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LES FLAVY

IMPRIMERIE DE E. DLVERGER, RUE m VKRNEIIL, >" i.

LES FLAVY

ROMAN DU XV' SIÈCLE,

Madame DE BÀWR.

TOME SECOND.

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PARIS

LIBRAIRIE DE H. FOURNIER JEUNE,

36, RUE DES PUTITS-AUGUSTI>S.

iLitraine aaoïenue el moderne

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LES FLAVY.

CHAPITRE PREMIER.

Douces illusions de mes esprits cliainiés. Projets évanouis aussitôt que formés, Ne m'entretenez plus de vos douces chimères. Campistron, Amlronk.

L'espoir qu'avait eu Charles d'entrer dans Paris ne se réalisa point. Ceux des habitants qui s'étaient montrés les amis des Anglais et des Bourguignons, redoutant la vengeance des Armagnacs, n'hésitèrent point à soutenir de tous leurs efforts la garnison , qui était peu nombreuse, et ils annoncèrent si hautement II. 1

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l'intention de s'ensevelir sous les murailles plutôt que (le se rendre qu'aucun des par- tisans du roi n'osa se montrer. Les Français n'en résolurent pas moins de donner l'assaut, mais il fut soutenu avec une telle vigueur que l'armée perdit beaucoup de monde, et qu'il fallut enfin renoncer à l'altaque. Charles alors se relira sur la Loire , et ses troupes allè- rent renforcer les garnisons des villes dont il était devenu maître.

La nouvelle de l'échec essuyé devant Paris ne put arriver devant Compiègne, sans ren- verser toutes les espérances de paix qu'on avait pu concevoir. Ce revers devait enor- gueillir les Anglais et rapprocher d'eux le duc de Bourgogne, qui ne tarda pas, en effet, à se réconcilier complètement avec le duc de Bedford. Déjà sur aucun point la trêve n'était observée, et quoiqu'elle eût été prolongée de quelques mois. Français, Anglais et Bourgui- gnons se couraient sus comme par le passé; chacun s'efforçnit de rentrer dans les villes,

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dans les forteresses qu'il avait perdues; enfin, il était aisé de prévoir que la guerre allait re- commencer plus terrible que jâniâis.

Après avoir fait un si beau rêve , Germaine voyait s'éloigner , pour toujours peut-être , le bonheur qu'elle s'était prorais un instant. Pour comble de peine , elle vivait dans une ignorance entière du sort de Regnault; ceux qui l'entouraient n'ayant aucune relation avec la cour de Bourgogne , ses joUrs , ses mois s'écoulaient sans qu'elle entendît pro- noncer le nom de celui qui occupait toutes ses pensées , et sans qu'elle pût apprendre s'il était mort ou vivant. La joie que la pauvre Germaine avait connue pour si peu de jours rendait plus profonde la mélancolie habi- tuelle de son caractère; mais accoutumée à se sacrifier aux aulres, ni Marie, ni la famille qui lui donnait asile, ne pouvaient deviner à quel point elle était malheureuse. La douceur de son langage et de son sourire était la même, et Richard, témoin de ce caliiiie apparent,

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jouissait délicieusement des jours de bonheur que lui accordait la destinée, en le laissant vivre près d'elle.

L'hiver entier s'était passé ainsi; au prin- temps, le duc de Bourgogne et le régent, complètement réconciliés, réunissaient toute leur puissance pour enlever au roi les villes que ce prince avait reconquises , lorsqu'un soir, tandis que Daniel racontait comment un exprès de Charles venait d'apporter à la garnison l'ordre de se tenir sur ses gardes, la porte s'ouvrit, et Chariot entra dans la salle.

Le retour de cet enfant perdu de Compiè- gne excita plusieurs sentiments divers. Ma- rie poussa un cri de joie à la vue du fils de Marthe, d'un commensal de Vertbois; Daniel serra cordialement la main de son ami ; Ri- chard frémit de l'arrivée fatale d'un émissaire de Regnault, et Germaine sentit ses genoux fléchir, saisie de l'affreuse pensée que Chariot n'avait plus de maître.

« Par Saturne ! dit le petit sorcier, les Bour-

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guignons voulaient-ils aussi te pendre, pour que tu reviennes ainsi?

Je reviens voir ma mère et vous, répli- qua Chariot; messire Regnault m'a rendu toute ma liberté.

l'àvez-vous laissé? demanda Ger- maine, dont cette réponse avait dissipé les terreurs.

A Paris , en compagnie du duc de Bour- gne , » dit Chariot ; mais il se garda bien d'a- jouter que le jeune chevalier s'apprêlait à suivre le duc au siège de Choisy-sur-Oise , attendu qu'il venait d'apprendre dans Com- piègne que cette place était défendue par Louis de Flavy, qui la tenait pour messire Guillaume, ce que Regnault lui-même igno- rait»

Ainsi les Bourguignons vont faire la

guerre sans toi? dit Daniel en riant.

Par Notre-Dame! repartit Chariot, ils n'ont déjà que trop de monde. J'avais la ma- ladie du pays , voyez-vous , et d'ailleurs mes-

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sire Regnault s'apercevait bien que je ne me battais pas de bon cœur contre les nôtres. J'avais beau me faire une raison, ça n'allait pas; de façon que raon jeune maître m'a dit il y a deux jours : « Écoute, Chariot, mainte- nant que Gompiègne est aux Français, tu peux y retourner sans courir aucun risque ; ainsi va-t-en, mon garçon, va embrasser ta mère, \a^ revoir Yertbois et mes belles cousines.» Je ne me \e suis pas fait répéter deux fols, et me voilà. »

Tant que dura ce discours , Richard avait tenu ses yeux attachés sur Germaine , qui ne détourna pas les siens de Chariot , dont elle sembh'it craindre de perdre une parole.

a Et pourquoi ne vous a-t-ii pas renvoyé plus tôt? demanda maître Joseph.

Parce que depuis notre départ de Gom- piègne , nous sommes restés plusieurs mois eu Flandre, nous avons assisté aux noces de monseigneur Philippe avec la tille du roi de Portugal.

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Ce devait être une bien belle chose, sans doute? dit Marie.

Une des plus belles que l'on puisse voir, ma noble demoiselle. Ce pays-là ne ressem- ble guère à notre pauvre France ; on y roule sur l'or et sur l'argent. Groiriez-vous, maître Daniel, qu'aux fêtes que l'on a données pour le mariage plusieurs fontaines jetaient du vin toute la journée ?

Voilà une excellente idée, dit Daniel, si toutefois le vin était bon.

Du vin parfait, reprit Chariot; aussi voyait-on le soir bien peu d'hommes sur leurs jambes dans la ville de Bruges.

Je voudrais pour beaucoup qu'ils fussent encore tous par terre, répliqua Daniel , vou- lant dire pnr !à...

Laissons la prospérité du duc de Bour- gogne, comparée à notre misère, inlerrompit Germaine tristement.Votre raèreseportebien, Chariot; nousavonsfait cette semaine une pro- menade jusqu'à Vertbois, oiVnous l'avons vue.

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J'espérais qu'elle serait venue s'établir dans la ville, répondit-il; la ville devait être plus sûre.

Les environs le sont aussi; car tout le pays est maintenant à nous, reprit Germaine d'un air de satisfaction, et depuis huit mois, nous avons du moins la jouissance de ne voir que des Français.

Dieu fasse qu'il en soit longtemps ainsi! répliqua Chariot.

Tous tant que nous sommes, nous fe- rons nos efforts pour cela, dit la noble fille en adressant à Richard un sourire plein de confiance et d'amitié. Mais vous avez sans doute besoin de prendre quelque chose, mon pauvre garçon, après avoir fait une aussi lon- gue route ? «

Quelque fût le chagrin que Kichard éprou- vait au fond du cœur, il ne pouvait, sans res- sentir une grande consolation, voir Germaine l'associer aussi affectueusement à la haine comme aux espérances dont elle nourrissait

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son âme. Cette conformité dans leurs senti- ments lui semblait une sorte d'alliance entre la belle fille et lui, qui le rendait trop heu- reux et trop fier pour ne pas alléger sa peine. Il se hâta de conduire Chariot dans la salle à manger. Daniel les suivit, et resta bientôt seul avec l'homme de guerre, dont il se mit à par- tager la collation, tout en le faisant causer, après quoi Chariot prit congé de ses jeunes maîtresses et partit pour Yertbois.

Germaine ne l'avait pas laissé s'éloigner néanmoins sans lui donner l'ordre de reve- nir le lendemain ; car ce qu'elle désirait sur- tout, c'était d'entretenir sans témoins impor- tuns celui qui venait de quitter Regnault après l'avoir suivi pendant plusieurs mois. Aussi fut-ce avec une grande joie qu'à l'heure qui suivit celle du déjeuuer elle vit Geor- gette amener Chariot dans la chambre verte elle se trouvait seule avec Marie.

Chariot ne put rapporter plusieurs de ses entretiens avec son jeune maître sans ap-

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prendre anx deux sœurs qu'elles n'avaient jamais cessé d'occuper l'esprit de leur cousin , au point qu'il ne paraissait heureux que lors- qu'il parlait d'elles. Cette douce certitude était pour Germaine la plus grande consola- tion qu'elle pût recevoir. « Peut-être ne nous reverrons-nous plus, se disait-elle ; mais jus- qu'à son dernier jour il conservera mon sou- venir comme je conserverai le sien. » Et cette pensée secrète, qui l'unissait à Regnaull, de- venait du bonheur pour celle qui n'avait ja- mais connu que l'infortune.

Guillaume de Flavy, à cette époque, ne se trouvait point à Gompiègne ; il avait quitté la ville pour aller sur les bords de l'Oise ten- ter quelques escarmouches contre les enne- mis qui se rapprochaient. Revenu dans la ville , il apprit bientôt retour de son vassal , et le fit venir pour l'interroger sur les plans de l'armée alliée. Mais Chariot avait promis solennellement à son jeune maître de ne point trahir celui qui lui rendait sa liberté en divul-

LES FtAVY. II

guant les projets du duc de Bourgogne, en ' sorte que le brave garçon feignit une igno- rance complète. Il lui en coula d'autant moins pour se taire avec sire Guillaume qu'il fai^ sait chaque jour l'essai de sa discrétion dans ses entretiens avec Germaine et Marie , quoi- que ces entretiens roulassent le plus souvei^t sur le jeune chevalier. Tantôt il égayait Ma- rie et Georgette par le récit des têtes qui s'é- taient données à Bruges pour le mariage de Philippe etrinstitutionderordredelaToison- d'Or, récit que les deux jeunes filles ne se las- saient point d'écouter; tantôt il instruisait Ger- maine des plus beaux faits d'armes qui iUus- traient Regnault de Flavy et qu'il avait entendu conter par les Picards ou les Bourguignons. Mais s'il parlait beaucoup du passé , il se tai- sait sur l'avenir et ne laissait rien entrevoir du véritable motif qui le ramenait à Com- piègne.

A peine le conseil du duc de Bourgogne avait-il décidé qnii fallait reprendre cette

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ville que Regnault avait frémi à l'idée qu'elle renfermait ce qu'il avait de plus cher au monde, Marie surtout, Marie dont la douce image ne l'avait jamais quitté. Destiné comme il l'était à suivre ses compagnons d'armes, son unique pensée , son unique espoir était qu'il lui serait permis de protéger ses cousines contre les maux qui menacent les habitants d'une ville assiégée. Il avait appris nouvelle- ment le nom du gouverneur de Compiègne ; mais connaissant parfaitement alors sire Guil- laume, pouvait-il penser que cet homme hau- tain et cruel ne repousserait pas pour ses filles l'appui que lui offrirait un neveu qui sans doute était l'objet de sa haine. Chariot seul, s'il retournait dans les murs, pourrait lui ménager quelques intelligences avec cel- les qu'il voulait servir au péril de sa vie. Il le fit venir aussitôt, et, lui donnant toutes les instructions qui pouvaient devenir utiles en temps et lieu , il n'eut point de repos qu'il n'eût vu son frère de lait se mettre en route

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pour aller veiller sur le sort des deux sœurs. Chariot, tout attaché qu'il était à Regnault de Flavy, revoyait avec un vif contentement le lieu de sa naissance, sa mère et ses jeunes maîtresses. Le temps qu'il venait de passer au milieu des Anglais et des Bourguignons lui faisait retrouver avec joie ses anciens com- pagnons d'armes, dont un grand nombre fai- sait partie de la garnison ; enfin , tant de liens auxquels il se rattachait ranimaient si vivement son amour pour sa ville natale qu'en pensant qu'une armée formidable s'avancerait avant peu surCompiègne il lui arrivait d'aller faire le lourdes remparts, regardant ces fortes mu- railles tout nouvellement réparées , l'artillerie considérable qui les garnissait; puis, songeant à tant de braves qui défendraient tout cela , il se frottait les mains en disant : t Les God- dam ne la prendront pas. »

CHAPITRE IL

Je prévois des malheurs et plus longs et plus grands Que ceux dont nos vieillards parlent à leurs enfants.

ANONTME.

Georgette avait reconnu qu'un moyen certain d'attirer sur elle l'affeclion de Richard était de se rendre agréable aux deux sœurs, et comme cette affection, de quelque nature qu'elle fût , lui semblait préférable à tous les trésors de ce monde , elle avait depuis long- temps renoncé à la raideur boudeuse qu'elle montrait d'abord aux nobles dames , et répondait gracieusement à l'amitié que lui témoignaient Germaine et Marie. Peut-être la pauvre enfant, encouragée par les manières

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fraternelles de son cousin , remettait-elle à l'avenir le soin de lui rendre la première place dans le cœur qu'elle ambitionnait ; peut-être aussi n'avait-elle pu résister elle-même au charme qu'exerce si naturellement une inef- fable bonté , et ne voyait-elle pas la fille de messire Guillaume donner avec tant de douceur l'exemple de la résignation , oublier toujours ses propres peines pour compatir si vivement aux peines d'autrui , et répandre ses bienfaits sur l'infortune , au point que tous les malheureux de Compiègne l'appelaient leur providence , sans éprouver pour sa rivale un sentiment qui s'opposait à la haine. Il faut le croire, puisque Georgette, en maudissant la destinée , ne maudissait jamais Germaine.

Toutefois , c'était surtout avec Marie qu'elle avait formé une sorte de liaison que l'âge et plusieurs rapports de caractère rendaient plus intime chaque jour. Les deux jeunes filles se quittaient peu, à la grande satisfaction de Germaine, qui voyait sa sœur joyeuse, et bien

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loin de regretter la solitude de Vertbois. Le repos dont jouissait la ville leur permettait de parcourir les rues de Compiègne , les filles du sire de Flavy pouvaient marcher dans la sécurité la plus parfaite. Il leur arrivait même, depuis le retour de Chariot, de se faire es- corter parlui pour aller voir la vieille Marthe. Le village de Vertbois se trouvant à moins d'un quart de lieue des remparts , le trajet était sûr, car le séjour non interrompu d'une garnison française commandée par leur sei- gneur avait rendu du courage aux pauvres paysans ; tous étaient revenus dans leurs chaumières et s'étaient remis à semer les terres qui touchaient la ville, dans l'espoir de les récolter; mais cet espoir leur fut bientôt ravi.

Quoique Chariot se fût abstenu de donner l'alarme, les nouvelles qui arrivaient de toutes parts prescrivaient trop impérieusement le besoin de se mettre sur ses gardes pour que sire Guillaume ne redoublât point de précau-

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tion et d'activité. La terreur qu'il inspirait suffit pour presser tous les préparatifs de dé- fense , lors même que l'effroi de revoir les Anglais dans leurs murs n'eut pas animé les habitants. Dans la bourgeoisie, dans le peu- ple , chacun se préparait à s'armer, chacun s'offrait pour aider au travail des fortifications. Richard ne se lassait point d'exercer ses mili- ciens, dont le nombre s'augmentait d'une foule de gens que leur âge dispensait de porter la hache ou la lance. Les vivres arrivaient de lous côtés; enfin on eût dit que ce petit coin de la France se croyait appelé à décider sans retour la querelle entre Charles VII et Henri VJ.

Tandis que l'on se préparait ainsi dans Compiègne à se défendre vigoureusement si l'on était attaqué, la nouvelle arriva que Choisy-sur-Oi.«e venait de se rendre au duc de Bourgogne ! « A nous la balle , dit Daniel ; maintenant qu'ils en ont fini là, ce sera sans doute notre tour. Et je pense que ce garçon n. 2

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pourrait nous en dire quelque chose , ajouta- t-il en regardant Chariot qui venait d'entrer dans la chambre.

Moi! répondit Chariot Me l'air le plus franc , je ne sais rien , sinon que je me battrai comme un enragé pour ma ville natale.

A cet égard je réponds de lui , dit Ger- maine; c'est un brave de plus dans Compiè- gne.

Soit, reprit le petit sorcier; je sais qu'il se battrabien , mais il se tait de même, voulant dire par qu'il garde le secret de ses amis.

Et par tous les saints! maître Daniel, qu'est-ce que j'aurais pu vous apprendre? Vous en savez maintenant autant que moi.

Maintenant, tu as raison ; mais il n'en est pas moins vrai que je me trompe fort ou que tu aurais pu nous dire plus tôt. . . .

Comment, plus tôt? interrompit Chariot; il n'y a pas un quart d'heure qu'on les voit arriver par la route de Yerberie.

Arriver! qui? s'écria Daniel.

LUS FIAVY. 19

|Et qui diable voulez-vous que ce soit sinon les Anglais et les Bourguignons?

En grand nombre? demanda Richard.

La sentinelle des créneaux de la grosse tour, qui les a aperçus le premier, dit que la poussière annonce une grosse troupe ; on viept de feruier les portes de la ville, et nses- sire Guillaume vous envoie chercher, maître Richard pour vous donner ses ordres. »

Richard, se hâla de prendre son casque, sa hache, et sortit.

A l'exception de Georgelte et de Marifî, dont le visage était pâle comme la mort, cetfe

nouvelle avait été reçue ayec une sorte de calme que peut seule expliquer l'habitude du danger.

«Je ne suis pas fâché d'en finir, dit Da- niel avec beaucoup de sang-froid; je ne con- nais rien de pire que l'attenie d'un mal dont on ignore la portée. Maintenant du moins nous allons connaître leur force et les moyens qu'ils comptent employer contre nous.

ao LES FLAVT.

Je sais de mon père, dit Germaine, que le. duc de Bourgogne traîne toujours avec lui une artillerie considérable.

' Reste à savoir comment son monde sait en tirer parti, répliqua le petit sorcier, et nos gens prétendent ici qu'ils sont fort supérieurs aux Bourguignons dans la science maudite de pointer un canon ou une coulevrine.

Je sais bien, dit dame Marguerite, qu'en i4i4» lorsque le père du duc actuel se pré- senta devant Paris, il avait déjà une grande quantité de ces engins de l'enfer, et je me souviens qu'un jour...» La bonne dame allait sans doute entamer le récit de l'affaire sous Paris, en i4ï45 lorsque par bonheur s'inter- rompant soudain : «Sais-tu, Georgette, dit- elle, si l'on a déchargé les deux bateaux qui sont sur l'Oise?

Je l'ignore, répondit la pauvre enfant, que, dans la terreur qui l'avait saisie, les ba- teaux intéressaient fort peu.

Viens donc vite avec moi , reprit dame

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Marguerite; c'est ce qui presse le plus ; je ne me soucie pas que les Anglais en profilent.

Voulant dire par là, dit Daniel, qu'il ne faut pas qu'ils sachent de quel bois vous vous chauffez. Mais un insta.it , je sors avec vous ; je vais un peu savoir ce qui se passe. »

Restée seule avec sa sœur et Chariot, Ger- roaine demanda à ce dernier s'il avait fait avertir la vieille Marthe, afin qu'elle rentrât dans la ville.

«Ma mère est décidée à ne point quitter son logis, répondit- il ; elle ne s'y croit pas plus exposée qu'ici, et je pense qu'elle a rai- son.

Pas plus exposée qu'ici! répéta Ger- maine dont les grands yeux noirs se fixèrent sur le frère de lait du jeune chevalier; mon cousin vient donc avec le duc de Bourgo- gne?»

Chariot s'inclina sans répondre. «Horrible temps! horrible guerre! s'écria Germaine en baissant sa tête sur ses deux

àH LES FtAVT.

itiains jointes. Mon Dieu ! donnez - moi clù courage contre tant d'horribles pensées qui me déchirent 1 ame. w

Le découragement de Germaine efifraya Marie phis que n'aurait pu le faire toute autre chose, et elle se mit à pleurer en silence.

((Qu'il me soit permis de risquer quelques mots dans l'espoir de consoler mes jeunes dames, dit Chariot; pour moi, je suis porté à me réjouir bien plus qu'à m'afïliger de sa- voir messî^é Regnault dans le camp ennemi; car s'il arrivait que la ville fût obligée de se rendre, il obtiendrait duj duc Philippe les meilleures conditions pour nous tous. »

Il est de fait qu'à cette époque tant de familles se ttouvaient divisées par une guerre de parti, on en était souvent réduit à se féli- citer d'iavoir rencontré parmi ses adversaires un parent, et même un Gis ou un frère. A la suite d'aussi longues discordes civiles d'ail- leurs, l'odiellx de cosjoutrages faits à la nature V. >.^ait bien loin d'approcher de ce qu'il serait

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de nos jours. Aussi le chagrin de Germaine naissait-il surtout de la pensée que sire Guil- laume ne consentirait jamais à revoir un des vainqueurs de Compiègne.

«Quelles conditions, répondit-elle, satis- feraient l'honneur et la fierté de celui qiiî vous commande? Quand la ville se rendra, mon père sera mort, et puissé-je alors l'être aussi! ajouta-t-eîle d'une voix plus basse.

Toi ! loi ! s'écria Marie en la serrant dans ses bras ; et que deviendrai-je si tu m'aban- donnes?»

Depuis que Germaine tenait lieu de mère à sa jeune sœur, sa tendresse pour la douce fille était devenue si vive qu'elle ne connais- sait guère d'autre joie que les joies de Marie. Honteuse d'avoir cédé à une douleur qui lui était personnelle , elle se hâta de sécher les larmes qu'elle avait fait couler, soit en dé- mentant les paroles qui venaient de lui échap- per, soit en émettant l'espérance à laquelle elle-même cherchait à s'attacher. Wt^''..

a4 LES FLAVT.

«Ils ne prendront pas la ville d'ailleurs, disait-elle ; ne le pensez-vous pas, Chariot , qu'ils ne prendront pas la ville?

Par saint Jacques! répondit-il, il est de l'intérêt de tous de l'empêcher; car après ce qui s'est passé, si les Anglais rentraient jamais dans Compiègne, ils y mettraient tout à feu et à sang.

Et ce pauvre Richard qui les a trompés si longtemps, dit Marie, que ne lui feraient-ils

' pas, mon Dieu !

Richard, mon père et tant de braves gens qui nous défendent, reprit Germaine , voilà ce qui doit nous rassurer, nous rassurer complètement.

Et nos murs, les meilleurs qui entou- rent ville de France, répliqua Chariot.

Et des armes pour tous les habitants, dit Germaine.

Et des provisions pour soulenir un siège de trois mois.

Il est vrai, répondit Marie; Daniel le

LES FLAVY. 2 5

disait encore hier; car il s'inquiète surtout des provisions, Daniel.

En homme de sens qu'il est , reprit Chariot; ne me parlez pas d'avoir l'estomac creux pour se battre.

Maintenant, Chariot, dit Germaine, comme il nous est indifférent de rester seules dans la maison, allez voir si l'on sait quelques nouvellesetrevenez nous les dire dès que cela vous sera possible.

Tout le temps que messire Guillaume ne me prendra point, je l'emploierai selon les ordres de mes jeunes maîtresses. » En disant ces mots Chariot salua respectueusement et partit.

«A celles qui n'ont plus de famille, dit Germaine en regardant sortir le fils de Mar- the, les anciennes connaissances sont bien loin d'être indifférentes; je ne puis te dire combien j'aime à voir près de nous le père Joseph et ce bon Chariot !

D'autant plus, dit Marie, que Richard

36 lES ÊEAVY.

maintenant ne sera presque jamais au logis.

Ah ! que je le trouve heureux de pou- voir défendre nos remparts !

Tu crois donc, Germaine, que ces braves gens l'emporteront; tu crois que les Anglais n'entreront pas?

Ils seront repoussés par trop de bras et par trop de haine, » répondit Germaine avec feu.

Comme Marie ne doutait point que sa sœur n'enveloppât Regnault dans cette haine, elle se garda bien de ramener l'entretien sur leur jeune parent, que Germaine ne nomma pas davantage, tout en ne cessant d'y songer.

CHAPITRE m.

Et j'invoquais ta guerre aux scènes effrayantes, Je voyais en espoir, dans les plaines bruyantes, Avec mille rumeurs d'hommes et de clievaux. Secouant à la fois leurs ailes foudroyantes, L'un sur l'autre à grands cris fondre deux camps rivaux. Victor Hugo.

En peu de jours le danger qui menaçait Cotnpiègne devenait de plus en plus effrayant, poilr quiconque observait ce qui se pas- sait au dehors. Du haut des remparts on voyait, de l'autre côté de l'Oise, de nombreuses troupes d'hommes de guerre couvrir la chaus- sée et s'établir sur tous les points avoisinant la ville. Cette armée formidable s'était logée à Vehette, à Mârigni, à Royallieu; les chefs

28 LES PLAVY.

dans les abbayes, leurs gens dans les villages et dans la plaine , en sorte qu'elle ne laissait plus libre qu'une très petite partie des murail- les, dont toutefois les rivières d'Aisne et d'Oise la séparaient encore.

Guillaume de Flavy, décidé à voir périr le dernier des habitants de Compiègne, comme à périr lui-môme, plutôt que de se rendre, semblait se multiplier, surveillait sans cesse tous les points qu'il croyait devoir être me- nacés les premiers, et malheur à qui se mon- trait rebelle à ses ordres ou ne les exécu- tait point à son gré! Jamais ce terrible ca- pitaine ne s'était montré plus cruel et plus impitoyable qu'ace moment, tant de cala- mités allaient fondre sur une population dont il semblait le tyran bien plus que le défen- seur. JNéanmoins le désir ardent qu'on avait de résister à l'ennemi combattait la haine qu'il excitait chaque jour davantage. (Confiant dans la vaillance et dans la réso- lution du sire de Flavy, chacun préférait

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se soumettre à ce redoutable protecteur plutôt que de subir la vengeance des Anglais. On n'osait se plaindre tout haut des actes de cruauté auxquels il se livrait, et pourtant un grand nombre de ces faits odieux ne restaient pas inconnus à Germaine, qui, tout en s'ef- forçant d'essuyer les larmes que son père fai- sait couler, cessait peu à peu d'éprouver pour lui les sentiments d'amour et de respect qu'elle avait conservés si longtemps pour l'au- teur de ses jours.

La prise de Ghoisy-sur-Oise ramena à Com- piègne Louis de Flavy et sa faible garnison , qui avait obtenu d'évacuer la forteresse em- portant leurs armes pour tout bagage. Louis ne tarda pas à venir embrasser ses nièces, et ce ne fut pas une faible joie pour Germaine et pour Marie que celle de revoir ce bon parent après plusieurs mois de séparation.

« Eh bien ! dit-il dès qu'il se fut assis entre les deux sœurs, mon frère vient encore de perdre une belle place. Dieu sait que nous

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avons tout fait pour la lui conserver, et que nous avons tenu autant qu'il était possible de tenir; mais nous avions affaire à trop forte partie. Quand j'ai vu que le duc de Bourgogne nous faisait l'honneur de venir lui-mêine, sans parler de deux mille hommes qui l'accompa- gnaient, j'ai bien prévu qu'il faudrait démé- nager.

Ainsi, dit Germaine espérant apprendre quelques détails sur les assiégeants, c'eçt une garnison bourguignonne qui vous remplace?

jNon, ils démolissent, et je puisdire qu'ils jettent à bas une des meilleures forteresses de la France ; si j'avais eu seulement cinq cents hommes au lieu de deux cents, j'aurais pu résister six mois.

Pour moi, dit Marie, j'aimerais bien mieux que tous vos châteaux fussent comme Vertbois, qu'ils ne sont jamais venus attaquer.

Enfant, répondit Louis de Flavy en lui

frappant doucement sur la joue, vous n'en-

•. tendez rien à ces sortes de choses ; les places

LES Fi,Avy. 3i

fortifiées sont nos joyaux à nous autres , nos refuges, nos magasins. Que serait-ce s'il fallait toujours vivre et se battre en rase campagne ainsi que feraient des corbeaux affamés ? tandis que je ne connais rien de profitable, rien de réjouissant comme la prise d'une bonne cita- delle bien avitaillée. J'entends quandc'estmoi qui la prends, ajouta-t-ilavcc un léger soupir.

J'aimerais bien mieux qu'on ne se battît ni contre des murs ni dans la plaine, reprit Marie ; je voudrais enfin qu'on ne se battît jamais.

Jamais! s'écria Louis de Flavy, et que ferions-nous, par sain t Jacques ! si nous ne nous battions plus? INe voyez-vous pas arriver les défis, les tournois, dès que l'on signe les plus courtes trêves? Tout ne prouve-t-il pas que l'homme a été créé pour se battre ?

En France on serait tenté de le croire, dit Germaine avec un triste sourire.

Et Dieu me préserve de m'en plaindrÇfJ reprit Louis ; car je veux devenir chèvre si :

3a LES FLAVY.

savais comment passer mon temps sans me servir de mes armes , ne fût-ce que dans des escarmouches. Je ne me sens vivre, moi, que quand je me bats; autrement je m'ennuie.

Et si l'on est tué ? dit Marie.

Alors tout est fini, on ne craint plus de s'ennuyer, et j'espère bien ne mourir que sur un champ de bataille.

Ne parlez pas ainsi, bel oncle, inter- rompit Germaine en serrant la main de l'homme de guerre.

Le plus tard possible , après tout, répon- dit-il avec gaîté ; mais j'ai toujours eu du bon- heur ; je sors de toutes les afTaires sans avoir reçu une égratignure. On dirait que les lances glissent sur mon corps et que les archers ti- rent au-dessus de ma tête.

Fasse (e ciel qu'il en soit toujours ainsi! dirent les deux sœurs.

Amen, répondit-il ; mais pour traiter un sujet plus gai, devinez avec qui j'ai déjeuné le JQur maudit j'ai quitté Choisy, la tête un

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LES FLAVY. 33

peu basse et le cœur un peu gros, je ne le ca- che pas.

Avec le duc de Bourgogne, dit Marie.

Pas tout-à-fait, mais avec un de ses amis, avec un des nôtres après tout , avec Regnault.

Il vous a cherché? dit Germaine la poi- trine gonflée d'une joie qu'elle avait peine à cacher.

- Il a couru après moi , répondit Louis ; voici comme cela s'est passé. Je n'avais pas fait une demi-lieue, emmenant tout mon monde, c'est-à-dire cinquante hommes qui me restaient, car le reste avait été tué pendant le siège , 'quand je vis venir derrière moi quel- ques cavaliers qui semblaient me poursuivre à toute bride. Ma première pensée fut que le duc de Bourgogne se ravisait, et qu'il nous faudrait livrer bataille avant de gagner pays. Comme nous étions tous armés, je fis halte , volte-face, etj'attendis mesgensde pied ferme. Maisje ne tardaipasà reconnaître que latroupe qui nous poursuivait se composait de quatre

II. 3 ■■■i

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34 LES FLAVY.

hommes, ce qui certes n'annonçait pas des intentions hostiles. EncÛcl, celui qui poussait son cheval le premier ne fut pas plus tôt arrivé près de moi qu'il leva la visière de son casque en s'écriant : Mon oncle! mon cher oncle!

Et vous avez reconnu Regnault? dit Marie.

Que je meure si je ne l'ai pas reconnu tout de suite, répondit Louis, quoique je ne l'aie pas vu depuis dix ans ; c'était encore ce visage Ger et noble qui annonce un homme de cœur, un visage de Flavy enfin. Il ressemble à son père, à notre pauvre Jean, comme Marie ressemble à sa mère.

Aussi ne suis-je pas une Flavy , moi ! dit tristement la pauvre petite.

Toi! répondit Louis en l'embrassant, Flavy s'il en fût jamais; Guillaume finira par t'aimer aussi , sois-en sûre , à moins que son cœur ne soit de roche ; mais écoutez la suite. Regnault mit pied à terre; il avait l'air si navré, si suppliant qu'à nous voir tous les deux, on

LfeS FtAVY. 35

aurait pensé que j'îivâis prîs la plate et que c'était lui qui en sot-tait. Par Notre-Dame ! tout était fini pour celte fois ; les épées étaient ren- trées dans le fourreau ; je sautai à baè de mon cheval et je l'etiibràssai de bon cœur.

-^Ah! ^ue vous avez bien fait, bel oncl'è ! s'écri'd Marie , tandis (^ne Germaine en silence serrait douce tWent la main de sort bt'àvèpài^eïi't. Comme nous ne vouiioiis pasnouS qûilter si vite, polirsuivit Lo uisde Flavy, Êeg'nauit me Conduisit dans un ch âteau voisin 1 on tenait sans donte eri réser\'e des provisions pour le duc , à en jiiger par l'iexcellent repas que nous y fîmes ensemble. vin de Bourgogne ne Douâ manquait pas, et ceûk de mes gens qui m'avaient suivi ne .'se sol^venaient guère d'un pareil régal. Rntin, au moment de housséparcr, le pauvre garçon une téûlbigna un si grand désir d'écrire à ses cousines que je lui promis de me charger pon.'r vous d'un chiffon de par- chemin sur lequel, il a griffonné devant moi . .*; comme on clèfc.

36 LES FLAVY.

Et sans doute , bel oncle , dit Marie , si vous n'avez plus cette lettre, vous savez du moins ce qu'elle renfermait,

Que tous les saints m'en préservent! ré- pondit Louis; je n'ai pas lu la lettre par plusieurs raisons, dont la première est que, grâce au ciel! je n'ai jamais su lire; car je n'approuve pas qu'un homme de guerre perde son temps à des vétilles semblables. La mode qui prend de faire élever les gentilshommes comme les novices d'un couvent de Saint-Benoît ne peut tourner qu'à mal. On perd à ces sottises le plus beau temps de sajeutiesse. Par saint Marc ! je préfère un beau coup de lance à tous les grimoires de l'Université de Paris. Au reste, je n'en ai pas moins apporté la lettre , poursui- vit-il en la tirant de son: aumonière , et vous pourrez vous la faire lire; par le père Jo<;eph.

Germaine, Germaine la lira, dit Marie.

Germaine en saii-el.le aussi long? reprit Louis d'un air de surprise ; -eh bien ! à la bonne heure, ce sont des choses? qui conviennent

LES FLAVY. 87

aux femmes, je ne dis pas le contraire. » Germaine prit la lettre d'une main trem- blante, et, s'efforçant d'affermir sa voix, elle lut ce qui suit :

« Regnault de Flavy à Germaine de Flavy. « Que Dieu et tous les saints vous gardent, chères cousines. Que faites-vous ? pensez-vous quelquefois à celui dont toutes les pensées se portent au lieu que vous habitez ? Ah ! Ger- maine! vous m'avez promis de me conserver une petite place dans votre cœur , de me par- donner d'être enchaîné par l'honneur à la bannière qui marche contre vos bannières. Mon oncle, mon bon oncle m'a donné le baiserde paix; que la paix soit donc entre nous. Un même sang ne coule-t-il pas dans nos veines? Lorsque, sous peine d'être appelé félon, mon corps suit à la guerre le seigneur et maître que j'ai juré de servir, mon cœur en est-il moins près de vous? Germaine, Marie, vous ne savez pas combien je vous aime, com- bien je préférerais la mort à votre haine ! Ah !

39 LfiS fl^VY.

ne me hwsjçz pas , quçlque chpse qui arrive, ne me baissez pas ! Pense? que sous le drapeau de Bourgogne vous ave? un parent, un ami plus tendre, plus dévoué que tous ceux qu'un sprt fortuné a placcS près de vous. Germaine, Marie , conservez-moi quelque tendresse jus- qu'au temps plus heureux qui nous réunira, 8t, quoi qu'ii arrive , ne cessez jamais de voir dans Regnault un enfant de Vertbois. Adieu. » « Le garçon n'est pas sot, dit Louis quand Gerniaine se tut, ne cachant qu'à grand'peine sa vive émotion ; c'est tout au plus si je com- prenais toutes ses belles phrases. Mais que diable veut-il dire avec son quoi qu'il arrive , qu'il répète deux fois de peur qu'on ne l'ou- blie ?

Il est à présumer, répondit Germaine d'une voix que l'on entendait à peine, qu'il marche aussi contre Compiègne.

Contre Compiègne. s'écria Louis! Par l'épée de mon père ! je donnerais beaucoup pour qu'il marchât d'un autre côté. Guillaume

LES FLAVY. "5^

n'enlend pas raillerie sur ce sujet-ià. Com- piègne el Guillaume à présent c'est tout un , voyez-vous. Lorsqu'il étail encore question de ces préliminaires de paix dont Philippe nous a leurrés comme de coutume , le roi a eu la faiblesse d'envoyer à mon tVère l'ordre de livrer la ville au duc de Bourgogne en manière de garantie.

Je n'ignorais point cela, dit Germaine.

Eh bien! vous devez savoir aussi que Guillaume a désobéi , en quoi je l'approuve fort. Par saint Marc! le royaume de Charles n'est pas encore assez étendu pour qu'on puisse en couper ainsi un des meilleurs mor- ceaux; nous avons donc gardé la ville. Main- tenant vous sentez que, si les murs tombent, il faut que votre père tombe avec eux. Je ne conseille donc pas à Regnault de se trouver avec ceux qui voudront les jeter par terre ; car je connais Guillaume, il se souciera de tuer son neveu comme de tuer un poulet. ».

Germaine tressaillit; njais Marie s'écria : '

4o LES FLAVY.

« Regnault n'en agira pas de même si ses amis prennent la ville ; j'en suis bien certaine. - Quant à prendre la ville , répondit Louis d'un air tranquille, il leur faudra pour cela passer quelques jours et quelques nuits sur les bords de l'Oise, j'en réponds; et je crois qu'ils se lasseront plus tôt que nous du métier que nous allons faire de part et d'au- tre. Le duc de Bourgogne d'ailleurs ne brille pas par la patience ; il n'a jamais aimé les cho- ses qui traînent en longueur.

Ah ! puisse-t-il se lasser bientôt, dit Ger- maine, et partir avec tout son monde !

On dit qu'il nous a amené cinq ou six mille hommes, reprit Louis , sans compter qu'il ne marche jamais qu'avec une grosse maison , des pages , des valets et des méné- triers dont nous entendions tous les soirs à Choisy la chienne de musique. J'espère que d'ici , du moins , nous pourrons leur fournir un accompagnement qui ne leur permettra pas de jouer aussi juste. »

LES FLAVY. 4^

En disant ces mots Louis de Flavy se leva pour sortir, et, comme Marie voulait le rete- nir encore quelques instants : « Non, dit-il, il faut que j'aille retrouver votre père. Nous attendons d'un moment à l'autre cette vail- lante pucelle dont les Anglais ont plus peur que de nous tous , et qui vient s'enfermer dans Compiègne avec bon nombre de che- valiers.

Dieu soit loué ! s'écria Germaine ; sa pré- sence encouragera les noires , en même temps qu'elle effraiera les ennemis.

Par malheur, répondit Louis, l'arrivée de cette brave fillene réjouit pas tout le monde ici. Partout elle se trouve elle aime à faire à sa tête ; il faut obéir à ce qu'elle nomme ses voix, que personne n'a jamais entendues qu'elle-même, et Guillaume ne se soucie guère d'agir sous les ordres d'un capitaine qui de- vrait porter des jupes. Il a reçu fort mal ce matin le messager qui nous annonçait ce se- cours.

4?^ lES FLAVT.

-— Et si Dieu nous l'envoie pour faire lever le sit'ge de Compiègne comme elle a fait le- ver celui d'Orléans? dit Germaine.

-^ Sans doute, sans doute ; il est bien cer- tain que Jeanne , soit qu'elle vienne du ciel ou de l'enfer, a grandement rétabli les affaires du roi. Aussi mon avis est-il qu'il faut la lais- ser se servir de son étendard à sa fantaisie, quitte à la tirer du guêpier s'il arrive que la pauvre fille s'y jette. Je désire d'autant plus qu'on la traite bien que 1h nouvelle de sa venue a^jépandu dans la ville la joie et la con- fiance.

Et pourtant , dit Marie , ces malheureux habitants n'ignorent pas que les murs sont maintenant entourés par une armée innom- brable.

Entourés ! pas encore tout-à-fait , reprit Louis ; on n'entoure pas Compiègne comme une bicoque , ma petite. Mais j'espère, mes enfants, que vous n'avez pas peur?

Germaine n'a pas peur, répondit Marie.

LES FLAVT. 4^

Au moins pour moi-même , dit Ger- maine en étouffant un soupir.

Brave et bonne fille ! dit Louis qui baisa sa nièce ur le front. Il doit suffire d'une Ger- maine dans la famille pour répandre les bé- nédiclions du ciel pur nous tous. Aussi vivez tranquilles ; nous les chasserons, nous les chas- serons , vous dis-je , ou que je ne m'appelle plus Louis de Flavy. »

En finissant ces^ mots qu'il ne prononçait jamais que dans les grandes occasions, il em- Ijrassa Marie , serra la main de Germaine et partit.

CHAPITRE IV.

Sur des coursiers plus prompts que les éclairs Chacun s'élance ; ei déjà dans les airs A retenti leur choc épouvantable,

Anonyme.

L'entrée de la Pucelle dans Compiègne fut saluée par mille cris de joie, tant la pré- sence de la sainte et valeureuse fille semblait un gage de sécurité et de victoire. Dès les premières heures de son arrivée, Jeanne, après avoir communié dévotement , assembla ses gens et ceux de la ville et leur dit que Dieu venait de lui faire ordonner par sainte Cathe- rine , de sortir pour aller attaquer les enne- mis, lui promettant la défaite entière du duc de Bourgogne et des Anglais. La confiance

LES FLAVY. 45

que l'on avait en ses paroles, surtout lors- qu'elles reposaient sur une révélation , ne permit à personne d'hésiter. Guillaume de Flavy lui-même, ayant observé que les Bour- guignons n'étaient point sur leurs gardes, augura bien de cette attaque , et tout se pré- para pour la rendre aussi prompte que vigou- reuse.

L'émotion de Germaine fut vive , lorsque Richard étant rentré pour s'armer, car il al- lait se joindre aux gens de guerre avec ses plus vaillants miliciens , elle apprit qu'on s'apprê- tait à marcher contre l'ennemi. A travers les vœux qu'elle formait pour la réussite de cette entreprise, elle suppliait tout bas le ciel d'é- loigner Regnault de Flavy de ce champ de ba- taille. Tout dépendait du lieu que le duc de Bourgogne et sonmonde occupaient, puisque, selon toute apparence, le jeune chevalier ac- compagnait Philippe ; mais ce lieu , Germaine l'ignorait. Richard parti, son agitation était devenue si grande, qu'elle marchait de côté

46 LES^FLAVY.

et d'autre dans la chambre , sans prêter la moindre attention aux discours de dame Mar- guerite, qui s'entretenait avec Georgette et Marie de ses craintes pour la milice, lorsque Daniel arriva* Il proposa de monter à un bel- véder situé sur le bâtiment de la bûcherie , et duquel on pouvait découvrir toute la plaine^ afin de voir partir la troupe, a Oui, s'écria Germaine , montons , montons tous ; rien n'est pis, dans un pareil moment, que l'igno- rance complète de ce qui se passe.

Allez-y donc vous quatre , dit dame Marguerite ; je préfère rester ici et dire mon chapelet pour mon pauvre Richard.

Priez pour Richard et pour les Flavy reprit Germaine en serrant la main de la brave femme, puis elle prit le bras de Marie sous le sien et partit accompagnée de Daniel et de Georgette.

En sortant de la maison pour se rendre à la bûcherie qui la touchait , ils trouvèrent la rue entièrement déserte , tous les habitants s'é-

lES FLAVT. 47

tant portés sur la place de l'Hôtel-de-Ville, s'assemblait la troupe. « Ce départ a quel- que chose de sinistre , dit tout bas Germaine à Daniel ; je ne sais pourquoi je me sens si fort alarmée ?

Si vous les aviez vus sur la place comme je viens de les voir, répondit Daniel, vous seriez bien plus tranquille; il faudrait, je crois , une légion de diables pour venir à bout de nos gens tant ils ont bon courage.

Jeanne est , d'ailleurs, » reprit-elle ; car telle était l'étrange disposition d'esprit de Germaine , qu'en dépit des vœux qu'elle for- mait pour l'un des ennemis de Compiègne, l'idée de voir les Anglais vainqueurs ranimant avec force toutes les vives sympathies, tous les sentiments passionnés qui dès l'enfance avaient remué son âme , elle aurait payé de son sang le triomphe des assiégés.

Arrivés sur la petite terrasse du belvéder ^ le spectacle qui s'offrit à leurs yeux aurait cer- tainement excité leur admiration , s'il n'eût

48 lES FLAVY.

pas excité leur terreur. A plus d'une lieue des remparts, la vue s'étendait sur une longue plaine couverte de faisceaux d'armes, de ten- tes , de chevaux et d'équipages de siège. Le soleil éclatant du mois de mai, qui dorait les toits des monastères , et les clochers de plu^ sieurs villages semés çà et là, faisait briller de mille feux les armures d'une foule innombra- bles d'hommes de guerre. Jamais, peut-être, autant de bras n'avaient menacé des murail- les ,• et cependant , au loin , sur le chemin de Noyon , s'échelonnaient encore d'autres trou- pes , destinées à renouveler ce formidable camp , présage de destruction et de mort , devant lequel coulait paisiblement les eaux de la rivière d'Oise.

A peine les trois jeunes filles et Daniel avaient-ils eu le temps de contempler cet ef- frayant spectacle , qu'une troupe de cinq ou six cents hommes, la Pucelle à leur tête, sor- tit de la ville eu magnifique ordonnance, passa le pont, et tomba comme la foudre sur

LES FLAVY. /|9

les premiers quartiers des Bourguignons, dont la plupart n'étaient point armés. Un vaillant chevalier, nommé Baiildot de Woyelle, commandait ce quartier, Jean de Luxem- bourg , le principal capitaine du âwc de Bour- gogne, venait d'arriver pour reconnaître la ville de plus près. Quoique surpris de celte manière, ceux-ci soutinrent le choc si brave- ment que le combat devint terrible. On pou- vait prévoir toutefois que l'avantiige resterait aux assaillants, supérieurs en nombre à des adversaires qu'ils égalaient par le courage.

La poussière épaisse qui s'était élevée au- tour des combattants s'opposait à ce que l'on pût rien distinguer de ce qui se passait sur le champ de bataille. Les cris terribles dont le retentissement venait frapper les murs pou- vaient être des cris de triomphe ou des cris de mort , et le temps s'écoulait. « Quelle hor- rible chose qu'une pareille angoisse ! dit Ger- maine ; être si près des siens et ne pouvoir savoir ce qu'ils deviennent, ce qu'ils font! II. 4

50 LES Ï^LAVY.

Ils tuent, ils tnent . répondit Daniel; s'ils n'étaient pas les plus forts, ils se rappro- cheraient de la ville ; nous verrions quelques fuyards sur le pont. »

A l'exception du point sur lequel on se battait, en effet, le plus grand calme sem- blait régner dans cette vaste plaine; mais tout à coup, l'alarme s'étant répandue de proche en proche, Daniel et ses compagnes ne tardèrent pas à remarquer que le quartier le plus voisin commençait à s'agiter. Bientôt ils virent avec effroi plusieurs troupes d'hom- mes d'armes courir en désordre et de toute la vitesse de leurs chevaux vers le lieu du danger.

« On va les secourir, dit Germaine en pâ- ïissant.

Oui, répondit Daniel, ce sont les An- glais qui arrivent les premiers.

Et sans doute le duc de Bourgogne va les suivre avec son monde? reprit-elle d'une voix étouffée.

LES FLAVY. 5 1

Il lui faudra du temps, répliqua Daniel ; le duc de Bourgogne est à plus d'une lieue d'ici , à Condin. »

Germaine serra la main du petit homme , tout en élevant ses yeux vers le ciel , comme pour lès reiiiércîer tous deux ; car ces motè délivraient son coeur d'un horrible poids.

a Ils ne pourront plus résister! s'écria Ma- rie effrayée de foule de gens de guerre qu'elle voyait marcher au secours dès leurs; ils rie pourront jamais rentrer dans la ville I » - Gebrgette ne disait Heh ; les mains jointes, le regard fixé sur le nuage poudreux qui lui cachait la scène de carnage , ses lèvres trem- blantes murmuraient des prières qu'elle pro- tionçâit machinalement , mais qui lui paru- rent bientôt avoir été exaucées ; caries secours qui arrivaient an sire de INoyelle rendant la partie trop inégale, les Français commen- cèrent à se mettre en retraite. « Ils reviennent, ils reviëtinëiît! s'écrièrent à la fois Germaine, Daniel et Marie.

32 LES FLAVY.

Sainte Vierge! dit la jeune fille, dont l'âme semblait avoir passé dans les yeux, fai- tes qu'ils reviennent tous ! »

Le vent poussant alors la poussière du côté de l'Aisne , ils virent bientôt les fantassins re- passer le pont en toute hâte, protégés par les cavaliers que l'ennemi poursuivait vigou- reusement, a Je l'aperçois , je l'aperçois ! cria Georgette. Je le reconnais à la plume de son casque; les autres miliciens n'en ont pas!

Par Saturne ! elle a raison ^ dit Daniel, les yeux brillants de joie, je vois distincte- ment Richard qui marche à la tête de ses gens. On leur ouvre la barrière !... Mais pour- quoi n'entrent-ils qu'un à un comme des moutons qu'il faut compter? Ouvrez donc, vous autres du dedans, ouvrez donc! » et le petit homme trépignait, s'égosillait comme s'il eut pu se faire entendre.

«L'ennemi entrerait avec eux dans la ville, répondit Germaine ; ne voyez-vous pas avec quelle fureur il attaque l'arrière-garde?

LES FLAVY. 53

Ah ! dit Marie, c'est sans doute qu'est notre oncle Louis! Que tous les saints le protègent ! »

En effet, les Bourguignons, appuyés main- tenant par les Anglais , se ruaient sur cette arrière-garde, se trouvaient les plus vail- lants chevaliers et la Puceile, qui marchait la dernière, espérant ramener sans perte ceux qu'elle avait conduits au combat. Montée sur un superbe coursier, vêtue d'une riche robe de drap d'or vermeil, la sainte fille se battait comme une lionne qui défend ses petits. On la voyait, de sa forte épée, abattre à droite et à gauche tous ceux qui se montraient assez hardis pour l'approcher, en même temps qu'elle ne cessait d'encourager son monde à tenir ferme contre le choc qu'elle-même sou- tenait si courageusement. Tous les efforts se dirigeaient principalement contre sa personne, et le malheur voulait qu'on la distinguât parfai- tement à sa huque d'écariate brodée d'or et d'argent. Enfin elle venait de passer le pont,

^4 ^^^ fl-fVY.

et presque tous les siens étaient rentrés en foule, lorsqu'un arçhpr picard p^^-vint à la saisir par sa liuque et la jeta à bais (Je ^p|^ cheval. Elle combattit encore pendant quel- ques instants, soutenue par Pothon le Bour- guignon et cinq ou six autres chevaliers. Mais enfin vaincue par le nombre, entourée de toutes parts, elle se vit forcée de se rendre à Lionel, bâtard de Vendôme.

Aussitôt ces mots : Jeanne est prise ! reten- f^irent dans la plaine, sur le pont et sur les remparts. A ce cri. de joie pour les uns, de détresse pour les autres, tout ce qui restait encore <]e Français dehors se précipita dans la ville, et la barrière se referma.

CHAPITRE Y.

Rarement lo soleil rend la lumière au monde Que le premier rayon qu'il répand ici-bas N'y découvre quelqu'un de vos assassinais, Ou du moins on vous lienl en si mauvaise eslirae Qu'innocent ou coupable on vous charge du crime. ROTROu, Venceslas.

La troupe partie si joyeuse et si résolue pour aller tenter ce coup de main rentrait triste et dolente. Les femmes, les enfants, les habitants de toutes les classes faisaient foule dans les rues , entourant les hommes de guerre et se lamentant avec eux sur la perte que venait de faire la ville. A travers les re- grets et les larmes qu'excitait ce malheur pu- blic, le$ soupçoa$^ les plus odieux circulaient

56 LES FLAVY.

dans le peuple, qui n'hésitait point à accuser Guillaume de Flavy du malheur qui les frap- pait. « Il a fait fermer la barrière sur elle, di- sait l'un. II l'a vendue aux Anglais, disait l'autre. Hélas ! reprenait un troisième, la sainte fille le savait d'avance ; on prétend que ce matin, comme elle était appuyée contre un des piliers de l'église, elle a dit à tous ceux qui l'entouraient qu'un homme l'avait livrée et qu'elle serait prise aujourd'hui , jour de l'Ascension. » C'est en vain que les chevaliers et les soldats répondaient que Jeanne , bien loin d'avoir prévu sa perte, leur avait promis la victoire ; la prédiction s'accréditait de plus en plus , et messire Guillaume était maudit de tous aussi hautement que pouvait le per- mettre la terreur qu'il inspirait.

Richard , après avoir montré dans cette affaire tant de valeur et d'intrépidité qu'il avait excité l'admiration des plus braves chevaliers, venait de rentrer chez lui. 11 était triste, rê- veur, et Germaine ne pouvait parler du mal-

LES FLAVY. 67

heur dont chacun devait gémir, qu'il ne s'empressât de détourner l'entretien en rap- portant quelques nouveaux détails du com- bat. Lorsqu'enfin les deux sœurs se furent retirées dans leur chambre : » Je tremblais, dit- il à maître Joseph et à Daniel, qu'un de vous n'apprît à ces nobles filles ce que, j'espère, elles ignoreront toujours , car l'honneur d'un père doit nous être aussi cher que sa vie.

11 faudrait être bien cruel, dit maître Joseph, pour les instruire de ce qui se passe.

Que se passe-t-il donc ? demanda aussi- tôt dame Marguerite.

Ce qui doit toujours arriver dans ce bas monde, répondit Daniel. A qui s'en prend- on du mal si ce n'est au diable , voulant dire par que si la Puceile a été livrée aux Anglais, il est naturel qu'on accuse le sire de Flavy de l'avoir vendue.

Jésus! s'écria dame Marguerite, est-il donc soupçonné d'un pareil crime?

Il est trop vrai , dit maître Joseph , et

58 LES FLAVT.

pourtant j'affirmerais sur ma tête qu'il ne mérite point cette infamie. Je connais sire Guillaume pour un homme cruel, impitoya- ble, capable de tout peut-être^ excepté d'une vile trahison.

Et nous autres, maître oseph, qui ve- nons de le voir à l'œuvre, reprit Richard, nous sommes de même pour le justifier dans son honneur. Il a jeté par terre aujourd'hui trop d'Anglais et trop de Bourguignons pour que l'on puisse croire qu'il les favorise *.

Je pense comme vous, dit Daniel, qu'il est innocent du crime dont l'accuse ce pauvre peuple, que le chagrin fait parler à tort et à travers. Mais comme il faut que justice se fasse, je ne suis pas fâché, entre nous, qu'il

(l) II est de fait que les soupçons qui se sont propagés à ce su- jet depuis le quinzième siècle jusqu'à nos jours ne se trouvent ap- PiUyés par aucun des écrivains de l'époque; ni l'auteur du Journal d'un bourgeois de Paris, ni saint Remy, ni Monsirelet, qui accom- pagnait le duc de Bourgogne au siège de Compiègne, ne disent un seul mol d* la trahison du sire de Flavy.

LES FLATY. 69

paie de celte façon tant d'autres crimes qui restent impunis.

Aussi, répliqua Richard, mon intérêt, dans cette affaire, se porte-t-il tout entier sur ses tilles. »

Daniel sourit , mais ne dit rien.

« La demoiselle Germaine surtout, répon- dit maître Joseph, ne pourrait savoir que l'i- gnominie peut s'attacher à son nom sans mou- rir de chagrin. »

Georgette, qui ne perdait pas un mot de cet entretien , s'enhardit dans ce moment à lever les yeux sur Richard qu'elle vit pâlir. « Vous l'entendez, matante, dit-elle aussitôt; il faut bien nous garder de parler de cette affaire aux filles de sire Guillaume.

Nous garder ! répondit dame Margue- rite d'un air piqué. Prenez ce conseil pour vous-même, je vous prie, je ne pense pas être unebabillarde qui ait besoin pour apprendre à se tîuve des conseils d'une petite fil|e.

Un mot peut échapper inYoloptgirementj

6o LES FLAVY.

répondit Georgette avec embarras. J'espère, ma bonne tante, que vous ne m'en voulez pas?

Non sans doute , dit Richard , elle ne peut vous en vouloir d'une chose dont je vous remercie de tout mon cœur, cousine. » En parlant ainsi il s'approcha de la jeune fille et lui baisa tendrement la main.

« Pauvre enfant! se dit tout bas Daniel, tous les chemins lui semblent bons pourvu qu'elle entre dans ce cœur de glace pour elle

Bien, bien , reprit dame Marguerite qui ne voyait jamais Richard se montrer affec- tueux pour sa cousine sans reprendre sa belle humeur, on se taira, ce n'est pas chose si dif- ficile ; j'ai gardé bien d'autres secrets vrai- ment. »

Soit que la bonne dame se vantât à tort ou à raison en parlant ainsi, dans cette circon- stance elle tint parole ; mais le sort réservait aux deux sœurs une autre infortune qu'il lut impossible de leur cacher.

LES-FLAVY.

La prise de Jeanne avait redoublé le cou- rage et l'audace des assiégeants au point qu'ils ne doutaient plus du succès. Toutefois la force des murailles et la résolution que mon- traient les assiégés ne leur permettant pas de tenter un assaut, ils se contentèrent de res- serrer la ville d'assez près pour lui couper toute communication avec le dehors, soit par les routes, soit par la rivière d'Oise. On vit bientôt s'élever à un trait d'arc des remparts plusieurs bastilles formidables destinées à lo- ger des Anglais et des Bourguignons. En dépit des flèches , des pierres, des projectiles de toute sorte que la troupe et les habitants lan- çaient sur les travailleurs, l'ouvrage avançait au grand désespoir des assiégés. Chaque jour de sanglantes escarmouches avaient lieu au- tour des fortifications avancées dont sire Guil- laume connaissait toute l'importance, et qu'il défendait au péril de sa vie et de celle de son monde. De part et d'autre les pertes étaient grandes; aussi, le soir venu, voyait-on sortir

6i LES FtAVY.

des maisons une foule d'enfants et de femmes qiii se dirigeaient vers les murs en appelant leur père , leur frère , leur liiari^ dont quel- ques-uns, hélas ! ne répondaient point.

Le boulevard* qu'il importait le plus de conserver faisait face au pont. le sire de Flavy avait établi une forte garde^ qu'il com- mandait le jour et qu'il visitait la nuit, tout harassé qu'il devait être de fatigue après d'aussi rudes journées. Grâce au savoir et à la vaillance de l'habile capitaine, pendant plu- sieurs semaines l'ennemi avait été t-epoussé sans relâche de ce boulevard qui l'incommo- dait fort. Enfin le duc de Bourgogne, irrité de voir une poignée d'hommes tenir tête à deux armées, fit placer ses machines de guerre qui ne cessaient de faire pleuvoir des pierres énormes sur ce point et sur tout ce qui l'environnait. Quoique l'on ripostât des tours de façons à jeter beaucoup d'assaillants

(1) Ce qu'où appelait alors un boulevard était un ouvrage com- posé de deux tours liées entre elleà et fossoyées tout autoiir.

lES FLAVY. 65

par terre, Teffet de ces terribles engins n'en était pas moins fatal à la ville; tout l'empres- sement que l'on mettait à réparer le dom- mage n'empêchait pas qu'en plusieurs lieux déjà les portes, les bastions, les moulins ne fussent rompus ou crevassés, lorsqu'un jour une pierre vint frapper au front Louis de Flavy et l'étendit mort près de sire Guillaume. A ce coup funeste, un découragement com- plet allait s'emparer des gens d'armes dont ce jeune brave était l'idole, si leur chef ne fût parvenu à dissimuler la rage et le chagrin qu'il éprouvait en perdant dans un frère son plus vaillant soutien. Non -seulement le sire de Flavy continua à donner ses ordres avec la même activité , mais peu d'inslants après, voulant dissiper la tristesse de ses gens, il fit jouer ses ménétriers ainsi qu'il en avait l'ha- bitude. Une telle fermeté d'âme ranima si bien le courage des assiégés que l'ennemi ne se rendit maître de ce boulevard qu'après deux mois de résistance.

64 LES FEAVY.

La mort de Louis de Flavy enlevait aux deux sœurs le seul appui qui pouvait leur res- ter si le sort de la guerre les rendait orphe- lines. Germaine regretta d'autant plus son brave et bon parent qu'elle se rappelait la douce indulgence qu'il avait montrée pour Regnault, et que sur lui s'étaient portés la ten- dresse et le respect que lui inspirait naguère sire Guillaume. «Ah! disait -elle en gémis- sant à Richard, le voile de deuil s'étend sur notre famille, que l'on a vue si nombreuse et si florissante. s'arrêteront les coups de la mort?»

Richard, sans cesse occupé du soin de consoler celle dont le moindre sourire lui fai- sait chérir l'existence, s'efforçait de ramener les pensées de Germaine sur cette sœur qu'elle chérissait si tendrement, sur la gloire qu'ac- quérait messire Guillaume par la défense de Compiègne , et sur l'espoir d'un temps plus heureux. Alors, s'il voyait renaître quelque sérénité sur les traits de la belle fille , il par-

LES FLAVY. 65

lait heureux pour aller défendre jusqu'au soir les murs qui la renfermaient. «Aurais-je jamais osé le croire, se disait- il parfois, dans les courts moments les Anglais el les Bour- guignons lui laissaient la liberté de réfléchir, aurais-je jamais osé le croire que pendant des mois entiers je vivrais près d'elle , qu'elle m'appellerait son ami Et le jeune bourgeois, le cœur plein d'amour et d'orgueil, disputait maintenant une vie devenue précieuse. ^Jf Pour qu'il en fût ainsi, il avait fallu qu'un heureux sort lui laissât ignorer la présence de Pvegnault dans le camp ennemi ; de tous les chagrins de Germaine, celui dont elle ne parlait point à Richard était le plus cruel. Sans cesse elle se représentait Regnault atta- quant un point des remparts défendu par son père, et l'un d'eux expirant sous les coups de l'autre, "lorsqu'enfin un événement imprévu vint lui donner l'espérance que Regnault ne tomberait pas victime d'un coup parti des murs de Compiègne. Le duc de Brabant '

86 LES FLAVT.

mourut , et les nobles de ce pays se mon- trant disposés à reconnaître le duc de Bour- gogne pour maître, Philippe partit aussitôt, après avoir chargé Jean de Luxembourg de la conduite du siège.

Germaine eût tout donné pour acquérir l'assurance que Regnault avait suivi le duc de Bourgogne. Comme elle avait remarqué que Chariot lui semblait parfois assez instruit de ce qui se passait dans l'armée ennemie, elle n'apprenait plus qu'il eût figuré dans un des petits combats qui se livraient continuelle- ment autour des murailles sans le faire cau- ser sur ce sujet; mais Chariot, bien loin de soupçonner le but des questions de sa jeune tnaîtresse, qu'il voyait désirer si vivement le salut de la ville, était plutôt tenté de croire que Regnault était alors un objet de haine pour la fille de messire Guillaume. Leur pre- mière entrevue, dont il avait été témoin, lui revenait en mémoire, et sans cacher que, tout en se battant ferme contre les Picards, il lui

LES FLAVY. 67

arrivait parfois d'adresser un mot ou deux à quelque ancien camarade qu'il reconnaissait, il semblait toujours ignorer complrtement si le jeune chevalier était resté devant Com- piègne.

* Mais, lui dit un jour Germaine, il était rare qu'il quittât la personne du duc de Bour- gôgùé ?

Très Mté, répliqua Chariot.

Ainsi l'on peut espérer qu'il l'a suivi, et que le ciel ne permettra pas qu'après avoir vu tomber mon bon oncle sous les coups de ses amis, il voie encore tomber mon père?»

Ces mots, que Chariot crut èlre dictés par un profond ressentimerit, le décidèrent à con- firmer la noble fille dans sa pensée^ et Ger- maine, certaine de l'intelligence (jui dvaîtdû exister entre ce garçori et son riiaîtri* , riè douta plus du départ de lUgnauit, et cessa de craindre un malheur plus affreux cetltfoJs que tout ce qui la menaçait élle-tnême.

CHAPITRE VI.

Bientôt le riche même, après de vains efforts, Éprouva la famine au milieu des trésors. Voltaire, Henriade.

Le départ du duc de Bourgogae ne chan- geait rien aux dispositions prises contre la ville et n'améliorait en aucune manière le sort des habitants. De toutes parts les che- mins qui conduisaient à Compiègne avaient cessé d'être libres. Le sire de Luxembourg et son monde étaient logés sur la rive gauche de l'Oise, à l'abbaye de Royallieu. Le comte Hudington, qui venait d'amener aux Anglais un renfort de cent archers, restait établi sur la rive droite, à Venète. Là, le duc de Bour-

LES FLAVY. 69

gogne avait fait jeter un pont que l'on avait soin de faire garder jour et nuit, et que pas- saient souvent les Anglais et les Bourguignons pour aller escarmoucher vers Pierrefond avec la garnison française. Sur cette même rive droite s'élevaient quatre bastilles, dont la plus forte, commandait le sire de Noyelle, se trouvait située précisément en face d'une porte de la ville, devant laquelle le pont avait été abattu. Plus loin, en remontant la rivière, on voyait encore trois bastilles moins grandes garnies de Bourguignons, de Portugais, de Genevois et d'autres étrangers. Enfin, en ti- rant sur la porte de Pierrefond, à un trait et demi d'arc près des murs, était une cinquième bastille qui surpassait en grandeur toutes les autres et qui renfermait trois cents combat- tants commandés par le seigneur de Créqui et messire Florimond de Brimeu. Bloquée de cette sorte, on juge que la ville ne pouvait recevoir aucun secours, soit en vivres, soit en munitions de guerre, et qu'elle ne devait plus

^O LES yi^VT.

compter que sn^ les faibles ressourcçç qui lui restaient.

Tout effrayante qu'était la situation 4^s malhqure^x baj^itants de Cpmpiègnç, il i\ai^- sait^ des pertes journalière? qu'ils pssuyî^ient cjans l(çur fortuite ou darjs leurs affections, yn redoublement de haine contre les anglais , qui s'opposait avec la plus grande énergje q ^oute idée (\ç se soumettre. Les maux que l'on avgit sQufferts, les jnaux plus grands en- colle que l'oft pouvait entrevoir produisaieiif I3 désolatJQn sans amener le déçpuragemei)t, ej; l'on é^ait si Iqin de songer à se rendre que le sire Flavy trouvait daps les gens de tpu- tp§ jps p^asses dps soldais et des ouyriers. ta çppfi^flpe qpc l'on ayait reprise dans ce vail- lant papit^ipq, après trois mois d'une défpnge aussi bal^ile, Çflle que l'on avait toujours pwp, dans Richard, soqinetl^içqt |a populaljon tout entière p qes <ip^? hpmq:)es, qw\ di|T4- raient a^J^nt l'gn ^e l'antre par le c^^actèrii qpe par la naiss^nçf et p^r l'âge. çjre

Ï,1ES F|LAYY. 7 1

Guillaume se croyait obligé d'employer 1^ menace du châtiment, il suffisait que le jeune bourgeois adressât à ses concitoyens un mot amical, fraternel, et son ordre était exécuté avec plus de zèle et de joie que celui du re-: doulable gouverneur. Iiic|iard é|;ajt l'appui, l'idole de ces infortunés que la ruine ou la mort menaçait sans cesse. Un être acjoré se joignait à lui pour soulager les misères, pour adoucir les douleurs. Il était v'M'g qu'il visitât une famille en proie au besoin ou au déses- ppil- sans que Germaipe ne l'pijt précédé dans çe lieu pour y por|;er des secours ou des con- splations; car Germaine, délivrjie de l'angojsse de savoir Regnault dans le camp ennep^i, prê- tait plus émue par aupun sentiment étranger à soa amour pour les Français et à son désir ardent de les voir triompher. Ne pouvant res- ter témoin insensible des maux qui affligeaient la ville elle avait reçu la naissance, commandait spn ppre, ^ fille die sjre Guil- laume étai|; deviepue l'ange consplat^ur de

'J'2 LES FLAVY.

tant d'infortunes; entièrement occupée du soin d'assister les malheureux, de soutenir leur courage, on eût dit qu'elle faisait partie de toutes les familles régnait la douleur, et les habitants des chaumières, comme ceux des plus riches demeures, voyaient apparaître cette noble et belle figure aussitôt qu'ils étaient atteints par l'affliction.

Il s'en fallait bien que les maux dont avait souffert jusqu'alors cette brave cilé fussent près de leur terme ; chaque jour épuisait ses moyens de défense. Outre qu'un bon nombre des soldats de la garnison avaient péri , les munitions de guerre et les provisions de bou- che diminuaient d'une manière sensible; de- puis longtemps il ne se portait plus rien en vente sur les marchés, et les bourgeois les plus opulents avaient peine à se procurer pour eux et leurs serviteurs une nourriture suffi- sante. Grâce à la sollicitude du sire de Flavy pour sa tille bien-aimée, la maison de Richard n'avait point encore connu la disette ; mais

LES FLAVT. 'j'5

le moment approcliait les horreurs de la famine allaient se faire sentir à tons.

Daniel n'avait pas tardé à prévoir ce dernier malheur, qui lui semblait beaucoup plus af- freux à supporter que tous les autres. Un jour qu'il arrivait chez Richard , ne l'ayant point trouvé, dame Marguerite lui dit que son neveu était allé conduire quelques tra- vailleurs aux moulins, dont plusieurs se trou- vaient endommagés au point qu'on ne pou- vait plus y moudre. « A quoi bon réparer les moulins?dit tristement le pauvre petit homme; il ne reste bientôt plus de farine dans les greniers de la ville, et nous allons manger cette semaine nos derniers morceaux de pain.

Vous voyez toujours les choses en noir, maître Daniel , répondit dame Marguerite. Allons, du courage; il ne faut pas se déses- pérer ainsi.

Et par saint Jacques ! reprit Daniel, de quoi voulez-vous qu'on se désespère, si ce n'est de mourir de faim?

7^ LÇ^ IWJ-

—r Si ypus ^vic? yu cpmrne ïT^pi la y\\\ç dp Paris en quatorze ceutvingt-et-up, qyand les gens tombaient morts de besoin dans les rues, sainte Vierge ! c'était bien upp qptre ffiipjne !

C'est ce que vpiis verre? ^v^nt peu, re- prit-il. Et d'ailleurs supposons que nous np tombions pas tous morts ainsi que ceux dont vous parlez, appelez-vous vivre se voir mis à une portion qui pourrait suffire à |a noprri^ ture d'un moineau? C'est pourtant ainsi que nous allons être traités à l'Hôtel-de-YiHe.

Prochainement? demanda Germaine avec upe vive inqpjélude.

Dans huit jours, si Compiègne n'est pas secourue, et Dieu sait si l'on songe à secoprir Çpnipiègne!

Nous devops l'espérer, dit Germaine ; un second exprès est parti hier soir pour aller trouver le maréchal de Boussac . auqiiel }| porte un^? Içtlre des notables et de mon père.

J'en attepds autant de succès que de notre premier envoyé , don|; flPI^s n'avqp?

aucune nouvelle , répondit le pejit sorcier.

Il faut crpire , yçprit GeriT^aine, qu'il n'a p)4 parvppjr jusqii'aux Français , et que notrp m^ll^pur j'ç f^i|; toiphcr ^ans Ips mains des enneniis.

En quelque lieu qu'il soit, dit Daniel de l'ïljr ïp plus nombre, il y vit mieux qu'ici. Maudit soit le jour i^, §pis venu m'étijblir d^os up!? ville qpc l'on devait prendre par famine !

-^ Ej^ pourquoi n'essaieriez-vous pas d'en sortir, maître Daniel? demanda Germaine à qui le pauvre homme faisait pitié. Tout res- sçirrés que nous sommes dans les murs, un homme seul peut encore s'échapper.

Je sais bien, répondit le petit sorcier, qu'il reste plus d'un passage qu'ils n'ont pu fermer ; cette nuit même, si je le demande, on m'ouvrira la poterne qui se trouve entre la grande bastille des Bourguignons et la ri- vière d'Aisne. D'un trait je puis gagner la forêt, je les dépe bien de me suivre, tant

j6 LES FLAVY.

j'en connais le moindre sentier, mais le mal- heur est que je ne veux pas sortir.

Et pour quelle raison? dit Germaine.

Parce que je suis un sot, parce que je ne puis me décider à laisser Richard dans le lac sans m'y noyer avec lui.

vS'il en est ainsi, dit dame Marguerite d'un air attendri qui ne lui était pas ordinaire, s'il en est ainsi, maître Daniel, ne songez pas à quitter Compiègne; vous vivrez chez nous, et cela tant qu'il y restera le moindre mor- ceau à mettre sous la dent.

Je vous remercie , dame Marguerite , comme j'ai remercié Richard qui m'a déjà fait celte offre et qui se fâche de me voir la refuser; mais vous sentez qu'un homme de plus à nourrir n'est pas chose indifférente par le temps qui court, surtout quand cet homme a malheureusement bon appélit.

Bast! répliqua la bonne femme, on se retourne, on s'ingénie ; un peu d'un côté, un peu de l'autre ; on finit par avoir assez, et

LES FLAVY. 77

je VOUS réponds que l'on servira le dîner tous les jours dans un ménage que je conduis, ajouta-t-elle en relevant la tête.

Mais vous ignorez donc, chère dame, reprit Daniel, qu'un boucher ne vous donnera plus une livre de viande quand vous lui offri- riez la rançon du roi Jean ? Tout va se distri- buer sous la responsabilité de Richard ; car ses collègues, qui n'ont jamais été très résolus, sont plus morts que vifs maintenant qu'ils craignent de voir le peuple aller piller les greniers. Or, vous savez si Richard est homme à vous donner la part de son voisin.

On se passera de lui, répliqua fière- ment la ménagère; j'ai certaine ressource dont je ne parlerai qu'en temps et lieu, et de plus il me reste une vache, trois cochons, des poules...

Des poules 1 s'écria ï)aniel; par le ciel 1 dame Marguerite, gardez-vous de tuer vos poules, si vous avez encore du grain pour les nourrir.

7 s LES FMVT.

J'en ai bonne provision.

—Eh bien! du moinspourrons-nous mangel' des œufs , on ne vit pas ainsi bien agréable- ment, mais on ne meurt pas. *

Germaine, que lès nouvelles qu'elle venait d'apprendre affectaient douloureusement , laissa dame Marguerite et le petit sorcier s'oc- cuper du menu des repas à venir^ et se retira , non sans avoir dit à Daniel qu'elle espérait maintenant le revoir tous les jours à table. Il lui tardait, dans une aussi triste circofl'- stance, d'aller distribuer aux habitants les plus pauvres la somme qu'elle était parvenue à se procurer en vendant à vil prix les chaînes d'or et tous les bijoux qu'elle tenait de sa mère. Comme elle approchait de la chambre verte, elle entendit sa sœur et Georgette qui s'amusaient à chanter une complainte com- posée par un poète du temps, sur les malheurs de la France. Elle se garda bien de troubler .'le repos d'esprit des jeunes filles en leur fai- sant part du nouveau danger qui menaçait la

LÈS HkH. 79

tille; itiais eu proie à l'horriblë inquiétude (Qu'elle éprouvait au fond 1 anoe , elle éiii- brassa Marie plus tendreinedt qùé jainâis, lui promit de revenir avant peu, et sortit maison, chargée de son trésor, dont elle àii- faît voulu doubler la valeur, fût-ce au prix d'une partie de son sang.

Ce qu'avait dit Daniel ne tarda pas à se vérifier. Dans la semaine qui suivit , tous les habitants de Gonipiègne furent mis à une ra- tion de pain qui pouvait à peine sutFire à leur Subsistance, et ce n'était qu'à prix d'or que l'on pouvait se procurer les mets les plus communs. Longtemps encore dame Margue- rite fit bonne contenance, principalement jour où, après avoir reçu à l'Hôtel-de-Viile la portion qui lui était destinée pour sa famille, elle posa sur la table un pain blanc de huit livres, en déclarant d'un air triomphateur

qu'elle avait approvisionné la maisoiï de plu-

Sieurs sacs de farine ; mais bientôt, quelque »

peine que se donnât la brave femme, il lui

8o LES FLA.VY.

devint de plus en plus difficile de nourrir ses commensaux. Le sire de Flavy lui-même ne pouvait envoyer à ses Elles que la pluschétive portion de vivres, qu'il ne parvenait même pas à se procurer tous les jours, et dont les deux sœurs ne consentaient à goûter qu'au- tant que chacun en prenait sa part. On en était enfin venu, au grand désespoir de dame Marguerite, à ne plus voir sur la table que du pain, du laitage, quelques œufs, et le diman- che un plat de légumes du jardin. Daniel, qui avait été contraint de céder aux instances de Richard, partageait en soupirant ces médiocres repas, lorsqu'un soir que Richard était absent Chariot parut, tenant dans une corbeille cou- verte deux poulets et un gros dindon encore couverts de leurs plumes.

0 J'apporte à dame Marguerite ce qu'un

ami vient de me donner, dit-il en posant la

corbeille sur une table.

* Qu'est-ce cela! s'écria Daniel, les yeux

\brillauts de joie à la vue des trois bêtes ; quel

LES FLAVY. 8r

seigneur, quel monarque a pu te faire un pa- reil présent, mon garçon?

J'espère , dit maître Joseph d'un ton sévère , que ceci n'a point été dérobé à quel- que bourgeois de la ville.

Et vous avez raison de l'espérer, maître , répondit Chariot; car je pourrais mourir de faim moi-même avant de prendre un oignon aux habitants de Compiègne. Mais, grâce au ciel! la personne dont je tiens ceci ne me laissera pas jeûner. Son logis renferme en- core des provisions pour longtemps, et je pourrai même quelquefois garnir le garde- manger de dame Marguerite.

Je crains, dit la bonne dame, je crains beaucoup que Richard ne le trouve mauvais.

Autant vaudrait-il dire que Richard est devenu fou, se hâta de répondre Daniel qui, dévorant de ses yeux les volailles, tremblait de les voir sortir de la maison. Puisque ce garçon vous affirme que sa conscience n'a rien à lui reprocher , tout doit finir là.

11. 6

Sa I.ÏS FtAVT.

-^ Sut* la vie de ma mère! dit Chariot, je vous jure que ces bêtes m'ont été don- ûées.

' Je veux te croire, moi, je veux te croire, mon ami, criait le petit sorcier.

Et moi je le crois , dit Germaine ; je n'ai jamais surpris Chariot à mentir. »

En parlant ainsi Germaine pensait que Chariot, qui venait d'invoquer le nom de sa mère, ne l'avait point fait par hasard, et que, sans qu'il fût possible d'expliquer comment la chose avait pu se passer, Marthe n'était pas étrangère à ce don.

tt S'il en est ainsi , reprit dame Marguerite, nous acceptons le tout de bon cœur, mon brave jeune homme; et je vous en remercie moins pour moi que pour ces nobles demoi- selles, qui depuis longtemps font si maigre chère.

Ah ! dit le petit sorcier, qui respirait enfin librement, voilà ce qui s'appelle être raisonnable. Il ne reste plus qu'à décider du-

^uel ces ihiioceuts vblaiilès notiS nous ré- galerons demain.

Il reste ailssi, répliqua daoïè Mal-guerlte, à prier maître Joseph de venir en manger Sa pkti. On peut inviter ses âfnis pont- qu'ils goû- tent d'une dhose devenue si rare.

Je vous remercie, répondit lebôil prêttë ; mais le pain n'a pas encore manqué à l'églii^e Saint- Antoine , et je tne suï^ résolu à iné côû- tenter de Cette nourriture. Je ^f-eiids même ïe soin de diminuer ma ration tous lés joUî"s, afin de me préparer aux temps plus rudes encore qui nous attendent.

Quelque soille désir que j'aurais de vous prendre en tout pour modèle, maître Joseph, dit le petit sorcier, on ne me verra jaitiâîs vods imiter sur ce point. Je ne pense pas qu'on doive s'abstenir d'arroser un àrbrê parce qu il ne recevra pas d'eau de longtemijs , voulant dire par qii'il n'est pas prudent d'affaiblir son corps à l'avance , pour se préparer à sup- porter la faim.

84 LES FLAVY.

C'est de nous que les malheureux doivent recevoir l'exemple de la résignation et de la frugalité, répondit maître Joseph avec dou- ceur.

Quant à la résignation, soit, répliqua Daniel; pour mon compte , je suis résigné au point que ma gaîté ne s'altère un peu qu'à l'heure du dîner ; mais quant à la frugalité , lorsque je la pratique , ou peut être sûr que je cède à la force, ainsi qu'il m'arrive dans ce malheureux temps.

Ce malheureux temps prendra fin , dit dame Marguerite ; cette nuit même encore j'ai fait un rêve....

Ah ! contez-nous votre rêve , » interrom- pit Marie.

La bonne dame regarda timidement maître Joseph , qui sourit d'un air d'indulgence à des propos qui lui semblaient peu orthodoxes. « Eh bien ! reprit-elle encouragée par ce sou- rire , les Anglais et les Bourguignons s'en- fuyaient à toutes jambes ; je voyais la rivière

LES FLAVY. 85

couverte de bateaux, chargée de pain, de viande, et Ton faisai-l bombance dans les rues de Compiègne.

Après un rêve comme celui-là, ditDaniel, il doit être bien triste de se réveiller l'estomac creux.

Cela donne toujours de l'espérance, ré- pondit dame Marguerite.

Le fait est que, d'un moment à l'autre, il peut arriver du secours, » dit Germaine ; et l'on se mit alors à calculer pour la centième fois ce qu'il fallait de temps au dernier envoyé delà ville pour joindre le maréchal deBonssac et rapporter une réponse.

L-'

CHAPITRE VII.

Désir de tous les cœurs, plaisir de tous les âges. Trésor des malheureux, divinité des sages, L'^Plitjé yiept du ciel habiter ici-bas-

Desmahis, L'Honnête homme.

Cinq jpiirs aprps celui 4ç(at qh vi^nt de parler. Chariot vint encprf' qppprfer |^ danie Marguerite un énorn^e quartier de mouton , et ce don fut suivi de plusieurs autres du même genre. Tout satisfait qu'était Daniel de profiter d'une ressource qui devenait de plus en plus nécessaire , sa curiosité naturelle n'en était pas moins vivement excitée ; il n'osait queslionner celui qui avait acquis tant d'im- portance à ses yeux, et qui déclarait vouloir

LES FLAVY. 87

se taire, mais il ne se lassait pas de l'observer dans ses discours et dans ses démarches, es- pérant en tirer quelques indices propres à éclaircir ce myslère. Il finit ainsi par remar- quer que Chariot n'apportait rien qu'il n'eût été la veille de guet aux remparts. L'ami dont il avait été question si brièvement, logeait donc près des murs de la ville? Daniel en était de ses découvertes, lor^qij 'une nouvelle circonstance vint lui donner de nouvelles lu- mières.

Comme Charlgt arrivait un soir (car il avait toujours grand soin de ne venir qu'à la nuit tout-à-fait close), Daniel , qui se dispo- sait à sortir de la maison , lui ouvrit la porte , et le faisant enlrer dans la cui^ne, lui de- manda à voir le premier ce que contenait sa corbeille ; Chariot s'empressa de le satisfaire, el 4écouvrit un superbe mqrceau de ven^ir son.

«Du chevreviil ! s'écria Daniel, du cher: vreuil 1 Puis il ajouta aussitôt d'ui^ air d'ip-?

88 LES FLÀVY.

quiétude , ne crains-tu pas que cela ne doDne à penser là-haut?

Et que voulez-vous qu'ils pensent? ré- pondit Chariot avec un peu d'embarras.

Écoute, mon enfant, reprit Daniel, tu sens bien qu'ici nos intérêts sont communs, absolument communs , je puis même avancer que lu ne désires pas plus nous aider à vivre, que je n'ai d'envie de ne point mourir; mais il est de fait qu'on ne chasse pas au chevreuil dans les rues de Compiègne , voulant dire par-là qu'il te reste quelques bons amis de l'autre côté des murs.

Silence! dit Chariot en posant un doist sur sa bouche, silence , si vous ne voulez pas que messire Guillaume me fasse pendre de- main matin.

Es-fu fou ? répondit le petit sorcier, ne vois-tu pas combien je suis intéressé à te gar- der le secret. Toutes les tortures de l'enfer ne m'arracheraient pas un seul mot ; je ne te demande pas même le nom de celui de tes

l£S FLAVY. 89

camarades qui nous rend un si grand ser- vice , afin que si par malheur il était décou- vert, tu ne puisses pas m'accuser d'indiscré- tion ; mais je t'engage à suivre mon conseil , il ne faut pas que ce morceau de chevreuil paraisse sur la table de Richard.

Vraiment ! et pourquoi?

Parce que si dame Marguerite et les jeunes filles peuvent en manger sans faire aucune réflexion, il n'en serait pas de même de notre ami, qui soupçonnerait aussitôt la vérité et te questionnerait vivement.

Vous pouvez bien avoir raison , dit Char- lot, mais maintenant que ferais-je de ce mor- ceau de venaison, qui vraiment est digne d'un roi? Il est prudent, je crois, d'aller le jeter au fond du puits. »

Daniel saisit Chariot par le bras avec au- tant d'énergie , que si ce garçon eût parlé d'aller mettre le feu à la ville. « Ne fais pas une pareille sottise ! s'écria-t-il , je vais l'empor- ter n)oi, qui me soucie fort peu qu'il nous

90 LBS FLAVY.

vienne de ceux qui sont hors des murs ou de ceux qui sont dedans. Je l'accommoderai moi-même dans le plus grand secret , et si tu veux venir chez moi demain vers les dix heu- res, tu pourras du moins en manger ta part. >

Ceci conveou , le petit homme s'empara de la corbeille, et sortit à pas de loup de la mai- son.

Chaque heure qui s'écoulait anéantissait de plus en plus l'espérance de recevoir du secours, et la ville offrait un spectacle de dé- vastation et de misère fait pour inspirer la pitié. En plusieurs endroits , les murs , les tour5, les bastions menaçaient de présenter bientôt de larges ouvertures; la plupart des maisons situées sur les remparts , découvertes en partie de leurs toitures, commençaient à s'écrouler, et leurs malheureux habitants er- raient sans asile dans les rues, demandant du pain aux riches, qui n'en avaient plus pour eux-ittêmes. Dans un si triste état de choses, les Anglais et les Bourguignons, instruits des

LBS Fi-4¥T. 91

cuçiux qui 4ésGilaient cette brave cité , ne se pye5;^aient poipt de tep^^r \l^ assaut. Ils lais- saient faire la faim , et le travail journalier q^^'p^igeai^qt ]^^ fprtiûcaliQps, et qui se fai- Sfiit par corvée? appelant chaque jour ai|x murailles une foule de pauvres gens exténués par le? 30uffrance^ Çt 1^ besoin , un grand noinb^'e de q^§ infortunés conimençaient à v^iurmurer d'yne anJ^si Ipngiie défende.

Un jour pu Richard qui s'était battu le ma-: tin venait de passer le reste de la journée à parcourir la ville, s'efforçant partout de re- inQntfsr les courages , il rentra , la nuit venue, le visage si triste que tout le monde en fut effrayé. <^ Est-il aririvé quelque nouveau mal- heur? dennanda aussitôt Germaine , toute tremblante.

^- INon , répondit-il , nons ayons avi con- traire obtenu ce matin un peÇit avantage dan^ la sortie que nous avoirs faite , mais je n'ei^ suis pas moins inquiet de ce qui «fi passe dans la v\\\e ; chez beaucoi^p de ces pawvre§ gens

92 LES FLAVT.

le désespoir est au comble. Encore une se- maine ainsi, et quelques-uns parleront hau- tement de se rendre.»

En disant ces mots , Richard se laissa tom- ber sur un siège , accablé de chagrin et de fatigue.

« Moi , de qui le devoir est de porter des consolations aux plus malheureux , dit le père Joseph, je m'effraie de voir à quel point le courage les abandonne; depuis quelques jours mes discours ne peuvent plus rien sur eux.

Que dire à des infortunés qui meurent de faim , reprit Richard, que l'on abandonne au sort le plus affreux , quand on pourrait les secourir? Croyez-vous qu'ils ignorent que le maréchal de Boussac est à cinq lieues d'ici?

A cinq lieues! dit Daniel.

A Crespy avec huit mille hommes, ré- pliqua Richard ; mais il résiste à toutes nos prières , il ne bouge pas , ne fût-ce que pour faire une diversion.

Quand donc est parti le dernier exprès

LES FLAVY. qS

que vous lui avez expédié? demanda Ger- maioe.

Depuis quinze jours aujourd'hui , répon- dit Richard, la lettre des notables peignait le misérable état nous sommes réduits , elle implorait du secours pour ces hommes qui, depuis cinq mois , défendent des murs prêts à s'écrouler de toutes parts, pour ces femmes, pour ces enfants qui vont maintenant cher- cher leur nourriture jusque dans les immon- dices de nos rues ; enfin ils savent tout, et vous voyez s'ils arrivent.

Le maréchal de Boussac , dit maître Jo- seph, est un des plus dignes seigneurs de l'armée royale ; je ne puis croire qu'il ait reçu cette lettre et qu'il ne vienne point.

Après une si belle défense , reprit Ri- chard , après avoir tant souffert , faudra-t-il donc se rendre? se rendre aux Anglais! et en parlant ainsi , le brave jeune homme portait sa main fermée sur son front d'un air de dé- sespoir.

^4 1-28 FIAVT.

Si j'étais bien sur , dit Daniel gravement, que le maréchal de Boussac lût un digne sei- gneur, ainsi que le prétend maître Joseph, je sais bien ce que je ferais.

Et que ferais-tu? demanda Richard;

J'irais le trouver, et je l'endoctrinerais de façon à le faire venir sur la tête s'il ne pofl^ vait marcher autrement.

Tu parles d'aller à Crespy comme si la ville était libre , répondit Richard*

Ceci n'est qu'une misère qui m'inquiète peu, répliqua le petit sorcier.

Par saint Antoine! es-tu fou? s'écria Richard, dès les premiers pas tu peux tom- ber au milieu d'un poste ennemi, et peut-être ce malheur est-il arrivé à tous nos exprès.

La chose est possible, dit Daniel, vous avez envoyé jusqu'ici des hommes de la gar- nison , de pauvres hères sans intelligence , plus habitués à frapper fort qu'à se tirer d'un pas périlleux. Il ne s'agit pas de vigueur ici, mais d'habileté , et la nature qui m'a fait

lES FLAVT. 95

chétif, m'a doué d'adresse et de savoir-faire. .«*^Tout cela, répondit Richard effrayé du danger que voulait courir l'ami le plus dévoué qu'il eût au monde, tout cela te tirera-t-il des mains des Anglais s'ils te prennent?

Non, répondit Daniel , rien ne m'en ti- rera s'ils me prennent ; mais je me laisse- rai pas prendre. Je ne vous demande qu'une lettre qui prouve au maréchal que je suis envoyé par la ville» Dans deux heures, à rai- nuit, on m'ouvrira la poterne qui communi- que avec la forêt, et demain dans la nuit vous aurez de mes nouvelles.

Ne songe plus à cette folie , Daniel, dit Richard en allant vers le petit homme, dont il serra la main avec tendresse.

Et loi, Richard, répondit Daniel, songe que dans huit jours nous serons tous morts de faim , si nous n'ouvrons pas la porte aux Anglais. »

Le saisissement général produit par ce peu de mots ayant amené quelques moments de

q6 lesflavy.

silence: « Laissez-moi donc aller trouver le maréchal, conlinua-t-il; mieux vaut courir la chance d'une mort douteuse que celle d'une mort certaine.

Eh bien ! oui ! s écria Richard en le ser- rant dans ses bras; va nous sauver tous, et <jue Dieu te sauve !

Nous allons nous mettre en prière pour lui , murmura doucement dame Marguerite.

Nous dirons des messes à saint Antoine, ajouta maître Joseph.

Et j'espère ne pas vous laisser le temps d'en dire une douzaine,» dit gaîmentle petit sorcier en sortant avec Richard pour se rendre chez le sire de Flavy.

Dès qu'il fut. muni des missives adressées par les notables et messire Guillaume au ma- réchal de Boussac , et que minuit fut sonné , Daniel, portant une carnassière qui contenait des vivres pour trois jours au moins, s'ache- mina vers les murs , accompagné de Richard et de Chariot. Il doutait si peu du succès de

LES FLA.VY. 97

son entreprise , et parlait avec tant d'assu- rance de son retour dans les vingt -quatre heures, que par moment Richard lui-même s'abusait sur le danger qu'allait courir son pauvre ami. Néanmoins, durant le chemin, il insista plus d'une fois pour que Daniel con- sentît à se laisser accompagner par lui jus- qu'au-delà de la bastille des Bourguignons dont on a déjà parlé, et qui plus que toute autre chose rendait la route dangereuse. Da- niel alors lui représentait de quel faible se- cours lui serait un seul homme , si le mal- heur voulait qu'il tombât dans les mains des ennemis. «Tu me ferais faire quelque sottise, lui disait-il , je perdrais le sang-froid dont j'ai besoin si je te voyais exposé avec moi , tandis que, n'ayant à songer qu'à ma petite personne, je suis sûr de passer au milieu d'eux le plus facilement du monde. On a besoin de toi dans la ville d'ailleurs, et j'y retournerai plutôt pour y mourir de faim avec vous tous que de te

laisser faire un pas hors des murs. »

». 7

98 LES FLAVY.

Richard, obligé de céder à ces raisons ^ cherchait à dissiper ses craintes en se rappe- lant de combien de périls Daniel avait su se tirer jusqu'alors, puis en regardant le ciel qui jamais n'avait été plus obscur; toutefois, lorsque, arrivés tous trois à l'extrémité de la poterne , il fut sur le point de mettre la clef dans la serrure, un frisson mortel le saisit, et prenant le petit homme dans ses bras, il le serra longtemps sur son cœur. « S'il t'arrive malheur, dit-il d'une voix émue^ je ne me consolerai jamais de t'avoir ouvert cette porte.

Sois tranquille, répondit Daniel; mon plan est tout tracé dans ma tête. J'arriverai aussi paisiblement à Crespy que je pourrais retourner maintenant chez toi.

Mais ils peuvent te saisir dès que tu vas sortir de la poterne.

Ils ont assez à faire de se garder chez eux sans poser des sentinelles chez nous. Leur bastille est à droite et je vais me jeter sur la gauche.

LES FLAVY. 99

Fais attention à gauche au poste des Portugais.

-^La nuit est trop noire pour qu'ils puis- sent me découvrir à cette distance.

Surtout ne prends pas, pour aller à Cres- py,le premierchemin que tu vas trouver dans la forêt; pousse plus loin, insista le jeune bourgeois.

^Ne crains rien, je connais la forêt comme ma chambre, répliqua le petit sorcier. A pro- pos de ma chambre , ajouta-t-il , si dans huit jours je ne suis pas revenu , tu pourras aller prendre sur ma table un papier par lequel je te donne tout ce que je possède dans ce monde. » Et saisissant la clef il ouvrit la porte lui-même. Alors Chariot, qui ne s'était point mêlé de l'entretien, s'approcha et lui dit à l'oreille: « Regnault de Flavy est dans la bastille. >

CHAPITRE VIII.

11 fallut céder au sort ; Chacun s'enfuit au plus fort, Tant soldat que capitaine.

L4 FOSTAIXE.

Ainsi que la chose avait été arrêtée, Char- lot et deux de ses compagnons furent placés de guet dans la poterne pendant la nuit suivante, afin d'ouvrir aussitôt la porte à Da- niel sur un signal convenu. Cependant le jour reparut, une seconde nuit s'écoula, et rien n'annonçait le retour du petit sorcier; enfin la semaine entière était passée sans qu'on eût

LES FLAVY. 101

aucune nouvelle ni de lui ni du maréchal de Boussac. « Il a péri comme les autres, disait Richard accablé d'une douleur qui lui arra- chait des larmes.

Ou peut-être veut-il revenir avec les troupes, disait maître Joseph.

Les troupes! répondait le jeune bour- geois d'un air sombre, les troupes ne vien- dront point.

,. Alors, dit avec effroi dame Marguerite, c'en est fait de nous tous, puisque, d'après ce que vient de dire Chariot, la ville ne peut pas tenir trois jours. Les munitions de guerre manquent, les murs s'écroulent de tous les côtés, et ceux qui pourraient encore les dé- fendre ne peuvent plus se soutenir et tombent de besoin dans les rues. »

Un long silence succéda à ces paroles, pendant lequel chacun se livrait aux plus tristes pensées. Dans ces heures de désola- tion, Germaine et Marie, fuyant la solitude, passaient leurs journées entières dans la salle

102 lES FLAVt.

commune, se tenaient dame Marguerite et Georgelte. Maître Joseph venait se joindre à la famille dès que ses devoirs lui laissaient un moment de liberté. Mais depuis longtemps ces réunions étaient plus propres à redoubler la peine et les inquiétudes de chacun qu'à ranimer les courages. Plus instruits que per- sonne de ce qui se passait dans l'inférieur et au dehors de la ville , les habitants de la maison de Richard savaient aussi mieux que d'autres que le jour des dangers approchait, et ces dangers étaient horribles. Après une aussi longue résistance, le sac de Compiègne, le pillage , le massacre devaient être inévita- bles. Les Anglais furieux ne feraient point de grâce, et la mort menaçait les plus timides aussi bien que les plus braves. Richard ne pouvait regarder les deux sœurs , dame Mar- guerite ou la pauvre Georgette, sans éprouver un déchirement d'âme inexprimable, et Ger- maine ne retrouvait plus de courage depuis qu'elle tremblait pour Marie. Matiâ personne

LES FLAVY. 105

n'osait exprimer des craintes que chaque in- stant rendait plus vives.

Tous restaient donc plongés dans une som- bre rêverie, lorsque des cris qui partaient de la rue les attirèrent aux fenêtres. Les soldats entraînaient un homme qui refusait de les suivre. « Non , non , je n'irai pas , je n'irai plus travailler, disait le malheureux ; je n'ai pas mangé depuis deux jours ; avant tout , donnez-moi du pain.

Ah ! donnez un morceau de pain à ce panvre homme , dit Germaine d'un ton sup- pliant à dame Marguerite

Je n'en ai plus que pour une semaine, répondit celle-ci ; il faut bien d'abord songer à nous.

A Marie surtout! pensa Germaine, qui poussa un long soupir et n'insista pas. Du moins, reprit-elle en s'adressant à Richard, qu'on ne le force point à travailler aux mu- railles. Puisqu'on ne peut le secourir, qu'on le laisse mourir en paix.

Io4 LBSFLAVY.

Je descends, répondit-il, je vais parler aux archers, b

Mais quand il arriva dans la rue le peuple avait pris parti pour le malheureux ; les plus poltrons , enhardis par le désespoir, inju- riaient, menaçaient ceux qui, dans des temps meilleurs, les avaient si souvent fait trem- bler , et les soldats s'apprêtaient à faire usage de leurs armes contre la foule qui les pressait. Richard priait, suppliait vainement qu'on lui fît place ; il ne p'ouvait parvenir à se frayer un passage, et le tumulte était au comble. Tout à coup des acclamations écla- tantes et mille cris répétés s'élèvent du centre de la ville; chacun reste immobile; on écoute.

« Les Français ! les Français arrivent ! » crie Richard à Germaine, et Richard, les soldats, l'homme qu'ils ont lâché, les femmes, les enfants, les jeunes gens, les vieillards, tous courent vers la grande place , ivres d'espé- rance et de joie.

Cent hommes, guidés par Daniel à travers

LES FLAVY. Io5

!a forêt, qui les dérobait à la vue de l'ennemi, venaient d'entrer dans la ville par la porte de Pierrefond. Tandis qu'ils s'étaient dirigés mys- térieusement vers les murs, le maréchal de Boussac, avec quatre mille hommes rangés en bataille sur la route de Verberie, tenait en échec les Anglais et Jean de Luxembourg, que l'obligation de faire garder les bastilles privait d'une grande partie de son monde et qui n'osait livrer un combat général.

Les transports des pauvres habitants al- laient jusqu'au délire; on baisait les mains, les armes de ces Français dont on avait attnedu si longtemps le secours. On oubliait qu'une armée immense entourait encore la ville et que le danger était loin d'avoir cessé. Enfin la joie était telle qu'on ne songeait point à se disputer les vivres que les nouveau -venus avaient apportés sur des chevaux de main, et la distribution s'en faisait aux notables avec le plus grand ordre, sous les yeux de pauvres gens qui mouraient de faim.

106 LES FLAVT.

Messire Guillaume, arrivé sur la place un des premiers, s'entretenait à part avec le sire de Gamaches , qui commandait le renfort. Bientôt il fit publier à son de trompe l'ordre de marcher sans retard sur la grande bastille de la forêt , que Xaintraille , qui arrivait par le chemin de Pierrefond, allait attaquer avec trois cents hommes.

A peine cet ordre fut -il connu que les habitants, jeunes ou vieux, s'armèrent à la hâte de tout ce qu'ils trouvaient sous leur main, et voulurent accompagner la troupe. Ceux qui n'avaient point d'épée , de hache, prenaient un long couteau, un bâton. Les femmes, résolues à les suivre, portaient des échelles, des fagots pour combler les fossés. Une ardeur de vengeance semblait avoir saisi tous les cœurs; on avait soif du sang de l'en- nemi , et des cris de mort contre les Anglais, contre les Bourguignons , retentissaient de toutes parts. En un clin d'œil, il se forma sur la place une armée de combattants qu'en-

LES FLAVY. TO7

flammaient tous la haine et le souvenir des maux qu'ils avaient soufferts. La garnison était rangée autour du sire de Flavy, et Ri- chard, à la tête de sa milice, attendait, en frémissant d'impatience , que l'on comman- dât la sortie.

Daniel, qui depuis son arrivée n'avait point quitté le jeune bourgeois, lui dit alors : « Je suis maintenant de mince assistance ; à voir l'assurance de tous ces gens-là je regarde déjà la bastille comme prise. Tandis que vous al- lez expédier ces Bourguignons , je vais aller rassurer dame Marguerite et...

Et cet ange, interrompit Richard avec transport, cet ange qui va prier le ciel pour le succès de nos armes! »

Dans ce moment l'ordre du départ ayant été donné , Richard n'eut que le temps de serrer la main de Daniel, qui se mit en mar- che de son côté, tout en se disant à lui-même : «Si la demoiselle Germaine prie pour leur succès, elle ignore donc que Regnault est

lo8 LES FLAVY.

dans la bastille? Par le chef de moQ père ! le moment serait mal choisi pour le lui ap- prendre. »

Les sires de Créqui et de Brimeu , voyant de leur bastille la foule de gens armés qui venaient les assaillir, se préparèrent à faire la plus vigoureuse défense. Ils avaient tant de monde, et leurs précautions étaient si bien prises que par deux fois ils repoussèrent l'at- taque d'adversaires décidés à vaincre ou à mourir. Les soldats français, excités par mes- sire Guillaume et le seigneur de Gamaches, moulaient à l'assaut comme des lions; les bour- geois, les femmes se jetaient avec eux dans les fossés pour escalader les murailles, et les Bourguignons, qui faisaient vainement des si- gnaux pour appeler du secours, tombaient par vingtaines à la fois. Enûn, lorsque Xain- traille déboucha par la forêt avec ses trois cents hommes, l'attaque recommença avec une telle vigueur que la bastille fut emportée de vive force.

IT.S FLAVY. Ï09

Alors commença le plus effroyable carnage ; en vain Richard criait-il aux gens de Com- piègne de faire grâce à ceux qui mettaient bas les armes ; les bourgeois, dans leur fureur, les femmes même, assommaient à coups de bâton des vaincus sans défense. Tous péri- rent, à l'exception de quelques chefs, qui se hâtèrent de se rendre à des chevaliers pour trouver leur salut dans l'espoir d'une riche rançon.

Au moment messire Guillaume venait de recevoir l'épée du sire de Créqui, un jeune homme, qui suivait ce dernier, lui présenta la sienne, en disant : a A votre merci, bel on- cle; je suis Regnault de Flavy.»

La vue d'une croix de Bourgogne sur la poitrine de celui qui portait son nom trans- porta le sire de Flavy d'une si violente colère qu'il leva son glaive; il allait frapper: «Le fils de ton frère, Guillaume! s'écria Xain- traille en lui relevant le bras.

Eh! par le ciel! je ne le sais que trop,

r 1 0 LES PLAVY.

dit-il , mais il n'en tirait pas moins sur nous tout à l'heure.

Grâce pour lui, reprit le chevalier ; nous ne sommes pas des bourreaux.

Qu'il se joigne donc à ses compagnons, répondit messire Guillaume; plus tard j'or- donnerai de son sort. »

Regnault, dont le front n'avait point pâh un instant, s'inclina devant le frère de son père, devant le brave qui venait de protéger ses jours, et, conduit par un des hommes de messire Guillaume, il alla retrouver les sires de Créqui, de Brimeu , et les autres prison- niers. Là, tout entier livré à la douce pensée qu'il allait rentrer dans Compiègne, qu'il al- lait revoir Marie, il oublia bientôt et ses dan- gers passés et ses dangers à venir, qu'il croyait d'ailleurs peu redoutables.

L'exaspération des habitants qui venaient de combattre était si grande que Xaintraille et le sire de Gamaches crurent devoir faire renfermer les prisonniers au château avant la

LES FLAVY. 1 1 i

rentrée du peuple dans la ville. Messire Guil- laume leur désigna quelques hommes de sa compagnie comme des gens sûrs que l'on pouvait charger de cette conduite, et ce fut Chariot qu'il choisit pour les commander.

Dès le début de l'afiaire un seul soin avait occupé Chariot; c'était celui de sauver son jeune maître s'il parvenait à le joindre dans la mêlée. Lorsque le massacre avait com- mencé, il l'avait cherché en vain, soit parmi les vivants , soit parmi les morts ; car il ne voyait pas tomber de chevalier à terre sans courir aussitôt lever la visière d'un casque qui lui découvrait des traits étrangers. On juge de sa joie lorsqu'après avoir reconnu Regnault parmi les prisonniers il se vit chargé de conduire ceux-ci à Compiègne et de veil- ler à leur sûreté.

Durant le trajet, qui était fort court, il trouva bientôt le moyen de s'approcher de son frère de lait et lui dit tout bas :

« Une foi* arrivés au château, je puis vous

112 LESFLAVY.

faire évader très l'acilement, si CffS chevaliers consentent à ne pas me démentir.

-Que tous les saints m'en préservent! ré- pondit le jeune homme ; ce serait au prix de ta vie.

Non; je viens d'imaginer] une ruse qui nous mettra tous deux à l'abri.

Mon oncle a ma parole et mon épée , répliqua Regnault d'un ton ferme.

Et voulez -vous aussi qu'il ait votre tête?

C'est à Dieu d'en ordonner, répondit Regnault.

A Dieu et à sire Guillaume, pour votre malheur, dit Chariot , que ce refus désespé- rait d'autant plus qu'il venait d'apprendre ce qui s'était passé entre l'oncle et le neveu. Vous ne savez pas à quel homme vous avez aftaire, vous ne savez pas qu'il n'a jamais par- donné. Nous allons entrer dans les murs, nous n'avons plus qu'un moment pour nous décider, ajouta-t-il d'un air suppliant; au

LES FIAVT. » I 5

nom de voire patron, au nom de tous les saints! asuvez-vous-

Jamais ainsi, dit le jeune chevalier; mieux vaut ma mort que ta perte et mon déshonneur. »

Ils arrivaient alors aux premières barrières, et Chariot fut contraint de se remettre en têle pour faire ouvrir les portes et baisser le pont-levis. Le petit nombre d'habitants qu'ils rencontrèrent dans les rues poussèrent des cris de rage à la vue des chevaliers bourgui- gnons, et ne trouvaient pas assez d'invectives pour accueillir ceux qui leur avaient fait tant de mal. Heureusement la ville ne renfermait plus guère que des femmes, des vieillards et des enfants , auxquels Chariot et ses com- pagnons , secondés par ce qui restait de troupe , parvinrent facilement à s'opposer. Tout homme de guerre à cette époque pro- tégeait les prisonniers, non-seulement par res- pect pour des braves malheureux, mais aussi comme une propriété sur laquelle reposait II. 8

I l4 I^S FLAVY.

une rançQQ. L'escorte parvint donc sans en- combre jusqu'au château , Chariot, à son grand regret , confia Regnault de Flavy et les autres chevaliers à la garde du lieutenant de messire Guillaume , sans laisser ignorer que le premier était neveu du gouverneur, afio de lui attirer les égards de tous. Comme il lui fallait repartir aussitôt pour aller rendre compte aux chefs de sa mission , le jeune che- valier, lui serrant la main affectueusement, lui dit à voix basse : tA revoir, mon bon Chariot; sa première fureur est passée maintenant ; il ne tuera pas le petit-fils de son père. » £t le sourire tranquille dont Regnault accompagna ce peu de mots parvint à remettre un peu de calme dans l'esprit du pauvre garçon.

ËQ moins de rien la bastille avait été dé- garnie de tout ce qu'elle renfermait. Les ca- nons , les armes, les vivres étaient devenus la proie des vainqueurs, qui procédaient à une démolition complète lorsque le sire de Flavy jngea prudent de rentrer dans Com-

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pîègne et fit sonner la retraite. On ignorait entièrement ce qui se passait du côté de l'Oise ; un revers du maréchal de Boussac pouvait livrer la ville si elle restait plus long- temps sans défenseurs. Messire Guillaume fut obéi aussitôt ; il ramena ces braves gens , tous chargés des dépouilles de leurs mortels enne- mis et poussant des cris de triomphe.

A peine avait-on eu le temps de se livrer à la joie qu'inspirait ce premier succès qu'à l'heure de vêpres , comme les habitants se rendaient en foule à l'église pour remercier Dieu , le maréchal de Boussac , le comte de Vendôme et les autres capitaines français en- trèrent dans la ville, suivis de tout leur monde. Après s'être contentés de tenir en respect Jean de Luxembourg et le comte de Huding- ton, qui ne s'étaient point décidés à risquer autre chose que des escarmouches , ils ve- naient de tourner par la forêt et de se jeter dans la place sans avoir été poursuivis.

Bien qu'un pareil surcroît de gens à nour-

1 l6 LES FLAVY.

rir devînt une terrible charge pour Coiupiè- gne, l'allégresse n'en fut pas moins vive ; des transports de reconnaissance accueillirent le maréchal , et chacun se soumit volontiers à toute espèce de gêne et de privations en voyant approcher l'instant de la délivrance. De leurs camps comme de leurs bastilles, les Anglais et les Bourguignons purent en- tendre les cris joyeux qui parlaient de la ville. Jean de Luxembourg et le comte de Hu- dington étaient d'autant plus inquiets du se- cours important que venait de recevoir la garnison qu'un grand nombre de leurs soldats commençaient à murmurer d un aussi long '■ séjour sous des murs qui résistaient depuis cinq mois, et parlaient hautement d'aban- donner les chefs. Tandis que ceux-ci se pré- caulionnaient de leur mieux contre la dé- sertion dont ils étaient menacés , en faisant garder avec soin le pont que le duc de Bour- gogne avait fait construire sur l'Oise, les ca- pitaines français, qui s'étaient assemblés en

LES FIAVY. 117

conseil, prenaient la résolution d'attaquer sans retard les autres bastilles. Pressés d'a- gir avant l'arrivée de la nuit qui venait de bonne heure à celte époque de l'année*, les soldats et les habitants sortirent en grand nombre et jetèrent à la hâte un pont de ba- teaux , sur lequel ils passèrent de l'autre côté de la rivière. Le premier logis qu'ils assailli- rent oflVit peu de résistance; il ne renfermait pas plus de quarante â cinquante combattants qui furent tous mis à mort, à l'exception du capitaine , que le sire de Flavy envoya dans Corapiègne comme prisonnier. Aubcl de Fol- leville et ses gens, qui tenaient une forte bas- tille voisine , se hâtèrent d'y mettre le feu et de se retirer au quartier des Anglais. Toute- fois , il n'en fut pas de même de la grosse bas- tille où, cinq mois auparavant, l'infortunée Jeanne d'Arc avait été chercher la prison et la mort. Messire Baudot de Noyelle y comman-

(1) Ce jour était le mercredi qui précédait la Toussaint.

1 1 8 LES FLAVT.

dait encore et la défendait de telle sorte que, la nuit arrivant, les Français furent contraints d'abandonner l'attaque et de rentrer dans la ville.

Cette vive expédition n'en avait pas moins répandu l'alarme dans les camps ennemis, et maintenant la terreur partait du lieu l'on avait tremblé si longtemps. Les chefs anglais et bourguignons résolurent de se cou- cher tout armés et de se ranger le lendemain en bataille près des murs, afin de voir si leurs adversaires voudraient accepter le combat. Mais la plus active surveillance ne put empê- cher un grand nombre de leurs gens, réunis en compagnie , de déloger sans trompette pour retourner chacun chez eux; et lorsqu'a- vant le jour messire Jean de Luxembourg passa l'Oise afin de se réunir aux Anglais et pré- senter la bataille ainsi qu'il avait été convenu, il trouva le comte de Hudington abandonné d'une grande partie de son monde, comme il venait de l'être lui-même.

LES FLAVY. IIQ

Les premiers coureurs envoyés de la ville en observation ne tardèrent pas à rapporter la nouvelle de la retraite du chef bourgui- gnon sur le camp des Anglais. Aussitôt tou- tes les barrières de Compiègne s'ouvrirent; les habitants , la garnison se précipitèrent hors des murs que l'ennemi venait de laisser li- bres, se ruèrent sur le pont qui séparait les deux rives , et le rompirent en accablant d'invectives leurs adversaires consternés , qui se retiraient en mauvaise ordonnance et en toute hâte, abandonnant honteusement leurs munitions , la belle artillerie du duc de Bourgogne , leurs bons vins et leurs vivres , dont les pauvres affamés se régalèrent large- ment.

CHAPITRE IX.

I) n'est rien sous le ciel qui n'ait sa loi secrète. Son lieu cher et choisi, son abri, sa retraite, mille instincts profonds nous fixent nuit et jour ; Le pêcheur a la barque l'espoir l'accompagne. Les cygnes ont le lac, les aigles la montagne, Les âmes ont l'amour.

Victor Hugo, Chants du crépuscule.

La délivrance de Compiègne n'aurait pu être si prompte si les courageux eflbrts des braves se fussent ralentis un seul instant , en sorte que depuis deux jours Richard ne s e- tait point montré chez lui. Heureusement Daniel, qui semblait se multiplier, rapportait sans cesse des nouvelles du dehors, et Ger-

LES FLAVY. lai

inaine ne se lassa de l'envoyer sur la place et sur les remparts que lorsqu'il revint dire , en poussant des cris de joie , que la ville et le pays environnant étaient entièrement li- bres.

A l'annonce de ce bonheur aussi grand qu'inespéré , les filles du sire de Flavy tom- bèrent à genoux pour remercier Dieu , et fu- rent imitées par dame Marguerite et Geor- gette. «Oui, oui, répétait le petit sorcier, ils se sauvent, ils se sauvent au diable! Les nôtres sont maintenant dans l'Abbaye de Royallieu , dans l'abbaye de Venète , sur la roule deVerberie. Maintenant aussi, grâce au ciel! les vivres pourront arriver en abondan- ce. » Et cette pensée portant au comble l'allé- gresse de Daniel , il se mit à sauter comme un fou dans la salle.

« C'est mon rêve, disait dame Marguerite.

C'est la messe que j'ai fait dire pour lui à Saint-Jacques, murmurait tout basGeorgette.

C'est une justice divine dont je n'ni ja-

122 lES FLAVT.

mais désespéré , dit Germaine qui versait enfin de douces larmes. Ah! mon brave Ri- chard ! s ecria-l-elle en voyant entrer Je jeune bourgeois , ils partent donc ?

Ils sont partis ! » répondit Richard le visage empreint d'une joie enivrante. Puis, tombant sur un siège, exténué de fatigue, il pâlit. « Quelque chose à boire ou à manger, je vous prie, ma tante , mes forces sont épui- sées. »

Georgette courait comme un trait chercher du pain et une bouteille de vin. « Un verre de votre ratafia, dame Marguerite , dit Daniel ; cela le remettra tout de suite.

N'avez-vous donc rien pris depuis que l'on se bat? demanda Germaine qui s'était assise près du jeune bourgeois , attachant sur lui des regards pleins d'affection.

Le plus pressé était de nourrir ces bra- ves gens qui venaient à notre secours. J'ai passé la nuit à courir la ville afin de leur trou- ver des vivres , et je n'ai pas eu un moment

LES FLAVT. Ia3

pour penser à moi. Mais tout est bien, tout est bien , puisque les Anglais se sauvent ; et je ne pense pas qu'ils soient jamais tentés de revoir nos murs, quoiqu'ils les aient mis en bien triste état.

Ainsi , dit Marie , vous avez passé qua- rante-huit heures sans manger, sans dor- mir?

Qu'importe ! ma belle demoiselle, ré- pliqua-t-il ; que de gens n'ont pas aujour- d'hui comme moi le bonheur de revoir des objets chéris après avoir tremblé pour eux ! que de gens ne jouiront pas de notre déli- vrance! Hier, à la bastille des Bourguignons, nous avons perdu beaucoup de monde.

Et Chariot? dit aussitôt Germaine avec inquiétude, qui de vous l'a vu? Il n'a point paru ici depuis hier.

Je l'ai rencontré il n'y a pas une heure , dit Daniel , qui courait comme un lièvre du côté du château. »

Dame Marguerite alors apportait le ratafia ;

124 LES FLAVY.

Germaine s'empara du verre que tenaille pe- tit sorcier, et l'ayant fait emplir: a Buvez, bu- vez à la France , Richard, dit-elle ; je suis sûre que cela vous fera du bien. »

Richard s'inclina devant elle : « A la France ! à Compiègne ! à Germaine de Flavy ! » ajou- ta-t-il tout bas. Et il but une partie de la li- queur.

« Si jamais , dit Daniel , les habitants de Compiègne oublient ce qu'ils le doivent...

Comment! interrompit le jeune bour- geois, n'est-ce donc pas toi qui as été chercher le maréchal au péril de ta vie?

Qu'ils ajoutent donc cela à ton compte, répliqua le petit sorcier; voulant dire par que si Richard Paulet n'avait pas été dans Compiègne, Daniel Gorgius aurait laissé faire à la fortune. »

Richard serra la main de cet excellent ami avec une si vive émotion que Daniel se dé- tourna pour cacher quelques larmes cm ve- naient mouiller ses petits yeux.

LESFLAVY. lti^>

L'arrivée de maître Joseph, que son air ré- joui reudait presque méconnaissable , vint ajouter au contentement de tous. A plusieurs reprises il embrassa Richard dont il avait pu apprécier la conduite pendant toute la durée du siège. «Yoilà celui, dit il, à qui l'on de- vrait donner demain la première place quand nous chanterons le Te Deum. Quant à moi , mon brave, mon bon jeune homme , tout de suite après avoir prié pour le roi je prierai pour vous. »

Tandis que Richard se restaurait en ache- vant d'épuiser le misérable garde-manger de dame Marguerite, on fit raconter à Daniel sa campagne nocturne. « Rien n'a été plus sim- ple, dit-il. D'abord, depuis la forêt jusqu'à Crespy, je n'avais rien à craindre, et je n'ai pas même rencontré un seul homme. Dans la fo- rêt, je m'en suis tiré en suivant toujours un chemin qui ne peut être fréquenté , je croîs, que par des lièvres ; seulement, quand il m'a fallu passer près de la bastille, j'ui pris le pnrli

126 LES FLAVY.

de marcher à quatre pattes. C'est la première fois de ma vie que je me sois trouvé trop grand. »

A ces mots, Marie, dont toute la gaîté était revenue, se représentant la figure que devait avoir alors le petit sorcier, se mit à rire du meilleur de son cœur. «Ah! ma bonne petite Marie ! s'écria Germaine avec l'accent du bon- heur, ma bonne petite Marie , je n'espérais plus te voir rire. » Enfin la joie était au com- ble, et dans toutes les maisons de Compiègne cette joie était la même.

Le modeste repas qu'on pouvait oflFrir au jeune bourgeois le ranima si complètement qu'il put retourner vaquer à ses nombreuses occupations dans la ville. L'intérêt que lui té- moignait Germaine d'ailleurs aurait sufiS pour lui rendre des forces, eût-il été mourant ; car ce mur d'airain, qu'avait établi entre eux la naissance, semblait ne plus exister, tant l'es- time de la noble fille pour le bourgeois avait fait disparaître la distance qui les séparait.

LES FLAVT. I27

Aussi Richard a'avait-il jamais joui d'un bon- heur aussi grand, aussi parfait. En se rendant à l'hôtel-de-ville, ses pieds ne touchaient point k terre, son cœur battait délicieusement, et toutes ses pensées devenaient jouissances, soit qu'il contemplât les maisons de Gom- piègne que l'Anglais ne menaçait plus, soit que son heureux souvenir le reportât dans sa propre maison , bientôt il allait retrouver celle qui lui était plus chère que la vie. Une félicité sans bornes inondait son âme, au point qu'il se disait : a Mon Dieu ! c'est peut-être dans ce moment qu'il faudrait mourir ! »

Le soir venu , messire Guillaume, qui n'a- vait pu voir Germaine depuis trois jours, ar- riva, et selon l'usage adopté depuis longtemps chez dame Marguerite, on ne tarda pas à le laisser tête-à-tête avec sa fille.

Dans la joie qui remplissait le cœur de tous deux, Germaine retrouva une partie du plaisir qu'elle éprouvait autrefois à la vue de son père. Ils s'entretinrent longuement

liib LES FLIVY.

de tout ce qui avait amené l'iitureuse déli- vrance de la ville. Enfin la conversation tom- ba sur les prisonniers que l'on gardait dans Gorapiègne jusqu'à paiement de leurs ran- çons.

« Pour mon compte , dit le sire de Flavy, j'en tiens cinq que je ne lâcherai point sans toucher grosse finance. Les seigneurs de la cour de Bourgogne sont plus riches que nous ; ils doivent payer cher leurs têtes qui ne tien- draient point à un fil sans la forte rançon que j'en attends.

Le sire de Créqui n'est-il pas du nom- bre? dit Germaine.

Oui , ainsi que le seigneur de Relepot, le sire de Brimeu , le bâtard de Rency, et mes- sire Vaeren de Beauval; sans parler d'un des leurs que la rançon d'un roi ne tirerait pas de mes mains.

Qui donc est celui-là? demanda Ger- maine.

Ce^[ Regnaiilr de Flavy, auquel je n'ai

LESPLAVY. 121)

pas encore eu le temps de penser , mais qui ne perdra rien pour attendre. »

Germaine, altérée par cette nouvelle, atta- cha sur son père un regard éperdu et n'osa même pousser une exclamation de surprise en voyant quel courroux exprimait le visage de œessire Guillaume.

« Je ne veux point , contiuua-t-il , que lo beau sire oublie jamais celte campagne qui , j'espère bien , sera la dernière nous nous rencontrerons!

Quel sort lui réservez-vous donc? de- manda Germaine d'une voix tremblante.

Le sort qu'a mérité celui qui s'arme con- tre les siens et contre son roi : une éternelle prison ou la mort.

La mort! » s*écria-t-elle avec un cri dé- chirant; et tombant sur un siège elle parut avoir perdu l'usage de ses sens.

«Qu'as-tu? dit avec effroi le sire de Flavy en serrant dans ses mains les mains glacées

l3o LESFLAVY.

de sa fille ; cet indigne parent peut-il t'inté- resser à ce point? »

Germaine fondit en pleurs.

«Pitié pour lui! dit-elle, pitié pour !uî! songez qu'il n'a point choisi la bannière sous laquelle il combat; il était encore enfant quand mon oncle Jean lui a fait embrasser le parti du duc de Bourgogne. Pouvait-il résis- ter aux volontés d'un père? d'un père que vous aimiez tout Bourguignon qu'il était, et dont vous n'avez jamais maudit la mémoire ; car vous saviez trop, hélas! combien cette horrible guerre divisait de familles! Son père n'est plus ; mais du fond de sa tombe il vous demande grâce pour son fils.

Non , dit messire Guillaume ; hier je pou- vais tomber sous un coup porté de son bras, aujourd'hui son tour est venu.

Juste ciel! s'écria Germaine, quand le même sang coule dans vos veines ! quand vous l'avez vu naître ! »

LES PL A VT. l5l

Le sire de Flavy secoua la tête d'un air in- différent.

« N'est-il donc plus votre neveu? votre fil- leul? Pitié pour lui! répéta Germaine éii se précipitant à genoux et joignant ses mains tremblantes.

Non.

Eh bien ! pitié pour moi ! s'écria-t-elle avec égarement ; je l'aime ! »

Messire Guillaume stupéfait garda pendant quelques instants le silence , sans songer à relever sa fille, qui, toujours prosternée à ses pieds, se cachait le visage dans ses deux mains, accablée de honte et de douleur. Enfin, la sou- levant doucement et lui faisant signe de s'as- seoir près de lui:

«Quandj'entends Germaine de Flavy, dit-il, avouer son amour pour un ami des Anglais , j'ai peine à en croire mes oreilles ; car Re- gnault ne vous est connu que depuis l'épo- que où cet indigne Français s'est fait Bour- guignon.

l32 LESFLAVY.

Nous avons passé ensemble les pre- mières années de ma vie, répondit Germaine sans oser regarder son père.

Mais vous n'étiez que des enfants!

Et pourtant, dit Germaine, espérant que ce souvenir toucherait le sire de Flavy, et pourtant dès lors toute notre famille nous destinait l'un à l'autre.

Quelle langue indiscrète vous a instruite de cela? dit sévèrement messire Guillaume; est-ce Regnault lui-même?

C'est ma grand'mère,répliquaGermaine; depuisle jour qu'elle m'a parlé, j'ai vu dansmon cousin l'époux que Dieu, vous et votre frère m'aviez donné. J'ai vécu dans l'espoir que la fin de cette horrible guerre nous réunirait tous, que j'obtiendrais votre pardon pour lui, et que vous ne voudriez point séparer ceux que votre promesse avait unis devant le ciel. S'il meurt aujourd'hui, mon père, ce ciel tout-puissant m'accordera bientôt , je l'espère , la grâce de le suivre. »

LES FLAVY. 1 33

L'effort que coûtait à Germaine l'aveu d'une tendresse qu'elle avait renfermée si longtemps au fond de son cœur colorait ses joues du plus vif incarnat, et sa voix était si touchante que sire Guillaume sentait peu à peu sa colère se calmer. Accoutumé d'ailleurs à s'abandonner sans retenue à toutes ses passions , plus d'une fois dans sa vie il avait connu l'amour, si l'on peut appeler de ce nom l'espèce de frénésie dont l'avait souvent saisi la vue d'une belle femme , et sans pouvoir comprendre la déli- catesse et la pureté du sentiment qu'exprimait sa fille en larmes , il en éprouvait involontai- rement quelque pitié.

« Regnault connaît sans doute aussi, reprit- il d'un ton plus doux, le projet que nous avions formé jadis de vous unir?

Je le suppose, répondit Germaine, dont l'effroi commençait à se calmer.

Et lorsqu'il vous a déclaré son amour...

Il ne m'a jamais déclaré son amour, s'é- cria-t-elle; le respect qu'il vous doit, qu'il

l34 LES FLAVY.

me doit à moi-même, suffisait trop pour l'en empêcher.

Comment donc pouvez-vous être sûre qu'il vous aime? » reprit le sire de Flavy.

Germaine baissa ses grands yeux vers la terre.

« Je ne sais, répondit-elle ; mais je n'en ai jamais douté. » Puis, tirant de son sein la lettre du jeune chevalier, elle la présenta à son père.

« Bien , bien , ditmessire Guillaume , qui repoussa le papier, ne sachant que faire d'une lettre qu'il ne pouvait lire. Le fait est que vous vous aimez tous les deux; les détails me sont très inutiles. »

En prononçant ces mots il se leva et fit quelques tours dans la salle, paraissant réflé- chir profondément. La connaissance qu'il avait du caractère de Germaine ne lui per- mettait pas d'espérer qu'elle pût jamais ac- cepter un autre mari que Regnault; il fallait donc qu'il se décidât à la voir rester fille, quand

LESFLAVY. l35

son désir avait toujours été d'en faire une des plus nobles et des plus riches châtelaines de la France; car, ambitieux pour lui-même, il l'était aussi pour le seul objet d'affection qu'il eût au monde. Sous ce rapport Regnault sa- tisfaisait ses vœux mieux qu'aucun autre che- valier. Fils unique de l'aîné des Flavy , les terres et les châteaux dont il avait hérité de son père le rendaient un des principaux seigneurs de la Picardie, et bien jeune encore il avait no- blement gagné ses éperons sur un champ de bataille. Germaine unie à son cousin porterait toute sa vie et perpétuerait dans l'avenir le nom «Jelafamille. Enfin, il ne supportaitpoint l'idée de faire le malheur de cette fille dont la vue le rendait fier et heureux , dont la tendresse faisait sa joie , et l'amour de Regnault pour çlle affaiblissait beaucoup son ressentiment contre le jeune chevalier.

Décidé à se laisser fléchir, il se rapprocha de Germaine, qui, pâle et tremblante, avait suivi tous ses mouvements en implorant la

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protection divine. «Allons, dit-il, sèche tes pleurs. Ce jeune étourneau ne mourra pas; il restera dans Compiègne prisonnier sur sa parole jusqu'au moment nous ferons la paix avec le duc de Bourgogne, à moins que par amour pour toi il ne veuille hâter l'instant de votre mariage en embrassant le parti royal. C'est à toi de le décider à te donner cette marque d'amour, et pour t'aider à y parve- nir, je consens qu'il vienne ici tous les jours.» Quoique bien certaine que jamais Regnanlt ne trahirait des serments dictés par un père, Germaine s'abstint d'émettre sa pensée à cet égard ; mais . rassurée sur la vie si chère qu'elle avait vu menacée, elle retrouva le sentiment de fierté personnelle qu'elle venait de sacrifier à sa terreur, et quand elle eut remercié messire Guillaume dans des termes se montraient la crainte et le respect bien plus que la tendresse, elle le supplia de lais- ser ignorer à Regnault tout ce qui venait de se passer entre eux.

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LES FLAVY. l37

« Par saint Jacques ! dit l'orgueilleux capi- taine, crois-tu que je pense à lui parler le premier et à lui jeter ma fille à la tête? Je n'en agirais pas ainsi, fût-il le roi Charles VII.

Et j'espère, reprit Germaine avec em- barras, que vous comptez sur mon silence?

Oui, répondit le sire de Flavy, dont, par extraordinaire , un sourire effleura les lèvres. Je sais qu'il te fallait avoir une terri- ble peur pour avouer que tu es amoureuse. »

Germaine devint rouge comme du feu. Rien ne pouvait lui être plus pénible que d'avoir son père pour confident ; car il sem- blait que cet homme , privé de toute délica- tesse , prît plaisir à voir une âme si pure et si supérieure à la sienne soumise aux passions de l'humanité. La faiblesse dont sa fille venait de lui faire l'aveu l'affranchissait un peu du sentiment de vénération qui s'était toujours mêlé à sa tendresse pour elle, ce qui 1p ré- jouissait au point que Germaine eut besoin de se rappeler plus d'une fois qu'elle avait

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protection divine. «Allons, dit-il, sèche tes pleurs. Ce jeune étourneau ne mourra pas; il restera dans Compiègne prisonnier sur sa parole jusqu'au moment nous ferons la paix avec le duc de Bourgogne, à moins que par amour pour toi il ne veuille hâter l'instant de votre mariage en embrassant le parti royal. C'est à toi de le décider à te donner celte marque d'amour, et pour t'aider à y parve- nir, je consens qu'il vienne ici tous les jours.» Quoique bien certaine que jamais Regnault ne trahirait des serments dictés par un père, Germaine s'abstint d'émettre sa pensée à cet égard ; mais , rassurée sur la vie si chère qu'elle avait vu menacée, elle retrouva le sentiment de fierté personnelle qu'elle venait de sacrifier à sa terreur, et quand elle eut remercié messire Guillaume dans des termes se montraient la crainte et le respect bien plus que la tendresse, elle le supplia de lais- ser ignorer à Regnault tout ce qui venait de «le passer entre eux.

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« Par saint Jacques ! dit l'orgueilleux capi- taine, crois-tu que je pense à lui parler le premier et à lui jeter ma fille à la tête? Je n'en agirais pas ainsi, fût-il le roi Charles VII.

Et j'espère, reprit Germaine avec em- barras, que vous comptez sur mon silence?

Oui, répondit le sire de Flavy, dont, par extraordinaire , un sourire effleura les lèvres. Je sais qu'il te fallait avoir une terri- ble peur pour avouer que tu es amoureuse. »

Germaine devint rouge comme du feu. Rien ne pouvait lui être plus pénible que d'avoir son père pour confident ; car il sem- blait que cet homme , privé de toute délica- tesse , prît plaisir à voir une âme si pure et si supérieure à la sienne soumise aux passions de l'humanité. La faiblesse dont sa fille venait de lui faire l'aveu l'affranchissait un peu du sentiment de vénération qui s'était toujours mêlé à sa tendresse pour elle, ce qui le ré- jouissait au point que Germaine eut besoin de se rappeler plus d'une fois qu'elle avait

l38 LES FLAVY.

sauvé la vie de Regnauit pour ne poiat gouf- frir.étrangement pendant l'entrelien qui suivit.

JNéanmoins, si messire Guillaume se plut à triompher du trouble de sa fille, il ne tarda pas à tenir la parole qu'il avait donnée. Dès le jour même , à l'heure qui suivit le dîner, et comme tous les convives habituels de dame Marguerite , sans en excepter le père Joseph et Chariot, étaient réunis dans la salle, la porte s'ouvrit vivement, et l'on vit entrer Regnauit de Flavy, dont le beau visage brillait d'une joie peu commune.

Quoique Richard n'eût entrevu dans sa vie qu'un moment l'ennemi de son repos et de son bonheur, il le reconnut aussitôt, et Daniel l'aurait deviné, en voyant son pauvre ami pâlir et rester immobile comme un homme frappé de la foudre. Germaine, Marieet Chariot pous- sèrent tous trois un cri d'allégresse ; maître Joseph salua froidement. Pour Georgette , elle eut à peine entendu nommer Regnauit de Flavy que ses yeux se portèrent avec

LES FLAVY, 1 09

anxiété sur SOQ cousin, tout-à-fait hors d'état alors de l'observer, et bien loin de jouir d'une douleur qui la vengeait de l'ingrat, son cœur se gonûa de chagrin et de pitié à la vue de la souffrance qu'il paraissait endurer.

Il fut heureux pour Richard que la joie des deux sœurs et l'empressement avec lequel elles la témoignaient à leur jeune parent le dis- pensât de tout accueil hospitalier. Dame Mar- guerite , aussi flattée de recevoir un seigneur de la cour de Bourgogne qu'un seigneur de la cour de Charles VII, fit donc seule les hon- neurs du logis, reçut les compliments de Ile- gnault et se hâta d'y répondre par toutes les prévenances imaginables, tandis que le jeune bourgeois, retiré dans un coin de la salle, se de- mandait comment Regnault de Flavy pouvait se tro-uver à Compiègne et s'y trouver libre. Il ne tarda pas à en être instruit; car, le premier contentement passé , Regnault ra- conta la conversation qu'il venait d'avoir avec son oncle, et se félicita de pouvoir rester jus-

J-fO LES FLA.VY.

qu'à nouvel ordre prisonnier sur parole dans Compiègne.

«J'en remercie doublement le ciel, dit maître Joseph , jDuisque vous ne combattrez plus contre les vôtres.

Dieu sait ce que j'ai souffert pendant ce siège fatal , répondit-il avec émotion. Cent fois j'aurais demandé à rejoindre le duc de Bourgogne, à n'être plus témoin de vos mal- heurs, sans l'espoir qui m'avait amené d'a- bord, celui d'être utile à mes chères parentes, de protéger l'asile qu'elles avaient trouvé, de protéger la ville si...

Grâce à tous les saints, interrompit Da- niel avec un sourire perçait une amère iro- nie, la ville s'est protégée elle-même, voulant dire par que les Anglais ne nous ont point aidés.

Mais c'était sire Regnault qui vous ai- dait à vivre, maître Daniel, répliqua Chariot en frappant légèrement sur l'épaule du petit sorcier.

LES FLAVY. i /| I

Est-ce donc à ce bon chevalier que nous devons tous des secours si précieux? » de- manda dame Marguerite.

Regnault ne répondit point; Daniel venait d'attirer ses regards.

«Il me semble, maître, lui dit- il, vous avoir vu déjà une fois, quand nous avons été assez heureux pour sauver la vie à ce brave garçon? ajouta-t-il en montrant Chariot.

Il est vrai , répondit Daniel, dont ces sou- venirs adoucissaient un peu le ton hostile.

Alors je protégeais, reprit le jeune che- valier en souriant, aujourd'hui je suis pro- tégé. Tel est le triste effet d'une guerre que je maudis du fond de mon cœur et dont le dernier jour sera le plus beau jour de ma vie.»

Si Daniel n'avait pas souvent regardé Ri- chard pendant cet entretien, l'aimable visage du jeune chevaher, son air de franchise et de bonhomie l'auraient désarmé tout-à-fait, d'au- tant plus que le petit sorcier, se trouvant royaliste uniquement par circonstance, ne re-

l^â LES FIAVT.

gardait pas d'assez près à la croix de Bour- gogne ou à la bande armagnac pour conserver longtemps rancune aux partisans de Philippe. Mais 1 état douloureux dans lequel était le jeune bourgeois lui rendait insupportable la présence de Regnault de Flavy ; il ne répondit pas un mot à ce que celui-ci venait de dire, et ce fut Germaine qui prit la parole.

«Maintenant, mon cousin , dit-elle avec un sourire se peignait une joie ineffable, maintenant il vous est permis de redevenir Français, au moins de cœur, et de préférer que le gouverneur de Compiègne s'appelle Guillaume de Flavy plutôt que lord Hu- dington.

Les liens de famille sont des liens si doux, répondit Regnault en regardant tour à tour ses deux jeunes parentes , et je suis si heureux de me revoir près de vous , que je joindrais volontiers ma voix à la vôtre pour remercier Dieu de tout ce qui s'est passé.

Oh I que j'aime à vous entendre parler

tES PLAVY. l4^

ainsi, beau cousin, s'écria Marie, à vous trou- ter enfin d'accord avec ma bîen-ainiée sœur! Donne-lui donc ta rdain à baiser en signe de ^aix, Germaine, ajo«ta-t-el!e , puisqu'il se réjouit comme nous de la délivrance de Com- piègne. »

Regnault se hâta d'imprimer ses lèvres sur la main que lui tendit Germaine, et Richard se levant alors allait s'éloigner pour fuir un spectacle qui le tuait, lorsqu'une voix toujours chère le rappela doucement, et le fit s'arrêter aussitôt dans un trouble inexprimable. « Etiez- vdus donc là, Richard? dit Germaine en se levant vivement ; comment donc alors ne vous ai-je pas encore fait connaître notre plus pro- che parent, mon cousin Regnault de Flavy? C'est Richard Paulet, continua-t-elle en s'a- dressant au jeune chevalier, notre protecteur, notre ami, un ami bien cher! »

En parlant ainsi elle attachait sur le jeune bourgeois des regards de reconnaissance et d'amitié ; mais la joie qui brillait dans les yeux

1 44 Ï-ES FLAVT.

de la belle fille, dont tous les traits rayonnaient de bonheur et d'amour, empoisonnait pour Richard les plus douces paroles, et quand il fut contraint de garder un moment la main dont Regnault pressait cordialement la sienne» il eût préféré tenir un fer rouge. Ce dernier supplice enduré , il se hâta de sortir de la salle. Daniel ne tarda pas à le sui- vre ; mais ce fut en vain qu'il le chercha dans la maison, dans la ville. Le malheureux Ri- chard lui-même n'aurait pu dire le lendemain , dans l'affreux état de son âme, s'étaient portés ses pas , s'étaient passées pour lui plu- sieurs heures d'angoisse. Le jour avait fini et le jour allait renaître lorsque Georgette l'en- tendit rentrer , et pria Dieu vainement pour que le sommeil vînt fermer ses yeux.

CHAPITRE X.

Je sors de cel âge paisible l'on joue avec le malliour , Je m'éveille, je suis sensible, El je l'apprends par la douleur. Madame Desbordes Valmore.

Depuis ce jour, chaque jour vit arriver Regnault chez Ricliard, souvent il passait plusieurs heures. Il avait soin de choisir les matinées pour faire ses visites, ayant bientôt remarqué qu'alors dame Marguerite et Geor- getle étaient absentes. Quant à Richard, à peine paraissait-il dans la maison, si ce n était au moment des repas, auxquels même il n'as-

i46 lks flavY.

sislail [joint toujours. Sous le prétexte que ses occupations dans la ville prenaient tout son temps, il passait une partie de ses journées errant dans la forêt, dévoré d'un chagrin au- quel il s'abandonnait lor.>qu'il était seul avec une sorte de délice, et qu'il espérait cacher même à Daniel dont il évitait la présence au- tant qu'il lui était possible de le laire. «Hélas! se disait-il en parcourant les bois sans être arrêté par les plus rudes irimas de l'hiver, hélas ! le temps Compiègne endurait la lamine et voyait une partie de ses murs abat- tus, où la mort à chaque instant menaçait ma tête, était donc l'heureux temps? Alors elle désirait ma présence , son sourire m'ac- cueillait et sa voix m'adressait de douces pa- roles. Aujourd'hui, elle ignore si je suis absent ou non; je pourrais ne plus revenir qu'elle s'en aperce\rait à peine. Que lui importe Ri- chard Paulel quand Regnault de Flavy est près d'elle ? »

En se parlant ainsi , l'infortuné ne voulait

Les plavy. i47

plus voir que Germaine l'aimait toujours comme un frère , et le traitait avec une affec- tion que chaque jour rendait plus vive. Elle ne pouvait remarquer ses longues absences, que souvent elle lui reprochait de l'air le plus amical, sans penser que peut-être il fuyait la présence de Regnault. « Sa haine pour les An- glais est si forte, se disait-elle , que sans doute il reçoit à regret un de leurs alliés chez lui. Quand son amitié pour nous l'oblige à le souf- frir, il s'éloigne ce bon , cet excellent Ri- chard! » Et cette pensée, tout en affligeant son cœur, le remplissait de tendresse et de reconnaissance pour le jeune bourgeois. C'est surtout d'ailleurs lorsque nous sommes heu- reux que tous les sentiments de bienveillance et d'affection exercent leur empire sur notre âme, et Germaine était si heureuse ! Entourée de tout ce qu'elle chérissait, elle croyait enfin à la félicité humaine. Cet amour que n'avait pu éteindre l'absence, combien la présence de Regnault devail^elle le ranimer ! Combien

l48 LES FLAVY.

troiivait-eik son cousin plus aimable depuis que, séparé des ennemis de la France, il n'é- tait plus qu'un habitant de Compiègne et l'é- poux que lui destinait son père ! « Avec quel délice , se disait-elle chaque matin , aujour- d'hui, demain encore je vais le voir! » Cette heureuse pensée la suivait dans son sommeil, et le jour arrivé, sa vie ne se composait plus que de deux émotions : l'attendre et le voir arriver. Près de Regnault, près de Marie, au- cune peine ne lui semblait devoir l'atteindre, et ses peines passées devenaient un songe. Souvent, dans ces doux entretiens qui se re- nouvelaient tous les jours, assise entre sa sœur et son cousin, elle se disait tout bas : « Puisse un sort si doux ne jamais changer! puisse ma vie se passer et finir ainsi : )i

Marie avait cessé d'être un enfant; sa beauté égalait la beauté des anges, et Germaine, qui s'en montrait Gère, se plaisait souvent à faire remarquer à Regnault combien sa sœur était belle. Alors il arrivait parfois au jeune

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chevalier d'exprimer son admiration avec un tel enlliousiasme que loule autre que Ger- maine eût soupçonné son malheur; mais ou- tre que c'est surtout en amour qu'un être doué d'imagination s'attache à ses rêves, le naïf abandon de Marie avec son cousin, les rap- ports tout fraternels qui semblaient exister entre eux , éloignaient entièrement l'idée d'un sentiment secret, en sorte que Germaine n'é- tait jamais plus contente que lorsqu'elle en- tendait sa sœur parler de Regnault avec des éloges que son cœur approuvait si bien; ja- mais Marie ne lui avait été aussi chère. Les craintes dont son âme était effrayée naguère sur le sort de celte aimable enfant , les soins qu'elle lui prodiguait avec une tendresse sans cesse renaissante , tout donnait à sa tendresse de sœur le caractère d'une tendresse de mère. S'il lui arrivait de penser que , peut-être avant peu, Marie suivrait un époux , elle espérait aussitôt que sa tleslinée lui permettrait de suivre Marie; car elle ne concevait pas de

1 5o LES TtWY.

bonheur parfait , séparée de celle dont elle avait un si grand besoin de voir le doux vi- sage et d'entendre la douce voix. Messire Guillaume d'ailleurs était si loin de paraître devoir s'intéresser à cette seconde fille, dont il ne parlait jamais et sur laquelle il n'atta- chait jamais un regard, que Germaine pouvait avec raison se flatter qu'il la laisserait seule disposer de la main de Marie, et combien alors se jurait-elle de donner pour époux à sa sœur celui que sa sœur aimerait.

Hélas 1 l'infortunée ignorait que Marie, sans en être instruite elle-même, avait déjà fait son choix; que l'affection de cette enfant pour Regnault avait totalement changé de nature, et que Regnault, sans qu'il eût parlé, sans qu'elle eût répondu, acquérait de plus en plus la douce assurance d'être aimé. Marie, à la vérité, avouait sans détour toute sa tendresse pour son cousin, elle l'appelait toujours son frère ; mais les regards du jeune chevalier, uni- ques interprètes de l'amour qu'il s'efforçait de

LESFLAVY. l5i

lui taire, troublaient son cœur au point que parfois elle n'osait plus lever sur lui ses grands yeux bleus. S'il entrait inopinément, elle rou- gissait ; s'il parlait, elle ne perd.iit pas une de ses paroles, et la voix seule du jeune che- valier lui causait une douce émotion. Ses dé- sirs, ses goûts n'étaient plus les mêmes; elle recherchait moins la société de Georgette, et préférait rester près de sa sœur pour parler de Regnault , ou seule pour penser à lui. L'heu- reux temps qu'elle passait alors lui semblait ne devoir jamais prendre fin ; jamais dans ses doux rêves elle n'avait abordé l'idée de se sé- parerde Germaine, de se séparer de Regnault, et sa gaîté, que n'altérait pas même le trou- ble tout nouveau qu'elle éprouvait, te.iail à cette heureuse confiance du jeune âge dans le sort ; elle se disait que ce sort les ayant en - fin réunis, aucun des trois ne voudi ait jamais quitter les deux autres. Ainsi l'avenir , lors- qu'elle daignait y songer, lui souriait comme le présent, lorsqu'un coup de foudre inat-

l52 LES l-LA-VY.

tendu vint renverser toutes ses espérances. Parmi les chefs retenus prisonniers à Com- piègne , plusieurs ne tardèrent point à rece- voir l'argent nécessaire pour leur délivrance et recouvrèrent aussitôt leur liberté ; mais quelques-uns, soit par manque de ressour- ces^ soit pour cause d'éloignemeut de leur province, attendirent assez longtemps leur rançon. Au nombre de ces derniers se trou- vait le sire CoUart de Bertancourt , sei- gneur de Relepot, dont messire Guillaume avait été dans sa jeunesse le compagnon J'nrmes et de galanterie , attendu que tous deux étaient amateurs passionnés des jeunes et belles femmes. Le sire de Flavy voyait avec retrret un ancien ami attaché au duc de Bour- gogne, et l'espoir de ramener ce brave et puis- sant seigneur sous les drapeaux du roi l'en- gagea à traiter messire Collart mieux que tout autre, et à lui laisser la ville pour prison après avoir reçu sa parole de chevalier qu'il ne sor- tirait point des murs. Bientôt, grâce à l'an-

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cienne liaison qui avait existé entre eux, mes- sire Guillaume se plut dans la société de son prisonnier, avec lequel il parlait de guerre et surtout de femmes. Dans ces entreliens néan- moins il ne négligeait point son premier but, et il employait toute son éloquence pour en- lever aux Anglais l'appui du seigneur de Re- lepot ; mais celui-ci jusqu'alors se refusait obstinément à changer de parti, quoique, pour tout dire, il l'eût déjà fait une fois, ayant embrassé d'abord celui de Charles VII.

Par suite de la liberté qu'avait raessire Çol- lart de parcourir la ville, il lui arriva un ma- tin d'aller entendre la messe dans l'église Saint-Antoine , oi!i se rendaient habituelle- ment Germaine et sa sœur. La beauté avait trop d'empire sur lui pour qu'il pût aper- cevoir impunément d'aussi ravissantes figu- res; Marie surtout le charma au point qu'il de- vint assidu à tons les offices, afin de jouir d'une vue qui l'enivrait chaque jour davantrigc.

Comme il n'avait pas l;ii déàsavoir que cette

I 54 LES FLAVY.

charmante personne était la fille du sire de Flavy, il sentit qu'il ne pouvait concevoir au- cune espérance tant qu'il porterait sur sa poi- trine la croix de Bourgogne ; il cessa donc peu à peu de repousser aussi absolument les ou- vertures fréquentes que lui faisait messire Guillaume pour le gagner au parti royal. Pln^ il voyait Marie , plus les discours de son frère d'armes parvenaient à l'ébranler; enfin, il s'é- prit si vivement qu'après avoir avoué son amour au sire de Flavy il mit, pour prix d'un éternel dévouement à la cause du roi Charles, la main de l'adorable créature sans laquelle il ne pouvait plus vivre.

Se débarrasser de Marie en lui faisant épou- serun seigneur d'aussi haut parage était trop à la convenance de messire Guillaume pour qu'il n'adhérât pas aussitôt à ce marché , et , sans daigner songer un seul instant à l'extrême disproportion d'âge qui s'opposait à une pa- reille union, il s'engagea de la manière la plus formelle à la conclure sans aucun retard.

LES PLAVT. 1^5

Dès le soîr même, il présenta à ses filles le seigneur de Relepot, que les deux sœurs re- connurent aussitôt pour le chevalier qui les suivait obstinément depuis quelques semai- nes, et qu'elles trouvèrent également vieux, laid, et fort loin de devoir songer à plaire. Quelles furent donc leur surprise et leur dou- leur lorsque le lendemain matin messire Guil- laume étant venu trouver ses filles : « Vous avez vu , dit-il , mon ami , le sire de Bertan- court ; c'est un des plus riches seigneurs de France, et c'est l'époux que j'ai choisi pour Marie. Dans trois jours elle sera sa femme.

Le sire de Bertancourt! dit Germaine ; un partisan du duc de Bourgogne !

Avant de consentir à sa demande j'ai fait passer sa soumission au roi; il est main- tenant des nôtres. »

A cette annonce fatale, Marie, pâle et trem- blante, n'avait répondu qu'en jetant sur sa sœur un regard si douloureux que le cœur de Germaine en fut déchiré. Bien sûre que la pau-

lÛJ LLa l'LAVY.

Vie enfant n'oserait apporter aucune résistance au coup qui la menaçait, Germaine reprit la parole et représenta doucement à son père que le chevalier dont il parlait était bien vieux.

« 11 n'a pas mon âge, répondit le sire de Flavy d'un ton perçait le dépit et la co- lère.

11 n'en est pas moins certain , reprit la belle iille sans se laisser décourager, qu'il pourrait facilement êtie le père de Marie, puisqu'elle finit à peine sa seizième année.

Il ne s'agit pas ici de compter les mois et les semaines, répliqua messire Guillaume, il s'agit de se dire que je le veux et que je saurai me faire obéir. JN 'est-elle pas bien à plaindre, après tout, quand elle ne pouvait jamais espérer faire un si brillant mariage, quand elle devient ainsi une des plus grandes dames du royaume? Le magnifique manoir du seigneur de Helepotvaut bien, je pense, le cloître auquel je la destinais.

LFS FHVT. 1^7

Marie dans un cloître! s'écria Germaine, qui vit la pauvre enfant pâlir à ce mot.

Et par tous les diables! dit le sire de Flavy, que pourrai-je faire d'une fille qui n'a plus de mère? INe me vois-je pas déjà obligé de vous établir chez ces vilains, qui s'entê- tent à refuser mon or pour se vanter tôt ou tard d'avoir nourri de nobles filles? JNe vaut-il pas mieux pour cette mijaurée vivre en riche châtelaine, avec un mari qui l'aime, qui l'aime au point d'abandonner son parti pour le nôtre? Beaucoup de jeunes soupirants n'en font pas autant pour leurs belles, et j'en connais qui préfèrent attendre tranquillement que la paix se fasse pour se marier tout à leur aise. »

Le sourire ironique dont le sire de Flavy accompagna ces derniers mots, en regardant Germaine, prouvait évidemment le désir de faire allusion à Regnault; mais tout entière à la pitié que lui inspirait l'état elle voyait sa sœur, Germaine ne fit pointla moindre atten- tion à ce sarcasme. Marie, debout derrière son

»58 lESFLAVY.

père, semblait privée de mouvement. Sa pâ- leur était effrayante, et de grosseslarmes tom- baient lentement de ses yeux, qu'elle tenait baissés vers la terre.

Après l'avoir regardée quelques instants, le cœur brisé d'affliction , Germaine n'hésita pas à reprendre la parole , dans l'espoir d'obtenir au moins un délai.

« Marie s'est toujours montrée soumise à tous vos désirs, mon père, dit-elle du ton le plus affectueux qu'elle put prendre ; mais souffrez qu'elle se dispose à vous obéir sans répugnance et sans regret. Qu'il me soit per- mis de demander pour elle un peu de temps, afin du moins qu'elle ait vu plus d'une fois ce- lui que vous lui donnez pour époux.

K'ai-je pas dit qu'elle avait trois jours? répondit messire Guillaume, se faisant effort pour ne point se livrer à l'emportement qu'ex- citait toujours en lui l'opposition à sa vo- lonté.

Trois jours sont bien peu de chose quand

LES FLAVY. 1 :)9

il s'agit d'un lien éternel , répliqua Germaine en soupirant , quand il s'agit d'épouser un homme qui, plus que tout autre, a besoin de s* faire aimer par les qualités de son esprit et de son caractère. »

A ces mots, contre sa coutume, Guillaume jeta sur Germaine un regard de mécontente- ment et de colère. « Lui faut-il dix ans pour le connaître? répondit-il.

Non, sans doute; mais trois jours! re- prit d'un ton suppliant Germaine , qui voyait son père rougir et prêt à se livrer au courroux le plus violent.

Je n'accorderai pas un jour de plus, ré- pliqua-t-il brusquement j je n'irai point retar- der mon départ pour de pareilles simagrées, quand il nous faut déloger les Anglais du peu de places qu'ils tiennent encore dans la pro- vince. Quoique nous soyons en force et que je ne doute pas du succès, il est probable que je ne reviendrai pas à Compiègne de long- temps.

i6(> i.i;s Fr.wY.

Le mariage ne peut-il donc se retarder jusqu'à votre retour ? » reprit timidement Germaine.

La patience de messire Guillaume était épuisée.

« Non, cent fois non , s'écria-t-il avec une telle violence que Germaine en pâlit de frayeur. Qu'elle se prépare à m'obéir, à m'o- béir sans réplique, car je suis las de tous ces discours , et je lui ferai connaître qu'on ne me résiste pas impunément. »

En parlant ainsi il s'était levé et lançait des regards bouillants de colère sur la malheu- reuse enfant qui, tombée à genoux devant lui, était plus morte que vive.

K Marie ne vous a point offensé , se hâta de dire Germaine, tremblante d'effroi pour sa sœur; c'est sur moi seule que votre courroux doit tomber.

On ne me joue pas ainsi , reprit avec fu- reur le sire de Flavy; est-elle prête à devenir la femme du seigneur de Relepot?

Li:S FLAVY. 1 0 I

Un mot ! un seul mot I s'écria Germaine au désespoir.

Est-elle prête? » répéta-t-il d'un air menaçant.

Dans sa terreurMariebaissa la tête en signe de soumission.

« Il suffit, dit messire Guillaume ; à revoir donc. » Et il sortit.

Germaine, que ses jambes soutenaient h peine , le suivit d'un pas chancelant jusqu'au bout du corridor, pour s'assurer qu'il les dé- livrait de sa présence. Là, le sire de Flavy lui serra la main, voulant lui témoigner qu'il ne conservait contre elle aucun ressentiment ; tous deux se quittèrent néanmoins sans se dire une parole, et Germaine, s'étant hâtée de ren- trer dans la chambre, y retrouva Marie éten- due à terre sans connaissance.

il. H

CHAPITRE XL

Quand ses traits plus touchants , éclairés d'une flamme

Qui ne s'éteint jamais, S'imprimèrent \ivanls dans le fond de mou âme.

Il n'aimait pas ; j'aimais.

Madame Desbordes-v^lmorb.

Lorsque, rappelée à la vie par les soins de sa sœui , Marie eul repris ses t>ens, elle s'a- bandonna à la plus violente douleur, a Je ne serai point la femme de cet homme, s'é- criait-elle en sanglotant ; non , je ne serai ja- mais sa femme; j'aime mieux mourir. Ai-je

mit' *1*

LES fLAVY. l63

donc dit que je l'épouserais , Germaine? se peut-il que je l'aie dit?

Pauvre enfant ! répondit Germaine dont les pleurs sillonnaient les joues , tu n'as point parlé ; mais notre père croit avoir reçu ton consentement. Je tremble qu'il ne te par- donne point de manquer à ce qu'il considère

' comme une promesse.

Et ne peux-tu rien pour moi, chère sœur? reprit Marie en se jetant dans les bras de celle dont la protection lui avait suffi jus- qu'alors ; toi qui m'a toujours préservée des malheurs , ne peux-tu me soustraire au plus grand de tous?

Hélas! dit Germaine en la serrant sur «on cœur , tu l'as vu, Marie, il a résisté à mes prières , à mes larmes. Puisque j'ai parlé , puisque j'ai supplié en vain, que peut maiuT tenant une faible fille comme moi contre l'au- teur de ses jours , contre un homme à qui tout obéit, et dont le cœur est de bronze?» ajouta-t-elle, emportée par sa douleur.

CHAPITRE XL

Quand ses traits plus touchants , éclairés d'une flamme

Qui ne s'éteint jamais, S'imprimèrent vivants dans le fond de mon âme,

Il n'aimait pas ; j'aimais.

Uadame Desbordes-Valmou.

Lorsque, rappelée à la vie par les soins de sa sœur, Marie euL repris ses i>eas, elle s'a- bandonna à la plus violente douleur. « Je ne serai point la femme de cet horame, s'é- criait-elle en sanglotant ; non , je ne serai ja- mais sa femme ; j'aime mieux mourir. Ai-je

LES FLAVt. l63

donc dit que je l'épouserais , Germaine? se peut-il que je l'aie dit?

Pauvre enfant ! répondit Germaine dont les pleurs sillonnaient les joues , tu n'as point parlé ; mais notre père croit avoir reçu ton consentement. Je tremble qu'il ne te par- donne point de manquer à ce qu'il considère

* comme une promesse.

Et ne peux-tu rien pour moi, chère sœur? reprit Marie en se jetant dans les bras de celle dont la protection lui avait suffi jus- qu'alors ; toi qui m'a toujours préservée des malheurs , ne peux-tu me soustraire au plus grand de tous?

Hélas! dit Germaine en la serrant sur son cœur , tu l'as vu, Marie, il a résisté à mes prières , à mes larmes. Puisque j'ai parlé , puisque j'ai supplié en vain, que peut maioT tenant une faible fille comme moi contre l'au- teur de ses jours, contre un homme à qui tout obéit, et dont le cœur est de bronze?» 9jouta-t-eiie, emportée par sa douleur.

i64 LKS FLAVY.

A ces mots qui lui ravissaient sa seule espé- rance , les sanglots de Marie redoublèrent^ et pendant longtemps elle fut hors d'élat d'en- tendre par quelles douces paroles sa sœur la conjurait de se calmer.

Dans l'âge la raison se fait seule entendre chez nous , il est peut-être facile de soutenir, de consoler celle que des liens odieux vont à jamais priver d'amour; mais Germaine , pres- que aussi jeune que sa sœur, Germaine si heureuse elle-même du seul espoir de s'unir un jour à son cousin , ne pouvait trouver que des larmes et ne trouvait point de paroles per- suasives. Quand le sort le plus fortuné l'at- tendait, Marie était donc destinée à gémir près d'elle ; jusqu'à son dernier jour elle ver- rait sa sœur chérie envier sa félicité! Cette idée déchirait le cœur de Germaine au point que sa douleur surpassait peut-être la douleur de celle qu'il lui fallait consoler. Et pourtant il était trop certain que rien ne fléchirait mes- sire Guillaume. Ou Marie serait religieuse ou

LlîS ILAVY. l65

Marie serait la femme du seigneur de Relc- pot. Cette triste persuasion décida Germaine à faire un cflbrt dont, hélas! elle espérait peu, et, voyant cnûn la pauvre enfant plus tranquille, elle se hasarda à lui présenter ce mariage sous quelques rapports qui devaient en adoucir l'horreur.

«Ecoute-moi, ma bien-aimée Marie, lui dit-elle en la pressant dans ses bras j il est bien rare que l'on accorde aux jeunes filles de notre rang le droit de se choisir un mari, et pour- tant notre seule famille m'a ofl'ert l'exemple de plusieurs mariages les deux époux ont trouvé le bonheur. Ce bonheur peut être in- dépendant de l'amour, et surtout des agré- ments personnels de l'être auquel on s'unit. Quel homme était mieux fait et plus beau que notre père lorsqu'il prit une seconde femme ? et cependant ta pauvre mère, qu'il obtint alors de ses parents, a passé sa vie dans les larmes , et lu sais qu'elle est morte bien jeune encore, dévorée par le chagrin et la jalousie. Le sei-

î66 LES FLÀVY.

gneiir de Relepot, j'en conviens, est privé des avantages de la jeunesse et de la beauté ; mais si son cœur est noble et bon , s'il t'aime , comme nous n'en pouvons douter, tu vivras plus heureuse près de lui que dans le cloître dont on te menace. 11 sera ton protecteur, il te tiendra lieu de père , de père que tu n'as jamais eu ^ pauvre enfant ! Et moi , Marie , je te suivrai, nous continuerons à vivre en- semble ; j'irai m'établir avec toi dans celui de ses châteaux qu'il le plaira de choisir jus- qu'au jour, bien éloigné peut-être, je me marierai moi-même. »

Marie écoutait en silence. La voix de Ger- maine avait tant d'empire sur elle! Les caresses de cette sœur chérie étaient si bien encore la plus grande consolation de son cœur qu'elle était plus calme, et ses pleurs coulaient plus lentement lorsque Regnault entra dans la chambre.

A la vue de Marie en larmes , le jeune che- valier fut saisi l'émotion la plus vive. Il

LES FLAVY. 167

supplia si lendremenl les deux sœurs de lui dire la cause de ce chagrin imprévu que Germaine ne crut pas devoir la lui cacher, et l'instruisit des projets de messire Guillaume et de l'impossibilité d'y mettre obstacle.

Tandis qu'elle parlait , Regnault , pâle et frémissant de douleur, semblait écouler son arrêt de mort. Rassuré par le jeune âge de Marie, par l'indifférence du sire de Flavy pour sa seconde Glle, jamais encore il n'avait craint le malheur qui le menaçait. Ce coup était trop affreux; il ne put le supporter, et, mau- dissant le silence qu'il avait gardé jusqu'alors : « On la marie ! s'écria-t-il hors de lui-mOme , on la marie ! et vous ne pouvez rien pour elle , Germaine? et vous voulez qu'elle y consente? Dites-moi donc que je meure , moi qui l'aime depuis que je la connais! moi qui l'aime de toute la puissance de mon âme ! »

En parlant ainsi Begnault s'était précipité

aux pieds de Germaine , qui tomba sur un

siège comme frappée de la foudre. « Obte-

l68 LES FLAVY,

nez un délai de ce cruel homme , continua- t-il ; je n'espère, je ne demande qu'un délai! D'un jour à l'autre la paix peut se faire avec le duc de Bourgogne ; hélas ! j'attendais cet instant propice pour vous avouer mon amour, pour implorer votre appui. Mais ce moment n'est pas éloigné peut-être. Alors le sire de Flavy pourra-t-il préférer pour sa fille un vieil- lard sans gloire au fils de son frère? Qu'il laisse au moins à Marie la liberté de choisir entre ce vieillard et moi. Germaine, ma sœur ! je n'es- père qu'en vous ; vous tenez dans vos mains mon sort et ma vie. »

Abattue, mourante , Germaine demeurait immobile sous ce coup terrible. Dans l'indi- cible angoisse qu'elle éprouvait , elle croyait s'éveiller au milieu d'un rêve , hélas! du seul rêve heureux qu'elle eût fait dans sa vie ! ses pensées étaient confuses ; un chagrin poignant troublait sa raison , et la voix de Hegnault lui faisait mal àentendre. L'infortunée aurait voulu fuir, aurait voulu s'anéantir à jamais. Ellealta-

LES FLA.VY. 1 69

cha ses regards troublés sur sa sœur, dont le vi- sage brillait de la plus douce joie ; puis elle les éleva douloureusement vers le ciel, comme pour lui reprocher d'avoir laissé si longtemps le bandeau sur ses yeux. Enfin, faisant signe à Kegnault de se lever et de s'asseoir: « Com- ment avez-vous pu, dit-elle d'une voix faible, me cacher pendant toute une année l'amour que vous aviez l'un pour l'autre ?

J'atteste Dieu, ditle jeune chevalier, que Marie vient d'entendre l'aveu de mon amour pour la première fois.

Et moi , s'écria Marie , sans cet aveu , je croirais encore aimerRegnault comme on aime un frère ; je n'aurais jamais eu l'heureuse pen- sée que je pouvais devenir sa femme. Je te le jure, Germaine, je te le jure par notre pauvre mère que nous avons vu mourir et qui m'a remise sous ta protection »

Il fallait que le ciel eût inspiré à Marie ces dernières paroles; car elles eurent la puis- sance de bannir tout ressentiment du noble

170 LES PLAVY.

cœur de Germaine, qui fondit en larmes.

« Ah! s'écria Regnault avec un attendris- sement inexprimable, pensez-vous que nous vous trompons ou pleurez-vous sur nous?»

Marie avait couru à sa sœur, elle la serrait dans ses deux bras. « Nous te chagrinons, Germaine, disait-elle, nous t'avons irritée. Peux-tu donc croire que j'aie jamais voulu me soustraire à ta volonté, à tes ordres? IN 'as- tu pas le droit de disposer de la malheureuse orpheline ? n'es-tu pas ma seule famille, mon seul appui? Un mol, un mot de toi suffira toujours. Quand tu devrais me dire d'épouser cet homme que je déteste, de mourir de cha- grin, je suis prête à t'obéir, Germaine, à t'o- béir en tout. »

Germaine serra doucement la main de Ma- rie, mais elle ne put trouver un son.

«Parle-moi. ma sœur, parle-moi, reprit la pauvre enfant au désespoir. Dis que tu me pardonnes! dis que tu m'aimes encore! Est-ce que tu veux me repousser, m'abandonner?

LES FLAVY. 1 7 1

Jamais!» répondit Germaine , et, sur- montant toute faiblesse , elle pressa sur sou cœur brisé son innocente rivale.

«Ordonnez aussi démon sort, s'écria Re- gnault qui serrait dans ses mains la main brû- lante de Germaine ; que le ciel me punisse si l'arrêt d'un ange de bonté n'est point respecté par moi !

Je prie ce ciel, dit Germaine, dont les 1 armes ne coulaient plus , de m'inspirer ce que je dois faire pour éloigner le malheur qui vous menace et pour assurer votre félicité. J'ai besoin d'y réfléchir avec calme. Allez tous deux. Va, Marie, ajoula-t-elie avec l'accent le plus doux, va m'attendre chez dame Mar- guerite.»

Ils obéirent, non sans avoir couvert de baisers les vêlements, les mains de celle qui devenait pour eux un ange tutélaire, et Ger- maine , restée seule , put enfin souffrir sans témoins.

Le courage passager qui l'avait soutenue

1^2 LtS FLA.VY.

dans ce cruel moment l'abandonna dès qn'il lui fut permis d'envisager son sort. Cette let- tre , ces regards, ces discours si tendres de Regnault, tout ce qui depuis un an lui ren- dait la vie chère, n'avait jamais été son bien ; Regnault n'avait rien fait pour Germaine, il n'aimait en elle que la sœur de Marie. « Ils s'aiment! s'écriait-elle en fondant en pleurs, ils s'aiment ! » Et toutes les douleurs étaient contenues dans ces deux mots. «Quelle fata- lité entretenait mon erreur! Ah ! si du moi.is ma mère n'avait point parlé ! Si , quand il l'i- gnorait lui-même , je n'avais pas su que nous avions été destinés l'un à l'autre , peut-être mes yeux se seraient-ils ouverts; peut-être aussi, mon Dieu ! l'aurais-je moins aimé ! Mais tout s'est réuni pour me perdre. Il appelait de tous ses vœux le jour qui lui donnerait Marie pour femme, et moi , pauvre insensée ! je croyais à nos fiançailles. »

Chaque pensée de Germaine la perçait de mille poignards. Un instant venait de renverser

LES FLAVY. lyT)

toutes les espérances de son avenir, de la sé- parer sans retour des plus chers objets de son afi'eclion. Cet amour qui causait maintenant sa honte, pourrait-elle l'arracher de son cœur? pourrait-elle oublier queRegnaultétaitTépoux que lui destinaitson père et l'époux qu'elle avait choisi? Le déchirement de son âme, l'amer- tume des pleurs qui tombaient de ses yeux lui faisaient trop connaître qu'elle ne verrait ja- mais Regnault comme un frère, et sa sœur, sa bien-aimée Marie vivrait près de celui que Germaine devait toujours fuirpour l'avoir trop aimé. « Oui, oui, s'écriait-elle au désespoir, il faut tout perdre! il faut tout perdre à la fois! Qu'ai-je donc fait, mon Dieu ! pour être si mal- heureuse? pour me voir séparée ainsi de tout ce que j'aimais, de tout ce que j'aime encore ? Que dis-je, reprit-elle aussitôt, ai-je le cœur assez lâche pour ne pas le souhaiter? Leur douleur adoucira-t-elle ma douleur? et puis- je les revoir ailleurs qu'à l'autel sans pleurer sur leur sort? Ah! gardons pour moi les re-

I 74 I-^S PLAVT.

grets, les larmes; mais que je ne sois pas té- moin du malheur de Regnault , du malheur de ' Marie, avant d'avoir tout fait pour l'empêcher. Quand ils n'espèrent qu'en moi, je les ren- drais donc victimes de ma peine, je les con- damnerais à souffrir ce que je souffre !...Mon Dieu ! s'écria-t-elle en tombant à genoux, par- donnez-moi mes murmures ; j'accepte ma des- tinée. Mais, pour prix des souffrances qui me sont réservées dans ce monde, donnez-moi la force, donnez-moi le pouvoir de faire le bon- heur de Marie ! »

Cette prière, prononcée de tout l'élan de son âme, rendit à Germaine son courage; elle se releva ferme et résignée , et sans retard elle envoya chercher maître Joseph, qui ne se fit point attendre.

Elle venait de prendre la seule résolution qui pût assurer le bonheur des deux amants et les soustraire au courroux de son père. Le sire de Flavy leur laissait vingt-quatre heures, et dans la nuit même maître Joseph pouvait

LES FLAVY. 175

bénir l'union de Hegnauit et! de Marie, qui partiraient aussitôt pour Arras, qu'iiabitait alors le duc de Bourgogne , ce lieu étant le seul peut-être le ressentiment de messire Guillaume ne dût pas les poursuivre. Mais Ger- maine éprouva de la part du bon prêtre plus de résistance qu'elle n'en avait attendue. Le vieil- lard, tout ému qu'il était du malheur de deux enfants qu'il avait vus naître (car Germaine ne laissa point soupçonner son propre malheur), le vieillard refusait avec fermeté de prêter son saint ministère à un acte de rébellion contre l'autorité paternelle. Ce n'était point la colère de messire Guillaume qui l'effrayait ; il offrait d'aller trouver ce terrible homme, de lui re- procher la haine qu'il avait toujours montrée pour Marie, et la violence qu'il voulait em- ployer pour traîner à l'autel la malheureuse enfant.

Germaine, qui savait trop combien cette dé- marche serait inutile, s'efforçait en vain de s'y opposer et de vaincre les scrupules du saint

Ij6 LES FLAVY.

homme, lorsque Chariot vint chercher maî- tre Joseph de la part de messire Guillaume.

« L'occasion est propice, dit le bon prêtre se levant dès que Chariot fut sorti; c'est moi sans doute qu'il a choisi pour bénir l'union qu'il projette. Je vais lui déclarer que ce ma- riage ofifense le ciel.

Craignez surtout qu'il ne soupçonne l'amour de Regnault pour Marie! s'écria Ger- maine effrayée de l'effet que pouvait produire sur son père le dédain dont elle était victime. Lui dire qu'ils sont engagés l'un à l'autre, c'est les perdre tous deux , c'est me condam- ner au désespoir d'avoir causé leur mort ! » Et Germaine, en parlant ainsi, était émue au point de verser des pleurs; car ses craintes lui rappelaient trop bien les desseins de messire Guillaume sur Regnault et sur elle- même.

« Rassurez-vous, mon enfant, reprit maître Joseph ; je connais assez le sire de Flavy pour savoir avec quelle fureur il appendrait que sa

I.KSFLWY. 177

fille ose aimer un chevalier bourguignon, un ami des Anglais. Vous pouvez être certaine qu'il ne m'échappera pas un mot qui puisse l'en instruire.

Hclas ! pensa Germaine , ce chevalier bourguignon , cet ami des Anglais , il l'avait accepté pour gendre. » Et c'est ainsi que cha- que instant, chaque parole venaient ranimer la douleur de l'infortunée. Elle n'en conjura pas moins maître Joseph d'accéder à sa pre- mière demande , si , comme elle n'en dou- tait pas, la démarche qu'il allait tenter n'ob- tenait aucun succès; mais le vieillard partit sans vouloir prendre un engagement qui blessait sa conscience de prêtre, et, pour tout dire, sa conscience de bon royaliste.

Tandis qu'il s'acheminait vers le château, maître Joseph remplissait son esprit des rai- sons qu'il croyait les plus susceptibles de re- muer, d'émouvoir le cœur d'airain sur lequel il allait fi*apper. La crainte de Dieu , et sur- tout la peur de l'enfer, lui semblaient pro- II. 12

îyS LKSPLAVV.

prt^s ;i devoir agir sur un homme qui . chose étrange! s'étail toujours montré exact à rem- plir ses devoirs de piété. Le bon prêtre avait trop de pureté d'âme pour soupçonner qu'à cette époque la plupart des grands s'appro- chaient j)ien plus des autels pour obtenir l'impunité de leurs crimes que pour deman- der la grâce de ne plus en commettre. « Ne désespérons pas , se dit-il à lui-même; puis- qu'une fois déjà le ciel a permis que ma faible voix parvînt à toucher un monarque, il m'in- spirera peut-être encore le moyen de fléchir messire Guillaume. Il est vrai qu'entre notre bon roi Charles VI et le seigneur de Flavy la diiférence est aussi grande qu'entre un mou- ton et un loup ; mais il est impossible qu'il n'existe pas quelques n.oraents l'homme redevient homme. »

Tout en réfléchissant ainsi, le bon prêtre entra dans les cours du château et fut aussi- tôt introduit près du gouverneur. Messire Guillaume , resté seul avec lui , ne tarda pas à

LESFLAVY. I79

justifier sa conjecture en lui donnant l'ordre de tout préparer pour célébrer, le lendemain dans la nuit, le mariage de sa fille cadette et du seigneur de Relepot. Alors maître Joseph, d'un ton respectueux, mais d'une voix assurée, lui demanda si la jeune personne consentait à ce mariage.

« Que vous importe? répondit le sire de Flavy en regardant le vieillard avec surprise.

C'est qu'il nous est formellement dé- fendu de bénir une alliance à laquelle se re- fuse un des deux conjoints, etjesais, monsei- gneur, d'une manière certaine , que votre malheureuse fille ne céderait qu'à la terreur en acceptant l'époux que vous lui destinez.

Il doit vous sufiire qu'elle y consente, répondit d'un air d'impatience messire Guil- laume; le reste ne vous regarde en rien.

Et si je m'étais chargé d'apporter à vos pieds les humbles prières, les respectueuses réclamations de la demoiselle Marie?

Vous auriez eu grand tort, répliqua brus-

1 LES Ff.AVY.

quement le sire de Flavy ; car je refuserais de vous entendre et ma volonté ne s'en accom- plirait pas moins.

Au péril du malheur de sa vie ? deman- da le vieillard d'un air de compassion.

Ce malheur n'approche pas de ceux qui l'attendent si elle osait me résister, dit mes- sire Guillaume dont le visage prit une ex- pression de férocité quifîtpàlir le bon prêtre.

Elle est bien loin d'en avoir ni la volonté ni le courage, reprit maître Joseph; mais un ministre de paix et de consolation doit oser parler pour elle.

Si l'on consent à l'écouter, répondit le sire de Flavy avec impatience.

Il doit oser dire, continua le prêtre, que le ciel repousse un consentement arraché par la crainte, et cfue ce ciel s'offense d'un pa- reil mariage.

Peu importe, pourvu que le mariage se fasse.

Dieu remet aux pères de grands pou-

LES ri.AVY. l8l

voirs, reprit maître Joseph, aussi les rend-il responsables de la destinée de leurs enfants, et comme nous tous, monseigneur, vous aurez un jour à répondre devant lui.

Silence ! s'écria d'un ton furieux mes- sire Guillaume , qui ne pouvait sans frémir entendre parler de ce jour si terrible pour lui. Vous abusez trop et de l'habit que vous portez et de ma patience; songez que je suis maître ici, et que je puis faire précéder de plus d'une mort la mort dont vous avez l'au- dace de me parler.

Je ne tremblerai point pour le peu d'in- stants qui me restent à vivre , répondit le vieillard en secouant d'un air calme sa tête blanchie.

11 ne s'agit pas de trembler pour vous, reprit le sire de Flavy dans une colère tou- jours croissante , mais pour celle dont vous osez soutenir la rébellion, pour celle dont j'ai maudit la naissance et dont la vue me fa- tigue depuis longtemps. »

l8a LES FLAVY.

Maître Joseph frissonna.

« Qu'elle se garde, l'insensée! de m'irriter davantage. Ma parole est donnée, elle a reçu mes ordres; demain elle sera mariée soit par yous, soit par tout autre, ou qu'elle frémisse du sort qui l'attend...

Je la marierai, » dit maître Joseph en attachant un regard assuré sur cet homme écumanl de rage ; et il sortit.

CHAPITRE XII.

Il est des nuits d'orage le flot des idées, Comme un fleuve trop plein aux ondes débordées, Roule avec trop de penle et irop d'emportement Pour que notre âme même en ait le sentiment; Un vertige confus bouillonne dans la tête, Et, prêt à se briser, le cœur même s'arrête. Lamartine, Jocelyn.

Le lendemain Germaine avait obtenu le consentement du bon prêtre à l'union se- crète de Marie et du jeune chevalier. Mais deux témoins étaient nécessaires. On pouvait déjà compter sur Chariot, qui, le mariage célébré, devait suivre son jeune maître. Ger-

l84 LES FLAVY.

maine crut pouvoir s'adresser à Richard, «Au seul ami qui me reste, t se disait-elle en sou- pirant, et elle le fit prier de venir lui parler.

« Il faut que je sois bien sûre de l'attache- ment qui nous unit, mon bon Richard, lui dit- elle, pour attendre de vous leservice important que je vais vous demander; car le malheur veut que ce service ne soit pas sans danger pour celui qui me le rendra. »

Richard sourit tristement. « Mon sang et ma vie ne sont-ils pas à vous? répondit-il. Ordonnez.

Nous avons besoin que la présence d'un ami sanctifie cette nuit un mariage qui doit exciter le courroux de mon père.

Mais ce mariage, vous l'approuvez , dit Paulet.

Je le désire comme l'unique moyen de salut qui reste à une infortunée.

Je suis prêt, répliqua-t-il.

Je ne veux point surprendre votre pa- role, Richard, reprit Germaine ; je ne dois

LES FLAVY. l85

pas vous cacher que l'époux dont vous allez assurer le bonheur est un de vos ennemis, l'ami du duc de Bourgogne et des Anglais; c'est Regnault de Flavy enfin.

Regnault de Flavy! s'écria Richard qui sentit ses genoux fléchir sous lui ; c'est à ce mariage que vous me faites assister ! ajouta- t-il l'œil égaré et la pâleur de la mort sur le front.

Si vous éprouvez une trop grande ré- pugnance à servir celui que je vous ai nommé, dit Germaine surprise qu'une haine de parti pût exciter la violente émotion du jeune bourgeois, il ne me reste plus qu'à vous sup- plier de me garder le secret le plus inviola- ble. Je vous sais trop généreux pour livrer jamais à la colère de mon père une inno- cente fille dont vous avez été le protecteur, dont votre toit est devenu î'asile ; un mot, un seul mot de vous peut perdre Regnault et l'infortunée que votre relus, Richard, con- damne pour toujours au plus malheureux sort.»

jS6 les flavt.

En achevant ces mots Germaine couvrit de sa main ses yeux humides de pleurs.

Paulet la contempla quelques instants en silence. L'horrible torture qu'il éprouvait faisait trembler ses membres; mais, tout en souffrant les tourments de l'enfer, son cœur n'hésitait plus.

« A quelle heure doit se célébrer la céré- monie? demanda-t-il d'une voix qui rendit à Germaine l'espoir d'obtenir son assista'nce.

A minuit, répondit elle.

Et dans quelle église?

Dans la chapelle de Vertbois.

Vous pouvez compter sur moi, madame ; j'y serai. »

Il allait sortir, quand Germaine se leva, et lui tendant la main : o Que le ciel vous bé- nisse, Richard, pour avoir triomphé de votre haine ; puissiez-vous, en récompense, n'avoir jamais à triompher de votre amour! »

Saisi d'un frémissement involontaire, Ri- chard ne leva point les yeux sur elle, ne prit

LES FLAVY. ' I 87

point la main qu'elle lui présentait. « A mi- nuit, » dit-il, et il s éloigna.

Cette heure, en effet, n'avait pas encore sonné à l'horloge de Compiègne que Richard était dans la forêt, s'acheminant vers le châ- teau de Vertbois. Arrivé à la petite porte des cours, il y frappa doucement. La vieille Mar- the, que son fils avait instruite de tout ce qu'elle avait à faire, vint lui ouvrir et le con- duisit dans la chapelle, tout était préparé pour un mariage. A la faible lueur de la lan- terne que portait la bonne femme , Richard Paulet vit briller sur l'autel , au pied duquel étaient placés deux riches coussins destinés aux époux, quelques vases et quelques chan- deliers d'argent; car les Anglais, qui pendant leur dernier séjour venaient d'achever la dévastation du château de Vertbois, avaient respecté le lieu saint.

Marthe alluma les cierges à demi brûlés depuis longtemps et se retira, tandis que Ri- chard laissait errer ses regards sur les débris

l68 LtS FLA\Y.

d'une magnificence que plusieurs siècles avaient rendue l'apanage des seigneurs de Flavy. Des drapeaux pris sur les ennemis de la France étaient suspendus à la voûte de la chapelle, et les lambeaux de quelques-uns retombaient sur les larges piliers qui portaient des écussons aux armes de la famille.

Tous ces signes d'une antique et haute no- blesse ne pouvaient frapper les yeux de Ri- chard sans éveiller pour un instant sa raison, sans ranimer sa fierté d'âme. Il se demandait si son amour n'était pas celui d'un insensé , s'il avait pu concevoir un seul moment l'es- pérance d'occuper la place que le sort réser- vait au fortuné Regnault de Flavy , et il s'ap- plaudissait , l'infortuné , d'avoir eu la force de se taire, de mourir du moins avec son se- cret. Mais son orgueil satisfait offrait un bien faible secours contre une douleur aussi cruelle, aussi déchirante qu'était la sienne. En vain ap- pelait-il à son aide tous les sentiments de gé- néro^ilc que renfermait son noble cœur, en

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vain se répétait-il que le Ciel permettait qu'il exposât ses jours pour assurer le bonheur de Germaine de Flavy ! Le soir même il avait ren- contré Chariot conduisant deux chevaux du côté de la forêt ; il ne pouvait douter que tout ne fût prêt pour la fuite des deux époux, et l'horrible pensée qu'il allait voir Germaine pour la dernière fois dominait toute pensée salutaire. Moins il s'était flatté d'obtenir ja- mais d'autre bonheur que celui de vivre près Germaine, plus ce bonheur était de- venu son unique bien, sa vie. «Encore quel- ques instants, se disait-il, et cet autel aura reçu leurs serments, et je la verrai partir pour toujours! pour toujours ! » Alors, dans le désespoir qui s'emparait de son âme , le mal- heureux Richard s'agenouilla sur la pierre, pour demander à Dieu de ne point le sous- traire à la vengeance du sire de Flavy et de hâter sa mort. «Au moins, s'écriait-il, je lui aurai sacrifié mes tristes jours, au moins j'ob-

igO LES FLAVT.

tiendrai d'elle un soupir, une larme de regret et de pilié! »

11 priait encore lorsque les deux sœurs , Regnault, maître Joseph et Chariot entrèrent dans la chapelle. Au bruit de leurs pas Ri- chard se leva et vit Germaine s'avancer vers lui, conduite par le jeune chevalier. Une sorte de vertige le saisit ; il sentit sa tête se perdre, et cet instinct qui nous porte à fuir une douleur trop vive lui fit baisser les yeux vers la terre pour ne plus les relever.

« Hâtons-nous, » dit maître Joseph qui, montante l'autel, enjoignit aux témoins de se placer à droite et à gauche. Richard obéit par un mouvement machinal ; car il avait si peu repris ses esprits que sa pensée n'avait plus rien de distinct; ses oreilles bourdon- naient, et la voix de maître Joseph lui avait semblé retentir dans la chapelle comme une cloche sonnée pour un mourant.

La cérémonie commença , mais il ignorait

LES FLAVT. I9I

lolalement encore qu'il se trouvait placé près de l'épousée. Les yeux fixés sur le marbre que pressaient ses pieds immobiles, sans respiration , sans couleur, il se tenait là, de- bout, offrant une vivante image des statues qui ornent les temples, quand tout à coup il entend maître Joseph prononcer ces mots d'un ton solennel: «Reiznaultde Flavy, voulez-vous pour femme et pour épouse Marie de Flavy, si Dieu et sainte Eglise vous l'accordent?»

A ce nom de Marie qui vient de frapper distinctement son oreille , Richard croit être en démence ; pour la première fois il jette précipitamment ses yeux sur le couple for- tuné... 0 surprise î ô joie ! c'est bien en effet pour la sœur de Germaine que s'adresse cette demande, et Regnault répond «Oui» d'une voix forte et animée.

«Yous, Marie de Flavy, reprit aussitôt maître Joseph , voulez-vous pour époux et mari Re- gnault de Flavy, si Dieu et sainte Eglise vous raccordent?»

igZ LES Fr.AVY.

Marie, avant de répondre, se tourna vers sa sœur d'un air respectueux et tendre. Ger- maine, qui tenait sa tête baissée, s'inclina encore davantage en signe de consentement, en sorte que Richard ne put distinguer de ses traits que la pâleur mortelle dont ils étaient couverts. Alors il se rappela les dernières pa- roles que lui avait adressées la noble fille : Pidssiez-vous n avoir jamais à sacrifier votre amour ! et le généreux abandon de soi-même qu'il entrevoyait remplissant son cœur d'ad- miration et de pitié : « Mon Dieu! murmura- t-il dans une émotion indicible, faut-il donc que j'apprenne de cet ange à supporter la douleur?))

Germaine en effet pouvait servir d'exem- ple à tous ceux que déchirent les grandes an- goisses de l'ame; car nul peut-être n'avait souffert ce qu'elle souffrait en ce moment. Soit qu'elle portât ses regards sur cet autel, où, vingt ans avant, elle avait été promise à Regnault pour épouse, soit qu'elle regardât

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celui qui seul avait t'ait battre son cœur d'a- mour, d'espérance et de joie, dont alors l'ai- mable visage était tout radieux de bonheur, soit enfin qu'elle attachât ses yeux pleins de larmes sur la sœur chérie dont elle allait se sé- parer à jamais, un chagrin dévorant lui ravis- sait le courage qu'elle demandait au ciel avec tant de ferveur. Accablée d'une douleur que tout renouvelait sans cesse , elle finit par ne plus voir, par ne plus penser, et parvenant à s'anéantir devant le devoir qu'elle remplis- sait, les mains jointes , les yeux baissés, elle priait pour les deux époux.

La cérémonie achevée , sans perdre un in- stant, on se rendit dans les cours, deux chevaux attendaient les trois fugitifs. Prêt à partir, Regnault mit un genou en terre de- vant Germaine , et lui rendit grâce d'avoir as- suré son bonheur, en l'appelant avec délice sa sœur, sa bien-aimée sœur. Germaine , sans oser jeter un seul regard sur lui , le releva de sa main tremblante : « Soyez longtemps heu-

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reux I répondit-elle d'une voix dont l'accent douloureux vibra dans le cœur de Richard; et toi, Marie, et loi, dit-elle en la pressant sur son sein, pense quelquefois à Germaine ! »

Marie, inondée de larmes, ne pouvait s'ar- racher des bras de celle que jamais encore elle n'avait quittée. « Partez, dit maître Jo- seph , le jour va bientôt paraître; hâtez-vous de fuir. » Et Germaine , donnant à sa sœur un dernier baiser, la força de se mettre en route.

Un même cheval portait Regnault et sa jeune épouse, Chariot montait l'autre. Pen- dant quelques minutes on put encore les en- tendre qui s'éloignaient au galop. Ce bruit semblait ravir à Germaine l'usage de la pa- role et du mouvement; elle l'écoulait, l'œil fixe, les bras pendants et immobiles, dans un état complet de stupeur.

Richard ne la perdait pas de vue un in- stant; car les rayons d'une lune brillante tom- baient sur ce doux visage qu'ils pâlissaient en-

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LES FLAVt. ig5

core. Le sentiment d'amour, fl'adoration qui remplissait son âme lui taisait éprouver toutes les douleurs que Germaine paraissait souffrir; à peine osait-il se livrer à la joie de n'en être pas séparé sans retour, à peine osait-il se dire : « La voilà ! Re^nault de Fiavy s'éloigne ! » Et pourtant quel torrent de bonheur, quel ave- nir de félicité ne contenaient point ces pa- roles.

Enfin, un silence profond ayant succédé, Germaine poussa un long soupir; puis elle s'avança d'un pas lent vers le bon prêtre. « Rentrez sans tarder dans la ville, mon père, lui dit-elle , Richard vous en fera ouvrir les portes. Je reste ici ; c'est ici que je veux at- tendre mon père. Ou le ciel trompera mon espoir, ou je saurai n'attirer sa colère que sur moi.

Sur vous ! s'écria Richard. Eh! qu'im- portent nos dangers , s'il nous faut trembler pour vous même ! Si

Mon père m'a toujours aimée, interrom-

194 i*S FLAVT.

reux ! répondit-elle d'une voix dont l'accent douloureux vibra dans le cœur de Richard; et toi, Marie, et toi, dit-elle en la pressant sur son sein, pense quelquefois à Germaine ! »

Marie, inondée de larmes, ne pouvait s'ar- racher des bras de celle que jamais encore elle n'avait quittée. «Partez, dit maître Jo- seph , le jour va bientôt paraître; hâtez-vous de fuir. » Et Germaine, donnant à sa sœur un dernier baiser, la força de se mettre en route.

Un même cheval portait Regnault et sa jeune épouse, Chariot montait l'autre. Pen- dant quelques minutes on put encore les en- tendre qui s'éloignaient au galop. Ce bruit semblait ravir à Germaine l'usage de la pa- role et du mouvement; elle l'écoulait, l'œil fixe, les bras pendants et immobiles, dans un état complet de stupeur.

Richard ne la perdait pas de vue un in- stant; car les rayons d'une lune brillante tom- baient sur ce doux visage qu'ils pâlissaient en-

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core. Le sentiment d'amour, d'adoration qui remplissait son âme lui faisait éprouver toutes les douleurs que Germaine paraissait souffrir; à peine osait-il se livrer à la joie de n'en être pas séparé sans retour, à peine osait-il se dire : « La voilà ! Regnault de Flavy s'éloigne ! » Et pourtant quel torrent de bonheur, quel ave- nir de félicité ne contenaient point ces pa- roles.

Enfin, un silence profond ayant succédé, Germaine poussa un long soupir; puis elle s'avança d'un pas lent vers le bon prêtre. « Rentrez sans tarder dans la ville, mon père, lui dit-elle , Richard vous en fera ouvrir les portes. Je reste ici ; c'est ici que je veux at- tendre mon père. Ou le ciel trompera mon espoir, ou je saurai n'attirer sa colère que sur moi.

Sur vous ! s'écria Richard. Eh! qu'im- portent nos dangers , s'il nous faut trembler pour vous même ! Si

Mon père m'a toujours aimée, interrom-

1^6 LES FLAVY.

pit-elle avec cakne, et vous pouvez être sans alarme pour mes tristes jours. Je ne crain- drais ici que voire présence, elle peut l'irriter; il ne faut pas qu'il vous trouve à Vertbois, et je vais le faire prier de s'y rendre. Partez , mes bons, mes chers amis; épargnez-moi la dernière peine qne je puisse encore re- douter. »

Le cœur de Paulet était ému au point que ses yeux se mouillaient de larmes. La quitter quand sa voix, ses traits, son regard, tout annonçait le plus affreux déchirement d'âme ! la quitter quand peut-être elle allait se trou- ver en proie à de nouvelles douleurs ! Richard n'osait dire toute sa pensée , mais il refusait obstinément de partir et de la livrer seule au ressentiment d un furieux. Maître Joseph, certain que la vue et les discours de Ger- maine pouvaient seuls désarmer le sire de Flavy, avait cédé le premier aux prières de la noble fille. Il se joignit à elle avec tant de force de rî^ison que Richard co^seatit enfin

LES FLA.VY. IQ^

à le suivre, bien décidé à revenir aussitôt en secret surveiller l'effet de cette redoutable entrevue.

CHAPITRE X'III.

Pour chasser de sa souvenance

L'ami secret, On se donne tant de souffrance

Sans nul effet ! A' nos yeux l'image chérie

Toujours revient ; En songeant qu'il faut qu'on l'oublie

On s'en souvient. Poésies de Clotilde de Surville.

Dans rétonnement le jeta le message de sa fille, messire Guillaume se hâta d'ar- river à Verlbois. Marthe , d'après l'ordre qu'elle en avait reçu, le conduisit aussitôt dans la grande salle, Germaine l'attendait sans trouble et sans efifroi. Elle pensait bien

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que son père, qui dans leur dernière entre- vue, l'avait traitée elle-même avec sévérité, pouvait se lasser d'écouler une tendresse si mal reconnue, et qui peut-être jusqu'ici n'a- vait été que le caprice d'un cœur peu fait à aimer. Le courroux de messire Guillaume alors devait être d'autant plus terrible qu'il allait s'exercer sur une fille ingrate dont ses bontés passées lui sembleraient n'avoir fait naî- tre ni le respect ni l'affection. Mais Germaine, résolue à ne jamais nommer ceux dont les secours venaient d'aider sa désobéissance, ne pouvait craindre que pour elle, pour elle qui n'avait plus à perdre que la vie ! Et peut-être l'infortunée eût-elle béni la main qui l'aurait frappée.

Elle n'attendit point les questions de son père; s'agenouillant devant lui dès qu'il parut : C'est dans celte salle, dit-elle, en montrant la place la dame de Flavy avait rendu le dernier soupir, c'est dans cette salle que j'ai juré devant Dieu de tout faire pour le bon-

aOO LES FLAVT.

heur de Marie, de ma sœur. Je n'ai pu tenir mon serment sans m'immoler, sans vous dés- obéir ; mon père, ne me maudissez pas.

Qu'as-tu fait?» dit le sire de Flavy, dont la surprise ne laissait point de place à la co- lère.

Alors Germaine lui avoua l'amour de Re- gnault et de sa sœur, leur mariage, leur fuite, en s'accusant d'avoir tout conduit et tout or- donné. Tandis qu'elle parlait, messire Guil- laume, subjugué par le courage de celle qui osait ainsi se livrer à son terrible ressenti- ment , ne l'interrompit pas une seule fois. Comme si toute violence dût échouer devant un tel calme, il regardait ce beau visage dont les traits, devenus quasi méconnaissables dans l'espace de deux jours, attestaient d'horribles souffrances d'âme. Germaine ne cachait point d'ailleurs les regrets qui l'avaient accablée , qui l'accablaient encore à l'idée d'être sépa- rée sans retour de deux êfres si chers : « Mais ils s'aimaient, disait-elle, ils s'aimaient, mon

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père ! Le bonheur ne pouvait plus exister que pour eux ; je ne pouvais plus être heureuse. »

Tout indigne qu'était le sire de Flavy de comprendre une pareille abnégation de soi- même, elle faisait naître en lui je ne sais quel respect pour l'angélique créature à laquelle il avait donné la vie. Un sentiment inconnu de lui jusqu'alors, la pitié, détournait son courroux de sa malheureuse fille en pleurs pour le porter tout entier sur les fugitifs, qu'il vouait dans son âme à tous les supplices.

tMaintenant, mon père, ajouta-l-elle enfin, en attachant sur lui ses grands yeux noirs éteints par tant de larmes, maintenant j'ai l'espoir que vous n'ajouterez pas à mon mal- heur, que vous m'accorderez ma grâce, que vous m'accorderez surtout la grâce de ceux qui m'ont aidé à remplir mon devoir.

Je t'accorde tout, dit messire Guillaume d'une voix presque attendrie , tu ne souffres déjà que trop , pauvre insensée! 11 l'a préféré Marie. le misérable ! s ccria-l-il aussitôt fivec

a02 LES FLAVY.

l'accent de la fureur ; il t'a préféré Marie! et tu m'as empêché de débarrasser la famille d'un homme de cette trempe? Il te trom- pait!...

Hélas î dit Germaine, je me trompais moi-même.

Si je m'en étais cru, il serait mort main- tenant, tu serais vengée ; et, crois-moi, la ven- geance est une douce chose. Mais celte affaire me regarde maintenant; je ne suis pas une faible femme que l'on attendrit par de beaux discours; il ne t'aura pas méprisée, il ne m'aura pas offensé impunément, ou ce bras ne pourra plus porter un fer, ou

Que dites-vous, mon père? s'écria Ger- maine. Pensez-vous à me punir quand vous me pardonnez? voulez vous ajouter une si grande douleur à mes peines?

Ils ont sans doute pris le chemin d'un des camps ennemis?» continua messire Guil- laume sans répondre à sa fille.

Germaine le confirma dans cette pensée,

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désirant lui cacher que Regnault suivait le chemin d'Arras.

tt A merveille ! repril-il ; qu'ils rejoignent les Bourguignons , les Anglais. Quand mon bonheur me permettra de les joindre, tout entre nous sera de bonne guerre.

Grâce au ciel, se dit tout bas la noble fille, il ne les joindra pas avant que le temps ait calmé sa colère !

Pour toi, Germaine, je n'ai pas le cou- rage de te garder rancune. Je reconnais trop bien dans tout ceci la folle générosité qui te pousse sans cesse à t'oublier toi-même, quoique je ne puisse deviner de quel avan- tage elle est pour ton bonheur; car à voir ton visage , ma pauvre enfant , certes, tu n'es pas heureuse.

Je ne suis pas heureuse, mon père, je suis satisfaite.

Soit, chacun est content à sa manière, » répliqua messire Guillaume, qui se plaisait sur- tout alors à penser, en contemplant les traits

204 LES FLAVY.

altérés de sa fille, que l'auteur de cefatal chan- gement n'échapperait point à ses coups. Il s'abstint néanmoins de faire connaître à Ger- maine les motifs sur lesquels s'appuyait cet espoir, afin de s'épargner des prières qu'il était bien résolu à ne plus écouter; mais par- tant le lendemain, avec des forces considéra- bles, pour aller balayer la province de ce qu'il y restait encore d'Anglais et de Bourgui- gnons, il ne pensait pas que Regnault pût échapper à l'activité de ses recherches.

Voyant Germaine décidée à vivre désormais à Verlbois, il lui apprit que, s'étant démis du gouvernement de Compiègne, il passerait à l'avenir dans cette demeure de ses pères les courts moments de repos que la guerre lui laissait. Il s'occupa avec elle du soin de lui rendre ce séjour agréable autant qu'il était possible dans l'état délabré du château. Sa joie de n'avoir plus qu'une fille se montrait dans tous ses discours; il la déclarait dame et châtelaine de tous les manoirs qu'il possédait

LES FLAVY. liof)

encore, et de tous ceux qu'il espérait recon- quérir sur l'ennemi. Son départ , qui devait avoir lieu le lendemain, pouvait être suivi d'une fort longue absence ; car les conseillers du roi avaient pris la résolution de mettre à profit les circonstances devenues favorables à leur cause et de ne plus laisser de répit à leurs adversaires. «J'aime à croire, dit le sire de Flavy, qu'en courant le pays avec moi notre pauvre amoureux se consolera bientôt d'avoir perdu sa belle ; il gagne après tout à ceci d'être revenu sous le bon drapeau, et les petites sottes à joli visage sont faciles à re- trouver. »

En parlant ainsi, messire Guillaume riait malicieusement de la figure qu'allait faire le seigneur de Relepot, et semblait avoir banni tout ressentiment ; car cette légèreté d'esprit, jointe à la dureté du cœur, n'était pas un des signes les moins remarquables de son carac- tère, et souvent on l'avait vu ajouter le sar- casme et l'ironie à ses cruautés.

2o6 LES FLAVY.

« Voilà donc, se dit tristement Germaine lorsqu'il l'eut quittée, voilà donc le seul cœur qui désormais s'ouvrira pour moi. Hélas ! pourquoi faut-il?... » Touchée de la tendresse que venait lui témoigner son père , elle ne permit point à sa pensée d'aller plus loin.

Richard, qui guêtait furtivement le départ de messire Guillaume, ne l'eut pas plutôt vu sortir du château qu'il y entra lui-même et pria la vieille Marthe d'aller dire à sa maîtresse que Richard Paulet était dans les cours, at- tendant les ordres qu'elle pourrait avoir à lui donner. Germaine le fit monter aussitôt. Elle l'instruisit de l'heureux résultat de son entre- tien avec le sire de Flavy, et le chargea d'as- surer maître Joseph que désormais rien n'é- tait à craindre ni pour lui ni pour Richard. Ce point si important une fois traité, elle lui dit qu'elle irait avant peu remercier dame Mar- guerite des soins dont elle et sa sœur avaient été comblées. « Pour vous, Richard, ajoutâ- t-elle, je ne vous remercie pas ; nous sommes

LES PLAVY. ao7

maintenant de vieux amis qui ne comptons pas ensemble. »

Ces mots, qu'elle accompagna d'un triste et doux sourire, adoucirent pour Richard la certitude d'une séparation qu'il n'avait déjà que trop prévue.

«Ainsi, dit-il avec la plus vive émotion, à Verlbois comme à Compiègne, vous daigne- rez voir en moi un être tout dévoué à votre noble, à votre chère personne?

Oui, toujours, mon digne ami.

Peut-être, osa-t-il ajouter, peut-être ma modeste demeure vous offrirait-elle plus de distraction que la solitude de Vertbois.

Peu importe désormais le lieu que j'habiterai , répondit Germaine en étouffant un soupir; cependant il me serait pénible de vivre maintenant dans celui pendant un an je voyais ma sœur près de moi , j'ai passé de si doux et de si cruels moments. Pour vi- vre, Richard, il faut que j'oublie. » Alors sa

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poitrine oppressée se souleva douloureuse ment, et le courage qu'elle affectait fut prêt à l'abandonner.

0 Dois-je engager maître Joseph, se hâta de dire Richard, à vous faire ici ses visites habituelles?

Maître Joseph, répondit-elle, vous et votre famille , ainsi que le bon Daniel , serez toujours les bien reçus dans le vieux manoir, si la vue d'une triste personne ne vous en éloi- gne point; car Marie ne sera plus pour égayer nos réunions. Moi-même je ne sais pas, non, je ne sais pas maintenant comment je vivrai sans Marie. » Et en dépit des efforts qu'elle faisait pour se contraindre , ses yeux se remplirent de larmes.

a Un temps viendra, j'espère, vous pour- rez encore vous réunir.

Oui , quand nous serons tous bien vieux, ou dans la tombe,» ajouta-t-elle , mais d'une voix si basse que Richard ne l'entendit pas.

LES FLAVY, '-^OQ

Et comme il s'apprêtait à prendre congé r « Ainsi, Richard, à revoir bientôt,» lui dit- elle en lui tendant la main.

Richard imprima respectueusement ses lè- vres sur cette main chérie, et sortit le cœur plein de tendresse , d'admiration et de pitié.

L'étonnement fut grand chez dame Mar- guerite lorsque Richard y apporta la nou- velle du mariage de Regnault de Fiavy avec sa cousine, en ajoutant que Germaine avait pris la résolution d'habiter désormais Vert- bois. Il n'eut cependant à répondre qu'aux nombreuses questions de sa tante , ce qu'il fit avec toute la brièveté possible ; car Geor- gette, ne sachant si elle devait se réjouir ou s'affliger de ces événements, écouta le tout en silence.

Quant à Daniel , il voulut attendre qu'il se trouvât seul avec Richard pour traiter un su- jet aussi délicat, et dès qu'il en eut saisi la première occasion : « Ma perspicacité se trouve étrangement en défaut, dit-il à son n. a

2rO LES PLAVY.

ami ; que je meure si je n'aurais pas gagé ma tête que la demoiselle Germaine aimait son cousin.

Et qui te dit qu'elle ne l'aimait pas? ré- pondit Richard en serrant fortement la main du petit sorcier; qui te dit qu'elle ne l'aime pas encore? hélas ! Connais-tu donc si peu ce noble cœur que tu ne devines pas qu'il s'im- mole au bonheur de Marie?

A voir quel empire maudit l'amour prend

sur nous quand il nous tient, dit Daniel en soupirant, comment croire une femme capa- ble d'un si grand sacrifice?

- Pas plus grand que sa bonté ! pas plus grand que son courage! Ah! Daniel, si tu l'avais vue cette nuit, luttant contre une dou- leur dont moi seul connaissais toute l'angoisse, se réfugiant dans la prière ! Si jeune , si belle, et si malheureuse!... Non, jamais cette nuit ne sortira de mon souvenir ; elle a fixé mon sort. Vivre pour consoler Germaine de Flavy, pour la servir cpuime un esclave, pour lui

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donner tout mon sang s'il le faut , telle est désormais ma destinée , et je ne l'échange- pais pas contre toutes les couronnes de ce monde. »

L'instant était peu propice pour faire en- tendre à Richard le langage de la raison; Da- niel ne l'essaya point. « Si le ciel ne vient à notre secours , se dit-il après cet entretien , le pauvre garçon est perdu. H est bien vrai qu'il ne la verra plus tous les jours; mais il n'espérait rien, et maintenant, peut-être, il espère. »

Il s'en fallait bien cependant qu'un si grand bonheur fût réservé à Richard. Dans les fré- quentes visites qu'il lui était permis de faire à Vertbois , il ne pouvait regarder vivre Ger- maine sans gémir sur elle, bien plus dou- loureusement que sur lui-même. Il la voyait traîner péniblement une existence dont au- cune espérance, aucune joie ne venait ranimer la langueur. Triste , présentant l'image d'une douce résignation, le sourire ne se montrait

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plus sur ses Jèvres , et , si elle s'intéressait en- core au sort de tous ceux qui l'entouraient, elle ne paraissait plus s'intéresser à son pro- pre sort. Le chagrin secret qui pesait sur ce cœur souffrant , Richard seul en était instruit, et lorsqu'il la voyait tressaillir au seul nom de llegnault de Flavy, il se disait trop que l'in- iortunée, en aimant une fois , avait aimé pour toujours.

Tel était en effet le malheur de Germaine que l'image de celui qui lui avait été si cher ne pouvait s'effacer de son souvenir. Cette image avait trop longtemps rempli son âme pour que sa raison , sa fierté et même sa tendresse pour Marie pussent parvenir sitôt à l'ett'^rracher. Les impressions que laisse dans le cœur un amour vrai sont d'autant plus durables qu'au- cune autre jouissance de ce monde n'est assez vive pour les remplacer. En vain Ger- maine se reprochait-elle sa faiblesse, en vain s'efforçait-elle de changer en amitié ce pen- chant fatal que le dédain avait repoussé, que

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le devoir condamnait ; les jours passés près de Regnaull, dans l'heureux temps elle croyait être aimée, luisemblaientavoir été sa vie tout entière. Et maintenant , rougissant d'elle-même , confuse , humiliée , son plus grand regret était de n'avoir pas alors em- porté dans la tombe son heureuse illu- sion.

Elle ne tarda pas à recevoir une lettre qui l'instruisit de l'arrivée des deux époux à Ar- ras. La seule vue de ces caractères, qu'elle reconnut aussitôt, lui causa une émotion in- dicible. Regnault lui exprimait sa reconnais- sance dans des termes si tendres, il la nom- mait de noms si doux, que Germaine s'arrê- tant : « Pourquoi faut-il , dit-elle , qu'il m'ait toujours parlé , qu'il me parle encore comme il parle à Marie? Voilà , voilà ce qui m'a per- due! » Puis, celte lecture finie, effrayée des battements de son coeur, de la rougeur qui couvrait son visage : o Mon Dieu ! s'écria-t- elle , je ne pourrai donc jamais le revoir! il ne

2l4 LES FIAVY.

sera donc jamais mon frère ! » Et serrant la lettre avec soin , elle se promit solennelle- ment de ne plus la relire.

CHAPITRE XIV.

Que i'éclal des flambeaux, éternisant le jour, Fasse pâlir demain l'aurore à son retour. Des festins devant vous la pompe se déploie. Livrez-vous sans contrainte aux élans de jOte. ANCELOTî Fieique.

Un an s'écoula, pendant lequel les succès du parti royal avaient délivré la province des horreurs de la guerre. Quoique la paix avec le duc de Bourgogne ne parût point devoir se faire de longtemps , Coinpiègne et ses envi- rons, n'étant plus occupés que par un petit nombre de troupes françaises, commençaient à se relever de tant de désastre. Les citadins, après avoir réparé leurs murs, leurs maisons,

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se livraient enfin sans crainte au travail, et les paysans, rentrés dans leurs chaumières , cultivaient de nouveau les champs. Le village de Vertbois s'était repeuplé l'un des premiers. Les habitants trouvaient au château toutes les ressources utiles à ceux que la guerre avait privés des moyens de pourvoir à leur labo- rieuse existence, et le bonheur renaissait autour de celle qui plaçait désormais le sien dans les bénédictions du pauvre. Résignée à ne plus connaître de joie , n'attendant rien de l'avenir, Germaine plaçait toutes ses jouis- sances dans le bien qu'il lui était permis de faire à ses semblables, et lorsqu'un des mal- heureux dont elle soulageait l'infortune lui disait : « Je prierai Dieu pour vous , » elle ne pouvait souvent retenir un soupir, à la triste pensée qu'elle n'avait plus rien à demander pour elle ici-bas.

Non-seulement la jeune châtelaine de Vert- bois consacrait une partie de son temps et de ses revenus au soin d'assurer le bien-être de

LES FLAVY. 2 l 'J

ses vassaux, mais sa sollicitude s'étendait sur la ville chérie elle avait reçu la naissance. Secondée par Richard , dont la volonté était toujours la sienne, elle obtenait du nouveau gouverneur tout ce qui favorisait la restaura- tion de Compiègne , tout ce qui réparait la ruine des malheureux habitants. Celait à la jeune dame de Flavy que s'adressaient sans crainte les infortunés qui réclamaient justice ou grâce, et jamais leur prière n'était repoussée. Aussi la fille de messire Guillaume ne pouvait- elle plus entrer dans Compiègne sans être saluée par les acclamations d'un peuple en- tier, dont elle semblait être devenue la sou- veraine. Alors , le sentiment d'un noble or- gueil venait émouvoir le cœur de Germaine; alors elle s'applaudissait de n'avoir point céué au désespoir en s'enfermant dans le cloître, ainsi qu'elle en avait eu souvent le désir , puisque sa triste vie était encore utile dans ce monde.

Regnaull, ayant suivi le duc de Bourgo^aje

ai8 LESFLAVY.

à la guerre, avait cessé d'écrire ; mais' bientôt Germaine reçut une lettre que lui fit adresser sa sœur, par laquelle elle apprit que Marie était mère. Pour la première fois alors elle parla longuement à niaître Joseph et à Richard des nouvelles qu'elle venait de recevoir d'Ar- ras , et prit même plaisir à leur lire la lettre de Marie tout entière, bien que le nom de Regnault y fût prononcé souvent. Quoiqu'elle osât peu se flatter de connaître jamais cet en- fant, dès ce jour il occupa doucement son imagination. Elle se le représentait offrant sur son aimable visage un mélange des traits de Regnault et des traits de Marie; elle le voyait lifi sourire , et c'était au fils qujelle pensait lorsqu'il arrivait qu'elle se reprochât d'avoir pensé trop longtemps au père.

Ainsi s'adoucissaient pour Germaine les pre- mières angoisses de la douleur, et peut-être , à défaut de bonheur, eût-elle pu jouir du con- tentement qui naît de la satisfaction de soi- même, si sa paix n'eût été troublée de nouveau

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par un événement qu'elle était bien éloignée de prévoir.

Depuis plus d'un an le sire de Flavy n'était venu à Verlbois qu'une fois et pour quelques heures. Durant ce temps, la renommée pu- bliait de temps à autre les hauts faits d'armes par lesquels il était parvenu à se remettre en possession des châteaux et des places fortes que lui avait enlevés l'ennemi, en sorte que peu de mois suffirent pour qu'il se retrouvât un des capitaines de Charles les mieux pourvus en biens et en seigneuries. Germaine devenait donc ainsi une riche héritière, avantage au- quel elle n'aurait guère daigné songer sans l'idée de pouvoir un jour faire du fils de Re- gnault un des plus puissants seigneurs de la France. Mais le bruit ne tardapas à se répandre que le sire de Flavy qui , bien qu'il eût passé sa cinquantième année , était fort loin d'avoir renoncé à l'amour , passait tous les moments que lui laissait la guerre aux pieds d'une noble dame dont il était éperdument épris.

220 LES FLAVY.

Quelques mois auparavant , durant une tournée qu'il avait faite dans le Tartenois avec une partie de son monde, il avait été appelé au secours du château de Neesle , qui appartenait à la veuve du vicomte d'Arsy et se trouvait alors menacé par les Anglais. Comme il était rare que messire Guillaume ne trouvât pas son compte à rendre de pareils ser- vices, il s'empressa d'accéder à la prière de la vicomtesse. Un seul combat lui suffit pour dé- livrer le château ; mais il ne put voir celle qui l'habitait sans ressentir aussitôt pour elle une des plus violentes passions qu'il eût ja- mais éprouvées. La vicomtesse d'Arsy, âgée à peine de vingt-cinq ans , était d'une beauté rare, etson ardent désirde plaire ne lui laissant rien négliger de tout ce qui pouvait ajouter à ses charmes, elle avait attiré sur ses pas jus- qu'alors une foule d'adorateurs.

Messire Guillaume, sans s'effrayer du nom- bre de ses rivaux, entreprit de faire la con- quête que tous ambitionnaient. Les fêtes^

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les présents, les galanteries les plus recher- chées, tout fut employé par lui afin de gagner le cœur de la belle veuve, jusqu'au jour où, profitant d'une nouvelle alarme de la vicom- tesse, il lui offrit de s'assurer à jamais un dé- fenseur en partageant sa fortune et en rece- vant sa main.

La vicomtesse, ambitieuse, avide de plai- sirs, et surtout d'autorité, espéra satisfaire tous ses penchants en devenant l'épouse d'un homme qui aui'ait pu être son père^ et dont le haut rang el les grands biens ce laisse- raient rien à désirer à la femme qu'il adorait. Elle ne demanda de délai que dans le but d'augmenter encore, s'il étail possible, l'ar- dente passion de messire Guillaume, qui vit enfin arriver le jour oîi l'union, dont il atten« dait son bonheur, s'accomplit dans le châ- teau de Neesle avec une magnificence toute royale.

La nouvelle de ce mariage ne fut connue à Verlbois que par l'arrivée des deux époux

'212 LES FLAVY.

dans le vieux manoir. Un matin que Ger- maine allait se rendre à Gompiègne, elle en- tendit retentir dans les cours le bruit d'un grand nombre de chevaux et le son des in- struments ; comme elle ne recevait jamais que ses modestes amis, surprise et contra- riée de voir ainsi troubler sa solitude, elle s'a- vança vers le perron pour reconnaître la cause d'un tumulte aussi étrange. Une troupe nom- breuse de cavaliers et de musiciens suivait messire Guillaume, qui venait de descendre de cheval pour aider galamment une jeune et belle femme à descendre du sien. Tous deux s'approchèrent de Germaine stupéfaite , et le sire de Flavy mettant la main de l'inconnue dans la main de sa fille : « Voici ma femme , Germaine, lui dit-il ; vous allez vivre ensem- ble ; aimez-vous pour l'amour de moi. »

Germaine ne répondit à ce discours qu'en s'inclinant devant sa belle -mère, dont la main restait immobile dans la sienne , et dont les regards se fixaient sur elle avec plus

I

lêsflAvy. 22S

lie déplaisir que de bieaveillance. La beauté de la vicomtesse d'Arsy, quoique fort remarqua- ble, n'avait rien d'attrayant. Ses traits, d'une régularité admirable, n'exprimaient que la hauteur, et je ne sais quoi de méchant, qui repoussa Germaine dès le premier coup d'oeil. A vrai dire , la nouvelle châtelaine de Vertbois était peu disposée à se montrer ai- mable; à la vue d'une belle -fille dont les charmes l'emportaient sur les siens, son dé- pU était trop grand pour qu'elle pût le ca- cher, et chaque jour devait encore ajouter à sa haine pour celle qu'on lui enjoignait d'aimer.

Germaine, toutefois, n'en témoigna pas iT^oins de respect et d'é^'^ards pour l'épouse de son père, qu'elle mit aussitôt à la place de dame et maîtresse du château , en se sou- mettant la première à tous les désirs de cette femme hautaine et capricieuse. Bien qu'elle entrevît avec un grand chagrin qu'il fallait perdre sans retour la paix dont elle jouissait

2 24 LF.S FLAVY.

dans sa retraite, quand cette paix, hélas! était le seid bien qui lui restât, elle ne put observer le tendre empressement de messire Guillaume pour sa jeune épouse, elle ne put l'entendre adoucir et sa voix et son langage, sans se dire qu'elle devait plutôt se réjouir que s'affliger de celte alliance , puisqu'elle seule en serait victime. Ger- maine, qui n'avait jamais vu messire Guil- laume amoureux , se flattait que l'amour opérerait en lui un changement qui pourrait être durable. «La bonté, pensait-elle, doit devenir si facile à celui qui*vit heureux que je devrai peut-être à cette femme ce que j'ai demandé si vainement au ciel. »

Avant peu on vit les plaisirs et la magnifi- cence reparaître à Vertbois. Dans le désir de plaire à sa jeune épouse, le sire de Flavy, qui d'ailleurs se plaisait dans les fêtes, voulut y donner des festins à la noblesse de Compiè- gne et des environs. Le château fut réparé et reprit son ancienne splendeur. Obligée d'as-

LKS FLAVY. aaf)

sister à ces nombreuses réunions , Germaine apportait au sein de la joie la profonde mé- lancolie qui la dévorait. Combien de fois , témoin des plaisirs bruyants auxquels elle ne prenait aucune part, pensait-elle que Marie eût été heureuse d'en jouir, et combien de fois aussi , en pensant à Marie , son cœur se gonflait -il de soupirs et ses yeux se mouil- laient-ils de larmes ! En vain elle se voyait l'objet de tous les hommages , en vain son père lui prouvait-il que l'amour qui le subju- guait n'avait point affaibli sa tendresse pour elle; le faste, la foule qui l'environnaient, sem- blaient ajouter à ses regrets celui de chercher inutilement autour d'elle une jouissance, un cœur qui répondît au sien.

La dernière espérance qu'elle avait conçue d'ailleurs était depuis longtemps évanouie. Un mois ne s'était pas écoulé sans que mes- sire Guillaume, cessant de se contraindre, n'eût que trop instruit sa compagne du triste sort qui l'attendait. La vicomtesse payait cher II. 15

'J.26 LES PLAVY.

les jouissances mondaines dont elle se moii* Irait insatiable par les heures qu'il lui fallait passer avec un mari tel que le sien. Le ca- ractère emporté , la dureté d'âme du sire de Flavy, ne tardèrent pas à la faire se repentir d'avoir acheté, aU prix de son repos, le haut rang qu'elle occupait. Jamais le sort , il est vrai , n'avait uni deux êtres aussi peu formés pour vivre ensemble , et l'on peut imaginer à quel point le caractère violent et allier de la dame de Flavy était propre à irriter la vio- lence d'un homme qui ne souffrait point la contradiction. Le moindre discord qui sur- venait entre les nobles époux donnait lieu à des scènes épouvantables , dans lesquelles messire Guillaume, en dépit de l'amour dont il était encore épris, accablait sa femme des plus rudes traitements. Elle qui jusqu'alors avait tout fait plier sous sa volonté, il lui fal- lait subir un joug qu'aucune affection potii* celui qui l'imposait ne l'aidait à supporter. Dominée parce terrible maître, hors d'état

tËS FLAVt. *2 27

de lui résister, elle ne tarda pas à lui vouer une haine d'autant plus implacable que la crainte chez elle venait s'allier au ressenti- ment. Il lui fallait désarmer cet être féroce par quelques apparences de tendresse ; il fallait sourire à celui qu'elle aurait voulu pré- cipiter dans la tombe.... aussi n'avait-elle plus d'espoir de repos que dans les fréquentes absences de messire Guillaume.

Ces absences ne faisaient point cesser les plaisirs qui se succédaient à Yertbois; c'était ce temps, an contraire, que la dame de Flavy choisissait pour recevoir ceux des jeunes che- valiers qu'elle craignait devoir exciter la ja- lousie de son époux. Un d'eux surtout sem- blait être invité plus souvent que tout autre. Messire Pierre Louvain (c'était son nom), irrité contre un des favoris du roi Charles , avait cessé pour un temps de faire la guerre , et il habitait une forteresse à lui appartenante et voisine de Vertbois. Son mauvais sort lui avait fait concevoir pour la belle châtelaine

2 28 LES FLAVY.

une passion d'autanl plus violente que la dame de Flavy, soit par vertu , soit par co- quetterie , ne lui laissait entrevoir aucune espérance. Mais, tout en s'obstinant à ne re- cevoir ses soins que comme ceux d'un ami , elle n'encouragea pas moins , pendant plu- sieurs mois, les fréquentes visites qu'il faisait à Vertbois. Enfin, lorsque les emportements de niessire Guillaume eurent excité son aver- sion pour le tyran qu'elle s'était donné, mes- sire Pierre devint le confident de ses peines; c'était avec lui qu'elle pleurait, qu'elle mau- dissait son cruel époux, et l'amoureux che- valier, tout rempli de haine contre son trop heureux rival, partageait, comme on peut le croire, la douleur et les ressentiments de la belle châtelaine.

Il était rare que messire Louvain se mon- trât au château pendant le séjour du maître ; mais à peine messire Guillaume était-il éloi- gné qu'on le voyait s'y établir, comme il eût pu faire dans son propre manoir. Le sire de

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Flavy avait trop peu d'amis parmi ses servi- teurs pour qu'aucun d'eux, au risque de s'ex- poser à sa colère, voulût l'instruire de ce qui se passait, ou même éveiller ses soupçons, et sa femme, comptant sur la crainte et sur l'éloignement qu'il inspirait à tous , pensait ne devoir redouter que Germaine, le seul être qui lui parut posséder la confiance et la tendresse de messire Guillaume. Mais Ger- maine, qui aurait gardé le silence lors même qu'elle eût été instruite du scandale, ignorait tout. Dès que le départ de son père lui ren- dait sa liberté , elle cessait de paraître aux repas, aux bais, aux chasses, brillait alors sans partage sa belle-mère , qui se gardait bien de combattre son goût pour la solitude. Retirée dans celle des lours du château qu'elle n'avait pas cessé d'habiter, le son lointain des instruments, des cris des chasseurs, parvenait à peine jusqu'à sa retraite. Germaine, fuyant le regard rude, le sourire amer de la châtelaine , pouvait au moins se livrer à ses

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tristes rêveries. Elle pensait à Marie, à cet enfant qu'elle eût été si heureuse de voir! Trop souvent aussi elle pensait à Regnault, dont son père ne parhât jamais, et dont elle ignorait le sort. Il lui arrivait parfois de faire venir près d'elle la vieille Marthe. Marthe avait connu, avait aimé tous ceux que Ger- maine portait dans son cœur, et les heures qu'elle passait à entendre la bonne femme par- lerdesfrèresdoraessire Guillaume, de la douai- rière, de Marie et de l'enfance de Regnault, étaient devenues ses plus douces heures. ,

Les plaisirs bruyants du château avaient presque entièrement éloigné maître Joseph , à qui d'ailleurs le titre d'ami de Germaine va- lait un accueil glacial de la châtelaine. Quant à Richard , nul ne se désespérait plus que lui du changement survenu à Vertbois ; bien qu'il errât souvent des heures entières autour des murs de cette demeure, il était rare qu'il osât se présenter pour voir quelques instants celle qu'il voyait naguère chaque jour. Mais

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Germaine , qui lui conservait autant d'amitié que de reconnaissance , ne laissait point pasp ser une semaine sans aller faire une longue visite à dame Marguerite. Sa venue, que la pauvre Georgette se voyait réduite à désirer, était pour Richard une si grande jouissance qu'il endurait doucement le chagrin de voir qu'une seule pensée occupait encore l'esprit et le cœur de la noble fille. Les communica- tions entre les partisans du duc de Bourgo- gne et les provinces royales étant devenues plus difficiles , Germaine , depuis plusieurs mois, n'avait reçu aucunes nouvelles de sa sœur, et c'était seulement chez dame Mar- guerite qu'elle osait parler des craintes et de la douleur que lui causait le silence de Marie. Quoique dans ces entretiens le nom de Re- gnault de Flavy ne fût point prononcé, Ri- chard devinait sans peine que Germaine tremblait surtout pour celui que la guerre exposait sans cesse à lous les dangers.

Bientôt en effet Germaine ne put enten-

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dre parler de l'affaire la moins importante sans s'informer avec la plus grande anxiété du nom des chevaliers bourguignons qui avaient péri dans le combat. Souvent même elle chargeait Richard, Daniel ou maître Jo- seph de prendre des renseignements à cet égard. Néanmoins jusqu'alors aucun bruit alarmant ne venait justifier ses craintes, et je ne sais quel triste pressentiment qui tour- mentait en secret son âme.

Dans le besoin qu'avait Richard de la voir calme et aussi heureuse qu'elle pouvait l'être, il était heureux lui-même lorsque les circon- stances lui permettaient de la rassurer sur le sort de cet homme dont il avait cent fois maudit l'existence ; il en résultait que Daniel était sans cesse à l'affût des nouvelles de l'armée bourguignonne, et qu'il dit un jour en riant à Richard: «Certes, messire Regnault de Flavy serait surpris d'apprendre combien il existe à Compiègne de gens qui s'intéres- sent à sa vie, gens auxquels il ne pense guère,

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j'imagine, à commencer peut-être par la demoiselle Germaine.

Enfin , elle l'aime , répondit tristement Richard; ne sais-tu pas que l'on aime sans être aimé?

Une femme, passe encore, dit le petit sorcier. ,

Tu veux me gronder, dit Richard avec un sourire si mélancolique que Daniel hésita quelques instants avant de poursuivre.

Eh bien! oui, reprit-il enfin; je ne puis endurer de te voir perdre ta jeunesse, ta vie , tant de bellesqualités qui me rendaient fier de toi, à poursuivre je ne sais quelle illusion dont tu ne peux attendre ni gloire ni bonheur. Je t'ai connu tout autre , alors que tu avais la noble ambition...

Que parles-tu d'ambition? interrompit Richard ; ne suis-je pas un bourgeois? Puis-je jamais porter les éperons d'or? puis-je jamais me voir invité comme convive aux banquets des chevaliers et des nobles dames?

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Et qu'importe! Ne le snfBsait-il pas de marcher à la tête de notre bourgeoisie , d'être devenu , en quelque sorte , le roi de Compiègne , chacun bénissait en loi le bienfaiteur de nos concitoyens?

Je suis prêt encore à donner tout mon sp.ng pour eux , et c'est elle surtout^ c'est elle qui a échauffé dans mon cœur l'amour de mon pays et celui de mes semblables. Tous ses désirs ne sont-ils pas devenus les miens ? sa volonté n'est-elle pas devenue la mienne ?

Il n'existe donc plus de Richard Paulet? dit Daniel avec un sourire mécontent et mo- queur Ainsi , ce sentiment maudit , si tu l'eusses éprouvé pour une mauvaise femme , aurait pu te raen^r au vice , au crime ?

Je l'ignore , répondit Richard ; mais quelle supposition oses-tu faire , quand j'ai lié mon sort à celui d'un ange dont l'âme est si noble, si pure ! As-tu donc jamais regardé Germaine de Flavy? as-tu pu la comparer à ce qui l'entoure sans penser que noire misé-

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rable monde est indigne de la posséder , sans craindre de la voir retourner au ciel ?

Pour ton malheur elle habite la terre, répliqua le pelit sorcier; famille, ami, de- voirs, lu lui sacrifies tout. On te voit passer tes jours et tes nuits à rôder autour de ce damné château , dont je me réjouis que la porte te soit souvent fermée , tant je crain- drais pour toi ceux qui l'habitent. »

Richard secoua la tête d'un air de dédain.

« Oui, oui, je les craindrais, poursuivit Daniel; ce sont gens redoutables que messire Guillaume et son monde. Si j'en excepte la demoiselle Germaine , à qui je m'intéresse aussi, ipoi, tout en maudissant son beau visage , Vertbois est le rendez-vous des amis du diable, et'je me trompe fort, ou la maî- tresse est digne du maître.

Et quand je la sais entourée de tous ces méchants êtres , répliqua vivement Ri- chard , tu veux que je ne veille point sur elle, que je la perde de vue un seul jour?

256 LES FLAVY.

Quels moyens aurais-tu de Ja protéger ?

Je pourrais du moins mourir pour elle, s'écria Richard avec feu.

Mourir ! mourir à trente ans pour une femme qui ne vous aime pas! Beau résultat d'un amour insensé !

Trop heureux^ reprit Richard en levant les yeux an ciel , d'emporter dans la tombe la pensée , l'heureuse pensée d'être pleuré par elle ! et puisse ma destinée s'accomplir ainsi ! T'ai-je donc caché , Daniel^ que le jour j'ai vu Germaine de Flavy pour la première fois, j'ai senti que je ne m'apparte- nais plus^ qu'elle allait à jamais disposer de mon sort? Et depuis, tu le sais, j'ai vécu sans espoir d'être aimé , avec la certitude qu'elle en aime un autre? Qu'espères-tu donc pour moi de ta raison, ami? Pourra-t-elle ce que n'ont pu la douleur, l'humiliation et le désespoir? Penses-tu que mon cœur brisé n'ait pas essayé de vaincre le charme que j'éprouve à la voir, à l'entendre? Ce charme

LES FLAVY. '^.)7

a triomphé de tout. S'il faut y renoncer, je meure , ne demande rien de plus. Ces vives émotions de l'âme , la raison ne peut les expliquer; mais crois-moi, Daniel, la raison aussi ne peut les combattre; il faut leur céder ou souffrir davantage. »

Daniel serra la main de Richard, poussa un long soupir et parla d'autre chose.

CHAPITRE XV.

Lorsque le cèdre allier commence à allon- ger sa cime, dans l'â^e il allait devenir l'or- gueil de la forél et le roi des arbres qui l'en- vironnaient , la hache , hélas ! s'attache à sa racine. Le coup fatal est porté ; il tombe, et ses rameaux superbes sont étendus et souillés dans la poussière. Ainsi tombe ce jeune homme au printemps de ses jours.

Hervey, Méditations

Depuis que le sire de Flavy tourmentait si cruellement la vie de sa belle épouse, qui le voyait passer alternativement pour elle de l'amour à la fureur et des caresses aux plus indignes traitements, la malheureuse femme avait au moins l'avantage de vivre séparée de

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lui la plus grande partie du temps, ses séjours à Veitbois étant alors de courte durée. La position du roi Charles s'améliorait de plus en plus; il parvenait enfin à conserver les villes et les châteaux dont il se rendait maî- tre, et tout annonçait une paix prochaine entre le duc de Bourgogne et lui, en sorte que ses capitaines, avides de gloire et de butin, se hâtaient de faire aux Bourguignons une guerre d'autant plus active, d'autant plus sanglante qu'elle semblait devoir bientôt prendre fin.

Messire Guillaume, qui avait rejoint Xain- trailles, occupé à chasser l'ennemi des plai- nes de la Brie, était parti en annonçant une longue absence; mais des' succès inespérés lui permirent de venir prendre quelques jours de repos à Vertbois. La terreur rentrait tou- jours avec lui dans le château , tout tremblait en sa présence, si l'on en excepte Germaine; car Germaine n'avait jamais à re- douter ses violences. Aussi devenait-elle de

2^0 LES FJ.AVY.

plus en plus odieuse à la châtelaine, qui, ne };ouvant lui pardonner d'êlre belle, ne lui par- donnait pas davantage de désarmer son terri- ble père par un mot, etsouvent même par un regard. « Si cette insupportable fille n'était plus là, se disait la dame de Flavy, ce serait moi qui prendrais sa place, qui parviendrais peut-être à posséder sur lui l'empire qu'elle exerce , et dont elle se sert pour me nuire. » Car la belle vicomtesse , surprise de voir échouer le pouvoir de ses charmes, ne dou- tait point qu'on ne l'eût desservie dans l'es- prit de messire Guillaume, et la haine qu'elle nourrissait contre Germaine la faisait croire aisément à haine de Germaine pour elle. Il en ?ésultaît que son désir le plus ardent était de voir sa belle-fille choisir un époux ^ parmi les nombreux partis qui se présentaient pour la noble héritière des Davenescourt et des Flavy. Mais Germaine annonçant l'immuable résolution de ne point se marier, messire Guillaume approuvait fort qu'elle refusât de

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former tles nœuds dont l«» résultat, après tout, eût été de le séparer d'elle, et lui lais- sait sur ce point une entière liberté. La dame de Flavy ne pouvait donc employer d'autres moyens que les sollicitations pressantes qu'elle adressait sans cesse à sa belle-fille, en faveur de tel ou tel seigneur, sollicitations que Ger- maine repoussait avec autant de calme que de fermeté, mais qui n'en tourmentaient pas moins journellement sa vie.

Après avoir passé chez lui huit jours, mes- sire Guillaume repartit pour une longue ex- pédition qui devait le tenir longtemps éloi- gné. Lorsque ces occasions se présentaient, le séjour de Germaine à Vertbois aurait en- tièrement cessé d'être importun à là'^dame de Flavy, si celle-ci n'eût point regardé sa lielle compagne comme un argus redouta-; - ble ; car Germaine alors, qui, loin de lui envier ses plaisirs , refusait de les partager, rentrait avec joie dans sa retraite , et la châ- telaine comptait d'autant plus sur le gont de II. 10

u^a LES FLAvir.

sa belle-tille pour la solitude qu'elle en con- uaissait le motif. Depuis longtemps, sans que Germaine pûl le soupçonner, aucun des mou- vements de son pauvre cœur n'avait échappé à sa marâtre, attendu que messire Guillaume, dans un de ses moments d'abandon passionné, qui souvent pour sa femme succédaient à d'outrageantes violences, avait trahi le secret de sa fille. Sans être digne de comprendre comment Germaine avait pu pardonner à Regnault de Flavy et pouvait l'aimer encore, la châtelaine eu avait acquis cent fois la preuve ; cent fois elle avait observé ces émo- tions involontaires et subites qui décèlent un amour caché, et le sort, comme on le verra plus tard, venait de la rendre maîtresse de déchirer ce cœur qui depuis si longtemps ne connaissait plus de joie.

Parmi les prétendants à la main de Ger- maine, dont Germaine avait rejeté la de- mande, se trouvait un ami de messin: Pierre Louvain, ù qui la dame de K|avy avait promis

LES FLAVY. 245

son appui. Un jour, dans une de ses rares entrevues avec sa belle-fille, comme elle in- tercédait vivement en faveur de ce protégé : a Mon père m'a promis , madame , lui dit enfin Germaine , que l'on cesserait de me tourmenter par des instances qui seront tou- jours inutiles, décidée comme je le suis à garder mon nom.

Je conçois que ce nom vous soit cher, répondit la dame de Flavy avec un sourire ironique ; caria seule vue de Germaine faisait toujours naître en elle le dépit et l'aigreur; mais votre père lui-même n'en désire pas moins vous voir faire un choix, et ne peut vous avoir promis d'approuver longtemps une résolution aussi étrange.

Il suffit que jusqu'à ce jour il ne paraisse point la blâmer.

Et lors même qu'il la blâmerait . répliqua la châtelaine avec humeur, croyez-vous qu'il ose vous le dire? Ne sait-on pas bien qu'il a peur de vous ?

244 l^ES FLAVY.

Peur! dil Germaine, qui ne put retenir un sourire, je ne crois pas que ce sentiment ait jamais été connu de mon père.

Et pourtant il nous le fait connaître à tous, » murmura la dame de Flavy en poussant un profond soupir.

Aucune peine ne pouvait se dévoiler à Ger- maine sans émouvoir sa compassion ; elle attacha sur sa belle-mère un regard affectueux et doux, et, répondant sans détour à la pensée que venaient d'exprimer ce peu de paroles : « 11 est malheureusement trop vrai , dit-elle , que mon père a contracté dans les camps et sur les champs de bataille une rudesse de caractère dont souffrent parfois les êtres qu'il chérit le plus; mais j'espérais, j'espère encore dans l'amour que vous lui inspirez. Pour vous plaire, il parviendra sans doute à se vaincre. La femme qu'on aime peut tout.

Moi ! s'écria la dame de Flavy avec ai- greur ; et que puis-je? Lorsque tout tremble

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ici , c'est à moi de trembler la première. Vous seule jouissez de l'heureux privilège d'être toujours bien traitée par lui , vous seule ne le craignez pas.

Pourquoi le craindrais-je ? répondit Ger- maine d'un air qui n'exprimait que son en- tière indifférence sur elle-même , mais que , dans l'inquiétude qui la tourmentait, la châ- telaine prit pour une accusation détournée.

Si voiVs êtes irréprochable, dit-elle en rougissant, j imagine l'être tout autant que vous et me conduire de manière à ne point l'irriter davantage. Mais il ne suffit pas de n'a- voir aucun tort pour se voir à l'abri de ses emportements. »

Germaine savait trop bien quel homme était son père pour qu'elle pût contredire la dame de Flavy. Elle se contenta de ne point répondre , et son silence alarma de plus en plus la châtelaine , qui reprit aussitôt, s'ef- iorçant de cacher son trouble : « 11 se peut que l'on me desserve près de lui , que l'on se

2 \6 LES FLAVY.

plaise à exciter sa jalousie par de faux rap- ports.

Qui pourrait avoir intérêt à commettre (ie telles indignités? interrompit Germaine, bien éloignée de croire que ce reproche pût la concerner,

Puis-je en douter , continua la dame de Flavy , quand je compare maintenant messire Guillaume à ce qu'il était pour moi dans les premiers temps de notre union ,* quand per- sonne ne prenait le soin de nous désunir? Il m'aimait alors.

I! vous aime encore , dit Germaine ; vous le voyez sans cesse occupé du soin de vous rendre heureuse ; tous vos KOÛts deviennent les siens, et c'est pour vous plaire qu'il a fait de notre paisible manoir un lieu de fêtes et de plaisirs.

Comment supporterais -je autrement l'ennui du plus triste séjour que je connaisse ? reprit la belle châtelaine d'un air de dédain. Il sait combien je me déplais ici , et quand je

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le supplie d'aller habiter un de ses châteaux , un des miens, il me parle de votre amour pour Vertbois, et me dit qu'il faut vivre vous désirez être.

Quoi qu'il puisse m'en coûter, dit Ger- maine, mon père sait que je suis prête à le suivre partout; mais je ne puis cacher com- bien il me serait doux de mourir près des tombes de ma famille , près de mes bons habitants de Compiègne.

Vous pouvez en effet les appeler vôtres , dit la dame de Fiavy avec aigreur ; car vous êtes restée pour eux ce que vous étiez avant mon mariage, leur dame, leur châtelaine, si bien que l'on semble ignorer à Vertbois que messire Guillaume a pris une femme, » El le ton du dépit le plus amer laissait percer la haine qui dictait ces mots.

a Je ne crains point, répondit Germaine, que l'on puisse jamais m'accuser d'avoir man- qué de respect pour l'épouse de mon nère. Quant aux pauvres gens dont je parle , je suis

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née , j'ai passé mon enfance au milieu d'eux ; nous avons souffert ensemble tous les maux de la guerre ; il est bien naturel que, dans leurs besoins, ils s'adressent plutôt à la fille de messire Guillaume qu'à la vicomtesse d'Arsy , qui leur a été longtemps étrangère.

Et la vicomtesse d'Arsy se soucie fort peu de leur amour.

Il est le seul bien qui me reste, reprit tristement Germaine, tandis que vous, ma- dame, jeune, belle et joyeuse, vous recher- chez et vous possédez d'autres jouissances que je ne vous envierai jamais. »

La dame de Flavy crut si bien voir dans ces innocentes paroles un reproche de sa con- duite que, jetant sur sa belle-fille un regard furieux : «Voilà, dit-elle, voilà ce que vous vous efforcez de faire croire à votre père! Vous me représentez à lui comme une femme mondaine et dissipée, indigne d'une confiance que vous voulez posséder tout entière!»

La surprise de Germaine fut si grande que

LES FLAVY. 2^C)

d'abord elle regarda fixement sa belle-mère; puis, détournant la tête : «Je plains celle , dit-elle avec calme, à qui pareille idée peut venir.

Et qui voulez-vous que j'accuse? s'écria la châtelaine avec une violence dont jamais encore Germaine n'avait été témoin ; qui voulez-vous que j'accuse de toutes mes pei- nes, si ce n'est la femme qui garde ici la place que je devrais occuper, dont mon arrivée a causé le dépit, la rage? Quelle autre que vous aurait intérêt à me perdre? quelle autre en aurait les moyens? Répondez, répondez.

Que voulez -vous que je réponde? dit Germaine. J'imagine que les chagrins dont vous parlez troublent un moment votre es- prit; vos insultes alors ne peuvent exciter que ma pitié. »

Outrée de ce dernier mot, la dame deFlavy devint pourpre, et un sentiment de haine in- fernal la portant à se venger aussitôt : «Gar- dez votre pitié, dit-olle emportée j)ar sa fu-

aSo LES FLAVT.

renr; gardez votre pitié pour vous-même! Moi , je n'ai jamais aimé le mari d'une autre femme, je n'ai jamais soupiré pour un mort.

Pour un mort! s'écria Germaine dont le cœur cessa de battre.

Ignorez-vous que votre père a tué son neveu dans les plaines de la Brie ? »

A ces mots, Germaine demeura comme pri- vée de mouvement. Un léger tremblement de seslèvres, devenues plus blanchesquesarobe, indiquait seul que la vie ne l'avait point tout- à fait abandonnée Son bourreau la regardait non-seulement . pitié, mais avec une fé- roce satisfaction. Lorsque la noble fille se leva, elle ne versait pas une larme ; ses mains fortement jointes, ses beaux yeux élevés vers le ciel : » Que Dieu, dit-elle, pardonne à celui qui a pu verser le sang du fils de son frère, du mari de sa fille ! Je ne lui pardonnerai

jamais ! »

Ces paroles présageaient pour l'avenir de s terribles scènes que la haine et le ressen-

LES FLA.VT. 25 I

liment de la châtelaine firent place à la peur, a Au nom de tons les saints ! s'écria-t-elle avec effroi, ne me nommez pas à votre père ! Il m'avait ordonné le silence ; il me tuera! »

Germaine attacha sur la barbare créature un regard de mépris : «Je ne lui parlerai pas,» dit-elle, et elle sortit aussitôt.

CHAPITRE XVI.

Alors je le plaindrai, pauvre âme ! Hélas! les larmes d'une femme, Ces larmes ou tout est amer, Ces larmes ou toui est sublime. Viennent d'un plus profond abinie Que les gouttes d'eau de la mer. Victor Higo, Citants du Crépicscule.

Quelques heures après l'entretien qu'on vient de lire, dame Marguerite étant sortie avec Georgette, Richard et son ami se trou- vaient seuls dans la salle basse. «Oui, disait le petit sorcier, le pauvre jeune homme est mort. Je tiens la chose d'un écuyer de mes- sire riuillaume, que ses blt^ssures ont retenu

LKS FLAVY. 2.).)

à Verlbois, et que j'ai vu ce matin. Il a rtr témoin de toute l'affaire, car son cheval tou- chait celui de son maître.

Faut-il donc croire à une pareille hor- reur? dit Richard que cette nouvelle acca- blait comme s'il eût été l'ami du jeune che- valier.

Il vaudrait mieux, je crois, reprit Daniel, être haï de Satan que de l'être de ce terrible liomme, qui, depuis un an, d'après ce que je viens d'apprendre, court après le fils de son frère pour l'envoyer dans l'autre monde.

Elle vivait donc avec la douleur de con- naître celte âme atroce ? dit Richard. Elle tremblait avec raison pour tout ce qui lui était cher; oui, s'il nous avait surpris dans la cha- pelle, il n'aurait pas même épargné Marie.

Ce n'est pourtant pas Marie qu'il a nom- mée; il n'a paru songer qu'à tirer vengeance du malheur de sa fille. Je tiens de cet écuyer que, dès qu'il a reconnu Regnault dans la mê- lée, il s'est élancé sur le malheureux jeune

254 l'Es FtAVY-

homme, et, tout en le perçant de deux coups d'épée qui l'ont laissé mort sur la place, il criait à tue-tête : « Souviens-toi de Germaine, traître , souviens-toi de Germaine ! »

De Germaine ! s'écria Richard en le- vant les yeux au ciel; il osait penser à elle dans ce moment. Ah ! tout est à craindre d'un méchant, jusqu'à sa tendresse. Comment un pareil monstre pouvait -il deviner cette âme atigélique puisait des consolations à ses peines? Germaine en mourra peut-être! Ce qui l'aidaiL à supporter sa triste existence , c'était la pensée que Regnault vivait heureux par elle ; elle avait besoin de la féliciité de l'ingrat pour se passer elle-même de toute félicité. Malheureuse, délaissée par tout ce qu'elle aime, son propre sort ne l'intéresse plus. C'était pour Regnault, c'était pour Marie qu'elle demandait au ciel du bonheur! Que deviendra-t-elle, grand Dieu! en apprenant cette mort?

Elle l'ignorait encore ce matin. Avant

LES FLAVY. 255

d'en être instruit moi-même , je l'ai vue un moment; elle m'a parlé de loi, elle m'a parlé de Marie.

C'est Marie isurtout, c'est Marie que je voudrais voir près d'elle dans un pareil mo- ment. Mais le chemin d'Arras nous est fermé par la guerre; car si je pouvais l'y conduire ^ si je pouvais mettre dans ses bras l'enfant de Regnault de Flavy, peut-être consentirait- elle à vivre!

Messire Guillaume vient de passer huit jours à Vertbois et n'a point parlé ; mainte- nant qu'il est absent, on peut croire qu'elle ne sera pas instruite avant son retour, et la paix avec le duc de Bourgogne doit être si- gnée dans peu de jours.

Si mon bonheur le veut ainsi , Daniel , nous pourrons du moins la soustraire à l'hor- reur de vivre près du meurtrier dont elle ne pourra supporter la présence. Alors Richard, le pauvre Richard deviendra son appui , lui tiendra lieu de famille et lui consacrera son

2 56 LES FLA.VY.

existence. J'habiterai les lieux qu'elle habi- tera ; allât-elle au bout du monde, un ami l'y suivra. Gardons -nous donc bien, tant qu'elle ne sait rien encore, de nous trahir par un mot, par un regard, lorsque, selon sa coutume , elle va nous questionner sur les derniers combats qui ont eu lieu. Tu vas aller trouver cet écuyer de messire Guillaume et l'engagera garder le secret....

Il part cette nuit même pour aller re- joindre son maître.

Tout nous sert!... Mais, que dis-je? Combien d'autres peut-être en savent autant que hii? combien d'autres peuvent l'instruire? Je crains tout; je crains l'accomplissement de ma trisfe destinée ! Ah ! Regnault de Flavy ! faut-il donc que ta mort me soit aussi fatale que ta vie? Faut-il qu'après l'avoir vue vivre pour toi, je la voie aussi mourir! »

En parlant ainsi , Richard parcourait la chambre d'un bout à l'autre, dans une agita- tion indicible ; et Daniel, que son sang froid

V

LES FLAVY. 267

et sa raison n'empêchaient point de s'identi- fier à tous les mouvements de cette âme souffrante, le suivait pas à pas, en s'efforçant de lui faire concevoir de meilleures espé- rances.

« Non, non, dit enfin Richard, en serrant la main de son ami ; je ne sais quelle voix funeste me crie que ce jour va me séparer d'elle pour jamais. Ah ! Daniel ! l'as-tu vue ce matin pour la dernière fois?

Quelle crainte est la tienne? répondit le petit sorcier en se récriant; allons! ne t'abandonne pas ainsi aux terreurs de ton imagination , ainsi que pourrait le faire une femme.

Mon triste sort ne permet pas que je m'abuse, Daniel ; en sacrifiant son bonheur à Marie, elle n'a pu lui sacrifier son amour. Regnault était resté l'objet secret de toutes ses pensées. Depuis cette nuit cruelle j'ai été témoin de ses souffrances, le sourire ne s'est jamais montré sur ses lèvres ; sa vie n'a

H. 17

206 LES FLAVY.

été que regrets, que douleur. Mon Dieu! si elle ne résistait pas à ce dernier coup ! si ce noble cœur cessait de battre !... »

Dans ce moment la porte s'ouvrit et Ger- maine entra dans la chambre. A sa vue Ri- chard fit un effort sur lui-même pour ne point se précipiter à ses pieds en la suppliant de vivre , tant les craintes qu'il venait d'expri- mer égaraient son esprit.

0 Richard, dit-elle avec un calme que dé- mentait l'effrayante altération de son beau visage, je viens à vous comme au seul être sur l'amitié duquel je puisse compter. Il faut que je quitte Verlbois ou que je meure; pou- vez-vous cette nuit me conduire à Noyon, dans le couvent dont ma tante de Davenes- court est abbesse ? »

£^n parlant ainsi, Germaine attachait sur Richard des yeux dont l'éclat annonçait une fièvre ardente; une teinte pourpre couvrait ses joues; sa parole était brève et sacca- dée. Les deux amis se regardèrent, et ce

'V

LESPLAVT. 269

regard disait : «Elle sait tout. » Daniel, crai- gnant que sa présence ne parût indiscrète, fil un mouvement pour sortir.

« Restez, restez^ mon bon Daniel , dit-elle d'un ton de confiance qui émut profondé- ment le petit sorcier; ce n'est pas vous qui trahirez jamais le secret de ma retraite. Eh bien, Richard? ajouta-t-elle en prenant un siège.

Je vous accompagnerai partout il vous plaira de vous rendre, fût-ce au bout de l'univers, lui répondit Richard plus efirayé de ce froid désespoir qu'il ne l'aurait été par des larmes. Mais qu 'est-il besoin que vous quittiez Compiègne ? Mon modeste toit vous ofire un asile sûr , et malheur à qui voudrait vous y poursuivre. Je n'aurais qu'un mot à dire, toute la ville vous défendrait. Je ne veux , dit Germaine , exposer ni vous ni personne à des ressentiments qui sont terribles, Richard, que rien ne dés- arme, poursuivit -elle d'une voix altérée;

2Qo LES FLAVY.

c'est dans un monastère que je désire me retirer.

Cette cruelle résolution, dit Richard timidement et avec un déchirement de cœur inexprimable, cette cruelle résolution de renoncer au monde...

Je ne l'ai point prise , Richard , inter- rompit-elle aussitôt ; n'ai-je pas une sœur en deuil, qui gémit seule loin de moi, sur une terre étrangère, qui appelle en vain son pro- tecteur, qui m'appelle peut-être? Un jour viendra , j'espère, je pourrai rejoindre la pauvre Marie ; je pourrai voir son fils, mais maintenant il faut partir , et partir cette nuit même.

Croyez-vous , ma noble demoiselle , dit Daniel qui l'observait attentivement, croyez- vous pouvoir faire la route dans l'état de souffrance vous me semblez être ?

Ce n'est pas mon corps qui souffre , maître Daniel, répliqua Germaine avec un accent douloureux ; pour m'éloigner d'ici ,

LES FLAVY. 26 1

les forces ne me manqueront pas, et si rotre ami refuse de m'accompagner,jepartiraiseule.

0 ciel! pensez -vous que je ne veux point vous suivre? s'écria Richard d'un ton que les mots ne sauraient rendre.

Non, Richard, non, répondit -elle en lui tendant sa main brûlante , je ne le pense pas. Ai-je dit que vous ne vouliez point me suivre ? Pourquoi m'écouter maintenant ? d'ailleurs, ajouta-t-elle en portant sa main sur son front, je ne sais ce qui se passe dans ma tête. Mais je serai mieux quand j'aurai quitté Compiègne, quand je ne craindrai plus de revoir quelqu'un qui peut revenir demain , aujourd'hui peut-être ! » Et en par- lant ainsi, Germaine pâlissait et frémissait de terreur.

« Nous allons partir, nous allons partir, se hâta de répondre Richard ; nous ne tarde- rons que le temps de nous procurer des che- vaux ; car il est impossible que vous fassiez le chemin autrement. »

363 ' LES FLAVY.

Alors il lui suffit de porter sur Dauiel un regard qui semblait implorer du secours pour que Daniel, se levant aussitôt, offrît de leur amener, avant une heure, deux excel- lentes montures qui lui seraient confiées sans qu'il eût besoin d'entrer dans aucun détail, a Je vous accompagnerai, ajouta-t*il, si vous ne le trouvez pas mauvais. A. Noyon je puis être utile à Richard, qui ne connaît personne dans cette ville ; la nuit d'ailleurs , sur une route, trois voyageurs valent mieux que deux.

Et partout deux amis valent mieux qu'un, » dit Germaine d'une voix très faible, mais non sans attacher sur Richard et suf lui des regards reconnaissants.

Daniel sortit aussitôt pour exécuter sa promesse. Tout en courant la ville, il pre- nait tristement congé des rues, des maisons de Compiègne , depuis si longtemps il se voyait bien accueilli. «Peut-être ne reverrai-je jamais rien de tout cela, se disait-il; voilà

LES FIAVY. « 263

mon sort lié maintenant à celui de deux êtres à tête exaltée dont les rêves peuvent me mener loin. Après tout, que m'importe d'habiter Noyon, Arras, ou toute autre ville, pourvu que je ne me sépare point de Richard? A défaut de sa raison le pauvre garçon aura la mienne; mais c'est une épouvantable chose que l'amour. »

Richard était resté seul avec Germaine ; il venait de s'asseoir près d'elle en silence , at- tendant qu'elle sortîtde la douloureuse rêverie dans laquelle elle semblait tombée. Comme elle tenait ses grands yeux baissés , il lui était permis de fixer les siens sur ce charmant vi- sage, domt l'empreinte des plus vives souf- frances d'esprit et de corps n'altérait ni la douceur ni le charme. Tout pénible qu'était ce triste tôte-à-lête , l'idée que Germaine se réfugiait chez lui, qu'elle lui confiait le soin de veiller sur sa destinée et qu'il ne la quit- terait plus, venait mêler quelque joie aux émotions déchirantes qu'il éprouvait lorsqu'il

264 ^^^ FLAVY.

la voyait tressaillir sur son siège , tourmentée par l'horrible image qui la poursuivait.

Dans le désir de la soustraire à l'angoisse de penser , Richard parla de Daniel , qui sans doute, dit-il, serait exact et les attendrait dans une heure.

« Dans une heure , dit enfin Germaine , dans une heure j'aurai donc quitté Compiè- gne pour toujours !

Pour toujours ! s'écria Richard ; ah ! ne parlez pas ainsi, ne nous menacez pas d'un pareil malheur ! Pourriez-vous abandonner une ville le respect, l'amour, les béné- dictions accompagnent vospas ? Vous y revien- drez, vous y reviendrez avec votre sœur bien- aimée.

La pauvre Marie ! dit lentement Ger- maine , dont le regard fixe peignait une sorte d'égarement. Croyez-vous qu'elle vive encore, Marie ? croyez-vous qu'elle n'a point suivi Re- gnault?

Elle est mère, répondit Richard, espérant

LES FLàVY. 265

faire naître une pensée consolatrice ; elle vou- dra conserver ses jours pour son fils , pour l'image vivante de celui qu elle a tant aimé.

C'est aussi pour cet enfant que je veux vivre , s'écria Germaine , pour sa malheureuse mère , cette pauvre Marie que nous avons vue si joyeuse , qui devait se promettre tant de beaux jours, et qui pleure sur une tombe! Mais pour vivre, Richard , il ne faut pas revoir cette femme cruelle dont j'entends toujours la voix, il ne faut pas revoir celui!... » Elle n'acheva pas , et la pâleur de la mort couvrit ses joues.

« Vous ne les verrez plus , dit Richard , et bientôt vous serez réunie à tout ce que vous aimez. On recevra d'un moment à l'autre la nouvelle que la paix est signée avec Philippe ; il vous sera permis alors de vous rendre à Arras. Daniel et moi, nous attendrons à Noyon l'instant il nous deviendra possible de vous y conduire. Nous ne vous quitterons plus qu'après vous avoir placée dans les bras de

^66 LES FLAVY.

votre sœur. Ah ! que ne puis-je donner ma vie pour adoucir votre peine , pour vous rendre la paix? »

Germaine lui prit la main, la pressa dans les siennes avec une vive émotion. « Jusqu'à son dernier jour, dit-elle, la pauvre Germaine vous bénira, Richard; elle appellera sur vous les bénédictions du ciel, et s'il écoute la prière des malheureux... » A ces mots des sanglots étouflerent la voix de l'infortunée , et des lar- mes coulèrent enfin de ses yeux.

Richard tenait toujours cette main chérie ; trop heureux de voir succéder la douleur à la froide angoisse du désespoir, il contemplait cette femme adorée , qui peut-être ne survi- vrait pas à la perte de son rival ; mais dans ce moment cruel, le sentiment de la jalousie était si loin de son cœur qu'il aurait pu donner de son sang pour rappeler ce rival à la vie.

« J'ose le pleurer devant vous , Richard , reprit-elle douloureusement ; maintenant qu'il est , glacé par la mort , vous n'avez plus de

LES FLAVT. 167

haine contre lui sans doute, et moi je n'ai plus de secret, je n'ai plus d'orgueil.

-^ Ce secret n'en était pas un pour moi , murmura Richard à voix basse , et ^ tout en gardant le silence , je gémissais sur vous.

Vous gémissiez sur moi , répondit Ger- maine avec un accent déchirant ; et mainte- nant , quelle pitié dois-je donc vous faire ? car il me semble qu'alors je n'étais pas malheu- reuse. Il vivait, il pensait à moi comme à un être cher auquel il devait son bonheur ; Marie n'avait plus rien à demander au ciel. Non , non , je n'étais pas malheureuse ! Mais aujour- d'hui! aujourd'hui que je le vois étendu sur la terre, frappé par celui qu'il m'est défendu de maudire!....

Eloignez ces horribles pensées , inter- rompit Richard ; songez à cet enfant qui reste, qui vivra pour vous chérir.

Cet enfant! ah! sans doute son père expirant le léguait à mes soins et à mon amour, m'appelait près de son fils, près de sa malheu-

268 LES FLAVT.

reuse mère , qui n'a plus d'appui dans ce monde ! Mais ce dernier vœu de Regnault, ce vœu si cher ne sera point exaucé ; je ne re- verrai plus ma sœur , je ne verrai pas son en- fant.

Qui pourrait s'y opposer ? ^

Je ne sais! les méchants m'entourent, me poursuivent ; ils viendront me chercher ici, ils m'arracheront de votre maison.

Leur plus cruel ennemi ne leur en don- nerait pas le conseil! s'écria Richard, le feu dans les yeux. Mais vous n'aurez pas besoin du secours de mon bras , de celui de tous mes amis pour vous protéger ; l'heure approche nous allons joindre Daniel , et quand on s'a- percevra au château de votre absence , nous serons déjà loin d'ici.

Pourquoi donc me semble-t-il que la mort plane sur nous, Richard, et que l'on va nous séparer pour toujours ? »

En prononçant ces mots, Germaine jetait autour d'elle des regards effrayés, et un hor-

ï

LES PLAVY. 269

rîble frisson faisait trembler ses membres. On pouvait attribuer les terreurs de son imagina- tion à la fièvre qui la dévorait ; mais Richard lui-même, tout en s'efîbrçant de la rassurer, se sentait troublé par un pressentiment dont il ne pouvait se rendre maître , et le temps ne s'écoulait pas assez vite à son gré. Toutefois, les craintes de la noble fille auraient encore été bien plus vives si elle eût pu savoir ce qui se passait alors à Vertbois, ainsi qu'on le verra dans le chapitre suivant.

CHAPITRE XVII.

Hélas ! arraché de la terre Je vais d'où l'on ne revient pas. Mes valons, ma propre demeure Et cet œil même qui me pleure, Ne reverrontjjamais mes pas. Lamartine, Méditatiom.

La dame de Flavy, tourmentée de la crainte que Germaine ne lui tînt point parole et que messire Guillaume ne fût instruit de sa fa- tale indiscrétion , s'était rendue deux fois dans l'appartement de sa belle-fille pour la sup- plier de nouveau de lui garder le secret; mais vainement elle l'avait cherchée^ dans ce lieu et dans les endroits les plus reculés du châ-

LES FLAVT. ^71

teau. Elle commençait à penser que Ger- maine au désespoir pouvait avoir mis fin à ses jours, lorsqu'elle apprit, ce qui l'effraya bien davantage, que Marthe avait vu sortir sa jeune maîtresse , qui avait pris le chemin de Compiègne. Cette nouvelle la saisit d'ef- froi; non -seulement elle renversait le plan qu'elle avait formé d'user d'astuce et de tout faire pour regagner l'affection de sa belle-fille , mais elle la séparait de celle qui pouvait à l'a- venir peut-être ordonner de sa vie. La jour- née s'écoulait, et Germaine ne revenant pas, la dame de Flavy dans ses terreurs eut re- cours à celui dont l'entier dévouement lui était assuré. Elle raconta tout ce qui avait eu lieu le matin à messire Pierre Louvain , dont elle implora les conseils et l'appui.

«Vous vous effrayez à tort, lui dit-il; je désirerais beaucoup au contraire qu'elle fût partie pour ne plus revenir et que ceci nous débarrassât d'elle.

Vous ne m'avez donc pas entendue ? re-

272 LES FLAVY.

prit la châtelaine avec impatience ; messire Guillaume ne m'a parlé de la mort de son ne- veu que sous le plus grand secret ; c'était sur- tout sa fille qu'il ne voulait pas en instruire , et c'est à sa fille que j'ai tout révélé.

Mais elle vous a promis de se taire , çt je la connais mal ou je gagerais qu'elle se taira.

Elle m'a promis de ne point parler à son père, répondit la dame de Flavy; il se peut même qu'elle soit partie pour éviter de le revoir ; mais si dans son ressentiment contre lui elle a quitté Vertbois pour toujours , elle l'instruira tôt ou tard du motif de cette sé- paration. Alors c'est moi que ce terrible hom- me accusera de lui avoir fait perdre sa fille ; sa fureur n'aura point de bornes , et ma mort peut s'ensuivre. »

Messire Pierre élait violemment épris de la belle châtelaine ; il frémit. Mille morts lui pa- raissaient trop peu pour messire Guillaume , dont il ne supportait la vue depuis longtemps

LES FLAVY. a^S

qu'avec horreur; et reprenant la parole sans hésiter : «Pourquoi donc, dit-il, refuser de vous affranchir de ces craintes? pourquoi re- fuser de vous soustraire à des violences qui me font trembler pour vous? Dites un mot, et messire Guillaume aura vécu, et vous re- couvrez votre liberté. Mais ce mot, vous ne m'aimez pas assez pour le dire !

Ah ! Pierre , un crime ! un si grand crime !

»r- A-t-il jamais reculé devant aucun ? Un crime devient justice quand il en punit tant d'autres. Qui plaindra ce tigre, qui le dé- fendra ? Tous ceux qui l'entourent le haïs- sent autant que nous ; tous brûlent de se soustraire à son joug. Une fois assurés de notre appui, ses plus intimes serviteurs sont prêts à le frapper: Olivier-le-Rouge , Raoul Courtois, le bâtard d'Orbendas surtout , qui ne lui a pas pardonné de l'avoir traité de lâche devant dix chevaliers, et qui couche

habituellement près de lui

11. 18

a 74 l'Es FLAVT.

- Assez, assez , dit la dame de Flavy ea pâlissant ; je ne puis supporter l'idée d'expo- ser ainsi votre tête et la mienne. Laissons à la vieillesse, à la guerre le soin de nous en délivrer.

A la guerre ! répliqua messire Louvain ; et la paix se signe dans huit jours à Arras , entre Charles et Philippe ! »

La dame de Flavy, à qui ces mots enle- vaient sa plus grande espérance, réfléchit quelques instants. Peut-être fut -elle tentée de céder, mais la crainte des suites que pou- vait avoir un coup aussi hardi finissant par l'emporter : « iNon, non, dit- elle, ne parlons plus d'un projet que la moindre circonstance peut faire échouer. I\e songeons qu'à nous garantir du danger présent. 11 faut que celte Germaine revienne , que je fasse ma paix avec elle et que je m'efforce de devenir son amie,

Je vous ai conseillé bien souvent d'en agir de cette manière , répondit le chevalier.

Avec l'appui de (jerinaine , vous n'aviez plus rien à craindre de son père.

Par malheur je l'ai détestée dès le pre- mier jour que je l'ai vue. »

Messire Louvain sourit; puis, baisant la main de la belle châtelaine : « Ces petites ja- lousies de femmes, répondit-il, doivent céder à la crainte de rester exposée sans secoues aux fureurs du monstre qui ose meurtrir ces belles mains. Cette Germaine, si j'en crois ce que l'on dit d'elle, n'est point une fille ordi- naire ; elle est malheureuse d'ailleurs, n'a pas un parent, pas un ami à qui elle puisse confier ses peines. La mort de ce Regnaujt de Flavy vous servait admirablement. Il fallait plaindre ce jeune homme, il fallait le pleurer avec elle, et vous. étiez certaine d'obtenir son affection, sa confiance ; mais la joindre maintenant?

Elle ne peut s'être retirée, répondit la dame de Flavy , que chez un bourgeois de Compiègne, qui lui est tout dévoué et qui se nomme Richard Paulet. Si je pouvais envoyer

276 LES FLAVY.

à ia ville une personne sûre et habile pour m'en assurer...

J'irai moi-même , interrompit messire Louvain; je lui parlerai en votre nom, et je ferai tout pour la ramener. C'est à vous en- suite à faire le reste , à gagner son amitié. Songez que nous n'avons pas de temps à per- dre : la nouvelle de la paix ramènera ici mes- sire Guillaume; alors je ne vivrai pas si je vous laisse seule avec lui.

S'il ne trouvait pas sa fille ici, ce serait fait de moi! dit la dame de Flavy en frisson- nant.

11 vaudrait mieux, dans ce cas, ne point l'attendre et vous réfugier, dès demain, dans mon château de Roche-Brune.

Roche -Brune ne tiendrait pas deux jours contre lui , reprit-elle , et croyez-vous qu'il ne viendrait pas aussitôt m'y chercher? J'irais au bout du monde qu'il m'y poursui- vrait. Malheureuse ! s'écria-t-elle tout en lar- mes, quel fatal mouvement de colère m'a

LES FIAVY. 277

portée à trahir ce secret, quand j'avais pro- mis de me taire !

Le mal est fait, dit messire Louvain , ne songeons plus qu'à le réparer. Je vais parlir à l'instant même, et si elle est encore à Coni- piègne, il faut qu'elle revienne, morte ou vive.

Tout mon espoir est en vous! répondit la belle châtelaine, en attachant sur lui ses yeux mouillés de pleurs. «

Le chevalier imprima ses lèvres sur la main qu'elle lui tendait. «Ah! dit-il, pourquoi vous êtes-vous laissé séduire par ces grands biens dont vous ne jouissez pas !

Pourquoi vous ai -je connu trop lard! dit la dame de Flavy. »

Messire Pierre, que son amour aveuglait au point de lui faire voir dans sa belle amie la plus intéressante victime , poussa un long soupir et sortit.

Ayant fait aussitôt seller un cheval, il se mit en route pour la ville , avec l'espoir de

l'jS LES FLAtY.

parvenir à toucher le cœur de la iioble fille qu'il allait trouver. Quoiqu'il eût vu Ger- maine rarement et qu'elle le connût à peine, la voix publique ne lui laissait point ignorer qu'il avait à faire à l'une de ces âmes géné- reuses qu'il est aisé d'attendrir, et messire Pierre espérait tout de son éloquence.

Arrivé devant la maison du jeune bour- geois, la servante qui lui ouvrit la porte lui apprit que Germaine et Richard venaient de la quitter à l'instant, et, sur les questions de messire Louvain, cette fille, à qui l'on n'avait point dit de se taire , lui indiqua le chemin de la porte de l'Oise comme celui qu'ils avaient pris. Le chevalier n'hésita pas à les suivre, et bientôt de nouvelles informations l'engagèrent à sortir de la ville. La nuit com- mençait à tomber; mais à peine arrivait- il sur le pont de l'Oise qu'à la faible lumière du crépuscule il distingua devant lui une femme couverte d'un long voile blanc, qui marchait d'un pas rapide , appuyée sur le bras d'uo

LES FLAVY. 2^9

jeune homme. Un moment lui suffit pour les atteindre, et, sautant à bas de son cheval, il l'attacha au montoir, s'approcha de Germaine, se plaça devant elle, et, la saluant respec- tueusement : «La dame de Flavy m'envoie, ma noble demoiselle, lui dit-il, vous supplier de revenir à Vertbois, votre départ a jeté l'alarme et le désespoir.

Jamais , répondit Germaine , qui fit quelques pas en avant. » Mais mes.'^ire Lou- vain continuant à lui barrer le passage : « Au- cun motif grave ne peut expliquer une pa- reille résolution, reprit-il, et si vous consen- tez à m'écouter un instant....

Vous avez entendu la réponse à votre message_, interrompit Richard avec fermeté; je pense que cette dame a le droit d'aller bon lui semble sans que vous osiez y mettre obstacle.

J'ignore quel est celui qui s'enhardit jusqu'à parler de ce ton à un chevalier! ré- pliqua fièrement messire Louvain.

aSo LES^FLAVT.

Un ami sous la protection duquel je me suis mise volontairement, dit Germaine.

Vos amis et vos protecteurs naturels , ma noble dame , ne sont-ils pas dans le châ- teau de vos pères ? reprit messire Louvain d'un air doux et persuasif, ou ne voulez-vous point croire au désir sincère que la dame de Flavy a de se réconcilier avec vous?

« Tant de discours sont inutiles, seigneur chevalier, repartit Richard, qui sentait trem- bler le bras de Germaine sous le sien. Ma- dame vous a signifié ses intentions ; reprenez votre chemin et laissez-nous continuer le nôtre.

Pas sur votre ordre au moins, répondit messire Louvain avec colère. Puis, se retour- nant vers Germaine ; je vous supplie, dit-il, de m'écouter un moment , sans que cet homme continue à troubler notre entretien.

Cet homme vous ferait repentir de votre audace s'il était seul avec vous , dit Richard dont le courroux s'allumait.

LES FLAVT. "iSl

Je VOUS prie, messire Louvain, de me laisser en paix, dit Germaine , surmontant la terreur que lui causait cette fatale rencontre, ni vous, ni celle qui vous envoie n'avez le droit de me retenir.

Ne me refusez pas du moins un instant d'entretien, reprit messire Pierre , bien dé- cidé à ne point la laisser partir; je suis un messager de paix, et quand vous saurez...

Je sais tout, je sais tout, dit Germaine, en se pressant avec effroi contre Richard. »

Mais le chevalier , qui insistait pour être écouté, ayant fait alors le mouvement de prendre sa main et de la séparer de son com- pagnon : « Ne la touchez pas ! ne la touchez pas! s'écria Richard du ton de la menace.

« Insolent ! dit messire Louvain à demi- voix, en repoussant l'importun. »

Ce mot était à peine prononcé , que Ri- chard, d'un coup de poing donné dans l'es- tomac, envoya messire Pierre tomber à quel- ques pas de distance.

28a LES FLAVY.

« Misérable ! s'écria le chevalier, malheur à toi ! »

Tandis qu'il se relevait et s'armait de son glaive, Richard, quittant aussitôt le bras de Germaine : « Fuyez ! fuyez ! dit il ! rentrez dans la ville! je vous suis!» Et l'éloignant d'une main, il tirait son épée de l'autre. Mais Germaine, bien loin de fuir, s'attachait à lui, et repoussait de son faible bras messire Lou- vain, qui revenait vers eux hors de lui-même. et Richard ! messire Louvain ! criait-elle éper- due, ayez pitié de moi! Au secours! au se- cours ! Ne viendra-t-il pas de secours ! »

Richard, plus occupé d'elle que de repous- ser les coups dont le chevalier voulait le frapper sans atteindre Germaine, n'en pa- rait pas moins les attaques avec une habileté qui déconcertait la fureur de son adversaire. Tout en suppliant sa malheureuse compagne de s'échapper, il ne perdait pas de vue le fer dont jusqu'alors messire Louvain n'avait pu que le menacer, lorsqu'aux accents de Ger-

LES FLAVT. a 83

maine il jeta sur elle un regard rapide. Mes- sire Pierre saisit cet instant, s'élance et lui traverse le cœur d'un coup terrible.

c Germaine ! » s'écria Richard en tom- bant. Et ce mot fut le seul que la mort lui laissa prononcer. A cette vue , Germaine , qui venait de se précipiter entre eux, poussa un cri perçant et perdit connaissance.

Tout ce qu'on vient de lire s'était passé comme on l'imagine avec la rapidité de l'é- clair. Messire Louvain , sans s'arrêter au soin de rappeler à la vie la malheureuse fille de messire Guillaume, ne perdit pas un in- stant pour la plact^r avec lui sur son cheval, et, chargé de ce triste fardeau, il se hâta de regagner Vertbois sans rentrer dans la ville.

CHAPITRE XVIII.

Hélas ! à des lois infinies L'univers marche résigné ; Il est d'étranges harmonies, Tout a son poste désigné. Au printemps des chants et des fêtes, Des zéphirs à la jeune fleur, Au sombre océan les tempêtes, Au cœur de l'honome la douleur. ËuiLE Deschamps.

Messire Pierre venait à peine de repasser le pont de l'Oise quand Daniel , qui ame- nait les chevaux, arriva sur le lieu de cette triste scène. Tout pressé qu'il était de gagner l'endroit du rendez -vous, à la vue d'un homme étendu sur la terre , que lés rayons

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de la lune éclairaient d'une lugubre lueur , il s'arrêta en frissonnant, descendit de che- val et s'approcha. Que devint-il, juste ciel ! quand il reconnut Richard? Le désespoir, l'horreur lui ravirent quelques instants l'u- sage de ses sens et de sa raison ! « Mort ! mort ! » s'écriait-ii d'une voix étouffée par le déses- poir, en jetant sur ce corps immobile des yeux égarés. Mais un léger espoir le soute- nant encore, il appela cent fois l'infortuné jeune homme , lui demandant un mol , un seul mot , s'efforça d'arrêter le sang qui cou- lait de sa blessure; puis enGn, posant sa main sur un cœur qui ne battait plus, il poussa des cris déchirants , et tomba sur ce cadavre qu'il tenait fortement dans ses bras. Quelques paysans qui revenaient du tra- vail le rappelèrent à la vie; ils parvinrent à le séparer du corps de Richard qu'ils rappor- tèrent à Compiègne. Daniel suivit dans un état qui tenait de la démence. « Non , non , criait-il, il n'est par mort ! il est impossible

fi86 LES FLAVY.

qu'il soit mort ! » Mais alors si, malgré Jes efforts desbraves gens qui portaient Richard, il parvenait à toucher de nouveau ces membres raides et glacés, l'affreuse vérité lui ravissait la parole et le faisait éclater en sanglots.

Sa douleur se serait accrue, si la chose eût été possible , lorsqu'arrivé dans cette salle où, moins de deux heures auparavant, Ri- chard avait serré sa main pour la dernière fois, il devint témoin de la douleur de dame Marguerite et surtout de la douleur de Geor- gelte. Le long évanouissement qui arracha la malheureuse jeune fille à son désespoir fit trembler pour ses jours, et Daniel, qui avait toujours aimé celte pauvre enfant, non- seulement joignit ses soins à ceux que l'on prenait pour la rendre à la vie, mais il con- sentit à ne plus la quitter. Sur la prière de dame Marguerite il s'établit dans la maison de deuil tout se trouvait en harmonie avec le triste état de son âme. Il mêlait ses larmes à celles de Georgette ; sans cesse il

LES FLAVY. ^287

parlait avec elle de l'être chéri que la mort arracltait à leur tendresse, a C'est avec toi que je veux le pleurer, Georgelte, lui disait-il, tu l'aimais^ toi, tu l'aimais, ce bon, ce noble Richard ! Ah I si l'enfer ne s'en fût pas mêlé pour renverser toutes mes espérances, tu serais aujourd'hui sa femme; il vivrait, il vivrait encore !

Je n'attendais pas du ciel un pareil bon- heur , répondait Georgette en sanglotant ; je me disais bien qu'il était trop beau , trop savant, trop brave pour aimer une simple fille comme moi , pour ne pas porter ses vœux plus haut. »

Daniel poussa un gémissement. « Mais je le voyais tous les jours ; j'habi- tais la maison qu'il habitait ; tous les soirs en me quittant il me disait: A demain, Geor- gette ; ce mot suffisait pour me consoler d'avoir souvent passé la journée entière à l'attendre, et quand il me répétait de sa douce voix que j'étais sa sœur, sa meilleure

288 LES FLAVY.

amie , Dieu sait que je me contentais de ce bonheur-là ! Il est donc vrai que je ne l'en- tendrai plus cette voix ! Il est donc vrai que Richard est mort! >, s ecriait-eile en fondant en pleurs, et Daniel se plaisait à voir son pauvre ami regretté ainsi.

Toutefois , par une sorte de respect reli- gieux pour la volonté de celui qui n'était plus, il s'abstint d'apprendre à !a jeune fille que Richard était mort en accompagnant Germaine de Flavy , et le secret qui venait de se renfermer dans la tombe lui paraissant sacré, il n'ajouta point cette douleur à la douleur de la pauvre enfant. Quant aux questions que lui adressait Georgette pour apprendre quelle exécrable main avait frappé Richard^ Daniel ne pouvait y répondre; car il lui était impossible de s'expliquer à lui- même cet affreux événement. Ignorant ce qu'était devenue Germaine , cherchant en vain à deviner comment elle avait été séparée de son guide , ce mystère sanglant restait

LES PLAVY. 289

couvert pour lui d'un voile impénétrable.

La mort du jeune bourgeois excita dans la ville une affliction si vive que le gouverneur donna des ordres pour en faire découvrir l'auteur; mais à cette époque chacun se faisait justice soi-même , la justice légale usait trop rarement du peu de moyens que lui laissait le malheureux état de la France pour intervenir avec succès dans une affaire de ce genre et qii'on pût espérer quelque chose de ses recherches, en sorte que le meurtrier devait rester longtemps inconnu.

Les habitants de Compiègne ne se conten- tèrent point de pleurer Richard; ils voulu- rent rendre aux restes de leur ami , de leur brave défenseur , des honneurs rarement accordés alors à la bourgeoisie. Les notables reçurent l'offrande des riches et des pauvres pour élever à leur jeune collègue une tombe magnifique, sur laquelle devaient être in- scrits ces mots : Compiègne à Richard Paulet, Toute la ville suivit le cercueil, qui fut porté a. 19

390 LES FL<VVY.

à l'église Saiat-Antoine , maître Joseph prononça une courte oraison funèbre , que ses pleurs interrompirent souvent. « Son bras a toujours défendu le faible et l'opprimé, dit-il ; son cœur était ouvert à tous ceux qui soufifraient, et sa fortune était celle de tous les malheureux. Dieu lui tiendra compte du bien qu'il a fait à ses semblables ; il n'a vécu que trente ans, mais sa noble vie assure son bonheur dans l'éternité. »

Les assistants fondaient en larmes. Daniel, agenouillé dans un coin de l'église, était l'ob- jet de la pitié de tous; néanmoins, l'affliction générale et les honneurs que l'on rendait à celui qu'il avait tant aimé adoucissaient un peu la douleur du pauvre homme et la ren- daient moins amère.

L'innocente cause de cette douleur ne pouvait point, hélas! la partager. Germaine, rapportée par messire Louvain, était rentrée dans Vertbois sans avoir repris sa connais- sance, et une fièvre violente , un délire af-

LES FtAVY. 291

freux avaient succédé à sou long évanouisse- ment. Elle appelait Richard d'une voix dé- chirante, elle appelait aussi Reguault; raais dans le désordre de ses idées, c'était messire Guillaume qu'elle accusait de les avoir tués tous deux, et le bonheur de messire Louvain voulait qu'elle n'eût pas encore une fois pro- noncé son nom.

En dépit de l'effroi qu'inspiraient à la châ- telaine les discours sans suite de la noble fille, et de ses efforts pour qu'ils ne fussent entendus que d'elle , il lui devint bientôt im- possible de soustraire Germaine à la vue des serviteurs du château. Dès que la nouvelle d'un danger imminent se fut répandue , l'a- mour que ces braves gens portaient à leur jeune maîtresse les rendit sourds aux prières comme aux ordres de la dame de Flavy. Tous voulaient entourer, tous voulaient soigner la bienfaisante créature qu'ils étaient menacés de perdre. La vieille Marthe, qui s'était éta- blie dans la chambre de la mourante, qu'elle

aga les flavy.

ne quittait pas un instant, acceptait les se- cours des plus habiles, et ne refusait point aux autres la triste consolation de voir une dernière fois leur protectrice, qui ne les re- connaissait plus.

Le médecin de Gorapiègne que Marthe avait fait appeler aussitôt, touché de la jeu- nesse et de la beauté de celle que tant de re- grets allaient accompagner dans la tombe, passait des journées et des nuits entières à Vertbois, tout en déclarant qu'il n'espérait rien de ses soins et que chaque heure pou- vait être la dernière heure de Germaine. Ce fut par lui que l'on apprit dans la ville le dan- ger qui menaçait la fille du sire de Flavy ; aussitôt une immense quantité d'habitants de Compiègne coururent aux portes du château, et quoique l'entrée leur fût refusée, leur foule se renouvelait sans cesse, demandant à grands cris des" nouvelles de la malade.

La dame de Flavy témoignait la même anxiété sur l'état de sa belle-fille; dans le

LES FLAVT. 293

tourment d'esprit qui l'agitait, il ne se pas- sait point une heure sans qu'elle envoyât ou qu'elle allât elle-même savoir aussi des nou- velles de la malade. Toutefois un intérêt bien contraire à celui de ces bonnes gens la faisait agir, puisque son plus grand désir était de voir la mort se hâter; la mort, en satisfai- sant sa haine, la délivrait de toutes ses crain- tes , et non-seulemenl alors elle tremblait pour elle, mais elle redoutait pour messire Louvain , dont le manoir était voisin de Com- piègne, la vengeance qui serait tirée du meur- tre de Richard si Germaine nommait le meur- trier. Messire Louvain lui-même, témoin des malédictions dont on accablait sans le con- naître celui qui avait pu frapper le jeune no- table, n'en était pas à se repentir d'avoir ra- mené à Verlbois la fille de messire Guillau tne. Bien qu'il n'eût pas l'âme assez noire pour . avoir songé d'abord à s'assurer la paix en se délivrant de Germaine , il n'en désirait pas moins vivement alors , que la tombe ensevelît

294 LES FLAVY.

proniplement le secret de la belle châtelaine et le sien.

Le sort néanmoins s'obslinait à refuser à tous deux l'atroce satisfaction qu'ils lui de- mandaient. Depuis huit jours Germaine, grâce à sa jeunesse et aux soins qui lui étaient pro- digués , luttait contre un état de faiblesse approchant de l'agonie, dont l'infortunée ne .sortait que pour retomber dans les accès d'une fièvre délirante. Maître Joseph était accouru l'un des premiers près de ce lit de douleur , celle qu'il avait vu naître vingt ans aupa- ravant, à la joie d'une nombreuse famille, allait rendre le derniersoupir, éloignée de tous les siens. Aux discours sanssuite que Germaine tenait dans son délire , il ne douta pas que l'assassin de Richard ne fût connu d'elle; mais en vain aurait-il cherché à tirer quelque lu- mière des mots confus échappés à l'égarement, et que Germaine accompagnait de cris et de larmes.

Emu de tendresse et de pitié, le bon prêtre

LES FLAVY. 296

conjurait l'infortunée de reconnaître son vieux ami , la nommait des noms les plus doux , lui parlait au nom de la sœur qu'elle appelait sans cesse dans son délire ; mais Germaine n'en- tendait rien , ne voyait rien que les effrayants fantômes qui assiégeaient son esprit troublé. Elle jetait autour d'elle des regards égarés , demandait du secours avec des accents qui déchiraient l'âme, parlait de sang, de mort, et se tordait les mains de désespoir. Ne pou- vant réussir à la calmer, maître Joseph se jetait à genoux près d'elle, implorant Dieu pour cet enfant de son cœur , et si parfois alors la fièvre venait à céder, Germaine , sans recon- naître la voix qui priait pour elle , y répondait de sa faible voix par des prières.

CHAPITKE XIX.

Mon front," que la pâleur efface. Ne conserve plus que la trace De la foudre qui l'a frappé. Lajiàktine, MédUationt.

Bien loin, comme on l'imagine, de faire instruire messire Guillaume du danger de sa fille, la dame de Flavy ne redoutait rien tant qu'un message de lui , et chaque heure qui s'écoulait lui semblait une heure de grâce.

Un matin que ses tristes pressentiments la tourmentaient plus que de coutume, elle était

LES FLAVY. 297

seule dans sa chambre. Cachée derrière un rideau, ses yeux se portaient avec autant de dépit que de colère sur la foule qui se pres- sait autour des murs , attendant la sortie du médecin, lorsque messire Louvain entra chez elle. Rappelé à Roche-Brune par une affaire pressante , il venait prendre congé d'elle , promettant de reveni^à Vertbois le soir même. « Quoi ! s'écria-t-èlle avec effroi, vous m'a- bandonnez dans un pareil moment? Vous me quittez, Pierre ! vous me quittez !

Pour quelques heures seulement ; je serai de retour avant la nuit.

Mais pourquoi partir? reprit-elle; pour- quoi nous séparer lorsque tant de dangers nous menacent tous deux?

Que pouvons-nous craindre? répondit messire Louvain; le médecin vient de me dire que, depuis hier soir, elle était sans pouls, sans mouvement, et ne prononçait plus

f une parole.

Eh bien! donc, attendez; attendez du

298 LES FLAVT.

moins quelques heures. Il se peut qu'alors nous soyons tout-à-fait tranquilles, que je puisse enfin dire à ces misérables, dont la vue me fatigue et m'irrite tous les jours , que leur bien- aimée châtelaine n'est plus de ce monde. »

Tout en parlant ainsi , elle attachait des regards furieux sur les malheureux habitants de Vertbois et de Compiègne qui remplis- saient l'avenue, lorsqu'elle aperçut une troupe de cavaliers'qui prenait le chemin du château.

« Pierre ! s'écria-t-elle en pâlissant , regar- dez ! regardez! Fasse le ciel que ce ne soit pas mon mari lui-même qui revient chez lui ! »

Messire Louvain s'approcha de la fenêtre et reconnut en effet le brillant cortège dont se faisait toujours accompagner le haut et puissant seigneur de Vertbois.

« C'est lui, dit-il, non sans être un peu troublé à son tour.

Que faire! que devenir! s'écria la châte- laine hors d'elie-mème.

LES FI.A.VT. 399

Il faut surtout garder sa tète et son sang-froid, dit le chevalier qui s'était remis aussitôt. Il ne sait rien, après tout, et votre trouble seul pourrait lui donner des soup- çons.

Mais partez du moins avant qu'il vous trouve ici; partez par la petite porte du pour- pris dont vous avez la clef.

Pourquoi donc? répliqua messire Pierre; ce serait vous perdre que d'agir avec mystère. Le sire de Flavy n'a-t-il pas déjà plus d'une fois reçu ma visite? Peut-il s'étonner que je vienne en bon voisin m'informer de l'état de sa fille, surtout quand le château de Vertbois renferme deux ou trois autres amis? Je ne veux partir, au contraire, qu'après l'avoir vu ; ma présence vous donnera du courage dans ce premier moment.

Et j'en ai besoin, dit la dame de Flavy, dont tout le corps tremblait d'une manière effrayante.

300 LES FlàVT.

Calmez-vous, ma belle, ma noble amie, reprit messire Louvain en couvrant de bai- ser ses mains de la châtelaine. Je voudrais que vous fussiez en état d'aller le recevoir dans les cours. Faites qu'il vous voie la pre- mière; attendrissez-vous sur le malheur qui l'attend

Êtes-vous sûr qu'elle ne parle plus? in- terrompit la dame de Flavy.

J'en suis certain. Peut-être n'est-il plus temps qu'il assiste au dernier soupir de sa fille.

Ah 1 s'il en était ainsi ! dit-elle en levant les yeux au ciel.

Agissez dans cette croyance. Abordez cet homme odieux sans témoigner aucune crainte; flattez sa douleur; quelque chose qu'il dise ou qu'il fasse dans son désespoir, approuvez tout. Soumettez-vous enfin : vous n'avez pas voulu frapper le tigre; apprenez à feindre avec lui. »

LESFLAVY. 3oi

Messire Louvain , tout épris qu'il était de la belle châtelaine , n'ignorait point qu'elle était loin d'avoir reçu en partage la patience et la douceur; il craignait surtout pour elle ce caractère impérieux, si propre à exciter les violences de messire Guillaume , et cette crainte dictait des conseils que la dame de Flavy lui promit de suivre.

L'objet de sa terreur approchait ; elle s'ef- força de reprendre du calme. Suivie de celui dont l'amour et le courage la soutenaient un peu, elle descendit dans la première cour, au moment l'on ouvrait la grande porte pour le sire de Flavy.

Messire Guillaume , déjà instruit de son malheur par les gens de Compiègne qu'il ve- nait de voir, sauta précipitamment à bas de son cheval, et^ sans paraître même remar- quer sa femme qui s'avançait vers lui, s'écria d'une voix désespérée : «Où est-elle? est- elle? Que je voie ma fdle ! » Un geste alors

3o2 LES FtAVt.

ayant suffi pour l'instruire, il s'élança vers la tour avec une rapidité telle qu'on eût vaine- ment essayé d'accompagner ses pas.

Un pareil accueil était si peu propre à ras- surer la châtelaine que , ses jambes ployant sous elle, elle fut obligée de s'appuyer sur le bras de messire Louvain. Bien loin que celui- ci pût la décider à suivre messire Guillaume, elle exigea de lui qu'il partît à l'instant même pour Roche-Brune , afin de ne point ajouter à ses dangers par sa présence. Le chevalier, au désespoir de l'abandonner ainsi, combattit vainement son eflVoi, et fut enfin contraint de céder à ses prières, non sans avoir obtenu la parole qu'il recevrait d'elle un message dans la journée même.

Cependant le sire de Flavy était arrivé près de sa fille, et le calme sinistre qui régnait dans cette chambre , le jour paraissait à peine, l'avait fait tressaillir de crainte. Marthe, maître Joseph et deux ou trois femmes en

LES FLAVY. 3o3

touraient en silence le lit de la mourante, dont on n'entendait plus même la pénible^^et faible respiralion. Il s'approcha de ce lit sur lequel Germaine, les yeux fermés, le visage couvert d'une pâleur livide , était étendue sans mouvement. «Vit-elle encore?» deman- da-t-il en frémissant. Un signe affîrmatif du bon prêtre ayant allégé le poids affreux qui oppressait sa poitrine, il prit la main de sa fille, et la serrant dans les siennes :

«Reconnais-moi, Germaine , dit-il d'une voix altérée par la douleur, reconnais ton père. »

A ces mots Germaine se souleva, retira sa main avec force. «Mon père! dit-elle en ou- vrant ses grands yeux égarés, mon père! tout couvert du sang de Regnault! du sang de Ri- chard ! 11 vient donc pour me faire enterrer avec eux? Eh bien! me voilà, me voilà! » Et se plaçant comme dans un linceul, elle laissa retomber sa tête.

3o4 LtS FLAVY.

a Que dit-elle ? mon Dieu ! s'écria le sire de Flavy.

Dans le délire qui ne l'a point quittée , répondit maître Joseph , elle n'a cessé de par- ler de la mort de son cousin.

Qui de vous l'en a instruite? dit messire Guillaume, les yeux étincelants de colère.

Hélas ! répliqua la vieille Marthe en pleu- rant , tout le monde ici l'ignorait ; ses discours seuls m'apprennent que je ne reverrai jamais celui que j'ai nourri de mon lait!

Misérable femme! s'écria messire Guil- laume se parlant à lui-même , elle paiera cher son indiscrétion!» Puis se penchant de nou- veau vers sa fille : « Tu ne peux me punir d'a- voir voulu te venger, ma Germaine, « reprit-il > et maître Joseph vit une larme sillonner ce farouche visage « Tu pardonneras à ton père, à ton père qui t'a toujours chérie. »

Mais il semblait que l'infortunée ne pût supporter le tourment d'entendre la voix qu lui parlait. Se relevant avec véhémence :

LES FLAVY. 3o5

« Sortez, dit-elle, sortez tous, je souffrirai moins seule ! ne laissez'entrer que Marie. Ma- rie! tu viendras, n'est-il pas vrai? tu m'amè- neras ton fils? cela me fera tant de bien! Ap- proche , approche, ma pauvre sœur; donne- moi ce cher enfant, que je l'embrasse! Ah! comme je vais l'aimer ! comme je veux qu'il m'aime ! Tu ne seras pas jalouse , Marie ? Mais non, reprit-elle avec effroi, cache-le, ca- che- le , ils le tueront ! Sauvez-vous tous deux, bien loin! bien loin! » Et son agitation devint telle que son visage, tout à l'heure si pâle, se couvrit d'une rougeur ardente , et ses yeux étincelèrent.

« Sainte Vierge ! dit Marthe , voilà la fièvre qui la reprend.

Pourquoi le médecin n'est-il pas ici? cria messire Guillaume avec colère.

Il sort à l'instant et ne tardera pas à re- venir , répondit maître Joseph.

Il faut en appeler plusieurs, ceux de Yerberie , de Noyon , tous enfin. Mort à celui

II. 20

5o6 LES PLAVY.

qui refuserait de venir! qui refuserait de lui porter secours ! »

En parlant ainsi messire Guillaume se rap- prochant de Germaine, qui venait de tomber dans un état convulsif : « Ma fille ! s'écria-t-il, ne meurs pas! ne meurs pas, Germaine! » Et ne pouvant plus supporter ce cruel spectacle, il sortit précipitamment pour faire chercher des médecins.

Comme il traversait une galerie qui con- duisait de la tour à son appartement, le mal- heur voulut qu'il renconUât la dame de Flavy que son inquiétude sur ce qui pouvait se pas- ser chez Germaine amenait sans cesse de ce côté. Il courut vers elle , et saisissant le bras de la malheureuse femme qu'il serra de toute la force de son poignet : a Priez Dieu qu'elle vive, lui dit-il avec un accent terrible; si je la perds , malheur à vous ! » Et il passa.

La châtelaine, sunnon tant l'affreuse douleur que lui faisait encore éprouver cette étreinte, se hâta de regagner sa chambre. Elle fit aus-

LES FLAVY. 3o7

sitôt venir une de ses femmes qui possédait toute sa confiance. «Cours après messire Lou- vain, lui dit-elle, cours jusqu'à Pioche-Brune s'il le faut, et dis-lui qu'à la nuit tombante je l'attends à la petite porte du pourpris. »

CHAPITRE XX.

Ce n'est plus cet amour de myrtes couronaé ; De poignards, de poisons, il marche environné. Thomas.

La nuit était sombre et pluvieuse; deux heures sonnaient à l'horloge de Compiègne lorsqu'une fenêtre basse du château de Vert- bois s'ouvrit sans bruit pour donner passage à trois personnes qui, d'un pas rapide, ga- gnèrent la petite porte de l'enclos. De ces trois personnes , la dame de Flavy marchait la première , appuyant son bras tremblant sur le bras de messire Pierre Louvain ; l'homme qui les suivait était le bâtard d'Or-

LES FLAVY. SOQ

bendas qui , la veîtle au soir, ainsi qu'il fai- sait toujours lorsqu'il accompagnait son maî- tre , avait placé son lit dans la salle qui précédait la chambre à coucher du sire de Flavy. Arrivés à la petite porte , ils y trou- vèrent un serviteur de messire Pierre et des chevaux. Sans perdre un instant, sans pro- noncer une parole, tous trois montèrent à cheval avec la plus grande précipitation et partirent au grand galop.

Le lendemain , la matinée étant déjà fort avancée , et les gens de messire Guillaume ne le voyant point paraître sans que personne l'eût vu sortir, un d'eux se hasarda à monter chez son maître ; mais à peine entré dans la chambre, cet homme recula d'horreur de- vant l'afifreux spectacle qui s'offrit alors ù ses yeux. Un long ruisseau de sang s'échappait du lit sur lequel le sire de Flavy était étendu, percé de plusieurs coups de poignard, dont un lui traversait le cœur. Son épée, que la veille au soir on lui avait vu poser près de

3lO LBSFLAVY.

lui , se trouvait encore à la même place, et tout indiquait que les assassins avaient fait passer le brave du sommeil à la mort sans lui laisser le temps de se défendre.

Un coup aussi hardi n'expliquait que trop la fuite de la dame de Flavy et celle du bâ- tard d'Orbendas. Aussi maître Joseph , à défaut de parents ou d'amis du défunt, se chargea-t-il d'instruire Charles, Hector et Raoul de Flavy du crime qui leur enlevait un frère, afin qu'ils pussent en poursuivre les auteurs ^. Ce fut lui de même qui se chargea du soin de faire rendre les honneurs

(1) Sur l'ordre du roi et du parlement la vicomtesse d'Arsy fut longtemps retenue prisonnière. Toutefois, d'après sa déclaration faite devant le roi et son conseil que Guillaume de Flavy l'avait accablée de rudesse et de mauvais traitements, elle obtint sa grâce, et toutes ses seigneuries lui furent rendues. Mais pour parvenir à cela, ajoute Mathieu de Coucy, il lui en coitsla grande chevance et beaucoup d'argent. Quant à messire Louvain , plus de quinze ans après, dans la ville de Bordeaux , il fut attaqué ^ fr-appé et mis en grand péril de mort par les serviteurs de Charles , Hector et Raoul de Flavy.

LE8 FLAVY. 3l 1

funèbres au chef de la noble famille, et messire Guillaume alla reposer près de la malheureuse mère de Marie, dont il avait abrégé les jours, et dont la vicomtesse d'Arsy avait pris la place.

Le jour que la terre reçut le cadavre de celui qui lui en avait envoyé tant d'autres, aucune larme ne coula sur cette nouvelle tombe} aucune prière, si ce n'est celle de maître Joseph ^ ne s'éleva Vers Dieu pour obtenir qu'il étendît sa miséricorde sur l'homme qui n'avait jamais fait grâce. La mort sanglante du sire de Flavy parut à tous une justice céleste. Les habitants de Gom- piègne et de Vertbois se le persuadèrent d'autant mieux que la même nuit qui vit mourir messire Guillaume vit renaître à l'existence celle pour qui le pauvre priait.

Une heureuse crise , que le médecin n'a- vait osé espérer, vint rendre à Germaine la vie et la raison. Elle reconnut tous ceux qui l'entouraient, tendit la main à maître Joseph,

3 1 2 LES FLAVY.

et d'une voix tremblante qu'on entendait à peine :

« Richard, dit-elle, Richard est-il mort ? » Il fallut la tromper alors ; maître Joseph , espérant bien que Dieu lui pardonnerait ce mensonge, lui fit croire que le jeune bour- geois n'avait point succombé à sa blessure, mais qu'il se rétablissait lentement. Bientôt Germaine voulut au moins voir Daniel, voir Georgette ; elle priait sans cesse le bon prêtre d'aller chercher, d'amener près d'elle un de ceux qui soignaient Richard, et pen- dant deux semaines qu'elle passa dans un état de faiblesse qui pouvait faire craindre une rechute, maître Joseph fut contraint d'employer mille ruses pour se dispenser de satisfaire ses désirs. Ignorant d'ailleurs que messire Guillaume fût revenu à Vertbois , elle ne prononça pas une fois le nom de son père.

Dès'qu'elle eut repris assez de force pour confier à son vieux ami les souffrances qui

LES FLAVY. 3l3

l'avaient conduite aux portes du tombeau , maître Joseph apprit la mort de Regnault , le nom du meurtrier, et le nom du meur- trier de Richard. L'infortunée, qui lui ouvrait son cœur tout entier, ne lui cacha plus ce qu'avait été pour elle l'époux qu'elle avait donné à sa sœur ; il sut quel bonheur elle s'était promis tant qu'elle avait vu dans Re- gnault son fiancé et quelle peine amère avait succédé à ces douces espérances. Tan- dis que d'une voix déchirante Germaine dé- roulait aux regards du bon prêtre ce long tissu de douleur, il attachait des yeux hu- mides de larmes sur le pâle et beau visage se peignait une âme si belle, et deman- dait tout bas à Dieu le prix de tant de vertus et de tant d'infortunes.

Bientôt, cependant, il devint impossible de cacher davantage à Germaine qu'elle était orpheline , et que son père avait suc- combé sous les coups d'un assassin. Cette fin terrible de messire Guillaume arracha le

3l4 LÉi^AV*.

pardon du cœur de sa flialheurétise fille ; elle devait aussi sans doute attirei" sur lui mi- séricorde de Died, et Germaine pria et fit prier dans toutes les églises de Conipiègne pour 1 anie de cet homme cruel tjui l'&'i'Éiit aimée; mais sa douleur fut loin d'approcher de celle qu'elle éprouva lorsqu'il fallut enfin lui ap- prendre que Richard avait cessé de vivre. Quelque soin que prit maître Joseph d'a- doucir pour elle ce dernier coup, elle faillit y succomber, et l'on trembla de la voir re- tomber dans l'affreux état dont elle était à peine sortie. Richard mort, mort en la pro- tégeant, devenait un objet de regrets si cui- sants, si cruels, que chaque jour semblait accroître son désespoir. Elle ne pouvait le nommer, elle ne pouvait penser à lui sans verser des larmes dont l'amertume était dé- chirante. « Ah ! mon bon, mon pauvre Ri- chard! s'écriait-elle, pourquoi ne suis-je pas morte moi-même avant d'aller te chercher pour te conduire dans la tombe ! C'est moi,

LES FLAVY. 3 1 5

c'est moi qui l'ai tué ! » Et maître Joseph , qui s'efforçait en vain d'arracher cette hor- rible persuasion de l'esprit de Germaine , se disait, désespéré lui-même: « C'esi donc pour Richard qu'elle mourra! »

Un jour, après être restée longtemps plon- gée dans un morne silence, elle dit au bon prêtre : « Un seul désir pourrait encore m'être permis; mais mon malheur ne voudra

pas qu'il soit jamais exaucé. Je voudrais voir

Daniel.

Pourquoi , ma chère enfant? demanda maître Joseph.

Pour qu'il me pardonne ! répondit Ger- maine en fondant en pleurs; il aimait tant llichard! Ah! si Daniel consentait à me voir, à me pardonner, quel bien cela me ferait! »

Maître Joseph lui offrit de faire quelques tentatives pour lui procurer cette consolation , et Germaine ayant répondu à son offre par un doux et triste sourire, il partit aussitôt pour Compiègne. Comme il avait été plus

3l6 LES FIAVY.

d'une fois témoin du désespoir de Daniel , il tremblait aussi que le petit sorcier ne con- sentît point à venir trouver l'infortunée qui implorait sa présence et que la démarche qu'il allait faire, n'obtenant pas de succès, n'ajoutât encore à la douleur de Germaine.

Cette crainte tourmentait vivement son esprit lorsqu'il arriva devant la maison de dame Marguerite. Les fenêtres qui donnaient sur la rue étaient fermées avec soin, et le plus grand silence régnait dans cette demeure que le maître n'habitait plus. Le vieux prêtre, après avoir longtemps frappé inutilement à la porte, questionna quelques gens du voisinage, et il apprit que dame Marguerite , dans l'espoir de distraire Georgette d'une douleur que rien ne pouvait calmer, avait quitté Compiègne pour aller habiter Paris. La tante et la nièce s'étaient mises en route la veille, et Daniel n'a- vait pas hésité à suivre celle qui pleurait Ri- chard. Germaine en apprenant ce départ poussa

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un long soupir, puis elle baissa tristement la tête , et de grosses larmes tombèrent sur ses mains jointes.

« J'irai donc sur sa tombe , dit-elle enfin d'une voix douloureuse ; ne consentirez-vous pas à m'y conduire , mon père , à m'y con- duire demain ? » ajouta-t-elle en attachant sur le vieillard des regards suppliants.

C'est en vain que maître Joseph lui repré- senta qu'elle n'aurait point assez de force pour arriver à Compiègne, et que le snectacle qu'elle allait chercher ajouterait à ses peines; il la vit si fermement résolue à remplir ce pieux devoir sans retard qu'il ne voulut lais- ser à aucun autre que lui le triste soin de l'ac- compagner.

Le soleil était à peine levé le jour suivant en effet que Germaine, appuyée sur le bras du bon prêtre , suivait le chemin de la forêt qui conduisait à la ville. Ses jambes encore faibles et tremblantes pouvaient à peine la soutenir ; néanmoins elle fit toute la route

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sans vouloir s'arrêter un moment , et l'aspect d'un des plus beaux jours du printemps , la vue de ces vieux arbres qui avaient abrité son enfance , rien ne put la distraire de la re- ligieuse pensée qui occupait son âme.

En entrant dans cette vaste église , entière- ment déserte alors , elle se souvint du temp$ chaque dimanche Richard venait y prier près d'elle et près de Marie; elle reconnut la place l'infortuné jeune homme s'agenouiU lait, élevant vers Dieu son cœur si noble et si pur , et ses yeux s'arrêtèrent longtemps sur celte place vide.

Maître Joseph la conduisit devant la tombe et s'éloigna de quelques pas pour lui laisser la liberté de se livrer à toute sa douleur. Alors Germaine, tombant à genoux sur la pierre, joignit les mains avec un sentiment de res- pect et de tendresse que les mots ne sauraient rendre. « Richard , dit-elle , du haut du ciel que ta belle âme habite sans doute , ne re- pousse pas ma prière ! ae repousse pas la mal-

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heureuse femme que tu as longtemps chérie! Pardonne-moi, Richard! pardonne-moi d'a- voir causé ta mort ! » Les sanglots les plus dou- loureux l'empêchèrent bientôt de poursuivre ; mais elle n'en restait pas moins prosternée de-- vant ces restesmuets qu'elle iraploraitde cœur, dans une angoisse indicible. Ses yeux élevés vers le ciel semblaient y chercher les yeux de celui qui n'était plus pour y lire son par- don. Bientôt l'image du jeune milicien lui ap- parut, telle qu'elle était si vivement empreinte dans son imagination ; l'objet de ses larmes la contemplait comme au temps, déjà loin, hélas! où, trop heureux de vivre près d'elle, de l'adorer en secret , il avait été son soutien, son ami , son frère. Alors le souvenir de ces regards d'amour que l'infortuné avait si sou- vent jetés sur elle lui devint présent au point qu'elle ne put se représenter longtemps le noble et beau visage de Richard sans le voir encore lui sourire.

Cette heureuse illusion parvint à porter

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dans 1 ame de Germaine un sentiment conso- lateur ; il lui sembla qu'un poids affreux ces- sait de l'oppresser , et des larmes de regrets, de tendresse , de reconnaissance coulèrent plus doucement de ses yeux. Elle pria long- temps, et lorsqu'elle se leva pour rejoindre son vieux ami : « Je reviendrai, Richard, dit- elle en posant sa belle main sur la tombe ; jusqu'à mon dernier jour, s'il est éloigné , je reviendrai souvent ! »

CHAPITRE XXI.

L'amour relient l'iiumble colombe ; Il faut prier sur une tombe, Il faut veiller sur un berceau. Victor Hcco, Odes.

CONCLUSION.

Abattue par tant de douleurs, la jeune châtelaine de Vertbois, l'héritière des grands biens de messire Guillaume, n'offrait plus que la belle ombre de ce qu'elle était naguère. Une pâleur mortelle ne quittait plus son front, et le feu de ses grands yeux noirs sem- blait s'être éteint dans les pleurs. Souvent on la voyait passer des heures entières en si-

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lence, plongée dans une sombre rêverie; souvent aussi elle parcourait à pas lents les vasles salles du château tout retraçait à sa mémoire les scènes de son enfance, tout lui rappelait celte famille si nombreuse et si chère, dont les uns avaient cessé de vivre, dont les autres vivaient loin d'elle. Elle se traînait.jusqu'à la chapelle ; elle s'agenouil- lait à la place Regnault et Marie avaient reçu la bénédiction nuptiale; elle les revoyait tous deuXj elle revoyait Richard; puis, je- tant autour d'elle des regards de désespoir, elle s'écriait : a Aujourd'hui, seule! seule! » De toutes les peines qui affligeaient le cœur de Germaine , en effet , l'isolement était peut-être la plus cruelle et celle de tous les moments ; car ce cœur n'avait battu jus- qu'alors que pour aimer. Aussi la présence de maître Joseph et les soins que cet excel- lent ami lui prodiguait lui causaient-ils un at- tendrissement qui quelquefois allait jusqu'aux larmes. Dès qu'il arrivait près d'elle^ Ger-

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maine lui tendait sa inaiii amaigrie^ lui adres- sait un de ces vsourires d'autrefois, et s'effor- çait devant lui de se montrer moins malheu- reuse.

Telle était la triste existence de cet enfant du malheur, lorsqu'un matin maître Joseph entra, le visage rayonnant de satisfaction. «Réjouissez-vous, ma fille, lui dit-il, réjouis- sez-vous! la paix avec le duc de Bourgogne est signée. »

A ces mots une faible rougeur colora les joues pâles de Germaine. « La paix, dit-elle, la paix! Ainsi je reverrai Marie, si elle n'a point quitté la courd'Arras!

Quel autre séjour aurait-elle pu choi- sir, répondit le vieillard, lorsqu'elle vit là, protégée par vos oncles Hector et Raoul, qui sans doute tiennent lieu de père à son enfant?

Son enfant ! je vais donc le voir aussi ! dit Germaine, dont cette pensée semblait ra- nimer l'existence. Je retrouverais une fa-

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mille! Ah! je n'espérais pas qu'un si grand bonheur me fût réservé !

Et moi, mon enfant, et moi je n'ai ja- mais douté que, pour prix de tant de souf- frances, le ciel vous accorderait des jours calmes et sereins, une félicité aussi pure que votre âme.

Quoi ! je vivrais près de Marie! près du fils de Regnault! Je n'ose le croire, mon père ; tant de fois déjà nous nous sommes flattés que la paix était faite!

Mais pour cette fois rien n'est plus cer- tain. Le gouverneur a reçu celte nuit un message du roi qui défend désormais toute hostilité contre les Bourguignons. La paix définitive a été signée à Arras, le vingt-un de ce mois ; Philippe et ses seigneurs ont juré sur la croix de la maintenir. On sait même que le sire de Lannoi, en levant la main , a dit qu'il n'en serait pas de celle-ci comme des cinq autres, et qu'il promettait à Dieu de ne jamais l'enfreindre. Enfin d'heure

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en heure il arrive des nouvelles qui confir- ment ce que j'avais appris au château.

Et dès à présent le chemin d'Arras est libre?

Libre comme tous les chemins du royaume, répondit le bon prêtre, se livrant à un transport joyeux. Les barrières élevées entre nos provinces sont abattues ; la France ne reconnaît plus qu'un maître ; tous les Français vont marcher sous le même dra- peau...

Et mon oncle Hector, mon oncle Raoul reviendront comme amis à Compiègne ! in- terrompit Germaine avec un contentem^yit inexprimable; ils défendraient nos murs si les Anglais osaient encore les attaquer!

Oh ! maintenant que nous n'allons plus avoir affaire qu'aux étrangers, nous aurons bon marché d'eux, j'espère.

Oui, oui, dit Germaine avec l'accent d'une joie inaccoutumée , ce jour est un jour de fête pour tout le royaume. »

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Alors maître Joseph se mit à lui peiadre l'ivresse qu'excitait cette heureuse nouvelle , les transports des citoyens de toutes les classes ; le clergé , la noblesse , le peuple se mêlant dans les rues, sur les places pour crier : Noël ! enfin le délire général qui avait lieu à Com- piègne comme il avait eu lieu à Arras.

Germaine souriait doucement au tableau du bonheur public , et son pauvre cœur bat- tait de plaisir à l'idée que les malheurs de la France étaient finis. Elle voulut contribuer richement aux réjouissances que préparait la ville , et chargea maître Joseph de répandre avec profusion ses largesses sur tous les infor- tunés de Yertbois et de Compiègne.

Depuis ce moment plus d'une douce pensée vint se mêler aux tristes pensées de Germaine ; une première joie est si vive, quand on a beau- coup souffert , qu'elle ne pouvait songer à re- voir Marie sans éprouver un contentement qui lui ravissait l'âme. Sans cesse elle s'entretenait avec maître Joseph de son départ pour Arras ,

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le bon prêtre s'était engagé à l'accompa- gner dès qu'elle serait assez forte pour se mettre en route, et le bonheur qu'elle atten- dait semblait devoir suffire pour hâter cet in- stant. En attendant un jour si désiré, elle se plaisait à faire embellir sa demeure , que bien- tôt sans doute sa sœur et l'enfant chéri vien- draient habiter tous deux, et, grâce à celte heureuse pensée , Vertbois reprenait à ses yeux le charme que depuis longtemps il avait perdu.

Un jour elle était seule dans sa chambre , prêtant l'oreille au bruit des fêtes et des chants d'allégresse qui depuis une semaine retentissaient autour du château.

« Béni soit le ciel ! disait-elle ; il existe des heureux, et peut-être bientôt moi-même je sentirai mon cœur battre de plaisir ! »

Dans ce moment la porte s'ouvrit ^ et Chariot entra, conduisant un chevalier, que Germaine reconnut aussitôt pour son oncle Hector. A la vue d'un parent, d'un Flavy, elle pousse un

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cri de joie , court à lui. ... 0 bonheur ! ô con- solatioa céleste! une femme en deuil le suit, tenant par la main un enfant de deux ans beau comme les anges. «Germaine, dit Marie qui se précipite au coude sa sœur, veux-tu que je vive près de toi avec le fils de Regnault?

Il aura deux mères! » s'écrie Germaine en pressant avec transports l'enfant sur son cœur.

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