , pour ra- cheter le bonheur de son Emma.

Mais les événements marchèrent, et, avec eux , les conjectures de Su^^nne.

M. le marquis d'Escoman n'avait jamais été homme à soupirer longtemps à une porte , si bien barrica- dée qu'elle fût; on peut juger par de ce qu'il en devait être lorsqu'il possédait en légitime propriétaire la clef de cette porte. Suzanne remarqua chez sa maîtresse , le lendemain du jour son mari avait passé la soirée auprès d'elle , des traces de larmes , des tressaillements nerveux, une décomposition gé- nérale delà physionomie qui lui donnèrent à penser. Un soir enfin, après le départ de M. d'Escoman, Emma fut prise d'une violente attaque de nerfs; au

i22 UL MABQaiS o'ESOOIfAB

nrilieu do désespoir la plongeait le mai de sa chère enOant^Suzanne en diercbala cause. Il Tallait qu'Emma eût un secret et le cachât à sa nourrice, et cette pr^mption fut pour celle-ci la plus poignante des douleurs qu'elle eût éprourées de sa Yie. Seulement, Suzanne n'était pas femme à déployer la moindre patience dans une souffrance de cette nature; son droit à la confiance de sa maîtresse lui semblait sacré; elle se. croyait parfaitement autorisée à yiolenter cette confiance , si , par un enfantillage qu'elle ne comprenait pas, on ne la lui montrait pas aussi abso- lue qu'elle la voulait.

Elle commença une analyse minutieuse de tous les incidents de la vie de M"»» d'Escoman ; elle passa en revue les physionomies de tous ceux qui , depuis six mois , avaient traversé l'hôtel ; sa' mémoire exé- cuta le prodigieux travail de se rappeler non-seule* ment toutes les actions d'Emma, mdisenœre toutes les pensées qu'elle était parvenue à épeler dans les doux regards de la jeune femme; elle les éplucha une h une inutilement; elle ne trouva pas le fil qui pouvait la diriger dans ce labyrinthe , l'initier au chagrin secret qui semblait miner sa mattresse.

Le passé d'Emma était du ton calme et uni d'un beau ciel; le nuage qui portait l'orage dans ses flancs ne s'apercevait pas à son horizon.

Suzanne changea ses batteries, mais ne renonça point h son idée fixe ; au lieu de poursuivre ses re- cherches rétrospectives , elle soumit le présent à son inquisition.

LA MARQUISE d'eSCOMAN 22S

Ce présent aussi semblait défier les soupçons de la gouvernante.

M™« d'Escoman avait une vie méthodique et ré- glée ; elle sortait peu. Le matin , elle allait à la messe ; Taprès-midi, avant le dtner , elle faisait une «courte promenade en voiture ; Suzanne accompagnait la jeune femme à Téglise ; le soir, celle-ci avait avec elle un cocher et un valet de pied, gens qui connais* saient trop bien Tinfluence de la vieille nourrice dans la maison pour ne pas chercher à lui complaire en toutes choses, et surtout en l'avertissant si quel- que événement considérable se fût révélé à eux.

C'était à se désespérer. Suzanne, aux abois, était descendue aux manœuvres de la* curiosité triviale : elle écoutait aux portes, elle ouvrait les lettres adres- sées à Mme d'Escoman; jamais duègne payée par un jaloux ne déploya autant d'adresse, autant d'achar- nement dans sa surveillance. Emma demeura impé- nétrable ; mais en même temps , elle devint plus triste ; les accidents physiques qui avaient alarmé la gouvernante prirent un caractère plus sérieux.

Suzanne finit par abjurer ses soupçons pour attri* buer tout à ce mal interne qui accompagne les ma- ladies d'estomac ou de poitrine , et que les bonnes gens nomment consomption ; elle surmonta ses répu- gnances pour parler à M. d'Escoman et le supplier d'appeler un médecin.

Le jour même elle avait fait cette démarche, au moment le valet de pied venait de replier le mar- chepied , la gouvernante , qui avait aidé sa maîtresse

224 jÊàMQcts. WtscmiÂS

i aMmter en TOitme , «tendit le codier demander

i son camarade oa il derait omidinre madame la

marquisa.

Belle question ! répondît celoÎHÛ , ma- dame la marqobe Ta tous les jours.

Suzanne ne Toulut pas attendre jusqu'au soir pour connaître la promoiade de prédilection de sa maî- tresse ; elle av^t le flair du limier : si froide que fût la Toie t elle la derinait. EQe noua son bonnet , jeta sa mante d'indienne sur ses épaules , assura à son poignet le tameui parapluie dont nous FaTons Tue s'escrimer arec tant de bonheur, et oitreprit brare- ment de rejoindre les deux chevaux anglais qui em- portaient sa mattresse*

En franchissant le seuil de Tbôtel , elle les aperçut qui tournaient à gauche ; sans doute , l'ayenue de Paris était le but de leur course. Elle hâta le pas , prit les rues transversales pour abréger le chemin et interrogea les passants qu'elle rencontra dans le faubourg. Aucun d'eux n'avait vu l'équipage, bien connu» de M. d'Escoman. Suzanne était emportée sur la piste ; elle fit hourvari , rebroussa chemin , et , d'indice en indice , de renseignement en renseigne- ment , elle finit par apprendre qu'on avait vu la voi- ture descendre du côté du Loir.

Au moment la gouvernante dépassait les der- nières maisons , elle vit ce qu'elle cherchait venir au milieu d'un nuage de poussière ; elle ouvrit son pa- rapluie et se masqua derrière lui comme un soldat derrière une Tascine.

LA MARQUISE d'eSCOMAN 225

La promenade était terminée; M™« d'Escoman rentrait à Thôtel; Suzanne ne découvrirait rien au- jourd'hui , en supposant qu'il y eût quelque chose à découvrir.

Comme elle reprenait haleine et essuyait la sueur qui collait à ses tempes les grosses mèches de ses cheveux grisonnants , Louis de Fontanieu passa près d'elle.

La gouvernante ne fit pas la moindre attention à

. ce jeune homme ; il n'avait pas reparu à l'hôtel d'Es-

coman depuis le jour le marquis l'avait présenté

à sa femme , et sa liaison publique avec Marguerite

ne le rendait pas dangereux aux yeux de Suzanne.

Mais, le lendemain, et bien avant l'heure M™« d'Escoman demandait sa voiture, Suzanne était établie à un poste d'observation sur le côté droit de la route, derrière une éminence d'où elle embras- sait l'avenue dans toute sa longueur.

L'équipage vint ; il parcourut quatre fois la pro- menade au trot des chevaux sans s'arrêter , sans que personne s'approchât de la portière. .

Suzanne croyait avoir fait encore une fois buisson creux, lorsqu'elle se croisa , comme la veille , avec Louis de Fontanieu. Elle dressa les oreilles , mit le nez au v^nt et considéra cet amateur des bords du Loir avec plus d'attention qu'elle ne l'avait fait le jour précédent.

A sa grande surprise , elle remarqua sur le visage du jeune homme les traces d'un ennui profond , les stigmates de la tristesse; la mélancolie était empreinte

18.

sur son visage eommeelle Tétait surleTîsaged'EiBma; il était pâle et semblait absorbé par une pensée uni- que*

La gouvernante reriat précipitamment à Tbôtel ; le eocher dételait les chevaux.

Elle entra dans l'appartement de sa maîtresse et la trouva plus abattue , plus pensive que jamais.

Suzanne était pour les moyens héroïques.

Devinez , madame , dit-elle brusquement à sa maltresse , qui je viens de congédier tout à l'heure.

Qui que ce soit , tu as bien fait , ma bonne Su- zanne ; je suis si accaUée, que je désire ne voir per- sonne*

Ah I quand je tous aurai dit le nom du visi- teur , vous m'embrasserez pour remerciment.

Parle I je n'ai aucun goût pour les charades.

Comprenez'vous , continua la gouvernante en se croisant les bras , en cherchant ses accents les plus indignés pour appuyer le mensonge qu'elle allait dire, comprenez-vous l'audace de ce petit monsieur!

Les joues pAles d'Emma se marbrèrent de teintes roses; avant que Suzanne achevât, elle avait deviné de qui sa nourrice voulait parler.

--i Un homme qui nous a insultées , continuait collo-ci, un débauché qui se commet avec laplusdrô- lesso des drôlesses, demander à voir madame! Allons donc!

La gouvernante n'alla pas plus loin dans ses com- mentaires, que, de coutume, elle n'arrêtait pas si brusquement.

LA MARQUISE D ESCOMAN 227

La rougeur d'Emma avait subitement disparu; elle était devenue blanche comme la batiste qui etitourait son cou ; elle interrompit vivement Suzanne pour lui demander un verre d'eau.

En descendant à l'office, la nourrice n'était pas moins émue que sa maîtresse.

Mon- Dieu ! mon Dieu I murmurait-elle, qu'al- lons-nons devenir?

IX

Le seeret de la marqaise.

Suzanne avait effectivenfient surpris le secret de sa maîtresse.

Emma éprouvait pour Louis de Fontanieu un pen- chant (Qu'elle comballait avec énergie, mais qui néan- moins, à chaque défaite, gagnait du terrain dans son cœur.

Dès leur première entrevue, M^e d*Escoman s'était vivement intéressée à ce jeune homme. Il n'avait pas la banalité, la prétentieuse fatuité de tous ceux qu'elle avait rencontrés jusqu'alors: l'enthousiasme avec le- quel elle l'entendit se vouer à son bonheur acheva de faire à Louis de Fontanieu une place exceptionnelle dans ses pensées. Dès le lendemain du jour il lui avait promis de consacrer tous ses efforts à ramener

à

LA MARQUISE D'ESCOMAN 229

M. d'Escoman, elle put juger qu'il avait tenu parole; elle attendit sa visite; elle ne souhaitait, pensait-elle, que le remercier de cette preuve éclatante de dévoue- ment, que causer avec lui de Tingrat Raoul ; mais peut-être obéissaitTelle déjà à une vague inspiration de l'amour, peut-être le germe de tendresse qui était tombé dans son cœur à Tinsu de lA^^ d*Escoman poussait-il ses premiers bourgeons»

Louis de Fontanieu ne vint pas.

Il ne. vint pas, parce qu'il éprouvait un embarras insurmontable à se présenter devant la grande dame à laquelle il avait osé parler d'amour, et qu'il avait si promptemement trahie pour une vulgaire grisette.

La timidité le servit mieux que n'eût pu le faire l'habileté la plus consommée.

Sa réserve à venir réclamer le service rendu fut mise sur le compte d'une délicatesse excessive ; il devint pour Emma un véritable héros de sentiment.

M™e d'Escoman avait si peu vu le monde, que, chez elle, l'esprit du couvent avait survécu au mariage ; on sait le chemin que font ces sortes de héros dans les cervelles des pensionnaires. Elle y pensait le jour, elle y pensait la nuit, et l'amitié qu'elle avait promise à Louis de Fontanieu, amitié pure, que, chaque jour, elle s'attendait à partager ostensiblement avec lui, ne servit*pas peu à lui faire traverser impunément le découragement qu'elle éprouva pendant les premiers jours qui suivirent le départ de son mari. Ce fut alors que Suzanne entreprit, dans sa tactique, de guérir sa maîtresse par l'excès du mal; elle lui reproduisit des

259 LA MAMQCfSE l>'l800MJkS

coofessioDS qne M* d'Escoman n'aTaît probaMemeDt laites à personne. NatoreHement, le chapitre Mar- gamte-FoDtanîea tenait une large part dans Ifô iiar* rations épisodiques de la nourrice.

Emma reconnut alors que le sentiment qu'dle ca- ressait dépassait un peu les bornes amicales qu'elle lui arait 6xées; en entendant Suzanne décrire, dans son st}1e pittoresque et plein d'images, et pour la plus grande humiliation de M. dlEscoman, la passion que Marguerite et Louis de Fontanieu éprouvaient l'un pour l'autre, la jeune femme sentit son coeur se serrer, ses paupières se mouiller de larmes; die s'é« pouranta.

Au mal elle opposa le plus inefficace de tous les remèdes ; elle se dit qu'après tout M. de Fontanieu était bien libre de se choisir telle maîtresse que bon lui semblait, que l'amitié n'avait pas à se préoccuper de ces fugitives amours ; elle s'étourdit sans se con- vaincre.

Ce ne fut qu'après le retour de H. d'Escoman, lorsque Tinlérèt, puis le caprice ramenèrent son époux à ses pieds, qu'Emma reconnut que ce qu'elle avait cru'élre une pensée sans conséquence, était devenu un sentiment dont les racines tapissaient toutes les parois de son cœur.

Entre son mari et elle, il y eut désormais uA fan- tôme, Tantôme implacable dans ses persécutions, qui trompait tous les efforts qu'elle faisait pour l'écarter, qui résistait à toutes ses prières, qui trouvait moyen de se glisser entre ses paupières et sa prunelle, lors*

LA BfARQUISE d'ESCOMAN 231

qu'elle fermait les yeux pour ne plus Tapercevoir. Cette image la suivait partout, elle l'accompagnait, dans les promenades qu'elle faisait avec son mari, elle écoutait leurs causeries, elle avait sa place dans la chambre à coucher.

Plusieurs fois, lorsque M. d'Escoman voulut donner à sa femme un baiser, il vit celle-ci tressaillir d'épou* vante ; il avait semblé à Emma sentir se poser sur ses lèvres les lèvres brûlantes du spectre auquel le trouble de sa conscience pré tait un corps et une vie. ' Et ce spectre n'était pas muet ; il avait un langage que le cœur d'Emma percevait se.ul, mais qu'il per« cevait clairement ; des accents auxquels tout le corps de la jeune femme vibrait comme une feuille au souffle de la brise ; des paroles navrantes de douleur et de reproche, si parfois elle cherchait à se sous- traire à son obsession.

Sous l'empire du travail qui se faisait dans l'ima- gination d'Emma, cette obsession devint, pendant quelque temps, assez puissante pour dominer sa rai- son, pour que M«>« d'Escoman n'eût pas la force de se refuser à ce qu'elle exigeait, même quand cela sortait du domaine de la rêverie. C*est ainsi que plusieurs fois, et malgré les reproches de sa conscience, elle avait été ramenée aux lieux où, pour la première fois, elle avait aperçu Louis de Fontanieu, et celui-ci était conduit par des sentiments à peu près identiques à ceux-là.

Des passions de ce monde, Suzanne n'en compre- nait ^ue deux : l'amour d'une nourrice pour son

232 LA MARQUISE D^ESCQMAN

nourrisson, amour auquel elle pardonnait toute exa« gération, et celui dont elle circonscrivait très-mes- quinement l'étendue et qu'une femme peut éprouver pour son mari; il lui semblait impossible que la timide jeune fille aux yeux baissés, à la voix douce, à l'accent pudique, telle que la gouvernante aimait à se représenter Emma, arrivât jamais à une exaltation de sentiments qu'elle regardait comme une mons- truosité dont les garnements tels que MM. d'Escoman et de Fontanieu pouvaient seuls offrir des spécimens.

Elle fut donc aussi surprise qu'épouvantée lorsque le trouble profond* qu'éprouvait le moral d'Emma réagit sur sa pensée, lorsqu'elle la vit, après avoir langui pendant quelque temps, tomber sérieusement malade.

Le médecin de M°>® d'Escoman diagnostiqua fort habilement les causes de la maladie. Les organes ne semblaient affectés que par répercussion ; le désordre se manifestait par des accidents nerveux et cérébraux intermittents. Il soupçonna une profonde secousse morale, et, naturellement, il l'attribua aux chagrins que M. d'Escoman avait donnés à sa femme.

Suzanne, à laquelle Thomme de science commu- niqua ses impressions, les conûrma ; mais intérieu- rement elle commençait à sentir ses opinions sur l'a- mour conjugal de sa maîtresse faiblir et s'ébranler.

Elle n'eût pas souffert qu'une autre qu'elle veillât j[me d'Escoman ; elle passait toutes les nuits assise au pied du. lit, à moitié perdue dans les plis des larges rideaux qui le drapaient, et, à la lueur vacillante de

LA MARQUISE d'eSCOMAN 233

la veilleuse, elle suivait tous les mouvements que la respiration oppressée d'Emma imprimait à sa poi- trine ; elle s'absorbait dans la contemplation de la tête de la jeune femme encore gracieuse dans sa pft« leur, et, de temps en temps, elle écartait les den- telles de l'oreiller pour la mieux voir.

Une nuit que la fièvre avait empourpré les joues de la malade, que ses accès la tenaient dans une agitation continuelle quoiqu'elle sommeillât, il sem- bla à Suzanne avoir entendu les lèvres de la marquise murmurer un nom d*homme avec un accent de tendresse indicible.

Quelques jours après, le docteur, que Suzanne in- terrogeait quotidiennement et avec angoisse sur l'état de sa maîtresse, répondit par un hochement de tête significatif dans son mutisme.

Un cataclysme bouleversant les mondes n'eût "pas produit plus d'effet sur Suzanne que cette sentence muette ; elle poussa un cri terrible, celui d'une lionne à laquelle des chasseurs viennent de ravir ses lion- ceaux, et rentra dans la chambre d'Emma.

Sans réfléchir que les transports de sadouleur pou- vaient effrayer sa maîtresse, aggraver considérable- ment son mal, elle se précipita sur le lit d'Emma, la souleva entre ses bras, la serra contre sa poitrine et couvrit de baisers et de larmes le visage de la jeune femme. Elle avait entrevu le fantôme de la mort ; son premier mouvement était de se jeter «ntre lui et sa victime, pour la défendre pied à pied, pour ne se la laisser enlever que morceau à morceau.

2dh - l'A MARQUISE d'eSCOMAN

Puis ce furent des paroles incohérentes, empreintes de rivresse de la passion, du délire du désespoir, entrecoupées de sanglots et de cris de rage, que ce coup porté aux entrailles delà mère arrachait à cette nature sauvage et primitive ; elle était terrible, et, rinstant d'après, elle redevenait tendre ; elle mena- çait et elle suppliait tour à tour. Elle berçait Emma, comme elle le faisait jadis avant de la poser endor- mie dans son berceau. Pour la première fois, elle prononça devant elle le nom de Louis de Fontanieu, mais sans un reproche pour la passion de la jeune femme, que le danger qu'elle courait amnistiait aux yeux de la nourrice. Bien mieux : ce fut celte der- nière qui se chargea de la justification d'Emma, et non-seulement, dans son exaltation désolée, elle ap^ prouva la passion de celle-ci, mais encore elle lui promit que cette passion serait payée de retour, comme elle eût fait d'un joujou pour apaiser les cris d*un enfant.

Mourir! disait-elle, mourir, toi, avant moi! est-ce que c'est possible? est-ce que le bon Dieu fait de ces choses-là*^ est-ce qu'il n'envoie pas l'hiver avant le printemps? Il en sait plus long que les mé- decins, le bon Dieu! et lui seul nous fait vivre ou mourir. Les médecins, ajoutait-elle avec un sourire de mépris ironique , est-ce que nous avons besoin d'eux? est-ce que je ne suis pas là, moi? est-ce que j'allais les chercher lorsque tu étais malade autrefois? Ahîahl ah! les médecins, s'ils pouvaient savoir comme je me moque de ce qu'ils disent., Tu gué-

LA AfARQUISB d'eSGOMAN 235

riras... Oui, elle guérira bientôt, mon Emma, je le veux, moi! D'abord, il ne faut pas que tu te laboures le cœur avec un tas de chagrins... Des chagrins, toi! et pourquoi, grand Dieu? Qui donc a pensé à te dé- * fendre de Taimer, ce M. de Fontanieu, si tu l'aimes ? Ton mari ? Avec ça que ce n'est pas lui qui t'en a donné l'exemple ! S'il y a une pierre à jeter, est-cç que c'est sur toi qu'elle peut tomber? On ne'peut pas vivre sans aimer quand on est jeune; c'est la conso- lation de nos tristesses, à nos autres pauvres femmes. Ça n'est pas possible autrement ; je le sais bien, moi ; j'ai passé par tout comme une autre. - Suzanne se calomniait à plaisir. Sois donc tranquille, repre nait-elle ; voyons, tu sais si jamais je t'ai donné un mauvais conseil. Eh bien, crois-moi lorsque je te dis de chasser ces vilaines afflictions qui, seules, causent tout ton mal. 11 n'y a pas de conscience plus nette que la tienne ; après tout ce qu'on t'a fait, tout t'est permis. Allons, reprends courage, va ! dans quelques jours, tu seras belle, et, lorsque auras recouvré la santé, il est impossible que tout ce que tu souhaites ne s'accomplisse pas.

Emma se trouvait en ce moment dans cet engour- dissement qui suit la fièvre; elle fut d'abord plus sur- prise qu'épouvantée de l'exaltation de la gouver- nante ; puis, lorsque Suzanne arriva à répéter le nom que sans cesse disait le cœur de la jeune femme, elle ferma les yeux comme si elle eût craint de voir s'envoler un songe consolateur, et elle s'endormit souriante, presque calme, aux perspectives que la

236 LA BIARQUISE D*ESCOMAN

nourrice, entrée de plain-pîed dans son sujet, aper- cevait déjà à riiprizon de ses amours.

Une légère amélioration suivit cette crise et con- firma Suzanne dans les orgueilleuses idées que nous lui avons entendu exprimer^ et que le désespoir lui avait inspirées. Le docteur fut, à ses yeux, convaincu d'ignorance notoire ; non-seulement elle ne lui de* manda plus son opinion sur l'état de M™« d'Escoman, mais elle affecta même de répondre avec un laco- nisme insultant aux questions qu'il se permettait de lui adresser sur ce qui s'était passé dans l'intervalle de ses visites.

On doit bien penser que Suzanne ne se borna pas à une expérience des moyens curatifs qui lui avaient réussi.

Chaque fois qu'elle se trouvait seule avec Emma et Dieti sait si elle était en défaut de prétextes pour ' en multiplier les occasions elle faisait rouler l'en- tretien sur Louis de Fontanieu; la bonne femme ne connaissait que très -superficiellement le jeune homme, et cependant elle parlait de lui comme si elle eût été la confidente de toutes ses pensées ; elle le dotait de toutes les vertus, elle lui prêtait tous les agréments ; pour justifier sa maîtresse, Suzanne ne reculait devant aucune hyperbole.

En général, on poétise beaucoup trop les maladies humaines; pour rester vraies, elles ont besoin d'être matérialisées davantage ; ordinairement, tout s'étiole, tout se rapetisse, tout s'amoindrit dans ce prélude à la décomposition prochaine. La machine humaine

LA MARQUISE D*£SCOMAN 237

ressemble alors à un tissu dont une liqueur corrosive aurait écarté, affaibli tous les fils, et emporté en même temps la couleur. L'action du mal se borne rarement à des ravages physiques; le plus souvent, il atteint les facultés intellectuelles et jusqu'au! senti- ments.

La conscience du bien et du mal avait perdu, chez Emma, de sa lucidité depuis qu'elle souffrait. Elle ne songeait pas à repousser la coupe empoisonnée qu'on présentait à ses lèvres; n'y trouvait-elle pas l'en* gourdissement de ses douleurs? ne lui apportait-elle pas l'espérance, qui est la santé, la vie?

Mais, lorsque les forces lui revinrent, l'instinct du devoir ou tout autre sentiment se réveilla, et la lutte recommença contre la passion qui s'était infiltrée dans son âme. Un jour qu'elle était déjà convalescente, elle répondit à sa nourrice, qui, comme d'habitude, s'étendait complaisamment sur le texte favori de ses causeries, sur le bonheur futur qui attendait son en- fant, que ce bonheur n'était point fait pour elle, qu'elle ne saurait le goûter sans crime, et que, d'ail- leurs, il existait de bien autres empêchements à sa réalisation.

Alors, rougissant de honte, elle prononça le nom de Marguerite Gélis, et cacha sa tête dans le sein de la nourrice en le baignant d'un déluge de larmes.

Suzanne fut atterrée.

Elle avait fait de si larges enjambées dans le do- maine de la fantaisie, qu'elle s'y était complètement égarée. En modelant un Louis de Fontanieu fantas-

238 LA MARQUISE 0*ESCOMAN

lique, en casant sa maîtresse dans le cœur de ce pro- duit de son imagination, elle avait totalement oublié que, dans l'original, la place était prise.

Pour la seconde fois, elle vit la fosse s'ouvrant béante pour engloutir son Emma; mais elle s'y fût précipitée elle-même plutôt que de l'y laisser tomber.

Le lendemain, elle demanda à une femme de cham- bre de la remplacer auprès de M™« d'Escoman, et elle demeura absente pendant une partie de la jour- née.

XVII

Trop léger pour les gens vertaeax^ trop vertueni pour les gens légers.

Quoi que ftt Marguerite , quelques ressources de coquetterie qu'elle dépensât, non-seulement elle ne pouvait reconquérir sa puissance sur le cœur de Louis de Fontanieu , mais encore, ce qu'elle avait eu d'influence sensuelle elle le perdait tous les jours.

L'échec était complet pour la pauvre fille , et ce- ^pendant elle était encore loin de se douter de son malheur, de supposer que le seul sentiment qui re- tînt près d'elle Louis de Fontanieu, c'était la convic- tion de la douleur profonde qu'il lui causerait en rompant avec elle.

Hâtons-nous de justifier Louis de Fontanieu, sur lequel ceux qui ont le goût difficile feraient à coup sûr , retomber tout Topprobre de la situation ; ajou-

2[|0 LA MARQUISE D*ESCOMAN

tons qu'avec infiniment.de bonne volonté Marguerite se montrait essentiellement maladroite.

Par une mutuelle surprise de leurs sens , elle était devenue la maîtresse du jeune secrétaire; elle n'igno- rait pas que le cœur n'avait eu aucune part à ce dé- noûment de leur rencontre; elle l'avait dit elle-même à Louis de Fontanieu ; elle avait entendu , le soir du souper, le récit de tout ce beau projet du jeune homme de rendre M. d'Escoman à sa femme. Un soupçon la mordait donc au cœur : c'est que ce re- froidissement pour elle , que Louis de Fontanieu pouvait bien ne pas lui avouer , mais qu'il lui laissait comprendre malgré lui, était le résultat de son amour pour une autre.

Chaque femme a dans sa physionomie un carac - tère spécial dont la nature lui a permis d'user et même d'abuser. Pour Tune , c'est la joyeuse hu- meur ; pour l'autre , c'est la mélancolie et les larmes; mais pour- toutes , il est dangereux d'usurper sur le domaine de ses rivales , presque aussi dangereux qu'il l'est à une brune de se parer d'un turban blanc, à une blonde de charger sa tête de fleurs écartâtes ; ce sont de ces excentricités que les reines seules peu- vent se permettre : les reines sont belles par droit de naissance.

Marguerite ne se doutait pas de ce principe élé- mentaire, et, dans ses ardeurs de plaire à son jeune amant , elle se heurtait chaque jour à des impossi- bilités.

Ce n'était ni le rire , ni la gaieté , ni le sentiment

LA MARQUISE d'eSCOMAN 2&1

que Dieu avait donnés à exploiter à Mai^erite; elle avait des yeux qui protestaient également contre Tun et contre l'autre , des yeux morbides , tout charnels, de ces yeux que Ton aime à voir de temps en temps à sa mattresse , mais qu'on verrait avec désolation stéréotypés à jamais au-dessous de ses sourcils.

Ces malheureux yeux apportaient des démentis continuels aux paroles de leur propriétaire ; ils ju- raient contre toutes les attitudes que celle-ci ébau- chait, soit qu'elle essayât, en se montrant folâtre, de dérider la figure assombrie que Louis de Fonta- nieu apportait à tous leurs entretiens , soit qu'elle voulût, pour le charmer , reproduire ce qu'elle ap- pelait les airs penchés de M™» d'Escomân. Ils s'in- surgeaient contre toutes ces tentatives; ils chan- taient leur note , toujours la même , et la monotonie des avances qu'ils faisaient , à l'insu même de Mar- guerite, corroborait l'indifférence avec laquelle on était arrivé peu à peu à les accueillir.

11 n'y a pas d'estomacs plus dégoûtés que ceux qui ont bien dîné, Louis de Fontanieu vivait de rêverie, mais il est des natures auxquelles elle suffit pour les rassasier.

Ce n'était pas tout ; Marguerite ignorait aussi tous les dangers de la contradiction; nature vulgaire , in- capable de comprendre toutes les pudibondes déli- catessesd'un amour pareil à celui que le jeune homme nourrissait dans le tabernacle de son cœur , au lieu de s'ouvrir des voies insidieuses et détournées qui peut-être lui eussent réussi , elle attaquait de front

242 LA MARQUISE d'eSCOMAN

la passion qui faisait obstacle à ses désirs, et elle l'at- taquait maladoitement , de façon à en doubler la force, en débitant nombre de calomnies sur M™« d'Es- coman, calomnies qui obligeaient son interlocu- teur à s'appesantir sur les qualités de celle qu'il ai- mait.

Essayait-elle de la mélancolie , c'était pis encore.

La mélancolie véritable appartient aux âmes d'une certaine vigueur ; les natures débiles ne connaissent que la tristesse , qui lui ressemble , mais qui n'a point ses partis pris , ses contours accusés.

La pensée incessante qui travaillait l'esprit de Louis de Fontanieu lui rendait toute distraction insipide ; mais il n'avait pas plus la force de les fuir qu'il n'avait le courage de les rechercher; il les subissait parce que, dans l'état de son cœur, tout mouvement , tout effort lui était devenu antipathique , comme le bruit que Ton faisait auprès de lui quand il voyageait dans le pays des songes.

C'est ainsi qu'il continuait ses visites à Marguerite Gélis , c'est ainsi qu'il restait son amant , par un tri- ple sentiment de bonté , de délicatesse et de devoir.

Puis il faut tout dire— le chevalier de Montglat lui avait fait comprendre qu'ayant, par sa volonté ou autrement, fait perdre à Marguerite sa position, il n'était pas le maître de se soustraire à la responsa- bilité de la destinée de la pauvre fille. Aussi lui dis- tribuait-il largement l'argent qu'il avait gagné au jeu , prodigalité qui rassurait tant bien que mal sa conscience.

LA MABQTTISE D*ESCOMAN 243

Au reste , le rôle de victime est celui qui ofrre le plus de consolations secrètes à ceux qui le subissent; ce n'était pas sans une certaine exaltation que Louis de Fontanieu songeait qu'il s'était sacrifié au bon- heur de l'objet de son culte , et alors , et surtout depuis le retour de M. d'£scoman , il se considérait comme obligé de le sauvegarder à jamais; il se serrait contre Marguerite pour empêcher celui-ci de songer h la belle Danoise. D'un autre côté, la maladie d'Emma le rapprocha du mari ; les nouvelles que l'on donnait dans le monde de la situation de la jeune femme étaient incertaines et contradictoires. Louis de Fonta-* nieu, plein d'angoisses, errait autour de l'hôtel dans l'espoir de rencontrer Suzanne ; mais la gouvernante ne quittait pas sa maîtresse , et force fut à Louis de Fontanieu de s'adresser à M, d'Escoman lui-même,

Emma avait tpop peu ce qu'il fallait pour fixer un libertin, pour que M. d'Escoman poursuivît long- temps la réalisation du caprice conjugal ou du calcul intéressé qui l'avait rapproché de sa femme. Voyant la résistance inattendue qu'opposait Emma à ses dé- sirs , il revint à ses anciennes habitudes; la maladie de sa femme détermina une recrudescence; le mar- quis reformait son ancien bataillon de viveurs : il ne douta pas qu'il n'y enrôlât son successeur auprès de Marguerite ; il avait plus d'une raison pour y tenir. Aussi se montra*t-il plein de cordialité enthousiaste vis-à-vis de celui-ci , tout en lui répondant fort lé- gèrement toutefois sur ce qu'il ne supposait pas in- téresser si vivement son ancien adversaire.

2kk I^ MARQUISE d'ESCOMAN

Louis de Fontanieu fut enchanté de cet accueil, qui lui promettait que s'il n'avait pas , comme il l'eût souhaité, sa place au chevet d'Emma, il pourrait tout au moins se tenir au courant des progrès de sa maladie.

Quelque temps après, il eut une autre raison de s'applaudir de la sympathique amitié que M. d'Esco- man manifestait à son égard.

Ses apparitions chez Marguerite, du moment le marquis paraissait ne plus songer à son ancienne maltresse, étaient redevenues de plus en plus rares : cependant il arriva qu'un jour, en descendant Tes- calier mal éclairé de Marguerite Gélis, il se croisa avec une femme dont la physionomie et la tournure le frappèrent : dans l'ombre, il lui sembla reconnaître en elle la gouvernante de M™» d'Escoman.

La présence de Suzanne dans la maison de Mar- guerite lui sembla étrange ; il était déjà dans la rue avant d'avoir fait toutes ses réflexions; mais il ne ré- sista pas à sa curiosité, il remonta Tescalier.

Marguerite occupait le premier étage dans la mai- son de la rue des Carmes ; le second se composait de trois mansarde : les garçons du chapelier qui avait sa boutique au rez-de-chaussée couchaient dans deux de ces chambres et n'y rentraient que le soir ; la troisième servait de domicile à une fabricante de chaussons de lisière que l'on nommait la mère Bri- gitte , et qui avait avec elle un enfant de dix à onze ans, que la mort de la fille et du gendre de la pauvre vieille avait fait orphelin et mis à sa charge.

hfi MARQUISE D*BSGOBiilN 21i5

Mai^uerite , âme charitable comme toutes les bon- nes filles , avait souvent apitoyé Louis de Fontanieu sur les malheurs de la mère Brigitte; il avait, en conséquence, remis pour le malheureux ménage quelques aumônes à sa maîtresse ; une nouvelle au- mône était un moyen d'introduction tout trouvé.

11 heurta résolument à la porte de la mansarde.

Son doigt roulait encore sur les ais, que cette porte s'ouvrit et que la mère Brigitte parut sur le seuil ; il semblait tant la réponse succéda promptement à l'appel que la bonne femme attendît celle visite.

Elle fit une révérence à' Louis , qui profila du mou- vement par lequel elle semblait rentrer en terre , pour embrasser d'un coup d'oeil l'intérieur du taudis; ce qui , à la vérité , n'était pas difficile.

Il vit Nicolas c'était le nom du petit garçon dont toute l'attention était si bien absorbée par deux occupations simultanées , qu'il ne se retourna pas au bruit.

D'une de ses mains, Nicolas s'était fait un peigne, et il la promenait avec acharnement dans sa cheve- lure hérissée; de l'autre, il essayait de prendre un avant-goût du dîner et de saisir quoique relief dans le poêlon posé sur un fourneau de terre, poêlon d'où s'échappaient des spirales de vapeur^ont l'odeur ap- pétissante expliquait assez l'empressement qu'appor- tait maître Nicolas à utiliser les loisirs que lui laissait sa grand'mère.

Pas une des trois chaises qui composaient tout l'a- meublement n'était dérangée; le galetas sombloit

2/|6 LA MARQUISE D*ESCOMAÎÏ

trop étroit pour que quelqu'un,. n'eût-il pas l'étoffe de Suzanne, pût y dissimuler sa présence. Décidé- ment, ce n'était pas chez la mère Brigitte que venait la nourrice de M"e d'Escoman, si c'était elle.

Louis de Fonlanieu interrogea la vieille ; mais elle était sourde et ne lui répondait que par de nouvelles révérences qui touchaient à la génuflexion et par de chaleureuses actions de grâce à propos des charités qu'elle avait reçues. -

Vivement intrigué, Louis de Fontanieu, après avoir laissé à la vieille une pièce de cinq francs, poursuivit ses investigations. Les ouvriers chapeliers laissaient assez ordinairement leurs portes ouvertes; il visita les deux autres mansardes, il escalada le grenier; nulle part il ne rencontra la moindre trace de celle dont il venait de frôler la robe dix minutes* auparavant.

Cela tenait du merveilleux, et cependant il parais- sait tout à fait improbable au jeune homme que dame Suzanne eût des ailes. Sans s'expliquer ce mystère, il en conclut qu'il était l'objet de l'espion- nage de la gouvernante.

Cette supposition avait un bon et un mauvais côté : s'il était épié, c'est que l'on s'occupait encore de Louis de Fontanieu à l'Jiôtel d'Escoman, d'où cependant il se tenait éloigné .

Seulement, d'après la conversation qu'il avait eue avec Suzanne, il ne pouvait lui croire que de très- malveillantes intentions cachées sous la sollicitude qu'elle témoignait quant à ses actions.

tA MARQUISE D^ESCOMAK 2{|7

Quoi qu'il en fût, il se promit de surmonter sa honte, de vaincre sa timidité et d'aller exposer hum- blement, sincèrement, sa conduite à la marquise, aussitôt que celle-ci serait en état de le recevoir.

Aussi, comme nous le disions tout à Theure, s'ef^ força-t-il de se mettre à Tunissondes bons sentiments que manifestait M. d*£scoman à son égard.

11 comptait sur lui pour l'introduire auprès d'Emma la seconde fois, comme il en avait été de la première.

Cette future entrevue, dès l'instant il en eut conçu la pensée , ne cessa plus d'occuper son esprit ; il préparait tout ce qu'il pourrait dire à la jeune femme, il cherchait à prévoir ses réponses; et, d'a- vance, son cœur tressaillait à l'idée de se retrouver auprès d'elle.

Deux jours après celui qui suivit la rencontre ex- traordinaire qu'il avait faite dans l'escalier de Mar- guerite, Louis de Fontanieu, qui rôdait dans les en- virons de l'hôtel d*Escoman, aperçut M. de Montglat se dirigeant de son côté.

Quoiqu'il fût sept heures du matin, le chevalier était en costume de bal et en cravate blanche.

Le vieux gentilhomme s'était probablement at- tardé dans quelque orgie, qu'il avait greffée sur la soirée honnête qui avait nécessité cette toilette, dont rharmonie, ordinairement si parfaite, se trouvait considérablement dérangée. Son gilet était ouvert et débraillé ; il avait détaché les boutons qui attachaient son pantalon collant au-dessus de ses chevilles ; sa chemise témoignait contre sa sobriété par plus d'une

243 LA MARQUISE D^ESœMAN

souillure îougeâlre; pour se garantir du froid du matin, il avait relevé le collet de son habit, collet que l'on portait, à cette époque, d'une hauteur exa- gérée et qui, dans cette position, formait comme un capuchon autour de sa tète. D'aussi loin que le dievalier, qui, malgré l'excentricité de sa tenue, semblait fort à son aise, aperçut son jQune ami, il vint droit à lui.

Eh bien, dit-il en indiquant la maison de Ifme d'Escomanparun clignement deses yeux pleins de malice, nous y pensons donc toujours ?

Louis de Fontanieu savait par expérience qu'avec M. de Montglat il était inutile de feindre; il avait pu apprécier le fonds de loyauté que les désordres d'une vie agitée avaient laissé dans l'&me du vieux roué. Malgré les apparences de légèreté du cheva- lier, il le reconnaissait pour incapable de trahir la confiance de ceux auxquels il avait dit de compter sur son amitié.

Toujours, répondit-il simplement.

Je ne me lasserai pas de vous crier : Fou! ar- chifoul Que diable voulez-vous faire d'un cadavre? Car elle se meurt, dit-on.

Le jeune homme changea de couleur à cette funè- bre supposition.

Au contraire, reprit-il, elle va mieux.

Tant pis, morbleu! tant pis pour vous,

Comment, tant pis ?

Oui, tant pis pour vous; j'ai fait tout ce qui a dépendu de moi pour détacher de votre cerveau la

LA MARQUISE D*ESCOMAN 2^9

lubie qui y a poussé comme une loupe, et je vou- drais bien ne pas avoir perdu mon temps. Mais son- gez donc, mon pauvre garçon, que, si elle en ré- chappe, délaissée de nojiveau par son mari, elle aura vingt raisons pour une de se faire dévote, et qu'elle se gardera bien d'y manquer.

Je vous avoue que cette perspective elle-même ne m'épouvanterait pas,. chevalier.

Vous êtes brave, vous; mais une dévote, mon très-cher, ça espère toujours que le bon Dieu lui tiendra compte, en l'autre monde, des jours de pur- gatoire qu'elle inflige, en son nom, à ses amoureux dans celui-ci.

Pour elle, je risquerais l'enfer I

Voyons, je vous en prie, Fontanieu, soyez raisonnable, ne pensez plus à celte femme. Si vous saviez combien vous êtes changé à votre désavan- tage depuis quelque mois; c'est sérieusement que je vous parle.

C'est sérieusement que je vous réponds qu'il est impossible de modifier un sentiment aussi vio- lent que celui que j'éprouve pour elle.

Éprouvez-le tant que vous voudrez alors; mais, sacrebleul prenez garde au moins de devenir ridi- cule ! s'écria le chevalier avec un mouvement de co- lère qui fit retomber le grand collet de son habit et dégagea son visage,

Je ne vous comprends pas; expliquez-vous, fit Louis de Fontanieu.

Certainement que je m'expliquerai; c'est un

250 U MARQUISE d'eSCOMÀN

service à vous rendre et je n'y faillirai pas. Ma colère contre d'Escoman est assoupie, c'est vrai ; j*ai bien prouvé que, malgré leurs beaux semblants, ces mes- sieurs les roués d'aujourd'hui ne nous allaient pas à la cheville, à nous autres les voltigeurs de Louis XV, comme ils nous appellent. J'ai découvert la feuille d'argent qui donnait à ce vilain cuivre une appa- rence d'orfèvrerie, et tout le monde en a pu juger. Nous sommes quittes, c'est certain. Cependant, entre vous et lui, je ne saurais hésiter et m'empêcher de vous recommander un peu plus de méfiance.

Que voulez- vous dire?

Ne comprenez-vous donc pas que d'Escoman veut une revanche et que, cette revanche, il espère la prendre sur le terrain même il a été battu?

Sur Marguerite ?

Parbleu I

Oui vous le fait penser, chevalier? M. d'Esco- man n'a pas mis le pied chez elle depuis son retouc à Châteaudun.

C'est possible; mais il s'y fait représenter par un émissaire.

*- Bah I fit Louis de Fontanieu, qui ne parut ni aussi surpris, ni aussi épouvanté de cette ouverture que le désirait le chevalier,

Bah ! fil M. de Montglat en imitant ironique- ment l'inflexion de voix de son interlocuteur, ne tenez pas à Marguerite si bon vous semble ; mais au moins, défendez votre honneur qui est engagé.

Louis de Fontanieu ne put s'empêcher de sourire

LA MARQUISE d'ESCOMAN 251

en entendant la singulière attribution que le vieux gentilhomme donnait à son honneur.

Et cet émissaire, encore faudrait-il le connaître, se faâta-t-il de dire pour dissimuler le mouvement de sa physionomie.

Je vous donne en dix mille à deviner qui il peut être.

Mettons que- j'aie prononcé neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf noms sans rencontrer juste, chevalier, et dites-moi tout de suiie le dix millième.

C'est Suzanne, mon ami, c'est celte espèce de Gent-Suisseque l'envoyait toujours avec la marquise, et dont ce diable de l'Escoman est arrivé à faire son âme damnée.

Ce n'est pas possible, chevalier.

Pas possible? Je l'ai vue, vous dis-je, vue de mes yeux, sortir deux fois, et à deux jours diffé- rents, de la maison de votre maîtresse.

C'est invraisemblable tout au moins; Suzanne avait pour le marquis une aversion qui touchait de bien près à la haine.

Dame I à moins que ce ne soit la marquise qui l'envoie... Au lait, la marquise a peut-être l'idée de faire de Marguerite sa demoiselle d'honneur.

Louis de Fontanieu promit à M. de Montglat de profiter de son avis; il était tout pensif lorsqu'il quitta son vieil ami.

Cette coïncidence bouleversait ses idées, dépassait toutes ses suppositions.

252 LA MARQUISE d'eSCOMAN

Dans la matinée même, il avait pris deux partis.

Le premier était celui de rompre avec Marguerite.

Il se débarrassait ainsi d'une surveillance désagréa- ble et fatigante, et sauvegardait tout naturellement de la sorte ce que le bon chevalier appelait son hon- neur; il serait plus à Taise pour se représenter de- vant M™« d'Escoman lorsqu'il aurait à lui apporter le témoignage de cette rupture, pour lui prouver la sincérité du récit qu'ij comptait lui faire des péripé- ties de sa liaison.

La seconde des résolutions de Louis de Fontanieu avait trait à Suzanne.

Le jeune homme était décidé à s'assurer, à quel- que prix que ce fût, si c'était vraiment Suzanne qui s'était montrée dans la maison des Carmes el à décou- vrir quel intérêt pouvait l'y appeler.

Ces deux partis, il résolut de les mettre à exécution le jour môme.

XVlll

il est prouvé qu'il est plus dangereux de se tirer une épine du pied que de se Ty mettre.

A quatre heures, en quittant son bureau, Louis de Fontanieu se rendit chez Marguerite. Il marchait rar pidement, comme un homme auquel la résolution n'est pas habituelle, et qui ne la conserve que par la sureicitation..

En tournant l'angle de la rue des Carmes, il se trouvait en face de la maison demeurait Margue- rite. Ordinairement, c'était de sa fenêtre que la jeune femme lui envoyait son premier baiser.

Ce jour-là, la figure n'était pas dans son cadre. C'était la première fois que pareille chose arrivait.

Louis de Fontanieu trembla que Marguerite ne fût sortie ; il se sentait merveilleusement disposé pour

13

S;54 LA MARQUISE D*ESCOMAN-

procéder à l'exécution qu'il méditait ; il eût été dés- espéré d'être forcé de la remettre ; il ne savait pas si jamais il pourrait arriver à hausser sa volonté au diapason elle était parvenue.

En franchissant les premières marches de l'esca- lier, il entendit des éclats de rire étouffés; il recon- nut l'organe de la future victime.

Elle semblait plus gaie, plus rieuse qu'elle ne l'é- tait depuis quelque temps, c'est-à-dire depuis que Louis de Fontanieu se bronzait à l'endroit de ses agaceries provoquantes.

^ Viens I lui cria-t-elle du haut de Tescalier. Ah 1 si tu savais quelle curieuse histoire j'ai à te raconter I

Mais, comme la narration promise n'enlevait rien aux droits que Marguerite s'attribuait, lorsque son amant parut au premier étage, elle l'enlaça de ses bras et l'embrassa avec l'énergie qui lui était habi- tuelle.

Elle était encore suspendue au cou du jeune homme lorsque celui*ci dépassa la pénombre de i^escalier; alors seulement^ la lumière frappant di- teclement la figure de Louis de Fontanieu, l'ë^claira, et Marguerite put apercevoir le visage sombre contre lequel son visage rayonnant s'appuyait.

Ses mains se désenlacèrent, elle recula ;le deuï pas ; les sourcils froncés, la physionomie presque menaçante du jeune homme indiquaient un orage.

Mon Dieu! qu'as-tu? demanda-t-elle.

J'ai à vous parler, Marguerite, répondit Louis,

^ Ma foi, tant mieux! répondit la jeune femme

LA MARQUISE d'eSCOMAN 255

en essayant de se faire du badinage un paraton- nerre; tant mieux I car, c'est une justice à te rendre, si, depuis quinze jours, j'étais devenue sourde, ce ne serait certes pas toi que l'on pourrait accuser de m'avoir brisé le tympan en me disant que tu m'ai- mes.

■^ Ce que j'ai à vous dire est plus sérieux que cela, Marguerite.

Tu me fais peur, Louis I... Voyons, peut-être as-tu écouté quelque méchant propos sur mon compte. Hais non, tu n'y aurais pas cru un seul in- stai\t, n'est^e pas ? Chaque femme a, dans sa vie, rencontré un homme auquel il lui est impossible de ne pas être fidèle. C'est sur sa conduite avec celui-là qu'il faut la juger ; avec d'autres, les fautes qu'elle commet ne sont plus des fautes. Est-ce que je pour- rais te tromper, toi?... Tiens, quelquefois je me de- mande si cela me serait possible, et il me semble que tout mon être se révolte à la pensée d'une semblable trahison I

^- Je ne vous accuse point, Marguerite ; au con- traire, je vous rends cette justice que je n'ai pas un reproche à vous adresser*

Eh 1 ce sont ces choses sérieuses qui me donnaient la chair de poule ? Bravo, alors I Seule- ment, mon petit Louis, ne nie dis plus t)o«», je te le demande en grâce. Si tu savais comme cela m'a- gace !... Se tutoyer, mais c'est tout ce qui survit des meilleurs moments de l'amour, tout ce que le monde nous permet pour nous les rappeler* Oh ! si tu n'y

256 LA MARQUISE d'eSCOBIAN

tiens pas comme moi, c'est que tu ne m*aimes pas comme je t'aime.

En disant «^es mots d'une yoîx caressante, Margue- rite essaya de s'asseoir sur les genoux de Louis de Fontanieu qui la repoussa.

Il faut pourtant que vous en preniez votre parti, répondit celui-ci; car il est probable, ma chère enfant, que cette forme de langage entrera dé- sormais dans nos habitudes.

Le geste qui l'écartait de Louis de Fontanieu avait si vivement impressionné Marguerite, qu'elle n'en- tendit pas les paroles.

Allons, bon 1 dit-elle, cela va être comme hier, comme avant-hier, comme tous ces jours der- niers; tu n'auras pas une caresse, pas un baiser pour la pauvre Marguerite. Mon Dieu I mon Dieu I que je suis donc malheureuse I '

Et la jeune femme se prit à pleurer pour corro- borer ses plaintes.

Louis de Fontanieu commençait à se trouver fort embarrassé ; il avait compté, pour déployer toute l'énergie dont il avait fait provision avant de se ren- dre rue des Carmes, sur une. querelle, sur une scène. Cette douceur, cette résignation à laquelle il ne s'attendait point, le contraignait à être courageux à Froid, ce qui est si difficile à certaines natures : il attira sur ses genoux celle qu'il venait de repousser un instant auparavant.

Tu as raison, ma pauvre enfant ; tu souffres, je le reconnais, et rexislence que je te fais doit

LA MARQUISE d'ESCOMAN 257

lourdement peser sur ta tète. Pourquoi la continuer alors ?

Marguerite se méprit sur le sens de ces paroles ambiguës.

Pourquoi ? tu demandes pourquoi ? reprit-elle. Mais parce qu'un de tes baisers paye largement toutes mes souffrances ; parce que je risquerais l'en- fer lui-même pour l'obtenir ; parce qu'il me semble que les douleurs, les tristesses auxquelles tu me condamnes doublent le prix de ces baisers ; parce que, lorsque je t'aimais tant, que tu disais que j'é- tais folle, j'étais loin de t'aimer comme aujourd'hui que tu me refuses non-seulement une caresse* mais encore un mot d'amour ou de pitié.

La lutte était engagée ; il n'y avait plus à reculer.

Dans l'ordre moral, comme dans l'ordre physique, il n'y a que le premier coup qui répugne à frapper ; les larmes, comme le sang, grisent ceux qui les font couler.

Écoutez-moi, Marguerite, dit Louis de Fonta- nieu d'un ton sec qui démentait ce qu'il y avait de doucereux dans ses manières; vous savez quelle circonstance involontaire amena notre liaison; j'ai toujours éprouvé une profonde répugnance à ne chercher dans l'amour que des satisfactions éphé- mères. Il me semblait que notre union de hasard n'avait aucun titre à vivre plus d'une nuit. Par une faiblesse que souvent, depuis, je me suis amèrement reprochée, j'ai fait taire cette voix de la délicatesse de mes instincts. Depuis, vous connaissant mieux,

258 LA MARQUISE D'SSCOMAlf

j*ai pu mieux tous apprécier ; j*ai découvert en tous des qualités que je ne pouvais soupçonner. J'espé- rais toujours que je vous verrais prendre dans mon cœur cette place que j'aurais été heureux de vous donner; aujourd'hui, Marguerite, je sens qu'il m'est impossible de continuer cette honteuse comédie d'un amour que je ne saurais partager, et je dirai plus, que je n'ai jamais éprouvé.

Dès les premiers mots, Marguerite était devenue pâle ; elle s'était levée, et, debout devant son amant, elle se tenait les yeux hagards et fixés sur la bou- che du jeune homme, comme si les paroles qui s'en échappaient avaient eu une forme, une couleur qu'elle eût cherché à reconnaître.

Que dit-jl ? lit-elle en passant lentement sa main sur son front comme pour rassembler ses pen-

Puis, le jour se faisant dans cette intelligence en- gourdie par la violence du coup qu'elle venait de recevoir, de la stupeur elle passa subitement aux explosions de cris et de sanglots.

Non, non, s'écria-t-elle, mensonges que toutes ces paroles!... Tune m'as pas aimée, dis-tu? Men- songe! Est-ce que je ne sais pas, moi, distinguer l'amour de Tindifférence ? Est-ce que Ton dit à une femme que l'on n'aime pas ces mots de tendresse qui tintent encore à mes oreilles? Allons donc ! crois- tu que j'aie perdu la mémoire? Tu m'as aimée, te dis-je! Ne cherche donc pas à donner à ton action un faux vernis de délicatesse; veux- tu que je t'é-

LA MARQUIS8 d'BSGOIIAN 2Ô9

pargne rembarras d'un aveu, ou la hoDte d'une fourberie comme celle que tu cherches à commettre? Tiens, je vais te dire la vérité, moi, tu en aimes une autre ; je te gène et tu me chasses I La voilà, cette vérité contre laquelle tu te débats en vain. Mon Dieu ! cette autre, si je pouvais la connaître! Quand je la connaîtrai, prends garde à elle, yois-tu ! je la tuerai sans pitié, sans remords ; prends garde à elle, entends^tu, prends garde !

Marguerite, en parlant ainsi, secouait au-dessus de la tète de son amant son bras* comme si déjà il eût été armé d'un poignard ; ses narines fortement dila<« tées, ses yeux chargés d'éclairs, se^ cheveux que la violence de ses gestes avait dénoués et qui flottaient autour de sa tète lui prêtaient, lorsqu'elle prononça ces paroles, une physionomie si terrible, que Louis deFontanieu se sentit pâlir ; mais, après ces impréca- tions, ces menaces, les sentiments delà femme repri- rent le dessus et annihilèrent cette sauvage ef ferves- cence.

Elle sembla s'affaisser sur elle-même.

-— * Non, non, non, ce n^est pas vrai, tout celai dit* elle en tombant à genoux sur le parquet, ensaisi»» sant les mains de Louis de Fontanieu.et en les cou-* vrant de baisers et de larmes, ce n'est pas vrai ! tu as voulu m'éprouver, te moquer de moi ; tu t'es dit : « Cette folle de Marguerite, voyons donc si elle m'aime autant qu'elle le dit; » et tu cherches à me faire peur. Mon Dieu ! si cela te platt, si cela réjouit ton âme, tourmente-moi à ton gré ; ne 8ui»-je pas ton

LA IfARQUISB D BSCOMAX

bien, ta dioseT... Et pourtant, pourtant... olî ! cela tait bien da mal; crois-moi, j'aimerais presque au- tant mourir I

Le cœur d'un bourreau n'est pas plus dur que ne Test tout cceur chargé d'un sentiment exclusif, lors- qu'on ne fait pas vibrer ce sentiment. Louis de Fon- tanieu, qui eût donné sa vie pour racheter une larme des yeux de Mn« d'Escoman , ne sourcilla pas en voyant Marguerite éclater en sanglots et se tordre à ses pieds.

11 ne pensait qu'à une chose : la besogne marchait, la tftcbe avançait.

Allons, Marguerite, dit-il d'une voix glacée, soyez raisonnable. Aujourd'hui vous me maudissez; plus tard, vous comprendrez que c'est parce que j'é- tais vraiment votre ami que je n'ai pas voulu que votre jeunesse se perdit sans une réciprocité d'amour que vous êtes parfaitement digne d'inspirer.

Ma jeunesse! mais lu ne vois donc pas que, si cela dure dix minutes mes cheveux vont blanchir? Ma jeunesse ! eh! que m'importe ma jeunesse? Ma jeunesse, c'est toi, puisque ma vie, c'est encore loi. Louis, LouiSi par pitié, aime-moi, ou^ si tu ne m'aimes pas, dis-moi au moins que tu m'aimes.

C'est impossible, Marguerite; si mon silence a été coupable jusqu'ici, il deviendrait criminel en se prolongeant; il y a quinze jours que j'hésite à vous éclairer sur la réalité de mes sentiments; vous l'avez avoué vous-même tout à l'heure, nous avons assez souffert pendant ces quinze jours pour que, ni l'un

LA MARQUISE d'eSCOMAN 261

ni l'autre, nous ne devions désirer de les voir recom- mencer.

Mais elle, sans Técouter, ou plutôt feignant de ne pas l'entendre :

Voyons, continua-t-elle, dis-moi comment il faut être pour te plaire; dis -moi ce qu'il faut faire pour t'inspirer cet amour... De l'amour, mon Dieu! est-ce que je me suis plainte de ce que tu ne m'en témoignais pas assez?... Mais comment veux-tu que je devienne, comment faut-il être pour que tu m'ai- mes? Parle ! il me seml)le que, pour ne point perdre tes baisers, je me jetterais dans le creuset du fon- deur afin d'y retrouver une autre forme.

Louis de Fontanieu lai^ échapper un mouve- ment d'impatience.

Marguerite, dit-il, un peu de raison, si vous voulez que nous causions.

La raison, c'est l'absinthe dont se grisent les im- béciles, répondit Marguerite avec emportement ; je n'en ai jamais eu, je n'en veux pas, de raison ; je veux que tu m'aimes, et, si cela est au-dessus de tes for- ces, laisse-moi le croire au moins...

A quoi cela vous servirait-il , pauvre enfant ? Non , tenez , je vais vous quitter ; je reviendrai lors- que vous serez plus calme.

Tu ne sortiras pas I s'écria Marguerite en s'élan- çant vers la porte. Quô deviendrai-je lorsque tu seras sorti? Tu ne sortiras pas, te dis-jel Tu en aimes une autre, j'en suis sûre; sans cela, te montrerais-tu aussi implacable ? Oh I je connais cela, va ; j'ai été

15.

262 LA MARQUisr d'escoman

avec d'Escoman, que je n'aimtiis pas, comme tu es aujourd'hui avec moi ; c'est le bon Dieu qui me pu- nit. Mais, moi, je suis méchante, tandis que toi, tu es bon, je te connais. Voyons , avoue qu'on fa conseillé , inspiré , poussé. Eh bien , dis-le-moi , avoue-le , et je te laisserai aller. Tu comprends bien que je ne suis pas de ces femmes qui souffrent le partage ; dis-moi tout, avoue-moi tout, et tu me ver- ras me calmer comme tu le désires. N'est-ce pas que tu en aimes une autre ? Pas de mensonge! réponds oui ou non ea me regardant en face, comme je te regarde.

Quand cela serait, n'est-ce pas mon droit? Qui te le conteste ? Mais parle , que j'entende

la vérité sortir de ta bouche, une fois au moins. Puis- que c'est ma sentence , aie le courage de la pronon- cer, bourreau!

Marguerite, en ce moment, vous me calomniez; jamais je ne vous ai menti , jamais je ne vous ai dit que je vous aimais ; cela est tellement vrai , que , si cette scène est la dernière, ce n'est pas du moins la première fois que vous m'accusez de ne pas être & vous par le cœur.

Oh f fit Marguerite avec l'accent d*Archimède lorsqu'il résolut son grand problème , oh I c'est encore ellef

De qui voulez-vous parler ?

D'elle! d'elle Id'eUe !

Mais de qui ?

De M"« d'Escoman! Ah! tu lui es resté fi-

LA ICARODISB D*K8G01CAN 263

dèle ? ah I ta constance dure encore ? Mon Dieu ! mon Dieu I vous m'avez bien vengée , je n'espérais pas tant.

Dieu vous a vengée, vous? vous, vengée de M"»» d'Escoman ? Quel rapport peut-il y avoir entre elle et...?

Et moi, n'est-ce pas 7 entre une grande dame et une fille perdue! Dites le mot, quoique en vérité dans ce moment, je ne saciie pas trop à laquelle , d'elle ou de moi, il doive s'appliquer. Oh I que le monde est injuste , et que Dieu est patient I On est pauvre, on a sur ses seize ans des haillons que , vous autres , vous ne toucheriez pas du bout de votre gant; un homme vous montre des bijoux , des châles; il vous débite un tas de paroles chatoyantes et dorées comme les châles et les bijoui... on succombe , on livre son corps ; on l'aurait donné pour un morceau de paiuf on le vend pour de l'or, et l'on est une fille perdue!.. Celle-là , au contraire , est née riche , noble , beHe; les autres , qui sont de chair et d'os comme elle, plus belle qu'elle peut-être, prennent le bas du pavé lorsqu'elle passe , la contemplent avec plus d'admi- ration encore que d'envie ; tout ce qu'on peut dési- rer, tout ce qu'on peut souhaiter, tout ce qu'on peut rêver, Dieu a pris la peine de le lui donner ; elle le tient de lui gratis, ce qui est un peu mieux que de l'a- cheter d'un homme ; et, ayant tout, elle se prend à envier l'infamie de la première ? Et cette infamie qui souille celle-ci ne tacherait pas celle-là?... Taisez-vous, Marguerite ! n'ajoutez pas un mot,

26& LA MAAQmSB d'eSOOMAN

ne prononcez plus le nom d'une femme que chacun respecte ; autrement , je ne sais si je resterais le maî- tre de moi.

Ouiy tu me frapperais, tu me battrais pour elle. Ah ! tu vois bien que c'est elle que tu aimes... Soit, je me tairai ; mais ce que je te montrerai parlera pour moi, et, si c'est pour elle que tu me quittes, tu verras bien que tu n'as fait que changer une prostituée con- tre une prostituée.

Marguerite ! s'écria Louis de Foptanieu en saisis- sant sa maîtresse à la gorge comme s*il eût voulu l'étouffer, Marguerite, c'est à mon tour à te dire que je te tuerai si tu as menti.

Viens donc! répondit Marguerite , viens !

Et elle entrataa Louis de Fontanieu dans l'escalier, qu'elle escalada avec une rapidité furieuse.

Les trois portes du second étage étaient fermées.

Marguerite désigna une de celles qu'habitaient les ouvriers du chapelier.

C'est ici le boudoir de M™® la marquise d*Es- coman, dit Marguerite d'une voix retentissante; c'est ici qu'elle donne ses galants rendez-vous.

Des rendez-vous? à qui, grand Dieu? s'écria le jeune homme , dont le démon de la jalousie broyait le cœur.

-— A qui? Tu le lui demanderas; à un humble ou« vrier probablement. Tandis que la grisette hante les gentilshommes , la marquise fait ses délices d'un goujat; n'est-ce pas de l'égalité bien entendue ? Dis vicomte, comte, baron, je ne sais plus ce que iu es !

LA MARQUISE d'bSGOMAN 265

Mon Dieu ! mon Dieu I dit Louis de Fontanieu en se cachant le visage entre ses mains , je crois à mon tour que je deviens fou.

Et, après un instant, de ses doigts crispés, il essaya d'ouvrir la porte', qui résistait.

Cependant le bruit que faisait Marguerite avait été entendu; les habitants du rez-de-chaussée montaient Tescalier ; la mère Brigitte et son petit-fils étaient sortis de leur taudis , et tout deux réunissaient leurs efforts pour s'opposer à l'effraction que tentait le jeune homme.

Marguerite vit qu'en attendant quelques secondes, ellecompromettaitlavengeancequ'elle s'était promise; elle craignait que son amant ne fût pas convaincu de ce qu'elle disait. Elle répoussa si violemment la mère Brigitte, que la bonne femme tomba à la renverse : elle écarta Louis de Fontanieu avec tant de vigueur/ qu'il démasqua la porte , et , d'un coup de pied , elle la fit voler en éclats.

Alors Louis de Fontanieu aperçut deux femmes dans l'étroite mansarde : Tune d'elles venait hardi- ment au-devant des assaillants, et il crut reconnaître en elle Suzanne Mottet : l'autre cachait son visage entre ses mains : mais à sa tournure , aux boucles soyeuses et blondes qui s'échappaient de dessous son chapeau, en même temps qu'aux battements ac- célérés de son propre cœur, Louis de Fontanieu ne douta point que ce ne fût Emma.

Seulement , Marguerite s'était trompée sur un

266 lA HARQOISE d'eSCOMAII

point : il D'y afait pas de trace d'homme dans la chambre.

Bien plus, le lit qui la garnissait aTait été dérangé, ett à la place qu'il occupait d'abord, le carrelage arait été enleyé, le plancher débarrassé de toutes les lattes, de tous les grayats qui le formaient, de façon à ren- dre le moins épais qu'ifétait possible le plafond qui séparait la mansarde de la chambre située à l'étage inférieur.

Or , cette dernière chambre était précisément la chambre de Mai^erite.

En reconnaissant le travail , en songeant au but qu'il devait avoir j de pâle qu'elle était, celle-ci de- vînt livide.

XIX

Comment il est toujours dangereux de se mettre à raffut dans une souricière.

C'était bien Emma, c'était bien Suzanne que Mar- guerite venait de montrer à Louis de Fontaiiieu, en- fermées dans une misérable mansarde contiguë au galetas qu'habitait la mère Brigitte.

11 nous reste à expliquer-comment toutes deux se trouvaient là.

Lorsque Emma, comme nous l'avons raconté, pour donner un corps à ses scrupules, pour fortifier ses re- mords, évoqua le souvejir de l'ancienne maîtresse de son mari, et s'en fit un bouclier contre elle-m^me, Suzanne se promit d'abattre cet obstacle.

Plus tard, la gouvernante se donna d'excellentes raisons pour justifier le rôle étrange qu'elle avait joué

26S lA MARQUISE d'eSCOMAN

dans cette circonstance solenndle de son existence; mais nous devons à la yérité de déclarer que, lors- qu'elle se décida à agir de la sorte, elle ne se permit aucune réflexion. Elle eût rougi d'hésiter pendant une seconde. C'était pour elle-une question de vie ou de mort en face de laquelle toute objection deve- nait un crime de lèse amour maternel. Emma vivrait- elle? la maladie sous l'étreinte de laquelle la jeune femme se débattait achèverait-elle son OBUvre? Tel était le problème posé devant la gouvernante ; il n'ad- mettait point de corollaire, et le fanatique attache- ment de Suzanne pour celle qu'elle avait élevée n'en pouvait marchander la solution. Les principes reli- gieux de la vieille nourrice, principes sincères ce- pendant, furent absorbés dans l'idée fixe qui domi- nait son intelligence. Les ardeurs immenses dans l'af- fection sont peut-être d'émanation divine ; ceux aux- quels il est donné de les éprouver croient toujours sentir le souffle de* Dieu sur leur âme et s'imaginent ne relever que de lui; de certains crimes qui tou- chent presque à la vertu.

Les projets que Suzanne forma tout d'abord pour la réalisation de' son plan se ressentirent de Texalta- tion de son cerveau. Elle ne rêvait pas moins que d'aller trouver Marguerite, et de la décider, par Tap- p&t d'une forte somme d'argent prise sur ses écono- mies, à quitter Chàteauduri. Le champ libre, elle pouvait donner carrière à ses manœuvres, et il lui semblait hors de doute que Louis de Fontanieu re- viendrait à M** d'Escoman, qui, ne devant jamais

LA MARQUISE D*ESCOMAN 269

connaître les ténébreuses manœuvres que sa gouver- nante aurai t^mployées, croirait tout devoir à la Pro- vidence.

Ce fut en prenant des renseignements pour l'éta- blissement de ses batteries que Suzanne s'aperçut que la tâche était beaucoup plus facile qu'elle-même ne l'avait supposé; elle découvrit que le jeune homme était plus que tiède pour celle qui portait le titre de sar mattresse; elle arriva à présumer alors , avec une logique toute féminine, qu'il n'avait point cessé d'ai- mer celle à qui elle lui avait entendu faire une décla- ration si brûlante.

Le cœur de Suzanne bondit de joie et d'espérance. A dater de ce moment, son imagination galopante ne songea plus qu'à acquérir la confirmation de ses soupçons.

Elle guetta Louis de Fontanieu avec l'acharne- ment d'un recors ; elle fut sur sa trace pendant des jours entiers, le suivit dans ses stations mélancoliques aux bords du Loir, à l'endroit qu'elle reconnut pour être celui il avait abordé M"' d'Escoman ; elle le vit errer sans but autour de l'hôtel, et, de tout cela, elle conclut que ce n'était pas une figure d'amou- reux content.

C'était beaucoup et ce n'était rien.

Il fallait une certitude pour s'avancer vis-à-vis d'Emma.

En se développant sous l'empire d'une unique préoccupation, les sens acquièrent d'infinies délica- tesses; Suzanne en était arrivée à faire corps avec sa

270 LA MARQUISE d'BSCOMAN

mattresse, à souffrir de, ses angoisses, à palpiter de ses joies. Elle devinait que des alternatires d'espé- rance et de déception tueraient son enfant, tout aussi bien que celle-ci eût pu le sentir.

La mère Brigitte était la seule intelligence que Su- zanne pût se ménager dans la place. II y avait entre elle et la pauvre ouvrière une communauté de pa- roisse qui rendit le rapprochement facile; ce lien était le donneur d'eau bénite, avec lequel Suzanne avait vu Brigi4te s'^ptretenir assez longuement avant d'entendre la messe. Une fois les relations ébauchées, les deux commères passèrent du sacré au profane avec une facilité qui prouvait que la charité envers le prochain n'était pas une de leurs vertus.

Les gens du peuple ont, en province , un mépris beaucoup plus profond que ne l'est celui des gens du monde pour les femmes de leur classe dont la vie n'est pas régulière, pour les flUes entretenues surtout. Est-ce jalousie, instinct du bien, répulsion contre celles qui déshonorent la pauvreté? Nous n'en sau- rions décider. Toujours est-il que la mère Brigitte, qui acceptait sans façon et les bienfaits de Margue- rite et ceux de Louis de Fontanieu lui-même, se tlt à peine prier pour exprimer catégoriquement son aninàadversion pour Tune et sa réprobation pour l'autre.

Suzanne, au nom de la morale outragée, encou- ragea de son mieux ces vigoureuses antipathies ; puis, en dépit du rigorisme qu'elle venait d'afficher, elle mentit aussi vaillamment qu'eût pu le faire une de

tA MABQUISE d'ESCOMAN 271

ces femmes qu'elle venait de flétrir. Avec un mer- veilleux aplomb , elle raconta à sa nouvelle connais- sance comment celui dont elles venaient de dé- plorer la perdition était un parent de sa maîtresse; elle ajouta qu'il élaît marié, qu'il réduisait sa jeune femme au désespoir ; elle fit de ce désespoir un ta- bleau si pathétique, qu'après l'avoir entendue, la mère Brigitte devint plus enragée que la gouvernante elle-même contre Marguerite. Elle ne parlait pas moins que d'aller quérir un cent de fagots et de brû- ler vives ces malheureuses qui causaient le désordre des ménages et dont la puissance déplorable étaij, selon elle, empruntée à la magie.

Suzanne fut alors forcée de calmer son zèle, tout en appuyant sur ce mctf terrible magie.

Elle avança, un peu timidement encore, qu'elle voudrait bien connaître les sortilèges par lesquels la coquine— c'était par cette épithèteque, d'un ac- cord tacite, les deux bonnes femmes désignaient la voisine du premier étage parvenait à ensorceler son amant.

N'est-ce que cela ? lui répondit la mère Brigitte. Dans les mansardes d'à côté, logent des ouvriers qui n'habitent leur chambre que la nuit, et ils permettent à Nicolas d'y entrer pour y jouer, pour regarder par les croisées qui donnent sur la rue. Or, dans l'une de ces mansardes passe le tuyau de la cheminée de M"* Marguerite; en s'amusant,le gars a descellé trois * ou quatre briques; on les ôte, on appuie l'oreille sur l'ouverture, et il ne se dit pas un mot, il ne se pousse

272 LA MARQUISE d'eSCOMAN

pas un soupir dans la chambre de la drôlesse, qu'on ne l'entende.

Suzanne ne demanda point à la mère Brigitte com- ment elle avait fait cette découverte. Si la curiosité est un péché, la curiosité à l'endroit des soupirs qui provenaient de l'appartement de M"' Marguerite n'é- tait pas de nature à le rendre véniel. Mais ce n'était pas le moment chicaner la bonne femme sur le plus ou moins de pureté de ses intentions ; ces inten* tions secondaient celles de Suzanne: celle-ci se con- tenta donc de mettre immédiatement en pratique la leçon qu'elle venait de recevoir et put se convaincre que la mère Brigitte n'avait rien, avancé qui ne fût vrai.

Louis de Fontanieu venait d'arriver chez Margue- rite. Suzanne ne perdit pas un mpt de l'entretien des deux amants.

Ce fut dans une des visites quotidiennes qu'elle rendait à son observatoire que Suzanne rencontra le jeune homme sur l'escalier.

Mais si celui-ci mil quelque hésitation à la recon- naître, il n'en fut pas de même de la gouvernante, qui, appréhendant les conséquences de cet accident, grimpa lestement au second étage, et, au lieu d'en- trer chez le garçon chapelier, se cacha derrière la porte que la mère Brigitte, en l'ouvrant, devait né- . cessairement reployer sfir elle.

Parfaitement identifiée avec la situation, la mère Brigitte et Nicolas avaient joué leur rôle -avec l'assu- rance de comédiens consommés; Louis de Fontanieu

LA BIARQUISE d'eSCOMAN 273

n'avait pas dépassé ih seuil, il n'avait pas aperçu Su- zanne.

Or, depuis quelque temps, Louis de Fontanieu, tiraillé par la recrudescence de sa passion pour Emma, n'avait plus pour Marguerite les charitables égards qu'il s'était imposés dans les commencements de leur liaison. Il ne prenait plus la peiue de déguiser sa froideur, et, si aisée qu'elle fût à satisfaire, cette froideur était si flagrante, si caractérisée, que la jeune femme ne cessait ou de lutter contre elle ou de s'en plaindre amèrement.

Témoin invisible de ces scènes intimes, Suzanne en conclut que ses soupçons étaient fondés ; que ce que H°^« d'Ëscoman avait considéré comme un rem- part de granit qui préserverait à jamais sa vertu chancelante contre les tentations qui l'assaillaient malgré elle, n'était qu'un méchant mur de terre qui s'écroulerait au moindre froncement de ses sourcils, comme les tours de Jéricho aux éclats de la trom- pette de Josué.

Elle se hâta de venir communiquer cette bonne nouvelle à sa maîtresse.

Celle-ci la reçut fort mal, si mal, que quelques larmes sillonnèrent les joues de la gouvernante sous l'impression des premiers reproches que celle qu'elle avait élevée lui eût adressés depuis qu'elle était au monde.

Emma chercha à faire envisager à sa vieille nour- rice le caractère odieux de ses manœuvres ; elle lui dit combien le but qu'elle se proposait et les moyens

ilk LA MARQUISE D*E8C0MAN

qu'elle employait pour y parvenir étaient répréhen- sibles. Mais, le cri de la conscience avait été impuissant, les paroles d'Emma devaient se trouver sans écbo. Ce n'était pas un amant que voulait loi don* ner Suzanne : . c'était la santé, c'était la vie» et, dans sa conviction, la vie et la santé de W^ d'Escoman dé- pendaient de la certitude qu'elle acquerrait quel^ouis de Fontanieu n'aimait pas Marguerite Gélis*

Il était impossible de faire sortir la pauvre femme du cercle vicieux dans lequef elle concentrait ses rai- sonnements. «.

Aussi, dès le soir même, revint-elle à la charge avec cette infatigable persistance des enfants et des sau«- vages. Rebutée encore, elle recommença h* lende- main sans se décourager de son insuccès; elle bar* cela sa maîtresse, sans trêve, sans relâche ; elle ne l'entretint plus que de Louis de Fontanieu, de l'amour immense que, de son* côté, il nourrissait pour Um d'Escoman, des peines, des afflictions qui l'ac- cablaient, lui aussi, dans la situation un moment d'égarement l'avait jeté.

L'eau qui tombe goutte à goutte d'un rocher creuse la pierre ; les paroles tentatrices de Suzanne, les pro- Yocations qu'elle adressait à l'amour-propre naturel de la femme, à sa passion, les appels qu*eUe lançait à sa pitié pour ce malheureux jeune homme, qui^ comme elle, ne pouvait manquer d'en mourir, de- vaient avoir raison de ce cœur défaillant, qui ne se soutenait plus que par ce miracle d'équilibre si fré* quent chez les femmes du monde.

LA MARQUISE D^ESGOMAN 275

Bientôt Emiua n'imposa plus silence k sa gouver- nante; elle discuta au lieu de condamner, et, à dater de ce jour, elle fut perdue ; sa défaite n'était plus qu'une question de temps et d'occasion.

La viclorieuse Suzanne réduisait en poudre tous les arguments que sa maîtresse employait dans cette défense in extremia; il n'en fut qu'un dont elle ne put avoir raison t

Si Louis de Fontanieu n'aimait pas Marguerite, pourquoi perpétuait-il le scandale d'une liaison qui soulevait contre lui la réprobation de tous les hon- nêtes gens?

Peu au fait des us et coutumes des gens bien éle« vés, Suzanne vit sa perspicacité ordinaire en défaut. £Ue ne comprenait pas plus que sa mattresse les rai- sons de la patience de Louis de Fontanieu. Aussi ne répondait-^Ue pas à la question, elle l'éludait.

Elle faisait un tableau, qui, cette fois, n'était pas sensiblement exagéré, des séductions auxquelles elle avait entendu le jeune homme résister pendant les quelques jours qu'elle avait consacré à l'observer. II fallait que la tête de la gouvernante fût bien montée pour qu'elle fit passer devantsa mattresse des tableaux aussi peu voilés que Tétaient ceux qu'elle évoqua, dans la seule intention de prouver à celle-ci le peu de casque faisait Louis de Fontanieu de la tentatricOé

Le hasard ou plutôt la nature servit Suzanne. Par ses récits, la gouvernante éveilla chez Emma un sen- timent encore inconnu à cette dernière. Le récit des tendresses furieuses de Marguerite alluma à la fois

276 LA MARQUISE D*ESCOMAN

ses sens et sa jalousie. La douce Emma sentit Taiguil- lon de la haine passer dans son âme ; la pudique jeune femme, dont le cœur se fût jadis soulevé de dégoût devant ces monstruosités, ne les condamna plus que par envie.

La situation p'bysique deM™« d'Escoman s'aggrava de nouveau ; le peu de sommeil qu'elle prenait lui fut ravi ; les cauchemars qui le peuplaient l'effrayaient tellement, qu'elle n'osait plus fermer les yeux ; leur effet se trahit par une rapide prostration de ses forces.

Une nuit, Emma, dont la volonté avait fini par succomber à la lassitude qui l'accablait, se réveilla en poussant un grand cri.

Suzanne accourut ; elle la trouva haletante, les yeux égarés, le visage rouge de fièvre et d'émotion.

«• Je veux voir, s'écria M™' d'Escoman d'une voix vibrante et saccadée, voir par moi-même, et, si tu m'as trompée, Suzanne, eh bien , je mourrai sans regret; mais, s'il m'aime, non, non, je ne veux pas mourir sans l'avoir entendu me dire qu'il m'aimait et sans lui avoir répondu r « Et moi aussi, je t'aime 1 »

Et tu ne mourras pas, mon enfant ! répondit la gouvernante ivre de joie ; car elle croyait qu'Emma allait enfin toucher au terme de tous ses maux.

Dès le matin, elle se rendit chez la mère Brigitte; elle tremblait que quelque contre-temps ne fît avor- ter le projet. Elle persuada à Ja bonne femme que la parente de Louis de Fontanieu désirait se rendre

LA MARQUISE D*ESGOMAN 277

comple de ce qui se passait entre Marguerite et le jeune homme, qui abusait sa famille par de vaines promesses de rupture.

Une bonne somme d'argent qu'elle remità la mère Brigitte corrobora la fidélité et la discrétion de cette dernière, qui s'offrit généreusement pour faire le guet, tandis que Suzanne et Nicolas travailleraient à agrandir l'ouverture révélatrice.

Suzanne fredonnait en déchirant ses doigts, en meurtrissant ses ongles contre les briques et les plâ- tres durcis ; elle accomplissait sa tâche avec tant d'ardeur, qu'elle eût démoli la maison.

11 fut convenu qu'à trois heures, la gouvernante se rendrait chez la mère Brigitte accompagnée de la pa- rente en question. Nicolas devait être posé en senti- nelle sur la porte, une demi-heurS auparavant. 11 avertirait les deux dames, par un signe convenu, s'il y avait danger pour elles à ce qu'elles s'aventuras- sent dans l'escalier.

L'impatience qui, depuis le matin, dévorait Emma rendit toutes ces précautions inutiles»

Lorsqu'elle et Suzanne arrivèrent, Nicolas n'était pas à son poste ; mais Marguerite était au sien, à sa fenêtre, derrière la persienne entr'ouverte.

La tournure d'une des deux dames qu'elle vit pé- nétrer dans l'allée de la maison la frappa ; elle entre- bâilla doucement sa porte, et, malgré l'épaisseur du voile que portait M"*® d'Escoman, elle la reconnut parfaitement.

La réputation d'Emma était si bien au-dessus de

16

278 LA MARQUISE D*BSGOBfAN

tout soupçon, que, malgré la malveillance notoire qu'elle avait manifestée contre elle, Marguerite sup- posa d'abord, comme Louis de Fontanieu l'avait sup- posé lui-même lorsqu'il avait rencontré Suzanne, que la marquise accomplissait une œuvre de charité dont le galetas de la mère Brigitte était le but.

Elle attendit et ne vit pas descendre les deux vi- siteuses.

Alors une méchante pensée traversa le cerveau de Marguerite.

Peut-être M"»« d'Escoman n'avait-elle que les de- hors de la vertu; peut-être, sous ses apparences rigides, était-elle aussi corrompue que toutes les autres.

C'est généraléknent l'opinion des demoiselles de la condition de Marguerite sur les femmes du monde, qui, à leurs yeux, ne conservent leur réputation qu'à force d'hypocrisie.

Tout à coup, au milieu des réflexions philosophi- ques qu'elle se permettait à ce sujet, elle entendit chuchoter à demi-voix au deuxième étage, puis ou- vrir la porte de . la chambre de l'ouvrier, enfin un bruit étouffé de pas et le craquement plus distinct d'un brodequin de femme.

Ses soupçons commencèrent à prendre du corps ; sans doute, c'était chez un amant [que se rendait la noble marquise, et cet amant occupait dans la hiérarchie sociale la modeste position de garçon chapelier.

lA MARQUISE d'bSGÛMA!« 279

n est vrai que c'était le plus beau garçon cliapelier de ChftteauduD.

Marguerite, qui était expérimentée en cette ma- tière, savait qu'il faut mieux que des soupçons, qu'il faut une certitude pour être crue.

Elle monta chez la mère Brigitte pour y chercher ce qui lui manquait, cette certitude.

La vieille femme lui fit un accueil parfaitement identique à celui qu'avait reçu d'elle Louis de Fon- tanieu, une dizaine de jours auparavant.

Nicolas apporta seul quelques légères variantes à la situation.

Au lieu de herser sa tête avec ses cinq doigts réunis, il se frottait l'œil avec acharnement du dos 4e la main : il profitait du moment sa grand'mère avait le dos tourné, non pas pour voler un morceau de mouton, mais pour meurtrir à coups de sabot un gros chat noir, son ennemi particulier.

Marguerite ne vit pas plus trace des deux dames que Louis de Fontanieu n'avait vu trace de Suzanne ; mais la conclusion qu'elle en tira fut bien différente.

Elle se dit que la modestie que les ftmes géné- reuses apportent à faire le bien ne saurait jamais aller jusqu'à se cacher pendant des heures entières dans la chambre d'un ouvrier. . C'était une jeune fille pleine de logique que Mar- guerite.

En redescendant, elle jeta un coup d'oeil sur la porte de la mansarde et s'aperçut que la clef avait été placée en dedans ; elle riait toute seule en ren-

280 LA MARQUISE D*ESCOMAN

trant chez elle, se promettant de saluer ces daines à leur passage, lorsqu'elles se décideraient à quitter le nid s'abritaient les amours de la belle Emma.

Mais c'était surtout le parti qu'elle comptait tirer de cette découverte vis-à-vis de Louis de Fonlanieu qui remplissait d'enthousiasme et de gaieté.

Nous avons vu ce qu'il était advenu des joyeuses espérances de la jeune femme, et comment elle avait surpris M"® d'Escoman, mais seule en compagnie de Suzanne.

Aucune des paroles échangées entre le jeune homme et sa maltresse n'avait échappé à la mar- quise.

Ce qu'il y avait de dur, de cruel, dans l'attitude et dans le langage de Louis de Fontanieu le mettait pour Emma au-dessus encore des éloges que lui avait décerné Suzanne.

La pitié est un crime que les cœurs jaloux ne sau- raient pardonner, ne l'éprouvant pas; la marquise jugeait de l'amour de celui qu'elle aimait par son implacabilité ; elle le trouvait digne d'elle ; seulement elle se demandait avec un certain effroi comment elle remplacerait Tardeur et la passion de Margue- rite.

La scène qui avait si brusquement dénoué l'entre- tien de Louis de Fontanieu et de Marguerite Gélis, l'avait surprise au milieu de ces pensées.

Suzanne, qui, grâce à ses savantes dispositions au- riculaires, entendait aussi tout ce qui se passait, avait voulu, quand elle avait compris Tinlention de Mar-

LA MARQUISE D*ESCOMAN 231

guérite, entraîner sa maîtresse et se réfugier avec elle chez la mère Brigitte; mais, glacée d'épouvante en entendant son nom sortir de la bouche de Mar- guerite, terrifiée par les expressions dont celle-ci se servait en parlant d'elle, Emma était tombée anéan- tie sur la seule chaise qui se trouvât dans la man- sarde, et dès lors, s'était trouvée incapable de faire un mouviement pour s'échapper.

FIN DU PRKMIKR VOLUME

Paris.— imp. de la Librairie Nouvelle, A. Bourdilliat, 15, rue Breda.

TABLE

Pages

I. Qui ressemble à tons les premiers chapitres. . . . . i

II. Louis de Fontaniea , •..••. 22

m. La veiUe d'un duel ; 47

IV. La rencontre ; 65

y. Les bonnes intentions, ou le payé de l'enfer 81

VI. OU Suzanne Mottet se fait plus amplement connaître.. 06

VII. Le restaurant du Soleil d'or . 100

Vlli. Les conseils du chevalier de Montglat 12ft

IX. OU le cheyalier de Montglat donne à son jeune ami une

leçon de pèche à la ligne ; 133

X. De la fragilité de la ter tu quand le diable s'en mêle. ... HS

XL Ce qu'il y a sous l'écorce •••.•. < 16ft

XII. OU tout le monde compte sans son h6te . . . i t 1 73

XIII. Les douleurs d'un amant heureux ...«.«. It^O

XIV. Gomme quoi il est possible d'avoir l^alr de s'entendr

sans cependant s'être compris 200

XV. Une idée de Suzanne Hottet.et ce qui s'ensuitit 200

XVI. Le secret de la marquise.. ....... é « .. é . . . 228

XVII. Trop léger pour les gens yertuéux, trop YertueUx pour

les gens légers. i . . 239

XVIII. OU il est prouvé qu'il est plus dangereux de se tirer

une épine du pied que de se l'y mettre. .. i ......; ; 293

XIX. Gomment il est toujours dangereux de se mettre à

l'affût dans Une souricière é ...... . 267

LES DRAMES GALANTS

LA MARQUISE D'ESCOMAN

OUVRAGES DE M. ALEXANDRE DUMAS

EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE

Les Compagnons de Jéhu, 2 toI chaque to). 2 fr. )>

L'Abt et les Artistes* coNiEMPORAiNS au salon

de 1859, 1 vol 2 fr. »

Monsieur Godhbes, i vol 2 fr. »

De Paris a Astrakan, 1"^% 2* et séries, 3 vol. à. 2 fr. »>

Marie DoRVAL, 1 vol » 60 c.

La Jeunesse de Pierrot, conte de fée, l vol » 50 c.

Paris iMP, DE LA LIBRAIRIE KOCVELLE, A. Bourdilliat, 15, rue Breda

ALEXANDRE DUMAS

LES DRAMES GALANTS

LA MARQUISE

D'ESCOMAN

TOME DEUXIÈMiS

PARIS LIBRAIRIE NOUVELLE

BOULEVARD DK8 ITALIENS, 15

A. BOURDILLIAT ET C®, ÉDITEURS

La tradaction et la reprodactîon sont réserrées. 1860

LES DRAMES GALANTS

LA MARQUISE D'ESCOMAJ^

s'accomplit un dénoûment que n'avaient pas prévu ceux qui le désiraient le plus.

Au premier coup d'œil qu'elle avait jeté dans la mansarde, Marguerite avait pressenti la situation.

Le demi-aveu de Louis de Fontanieu, le trouble de Mi»e d*Escoman,la fureur de Suzanne, le désordre qui régnait dans la chambre, l'énorme crevasse delà cheminée, tout lui indiquait clairement la vérité; s'il y avait de l'amour dans la démarche de la marquise, Tamant de Marguerite pouvait seul être l'objet de cet amour.

Seulement, ses présomptions dépassèrent la réalité.

2 LA BlARQmSE d'eSCOMAN

Elle supposa que W^^ d'Ëscomaa ne pouvait s^ètre résigûée à ce honteux espionnage que pour s'assurer que Louis de Fontanieu tiendrait la parole qu'elle lui avait arrachée, sans doute, de rompre avec sa maîtresse, et que pour jouir des angoisses et du dés- espoir d'une rivale.

A cette pensée,sa fureur ne connut plus de bornes; elle poussa un rugissement sauvage et se précipita sur Emma.

Plus prompt qu'elle encore, Louis de Fontanieu se jeta devant M"*' d'Escoman à moitié évanouie, et, l'enlaçant d'un de ses bras, de l'autre il contint Mar- guerite, qui éclatait en imprécations frénétiques.

Il y a dans l'attouchement même involontaire de deux corps qui aspirent l'un vers l'autre des sensa- tions indéfinissables auxquelles personne ne saurait se soustraire. Au milieu de son désespoir, de ses terreurs, de son accablement, Emma, lorsqu'elle sentit le cœur de celui qu'elle aimait battre et palpi- ter à quelques lignes de son propre cœur, en subit l'irrésistible magnétisme.

Sous la vigoureuse étreinte par laquelle Louis de Fontanieu la serrait contre lui, une secousse ner- veuse, comme celle que l'on reçoit de la pile gal- vanique, fit tressaillir tous ses membres ; ils restèrent encore en proie, il est vrai, à l'engourdissement pas- sager qui les paralysait ; mais Fâme se i^éveilla et céda avec une voluptueuse ivresse à la puissance d'attraction qui s'exerçait sur elle. Emma jeta son bras autour du cou du jeune homme, renversa sa

LA IfAROUISE B'ESGOMAN 3

têie en arrière en Tappuyant sur son épaule et lui dit avec un accent tendrement égaré :

C'est pour Tamour de vous que je souffre, Louis 1 c'est bien à vous de me défendre des empor- tements de celle femme.

Elle appelait celui qu'elle aimait du nom qu'elle lui avait donné dans ses derniers rêves.

En ce moment, les gens de la maison, dont les cris de Suzanne avaient eicité l'inquiétude, arrivaient au deuxième étage.

Suzanne quitta Marguerite, avec laquelle elle luttait de violences et d'invectives, pour courir à la porte de la mansarde et la fermer ; mais la grisette, dont les paroles de M"»« d'Escoman avaient changé la fu reur en délire, la devança, et, d'un effort suprême, maintint cette porte grande ouverte.

Marguerite comprenait que c'était la vengeance qui arrivait.

—Personne n*est de trop ici I s'écria4-elle ; il faut que madame la marquise aille désormais hardiment, le iront levé, comme je marche, nK)i, depuis trois ans. La modestie ne sied point aux personnages que nous avons à jouer. Vous croyez qu'il n'y a qu'une Mar- guerite ici, nous sommes deux : moi qui espérais me réhabiliter de mon infamie, moi qui voulais racheter mes fautes en me montrant honnête dans mon dés- ordre, et M=*® la marquise d'Escoman, la lemme mariée , M*"® la marquise d'Escoman , l'honnête femme, qui vient voler son amant à la fille perdue.

k MARQUISE d'ESCOMAN

Et, comme un murmure d'incrédulité s'échappait de toutes les poitrines :

Vous doutez, bonnes gens? reprit Marguerite avec la même animation. Voici par madame ve- nait épier ce qui se passait chez moi ; regardez leur rougeur. Devant vous encore, ils se tiennent em- brassés, tant leur passion est irrésistible! Mais qu'ai- je besoin de tous ces témoignages? Si bon me sem- ble, j'en trouverai un plus irrécusable, le leur! Démentez donc ce que je viens de dire, si vous l'osez, madame : dites donc à tous ceux qui nous écoutent, et qui ne veulent pas croire à tant d'im- pudeur sous un masque si pudique, à tant d'effron- terie sous des apparences si candides, dites-leur donc que je mens; dites-leur donc que ce n'est pas votre amour pour M. de Fontanieu qui vous à fait com- mettre cette action indigne et lâche, devenir espion- ner une pauvre fille; dites-leur donc que je me trompe en affirmant que, comme moi, vous n'êtes qu'une prostituée.

Suzanne essayait de répondre, de couvrir de ses cris les cris de Marguerite. Au dernier mot que celle- ci prononça, Louis de Fontanieu, lâchant M™' d'Es- coman, saisit Marguerite à la gorge, comme s'il eût été temps encore d'empêcher que l'odieuse épilhète dont elle venait de flétrir la femme qu'il aimait, ne sortît de la bouche de son ancienne maîtresse.

Les témoins de cette déplorable scène se préci- pitèrent pour arracher la malheureuse des mains du jeune homme ; ils entraînèrent Louis de Fontanieu

LA BfARQUISE D*ESGOMAN 5

dans la chambre de la mère Brigitte, tandis que l'on transportait dans son appartement Marguerite, en proie à une violente attaque de nerfs.

Aussitôt qu'il put se dégager, Louis de Fontanieu revint à la mansarde, il pensait que M"' d'Esco- raan avait besoin de ses soins ; mais il ne Vy trouva plus.

Suzanne avait profité de la confusion qui était résultée de la lutte entre Louis de Fontanieu et ceux qui l'empêchaient de se livrer à ses tristes voies de fait, pour entraîner sa maîtresse et s'enfuir avec elle de cette odieuse maison.

Louis de Fontanieu ne s'arrêta même pas devant la porte de Marguerite; Marguerite était un monstre qu'il n'eût renconté que pour le broyer sous ses ta- lons. Le délire passionné oh le désespoir avait jeté la pauvre fille, loin d'être une excuse à ses yeux, était un crime de plus, et un crime pour lequel, s'il eût été consulté, elle eût mérité la mort.

11 allait par les rues, les yeux égarés, chancelant comme un homme ivre, ne reconnaissant pas ses amis lorsque ceux-ci passaient à ses côtés.

C'est à peine si, de loin en loin, une pensée d'or- gueilleuse satisfaction gonflait son cœur, lorsqu'il songeait que son rêve le plus caressé venait d'être si miraculeusement réalisé , lorsqu'il se disait que c'était pour lui que la vertueuse M™« d'Escoman se serait si misérablement compromise; non, à l'hon- neur de son désintéressement juvénile, nous devons

6 LA MAROniSB D*SSCOMAN

affirmer que la préoccupation du sort d'Emma l'absorbait tout entier.

11 était impossible qu'après un si grand scandale, qu'en face du retentissement que devait avoir cette équipée, elle eût songé à rentrer chez elle. Devant rhorreur de la situation, sa raison n'aurait-eUe pas succombé, ou, en ne prenant conseil que de son dés- espoir, n'aurait-elle pas attenté à ses jours?

C'était dans les alentours de l'hôtel d'Escoman que Tagitation de ses pensées ramenait sans cesse Louis de Fontanieu. La nuit était venue; tout était morne . et sombre dans cette demeure ; aucun bruit n'y at- testait la vie. Ses grands murs noirs, nulle lumière n'apparaissait, avaient un aspgct sinistre. 11 semblait que la mort et le deuil s'y fussent installés. Le jeune homme, en la contemplant, sentit un froid glacial percer jusqu'à ses os ; ses angoisses en redoublèrent ; elles devinrent si vives, qu'à tout risque il résolut de pénétrer dans l'hôtel, de gagner le premier domes- tique qui se présenterait et de savoir de lui ce qui s'était passé.

11 saisissait le marteau pour heurter à la porte, lorsqu'il fut heurté lui-même par une femme qui ac- courait toute haletante et dont les mains tremblantes essayaient d'introduire une clef dans la serrure.

Louis de Fontanieu et la femme poussèrent un cri simultané en se reconnaissant.

Au nom du ciel, Suzanne, car c'était elle, qu'est-il arrivé à madame î s'écria Louis de Fonta* nieu.

LA MARQUISE D*ESCOMAN 7

Venez, venez, répondit la gouvernante, et que le bon Dieu nous prête des ailes ; car, si nous tar- dons , peut-être ne la reverrons-nous pas vivante.

Et, cettaine de racquiescenaent de celui pour le* quel sa maîtresse s'était perdue, oubliant la cause qui l'avait amenée, comme si, en retrouvant Louis de Fontanieu, elle avait retrouvé plus qu'elle ne cher- chait, Suzanne reprit sa course dans la direction d'où elle était venue, course véritable en dépit de l'obé- sité de la gouvernante, course dans laquelle elle dé- ployait une telle énergie, que, malgré sa jeunesse et sa vigueur, c'est à peine si Louis de Fontanieu eût pu la dépasser.

Ainsi courant, ils sortirent delà ville,

Suzanne ne s'expliquait pas, elle ne répondait pas aux questions que son compagnon ne cessait de lui adresser ; elle semblait avoir assez à faire de ména- ger le jeu de ses poumons, qui rendaient le bruit strident d'un soufflet de forge,

Us arrivkent ainsi au bord du Loir ; mais, aprîis avoir fait cent pas le long du mur des peupliers, Su- zanne, vaincue parla fatigue, trébucha et s'abattit; elle était tombée à genoux ; elle fit un effort suprême pour se relever ; il fut vain : le sang accumulé dans sa poitrine en dilatait si violemment les artères qu'elle suffoquait; la voix lui manqua lorsqu'elle voulut parler; les quelques mots qu'elle put prononcer avaient dans leur accent quelque chose du râle d'un mourant.

—Plus loin, plus loin, dit elle^etvous la trouverez...

8 l\ MARQUISE d'KSCOMAK

Au noa du ciel eramenez-la ! au nom de tout ce que vous aimez, ne souffrez pas qu'elle meure I

Louis de Fontanieu n'en écouta pas davantage ; il repartit avec, la rapidité de la pensée, sans s'inquiéter de Suzanne, qui d'ailleurs, ne demandait pas qu'on s'inquiétât d'elle»

Tout en dévorant l'espace, il regardait de tous les côtés ; ses yeux cherchaient à percer les ténèbres de la nuit. Tout à coup il fallit heurter une forme noire qu'il aperçut en la dépassant; il revint sur ses pas : c'était M™e d'Escoman.

Elle était assise sur la terre nue, adossée contre un peuplier ; elle avait renversé son visage sur ses ge- noux, autour desquels ses mains s'entrelaçaient ; à deux pas d'elle, Louis de Fontanieu entendait les dents de la pauvre femme s'entre-choquer.

Madame, madame, lui dit-il, au nom du ciel que vous est-il arrivé?

Au son de cette voix , M"»» d'Escoman se re- dressa comme si elle eût été mue par un ressort d'acier.

Qui m'appelle? demanda- t-elle d'une voix rau- que d'épouvante.

Moi, Louis de Fontanieu, qui vous aime, qui n'ai jamais cessé de vous aimer !

-—Et moi qui ne le reconnaissais pas! s'écria Emma; moi qui ai douté une minute que ce fût lui ! Oh I... mon cœur me disait bien qu'il ne m'abandonnerait pas dans ma misère 4

LA SflARQUISE D ESCOMAN 9

Il n'y arien de plus pudibond que les courtisanes; elles seules savent faire une chute en observant tous les préceptes de la décence. Lorsqu'une femme hon- nêtes s'abandonne, que lui importent de. vaines rete- nues dans le sacrifice de ce qui, jusque-là, avait été le plus précieux de ses trésors, dans le sacrifice de sa vertu ? La passion véritable n'admet ni degrés, ni raison, ni calcul.

M™e d'Escoman jeta ses bras autour du corps de Louis de Fontanieu ; elle se serra contre lui , avec cette énergie désespérée que met le condamné à embrasser l'autel ; cette poitrine contre laquelle elle appuyait la sienne n'était-elle pas son seul refuge désormais?

Dans cette étreinte, ses lèvres rencontrèrent les lèvres du jeune homme, et elle ne les détourna pas; elle reprit d'une voix que les baisers et les sanglots entrecoupaient tour à tour.

Non, non, vous ne m'abandonnerez point, n'est- ce pas, mon ami ?... Oh ! que j'ai souffert depuis deux heures! Je croyais que j'allais mourir, là, au pied de cet arbre ! La mort que j'appelais n'est point venue, heureusement ! Mourir sans vous revoir, c'eût été trop cruel !... Vous m'aimez donc, Louis? vous m'aimez, bien vrai ? Parlez un peu, que j'écoute vo- tre voix me répéter ce que mon cœur me disait tout bas ; car il y a longtemps que je vous aime, moi... Si tout cela n'allait être qu'un rêve ! Mais non, je ne rêve pas, j'entends encore retentir à mes oreilles la voix de cette horrible créature ; le nom infâme

10 LA MARQUISE D*ESCOMAN

qu'elle me donnait me brûle comme le feu de l'en- fer. Oh ! mon Dieu 1 mon Dieu 1 mon Dieu I

Toute ma vie sera consacrée à vous faire ou- blier cet odieux moment, à expier Içs torts que la fatalité m'a donnés malgré moi... Emma , chère Emma, par tout ce qui est sacré en ce monde pour un homme, je jure que, si pour moi vous êtes perdue...

Ohl oui, je suis perdue! dit à demi-voix M"^*d'Escoman, quece mot deLouis de Fontanieu venait de forcer à jeter un coup d'oeil en arrière. Mon Dieu! il me semble que le regard d'un enfant me ferait rougir à présent.

Si pour moi vous êtes perdue, reprit le jeune homme, je serai pourvous si plein d'amour, je trou- verai, dans ce bonlieur inouï que je vous devrai et que je vous dois déjà, l'obligation de tant de con- stance, que vous ne regretterez jamais le douloureux sacrifice que je vous aurai coûté ! Que je sois maudit de Dieu si je manque jamais au serment que je fais dans cet instant, le plus solennel de ma vie.

Est-ce que j'ai besoin de vos serments, Louis? On ne peut mentir quand on aime. Est-ce qu'il est possible que je regrette quoi que ce soit ? Mon Dieu! ma pensée est si bien à vous tout entière, que, lors- que vous parlez ainsi, je ne me rappelle rien d'au- jourd'hui, rien d'hier, rien du passé. 11 me semble qu'il y a cinq minutes que je viens de naître. Voulez- vous le répéter encore, que vous m'aimez, Louis ?

LA MARQUISE d'ESCOMAN H

J'avais bien rêvé de vous l'entendre dire, mais je ne me figurais pas que ce fût si doux à écouter.

Après les premiers transports de leur double ivresse, il fallut bien songer aux difficultés matérielles de la situation que l'incartade de Marguerite avait faite à M""® d'Escoman.

Gomme les deux jeunes gens échangeaient les premiers mots qui y avaient trait, Suzanne les re- joignit.

En les apercevant ainsi à côté l'un de l'autre , au pied du peuplier, les mains réunies; à l'accent vi- brant et sonore qu'avait pris la voix de sa maîtresse, la gouvernante devina que celle-ci était sortie de l'effrayant accablement dans lequel elle l'avait lais- sée, l'émotion de sa joie produisit sur elle le même effet que la fatigue; ses jambes se dérobèrent sous elle, elle tomba à genoux devant Louis de Fontanieu et l'embrassa avec les transports qu'elle avait jus- qu'alors réservés pour sa seule maîtresse ; elle le serra sur sa poitrine comme une mère qui retrouve son fils bien -aimé.

N'est-ce pas que vous la rendrez heureuse, mon Emma ? disait-elle ; c'est bien vrai, n'est-ce pas,M.deFontanieu ? Ah I s'il en était autrement I... Il n'y a qu'un instant que je réfléchis que cela est possible, et si vous saviez comme cela me fait peur ! Ce serait moi, cette fois , qui aurais été l'ar- tisan de son infortune, car c'est moi... mon Dieu I c'est peut-être bien mal, ce que j'ai fait; si le ciel

12 LA MARQUISE d'eSCOMAN

allait m'en punir, non pas dans moi-même , mais dans ce que j'aime le plus au monde, dans mon en- fant I... Oh ! non, je suis folle avec mes terreurs... Et puis, d'ailleurs, elle vous aimait, elle serait morte 1 Est-ce que l'on peut laisser mourir comme cela celle qu'on a nourrie de son lait? Non, elle sera heu- reuse avec vous, j'en suis certaine; vous ne ressem- blez pas à l'autre, vous; ils n'ont pas eu le temps de ' vous corrompre... Elle sera heureuse! Tenez, déjà elle me semble toute changée ; j'entrevois sa bouche qui sourit... Il y a si longtemps que cela ne lui était arrivé, de sourire I... Elle m'avait amenée ici en sor- tant de cette maison, là-bas. Ah ! mon Dieu I pour- quoi l'y ai-je conduite I... Elle s'était laissée tomber au pied de cet arbre, et ni mes prières ni mes larmes ne pouvaient la décider à quitter cette place, à renr. trer à l'Hôtel ; j'y allais pour y chercher du secours lorsque je vous ai rencontré...

Louis de Fontanieu, quoiqu'il ignorât l'importance du rôle que Suzanne avait joué dans l'aventure qui se dénouait pour lui d'une façon si inespérée, con- naissait toute l'influence de la gouvernante sur sa maîtresse. Aussi lui répéta- l-il les serments qu'il avait adressés à Emma.

Cependant la soirée s'avançait; il devenait urgent de prendre un parti.

Par cette raison que es natures timides se déci- dent plusdiftîcilement à une résolution violente, elles acceptent aussi plus résolument les conséquences des situations dans lesquelles les circonstances les 6nX

LA BfARQUISE d'eSCOBIAN 13

placées ; il leur est aussi pénible marcher en de ar- rière qu'en avant.

Jl eût fallu plus de volonté que n'en avait xM^e d'Es- coman pour affronter et les reproches de son mari et le mépris public, auxquels elle devait s'attendre après le retentissement que la scène du matin ne pouvait manquer d'avoir dans Ghâteaudun.

Ce ne fut qu'indirectement que ces considérations agirent sur la détermination de M™» d'Escoman; mais elles ne contribuèrent pas moins pour un peu à la confirmer dans l'idée qu'il lui était impossible de rétrograder. Ce qui principalement l'y décidait, c'était le souvenir de la scène qu'elle avait en- tendue ; elle était restée jalouse de Marguerite ; elle lui enviait cette effervescence de sentiments que, le matin, elle désespérait d'atteindre. Quoi qu'il en dût résulter, elle n'eût pas voulu débuter dans ses amours par une tiédeur qui lui paraissait la négation de la passion. Il y avait dans la possession calme de son amant, en dehors du monde avec le- quel elle venait de rompre, malgré les préjugés qui allaient la condamner, quelque chose qui ressemblait à une victoire et qui exerçait sur elle cette irrésistible attraction qui jette hors de la société tant de cœurs nobles et généreux. Elle espérait enfin, par l'immen- sité du sacrifice, river à jamais la chaîne qui allait l'attacher à celui qu'elle aimait.

Cette résolution avait trop de ces bénéfices immé- diats qui détraquent la cervelle des amoureux pour que Louis de Fontanieu la combattît sincèrement;

Ik LA MARQUISE l)*ESG01liAN

Suzanne iut seule à faire entendre la voix de la raison, à supplier sa maîtresse de tenir tête à To- rage ou, tout au moins, de prendre conseil de la ré- flexion.

On ne Técouta pas. Il fut décidé qu'ils partiraient tous les trois dans la nuit méme^ Emma était plus impatiente que Louis de Fontanieu que ce départ fût consommé ; elle était si désireuse de quitter la ville qui, depuis quelques jours, lui était devenue odieuse, de se voir sur la route du paradis terrestre vers lequel elle croyait marcher, qu'il fallut les plus vives instances pour obtenir qu'elle quittât l'avenue, elle voulait attendre la voiture que Louis de Fon- tanieu devait se procurer, et pour la décider à pren- dre quelque repos avant de se mettre en route.

Et cependant- elle en avait grand besoin ; les ter- ribles secousses de la journée avaient brisé ce corps frêle, à peine convalescent ; mais, elle mesurait ses forces au bonheur qui gonflait son âme, à ce bonheur vivifiant d'un premier amour ; elle raillait doucement sa faiblesse, elle suppliait Louis de Fontanieu de ne pas juger son cœur à la débilité de son corps, et, lorsque, aux premiers pas qu'ils firent, Louis de Fon- tanieu la sentit chanceler à son bras, elle refusa long- temps de permettre à celui-ci de la prendre entre les siens pour la porter jusqu'à la ville.

Ce ne fut que lorsqu'ils entrèrent dans le faubourg que l'enjouemen^ par lequel elle s'efforçait de pro- tester contre soii[ épuisement l'abandonna. Ses ter- reurs l'avaient reprise malgré elle ; chaque passant

LA MARQUISE D'ESCOMAN 15

attardé, qui croisait le petit .groupe au milieu duquel était Emma, faisait tressaillir celle-ci.

11 était heureusement dix heures du soir, et, à dix heures du soir, les rues de Ghâteaudun sont à peu près désertes.

Louis de Fontanieu n'avait pas d'autre asile à offrir à Emma que son propre appartement ; c'est qu'il se proposait de la conduire.

Mais, si endormie que parût la ville, il ne jugea pas qu'il fût sage de s'engager dans un endroit aussi découvert que l'était la place de la sous-préfecture, sans avoir essayé de reconnaître les intentions de ceux qui pourraient s'y trouver.

Ils passaient en ce moment devant l'église Saint- Pierre ; à cette époque, le vieux cimetière qui l'en- tourait jadis était abandonné, mais non encore dé- truit. Ce lieu, tout sinistre qu'il était, sembla à Louis de Fontanieu tout à fait propre à servir de retraite à M*»* d'Escoman pendant que lui-même irait à la dé- couverte.

Il franchit par une brèche le mur en ruine, con- duisit ses deux compagnes dans un angle du cime- tière, derrière un massif de cyprès, et s'éloigna après avoir vivement recommandé à Suzanne de veiller sur sa maîtresse et surtout de ne pas la quitter d'un in- stant.

Sa prudence n'avait pas été inutile: deux hommes se promenaient devant la sous-préfecture et sem- blaient attendre quelqu'un; l'un de ces hommes avait la tournure de M. d'Escoman.

16 LA MARQUISE d'ëSCOMâN

Quelque indifférent qu'il fût à rçndroit de sa femme, le marquis n'avait pu ne point s'inquiéter de sa disparition.

Sans doute, la rumeur publique lui avaitjdéjà dé- signé Louis de Fontanieu comme étant celui qui pouvait lui apprendre ce qu'était devenue M"»» d'Es- coman.

Décidément, si l'on voulait fuir, il n'y avait plus une minute à perdre.

Louis alla réveiller un homme qui faisait profession de louer des chevaux et des voitures, lui demanda de le conduire à l'instant même à Chartres, des affaires pressantes l'appelaient, ainsi que sa mère et sa sœur.

L'homme le regarda avec un sourire qui signifiait que, connaissant très-bien le secrétaire de M. le sous- préfet, ne lui sachant ni mère ni sœur à Ghâteaudun, il n'était point sa dupe. Mais Louis de Fontanieu lui mit quelques écus dans la main; l'homme redevint grave et promit que, dans dix minutes, il aurait attelé les meilleures bétes de ses écuries au plus splendide de ses équipages.

Cette perspective d'un aussi prompt départ sou- lagea le jeune homme d'un grand poids; il reprit tout joyeux le chemin de l'église Saint-Pierre, il rentra dans l'enceinte abandonnée ; mais il ne re- trouva pas les deux femmes à l'endroit il les avait laissées.

Un froid mortel pénétra jusqu'à son cœur.

LA MARQUISE d'eSCOMAN 17

. Il appela M"»® d'Escoman à voix basse : rien ne lui répondit.

Jl pensa que quelque chose les avait effrayées ; que, sans doute, elles s'étaient cachées dans l'épaisseur du bosquet funèbre. 11 en écarta les branches, il tâla avec ses mains : ses mains ne rencontrèrent que la mousse qui recouvrait les pierres tumulaires et les croix encore. debout.

Sa tête s'égara; une terreur vertigineuse s'empara de ses sens, il vit des ombres, des spectres, des fan- tômes, entraînant la femme qu'il aimait dans les fosses entr'ouvertes.

11 oublia la prudence que la situation lui comman- dait ; il parcourut le cimetière en appelant Emma à grands cris.

Enfin, il crut entendre des gémissements qui ve- naient du centre de l'enceinte; il y courut, l'âme pleine d'angoisse.

La plupart des tombeaux étaient renversés et en- sevelis sous l'herbe ; seule la croix que,* des siècles auparavant, on avait dressée au milieu du champ de repos était restée intacte; elle ouvrait ses deux grands bras de granit, étendard de résurrection de tous ceux qui dormaient à son ombre.

Sur son piédestal, rongé par les lichens , tapissé par les lierres, Louis de Fontanieu aperçut Emma et Suzanne agenouillées et absorbées dans leurs prières; c'étaient les sanglots de la première qui avaient guidé vers elle le jeune homme.

Venez ! venez ! lui dit Louis de Fontanieu. La

18 LA BfARQUISE D*ESCOMAN

voiture est prête; il faut que nous soyons loin d'ici avant le jour.

M"^« d'Escoman ne répondit pas; ses pleurs re- doublèrent; ils communiquaient à tout son corps un tressaillement convulsif.

Louis de Fontanieu voulut la saisir et l'emporter comme il l'avait fait peu d'instants auparavant ; elle le repoussa doucement.

Mon Dieu! que s'est-il donc passé? dit-il, qu*est-il donc arrivé ? qu'avez-vous fait ?

J'ai prié.

Mais venez donc ! Voulez-vous qu'un misera^- ble instant perdu nous sépare à jamais 7 Emma ! Emma I

M°*® d'Escoman essaya de répondre ; mais l'émo- tion la suffoquait ; elle secoua négativement la tête, puis elle cacha entre ses mains son visage ruisselant de larmes.

Elle ne m'aime pas I s'écria Louis de Fontanieu avec un accent de désespoir,

Je ne l'aime pas!... Mon Dieul eût-il donc fallu que je fusse morte de ce malheureux amour pour qu'il crût à sa sincérité? Louis, ajouta Emma, c'est peut-être un crime de parler de senti- ments si profanes dans un semblable Ueu ; mais» par cette croix, par tous ces morts qui nous entourent et qui savent si jedis la vérité, mon cœur n'a qu'une pensée, c'est vous, et cette pensée l'absorbe si bien tout entier, qu'il me semble qu'il survivra même à sa destruction,.

LA MARQUISE d'ESGOMAN 19

Pourquoi refuser de me suivre, alors? Après avoir reçu l'aveu de tant de tendresse, faut-il vous perdre? Que me restera-t-il si, ayant entrevu le ciel, je me retrouve sur cette terre déserte, isolée et sombre ?

11 vous restera ceci, dit Emma en indiquant du doigt le signe rédempteur qui dominait toute cette scène, cette croix, qui vous donnera la force de sur- monter un temps d'épreuve, puisqu'on un instant elle m'a bien communiqué celle de lutter contre ma faiblesse et mon égarement.

Non, répliqua Louis de Fontanieu, on ne se console pas de vous perdre, madame ! et, la preuve de ce que je vous dis, dans peu de temps vous l'aurez ; car, à mon tour, par cette croix» je vous jure de ne pas survivre au coup que vous me .portez.

Un secours vint à Louis de Fontanieu d'un côté il n'en devait pas attendre,

Emma, mon enfant , écoute, interrompit Su- zanne, qui tremblait que quelque résolution déses- pérée du jeune homme ne devînt fatale à samaîtresse, s'il allait faire ce qu'il dit? Il t'aime, tu l'aimes, il parle de mourir, et je sais bien, moi, que, s'il mou- rait, tu mourrais aussi I Résigne-toi donc àce bonheur qui, depuis quelques instants, t'épouvante et qui m'épouvantait moi-même il n'y a qu'un moment; mais Dieu est bon ; il t'a tant éprouvée, qu'il te par- donnera d'avoir faibli la vertu d'un ange eût été impuissante.

20 LA MARQUISE D*ESCOMAN

Non, quand j'ai prié tout à Theure, il m'a sem- blé qu'un rayon sortait de cette croix et traversait mon cœur en réclairant. J'ai tremblé devant cette lumière divine dont tu parles, ma pauvre Suzanne, car j'ai compris qu'elle ne pouvait m'absoudre. Ah ! si Dieu n'avait que ses souffrances éternelles pour me punir ! mais s'il me frappait daos ce qui m'a été plus cher que ses commandements ? Louis ! Louis ! s'il vous enlevait à moi, s'il m'ôtait votre amour !... Ah I pardonnez-moi cette pensée; mais, depuis qu'elle est entrée dans 'mon âme, elle me glace d'épouvante. Je vous aime , Louis 1 mais, je vous en conjure, n'exigez de moi rien de plus. Avec notre jeunesse, notre amour, notre conscience et Dieu pour nous, l'avenir ne nous- appartient-il pas? Le Seigneur, qui vient de m'arrêler au bord, de l'abîme, aura encore pitié de mes larmes ; je lui demanderai chaque jour de nous réunir sans que je sois forcée de transgresser ses lois.

Mais Louis de Fontanieu n'écoutait plus; en voyant s'évanouir des espérances qui étaient si près de de- venir des réalités, il se sentait pris d'une rage fu- rieuse; il eût- voulu renverser l'emblème qui venait de jeter bas tout l'échafaudage de son bonheur. Ef- frayé de cette pensée sacrilège, il se laissa tomber à l'endroit iM™® d'Escoman s'était agenouillée, et fit entendre mille imprécations contre le ciel et la des- tinée.

M™e d'Escoman lui prit la main et s'assit près de lui.

LA MARQUISE d'eSCOMAN 21

Du courage, Louis ! lui dit-elle. Si cela peut vous consoler, sachez -le, je souffre autant que vous, plus que vous peut-être, puisque le sacrifice vient de moi. Ne pleurez pas comme cela, je vous en supplie, mon ami. Je vous Tai prouvé, rien ne me coûtait pour être à vous. Que me faisait le monde et ses jugements? que m'importait ma réputation, quand j'avais votre amour? Mais m'exposer à votre mépris, je ne le veux pas.

Mon mépris?

Oui, votre mépris... Depuis que je suis rentrée en moi-même, j'ai compris que c'était ce qui atten- dait tôt ou tard la femme qui manque à ses devoirs. En face de l'image éternelle que ce symbole évoquait devant moi, j'ai pesé la fragilité des sentiments hu- mains; la faute consommée, que me resterait-il si votre affection pour moi venait à s'évanouir? Pas même votre estime I Non, les tortures présentes ne sont rien auprès de celles-là; je ne veux pas, je ne veux pas !

Vous mépriser? vous mépriser parce que vous m'aurez donné plus que votre vie** Mais c'est insensé ce que vous dites-là, Emma! Est-ce qu'on méprise sa mère, est-ce qu'on méprise son Dieu, auxquels on doit moins que je ne vous devrai? Quelle âme de fange et de boue supposez-vous donc à celui que vous aimez, dites-vous? mais mon existence ne sera jamais assez longue pour vous prouver, par ma ten- dresse, par mon abnégation, par les soins dont je veux vous entourer, tout ce que vous aurez mis dans

22 LA mâbquise d'escomân

mon âme de reconnaissance en même temps que d'amour 1 Vous mépriser! mais ces morts secoue- ront au vent leurs linceuls avant qu'une semblable monstruosité se réalise. C'est à moi de vous deman- der grâce et pitié, Emma. Mon Dieu! que je voudrais avoir des paroles qui vous touchent! Mon Dieulxiue je voudrais pouvoir vous ouvrir ma poitrine pour vous montrer les terribles angoisses de mon cœur I... Mais je vais mourir, Emma! mais, lorsque je ne vous verrai plus, lorsque je n'entendrai plus votre voix, ce sera la nuit éternelle pour moi. Rien ne vous dit donc ce qiii se passe dans mon âme? Ah 1 si vous éprouviez ce que j'éprouve! Emma, Emma, ne me réduisez pas au désespoir!

En parlant ainsi, le jeune homme avait pris Emma dans ses bras, et la serrait sur sa poitrine avec des transports indicibles; il couvrait de baisers son vi- sage; ses larmes se mêlaient aux siennes.

Grâce! grâce! lui répondait M™« d'Escoman; ne parlez pas ainsi, Louis; depuis longtemps, mon cœur vous a tout donné; mon corps est à vous comme ma pensée; voilà que vous allez m'enlever le peu de courage et de raison qui m'étaient revenus... Si vous le demandez avec ce désespoir, si vous parlez de mort, est-ce que je saurai vous refuser quelque chose? Je suis à votre merci; mais j'implore votre pitié, elle ne me manquera pas; vous aurez compas- sion de mes terreurs! Après ce que je vous ai dit, ne sauriez-vous vous montrer patient? Soyez clément, mon Louis bien-aimé! ne me condamnez pas à ce

LA MARQUISE D'eSCOMAN 23

déshonneur qui m*épouvaale; laissez-moi partir seule... Attendez!... J'irai m'enfermer dans un cou- vent, j'y vivrai avec votre image, jusqu'au jour nous pourrons, sans rougir, nous jeter dans les bras Tun de l'autre; ne me refusez pas ce que je vous demande au nom de l'amour immense que j'ai pour vous... C'est à genoux, LouiSi que je t'en supplie, laisse-moi partir seule I

Mme la marquise d'Escomaa a raison, mordieu! dit une voix d'homme à deux pas des jeunes gens, et je ne comprends pas que M. de Fontanieu se montre plus faible qu'une femme,

. Louis deFonlanieu bondit du côté il avait en- tendu parler; il se trouva en face de M. deMontglat.

Que venez -vous faire ici, chevalier? s' écria-t-il.

Avant de vousrépondre, permettez que je rem- plisse mes devoirs d'homme bien élevé, répliqua celui-ci en saluant M™» d'Escoman et en lui deman- dant de ses nouvelles avec autant de respectueuse aisance que s'il se fût trouvé dans son salon. Main- tenant, continua-t-)l, je vous dirai que je viens jouer un rôle que vous rendez un peu bien pénible, mon jeune ami, soit dit sans reproche, celui de Mentor; rôle fort difficile avec un Télémaque qui se montre si acharné dans ses sottises.

Chevalier! fit Louis de Fontanieu, dont la pré- sence de M™e d'Escoman exagérait la susceptibilité.

Prenez-le comme il vous plaira, pardieu! je connais trop bien l'humaine- reconnaissance pour m'étonner si vous voulez couper la gorge à un bon-

2 A LA MARQUISE d'eSCOBIAN

homme qui s'éreinte depuis trois heures à vous cher- cher par toute la ville, dans la seule intention de vous rendre service.

Mais qui vous a donc indiqué que vous me trouveriez ici?

Qui? Mais les échos d'alentour, morbleu ! ils ne sont pas plus muets que votre douleur, qui fait assez de bruit, Dieu merci I

M™» d'Escoman frémit en apprenant ainsi qu'un étranger avait pu sonder son âme dans tous ses re- plis. Louis comprit sa pensée au mouvement de ter- reur qu'il lui vit faire.

Rassurez-vous, madame, lui dit-il. M. le cheva- lier de Montglat est mon ami, c'est un noble cœur qui ne nous trahira pas,

Emma tendit sa main au vieux gentilhomme, qui la baisa avec la galanterie que l'habitude avait mise dans sa nature, ou plutôt dont sa nature avait fait chez lui une habitude.

On dit, reprit-il, que le temps employé en civi- lités auprès des dames n'est pas du temps perdu ; ce- pendant nous ferions aussi bien de les remettre à un autre jour. Vous n'avez pas une minute à perdre pour vous éloigner, madame la marquise ; cette fois, c'est moi, c'est-à-dire un ami sage et froid, qui vous le dis.

Louis de Fontanieu respira bruyamment; quoi qu'eût fait le chevalier, il espérait encore que celui- ci venait à son aide; il lui semblait que le vieux roué ne pouvait, sans mentir à son passé, entraver un

LA MARQUISE d'ESCOMAN 25

enlèvement. Louis de Fonlanieu. croyait encore qu'il pourrait être du voyage.

Depuis une demi-heure, dit-il, la voiture doit être prêle; le cocher m'a répondu de ses chevaux...

M. de Montglat haussa les épaules avec dédain.

Vous n'aviez pas fait dix pas, répondit-il, que votre cocher était en quête de M. le marquis d'Esco- man pour lui vendre le secret de votre départ; en sorte que, si la voiture est prête, c'est sans doute pour vous conduire partout ailleurs que il vous plairait d'aller. Mon jeune ami, ajouta le chevalier, que rien ne pouvait faire renoncer à l'exposition de ses théories de viveur, en semblable circonstance, quand on est forcé de s'assurer de la discrétion d'un homme, on le gorge d'or, ou on le roue de coups; par une infinité déraisons qu'il est inutile de détail- ler ici, j'ai toujours préféré le second de ces deux moyens; vous n'avez employé ni l'un ni l'autre. A présent, je vous le répète, M. d'Escoman est caché dans la remise, avec force gens de très-mauvaise compagnie, et ce serait folie àvous que de l'affronter.

Emma poussa un cri de terreur.

Mon Dieu 1 que faire? dit Louis de Fontanieu. Chevalier, conseillez-moi.

Je ne demande pas mieux ; je ne suis ici que pour cela.

Eh bien, nous écoutons ; parlez.

Il est onze heures et demie ; la malle-poste passe à minuit; nous allons l'attendre sur la route, dit le

26 LA MARQUISE D'tSCOMAN

chevalier; de cette façon, nous laissons d'Escoman se morfondre avec son monde, qui ne lui offre certes pas la ressource de faire un whist pour passer le temps.

Hais, dit Louis de Fontanieu, quelle apparence qu'il y ait trois places libres dans la malle-poste!

Trois places? Ah çàl mais vous songez donc toujours à partir, vous?

L'abandonner quand son mari la menace? Ja- mais I je la suivrai.

Je vous dis que vous ne la suivrez pas, mon- sieur de Fontanieu; vous ne suivrez pas M™« la mar- quise, quand même, pour vous enlever à ma com- pagnie, vous me forceriez à vous appliquer sur la poitrine un cataplasme de ma façon.

Tant mieux! c'est tout ce que je souhaite; oui, je préfère mourir plutôt que de m'éloigner d'elle! s'écria le jeune homme.

Emma et Suzanne s'efforçaient de le calmer. M. de Montglat le prit parle bras et l'entraîna à l'écart.

Mordieu! dit le vieux gentilhomme, ce n'est pas le tout que d'être amoureux^, monsieur de Fon- tanieu, il faut encore rester honnête homme* J'ai tout fait, moi qui vous parle, j'ai tout osé, et, sacre- dié! cela n'a pas toujours été à la plus grande gloire de votre serviteur et de la morale publique. J'ai dés- honoré bien des femmes, puisque cela s'appelle les déshonorer; mais avoir été la cause de leur ruine, mais, par lâcheté, les a^^oirfait passer du luxe à l'indigence, jamais, ventrebleu! et c'est ce que vous allez faire, vous.

LA SiÂBQUISE D'ESCOMAN 27

Sa ruine! moi, moi, ruiner Emma?

Eh! sans doute, la ruiner; ne comprenez-vous donc pas que cette aventure, que je ne m'explique pas encore, quoique, depuis cinq heures, on m'en écorche les oreilles, va servir les désirs les plus chers de M. d'Escoman? Avoir la fortune sans les charges, c'est tout ce qu'il souhaite, et c'est ce que vous allez réaliser, vous.

Je le tuerai auparavant.

Il fallait le faire quand vous le teniez au bout de votre épée, moitié d'homme que vous êtes ! Mainte- nant, il est trop tard. Nous autres, quand quelqu'un nous gênait, croyez-vous que nous hésitions? Fer pour fer et vie pour vie, ventrebleu ! Mais, comme j'ai l'honneur de vous le dire, mon jeune ami , il n'est plus temps ; le marquis a choisi un autre terrain, c'est qu'il faudra combattre, c'est qu'il faut vaincre, et vous le pouvez.

Comment?

En laissant sa femme faire ce qu'elle veut faire. Que la marquise parte ; à Paris, elle trouvera dix avoués, elle en trouvera cent qui se chargeront de la rendre blanche comme neige et de verser leur bouteille à l'encre sur la figure de son mari. Il y a contre lui vingt preuves accablantes; qu'existera-t-il contre elle, lorsque l'on vous verra séparés, lorsque vous resterez ici, vous que Ton désigne comme son amant? Un méchant propos dont le passé de la mar- quise fait justice; un témoignage que M. d'Escoman

28 LA MARQUISE d'eSCOMAN

ne peut invoquer, celui de son ancienne maîtresse. C'est un procès gagné avant d'être entamé.

Mais, moi, moi, que deviendrai-je pendant ce temps ? Si elle m'oubliait !

Allons donc ! vous oublier ? Les scrupules qui lui sont venus l'en empêcheront bien. Est-ce qu'il ne va pas lui falloir passer son temps à les combattre? Vous trouverez la brèche praticable dans ces scru- pules quand le gain du procès vous permettra de la rejoindre hbrement. Des scrupules, cela peut re- tarder la victoire, mais la compromettre , jamais 1 C'est si amusant, dit le chevalier avec un soupir de regret, les scrupules ! Faites ce que je vous dis , et faites-le bravement, en homme, morbleu !

Puis, se retournant vers la marquise :

Voilà notre ami devenu raisonnable; nous n'avons plus qu'à nous mettre en route, ajouta-t-il.

Louis de Fontanieu ne répondit rien ; il baissa la tête; il était plus abattu que convaincu. Emma ne paraissait pas moins oppressée que lui ; elle ne pre- nait pas la peine de cacher sa douleur au chevalier de Montglat.

On partit enfin. M. de Montglat soutenait Emma d'un côté; de l'autre, elle s'appuyait sur Louis de Fontanieu. Les deux amants ne purent s'entretenir comme ils l'eussent fait sans la présence du che- valier.

Celui ci, avec son bon sens pratique, expliquait à M"*« d'Escoman tout ce qu'elle aurait à faire pour sortir à son honneur delà position difficile oiison

LA MARQUISE D'eSCOMAN 29

imprudence Tavait placée, et la jeune femme n'a- vait que les contractions du bras qu'elle appuyait sur le bras de son amant pour lui dire encore: a Je vous aime! »

11 est vrai aussi qile,si, de loin en loin, elle ré- pondait à M. de Montglat, c'était pour lui recomman- der son ami avec une énergie qui prouvait à ce dernier combien cette séparation était dpuloureuse à la pauvre Emma.

On fit halle sur une éminence, à un quart de lieue de la ville. Alors Suzanne s'approcha de Louis de Fontanieu; elle craignait que, lors des adieux dé- finitifs, il ne songeât pas à elle ; elle voulait d'avance en prendre sa part. Ces adieux, ce lurent force prières de ne point oublier celle quiluiavait tout sa- crifié. En face des tristesses que sa maîtresse devait déjà à son intervention, Suzanne avait des appré- hensions avant-courrières des remords ; elle éprou- vait le besoin de s'entendre rassurer sur l'avenir.

Les larmes et le désespoir de Louis de Fontanieu témoignaient si vivement de son amour, que la gou- vernante put espérer de ne s'être pas trompée dans ses prévisions.

Enfin, on entendit dans le vallon, comme un ton- nerre lointain, le roulement de la voiture sur le pavé. Ce bruit fit sur le jeune homme l'impression que pro- duit sur un condamné celui de la charrette qui va l'emmener à la mort.

Il souhaitait que cette voiture s'abîmât avant d'ar- river à eux.

T. II. «.

30 LA BfARQUISE d'BSCOMAN

Bientôt ils aperçurent sa lumière qui, comme un feu follet, vacillait sur le rideau noir dans lequel se confondait Thorizon,

L'homme de précaution , M. de Montglal, avait choisi, pour l'attendre, Tendroil de la montée les chevaux sont forcés de ralentir leur trot. Il appela le courrier; celui-ci avait deux places.

Le dernier espoir du jeune homme s'évanouit.

Emma et son amant se jetèrent une dernière fois dans les bras l'un de l'autre et longtemps ils se tin- rent embrassés. L'émotion de la marquise était si profonde, que ce fut à moitié évanouie que les deux hommes l'introduisirent dans l'intérieur de la voi- ture, où Suzanne était déjà.

Louis de Fontanieu s'assit sur un des tas de pier- res de la route, malgré son compagnon, qui faisait mille instances pour le ramener sur-le-champ à Chà- teaudun.

11 regarda tant qu'il put voir ; il écouta tant qu'il put entendre, jusqu'à ce que le dernier murmure des roues et des grelots se fût perdu dans la brise.

Il lui semblait que c'était son âme que les cinq chevaux de la malle-poste avaient si rapidement en- traînée loin de lui.

li

Louis de Fontanieu ooblie qne Tayenir est à qui sait attendre»

Le chevalier de Montglat chercha à réveiller quel- que énergie chez Louis de Fontanieu , par des re- proches d'abord, puis par des plaisaiileries, et enfin parles perspectives les plus riantes.

Mais, malgré les efforts de son vieil arai, le jeune homme demeura morne, absorbé dans sa douleur; il n'avait pas l'air de l'écouter ; il n'ouvrit la bouche, en rentrant en ville, que pour résister aux tentatives que fit celui-ci afin de l'entraîner du côté du logis du loueur de voitures.

Le digne gentilhomme prétendait qu'il était du de- voir de Louis de Fontanieu d'aller relever le marquis d'Escoman d'une faction qui déjà avait duré trois heures ; il se promettait tant d'agrément de cette fa- cétie, qu'il eut quelque peine à y renoncer.

32 LA MARQUISE d'ESCOMAN

Dans la situation morale se trouvait Louis de Fontanieu, M. de Montglat était un mauvais conso- lateur. Le chevalier ne pouvait rien comprendre à des afflictions qu'il n'avait jamais éprouvées; ses amours n'avaient jamais ressemblé à celui là. C'étaient des amours joufflus et enrubanés, dodus et fleuris, dont les peintres du dix-huitième siècle ont placé des échantillons au-dessus de toutes les portes et de toutes les cheminées, amours papillons, gais et rieurs^ toujours voletant, toujours butinant, et qui n'ont ja- mais connu d'autres larmes que celles que laisse la rosée dans les fleurs ; dont les doigts endurcis n'ont jamais ensanglanté la tige d'une rose; qui, lorsque par hasard ils se servent d'une des flèches de leur carquois, gardent la physionomie bénigne du cuisi* nier qui ne fait de victime que pour le plus grand gaudissement et l'éternelle conservation de Tespèce humaine.

M. de Montglat ne pouvait revenir de la tristesse de son jeune camarade.

Pourquoi pleurer? lui disait-il. Moi, à votre place, je battrais des entrechats jusque sur la flèche de Saint-Pierre.

Et le chevalier accentua ses paroles d'un jeté battu que le pavé, rendu glissant par l'humidité de la nuit, l'empêcha si bien d'accomplir à sa satisfaction, qu'il le recommença plusieurs fois.

Gomment! reprit-il, la plus charmante femme de la ville, le parangon de vertu de notre société s'humanise en votre faveur ; que dis-je, s'humanise ?

LA MARQUISE d'eSCOMAN 33

s'affole de votre personne sans rime ni raison, et vous me faites une mine à porter le diable en terre ? Mais, sacrebleu I qui est-ce qui m'a donné le chevalier se servit d'un verbe plus énergique un Amadis de votre espèce? Que diriez- vous alors, si, comme peut- être elle eût le faire, elle eût ordonné à ses la- quais de vous flanquer à la porte ? il y a temps pour tout, mon cher enfant ; gardez vos soupirs pour les déposer à ses pieds ; la Révolution a si bien tout bouleversé, que l'on prétend que c'est cela qui platt aux femmes aujourd'hui ; mais, loin d'elle, reprenez voire joyeuse humeur, puisque vous avez tant de raisons de l'épanouir. Vous ne voulez pas que nous allions faire une petite visite à ce brave d'Escoman, qui doit s'ennuyer comme un coffre entre les bottes de foin et les figures à en manger dont je l'ai vu en- touré? C'eût été bien amusant cependant, et fort ca- pable de vous distraire I Mais je ne vous laisserai pas vous morfondre dans votre tristesse ; je l'ai promis à votre charmante marquise, et je veux que vous lui portiez témoignage, quand bientôt vous la reverrez, comment ce vieux fou de Montglat tient sa parole. Je vais vous faire une autre proposition : allons sonner à la porte de cette excellente M"*® Bertrand I Le mari grognera sans doute un peu; mais, s'il fait du bruit, nous le mettrons dans sa marmite; quant à sa moitié, elle sera enchantée de me voir. Finir sa nuit entre un joyeux compagnon, une jolie femme et une demi- douzaine de fioles de Champagne, par la sambleu I cela me consolerait, moi, de la fin du monde.

dk l'A ICARQUISE D*ESCOMAN

Mai», voyant que cette perspective n'avait pas une grande influence sur raccablement de Louis de Fon- tanieu :

Vous la dédaignez peut-être, M»© Bertrand?... continua le chevalier. Mon jeune ami, ayez foi dans . ma vieille expérience, ne faites jamais fi d'une femme qui, jeune ou vieille, porte au bout de son nez un reflet des feux de renier. Les anges ont sans doute du bon, quelquefois ; mais il est des moment la société de ce qui nous vient du diable est bien agréable!... Bon I voilà que, pour un de ses sup- pôts, je me conduis en roi Candaule ! 11 ne manquait plus que je détaillasse à un aussi rude vainqueur que vous Têtes les charmes secrets de la belle qui veut bien m'honorer de quelques bontés. Ah l ah I ah ! ne vous y frottez pas, mon jeune ami ; cette beauté m'a si bien ensorcelé, que je serais capable de me mon- trer aussi sot que d'Escoman, ce qui me contrarierait. Mais, bah ! ajouta le vieux gentilhomme avec deux nuances bien distinctes de fatuité et de bonhomie, si cela peut vous consoler, je vous promets de ne pas y regarder de trop près. Voilà comme il faut être avec ses amis, mordieu I D'ailleurs, cette brave créature me reviendra toujours; ce n'est point un blanc-bec comme vous qui serait susceptible de me faire oublier. Louis de Fontanieu éprouva quelques difficultés > pour faire renoncer M. de Montglat à ce dernier expédient, dont la vertu curative semblait au digne gentilhomme bien autrement efficace que la première

MARQUISE D*ESCOMAN 55

des distractions dont sa sollicitude lui avait suggéré ridée; il en rencontra bien davantage lorsqu'il s'agit de persuader à son ami que le recueillement de la solitude était en ce moment tout ce que souhaitait son chagrin et que ce n'était que que son courage pouvait se retremper un peu.

Plus £atigué de voir tant de bonne volonté inutile que convaincu par les raisons qu'on lui opposait, le chevalier finit par laisser son compagnon au seuil de sa porte, non sans lui avoir renouvelé ses recom- mandations à l'endroit de la philosophie.

La conversation du vieux gentilhomme avait été une véritable torture pour Louis de Fontanieu ; loin de rafraîchir son cœur, les sceptiques raisonnements du vieillard en avaient irrité les jplaies ; chacun des éclats de sa gaieté était tombé sur son âme comme autant de gouttes d'eau sur le fer rougi à la forge ; elles s^étaient dissipées en vapeur sans en amortir les ardeurs. Quels que fussent les services que le chevalier venait de lui rendre, ce fut avec une joie fébrile qtfîlle vit s'éloigner ; un moment auparavant, il eût donné dix ans de sa vie pour pouvoir penser à Emma sans être troublé par un importun ; il lui sem- blait que cette consolation était désormais pour lui le bonheur suprême.

11 rentra dans son appartement.

Ses larmes, que, depuis quelque temps, il avait contenues par respect humain, dans la crainte d'éter- niser ce texte de plaisanteries qui le fatiguaient pluS encore qu'elles ne l'irritaient, ses larmes coulaient

36 lA MlBOC^SE Ei'ES*:XkXl5

oudiiteDant sam inesure, comme â J^' û'Eâcoman reAt qaitté i nostaDl même.

Pea i pea il se grisa de sa dofuletir ; die deTÎnl furieuse ; elle prit le caractère de la folie.

Cûamie il l'aTait faiit dans le cimelître, il se roulait sur le sc^ et s'arrachait les chereox; il déchirait ses habits, il appelait à grands cris cette Eauna qui, eo ce moment, semblait morte pour lui.

11 chercha autour de lui quelque chose qui la lui rappelât ; il demanda un objet qui eût consenré une émanation de/^elle qu'il aimait; son égarement était si profond, qu'il fut cinq minutes avant de se sou- venir de la petite bourse qu'elle lui avait donnée et quMl portait toujours sur sa poitrine.

Il la sortit de son sein el la couvrit de ses baisers.

Mais le souvenir des douces étreintes de la soirée était trop récent pour que les efforts de son imagina- tion pussent tromper des lèvres brûlantes encore des caresses qu'elles avaient reçues.

Il se remit à prononcer le nom de l'absente, comme si elle eût été auprès de lui; il donnait à sa voix toutes les inflexions que fournissent la tendresse et la passion.

11 trouvait une espèce de charme à s'écouter ; les lettres qui composaient ce nom ne lui paraissaient pas ressembler aux autres lettres.

Puis il pleurait, il pleurait avec des sanglots à fen- dre le cœur de ceux qui les auraient entendus.

Uuns le paroxysme de son désespoir, ses idées

LA MARQUISE D*ESGOMAN 37

étaient si flottantes et si tumultueuses, que Ton peut dire que la pensée l'avait abandonné.

Mais ses forces s'épuisèrent, et alors son imagina- tion se fiira.

Elle se concentra sur une seule idée ; revoir Emma!

Machinalement, il mit tout ce qui lui restait d'ar- gent dans ses poches ; il prit dans une armoire une paire de bottes de chasse et se disposa à les chaus- ser.

Mais bientôt il les rejeta avec colère sur le par- quet; d'un seul coup d'œil, il avait embrassé tout un drame ; il avait vu M™© d'Escomau traînée devant les . tribunaux par son mari, perdue, déshonorée, et tout cela par sa faute à lui; il avait été saisi d'épouvante.

Alors commença une lutte contre sa douleur et sa conscience.

La douleur se mentait à elle-même; déjà cruelle, elle se faisait horrible ; elle travaillait ses plaies avec amour pour les rendre plus effrayantes à voir, comme fait le mendiant pour exciter la compassion des pas- sants ; elle ne pleurait plus, elle se lamentait; elle ne criait plus, elle hurlait; elle invoquait la mort, comme unique remède ; elle disait qu'avant d'entrer dans la tombe, une suprême consolation lui était bien due : revoir Emma I

La conscience protestait ; elle disait : a LAche ! lâche I lâche!» comme avait fait M. de Montglat; mais son reproche se perdait dans le bruit que fai- sait son adversaire insensé.

58 LA lORQtnSE D'iSCOMAff

11 viDi UD moment Louis de Foatameti ne l'ea- tendit pas du tout : la conscience était vaincue.

11 respira^ comme font tous ceui qui se décident à commettre une action mauvaise ; il avait bâillonné tous ses bons instincts pour se prévaloir de leur mu- tisme approbateur.

Alors, les bonnes raisons, les spécieux prétextes, tout ce qui pouvait légitimer son action, lui vinrent en foule.

Qui avait dit que M. d'Escoman songeait à exploi- iet à son profit la faute de sa femme ? M. de Monl- glat. Mais M. àe Montglat avait toujours été i'adver^ saire de cet amour. Pourquoi î Probablement par suite d'une jalousie secrëte dont le chevalier savait mal se défendre. Le caractère de M. d'Ëscoman le mettait au-dessus d'une supposition semblable, n était trop léger pour tant de perfidie ; il aVait trop à redoUlet les investigations sur sa propre conduite poUt affronter le scandale de l'audience. D'ailleurs, le tnal n'était-il pas fait î Ce n'était pas lui, Fonta- nieu, qui Tavait provoqué; et celte séparation n'était qu'un vain palliatif. S'il ne partait pas aujourd'hui, serait-il le mattte de ne pas partir demain ? L'éclat de cette aventure avait été si grand, qu'il était peu probable que le sous-préfet consentit à le conserver près de lui. A quoi aurait-il servi alors, ce désespoir qui, si M"** d'Escoman le partageait, comme cela était probable, devait avoir une désastreuse influence sur sa santé ? Ces réflexions produisirent chez Louis de t^'onta-

LA MÂRQUISB d'eSGOMÂN 39

nieu une surexcitation devant laquelle la raison de- vait céder. Tout éveillé qu'il était, il tit Emma lui tendant les bras, lui criant : oc Viens, je t'attends, pauvre dupe, pauvre victime, comme je le suis moi- même de la méchanceté des hommes; viens, ne tatde pas davantage!»

Il lui sembla qu'il sentait passer sur son visage le souffle embrasé de la jeune femme. 11 s'habilla avec une précipitation qui témoignait du délire de ses sens, il sortit hors de l'appartement, traversa la ville en courant et s'élança sur la route de Paris, qu'avait prise M"*« d'Escoman, comme s'il lui était possible de rattraper la voiture qui avait emmené celle-ci.

L'aurore rayait le large horizon de la Bauce de bandes pourpres et grises, lorsque Louis de Fonta- nieu parvint à l'endroit où, la veille, il avait fait ses adieux à Emma.

Il se retourna du côté de la ville; elle était entiè- rement enveloppée dans le brouillard 5 seuls,* les murs élevés du vieux château des Montmorency qui la dominent se teignaient des reflets du jour nais^ sant.

Louis de Pontanieu eut une nouvelle hésitation devant cette masse de maisons encorjd dans le som- meil, qui allaient en sortir pour flétrir celle qu'il ai- mait.

En ce moment, il aperçut quelque chose de blanc sur l'herbe de la roule; c'était le mouchoir d'Emma, plus baigné des larmes de la jeune femme que de la rosée du matin.

h^ LA MARQUISE D'sSCOBfÂN

Cette trouvaille lui sembla un augure qui devait le faire persévérer dans son dessein ; ce témoin de la douleur de M"^ d'Escoman vint refouler tous ses scrupules. 11 continua de suivre le chemin, sans plus se retourner en arrière.

Il marcha ainsi jusqu'à midi, sans songer même à prendre aucune nourriture. 11 n'avait pas l'habitude de la marche; ces sept heures de fatigue avaient épuisé ses forces; ses pieds meurtris se refusaient à le soutenir.

Alors, pour la première fois, tant était grand- le trouble de ses pensées, il réfléchit qu'il lui serait im- possible d'achever la route de la sorte, il regretta de ne pas avoir employé le moyen vulgaire mais com- mode que M. de Montglal avait fourni la veille à M™' d'Escoman, de n'avoir pas pris place dans une diligence à défaut de malle-poste.

Il attendit pendant une heure, assis sur un des bas côtés de la route, le passage de quelque voiture; mais son impatience ne supportait pas toutes ces len- teurs. Ses pieds, si endoloris qu'ils fussent, ne pou- vaient Tempêcher de monter à cheval; il gagna péniblement le premier relais, demanda un bidet de poste et fouetta son cheval de façon à faire froncer le sourcil au vieux postillon qui l'accompagnait.

Du train dont il allait, il devait être à Paris dans la soirée.

11 avait été convenu, entre M. de Monglat et yime d'Escoman, que celle-ci se retirerait au couvent de la rue de Grenelle.

LA MARQUISB D*ESCOMAN M

Les grilles de ces établissements ont des heures précises pour s'ouvrir aux visiteurs étrangers. Le jeune homme songea bien qu'il s'imposait en ce mo- ment une fatigue inutile ; mais respirer Tair qu'Emma respirait, c'était déjà du bonheur; il n'en mit que plus d'ardeur à accélérer sa course.

A sept heures du soir, il était à Longjumeau. 11 activait le palefrenier qui sellait son cheval, lorsqu'il entendit sur la route le bruit d'une voiture qui avait marché derrière lui et le fouet des postillons qui commandaient de préparer le relais.

Instinctivement, il se cacha derrière une auge qui servait à abreuver les chevaux et qui se trouvait sur la route.

La voiture s'arrêta précisément en face de l'endroit oîi se trouvait le jeune homme; il leva doucement la tête par-dessus la margelle de l'abreuvoir, et, à la lueur des'deux lanternes qui éclairaient la chaise, il reconnut le marquis dans l'intérieur de cette voi- ture.

Le marquis semblait aussi insoucieux que de cou- tume et fumait son cigare avec une quiétude par- faite. 11 trouva quelques paroles joviales à adresser à la servante qui lui apportait un verre d'eau. Le départ de sa femme ne semblait pas l'avoir trop dés- agréablement impressionné; mais il n'en était pas moins évident qu'il était à sa poursuite.

Le premier mouvement de Louis de Fontanieu fut pour maudire la fatale préoccupation qui l'avait empêché de prendre la poste sept heures plus tôt ,

tel t/x-.^'î^i^«3e5 ôïç «i a^^ii i^U il irrxi i axns

^/f/wfi éUil fiffUf: Irévdfcié à ne pas tfçoin» h iiUPiUon qui îui éUit faûUrau««; ^kmeni q:ae Locis de foitUniicu araît. cherché à se le peTs^^i».!! ^//rrirrier»<ja de c^/ffjprerrjre que celte recôr-iitTe poo- Tait mo^iifier une ré^/:Utioa dont les conséqaeDces e«JMMmt f>f;i/; lourdement «ur sa conscience d'hosnètc tufmmef et que, après tout, le hasard, si hasard il j avait, avait été fiour lui et pouvait s'appeler la Pro- vîdence*

Il était loin d'être assez énergique pour se rési- gner Mt\$ amertume et^sans pleurs; mais enfin il se résigna» et, lorsque le marquis, après s'être entre- tenu pendant quelques instants avec le mattre de p(mUi^ eut ordonné au postillon de fouetter seç quatre dievauiKt le jeune homme sortit de sa cachette, se recommanda mentalement à la constance et à Fa- mour rju'Kmma lui avait jurés, et annonça au pos- tillon que, se trouvant trop fatigué pour continuer Htt roule, il ne partirait que le lendemain.

Kn in^mo lemps, il demanda qu'on lui apprêt&t

U MARQUISE D'BSCOMAN (|3

un lit. Â cette époque, le maître de poste de Long- jumeau était en même temps l'aubergiste de l'en- droit.

La servante îl laquelle Louis de Fontanieu s'était adressé, et que la physionomie bouleversée du jeune homme semblait vivement intriguer, lui demanda s'il $6 coucherait ainsi sans souper.

A vingt ans, la nature perd difficilement ses droits. Depuis plus de vingt-quatre heures, Louis de Fon- tanieu n'avait pas mangé, et la plénitude de son coeur ne Tempéchatt point de sentit de loin en loin le vide de son estomac.

il accepta.

La servante lui fit traverser une cuisine enfumée, et, le -conduisant dans une salle à manger qui y at- tenait, elle y dressa le couvert.

Les premiers morceaux que Louis de Fontanieu mit dans sa bouche lui semblèrent devoir s'arrêter à sa gorge; peu à peu celte contraction nerveuse se dissipa; il ne mangea pas beaucoup, mais il satisfit largement, sans trop savoir ce qu'il faisait, à Taide d'un vin épais que Ton avait placé devant lui, la 3oif ardente qui le dévorait,

Son corps, aussi accablé que son esprit, ne résista pas aux vapeurs de ce liquide. Le dtner n'était point achevé, qu'un engourdissement profond s'empara de ses sens; ses idées s'obscurcirent; la gracieuse image de la femme qu'il aimait les traversait encore, mais la volonté lui manquait pour la retenir ; il s'accouda

&4 lA X&BQCBK Wt^WSCOBÊÈM

SOT la table et céda à cette mrâidble somnoieiice qui suit les fatigues extrêmes.

La seiraote, trop jeune pour ne pas s'intéresser à un beau garçon qui paraissait si triste, respecta œ soouneîl.

n y aTait une Tingtaine de minutes que Louis de Fontanieu dormait lorsqu'une Cnnme d'un certain âge, une bougie à la main, traTcrsa la saUe à man- ger pour se rendre à la cuisine.

Elle était elle-même si préoccupée, qu'elle ne fit d'abord aucune attoitionà ce coutîtc attardé; mais, lorsqu'elle repassa pour s'oi retourner, la servante attira son attention sur celui-d en faisant signe à cette dame d'assourdir pour lui le bruit de ses pas.

L'étrangère tourna les yeux du côté que lui indi- quait le doigt de la serrante, poussa un cri de sur- prise, et, laissant tomber à la fois son flambeau et une théière qu'elle tenait à la main:

M. de Fontanieu ! s*écria-t-elle.

Suzanne ! répondit le jeune homme, qui, au bruit, avait ouvert les yeux et croyait encore rêver.

Alors, sans s'inquiéter de la stupeur avec laquelle la fille de l'auberge regardait cette scène, sans cher- cher à légitimer cette reconnaissance :

C'est Dieu qui vous a conduit; venez, venez I continua Suzanne en saisissant le jeune homme par le bras et en Tenlrainant dans un escalier qui con- duisait à la galerie du premier étage. Ah I j'ai cru que, cette nuit, je la verrais passer entre mes bras; c'est moi qui n'ai pas voulu qu'elle allât plus loin.

LA MARQUISE D*ESCOMAN 4 5

elle serait morte dans cette voiture. C'est une inspi- ration du ciel que j*ai eue là! Venez, et, si Ton veut vous faire du mal, je vous défendrai moi, je vous défendrai de mes ongles et de mes dents. Oui, avant qu'on Talflige, il faudra avoir tué la vieille Suzanne. Gordieu I ajouta-t-elle en jurant pour la première fois de sa vie, nous verrons bien si l'on rendra mon enfant malheureuse malgré moi.

Puis, d'une voix qui trahissait toutes les angoisses de son âme :

Oh ! pourvu que le saisissement ne la tue pas! murmura-t-elle.

Avant de prononcer cette^ dernière phrase, Su- zanne avait ouvert la porte d'une des chambres qui donnaient sur la galerie, et Louis de Fontanieu s'était précipité dans la chambre elle donnait entrée.

En face de lui, il aperçut la marquise assise sur le pauvre lit de l'auberge et écoutant avec inquiétude le tumulte qui venait du dehors.

Lorsqu'elle vit apparaître son amant, M™e d'Esco- man lui tendit les bras; mais, son sang refluant à son cœur, elle ne put prononcer une- parole ; ses forces l'abandonnèrent; elle se renversa en arrière et per- dit connaissance.

3.

ni

Comment s'exploite une mauvaise affaire.

M. d'Escoman était très-sérieusement à la recherche de sa femme.

Il avait infiniment trop d'amis intimes pour igno- rer longtemps ce qui s'était passé rue des Cannes.

A quoi servirait un ami intime^ si ce n'est à com- muniquer à son ami les nouvelles qu'il sait devoir ôlre peu agréables à celui-ci, et cela avec d'autant plus d'enthousiasme, qu'il le fait sous la sauvegarde d'un sentiment dont on est forcé de rem*ercier, quoi qu'on en pense.

M. de Guiscard, celui de tous les camarades du marquis qui semblait le -plus ancré dans ses affec- tions, fit preuve, en cette circonstance, d'un dévoue-

LA MARQUISE D*ESGOMAN &7

ment et d'une abnégation chevaleresques ; il quitta sa chambre, le retenait encore le coup d'épée du chevalier de Montglat, pour éclairer M. d'Escoman sur la situation que lui prêtait la renommée.

Suivant elle, Marguerite aurait surpris M. de Fon- tanieu en tête-à-tête avec la marquise ; elle avait trouvé, cette même renommée, que ce n'était point assez de Tesclandre qu'avait occasionné la violence de la grisette ; elle ajoutait que des voies de fait avaient été échangées entre les deux maîtresses du jeune homme, et par l'organe de M. de Guiscard, son interprète, elle avait brodé sur ce texte un luxe de détails dont renoncé fit monter le rouge au front de M. d'Escoman lui-même.

L'époux libertin d'une femme vertueuse est, en énéral, le moins philosophe de tous les maris. Une exception est presque toujours une supériorité; aussi est-il fort agréable de constituer une exception, et, dans les conditions que nous avons dites, le mari libertin en est une; sa vanité est chatouillée de voir qu'avec tant de raisons pour être ce que d'autres sont, qui font tous leurs efforts pour ne point mériter ce sort, il reste lui à l'abri du malheur commun. Ce n'est poitit à la vertu de sa femme qu'il attribue le bénéfice de ce privilège, c'est à son mérite personnel. Alors il se carre dans son infaillibilité, et il s'épanouit dans une indépendance qui, suivant lui, ne peut plus 'exposer à aucun accident.

En outre, si peu de prix que M. d'Escoman atta- chât h l'affection d'Emma, il reg-ardait celle affcclion

&8 LA BCARQUISE d'eSGOMAN

comme faisant partie du patrimoine que celle-ci lui avait apporté. Ce patrimoine, il voulait bien le dis- siper, mais non pas souffrir qu'on le lui dérobât.

Il se montra donc beaucoup plus affecté de la confidence de M. de Guiscard que cela n'eût semblé devoir être.

n le fut d'autant plus, que Louis de Fontanieu s'était déjà rendu coupable à son endroit d'une of- fense du même genre, qu'il ne lui avait pas encore pardonnée.

11 parla donc à M. de Guiscard d'un second duel entre le secrétaire et lui; il le prévint que, cette fois, l'un des deux ne survivrait pas à la rencontre.

Mais, avant d'envoyer son cartel, il était nécessaire qu'il eût une explication avec M«»« d'Ëscoman, que la chronique dunoise pouvait bien calomnier; il ajourna, en conséquence, M. de Guiscard au lende- main et attendit la marquise.

La marquise ne rentra pas !...

M. d'Ëscoman en était à se consulter pour savoir s'il n'enverrait pas immédiatement chez Louis de Fontanieu, lorsqu'on heurta directement à sa porte.

Le valet de chambre demanda si M. le marquis était disposé à recevoir son avoué. M. d'Ëscoman n'en voyait pas bien la nécessité, mais il n'y trouvait pas non plus grand inconvénient, et il ordonna de faire entrer.

L'avoué venait, tout simplement, se mettre à la disposition de M. le marquis.

Celui-ci ouvrit de grands yeux ; il n'avait jamais

LA MARQUISE d'ESCOMAN ^9

entendu dire qu'il fût d'usage de se faire assister de son conseil pour aller sur le terrain.

Mais rhomme de loi lui expliqua qu'un second bruit se répandait par la ville, à savoir que lui, M. d'Esco- man, allait plaider en séparation contre M™« la mar- quise; les hommes de loi ont le flair .des vautours pour découvrir les carnages.

Le mot de séparation fit longuement réfléchir M. d'Ëscoman. Puisqu'il avait l'avoué sous la main, autant valait-il en user ; il lui demanda conseil.

Un homme d'affaires n'est ordinairement intègre que pour ce qui le concerne personnellement; vis-à- vis de ses clients, c'est une doublure ; elle n'est que pour solidifier l'étoffe à laquelle on la. marie. Un mauvais sujet qui la paye, et fort cher, a le droit de ne pas vouloir être gêné dans ses entournures.

L'avoué de M. d'Ëscoman épousa carrément la situation de celui-ci.

Il commença par une homélie sur la barbarie de ce préjugé qui mettait le droit et la justice à la dis- crétion de la fortune d'un jeu sanglant ; il laissa tomber incidemment, au milieu des lieux communs du thème principal, une petite phrase hérissée de menaces, laquelle^ frappa plus M. d'Ëscoman que tout le reste du discours.

Une rencontre avec l'amant de M™« la marquise était nécessairement inégale ; M. de Fontanieu ne risquait que sa vie, M. d'Ëscoman aventurait sa for- tune, disait l'homme de loi.

Et il le prouvait.

50 LA MARQUISE d'ESCOMAN

D'abord, en établissant le bilan de son client, en lui prouvant que ses uniques ressources gisaient dans la fortune de madame son épouse.

Ceci étant établi, il lui semblait imprudent d'irriter Mm« la marquise avant d'être sûr de pouvoir la frap- per d'un coup décisif. Il no fallait pas penser à se présenter devant les tribunaux sans autre preuve que les équivoques témoignages sur lesquels seulement on pouvait s'appuyer aujourd'hui. Ce serait fournir à madame l'idée d'une instance contradictoire qui, avec la notoriété malheureusement acquise aux dés- ordres de M, le marquis, ne pouvait qu'être fatale à celui-ci.

M. d'Escoman laissa son avoué finir sa harangue; puis il répondit en lui demandant s'il le prenait pour un cuistre, et en le menaçant de le faire jeter à la porte.

L'homme de loi sourit d'un sourire funèbre, il tira froidement d'un portefeuille une petite liasse de pa- piers oblongs et demanda au gentilhomme s'il serait, le lendemain, en mesure de rembourser la somme de dix ou douze raille francs dont le constituaient débi- teur toutes ces paperasses.

M. d'Escoman pâlit et balbutia; l'avoué profita de son trouble pour lui porter une botte en pleine poi- trine.

M, le marquis avait des dettes, des dettes nom« breuses; elles n'étaient garanties que par l'entente cordiale de la communauté et l'existence du débi leur. Or, Tune était détruite, et, M. le marquis tenant

LA MARQUISE D*ESCOMAN 51

à compromettre l*autre, c'est ce que celui qui lui par- lait ne pouvait souffrir. S'il était dévoué à M. le mar- quis, les intérêts de ceux de ses autres clients par lesquels il lui avait fait avancer des fonds ne devaient pas péricliter à cause de ce dévouement. Il était forcé de leur signaler le danger auquel ils étaient exposés, et il ne doutait pas qu'au premier mot de la discorde qui s'était manifestée entre les deux époux, fis ne lui ordonnassent d'exiger au moins des sûretés pour leurs créances, sûretés que madame la marquise était, pour le moment, seule en mesure de fournir.

La situation se compliquait; M. d'Escoman allait et venait à grands pas dans le salon, la tête penchée, les mains dans ses poches, écrasant entre ses lèvres crispées le cigare que, dans sa préoccupation, il avait laissé éteindre; l'avoué ne lui donna pas le temps de respirer.

En ouvrant l'avis de ménager pour un temps Hfme d'Escoman, il n'avait pas entendu conseiller à M. le marquis de fermer les yeux sur les désordres de sa femme; il était, au contraire, grand partisan de la rigueur, mais d'une rigueur intelligente et pro- fitable à celui qui l'exerçait. 11 voulait agir, mais seu- lement lorsqu'on pourrait appuyer la cause d'un de ces arguments péremptoires devant lesquels un tribu- nal est forcé de se montrer inexorable et d'appliquer la loi sans s'arrêter aux considérations qui auraient pu légitimer le crime; le procès engagé, non plus par madame, mais par M. d'Escoman, dans de telles conditions, prenant une tout autre tournure, M. le

52 LA MARQUISE d'eSCOMAN

marquis, en pareil cas, serait très-probablement mis en jouissance de la fortune de madame, moyennant pension constituée à celle-ci, et Thomme de loi avait une telle confiance dans Tissue d'une affaire sembla- ble, qu'il n'hésiterait pas, dès aujourd'hui, à faire, sur ses bénéfices, telles avances qu'il plairait à son client de demander.

Cette dernière phrase enleva la situation; M. d'Es- coman alluma un nouveau cigare et demanda, en s'asseyant avec assez de calme, à son homme d'affai- res ce qu'il entendait par arguments péremptoires.

L'avoué hésita quelque peu ; puis il finit par déclarer qu'un petit bout de criminelle conversation^ dûment constatée par procès-verbal, lui semblait in- dispensable en la circonstance.

A cette déclaration, M. d'Escoman bondit sur son fauteuil; la vulgarité des moyens lui répugnait bien autrement que le fait lui-même; mais il avait im- prudemment découvert le défaut de la cuirasse, et monsieur son avoué mit tant de dextérité à introduire la lame de son poignard sous le gorgerin, qu'après vingt minutes de conversation, les scrupules de M. d'Escoman, maniés, pétris, ramollis par cette main habile, avaient cédé et que M. le marquis requérait l'assistance d'un commissaire de police pour constater l'adultère de sa femme comme s'il n'eût été que le plus prosaïque des bourgeois.

Sur ces entrefaites, on annonça à M. d'Escoman que le nommé Maugin, loueur de chevaux dans la grande rue, demandait à lui parler.

LA MARQUISE d'ESCOÏIAN 53

Nous savons d'avance ce qu'il venait lui dire.

Une souricière fut établie sous la remise du nommé Maugin.

Mais le chevalier de Montglat, en se rendant chez son jeune ami pour savoir ce qu'il devait penser des bruits qui couraient, empêcha que les oiseaux ne vinssent se faire prendre au piège établi dans le do- micile du loueur de chevaux, sur les indications de celui-ci.

Cependant d'autres agents avaient été disséminés dans les environs de la sous-préfecture pour surveil- ler Louis de Fonlanieu.

Ils rapportèrent à l'homme de loi, qui avait déci- dément pris la direction de l'affaire, que le jeune homme, rentré dans son appartement vers une heure du matin, en était sorti quelque temps après et n'a- . vait plus reparu ; en même temps,^ on annonçait au marquis que, vers onze heures et demie, on avait rencontré sa femme, qui se dirigeait du côté, de la route de Paris, où, sans doute, elle allait attendre le passage de la malle-poste.

Un parti une fois pris, la chasse une fois commen- cée, quelque antipathie qu'un homme ait éprouvée pour se décider à se mettre en train, il est rare que l'ardeur de la poursuite ne dompte pas ses répugnan- ces et qu'il ne devienne pas aussi acharné à conti- nuer son œuvre qu'il a été froid à l'entreprendre.

M. d'Escoman fit sur-le-champ atteler quatre che- vaux à une calèche. ^ Nous l'avons vu passer à Longjumeau.

5k LA MARQUISE D*ESCOMAN

11 arriva à Paris vers une heure et demie du ma- tin, et se fit descendre à la porte du directeur géné- ral des postes.

Sur sa demande, ce fonctionnaire ordonna de re- chercher le nom du courrierr qui, d'après les rensei- gnements que lui fournissait M. d'Escoman, avait amené sa femme à Paris. Il fit mieux : dans son dé- sir d*être agréable à un homme du monde pour la position duquel M. le directeur des postes, qui était marié, éprouvait une véritable sympathie, il manda le courrier à Tinslant même dans son cabinet.

Cet liomme raconta qu'effectivement, à une petite distance de Châteaudun, il avait reçu deux dames dans sa voiture. Leur signalement s'accordait parfai- tement avec celui que le marquis avait donné d'Emma et de Suzanne; mais le courrier affirmait qu'aucun des deux messieurs qui accompagnaient ces dames n'avait pris place dans la malle; il ajoutait, en outre, que la route avait tellem-ent fatigué la plus jeune des deux voyageuses, qu'après plusieurs haltes nécessi- tées par les crises nerveuses qui, à chaque instant, l'accablaient, elle n'avait pu aller plus loin que Long- jumeau, elle était descendue à Taubei^e de la poste.

Dans sa mercuriale intéressée, l'avoué de M. d'Es- coman avait fait comprendre à son client que deux alternatives pouvaient seules le sortir de l'embarras dans lequel il se trouvait : celle d'un procès dans les conditions par lui signalées, celle d'un raccommode- ment au moins apparent, avec la marquise.

hh MARQUISE d'ESCOMAN 55

Que Louis de Fontanieu fût ou non auprès de celte dernière, il importait donc à M. d'Escoman de la re- joindre sur-le-charap.

U demanda des chevaux frais et reprit immédia- tement le chemin qu'il venait de parcourir.

A rentrée de la petite ville de Longjumeau, il fit arrêter sa voiture, paya triples guides aux postillons, à la condition qu'ils opéreraient leur retour sans faire rafratchir leurs chevaux, et se dirigea seul vers Tau- berge de la poste.

U frappa à la porte, aussi modestement qu'un humble piéton eût pu le faire. Le palefrenier de garde vint lui ouvrir. M. d'Escoman lui débita l'éter- nelle fable de l'essieu brisé, demanda une chambre et un lit, et, pendant qu'on réveillait la servante qui avait le département des chambres, il fit jaser son homme.

En 1832, les voyageurs à franc étrièr, si communs avant la révolution, étaient devenus rares. Les maî- tres de poste avaient déjà remplacé cette rude façon de cheminer en offrant aux voyageurs de légers til- burys qui, en même temps qu'ils présentaient à ceux-ci l'avantage de n'user ni leur culotte de peau ni sa doublure, constituaient une excellente spécu- lation pour l'industriel en question. Le postillon se plaçait naturellement à côté de celui qu'il s'agissait de conduire; on ne prenait qu'un cheval, et Ton en payait d'eux.

L'arrivée d'un jeune homme faisant route à bidet avait donc causé une certaine sensation dans l'écurie ;

56 LA MARQUISE d'ESCOMâH

cette sensation s'était doublée lorsque clairvoyante jBlle d'auberge avait parlé de la profonde mélancolie du voyageur, centuplée lorsqu'elle avait raconté sa reconnaissance avec la gouvernante de la dame qui, depuis le matin, séjournait à l'auberge, et comment le jeune étranger n'avait point encore, à minuit, pris possession du lit qui l'attendait, bien que les draps en fussent vraiment blancs.

Le palefrenier attendait le jour avec une certaine impatience pour faire part aux voisines des conjec- tures qu'il formait sur cet événement; il fut tout heureux de prendre un à-compte avec un auditeur aussi complaisant que celui qui venait d'arriver.

M. d'Escoman était, en effet, tout yeux et tout oreilles.

Lorsque le palefrenier eut fini-, le marquis lui glissa dans la main une pièce d'or, que celui-ci ac- cepta comme un témoignage de gratitude pour le charme de son récit; il le pria de l'accompagner chez M. le maire, pour lequel il avait, disait-il, une com- mission importante et pressée.

Le palefrenier considérait comme une énormité de réveiller ce magistrat à une heure aussi indue. Il ne le cacha point à son interlocuteur et lui conseilla d'attendre le jour. L'assurance qu'il n'encourrait au- cun reproche, mais surtout une seconde pièce d'or, triomphèrent de son respect pour le repos de l'au- torité.

Effectivement, après avoir pris connaissance du passe-port de M. d'Escoman et d'une lettre du pro-

LA MARQUISE D*ESCOMAN 57

cureur du roi de Châleaudun, dont le mari d'Emma s'était muni à tout hasard, le maire se mit à la dis- position de rélranger avec un empressement qui stu- péfia le guide.

On ne donna pas à celui-ci le temps de prolonger son ébabissement, car le premier fonctionnaire pu- blic de Longjumeau ordonna à son administré d'aller chercher les gendarmes, pendant que lui-même mo- difierait le costume de nuit avec lequel il avait reçu son hôte, costume peu convenable, en effet, pour s'adapter avec les insignes de TuUtorité que, dans son empressement à remplir le mandat dont la so- ciété le chargeait, le digne magistrat avait héroïque- ment saisies, avant de songer même à costumer la partie de son individu sur laquelle elles devaient être appliquées.

Quelques instants après, la petite troupe, grossie de trois gendarmes, se mettait en marche à travers les rues silencieuses et désertes de Longjumeau.

I?

€m âhêtomz» Tnge io& hcùLev ootragé, tout uireaeat < Mt de Cooey ne Teogea le steo.

Il y avait deux lits dans la chambre que la mar- quise d'Kscoman occupait à l'hAtel de la poste à Long- jumcau.

L'un de ces lits n'avait point de rideaux; il était f)lac6 entre la fenêtre et la cheminée; Suzanne était étendue, tout habillée, sur sa courte-pointe; elle dor- mait profondément.

Au milieu de la pièce, en face des fenêtres, il y avait une alcôve drapée do rideaux d'indienne à per- sonnageH. Dans cette alcôve reposait Emma, tandis (juo Louis (le Fonlunieu était assis sur un fauteuil ac- colé au chov(U de lu couchette.

(lonune cntlo dernière, comme Suzanne, le jeune homme avait cédé à la fatigue, il s'était endormi; sa tête s'appuyait sur le bord du lit; sesmains n'avaient

LA MARQUISE d'ESCOBIAN 59

point quitté les mains de la marquise ; elles étaient restées entrelacées. De temps en temps, dans leurs rêves, un tressaillement en doublait la mutuelle pres- sion; alors, comme si une communication irrésistible eût triomphé du léger sommeil d'Emma, un fugitif sourire passait sur ses lèvres décolorées, et, sous la batiste qui voilait mal sa poitrine, on pouvait suivre Taccélétation des mouvements de son cœur.

Une seule bougie, placée sur la table de nuit de M"® d'Escoman, éclairait Tappartement. Cette bougie touchait à sa fin. Tantôt elle semblait prête à s'étein- dre, et alors de grandes ombres aux contours fantas- tiques se dessinaient sur les murs; tantôt une par- celle de cire ravivait sa flamme vacillante, et, à sa lueuf, tout autour d'elle paraissait s'embraser.

Mme d'Escoman se réveilla. Louis de Fontanieu, séparé d'elle paï* quelques épaisseurs de toile et de laine, frappa le premier ses regards. Dans un in- volontaire mouvement d'effroi, sa main se dégagea de l'étreinte qui la retenait; puis, souriant de sa ter- reur, elle appuya sa joue sur cette main, son bras sur l'oreiller, et s'abtma dans la contemplation de sa belle tête, belle comme le masque de l'Antinous an- tique, dans sa pâleur et sous la crfuronne que for- maient autour d'elle les boucles soyeuses de ses che- veux noirs.

Emma ne se trouvait plus sous le coup de la sur- excitation fiévreuse qui l'avait jetée aux bras de Louis de Fontanieu, lorsque celui-ci courait à sa recherche le jour précédent; ses instincts de sincère

60 LA ICARQUISE D'eSCOBCAN

pudeur avaient repris tout leur empire; elle ne tarda donc pas de revenir sur son premier mouvement. Quoiqu*il n*y eût personne pour la voir, elle rou- git en réfléchissant que le sommeil de Suzanne» dont elle entendait les grondements sonores, la laissait seule avec celui qu'elle aimait. Elle ramena sur ses blanches épaules le tissu qui devait les voiler, le croisa soigneusement sur sa gorge; puis elle étendit la main pour réveiller le jeune homme.

Il dormait si bien,, qu'elle hésita.

Elle entendit en ce moment dans la rue le bruit de la marche de plusieurs personnes.

Rien n'est indifférent aux consciences inquiètes; elle écouta, en proie à une véritable et douloureuse angoisse, jusqu'à ce que tout fût rentré dans le si- lence.

Alors elle se reprocha ses folles appréhensions. Ce bruit n'était-il pas naturel, dans une auberge tant de voitures venaient relayer?

Cependant, son impression avait été si profonde, qu'elle éprouva le vague besoin de constater.vis-à- vis d'elle-même qu'il lui restait encore un ami et un défenseur.

Elle se pencha vers Louis de Fontanieu et déposa doucement un baiser sur son front. Les lèvres d'Emma effleuraient encore le visage de son amant lorsqu'un coup violent, ébranla la porte de la chambre.

Qu'y a-t-il donc ? demandèrent à la fois Su- zanne et le jeune homme, qui tous deux se croyaient encore le jouet de leurs songes.

LA MARQUISE D*ESCOMAN 61

Emma ne faisait point une semblable question; elle avait sur-le-champ pressenti le nouveau malheur qui allait la frapper. Daiis son premier mouvement d'épouvante, elle cacha son visage dans son oreiller.

Cependant les coups redoublaient à la porte ; la voix solennelle du magistrat les dominait. 11 ordon- nait d'ouvrir au nom delà loi.

Au nom du ciel I n'en faites rieni cria Suzanne qui épuisait ses forces pour établir une fortifica- tion devant l'entrée de la chambre, à l'aide d'une commode derrière laquelle il lui semblait pouvoir soutenir un siège.

Louis de Fontanieu avait enfin compris que c'était la vengeance du mari qui arrivait. Il courut à la fe- nêtre, bien décidé à s'y précipiter et à* se briser la tête contre le pavé. En ouvrant celte fenêtre il aper- çut un gendarme qui faisait faction au-dessous; il entendit le ricanement de M. d'Escoman, qu'il en- trevit dans l'ombre.

Nous ne sommes plus ici chez Marguerite, di- sait ce dernier; je suis vraiment désolé de troubler les amours de ce cher monsieur de Fontanieu, mais la loi a prévu le cas.

Marquis d'Escoman, vous êtes un lâche, ré- pondit le jeune homme avec un cri de rage, et, lors- que je vous tiendrai au bout de mon épée, je vous tuerai, je vous jure, sans regret et sans remords, comme une bête venimeuse que vous êtes.

Si quelques mois de prison ne parviennent pas à vous rafraîchir le sang, je serai enchanté d'être vo-

62 MABQCISC D'ESOCmàS

tre chinnrgîeD, cher monsieur de FoDtanieo, répliqua le marquis, dout Taccent railleur portait au comble Texaspération du jeune homme, qui se di^wsaît à riposter par de nouTelles inTectîTes, lorsque la Yoix d'Emma le rappela auprès d'elle.

Louis de Fontanieu ferma memeot la fenêtre, et se retourna; il Yit M"^ d'Escoman assise sur son liL Tous les membres de la jeune femme tremblaient, agités par des secousses nerveuses; mais sa physio- nomie était assurée, presque résolue. Qudques se- condes ayaient suffi pour opérer ce revirement con^ plet dans l'attitude d'Emma.

Dans les circonstances ordinaires de la vie, les na- tures d'élite, si elles sont timides, peuvent paraître aussi faibles, aussi impuissantes que les âmes vulgai-* res; mais celles-ci succombent, celles-là grandis* sent. Devant une catastrophe, elles brisent les langes qui gênaient leur développement; elles se révèlent, elles se placent tout d'un coup à la hauteur du mal- heur qui semblait devoir les accabler.

C'est ce qui arrivait pour M"^ d'Escoman.

Sur un signe qu'elle lui fit, Louis de Fontanieu se rapprocha de son lit.

Louis, lui dit-elle en* le tutoyant pour la pre- mière fois, jure encore une fois que, quoi qu'il ar** rive, rien ne pourra m'enlever ton amour.

Le jeune homme fit le serment, qu'on lui deman* dait.

-^ Bien I reprit«eUe en serrant lesdéux mains qu'il lui tendait. A mon ioui, je prends le ciel à témoin

LA BfARQUISR D*ESCOMAN 6S

que rien n'ébranlera ma tendresse pour toi, que rien ne modifiera ma résolution de ne plus être qu'à toi en ce monde. Et maintenant, mes amis, ouvrez la porte.

Louis de Fonlanieu regarda Emma avec stupeur; Suzanne se récria, elle jurait de mourir plutôt que de se rendre.

Suzanne, lui dit sa maîtresse d'une voix ferme, je commande rarement ; mais, quand il m'arrive de le faire, je veux être obéie. Ouvrez la porte.

Suzanne étouffa un sanglot; mais elle aida Louis de Fontanieu à enlever le bastion sur lequel elle avait tant compté pour défendre son enfant.

11 était temps. Les ais mal joints de la porte allaient céder sous les eflorls que faisait un des gendarmes pour l'enfoncer.

Le maire fit signe à ces derniers de demeurer sur l'escalier; il pénétra seul dans la chambre.

L'hésitation qu'on avait mise à ouvrir avait quel- que peu mécontenté le magistrat, très-jaloux des prérogratives de son autorité, tout disposé à soupçon- ner qu'on prétendait la méconnaître; d'ailleurs, comme le directeur général des postes, il avait femme, et une épouse coupable ne lui semblait digne d'au- cune espèce de pitié.

11 entra donc dans l'appartement, le chapeau sur la tête, et en s'étudiant à donner à sa physionomie l'ex- pression méprisante qui lui semblait devoir aller aussi bien à la circonstance que l'écharpe dont il était ceint.

64 LA MARQUISE D*£SCOMAN

Laquelle de vous deux, mesdames, dit-il, s'ap- pelle la marquise d'Escoman ?

Dans son aveugle dévouement, et malgré les im- probabilités auxquelles il devait se heurter, Suzanne ouvrait la bouche pour se désigner à la vindicte pu- blique, mais M™e d'Escoman ne lui en donna pas le temps.

C'est moi, monsieur, répondit-ellé simplement. Le maire tourna les yeux du côté de l'alcôve; il'

aperçut la ravissante figure de M"® d'Escoman enca- drée dans son bonnet de dentelles, d'où s'échappaient de longues spirales de cheveux ; il baissa les yeux sous la douceur angélique du regard de la marquise, ôta machinalement éon chapeau, salua avec embarras cette apparition et demeura muet et immobile de- vant elle.

Ce fut la marquise elle-même qui rappella le ma- gistrat décontenancé au rôle qu'il était venu jouer.

Que voulez-vous à M™® d'Escoman ? demandâ- t-elle.

Certes, madame, reprit celui-ci, c'est une mis- sion bien pénible que la mienne en ce mome4:it; mais nous sommes sur terre pour remplir chacun la nôtre!... Dieu lui-même ne nous a-t-il pas donné l'exemple de... de...? Enfin, le gouvernement, en jetant les yeux sur moi pour le remplacer auprès des populations...

Au nom du ciel, abrégeons, monsieur, je vous en conjure I reprit la marquise.

Soit, madame, répliqua un peu sèchement le

LA BfAIlQUISE D*ESCOMAN 65

maire, qui semblait piqué de voir que celle à la beauté de laquelle il prêtait tant d'attention goûtât aussi peu les fleurs de sa rhétorique, soit, abrégeons, je le veux bien. Dites-moi donc ce que fait, dans votre chambre, à deux heures du matin, monsieur, qui n'est pas, je présume, votre mari? ^ Je me suis trouvée assez gravement indisposée pour être forcée d'interrompre mon voyage et de m'arrêter dans cette auberge; ma femme de cham- bre succombait à la fatigue ; le hasard a amené ici M. de Fontanieu, mon ami; je Tai prié de la rem- placer dans ses pénibles fonctions de garde-malade, il a accepté.

Je le crois fichtre bien 1 dit le maire en se lais- sant emporter par son admiration toujours croissante, et je vous prie de croire, madame, qu'à l'âge de monsieur, j'eusse fait ni plus ni moins que lui.

Ces paroles, le maire ]es avait prononcées d'une voix qui allait en s'af faiblissant; mais il continua en enflant son organe de façon que, si les gendarmes qui étaient à l'extérieur l'avaient entendu, ce qui al- lait suivre servît de correctif à ce qui avait précédé.

Certes, la charité de monsieur serait digne d'é- loges, sans un inconvénient qu'il m'appartient de vous signaler ; c'est que ce n'est point la qualifica- tion de votre ami que le public donne à monsieur, mais bien celle de votre amant.

M™* d'Escoman, qui était devenue pourpre à la grossière plaisanterie du magistrat, reprit un peu de

66 LA KABQmSK D'E^OUfAX

soD apiomb lorsque celui-ci lança cette accusation directe.

Monsieur, dît-eUe, si, par le mot que tous Te- nez de prononcer, tous entendez désigner rhomme qui m'est le plus cher en ce monde, tous aTez rai^ son; oui, M. de Fontanieu est mon amant; si tous donnez tout autre sens à Totre épitbète, je ne puis que TOUS assurer que tous tous trompez.

La dignité de Tattitude de la marquise en parlant ainsi, Témotion qui, malgré elle, se traliissait dans son accent, firent sur le représentant de la loi une impression d'un tout autre genre que celle qu'avait déjà exercée sur lui la beauté de JA^^ d'Escoman; il la considéra avec un respectueux étonnement.

Ma pauvre dame, répondit-il après un Instant de silence, et en rentrant dans la bonhomie qui était le fond de son caractère, tout est possible dans ce monde, même ce que tous venez de me (lire; malheureusement pour vous, ce n'est point à moi qu'il appartient d'en décider, car, vrai, je serais tout disposé à croire que vous ne mentez pas... Voyons, continua-t-il en se rapprochant du lit d*Emma, je voudrais vous être utile, quoi qu'exigent la morale et la sévérité de mes fonctions; vous m'in- téressez. N'y a-t-il donc pas moyen d'arranger les affaires? En semblable circonstance, la justice se tait quand le mari ne parle pas; autrement, sarpe- jeul jamais elle n'aurait achevé sa besogne. Ne pourrait-on pas amener M. le marquis à retirer sa plainte ? 11 a l'air tout plein bon enfant votre marî.

LA MARQUISE D'eSCOMAN 67

A sa place, moi qui vous parle, je jetterais feu et' flammes par les narines et par les oreilles. Voyons, désirez-vous que je joue ici le rôle de conciliateur ? Après tout, vous le dites, il n'y a pas beaucoup d'œufs cassés; voulez-vous que je descende le trou- ver et que j'essaye de le raisonner un peu ?

Je vous remerciée du bienveillant intérêt que vous daignez me témoigner, monsieur, j'en suis touchée; mais il m'est impossible de mettre votre bonne volonté pour moi à profit.

Pourquoi? Quel inconvénient y voyez-vous? Monsieur vous tient-il au cœur plus qu'il ne serait à souhaiter? Mais, sarpejeul êtes-vous donc si jeune et. si jolie pour vous épouvanter d'une pareille diffi- culté ? J'en ai connu qui ne vous allaient pas à la cheville, lesquelles, en moins d'un mois, dans les mêmes circonstances, eussent fait de monsieur que voilà l'ami le plus intime de leur mari... Q^^and cela est, que reste-t-il en ce monde à souhaiter à une femme ? Honni soit qui mal y pense t

Puis, comme, s'il fût épouvanté de l'immoralité du tableau qu'il venait d'évoquer devant les coupa- bles :

Madame, ajouta le fonctionnaire de sa voix la plus solennelle, par ma voix, la société vous invite à abjurer vos torts et à heurter à la porte du ber- cail, qui ne peut manquer de s'ouvrir, comme dit l'Écriture.

Monsieur le maire, après les juges mortels qui me condamneront, Dieu nous jugera, M. d'Escoman

68 LA MARQUISE D*£SCOMAN

et moi ; je suis sans appréhension devant la sen- tence. Tout ce que je puis vous répondre, c'est que, si les circonstances qui m'ont séparée de mon mari sont, pour la plupart, venues de sa volonté plutôt que de la mienne, rien aujourd'hui, je le jure, ne pourrait m'amener ou me contraindre à le revoir.

Louis de Fontanieu se précipita sur la main que M™« d'Escoman avait étendue vers le ciel pour ajou- ter la solennité du geste à ses paroles, et, en dépit de la présence du magistrat, il porta cette main à ses lèvres.

Devant mon écharpe I s'écria le fonctionnaire, Sarpejeu I vous mériteriez, jeune homme, vous mé- riteriez bien que je consignasse le fait au procès- verbal, et c'est, en vérité, se jouer de mon indul- gence. En considération de madame, je veux bien n'avoir rien vu, mais n'y revenez pas I... Après une volonté aussi fortement exprimée que la vôtre, je n'insisterai plus, madame la marquise; mais, pour mon compte, je le regrette. Il est douieureux pour un homme qui voudrait avoir un temple ou tout au moins un palais à vous offrir, d'être mis dans la ^nécessité d'ordonner que l'on vous conduise en

prison.

A ce mot de prison, Emma sentit s'évanouir toute l'énergie qu'elle avait trouvée pour résister au terri- ble orage qui s'était abattu sur sa tète; elle fondit en larmes; elle éclata en sanglots.

En prison ? répéta Suzanne; tandis que Louis de Fontanieu, accablé» se laissait choir Sur une chaise

LA MARQUISE d'eSCOMAN 69

et voilait son visage de ses deux mains; en prison, avez-vous dit, mon bon monsieur ? M""" la marquise Emma d*Escoman en prison ?

Eh ! sans doute, ma brave dame, et la volonté du roi Louis-Philippe serait, comme la mienne, im- puissante à empêcher que la loi ne s'accomplît,

C'est qu'on ne vous a pas dit la vérité alors ; on ne peut vous l'avoir dite. Vous ignorez qu'il y a trois ans que M^e la marquise offre en vain à celui qui la persécute aujourd'hui, non-seulement cette beauté qui vous a frappé comme elle frappe tout le monde, mais encore une tendresse, des vertus, une douceur comme on n'en trouve que 'chez les anges du bon Dieu, et qu'il y a trois ans que ce monstre dédaigne ôe qu'il revendique aujourd'hui: vous ignorez...

De grâce, Suzanne ! interrompit madame d'Es- coman.

Laissez-moi madame ; je veux parler, je par- lerai. La justice est juste, monsieur la représente; il m'entendra, continua Suzanne, qui avait saisi le maire par son écharpe et le tirait à elle avec la vio- lence qui était dans ses habitudes.

Vous vous trompez, chère dame, répondit le maire à moitié suffoqué par le va-et-vienl que les efforts de la gouvernante faisaient subir à son indi- vidu, je ne suis pas la justice; mais, quand je serais la justice, on ne la secoue pas comme un prunier de mirabelles, sarpejeu!

11 faut m'écouter et vous ne parlerez plus de

70 tK MARQUISE D'ESCOMAN

conduire madame en prison,.. La prison I mais c'est lui qui Ta méritée, et pis encore! La prison!... Une enfant— elle avait dix-sept ans, monsieur! une enfan! est assez malheureuse pour qu'un homme ait envie de sa fortune, afin de remplacer la sienne, que les débauches de sa jeunesse ont dissipée. Dès le len* demain de la noce, lorsqu'il lient bien ce qu'il avait convoité, il trahit, il abandonne la pauvre femme à laquelle, quelques heures auparavant, il jurait fidé- lité et protection, dès le lendemain ! oui, mon bon monsieur, je le prouverai, j'épiais toutes ses actions, je le suivais pas à pas, comme le chat suit la souris; oh! je le prouverai, mon cheumonsieur.

Je vous crois, je vous crois; mais, de grâce, lâ- chez-moi !

Suzanne ne parut pas avoir entendu l'apostrophe; elle continua :

Si vous pouviez savoir tout ce que souffre réponse délaissée I Vous autres hommes, vous n'y avez jamais songé 1 On se console de la perte de sa fortune ; on se résigne à l'isolement ; mais le désor- dre du mari fait tout disparaître, tout jusqu'à la con- sidération qu'une femme honnête a le devoir de re- vendiquer. On se dit :> Gomment ner peut-elle pas retenir auprès d'elle son mari ? » Et od calomnie son caractère. Pour elle, toutes les joies du monde sont mortes, toutes les espérances sont éteintes ; le prin- temps n'a plus de fleurs, le jour n'a plus de clarté ; les consolations de la religion elles-mêmes sont sou- vent inefficaces. Eh bien, monsieur, tout ce qu'il y a

LA àlARQUISE D*ESCOMAN 71

de tortures dans ce martyre, la femme que vous voyez là, Emma, mon enfant bien-aimée, les a éprou- vées! Et parce qu'un jour, se voyant à jamais con- damnée à cet enfer, du fond de son gouffre, elle a levé les yeux au ciel, pour voir s'il n'y avait vraiment plus une seule étoile du bon Dieu qui la regardât, sur une plainte chimérique ou fondée de celui qui aurait été la raison de sa chute, comme il a été la cause de tous ses maux, vous la traîneriez en prison! Allons donc, si c'était vrai, ça serait à donner sa démission de chrétien tout de suite.

Vous dites, certainement, de fort bonnes choses, ma chère dame, répondit le maire d'une voix éteinte; malheureusement, je n'y puis rien, et, plus malheu- reusement encore, je vais être privé tout à l'heure du bonheur de vous entendre ; j'étouffe.

Effectivement, le magistrat, auquel, pour les be- soins de sa péroraison, Suzanne avait laissé quelque répit, tomba comme une masse sur un fauteuil qu'un génie tutélaire avait placé à sa portée.

Dans sa colère, la gouvernante eut pitié de sa vic- time et lui apporta un verre d'eau.

Lorsqu'il eut recouvré ses sens et son haleine, le digne fonctionnaire pria Suzanne de s'éloigner, pen- dant qu'il s'entretiendrait avec sa maîtresse.

La gouvernante, qui ne doutait pas du succès de son éloquence, obéit et se rapprocha de Louis de Fontanieu, appuyé contre la fenêtre. Le maire prit la place que le jeune homme avait oc- cupée pendant cette malheureuse nuit. Il exprima, en

72 LA MARQUISE D*£SC0B1AN

termes simples, mais dont la sincérité releva rabatte- ment d'Emma, toute la sympathie que trouvait chez lui un malheur qu'il voulait croire immérité. Il pro- mit à la marquise qu'elle touverait en lui tous les égards qui pourraient se concilier avec ses devoirs ; il s'engagea à la conduire à Versailles, dans sa propre voiture et sans escorte ; il exigeait seulement que Mme d'Escoman n'avouât pas à sa gouvernante le but réel du voyage. Le digne homme prétendait prendre cette précaution pour ménager te sensibilité de la pauvre femme; peut-être voulait-il tout simplement s'épargner à lui-même de nouvelles tortures.

En se levant pour laisser la marquise aux soins de sa toilette, le maire l'invita à en hâter les apprêts, car il était important, disait-il, qu'ils eussent quitté Lonjumeau avant le jour, avant que la population, dont la curiosité pouvait devenir gênante, fût des- cendue dans les rues.

11 est trop tard déjà, monsieur, répondit Louis de Fontanieu, qui, depuis quelque temps, regardait par la fenêtre avec angoisse.

Mon Dieu I mon Dieu ! dit Emma en levant les mains au ciel, je boirai donc le calice jusqu'à la lie !

Effectivement, on entendait venir du dehors ce sourd murmure de la foule agglomérée.

Avant que Louis de Fontanieu eût pu se rendre compte du mouvement que projetait Suzanne, celle- ci avait déjà ouvert la fenêtre.

A la vue de celte femme apparaissant au balcon, cinq cents huées sortirent de cinq cents bouches que.

LA MARQUISE d'ESGOMAN 73

malgré l'heure matinale, la vue des gendarmes devant rhôlel delà poste avait attirées ; quelques projectiles étoilèrent les carreaux.

Emma poussa un cri de terreur et cacha sa tête dans la poitrine de Louis de Fonlanieu, qui s'était rapproché d'elle à la première rumeur menaçante.

Le maire avait saisi Suzanne par derrière et cher- chait à la réintégrer dans la chambre, en lui deman- dant si elle voulait se faire lapider.

Mais la gouvernante était plus vigoureuse que le magistrat : cramponnée au balcon, elle déjouait tous ses efforts et ne se déconcertait pas pour quelques cris, pour quelques pierres lancées par des mains d'enfant.

Elle tenait à démontrer à la foule, comme elle croyait l'avoir fait à M. le maire, qu'on l'avait abusée sur le compte de sa maîtresse, qui n'avait pas cessé d'être digne de tous les respects ; elle voulait haran- guer les habitants de Longjumeau.

Elle les harangua, en effet, et, si elle ne parvint point à les convaincre, elle réussit du moins à les toucher.

Sans doute, il y eut quelques murmures, quelques rires ironiques à son exorde ; mais le silence se ré- tablit à mesure qu'elle avançait.

Elle répétait aux curieux ce qu'elle avait dit au ma- gistrat ; seulement elle s'exprimait en termes plus énergiques; avec le tact d'un orateur consommé, elle avait senti qu'aux auditeurs qu'elle avait au-

74 Li^ MÀRQUISB D'ESCOlfAN

dessous d'elle, il fallait parler leur langue, qui était la sienne, à elle aussi, celle du peuple.

Cette tendresse furieuse de la nourrice pour l'en- fant auquel elle avait donné son lait, ces cris des entrailles de la mère en délire, ces emportements de haine contre les fautes des maris et l'injustice des hommes agirent puissamment sur les flmes des femmes qui composaient la majorité de l'auditoire; les mouchoirs sortaient de toutes les poches, les yeux s'humectaient, et, lorsque Suzanne eut fini, on l'ap- plaudit avec enthousiasme.

£n outre, et comme il faut toujours une victime aux passions populaires mises en émoi, quelques commères ouvrirent l'avis de faire, sur le mari de la femme persécutée, un exemple dont le^ souvenir se perpétuât pour l'enseignement des siècles futurs.

Heureusement le marquis d'Escoman, une fois ses instructions données au maire, était reparti pour Paris.

L'audace de Suzanne eut toujours ce hon résultat, que, lorsque M™e d'Escoman, après avoir fait de dé- chirants adieux à Louis de Fontanieu, qu'elle ne devait plus revoir que devant leurs juges, se présenta à la porte de l'auberge, au bras de M. le maire, pour gagner la carriole de celui-ci, la foule s'ouvrit res- pectueusement sur son passage, et un murmure de respectueuse sympathie adoucit ce que cette posi- tion avait d'horrible pour une femme du monde.

Quant à la gouvernante, elle était triomphante et errait avec une orgueilleuse satisfaction toutes les mains qui se tendaient vers la sienne.

Ccax qui coupent les ailes aux amours.

Ce n'est point un scandale nouveau pour notre siècle que celui d'un procès en adultère ; mais c'est un scandale dont le public se montre toujours très- friand, surtout lorsque coupable et plaignant appar- tiennent aux classes élevées de la société.

Au jour semblables procès se jugent, le prétoire est toujours encombré.

Cet auditoire, si l'on examine les sentiments qui l'ont amené, peut se diviser en plusieurs catégories très-nettement tranchées entre elles.

Il y a d'abord les amateurs, les sportmen du rapt et de la séduction, grands liseurs de romans grave- leux, qui voient un charmant chapitre à feuilleter, qui viennent pour apprécier de vi$u le mérite de

76 LA MARQUISE d'ESCOBIAN

rhéroïoe et discutent, non point de Ténormité, mais des agréments du péché. Us se croient au Gymnase; leur lorgnon impudent épie, attend, avec la patience et la sagacité d'un œil de sauvage, le moment le jeu du mouchoir obligera la pauvre jeune première à lever un coin du voile sous lequel elle a espéré ca- cher sa rougeur et sa honte. Us montent sur leur banc pour essayer d'apercevoir si eUe a le pied bien fait ; ils ne s'arrêtent point aux larmes, pourvu que les yeux dont elles jaillissent soient jolis. Le huis clos est le désespoir de ceux-là ; l'acte d'accusation n'a jamais, à leur gré, assez de détails épisodiques; ils regrettent naïvement, non dans l'intérêt des bonnes mœurs, mais dans celui de leur curiosité, le temps le supplice de Tâne était en vigueur. Us sont or- dinairement bienveillants pour l'accusée, surtout si elle est belle; mais leur bruyante et trop démons- trative compassion n'est pas le moindre des supplices auxquels ce pilori anticipé expose la femme adultère. Après ceux-ci viennent les spéculateurs, qui sont convaincus que rire du malheur des autres, c'est donner à supposer que l'on est à l'abri de ses at- teintes.

11 y a ceux qui descendent en ligne directe du renard auquel on a coupé la queue.

Les amis, dont le rôle se devine sans qu'il soit besoin de le définir; ceux qui viennent payera l'une ou à l'autre des parties leur petite dette de recon- naissance. Si vous entendez un de ces sourds mur- mures par lesquels l'auditoire crie raca^ au nom de

LA MARQUISE d'eSCOBIAN 77

la morale outragée, soyez sûrs que ce murmure part du groupe des gens dont nous nous occupons.

Il y a encore des étudiants, qui sont ordinairement des étudiantes, cherchant à se résigner sur Tendroit précis il faut s'arrêter pour ne point être exposé à s'asseoir sur la terrible sellette ; et enfin les imbé- ciles, ceux qui admettent sincèrement que la société est en danger parce que Dieu n'a pas doué un cœur de femme d'une éternité de constance.

Quelles que soient les raisons secrètes qui les aient amenées à l'audience, l'attitude de ces diverses frac- tions du public reste la même, c'est-à-dire sotte et cruelle dans son indécente curiosité.

Nous ne saurions comprendre ce qu'il y a à gagner à une publicité de cette sorte ; nous n'y voyons qu'un avantage et nous y remarquons mille inconvénients.

On peut prétendre, sans doute, que cette flétris- sure de l'épouse coupable est un frein salutaire : mais n'est-ce donc pas assez de cinq hommes pour faire rougir une femme ?

Vous n'avez pas pensé que vous alliez amener à contrition les âmes des désœuvrés qui sont venus en- tendre vos réquisitoires ou qui en liront le compte rendu dans nos nombreux journaux judiciaires ? La galanterie est, comme le duel, entrée trop avant dans nos mœurs, dans nos habitudes, pour que vous décidiez le monde à voir, dans ce que vous appelez crime, autre chose qu'un accident dont sa malignité fera pâture, pour qu'il associe une idée d'infamie à la répression qui attend la faute.

78 LA filARQUISE D*ESÇOMAN

Encore pourrait-on ajouter que cette publicité n*est elle^mèmey avec ses erotiques commentaires, qu'une excitation à la débauche qu'elle voudrait ar- rêter.

Condamnez donc ; mais en condamnant^ laissez l'alcôve conjugale dans ses ombres, dans son mys- tère ; que le magistrat, comme le médecin, ait seul le droit d'en soulever le rideau. Si le crime y a été commis, n'oubliez pas que les enfants y sont nés et qu'à ce titre elle est sacrée.

N'exposez pas la foule, qui écoute en ricanant, à voir se redresser celle dont vous demandez 1q châti- ment, à Tenlendre répéter, en se tournant vers le monde qui l'accable, ces paroles divines : « Que celui qui n^'a jamais péché me jette la première pierre! » ne condamnez pas tous les pharisiens à courber la tête.

Si pour une femme, quelle qu'elle soit, cette expo- sition sur les bancs tout imprégnés des effluves et des stigmates qu'y ont laissés les odieux malfaiteurs que la justice y traîne, est déjà une torture, on peut juger de ce qu'éprouva M™* d*Escoman lorsqu'elle s'y vit clouée.

Elle avait pensé qu'elle serait plus forte, que la réalité serait moins terrible.

Ses entretiens avec l'avocat distingué qui devait la défendre avaient déguisé pour elle, autant que cela était possible, le sinistre aspect de la coupe d'amer- tume à laquelle elle allait s'abreuver. Après avoir pris une connaissance approfondie de la cause, l'avo-

LA MARQUISE d'ESCOMAK 79

cat lui avait dit d'espérer. Ce qu'elle avait entendu par ce mot, ce n'était point l'impunité de son amour» c'était la communicalioD sympathique, à son accu- sateur» à ses juges, à l'auditoire, de la bienveillance qu'elle avait rencontrée chez cet homme, bienveil*' lance qui, sans lui déguiser sa culpabilité aux yeux de la loi, l'excusait et l'adoucissait en pleurant sur elle $ c'était) par l'at^ibution impartiale des torts à ceux auxquels ils devaient incomber, sa réhabilita-* tion aux yeux des gens de cœur, les seuls à l'estime desquels elle attachât désormais quelque prix.

Suzanne aussi contribuait à la rassurer; nous avons vu la confiance que l'ovation qu'elle avait reçue à Longjumeau avait inspirée à celle-ci ; bien qu'elle eûtété longtemps à s'habituer à l'idée de voir M^* la tnarquised'Ëscoman enfermée comme une criminelle, bien qu'elle ne comprit pas trop qu'une justification publique fût nécessaire après ce qu'avait prouver la moindre enquête, elle n'en restait pas moins con- vaincue que cette réparation serait éclatante et que tout tournerait à la honte et à la confusion de celui qu'elle croyait le seul coupable^

Dans le commencement de la détention préventive! des deui atuants, Suzanne les avait alternativement visités l'un et l'autre, leur portant réciproquement les consolations qu'ils pouvaient trouver dans les as^ surances de leur mutuel amour ; mais l'avocat avait insisté pour que la gouvernante cessât des visites qu'on pouvait si facilement exploiter au préjudice de sa cliente.

ï^rj^uX ïîÂUA u%^^, ih'i2fi û araûl pronDCttsé «es pa- r<f/l/^f q^M: ré^^^K^tiofi fut pos>ïjb>. qT>e li^faenr» '1^ U \ffwm <^»ti:/rr^Dt encore afsez ra(»>ks pour

VMÙUf Ihjom se fera s^m sort derait se déddfr.

La ihïUMe des acciiré^ a ses toilettes de dicoo- iilaneet eomme les bals comnie les dlneis d'appant

VâXfMM avait indiqué à Suzanne que sa matlfesse devait être velue de noir, et Suzanne avait apporté des m\m minutieux à ce que cette mise r^evât encore la heauté d'Emma ; la digne femme ne Toulait né* gliger aucun moyen d'influencer les juges.

On introduisit la marquise d'Escoman dansla salle dm audiences* A la vue de cette forêt de tètes qui m pressaient dans Tétroite enceinte, de ces milliers d'yeux qui convergeaient sur elle, Emma recula avec ("'pouvante , elle voulut s'enfuir; mais déjà la porte inexorable s'était refermée derrière elle, et son avo- cat, le seul homme dans toute cette multitude sur rapfjui public duquel elle pût compter, lui offrant \(\ bras, 1a conduisit toute chancelante jusqu'au banc Louis do Fontanieu était déjà assis. Puis l'audience commença. L'effet subi avait déjà

LA MARQUISE D*ESCOMAN 81

été si profond, que tous les membres de la jeune femme tremblaient, agités d'un mouvement convul- sifs ; des nuages opaques passaient par instants de- vant ses yeux ; un bruissement confus, comme celui que fait la mer dans le lointain, Tassourdissait ; il Fempêcha.d'entendre l'acte d'accusation que lut le procureur du roi, pièce banale du reste, l'on sem- blait avoir hésité à fouiller trop profondément dans le passé de l'accusée, comme si Ton eût craint de voir s'écrouler tout l'échafaudage sur lequel il repo- sait, et le procès avec lui.

Après le procureur du roi, ce fut à l'avocat de M. d'Ëscoman de parler.

Il avait été stylé par l'avoué que nous avons vu en scène quelques chapitres avant celui-ci. 11 ne connaissait pas plus Mp« que M. d'Ëscoman, mais c'était un avocat consciencieux, qui tenait à gagner l'argent qu'il devait recevoir ; à défaut de talent, il était prêt à fournir du fiel à son client.

11 tonna donc, au nom de la morale compromise, des lois sociales honteusement violées, de la vindicte publique mise au défi ; il appela la sévérité du tri- bunal sur la tête de la coupable, avec les grandes façons oratoires que l'on aurait croire réservées pour les monstres que, de loin en loin, la société re- jette avec horreur de son sein ; il fut pathétique, il fut terrible ; il s'inspira de Dante ; il s'appuya sur le texte des lois de Moïse et des Douze tables des Ro- mains.

Cela n'était rien encore.

T. H. 8.

C*» «.^x> ^;/>'iï : ionquVJe faillît ?ur »mi tskj^TIioî- f l>, hhrMuT d*r la faijr2)e q-je cet homiDç j ;-*ii:l à p»i«ç ffAJSJîrjî; î'.r^u^, d^ûs une bnli:?t>qi3e cjdoï- l^nlv.'U^ il arf<»dia k^ draps du lit oupîrd H dé- r//<jirrjtau put/jc la M*^ d'Escoifian qu'il JivAoîait f¥>ur l^t>ev>i:i de sa cause, nue comme Messaliiie« et, (j^mme Ue^^nYme aussi, fetiguée sans être assov-^ vî#^, la pfiuvre f^rnœe crut être le jouet d'un rêre in- f<fmal ; la voii stridente de cet homme n'arrîTâit Itïm hhlUiqiîe par intervalle; dans ces accents rau* ques, elle croyait entendre le g^s des docbes qui monnaient ses funérailles; les mille regards qui Taraient tant épourant/e lorsqu'elle était entrée, lui semblaient maintenant de fer et d'acier; ils pénétraient en elle| ils faisaient plaie^ non plus à son âme, mais à son corps ( ses tressaillements, imperceptibles jusqu'alors^ devinrent peu h peu des soubresauts ; elle poussa un cri déchirant et tomba dans une violente attaqué do horfs.

Quant h Suzanne, il y avait déjà longtemps qu'elle n'était plunb ses côtés. Aux premiers mots de Tavocat

LA MARQUISE d'eBCOMAN 8d

de M. d'Esootnan^ elle avait violemment intertompu la diatribe^ et, malgré ses cris, ses protestations, ses prières et ses menaces, le président l'avait fait jeter à la porte.

Louis de Fontanieu pleurait; faire plus, c'eût été compromettre la pauvre femme qu'on emportait se tordant dans (ïes spasmes effrayants, et encore son avocat lui recommandait-il de cacher Ses larmes.

En l'absence de l'accusée, après la péroraison de l'orateur, le président suspendit l'audience.

Lorsque Emma recouvra ses sens, on lui demanda si elle consentait à reparaître devant le tribunal.

Elle Ile répondit pas ; son silence fut pris pour un acquiescement.

La nature, qui a mis des bornes à nos forces, a également imposé des limites à nos douleurs» A un certain degré de souffrance, l'homme devient insen- sible ; il ne perçoit plus rien ; le sentiment l'aban- donne ; les tortures sont impuissantes \ il semble que l'âme a eu la force de se dérober pour un temps à ses bourreaux en leur laissant le pauvre corps, son frère, en otage.

Emma ne pleurait plus; elle restait inerte, les bras pendants, le corps mal assuré, les yeiii tiies, le re*- gard hébété.

Pour lui donner des soins, on avait relever son voile ; elle ne songea pas à le rabattre en rentrant à l'audience.

Lorsqu'elle reparut, cet auditoire, que n'avait que médiocrement émule désespoir d'Emma^ parut frappé

a LA lUftOnse D*ESCOVlS

de sa beauté, qui, jusqu'alors, grâce à la coDdeseen- dance du présideot, était restée à peu prèsÎDTÎsîble. M"^ d'Evromao, nous rarons dît, pouvait pleurer sans être laide; la douleur ajoutait un charme de plus à sa mélaoœlique pliysionomie. Au milieu du bruit que faisait cette curiosité en ânoi, il j eut un léger murmure de compassion.

Le côté plastique est le seul qui ne manque jamais son effet sur le cœur bumain.

Emma n'entendit rien de ce qui se passait autour d'elle. Son avocat, qui lui donnait le bras, se pencha à son oreille et lui dit :

Du courage I le zèle a emporté un peu trop loin nos adversaires, ils sont perdus, et j'ai été enchanté quand je leur ai vu prendre ces allures ; vous les auriez payés, qu'ils ne vous auraient pas mieux ser- vie. Vouloir faire de M. le marquis d'Escoman un Galon I L'éloquence de maître *** n'y pouvait suffire; je m'en suis bien aperçu aux sourires ironiques que j'ai surpris sur les lèvres de nos juges pendant qu'il parlait ; ils sont pour nous. Vous aussi, madame, vous vous êtes évanouie avec un à-propos merveil- leux. Voyez maintenant avec quelle sympathie le public nous accueille I Je réponds du gain du procès, et non-seulement du gain de celui-ci, mais encore du second que nous soutiendrons au civil ; j'en réponds avec d'autant plus d'assurance, que j'ai pris, avec celui de mes confrères qui défend M. de Fontanieu, un arrangement qui facilitera singulièrement ma tAche. Encore une fois, courage ! dans une heure

LA MARQUISE D*ESGOMAN 85

votre acquittement sera salué par d'universels applau- dissements.

Le brave avocat croyait sincèrement que sa cliente jouait son rôle, comme lui remplissait le sien : de tout ce qu'il dit à la marquise, celle-ci ne comprit qu'un mot, le nom de son amant ; elle tourna vers lui son visage et trouva la force de lui sourire.

Voici ce qui avait donné lieu à l'allusion que l'avocat de la marquise avait faite à un plan arrêté entre lui et son confrère.

Le flagrant délit était un charge accablante contre l'accusée.

Mais la présence de Suzanne, couchée dans la même chambre que sa maîtresse, mais l'absence de désordre dans les vêtements de Louis de Fontanieu en atténuaient un peu les conséquences.

Quant à appeler, pour appuyer la cause, les té- moins de la scène de la rue des Carmes, l'avoué du marquis d'Escoman lui-même n'y avait pas songé. Le principal d'entre ceux-ci était trop facilement récusa- ble ; ce que les autres auraient eu à avancer pouvait avoir suffi pour faire perdre la tête à M™» d'Esco- man, mais restait insuffisant pour convaincre des juges.

Dans l'ardeur de son dévouement à Emma, Louis de Fontanieu n'avait pas hésité à assumer sur sa tête toutes les conséquences d'un rôle odieux ou ridicule, si cela pouvait la sauver.

Son avocat, auquel il avait communiqué ses in-

86 U MARQUISE D*KSCÔMAN

tentions formelles, s'en était ouvert à l'avocat de M™« d'Escoman.

Il avait été convenu, entre ce dernier et le jetine homme, qu'il nierait énei^quement que des rela- tions autres que celles du monde eussent existé entre sa cliente et M. de Fontanieu ; qu'il accuserait M. de Fontanieu d'avoir odieusement surpris Tamitié d'Emma pour triompher, par une vanité et une lé- gèreté bien coupables» d'un amour dont jamais il n'avait reçu l'assurance.

Mme d'EsGoman* demeura dans son indifférence et dans sa prostration pendant la première partie de la réponse de son défenseur. Celui-ci repoussait les ca- lomnies dont sa cliente avait été la victime; il réta- blissait la vérité dans les faits et dans la situation. Puis, prenant à partie le marquis lui-même, il mon- trait' combien le M. d'Escoman de la réalité était différent du M. d^Escoman sorti tout vertueux du cerveau de son éloquent confrère, comme Minerve du crâne de Jupiter. Il ne lui faisait grâce d^aucune des aventures dont Suzanne avait le secret et que la gouvernante s'était empressée de lui communiquer; il additionnait toutes ses dissipations, il établissait le bilan de son patrimoine et de sa conduite; puis, comme opposition, il montrait la marquise vivant honorable et recueillie au milieu de ce désordre, plainte et admirée de tous ceux qui la connaissaient, résistant à toutes les séductions. On avait découvert un lit prétendu ; il ouvrait le foyer, et l'on y voydit cette admirable jeune femme dans sa résignation

X

LA MARQUISE D*ESCOMAN 87

douloureuse et stoïque, ne demandant pas même au monde les consolations de sa compassion, ne cher- chant que celles de la religion et celles aussi, non moins nobles que les premières, qu'elle puisait dans Taccomplissement de ses devoirs.

Louis de Fontânieu se présentait alors, dans le discours de l'orateur, compagnon de débauche de M. d'Escoman ; il avait échangé ou partagé une maî- tresse avec lui : on dédaignait de savoir lequel des deux.

Soit qu'il eût obéi à la pernicieuse influence de celte femme qui devait détester sa rivale, soit qu'il eût cédé à une des honteuses suggestions de l'amour^propre d'un mauvais sujet, soit enfin que, par un. très-explicable ou très-inexplicable dévoue- ment, il se fûtsacriQé à son ami, dans les mains du- quel ce monstrueux procès pouvait faire passer la fortune de la victime, dans tous les cas il s'était achaîné à la perte de cette noble et infortunée créature. Suivait la comparaisoti obligée du traître avec le serpetit , laquelle semblait à l'avocat de M"*® d'Escoman trop noble encore pour le prétendu complice de celle '^ci.

Dès les premières paroles 11 avait été questioli de Louis de Fontânieu, M™« d'Escoman avait televé la tète ; une vive rougeur avait pris la place de la pâleur qui couvrait son visage ; ses yeux allaient de l'avocat au jeune homme et du jeune homme à VaVôcat; pour l'un, son regard essayait d'imposer

88 LA MARQUISE D*ESCOMAN

énergiquement le silence ; pour l'autre, ce regard était tendre et suppliant.

Ce regard, lorsqu'il avait rencontré celui de Louis de Fontanieu, avait failli triompher de la résolution de celui-ci; il sentait tout ce qu'elle souffrait; il se demandait si le remède n'était pas pire que le mal ; pour échapper à celte influence, il prit le parti de demeurer les yeux baissés.

Cette situation de celui qui devenait ainsi l'ac- cusé principal parut à l'avocat devoir lui fournir le texte d'un mouvement oratoire qui pouvait enlever la situation.

Courbez la tête, s'écria-t-il, sous le poids des remords qui déjà vous assaillent I courbez-la sous la réprobation de tous ceux qui vous entourent, vous, que cette femme n'a jamais aimé et qui avez abusé de son amitié pour la trahir, vous qui avez trafiqué peut-être d'une réputation jusqu'alors sans tache, vous dont une sotte vanité a fait un calomniateur I c^ sera votre punition ; jamais votre regard n'osera désormais croiser le regard d'un honnête homme I

A cette foudroyante apostrophe, M"« d'Escoman se leva, le front haut, l'œil étincelant, la lèvre fré- missante , transfigurée pour tous ceux qu'avait frappés le caractère doux et timide de sa physio- nomie.

Vous mentez, monsieur ! s'écria-t-elle ; M. de Fontanieu ne m'a jamais trompée ; vous mentez f ^ M^ de Fontanieu ne m'a jamais trahie, jamais il ne m'a calomniée; vous mentez, monsieur, je l'aime I ! !

LA MARQUISE d'eSCOIIAN 89

Et, en dépit des gendarmes, elle tomba dans les bras que tendait vers elle Louis de Fontanieu.

Gomme Tavocat l'avait prévu, l'auditoire éclata en applaudissements; mais, à ses prévisions il y eut une légère variante : le tribunal condamna M"»® la marquise d'Ëscoman à six mois d'emprisonnement, et son complice à trois mois de la même peine.

VI

Gomme quoi les prés les plus ras tondus sont ceux Therbe repousse plus épaisse.

En sortant de Taudience, M"' d*Escoman avait été prise d'une fièvre violente.

Les soins de Suzanne ne lui manquèrent pas plus qu'ils ne lui avaient jamais manqué. Malgré les ex- centricités injurieuses dont elle s'était rendue cou- pable envers l'avocat de M. d'Escoman, le dévoue- ment de la gouvernante avait si vivement touché le procureur du roi, qu'illui avait accordé l'autorisation de s'enfermer avec sa maîtresse.

La maladie empêcha Emma de s'appesantir trop vivement sur son malheur; ce qui pouvait la tuer, la sauva.

Quand elle commença de se rétablir, tout se pré-

LA ttâRQUISE d'SSCOMAN 91

senta à ses yeux sous un jour nouveau. Elle s*étaii endormie dans un monde, elle se réveillait dans un autre. Le passé lui apparaissait comme un point perdu dans les nuages de Thorizon ; l'avenir, comme un phare lumineux dont la lumière réchauffait son cœur et vers lequel convergeaient toutes ses pen- sées, tous ses désirs.

La vérité banale qui sert de titre à ce chapitre peut s'appliquer aussi bien aux sentiments de l'homme qu'à ce que régit la loi physique*

La passion semée dans le cœur humain pousse, grandit, fleurit et meurt, absolument comme une plante.

Ces révolutions sont d'autant plus éphémères, que la plante est moins tourmentée. A l'ombre, elle s'é- tiole; dans un terrain trop riche, dans une quiétude trop douce, elle demeure infertile. Lorsqu'elle est foulée aux pieds, la sève se concentre dans ses raci- nes, elle en double la grosseur et la force. Les mil- liers de fils déliés par lesquels elle tient à la terre embrassent le terrain d'alentour, ils chassent au de- hors des drageons sans cesse renaissants. C'est en vain que vous vous épuiseriez en efforts pour arra- cher ce qui n'était qu'une herbe : la torture en a fait presque un arbre.

Il en est ainsi dans l'ordre moral.

Tout sentiment que vous contraignez à èe replier sur lui-même, se décuple au lieu de s'anéantir.

Résister, souffrir pour une cause, pour un objet aimé, c'est, de toutes les prérogatives de Thumanité,

92 LA MARQUISE d'eSCOMAN

celle qui lui est la plus précieuse, celle qui la dislin- gue le plus essentiellement des autres créatures.

L'orgueil' que Ton éprouve en sentant dans ce corps débile quelque chose qui échappe aux persé- cutions et qui les défie, est immense.

Ce quelque chose, c'est Tâme, qui alors se révèle, prend corps et laisse mesurer sa grandeur.

Mis en communication directe avec le souffle divin qui ranime, quelle que soit sa faiblesse, Tbomme, à ses propres yeux au moins, devient un martyr.

Il n'est point de martyr, si humble que soit la foi qu'il confesse, qui ne trouve que, devant liii, un roi est bien petit.

S'il arrive que l'on regrette quelquefois le sacri- fice, c'est seulement lorsqu'il est consommé; jusque- là, on ne se plaint pas plus de sa rigueur que le cheval de course se plaint de l'éperon qui lui déchire les flancs, en le poussant d'un élan plus vigoureux vers le but.

M"*® d'Escoman, victime de son amour pour Louis de Fontanieu, lorsqu'il lui arrivait de se recueillir, de se rapprocher par la pensée de ce qu'elle avait perdu, n'en accusait ni son amour, ni celui qui était l'objet de cet amour. Chacun d'eux se trouvait telle- ment rehaussé à ses yeux par ses souffrances elles- mêmes, qu'il lui semblait impossible de se plaindre de celle-ci. Elle éprouvait une sorte de boûheur à songer à tout ce que leur conquête lui aurait coûté. Parfois, elle se demandait si mieux n'eût pas valu

LA MÂBQIJISE D^ESCOMUr 93

qu'eUe fût plus Tiolemment épromrée encore, comme si elle eût dése^ré d*atteiodre aux hauteurs elle plaçait les objets de sou culte.

Mais ces souTenirs rétrospectifs la troublaient ra* rement; nous Tarons dit, eUe rivait tout entière dans l'ayenir.

Elle ne pensait plus au monde. L'opinion du monde ressemble assez à ta signature d*un banquier, qui n*a de prix que pour les gens qui ont des billets en circulation. Le monde se résumait désormais pour elle dans Louis de Fontanieu et Suzanne; qu'ils l'es- timassent, c'était assez.

Elle s'était fait un tableau merveilleux de ce que devait être le bonheur de deux êtres unis par un amour égal et réciproque, et cette félicité que ses rêves de jeune fille, que ses désirs de femme avaient cherchée sans pouvoir l'atteindre, lui semblait devoir être un avant-goût de celle du paradis.

Elle concentrait toutes les forces de son cerveau pour essayer de soulever un coin du rideau qui ca- chait à ses yeux ce riant avenir et pour l'entrevoir seulement.

Quand elle y parvenait, cet avenir lui paraissait magnifique : tout ce qui est entrevu est si beau 1

Avec son imagination pour auxiliaire, si les heures de prison parurent longues à Emma, ce fut seule- ment parce qu'elles la séparaient de ce qu'elle consi- dérait comme devant être le juste prix de ses souf- frances.

9& U MARQUISE d'^SCOMAN

Chrysalide, elle ae s'eQiiuyait dans son enveloppe que parce qu'elle avait hâte d'être un papillon, de déployer ses ailes, de prendre son essor et d'être bercée par les brises du printemps.

Force lui était bien de descendre quelquefois de ces hauteurs élhérées. Le procès criminel avait son appendice. Devant le tribunal civil se débattait la question de séparation de corps, soulevée par le marquis d'Escoman, et les hommes de loi deman- daient à Emma de fréquentes conférences.

Suzanne, femme essentiellement positive, ne vou- lait pas reculer d'une semelle, et elle eût plaidé trente ans plutôt que de céder un fétu. Aussi, malgré les griefs qu'elle avait contre lui, s'était -elle très* promptement raccommodée avec le i^wreau, dont les subtilités chicanières flattaient cette disposition de son esprit. Sa nature assimilatrice s'était même ap- proprié le langage barbare encore en usage au pa- lais, et, lorsque la marquise, ayant congédié ses avoués, croyait pouvoir rentrer dans l'asile de ses pensées, Suzanne arrivait à la rescousse ; les mots d'enquête, de contre-enquête, de compulsoires et de contredits, d'interlocutoires et d'exploits, d'instance» et de productions sortaient de sa bouche, commç la grêle des flancs d'un nuage orageux, et, pouréchap^ per à cette trombe, Emma n'avait que la ressource de se dire malade et de feindre de dormir.

Les excellentes intentions de la gouvernante ne firent que précipiter un dénoûment que, depuis longtemps, M"»® d'Escoman avait médité;

LA MARQUISE d'eSCOMAN 95

Ce projet, bien des coDsidératioDS ravalent fait éclore-

Elle savait que la séparation n'était que le prétexte dont M. d'Ëscoman se servait pour masquer ses pro- jets; qu'il n'avait qu'un but, celui d'être mis en possession d'une partie au moins des biens de sa femme. Emma était honteuse de voir les grandes questions des droits et des devoirs aociaux s'abaisser à ces mesquins détails ; elle rougissait de suivre le débats sur le terrain il glissait. En rompant avec la société, elle ne se croyait pas le droit de conser* ver ce qu'elle tenait d'elle. Elle croyait injuste de dépouiller son mari des biens qui avaient exercé une si grande influence sur les déterminations de celui- ci lorsqu'il l'avait épousée, puisque, en fait, c'était d'elle seule que venait la volonté qui les allait sépa^ rer. En reprenant sa liberté, il lui paraissait tout naturel de laisser sa fortune pour rançon. Il était un autre ordre d'idées qui exerçait une grande influence sur l'esprit d'£a)ma. Elle avait cette excessive déli- catesse des âmes jeunes, des àmea que la solitude a préservées du contact du monde, délicatesse fraîche et lustrée sur laquelle un grain de poussière semble devoir faire une tache. Cette fortune lui répugnait paroe qu'elle savait que Louis de Fontanieu était pauvre, parce qu'il lui paraissait qu'elle deviendrait un obstacle à ce que celui-ci acceptât l'imion com- plète et absolue qu'elle voulait, à l'avenir, dans leur; existences oon^me dans leurs cœurs. Pauvres tous deux, tous deux dénués, ils devaient bien mieux a'ai<*

96 LA MARQUISE d'eSCOHAN

mer, disait-elle ; lequel des deux pourrait alors être soupçonné d'avoir eu une arrière-pensée, une préoc- cupation égoïste ou cupide? Celte pauvreté, d'ail- leurs, lui semblait devoir, pour lui comme pour elle, rendre obligatoire ce qui pouvait seul réhabiliter la position fausse ils allaient se trouver, le tra- vail.

Aussi, tandis que Suzanne additionnait complai- samment sur ses doigts le chiffre probable des re- prises dotales que M™« d'Escoman serait en droit d'exercer contre le marquis, sans trop réfléchir que la ruine dudit marquis, comme elle le qualifiait scrupuleusement, rendait ses calculs fort téméraires, Emma écrivait secrètement à l'avoué chargé de ses intérêts qu'elte ne voulait point résister à la de- mande formée contre elle, qu'elle entendait, au con- traire, abandonner à M. d'Escoman.la jouissance ex- clusive de ses biens ; et elle formulait sa résolution de façon qu'on n'essayât pas même de l'ébranler.

Cette détermination inattendue, lorsqu'elle fut communiquée à M. d'Escoman, le surprit; mais il n'était pas homme à jremonter par l'analyse aux sen- timents qui l'avaient dictée; il fit offrir à sa femme une pension que celle-ci refusa encore , et, sans se perdre en conjectures, il se contenta de se réjouir d'être sous une aussi heureuse étoile.

Ce dernier anneau de la chaîne qui l'attachait au passé étant brisé, M°*« d'Escoman respira plus à l'aise encore qu'elle ne l'avait fait jusqu'à ce jour; les couleurs de ses horizons lui apparurent plus riantes;

LA MARQUISE D*£SGOMAN 97

elle appela avec plus d*ardeur Tiûstant elle ver- rait, avec les portes de sa prison, s'ouvrir pour elle de nouvelles destinées.

Les choses ne se passaient pas aussi facilement pour Louis de Fontanieu.

La galanterie fait partie de notre étal civil; chacun de nous, en venant au monde, est plus ou moins couché sur son livre. On naît galant en France, comme en Allemagne on naît rêveur, hypocondre en Angle- terre, flegmatique sur les bords du Zuiderzée; la loi s'est donc montrée présomptueuse au moins une fois, lorsqu'elle a résolu de punir ce qui est la plus at- trayante occupation de l'immense majorité de la na- tion françaiae, qui considère la galanterie, chez ses grands hommes, comme pouvant marcher de niveau avec leurs plus éminentes qualités, et qui flétrit de tant d'injurieuses épithètes ceux gui , par hasard, prétendraient mériter un prix de chasteté.

Le code a pu être cruel pour la femme; mais, pour l'homme, qu'il devait frapper à plus juste titre et plus sévèrement que celle-ci, grâce aux mœurs, il est demeuré impuissant; il le fustige, et, dans ses mains, les verges dont il le frappe se changent en roses sans épines ; il l'attache à ce qu'il appelle un pilori, la légèreté et l'engouement général n'y veu- lent voir qu'un piédestal l'on s'expose à leur ad- miration.

Quel que soit le rigorisme d'un père de famille, si les peccadilles de son fils restent honnêtes, c'est-à- dire si elles ne compromettent ni les convenances

T. u. 6

98 LA MARQUISE D*£SCOMAN

sociales, ni sa fortune, ni sa santé, en France, c'est ainsi que,, de par la galanterie, on accouple les mots, soyez certains que le bonhomme ne saura adresser de mercuriale à sa progéniture sans qu'un plissement de ses lèvres vienne démentir et détruire la sévérité de ses paroles. 11 accomplit stoïquement un devoir; mais l'esprit national proteste contre lui.

Quant aux mères, dans les conditions que nous venons de signaler, elles se montrent pleines d'or- gueil pour ce péché de leur descendant ; ce leur est une bonne occasion de s'admirer dans leur œuvre, que celle un anêt d'un tribunal vient déclarer hautement monsieur leur ûls irrésistible.

Sfm0 (le Fantanieu ne fut pas plus forte que les autres mères contre le cri de la nature et contre l'in- dulgence native de la matrone française : elle ne trouva dans son âme qu'un sentiment de miséricor- dieuse compassion, non-seulement pour son fils, mais encore pour la complice de son fils.

11 est vrai que, lorsqu'elle pensait ainsi, M«»« de Fontanieu croyait fermement assister aux convoi, ser- vice et enterrement de la passion des deux jeunes gens l'un pour l'autre. Dès l'instant où, dans ses con- versations avec Louis, les plans d'avenir que ce der- nier laissait entrevoir lui firent découvrir que ce qu'elle avait pris pour la fin n'était, en réalité, que le commencement^ sa façon de voir se modifia, et son attitude avec elle.

L'amour de Louis de Fontanieu pour M«»« d'Esco- mau allait absorber Texistonce du jeune homme, en-

LA MARQUISE d'eSCOMAN 99

traverson avenir; à dater de ce momenti il rentrait dans la catégorie des amours déshonnêtes que nous avons définis plus haut. Autant il avait pu flatter jadis la vanité maternelle, autant il épouvantait dé- sormais sa sollicitude. Le positivisme des intérêts matériels décide» en ce monde, des questions mêmes la morale seule est engagée.

M™« de Fontanieu employa tout ce qui était en sa puissance pour arracher son fils aux conséquences d'une liaison illégitime ; pleurs, prières, supplica- tions, reproches, menaces, elle mit tout en œuvre pour vaincre sa résistance; elle fit appel à ses senti- ments de tendresse filiale. Sans doute, elle eût réussi ; elle eût repris le cœur de son enfant, brisé, contus, déchiré, pantelant; elle eût reconquis son fils, pour la mort peut- être, car, dans l'état d'exaltation était le cerveau de Louis de Fontanieu, l'abandon qu'on lui demandait lui semblait un crime auquel il n'est pas permis à un homme de cœur de survivre, mais, enfin elle eût atteint le but de tous ses vœux, de toutes ses espérances : elle Teùt détaché d'Emma. Malheureusement, les mères restent trop femmes : il se trouve en elles un sentiment d'anta- gonisme individuel, mesquin dans son principe comme dans les inspirations qui en dérivent, qui ne devrait plud exister dans les régions splendides la maternité les place. M^^ode Fontanieu cessa de s'atta- quer au fait seul, pour prendre à partie celle qu'elle acccusait de vouloir lui enlever son enfant ; elle ré- péta quelques sottes médisances quesa haine traduisit

100 LA MARQUISE d'eSCOMAN

en calomnies ; elle parla d'impudeur et d'impudence, à propos du mouvement que l'indignation de son amour avait arraché à M™^ d'Escoman et qu'elle même n'avait pu, d'abord, s'empêcher d'admirer.

Louis de Fontanieu s'était attendri avec sa mère; il avait mêlé ses larmes aux siennes ; il sentait si bien que le devoir, que l'honneur lui. commandaient le sacrifice que celle-ci implorait, que ses larmes à lui, c'était sur le sort de la pauvre Emma qu'elles cou- laient, c'était elle qui était le sujet de toutes les exclamations que la douleur lui arrachait.

Mais, après les attaques de M™« de Fontanieu, il garda le silence. Ses pleurs se tarirent, ses sourcils se froncèrent, ses yeux s'animèrent; il devint froi- dement respectueux ; un mur de glace, élevé aussi rapidement que si la baguette d'un enchanteur l'eût lait saillir du sol, le séparait désormais de sa mère.

Avec celte vive intuition qui caractérise les femmes, Mme de Fontanieu comprit ce qui se passait dans l'âme de son fils. Elle jugea qu*elle userait ses ongles, qu'elle ensanglanterait ses doigts sans ébranler les puissantes assises de ce rempart; elle cacha son vi- sage dans son mouchoir et elle sortit en sanglotant.

Louis de Fontanieu ne fit point un pas, ne dit pas un mot pour la retenir. Sa mère ne parut pas à la prison; il écrivit, mais sans chercher à s'enquérir des causes de cette résolution, en l'acceptant, au contraire, comme un fait accompli.

Les amours passionnés ressemblent à ces arbres dont l'ombre étouffe toute végétation dans leurs alen-

LA MARQUISE d'ESCOMAN 101

tours. Si, par basard, un brin d'herbe pousse à leur pied, ils le tuent et ne tardent pas à en absorber la substance.

Lorsque Louis de Fontanieu sortit de prison, il ne retourna pas au logis maternel. Son parti était iné- branlable, mais il lui en coûtait de défendre ses affec- tions de jeune bomme contre celles de son enfance. C'était un ennui, et, comme Emma, mais, par un sentiment beaucoup moins élevé que ceux de la jeune femme, sa pensée et ses rêves étaient tout au bonheur qui, dans trois mois, devait être son partage.

Il lui restait quelque argent de celui qu'il avait emporté deChâteaudun ; il chercha dans les environs de Paris un réduit bien caché, bien solitaire, il pût abriter ses amours. Lorsqu'il l'eut trouvé, il le fit meubler avec ce soin passionné que met l'oiseau à la construction de son nid.

Le temps qu'il ne passait pas à arranger dignement la demeure tant de félicités devaient se dérober à la malignité envieuse des hommes, Louis de Fon- tanieu l'employait à écrire à M™« d'Escoman. Cha- que jour, Suzaune, depuis qu'elle n'avait plus qu'un seul guichet de prison à franchir, apportait une lettre, et, chaque jour, elle emportait la réponse à celle de la veille.

Les lettres de M™© d'Escoman étaient, sans doute, empreintes du sentiment qui l'absorbait tout entière, elles révélaient tout ce qu'il y avait de tendresse, de dévouement, d'abnégation et d'espérance dans

T. II. ••

102 LA Mi^RQUISE d'ëSGOMAN

son âme» et cependant elles devaient semblet froides à son amant, auprès de celles que lui dictait^ à lui, le délire de son imagination , auprès du cantique des cantiques que sa passion répétait sur tous les tons en Thonneur de sa future compagne ; auprès de cette paraphrase du mot airner que» chaque jour, il re* commençait sans jamais parvenir à Tépuiser.

Enfin, le moment approcha ce bonheur si con- voité, si chèrement acheté, allait passer du rêve à la réalité.

La veille du jour M"»» d'EsComan devait voit finir la peine à laquelle elle avait été condamnée, Louis de Fontanieu ne dormit pas. Il passa une partie de la nuit à se promener auprès de la prison, à en*» voyer les baisers vers les noires silhouettes du re-- doatâble édifice, à répéter dans son cœur les 6erment6 les plus shicères de reconnaissance et d'amour. Lorâ^ qu'il essaya de prendre quelque repos, le bruit du balancier delà pendule, des secondes, quis'enfuyaint en le rapprochant de celle qu'il aimait, le tinrent constamment éveillé.

Bien avant Theure à laquelle il devait attendre M^no d'Escoman et Suzanne au bout de l'avenue de Paris, pour s'éloigner avec elle d'une ville qui ne leur laissait à tous les deus que de si tristes souve* nirs, il était prêt, se promenant avec agitation dans sa chambre, palpitant, tremblant au moindre mou- vement du dehors, se demandant si la terre n'allait pas l'engloutir plutôt que de permettre qu'une telle félicité fût le partage d'un homme, pâlissant à l'idée

LA MARQUISE d'eSCOMAN 103

d'un obstacle imprévu qui empêcherait Emma de le rejoindre, se demandant s'il ne deviendrait pas fou si, par hasard, cette réunion se trouvait retardée d'un jour.

Cependant un observateur eût peut-être conçu quelque appréhension sur l'avenir de ces amours, s'il avait remarqué le soin méticuleux que, malgré son trouble, Louis de Fontanieu avait trouvé moyen d'apporter à sa toilette et à sa mise.

VII

Idylle.

Dans la vallée de la Marne, à quatre lieues de Pa- ris, lorsqu'on va du village de Ghampignyau moulin Bonneuil, un peu avant d'arriver au bac de Lavarenne Saint-Hilaire, au pied de la colline sur laquelle est bâti le bourg de Ghènevières, à un angle que fait le chemin dans cet endroit, on se trouve tout à coup devant une maisonnette dont les murs grisâtres et les toits rougessont si bien perdus au milieu des peu- pliers, des aunes et des saules qui les entourent, qu'il faut presque les toucher pour les apercevoir.

Les gens du pays appellent cette maison le Clos- l)éni«

LA MARQUISE d'eSCOMAN 105

; A son apparence rustique, à ses fenêtres garnies de barres de fer, à ses croisées à petits carreaux, à la porte massive et grossière qui ouvrait sur la route, aux granges, aux cabanes effondrées qui faisaient cercle autour de la cour, on devinait une ancienne ferme, que quelque propriétaire, amoureux des beautés de la nature, avaitmétamorpbosée en maison de campagne.

Ni ce caprice, ni son nom de favorable augure, n'avaient porté bonheur à Thumble habitation. Les larges crevasses nouvellement replâtrées qui se des- sinaient sur les murailles, les nombreux quadrilatères de ce rouge vif de la tuile neuve qui faisaient damier sur les toits moussus, les ronces, les orties, les gra- minées sauvages dont on n'avaitpas encore débarrassé le jardin, les formes inusitées qu'affectaient les pla- tes-bandes et les espaliers, le développement pitto- resque des sarments de la vigne, prouvaient quels Clos-béni, réparé depuis peu, avait été longtemps abandonné.

Au rez-de-chaussée, l'intérieur de la maison gar- dait le parfum de décrépitude et de dégradation qui caractérisait l'édifice. 11 consistait en une de ces cui- sines dont les constructions modernes auront bien- tôt effacé le souvenir, des cuisines à hautes et pro- fondes cheminées, à foyer titanesque une flamme, haute de six pieds, dévorant troncs d'arbre et fagots, réchauffait dix chasseurs mouillés et rôtissait tout un mouton qui devait réconforter leurs robustes ap- pétits ; pièce plus commode que belle, plus confor-

103 LA MARQUISE D'ESGOMAN

table qu'économique, avec son plafond zébré de so- lives noires les araignées faisaient aux mouches une guerre incessante et utile ; ses murs jaunâtres, constellés de casseroles rayonnantes, et sa fontaine de terre cuite, dans une enveloppe d'osier. . La salle à manger, qu'une porte séparait de la cui- sine» était sombre et triste comine celle-ci. L'humi- dité avait salpêtre le papier marbré qui recouvrait ses murs) elle les avait couverts, par places, d'une pous- sière blanchâtre qui réussissait la pierre avec'plus de perfection que la peinture du papier? en d'autres endroits, elle avait séparé ce papier de la muraille, et il voltigeait au vent qui passait entre les ai« dis- joints des portes et des fenêtres. Une large table de noyer, quelques chaises de bois à cannelures, peintes en blanc et qui avaient été jadis garnies d'une tapi^ série dont il ne restait plus que le canevas, un poêle de faïence, un baromètre privé de son tube mercu- riel, tels étaient à la fois l'ameublement et les orne- ments de cette pièce.

^ Pour que nos lecteurs ne déplorent pas à l'avance le sort des futurs habitants du Glos-béni, hâtons-nous d'ajouter que le premier étage formait, par les soins que l'on avait apportés à sa restauration, par la coquette élégance des aménagements que l'on ve- nait d'y faire , un contraste frappant aussi bien avec le rez-de-chaussée qu'avec l'intérieur de la maison.

Par un beau jour du mois de mai, vers midi, une voilure de place, qui cheminait lentement dans le

LA MARQUISE d'eSCOMAN 107

chemin de traverse, s'arrêta à la porte du Clos- béni.

Louis de Fontanieu en descendit; il tendit la main à Emma, qui s'élança légèrement de la voiture; puis Suzanne en sortit à son tour.

Le jeune homme congédia le cocher, U avait les clefs de la maison ; il ouvrit la porte charretière; M«« d'Escoman pénétra la première dans leur future ha* bitation ; lorsque ses compagnons y furent entrés à leur tour, elle appuya ses deux mains sur les ais lé- zardés de cette porte, réunit ses forces et la referma avec une joie enfantine. Elle semblait dire aux bruits de ce monde : « Vous n'entrerez pas ici! »

Elle saisit le bras de Louis de Fontanieu, elle ap- puya sa tête sur la poitrine du jeune homme, et, le regardant avec un double sourire de la bouche et des yeux, elle lui présenta son front à baiser. Emma tressaillit au contact des lèvres de son amant, et cependant ses émotions restaient pures; elle n'é- prouvait que cette ivresse, si éloquente dans son mutisme, du marin qui, après une tempête, revoit le port qu'il avait désespéré d'atteindre.

Comme si tout ce qui avait quelque ressemblance avec le passé lui répugnait en ce jour, comme si elle ne voulait plus de larmes, même lorsque le bonheur seul les faisait couler. M*»® d'Escoman demanda à procéder Immédiatement à une reconnaissance de son petit royaume, avec des transports et des démons- trations bruyantes qui n'étaient ni dans son caractère^ ni dans ses habitudes.

108 LA MARQUISE D ESCOMAN

Les poules caquetaient à ses pieds ; un beau coq entonnait, à deux pas d'elle, un chant provocateur ; sur le toit, des pigeons faisaient miroiter au soleil les tons azurés et dorés de leurs plumage. Emma se sen- tit des prédilections jusqu'alors inconnues pour ce petit peuple qui allait animer sa solitude et ne voulut point quitter la place sans l'avoir rassemblé autour d'elle, à l'aide de quelque^ poignées de grain.

Malgré les protestations de Louis de Fontanieu, qui avait de bonnes raisons pour vouloir, avant tout, lui faire visiter le premier étage, la jeune femme par- courut le rez-de-chaussée jusque dans ses moindres recoins.

Dans certaines situations de la vie, ce n'est pas avec leurs yeux que les femmes voient, c'esi avec leurs sentiments. Emma était si enivrée du bonheur de voir ses rêves s'accomplir, qu'à ce délabrement, qu'à ce dénûment, elle trouva, malgré la moue très-signifi- cative de Suzanne, des compensations que nulle autre qu'elle n'eût su probablement y découvrir.

Mais, lorsque, après avoir monté l'escalier de bois, appuyé contre le mur extérieur, Louis de Fontanieu l'introduisit dans la chambre, toute tendue de perse, qui devait être la sienne ; dans le petit salon, meublé de bois de rose, elle pourrait, pendant le jour, travailler ou se reposer; sa joie n'eut plus de bornes. Ce n'était plus la marquise d'Escoman, habituée dès son enfance au luxe des habitations modernes, c'étai* une grisette qui prend possession du mobilier qui a

LA MARQUISE d'eSCOMAN 109

été le rêve de sa vie. Elle allait et venait d'une pièce à Taulre, s'asseyant dans les fauteuils, rangeant les porcelaines, donnant une tournure plus élégante aux bouquets de lilas, de pervenches et d'aubépines que, la veille, Louis de Fontanieu avait placés dans les vases ; inspectant la bibliothèque, elle retrou- vait tous ses livres de prédilection ; ouvrant toutes les armoires et toutes les fenêtres, transportée de la commodité de celles-là, s'extasiant sur la vue déli- cieuse que l'on avait de celles-ci, appelant son amant pour lui faire regarder avec elle la Marne, dont les eaux d'un vert d'émeraude venaient battre contre le mur de la maison, les grands peupliers des lies des Vi- gnerons et de Chènevières, mariant leurs ombres sur le bras de rivière qui les sépare, tandis que la lumière, tamisée par le feuillage, diaprait la nappe brunie de mille étincelles argentées; elle lui montrait à l'ho- rizon le donjon de Vincennes, qui semblait sortir des masses de verdure qui l'entourent et qui se détachait noir sur l'azur du ciel; et elle avait pour tout cela de grandes exclamations d'une admiration enthousiaste ; elle remerciait son amant avec l'effusion des cœurs sincèrement épris; elle lui demandait si, comme elle, il ne sentait pas son cœur pénétré de reconnaissance envers Dieu, qui avait fait ce petit coin de la Brie si frais et si coquet afin qu'elle fût un cadre digne de leurs amours.

Par un contraste remarquable, tandis qu'Emma planait calme et radieuse au-dessus de son bonheur, que ce bonheur semblait dépasser toutes ses espéran-

110 LA MARQUISE d'ESGOMAN

ces, qu'il ouvrait son àme à des sensations jusqu'alors inconnues, qu'elle trouvait pour l'exprimer une ex- pansion qui ne lui était point habituelle, Louis de Fontanieu semblait avoir quelque peu amorti en lui les ardeurs passionnées dont ses lettres offraient de rençiarquables échantillons. Il lui arrivait ce qui arrive à tous ceux qui lâchent la bride à leur imagination : elle l'avait mené si loin dans le pays des chimères, que la réalité n'avait plus rien qui l'étonnât. Toutes les jouissances dont W^^ d'Ëscoman ne se lassait pas de saturer 5on cœur étaient émoussées pour lui ; elles avaient perdu le caractère de primeur, d'inat- tendu qui leur donne un si grand charme; il demeu- rait tiède et il avait conscience de sa tiédeur ; il se la reprochait comme un crime ; il se gourmandait de ne pas trouver, comme elle le faisait, elle, que jamais le soleil n'avait été aussi radieux, les eaux aussi trans- parentes, la brise aussi parfumée, les feuilles des arbres aussi chatoyantes, le concert des oiseaux aussi doux qu'ils l'étaient en ce moment.

Cette légère dissonance qui existait entre la mani- festation extérieure des sentiments de Louis de Fon- tanieu et celle à laquelle Emma s'abandonnait, elle ne la remarqua pas ; Teût-elle remarquée, elle n'eût osé la lui reprocher ; dans la sincérité de ses trans- ports, il lui paraissait impossible que son amant ne les partageât pas.

Elle n'était cependant point sans avoir quelques arrière-pensées. Lorsque Louis de Fontanieu lui avait fait la surprise de la retraite champêtre qu'il avait

LA MARQUISE d'eSCOMAN 111

préparée à leurs amours, elle avait réfléchi que Ta- bandon qu'elle avait effectué de sa fortune pourrait bien, plus tard, en troubler la quiétude; mais ce jour de leur réunion appartenait tout entier à leur tendresse ; elle ne croyait pas qu'il lui fût permis de se laisser aller à d'autre préoccupation que celle d'aimer et d'être aimée.

Aussi se livra-t-elle sans.réserve, pendant la jour- née entière, à l'ivresse qui absorbait tout son être.

Si Suzanne laissait les deux jeunes gens seuls pen- dant quelques instants, c'étaient des causeries, des épanchements sans suite, tant chacun d'eux avait de récits, de questions à adresser à l'autre, de recon- naissance et de passion à lui exprimer; puis de lon- gues étreintes, des serments de constance éternelle, qu'on ne se lassait jamais de répéter ni d'entendre. Lorsque Suzanne apparaissait, la légère contrainte qui résultait de sa présence semblait doubler le prix de ces communications. Les deux amants se serraient les mains à la dérobée, et ce contact était assez puis- sant pour faire passer des frissons sur leurs corps. Ils échangeaient à voix basse quelques mots d'amour qui noyaient leurs yeux de douces langueurs.

Malgré les protestations de celle-ci, qui alléguait l'inconvenance de semblables fonctions pour I^me d*Escoman et compliquait ses motifs d'une ac- cusation d'ignorance culinaire des plus notoires, Emma voulut aider la gouvernante à préparer le dî-

112 LA BiÂRQOISE D*ESCOMÂN

ner. Mais, comme, dans leur modeste demeure, nul n'avait le droit de rester oisif, elle exigea que, pen- dant qu'elle se livrerait à ces occupations UQUvelles pour elle, Louis de Fontanieu déblayât un bosquet de cytises et de lilas sous lequel elle entendait pren* dre ce premier repas. Leurs mutuelles fonctions les éloigoaient l'un de l'autre; ils ne tardaient pas à abandonner leurs postes pour se retrouver. Louis de Fontanieu riait aux éclats de la maladresse avec la- quelle la ci-devant grande dame s'acquittait des devoirs qu'elle s'était imposés. Emma prenait la lourde bêche des mains de son amant, elle appuyait sur le fer son pied mince, cambré, sans parvenir à effleurer la terre à la surface.

Après le dîner, ils quittèrent le berceau, et tous deux, les bras entrelacés, ils se dirigèrent du côté du jardin qui borde la rivière.

Suzanne pleurait de satisfaction en les voyant s'éloigner. Jamais les joues de sa chère enfant ne s'étaient, comme en ce jour, empourprées de rose ; jamais sourire aussi joyeux n'avait animé ses lèvres; jamais ses yeux n'avaient brillé d'un aussi vif éclat ; la pauvre bonne femme s'applaudit de la conquête qu'elle croyait avoir faite sur la mort.

Il était alors sept heures du soir. Le soleil était descendu à l'horizon, et son disque, à moitié caché derrière les riantes perspectives de la côte de Sucy, les empourprait et donnait à la rivière, qui s'élargit au pied de cette côte, l'aspect d'un lac de feu.

LA MARQUISE D*ESGOMAN 113

L'air était imprégné de cette indéfinissable senteur du printemps, de ce moment de l'année il sem- ble que les feuilles ont leur parfum comme les fleurs, de la terre elle-même s'échappent ces émanations de la renaissance annuelle de la végétation.

Les caresses de la brise faisaient doucement ondu- ler les grandes herbes, les feuilles des peupliers mur- muraient, et leur murmure se mariait avec le bonsoir joyeux que les oiseaux de jour envoyaient à l'astre qui leur avait donné sa chaleur et sa lumière.

Quelques demoiselles, attardées, effleuraient de leur corselet d'acier les pointes aiguës des feuilles de sagittaires et les calices jaunes des lis d'eau; quel- ques abeilles butinaient encore sur les myosotis, sur les pervenches, sur les violettes marines qui faisaient à la rive une ceinture fleurie.

C'était le moment la nature redouble de coquet- terie, se pare avec amour de toutes ses splendeurs avant de rentrer dans le silence et dans la nuit, leçon sublime qui n'a point été perdue pour les sages, qui se couronnaient de roses lorsqu'il fallait passer de la vie à la mort, courtes ténèbres préludant à la résur- rection !

Louis de Fontanieu et Emma cheminaient au mi- lieu des herbes frissonnantes de la berge. Leurs lèvres étaient muettes, et jamais leurs cœurs ne s'étaient mieux compris. La douce étreinte qui joignait leurs mains suffisait pour qu'ils se communiquassent l'un à l'autre les fortes impressions que ce beau

116 l'A MARQUISE D*ESCOMAN

spectacle produisait sur leurs âmes attendries par TamouT.

Lorsqu'ils furent revenus au point d*où ils étaient partis, Louis de Fontanieu détacha un bateau de la berge; il y porta Emma, et, prenant les avirons, il lui fit remonter le cours de la rivière. A Tendroit ils se trouvaient, cinq ou six îlots, appendice de Tîle des Vignerons, ont été formés, à l'abri de cette der- nière, par des allu viens successives; ils sont si rap- prochés, que les branches des arbres qui les couron- nent se réunissent et forment un dôme de verdure impénétrable au-dessus des petits bras qui les sé- parent.

En se sentant glisser sur ce miroir limpide, entre ces corbeilles de feuillages fleuris, sous cette voûte frémissante, Emma s'abîma de nouveau dans ses extases. Elle était assise sur Tarrière delà nacelle, son coude appuyé sur le bordage et sa tête renversée sur sa main. Les caprices du vent faisaient voltiger ses cheveux autour de son visage comme des flocons d'une vapeur dorée; ses yeux, à moitié fermés, sem- blaient perdus.dans des contemplations célestes, et, sans l'expression souriante que conservaient ses lè- vres, sans les mouvements précipités de sa gorge, qui soulevait la gaze de son corsage, on eût pu croire que son âme avait quitté son corps.

Quelle que fût la puissance attractive des impres- sions que subissait M"® d'Escoman, elles n'absor- baient point la pensée de Louis de Fontanieu comme la sienne.

LA MARQUISK d'éSCOMAN 115

11 quitta les avirons et ce rapprocha d'elle.

La barque, abandonnée à elle-même, suivit douce- ment le fil de l'eau.

La physionomie du jeune homme avait, en ce mo- ment, une expression que M™« d'Escoman ne lui avait jamais vue. En le voyant s'avancer vers elle, avec des yeux étincelants, des lèvres blêmissantes, elle se redressa avec effroi et tendit vers son amant des mains suppliantes.

As-tu peur de moi maintenant ? dit celui-ci d'une voix que l'émotion rendait inarticulée.

Emma essaya de retrouver son sourire ; elle secoua négativement la tête et fit au jeune homme une place à ses côtés.

Louis de Fontanieu passa son bras autour de la taille de M"« d'Escoman, et la pressa contre sa poi- trine. Elle s'abandonna à cette douce pression ; mais il sentit que le corps de la jeune femme était agité d'un tremblement nerveux.

Tu as froid, lui dit-il ; veux-tu rentrer?

Non, nous sommes trop bien ici. Depuis ce ma- tin, il me semble que j'ai pénétré dans un monde qui m'était inconnu; je trouve à mon âme des res- sorts que je n'avais jamais soupçonnés; mes forces sont doublées, mon corps est devenu insensible à tout ce qui n'est pas l'amour. Ohl c'est bien vrai qu'il est la vie ?

Et pourtant, nous en avons à peine franchi le seuil ? murmura Louis de Fontanieu.

116 LA MARQUISE D*ESCOMAN

Se peut-il que Ton meure sans avoir entendu bruire à ses oreilles ce mot qui renferme tant de bonheur? Louis, répète encore que tu m'aimes !

Peux-tu en douter?

Oh! non certes; c'est la douce musique de ce mot que je veux entendre.

Pour toute réponse, Louis de Fonlanieu imprima ses lèvres sur les lèvres de la jeune femme.

Il y avait tant d'ardeur dans ce baiser, qu'il fut pour Emma une révélation inattendue; elle poussa un cri de terreur et chercha à se dégager des mains crispées du jeune homme.

En ce moment, le bateau reçut une assez forte se- cousse, pour que, tous deux, ils tombassent àgenoux; la petite embarcation avait touché sur le banc de sable qui prolonge l'île des Vignerons.

Grâce, mon bien-aimé ! s'écria M"»« d'Escoman en demeurant dans la posture que le hasard lui avait donnée ; nous sommes si heureux ainsi ! Que peux- tu souhaiter de plus que cette union de nos âmes, que Dieu a comblée de tant de jouissances? J'ai peur, vois-tu I J'ai tant souffert, qu'il faut être in- dulgent pour moi ; j'ai peur de voir s'envoler cette félicité que j'aurai k peine effleurée de mes lèvresi Mon Dieul je t'appartiens, je le sais; ce n'est pas mon cœur seul que je t'ai donné, c'est moi tout en- tière. Mais tu auras pitié d'appréhensions que je ne saurais définir et qui, cependant, sont assez, poi-

LA MARQUISE D*ESGOMAN 117

gDantes pour m'arracher des larmes. Si lu allais ne plusm'aimer!

Louis de Fontanieu ne comprit rien à ces répugnan- ces de la cbasle jeune femme.

C'est vous qui ne m'aimez pas ! dit-il d'une voix sèche.

A ce reproche, le visage de M*»® d'Ëscoman se couvrit de pleurs. Pour toute réponse, elle se laissa tomber dans les bras du jeune homme, dont les bai- sers étanchèrent ses larmes . .

La nuit était venue ; peu à peu, elle avait enveloppé la plaine ; les étoiles brillaient au ciel et sur la surface brunie de la rivière qui les reflétait.

Deux ombres traversèrent silencieusement, en se tenant entrelacées, les halliers d'ormes et de coudriers qui couvraient l'îlot; elles écartèrent les viornes et les houblons qui lui formaient un rempart de leurs pam- pres ; elles vinrent s'asseoir au pied des oseraies, au bord de l'eau, du côté qui regarde la plaine.

La lune, qui glissait lentement au-dessus des col- lines de Chènevières, argenlait les feuilles des saules qui tremblaient au-dessus de leurs têtes, et le flot de

T. H. 7.

la r;v« iiu>ru.ar»tr a leor» pi<»ii:»r ^* tenue '^ miile

Cb chant cUir, vibraat rt «pr»îssif p«fes le sleoee d^ la nuiu

C'était le rossifnDoi. qui Koduiait ua admÎTat'ie poème à Tamour.

VI II

Le Clos-bi'iii.

La petite maison des bords de la Marne semblait avoir enfin gagné le nom que, par anticipation, elle avait reçu.

Depuis six mois, le bonheur le plus absolu était le partage de ceux qui Thabitaient, elle Glos-béni avait reçu le reflet de ce bonheur ; il avait pris une phy- sionomie réjouissante à voir.

Le jardin avait été déblayé, nettoyé; ses allées avaient été sablées ; les poiriers, les pêchers, les pom- miers avaient à peu près retrouvé les symétriques proportions que l'incurie des précédents propriétaires leur avait laissé perdre. La vigne n'affectait plus des allures dévergondées, pittoresques sans doute, mais peu fructifères. La maison avait été soigneusement recrépie; enfin, l'aristocratique Suzanne avait obtenu

r20 LA MARQUISE d'ESCOMAN

que Ton barmoiiisâl un peu les simplicités du rez-de- chaussée avec l'élégance du premier étage.

Les heures passaient ix)urtes et rapides, dans cette retraite, pour les deux jeunes gens.

Les occupations champêtres ont ce privilège d'être, par-dessus tout, sympathiques aux amoureux ; plus que d'autres, ils sont sensibles aux riants aspects des fleurs, plus que d'autres, ils peuvent s'intéresser à leur croissance.

Emma s'était prise d'un goût très-vif pour son pe- tit parterre. Ses mains blanches et délicates en re- muaient la terre sans crainte du hàle, et Louis de Fontanieu Taidait dans les soins qu'elle donnait à ses plantes. Quelques promenades sur l'eaû, des lectures, et enfin l'éternelle conjugaison du verbe aimer parta- geaient le reste du temps.

Emma était toujours heureuse. Chaque matin, en s'éveillant, elle s'étonnait de trouver la vie plus belle encore qu'elle ne lui avait semblé la veille ; chaque jour, elle s'apercevait que son amant lui devenait plus cher, elle s'applaudissait davantage du sacrifice qui avait amené ce changement radical dans l'état de son Ame.

Ce qui avait pu lui revenir de scrupules sur l'illé- gitimité de sa situation auprès de Louis de Fontanieu s'était évanoui. Le fait accompli, lorsque le succès l'accompagne, a promptement raison des remords; et, d'ailleurs, les juslifications ne manquaient point à sa conscience, à elle qui avait à accuser ceux qui l'avaient condamnée.

LA MARQUISE D*ESCOMAN 121

Louis de Fonlanieu ne la suivait pas dans cette phase ascendante de sa passion. Sans doute, lui aussi était heureux, lui aussi aimait sa compagne, lui aussi n'aimait qu'elle ; mais il était heureux plutôt par l'effet d'une espèce d'engourdissement moral que par la perception nette de la situation. H aimait Emma parce que le calme si profond qui régnait au- tour d'eux était parvenu à dompter l'inquiétude de son cerveau, et que son cœur, rendu à la liberté de ses manifestations, ne pouvait s'empêcher de trouver la vie douce auprès de cette adorable jeune femme, chez laquelle il découvrait sans cesse de nouvelles qualités; parce qu'il lui était impossible de rester froid en face de cette tendresse passionnée dans sa chasteté, et qui épiait le moindre des regards du jeune homme pour se faire une loi de ses désirs; mais il n'eût pas osé interroger son âme, il eût craint de lui demander, comme M™» d'Escoman l'eût fait sans hésiter, si cette âme n'entrevoyait rien au delà de l'oasis il avait fait halte. Il eût appréhendé que la réponse ne fût pas conforme à ce que voulaient la délicatesse et l'honneur, et, dans le doute, il étouffait le sentiment confus qu'il entrevoyait dans son cœur et qui plaçait ses rêves d'autrefois si fort au-dessus de la réalité d'aujourd'hui ; il faisait la nuit pour ne pas voir, et, dans cette confusion, il acceptait son amour au jour le jour pour la passion qu'il se croyait dans l'obligation d'éprouver.

Cet état n'était pas sans se traduire quelquefois au dehors. 11 y avait des jours où, lorsque l'élévation du

122 LA MARQUISE D*ESCOMAN

caractère et rimmensité de Taffection d'Emma se révélaient à lui, Louis de Fontanieu éprouvait de su- bites défaillances qu'il lui était impossible de cacher. 11 était épouvanté de son infériorité auprès de sa compagne, et, en même temps, dans les pensées qui traversaient sa tête, il reconnaissait quelques-unes de celles qui jadis le laissaient si froid, quand Margue*- rite donnait Tessor aux témoignages échevelés de sa passion pour lui. 11 se demandait avec terreur s*il était possible que son cœur ne sût pas aimer, et il tombait dans des tristesses dont Emma avait quelque peine à le distraire.

La jeune femme ne soupçonna jamais la cause de ces accablements subits. Une seule chose troublait la quiétude et le bonheur de son âme, et c'était une chose toute matérielle.

M™« d'Escoman avait remis de jour en jour à in- struire Louis de Fontanieu de la situation de ses affaires ; ses bijoux, qu'en cachette de Suzanne elle- même, elle avait chargé son avoué de vendre à Paris, avaient produit une somme qui, en raison de l'exis- tence modeste qu'ils menaient, pouvait suffire à les faire vivre pendant quelques années.

Quelle serait leur situation lorsque, le délai fatal étant expiré, ils se trouveraient aux prises avec cette misère qu'elle redoutait plus pour lui que pour elle- même?

Le parti primitivement pris par Emma, celui de consacrer un petit capital à une industrie qui assurât à jamais leur existence à tous les deux, revenait à sa

LA MARQUISS D'ESCOBIAN 123

mémoire quand elle s'interrogeait ainsi sur l'avenir ; mais sa félicité était si complète, qu'elle n'avait pas la force de lui porter de ses mains un coup si terri- ble ; elle ne se sentait pas le courage de le troubler.

Il fallut une considération d'un autre ordre pour la décider à rompre le silence qu'elle avait gardé jus- qu'alors. Un jour, Lbuis de FoiUanieu parla de sa mète, et M™« d'Escoman sentit un remords passer sur son âme.

N'était-ce pas à cause d'elle que s'étaient distendus les liens sacrés qui unissaient l'enfant à celle à la- quelle il devait le jour? Cette réflexion en amena d'autres ; elle songea à la carrière brisée deson amant, et ellç se le reprocha comme un crime.

Dès cet instant, son parti fut pris, et, le lendemain même, Louis de Fontanieu savait que la marquise d'Escoman s'était volontairement faite pauvre comme lui, pour aller au-devant des scrupules de sa pro- bité qu'elle n'avait rien voulu du passé, qu'elle enten- dait tout devoir à son travail.

Il fut résolu que le jeune homme essayerait d'en- trer, en qualité de commis, dans une maison de ban- que, tandis qu'Emma, qui tenait à lui donner l'exem- ple de la résignation dans cet abandon des grandeurs de ce monde, entreprendrait un humble commerce, première base de la fortune que Louis de Fontanieu serait chargé, plus tard, d'exploiter et d*agrandir, si faire se pouvait.

Le lendemain, ils se mirent en route pour Paris, et, grâce à l'appui que l'avoué d'Emma— le seul de

124 l'A MARQUISE d'eSCOMAN

ceux qui l'avaient connue jadis avec lequel elle eût conservé des relations voulut bien leur prêter eu cette circonstance, quelques jours après le jeune homme était pourvu de son modeste emploi, et la marquisa d'Ëscoman, devenue madame Louis tout court, avait traité avec la propriétaire de to^roc{eti«e, humble boutique de lingerie située dans le quar- tier, alors désert qui entourait la Madeleine, pour l'acquisition de son établissement.

Le plus difficile n'était point encore accompli.

Il restait à dire adieu au Clos- béni, qui avait pris dans les affections d'Emma une part bien plus lai^e qu'elle ne le supposait.

Il restait à mettre Suzanne au fait de cette révolu- tion, qui nouveau 93, devait bouleverser les idées fort arrêtées de la bonne femme, touchant la hiérar- chie sociale. ^

Rien ne s'identifie plus complètement avec les évé- nements solennels de l'existence que les lieux qui ont été témoins de ces événements. Quitter le Glos- béni, c'était pour Emma dépouiller son bonheur de l'écorce à l'abri de laquelleil avait grandi. Il n'y avait pas un coin de cette maison, pas une allée de ce jar- din, qui n'eussent pour elle un cher et précieux sou- venir. Elle frémissait de douleur à l'idée qu'une main indifférente promènerait la serpe sur ces rosiers qu'elle avait mis tant de soin à garantir des secousses par lesquelles le vent du midi ébranlait leurs faibles tiges; que ces murailles, qui avaient étouffé les sou- pirs des deux amants, retenti de leurs baisers, n'au-

LA MARQUISE D*ESCOMAN 125

raient plus à répéter que les jurons grossiers de quelque paysan. Des larmes frangeaient ses paupiè- res à ridée de ne plus revoir le riant coteau que tant de fois elle avait descendu, au bras de Louis de Fontanieu, cette belle et ca1n)e rivière qui, comme un large ruban, se déroulait dans la plaine et sur laquelle, par les beaux soirs d*été, elle aimait avenir respirer la fraîcheur,

Louis de Fontanieu n'était pas moins triste que sa compagne, quoique, comme elle, il n'attachât pas à cette séparation l'idée presque superstitieuse que celle-ci y apportait. La surexcitation courageuse qu'a- vait su liii communiquer Emma, était bien vile tombée; comme tous les amants de la rêverie, il se laissait volontiers aller à la paresse, sa sœur aînée, et la vie passive qu'il avait menée au Clos-béni lavait laissé dans son^me bien des regrets. Il proposa à Emma, de conserver cettQ maisonnette, dont le loyer ne pouvait être une lourde charge. En simples et braves commerçants qu'ils étaient désormais, ils y viendraient passer la journée du dimanche. La jeune femme accueuillit celte ouverture, qui flattait si bien ses désirs, avec de véritables transports de joie.

Au premier înot qui fut dit à Suzanne, et du sacri- fice qu'avait fait sa maîtresse de sa fortune, et de la condition à laquelle celle-ci s'était résignée, elle hocha la tête et refusa d'y croire. Celle métamorphose d'une grande dame en simple boutiquière lui paraissait dépasser les limites du possible, et son entêleraent, sous ce rapport, était si grand, que, pendant deux

126 LA MARQUISE d'bSCOMAN

jours, elle persista à traiter de plaisanterie la confi- dence qu'elle avait reçue de M™« d'Escoman.

11 fallut qu'elle vît Emma rassembler, dans une malle, les effets dont Louis de Fontanieu et elle auraient besoin, pour se décider à trouver à cette monstruosité quelque caractère de vraisemblance.

Elle interrogea celle qu'elle appelait plus que jamais son enfant; Emma lui certifia cette abdication en lui donnant le titre de sa première demoiselle de bouti- que, que la gouvernante repoussa avec une énergi- que indignation.

L'ex-gouvemante entra alors dans des accès de colère et de désespoir alternatifs, mais aussi violents les uns que les autres.

Mille malédictions sortaient de sa bouche, et, comme par le passé, elles allaient toutes à l'adresse de M. d'Escoman, que la brave femme accusait encore du coup, plus sensible que tous les autres, porté à son amour-propre. C'est à peine si, en déployant toutes les ressources de ses câlineries, M™« d'Esco- man parvint à désarmer l'indignation de sa nourrice ; à toutes les assurances qu'elle recevait, que le vérita- ble bonheur était dans la médiocrité, Suzanne secouait la tête en femme qui ne peut se décider à admettre une énormilé pareille.

Le jour parut enfin il fallut, pour quelque temps du moins, s'éloigner du Glos-béni. Emma vou- lut que Louis de Fontanieu parcourût encore une fois avec elle les lieux leurs amours s'étaient épanouis. Elle cueillit toutes les fleurs de son jardin que l'au-

LA MARQUISE D*ESCOM\N 127

tomne avait laissées sur ses rosiers; elles les maria avec des boutons de chrysantèmes qui commençaient ^ à s'entr'ouvrir; elle voulait que sa nouvelle demeure fui embaumée des parfums do ces reliques.

Son émotion fut profonde lorsqu'elle franchit le seuil de la porte, devant laquelle, comme six mois auparavant, une voiture était arrêtée, avec cette dif- férence que la tête des chevaux était tournée du côté du chenrtin qui ramenait à Paris.

Elle pressa plus étroitement le bras que son com- pagnon lui avait présenté; elle se serra fortement contre lui, comme si elle eût voulu combattre quel- que sinistre pressentiment en se cramponnant à rhomme qu'elle aimait.

Elle demanda à monter la côte à pied ; elle voulait, une fois encore, apercevoir la maisonnette tant re- grettée; mais il lui fut impossible de la distinguer entre les feuilles jaunissantes des arbres.

Les joies de ses amours étaient-elles donc desti- nées à disparaître comme le toit du Glos-béni, lors- que Emma aurait fait quelques pas de plus en avant ?

JX

Ce qui se passait dans le Aagasin de la rue de Sèze.

Ce fut pendant la seconde période de six mois qui s'écoula après que M>»® d'Escoman fut sortie de pri son que celle-ci se montra vraiment grande.

La femme du monde, élevée dans la douce non- chalance de la richesse, habituée à laisser prendre par la frivolité une large jiart de sa vie, à voir se réaliser immédiatement tous ses caprices, se plia avec une héroïque résignation aux exigences laborieuses de sa nouvelle situation, aux privations sans nombre qu'elle devait s'imposer pour faire fructifier son sa- crifice.

La transition s'opéra sans qu'elle parût s'en aper- cevoir. Rien ne la rebuta, ni les veilles, ni la mono-

LA MARQUISE D*£SCOMAN 129

tonie de ses travaux, ni môme, <5e qui devait le plus coûter à ses sentiments, les rebutants détails de la vente.

A la voir derrière son modeste comptoir de chêne poli, vêtue d'une petite robe d'indienne, coiffée du plus simple des bonnets de son magasin, absorbée dans la confection de quelque chiffon, ou lorsqu'elle grimpait lestement sur son escabelle pour atteindre les cartons les plus élevés de sos rayons, lorsque, avec UQ gracieux empressement, elle faisait passer sous les jeux de quelque chaland les mille articles de son assortiment, on s'étonnait bien de l'exquise distinction delà jeune lingère; mais nul ne soupçon- nait ce qu'il y avait de grandeur déchue derrière cette simplicité, de richesses disparues sous cette aisance mercantile. On eût dit à quelqu'un : « Cette petite dame, qui vient de se donner tant de peine, de dépenser tant d'amabilité pour gagner un franc sur ce qu*elle vous a vendu, s'appelait naguère la marquise d'Ëscoman, elle avait une demi-douzaine de valets attentifs à ses moindres ordres, dix chevaux dans ses écuries; sa noblesse remonte aux croisades et sa fortune la faisait millionnaire ; » jamais ce quelqu'un n'eût voulu le croire.

Elle apportait dans sa vie nouvelle un enjouement que rien ne pouvait altérer; elle était aussi attentive à empêcher Suzanne de lui supposer quelques re- grets qu'à dissimuler à Louis de Fontanieu l'étendue dusacrifice qu'elle avait failà son amour. Entièrement préoccupée, et cherchant sans cesse à alléger leurs

130 LA MARQUISE d'bSCOBIAN

ennuis en les partageant, elle ne voulait pas que son sort à elle leur causât un souci.

La gouvernante gardait à Louis de Fontanieu une rancune profonde ; elle l'accusait d'avoir consenti avec une faiblesse insigne à ce que toujours elle ap- pelait la folie d'Emma ; le jeune homme était, à ses yeux, responsable du bonheur de sa mattresse ; elle ne pouvait se résigner à croire que ce bonheur ne fût pas compromis ; elle le surveillait avec cette vi- gilance inquiète de l'oiseau qui voit dans l'air un point noir menaçant pour sa couvée. Mais M»« d'Es- coman répétait tanf de fois qu'elle était heureuse, que Suzanne se taisait. Elle était intimement con- vaincue que cette félicité était imaginaire^ persuadée que la nouveauté en faisait tout le charme, que ce jeu à la marchande deviendrait tôt ou tard fastidieux à la marquise, ou plutôt à M"»» Louis, Elle attendait le réveil; mais ce réveil, rien au monde n'eût pu la décider à le provoquer ; elle se bornait à offrir aux clients qui visitaient le petit établissement un con* traste parfait avec les façons engageantes de la jeune lingère, en répondant vertement à ceux d'entre eux qui l'interpellaient sans observer les prescriptions de plus la formaliste des politesses.

Le tort le plus général, en amour, c'est déjuger des forces de celui qu'on aime par celles que cet amour vous communique à vous-même. Louis de Fontanieu succombait sous le fardeau que portait si vaillamment la marquise.

Quelque éducation qu'ait reçue un homme, quel-

LA IfARQUISS d'eSGûMAN 131

que élevées qu'aient été les traditions de son passé, il s'accommodera, s'il y est contraint, des positions les plus infimes, pourvu que ces positions aient un côté pittoresque, pourvu surtout qu'elles lui per- mettent de conserver la plus agréable de ses préro- gatives d'homme du monde, l'indépendance du ca- ractère ; il sera volontiers artiste, laboureur, soldat, matelot, il sera tout, il ne sera pas commerçant.

Chacun, ici-bas, est plus ou moins attaché à la glèbe de ses intérêts, mais il y a des degrés dans cet esclavage ; pour le commerçant, il est absolu, et la trivialité des détails double le poids de la chaîne ; pour la supporter, il faut qu'une longue habitude en ait diminué la pesanteur.

Pendant les premiers mois de l'établissement d'Emma, dans la rue deSèze, Louis de Fontanieu eut des révoltes superbes contre ce tyran quinteux que l'on nomme le public, et qui venait lui disputer sa maîtresse, en vertu des droits que lui donnait l'en- seigne peinte sur la devanture du magasin.

Il rentrait de son bureau vers quatre heures, ras- sasié des chiffres, saturé d'additions, vouant à tous les diables de l'enfer les escomptes, les droits de commission, les lettres de crédit, ^t c'était, non plus pour retrouver dans sa demeure ce tripotage financier aux proportions grandioses encore dans leur aridité, mais pour assister à la nauséabonde cuisine du petit commerce, à ses calculs infinitésimaux, pour être initié à ses vues mesquines, à ses obligations étroites, pour être témoin dans ce duel ridicule du gros sou

132 LA MARQUISE D*ESCO!(tAN

conlre le gros sou, du centime qu'il faut défendre et qu'il faut enlever, pour figurer dans les combi- naisons stratégiques de cet ordre, qui ressemble tant à de l'avidité.

Sil s'asseyait auprès decelle qu'il appelaitsa femme; si, comme un enfant qui revient auprès de sa mère, il lui racontait les tristesses qu'il avait essuyées, l'insipidité de ses occupations; si Emma, qui attri- buait ces plaintes à l'ennui de leur séparation quo- tidienne, y compatissait doucement ; si elle essayait de réconforter le compagnon de sa vie en lui assu- rant que, près ou loin l'un de l'autre, leurs Ames étaient inséparables; si elle approchait ses lèvres du front du jeune homme pour rendre ses consolations plus efficaces, c'était le moment exact, précis, que quelque femme du voisinage choisissait pour venir faire ses emplettes. La porte tournait sur ses gonds, Emma se relevait rouge comme la fleur du grena- dier ; la femme le plus souvent, elle était vieille et laide s'approchait du comptoir d'un air rogue, insolent, comme si elle eût pris un malin plaisir à interrompre le gazouillement amoureux des oiseaux dans leur cage ; elle faisait sonner avec impatience sur le chêne la monnaie de cuivre qu'elle voulait consacrer à l'acquisition de quelque ruban ; sa voix aigre s'adressait impérieusement à la jeune lingère, la gourmandait, accusait sa lenteur, discutait sur le prix, bataillait avant de livrer un à un ses ignobles médailles, prolongeait à plaisir la torture du jeune homme, qui vingt fois, pendant ce supplice, était

LA MARQUISE d'eSGOMAN 133

sur le point de céder à la tentation de jeter la dés- agréable visiteuse à la porte, et n'y résistait que grâce aux regards éloquemment suppliants que lui adres- sait M"*® d'Escoman.

Lorsque la femme était sortie, Emma, dont rien ne parvenait à altérer l'admirable calme, essayait de reprendre la causerie du point même elle l'avait laissée ; mais c'était en vain qu'elle parlait, en vain qu'elle redoublait d'expansive tendresse; ses caresses elles-mêmes avaient cessé d'êlre toutes-puissantes : Louis de Fontanieu ne l'entendait plus, ne la voyait plus à ses côtés ; son cœur blessé avait usé de cette merveilleuse faculté qui est l'universel spécifique des hommes de son caractère ; il s'était réfugié dans la rêverie, il voyageait sur les nuages du passé ; et, si les chaleureux accents de la jeune femme parve- naient à le rappeler au présent, il ne pouvait que comparer ce qu'il venait de voir dans ses souvenirs avec ce qu'il retrouvait autour de lui. Alors il com- mençait de se repentir de la part qu'il avait prise à la chute de cet ange ; il avait horreur de J'abîme immonde dans lequel il l'avait plongée, et, men- talement, il se frappait la poitrine.

Le remords est le zéro du thermomètre de l'a- mour; une fois ce degré franchi, la désaffection se signale.

L'instant où, après une faute, on maudit la part qu'on y a prise , est bien près de celui l'on maudira celle que la complice aura eue dans cette faute..

I3it LA MARQUISE D*ESCOMAN

En réalité, Louis de Footanieu avait à peu près cessé d'aimer Emma depuis le jour elle s'était donnée à lui. L'amour, c'est tout simplement la per- pétuité du désir. Il est des esprits inquiets chez les- quels ce désir ne s'éveille que devant l'inconnu ou devant ce qui échappe à leurs mains; des esprits pour lesquels la possession devient infailliblement la déception; des esprits qui, dans le ciel, aspiraient à descendre sur la terre; âmes malheureuses et tour- mentées, destinées à se consumer en vagues aspira- tions, tant que la jeunesse allumera dans leur sang de précieuses ardeurs, à ne vouloir adorer que des étoiles, dussent-ils accepter pour un astre la réver- bération d'un vil lampion dans le ruisseau.

Louis de Fontanieu était honnête: il ne voyait ce qui passait dans son âme qu'à travers le brouillard de ses sentiments probes et délicats.

11 demeurait convaincu que toujours il adorait Emma; il se criait si haut et si fort qu'à moins d'être le plus lâche et le plus misérable des hommes, il n'en pouvait être autrement, qu'il fallait bien qu'il ajou- tât foi à ses paroles. Seulement, il ne retrouvait plus cette effervescence qui faisait jadis bouillonner ses artèreslorsqu'il s'approchait d'elle; il était froid de- vant les adorables coquetteries de la femme pudi- que, à laquelle il ne pensait pas autrefois sans se sentir frissonner ; il ne trouvait plus de charme dans ce qu'avait touché la main d'Emma, plus de puissance dans le parfum que ses cheveux laissaient derrière elle, le bruit de sa robe avait perdu pour lui son élo-

LA MARQUISE d'ESCOMAN 135

quence; les plis gracieux de ses vêtements autour de son corps étaient devenus des hiéroglyphes dont son cœur et ses sens ne cherchaient plus la clef; ce n'é- tait pas seulement lorsqu'un importun se plaçait entre sa maltresse et lui qu'il éprouvait un secret malaise, c'était lorsqu'ils étaient seuls. Dans les tête* à-tête, au milieu des épanchements de l'amour, il était forcé de chercher ses paroles, d'étudier ses gestes, d'animer volontairement son regard; tou- tes les facultés improvisatrices, de la passion étaient mortes.

C'était alors que le dégoût de la situation dans la- quelle ils étaient placés avait prêté main-forte aux secrètes tendances du cœur de Louis de Fontanieu. S'il avait commencé par plaindre exclusivement Emma, peu à peu il s'attribua une petite part du rôle de victime, il pleura lâchement sur sa propre infortune; puis les rayons de l'auréole qu'avait encore conservée à ses yeux la noble femme s'éteigiiirent les uns après les autres, au souffle de ces suggestions égoïstes. Il arriva à ce point qu'il s'étonna de la sin- gulière aptitude qu'un esprit aussi distingué que l'était celui de M»»® d'Escoman montrait dans ces in- telligentes occupations; il identifia la noble lingère avec la vulgaire profession qu'elle exerçait. 11 oublia qui était M""* la marquise d'Escoman qui confessait héroïquement sa foi et son amour derrière cette hum» ble vitrine ! 11 ne vit plus devant ce comptoir qu'une madame Louis, née, créée et mise au monde avec les goûts, préférences et appétits d'une humble artisane,

136 LA MARQUISE d'eSCOMAX

et il eut des soupirs en songeant que leurs deux des- tinées étaient éternellement associées.

Enfin, et au moment même nous revoyons les deux amants, Louis de Fontanieu laissa transpirer au dehors quelque chose de ce qui se passait dans son âme; il eut des heures de tristesse que Taffec- ^ tueuse sollicitude de M"»® d*Escoman ne parvenait plus à dissiper ; il se jeta dans des distractions étran- gères à son intérieur. 11 se laissa attribuer, dans la répartition du petit revenu du ménage, plus qu'il ne l'eût fait s'il eût songé moins à lui. Cependant ce n'étaient encore que des menaces sur lesquelles, en raison de cet aveuglement qui résulte autant de la passion que du désir d'être heureux, Emma ne songea point à s'appesantir; elle attribua l'accable- ment qu'elle ne pouvait s'empêcher de remarquer chez son amant, aux soucis, qu'il prenait de sa des- tinée, au chagrin qu'il éprouvait en la voyant réduite à exercer une profession manuelle, et elle redoubla d'étude pour exagérer la satisfaction que lui causait son sort.

Cette situation eût pu se prolonger très-longtemps, elle eût problablement duré toujours si, en se rési- gnant à déclasser leurs amours, ils eussent en même temps songé à les dépayser.

11 leur restait avec le monde trop de points de contact pour qu'un jour ou l'autre, malgré les soins qu'ils prenaient d'éviter leurs anciennes connaissan- ces, il ne se produisît pas quelque choc inattendu

LA MARQUISE o'eSCOMAN 1S7

qui déterminât le jeune homme à sortir de son atti- tude passive. .

Ce qui les entourait recelait des orages semblables à ceux qu'ils avaient laissés derrière eux.

Dans le petit commerce parisien, il y a des rela- tions de voisinage auxquelles il est difficile de se soustraire. Le ménage Louis les avait subies comme . le commun des martyrs; mais il y avait si loin de* ses façons à celles de la plupart des gens qui vivaient dans la sphère ils avaient pris place, qu'une mu- tuelle répugnance ne laissa pas ces relations subsister plus d'un jour.

Cependant, il y avait, à quelques pas de leur mai- son, un horloger et un ébéniste qu'ils avaient trouvés moins rebutants que leurs pareils, et avec lesquels, bon gré malgré, Louis de Fontanieu par désœuvre- ment, Emma pour ne point donner prise aux accusa- tions de sotte fierté déjà lancées par les commères, ils étaient restés en rapports de bon voisinage.

M. Bernier -— c'était le nom de l'horloger était un homme d'un mérite tout à fait négatif pour tout ce qui sortait de sa profession, un zéro auquel M"** Bernier donnait une valeur relative, et qui était bien fier de sa position à gauche du chiffre numéra- teur. Mm« Bernier, en^ effet, passait, avant l'arrivée de M™« d*Escoman, pour la fleur des pois du petit négoce du quartier de la Madeleine. Elle avait été élevée dans un pensionnat, elle en tirait vanité, et écrasait tous les voisins de la supériorité intellec- tuelle qu'elle y avait puisée. Jalouse et bavarde, elle

138 LA BIARQUISE D*ESGOBfAK ^

s'était insinuée dans la maison de celle qu'elle appe-> lait la petite lingère et qu'elle considérait, à bon droit, comme sa rivale, pour en surprendre les se- crets, et en profiter si faire se pouvait. Elle cachait, du reste, avec une perfection toute féminine, ses mauvaises intentions sous les apparences les plus amicales.

M. et M*« Verdure Verdure était le nom de l'ébéniste *- avaient été ouvriers tous les deux; ils en tiraient gloire. Le mari était un de ces artisans comme on en trouve à Paris, bons, honnêtes, labo^ rieux, il écoutait avidement Louis de Fontanieu et serrait avec orgueil la main que celui«-cilui tendait. Sa femme, ancienne fleuriste, témoij;nait également à Emma une sympathie qui, chez elle, était sincère.

On était à un des premiers dimanches du prin- temps.

Emma, Louis et Suzanne se trouvaient au Clos- béni, ce nid de leurs premiers baisers. C'était dans la visite hebdomadaire qu'elle rendait à ce séjour chéri qu'Emma retrempait son courage, qu'elle pui*- êait le calme inaltérable avec lequel elle supportait ses misères par l'espérance de s'y revoir un jour, sans être contrainte d'en sortir.

Le Clos -béni ne paraissait exercer aucune in«- fluence sur Louis de Fontanieu. 11 y suivait Emma ; mais, s'il l'accompagnait dans les tendres pèlerinages qu'elle faisait à chacun des jalons placés entre le présent et le passé, il avait la plus grande peine à se maintenir au^ diapason de la tendresse enfantine

LA MARQUISE d'eSCOMAN 189

avec laquelle la jeune femme aimait à reconnaître chacun des lieuK témoins de leurs premiers serments, de leur bonheur* Aussi, pour se soustraire à cette épreuve, s*élait-il adonné à des plaisirs, à des distrac- tions que M™® d'Escoman ne pouvait que difficile- ment partager avec lui, c'est-à-dire à la pêche et à la chasse.

Ce dimanche-là, cependant, la semaine avait été si rude, Louis de Fontanieu s'était montré si triste, qu'Emma, qui croyait encore posséder la baguette magique qui chassait les nuages loin du front de son amant, avait tenu à l'accompagner.

De goujon en ablette, ils dépassèrent le village de Champigny en suivant le bord de l'eau. Vers le mi- lieu du jour, Suzanne, qui avait voulu être de la partie, dressa le couvert dans une anfractuosité de la berge, et tous les trois, ils se préparèrent à faire hon- neur à ce repas champêtre avec l'appétit que l'on gagne à respirer l'air incisif des bords des fleuves.

Soit que la distraction eût triomphé des sombres pensées de Louis de Fontanieu, soit qu'il éprouvât une recrudescence de ses premiers sentiments pour Emma, qui était charmante dans la robe de jaconas qui emprisonnait sa taille déhcate, sous le bonnet à rubans roses qui se mariait si heureusement avec la limpidité de son teint, il paraissait gai, heureux; Mme d'Escoman, toute tlère et toute joyeuse d'avoir atteint le but constant de ses efforts, jasait comme une fauvette.

Tout à coup, ils entendirent un grand bruit

1^0 LA MARQUISE d'eSCOMAN

sur le chemin de halage, et presque en même temps, ils virent passer à leurs côtés un groupe de cavaliers et d'amazones qui disparurent au milieu d'un tour- billon de poussière.

Si rapide qu'eût été la course des promeneurs, Tune des amazones, en tournant la tête, avait aperçu les modestes convives et leur festin ; elle avait poussé un cri de surprise, accompagné plutôt encore que suivi d'un éclat de rire moqueur.

Pour Emma, ce bruit s'était confondu dans celui de la tempête de chevaux, dans le tumulte de voix joyeuses; mais LouFs de Fontanieu l'avait perçu clair et distinct parce qu'il lui avait semblé que ni ce rire ni le son de cette voix ne lui étaient inconnus. Il en demeura tellement troublé, que la journée, qui pro- mettait d'être si bonne, s'acheva morne et triste.

A quelque temps de là, Emma attendait Louis de Fontanieu, comme elle avait coutume de le faire, à l'heure il sortait de son bureau, en guettant son retour, derrière le rideau de sa vitrine.

Elle s'aperçut qu'il marchait la tête baissée, et dans l'attitude mélancolique qui lui était devenue habituelle.

Elle frappa doucement à son carreau- pour égayer son amant d'un sourire.

En ce moment, une élégante calèche découverte, conduite par un cocher en livrée, traversait la rue, au grand trot de son fringant attelage. Louis de Fon- tanieu releva les yeux ; ce fut la voiture qui fixa son attention. 11 fit un geste d'étonnement et la suivit du

LA MARQUISE d'ESCOMAN Va\

regard jusqu^à ce qu'elle eût tourné Taiigle de la rue.

Emma distingua dans la voilure les plumes blan- ches qui ondoyaient au vent. Elle avait remarqué la stupeur et l'attention du jeune hemme ; elle sortit précipitamment du magasin et l'aperçut qui était resté les yeux fixés du côté par lequel l'équipage avait disparu. Elle appela son amant. H était telle- ment absorbé par ses réflexions, qu'il fallut que jyfme d'Escoman prononçât une seconde fois son nom pour qu'il revînt à lui.

Emma lui demanda quelle était la personne qu'il avait reconnue dans cette voiture. Louis de Fonta- nieu rougit, balbutia et nia son mouvement de sur- prise, qui avait été trop évident pour échapper à Emma.

Un pressentiment sinistre agita le cœur de la mar- quise.

Louis de Fontanieu lui cachant quelque chose, ayant une pensée, un secret peut-être qu'il ne Tap-» pelait point à partager, c'était le monde qui trem- blait sur sa base; le monde, dans lequel elle s'était crue appelée à vivre si parfaitement heureuse, dans une confiance mutuelle et absolue, ce monde oscil- laitl

Elle s'inquiéta, elle échafauda mille soupçons sur ce geste, sur cette attitude, sur cette négation de ce qu'elle avait vu.

Y avait-il donc un rapprochement à établir entre la tristesse de Louis de Fontanieu et la femme qu'elle

H 2 tlL IfARQUISE d'eSGOBCAN

avait entrevue dans la voiture? En s'adressant cette question, elle frissonna de la tête aux pieds.

Touchait-elle déjà au réveil? Cette affection de son amant, qui devait être éternelle, avait-elle donc déjà vécu tous ses jours? Mais, pour seule réponse à cette supposition qui lui semblait impie, elle secoua la tôte et sourit comme sourirait un ange auquel on annoncerait que l'enfant dont il est le gardien s'est souillé d'un crime.

L'excès de ses appréhensions lui en démontra la vanité; elle se calma, mais elle se promit de guetter désormais la dame aux plumes blanches et d'essayer de la reconnaître à son tour.

Le lendemain, bien avant l'heure elle l'avait vue passer la veille, Emma était en observation derrière son rideau.

Chaque bruit de la rue faisait palpiter son cœur.

Quelqu'un entra ; c'était M"® Bernier.

On comprend que celle-ci n'aurait jamais su plus mal choisir son moment pour rendre visite à sa voi- sine. Cette visite était d'autant plus désagréable à Emma, que jamais la conversation de l'horlogère n'a- vait été plus prétentieuse et plus vide.

L'agitation de la jeune femme n'échappa pas à M™e Bernier.

Mais qu'avez-vous donc, ma chère petite? lui dit- elle. On dirait vraiment que vous attendez votre amoureux.

Effectivement, madame, répondit-elle, c'est l'heure à laquelle mon mari quitte son bureau.

LA MARQUISE o'fSCOMAN 1/|3

M™^ Bernier riposta par quelques plaisanteries sur la prolongation de cette lune de miel, plaisanteries dont Tatticisme ne se trouvait pas assurément sur le programme de la maison d'éducation dont elle était si fière.

Emma pensa que ce qu'elle avait de mieux à faire pour ne pas entendre, c'était de ne pas écouter. Elle s'absorba dans ses pensées, et la voix de M<°^ Bernier, que le silence de son interlocutrice accommodait, n'arriva plus à son oreille que comme un bourdonne- ment confus.

Tout à coup, ce bourdonnement cessa, et Tborlo* gère, qui faisait le compte rendu du drame de lu Tour de Nesle, auquel elle avait assisté la veille, laissa l'acte de la prison inachevé.

Ah ! mon Dieu, ma chère, s'ëcria^t^elle, regar- dez donc le bel équipage qui s'arrête à votre porte I Quelle clientèle, bon Dieu I

Emma colla sa figure au carreau de la vitrine.

Effectivement, la voiture que Louis de Fontanieu avait tant observée la veille, stationnait devant la modeste boutique.

Un valet de pied, tout galonné, descendit du siège; il ouvrit la portière et abaissa le marchepied avec fracas. La propriétaire de l'équipage s'appuya sur la main qu'il lui présentait et sauta à terre avec plus de légèreté que de décence et sans trop s'inquiéter si, dans la vivacité de son mouvement, elle n'avait pas initié les passants aux mystérieuses beautés de sa jambCi

1'(/| LA MARQUIS^ D*ESC01IAN

Jusque-lày il avait été impossible à M^^*) d'Escoman de distinguer le visage de la dame au carrosse; mais, dans un mouvement que cette dernière fit pour lire l'enseigne, elle se présenta de face à Emma, qui de- vint pâle et tremblante.

Au nom du ciel, madame, je vous en conjure, cria-t-elle à M™* Bemier, dites à cette dame que je suis sortie, dites-lui... Âh! mon Dieu!... mon Dieul...

Et, sans attendre la réponse de Thorlogère stupé- faite, eUe s'enfuit dans l'arrière-boutique, elle s'enferma, et, tandis que M^^ Bemier rajustait sa toilette pour représenter dignement la lingère devant une aussi grande dame que paraissait être la maî- tresse d'un laquais si doré, celle-ci, dans laquelle le lecteur a probablement déjà reex)nnu notre ancienne connaissance, Marguerite Gélis, ouvrait la porte du magasin.

mademoiselle Marguerite rentre en scène.

Marguerite Gélis n'était point changée. Elle avait pris un peu d'embonpoint, ajouté un peu de rouge et de blanc aux roses et aux lis dont la nature s'était cependant montrée prodigue à son égard. Ses toi- lettes étaient un peu plus éclatantes, un peu plu^ étof- fées que celles qui avaient, un an auparavant, le pri- vilège d'ébahir la gent bourgeoise de Châteaudun. Elle rehaussait sa physionomie d'un clignement d'yeux qu'elle avait emprunté à quelques grandes dames, ses voisines d'Opéra, et dont l'impertinence lui avait plu. A cela près, un an de séjour à Paris l'avait laissée la même.

En entrant dans la petite boutique, elle promena sur le contenant et le contenu le lorgnon dont son

T. II* 9

Ill6 LA MARQUISE d'ESCOMAN

œil était armé, inspecta les meubles, les marchan- dises, passa légèrement sur M™« Bernier, qui se con- fondait en révérences, et dit avec une moue dédai- gneuse :

Ça n'est pas trop beau ici, ça n'a ni le cossu de Laure,ni l'élégance deVictorine;maison croit qu'on payera moins cher, et cela séduit les bourgeoises.

Puis, après cet aparté fait à voix haute, après s'être laissée tomber sur une chaise, en femme qui ne craint point de chiffonner sa robe, elle se re- tourna vers rhorlogère, qui en était à son sixième salut classique.

Ma chère, dit-elle, je dérange peut-être ma- dame la marquise; mais, dame, on est lingère ou on ne l'est pas; veuillez donc l'avertir que j'ai besoin de ses services.

A ce titre de marquise donné à la lingère, M™» Ber- nier pressentit un mystère* Elle dressa l'oreille comme un cheval de combat au bruit de la trom - pette.

Mme Louis est sortie, répondit-eUe en appuyant sur le nom.

M™« Louis! reprit Marguerite, fichtre! que ça de sentiment! Eh bien, votre patronne a tort,^ ma- moiselle; Madame la marquise d'Escoman, lingère. ça ne ferait pas mal sur une enseigne, et ça lui atti- rerait des chalands.

La personne dont vous parlez n'est pas ma pa- tronne, madame, répliqua l'horlogère d'un air pincé ; car la satisfaction de sa malveillante curiosité ne

lA BfÂRQUISB d'bSGOMAN U7

l'empêchait point d'être humiliée qu'on la prît pour une fille de boutique. Je suis sa voisine; elle m'a priée de la remplacer pendant son absence. Si vous voulez bien me dire ce que vous désirez, madame, je vais essayer de le trouver dans les cartons.

Non, répondit Marguerite d'un ton majestueux, dans les établissements que j'honore de ma clientèle, j'ai l'habitude d'être servie par le maître ou la maî- tresse de la maison, et, cette fois plus que jamais, j'y tiens... Je suis prête à sacritier cent louis à cette fantaisie; je reviendrai.

Si madame veut bien me dire à quelle heure, dit l'horlogère avec une parfaite hypocrisie, ]e pré- viendrai M™o Louis, et elle ne manquera pas d'at- tendre madame.

Ah I oui, pour qu'elle prenne la poudre d'es- campette ? Nenni ! ma bonne. Dites-lui seulement que je reviendrai tous les jours jusqu'à ce que je Taie trouvée. Damel on ne renonce pas comme cela au plaisir de dire : a Vous voyez bien ce petit bonnet, c'est M*"' d'Escoman qui me fa confec- tionné ; admirez cette camisole dont elle m'a pris mesure... » On a beau avoir été condamnée et em- prisonnée pour adultère, vivre publiquement avec son amant, comme vous ou moi pourrions le faire, on n'en reste pas moins marquise ; c'est indélébile, cela, et je veux avoir une marquise au nombre de mes fournisseurs; c'est assez raisonnable pour que vous le conceviez, n'est-ce pas, madame ?

L'horlogère répondit par le plus approbateur des

148 LA MARQUISE D*ESGOMAN

sourires. Le hasard lui avait adressé une implacable ennemie de la femme dont la distinction avait fait pâlir la sienne; elle était au comble de la joie.

Elle accompagna Marguerite jusqu'à sa voiture. Puis elle revint bien vite pour retrouver la préten- due M"® Louis; elle était pressée de jouir de Thumi- liation de celle dont elle connaissait maintenant le secret.

Mais, au moment l'équipage s'ébranlait, Mme Bernier heurtait à la porte de Tarrière-boutique qu'Emma avait fermée derrière elle, Louis de Fon- tanieu rentra dans le magasin.

11 débouchait dans la rue de Sèze au moment même Marguerite descendait de la voiture dans laquelle il l'avait reconnue la veille. Il pressentit tout ce que cette visite malintentionnée devait apporter de trouble dans son intérieur; mais il avait espéré qu'Emma saurait se soustraire aux regards de son ancienne rivale. Il avait jugé inutile de s'exposer lui- même à cette désagréable entrevue, et il s'était tenu caché dans les environs.

Voyez donc si vous serez plus heureux que moi, mon cher monsieur, dit M™« Bernier à Louis de Fontanieu lorsqu'elle vit celui-ci à sqs côtés, il pa- raît que ce n'est pas ici la porte du paradis; je heurte et l'on ne m'ouvre pas. .Il faut pourtant que je m'ac- quitte de la commission dont cette dame m'a chargée pour votre maltresse.

Ma maltresse? s'écria le jeune homme, lés sour-

LA MARQUISK d'eSCOMAN 1(|Q

cils froncés, les lèvres pâles et contractées par la co- lère.

A ce que m*a dit cette dame, du moins... Vous comprenez, mon cher monsieur, que je ne suis point chargée de contrôler votre acte de mariage, et, au bout du compte, j'aime mieux supposer que cette inconnue est une folle que de penser qu'un homme qui paraît bien élevé ait osé introduire sa concubine dans la société de gens qui, s'ils n'ont point de titres écrits sur parchemin, ont au moins le droit de por- ter le nom qu'ils mettent sur leur enseigne et qui n'a jamais tiguré dans la Gazette des Tribunaux.

Sortez, madame! sortez d'ici! et remerciez Dieu d'être une femme.

Et malgré les protestations menaçantes de M™« Der- nier, Louis de Fontanieu la poussa hors de la mai- son. D'un coup de pied, il jeta en dedans la porte de l'arrière-bou tique, et monta à l'entre-sol, il en- tendait les pas agités de Suzanne.

Il trouva Emma sur son lit, en proie à une de ces crises nerveuses comme elle en avait eu deux ans auparavant.

Voici ce qui s'était passé :

Aux premiers mots de Marguerite, à l'émotion d'Emma, Suzanne devina le but malveillant de l'ex- grisette; elle avait voulu se précipiter dans le maga- sin avec des intentions qui, si elles s'étaient réalisées, eussent été fatales à la toilette de la jolie Danoise. Emma avait eu les plus grandes peines à la conte- nir. Ces efforts, ceux qu'elle faisait pour refouler en

150 LA UARQmSB d'BSCOMAK

eUe-méme» pourdéroi3er à sa vieille amie les sensa- tions douloureuses qui Tétreignaient, avaient causé une violente attaque de nerfs ; elle commençait seu- lement à reprendre ses sens lorsque Louis de Fonta* nieu entra dans la chambre.

Il faut que, d'une passion, il ne reste absolument que des cendres pour que la vue des souffrances de celle qui en a été l'objet ne parvienne pas à la ravi- ver. Tant qu'il en subsiste une étincelle, cette étin- celle est susceptible de donner une flamme. La du- reté du cœur était incompatible avec le caractère de Louis deFontanieu; il fut vivement touché de l'état dans lequel il vit £mma, surtout lorsqu'il songea aux causes qui l'avaient provoqué. 11 l'enlaça de ses bras, la couvrit de ses baisers et de ses larmes.

Ces douces caresses firent plus pour Emma que les soins de Suzanne ; elle écarta la tête de son amant de la sienne pour contempler les pleurs qui frangeaient ses paupières. On eût dit que c'était une rosée que son cœur, desséché par les inquiétudes de la veille, buvait avidement.

C'était donc elle ? s'écria U^^ d'Escoman. Par- donne-moi, ami, d'avoir un instant soupçonné ta tendresse. Je conçois maintenant- pourquoi tu te re- fusais à m'avouer que c'était elle que tu avais recon- nue. Tandis que tu cherchais à écarter de moi jus- qu'à son souvenir, une pensée de méfiance et de doute a pu entrer dans mon âme... Encore une fois, pardon, Louis! Mon amour est bien petit et bien humble auprès du tien en ce moment ; c'est sur ma

MARQUISE d'eSGOMAN 151

faiblesse que je pleure, et non pas sur les ridicules taquineries de cette femme... Ne sont-elles pas im- puissantes, ces manifestations de sa haine? Que nous importent quelques insectes qui bourdonnent à nos pieds, quand notre affection nous ravit au ciel? C'est elle qu'il faut plaindre et non pas nous, puisque nous nous aimons, puisque tu m'aimes sans partage, mon Louis bien-aimé ! puisque tes yeux, tes larmes me le répètent sans cesse comme tes lèvres?

Le jeune homme confirma les espérances que Kme d'Escoraan se donnait à elle-même de Tamour de son amant. En ce moment, il ne croyait pas men- tir, et M™« d'Estoman était tentée de ne plus regret- ter un mal d'où dérivait un si grand bien.

Lorqu'ils furent calmés l'un et l'autre, force leur fut bien s'occuper moins de leurs sentiments et davantage de leur situation. Louis de Fontaniéu pro- fita de Toccasion, qui s'offrait si belle, pour ouvrir son cùîur à sa compagne au sujet de cette profession de lingère qui lui devenait de plus en plus odieuse. Par l'accident qui venait de lui arriver, il lui fit en- trevoir ceux qui les attendaient dans l'avenir ; il lui avoua qu'à lui-même, M. et M™« Louis, négociants en layettes et fabricants de jupons, paraissaient-sou- verainement ridicules ; que le monde poursuivait de sa haine ceux qui prétendaient braver ses arrêts et se passer de lui, tout aussi bien qu'une femme ja- louse pouvait le faire ; qu'à défaut de la malveillance de celle-ci, les récriminations de la société, mise en

152 LA MARQUISE D*ESCOMAN

émoi par la nouvelle du scandale que donnaient deux de ses membres, ne leur laisseraient désormais plus de repos.

Emma avait peine à admettre l'impossibilité de la réalisation d'un plan qui lui semblait si honorable. Dans la candeur de son âme, elle ne comprenait pas que le désintéressement dont elle avait fait preuve, l'humilité avec laquelle elle s'était résignée ne dés- armassent pas la malignité dont son amant lui par- lait.

Elle se refusait à croire que cette société, qu'elle avait vue si indulgente pour ceux qui marchent le front haut dans leur déshonneur, se montrât impla- cable pour deux êtres inoffensifs qui ne demandaient qu'à être oubliés, dans l'ombre qu'ils avaient faite autour d'eux.

Mais Louis de Fontanieune se tint pas pour battu; au milieu de la recrudescence de tendresse réveillée par son accès de sensibilité, il se persuadait que, dans d'autres conditions, il retrouverait les élans de l'amour passionné qu'en ce moment il tenait à hon- neur de rendre à la pauvre femme. Il accusa l'at- nic:'phère mercantile dans laquelle ils étaient forcés de vivre d'avoir si tristement bronzé son cœur; il exagéra les répugnances qu'il éprouvait à voir M™e d'Escoman dans le magasin de la rue de Sèze, et, sans lever le rideau sur ce qui se passait en lui-même , il avoua à Emma que c'était l'ennui dont il ne pouvait se rendre maître qui avait modi- fié, non pas ses sentiments, mais leur expression ; il

LA BIARQUISE D*ESCOMAN 153

lui laissa entrevoir que lés conséquences de cet en- nui pouvaient encore devenir plus terribles.

Quitter la rue de Sèze , s* en aller au Glos-béni, y vivre de privations, comme, dans son exaltation, le demandait Louis de Fontanieu, n'était même plus praticable.

M™o d'Escoman avait trouvé vingt -huit mille francs dans vente de ses bijoux ; mais Tacquisi- tion du fonds de commerce, les achats de marchan* dises, les dépenses du petit ménage depuis un an, avaient absorbé la plus grande partie de cette somme.

Louis do Fontanieii suppliait Emma de se fier à lui ; il travaillerait, il gagnerait de quoi suffire à leur existence ; mais quoique ces promesses la rendissent bien heureuse, il ne convenait ni au caractère ni à la sagesse de la jeune femme de laisser leur avenir se baser sur de telles éventualités. Elle supplia son amant de s'armer de courage et de patience ; elle allait essayer de se débarrasser du magasin de lin- gerie ; avec la somme que produirait la vente, il leur serait facile d'aviser à faire mieux.

Si cette décision, qui annihilait six mois de dou- loureux efforts, lui coûta à prendre, les transports de joie par lesquels elle fut accueilliie de son amant dédommagèrent Emma de son sacrifice.

La seule appréhension qui restât aux deux jeunes gens était que Marguerite ne tînt rigoureusement la menace qu'elle avait faite contre M^i® d'Escoman, et qu'à travers le vitrage celle-ci avait entendue ; que

ibk LA MARQUISE d'ESCOBIAN

les persécutions de la giisette ne rendissent bien douloureux les derniers jours qu'Emma avait à pas- ser dans le magasin.

La conscience de la culpabilité intime porte ordi- nairement à Texagéralion du zèle : Louis de Fonta- nieu résolut d'écarter à tout prix ce danger.

11 y avait dans son bureau des fils de négociants de province qui faisaient leur stage dans la finance pa- risienne, en attendant d'être associés aux affaires paternelles ; ils en profitaient pour s'initier aux mys- tères de la vie élégante, en même temps qu'à ceux de la Bourse. L'amant d'Emma obtint facilement, de l'un d'entre eux, l'adresse d'une femme aussi haut placée dans le monde des ^viveurs que le paraissait être Marguerite.

Il se croyait si fort contre les séductions que son ancienne maîtresse pouvait exercer sur lui, que, pendant quelque temps, il hésita s'il ne se rendrait pas à sa demeure.

L'ennui des explications qu'il appréhendait d'être forcé d'avoir avec elle, le décida seul à lui écrire.

Il fit appel à sa générosité, à son bon sens. Si Marguerite se croyait le droit d'exercer quelque ven- geance, ce devait être contre lui, qui l'avait offensée, et non pas contre une femme parfaitement inno- cente de tout ce qui s'était passé entre eux.

Le jeune homme envoya sa lettre par un commis- sionnaire qui, une demi-heure après, lui rapportait une réponse brève et favorable.

M. de Fontanieu sayait bien, disait Marguerite,

LA MARQUISE D*E6C0MAN 155

qu'il était de ceux auxquels on ne peut rien refuser; seulement on regrettait qu*il n'eût pas jugé conve- nable d'adresser sa requête eu personne.

Louis de Fontanieu déchira la lettre de Marguerite en petits morceaux, les sema sur le pavé, à la façon du petit Poucet, et rentra chez lui tout joyeux.

11 était content d'Emma, content de lui ; il n'était pas moins content de Marguerite, qui, après tout» n'était pas aussi diablesse qu'elle avait voulu le pa- raître.

Aussi ne fut-il pas trop étonné d'avoir vu la jolie Dunoise peupler tous ses rêves de la nuit.

Ce ne fut qu'après trois ou quatre jours qu'il s'a- perçut qu'elle avait fait élection de domicile dans sa pensée.

n était aux côtés d'Emma lorsque cette réflexion se présenta à son esprit. 11 prit sa maîtresse sur ses genoux, l'embrassa étroitement, comme si son cœur eût voulu protester contre cette surprise de son ima- gination.

Mais, en dépit de tout, ses idées gravitaient vers le même pôle, avec la ténacité de l'aiguille aimantée; les évocations Imaginatives qui avaient imprimé une si grande violence à sa passion pour M^» d'Escoman se reproduisaient avec l'ex-grisetle pour héroïne ; pour être différents, les tableaux n'en étaient pas moins séduisants. Contraste bizarre! c'était précisé- ment ce qui, jadis, lui répugnait en celle-ci, ce qui glaçait son amour au lieu de l'allumer, les appélils, les ardeurs charnelles et désordonnées do la jeune

156 LA MARQUISE d'ESCOMAN

fille, qui mettaient le plus d'obstination à se repro- duire dans ce panorama rétrospectif, et les ttnpres- sions qu'ils laissaient après eux n'étaient plus désa- gréables comme dans le passé ; le changement du point de vue avait favorablement modifié la perspec- tive.

Gomme les mangeurs de haschich, comme les fu- meurs d'opium, comme tous ceux qui, soit naturel- lement, soit par des procédés factices, s'abandonnent aux jouissances que procure la surexcitation du cer- veau, Louis de Fonlanieu trouva un certain charme à ces contemplations absorbantes ; elles lui apparais- saient si innocentes, qu'il s'y abandonna de plus en plus. Le temps des sensations vagues était passé; les inquiétudes de son esprit s'étaient fixées : il avait retrouvé une étoile.

Gomme par le passé aussi, tout bruit qui venait l'arracher à ses enivrantes rêveries lui parut insipide: le souifle qui dissipait les dociles et gracieux fan- tômes qui les animaient lui devint odieux. Lorsque violemment il était ramené à la vie réelle, il s'en- nuyait. Il s'ennuya bientôt comme jamais il ne s'était ennuyé. .

L'ennui est le poignard destiné à donner le coup de miséricorde à l'amour.

Louis de Fontanieu avait trouvé jadis, dans le sentiment de l'honneur et du devoir, la force d'abu- ser Emma, de ne pas lui laisser soupçonner le secret refroidissement qu'il éprouvait pour elle. Cette force, quelques jours suffirent pour la paralyser; il

LA MARQUISE D*ESCOMAN 157

croyait tellement souffrir, qu'il n'avait pas le cou- rage de porter à son visage-le masque qui devait dis- simuler son indifférence. L'accablement qui suivait ses excursions au pays des chimères était si profond^ qu'il ne pouvait le cacher.

Mme d'Escoman le vit .pâlir et s'alanguir à sescôtés; elle fut saisie d'effroi, mais c'était un cœur valeureux, qui devait lutter tant qu'une pulsation le ferait battre.

Il lutta donc.

Elle attribua d'abord la mélancolie de son amant aux motifs que lui-même lui avait signalés, au cha- grin que lui causait le séjour dans la boutique de la rue de Sèze. Elle pria son avoué d'en finir avec la vente de ce magasin. Malheureusement, on était en été, époque ces transactions deviennent diffi- ciles.

Les bavardages de la jalouse M""® Bernier, la mal- veillance du voisinage, avaient en outre discrédité l'établissement de l'ex-marquise.

Emma s'en rendait compte, et, en même temps, elle reconnaissait que la situation allait tous les jours s'aggravant.

Le plus parfait de tous les amours est celui qui ressemble davantage à l'amour maternel. En voyant la tristesse de son amant se développer dans de telles proportions, en redoutant qu'il n'exerçât une désas- treuse influence sur sa santé, Emma avait été re- muée jusque dans ses entrailles, qui lui avaient ar-

158 LA MARQUISE d'ESCOMAN

raché ce cri de la mère : « Que tout périsse, que tout s'abtme, mais que celui que j'aime soit sauvé 1 d

Alors, sans réflexion, sans souci du présent, sans terreur de l'avenir, elle avait jeté en pâture à cet ennui tout ce qui restait du misérable patrimoine qu'elle avait conservé. Elle avait été plus loin : elle avait contracté des dettes pour empêcher le monstre de dévorer son amant ; elle avait supplié celui-ci de renoncer au travail de son bureau ; c'était une fatigue qu'elle appréhendait maintenant pour lui. Elle s'était mise à genoux, elle l'avait conjuré de résister à force de distractions à l'accablement qui le dominait. Ces distractions, c'était elle-même qui en faisait le choix; elle s'imposait de nouvelles privations afin de pou^ voir les rendre plus attrayantes, plus efficaces. Elle eût, sans hésiter, ouvert ses veines et donné son sang pour désassombrir cette physionomie, dont le sourire lui semblait le plus précieux de tous les tré- sors.

Louis de Fontanieu ne résistait pas. Ce n'est pas seulement pour l'amour que l'ennui est gros de me- naces, c'est aussi pour l'honneur.

XI

Dédains et regrets.

Un soir, Louis de Fontanieu, qui, depuis quelque temps, tenait rarement compagnie à Emma, se ren- dit à rOpéra, Von jouait le Dieu et la Bayadère,

Au milieu du premier acte, un grand bruit de portes ouvertes et fermées lui fit tourner la tête. Dans une loge des premières, il aperçut une jeune femme qui, en se débarrassant' du châle qui l'enve- loppait, narguait d'un sourire de dédain les chut! qui montaient du parterre jusqu'à elle. 11 reconnut Marguerite et son cœur palpita.

Gomme toutes les ivresses, la rêverie a ses trêves. L'intérêt dii spectacle avait absorbé la pensée de Louis de Fontanieu et l'avait empêché de s'abreuver à la coupe qui lui était chère. 11 s'étonna de cette

160 LA MARQUISE d'eSCOMAN

émotion; mais, sans se résignera admettre que cette créature pût exercer la moindre influence sur ses sentiments, il tint obstinément ses yeux fixés sur la scène, il eût été honteux que Marguerite supposât qu'il lui accordait la moindre attention.

Malgré ces dédains fortement accusés, son âme se troubla ; le mouvement de son sang devint plus im- pétueux; ses oreilles bourdonnèrent, un nuage passa devant ses yeux et alla en s'épaississant jusqu'à lui dérober la vue de tout ce qui l'entourait. Ses idées étaient confuses, tumultueuses, sans forme; elles se heurtaient aux parois du cerveau qui les avait vues naître et y expiraient comme les étinceUes que le marteau du forgeron fait jaillir du 1er sur l'enclume, il crut ne pas avoir fait un mouvement et aperçut la figure de Marguerite se détachant distincte, radieuse, sur le rideau noir qui existait entre la scène et lui.

Elle était belle à damner les saints du paradis, dans sa robe de velours échancrée avec une prodiga- lité tentatrice et dont la couleur noire faisait ressor- tir les tons satinés de ses épaules et la blancheur plus mate de sa poitrine, sous sa coiffure de pam- pres d'argent et de grappes dorées. En avançant dans la vie, le sentiment sensuel qui perçait en elle avait pris de l'assurance et gagné tout le caractère qui lui est propre ; ses yeux ne se voilaient plus pour lancer leurs feux, et leur flamme n'en était que plus vive ; sa bouche seule avait conservé sa pre- mière expression ; toujours entr'ouvertes, ses lèvres adressaient un perpétuel appel aux baisers.

LA MARQUISE d'eSCOMAN If 1

Louis de Fontanieu fit un effort suprême pour écarter ce qu'il croyait une image ; il la retrouva partout. Les loges se peuplèrent de Marguerites, toutes aussi prestigineuses que la véritable. Labaya- dère, qui sur la scène tourbillonnait autour du dieu en soulevant les flots de gaze qui lui servaient de robe, c'était elle, c'étaient ses œillades, c'étaient ses gestes passionnés, c'étaient ses formes provoquantes.

Il se leva brusquement, et, bousculant tous ceux qui se trouvaient sur son passage, il sortit du théâtre.

Il n'avait pas fait cent pas dans la rue, que, cé- dant à un nouveau vertige, il revenait sur ses pas et rentrait dans la salle.

L'acte était terminé. Marguerite n'était plus dans sa loge ; il la chercha au foyer et ne la vit pas ; il l'aperçut enfin dans le corridor du premier étage, au milieu d'un groupe d'hommes qui lui formaient une petite cour.

Elle paraissait fort gaie; sans doute, quelque bon mot ou quelque obscénité venait de s'échapper de ses lèvres, car ceux qui l'entouraient riaient à gorge déployée. La façon la plus adroite de faire la cour à une femme est de lui donner à croire qu'elle a de l'esprit, et les flatteurs de Marguerite mettaient à profit cette leçon de l'expérience des siècles.

Louis de Fontanieu les embrassa tous du même regard haineux; sa vanité se refusait à croire que la jolie Dunoise. s'occupât d'autre chose que de sa per-

162 EA MARQUISE d'ZSGOMAN

sonne. Sans doute, sa bni^que sortie des stalles ser- vait de texte à ses plisanteries.

Il s'approcha du cercle formé autour de la jeune femnae, très-décidé à chercher querelle à l'un^ de ceux: dont il se composait en ce moment. Marguerite l'aperçut et lui fit de la main un petit signe amical et protecteur ; quelques-uns des jeunes gens tournèrent la tête pour voir à qui ce signe ^'adressait; puis Marguerite recommença de répondre par dçs quoli- bets aux tentatives que faisait un gros homme chauve pour s'emparer d'une fleur de son bouquet, et cela avec autant d'indifférence que si Louis de Fontanieu n'eût jamais été qu'un étranger pour elle.

Il essaya de la foudroyer d'un regard de mépris, mais ce regard se perdit dans le vide : tout entière à ses admirateurs, Marguerite semblait avoir oublié qu'il était là.

Quelque peu de prix qu'un homme attache à l'a- mour d'une femme, quelque frivoles qu'aient été les relations qui ont existé entre elle et lui , il aime à croire qu'ayant perdu son amour, cette femme fera un mausolée de son cœur; le contraire le surprend toujours.

La conscience de la quiétude parfaite dans laquelle vivait Marguerite par rapport à lui, fit Teffet d'une douche d'eau glacée, en tombant sur les souvenirs incandescents qui, depuis une demi-heure, s'ébat- taient à leur aise dans l'âmo de Louis de Fontanieu. Un projpnd sentiment de colère prit leur place. En y cédant, Louis de Fontanieu croyait n'exprimer que

LA MARQUISE D*ESCOMAN '163

ses dédains pour son ancienne maîtresse. H regagna sa maison de la rue de Sèze en maudissant la per- versité de l'espèce féminine et en remerciant le ciel d'avoir réservé pour lui la plus rare des exceptions.

Tout en marchant, il se disait encore que celle maison, si simple, si silencieuse, c'était Toasis il trouverait la vie, le bonheur.

Ce qui ne Tempôcha point de trouver l'oasis sin- gulièrement triste et maussade, lorsqu'il entra dans cette pauvre chambre, dont une méchante lampe à abat-jour vert laissait la moitié dans l'ombre.

Emma était assise sur son lit ; elle travaillait avec ardeur à un ouvrage d'aiguille, en attendant son compagnon.

Malgré les superbes assurances qu'il s'était données à lui-même de son inexprimable félicité, en face de cette pauvre créature aux yeux tirés par les veilles, à la face amaigrie par les privations et les tourments, en la voyant sous cet inélégant bonnet qui cachait toute sa chevelure, enveloppée d'une camisole de basin qui disshnulait les formes de son corps, il ne put s'empêcher de soupirer.

Emma réunit ses deux mains derrière le cou du jeune homme, et, attirante elle cette tête chérie, elle la baisa sur le front. Les lèvres de M""® d'Escc- man parurent à Louis de Fontanieu froides et sèches comme les lèvres d'une morte. Une comparaison soudaine traversa son esprit; il fut tellement épou- vanté de cette pensée infernale, que, s' asseyant sur le lit, il se mit à pleurer.

XII

Réveil,

Un mois après, Suzanne revint toute bouleversée à la rue de Sèze. En traversant la place de la Con- corde pour se rendre au faubourg Saint-Germain, elle avait failli être renversée par une calèche. En relevant la tête, elle avait distinctement vu, assis sur le siège de devant de cette voiture, celui qu'elle ap- pelait maintenant son maître. Elle avait oouru pour s'assurer que ses yeux ne se trompaient pas ; mais réquipage allait si vite, qu'elle n'avait pu qu'apercevoir une dame et un vieux, monsieur assis dans le fond de cette voiture, sans pouvoir distinguer leurs traits.

En ce moment, la santé de M™» d'Escoman était si chancelante, ses affaires avaient pris une si dé- plorable tournure et lui causaient tan t'de soucis, que

LA MARQUISE d'eSCOMAN 165

la gouvernante ne voulut pas ajouter aux afflictions de la jeune femme en lui communiquant ses appré- hensions, peut-être imaginaires. Mais le soir, elle attendit Louis de Fontanieu dans le magasin, et, lorsque, à travers la porte qu'elle avait laissée entre- bâillée, elle entendit son pas dans la rue, elle sortit et marcha au-devant de lui.

Monsieur, lui dit-elle en lui barrant le passage et en lui saisissant le bras avec une autorité à laquelle Louis de Fontanieu essaya vainement de se sous- traire , vous êtes la cause pour laquelle Suzanne Mottet a terni sa réputation d'honnête femme en ce monde, et compromis peut-être le salut de son âme dans l'autre; à ce prix, je devais espérer au moins avoir assuré le bonheur de celle que j'aime comme mon enfant, et cependant voilà que les larmes et le désespoir sont rentrés dans sa demeure.

S'ils y sont rentrés, Suzanne, c'est bien plus par la force des circonstances que par ma faute, ré- pondit le jeune homme avec une douceur hypocrite.

Monsieur de Fontanieu, j'ai condamné, vous le savez, les partis divers que la délicatesse avait inspirés à ma maîtresse, mais je ne l'en ai admirée que davantage. Je ne suis qu'une pauvre femme sans éducation, mais il me semble que la conscience de tant de grandeur et de noblesse m'aurait inspiré la volonté de me placer à sa hauteur.

Mais Suzanne, en quoi trouvez-vous donc que j'aie manqué à mes devoirs envers Emma ?

Je vais vous le dire : elle est triste, et vous la

166 LA MàRQUISE D'ESGOBiÀN

laissez seule ; elle pleure, et, au lieu d'alléger ses af- fiictioDS en les partageant, vous passez votre temps dans Toisiveté, dans les plaisirs, dans les dissipa- tions...

Suzanne ! fit avec, colère Louis de Fontanieu.

Oh 1 vous m*écouterez ; je suis votre complice, et j'ai le droit de vous exprimer ma pensée ; je le ferai sans peur, monsieur de Fontanieu, et je vous dirai : Prenez garde! J'ai bien haï son premier bour-

. reau; mais, si par vous il m'était donné de connaître ce remords d'avoir préparé de mes propres mains le malheur de ma pauvre maltresse, d'avoir creusé Tabtme qui doit l'engloutir à jamais, je sens que ma- haine pour vous serait bien autrement implacable que celle que jeportaisjadisàM. d'Ëscomaa. Encore une fois, prenez garde l

Louis de Fontanieu garda un silence dédaigneux aprèsles paroles menaçantes de la duègne. Cependant riies n'avaient pas laissé que de produire une cer- taine impression sur lui ; car il ne pouvait se dissi- muler l'état d'accablement dans lequel,' depuis quel- ques jours, se trouvait Emma. Seulement, cette im- pression devait se produire par des effets bien dif- férents de ce qu'ils eussent été un mois auparavant. Tant que son Âme n'avait senti que l'amertume de la déception qui succédait à son enthousiasme pour Mme d'Escoman, que l'attrait du contraste ; tant qu'elle n'avait cédé qu'à de vagues aspirations, à la moindre secousse son cœur s'anK)llissait aisément, et, s'il n'aimait plus, du moins trouv&H*il encore la

LA MARQUISE d'eSCOMATT 167

compassion à défaut d'amouv ; mais, depuis, les torts du jeune homme s'étaient matérialisés; sa cons- cience avait de graves et sérieux reproches à lui faire; le sentiment intime d'une méchante action avait en- durci les ressorts de sa sensibilité; lorsque cette dernière était excitée, elle ne se manifestait plus que par une sorte de bouderie provocatrice.

Ces tourments secrets de la conscience -sont, de tous les sentiments, ceux qu'il est le plus difficile de dissimuler. Louis de Fontanieu n'avait point assez vécu ; il était trop loin d'être ce que Ton nomme un roué; pour y parvenir; il ne l'essaya pas ; mais, à chaque occasion qui lui en était offerte, en donnant un libre cours à sa mauvaise humeur contre les au- tres, il ouvrait une large issue à celle qu'il éprouvait contre lui-même, et il croyait ainsi la soulager.

11 n'eut pas la pensée d'interroger Emma sur ses peines, de chercher à savoir si elles tenaient à sa conduite vis-à-vis d'elle ; de la rassurer par le men- songe ; pa& même de s'informer si elles ne venaient pas du mauvais état des affaires, dont, malgré son insouciance^ malgré ses absences longues et fréquen- tes, depuis un mois, il était impossible qu'il ne se fût pas aperçu. Le temps était passé de cette sollicitude; il fit du bruit pour s'étourdir, il se plaignit lui-même pour n'avoir point à plaindre sa compagoe» et, s'exal- tant à ses propres paroles, comme si des accusations, si insensées qu'elles fussent, devaient être la jus- tification de ses procédés; intervertissant les rôles avec cette naïveté impudente des coiqpables, il fit un

1 ;8 LA MARQUISE D'ESCOMAN

tableau, qu'il essaya de rendre pathétique, du vide de sa vie depuis qu'il s'apercevait qu'Emma ne l'ai- mait plus comme elle l'avait aimé autrefois.

Contre son attente, M™« d'Escoman ne se révolta point devant tant d'injustice ; elle resta sérieuse et calme ; elle l'écoulait, elle le regardait avec stupeur; ses yeux étaient fixes et sans larmes ; quelques sou- pirs, qu'elle avait peine à étouffer, témoignaient seuls de ce qui devait se passer dans son âme, à cette révélation de la plus effrontée des ingratitudes, celle de l'homme qui n'aime plus.

Lorsqu'il eut fini :

Louis, dit-elle avec une douceur angélique, si je te demandais une grâce, me la refuserais-tu ?

Le jeune homme hésita et rougit; le trouble de son âme se décela sur sa physionomie.

Parle, dit-il enfin.

Il y a bien longtemps que tu te promets de re- tourner voir la mère, de te réconcilier avec elle ; promets-moi d'aller, dès demain, remplir ce devoir.

Pourquoi demain plutôt qu'un autre jour ?

Parce que demain* 29 juillet est l'anniversaire de la mort de ton père ; parce que, l'an dernier déjà, tes larmes ne se sont pas mêlées aux larmes de la pauvre veuve, et que c'est peut-être ce qui nous a porté malheur. Me le promets-tu ?

11 y avait, avec un douloureux oubli de soi-même, tant de simplicité et de naturel dans les paroles de M"»® d'Escoman, que Louis de Fontanieu, malgré le désir avec lequel son irritabilité nerveuse cherchait

LA MARQUISE d'eSGOMAN 169

en ce moment la contradiction, ne put que répondre à Emma qu'il ferait ce qu'elle demandait. D'ailleurs, à la première phrase qu'elle lui avait adressée, il avait redouté qu'elle n'eût un tout autre but que celui-là, et, en reconnaissant qu'il s'était alarmé à tort, il s'était senti soulagé d'un grand poids.

Il se coucha et s'endormit. Lorsque le bruit ca- dencé de sa respiration eut prouvé à M"* d'Escoman qu'il n'y avait plus à craindre qu'il ne s'éveillât, elle s'approcha du lit, et, s'accoudant sur l'oreiller, elle contempla longtemps celui qui lui était encore si cher; puis longtemps aussi, elle resta abîmée dans ses réflexions.

Lorsque vint le jour, le drap sur lequel elle avait appuyé son visage était tout mouillé des pleurs qu'elle y avait répandus; elle se leva, prit dans Une armoire des lettres et des cheveux que Louis de Fontanieu lui avait envoyés pendant qu'elle était en prison. Elle baisa ces saintes reliques et les enferma dans un coffret.

Voilà, dit-elle d'une veix étouffée, tout ce que j'emporterai de cette maison, et, bientôt sans doute tout ce qui me restera de lui.

Ensuite, s'agenouillant :

Mon Dieu ! ajouta-t-elle en joignant les mains, j'ai placé une idole sur votre autel, et cette idole votre indignation la renverse sur moi; j'ai adoré le péché, et vous me punissez par le péché; je m'in- cline, mon Dieu, sous votre toute-puissante justice; je ne murmurerai point contre le châtiment, je ne

T. II. 10

170 LA MARQUISE d'eSCOMAN

maudirai point la main qui me frappe ; mais, en m*accablant, épargnez-le, mon Dieu ! que ces souf- frances^ dont vous seul avez pu mesurer l'étendue, deviennent plus amferes, que ces tortures de mon Ame délaissée doublent de violence, mais que votre main s'écarte de lui, que je sois seule à porter le poids de votre colère, et, soumise et prosternée, je vous bénirai, mon Dieu, dans votre rigueur 1

XII

Les matinées de mademoiselle Gélis

Elles étaient fort recherchées, très-convenablement composées, les matinées de Mi*« Gélis. N'y était pas admis qui voulait; des noms fort honorable, sinon fort honorés, étaient forcés d'user de procédés tout à fait diplomatiques pour arriver à se faire introduire par valet de pied qui remplissait l'oftice d'huissier à la porte des salons somptueux de l'ex-griselte.

Rien n'est plus difficile assurément que de con* quérir le titre d'homme à la mode.

Il faut, pour y arriver, ou des qualités sérieuses, et alors ceux auquels on la décerne préfèrent être de simples grands hommes ; ou bien la perfection dans un ensemble de niaiseries si compliquées, que la plu- part de ceux qui en entreprennent l'étude s'arrêtent

172 LA MARQUISE D ESCOMAN

à Talphabel, comme ceux qui essayent d'apprendre le chinois.

Pour une femme, c'est tout autre chose.

Sous ce rapport, les femmes sont privilégiées. Toutes, elle^sont nées pour être à la mode ; si toutes elles ne le sont pas, c'est que les circonstances n'ont pas également favorisé leur vocation.

Peu de cœur, beaucoup de bonne volonté, les goûts du nègre pour ce qui reluit, l'amour du bruit que Ton remarque chez les enfants, voilà tout ce qu'il faut à ces dames pour devenir un parangon dans tous les mondes.

De jolis yeux ne peuvent nuire; mais il y a force exemples qui prouvent que cela n'est pas nécessaire. Quant à l'esprit, il est convenu que toutes les femmes l'ont reçu d'apanage. C'est peut-être un peu chez elles la grimace du singe, l'esprit des autres; mais le bruit d'un écho n'en est pas moins un bruit.

Lorsque Marguerite était arrivée à Paris, un finan- cier fort riche et fort connu l'avait adoptée. Un beau matin, dans un splendide hôtel de la rue du Helder, hôtel d'ambassadrice, ma foi; on avait aperçu cette grande et belle fille, poussée comme un champi- gnon, en une nuit. Ceux qui s'étaient hasardés à aller la reconnaître avaient déclaré aux curieux que ce cryptogame avait dans son écurie une paire de chevaux bai brun, fort remarqués alors qu'ils étaient encore chez Stephen Drake ; un cuisinier docteur ès- fourneaux ; des salons assez vastes pour permettre au cotillon d'étendre ses plus fantastiques ondula-

LA MARQUISE d'eSCOMAN 173

tions; qu'elle semblait bonne fille, juste assez ver- tueuse pour ne désespérer personne, assez extrava- gante dans son luxe pour que chacun espérât d'aller à Corinthe. Il n'en fallait pas davantage : la petite grisette dunoise était passée maréchale dans le camp du monde élégant, et la curiosité sur son origine, sur ses précédents, eût été considérée comme tout à fait saugrenue et de mauvais goiit.

Les femmes sont pétries de cette argile docile qui remplit les angles les plus aigus des moules qui semblent les plus opposés à leur structure. Marguerite ne fut pas plus étonnée de sa grandeur nouvelle que la pauvre marquise d'Escoman n'avait été épou- vantée du laborieux métier auquel elle s'était con- damnée. Il n'y avait pas huit jours que l'ancienne maîtresse du mari de celle-ci était dans son hôtel de la rue du Helder, qu'il semblait que jamais ses pieds n'eussent foulé autre chose que les plus merveilleux tapis de l'Orient ; qu'elle ne se souvenait pas le moins du monde des trognons de pomme qui avaient nourri son enfance. Sans doute, un goût scrupuleux eût trouvé à gloser sur ses toilettes, malgré leur magni- ficence ; c'était le texte de l'envieuse critique de ses amies; mais, juchée sur le coffre-fort de son finan- cier comme sur un piédestal, ces jalouses rumeurs n'arrivaient point à troubler la limpidité des jours que filait Tlieureuse courtisane.

Une seule chose faisait tache sur celle constellation radieuse. Un nuage assombrissait le bonheur de Marguerite, c'était sa haine contre M™» d'Escoman ;

T. H. <o. .

il II LA MARQUISS O'ESCOMAN

cette hame avait survécu à l'amour de la jolie Dunoise pour Louis de Fontanieu.

Comme les lecteurs ont le comprendre par ce qu'ils viennent de lire, elle avait revu ce dernier, et, à une émotion que le jeune homme n'avait pas été assez mdtre de lui-même pous dissimuler complè- tement, elle avait pu juger qu'elle possédait main- tenant, sur les sens de son ancien amant cette in- fluence qu'elle eût achetée jadis en la payant de la moitié des jours qu'elle avait à vivre. A sa grande urprise à elle-même, elle était demeurée calme de- vant cette révélation ; le mouvement de son pouls ne s'était pas accéléré d'une pulsation ; aucune des rou* geurs subites que l'approche de Louis de Fontanieu faisait jadis passer sur sa peau ne lui était montée à la face.

Quand elles sont éteintes, rien ne console des grandes effervescences sensuelles; si avili que soit le caractère de ceux ou de celles qui les ont éprouvées, leur souvenir répugne, elles ne laissent derrière elles que des regrets. Dans le langage pittoresque qu'elle avait sur-le-champ emprunté au monde nouveau dans lequel elle avait été transportée, Marguerite avait maintes fois déploré ce qu'elle appelait sa bêtise. Le souvenir du rôle qu'elle y avait joué humiliait son amour-propre, le seul sentiment humain qui se dé-* veloppe au lieu de s'amoindrir dans la dégradation morale. Elle s'était souvent promis de se venger ; elle l'avait tenté une fois ; peut-être n'en eût-elle plus recherché l'occasion, mais cette occasion se pré*

LA MAKQniSE d'sSCOMAN 175

sentait à elle, et elle n'était pas fenanae à la laisser échapper.

Ce n'était pas seulement à cause de la douleur que lui faisait éprouver de loin en loin une vieille bles- sure, quQ Marguerite détestait Emma ; l'élévation du caractère de celle-ci dans sqci infortune, sa grandeur d'âme, son courage, sa résignation, la noblesse des sentiments qu'elle conservait malgré sa faute, toutes ces vertus qu'elle s'efforçait vainement de ridiculiser et de travestir, mais auxquelles, mentalement, elle était forcée de rendre justice, étaient autant d'aiguil- lons qui harcelaient sa colère et enfiévraient son sang, naturellement lourd et paresseux. Elle se révoltait de cette protestation du beau et du bien contre le mauvais et l'indigne. La courageuse marquise, du fond de son échoppe, humiliait la courtisane dans son palais, et celle-ci ne pouvait le lui pardonner. Cette haine d'une fille contre M™© d'Escoman était réclatant témoignage qui prouvait que la vertu de la pauvre femme avait survécu à sa flétrissure; elle n'eût pu en recevoir un meilleur.

Comme l'amour, comme toutes les passions géné- ratrices, la haine exerce une considérable influence sur l'intelligence de ceux qui l'éprouvent. Absorbée dans l'idée fixe d'assouvir sa vengeance, Marguerite, la nonchalante, trouva dansl'incitationdece nouveau sentiment une dose de finesse et d'énergie que l'on ne devait pas s'attendre à rencontrer chez elle.

Lorsque Louis de Fontanieu s'était présenté à son hôtel, elle l'avait reçu avec une cordialité touchante;

176 LA MARQUISE d'ESCOMAN

elle avait pu peindre une émotion qu'elle était ce- pendant bien loin d'éprouver. Elle avait trouvé des soupirs pleins d'éloquence pour parler du passé. Le jeune homme avait pu croire qu'elle n'attendait qu'un mot de lui pour ressusciter "ces élans passion- nés qu'il s'avisait de regretter un peu tard. Pour la toucher davantage, et selon, les procédés des hommes faibles, il crut nécessaire de l'apitoyer sur son sort, en découvrant à la jeune femme la livrée de misère qui chargeait ses épaules, en lui faisant toucher du doigt les plaies cruelles que le désenchantement avait faites à son âme. 11 se trompait; tout souvenir du passé n'eût-il pas été mort dans le cœur de Mar- guerite, ces maladroites confidences lui eussent porté le* coup de grâce. Les femmes ne font l'aumône qu'à ceux qui ne la leur demandent pas. Elle le laissa s'engager dans celte voie funeste avec la certitude qu'il marchait aux fourches caudines ; par les inter- jections étudiées d'une fausse passion, elle l'encou- ragea à aller en avant; puis, profitant habilement de la faute qu'il venait de commettre, elle exalta sa gé- nérosité^son dévouement, de façon à diminuer d'au- tant les vertus qu'il devait reconnaître à Emma. Elle porta ainsi le premier coup de hache aux liens. qui attachaient l'ex -secrétaire à sa compagne, et les re- nouvela tant et si souvent avec adresse, que bientôt ils ne tinrent plus qu'à un fil.

En effet, Louis de Fontanieu ne tarda pas à deve- nir un des lïôtes les plus assidus de l'hôtel de la rue duHelder. Non pas que Mai guérite lui eût rendu

LA MARQUISE d'eSCOMAN 177

aucun de ses droits d'autrefois; elle avait trop bien lu, dans les regards du jeune homme, les impatiences de son âme, elle avait tiré un trop utile enseigne- ment de ce qui advenait à sa rivale pour commettre cette maladresse. Si elle le suppliait de multiplier ses visites, c'était, disait-elle, afin que sa généreuse ami- tié pût adoucir, autant qu'il dépendait d'elle, les douleurs du seul homme qu'elle eût aimé en ce monde. En réalité, par ces rapprochements conti- nuels, elle cherchait à exaspérer la violence des dé- sirs de son ancien amant, jusqu'à ce que , d'im- mondes vapeurs obscurcissant sa raison et ses yeux, il fût amené à lui livrer lui-même la victime qu'elle souhaitait.-

L'humeur vindicative de Marguerite avait pris des allures délicates et raffinées.

Elle se montrait inutilement prodigue en jetant de l'huile sur ce brasier déjà trop ardent. Marguerite, au milieu de ce luxe et de ces splendeurs, de ces pro- fusions de dentelles, de soie, de velours, qui allaient si bien à sa beauté, recevait un reflet de tous les chatoiements, de toutes les dorures dont elle était entourée; trônant sur ce lit de satin capitonné, à colonnes, à dais, auquel on n'arrivait que |)ar une estrade, c'était la Volupté dans son royaume, et, invinciblement attiré vers elle, Louis de Fontanieu ne se sentait qu'un désir, celui d'être son esclave. Que pouvait le souvenir delà pauvre Emma, si hum- ble, si modeste, si chaste et si réservée au milieu même des enivrements de l'amour, contre ces séduc-

LA MARQUISE d'eSGOMAK 178

lions toutes matérielles qui s^adressaient à un cœur fatigué des jouissances pures du sentiment? £116$ donnaient des vertiges à Louis de Fontanieu, et, sans un reste de fierté, il se fût jeté aux pieds de Mar- guerite, pour lui demander cette pitié que jadis lui- même il avait refusé à la jeune femme suppliante.

Fidèle à sa tactique, la courtisane mettait tous ses soins à éviter ces dangereux épanchements. Sous prétexte que cette connaissance pouvait lui être utile, elle avait présenté son ancien amant à M. le baron Ver- dières, son protecteur actuel, et elle faisait en sorte que ce personnage fût toujours en tiers dans les en- tretiens qu'elle avait avec Louis de Fontanieu.

En même temps, elle tâchait de compromettre quelque peu le jeune homme aux yeux de M»»® d'Es- çoman. Elle se croyait sûre de l'avenir; mais, comme toutes les femmes, elle aimait à anticiper sur le fu- tur : une épingle plantée dans le cœur d'Emma, c'é- tait un avant-goût des jouissances qu'elle éprouve- rait en y plongeant un poignard.

C'est ainsi qu'elle avait usé de son pouvoir sur l'esprit de Louis de Fontanieu pour le contraindre à se montrer en public avec elle, à l'accompagner au Bois ; c'est ainsi que, pour s'y rendre , son cocher avait ordre de prendre les rues les plus rapprochées de la rue de Sèze.

Jusque-là, l'amant de la marquise d'Ëscoman ne s'était point montré chez Marguerite les jours elle recevait ; mais elle exigea qu'il fît acte de présence à des matinées qu'elle donnait pour faire concurrence

LA MARQUISE D'ESCOMAN 179

aux soirées d'une célèbre actrice, lesquelles avaient obtenu un retentissement dont elle était jalouse.

Louis de Fontanieu avait promis de s*y rendre; peu s'en fallut, cependant, qu^il ne tînt pas sa parole.

Nous avons vu la prière qu'Erama lui avait adres- sée, afin qu'il se décidât à aller chez sa mère. Le res- pect filial avait survécu aux égarements du jeune bomme; depuis longtemps, et à mesure que sa pas- sion pour M™« d'Escoman avait quitté son cœur, ce sentiment y avait repris sa place. U était donc à peu près décidé à sacrifier son plaisir à son devoir et à dler passer sa journée à Saint*Germain, M™» de Fontanieu s'était retirée auprès d'un frère de son mari, veuf comme elle et qui habitait cette ville pour sur- veiller l'éducation d'une fille unique.

Tout en s'habillant, il avait remarqué chez M«n« d'Es- coman une agitation qui ne lui était pas ordinaire. Il avait craint que Suzanne n'eût parlé; mais il redou- tait trop les explications pour les provoquer; il sortit.

En arrivant rue de Rivoli, d'où partaient, à cette époque, lés voitures de Saint-Germain, il s'aperçut qu'il avait oublié sa bourse; force lui fut de repren- dre le chemin de la rue de Sèze ; mais il trouva la boutique fermée, et le concierge lui apprit qu'Emma et Suzanne, chacune de son côté, avaient quitté la boutique quelque temps après lui. Il était contraint de remettre à un autre jour la pieuse visite qu'il projetait, et, machinalement, il prit le chemin qui conduisait chez Marguerite.

180 LA MARQUISE d'eSCOMAN

Eq passant devant la boutique de M™« Bernier, il vit rhorlogère sur sa porte ; elle lui lança un regard de mépris, accompagné du plus triomphant de ses sourires. Il était trop préoccupé pour prêter quelque attention à cet échantillon des sentiments que nour- rissait M°*« Bernier à son endroit depuis qu'il Tavait mise à la porte ; mais un coup vigoureux, frappé sur son épaule, le força de s'arrêter. 11 se retourna et reconnut M. Verdure, Tébéniste, qui lui tendait la main.

J'ai à vous parler, dit celui-ci en lui prenant familièrement le bras, et en Tentraînant dans une sorte de bureau qui servait d'appendice à son ma- gasin.

Que me voulez-vous, mon cher voisin? lui ré- pondit Louis de Fontanieu.

Ce que je vous veux, mon cher monsieur Louis, c'est assez embarrassant à vous dire, répliqua l'arti- san en se grattant la tête. Pourtant, il ne faudrait pas juger de mon cœur par la peine qu'il a à dire ce qu'il sent. J'ai tout plein d'amitié pour vous, mon- sieur Louis.

Je n'en doute pas, cher monsieur Verdure, et je vous en suis reconnaissant. Mais ce n'est pas là, j'en suis sûr, la confidence que vous vouliez me faire.

Eh bien, ça ne va donc pas, les affair«s? con- tinua l'ébénisle en modérant la voix de Stentor que la nature lui avait départie, de façon qu'elle n'ar- rivât pas jusqu'aux ouvriers qui travaillaient dans le magasin.

U BIARQUISE d'eSCOMâN 181

Non, répondit le jeune homme ; nous désirions nous défaire de notre magasin; mais ma femme m*a dit qu'elle éprouvait quelques difficultés aie vendre.

Tonnerre! mieux valait le céder à perte, mon- sieur Louis! Ces gueux-là vont vous raboter, vous varloper sec et dru, savez-vous ? et du diable si, lorsqu'ils auront menuisé votre affaire, ils vous en laissent seulement un copeau !

De quels gueux voulez-vous parler? dit Louis de Fontanieu en regardant le marchand de meubles avec une profonde surprise.

Celui-ci haussa les épaules.

Ne faites donc pas de secrets avec moi, mon- sieur Louis. Tenez, je vas vous mettre tout de suite à votre aise. Croyez-vous qu'on ait été vingt ans dans les affaires sans être accroché çà et par la vermine qui vous houspille à votre tour ? Un commerçant, c'est comme un meuble : de si bon bois qu'il soit fait, il faut qu'il joue à la chaleur.

Puis, [tirant d'un cartonnier une liasse de pape- rasses sales et jaunies :

Vous voyez qu'on en a chez soi plus qu'il ne s'en trouve chez vous, du timbré, et du crâne ! Dieu merci, ça ne déshonore pas un homme ; ainsi jasez.

Ma parole d'honneur, je ne comprends pas ce que vous voulez dire, monsieur Verdure.

Allons donc, voyons, l'huissier a été chez vous trois fois, cette semaine, et nous savons tous cela, après le commandement d'il y a trois jours; aujour- d'hui c'est la saisie. Que diable! vous croyez donc

T. II. il

182 LA MARQUISE D*ESGOMAN

qu'on cache quelque chose dans ûu quartier ! Ah ! ben, oui ; en v'ià une police qui dame le pion à celle du gouvernement, que celle des portiers*

Mais non, c'est impossible, répétait Louis de Fontanieu tout étourdi de ce coup qui lui ouvrait les yeux sur la situation de son intérieur.

Dame! reprit l'ébéniste, que l'accent de Louis de Fontanieu avait fini par convaincre, votre brave petite femme a peut-être voulu vous le cacher. C'est d'un bon cœur, quoique ça ne serve pas à grand'- chose, de reculer le danger. C'est égal, il faut lui savoir gré de l'intention et ne pas la bousculer, monsieur Louis. Voyez-vous, je l'aime tout plein, votre petite femme. C'est tranquille, c'est propret, c'est laborieux, et, avec tout cela, requinqué comme une duchesse. On dit que vous n'êtes pas mariés; moi, je réponds que cela ne regarde que les mau- vaises langues, et ça ne m'empêche par de la propo- ser pour modèle à ma bourgeoise, qui pourtant n'est pas trop dénuée non plus sous le rapport des senti- ments. Voyez-vous, monsieur Louis, des femmes comme la vôtre, ce n'est pas de l'acfigou, du palis- sandre, du citronnier qu'il faudrait pour les mettre^ c'est de l'or pur.

M. Verdure aurait pu parler ainsi pendant une heure entière.

Louis de Fontanieu ne l'écoutait plus. U était anéanti par la nouvelle de ce malheur ; tout était confu- sion dans sou âme; il pensait un peu à Emma, mais beaucoup à lui; c'était avec terreur qu'il voyait

LA MARQUISE d'eSCOMAN ^ 183

grossir Tinfortune que celle-ci supportait à cause de de lui, parce qu'il sentait qu'en même temps ses devoirs envers elle devenaient plus impérieux. Il se leva tout à coup pour s'en aller; mais M. Verdure l'arrêta par le bras,

Nous n'avons pas tout dit, reprit-il. S'il y a des huissiers en ce monde, il y a aussi des amis. Voyons, je ne suis pas riche, monsieur Louis; mais on a bien quelque part un billet de cinq cents francs qui peut obliger de braves gens dans l'embarras. Usez-en, c'est dit, mal dit peut-être, parce que les bras, chez moi, ont plus travaillé que la langue« Mais enfin, si vous en avez besoin de mon papier-Joseph^ tir^ à vue sur le bonhomme Verdure.

Loui^ de Fontanieu serra cordialement les mains du brave artisan et courut à sa maison. Emma n'était pas rentrée. Les sérieuses inquiétudes que lui don- dait son absence, depuis qu'il avait appris les cruelles épreuves par lesquelles elle avait passer les jours précédents, commençaient à dominer ses préoccupa- tions égoïstes. Au moment il sortait de l'allée pour regarder dans la rue s'il ne la Vvoyait pas venir, il fut abordé par un homme vêtu de noir, qui lui remit la signification de la saisie, en lui déclarant qu'il enten- dait y procéder immédiatement, et que, si les portes ne lui étaient pas ouvertes de bon gré, il allait requé- rir l'assistance du commissaire.

Louis de Fontanieu ouvrit machinalement le papier que l'huissier lui présentait, et sur-le-champ ses

18/4 LA MARQUISE D*ESCOMAN

yeux furent frappés d'un nom inscrit sur cet exploit en assez gros caractères.

Ce nom, c'était celui du protecteur de Marguerite.

Il lut plus attentivement. C'était bien à la requête de M. Verdières que l'on poursuivait a la femme d'Escoman^ se disant dame Louis; » le doute n'était pas pennis.

Louis de Fontanieu poussa un cri de joie et il s'é- lança dans la rue du côté de l'hôtel de Marguerite.

11 y avait une longue file de voitures à la porte de cet hôtel. Louis de Fontanieu eut grand'peine à se frayer un passage parmi la foule des invités, plus de peine encore à pénétrer jusqu'à la maîtresse de la maison.

11 l'aperçut enfin, occupée à donner ses derniers ordres pour le concert, entourée de quelques jeunes gens qui remplissaient auprès d'elle les fonctions d'aides de camp. 11 marcha au-devant d'elle; mais elle ne sembla pas le remarquer.

Marguerite, lui dit-il en se penchant sur son épaule.

Elle se retourna.

Tiens ! c'est vous, Fontanieu ? répondit-elle. Je vous sais vraiment gré d'avoir si religieusement tenu votre parole ; j'avais craint que votre femme (et elle appuya sur ce mot) ne voulût vous garder auprès d'elle pour lui dévider ses écheveaux.

Ceux qui écoutaient, bien qu'ils ne connussent pas Louis de Fontanieu, éclatèrent de rire à cette fa-

LA MARQUISE D*ESCOMAN 185

célie, comme si, d'aussi jolies lèvres, il n'avait pu s'échapper que de jolies choses.

Marguerite, reprit Louis de Fontanieu d'une voix basse mais vibrante d'angoisse, il faut que je vous parle.

^ Ah çà I mais il me semble que vous avez com- mencé.

D'un regard suppliant, le jeune homme indiqua ceux qui pourraient les entendre.

Un tête-à-téte, Fontanieu ! Comment ! un vieil ami comme vous, dit Marguerite, vous voulez causer une apoplexie au- baron et compromettre les deux cent mille livres de rente qu'il me fait ? Vous n'y songez pas I

Marguerite, il s'agit d'une question de vie et de mort.

Les questions de vie et de mort ont leurs heu- res, mon cher enfant. Pour le moment, j'appartiens tout entière à mes invités; votre question de mort me regardât-elle directement, je ne les abandonnerais pas pour si peu.

Marguerite avait parlé à voix très-haute; les jeunes gens qui l'entouraient s'inclinèrent, et l'un d'eux baisa la main gantée de la courtisane, qui, au mou- vement de la physionomie de Louis de Fontanieu, pensa qu'elle avait sans doute été trop loin ; que l'in- souciance qu'elle témoignait, à propos de ce qui re- gardait son ami, pouvait éclairer ce dernier, si aveu- glé qu'il fût sur ses sentiments, et compromettre la vengeance dont elle avait caressé le plan.

186 LA MARQmSS D*ESGOMAN

Allons, voyons, ne vous fâchez pas, fit-elle en passant familièrement son bras sous le bras du jeune homme, nous allons vous l'accorder, cette audience" si urgente, et mon seigneur et maître ne s*en scan- dalisera pas, j'en réponds; il sait que vous avez été mon amant... Oui, messieurs, j*ai été folle de ce beau garçon-là, et je souhaite à chacun de vous, pour le mal que je lui veux, d'être aimé comme je l'ai aimé ; mais U sait aussi quelle confiance doivent lui inspirer mes principes, ce cher baron I

Et elle fit entrer Louis de Fontanieu dans un petit boudoir dont elle referma la porte derrière elle.

Voyons, que me veux-tu? dit-elle en s'asseyant. Pour toute réponse, Louis de Fontanieu lui tendit

le fatal papier; Marguerite le lut et son front se plissa.

Eh bien, que veux-tu que j'y fasse ? dit-elle lorsqu'elle eut fini et en regardant si cette ignoble paperasse n'avait pas altéré la fraîcheur de ses gants.

Tu n'as donc pas vu que c'est M. Verdières qui fait poursuivre ?

Lui I Mon pauvre enfant ; tu as vraiment volé l'argent du banquier chez lequel tu as travaillé, ou bien ton patron n'était qu'un pleutre. Mais je te ga- rantis que M. Verdières ignore même le nom de cette dame.

Sans doute ; mais il dépend de lui d'arrêter ces poursuites, et un mot de toi peut l'y décider.

Marguerite fit une moue de mauvais augure.

Si je lui parlais, moi? dit le jeune homme dont les hésitations de Marguerite redoublaientlesangoisses.

LA iiARQmsB d'esgoman 187

Gapde-t*en bien ! répliqua celle-ci avec viraclté ; garde-Ven, si tu veux ne pas te brouiller avec moif M. Verdières est très-favorablement disposé en ta fa- veur, et c'est moi qui, en dépit des cancans que se permettaient ces dames, ai su Py amener. Tiens, je me suis souvent aperçue, mon gros Louis, que tu ne faisais pas grand fond sur l'affection que je t*ai con- servée j tu te trompais, elle est plus forte que jamais elle n*a été; seulement, elle est plus raisonnable, elle Test beaucoup plus que celle de la mijaurée qui, sans rimé ni raison, pour faire joujou à la boutiquière, fa mis dans ce Joli petit pétrin. Tu me crois futile, légère, et je pense à ton avenir, moi qui cependant ne Fai pas compris. Je f en prépare un, solide et huppé. On te dira cela quand il en sera temps, mon chérubin. Sache seulement qu'il repose tout entier sur Pamitié que le bonhomme Verdières a pour toi, et garde-toi de le compromettre pour une niaiserie.

Une niaiserie, Marguerite ! Ah ! tif n'as pas ré- fléchi à ces paroles; songé donc à la responsabilité qui pèse sur moi I J'ai fait une folie sans doute; mais mon honneur veut que j'en subisse les consépuences, il me défend, après avoir précipité la marquise d'Es- coman dans la honte, de la laisser tomber dans l'in* digence, s'abandonner aux suggestions du désespoir. Ce n'est pas pour elle que je t'implore, c'est pour moi, ajouta- t-il en s'apercevant que les sourcils de la jeune femme s'étaient froncés en l'écoutant.

Tu as tort de prononcer son nom ! s'écria Mar- guerite, les yeux étincelants et en frappant du pied ;

188 tA MARQUISE d'ESCOKAN

je ne suis que sensée et tu me rendrais mauvaise... Je ne ferai pas ce que tu demandes, et je ne le ferai pas parce que je t'aime sincèrement, sérieusement. Tu ne Taimes plus, elle; si tu Taimais encore, tu ne. serais pas ici ; seulement, je ne sais pas si, après un an de cet horrible accouplement d'un vivant et d'un mort, de deux cœurs antipathiques, je ne sais si tu trouverais l'énergie de penser tout haut ce que tu penses tout bas. Tu attends bêtement une castastro- phe qui vienne rompre cette liaispn insensée. La ca- tastrophe est venue, et voilà que tu t'effrayes, que tu me demandes de t'aider à la repousser dans l'a- venir. Je ne le veux pas, je te le répète. Cet avenir, le tien, celui qu'elle t'a fait, m'épouvante. Je veux t'assurer, je le répète, en dépit d'elle et de toi; peut- être vais-je le pouvoir. Je ne suis pas assez sotte pour laisser échapper cette occasion qui, lorsqu'elle se pré- senterait, me trouverait peut-être impuissante à mon tour. Veux-tu de l'argent pour tes plaisirs? veux-tu l'existence qui convient à ton nom, à ton rang dans le monde? Tu n'as qu'à parler, tu auras tout cela sans que ta délicatesse ait à souffrir ; mais, pour prolonger d'un jour, d'une heure l'existence ridicule que tu mènes, ne me demande pas le sacrifice du moindre de ces brimborions, car je te les refuserais. En disant ces mots, Marguerite frappa une table de bois de rose de l'éventail qu'elle tenait à la main, et avec tant de violence, que l'éventail en fut brisé en morceaux qu'elle repoussa dédaigneusement du pied.

MARQUISE d'BSCOMAN 189

Elle n'avait pas triomphé de la terreur que cau- sait au jeune homme la crise dans laquelle il allait entrer. Il allait hasarder de nouvelles prières ; mais Marguerite, qui, tout en parlant, avait observé Teffet que son langage produisait sur son ancien amant, et qui, au milieu de la tristesse de celui-ci, avait dé- mêlé Texpression de gratitude et de béate confiance avec .laquelle il recevait les assurances d'une amitié si pleine de sollicitude, Marguerite ne lui donna pas le temps d'ouvrir la bouche.

Mon Dieu I dit-elle, en inspectant sa toilette devant une glace, voilà qu'il me fait oublier mon monde, tout comme au temps il était l'univers pour moi! Mais ne tentons pas davantage la médi- sance... Relève donc un peu la garniture de mon corsage.

Cette garniture était de fleurs et de feuillages ; pour en redresser les franges, Louis de Fontanieu dut introduire sa main entre la robe et le dos de la courtisane. Au contact de cette chair frissonnante, ses doigts tremblèrent, ses yeux rencontrèrent, dans la glace qui leur faisait face à tous les deux, les yeux de Marguerite, plus noyés de leurs provoquantes langueurs que jamais il ne les avait vus. Il oublia Emma, les anxiétés dans lesquelles la pauvre femme devait se débattre, ses propres inquiétudes, et, se penchant sur l'épaule parfumée de son ancienne maîtresse, il marbra sa peau d'un baiser si acre, si brûlant, que celle-ci n'étouffa qu'un cri de saisisse- ment.

T. it. 11.

190 LA MARQUISB D'BSGOMAN

Elle ouTTit précipitamment la porte qui domiait sur le salon ses invités étaient réunis.

Si le baron avait pourtant écoulé à la porte, dit- elle demi^fftchée» demi-souriante, à Louis de Fonta- nieu.

Puis, lui serrant la main :

*-A demain, mon cher, ajouta-t-elle de façon qu'il ne pût s'empêcher d'obéir à ce congé.

Le jeune homme, succombant sous les coups de mille impressions diverses, traversa en chancelant les flots d'invités. Ce ne fut que dans l'antichambre qu'il put se reconnaître et surmonter son trouble.

Quant à Marguerite, elle n'avait pas encore quitté le boudoir dans lequel elle l'avait reçu. Lorsqu'il avait été parti, elle avait écrit sur un morceau de pa- pier ces quelques mots : « Soyez sourd à toute prière, n'acceptez aucune promesse ; » et, le donnant à un domestique, elle lui avait commandé de le faire re.- mettre par un commissionnaire à un huissier, qui devait en ce moment exécuter une saisie dans la rue de Sèze.

XIV

le secours vient, comme de juste, d'où on ne l'attendait guère.

Pendant que se passaient les scènes précédentes, Emma était rentrée dans sa demeure.

Depuis quelque temps, en se rappelant le ravage que le mal moral avait exercé sur son corps débile, elle s'étonnait de trouver autant de force pour sup^ porter des souffrances bien autrement aiguës que celles que lui avait causées M. d'JSscoman.

Son amour était Tunique secret de cette vaillance. Elle amait toujours ; sa pauvre âme, deux fois nau- fragée, se cramponnait avec l'énergie du désespoir à la fragile épave qui la soutenait sur la mer mena- çan* ede l'abandon.

S 1 tendresse pour son amant était plus profonde qu'i lie ne l'avait jamais été. Les sentiments sincères

192 LA MARQUISE D*ESGOMAN

sont immortels, comme tout ce qui est sorti des mains du Créateur en ses jours de miséricorde ; ils se transforment, mais ils vivent autant que le cœur dans lequel ils sont nés.

Forcée de perdre la confiance qui l'avait aveuglée, elle avait appris à lire dans la pensée de Louis de Fontanieu ; elle devinait ce qui s'y passait, avec cette admirable intuition de la femme ; elle ne s'enquérait de rien autre chose; elle dédaignait d'acquérir des certitudes dont elle n'avait pas besoin. Que lui im- portait ce qu'utie trahison a de vulgaire, quand son bien le plus précieux, le cœur de son amant, lui avait échappé ?

M™« d'Escoman s'était résignée à accepter comme un beau rêve ce bonheur fondé sur l'éternité de l'amour que Louis de Fontanieu lui avait fait entrevoir. Elle pleurait de le voir sitôt fini ; mais elle ne sentait en elle-même ni mépris ni colère contre celui au souffle duquel il s'était si promptement envolé. Elle avait enfin compris l'instabilité d'humeur, l'inconstance de caractère du rêveur, qui avait été de bonne foi jadis comme aujourd'hui, et elle éprouvait pour lui cette pitié tendre et compatissante qu'éprouve la mère pour le fils qui déchire ses entrailles. Lorsque l'intensité de ses douleursenfiévrait son cerveau, elle se croyait l'esprit céleste chargé par Dieu de veiller sur cette créature que sa faiblesse mettait en péril, et elle était convaincue que sa mission ne serait ter- minée que lorsque l'ange de la mort viendrait les ap- peler l'un ou l'autre; et encore, si c'était elle qui la

LA MARQOISE d'eSCOMAN 193

première montât au ciel, espérait-elle que Dieu lui permettrait de veiller du ciel sur Louis. Indulgente comme celui dont elle prenait le rôle, elle tâchait d'acquérir sa patience ; elle refoulait douloureuse- ment en elle-même les impressions que lui causaient les égarements devenus trop manifestes de son amour; il lii semblait qu'un moment viendrait où, sinon elle, du moins la raison pourrait reprendre quelque empire sur cet esprit mobile, et, en attendant ce jour, elle cherchait, en s'oubliant elle-même, à écarter du jeune homme toutes les afflictions qui eussent pu rendre la vie plus amère à celui-ci.

Et cependant il était lourd, le fardeau de ses af- flictions! Au désespoir si poignant de son coeur dé- laissé étaient venues se joindre pour Emma des tri- bulations matérielles bien cuisantes.

L'argent manquait depuis longtemps dans la petite maison de la rue de Sèze. Toutes les ivresses ont les mêmes effets. Dans la sienne, Louis de Fontanieu n'avait point conscience de ce qui se passait autour de lui ; il allait dans le monde ; ce monde était celui de Marguerite ; ses besoins étaient devenus grands et ils épuisaient la bourse du ménage. Emma rou- gissait pour lui de cette indifférence ; mais elle était restée grande dame, elle eût été plus honteuse encore de mêler une question aussi vulgaire à des griefs d'un ordre plus élevé, et elle faisait en sorte que, cette bourse, il ne la trouvât jamais vide.

Les dettes qu'elle contracta s'accumulèrent, et, un jour, il lui fallut solder par un billet lin achat assez

j

194 LA MARQUKB D-BSGOMAN

considérable ,de marchandises qui lui étaient néces- saires. Ce billet, elle n'avait pu l'acquitter à l'échéance; elle avait voulu implorer quelque répit de i'endos*- seur qui la faisait poursuivre ; cet endosseur s'était montré d'une rigueur que ne pouvait s'expliquer la pauvre femme, qui ne voyait pas la main de Uav^ guérite cachée derrière M, Verdières, le banquier.

Elle avait soigneusement dissimulé toutes ces tris* tessesà sunamant; le jour fixé pour l'exécution, <î'est- à-dire la saisie, elle avait insisté, nous Tavons vu, pour que celui-ci se rendit chez sa mère. Elle voulait être seule pour faire^ tête à l'orage. Vaguement , peut-être, espérait-iftlle, par ce sentiment d'espé- rance qui survit à toutes Içs désillusions, le ramener à force d'abnégation et de dévouement.

Après avoir initié sa fidèle Suzanne au désastre qui se préparait, après avoir vu partir Louis de Fon- tanieu, elle était sortie eUe*mème, dans la matinée de ce triste jour, pour tenter une suprême démarche. Elle avait été trouver l'avoué qui l'avait assistée dans son procès, et solliciter de lui un emprunt. Celui-ci avait proposé de s'adresser à M. d'Escoman, alors à Paris. Malgré les instances de l'homme de loi, Emma refusa de consentir à cette démarche.

Elle trouva l'huissier et ses acolytes dans sa bou- tique ; la loi, sous la forme d'un commissaire de po-»- lice et d'un serrurier, leur en avait livré l'entrée, Après une dernière sommation à laquelle elle ne put répondre, ils continuèrent leur œuvre, Emma appela Suzanne^ elle la chercha, elle ne la trouva pas.

LA IfARQUISB D ESCOMAN 195

Dans son désespoir, , elle douta de la gouvernante.

L'inconstance de Louis de Fontanieu rendait tout possible à ses yeux, et, épouvantée de son horrible abandon, elle sentit que son courage l'abandonnait, elle se laissa tomber sur une chaise au milieu de ses cartons bouleversés, et se mit à pleurer.

Tout à coup, elle entendit sur le trottoir le pas bien connu de sa nourrice. Elle poussa un cri de joie, elle courut à )a porte dont les volets étaient fermés, l'ouvrit et tomba dans les bras que Suzanne tendait pour la recevoir.

La gouvernante était pâle, et cependant la sueur inondait son visage ; on voyait qu'elle venait de se livrer aune de ces marches précipitées qui lui étaient si pénibles et qu*elle ne se permettait que dans les circonstances extraordinaires. Elle ne donna qu'un baiser à celle qu'elle nommait son enfant ; mais ce baiser, comme le sonnet sans défaut, était tout un poëme de tendresse et de dévouement.

D'un seul coup d*œil, elle avait embrassé la scène et les acteurs.

Remettez-moi tout cela à sa place, dit-elle d'une voix de Stentor à l'huissier et à ses acolytes.

Et, comme ceux-ci la regardaient en ricanant :

Allons, tôt, ajouta Suzanne, qu'on se dépêche ! Si j'ai de quoi clore votre vilain bec, je trouve ici de quoi vous caresser l'échiné.

La gouvernante accompagna ces paroles d'un geste simultané de ses deux mains; Tune laissa tomber sur le comptoir un gros sac d'écus qu'elle avait jusqu'à-

196 LA MARQUISE D*ESCOMAN

lors tenu caché sous son châle, tandis que l'autre agitait d'une façon menaçante un mètre qu'elle ve- nait de saisir.

La première partie de cette double pantomime pro- duisit sur rhuissier beaucoup plus d'effet que la se- conde. Il soupesa du regard la sacoche, il en me- sura mentalement la rotondité ; puis, s* adressant à Mme d'Escoman :

A qui cet argent, madame?

Que vous importe? n'allez-vous pas croire que nous l'avons volé, malhonnête que vous êtes? s'écria l'irascible gouvernante, tandis qu'Emma, toujours appuyée contre la poitrine celle-ci, lui demandait avec instance comment elle s'était procuré cette somme. Cet argent est à ma maîtresse, entends-tu, vilain croque-vivants!

Ainsi, vous me certifiez que cet argent appar- tient bien à madame ?

Certainement.

Mais Suzanne, dit Emma, au moins dis-moi...

Taisez-vous : ce sont les économies que j'avais faites à votre service et que je viens de réaliser. Vous voyez bien que c'est à vous.

—Alors, reprit l'huissier, je le saisis comme trouvé au domicile je procède; ce sac, à moins qu'il ne renferme or ou billets, ne doit pas contenir plus de trois mille francs.

Eh bien? _

La créance pour laquelle nous exerçons ne s'é- lève, il est vrai, qu'à deux mille huit cents francs;

LA MARQUISE D*ESCOMAN 197

mais les frais la font monter à trois mille deux cents quarante-sept, et, pour couvrir la différence , nous continuons notre saisie, répondit Thuissier, fidèle à la consigne que, quelques instants auparavant, il avait reçu de Marguerite.

Suzanne poussa un rugissement de colère, et, si sa maîtresse n'eût arrêté son bras, Tarme vengeresse dont il était armé tombait sur la figure de Thuissier en même temps que la phrase qui enlevait tout es- poir aux deux femmes s'échappait de la bouche de celui-ci.

Mon Dieu! fit Emma, se peut-il que ton dévoue- ment soit inutile, ma pauvre Suzanne!

Rien n'est inutile en ce monde , pas même un vieux mauvais sujet de mon espèce, dit une voix derrière M™» d'Escoman et Suzanne ; et la meilleure preuve, madame la marquise, c'est que voici la se- conde fois que le ciel me ménage le bonheur de pou- voir vous être bon à quelque chose.

. M. le chevalier de Monglat! s'écria Emma en se retournant et en apercevant effectivement le cheva- lier, qui, du seuil il se tenait, adressait à la mai- tresse de la maison la plus humble des révérences que le souvenir des beaux jours de Versailles pût fournir à sa mémoire, tandis que, derrière lui, Louis de Fontanieu, la figure décomposée, promenait un œil égaré sur ce qui se passait dans l'intérieur du pe- tit magasin.

Louis I dit encore M™« d'Escoman en cherchant au milieu de ses larmes à. sourire à celui-ci.

198 LA MARQUISE d'BSGOHAN

Chut! interrompit le chevalier, laîssei-moi congédier ces drôles.

Puis, s'avançant vers l'huissier:

Vous dites donc, monsieur, qu'il vous est dû?...

Trois mille deux cent quarante-sept francs , monsieur, répondit ce dernier, voici les pièces.

D'un revers de main, le chevalier de Monglat en- voya les paperasses au plafond, et, prenant la moitié d'une liasse de billets de mille francs :

Payez-vous, dit-il, et rendez ce sac d'argent à madame.

Mais..., fit Suzanne qui tenait à conserver sa part dans un service rendu à sa maîtresse.

M. de Monglat lui fit de l'œil un petit signe pour engager la gouvernante à garder le silence, signe dont le caractère impérieux était mitigé par une certaine nuance affectueuse, comme si Faction dont il venait d'être le témoin eût quelque peu rapproché la distance qui séparait le digne gentilhomme de la vieille nour- rice. Puis il se retourna vers M""' d'Escoman et lui baisa la main avec autant d'aisance que s*il eût été dans son salon de Châteaudun.

Pendant ce temps, l'huissier avait remis le sac à Suzanne et compté ce qui devait revenir à M. de Monglat.

Vous m'avez donné quatre mille francs, mon- sieur, dit-il; c'est sept cent cinquante-trois francs qui vous font retour ; les voici.

Donnez la monnjaie à vos hommes, dit le che- valier sans se retourner.

MARQmSS B^SOOMAN 199

Monsieur, répondit fièrement Thuissier, mes clercs sont payés et n'acceptent Tauniône de per- sonne.

Ah f de mon temps, ils prenaient toujours ; il est vrai qu*on les rossait souvent. La Révolution a encore modifié tout cela. Je trouve encore que nous avons plus perdu que gagné au change.

Pendant que ceux à propos desquels le chevalier exhalait ces regrets peu charitables s'échappaient par la porte de l'allée, Louis de Fontanieu et M™® d'Esçoman avaient entouré le chevalier et lui serraient les mains :

Montglat, disait le jeune homme, comment re- connaître le service que vous venez de me rendre ?

Ne m'avez-vous pas obligé en des circonstances bien autrement délicates? Vous m'avez prêté cin- quante louis quand vous les aviez, je vous en prête deux cents quand je les ai. Depuis quand donc, entre gentilhommes, mesure-t-on l'étendue du service à la grosseur du chiffre? '*'

Mais comment se fait-il que vous soyez arrivé si à propos, chevalier ? dit M^^ d'Escoman, qui ne s'expliquait ni l'intervention, ni la richesse qui sem- blait avoir succédé à la pauvreté notoire du vieux viveur, Louis ne vous savait donc pas à Paris?

Madame la marquise, les romanciers ne feront jamais aussi bien que le hasard quand il s'agit d'im- prévu. J'allais rendre une petite visite à un... de nos amis communs. Cet ami donnait bal en plein midi, et, sous prétexte que je n'avais point de carte d'in-

200 LA MARQUISE d'eSCOBIAN

vilation, les laquais voulaient tout simplement mettre le chevalier de Montglat à la porte I... Du diable! continua le vieux gentilhoinme en s' abandonnant à une pensée soudaine, si je me serais figuré qu'il fal- lût un billet pour entrer là, comme chez le roi I...

Louis de Fontanieu lança un regard suppliant à son vieil ami.

Fontanieu sortait précisément au moment je débattais contre ces drôles. 11 vint à mon aide, et, tout en causant avec lui, j'examinai sa physiono- mie, qui m'inquiéta. Vous devez savoir maintenant, belle dame» que notre ami n'est pas de ceux qui sa- vent masquer leurs sentiments...

Emma soupira.

J'éventais des soucis comme un limier le cerf à la reposée : il y avait longtemps que j'avais le cœur sec ; j'éprouvais un vrai besoin de le rafraîchir ; je renonçai à châtier l'impudence des vàlèls, et je me décidai à accompagner Fontanieu. Il ne voulut pas me confier son secret; mais j'étais bien sûr de le pé- nétrer en venant ici et d'avoir, de plus, le plaisir de pouvoir déposer mes hommages à vos pieds, belle dame.

Mais, monsieur le chevalier, dit Emma avec quelque embarras, savez-vous que de longtemps il nous sera impossible de vous restituer la somme que vous avez bien voulu avancer pour nous?

Tant mieux, marquise I le tapis vert l'attendra davantage. D'ailleurs, rassurez-vous sur les consé-

LA MARQUISE d'eSCÔMAN 201

quences que ce prêt peut avoir pour moi. Bientôt je serai riche.

Vous avez donc fait un héritage? dit Louis de Fontanieu avec curiosité.

Moi I au contraire I Les quatre mille francs que je vous prête, cher ami, sont juste la moitié de ce qui reste du dernier héritage que la Providence avait accroché à mon garde-manger.

Ah I mon Dieu I dit Emma, désespérée d'avoir laissé M. de Montglat accomplir son amicale généro- sité.

Je vais dissiper tous vos scrupules en vous choisissant pour confidente, si vous daignez le per- mettre, marquise. Je suis venu à Paris pour me ma- rier, reprit le chevalier avec une simplicité parfaite et en relevant les plis de sa cravate, geste qu'il avait retenu du temps du Directoire.

Vous marier I s'écria Louis de Fontanieu en joignant les mains.

En vérité, vous n'êtes pas poli, mon cher. Eh I sans doute, me marier. 11 faut bien faire une fin; il y a vingt ans que, d'année en année, je remets la détermination d'enterrer la vie de garçon. Je ne puis raisonnablement attendre davantage, et, ma foi, vous me voyez résigné.

M. de Montglat accompagna ce dernier mot d'un profond soupir.

Et qui épousez-vous, chevalier ?

Que diable t ne soyez pas si pressé, mon jeune

202 LA MARQUISE d'sSCQBIAN

ami, attendez I J'attends bien, moi. Aussitôt que je saurai le nom de la future M™e de Montglat, je vous en ferai part. Dès demain, je me mets en quête, et, comme, vu la dureté des temps, je suis tout disposé à faire quelques petites concessions sur la naissance, que la gent bourgeoise qui entoure la royauté nou- velle est quelque peu avide de titres, que j'ai décou- vert dans mes archives un parchemin moisi qui me donne le droit de porter celui de comte, je ne doute pas d*être en mesure de pouvoir présenter prochai- nement une comtesse à M"*® la âiâfquise, èi toutefois elle daigne me le permettre.

Le chevalier parlait si sérieusement, qtfïl tfy avait pas moyen de douter de la réalité de sa résolution. La perspicacité du vieux gentilhomme eut bientôt remarqué la mélancolie d^Emma, la gêne que Louis de Fontanieu éprouvait en se trouvant mis en pré- sence du témoin de Teffervescence de son amour, lorsqu'il était évident qu'il tenait si mal ses ser- ments; les regards courroucés que Suiatme lançait de temps en temps sur le jeune homme ache- tèrent de lui faire pressentir la situation ; mais, avec son tact et sa délicatesse d'homme du monde, il s'abstint d'y faire la moindre allusion, de provoquer des contidences ; sa gaieté communicative essaya de lutter contre la tristesse de ses amis.

Il voulut <iue son retour fût une fête; il fit tant d'instances, qu'Emma, qui ne savait comnaent refu* ser une si petite grâce à un homme qui venait de leur rendre un si grand service, «e décida à accepter

LA MARQUISE d'eSCOMAN 203

un dtner qu'il voulait offrir, le jour même, à Louis de Fontanieu et à elle.

£q sortant du restaurant, le chevalier les conduisit achever la soirée à TOpéra.

Pendant un entr'acte, il prétexta un violent mal de tête, et pria Louis de Fontanieu de l'accompa- gner ; ils sortirent tous deux après avoir recommandé à Touvreuse de ne laisser entrer personne dans la loge M™« d'Escoman restait seule*

Mi de Montglat conduisit Louis de Fontanieu sur le boulevard,

"- Mon cher, lui dit-il brusquement, j*ai cherché sans succès à vous détourner de bien des folies ; serais je plus heureux lorsqu'il s'agira de vous empêcher de commettre des l&chetés ?

Le jeune homme fit un brusque mouvement pour dégager son bras du bras du vieillard. Celui-ci le contint par l'énergie de la pression) avec une force musculaire qui ne semblait pas devoir être le partage d'un homme de son âge.

Pardon, j'achèverai, dit-il ; c'est ma manie de me mêler de ce qui ne meregs^de pas ; mais, comme je suis prêt à dégainer contre vous, si vous vous CToyeiK insulté par mes paroles, comme je ne prétends point que mes cheveux gris me servent de paraton* nerre, je continue. Vous n'aimea plus la marquise, et vous vous êtes repris de la plus sotte des passions pour la drôlesse de là-bas.

•^ Chevalier, c'est Emma qui vous aura lait ces s<^ contes»

204. MARQUISE D^ESCOltÂN

Ah ! répliqua le chevalier avec une indignation non feinte, je respect trop une femme du monde pour admettre qu'un nom comme celui de cette fille puisse être prononcé entre elle et moi. J*ai soixante- cinq ans, mais de bons yeux, mon jeune ami, ce qui mitigé Tabsurdité des idées matrimoniales qui vous stupéfiaient ce matin. J'ai parfaitement reconnu Mar- guerite, qui est à l'Opéra comme nous, à l'étage au- dessus de celui nous sommes. J'ai surpris vos regards, quoi que vous ayez fait pour les contrain- dre; sa p&leur à elle, la contraction de ses lèvres, les mouvements crispés par lesquels elle effeuillait son bouquet, les regards haineux qu'elle lançait sur M"« d'Escoman ne m'ont pas non plus échappé. D'ailleurs, pourquoi étiez-vous chez elle, ce matin, tandis que la pauvre marquise se trouvait dans une aussi épouvantable situation? Ahl ne me poussez pas dans mes derniers retranchements, Fontanieu ; ma pénétration vous deviendrait bien autrement désa- gréable.

Et quand cela serait, quand je me serais laissé aller à un caprice rétrospectif pour Marguerite, est- ce à vous, Monglat, à vous qui cent fois vous êtes vanté devant moi de vos galanteries, de m'en faire un crime ?

Ne calomnions pas, mon enfant! Je suis un mauvais sujet endurci, un bandit, soit; mais, sur mon honneur, jamais je n'ai trompé personne; j'ai affiché sur mon front toutes mes qualités, tous mes vices; celles qui les aimaient les prenaient; si elles

LA MARQUISE d'eSCOMAN 205

avaient à s'en repenlir, c'était leur faute et non la mienne. Je leur avais promis Tamour à la hussarde, elles eussent été mal venues à me demander du sen- timent et de rélégie. Est- ce le rôle que vous avez joué vis-à-vis de la marquise î

Suis-je coupable si je ne l'aime plus ?

Ce n'est pas moi qui vous en ferai un crime ; j'ai prévu ce beau dénoûment, au moment même vous entonniez ces grands serments sur l'air du Diesirœàsns le cimetière de Saint-Pierre. Mais je croyais que, n'étant ni plus ni moins qu'un mortel ordinaire, vous vous souviendriez cependant que vous aviez l'honneur d'être un gentilhomme, que vous mettriez quelque prix à ce que la malheureuse qui s'est reposée sur vous avec tant d'abandon ne pût pas dire de vous .• « Il s'est conduit comme un... »

-^ Et que lallait-il donc faire?

Être franc, lui dire ce qui s'était passé dans votre âme ; cela l'eût tuée tout d'un coup si elle eût en mourir, mais cela eût été plus honorable que de jouer le. rôle que vous jouez auprès d'elle, plus humain que de lui faire souffrir le martyre qu'elle endure.

Emma ne se doute de rien.

Vous croyez? Eh bie», je vous garantis, moi, qu'elle sait tout, et que vous, vous seul, ne voas dou- tez pas de ce qui se passe dans son âme. Tenez, ajouta le chevalier en radoucissant sa voix^ un dernier con- seil : vous n'aimez plus M™© d'Escoman, c'est mal- heureux pour elle, plus malheureux pour vous

T. II. H

206 LA MARQUISE D'eSGOMAN

encore; mais, à défaut d*amour, tâchez de vous sou- venir des devoirs que son dévouement et sa délica- tesse vous ont imposés; le sentiment de ces devoirs peut seul vous arrêter sur la pente fatale vous glissez. Soyez homme, envisagez votre position avec la ferme volonté d'être à sa hauteur; tâchez de vous souvenir davantage que vous êtes pauvre, et que vous avez deux débiteurs envers lesquels vous devez tenir à vous acquitter : M"' d'Escoman, qui vous a confié sa vie, et la pauvre servante (Jui, ce matin , vous apportait son obole. Résignez-vous au travail et ne devenez point un Montgiat, et un Monglat sans la crânerie,la fougue et la joyeuse humeur qui rache- taient un peu les transactions que le Montgiat vérita- ble faisait avec ses principes. Et, pour terminer, mon cher enfant, rappelez-vous le précepte de l'Écriture qui dit que, si votre main-vous scandalise, il faut la couper et la jeter au feu ; suivez ce précepte, ne retournez pas chez Marguerite, n'étant plus assez riche pour payer un quart d*faeure de ce temps qu'elle ne peut vous consacrer sans nuire à son com- merce.«. Me le promettez-vous ?

Louis de Fontanieu courba la tête et ne répon- dit pas.

ils firent quelques pas eu silence ; puis chevalier s'arrêta brusquement.

Décidément mon mal de tête devient insoute- nable, dit-il ; je ne retournerai pas à TOpéra; pré- sentez mes hommages à notre belle marquise, et dites-lui que je suis au désespoir d'être forcé de

LA MARQUISE d'eSGOICAN 207

renoncer à Thonneur de la reconduire ce soir. Si vous avez besoin de moi Tun ou Tautre, je suis logé à l'hô- tel de Rivoli. Adieu, cher ami.

Le chevalier, sans serrer la main du jeune homme, se perdit dans la foule, et celui-ci alla retrouver Emma en s*étonnantdes scrupules étranges qui étaient venus au chevalier de Montglat, sur ses vieux jours.

XV

le lonis d'or revient sur le tapis.

C'était inutilement que la généreuse amitié du chevalier de Montglat était venue en aide à M™« d'Es- coman.

D'après la loi de la gravitation, la vitesse d'un corps qui tombe croît en raison du carré de l'espace qu'il parcourt. Ce phénomène de la physique a son pen- dant physiologique qui le dépasse. Personne n'a su mesurer l'effrayante rapidité avec laquelle le malheur précipite ceux sur lesquels il s'acharne dans le gouffre ils doivent se briser.

il avait frappé Emma dans son amour ; puis, comme elle ne succomba point sous ce coup qui pouvait la tuer, il l'atteignit une première fois dans ses intérêts matériels, et les épreuves qui succédèrent à cette

LA MARQUISE D ESCOMAN

première épreuve s'accumulèrent sans trêve ni re- lâche.

Son crédit était perdu, son achalandage, anéanti ; toute dette, toute créance, si minime quelle fût, était exigée avec une rigueur, avec un luxe de frais que la pauvre lingère ne pouvait pas plus s'expliquer que par le passé; il lui était impossible de se débar- rasser du fonds qu'elle avait payé si cher ; elle n'é- vita la faillite qu'en se décidant, à son grand chagrin, à accepter les économies de Suzanne, que la gou- vernante ne cessait de lui offrir avec une obstination courroucée ; car elle ne pouvait comprendre pour- quoi M. de Montglat avait obtenu une préférence qu'elle avait tant de titres à revendiquer*

11 fallut ces trois mille francs et îe produit de la vente du mobilier du Glos-béni pour que M™* d'Es- coman pût quitter honorablement la rue de Sèze. Elle avait tant souffert dans cette demeure, qu'en dépit du désastre qui l'en chassait, ce fut avec un bonheur véritable qu'elle en sortit. Pour le patient sur la roue, pour celui que quelque affliction acca- ble, tout changement dans sa situation est un sou- lagement.

Pour Emma, c'était davantage. Elle entrait dans rimmble logement qu'ils allaient occuper rue de la Pépinière avec une espérance dans son germe, une goutte d'eau qu'elle croyait suffire à rafraîchir ses lèvres desséchées.

Être aimé est un bonheur bien grand ; mais, pour quelques âmes plus richement dotées que les autres,

210 LA MARQUISE d'eSGOMAN

aimer est un bonheur plus grand encore. Depuis que Louis de Fontanieu était devenu si distrait, si froid, si indifférent à son égard, tacitement elle avait re- noncé au premier de ces bonheurs ; mais elle espérait qiue le ciel lui laisserait la consolation du second ; elle croyait que celui-là pourrait lui suffire ; elle avait choyé, caressé cette chimère, elle en avait fait tout Tespoir de son avenir.

Les maladies morales ont leur délire comme la fièvre. M™e d'Escoman avait été assez cruellement éprouvée pour que la netteté de ses perceptions fût obscurcie ; elle avait formé, pour entrer dans la troisième phase de son existence, un plan de con* duite qui n'avait que le tort d'être impraticable, en ce qui la concetnait comme en ce qui regardait son amant;

Elle avait étudié le caractère de Louis de Fonta- nieu ; elle avait surpris le désaccord permanent de son cœur et de ses actions ; elle en avait conclu que celui'là cédait à une irrésistible soif d'aspirations idéales ; elle avait cru y reconnaître ce qui constitue le poëte et l'artiste ; elle voulait le lancer sur la voie à laquelle il lui paraissait prédestiné; elle croyait qu'en donnant un cours moral à ces tendances rê- veuses, elle le sauvegarderait de la destinée qu'elle redoutait pour lui, celle de se traîner de désenchan- tements en déceptions ; elle supposait .qu'en lui donnant une muse pour maîtresse, elle fixerait cette inquiétude d'imagination qui, en ce moment même, était si fatale au jeune homme.

LA MARQUISE d'eSGOMAN 211

U^e d'Escoman commettait une première erreur en contondant les artistes, ces laborieux pionniers de notre civilisation, avec les rêveurs, qui en sont les eunuques.

Elle n'avait pas réfléchi qu'il était bien différent de se laisser absorber par son imagination, d'en de- venir l'esclave, d'obéir à tous ses caprices, de se promener paresseusement à sa suite, dans le domaine du déraisonnable et de l'impossible, ou de la domi- ner, de l'asseoir, de la concentrer dans le creuset d'où, longuement, péniblement élaboré, ce qu'elle contenait d'utile pourrait sortir rayonnant. Elle éprouvait trop vivement cet orgueil de la femme qui aime pour arriver à cette brutale conclusion que la mélancolie n'est qu'une traduction de l'impuissance ; que les défauts, que les vices eux-mêmes sont moins à redouter pour un homme que les qualités que l'on appelle négatives, qui sont ordinairement un simp- tôme d'inertie morale. D'ailleurs, celte étude qu'elle croyait avoir accomplie n'avait pas dépassé la sur- face ; M™® d'Escoman n'était point d'une trempe assez vigoureuse pour promener le scalpel dans des chairs que son amour faisait siennes ; elle avait fermé les yeux, de crainte que l'aspect de la plaie n'épou- vantât et ne paralysât une. affection qu'elle voulait conserver quand même ; elle n'avait pu se rendre compte du ravage qu'un simple écart du cerveau avait produit sur l'individualité flasque et molle de son amant; elle n'avait pas compris comment, après s'être, pendant un temps, contenté de flotter dans sa

212 LA mârqi^isg d'esgoman

pensée, il avait gagné le cœur, puis les sens ; com- ment, par la surexcitation de ceux-ci, il avait asservi tout son être.

Malheureusement, cette erreur $e compliquait d'une seconde erreur qui devait avoir des résultats plus immédiats dans Texistence d'Emma.

A côté de ce rôle d'initiatrice, qui flattait son aveu- gle tendresse pour Louis de Font^nieu, elle en avait rêvé un autre contre lequel devait tôt ou tard se ré- volter son juste orgueil de femme et son amour lui- même.

Dans l'exaltation de ses douleurs, elle avait pris au pied (ie la lettre ce rôle de mère, le seul qui fût digne de son affection pour Louis de Fontanieu ; dans sa terreur de l'abandon, elle s'était réfugiée dans une sorte de juste milieu entre l'amour et l'amitié. Elle avait décidé, sans le consulter, que son cœur s'en contenterait désormais; elle avait pris son silence pour un acquiescement. Elle était sincère dans ses projets; elle ne supposait pas que cet héroïsme dans l'abnégation, que cet excès dans le dévouement lui ramenât tout entier cet esprit mobile, cette âme flot- tante ; mais elle était convaincue que tout cela dé- terminerait son amant à un partage dans lequel elle se verrait attribuer la seule chose qui désormais lui fit envie ici-bas, la seule chose qu'elle crût à l'abri des dévergondages du caprice, l'affection pure et dés- intéressée de l'homme qui l'avait aimée d'amour.

En même temps qu'elle essaya de remuer les cordes intellectuelles qu'elle croyait si vibrantes chez

LA MARQUISE d'eSCOMAN SiS

Louis de Fontanieu, elle travailla à l'amener au degré de conriance qui était nécessaire à la réalisation de ses projets.

La tâche était difficile.

D'un côté, elle rencontrait bien de l'enthousiasme, mais cet enthousiasme ne dépassait pas l'épiderme, il s'affaissait comme la mousse au-dessus du verre, et, quelque bonne opinion qu'Emma tînt à conser- ver de son amant, il lui fut difficile de garder l'illu- sion qu'il était destiné aux perspectives grandioses qu'elle avait rêvées pour lui.

D'un autre côté, elle ne trouva pas de moins sé- rieux obstacles. L'homme, lorsqu'il s'agit de senti- ments, ne comprend généralement que ce qu'il peut ressentir ; ce sublime désintéressement dans l'amour était placé à des hauteurs l'âme de Louis deFon- tanieu ne devait jamais atteindre. Il n'y crut pas, il y vit un piège, et sa méfiance, mise en éveil, se refusa à toute confidence avec cette opiniâtreté que l'on réserve ordinairement pour le mensonge.

Emma était décidée à forcer ces épanchements qu'on refusait à sa générosité ; après avoir voulu tout ignorer, elle voulait toutsavoir. M. de Montglat n'avait point reparu dans leur demeure ; elle soupçonnait que cette retraite, après la preuve manifeste d'amitié qu'il leur avait donnée, cachait une réprobation de la conduite de son jeune ami ; elle lui écrivit pour lui demander un rendez-vous. Le chevalier était trop poli pour ne pas répondre ; mais il s'excusa sur le

21& LA MARQUISB D*ESGOBfAN

mauvais état de sa santé qui Fempêchait de profiter de tant d'honneur.

Suzanne, de son côté, gardait le silence le plus absolu. Elle savait cependant à quoi s'en tenir sur les causes du refroidissement du jeune homme vis- à-vis de sa maîtresse ; les ressources ingénieuses que nous lui avons vu déployer pour arriver à la con- naissance de la vérité, celte fois encore, ne lui avaient pas fait défaut ; elle connaissait parfaitement Je secret des absences de plus en plus fréquentes de Louis de Fontanieu; mais il y avait, en dépit du programme maternel que s'était imposé la marquise, tant de tendresse dans le regard par lequel Emma embras- sait son amant lorsqu'il rentrait ; un sourire, un mot de lui, la rendaient si joyeuse, que la gouvernante redoutait de lui enlever ces suprêmes consolations et qu'elle se fût bien gardée de souffler sur le fragile brin d'herbe qui la tenait suspendue au-dessus du gouffre ; eUe lui tendait, au contraire, la main pour l'empêcher d'y tomber; elle acceptait un rôle dou- ble; en face d'Emma, elle était polie, presque affeo tueuse pour Louis de Fontanieu ; ce n'était que lors- qu'elle se trouvait seule avec celui-ci qu'elle per- mettait à ses yeux de se charger de toute la haine qu'elle ressentait pour lui.

Pendant que M™® d'Escoman se débattait contre les premières impossibilités que rencontrait Texécu- tion de ses projets, un hôte redoutable, auquel les angoisses de son cœur l'avaient empêchée de songer, était venu prendre place dans son intérieur.

LA MARQUISE d'eSCOMAN 215

Cet hôte, c'était la misère.

Dans celte troisième phase de son déclassement, Emma ne s'était point épouvantée du travail de l'ou- vrière, qui devait former son unique ressource, mais elle n'avait pas calculé que cette ressource était or- dinairement insuffisante.

Suzanne avait religieusement suivi l'exemple que lui donnait sa maîtresse. -La faiblesse de sa vue la rendait incapable de contribuer aux travaux d'ai- guille de celle-ci ; mais un modeste emploi, sur la nature duquel elle gardait le secret, lui permettait d'apporter son obole aux dépenses communes.

Louis de Fontanieu s'était lui-même résigné à ren- trer chez son banquier; mais il vint un jour ses modiques appointements et ce que gagnaient les deux femmes ne purent faire face aux besoins du ménage.

Dans le changement de leur fortune,* Suzanne avait conservé intactes toutes les traditions de son passé ; au Clos-béni comme dans l'arrière-boutique de la rue deSèze, elle dressait la table, elle mettait le cou- vert avec autant de solennité et soins minutieux que les valets de chambre de Thôtel d'Ëscoman le faisaient autrefois; elle avait une voix spéciale pour prononcer le sacramentel madame est servie î avec toute la pompe dont cette phrase est susceptible.

Ces nouvelles occupations ne lui prenant que sa soirée, Suzanne, malgré la modestie du repas qu'elle avait à servir, avait conservé cette manie.

Un jour, lorsque ses préparatifs fur^t achevéSi

216 LA MARQUISE D*ESCOMAN

qu'elle eut établi d'harmonieuses distances entre les assiettes, sayamment disposé les couverts, posé sur la table deux carafes pleines d'eau limpide, elle sortit pour aller chercher ce qu'elle appelait le dîner de ses maîtres, chez un humble traiteur du voisinage, et, quelques instants après, elle rentra l'œil en feu, la figure bouleversée et exhalant sa colère par de nom- breuses interjections.

M™« d'Escoman n'obtint qu'avec beaucoup de peine la raison de ce courroux, à savoir qu'il était provoqué par l'indignité des fournisseurs, lesquels se refusaient à continuer un crédit qui ne leur paraissait pas sans danger.

On fit ressource de quelques débris de la richesse passée; mais ces épaves de naufrage disparurent promptement, et ce fut presque quotidiennement qu'Emma se trouva aux prises avec le besoin.

Dans sa détresse, son plus grand souci était d'em- pêcher que son compagnon ne s'aperçût des tristes expédients auxquels elle était réduite, sa préoccu- pation constante était de les lui cacher ; cependant, un jour qu'il ne restait rien à vendre, que les mar- chands s'étaient montrés inexorables, force lui fut bien de l'initier à ces détails de leur existence ; elle le fit en pleurant.

Louis de Fontanieu fut vivement ému; sa sensi- bilité ne résista pas au spectacle de cette indigence si poignante ; il mêla ses larmes à celles delà jeune femme, il trouva pour elle ces paroles affectueuses qu'elle attendait depuis longtemps; il lui demanda

LA MARQUISE D*ESGOMAN 217

pardoa de l'avoir entraînée dans de tels désastres ; il s'accusa, il la glorifia, et finit en lui parlant de la fin prochaine de tous leurs maux et d'un avenir meil- leur, en des termes qui excitèrent vivement la cu- riosité de M°*« d'Escoman.

Le lendemain, elle sortit pour aller demander quel- que argent à la lingère pour laquelle elle travaillait; elle resta longtemps absenté, et elle paraissait pro- fondément troublée lorsqu'elle rentra; ses genoux tremblants se dérobaient sous elle, sa figure était pâle, ses yeux brillants, des frissons convulsifs pas- saient de temps en temps le long de son corps; elle paraissait succomber sous les efforts qu'elle faisait pour dominer une émotion secrète. Suzanne l'inter- rogea avec sa sollicitude habituelle ; M™» d'Escoman attribua l'état qui excitait l'inquiétude de sa vieille amie à un malaise sans conséquence; elle insista pour qu'elle se rendît à ses travaux habituels au . dehors. Louis de Fontanieu ne remarqua rien ; il semblaitlui-même inquiet, embarrassé, agité par une préoccupation intime.

Lorsqu'ils furent seuls, Emma s'approcha du Jeune âomme et mit sa main moite et brûlante dans les mains de celui-ci;

Louis, lui dit-elle, n'avez-vous donc rien à m'ap- prendre ?

11 tressaillit et balbutia quelques phrases négatives.

C'est donc bien rare, l'amour, puisque, lors- qu'il se révèle, vous autres hommes vous vous re- fusez à le reconnaître î

T. II 13

218 LA MARQUISB D'ESGOMAH

Que voulez-vous dire ?

Je veux dire que je croyais vous avoir assez prouvé jusqu'où pouvait aller ma tendresse* pour ne pas subir le sanglant affront de \ous en voir douter !

Louis de Fontanieu était devenu pâle à son tour en entendant sa maîtresse s'eiprimer avec une net- teté qui n'était pas dans ses habitudes.

Allons, dit-il, si vous entamez le chapitre des ï^proches, nous ne sommes pas au bout ! En amour, c'est la fusillade par laquelle on prélude aux charges à fond. Voyons, attaquez tout de suite, Emma, que je connaisse l'endroit menacé.

Vous êtes injuste, répondit M"^ d'Escoman avec Une douloureuse expression d'étonnemetity causée par l'a légèrelé qu'avait mise son amant à prononcer ces paroles; vous êtes injuste; mais, cette injustice, je devais la prévoir puisque vous ne m'aimez plus.

Je tte vous aime plus? répliqua Louis de Fon- tanieu aveô une impatience destinée à déguiset l'em- barras que lui causait cet enltelien. Comment vous, Emma, vous à qui je reconnais une supériorité si incontestable, pôuvez-vous vous décider à employer de Ces iirguments de grisette en colère? Je ne vous aime plusl c'est-à-dire j'ai oublié le noble élan par lec^tièl vous Avez cédé à raffection que j'avais été assez heureux pour vous inspirer, les catastrophes qu'elle a causées, vôlre désintéressement, .votre dé- vouement 1 Voilà ce que vous voulez dire? Eh bien, moi, je prétends que je vous aime plus que jamais je ne vous ai aimée. Sans doute, mon amour a changé

LA MARQUISE D'eSCOMAN 219

d'aspect, de forme, de façon de se révéler; c'est la loi commune ici-bas, rien ne peut s'y soustraire ; mais, pour n'être plus passion, ma tendresse n'en est pas moins immense; si elle n'a plus les ardeurs de son printemps, elle a, du moins, plus solidement étendu ses racines. Quelques arbres seuls ont ohtenu de Dieu le privilège d'une éternité de verdure; quel- ques cœurs, celui de conserver leurs parfums de jeu- nesse et d'amour; le vôtre est de ceux-là sans doute, mais il ne s'ensuit pas que ceux qui participent aux faiblesses et aux infirmités des hommes soient dés- hérités à ce point de perdre le sentiment du devoir et de la reconnaissance. Qu'importe la cause, quand le résultat est le même ? qu'importe que ce ne soit plus avec le délire de la passion > si, aujourd'hui comme autrefois^ je suis prêt à donner mon sang et ma vie s'ils pouvaient assurer votre bonheur?

C'est bien moins que je vous demandais, Louis, et cependant vous l'avez refusé à mes instances.

Quoi.donc? Parlez.

Votre confiance.

Quand et comment vous a- 1- elle manqué, Emma? répondit Louis de Fontanieuen rougissant malgré lui.

Une pensée subite anima Iq jeune femme , ses joues s'empourprèrent ; elle reprit d'une voix vi- brante d'émotion :

Écoute -moi, Louis: tu ignores à quel point l'amour peut nous transfigurer, nous autres femmes;

220 LA MARQUISE d'eSCOMAN

tu crois qu'une vulgaire jalousie a encore quelque pouvoir sur moi, tu le trompes. J'étais sincère , va, lorsque je te disais, il y a quelque temps, qu'Emma d'Escoman était morte, hiorte en cueillant des fleurs comme rOphélie de Shakespeare; que ce qui restait d'elle était devenu la chair de ta chair, le sang de ton sang, ne pouvait plus souffrir que lorsque tu souffrais, sourire que lorsque tu étais joyeux. Ce rôle, si humble, après celui que tes serments m'a- vaient donné le droit d'espérer, il me semblait que ton honneur ne souffrirait pas que j'en fusse dépos- sédée; que notre affection, dégagée de tout lien terrestre, survivrait à notre amour. Je ne te deman- dais aucune influence sur tes volontés, aucun con- trôle sur tes actions; je voulais que tu partageasses avec moi tes pensées , rien de plus. Ce titre de ta femme que, dans des jours meilleurs, tu te plaisais à me donner, j'y renonçais ; mais je voulais rester pour toi quelque chose qui tînt de la sœur, de la mère, de l'amie, et qui , pour en obtenir les doux épanchements, se fût résignée à l'infériorité de l'es- clave. C'était encore un rêve sans doute , puisque, après le mutisme indulgent avec lequel je suivais les conséquences des infirmités et des faiblesses dont tu parlais tout à l'heure, tu n'as pas respecté mon droit d'être la première confidente du bonheur qui, pour toi, se prépare.

Que veux-tu dire? Je ne te comprends pas.

Louis, je l'en conjure, accorde-moi la suprême consolation de te trouver confiant en ma tendresse.

LA MARQUISE d'KSCOMAN 221

En vérité, tu m'impatientes; je ne sais qui a pu t'inspirer ces extrava^çances.

Eh bien, puisque tu ne veux pas parler, je vais le faire, moi !

Soit, j'écoute, répondit le jeune homme , qui, de rouge qu'il était, devint pâle, et dont le cœur bat- tait violemment.

11 y eut un moment de silence; Emma semblait accablée; sa respiration était haletante; elle ouvrit, la bouche pour dire un mbt ; mais les sanglots étouf- fèrent sa voix, les larmes inondèrent son visage, et elle renversa sa tête en arrière avec un geste de dés- espoir en s'écriant :

Je ne peux pas, je ne peux pas I...

Eh bien, voyons ce joli petit mensonge, cette bonne petite calomnie! dit Louis de Fontanieu qui avait repris quelque assurance. Que ne la produisez- vous à la barre? J'attends.

Puis, comme les sanglots de M™« d'Escoman re- doublaient :

En vérité, ajouta-t-il, tu es bien folle de te mettre dans un pareil état, car je ne sais pas même de quoi il peut être question.

Oh! s'écria Emma avec un accent d'indignation si vigoureusement ressentie, que le jeune, homme s'arrêta tout interdit au milieu de sa phrase. Vous vous mariez! dit la marquise en le regardant en face.

Louis de Fontanieu tressaillit.

Vous vous mariez! répéta Emma les lèvres tremblantes.

iA MÀRQUISB D ESCOMAN

Mme d'Escoman se pencha el prit dans une corbeille un petit paquet de lingerie et des modèles d'initiales surmontées d'une couronne de comte.

Vous vous mariez ! dit-?elle pour la troisième fois; et, comnoie on me s^it yne ouvrière habile, c'est moi qui suis chargée de préparer le trousseau de Vot^^ fiancée. Vous épousez une orpheline riche, très- riche, m'a-t-on dit. El, s'il, vous faut d'autres détails pour vous prouver que je suis bien instruite,, demain je pourrai vous les fournir.

Louis de Foptanieune répondit pas; il cachait son visage entre ses mains.

Je ne veux pas que vous puissiez croire qu'en ce moment même je souffre tapt, je cède à quel- que préoccupation égoïste. Emma n'a plus de larmes pour elle-même ; si elle pleure, ce n'est pas sur cette séparation, que tout, depuis longtemps, lui faisait prévoir, c'est sur votre manque de foi, votre du- plicité.

Le jeune homme se tratna à ses pieds, prit ses mains et les mouilla de se$ pleurs, qui coulaient abon«- damnient.

Ingrat, reprit M™® d'Escoman, crois-tu donc que j'avais conservé une illusion? croisr-.tu donc qu'une seule des conséquences de notre triste situation échappait à ma tendresse ?... Peux-tu te figurer que, dès que j'ai vu mes beaux rêves s'évanouir, je n'étais pas résignée à boire le calice jusqu'à la Ue ? Tiens, je veux que tu puisses juger si cet amour s'était épuré

LA MARQUISB d'BSGÔMAN 223

dans mon infortune; je veux que tu saches que bien souvent, avant toi, j'avais songé ^ oa dénouaient qui fatalement devait être celui de notre liaison ; que, loin de le repousser avec terreur, je l'avais appelé de tous mes vœux s'il devait assurer ton bonheur. Tu sais si je suis indifférente aux misères lorsqu'elles ne peuvent atteindre que moi; eh bien, cette fortune dont j'avais fait le sacrifice à notre bonheur commun, je l'ai regrettée lorsque j'ai songé qu'elle m'eût si puis- samment aidée à l'assurer une existence digne de ton nom^ digne de ton rang. Encore un fois, ne suppose pas que je te condamne, que je t'accuse, que je te maudisse, mon Louis toujours aimé! je ne te fais qu'un reproche, celui de m'avoir laissée apprendre d'une bouche étrangère un secret qui m'appartenait à tant de titres.

A mon tour, je te le jure, Emma, lorsque j'ai dit oui, ta pensée dominait toutes les autres; te voyant perdue pour moi, éternellement condamnée à ces galères du travail pour lesquelles tu étais si peu faite, j'ai voulu t'y soustraire.

Je te crois, pauvre cher enfant, je veux te croire ; mais il s'agit avant tout d'assurer ton bonheur sur des bases sérieuses et solides. Pourquoi as-tu douté de moi ? L'œil d'une femme qui aime est autrement clairvoyant que celui d'un homme. Je me fusse assu- rée que, dans ce que tu as accepté, tu trouveras toutes les garanties de félicité que je désire pour loi. Enfin celle qui t'est destinée est jeune, m'a-t-on dit; elle doit-être pure; elle t'aimera, dit Emma d'une

22/i LA MARQUISE D*ESCOMAN

voix à peine distincte; je demanderai è Dieu de faire passer mon amour pour toi dans son âme.

Mais toi, mais toi, Emma ?

Pourquoi t'en occuper? répondit la marquise en pliant malgré elle sous le poids de la croix qu'elle avait voulu porter ; qu'importe ce que devient le ca- davre lorsque Tâme arompu les liens qui l'attachaient à lui?

Louis de Fontanieu fut épouvanté du décourage- ment et de Tamertume dont ces paroles étaient em- preintes; il éprouva un sincère remords; il fut pris d'une vive compassion pour la femme qu'il avait tant aimée.

Ne parle pas ainsi ! s'écria-t-il ; non, ma richesse, mon ambition , mon égoïsme ne peuvent te coûter la vie, à toi qui m'as déjà tant donné. J'oublie tout, je renonce à tout. Viens, partons plutôt. Te souviens-tu combien nous étions heureux au Clos-béni? Cher- chons un asile semblable à celui-là, loin de Paris, je me suis perdu, plus modeste encore que le pre- mier; mais qu'importe! je travaillerai de mes mains, de mes mains je fouillerai la terre, je saurai, comme toi, conquérir les glorieux stigmates du travail. Tout sera possible, je lu sens, lorsque tu évoques dans mon âme cette affreuse pensée de ta mort. Non, non, mon Emma, je ne veux pas que tu meures pour moi, je ne veux plus que tu souffres!

Il prit de ses deux mains la tête de la jeune femme, il l'abaissa vers la sienne et, une fois encore, leurs lèvres se rencontrèrent.

LA MARQUISE d'eSCOMAN 225

A l'eipression de son regard, à Taccent de sa voix, Emma put juger qu'en ce moment le pauvre Louis de Fontanieu était sincère.

Elle sentit sourdre dans son âme la suprême tenta- tion d'essayer une dernière épreuve; mais, api es tant de déceptions, le courage lui manquait pour s'y résoudre; la lutte l'épouvantait plus que la mort; elle refoula cette pensée; elle chercha de nouvelles forces dans son âme défaillante et essaya de changer en un sourire la douloureuse crispation de ses lèvres.

Enfant! dit-elle à son amant, qui te parle de mourir? Ne dois -je pas vivre et vivre heureuse, au contraire, lorsque je te saurai heureux, riche et con- sidéré? Si je te disque mon âme quittera mon corps, c'est que, quoi qu'il arrive, quoi que tu deviennes, il me semble que rien ne pourra l'empêcher de tra- verser l'espace et de te suivre. Tu as raison, il faudra quitter Paris, plein de dangers trop grands pour ta faiblesse, te réfugier à la campagne, non pas avec moi, mon pauvre Louis, mais avec celle que, devant Dieu et les hommes, tu pourras nommer ta com- pagne.

Emma, ne prononce pas ce mot ! ma tête s'é- gare! Mon Dieu, pour la première lois, je jette les yeux sur l'épouvantable abîme nous nous trou- vons. Mais toi, reprit-il avec angoisse, que devien- drais-tu 7

Moi, reprit M™« d'Escoman avec un geste de sublime confiance et en montrant le ciel, je prierai.

Louis de Fontanieu lui répondit par de nouveaux

T. II. 13.

226 LA MARQmSS D'SSCQMAIf

transports et de nouvelles exclamations de désesppir ; son accablement était tel, qu'Emma dut donner cet étrange spectacle de la maîtresse encourageant son amant à Tabandonner, le fortifiant contre ses propres remords; elle le fit avec tant d'abandon et d'oubli de ses tortures personnelles, qu'elle réussit à ramener un peu de calme dans l'àme du jeune homme; et alors, et malgré les terribles secousses que chacune des pensées qu'elle évoquait donnait à son cœur, elle chercha à imprimer une tournure seulement amicale à la causerie; elle interrogea Louis de Fontanieu sur sa future, sur la famille de celle-ci, sur les circonstan- ces qui la lui avaient fait connaître, sur l'opinion que Mme (ie Fontanieu, sa mère, avs^it d'eltey-fi'efforçant par-dessus tout de parattre indifférente dqt>g ce qui l'intéressait si vivement.

Elle remarqua avec surprise qu'il éprouvait un certain embarras à lui répondre ; elle vit en même temps que les yeux de son amant se portaient avec inquiétude sur l'horloge, dont Taiguille marquait neuf heures.

Un froid mortel passa dans ses veines ; elle avait compris qu'on attendait Louis de Fontanieu, elle avait compris qui l'attendait.

Elle respira bruyamment, longuement, comme le malheureux qui est resté longtemps privé d'air; elle étouffait, elle croyait que ses artères allaient briser leur enveloppe. Ce ne fut qu'après un assez long in- tervalle qu'elle redevint assez maîtresse d'elle-même pour pouvoir dire à Louis de Fontanieu qu'elle se

I.A HABQUISE d'ESGOMAN 227

sentait fatiguée de tant d'émotions, qu'elle désirait prendre un peu de repos, qu'il pouvait accomplir sa promenade de chaque soir,

Louis de Fontanieu Tembrassa, lui dit tendrement : « Au revoir I t> et sortit.

Elle écouta anxieusement le bruit de ses pas dans Tescalier ; hors de sa présence, elle avait cessé de comprimer son cœur, et la révolte de celui-ci allait commencer ; chacun de ces retentissements du bois vibrait dans sa poitrine; elle éprouvait de poignantes tentations de courir à celui qui s'éloignait, de le rap- peler, de lui demander grâce, d'implorer sa pitié.

La porte du rez-de-chaussée se referma avec un grincement qui lui sembla sinistre, elle succomba à ses angoisses; elle se précipita vers la fenêtre, l'ouvrit, jeta le nom de Louis dans l'espace avec i|n acçeyat déchirant; il se perdit dapsle fracas des voitures; elle se pencha en dehors pour voir si elle n'aperce- vrait pas*son amant ; la nuit enveloppait la rue dans ses ombres : elle n'y sut rien distinguer.

Elle put alors mesurer l'inanité des résolutions qu'elle avait crues si bien arrêtées, et comprendre que la volonté pouvait être impuissante vi»rà-vis de certains sentiments. La réaction fut violente : il lui semblait qu'elle sortît d'un songe; que, pendant son sommeil, elle avait été frappée de quelque affreux désastre. Elle se demanda s'il était possible qu'elle eût renoncé à celui qui était son bien, dont l'amour lui coûtait si cher, et elle se répondit que cela n'était pas, que Dieu lui-même ne pouvait vouloir une tele

228 LA MARQUISE d'eSCOMAN

monstruosité. Sa passion, qui était restée douce et tendre dans ses emportements, ressuscita avec des ardeurs étranges, inconnues, qui Tépouvantaient et auxquelles cependant elle cédait. En songeant que celui dont elle avait reçu les serments était peut- être en ce moment aux pieds d'une autre femme, elle se sentit prise d'une haine furieuse contre cette femme, elle qui jadis n'avait pu Ijaïr même son pre- mier bourreau ; elle eut des imprécations folles, des emportements frénétiques, à la suite desquels elle se tordait les bras avec désespoir, faisant appel à la compassion d'elle et de lui. Puis elle entra dans un autre ordre d'idées : elle pensa que celui qu'elle venait de maudire, peut-être elle ne le reverrait plus, qu'il l'avait embrassée pour la dernière fois, qu'il pressen- tirait ce qui se passait en ce moment dans l'âme de sa maîtresse, qu'il ne reviendrait pas chercher d'inu- tiles tourments auprès d'elle, que Tadieu qu'elle avait reçu était tout ce qu'elle aurait de lui désor- mais , cette idée rétablit l'ordre moral dans ses sen- timents, elle pleura abondamment, et son courroux, ses pensées mauvaises s'en allèrent avec ses larmes; ses tendresses infinies restèrent seules. Elle se mit à rassembler ce qui allait lui rester de son amant, avec ce culte pieux de la mère qui réunit ce que la mort lui laisse d'un enfant adoré; c'étaient des lettres, une bague, quelques bagatelles, fragiles souvenirs des jours de bonheur non moins fragile; elle les prit, elle les pressa sur sa poitrine, elle les couvrit de ses baisers ; il lui semblait qu'ils eussent conservé une

LA MARQUISE d'eSGOMAN ^29

émanation, un souffle de celui qu'elle amait et que, par eux, elle communiquât encore avec lui.

Il y avait un objet qui lui était cher entre tous, c'était la pièce d'or qu'elle avait donnée à Louis de Fontanieu, le jour elle l'avait rencontré pour la première fois, et qui, le lendemain, avait été pour lui un si heureux talisman ; elle l'avait entourée de ses cheveux et l'avait placée dans un médaillon qu'autrefois Louis de Fontanieu et elle portaient lour à tour suspendu à leur cou, mais qui, depuis que les beaux jours de leurs amours étaient finis, restait accroché à la cheminée et dont pourtant, dans les plus grandes détresses, elle avait hésité à se séparer.

Ette alla le prendre et le porta à ses lèvres. Tout à coup, elle poussa un cri de surprise : elle venait de s'apercevoir que le médaillon était vide.

Elle crût rêver, elle crut que sa raison lui échap- pait, et, machinalement, sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, elle se mit à chercher de tous côtés la pièce d'or qui lui était doublement précieuse.

En ce moment, un pas lourd retentit sur l'escalier; la porte s'ouvrit et Suzanne parut sur le seuil.

Emma était tellement hors d'elle-même, qu'elle ne remarqua pas sur la gouvernante un attirail qui révélait le mystère des fonctions qu'elle dissimulait avec tant de soin. Suzanne, coiffée d'un affreux ma- dras rabattu sur ses yeux, avait devant elle un éven- taire couvert de branches d'if, sur lesquelles restaient

230 HARQmSB d'escouan

quelques fleurs, à son bras un panier se trou- vaient encore trois ou quatre bouquets. , Tous les soirs, la pauvre vieille faisait le métier de bouquetière des rues; c'était le seul moyen qu'elle eût trouvé pour alléger la détresse de ceux qu'elle aimait, sans pour cela les priver de ses soins et de ses services. Emma courut au-devant d'elle.

Ma pièce d'or I la pièce d'or qui était dans le médaillon! Suzanne, qu'as-tu fait de ma pièce d'or?

Je te la rapporte, mon enfant, dit la gouver- nante en la jetant sur son éventair^*

Emma'la saisit avec transport,

Tu ne me demandes pas comment il se fait qu'elle se trouve entre paes mains?

Emma regarda sa vieille nourrice avec stupeur ; alors elle s'aperçut que les joues de la bonne femme étaient marbrées de plaques violettes, ce qui était chez elle le signe. d'une profonde émotion, et qu'elles étaient tout humides.

Parle 1 parle 1 s'écria M™® d'Escoman.

Eh bien, cette pièce d'or, qui, dès tantôt, avait été enlevée du médaillon, et que je ne pouvais man- quer de reconnaître, parce qu'un trou a été percé au-dessus de la tête du roi Charles X, qu'elle repré- sente, c'est lui qui me l'a donnée.

Lui ?

Oui, lui, pour payer deux bouquets qu'il s'est empressé de porter chez M^o Marguerite.

Chez MWo Marguerite 1 Oh ! ce n'est pas pos*-

LA MARQUISE d'ESCOMAN 2S1

sible.., tu te trompes, Suzanne!.., Cette femme?... Non, non, cela n'est pas !

Si, cela est! Celui-là est pire que l'autre, vois- tu ! L'autre avait tous les vices de Satan ; mais celui- en a un qui les dépasse tous : la lâcheté. Gela est, te dis-je ! tu ne peux plus, tu ne dois plus l'aimer. Oh ! ce n'est pas Suzanne que l'on trompe... Lors- qu'il a jeté cette pièce d'or sur mon éventaire, lors- que j'ai vu que c'était celle qui devait lui être si sacrée, je l'ai suivi, des magasins il a fait d'autres emplettes jusqu'à l'hôtel de celle fille ; je l'ai vu monter l'escalier ses deux paquets de fleurs à la main. Il y avait longtemps que je savais qu'il y re- tournait, je voulais te le cacher... mais cela comblait la mesure, et je me suis dit que je parlerais à pré- sent; que cet amour odieux, je pouvais te donner une arme pour le combattre, celle du mépris: il n'y- aura que moi en ce monde qui t'aurai aimée comme tu méritais de l'être... Viens! viens I cet homme te vendrait peut-être un jour, comme il a vendu ton souvenir.

Depuis longtemps, Emma n'écoutait plus sa vieille amie ; dès les premiers mots qu'avait prononcés Su- zanne, la pièce dor avait glissé des doigts delà jeune femme et roulé sur le carreau. Elle-même s'était laissée tomber à genoux et demeurait dans cette attitude muette, immobile, inerte, écrasée par cette révélation.

Suzanne la prit dans ses bras ; mais, aussitôt qu elle l'eut touchée, la marquise sortit de son engourdis-

232 LA MARQxnsE d'escoman

sèment, et, se dégageant de l'étreinte de la gou- vernante :

Partons I partons! s*écria-t-elle. J'ai trop peur, si je le revoyais, de le haïr.

Elle s'élança au dehors, sans regarder derrière elle, et se mit à courir dans la rue avec tant de rapidité, qu'au deuxième carrefour, Suzanne l'avait perdue de vue.

iV)

La femme propose.

Les Égéries sont devenues effroyablement com- munes aujourd'hui.

On prétend traiter cavalièrement les amours, et jamais on ne leur a accordé la sérieuse importance qu'on leur attribue maintenant.

A une époque tout se chiffre, Ton ne jette son argent par la fenêtre que lorsque Ton a dans la rue un compère pour le ramasser, il était impossible qu'il en fût autrement. On donne mille écus par mois à une courtisane; si Ton ne recevait d'elle que du plaisir, la balance serait difficile à établir ; on con- sent à prendre autre chose pour solde de compte : les jeunes, les satisfactions de l'amour-propre; les vieui, des consultations.

234 l'A MARQUISE d'eSCOMAN

Nombre de gens graves, intelligents même, don- nent à leur maîtresse* voix au chapitre se délibè- rent les affaires privées, voire celles de la chose pu- blique. Entre deux draps, ces dames sont appelées à fournir leuravis ; elles étonnent toujours par les fortes considérations dont elles étayent leur opinion. De- puis cinquante ans, elles sont généralement deve- nues de puissantes théoriciennes ; elles votent, et ce vote à distance, mais in articuJo amoris^ a presque toujours le poids et la valeur d'un vote présidentiel.

C'est ainsi que peu à peu elles sont devenues pour les familles ce qu'était l'inquisition d'État pour Venise.

Dans ce rôle qu'on leur a laissé prendre, ce qu'elles ont le plus largement exploité, c'a été la spéculation matrimoniale, pour laquelle elles avaient naturelle- ment des affinités toutes spéciales.' Nous disons ex- ploité avec intention , nous gardant bien d'accuser ces dames de sols désintéressements. Cependant, nous voulons aussi le reconnaître, il est des cas la prime d'usage, en, semblables circonstances, ne se solde pas en espèces sonnantes; mais le diable n'y perd rien d'ordinaire.

C'était Marguerite, c'était la ci-devant grisette de Châteaudun qui avait ménagé à Louis de Fontanieu l'union très-légitime dont il a été question au cha- pitre précédent, union dont l'effet principal était de rendre le jeune homme propriétaire de quelque chose comme un million.

C'était à la perspective de ce brillant mariage

LA lURQUISE d'eSCSOMAN 235

qu'elle faisait allusion lorsque nous l'avons entendue supplier son ancien amant de ne pas indisposer contre lui, en plaidant la cause de M"*® d'Escoman, le pro- tecteur auquel déjà elle devait son opulence,

Marguerite ne se trouvait pas suffisamment vengée par l'abandon moral, par la misère, contre lesquels elle savait que se débattait Emma. Enlever à sa ci- devant rivale Tamantque celle-ci lui avait enlevé, lui semblait seulement pouvoir rétablir entre elles l'éga- lité de griefs. Ce résultat lui eût été facile si elle eût voulu le tenter pour son propre compte; mais Louis de Fontanieu avait des préjugés, des idées absolues, des aspirations despotiques qui lui semblaient daur gereusespour sa situation; le titre de coadjuteur, le seul qu'elle eût voulu lui concéder, elle craignait qu'il ne s'en contentât pas, et un an de la bienheu- reuse indépendance de la femme entretenue, un an de splendide opulence lui avait appris la valeur de Tune et de l'autre ; elle était devenue stratégisle en amour et calculatrice eu finances, elle ne voulait rien compromettre.

Les financiers sont les seuls, peut-être, dans la caste desquels les traditions, des hommes de plaisirs du siècle dernier se soient perpétués d'une façon ab- solue. Né banquier, M. Yerdières avait, dès sa jeu- nesse, fait de fréquents voyages au pays des amours interlopes. Entre autres souvenirs qu'il en avait rap- portés, était une fille à laquelle, en guise de nom, il voulait donner une de ces dots fabuleuses dont les enfants adultères des princes du sang avaient jadis

1236 LA MARQUISE d'eSCOMAN

le privilège, une dot qui faisait rage, de la rue du Cherche-Midi à celle de la Chaussée-d'Antin.

M. Ver(Jières était trop de son état pour ne p^s se vanter de sa belle action 'k Marguerite ; celle-ci avait va une occasion merveilleuse de placer son Fontanieu et de porter le coup de grâce à M™« d'Escoman, elle s'était empressée de la saisir.

Quelques mauvaises langues avaient glissé dans Toreillé du banquier que Marguerite et le gentil- homme ravivaient peut-être les souvenirs de leur passé, et la proposition que lui faisait sa maîtresse lui sembla répondre si péremptoirement à ces inju- rieuses insinuations, qu'il l'accueillit avec enthou- siasme.

Restait à décider Louis de Fontanieu, en. dehors duquel ce petit prologue avait été composa.

Il y a toujours, dans la vie d'un homme, une heure il sera disposé à commettre une méchante action, Marguerite devait espérer la trouver chez Louis de Fontanieu ; elle la guetta cette heure, avec la patience que le chat déploie lorsqu'il veut saisir une souris.

Louis de Fontanieu était tout à elle; le feu des désirs dont il était dévoré brillait dans ses yeux; Marguerite avait à la fois à les amortir et à les per- pétuer, et elle sentait cependant que, malgré l'em- pire qu'elle exerçait sur lui, il lui serait difficile de l'amener à une résolution énergique si elle la sollici- tait brusquement.

Elle prépara le terrain avec une combinaison sa- vante de deux sentiments bien différents.

MAROUISE D*ESGOMÂN 237

Ella cessa tout à coup d'attaquer Emma, elle la plaignit; elle eut de superbes attendrissements sur la misère de la pauvre femme, des homélies pathé- tiques sur la fragilité des destinées humaines. Elle ne rejeta pas brutalement sur Louis de Fontanieu la responsabilité du malheur de sa maltresse; mais elle lui donna à entendre qu'il avait des torts, qu'il était bien triste qu'il ne trouvât pas le courage de forcer M"»» d'Escoman à être heureuse en conquérant pour elle les biens dont elle s'était privée pour lui.

C'était à ce moment même que Ton vendait, pour manger, quelques misérables joyaux rue de la Pé- pinière.

Ce contraste, entre la réalité et ses constantes pensées l'attrista tellement, que Marguerite s'en aper- çut ; elle û'eut pas de peine à lui arracher son secret; elle jugea que c'était le moment de frapper le grand coup ; elle n'hésita pas. Quelques paroles menteuses, quelques larmes triomphèrent de ses répugnances. Marguerite fit scintiller à ses yeux une cascade de billets de banque, elle l'enivra. Séance tenante, elle lui fit demander à M. Verdi^res la main de sa fiUe^ que celui-ci lui accorda.

Voilà en était la situation. Marguerite était si pressée de jouir de sa victoire, qu'elle eût pu la compromettre. C'était elle qui avait fait à la lin- gère la commande d'un prétendu trousseau dont elle exigeait que l'on confiât la confection à l'ou- vrière qu'on appelait M™® Louis. A son gré, la pauvre femme ne pouvait trop tôt pleurer.

238 LA MARQUISE d'eSGOMAN

Cepeûdanl Louis de Fontanieu n'avait pas vu sa fu- ture ; Tenlrevue était fixée au soir même. Il n'avait pas l'agrément de sa mère; il avait écrit àM^^de Fontanién ; celle-ci ne lui avait pas encore répondu.

Les positions fausses donnent le vertige ; de quel- que côté que Louis de Fontanieu jetât les yeux, il voyait un abîme ; il allait en avant pour n'y pas tom- ber. 11 avait bien pensé à consulter le chevalier de Monglat, mais il redoutait les sarcasmes du vieux gentilhomme.

Le matin de l'entrevue, d'infiniment petites causes l'avaient endurci dans sa résolution. Il avait chez Marguerite ses petites entrées ; peu importait la te- nue, mais, pour une circonstance aussi solennelle, un tel laisser aller était impossible. Pendant l'absence d'Emma, il avait passé la revue de sa toilette; il s'était aperçu qu'il manquait de ces objets qui sont à un homme comme il faut ce que la coiffe de métal qui en couvre le bouchon est à une bouteille de vin de Champagne.

il n'avait pas une obole.

Manquer lin million, faute d'une paire de gants ! cela lui semblait à la fois absurde et horrible; si horrible^ que cette précaution étouffa des remords qui, d^uis que te mariage avait été décidé entre son futur beau-père , Marguerite et lui , ne lais- saient pas de traverser de temps en temps son âme.

11 chercha si quel<ïlre ^îhose ne lui lestait pas dont

LA MARQUISE d'ESGOMAN 289

il pût se faire ressource en cette circonstance su- prême.

La pièce d'or, le premier don de M™® d'Escoman, était le seul objet de quelque valeur qui eût survécu au naufrage.

11 détacha le médaillon, l'ouvrit et hésita.

Mais son cœur était devenu insensible aux infinies délicatesses du sentiment qui font respecter les reli- . ques. Tout désordre produit un abaissement moral. 11 ne songeait pas à la foi supertilieuse qu'il avait jadis attachée à ce talisman, au hasard qui avait si miraculeusement justifié sa croyance, au prix qu'Emma pouvait attacher à ce qu'il le conservât. C'était un morceau d'or, rien de plus. En vertu de la probité stricte, il calculait s'il était bien à lui. 11 se rappela que, dès le premier jour de leur liaison, dans l'auberge de Longumeau, en échange de cette pièce qu'Emma avait voulu attacher à son cou, il lui en avait remis une de la même valeur. Alors ses scru- pules disparurent; il la tira de son châssis de verre et il eut un sourire en spngeant qu'après lui avoir la vie, il allait peut-être encore lui devoir la fortune.

On sait le reste et comment, sans reconnaître Su- zanne, il avait payé avec la pièce deux bouquets, l'un destiné à Marguerite, l'autre à la Jeune fille dont la rusée courtisane prétendait qu'il fît sa femme.

Malgré la fortune qui lui était destinée, la fille du baron Yerdières appartenait nettement à cette caté- gorie de la société qui se trouve parfaitement définie par la dénominaticMa de demi-monde^ lequel se com-

22|0 LA MARQUISE d'eSCOBCAN

pose d'individus déclassés par une faute de ceux que flétrit une tache originelle, et enfin de vieilles pécheresses auxquelles une position exceptionnelle impose une certaine réserve, qui, forcées de ramas- ser leur bonnet pour cacher leurs cheveux grison- nants, ne peuvent plus hanter celles dont le couvre- chef continue de voyager toujours dans les airs.

La mère de cette jeune personne était de ces dernières. H avait fallu employer toutes les ressources de la diplomatie pour la décider à permettre que l'entrevue des deux jeunes gens eût lieu chez Mar- guerite. En cette circonstance, sa pruderie se ren- forçait de la haine naturelle de la vieille femme contre la jeune, de l'ancienne maîtresse contre la nouvelle.

Louis de Fonianieu trouva Marguerite fort perplexe. Le baron Verdières lui avait promis de dîner, ce jour-là, avec elle, et, bien que ce dîner fût prêt dès six heures du soir, bien que sa présence fût indis- pensable, il n'était pas encore arrivé. Marguerite ne connaissait pas le tiers des personnes qui remplis- saient son salon ; la mère de la future ayant large- ment usé de la licence que lui avait accordée le baron d'inviter qui bon lui semblerait dans cette maison où, en dépit de la présence de la titulaire actuelle, l'ancienne maîtresse se considérait un peu comme ~ chez elle. Il en résultait pour celle-là une gêne qu'elle avait peine à dissimuler.

Gela jeta un peu de froid sur la présentation.

Louis de Fontanieu n'était pas, du reste, dans une situation d'esprit assez nette pour y jouer un rôle

LA MARQUISE d'eSCOMAN 2^

bien chaleureux. Par une de ces étranges contradic- tions de sa nature, à mesure qu'il avançait vers la réalisation du projet auquel il avait souscrit, les sen- timents qu'il croyait morts se réveillaient dans son âme et l'image de M™® d'Escoman, reprenant de son ancien empire, y jetait le trouble et le remords.

Jusque-là, Timpossibilité de retourner en arrière, l'opiniâtreté du faible lui avaient inspiré une certaine fermeté; mais, à mesure que sa résolution prenait le caractère du fait accompli, elle chancelait, ses avan- tages se perdaient dans Tombre, ses inconvénients prenaient forme et valeur; Timagination de Louis anticipait sur les regrets ; il y avait un tel chaos ^ d'idées dans son cerveau, qu'il chancelait comme un homme ivre, lorsque, donnant la main à Marguerite, il entra dans le cercle au milieu duquel était assise la fille du baron Yerdières.

C'était une jeune fille de vingt ans, ni belle ni laide, comme il convient à une héritière. Dans ses traits juvéniles, on sentait déjà l'influence de l'atmosphère délétère dans laquelle elle avait vécu. Sur son visage, malgré le rouge et le blanc dont il était rehaussé, on devinait la pâleur morbide des chlorotiques; ses yeux, sous les enluminures destinées à en augmen- ter l'éclat , conservaient l'atonie qui leur était parti- culière.

Louis de Fontanieu lui donna à peine un coup d'œil. Depuis quelques minutes, ses pensées s'étaient fixées au-dessus des épaules des femmes qui l'entou- raient ; il venait d'apercevoir la physionomie sarcas-

T. II. 14

262 LA MARQUISE d'ESCOMAN

tique et railleuse du chevalier de Monglat, et, pour lui , cette (Igure personnifiait le passé. Il se dégagea de ceux qui Tentouraient, et le chercha dans le salon.

Le vieux gentilhomme était appuyé contre le chambranle de la porte d'entrée. Il regardait avec une expression toute philosophique la brillante cohue qui remplissait les salons de Marguerite.

Louis de Fontanieu lui tendit la main ; le chevalier la serra sans affectation aucune, ni de déplaisir ni de satisfaction.

Oue diable disait-on donc qu'il n'y a plus de noblesse en France ? dit M. de Monlglat à son jeune ami; depuis une demi-heure que je suis là, le moindre ou la moindre que j'aie entendu annoncer par ce laquais avait droit aii tortil de baron. Savez- vous, cher, que je regrette de rt'avoir pas pris par anticipation ce titre de comte dont je ne voulais d'affubler que lorsque j'aurais quelqu'un avec qui le partager? Je me trouve tout honteux de ma petite qualité, à côté de ces grosses aristocraties.

Le jeune homme rougit jusqu'au blanc des yeux. Le chevalier ne parut pas s'en apercevoir. Il continua la conversation sur le même ton d'ihdifférence; il parla des courses de chevaux, de la politique, de l'absence du marquis d'Escottiân qu'il s'étonnait de ne pas voir chez Marguerite, de tout, excepté du mariage de Louis de Fontanieu.

i]îelui-ci l'écoutait avec une impatience qu'il ne savait pas déguiser; il n'espérait pas avoir l'appro- bation du chevalier; il pressentait son opmion, et

^A MARQUISE d'ESQOMAN 243

cependant le besoip qu'il éprouvait d'entendre parler de celle qui Tocçupait et de se jqstifier, autant aux yeux de M. de Montglat qu'aux siens propres, le poussait à forcer le vieux gentilhomme de rompre le silence,

•rr-Èi quand failes-vous comme moi, chevalier? dit- il en affectant l'insouciance.

Ehl répliqua celui-ci ^ j'ai assez d'années de plqs que vous pour que vous ne vons étonniez point que je ne marche pas aussi vite.

Le jeune homme hésita, puis il reprit d'une voix étranglée ;

Que vous semble de ma résolution, Monglat? l'approuvez- yous?.

Le chevalier sourit et ne répondit pas,

Pourquoi ce sourire! pourquoi me refuser vos conseils, aujourd'hui que plus que jadis j'en ai be^ soin?

Mon cher Fontanieu , si vous aviez attaché le moindre prix à mon opinion, ne fussiez-vous pas venu la chercher plus tôt? Il me reste trop peu de temps à vivre pour le dépenser aussi inutilement. Enfin, et c'est le dernier point de m;^ réponse trilo-? gique, lorsque je sèine, c'est pour recueillir. Êtes- vous .content?

La réserve dans laquelle M. de Montglat voulait se renfermer ne découragea pas Louis de Fontanieu; sa volonté chancelait ; il cherchait un appui , il se cramponnait à cette main amie pour qu'elle vînt en aide à sa débilité. 11 essaya de convaincre le chevalier

2kh LA MARQUISE D*ESCOMAN

qu'en acceptant la fortune qui lui (^tait offerte, il n'avait qu'un but, celui de soustraire Emma aux conséquences de leur affreuse situation ; il essaya de donner à sa faiblesse un vernis d'héroïsme.

Et vous croyez vraiment, dit son interlocuteur en l'interrompant, que M™» la marquise d'Escoman acceptera ce qui viendra de M"« Million? Vous m'étonnez , et je ne la croyais pas de ce caractère.

Enfin, dit Louis de Fontanieu en terminant et comme s'il eût réservé pour le dernier un argument qu'il croyait décisif, je ne fais, mon cher chevalier, que ce que je vous ai entendu projeter pour vous- même.

Oh! point de comparaison, mon jeune ami, répliqua celui-ci ; plusieurs fois déjà je vous ai expliqué que je constituais une exception qui échap- pait à la loi commune. Je ne suis plus un homme^ moi , je suis un vice; le diable m'offrirait sa main, que j'accepterais sa main, et que les gens sensés trouveraient que je n'étais pas dénué de raisons pour le faire; mais, à vingt-cinq ans, lorsque j'avais le mousquet de soldat pour ressource, la vie de soudard en perspective, ah ! monsieur, ce n'eût pas été pour un million que j'eusse oublié que j'avais l'honneur d'être gentilhomme.

Louis de Fontanieu courba la tête sous la sévérité de ces paroles.

En vérité, reprit M. de Monglat, vous me faites oublier ma résolution de me taire ; voilà vingt bonnes minutes que vous vous pendez à la ficelle pour rece-

LA MARQUISE D*£SCOMAN 245

voir un seau d*eau sur la tête, comme on fait dans nos campagnes; ne vous eu prenez qu'à vous si vous êtes éclaboussé.

Je croyais, chevalier, que l'amitié dont vous avez bien voulu m'honorer me donnait le droit de recevoir de vous des conseils.

Des conseils? Par exception, je vous en ai donné parce que j'avais pressenti votre faiblesse et que je croyais que, si vous n'étiez pas fortement épaulé dans la vie, cette faiblesse ternirait toutes vos bril- lantes qualités. Vous ne m'avez point écouté, et je ne me suis pas trompé. Vous n'avez pu dominer vos passions, vous en êtes le jouet, vous les subissez sans avoir, comme moi, la force de vous en servir. Vous avez cru aux promesses de votre imagination ; vous avez vécu dans le pays des songes; vous apprendrez à vos dépens le réalisme de l'exislence. Malgré mes vices, j'ai pu rester quelque peu honoré ; avec les défaillances de votre cœur, il vous sera difficile de demeurer quelque peu honorable. Quoi qu'il arrive quoi qu'on fasse, vous êtes perdu, destiné à vous noyer dans un seau d'eau, et vous n'excitez plus en moi que cet intérêt banal que l'on accorde à un joueur pour lequel on ne parie pas.

Chevalier, ne me condamnez pas encore I s'écria Louis de Fontanieu,

En ce moment, on venait d'avertir que le souper était servi, et Marguerite faisait signe au jeune homme d'avoir à venir offrir son bras à la fille de M. Verdières pour passer dans la salle à manger.

T. H. ' 14.

2!i6 LA MARQUISE d'ESGOBIAN

Il hésitait; un combat suprême se livrait dans son ftme, entre le sentiment ce Thonneup, que f^a con« versation avec M. de Mont çlat avait réveillé enfin, et les difficultés de sa situatit n.

Marguerite, les sourcil^ froncés, regardait avec colère le chevalier, auquel elle attribuait ce change- ment subit qu'elle remarq lait dans la physionomie du jeune homme.

Tout à coup, celui-ci se sentit vivement saisi par le bras'; il se retourna et a) erçut Su3;anne, qui, prcN fîtant du moment les domestiques étaient dans la salle à manger, et se précipitant entre le valet qui venait d'annoncer et M. deMontglat, faisait irruption dans le salon.

La vieille femme, avec ses vêtements souillés de boue, ses cheveux épars, ses yeux hagards, ses lèvres écumantes, fit l'effet d'un spectre^ à la brillante as-- semblée.

est^elle? est^elle? s'écria Suzanne en secouant violemment Louis de Fontanieu.

Celui-ci devint livide ; il avait compris que c'était d'Emma qu'il s'agissait. Il entrevit une horrible ca-r tastrophe.

Jetez cette folle à la porte 1 dit Marguerite, qui avait parfaitement reconnu la gouvernante de Mme d'Escoman.

Mais la vieille nourrice ne l'écoutait pas, elle ne voyait rien que Louis de Fontanieu.

« est mon enfant? lui dit-elle. Elle est mortel niorle pour toi ! tandis que, dans une fête, tu étais

LA MARQUISE d'eSCOBIAN 247

joyeux et souriant aux pieds de cette niisérable J Mais lâche, lâche que tu esl tu ne connais donc pas les remords? Que ne puis-je te donner les miens!,.. Oui, cet ange de pureté, de vertus, c'est moi qui Tai poussée à ce crime, je Tavoue devant tous, je Fai précipiloc dans ses bras. Je croyais la sauver et jel'ai perdue; je Taurai tuée comme lui, mon enfant, ma pauvre enfant ; j'aurai tué mon enfant !

Et, de la main qui lui restait libre, Suzanne se frappait le visage et la poitrine.

Mon Dieu ! si Ton savait la trouver, peut-î- étre arriverait-on à temps! Un mot de lui, et elle vivrait I... Mais non, elle est morte! j'ai couru le long des quais, et, en regardant la rivière^ il m'a semblé que quelque chose me disait : Elle egt I p Mais tu ne jouiras pas de ton crime, tu viendras avec nous, lâche, dans l'enfer qui nous attend 1

En finissant ces mots, Suzanne saisit un petit cou- teau de bouquetière qui était resté à sa ceinture, et elle en porta un coup violent à Louis de Fontanieu. La lame déchira ses vêtements et lui effleura la poi- trine.

Tous les assistants poussèrent un cri; les femmes se cachèrent le visage dans leurs mains, et le cheva- lier de Moniglat arracha l'arme des doigts de Suzanne, qui la brandissait pour redoubler.

Arrêtez-la! arrêtez-la 1 criait Marguerite dans le paroxysme de la colère,

Que personne ne porte la main sur cette femme ! s'écria Louis de Fonlanieu eq se jetant entre

2li% LA MARQUISE D'eSCOBIAN

Suzanne et les domestiques qui s'avançaient pour la saisir; cette femme est dans son droit ; elle a dit vrai, je me suis conduit comme un lâche avec sa maîtresse.

Suzanne, épuisée par celte scène, était tombée sur le tapis ; elle y restait inerte, sans faire un mou- vement pour fuir, sans prononcer une parole ; seu- lement, ses membres tremblaient convulsivement et ses dents s'entre-choquaient.

Louis de Fontanieu la prit dans ses bras et essaya de la soulever.

Vous avez un autre devoir à remplir, lui dit M. de Montglat; laissez cette pauvre femme, je me charge d'elle.

Le jeune homme comprit.

Adieu I*fit-il au chevalier en s*élançant dans Tescalier.

Non, au revoirl répliqua celui-ci en lui serrant la main avec une énergique sympathie.

Si vous êtes pour quelque chose dans la sottise de noire ami, je ne vous en fais pas mon compliment, dit Marguerite à demi-voix au chevalier, pendant que deux domestiques portaient Suzanne dans le tiacre que celui-ci avait fait approcher.

Bahl cette sottise lui a déjà porté bonheur !

Que voulez-vous dire ?

Qu'elle lui a évité une déconvenue.,

Je ne vous comprends pas.

Celle de voir s'envoler le million au ^^moment il le croirait dans sa poche.

LA MARQUISE d'eSCOMâN 2^9

Et pourquoi ?

Parce qu'un ami de la famille Verdières vient de m'assurer que, ce ^oir, entre cinq heures et cinq heures et demie, le pauvre baron avait été frappé d'apoplexie foudroyante, et qu'il pourrait bien se faire qu'il eût oublié de laisser un testament,

Marguerite poussa un cri, fit tout ce qu'elle put pour s'évanouir à son tour; mais le chevalier, sans attendre qu'elle eût obtenu le résultat, sortit pour rejoindre Suzanne, après avoir fait à la maîtresse du logis le plus gracieux de ses saluts.

Louis de Fontanieu passa la nuit en recherches ; ces recherches, il les continua pendant plus d'un mois dans Paris, dans ses environs; mais, quoi qu'il fit, il lui fut impossible de retrouver trace delà mar- quise d'Escoman.

XVII

Comme quoi il ne faat pas ge fier aux vieillards.

Le baron Verdières avait fait un testament.

Après la nouvelle preuve que Louis de Fontanieu venait de lui fournir de ce qu'elle appelait l'incon- stance de son caractère, Marguerite se souciait assez peu que Topulent banquier eût ou non oublié sa fille naturelle dans ses dispositions ; mais elle attachait un grand prix à y figurer elle-même.

Ses espérances ne furent pas déçues.

Le protecteur avait tenu à se montrer aussi géné- reux après sa mort qu'il l'avait été pendant sa vie» Il avait fait une part à chacun des amours qui l'a- vaient embellie : comme dans le ciel, les derniers venus furent les mieux partagés. Le lot de Marguerite était splendide ; le baron lui laissait une somme assez

LA MARQUISE d'eSCOMAN 251

considérable pour assurer le bonheur d'une douzaine de familles.

Cependant Marguerite ne fut pas heureuse.

L'ambition ravait mordue au cœur ; la fatale soirée de la présentation lui avait laissé de désagréables souvenirs ; elle avait été ptx)îondément froissée de l'attitude tant soit peu méprisante de nombre de gens qu'elle avait abreuvés de ses sorbets et nourris de ses petits-fours.

A défaut d'esprit, Marguerite avait assez de saga- cité pour comprendre que, si peu scrupuleux que soit le monde, il lui faut encore un semblant d'hono- rabilité pour justifier sa conwdération ; que ce sem- blant d'honorabilité, pour le conquérir, il fallait d'abord ne plus s'appeler Marguerite Gélis : un nom , c'est tout un poëme.

Le phénix se brûlait pour renaître de ses cendres; les femmes de l'espèce de Marguerite se marient pour se régénérer. Le phénix y gagnait, dit-on, la jeunesse et le lustre éternel de son plumage; d'au- cuns prétendent que, si l'on a aisément compté ce que ces dames avaient perdu à se tremper dans cette fontaine de Jouvence, il n'a pas été aussi facile d'ap- précier ce qu'elles y avaient gagné.

Mais des exemples fameux ne dégoûtèrent point Marguerite ; elle voulait humilier à son tour ; il lui fallait un nom, un titre, des armoiries à ses voitures pour écraser ceux dont elle avait reçu des éclabous- sures ; elle était disposée à tout risquer pour les con-^ quérir.

252 LA MARQUISE D*ESGOMAN

Sa première pensée, nous devons lui rendre celle justice, fut pourThomme qu'elle avait aimé; mais on ne voyait plus Louis de Fontanieu. Pendant quel- que temps, on l'avait encore rencontré dans Paris, hâve, défait, affairé, si absorbé par ses pensées, qu'il ne reconnaissait personne. Puis, tout à coup, il avait disparu. On avait bien assuré à Marguerite qu'on l'avait vu se promenant dans la forêt de Saint-Ger- main, avec une vieille dame et une jeune fille. Mar- guerite avait pris plusieurs fois le pavillon Henri IV pour but de ses promenades; elle avait étalé sur la terrasse les atours, les crêpes, les voiles de veuve par lesquels elle témoignait de sa reconnaissance envers le généreux défunt; elle n'avait point aperçu l'amant de la marquise; elliB pensa qu'il avait retrouvé celle- ci, qu'ils faisaient une seconde édition de leur ber- gerie dans quelque'retraite ignorée; elle se promet- tait de sonder adroitement le chevalier de Monlglal, lorsqu'elle le verrait, pour aviser, s'il y avait lieu, car, malgré ses préoccupations personnelles, sa ran- cune n'était pas morte.

En attendant, elle réfléchit qu'à défaut d'un moine, l'abbaye ne pouvait chômer; elle ouvrit ses salons, et les prétendants accoururent en foule. Cependant, quoiqu'elle eût pris le plus grand soin d'écarter de ses invitations le personnel masculin ou féminin dont la présence eût pu donner à supposer qu'elle voulait reprendre de vieilles habitudes, elle s'aperçut tout de suite que ce n'était point à sa main qu'aspiraient les plu? empressés de ses adorateurs.

LA MARQUISE d'eSCOKAN 253

C'était un nouvel échec à son amour-propre ; U rirrita.

Les montagnes ne se déplaçant pas pour venir à elle, elle alla au-devant des montagnes. Celles-ci étaient, par malheur, d'une nature singulièrement récalcitrante : elles reculaient à mesure que Margue- rite avançait ; ou, si elles se montraient accommo- dantes, Marguerite reconnaissait que c'étaient des montagnes de carton, en d'autres termes, que les nobles chevaliers qui voulaient bien lui laisserprendre leur manteau pour couvre-pied étaient des chevaliers d'industrie.

A mesure qu'elle dévoilait ses prétentions, le vide se faisait autour d'elle ; les uns s'en étaient allés en se tenant les côtes, les autres en haussant les épaules; mais tous semblaient s'être donné le mot pour ne point revenir.

Marguerite était devenue unécueil et cotée comme telle sur la carte du Tendre de la galanterie pari- sienne.

Un soûr, elle était seule; elle réfléchissait aux in- convénients de son ambition; elle concluait que, si la solution continuait à se faire attendre, le ridicule, cette mort civile de la femme galante, allait la fouet- fer du bout de son aile, et, dans sa terreur de toute espèce de trépas, elle se demandait pourquoi, puis- que les Français avaient le goût si difficile, elle ne se rejetterait pas sur les étrangers, qu'elle avait pri- mitivement dédaignés; elle avait donc pris une carte d'Allemagne, et elle cherchait dans les villes d'eaux

T. n. iB

ibk " tA lURQmSE D*ESGOBiAN

de ce pays se pouvait trouver la mine de maris la plus féconde.

On annonça le chevalier de Montglat; Marguerite tressaillit, et Louis de Fontanieu lui revint en mé- moire.

Le chevalier n'avait plus les allures superbes que nous lui avons vues, le jour il exposait à la mar- quise d'Ëscoman et à son amant ses projets de con- quête ; il était sombre, quoique de fréquents éclairs protestassent contre Thumeur chagrine au npm du demi-siècle de joyeuse insouciance inscrit sur le front presque sans ride du vieux gentilhomme.

Il baisa presque respectueusement la main de Mar- guerite. M. Montglat était de cette époque où, quel- que méchante opinion qu'on eût pour celui qui le portait, on poussait jusqu'au scrupule la vénération . de Tuniforme.

Marguerite laissa la conversation débuter par les lieux communs ordinaires; puis elle la ramena adroi- tement sur Gh&teaudun, sur leurs anciennes connais- sances, sur M. le marquis d'Ëscoman, qui était de- meuré un de ses fidèles. De M. d'Ëscoman à madame^ la transition était toute naturelle.

Mais, si habilement creusée que fût la mine, avec un adversaire tel que le chevalier, il fallait s'attendre au camouflet. Marguerite reçut le sien en sarcasmes que le vieux gentilhomme ne lui épargna pas, lors- que, pour justifier sa curiosité, elle parla du vif in- térêt qu'elle portait aux pauvres amants. Elle en lut

* LA BfARQUiSE d'eSGOUIAN 255

pour ses frais de poudre et n'apprit rien de ce qu'elle désirait savoir.

Le chevalier annonça qu'il allait se retirer; malgré ce surcroît ajouté à ses précédents griefs contre lui, Marguerite était devenue trop diplomate pour ne pas lui tendre une seconde fois la main, pour ne pas l'engager à ne plus être aussi avare de ses visites,

Avec la meilleure volonté du monde, je ne saurais m'engager à revenir, dit M. de Montglat.

Pourquoi cela?

*— Tenez, répliqua le chevalier en présentant à Marguerite une carte sur laquelle à la suite de ces mots : le comte de Montglat^ qui firçnt tressaillir le cœur de la jeune femme, elle lut ces autres mots: pour prendre congé; voici ce que j'avais préparé pour remettre à votre concierge, dans le cas je n'au- rais pas été assez heureux pour vous rencontrer.

Vous êtes donc comte? fit en soupirant l'ex- grisette.

Vous me connaissez assez pour ne pas croire que je prendrais un titre que je n'aurais aucun droit de portfen

Et vous partez?

Sans doute,

Vous retournez à Chàteaudun?

Oh I que non pas 1 Je vais,., voyager*

En Allemagne peut-être?

Un peu plus loin.

Dites-moi où; j'ai, depuis vingt^quatre heures,

256 LA MARQUISE D*ESCOMAN *

des velléités de chaise de poste; peut-êlre me déci- derai-je à vous accompagner.

Je ne crois pas.

Parlez donc, chevalier ; j*ai une rancune contre les charades. Si le pays que vous allez visiter est gentil, j'irai avec vous, ma parole d'honneur. Voyous, s'y amuse-t-on?

Les uns prétendent qu'on y dort, et les autres qu'on y rêve. Je saurai cela demain.

Vous allez retrouver Louis de Fontanieu?

01) I le pauvre garçon! que dites-vous là? j'es- père bien pour lui que nous ne nous rencontrerons pas de sitôt je. vais.

Marguerite regarda le chevalier avec stupéfaction et épouvante; elle avait compris. Celui-ci éclata de rire.

Eh bien, oui, dit-iJ, je me brûle la cervelle de- main, entre onze heures et midi. Je suis enchanté que vous ayez mis le pistolet sur la gorge à ma con- fidence. Vous voilà forcée de songer à moi demain, à l'heure dite, et je vous jure, belle dame, que cette communauté d'idées adoucira singulièrement mes derniers moments.

Vous êtes fou !

Je demande à Dieu de l'être encore pendant douze heures,

Marguerite réfléchissait profondément.

Pardon, chère belle, dit M. de Montglat; mais j'ai encore trois dîners mangés à solder de trois cartes pareilles à la vôtre, et je ne voudrais pas laisser après moi la réputation d'un hoiy'me qui ne sait pas vivre*

U MARQUISE D*ESGOMAN 257

Chevalier de Montglat, dit brusquement la jeune femme, avez-vous quelque répugnance pour le ma- riage?

C'est selon.

Pour le mariage avec une femme riche?

J*ai travaillé toute ma vie à vaincre mes anti- pathies ; en pareil cas, je crois qu'elles lâcheraient pied,

Même si celte femme s'appelait Marguerite Gélis?

Pourquoi pas?

Eh bien, ne vous tuez pas, chevalier, voici ma main.

M. de Montglat ne parut ni étonné ni ému.

Ahl dit-il, c'est honteux à moi, homme d'ex- pédients, de n'avoir pas plus tôt songé que vous cherchiez un mari. Au fait, chère belle, vous n'au- riez su trouver un titre à meilleur marché; je suis bien forcé de vous l'avouer; j'ai soixante-sept ans, quelques dispQ3ilions à l'apoplexie, à laquelle vous êtes déjà si redevable, et, quoi qu'il en paraisse, peut-être n'est-ce pas moi qui fais la meilleure affaire, de vous et de moi, car il est bien entendu que l'un et l'autre nous ne voulons pas faire autre chose.

Marguerite inclina la tête en signe d'assentiment. M. de Montglat se leva et salua. M*i« Marguerite Gélis se leva et fit la révérence : tout était convenu. Cette résolution du vieux gentilhomme, pour être

258 LA IfARQUISB d'ESGOMAN

prise in extremis , ne souleva pas moins contre lui une réprobation -générale. Les amis que M. de Mont« glat avait à Paris se détournèrent de lui sans prendre la peine de dissimuler Taffectation qu'ils mettaient à réviter.

11 a'en parut nullement inquiet ; il était, du reste, si affairé, qu'il n'eût pas eu beaucoup de temps à donner aux indifférents ; le sien se partageait entre les visites officielles qu'il rendait à sa belle fiancée, et des séances fort longues qu'il faisait quotidienne- ment dans une salle basse de l'hôtel il était logé, en compagnie d'un étranger d'assez mauvaise mine, qui ne le quittait pas plus que son ombre depuis que le mariage était décidé.

Marguerite était radieuse ; elle avait assez vu de monde pour apprécier la toute-puissance du fait ac- compli; elle attendait les plus indignés au jour M°^o la comtesse de Montglat donnerait son premier bal. Cependant elle ne pouvait s'habituer au carac- tère du futur époux. Le chevalier, en lui faisant la cour avec toutes les grâces du dix-huitième siècle, conservait le ton sarcastique qui lui était familier, et maintes fois les sourcils olympiens de la jeune femme s'étaient froncés aux mordantes allusions auxquelles le chevalier se laissait entraîner, et ce, malgré la précaution dont il usait toujours d'enrubaner ses plaisanteries et de dissimuler leurs épines sous les fleurs de sa galanterie.

Ce n'était pas *là un inconvénient de nature à contre-balancer les avantages que Marguerite trou-

LA MARQUISE d'bSGOKA!! S69

vait à cette uniou. Le jour vint ellfi devait se réaliser.

Le mariage s'effectua sans éclat. Marguerite avait renoncé même au costume immaculé qu'en sa qua- lité de demoiselle elle avait, comme toute autre, le droit de revendiquer; mais ce n'était pas une raison pour ne point être bellCt et, bien que les quatre té- moins qui devaient assister les époux et l'honorable magistrat qui devait joindre leurs mains fussent seuls appelés à en jouir, elle n'en avait pas moins fait la plus splendide des toilettes.

M. de Montglat, lui^ se montrait peu empressé* L'heure à laquelle on devait se rendre à la munici- palité était passée depuis bien longtemps, que ni lui, ni ses témoins n'étaient encore arrivés.

La jeune femme, que la conversation de deux sexagénaires, parasites, assidus de tous les salons l'on boit, l'on mange, et qu'elle avait choisis pour l'accompagner à l'autel, étaient loin de la distraire, manifestait une vive impatience et traduisait sa co- lère par des mouvements nerveux qui lacéraient impitoyablement le riche mouchoir bordé de den- telles qu'elle tenait à la main.

Enfin, un bruit|de voiture retentit sous ïavoûtelet, presque aussitôt, on entendit dans l'escalier la voix éclatante de M. de Montglat, qui, une minute après, faisait son entrée dans le salon, bras dessus bras des- sous avec un élégant jeune homme dans lequel Mar- guerite reconnut le marquis d'Escoman. Elle devint fort pâle; elle se rappelait que son

260 LA MARQUISE d'eSCOMAN

futur mari s'était, jusqu'alors, refusé à lui commu- niquer le nom des témoins qu'il avait choisis ; la préférence singulière qu'il avait donnée à son ancien amant lui sembla cacher quelque malveillante inten- tion»

Avant qu'elle fût revenue de sa surprise, M. de Montglat s'était avancé vers elle et lui.avait dit, de l'air le plus naturel, le plus dégagé qu'il avait pu prendre]:

Pardonnez-moi, belle comtesse, si je vous ai fait attendre, la surprise en valait bien la peine! Dans les calculs que vous avez faits des bénéfices qiie vous pouvait fournir un mari de l'autre siècle, je crois que vous n'aviez pas compté une prévenance assidue de vos plus secrets désirs, et j'ai voulu pro- tester contre votre omission. Je savais que rien ne vous serait plus agréable que de voir nos anciens amis assister à notre bonheur, et j'ai fait des bas- sesses pour décider l'un à quitter son petit royaume du Dunois, l'autre à s'affranchir pour un jour d'une mère qui le séquestre. J'ai réussi pour le premier ; quanta l'autre,... Eh! parbleu! le voici, continua le chevalier en montrant Louis de Fontanieu, qui pa- raissait à la porte; décidément, le ciel est pour moi et me seconde.

Marguerite regardait tour à tour les deux héros de ses précédentes aventures; leurs physionomies of- fraient un contraste bien remarquable.

M. d'Escoman n'avait manifesté aucun embarras dans le rôle que son ami Montglat lui faisait jouer

LA MARQUISE d'kSCOMAN 201

auprès de son ancienne maîtresse, dans la comédie celle-ci allait gagner ses épauleltes de iemrae honnête. 11 ne parut pas gêné par la présence. de celui qui deux fois avait été son rival. Il répondit par un salut froid, mais strictement poli au salut que Louis de Fontanieu avait adressé collectivement à tous les spectateurs, et secoua la main du vieux gentilhomme avec un enthousiasme qui était du meilleur augure pour l'avenir de leurs relations.

Louis de Fontanieu, au contraire, semblait deux fois mal à son aise ; il évitait de se trouver auprès de l'indifférent marquis ; ses yeux se baissaient quand ils rencontraient les 3^eux de Marguerite.

Celle-ci savait parfaitement ce qu'elle devait pen- ser de la complimenteuse bonhommie de M. de Montglat. Dans la préméditation qu'il mettait à la placer en présence du passé, à Theure même elle allait jurer d*y renorcer, elle vit une déclaration de guerre. Elle eut un moment d'appréhension, porta la main aux rubans de son chapeau pour Tôter, ouvrit la bouche pour déclarer qu'elle renonçait à l'honneur d'être comtesse de Montglat ; puis elle rougit de sa fai- blesse, elle considéra dédaigneusement cet homme, dont, malgré le privilégeavec lequel l'âge l'avait traité, la caducité se révélait à plus d'un signe, et elle sourit d'un sourire qui tenait à la fois du mépris et de la menace.

M. d'Escoman lui offrait son bras; mais, profitant .d'un moment celui-ci, répondant à une question que lui adressait M. de Montglat, s'était retourné,

T. 1T. fS.

262 LA UARQtJISe D*ESC01IâN

elle prit vivement celui de Louis de Fontanieu, qui ne le lui présentait pas.

Pendant le chemin de Thôtel à la mairie, de la mairie à l'église, pendant la double cérémonie, ce dernier fut singulièrement agité; d'une pâleur ex- trême, il passait à une rougeur excessive; ses lèvres tremblaient; il respirait avec peine; quoique la cha- leur fût très-supportable, plusieurs fois il fut obligé d'essuyer son front baigné de sueur.

Cependant, jusque-là, Marguerite ne lui avait pas adressé la parole; elle paraissait absorbée dans des émotions bien naturelles; son âme semblait avoir quitté la terre; ses yeux, chargés de langueurs, re- gardaient le ciel, auquel ses lèvres adressaient de ferventes prières; seulement, par hasard sans doute, c'était toujours du côté Louis de Fontanieu était assis .que le regard de la jeune mariée s'obstinait à chercher les régions célestes.

En sortant de la sacritie, Louis de Fontanieu et la nouvelle M"»® de Montglat se trouvèrent, pendant quelques instants, éloignés des autres assistants ; Mar- guerite se pencha vers le jeune homme et lui dit quelques mots que seul il put entendre. Le trouble de celui-ci redoubla; il oublia la sainteté du lieu il se trouvait, il porta la main de Marguerite à ses lèvres et la baisa avec une expression passionnée.

Elle dégagea vivement son bras et se retourna du côté de son mari avec la figure souriante d'une femme dont les vœux sont comblés ; celui-ci s'avançait et lui offrait la main pour monter dans sa voiture.

LA BCARQUISE D*ESG0IIÂN 263

M"»» de Montglat, tout en répondant aux cotnpli- ments du vieux gentilhomme, ne perdait pas de vue Louis de Fontanieu; après quelques secondes d'hési- tation, qui révélaient les combats qui se livraient dans son âme, ce dernier &t volte-face et s'éloigna brusquement, dans la direction de la rue Saint* Honoré, comme un homme qui fuit un combat con- tre des forces inégales aux siennes.

Le visage rayonnant de Marguerite se rembrunit.

Gomment I dit-elle, M. de Fontanieu nous quitte déjà?

M. de;,Montglat regarda du côté que lui indiquaient les yeux de Marguerite, et, avec un geste de sublime condescendance, il se mit à courir après le fugitif, tandis que M. d'Escoman, auquel rien de cette petite scène n'avait échappé, se tordait, sur la banquette de sa voiture, danâ les accès d'un rire homérique.

Ventrebleu I mon jeune ami, c'est joli à vous d'épuiser ce qui reste de force à un pauvre marié de mon âge, dit M. de Montglat à Louis de Fontanieu » lorsque, après une marche précipitée de quelques minutes, il fut parvenu à le rejoindre.

Le jeune homme se retourna.

Quelle mouche vous a piqué ? continua le bon- homme. Est-ce que les beaux yeux que vous avez tant aimés vous font peur à présent?

Non, répondit le jeune homme ; mais j'ai pro- mis à ma mère d'être de retour dans la soirée, et, avant de retourner dans ma famille, je voulais aller

26& LA MARQUISE d'eSCOMAN

voir Suzanne, dans la maison de santé vous Tavez placée.

Gomment va-t-elle, Suzanne? le savez-vous? Avec mes tribulations déjà conjugales, j'ai été forcé de la négliger.

Hélas 1 sa folie est devenue furieuse, répondit Louis de Fontanieu.

Eh bien, les soins ne lui manquent pas; puis- qu'elle ne vous reconnaîtrait pas, votre visite ne lui serait d'aucune consolation; vous pouvez la remettre à un autre jour. Allons, rebroussez chemin et retour- nons à rhôtel. La comtesse m'a ordonné de vous ra- mener mort ou vif, et, ma foi, cher enfant, je tiens trop à avoir une agréable nuit de noces pour lui désobéir aujourd'hui.

Non, chevalier, répondit le jeune homme en donnant à son vieil ami son ancien titre, je n'irai pas.

Ah çà! mon cher Fontanieu, vous êtes fou, ou vous allez faire naître en moi d'étranges soupçons. J'ai voulu vous avoir pour témoin de mon mariage, vous et d'Escoman, parce que je vous tenais en telle estime, que j'étais certain que vous ne verriez plus en Marguerite que la femme de votre vieil ami; parce que votre présence scellait la répudiation du passé ; parce que Marguerite, de son côté, devait se trouver fortitiée dans les résolutions honnête que doit lui inspirer le nom qu'elle portera désormais, en songeant que les complices de ses fautes premières ont été les témoins de ses nouveaux serments. Que s'est-il donc passé entre elle et vous ?

LA MARQUISE d'eSCOMAN 265

Ne me demandez rien, je ne vous répondrais pas; ne m'interrogez pas, laissez-moi fuir, laissez- moi retrouver en paix ma retraite. J'en ai bien ^ssez du remords qui en chasse la paix, qui en détruit le calme; j'ai bien assez d*un fantôme, du fantôme de* celle qui est morte, pour tourmenter mes nuits et mes jours. Si vous avez pour moi quelque affection, Montglat, je vous en conjure, laissez-moi: la coupe est pleine; un regret de plus et je succomberais.

Louis de Fontanieu prononça ces mots avec une animation étrange. M. de Montglat Técoutait parler, et la physionomie du vieux gentilhomme, au lieu de ;.a surprise que ces phrases étiigmatiques eussent pu exciter en lui, exprimait une émotion presque tendre.

Bien, bien, mon pauvre enfant, dit-il enserrant la main du jeune homme; je respecterai votre déli- catesse en ne la forçant pas à me communiquer ce que j'ai si aisément pressenti. Vous profitez de l'ex- périence que vous avez si chèrement achetée, et vous avez raison ; votre retraite est le premier combat que vous livriez contre vous-même et, en fuyant, vous aviez raison. Que n'en avez-vous fait autant six mois plus tôt ? Vous ne connaîtriez pas les remords dont vous me parliez tout à l'heure.

Louis de Fontanieu poussa un soupir et essuya une larme.

Après cela, reprit M. de Montglat, il ne faut pas vous exagérer vos regrets ; vous n'êtes pas aussi coupable qu'il vous le semble ; c'est la faute de votre siècle plutôt que la vôtre. Nous faisions l'amour, nous

266 LA MARQUISE d'ESGOIIAN

autres ; mais vous, on a bercé votre enfance avec des contes de grand'mère la passion jouait un si grand rôle, que vous avez voulu la connaître ; vous n'avez pas attendu qu*elle\înt à vous, vous l'avez cherchée, vous l'avez inventée au besoin, et cela à un âge votre cœur n'était point assez solide pour qu'elle pût y pousser les profondes racines qui seules lui permettent de vivre ; le sentimentalisme à la mode vous abusait sur cette maturité de l'esprit et de l'âme qui est indispensable à l'expansion des grands sentiments, "et pour soutenir les luttes qui en sont ordinairement la conséquence. Dix ans plus tard, peut-être n'eussiez-vous pas fait la sottise contre laquelle j'ai voulu vous prémunir ; mais, à coup sûr, si vous l'aviez faite, elle n'eût pas eu un aussimisérable dénoûment. Après cela, dix ans sur la tête de la pau-. vre marquise, et tous méchants procédés eussent été bien excusables, ajouta philosophiquement M. de Montglat.

Si encore elle n'était pas mortel dit Louis de Fontanieu; voyez -vous, cette pensée qu'elle s'est tuée pour moi empoisonnera ce qui me reste de jours à vivre.

Je vous ai cent fois dit qu'elle n'était pas morte; que si un vieux païen comme moi, un jeune fou comme vous, par raison ou par désespoir, pouvaient se brûler la cervelle, une femme comme était votre Emma, une femme aimante et croyante ne se jetait pas à l'eau commeune blanchisseuse, tant qu'il restait ici*bas à croire et à aimer, ne fût-ce qu'en Dieu !

LA ifARQUISE D*ESCOMAN 267

Je vous l'ai dit cent fois et, aujourd'hui, je vais tous le prouver.

Comment I Montglat, vous l'avez donc vue ?

Non pas ; mais, il y a huit jours, un homme qui m'est parfaitement inconnu, qui a éludé fort adroitement toutes mes questions, s'est présenté chez moi et m'a remis les quatre mille francs que j'avais été assez heureux pour pouvoir prêter, il y a quelques mois, à la marquise d'Escoman.

Mais il fallait le suivre, Montglat; il fallait savoir quel était cet homme.

Non pas; car j'avais engagé ma parole de ne faire aucune démarche pour découvrir qui il pouvait être. J'avais même promis de ne rien vous dire de ce qui s'était passé entre lui et moi ; mais vous vous êtes aujourd'hui montré digne de mon amitié, et, si le fantôme de la marquise tourmente vos nuits, je veux que ce soit un fantôme tendre et souriant comme elle était jadis^ et non pas celui de son cadavre. Elle n'est pas morte, et peut-être nous sera-t-il donné de la revoir un jour. Et, qui sait? vous avez été à mon mariage, je pourrais bien aller au vôtre.

Louis de Fontanieu était si heureux d'être délivré enfin d'une pensée qui réellement tourmentait sa vie, qu'il prêta peu d'attention aux phrases incidentes sur lesquelles le bonhomme avait appuyé avec in- tention; il sauta au cou de son vieil ami, et lui fit ses adieux en l'embrassant. M. de Montglat se dirigea du côté de l'hôtel de Marguerite. 11 n'avait pas l'air le moins du monde d'être affecté de ce qu'il était trop

268 LA MARQUISE d'eSCOMAN

clairvoyant pour ne point avoir compris ; il marchait en sifflotant un vieil air, le chapeau crânement in- cliné sur ses cheveux gris, et en regardant de travers quelques passants qui s'étaientpermis de sourire au spectacle de la pantomime démonstrative par laquelle son jeune ami lui avait exprimé ses remercîments.

XVIII

La nuil du noces de M, de Muntgiat.

Si M"« de Montglat avait été affectée du départ brusque, presqiie oifensant de Louis de Fontanieu, elle était trop orgueilleuse pour le laisser voir; elle avait des projets trop arrêtés, touchant le rôle qu'elle voulait que son lîîari du jour jouât dans le ménage, pour changer d'attitude en perdant le principal per-*, sonnage. Elle passa à M. d'Escoman le bénéfice des amabilités que, depuis le matin, elle réservait au second des amants officiels qu'elle avait eus.

Marguerite était si ravissante dans ses grands atours, que, quelques blessures qui eussent été faites à son amour-propre, le marquis n'en écouta point les sug- gestions, et qu'il accepta gaiement la succession qui lui était offerte; il se prêt.a de bonne grâce à ce qu'on

270 LA MARQUISE d'eSGOMAN

attendait de lui en commençant si prématurément le rôle de sigisbé qu'on lui offrait.

M. d'Escoman partagea le dîner du nouveau cou- ple, il s'abandonna à toute sa verve galante, il fit vite la mariée aux éclats, par des plaisanteries de circon- stance, et ce, sans que son ami Montglat parût s'en offenser le moins du monde.

La soirée, quoique réduite à ce trio de personna- ges, se prolongea fort avant dans la nuit. M. de Mont- glat se montrait, vis-à-vis de Marguerite, d'un em- pressement qui lui rappelait sans doute d'heureux jours; elle paraissait avoir complètement oublié ses prédilections du matins; elle distribuait généreuse- ment à celui-ci des œillades qui rappelaient ceDes par lesquelles elle avait tenté de triompher des réso- lutions que Louis de Fontanieu semblait avoir prises à son égard.

M. de Montglat continuait de se montrer fort in- différent à ce qui se passait autour de lui; il lisait un journal sans s'apercevoir d'une conversation à voix basse que les deux jeunes gens avaient entre- prise depuis quelques instants. Ils étaient trop en- ivrés l'un de l'autre pour avoir remarqué un ironique plissement des lèvres qui seul indiquait que le vieux gentilhomme n'était pas aussi déterminé qu'il le semblait au rôle passif que sa femme et son ami lui réservaient.

Enfin vint l'heure M. d'Escoman dut se retirer.

M. et M™" de Montglat le reconduisirent jusqu'à las porte du salon; celui-ci en lui pressant cordialement

LA MARQUIS! d'sSGOMAN 271

les mains, celle-ci en formant avec lui les plus beaux projets pour l'emploi de leur journée du lendemain. Lorsqu'ils lurent seuls, les deux époux s'assirent dans un fauteuil, en face l'un de l'autre, la femme radieuse, le mari pensif.

C'est vraiment un charmant cavalier que ce cher d'Escoman, dit M. de Montglat ; n'est-ce pas votre avis, comtesse?

Mine de Montglat regarda son mari; il parlait se* rieusement.

Oui, dit-elle. .

C'est vraiment dommage qu'avec tant d'agré- ments dans l'esprit, il ait si peu l'intelligence du cœur.

Je ne vous comprends pas.

Ce n'est pas cependant une énigme. 11 était évident qu'en lui offrant l'hospitalité dans ma mai- son, je me plaçais sous la sauvegarde de ^tte hos- pitalité, et, pendant toute la soirée, il a pris à tâche de me prouver que c'était du grec ou de l'hébreu pour lui.

La comtesse de Montglat éclata de rire.

Seriez -vous jaloux? dit-elle.

M, de Montglat lui fit écho ; ceux qui les entendi- rent au dehors durent penser que les nouveaux époux entraient bien joyeusement dans leur lune de miel.

Vous n'êtes pas généreuse, comtesse 1 vous me faites cruellement sentir mes infirmités. Pour être jaloux, il faut être amoureux; le cœur le voudrait

272 LA MARQUISE d'eSCOMAN

bien encore, mais il y a tant de choses qui disent noni

Si vous n'êtes pas jaloux, que vous importent quelques galanteries banales que M. d'Escoman m'a débitées?

Tenez, comtesse, soyons francs Tun et l'autre; répondez nettement à mes questions, et je vous éclai- rerai, à mon tour, sur mes intentions; de sorte que je vous épargnerai de véritables désagréments. Comp- tez-vous me...? enfin vous savez bien ce que je veux vous dire.

Pourquoi cette question?

Interroger n'est pas répondre; mais, au fait, c'est moi qui dois, le premier, m'engager sur le ter- rain où je vous appelle?. Je vais donc vous dire que, si nous étions jeunes tous deux, riches tous deux, comme rien ne dominerait mon désir de vous être en tout agréable, quand bien même vous ne vous en tiendriez pas rigoureusement aux galanteries banales dont nous parlions tout à l'heure... vous savez bien ce que je veux dire... je pourrais, suivant des exem- ples fameux que je respecte et que j'honore, me mon- trer décent et débonnaire, suivant toutes les lois du sa- voir-vivre; mais notre situation est toyt autre. Vous êtes jeune et je suis vieux; vous êtes riche et je suis pauvre; en sorte que, si je tolérais ce que le public injuste ne manquerait pas d'appeler vos déborde- ments, il ne manquerait pas non plus de prétendre que le comte de Montglat a couronné une vie... agi- tée, par la plus ignoble des spéculations!... C'est bien

LA MARQUISE d'eSCOMAN 273

assez qu'on le pense, je ne veux pas qu'on le dise.

Mais, reprit Marguerite avec hauteur, n'a-t-il pas été bien entendu que nous faisions tous les deux une affaire?

Oui, et c'est justement parce que nous avons agi €n procureurs que je vous parle ainsi; je suis un procureur honnête, moi; c'est rare, mais ça se voit. Donc, je ne veux pas d'ambiguïté dans la situation. Vous aviez un passé que nous appelons véreux, dans les affaires. Je Tai accepté sans bénéfice d'inventaire ; je vous ai livré mon nom, et Marguerite Gélis a dis- j)aru ; je vous ai mis au front une couronne qu'on saluera sans s'inquiéter qui elle recouvre ; mais, pour tout homme de cœur, et j'en suis un quoi qu'il en semble, il était sous-entendu que je ne vous faisais pas comtesse de Montglat pour que vous déshonoriez ce nom, comme vous avez déshonoré celui de Mar- guerite Gélis; que vous ne me contraindriez pas à chercher les douze perles de cette couronne dans le ruisseau; que, si puissantes que soient vos affinités pour M. d'Escoman, vous auriez assez de tact et de délicatesse pour juger que c'était payer la vie assez cher que de l'acheter en devenant votre mari ; que vous ne voudriez pas faire de moi votre... vous savez bien ce que je veux dire.

Et quel moyen aurez-vous d'empêcher ce que vous redoutez si fort ? répondit Marguerite, l'œil en- flammé^ les narines frémissantes et avec un geste de défi et de rage.

Merci de celte parole, qui est è la fois un aveu

274 LA BfARQUISE D*ESCOMAN

et une déclaration de guerre. Et maintenant, écoutez- moi bien, mon enfan\, reprit M. de Monlglat avec le plus grand calme. Autrefois, au bon vieux temps, quand un gentilhomme avait reçu une de ces graves offenses que la mort seule peut expier, quand une main grossière était venue le frapper au visage, le gentilhomme tirait son épée, et, après le combat, lorsque sa lame avait fouillé la poitrine de l'agres- seur, il trempait sa main dans le sang qui s'échap- pait de la blessure, et s'en lavait la iSgure... 11 n'est point de souillure que le sang n'eïface, rappelez- vous-le, comtesse de Montglat, et craignez que je n'en fasse jaillir sur votre robe I

L'accent du vieux gentilhomme contrastait avec celui qu'il affectait d'habitude; il était menaçant comme un glas funèbre ; il impressionna vivement Marguerite. Elle ne lui répondit que par un regard de haine; elle sonna ses femmes et rentra dans sa chambre à coucher.

En présence des domestiques, M. Montglat était revenu à son attitude insouciante, à ses propos, à sa galanterie surannée avec une mobilité qui épouvanta Marguerite plus que ses menaces ne l'avaient pu faire; elle palpitait d'angoisse, tandis qu'il lui sou- haitait le bonsoh- en plaisantant sur son âge tout aussi agréablement que M. d'Escoman l'avait fait dans la soirée.

Elle rentra précipitamment dans sa chambre à cou- cher, pendant que son mari regagnait son apparte- ment, situé à l'entre-sol» le personnage mysté-

U MARQUISB D^BSGOMAN 275

rieun, qui était son hôte assidu à l'hôtel qu'il habitait précédemment, était venu Tattendre sans exciter aucune surprise parmi les gens de la maison, qui le prenaient pour le valet de chambre de leur nouveau maître.

Marguerite, lorsqu'elle fut seule avec ses femmes, n'imita point la retenue dont M. Montglat lui avait donné l'exemple. Elle donna un libre cours à sa co- lère, arrachant les fleurs dont ses clieveux étaient ornés, lacérant sa robe de moire, et, lorsque les ca- méristes se hasardèrent à l'interroger, elle les congé- dia brusquement, s'impatientant contre la persistance que quelques-unes mettaient à vouloir préparer ce qui était nécessaire à son coucher.

A peine furent-elles sorties, qu'elle courut à la porte d'un cabinet qui ouvrait sur un .escalier de service par lequel on descendait dans la cour; elle écouta quelque temps et n'entendit aucun bruit.

Personne, dit-elle à demi- voix; il se sera lassé d'attendre, il aura quitté l'hôtel, le ciel en soit béni

Puis, rentrant dans sa chambre :

Ah ! monsieur de Montglat, dit-elle, vous pré tendez me menacer du pistolet que je vous ai empê- ché de tourner contre votre pauvre cervelle? Nous verrons bien I Vous voulez faire de moi votre victime et votre esclave, et cela parce que j'ai pris en pitié votre dénûment et votre résolution funèbre; je vous jure, moi, que vous regretterez l'un et que peut-être vous serez forcé de revenir à l'autre.

Et, se renversant dans un grand fauteuil de velours,

276 LA MARQUISE d'ESGOMAN

la jeune femme s'abîma dans des méditations pour lesquelles elle n'avait probablement pas pris pour texte le bonheur et le repos de son vieux mari.

Tout à coup, on frappa trois coups assez forts à la porte du cabinet ; elle ne fit qu'un bond, de son siège à cette porte, l'ouvrit et se trouva en face du marquis d'Escoman.

Vous I vous ici I s'écria-t-elle.

Sans doute , et pardonnez-moi si je n'y suis pas monté plus tôt; mais je m'étais endormi dans celte diablesse de voiture, vous m'aviez dit de me ca- cher en attendant l'heureux moment je pourrais gravir le charmant escalier des amours.

Partez, partez, je vous en supplie I

Partir, quand il est une heure du malin, quand c'est la nuit de vos noces, quand je suis seul avec vous? N'y comptez pas.

Il le faut ; il lui a pris je ne sais quelles idées d'honneur, de délicatesse, de sentiment, que sais-je, moi? H m'a parlé de sa couronne, de sang dont il veut laver toutes les taches que je ferais à son bla- son; il est capable de vous tuer, partez, je vous en conjure !

Allons donc ! il a voulu* se moquer de toi ; Mont- glal n'est pas homme à prendre de semblables bê- tises au sérieux. Grois-lu donc qu'en l'épousant, il n'a pas su à quoi il s'exposait I Lui, éprouver de ces sus- ceplibililés bourgeoises? Tu es folle, ou il a voulu rire demain de tapeur, ou peut-êlre l'amener à dou- bler sa pension.

LA MARQUISE D ESCOMAN 277

Il était très-sérieux, vous dis-je; si sérieux, qu'en l'écoutant, je n'avais pas une goutte de sang dans les veines. Pars, je t'en prie ; je le verrai de- main ici, chez toi, tu voudras, raais va-t'en ? Ali ! mon Dieu ? reprit Marguerite, et j'ai oublié de pousser les verrous I

Elle courut à la porte principale de sa chambre et s'aperçut avec épouvante que les gâches de ces ver- rous, ainsi que la clef, en avaient été enlevées ; elle poussa un cri de terreur.

11 sait tout ! s'écria-t-elle ; vois, vois, il nous a ôté tout moyen de nous enfermer dans cette cham- bre. Viens, partons I je fuirai avec toi.

Ma foi, non, dit le marquis avec le plus grand sang-froid. Voler à ce pauvre Montglat sa nuit de noces, ainsi que tu en avais eu l'idée, charmant dé- mon, me semblait un projet des plus burlesques; mais le voir dans le rôle d'Othello, c'est bien plus drôle ; je reste. f»-.

Et M. d'Escoman, ti'riànt avec le plus grand sang- froid un cigare de son étui, l'alluma à une des bou- gies des candélabres.

En ce moment, la porte s'ouvrit doucement, et la physionomie railleuse de M. de Montglat se présenta dans l'entre-bâillement.

Pouah ! dit-il, les gentilshommes de ce temps- ci n'en font pas d'autres ; prendre la chambre à cou- cher d'une jolie femme pour une écurie I

En parlant ainsi, il se dirigea vers la fenêtre, J'en-

T. II. id

278 LA MARQUIS£ D'SSCOBfAN

tr*ouvrit trSBiaquillementy en toussant à la façon des vieillards que la fumée du tabac incommode.

M. deMontglat, comme il était monté au moment il allait se mettre au lit, était dépouillé de son habit et de son gilet. 11 n'avait pas d'armes à la main, et il était évident qu'il n'en pouvait cacher sous ce costume.

Dominé par la puissance de la situation, le mar- quis d'Ëscoman s'était levé. Quant à Marguerite, si calme que parût son mari, ses menaces vibraient encore trop fortement à son oreille pour qu'elle con- servât son sang-froid ; elle courut à la porte du ca- binet et tenta de s'enfuir dans l'obscurité.

Après dix pas, elle se heurta à une espèce de fan- tôme noir qui gravissait les derniers degrés de l'es- calier; elle recula plus morte que vive. Le fantôme avançait à mesure qu'elle reculait, et, lorsqu'il furent dans le clair-obscur du cabinet, elle s'aperçut que celui-ci marquait chacun des pas qu'il faisait en avant par une profonde inclination.

Us rentrèrent tous deux ainsi dans la chambre à coucher, et l'inconnu fit un salut plus respectueux encore que les premiers.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, dont la physionomie trahissait l'origine; ses cheveux étaient noirs comme l'aile d'un corbeau ; de larges favoris du même ton encadraient son visage basané; ses yeux étaient durs ; mais son sourire, aimable jusqu'àrobséquiosité, contredisait étrangement l'ex- pression de ceux-ci. C'était évidemment un Italien. . 11 signer Fortini, que je vous présente, comtesse.

LA UAllQtJISS d'eSGOMâ!! 279

Le signoT Fortinl est maître dans la noble profession des armes ; je vous recommande ses leçons, marquis. C'est, de plus, un homme fort dévoué à ceux qui l'emploient : il est à moi en ce moment.

Pendant ce panégyrique que M. de Montglat faisait de sa personne, le signor Fortini n'avait cessé de sa- luer, et, dans un de ses mouvements plus accentué que les autres, Marguerite aperçut deux épées, que ritalien dissimulait de son mieux, derrière son dos.

Vous ne voulez pas nous assassiner! s'écria- t-elle en se jetant du côté de son mari.

Vous assassiner, comtesse? Vous eussiez m'épargner cette insulte; je suis un pauvre Othello qui n'assassine pas même ceux qui abusent de sa généreuse confiance; je les tue.,, si je peux, et voilà tout.

En disant ces mots, M. de Montglat avait regardé fixement le marquis.

C'est bien, comte, IJui répondit celui-ci entre deux bouffées de fumée; demain, mes témoins s'en- tendront avec les vôtres.

Non pas ; le cas est spécial, spéciale aussi doit être la vengeance. Un duel avec vous, demain, ferait grand bruit et grand honneur au héros et à l'héroïne; il doublerait le nombre "des conquêtes de l'un et de l'autre, et c'est ce que je ne veux pas. Lorsqu'on saura, au contraire, que, pour monter dans le IH de madame, il faut risquer de glisser dans le sang, cette perspective dégoûtera peut-être les amateurs ; nous allons nous battre ici et sur-le-champ.

280 KA MARQUISE D*ESCOMAN

Mais vous n'y songez pas, nous n'avons pas de témoins.

Bah! j'ai, moi, mon fidèle signor Fortini, qui, en semblable occurrence, n'abandonne jamais un nmi;'madamela comtesse peut vous servir desecond; elle sera toute à son rôle et ne fera pas de vœux pour votre adversaite, soyez-en sûr. Dans les cir-

" cSlîSàSÎances graves, le code du duel admet que deux lémoinstJfcHoivent suffire.

Marguerite, qui, uv^^annis quelques instants, suc- combant sous son émotion, étaÙHLtombée sur un fau- teuil, se releva.

Vous ne me contraindrez pas à asSltoter à ce combat ! s'écria- 1- elle; je vais crier, appeler^|gs pas- sants, on m'entendra : Au secours!

Pas un mot de plus I dit le chevalier en lui sissant le bras et en l'arrêlant. Ne me forcez pas piller Shakspeare; n'oubliez pas que je vous ai trouvée, la nuit de mes noces, à deux heures du ma- tin, enfermée avec M. le marquis, qui, depuis long- temps, avait fait semblant de quitter l'hôtel ; que je puis vous assassiner tous deux, comme vous disiez tout à rheure, sans qu'il en résulte pour moi aucun inconvénient grave.

La comtesse de Montglat^ folle de terreur, fit un mouvement du côté de la porte du cabinet. Le signer Fortini, qui n'avait pas encore quitté son poste, lui indiqua qu'il venait de la fermer en accompagnant son geste du plus gracieux de ses sourires.

Elle tomba à genoux, Se cacha le visage dans le

LA MARQUISE d'eSCOMAN 281

coussin d'uQ fauteuil pour ne rien voir, mit ses main^ sur ses oreilles pour ne rien entendre,

Allons, signor Fortini, dit Mo de Montglat, pré- senlez vos épées au marquis, qu'il choisisse.

Mais ce duel est absurde.

Surtout ne me ménagez pas, marquis ; je m'étais préalablement promis que le premier amant de la comtesse en serait quitte pour une blessure ; mais, tantôt, j*ai changé de manière de voir et je me suis promis que je jouerais le grand jeu : tenez-vous bien.

Et les raisons de cette modification, comte? de- manda M. d*Escoman en se dépouillant de ses habits comme l'avait fait son adversaire.

—Le désir de faire des heureux ; je deviens phil- anthrope.

Je ne vous comprends pas.

Parbleu! croyez- vous donc que la pauvre mar- quise va beaucoup pleurer, et que votre [trépas ne sera pas un excellent prétexte à sa réconciliation avec ce brave Fontanieu, qui prendra votre place, comme ce soir vous avez pris la mienne ? Ce sera la troisième fgis, marquis, et, comme toujours, ce sera la bonne.

Depuis que M. de Montglat parlait, les deux épées étaient croisées. A ce sarcasme, M. d'Escoman se pré- cipita avec fureur sur son adversaire, il fit un dé- gagement rapide comme Téclair qui sort de la nue, et se fendit; mais le vieux gentilhomme para prime, fit un bond qui le porta à deux pieds à droite de la position qu'il occupait tout|d'abord, e* avant que le

. II i6.

282 LA MARQUISE d'eSCOMAN

marquis eût pu retrouver avec son épée le fer de son antagoniste, d'une botte terrible celui-ci lui perça la poitrine d'outre en outre.

Le marquis étendit les bras, poussa un cri aussitôt étouffé par le sang qui affluait dans sa gorge, et tomba, la face en avant, sur le tapis, avec un bruit sourd qui fit remuer toutes les porcelaines sur leurs étagères.

Cette secousse si étrange triompha de la résolution que Marguerite avait prise d'échapper à cette horri- ble scène; elle se retourna et aperçut M. d*Escoman, qui se débattait dans les dernières convulsions de Tagonie.

Elle voulut crier ; mais sa voix s'arrêta dans sa gorge ; elle voulut s'échapper; mais ses membres pa- ralysés se refusèrent atout mouvement; elle demeura muette, immobile, les lèvres blêmes, les yeux déme-. sûrement ouverts, et semblable à la statue de la terreur.

Pendant ce temps, le signor Fortini avait fait trêve à l'immobilité qu'il avait gardée jusqu'alors; il alta au marquis d'Escoman, s'agenouilla près de lui, dé- ch^a sa chemise et mit à nu la plaie de laquelle s'é- chappaient des flots d'un sang écumeux qui teignait de rouge les roses blanches du tapis; il la considéra avec attention, compta les côtes, comme s'il eût voulu s'assurer si des secours ne seraient pas inutiles; mais, lorsqu'il eut terminé son examen, il s'approcha de M. de Montglat avec la figure épanouie d'un maître satisfait de son élève.

LA MARQUISE D*ESGOHAN 283

Bravo, signorl lui dit-il, vous avez profité mar- veillosement des leçons de votre professor? vousloui avez percé le cour comme lorsque vous vous fendiez sur moun plastron.

Le vieux gentilhomme sourit.

Madame, fit-il en s'adressant à sa femme, à moins que vous ne preniez Fortini, mon maître, pour amant, je suis très-convaincu qu'à tous ceux que vous choisirez, la garde de mon épée servira d'em- plâtre, comme elle en a servi à ce pauvre d'Escoman, qui tant de fois avait ri de mon dicton. Soyez donc sage, puisqu'il vous est impossible de faire autre- ment; le diable vous tiendra compte de votre bonne volonté.

Et, ayant envoyé prévenir la police, le chevalier alla achever dans son lit la première nuit de ses noces.

ÉPILOGUE

'SV.

Emma de Nantouil. en reliffikmsosur Sainte-Marthe, à madame la comtesse at^Fontanieu,

« Du couvent des Ursuli^cs de Caen, ce 23 octobre 184U.

\

» Madame la comlesse^ \^

» Depuis hier j'appartiens h Dieu. Sa misériconjifiLii-.*— ' a pris en pitié la pécheresse, si indigne qu'elle en fût ; il n'a point repoussé les mains suppliantes qu'elle tendait vers lui; dans sa toute-puissante bonté, il a fait plus : il a daigné la recevoir au nombre de ses épouses terrestres. Dans la vie nouvelle qui est deve- nue la mienne, et qui n'est qu'une préparation à h vie céleste à laquelle j'aspire, les choses de ce monde m'apparaissent sous un jour tout nouveau. Le senti- ment des convenances humaines me disait qu'un

LA MARQUISE B'ESCOMAN 285

abtme infranchissable sépai*ait la mère sainte et sacrée de celle qui avait outragé les lois divines, bravé les réprobations sociales pour n'écouter que le délire de ses passions ; que toute démarche, même celle qui serait dictée par l'humilité et le repentir, lui était in- terdite. Aujourd'hui que la pierre du sépulcre n'at- tend plus pour retomber sur ma tête que le moment oîi Dieu m'appellera à lui ; aujourd'hui qu'au seuil de la tombe, je ne tarderai pas à descendre, mon âme se dégage peu à peu des liens de chair qui la retenaient captive; aujourd'hui que je ne vois plus dans celui dont j'ai partagé les erreurs qu'un de mes frères en Jésus-Christ, que j'aime d'une affection plus vive sans doute mais aussi chaste que mes autres frères, il me semble que, quelles qu'aient été mes fautes, quelque part que j'aie eue dans les douleurs qui ont assombri le déclin de voire vie, vous ne vous offenserez plus, madame la comtesse, si j'ose venir m'agenouiller devant vo.us, vous conjurant de joindre voire pardon à celui que notre souverain juga m'a permis d'espérer.

» Pour l'obtenir, je ne me reporterai point, ma- dame la comtesse, à ce que j'ai pu souffrir. Qu'étaient ces souffrances auprès de mes péchés? Que sont-elles encore près de celles qui peut-être m'attendent dans l'autre monde? C'est à votre cœur seul que je m'a- dresse. 11 y a entre le vôtre et le mien une commu- nauté de tendresse qui, malgré votre raison peut-être, vous apitoiera sur celle qui vous implore. Si diffé- rente que 5oit son expression, l'amour avec lequel

886 LA MARQtnsB d'bscoman

toutes les deux nous avons prononcé le même nom me sert de sauvegarde, et j'espère, madame, que vous prierez Dieu afin que les larmes que vous avez versées à cause^de moi , ne me soient pas comptées lorsque je paraîtrai au suprême tribunal.

» La mort si malheureuse de M. le marquis d'Es- coman a remis entre mes mains la propriété d'une fortune à laquelle j'avais renoncé bien avant que je connusse quels étaient les seuls biens qu'on doive envier ici-bas, ceux que Jésus-Christ vous promet en partage dans son royaume. Maintenant que j'ai fondé tout mon espoir sur notre Père céleste, je me trouve trop riche pour ne pas mépriser celui qui m'attache- rait à la terre; ce n'est donc pas un sacrifice que je fais en j renonçant : aucun de ceux qui y auront part ne devra m'en savoir gré.

» Par une donation dressée par maître Lejars, notaire, à Caen, j'ai fait deux parts de cette fortune. J'ai attribué l'une aux pauvcgs de Chàteaudun, qui prieront pour moi, et pour ceux que j'aurai aimés en ce monde; j'ai osé disposer de l'autre en faveur de MUe Octavie de Fontanieu, votre nièce, et je viens vous demander, madame, de vouloir bien l'accepter en son nom. Est-ce bien à moi, madame, de vous présenter les raisons pour lesquelles vous ne devez peut-être pas repousser cette offrande de la pauvre religieuse ? Je sais qu'elle contribuera bien puissam- ment au bonheur de l'être que vous chérissez le plus au monde et au souvenir duquel^ quoi que je fasse, je ne puis empêcher mon cœur de battre.

LA MARQI]ISE D*E8G01IAN 287

» Il va VOUS paraître de plus en plus étrange que» du fond de mon couvent, je vienne vous révéler ce qui se passe au fond de Tâme de ceux qui vivent autour de vous, et cependant je suis certaine de ce que j'avance.

» 11 y a six mois, sur la foi de ce que m'avait écrit un ami commun, mon cœur s'était laissé reprendre aux trompeuses amorces d'espérance qu'il avait provoquées. Je croyais avoir assez souf* fert , avoir assez pleuré, assez prié pour apaiser la colère divine. J'étais libre ; il n'avait plus, pour m'appartenir, à porter de déû à la société et à ses lois, à subir les terribles luttes dans lesquelles son amour avait succombé. Je partis pour Saint-Ger- main ; un pressentiment me dit de ne point m'aban- donner aux secrets désirs d'une passion toujours ar- dente, et de m'assurer, avant de l'avertir de ma présence, s'il était bien vrai qu'il songeât encore à l'absente. Pendant trois jours, j'épiai votre maison, madame. Enfin la porte s'ouvrit; mon cœur battait comme au jour je le rencontrai à Châteaudun ; il frissonne encore à ce souvenir ! 11 sortit en don- nant la main à sa cousine ; elle est si petite, si frêle, si délicate, qu'elle me parut un enfant et que mon cœur, bien agité, se rasséréna un peu. Je vous suivis . Vous marchiez derrière eux, un livre à la main ; eux , ils couraient dans les sentiers, dans les hatliers de la forêt, poursuivant les chevreuils qui s'élançaient des buissons, épouvantant les oiseaux, qui prenaient leur vola travers les branches^lui, se faisant jeune comme

288 MARQVlSE d'eSGOMÀN

elle pour lui plaire. Enfin, ils se trouvèrent éloignés de vous de quelques centaines ^e pas. Je le voyais qui se baissait de temps en temps pour cueillir une fleur dans la mousse des taillis; elle, déjà pensive, suivait une étroite allée ; il se rapprocha d'elle, un bouquet de muguets et de violettes sauvages à la main; elle le reçut; mais, avant de le déposer dans sa poitrine, elle en tira un autre bouquet fané, flétri, qui, depuis la dernière promenade sans doute, était à cette place, et le lui présenta en échange de celui qu'il venait de lui offrir; il le porta à ses lèvres avec celte ardeur passionnée que jadis... Je n'en pus supporter davantage, je m'enfuis; mais j'étais si trou- blée, que je perdis mon chemin et qu'une fois en- core je me trouvai sur leur passage. Us marchaient côte à côte, les bras enlacés ; ils se taisaient, mais leurs yeux parlaient.

» Aux regards seuls de celle que j'avais prise pour un enfant, je reconnus la jeune fille, et ce cri du cœur qui ne nous trompe jamais, me disait : Us s'aiment !

» Us s'aimaient, madame; par la plaie longtemps saignante que ce suprême espoir trompé a laissé dans mon âme, par les larmes que j'ai encore ver- sées, par les douleurs que j'ai déposées aux pieds de\ Dieu, je vous le certifie. Aujourd'hui que je ne sou- j haile plus en ce monde que leur bonheur, aujour- \ d'hui que je l'aime, elle, à cause de lui dont elle doit 1 partager la destinée, je trouverai une consolation^ f dans ridée que la fortune que j'offre à votre nièce f

Y

LA MARQUISE d'ESCOMAN 280

va faciliter une union qu'à cause de leur pauvreté mutuelle, vous regardiez comme impossible.

» Il est bon; les soins qu'il a eus delà pauvre Su- zanne pendant sa cruelle maladie, la piété avec la- quelle il a présidé à sa sépulture le prouveraient s'il en était besoin ; mais il a la faiblesse des tendresses excessives, et il est d'autant plus faible qu'il est plus enthousiaste ; l'action chez lui est si violente, que la réaction doit l'être davantage. Méfiez-vous de la mo- bilité de son enthousiasme ; qu'il vive à la campagne avec celle qu'il nommera sa femme. Le calme d'une vie réglée, la facilité qu'il trouvera à accomplir ses devoirs fixeront peu à peu l'inquiétude de son carac- tère, absorberont l'effervescence de ses passions. Ah ! si nous n'avions pas quitté le Glos-béni!

» J'ai voulu raturer cette dernière phrase ; mais j'ai réfléchi et je la laisse. Elle me prouve que, pour moi, l'expiation ne fait que commencer, puisque, quoique j'aie tenté jusqu'ici d'effacer de mon âme les souvenirs vivaces du passé, ils triomphent de mon repentir, du regret de mes fautes, de mes terreurs, de la justice de Dieu. Priez-le pour moi, madame, afin qu'il me frappe ; priez-le, afin que la douleur me purifie, qu'elle efface tout vestige de corruption ; priez-le, afin qu'il me rappelle bientôt à lui. Là-haut, peut-être , pourrai-je l'aimer, lui, sans crime ; je frémis de prononcer ce blasphème; mais de tous les biens du paradis, c'est celui qui me parait le plus précieux.

» Adieu, madame, et daignez recevoir l'assurance

T. II. 17

290 LA MARQUISE D*ESCOMAN

du respectueax attachement de votre sœur en Jésus- Ghrist.

» Sainte-Maetre. b

Trois ittoist ^rèsk ré«epti(m de cette lettre» Louis de Foatameu épousait sa cousine Octavie, et M. de Mootglat lui servait de témoin, quoiqu'il y eût une légère variante dans le programme que lui-même avait tracé du nuiriage de son jeune ami. ( Jà*^^ de Fontameu, la mère, crut devoir cacher à son fils tant qu'elle vécut, d'où venait la fortime in* attendue qu'elle avait acceptée au nom de sa nièce. Elle rediputait, avec raison» la mobilité de son hu- meur et se demandait si, dans un retour subit à M"Md'Ëscoaian,il ne serait pas homme à violer l'asile la pauvre femme expiait son amour.

II n'en fut rien. M^ d'Escoman mourut eu 1846, et Louis de Fontanieu, devenu gentilhomme campa- gnard, fort occupé de ses améliorations agricoles, reçut lanouvdle de cette mort avec une indifférence qui épouvanta sa mère.

Les amours de certains hommes ress^nbleniàces fleurs qui, lorsqu'elles sont desséchées, ne coofiffrvent rien de leur couleur, rien de leur parfum^

LA BIARQUISE D*ESGOMAN 291

Le ci-devant chevalier passé comte de Montglat vécut fort vieux. 11 prétendait dépasser la centaine, dans le seul but de faire enrager madame la com- tesse ; ce qui fut, pendant vingt ans, sa préoccupation la plus constante. Mais la goutte décida que ce serait Marguerite qui porterait le deuil la première, et, quoique le noir ne lui allât pas aussi bien que lors- qu'elle l'avait porté pour son veuvage de la main gauche, elle ne laissa pas que de s'acquitter très- convenablement de ce devoir.

FIN

Paris.— Imprim. de la Librairie dout. A Bourdilliat, 15, rue Breda.

TABLE

Pages

L Oh s'accomplit un dénoûment que n'aTait pas pré^u

ceui qui le désiraient le plus 1

II. OU Louis de Fontanien oublie que TaTonir est à qui

sait attendre < 31

m. Comment s'exploite une mauvaise affaire 46

IV. Oh M. d'Escoman venge son honneur outragé, tout

autrement quB le sire de Coucy vengea le sien .... 58

V. Ceux qui coupent les ailes aux amours, 75

VI. Comme qnoi les prés les plus ras tondus sont ceux

oh l'herbe repousse plus épaisse 00

VII. Idylle 104

Vllï. Le Clos-béni 119

IX. Ce qui se passe dans le magasin de la rue de Sèze. 128

X. Oh mademoiselle Margueritle rentre en scène 1&5

XI. Dédains et regrets 150

XII. Réveil ; 164

XIII. Les matinées de mademoiselle €élis 171

XIV. Oh le secours vient, comme de juste, d'oh on ne l'at-

tendait guère 101

XV. Oh le louis d'or revient sur le tapis 208

XVI. La femme propose 233

XVII. Comme quoi il ne faut pas se fier aux vieillards 250

XVllI. La nuit de noces de M. de Montglat 269

Épilogue 284

V

(

>JEW YORK PI RBFBmBNCB DBF\

X

)k is onder no oir< taken from the B

'^d

l

^^»^ Il 1919