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HERETIQUES

D'ITALIE

i.\ir. blMO^ HAÇON ET coMt"., riiE ii'EnFiirnr, I.

LES

HÉRÉTIQUES

D'ITALIE

DISCOURS IIISTORIUUES

DE CÉSAR CANTÙ

TRADUITS DE l/ 1 T A 1, 1 E Pi

PAR ANICET DIGARD ET EDMOND MARTIN

SEULE TRADUCTION AITORISÉE, REVUE ET CORRIGÉE l'AR l'aLTEUR

A Doo rrcdit.i siiiit ilis cldinna Iici. (Jind fiiiiii si quidam illoiiiui iinn credidiMiinl Y ^uIIl(|Uul iiicrodii- lit.i» coriim lideiii Dei cvacuabil? Ahsit.

(Ei)isl. H. l'aiili ad Humanos. cap. m. i, 5 )

LES PRÉCURSEURS DE LA RÉFORME

PARIS

LIBRAIRIE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS

PI TOïS-CUETTÉ , LI15RAII{E-EDITEUU

111 I. iiL i/ai;cayu-saim-i,lr.main , i:;

S087S?

PREFACE.

AUX LECTEURS SÉRIEUX,

Dans les travaux historiques qui ont été les délices et aussi les dures épreuves de ma longue carrière d'auteur, j'ai toujours donné une grande pi je à l'histoire reli- gieuse, persuadé qu'on ne peut se former une idée claire et complète des temps et des hommes, sans savoir ce qu'ils croient, ce qu'ils craignent, ce qu'ils espèrent re- lativement aux choses surnaturelles. C'est surtout dans mon Histoire des Italiens, que j'ai cherché à mettre en lumière les vicissitudes du catholicisme, qui eut toujours dans notre pays son trône et son chef : je l'ai fait tout particuhèremënt pour l'époque il eut à subir les déchi- rements de la Réforme.

Nos historiens, préoccupés de la politique proprement dite, n'ont fait que glisser sur le côté religieux de la Ré- forme ; ils esquissenll'affaire des indulgences, les diatribes de Luther; l'excommunication lancée par Léon X, le con- cile de Trente, mais ils ne se sont pas occupés davantage d'un fait qui cependant remuait la société jusque dans

I a

II PRÉFACE.

ses entrailles. La vulgaire habitude de dire une chose parce qu'elle a déjà été dite, fait répéter tous les jours, d'après Voltaire, que le peuple italien, spirituel avant tout, occupé d'intrigues et de plaisirs, ne prit aucune part aux bouleversements de cette époque.

Tout au contraire, certains auteurs ecclésiastiques, de ce ton plaintif et désolé qui semble chez eux la note habi- tuelle, exagèrent l'étendue du péril : s'attachant seulement à défendre l'Église établie, ils ne reconnaissent dans les hérétiques que des âmes perdues, dignes d'exécration et non d'étude; et, comme ils n'admettent ni bonne foi ni erreur excusable, ils ne voient dans les rigueurs exercées contre eux que le juste châtiment de la perversité et de la rébellion.

De nobles caractères, des intelligences brillantes, des convictions passionnées qui se heurtent et disputent pour arriver à la possession de la vérité; des générations en- tières, s'agitant sous l'empire d'une loi morale qui n'est autre que le besoin d'éclairer les croyances et de réfor- mer les actions, offrent cependant un spectacle solennel, et surtout un enseignement utile pour des temps les intérêts matériels ont tout envahi. Plus j'ai étudié cette époque de la Réforme, et plus je lui ai trouvé de ressem- blance avec la situation actuelle.

Lorsque, au quinzième siècle, des flots de lumière se ré- pandirent subitement sur le monde entier, les hommes crurent voir s'ouvrir devant eux des horizons inconnus, et renversèrent le droit ancien sans réussir à en édifier un nouveau. Alors comme aujourd'hui, les partis en présence se poursuivirent à outrance sur le terrain de la morale, comme dans la sphère de la foi et dans le do- maine de l'intelligence; ils échangèrent entre eux des qualifications d'autant plus propres à enfanter des haines implacables qu'elles sont générales et vagues; ils dégui- saient des calculs égoïstes sous des phrases sympathi-

PRÉFACE. m

i|ues; ils s'efforçaient de donnera des paroles vaines l'aii- torité des faits, et à de simples formules la valeur d'ar- guments solides. Alors on proclamait bien haut la liberté de conscience, comme on proclame de nos jours la liberté politique sans la vouloir loyalement, et souvent même sans la comprendre; alors aussi on substituait la manie des innovations subites à l'amélioration progressive des institutions, l'opinion au droit, la violence à la persua- sion.

Spectateurs non inactifs d'unecrise toute semblable, nous sommes en position de mieux apprécier celle d'alors et de juger ses accusations, les griefs échangés, la gloire et l'in- famie prodiguées par caprice et à conlre-sens. Il y a un point de viie tout nouveau pour étudier l'histoire d'Italie et en même temps l'histoire de la pensée indépendante. Mais si l'on considère le grand nombre de travaux entre- pris sur la Réforme dans différents pays, et toujours par des écrivains non catholiques (A), on serait tenté de croire que ce thème ne peut être utilement développé qu'an profit de la négation hétérodoxe.

L'orgueil de notre temps, qui nous faiL nier tout ce que nous ne comprenons pas, et sous l'empire duquel nous nous croyons dispensés de faire effort pour comprendre ; la répugnance à subir une autorité quelconque, et sur- tout l'autorité sacerdotale; les applaudissements qui ne manquent jamais aux mouvements subversifs; ceux qu'on obtient en provoquant le scandale et en se faisant l'écho de la foule; la prédominance de l'opinion sur la con- science; le désaccord en tout, excepté quand il s'agit de ruiner la foi qu'on n'a pas, et de combattre des doc- trines qu'on ne connaît point ou qu'on connaît mal: tout cela explique l'antipathie que soulève la cause qui a triomphé en Italie. Cette antipathie peut s'étendre jusqu'à l'historien.

D'ailleurs une société idolâtre d'elle-même, et qui se

ÎV PRÉFACE.

persuade facilement que pour elle le progrès consiste à renier et à insulter son passé, considérera non-seulement comme inopportune, mais encore comme insensée cette revue rétrospective de la théodicée de nos pères, cette vieillerie bonne pour un musée ; et elle traitera de rétro- grade digne seulement de compassion celui qui songe à réveiller des discussions oubliées.

Oubliées! mais n'est-ce pas aussi une lutte d'idées qui éclata autrefois entre les Grecs et les Perses, entre les métropoles et leurs colonies, entre la monarchie et la république, entre l'épée et la crosse? Oubliées! mais, com- ment le dire, aujourd'hui qu'on fait tant d'efforts et qu'on prodigue tant d'argent pour la propagande des doc- trines hostiles au catholicisme? comment le prétendre, lorsqu'on entend tous les jours dans les cafés comme dans les parlements agiter les problèmes les plus ardus et les plus élevés de la foi, de la constitution de l'Église, et dis- cuter l'influence qu'elles peuvent avoir sur la vie sociale. Il n'y a pas longtemps qu'une attaque dirigée contre le plus grand de tous les êtres considéré dans le temps il avait revêtu notre humanité, réveillait, et les consciences crai- gnant Dieu, et les consciences téméraires. La vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ est devenue une question à l'ordre du jour.

Il est vrai que toutes ces questions avaient bien plus d'importance et de retentissement, lorsque les intelli- gences s'appliquaient de préférence à l'étude de Dieu, de l'âme et de la destinée humaine, et lorsqu'on re- connaissait non-seulement la sainteté, mais la beauté su- blime de la rédemption, du repentir et de l'amour. C'é- tait là qu'on trouvait des inspirations pour agir et des motifs pour s'abstenir; de naquirent les sectes, et c'est à celte source que les partis puisaient leurs ardeurs pour la lutte : en un mot toutes les études comme toutes les méditations roulaient sur les maximes

PRÉFACE. V

éternelles , aussi mystérieuses que les abîmes de la con- science.

Ces temps sont loin de nous, mais nos contemporains eux-mêmes, bien qu'indifférents au travail intime de l'âme, ne peuvent nier que chez l'homme le besoin de croire soit aussi impérieux que celui de raisonner. El puis, quelle grande question peut-on aborder sans éclai- rer et raffermir les principes? Qu'est-ce que le droit? Quels rapports ont les individus entre eux et avec la so- ciété? Où finit le domaine de la raison, et commence celui de la foi? quelle part doit-on faire à l'indépendance individuelle, quelle part à l'autorité? comment et pour quelle fin sommes-nous dans ce monde? comment devons- nous nous conduire ou être conduits, si ce monde a été créé et est encore gouverné par un être supérieur à nous.

Toutes ces questions se tiennent, et le problème reli- gieux se retrouve au fond de tous les problèmes contem- porains, là même il apparaît le moins : il se réalise dans l'ordre des faits, de façon à montrer que le péché originel fait la légitimité des gouvernements, et que les mauvais instincts justifient le droit de punir et l'existence des armées. Le libre arbitre et la fatalité, voilà les pôles entre lesquels roulera éternellement la philosophie aussi bien que la théologie.

Quand un éloquent sophiste prêcha un état de nature contraire et tout à fait opposé à l'état social; quand il dit : « L'homme est bon, et la société le pervertit; » en renversant l'ordre théologique, il renversa aussi l'ordre politique et enfanta la révolution.

Plus le flot révolutionnaire monte, et plus il bat en brèche les digues de l'autorité; mais le sentiment nous révèle confusément, l'intelligence nous fait voir clairement et l'expérience nous affirme que la société a besoin pour subsister oudelafoi ou de la force. Affaiblir les croyances,

TI PREFACE.

c'est affaiblir l'homme lui-même, c'est remplacer la voix de la conscience par le despotisme des ordonnances; c'est employer les menaces, la prison, la force armée, les impôts, les serviteurs de l'Élat, pour faire que l'homme subisse, en le maudissant, un joug qu'auparavant il subis- sait avec l'obéissance de l'amour ou du moins avec rési- gnation-

En vérité, aujourd'hui, tandis que la vie des peuples se transforme, et qu'au milieu des souffrances qui en résul- tent le temps nous manque pour y penser, l'homme se dé- tache des idées élevées pour se laisser glisser dans le do- maine de la matière et au courant des choses du jour. Insatiable de tout ce qui exalte. et enivre, affolé de progrès matériels, il dédaigne toute innovation qui ne se traduit pas en espèces sonnantes ou en plaisirs. En conséquence, à l'hérésie qui nie et proteste a succédé l'hérésie qui ignore et ne distingue plus. Quel homme de nos jours a quelque expérience de la vie spirituelle? Qui dispute encore sur la question de savoir si c'est la foi, ou si ce sont les œuvres qui nous sauvent? si Dieu dans le sacrement de l'autel se trouve en substance ou à l'état de symbole? Le dogme est considéré non plus comme l'essence de la religion, mais comme une explication, une sorte de formule que s'est donnée à elle-même notre raison, avide de voir clair dans ce que tout le monde sent, mais mettant toujours au-dessus des croyances rindéjjendance de l'esprit individuel. Même pour les bons, la foi est déjà moins une qualité intérieure et surnaturelle que la règle extérieure de la vie; et je ne parle pas de ceux qui non-seulement bannissent de l'ordre naturel ce qui est au-dessus des sens, mais encore en nient la possibilité.

Combien, même parmi les personnes instruites, possè- dent à peine quelques notions générales, indéterminées, obscures, peu respectueuses même sur les divergences doctrinales entre les Catholiques et les Protestants ! En

PREFACE. Vii

Italie il est facile de reconnaître la cause principale d'un pareil état de choses ; la nation, avant les déchirements actuels, était tout entière catholique, et par conséquent à l'abri des controverses ; mais aujourd'hui ceux-là mêmes qui ont le devoir de poursuivre ce genre d'études ne cul- tivent pas suffisamment, soit la science des sources en ce qui concerne la lettre (philologie biblique, critique, her- méneutique), soit la science des principes (apologétique, dog- matique, catéchèse, pédagogie, liturgie, art, droit, morale), soit celle des faits (archéologie, histoire), ou celle des symboles.

Gomme les esprits frivoles bavardent chaque jour sur les grands sujets avec une témérité égale à leur ignorance, les vrais savants, ne se trouvant pas en face d'adversaires sérieux, dédaignent de descendre dans la lice, et laissent ainsi aux premiers l'honneur ou plutôt levain plaisir de se glorifier d'une fausse victoire. De ce train nous arrivons à considérer comme un mérite l'indifférence, c'est-à-dire non-seulement le droit réciproque pour chacun de penser à sa fantaisie, mais encore le dégotit de toute investiga- tion sérieuse , ou l'ironie qui raille toute conviction pro- fonde. Et pourtant la source de tout sentiment chrétien est dans les dogmes.

On prétend que les controversistes soulèvent plus de doutes qu'ils n'en dissipent.

A dire vrai, pour celui qui n'a jamais conçu ou jamais entendu d'objections contre la religion de sa mère, tout livre qui traite de semblables objections devient un péril, et la réfutation, quelle qu'elle soit, peut lui laisser une im- pression dangereuse; aussi, bien des gens voudraient que le devoir du chrétien se bornât à croire et à vénérer. Heureux celui qui a reçu le don de cette foi naïve! Mais il y a longtemps que Tertullien disait : « La vérité n'a à rougir de rien, si ce n'est de n'être point connue. ■» Tous les Pères ont soutenu que la religion doit redouter non pas l'investigation loyale, mais l'ignorance et l'erreur, et

Vm PREFACE.

les plus grands saints ont franchement révélé les objec- tions qui provoquent la controverse et en font jaillir la lumière. S'il est bon que le grand nombre vive dans une croyance naïve, après avoir puisé dans une première éducation la vénération pour ce que l'Église enseigne, combien d'autres ont le devoir de montrer qu'ils en ont exploré les fondements avec cette docilité raisonnce que l'Apôtre recommandait, et cela en unissant la science à la discussion, l'examen à l'obéissance ?

A notre sens il n'y a plus de société civile bien cimen- tée, là l'on a des opinions, non pas des croyances; et le mépris des idées religieuses est un symptôme effrayant pour l'avenir moral d'un pays : car, une fois le sentiment de l'idéal oblitéré, il ne reste plus que l'empirisme et la soif des satisfactions basses, précaires et serviles. l'idée religieuse languit, il faut la raviver en la discutant publiquement à l'égal des autres intérêts qui agitent le monde, et on se livre à des déclamations hostiles, comment pourrait-on voir une pierre de scandale dans l'exposition que les fidèles font de la vérité? Maintenant donc que s'accroît le contact avec les dissidents, il importe de ne pas être pris au dépourvu sur les controverses dog- matiques, et de ne pas croire qu'il suffise de mépriser l'attaque et de maudire l'assaillant. Il faut connaître et défendre les grandes vérités, quand l'ignorance les ob- scurcit, quand la malice les renie, et quand les passions les travestissent.

Dans un temps il nous fallut subir d'autres tyran- nies, alors que n'avaient point cours sur le marché les mots de liberté, de patrie, de nationalité, nous ne nous sommes point lassé de les répéter jusqu'au jour ils sont devenus à la mode ; mais, hélas 1 comme la mode, ces grands mots se sont altérés, et en sont venus à avoir une signification toute contraire. Nous, aujourd'hui, nous voulons redire les mots de conscience, de foi, d'avenir,

PREFACE. IX

de salut, de justification, et peu nous importe si, parmi ceux qui les ont désappris, il s'en trouve qui, plus que tous les autres, devraient les connaître et les enseigner.

Mais la vérité, elle aussi, a des sectateurs passionnés qui lui donnent ce caractère d'exagération dont devraient être mieux préservées, ce semble, les causes dans lesquelles on a la conscience de sa propre force. On prétend parfois que les ecclésiastiques devraient seuls discuter les ques- tions où il est impossible à des laïcs de conserver cette exactitude que n'observent pas toujours les maîtres de la science divine, et on rappelle que les fils d'Abinadab ne doivent pas mettre la main à l'arche, alors même qu'elle chancelle.

Lorsque tant d'hommes du monde se permettent de rire des dogmes et des rites, et de donner des avis à ceux qui en sont les dépositaires, pourquoi serait-il moins conve- nable aux laïcs de se charger de les défendre? Au con- traire, leur impartiahté paraît d'autant plus grande, qu'aucune espérance terrestre ne les attache au pouvoir qu'ils soutiennent, qu'aucun caractère spécial, qu'aucune éducation déterminée ne les obligent ou ne les engagent à professer des vérités impopulaires. Ils ne sont pas non plus enchaînés par cet esprit de corps qui ruine les asso- ciations, parce que, avec la crainte de les discréditer, on excuse ou on masque les erreurs, au lieu d'éliminer les éléments corrompus.

Quand le sénateur Flaminius Cornaro envoya à Be- noît XIV son Histoire des Églises vénitiennes, le pape, en le remerciant de cet envoi, ne l'exhortait pas seulement à continuer ses doctes recherches ; mais encore il lui mani- festait le désir qu'il avait de voir d'autres laïcs s'y appli- querégalemenl, selon les exemples anciens de saint Justin, d'Athénagore,d'Arnobe,deDidyme,deLactance,deProsper d'Aquitaine, de Severinus Boëtius, de Gassiodore, d'Eva- grius; et, dans une époque récente, de Fiorenliai, de

X PREFACE.

BuonaroUi, de Sigonio, de Masini, de Zani, de Gappello, du procurateur Justinien, de Diedo, de Morsini, de Lore- dano, de Laura Quirini, de Secondiiii, de Maffei et de tant d'autres (B).

Peut-être on dira que c'est une excuse que nous prépa- rons pour nos erreurs et nos inexactitudes, et Dieu sait dans combien de fautes nous pourrions tomber ! Mais nous nous sommes efforcé d'exposer toujours avec précision la vérité telle qu'elle est déiinie par l'Église, aux déci- sions de laquelle nous nous soumettons sans réserve, en déclarant bien haut que les doutes que nous exprimons ne sont autre chose que des interrogations respectueuses, et que nous sommes prêt à rétracter toute proposition entachée d'erreur ou de témérité, aussitôt que l'autorité nous en aura dûment averti.

Notre sujet eût pu à chaque pas nous entraîner au style ascétique; mais nous serions trop exposé aux railleries d'une société qui calcule et ne sent plus. Nous ne ferons pas non plus un travail d'apologie et de panégyrique ; mais nous procéderons avec la sincérité qui nous est habituelle. L'institution ecclésiastique se trouve mêlée (et autrefois elle le fut davantage) aux choses d'ici-bas, de telle façon qu'elle a contracté à leur contact quelque souillure ; elle a se servir des moyens de la sagesse mondaine pour assurer sa propre indépendance ; elle est dirigée et gou- vernée par des hommes, auxquels le Christ a bien promis l'infaillibilité dans les décisions, mais non pas l'impeccabi- lité dans les actes. Et comment en serait-il autrement, puisque les anges eux-mêmes dans le ciel ne furent pas impeccables, puisque le premier homme dans le paradis terrestre et Pierre aux côtés de Jésus ne le furent pas davantage?

Nous ne voulons ni dissimuler les égarements, ni les exagérer ; nons savons qu'aux papes est l'hommage de la vérité tout entière; et si plusieurs fois il nous ar-

PRÉFACE. XI

rive d'adoucir par des explications ce qu'il est de mode aujourd'hui d'envenimer par le sarcasme, nous serons le premier à déplorer les abus qui furent l'occasion ou la force des schismes.

Nous avons cru qu'il était de notre devoir de connaître les controverses capitales de notre temps, touchant les origines du christianisme et la prétendue formation des livres canoniques et des dogmes; outre la Vie de Jésvs de Strauss et celle de Renan, outre les Évangiles d'Eich- thal, nous n'avons pas négligé de lire VHistoire des trois premiers siècles de VÉglise, par M. E. de Pressensé; VHistoire du Christ d'Ewald ; les Études historiques et cri- tiques sur Vorigine du christianisme, par A. Stop ; VHis- toire élémentaire et critique de Peyrat ; nous avons suivi les études critiques de l'école de Tubingen, les essais composés par les Anglais disciples de Colenso, et les discussions si multipliées de Jowel sur les Épîtres de saint Paul; celles de Mihnan sur le christianisme latin; celles de Wilt sur la doctrine et l'école d'Alexandrie; enfin celles de Baur sur le Christianisme et l'Église chré- tienne, etc

Mais après avoir replacé le christianisme face à face avec l'histoire, avec la raison, avec les consciences, après l'avoir interprété avec toute liberté d'esprit, nous nous sommes senti confirmé dans notre respect pour la tra- dition catholique. Nous avons puisé dans nos études de nouveaux motifs pour être convaincu que l'organisation actuelle de l'Église est excellente, soit pour modérer comme il convient la souveraineté du petit nombre, tout en donnant aux masses l'esprit de subordination, soit pour procurer aux hommes la plus grande dose possible do bonheur; nous entendons ce bonheur qui sait Caire céder les volontés, non à la contrainte, mais à la douceur d'une morale persuasive. Nous sommes également con- vaincu que le principat sacerdotal, qui est le pouvoir le

XII PREFACE.

plus antique, est aussi le plus vénérable et le plus géné- reux; qu'il est la clef de voûte de l'édifice social et la sau- vegarde de la liberté pour les nations, parce qu'aux bouleversements sociaux il peut opposer l'unique force capable de les arrêter, la conscience.

La religion ne touche pas seulement à la partie senti- mentale de l'homme; elle embrasse l'homme tout entier; bien plus, toute la société; et les mœurs, la législation, la vie domestique et la vie politique en reflètent la douce influence : en résumé, elle est l'expression la plus pro- fonde de la conscience de l'humanité à une période don- née. Voilà pourquoi toute religion est une histoire, et la nôtre en particulier est une de celles dont la connaissance importe le plus à l'humanité; on ne peut bien la com- prendre dans un siècle sans remonter au précédent. Aussi nous avons nous reporter au berceau du christianisme, non-seulement pour y découvrir le principe divin de la clvihsalion moderne, la garantie du droit commun, la base des législations nouvelles, le hen social des peuples, la règle des consciences, mais encore pour y voir l'affer- missement et le développement des vérités traditionnelles avec le germe des erreurs qui grandiront plus tard, au douzième et au seizième siècle, sur lesquels nous nous arrêterons de préférence.

Gomme nous aurons à parler des personnes et des faits dont nous avons traité plus d'une fois dans nos précé- dents ouvrages, le lecteur voudra bien nous permettre de nous servir parfois des mêmes expressions; toutefois, le but différent de ce travail demandait des procédés nou- veaux ; et si, dans d'autres écrits, nous avons employé de préférence les aperçus synthétiques et les tableaux d'en- semble, dans celui-ci nous aurons souvent recours à la biographie et aux récits anecdotiques.

Laissant de côté cette phraséologie, si en vogue de nos jours, qui annihile la réalité, confond les formes et

PREFACE. XIII

répand ainsi dans le livre le ton superficiel et évasif du journal, nous nous efforcerons de peindre les hommes avec leurs passions, avec leurs vertus, avec leurs vices, sans en faire ni des anges, ni des démons. Nous ne man- querons jamais aux convenances que se doivent entre elles des créatures déchues et faillibles, bien que nous n'espérions pas la réciprocité de la part de ceux qui, habi- tués dès l'enfance à ne voir la vérité qu'à travers le prisme du parti pris, traitent comme un préjugé ce qui heurte leurs propres préjugés.

N'est-ce pas tomber dans l'un de ces préjugés que de jeter à la face d'un écrivain qui traite de matières reli- gieuses, les reproches d'ignorance, d'i//i6éra^t5me et d'into- lérance? Quant au premier reproche, nous l'acceptons. Il est vrai cependant que, pour diminuer cette ignorance, nous avons consacré nos veilles pendant bien des années à recueillir des notions et des faits en partie nouveaux, en partie disséminés dans des ouvrages difficiles à aborder ; et que nous avons eu recours à l'expérience de ceux (et ils sont rares en Italie) qui prêtent aide et conseils à l'homme d'étude.

Aimons-nous la liberté? Nos livres et notre vie tout en- tière sont pour répondre bien haut, et la meilleure preuve de notre attachement pour elle, c'est de ne l'avoir point reniée, même en voyant les honteux triomphes de ceux qui l'ont traînée dans les bouges de la prostitution ou sur les tréteaux des charlatans.

Quant à l'intolérance, nous n'en fûmes jamais soup- çonné, même par nos ennemis, bien au contraire; et l'affligeant spectacle donné par ces ecclésiastiques dont les emportements ont fait inventer l'expression de haine théo- logique, nous rendra attentif à maintenir notre dignité, tout en respectant celle de nos adversaires. L'Église veut que nous les considérions comme des frères en Jésus- Christ, que nous gardions l'espérance de les voir un jour

XIV PREFACE.

réunis à nous, dès ici-bas, dans un même bercail, et plus tard dans le ciel, pour contempler ensemble ia lumière dans son essence, et toutes les vérités dans leur centre, c'est-à-dire en Celui qui seul ne peut ni nous tromper, ni se tromper.

César Cantu.

Rovato, octobre 1865.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

A LA PRÉFACE.

(A) —Parmi les œuvres récemment publiées concernant la Ré- forme en Italie, nous pouvons citer les suivantes :

Th. Mac Crée, Histoire de la Réforme en Italie, ses progrès, son extinction. Edimbourg, 1827. Chaleureux protestant d'Ecosse, il dit que « les écrivains catholiques se sont entendus pour dissimu- ler un sujet aussi pénible que délicat; et pour montrer ces mou- vements comme faibles et passagers, accueillis seulement par un petit nombre de gens séduits par l'amour de la nouveauté. » On peut considérer comme la continuation de cette histoire jusqu'à nos jours l'ouvrage intitulé das Evangelium in Italien de Léo- pold Witte. Leipsig, 1861. D'Aubigné, dans son Histoire de la Réformation, s'occupe encore beaucoup de ce sujet; mais il le traite en fanatique , et son ignorance perce en beaucoup trop d'endroits; il fait une distinction entre les principes de la réforme et ceux du protestantisme, qu'il envisage pourtant comme une suite immédiate de la première.

Kerker, Die kirchliche Reform in Italien unmittelbar vor dem Tridentium, dans la Revue allemande intitulée Theologische Quartalschrift de Tubingen, année XLI, 1859.

M. YouNG, The life and times of Aonio Paleario , or a history of the Italian reformers in the XVI centurtj; illustrated by original lelters and unedited documents. London, 1860. Deux gros volumes.

F. G. ScHLOssER, Leben des Peters Martyr Vermili. Heidel- berg, 1809.

Edward Bridge, vicaire de Manaccan dans le comté de Cornouail- les : A voice from the tomb of P. Martyr against popery, 1840.

Dr. G. ScHMiDT, prof, de théologie à Strasbourg : Peter Martyr Vermigli Leben und ausgewdhlte Schriften. Elberfeld, 1858.

G. H. SiXT, P. P. Vergerius papstlicher Nuntius; eine Reforma- tions g eschichliche Monografie, u. s. to. Brunswich, 1856.

Ferdinand Meyer, Die evangeliche Gemeinde in Locarno ; ihre Ausivonderung nach Zurich, und ihne weitern Schicksale. 2 vol. Zurich, 1836.

Eynard, La Réforme à Lucques et les Burlamaki.

XVI NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS A LA PREFACE.

GiBBiNG, Trial and marfyrdom of Carnesecchi. Dublin, 1856. Il se procura le procès original en 70 feuilles au collège de la Tri- nité à Dublin, manuscrit que le dernier duc de Manchester avait acquis à Paris, où, au temps de l'occupation de Napoléon le"", beaucoup de documents concernant l'inquisition furent apportés de Rome. Il promet de publier aussi le procès de frère Fulgence Manfredi, du temps de Paul Sarpi.

G. Heyne, Ueber die Verbreitung der Reformation in Neapel^ avec des notices extraites des archives de Simanca. On trouve cet article dans la revue allemande intitulée Zeitschrift fur Geschichtswissenschaft de l'année 1847, vol. VIII, pag. bkb.

Robert Turkbull, Ihe times, life and writings of 0. Morata. Boston, 1846.

Jules Bonnet, Vie d''Ohjmpia Morata; 3'= édition. Paris, 1856.

See, Some memorials of Renée of France. Londres, 1859.

G. ScHMiDT, Celio Secondo Curione, dans le recueil allemand Zeitschrift fur die historische Théologie de G. W. Riedner, 1860, dans lequel on trouve d'autres documents concernant l'Italie.

G. T. K.mB j Die Reformation in den Bisthumern Churund Come, dargestellt nach den betten àlttrn und neuen Huîfsmitteln. Goire, 1858.

On peut rattacher à cet ouvrage un article de J. Andr. von Sprecher inséré dans les « Archives pour l'histoire de la Suisse » Papsiliche Instruction neu betreffend Veltlin aus der Zeit p. Gre- gorsXV. Zurich, 1858.

Napoléon Peyrat : Les Réformateurs de la France et de V Italie au douzième siècle. Paris ^ 1860. Ouvrage auquel on peut joindre, pour la connexion qu'ils ont avec notre sujet :

Eugène Haage, La France protestante;

G. J. TissoT. V Eglise libre du canton de Vaud;

De Gastro, Hist. de los protestantes espagnoles y de su persécu- tion por Felipe II (Cadix, 1851);

Trechsel. Die protestantischen Antitrinitarier vor Faustus Socin. Heideiberg, 1839, 2 vol.

Voir en outre un grand nombre de documents publiés dans les Fox's Acts and monuments (1838) ; dans le Taschenbuch de Stauber (Bâle, 1851 et suiv.); dans la Revue chrétienne de Jules Bonnet, et dans le livre de HugoLaemmer, Monumenta vaiicana historiam ecclesiasiicam sœcuUxYi illustrantia. Fribourg en Brisgau, 1861.

(B) Bref Acceptissimum munus^ du 22 décembre 1753.

LA

RÉFORME EN ITALIE.

LES PRÉCURSEURS.

DISCOURS I.

Fondation et établissement de l'Église.

L'homme avait reçu du Créateur une intelligence ^^^^\f^ droite, ilavaitétéfavorisédecommunicationsdivines; mais ï^^'^^'^p^'""* il avait été fait libre, et partant sujet à l'erreur (A). En effet, du jour il échangea le sentiment intime de sa ressemblance avec Dieu contre la prétention de devenir son égal, il pécha par orgueil et désobéissance, et la tâche de cette faute fut transmise par la génération du premier couple à toute sa descendance, à peu près comme la ma- ladie de la racine passe dan s les branches et dans les fruits de la plante. Cette transmission, il est vrai, constitueleplus profond des mystères, mais c'est faute de l'avoir accepté que l'homme voit se multiplier les mystères. Alors s'obs- curcit la vérité qu'il avait reçue par l'immédiate intuition

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2 DISCOURS I.

de Dieu en même temps que la parole ; l'intelligence, la volonté et le pouvoir ne sont plus d'accord; et la race humaine, tombant de la hauteur elle avait été placée, a perdu la pleine connaissance du vrai et la pratique du bien. Cependant elle ne cessa point d'y aspirer ; mais pour rétablir l'accord rompu, la raison est insuffisante, et il faut la conscience appuyée sur la foi, que la révélation peut seule donner. Cette révélation, un peuple élu l'avait conservée dans une tradition orale et dans les livres saints. On y promettait un rédempteur ou médiateur, qui rétablirait dans leur état primitif les rapports entre l'éter- nelle justice et la créature pécheresse. Quel autre qu'un Dieu pouvait opérer ce rapprochement? L'Rgiise Lorsque arriva la plénitude des temps prédite par

commence

avec la les prophètes et figurée par tant de faits et de sym- jésus-christ. boles, dans des livres conservés par ceux-là mêmes qui devaient être ses plus implacables ennemis, le Christ Fils de Dieu naquit d'une Vierge, dans un pays cultivé et riche, à deux heures de la ville la plus fameuse de l'Orient S dans l'âge le plus brillant de Rome, l'âge d'or de la littérature. C'est ainsi que du Dieu existant en lui- même et caché, on passait au Dieu sensible, manifesté aux hommes et conversant avec eux ; à l'Emmanuel, c'est- à-dire Dieu avec nous. Le dogme de l'incarnation, établis- sant l'union personnelle de la nature divine et de la nature humaine dans l'Homme-Dieu, montrait comme la fin de l'homme cette union avec Dieu : étape essentielle de l'humanité sur le chemin qui la ramène à Dieu.

Le Christ était la lumière dans les ténèbres, et les ténè- bres ne l'ont point comprise; il vint au milieu des siens, et

(1) Longe clarissima urbium Orientis, non Judaeae modo. (Pline, Histoire naturelle^ V, xiv.)

ÉTABLISSEMENT DE l'ÉGLISE. 3

les siens ne l'ont point reçu ; les hypocrites etles intrigants le poursuivirent ; ils déchaînèrent la haine ordinaire aux hommes corrompus contre quiconque veut les régénérer; et après l'avoir fait dénoncer par l'opinion publique, c'est-à-dire par les blasphémateurs de la rue, comme un disputeur et un séducteur, ils triomphèrent, lorsqu'ils le virent condamné légalement à une mort ignominieuse, dont il ressuscita ensuite plus fort qu'auparavant.

Venu en ce monde pour rétablir l'harmonie de la science et de l'amour, de l'intelligence et de l'action, que le péché avait troublée, il lui apportait la rédemption, et en conséquence la loi religieuse. Tout était enseigné à tous, et le mystère n'était plus une partie de la croyance, caché au vulgaire et découvert aux seuls savants, mais il s'imposait également à chacun, parce qu'il dépasse les forces de la raison humaine, soit cultivée, soit privée d'in- struction ^

Le Christ conféra à ses ministres le pouvoir de lier et de sa

fondation.

délier les péchés par 1 effusion de la grâce , et cet autre pouvoir mystérieux de sacriherau Père le Fils, victime in- cessamment immolée pour les péchés des hommes, sous les apparences du pain et du vin, est renfermé le Dieu incarné, comme l'idée dans la parole (si tant est qu'une image humaine puisse faire concevoir le mystère), atin que ce sacrement, offert par les fidèles en mémoire de lui, rappelât la faiblesse des hommes, en même temps qu'elle leur communiquait la force qui vient de Dieu.

Il n'écrivit rien, et le Christ de l'histoire ne nous est connu que par tradition ; quelques-uns de ceux qui i'a-

(1) Le surnaturel dépasse la nature, mais il n'y répugne pas, au- trement il serait faux. Dire que Dieu peut en même temps faire qu'une chose soit ou ne soit pas, serait établir une proposition contraire à la nature; dire que trois dieux font un seul Dieu, serait une absurdité.

4 DISCOURS I.

vaient entendu, recueillirent ses paroles et ses actes ; puis les consignèrent en partie par écrit, en ajoutant qu'ils gar- daient le silence sur beaucoup d'autres. De peur que la vérité ne redevînt obscure, le Christ établit l'Eglise comme un flambeau vivant et indéfectible ; l'Église, vivifiée par l'Esprit-Saint qui réside toujours en elle, comme l'âme dans le corps pendant la vie, a conservé intact le dépôt des vérités révélées et ne cesse de remplir dans le monde une double mission. Sa mission La première consiste à transmettre infailliblement à

et son

autorité, ceux qu'cllc régénère par l'action insensible de son ensei- gnement la vérité vivante et ce même esprit dont elle vit, à peu près comme la mère, faisant passer dans son enfant sa propre vie et la nature humaine, le nourrit de sa pro- pre substance et l'instruit par le langage commun de la société (B). Personne ne prétend et ne peut se donner à soi-même l'être et la nature d'homme; chacun doit la re- cevoir du principe créateur, et la recevoir telle qu'elle lui est donnée antérieurement à son propre jugement : car il serait absurde que l'enfant prétendît juger du lait de sa mère, et bien plus encore du germe qui l'a engendré; de même, nous devons recevoir l'essence et la nature de chrétien de notre Mère l'Église sans ju- gement préalable. Que si, pour maintenir sans altéra- tion la race humaine, Dieu a donné à la nature des lois inviolables pour transmettre dans son intégrité la vie chrétienne jusqu'aux dernières générations, il doit avoir fait l'Église infaillible. Sous ce premier aspect, on doit voir en elle la mère de tous les vivants, en possession d'une autorité qui n'étouffe point, qui n'enchaîne point les consciences , mais qui au contraire les forme et les engendre. Elle est comme une mère qui n'entrave point son

ÉTABLISSEMENT DE l'ÉGLISE. 5

petit enfant, et comme la racine qui laisse aux branches leur libre développement. Un est le chef dont tout le corps tire la vie ; une est la racine d'où germe toute la plante ; une est la mère d'une postérité si nombreuse ; nous naissons de son sein, nous sommes nourris de son lait, animés de son esprit (G) ; tous les chrétiens sont des rejetons de la racine apostolique et de l'Église (D).

L'autre mission de l'Église consiste à maintenir dans l'unité ceux qui, s'ils suivaient leur propre arbitre, se- raient entraînés aux variations et à l'erreur. C'est en cela que l'Église, établie pour régner sur les consciences, fait sentir son pouvoir : pouvoir auquel il appartient de résoudre tous les doutes, de fixer les croyances, sans autres armes que la persuasion, la grâce venue d'en haut sur elle et l'infaillibilité que lui a promise Celui qui a prié dans le cieL pour que la foi de Pierre ne défaille point.

Ainsi, l'Évangile, promulgué par témoignage divin, sa

' o j r or o .^ suprématie

devait être conservé et transmis par témoignage indéfec- jnf^'nf^^jjé tible. Sans cette institution infaillible, il n'y a pas de con- servation certaine de la vérité révélée : partant ni dognae fixe, ni devoir déterminé, ni possibilité de la vie chré- tienne. L'Eglise est la synthèse de l'incarnation ; elle se développe dans l'exercice d'une religion dont les élé- ments sont, de la part de Dieu, la révélation ; de la part de l'homme, la foi.

Écoute et regarde : écoute la voix qui est en toi ; re- garde la bouche qui te répond. Il n'est pas nécessaire que tous connaissent les démonstrations et les réfutations, c'est-à-dire que tous aient pesé l'histoire : il suffit qu'ils regardent le présent, les caractères de l'Église actuelle, pour être certains de son passé et de son avenir, de son histoire et de sa destination. C'est pourquoi le Christ a

6 DISCOURS I.

dit à son Église : « Qui vous écoute m'écoute S parce que « je suis avec vous-, et qui résiste à votre voix résiste à la « mienne^ » Le Christ est ainsi clairement avec l'Eglise, en sorte qu'elle doit se considérer comme une preuve de la révélation ; et par l'éclat de ses caractères elle est à elle-même le premier motif de crédibilité.

On peut demander à tout homme de bonne foi : « Vous reconnaissez que tous ont soif de la félicité et de la vie, horreur de la mort : vous voulez vivre heureux, et tou- jours au fond de votre cœur il y a un penchant invin- cible vers la vie future. » Mais qu'est-ce donc que cette vie future ? Que peuvent vous en dire les autres hommes? Le regard de l'âme n'y pénètre pas, l'expérience ne nous en dit rien ; relativement à Dieu, aux choses invisibles, l'homme ne veut écouter que Dieu. En fait de religion, la raison demande la foi divine. Et c'est pourquoi la foi est un fait aussi général que la raison. Toujours l'humanité pensa que Dieu ne l'a pas jetée sur la terre sans l'instruire de sa fin et de la loi qu'elle doit suivre pour l'atteindre. Ce témoignage divin, la raison humaine ne le cherche pas dans une voix morte, dans un livre borné; elle ne s'en fait pas un objet d'étude, elle l'accepte comme un maître, une autorité vivante et parlante. Maintenant, est cette au- torité divine, enseignante, autorité distincte des autorités humaines, marquée au coin du sceau divin ? Elle ne peut point varier ; elle ne peut enseigner aujourd'hui le oui , demain le non. Elle doit donc être une, perpétuelle, uni- Ci) s. Luc, X, 16. (2) S. Matthieu, xxvn, 20. (3) S. Luc, ib. ; S. Matthieu, xvin, 17.

Nota. Pour ces passages de l'Évangile, comme pour tous ceux que nous reproduirons dans le présent ouvrage, nous adoptons la traduction de Bossuet éditée par M. Wallon, chez Ad. le Clere. (Note des traduc- teurs.)

ÉTABLISSEMENT DE l'ÉGLISE. 7

verselle^ infaillible : ainsi le veut la conscience humaine. C'est à ces caractères qu'elle la reconnaît, dès qu'elle se montre. Et la conscience et l'histoire nous attestent qu'une autorité divine est manifestement nécessaire à l'homme comme à la société.

L'investigation des textes, la comparaison des systè- mes ne sont pas abordables aux masses, et cependant l'homme a besoin de certitude. En dehors du catliolicisme, aucune Éghse ne peut prétendre ni à l'infaillibihté, ni à l'universalité.

Ceux qui recommandent la Bible, la seule Bible, sup- ^s^pp^yer posent l'infaillibilité de tous , ce qui est évidemment ab- j^ trldUion

comme

surde. Les protestants eux-mêmes n'y croient pas, et cela sur '

les livres

est si vrai qu'ils prêchent. Le christianisme avait la mis- saints. sion de réintégrer dans le monde l'unité morale et reli- gieuse; il lui fallait pour la remphr l'autorité, et non pas la raison individuelle, qui est une source et une cause éternelle de dissensions. Si, aux premiers moments, tout homme avait pu interpréter à sa fantaisie les saintes Ecritures, et appliquer les préceptes évangéliques, chacun aurait eu son système propre, mais personne n'aurait pu procla- mer : « Ceci est l'erreur, » ni dire comme saint Paul : « Un seul Christ, un seul baptême, une seule foi. » Dès l'origine, saint Ignace fait cette recommandation : « Soyez soumis à « l'autorité établie par le Christ. Restez unis à Dieu, à Jé- « sus-Christ, aux évêques et à la doctrine des apôtres K » Et saint Clément dit aux Corinthiens : « Le Christ est venu « ici-bas pour établir la communion des cœurs comme « celle des esprits; en conséquence, il faut l'unité. Mais

(1) « ut unitatem manifestaret, unitatis ejusdem originem ab uiio inci- pientem sua auctoritate (Christus) disposuit. » (S. Cypbien, De Unit. Ecoles.)

8 DISCOURS I.

« l'unité , l'ordre, l'harmonie réclament une soumission « absolue aux lois divines; et sans l'humilité il n'y a pas « de^soumission. » L'évêque a des charges particulières ; le prêtre, le lévite a ses devoirs, le laïc a ses obligations de laïc *.

L'Église a un but surnaturel ; par suite son pouvoir de- vait venir d'en haut, et la forme de gouvernement la mieux appropriée à son essence devait être la forme mo- narchique (E). A l'origine, cette forme nécessaire se réa- lisa dans la personne du Christ. Mais après sa vie mor- telle, quand il cessa d'exercer sa mission d'une manière sensible, il dut laisser quelqu'un qui continuât à la remplir visiblement. Aussi avait-il dit à Pierre : « C'est sur toi « que je bâtirai mon Église, » et aux apôtres : « Allez et « enseignez à toute la terre. » Donc Pierre devait pro- clamer la vérité; les autres devaient la propager; et l'Église visible, vivifiée par une vertu surnaturelle et in- visible, obtenait ainsi le bienfait de l'unité dans le gou- vernement (F).

Pierre lui-même avait renié le Christ; aussi, bien loin d'être supérieur aux faiblesses humaines, il représente en sa personne l'humanité peccable. Pierre établit d'abord son siège à Antioche, il applique aux nouveaux croyants la dénomination de chrétiens. Il passe ensuite à Rome et y fixe sa résidence : c'est un fait que les hé- térodoxes nieraient volontiers, pour nier par cela même l'institution apostolique du siège romain, devenu le siège principal du monde catholique ; mais ce fait est prouvé par un grand nombre d'arguments. Nos apologistes ont vu un miracle providentiel dans la chute des églises de Jéru-

(1) Epist. I ad Corùith., cap. xl.

ÉTABLISSEMENT DE l'ÉGLISE. 9

salem, d'Antioche, d'Alexandrie, fondées dès l'origine du christianisme, et dont on connaît les commencements, tandis que Rome seule offre une série d'évêques qui n'a jamais été interrompue au milieu de tant de vicissitudes et de calamités.

Lorsque Pierre subit le martyre, on eût pu croire le christianisme mort avec lui. Il semblait qu'il n'y eût plus que deux adversaires en présence, le polythéisme domi- nant par la force et par le génie, et le mosaïsme par les miracles et la loi. Aucun domaine temporel ne soutenait la papauté, et le monde pouvait ne voir encore qu'un petit nombre de visionnaires disséminés sur la surface du globe. Cependant les rayons de lumière qui jaillissaient de retable de Bethléem et des catacombes de Rome se répandaient par toute la terre. On vit alors commencer cet enchaînement de prodiges surprenants, celui qui lit l'histoire découvre le miracle, et rien de plus.

Paul, de persécuteur des chrétiens devenu apôtre, ré- pandit l'Évangile au milieu des nations par la prédication et par ses épîtres, il combat les idées des Hébreux qui exigeaient des miracles, et l'opinion des Gentils qui vou- laient à toute force l'enchaînement logique des idées. Homme de la raison, il discute et développe dans toutes ses parties les vérités universelles, tandis que saint Pierre, même quand il écrit, est l'homme de l'autorité qui proclame le devoir et la soumission. « Il faut que « personne ne s'appelle disciple de Pierre ou de Paul, « mais seulement du Christ; » aussi Paul dit-il : « Tra- « vaillez avec soin à conserver entre vous l'union de l'es- « prit par le lien de la paix; vous êtes tous un même « corps mystique, vous avez tous reçu le même esprit, « vous avez tous la même espérance du bonheur éternel.

10 DISCOURS I.

« VOUS avez tous un même Sauveur, une même foi, le « même Dieu qui est le père de vous tous, et dont la pro- « vidence embrasse toutes choses ^ »

Cependant saint Mattliieu avait écrit le premier l'his- toire du Christ la plus abondante en faits, et cela parce que, en Palestine, il en fut le témoin immédiat. Marc, disciple de Pierre, nous transmit en grec ce qu'il avait entendu, et Luc, originaire d'Antioche, homme d'un esprit plus cultivé, d'un rang supérieur, qui est aussi l'auteur des Actes des apôtres, récit suljlime dans sa simplicité, écrivit son Évangile dans la même langue.

Jean, de race juive, joua un grand rôle dans le drame de la rédemption : il fut plus tard évêque et martyr. Vojant se répandre une foule d'erreurs sur la nature divine du Rédempteur, il écrivit, le dernier, son Évangile, dans lequel il se préoccupe moins de répéter les faits déjà consignés par ses prédécesseurs que de combattre les doc- trines gnostiques. Devenu plus tard, de simple chroni- queur, l'homme des contemplations, il dévoila dans son Apocalypse ses visions surnaturelles, oii lui furent révé- lées les persécutions et les victoires de l'Église, la des- truction du monde et les joies de la Jérusalem céleste.

Il a paru d'autres évangiles, épîtres et constitutions, que l'Église ou réprouva ou ne reconnut point; cependant par leur antiquité ils peuvent servir de témoignage, de môme que la tradition constante qui résulte des monuments his- toriques attribue à certaines vérités le caractère d'apos- toliques, bien qu'elles n'aient pas été écrites d'abord (G).

Quant au symbole dit apostolique, premier abrégé de la théologie chrétienne, il n'est pas certain qu'il ait été

(1) Ad Ephes. , iv, 4.

ÉTABLISSEMENT DE L'ÉGLISE. Il

composé par les apôtres avant leur séparation ; cependant une tradition constante le veut ainsi. Il se peut qu'on y ait fait des additions postérieures, bien qu'il ne paraisse pas probable qu'on ait ajouté à cette formule baptismale quelque nouvel article au fur et à mesure qu'une nouvelle hérésie rendait nécessaire une protestation. Le fait est qu'il est conçu d'une manière si générale que même les dissidents les plus prononcés purent le conserver (H).

Ce qui distingua bientôt le christianisme de toutes les universalité autres religions et des écoles philosophiques, ce fut qu'il christianisme. prétendit de suite à l'universalité. Jusqu'alors on ne connaissait que des religions nationales ou d'Etat : chaque peuple avait ses divinités, son culte particulier ; la reli- gion servait à distinguer un peuple d'un autre peuple. Le christianisme, le premier, brisa ces barrières, se dé- clara fait pour tout le monde, capable d'embrasser tous les peuples, quel que fût leur degré de civilisation ; ca- pable de satisfaire à tous les besoins religieux et de fonder une Eglise de l'humanité, un règne de Dieu indépendant des frontières géographiques ou gouvernementales. Nulle part il ne se présente au monde comme l'application d'une théorie particulière, il ne demande appui à aucune école, et ne recherche aucune alliance; il oppose franche- ment la folie de la croix aux observances judaïques comme à la beauté grecque et à la légalité romaine, si bien qu'à son début il est considéré comme un foyer d'impiété, d'i- gnorance, de rébellion, comme la négation de Dieu, de la science, de la loi : en un mot, comme l'ennemi du genre humain ^

L'œuvre du christianisme était de préparer un monde

(1) Voir Gruner, De odio hutnani generis, Christianisa Romanis objecto. Cobourg, 1755.

12 DISCOURS I.

nouveau, et d'en consolider la base, c'est-à-dire la foi, foi supérieure à tous les obstacles. Aussi le premier siècle dut-il être plutôt pratique que spéculatif, un siècle d'ac- tion plutôt que de parole : la doctrine était perpétuée par une tradition orale et vivante; elle était condensée dans quelques paroles graves et simples. La foi se prouvait par le témoignage de ceux qui avaient entendu et vu en per- sonne l'Homme-Dieu ; les divergences qui pouvaient naître étaient effacées par l'explication d'un disciple. La grande justification consistait dans la rénovation du monde, et la déclaration de foi dans l'excommunication de l'Église, pro- noncée contre tout individu qui avait une autre croyance, c'est-à-dire qui mettait à la place d'une vérité générale une restriction de son jugement particulier. Les Ici-bas le bien et le mal sont en lutte perpétuelle;

apologistes.

le christianisme dut combattre, d'abord par le martyre, et ensuite parle raisonnement, l'érudition, l'éloquence. Alors commence le spectacle de la controverse, dans la- quelle les apologistes qui avaient été philosophes, inaugu- rèrent cette lutte de l'erreur contre la vérité qui finira seu- lement avec les siècles, et dans laquelle le christianisme, en combattant les Hébreux et les Gentils, parle à la rai- son et à l'intelligence. L'exégèse biblique est créée ; une école chrétienne se fonde à côté des écoles de l'époque alexandrine.

Saint Justin, dans son Apologie, décrit les usages, les assemblées, les cérémonies des premiers chrétiens. « Les « oraisons achevées, on présente à celui qui préside du « pain et une coupe remplie devin et d'eau. Après les avoir « pris, il glorifie le Père au nom du Fils et du Saint-Es- « prit, rend grâces de ces dons, et les diacres font la dis- « tribution de ce pain, de ce vin, de cette eau. Cette nour-

ÉTABLISSEMENT DE L'ÉGLISE. 13

« riture, nous l'appelons eucharistie, et elle ne peut être « prise par celui qui ne croit pas notre doctrine, qui ne s'est « pas auparavant purifié de ses péchés, et qui ne se con- « duit pas suivant les préceptes de Jésus-Christ. Aussi cet « aliment n'est pas mangé par nous comme du pain et bu a comme un breuvage ordinaire ; mais, de même que « Jésus-Christ s'est incarné par la parole de Dieu, de c même cette nourriture sanctifiée par la parole de son « Verbe, devient la chair et le sang du même Jésus-Christ « incarné, et deviendra notre chair et notre sang par la a transformation que subit l'aliment naturel. »

Ensuite, ces grands génies que nous appelons les saints saints f Pères, ont répandu après eux la plus éclatante lumière qui ait brillé sur le monde, à une époque où, comme des nuages épais, toutes les catastrophes s'amoncelaient sur lui.

Les Pères, plus attentifs à terrasser l'erreur qu'à déve- lopper systématiquement la vérité, ne nous ont laissé au- cune exposition de la foi catholique avant saint Grégoire le Thaumaturge et avant saint Cyrille, évêque de Jérusalem . Origène a donné une explication méthodique de la doc- trine révélée, et a présenté la théologie chrétienne comme le couronnement de toutes les sciences, mais seulement à l'heure même la société antique s'écroulait. Leurs œu- vres serviront à tout jamais d'irrésistible réfutation contre tous ceux qui nient l'existence et la divinité du Christ, et qui qualifient de modernes inventions les dogmes et les rites les plus sacrés.

Mais n'allez pas chercher dans leurs ouvrages l'expres- sion précise et systématique des dogmes : la doctrine, comme un ordre de bataille, se développe et se raffermit à mesure que l'attaque contraint à une définition plus exacte, à plus de clarté. A l'origine, les dogmes sont, le

14 DISCOURS I.

dirai-je, des faits; c'est la parole même du Christ qui a voulu que l'enseignement des apôtres fût fondé sur la seule autorité de la révélation divine; bientôt après il de- vient nécessaire de formuler les bases du christianisme et de leur imprimer un caractère qui fût à jamais inalté- rable. C'est pour cela que Jésus-Christ promit à sonÉgUse l'indéfectible assistance de l'Esprit-Saint, et cette Église reçut au Cénacle cette même foi qui règne aujourd'hui sur deux cents millions de chrétiens. Il faut donc, ou admettre un miracle permanent, ou reconnaître que le Christ n'a- bandonne pas au caprice de la raison individuelle l'inter- prétation de la vérité révélée. La foi Saint Paul, en fulminant contre la raison humaine^

et

!a raison, s'adressait certainement aux abus qu'en faisait alors la philosophie, comme certains catholiques de notre temps condamnent la liberté, parce que sous ce nom se cache l'abus du pouvoir. Mais les Pères, et saint Justin avant tous les autres, concilient la foi avec la raison, et l'Évan- gile avec la philosophie, en montrant que tout ce que celle-ci peut avoir de vrai et de bon, elle le tient de nous; et il assigne à la raison et à la foi leurs limites respectives sans les confondre jamais.

Nous avons la preuve que telle était bien leur manière d'enseigner; car les païens de cette époque, changeant de système, s'efforcèrent de démontrer que les chrétiens avaient tout emprunté à la philosophie des Gentils; ils croyaient ainsi les frapper précisément avec les armes qui faisaientleur force, et cette taciiquepouvait paraître habile.

C'est un point digne de remarque, que les Pères dans leur appréciation sur le travail spontané de la raison

(1) Voiries ÉpUres de S. Paul, en divers endroits.

ÉTABLISSEMENT DE L'ÉGLISE. 15

et des secours que lui prêta la tradition, se trouvent par- faitement d'accord avec la doctrine naguère proclamée par la plus vénérable des autorités % à savoir qu'entre la raison et la foi il ne peut y avoir d'antagonisme : car toutes deux émanent de la même source ; que la raison peut prouver l'existence de Dieu, la spiritualité de l'âme, la liberté de l'homme ; que l'usage de la raison précède la foi et y conduit; qu'enfin il ne faut pas accuser la raison des erreurs est tombée la science orgueilleuse.

Le Christ dit aux apôtres : « Et moi aussi je vous pré- « pare le royaune, comme mon Père me l'a préparé, afin « que vous mangiez et buviez à ma table dans mon « royaume, et que vous soyez assis sur des trônes, jugeant « les douze tribus d'Israël. y> Et à Pierre : « Simon, Si- « mon, Satan a demandé à vous cribler tous comme on « crible le froment. Mais j'ai prié pour toi, pour que ta foi «c ne défaille pas. Et toi, quand tu seras converti, con- Œ firme tes frères*. »

Par cette citation, on voit clairement que le Christ lais- sait à ses apôtres le sacerdoce comme un privilège parti- culier, et qu'il assignait à Pierre le devoir spécial de con- firmer ses frères dans la foi. Le sacerdoce n'a donc pas été attribué en partage à tous les fidèles. Dans les Actes des Apôtres, le peuple est consulté pour l'élection des pre- miers diacres, mais la prêtrise est conférée par les apô- tres. Surgit-il une contestation sur la nécessité d'observer ou non les cérémonies judaïques? on fait appel aux apôtres et aux anciens. Au concile de Jérusalem, les apôtres et les vieillards ne consultent pas tous les fidèles sur l'abstinence des viandes immolées et sur la fornica-

(1) Décret du 11 juin 1865 de la sacrée Congrégatioa de l'Index.

(2) S. Luc, chap. xxn, vers. 29, 32.

Le Sacerdoce.

16 DISCOURS I.

tion ; saint Paul enjoint ce qu'on doit faire, et écrit aux Thessaloniciens : « Nous vous supplions de reconnaître a l'autorité pleine de sollicitude de ceux qui veillent sur c vous, et vous gouvernent d'après la loi du Seigneur. »

Yoilà bien établie, en vertu du droit divin, la supériorité des prêtres sur les laïcs, que les protestants nient, comme s'il n'y avait d'autre distinction entre la foule des croyants et le gouvernement de l'Église, que celle de fait et de droit purement humain, qui existe entre le peuple jouant le rôle de mandant et ses mandataires. La supériorité de la hiérarchie sur les simples fidèles peut être comparée à celle des pères sur leurs enfants, qui ne dépend pas de la délégation de ceux-ci, mais qui est fondée sur un titre antérieur et indépendant d'eux. Les prêtres n'ont pas été constitués par le peuple comme ses médiateurs près de Dieu, mais ils sont constitués par Dieu comme ses minis- tres sur le peuple : l'autorité vient de haut en bas, et non de bas en haut. Il est donc déraisonnable de soutenir que quiconque connaît la vérité, peut l'annoncer, sans avoir besoin d'un caractère ou d'une mission spéciale.

Les hétérodoxes disent, il est vrai, que les pasteurs de l'Eglise sont déchus de leur mission, aussitôt qu'ils ont enseigné l'erreur; mais quel est le tribunal qui a prononcé une telle déchéance? Quelle est la loi qui a déterminé d'avance qu'en enseignant l'erreur, ils perdraient leur caractère et leur pouvoir, et que les peuples auraient le droit de se révolter contre eux ? Ceux qui les ont condam- nés furent ceux-là mêmes qui les accusèrent; ils admirent la faute et les déclarèrent déchus; puis eux -mêmesprirent la place de ceux qu'ils avaient dépossédés : trois procédés d'une illégalité pareille.

C'est ainsi que de nos jours, en s'appuyant sur ces pré-

ÉTABLISSEMENT DE l'ÉGLISE. 17

cédents dont on tire de nouvelles conséquences , on pré- tend que les prêtres sont les simples mandataires du corps des fidèles, et que ce n'est pas aux premiers exclu- sivement, mais à tout le corps, qu'a été commise la charge d'enseigner et de gouverner; que le pouvoir des prêtres, n'étant pas d'institution divine, ne peut obliger les fidèles en conscience, et partant, que leurs décisions n'ont de force qu'autant qu'ellesontété ratifiées par la congrégation des fidèles. On dit encore que les prêtres ne peuvent avoir d'autorité indépendante en dehors de celle du prince ; qu'à eux appartiennent les décisions en matière de foi , mais que pour ce qui se rattache à la publicité de ces décrets et à celle de leur ministère ils sont nécessaire- ment sous la dépendance des gouvernem.ents; qu'enfin les sujets ne peuvent être liés qu'en vertu des actes émanés de l'autorité du souverain. Assurément ces théories ne découlent point de TÉvan- Gouvernement

^ ecclésiastique.

gile, il ne paraît pas que jamais le Christ se soit adressé au prince pour avoir licence de prêcher la rédemption, et les premiers apôtres annoncèrent si bien la vérité au mépris des défenses de l'État, que ce fut conformément à la loi qu'ils furent mis à mort.

Ce gouvernement de l'Eglise ainsi constitué pourrait paraître despotique, puisqu'il s'étend aux consciences, impose ce qu'il faut croire, et bannit toute opinion dissi- dente. Telle est en effet sa marche : absolument comme l'étoile polaire qui circonscrit l'action du nautonier, en lui indiquant le pôle nord, et l'empêche ainsi de se tromper de route. L'infaillibilité dérive d'un principe su- périeur à l'homme , de telle façon que la raison y trouve la paix. Puis l'Église fait tout en public, par lettres, avec débats, dans les assemblées diocésaines, provinciales,

1 2

18 DISCOURS I.

nationales, universelles, ne se déterminant jamais si ce n'est après une délibération prise en commun. L'obéis- sance naît donc de la persuasion, et c'est seulement à Dieu, le véritable et premier souverain, et à son Christ que nous soumettons la pensée et la conscience; les princes cessent d'avoir droit sur celle-ci, ils doivent seule- ment la protéger et faire en sorte que la justice soit répartie suivant le droit.

En est-il qui refusent l'obéissance, qui persistent dans le péché, qui scandalisent leurs frères? la peine la plus sévère sera leur exclusion de la communion de l'Église, qui les prive de la participation aux prières et au banquet des bons. Comment Dcs hommes sans crédit, d'un médiocre savoir, dé-

fut '

christtan^me po^rvus de richcsscs et de moyens de défense, se trouvè- rent au milieu d'un monde plein « d' œuvres charnelles, fc de l'oubli de Dieu, de mépris pour les lois du mariage, a souillé de poison, de sang et d'homicides, de vol, de « fraudes, d'orgies, de sacrifices ténébreux, qui assassinait « par jalousie, et se vautrait dans l'adultère, au milieu de « la confusion universelle due à cette grande guerre de a l'ignorance que la folie des hommes appelle la paix* : » ils déploraient la corruption du siècle, sans pour cela s'en séparer et l'avoir en horreur, imitant en cela le Christ lorsqu'il s'asseyait à la table des hommes d'ar- i^ent. C'est à ce monde que les apôtres opposaient leur voix, leur exemple, le martyre avec les aspirations de la vie intérieure, les joies viriles de l'abstinence et du sa- crifice avec la fraternité de la prière et des bonnes œu- vres, « avec les fruits de l'esprit qui sont la charité, la

(l) Sap. XIV, 22 et suiv.

ÉTABLISSEMENT DE l'ÉGLISE. 19

« joie, la paix, la patience, la bonté, la longanimité, la ' douceur, la foi, la modestie, la tempérance, la chas- « teté K •» Ainsi se répandait la lumière avec une mer- veilleuse rapidité en face de cette puissance effrénée , de cette idole sans entrailles qu'on nomme l'État, au milieu de la fièvre des progrès matériels, de l'orgueil stoïcien, des grossièretés cyniques, de la dépravation épicurienne, du scepticisme académique; au milieu des voluptés raffinées , de l'égoïsme cruel et de l'in- différence d'une religion qui mettait sur le même pied la superstition et l'incrédulité. Ainsi se propageait cette lumière au miUeu des triomphes de la force et de la science, en face de ces sages et de ces hommes de plaisir, qui, drapés dans leur orgueilleuse nonchalance, se bor- naient à demander : « Qu'y a-il de nouveau? » et qui, à l'annonce de -la bonne nouvelle, se contentaient de ré- pondre : « Nous avons autre chose à faire ; » ou bien : nésuiui « Nous vous écouterons demain, » Telle était cette doc- et™ociài. trine qui savait opposer à l'opinion, aux doutes, à la crainte, des vertus secrètes : la foi, l'espérance, la cha- rité; au panthéisme philosophique et populaire, la spiri- tualité personnelle de Dieu et l'individualité de l'homme; au désespoir, la providence; à l'amour-propre, la charité. C'est elle qui révélait l'inexplorable profondeur de la nature divine; elle qui donnait au mystère de la vie la seule explication satisfaisante, en nous dévoilant ce qui précède cette vie et ce qui doit la suivre; elle qui rame- nait la piété du cœur à la religion qui en était le point de départ. Cette doctrine, exposée dans les homélies et les catéchismes, formes diverses d'une seule et même

(1) s. Paul, aux Galates, v, 19.

20 DISCOURS I.

foi et d'une seule el même espérance, était appropriée à la capacité du peuple qui a besoin de raison, d'une di- rection pour le travail, de bienveillance; elle mettait à la portée de toutes les classes de la société la connaissance des rapports de l'homme avec Dieu par la vertu du mé- diateur, en même temps que les principes qui touchent à l'ordre social , et à la science essentielle , c'est-à-dire celle des devoirs propres à chacun. Le christianisme donnait satisfaction aux besoins intellectuels et moraux, que la tyrannie ou les calamités peuvent bien contenir, mais ne sauraient étouffer. Il retirait à l'empire de la société la partie la meilleure de l'homme, celle qui est l'asile de Dieu, la conscience responsable de ses propres actes; enfin il implantait dans le monde la vraie liberté, qui a sa source dans la connaissance de la vérité, dans la pratique de la vertu, dans la foi en Celui par qui régnent les rois.

Grâce aux convictions fortes qui se produisent, les carac- tères grandissent; on voit des enfants et des femmes souf- frir et mourir pour rendre témoignage à la plus sublime des causes, la vérité ; et les actes des martyrs sont le livre d'or de l'humanité rétablie dans sa noblesse primitive, et de la conscience qui repousse les attentats de la force. Les martyrs ont régénéré le monde par la voie de l'amour, lorsque la persécution faisait tous ses efforts pour le ren- verser par la colère; ils ont mis le sceau à une vie digne d'eux en recevant la mort sans l'avoir donnée, et en marchant au supplice, la croix en main et la confession de la vérité sur les lèvres.

L'Église, dont le royaume n'est pas de ce monde, rap- prochait toujours davantage les hommes du royaume de Dieu, qui consiste dans l'unité de croyances et de senti-

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ments. Ce gouvernement spirituel, personnification du droit divin introduit parmi les hommes, ne s'exposait pas à entrer en conflit avec le pouvoir temporel ; bien loin de là, il avait pour précepte d'attribuer à César ce qui est à César, réservant à Dieii ce qui appartient à Dieu. Mais en face du César tour à tour adoré et mis à mort, il consacrait des doctrines qui renouvelaient la société en substituant à la violence le conseil, au châtiment qui fait souffrir la pénitence qui corrige : en résumé, à l'État l'É- glise, à la souveraineté d'un seul ou du petit nombre sur des multitudes asservies, l'égalité de tous devant la loi morale, empruntant sa force uniquement à l'infaillibilité de celui qui l'impose. Il Y avait un peu plus d'un siècle que le disciple bien- LÉgiise

"' -^ se précise

aimé était mort, quand le suffrage unanime de l'Église ^^"^^ mit à la tête de la chrétienté un esclave, qui avait fait tour- ner la meule d'un moulin, et qui devint un des papes les plus illustres sous le nom de saint Calixte. Quelle révolu- tion! Le monde tout entier est divise en deux camps : d'un côté, la puissance, la richesse, la liberté; de l'autre, l'esclavage, l'oppression, la misère; ce n'est que dans la famille chrétienne qu'on voit toutes les classes, toutes les conditions se rapprocher les unes des autres; seule, elle possède la plus haute autorité morale qui ait jamais paru sur la terre, et elle la confie à un esclave ; et cet es- clave, devenu pontife, poursuit l'œuvre de l'émancipation et de la fraternité des peuples. Tandis que les lois Julia et P<)pia déclarent illégitime le mariage d'un fils de famille sénatoriale avec une personne d'une classe inférieure, Calixte proclame que le patricien et l'esclave ont reçu de Dieu les mêmes devoirs, que Dieu les jugera avec une égale rigueur, et ne permettra jamais que l'orgueil rompe

22 DISCOURS I.

l'union par lui consacrée. Sous le pontificat du même Ca- lixte, il fut décrété qu'on convoquerait le peuple pour la nomination des évéques, non point pour qu'il les élût, mais pour qu'il déclarât si l'élu lui paraissait oui ou non digne de son sublime ministère : c'était faire à la loi ro- maine une nouvelle modification, qu'Alexandre Sévère admirait, et qu'il introduisit dans l'élection des préfets des diverses provinces.

Les pouvoirs excessifs, iniques et cruels, que la loi attribuait aux préfets, avaient été appliqués par ordre des empereurs à la répression de la foi nouvelle; et le monde se divisa en deux grands partis, les idolâtres et les chrétiens. Constantin comprit cette nouvelle force qui allait tout changer (I); il lui accorda l'égalité de droits, et c'en fut assez pour qu'elle devînt bientôt prépondé- rante. Il prodigua à la nouvelle Église les dons les plus magnifiques (J); et, bien qu'on ait reconnu la fausseté de l'acte par lequel il aurait accordé au pape Sylvestre la souveraineté de Rome et de l'Italie (K), il parut en quelque sorte accomplir un décret de la Providence, lors- qu'il transféra à Byzance le siège de l'empire, laissant ainsi libre la métropole du Christianisme (L). On at- tribua aux églises le droit qui appartenait déjà aux col- lèges païens, de posséder des biens-fonds ; et aussitôt on prodigua à tel point ces sortes de libéralités, que Valen- tinien I" défendit au clergé d'accepter une hérédité. Saint Jérôme dit à cette occasion : « Ce qu'il faut déplorer, ce n'est pas la défense , mais c'est le fait de l'avoir méritée. » Le culte. L'Église, sortie des catacombes, réalisa et montra au grand jour cette organisation extérieure, qui subsiste encore pour témoigner de la stabilité qu'elle imprime à

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ses œuvres. Le clergé, entré dans la vie civile, adopta cet appareil de magnificence qui paraissait nécessaire pour frapper les imaginations et honorer les choses sacrées. Il fallait donc organiser l'art de la religion, c'est-à-dire le culte, en le dirigeant de façon à ce que le sentiment n'allât pas trop loin ; il fallait en déterminer Tobjet et les limites, afin que l'âme pût satisfaire son besoin de s'élever vers Dieu, en développant la conception divine de ses croyances. L'Église, par le culte, ajoutait à la foi et à la science le sentiment : c'est par lui, plus encore que par la constitu- tion cléricale, qu'elle exerce l'apostolat civil ; elle propose Dieu comme l'unique fin de notre existence, comme la vé- rité à connaître et le bien à atteindre : et c'est qu'il faut voir les sources de son influence sur la société humaine.

Dans l'enfdnce de la vie morale, l'Église ne se pressait Les saints. pas tant de faire entendre le langage de la spéculation dogmatique que celui du mérite et du démérite, de la ré- compense et du châtiment. Pour cela, on avait besoin de types, et ceux qui en servirent furent les saints, dont le culte fit croître celui du Christ, en l'étendant à ceux qui l'imitaient le mieux. Modèles de vertus partielles, variées, multiples, ils étaient plus accessibles que ne l'était la perfection divine ; ils formaient comme des divisions de l'unique exemplaire, d'autres types d'une beauté impos- sible à atteindre. Ce culte dérivait donc nécessairement de l'amour et de la dévotion au Rédempteur; chacun se choisissait un protecteur pour des vertus ou pour des mérites particuliers, pour des professions spéciales; et tous y trouvaient un idéal divers, qu'ils représentaient artistement dans la légende, dans la poésie et par le

dessin. Le clergé

et sa

A une doctrine qui par son essence est universelle, il hiérarchie

24 DISCOURS I.

fallait absolument l'unité du sacerdoce, établi de manière à perpétuer langoureuse conformité de croyance dans la variété infinie des peuples, et cela pour réaliser une civili- sation catholique, c'est-à-dire universelle. Par là, s'intro- duisit une distinction inconnue aux Grecs et aux Ro- mains, celle des ecclésiastiques et des laïcs. Les premiers, destinés spécialement au service divin, recevaient leur mission et leur dignité de l'évêque. Chaque communauté avait un évêque élu par elle, et qui annonçait aux autres évêques sa propre élection par des lettres pastorales, il faisait sa profession de foi. Les évêques se com- muniquaient les uns aux autres la liste des excommu- niés, et accordaient des lettres de recommandation ( des dimissoires) aux fidèles qui de leur diocèse passaient dans rm autre.

On appelait diocèses ( dénomination empruntée à la nouvelle distribution administrative de l'empire) le ter- ritoire sur lequel un évêque avait juridiction.

De bonne heure le célibat fut imposé au clergé, si bien que Nicolas d'Antioche, choisi par les apôtres pour sub- venir aux besoins des fidèles, fut mis en accusation parce qu'étant déjà diacre, il avait commerce avec sa femme*. Ainsi se forma une milice prompte à s'élancer dans les périls de tout genre, sans être retenue par les liens do- mestiques, d'autant plus forts qu'ils sont légitimes.

Mais le clergé était peu nombreux : dans chaque cité il n'y avait le plus souvent qu'une seule église et une messe ou deux, à tel point qu'on considérait comme schismatique l'assemblée des fidèles à laquelle n'assistait pas l'évêque : lui seul pouvait consacrer, bien que dans

(1) C'est de lui qu'est venu le nom de Nicoldites, donné aux concubi- naires du onzième siècle.

ÉTABLISSEMENT DE l'ÉGLISE. 25

les grandes villes, comme Rome, le pain qu'il avait con- sacré pût être distribué même par tout autre prêtre, sans que pour cela ce dernier eût le droit d'absoudre ou d'ex- i

communier. Au commencement du cinquième siècle, Rome se glorifiait de posséder vingt-quatre églises et soixante-douze prêtres. La gêne qu'on éprouvait à en- voyer en divers lieux les saintes espèces fit donner aux simples prêtres la permission de consacrer, et ensuite celle d'administrer aussi les autres sacrements, à l'excep- tion de l'ordre et de la confirmation , qui furent réservés aux évêques, ainsi que l'absolution de certains péchés.

Les évêques, dépositaires de l'autorité ecclésiastique, ne devaient pas s'absenter plus de trois semaines de leur diocèse ; et, faisant application à cette matière des rè^^les propres au mariage, on proiiiba le divorce, c'est-à-dire qu'on défendit d'abandonner une église pour une autre, à moins que le bien général ne l'exigeât. Habituellement on choisissait l'évêque parmi les prêires ou même parmi les laïcs du même diocèse; le choix pouvait cependant tomber sur un étranger, et il y en eut beaucoup d'exem- ples parmi les premiers papes ; c'est ainsi que les Mila- nais voulurent avoir pour évêque leur gouverneur, Am- broise, qui était de Trêves.

Les évêques dès le principe furent subordonnés au Les églises

métropolltaliies.

pape; mais quelques-uns se soumettaient aussi à l'évêque d'une cité, la plus illustre du voisinage, ou à celui dont le siège avait été fondé par quelque apôtre. Ainsi se formaient des provinces, qui avaient à leur tête, suivant les déno- minations qu'ils prenaient, un métropolitain, un arche- vêque, un patriarche. Ce chef n'avait point de suprématie spirituelle; mais il convoquait en concile les évêques de la province, qu'on appelait pour ce motif suffragants ; i'

26 DISCOURS I.

les consacrait avant leur entrée en fonctions ; il revisait leurs décisions et veillait sur la foi et la discipline de toute la province.

Un évêque venait-il à mourir : le métropolitain dési- gnait un prêtre pour administrer le diocèse pendant la vacance du siège. En présence de ce dernier, le clergé proposait, et l'assemblée du peuple choisissait le succes- seur ; mais la nomination devait être approuvée par les autres sufTraganîs et confirmée par le métropolitain.

Une ou deux fois dans l'année, les évêques se réunis- saient en concile sous la présidence du métropolitain, dont ils étaient pour ainsi dire les conseillers. Les déci- sions (canons), validées parle consentement commun des évêques, empruntant leur autorité à la délégation popu- laire et au droit divin, acquéraient force de loi dans toute l'étendue de la province.

L'Église de Rome, indépendamment de ce qu'elle avait été établie dans la plus grande ville ae cette époque, avait été fondée la première en date sur toutes les autres églises d'Occident, et par le plus grand des apôtres; elle avait été consacrée par son sang et par celui de saint Paul. L'évêque de Rome était donc considéré comme Je chef suprême de toute la hiérarchie, bien que parfois les autres patriarches lui disputassent ce titre. Si, dans les premiers temps, celte suprématie n'eut pas occasion de se montrer telle qu'elle apparut dans les siècles sui- vants, si elle brillait plus par la majesté que par l'exer- cice du pouvoir, néanmoins elle existait en principe; le pape dès l'origine avait droit de juridiction sur les autres évêques, droit qu'il ne manqua pas d'exercer dans les cas les plus graves : ce qui arriva plus fréquemment dès l'é- i)oque les empereurs chrétiens établirent comme règle,

ETABLISSEMENT DE L EGLISE. 27

que tout évêque pourrait appeler de la sentence du mé- tropolitain au pape de la Ville éternelle.

Lorsque les communications entre les différentes églises étaient difficiles, il se tint de fréquents conciles dans chaque église; cependant on recourait toujours à Rome, et saint Irénée disait : Ad hanc ecclesiam propter potiorem principalUatem necesse est omnem convenire eccle- siam^. Et déjà saint Jérôme était tout occupé à aider le pape Damase à répondre aux consultations qui lui venaient de l'Orient et de l'Occident^. Le concile de Ghalcédoine demanda à saint Léon la confirmation de ses décrets ; les évêques d'Orient, en écrivant au pape Symmaque, reconnaissaient que les brebis du Christ furent confiées au successeur de Pierre « dans tout le monde habité. » En 318, le pape lîormisdas publia un for- mulaire, que les évêques devaient transmettre revêtu de leur signature aux métropolitains, et ceux-ci au pontife, comme témoignage de leur accord unanime avec le Siège apostolique, « qui est la base fondamentale et le véritable lien de la religion chrétienne. »

Cette supériorité devint même légale dans l'ordre civil, lorsque l'empereur Justinien ordonna que toutes les églises fussent soumises à l'église de Rome^, quum ea sit caput om- nium sanctissimoru7n Dei sacerdotum, vel eo maxime quod, quoties hseretici pullularunt, et sententia et recto judicio illius venerabilis sedis coerciti sunt ; et il écrivait au pape Jean II : Nf,c patimur quidquam quod ad ecciesiarum statwn pcrtinet, quamvis manifestum et indubitatum sit, ut non Vestrœ innotes- cat Sanctitati, quia caput est omnium sanctarum ecciesiarum.

Pierre fut élu par le Christ : ses successeurs , par un

(1) Lib. III adversus hicreses,c. m. (2) Ep. xci, en Tan 382. (3) L. VII, Cod. de summa Trinilate.

28 DISCOURS I.

sénatecclésiastique; puis, lorsque, à cette dignité, se furent jointes des ricliesses que le pape ne rechercha point, mais qu'il ne devait pas refuser, de telle sorte que sa vie se mêla à la société civile, le clergé et le peuple concouru- rent à son élection. Quand ce siège suprême devint un point de mire pour les ambitions, les empereurs se mêlè- rent de l'élection, sous prétexte d'empêcher les séditions; plus tard même ils prétendirent la confirmer. Odoacre, qui dépouilla le dernier empereur d'Occident, défendit de choisir l'évêque de Rome sans consulter au préalable le roi ou le préfet de la ville, mais son décret ne fut pas sé- rieusement observé (482). Gélase, pape à cette époque, est célèbre pour avoir, en concile, distingué les livres ca- noniques des écrits apocryphes, pour avoir décidé quels écrivains avaient droit au titre de Pères de l'Église, et pour avoir qualifié d'œcuméniques les quatre conciles de Nicée, de Gonstantinople, d'Éphèse et de Chalcédoine. Il écrivait à l'empereur Anastase : « Le monde est gouverné par l'au- •« torité pontificale et par le pouvoir royal ; la puissance c sacerdotale est plus lourde à porter, parce qu'elle doit « rendre compte à Dieu de l'âme des rois. Tu es au-des- « sus de tous par ta dignité, cependant tu t'inclines dévo- « tement devant les chefs de l'ordre divin, ou tu obtiens « d'eux les grâces du salut, et tu comprends que, par le « moyen des sacrements et d'après le rang qu'occupe la « religion, tu dois le soumettre aux papes, bien loin de « vouloir leur être supérieur; et en pareille matière tu « dois te soumettre à leur jugement, au lieu de les ré- « dnire à ta volonté. Si dans l'ordre de la disciphne pu- « blique, même les chefs de la religion doivent obéir à « tes lois, parce que l'empire t'a été conféré en vertu. « d'une disposition suprême, avec quelle déférence ne

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« dois-tu pas obéir à ceux qui ont charge de faire parti- « ciper les fidèles aux mystères sacrés ? »

Les rois barbares, conquérants, s'immiscèrent toujours plus ou moins dans la nomination des papes jusqu'à Adrien II, en 867, époque à laquelle l'élection fut resti- tuée au clergé et au peuple ; mais à partir de Jean XII jusqu'après i'antipape Sylvestre (de 956 à 1102) les petits tyrans et les empereurs y prirent une grande part ; puis l'élection revint au clergé et au peuple jusqu'à l'antipape Victor, en 1138. Alors le droit électoral fut limité aux car- dinaux; puis, à l'avènement d'Innocent V (1276), l'élection par le conclave fut régularisée en la forme prescrite peu auparavant par son prédécesseur Grégoire X, forme qui subsiste encore. Aujourd'hui, le pape est toujours choisi parmi les cardinaux, en sorte que l'un d'eux est prédes- tiné à avoir un jour l'infaillibilité. L'Esprit-Saint illumine les autres pour leur faire reconnaître celui d'entre eux qui est le prédestiné : car, à proprement parler, ce ne sont pas les cardinaux qui font le pape, mais ils le proclament comme étant déjà le vase d'élection donné par Dieu. C'est ainsi que les évéques et le pape sont unis entre eux.

Damase, et après lui Grégoire le Grand, prirent le titre de Serviteur des serviteurs de Dieu; Benoît III prit celui de Vicaire de saint Pierre; et après le treizième siècle les papes adoptèrent le titre de Vicaire de Jésus-Christ.

Cette monarchie élective et représentative unissait l'obéissance parfaite due au chef, bien que tiré des rangs du peuple, avec la liberté et l'égalité; une hiérarchie, indépendante de toute hérédité, pouvait s'étendre indéfi- niment; cependant elle était assujettie à une magistrature suprême et infaillible , et tous ses membres étaient su- bordonnés, mais uniquement à la loi divine, promulguée

L'infaillibilité.

30 DISCOURS I.

et interprétée par l'Église, à laquelle Dieu a dit : « Qui « vous écoute, m'écoute; paissez mes brebis; ce que vous « délierez sera délié, ce que vous lierez sera lié. »

L'infaillibilité du pape se déduit des expressions dont se servit le Christ, lorsqu'il établit Pierre comme le fon- dement de l'Église, bien que d'autres commentateurs soient d'avis que l'infaillibilité dogmatique ne puisse pas rigoureusement être déduite de ces mêmes expressions. C'est une interprétation d'un passage des Écritures, et partant elle ne peut dépendre d'un critérium privé, mais bien d'une décision de l'Église; puisque l'Église ne l'a pas rendue, aucun des deux partis ne peut accuser l'autre d'hérésie , et nous vivons tous dans le même lien de la charité. Si jamais l'évêque de Rome pouvait se tromper, comme quelques-uns l'ont prétendu à propos d'Honorius et de Libère*, sa définition ne serait pas acceptée par le corps de l'épiscopat, lequel est infaillible, comme est in- faillible celui qu'il a reconnu pour son chef.

Infaillibles, les papes ne sont cependant point impec- cables. Aussi le sévère Tertullien disait-il : « Que m'im- « porte la conduite des prélats, pourvu qu'ils enseignent « la vérité? La vérité de la foi ne dépend point des per- ce sonnes : bien que certainement ce soit par la foi que « nous reconnaissons l'autorité des personnes. »

Et suivant saint Augustin : « Judas prêcha l'Évangile <c aussi bien que les autres, et celui qui le rejeta, rejeta « le Christ lui-même, lequel, a dit : Qui vous méprise me « méprise^. Quand même tous les prélats et les évê-

(1) Voir pour la réfutation : Revue des questions historiques , 1" li- vraison, juillet-septembre 1866. Article de M. Edouard Dumont. Chez Victor Palmé. {Note des traducteurs.)

(2) Contra Parm., 1. II.

ÉTABLISSEMENT DE l'ÉGLISE. 31

« ques seraient des hommes vicieux , tu ne dois pas te « séparer de la chaire de Pierre, par laquelle ils sont « tous réunis dans l'unité de la doctrine *. ^^ Comme complément à l'édifice extérieur de l'Église, saint Benoît

et

viennent les moines. Personnifiant la victoire du surna- sa règle. turel sur le sensible, ils nous montrent la perfection du christianisme, dont ils veulent suivre non-seulement les préceptes, mais encore les conseils. Déjà, au temps de l'empire , quelques-uns se retiraient dans la solitude , dégoûtés qu'ils étaient du monde, et s'adonnaient aux pratiques rigoureuses d'une pénitence ascétique, qui frap- paient l'imagination des barbares. Mais si, en Orient, le monachisme parut seulement une réaction contre la vie sensuelle, en Occident il apparut au contraire comme le missionnaire d'une civilisation nouvelle, sous l'empire de laquelle les hommes préfèrent s'unir dans une commu- nauté de prières, d'étude et d'action. C'est en ce sens que saint Benoît composa une règle de conduite perma- nente et uniforme. De Norcia, en Sabine, il était et dont il était seigneur, il se retira à Subiaco , puis au mont Gassin; il fonda douze monastères (529), dans les- quels il mit en pratique ses constitutions, qui eurent une plus longue durée et une action plus étendue sur les hommes, que n'en eut jamais une législation émanée d'un prince quelconque; elles excitèrent l'admiration même des grands politiques, qui savaient par expérience combien il est difficile d'organiser une société. Tout y est démocratique et électif, on n'y tient compte que de la doctrine, de la sainteté, de la capacité; chaque reli- gieux laisse de côté ses titres et jusqu'à son nom de fa-

(1) Contra Petil., 1. II, c. lvii.

32 DISCOURS I.

mille, et met en commun ses biens, à l'exemple du Christ qui de riche qu'il était s'est fait pauvre (cum esset dives , egenus factus est); mais il peut être porté par l'élection jusqu'à la dignité suprême. Il n'y a rien dans cet ordre de dur ou de pénible*; mais les hommes, les choses, le temps, tout y est placé sous l'empire de la discipline ; toutes les volontés sont soumises à celle de l'abbé qui, une fois élu , exerce un pouvoir absolu, mais circonscrit par la règle et par les usages qui déterminent les plus minutieux détails de la vie, comme le vêtement, l'heure à laquelle on doit se laver ou se raser, les jours l'on peut assaisonner les fèves et les légumes avec l'huile et la graisse, ou ceux auxquels il est permis, en signe de ré- jouissance, de servir un repas frugal composé d'œufs, de poissons et de fruits.

Saint Benoît introduisit dans la vie monastique la perpé- tuité des vœux solennels. Après avoir éprouvé leur voca- tion dans un long noviciat, au milieu des mortifications et des épreuves qui seront qualifiées de vaines, de puériles, par celui-là seul qui ne sait pas qu'elles ont pour but d'ob- tenir la soumission de la chair à l'esprit, et cette liberté qui consiste à maîtriser les passions, les religieux pronon- çaient les vœux de chasteté, d'obéissance, de pauvreté, et en pratiquant le mépris de toute jouissance matérielle ils s'adonnaient à la recherche exclusive de la vie supérieure.

C'est ainsi qu'ils associaient la prudence avec la simpli- cité, la liberté avec la soumission, le courage avec l'hu- milité. En arrachant l'esprit à l'empire de la matière, et en le concentrant en lui-même, on lui donnait une con- ception très-élevée de sa nature, de sa haute origine et de

(1) Niliil asperum, nihil grave nos constituturos {speramus. (Prologue de S, Benoît.)

ÉTABLISSEMENT DE l'ÉGLISE. 33

sa fin; par des actes qui sortaient de l'ordinaire ils arri- vaient à se convaincre que l'homme assisté de la grâce peut dompter les passions brutales, et vivre comme un ange sur la terre. Ne perdant pas de vue la parole de l'apôtre. Qui non vult operari, nec manducet, tous cherchaient à exer- cer quelque art : tels que l'art de copier des manuscrits, de prêcher, de composer des ouvrages, ou bien celui de défri- cher des forêts pour les rendre à la culture et à l'habita- tion des hommes, de fonder des couvents qui devenaient comme des stations pour le progrès de la civilisation, ou le noyau de villages et de villes qui conservent encore le nom du couvent qui fut leur berceau. Ils entretenaient aussi le sejitiment des beautés naturelles et artistiques, en cultivant des fleurs, en décorant des églises et des autels, et en animant la solitude par l'harmonie délicieuse de leurs chants. Dans ces centres d'activité et d'étude, refuge des âmes affligées ou désillusionnées, refuge des grandeurs déchues, des violents adoucis, des innocents opprimés, des épouses trahies, des veuves qui en perdant leur mari avaient aussi perdu l'éclat de leur dignité, les Romains se mêlaient avec les Barbares, les vainqueurs avec les vain- cus sous le joug uniforme de la discipline monastique.

Au milieu des agitations d'un âge de fer et d'une époque de transition, beaucoup d'hommes souhaitaient ardem- ment la solitude de l'esprit, la paix de la conscience, les élévations du cœur; ils voulaient mettre un certain inter- valle entre les tempêtes de la vie et le calme de la tombe ; aussi voyait-on entrer dans les cloîtres non-seulement ceux qui étaient fatigués de l'activité fiévreuse de la vie, ou désillusionnés des passions, ou des espérances, mais encore ces âmes ferventes qui savaient allier à la péni- tence les vertus naturelles et civiles.

1—3

34 DISCOURS I.

Les moineï. Les moines remplacèrent les martyrs, qu'ils ont rappelés souvent par leur force d'âme et par le mépris des tour- ments. Au sein des sociétés qui changent, ils représen- taient la sagesse immuable, unie à la volonté qui accepte librement la foi, et associée aux ressources dont dispose l'esprit de corps fortifié par une sévère discipline ; placés au milieu des cupidités de l'ambition, eux seuls, par la pente de leur vocation , demeuraient contents de leur sort; mais le frère cuisinier et le portier pouvaient de- venir gardiens et prieurs, et ensuite obtenir le chapeau de cardinal, même la tiare. Le monde admirait en eux une doctrine et une vertu dans lesquelles il apercevait comme un caractère surnaturel.

D'autres Ordres se fondèrent ensuite (M), milice volon- taire et active de l'Église, mais pourvue d'armes et de con- stitutions bien différentes de celles en usage dans la société ordinaire. Quelques-uns étaient contemplatifs : ce sont eux qui, à certains moments les peuples agissent, mais ne pensent point, se chargent de penser pour eux ; ils saisissent l'instant ils pourront leur rappeler des vérités certaines, qui sont destinées à rétablir l'équilibre entre l'action et la réflexion et à faire apprécier les actes, non d'après le succès, mais d'après les lois morales. D'au- tres portaient V) travail, la fécondité, la force, l'intelli- gence humaine dans les solitudes, auparavant envahies par les bêtes féroces, ou par les marais, ou par les sables. C'est qu'ils introduisirent la vigne, les arbres fruitiers, les troupeaux, les abeilles, l'irrigation, la cullure du riz, la fabrication des from^iges ; aussi qu'ils demeuraient constamment sur leurs propres terres, avantage dont les victimes de l'absentéisme sentent tout le prix. Ils consa- craient tous ks bénéfices de l'exoloitation à améliorer la

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terre, c'est-à-dire à accroître le capital avec lequel ils ve- naient au secours des pauvres agriculteurs, en n'exigeant en retour de ceux-ci que de légères redevances ou de mo- diques rétributions, exemple que n'ont pas suivi les petits propriétaires qui les remplacèrent. Notre siècle, tout glo- rieux de les avoir renversés, les accuse de ne pas avoir su retirer de la terre tout ce qu'elle pouvait donner, et je ne sais si la plèbe applaudit beaucoup à ce blâme, elle qui, vivant au jour le jour, ne compte plus ni pour le passé ni pour l'avenir.

Le pauvre, sur les misères de qui aujourd'hui on déclame tant, et pour qui on lait si peu, se trouvait honoré et con- solé en voyant la pauvreté choisie volontairement et con- sidérée comme méritoire. La sollicitude des moines pour l'agriculture enseignait le respect de la propriété. L'homme puissant éprouvait une sorte de crainte respectueuse pour ces gens vêtus du froc, qui, sans espérance et sans peur, venaient à son château ou à son palais pour lui reprocher ses excès, lui demander réparation d'une injustice, lui an- noncer de la part de Dieu des châtiments contre lesquels ne le pourraient protéger ni ses donjons ni ses bravi.

Charlemagne leur disait : Optamus vos, sicut decet Eccle- sise milites, interius devotos et exter'ms doctos esse, et en effet, c'est à eux seuls que nous sommes redevables de la con- servation des livres et des connaissances de toute l'anti- quité. Hommes de prière et de pénitence, ils ne se con- sidéraient pas cependant comme étrangers à la politique; bien au contraire, ils parlaient un ferme langage aux rois, ils tenaient les comptes et les caisses des villes, ils réta- blissaient la paix entre elles, ils concouraient à former les ligues entre les peuples, ils enseignaient dans les Universités et donnaient asile aux artistes.

26 DISCOURS I.

Quant à leur mission civile, tout le monde les loue, même les profanes et les incrédules ; mais ce n'était pas le but spécial de leur institution. Leur mission était bien plutôt de purifier le monde par la charité, de le vaincre par la résignation, et de l'édifier par le spectacle de leur sublime vocation. Cette vocation, loin de faire rechercher la pauvreté par un égoïsme qui fuit toute espèce de soins, pousse l'homme à se donner tout à tous, et elle prend pour unique règle de ses devoirs l'intérêt spirituel. C'est encore elle qui fait chercher, dans l'amour de Dieu porté jusqu'à l'héroïsme, un remède suprême à l'amour des créatures; elle qui s'efforce de dompter les vils instincts, de résister à la nature corrompue et d'acheminer les hommes à la perfection chrétienne. Parmi les moines, les uns discu- taient dans les conciles, enseignaient dans les Universités, jouaient un rôle dans les congrès, et pendant ce temps, d'autres, au foyer domestique, sans bruit, sans apparat, étaient occupés à des œuvres de miséricorde, passaient leur vie dans d'obscurs sacrifices, et purifiant les mœurs, pénétrant jusqu'aux abîmes de la faute ou de la vertu, ils régénéraient les âmes par la foi, par la charité, par le de- voir, par l'abnégation. Cette forme supérieure du senti- ment chrétien attirait les barbares à la civilisation par le sentiment; l'humilité, la charité universelle, l'héroïsme de la pénitence, devenaient autant d'exemples pour des gens livrés aux ardeurs de la colère et de la concupis- cence; et le spectacle de l'entière soumission des moines à un chef, à une règle, éveillait chez ceux qui en étaient les témoins la conscience du droit.

La prière, qui, en attestant la faiblesse de l'homme, peut arriver jusqu'à emporter le ciel d'assaut, et la con- fiance que les hommes d'alors avaient en son efficacité.

ÉTABLISSEMENT DE l'ÉGLISE. 37

tels étaient les caractères de ce moyen âge , qui ' est devenu de notre temps si incompréhensible, depuis qu'en tant de lieux la prière ne se fait plus entendre. En dehors de ces caractères , tout le monde reconnaissait la soHdarité du péché et de l'expiation, et considérait la vie comme un châtiment, une épreuve, une prépa- ration; le pécheur lui-même demandait la prière, il la demandait comme une aumône , et en particulier à ces religieux, médiateurs puissants auprès de Dieu irrité.

Tels nous les présentel'histoire; et quelle que soit l'hor- reur du siècle pour la vérité, il faut bien qu'il se résigne à l'entendre de la bouche de celui qui a le courage de la dire. L'existence non interrompue des ordres monastiques atteste comment ils sont intimement liés à l'Église, bien qu'ils ne l'ii soient pas essentiels. £n effet, quiconque veut entamer l'Église, a toujours débuté par jeter le dis- crédit sur cette milice, à qui nous devons le spectacle de l'idéal luttant contre la réahté.

Les moines ne sont pas essentiels à la rehgion, dit-on. Les moines

ne

C'est très-vrai ; seulement c'est un des sophismes les plus sont pas

'^ '■ essentiels

fréquents et les plus spécieux que de répondre aux objec- ^ 'mais^^' lions par une proposition vraie en elle-même, mais qui n'a aujui.rd"hui rien à faire avec la question dont il s'agit : on ne fait par uti'ies que que détourner l'attention, et mettre pour conclusion ce qui •''""^'^" n'est au fond que le résultat d'une divagation. Oui, il est vrai qu'ils ne sont pas essentiels ; mais l'éghse et la pré- dication, et les nombreuses cérémonies introduites dans une religion d'esprit et de vérité, ne le sont pas d avantage ; et, nous le demandons à notre tour, les rois, les armées, les monnaies, le vêtement même, sont-ils indispensables à l'existence de la société civile? Si les moines ne sont

38 DISCOURS I.

pas essentiels à l'Église, c'est qu'aucune chose contin- gente n'est essentielle à ce qui est éternel ; mais ils sont nécessaires pour maintenir la vie religieuse.

On s'y prend plus adroitement en disant que les ordres religieux ont pu être bons dans leur temps, mais que de nos joiîrs ils ont perdu leur opportunité. Hépondons : les ordres mendiants sont une plante républicaine, et pour comprendre saint François d'Assise, il faut le peuple, et non une société princiers, des mœurs de courtisans, des pensées aristocratiques telles qu'on en voit dans un temps comme le nôtre, oîi chacun abdique toute activité, toute volonté, toute opinion aux mains d'un gouvernement ou d'un journaliste : il faudrait, pour le comprendre, cette vieille Italie toute démocratique, avec ses forces distinctes, sa foi et ses municipes. De quel droit le matérialisme de nos jours pourra-t-il jamais s'immiscer dans ces sacriflces de l'âme, accomplis en vue de récompenses qui ne s'es- comptent ni en argent, ni en satisfactions mondaines? Néanmoins, même au milieu de cette civilisation moderne qui nous comble de ses béatitudes, au sein de cet admi- rable développement de l'industrie et des intérêts maté- riels, le cœur a des besoins dont la satisfaction ne peut se trouver ni au théâtre, ni à la bourse, ni au télégraphe; il aspire à quelque chose de plus élevé, de plus grand, que nos pères appelaient Dieu. Entraînés dans le tour- billon du progrès, nous changeons chaque jour de pen- sées, de convictions, de drapeau, de façons de penser et d'agir, nous n'avons aucune stabilité dans nos conven- tions; nous en sommes venus à ce point de rabaisser la bienfaisance à l'état d'institution civile, de la mettre en ouscripiions,£n loteries, et d'en faire une administration. Mais, puisqu'on nous vante la tolérance comme une con-

ÉTABLISSEMENT DE l'ÉGLISE. 39

quête de notre temps , qu'on veuille bien l'accorder aus^i à ceux qui p^ensent que, en face d'un tel affais- sement social , ces ordres religieux ne sont pas une vaine superfluité; qu'au milieu de l'indifférence éri- gée en système, des funestes préjugés , des calomnies sorties des carrefours, et de la lutte ambitieuse de tous contre tous , les moines peuvent contribuer à dé- velopper les institutions charitables, à en ménager l'ap- plication ; ils peuvent se consacrer à l'éducation de la classe la plus nombreuse de la société, ne ftit-ce que pour l'aider à supporter cette disproportion, dont elle ne voit pas la raison, et dont elle ne comprend pas les compen- sations. On devrait nous accorder à tout le moins que les moines peuvent servir à quelque chose, ne serait-ce qu'à nous épargner les gendarmes, qui constituent l'unique sauvegarde de la société lorsqu'on lui a enlevé sa défense morale; enfin ils peuvent aussi prier pour ceux qui les maudissent. Voilà par quels moyens l'Église développait, au sein mtiuence

lie la

de la société civile, les bienfaits de la rédemption ; n'ayant constitution

' *^ ' "^ de l'Église

jamais employé d'autres instruments pour accomplir son , .sur ..

" t- •> ^ ^ la. civilisation.

œuvre que l'ascendant moral, la raison, le sentiment, elle n'avait pas usurpé, mais elle recueillait les lambeaux de pouvoir que les autorités du vieux monde laissaient tomber de leurs mains. A la violence des nouveaux maîtres, elle opposait la raison, la sainteté, la science et aussi le droit qu'elle avait de venir en aide aux popula- tions chrétiennes; elle rétablissait les dogmes de la res- ponsabilité personnelle et de l'autorité, ruinés par la cen- tralisation romaine. Par l'intermédiaire d'un pouvoir que les âmes ont librement accepté, l'Eglise fondait une république morale, la multitude ne devenait pas con-

40 DISCOURS I. ÉTABLISSEMENT DE l'ÉGLISE.

fusion parce qu'elle était ramenée à l'unité, l'unité ne dégénérait pas en tyrannie parce qu'elle restait multitude, mais la soumission aveugle était transformée en une obéissance raisonnable.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS I.

(A) Hoc inveni quod fecerit Deus hominem rectum, et ipse se infinitis miscuerit quaestionibiis. (Ecoles, vu, 30.) Deus constituit ab initio hominem, et reliquit illum in manu consilii sui.... Ante hominem vita et mors, bonum et malum, quod placuerit ei dabi- tur. (Ecoles, xv, 14-18.)

(B) Quam fidem ab Ecclesia perceptam custodimus et quae semper a Spiritu Dei quasi in vase bono eximium quoddam de- positum juvenescens et juvenescere faciens ipsum vas in quo est. Hoc enim Ecclesiae Dei creditum est munus, quemadmodum ad inspirationem plasmationi, ad hoc ut omnia membra Ecclesiae vi- vificentur.... Ubi enim Ecclesia, ibi et Spiritus Dei ; et ubi Spiri- tusDei, illic Ecclesia et omnis gratia: Spiritus autem veritas. Quapropter qui non participant eum , neque a mamillis matris nutriuntur in vitam, nequaquam percipiunt de corpore Christi procedentem nitidissimum fontem , sed effodiunt sibi lacus detri- tos de fossis terrenis, etc. (S. Irénée, m, xxiv.)

(C) Unum caput est , et origo una , et una mater fœcundi- tatis successibus gloriosa. lUius fœtu nascimur, iilius lacté nu- trimur, iilius spiritu animamur.... Hase nos Deo servat, hase filios regno quos generavit assignat.... Habere jam non potest Deum patrem qui Ecclesiam non habet matrem. (S. Cyprien, de Unitate Eoolesix.)

(û) Gum toto sacramento, cum propagine nominis, cura traduce Spiritus Sancti , in nos quoque spectat persecutionis obeundœ disciplina, ut in hasreditarios discipulos et apostolicise- minis frutices. (Tertullien, Scorpiace, cap. ix.)

(E) Quamvis apostolis omnibus post resurrectionem suara parem potestatem tribuat, et dicat : Sicut misit me Pater et ego mitto vos; accipite Spiritum Sanctum; si cujus remiseritis pec- cata, remittentur illi; si cujus tenueritis, tenebuntur; tamen, ut unitatcm manifestèrent, unitatis ejusdem originem ab uno hici-

42 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS I.

pientein sua auctoritate disposuit. Hoc erant utique et cœteri apostoli quod fuit Petrus, pari consortio praediti et honoris et po- testatis , sed exordium ab unitate profîciscitur, et primatus Petro datur, ut una Christi Ecclesia , et cathedra una monstretur, (S. Cyprien, ibid.)

(F) Ad hanc enim ecclosiam propter potiorem principalita- tem necesse est omnem convenire ecclesiam, hoc est eos qui sunt undique lîdeles, in qua semper ab his qui sunt undique conservata est ea quae ab Apostolis est traditio. (S. Irénée, III, xliii, 2.)

(G) Nous nous sommes longuement étendu, dans notre His- toire universelle (livre V, chap. xxxii et xxxiii), sur la littérature chrétienne. Ici nous indiquons seulement le mode de procéder dont nous nous servirons dans cet ouvrage. Ainsi nous n'entendons point faire une exposition complète de la foi, pas plus que celle des erreurs, mais nous nous bornerons à signaler les points sur les- quels coïncident les dissensions dont nous ferons l'histoire.

On peut ranger les dogmes sous les catégories suivantes :

Théologie proprement dite , c'est-à-dire la science qui traite de Dieu, de ses attributs, de la création, de la providence, et par appendice, de la création de l'homme et jie celle des anges ou des démons;

Anthropologie théologique, innocence primitive, péché ori- ginel ;

Christologie, science qui a pour objet la personne même et les œuvres du Sauveur;

4" Charitologie , ou théorie de l'Église et des moyens de salut;

Eschatologie, c'est-à-dire science qui traite de la mort, de l'immortalité, du purgatoire, de la résurrection, du jugement dernier, du paradis, de l'enfer et de la fin du monde.

(H) Les Apôtres n'ont pas écrit le symbole, pas plus qu'ils ne l'ont fait écrire, mais il s'est transmis oralement : aussi S. Au- gustin (De tradit. symholi) nous apprend qu'il était défendu aux catéchumènes de l'écrire , mais qu'ils l'apprenaient par cœur. De les variantes, sans compter qu'il était permis à chaque évêque d'y faire des changements. Par exemple Rufin nous rapporte le symbole tel qu'on le récitait dans l'Église romaine, c'est-à-dire le plus pur, et aussi tel que le récitait l'Église d'Aquilée, à laquelle il appartenait en qualité de prêtre. En voici la comparaison :

S. romain. Credo in Deum patrem omnipoteutem.

S. d'Aquilée. Credo in Deo pâtre omnipotente , invisibili et im- passibili.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS I. 43

S. romain. Et in Ghristum JesumunicumFilium ejus, Dominum nostrum.

S. d'Aqiiilée. Et in Ghristo Jesu, unico Filio ejus, Domino nostro.

S. romain et d'Aquilée. Qui natus est de Spiritu Sancto ex Maria Virgine.

S. romain. Crucifixus sub Pontio Pilato etsepultus, tertia die resurrexit a mortuis.

S. d'Aquilée. Crucifixus sub Pontio Pilato et sepultus, descendit ad inferna, tertia die resurrexit e mortuis.

S. romain et d'Aquilée. Ascendit in cœlos, sedet ad dexteram Patris : inde venturus est judicare vivos et mortuos.

S. romain. Et in Spiritum Sanctum, sanctam Ecclesiam, remis- sionem peccatorum, carnis resurrectionem.

S. d'Aquilée. Et in Spiritu Sancto, sancta Ecclesia, remissione peccatorum, liujus carnis resurrectione.

Nous avons recueilli des catéchèses de Maxime , évêque de Turin {Homil. in traditione symholi); de S. Pierre Ghrysologue, évêque de Ravenne (m Symb. apost.), et d'autres encore, les symboles de diverses églises, où. se trouvent introduits les mots conceptus^ passus ^ mortuus ^ catholicam, sanctorum communionem, vitam ceternam , qui furent adoptés ensuite dans le symbole com- mun , tel qu'on le trouve déjà dans les sermons ccxl, ccxli et ccxLii mis en appendice aux véritables sermons de S. Augustin dans l'édition des Pères Bénédictins de Saint-Maur.

Quelques ~ unes de ces additions paraissent arbitraires et presque futiles, mais elles tendaient à réfuter certaines erreurs répandues dans le public. C'est ainsi que dans le susdit sym- bole d'Aquilée, le descendit ad inferna est mis par opposition aux Apollinaristes et aux Ariens, qui niaient que le Christ eût une âme, comme si la divinité lui en tenait lieu; Vinvisibili et impas- sibili est mis à l'adresse des Noétiens et des Sabelliens, qui pré- tendaient que le Père était et avait souffert : Vhujus carnis avait été inséré contre ceux qui prétendaient que nous devions ressusciter avec un corps aérien et céleste.

Les exégètes allemands donnent pour le plus antique symbole qu'on connaisse, celui de l'Église copte, en usage dans l'église d'Alexandrie, que voici :

L'évêque ou le prêtre dira au catéchumène : i Crois-tu au seul vrai Dieu, Père tout-puissant, en son Fils unique notre Seigneur et Sauveur, et au Saint-Esprit qui donne la vie, Trinité consubstantielle, à leur souveraineté unique, à un seul royaume,

44 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS I.

aune foi, à un baptême? Crois-tu à la sainte Église catholique, apo.-tolique et à la vie éternelle ? » Le catéchumène devait ré- pondre : « Je crois, i

Puis l'évêque ou le prêtre lui demandera: « Crois-tu enNotre- Seigneur Jésus -Christ, Fils unique de Dieu le Père? Crois-tu qu'il s'est fait homme comme nous par l'action miraculeuse du Saint- Esprit sur la Vierge Marie ; qu'il a été crucifié pour nous sous Ponce Pilate, et qu'il est mort pour nous racheter; qu'il est ressuscité le troisième jour, en brisant ses chaînes, qu'il est assis à la droite de son Père dans le ciel, et qu'il viendra pour juger les vivants et les morts quand il apparaîtra lui eLson royaume?

« Crois-tu au Saint-Esprit qui donne la vie, et qui purifie tout dans la sainte Église? s Et le catéchumène devait répondre : 8 Je crois. »

Voir une étude du protestant Michel Nicolas dans la Revue moderne, juin 1865.

(I) Selon Eusèbe (Vie de Constantin^ II, lxv), l'empereur écrit à Arius : « Je suis persuadé que, si j'eusse été assez heureux pour amener les hommes à adorer tous le même Dieu , ce changement de religion en aurait amené un autre dans le gou- vernement ; » et il ajoute qu'il tend à ce but « sans faire trop de bruit. » Il avait donc pleine conscience de la révolution qu'il opérait.

(J) Anastase le Bibliothécaire a extrait des archives du Va- tican le catalogue des ornements donnés par Constantin à la basi- lique de Saint-Jean de Latran, tels que baldaquins, statues, vases, croix, candélabres, flambeaux, autels, patènes, coupes, urnes, encensoirs d'or, d'argent et garnis de pierres précieuses, le tout pesant 685 livres d'or et 12 943 livres d'argent, outre la dorure de toute la voûte de la basilique ; de sorte que ces objets auraient aujourd'hui une valeur d'environ deux millions de francs. Constantin y ajouta des biens-fonds dont le revenu était évalué à 230 000 francs par an, et un tribut annuel; de 130 livres de parfums. Des critiques sérieux et prudents ont soutenu l'authen- ticité de ce catalogue.

(K) Par cet acte, Constantin aurait concédé au pape la souveraineté sur la ville de Rome, sur l'Italie et les provinces d'Occident. Peut-être a-t-il été inventé au huitième siècle, et inséré dans les Décrétales du faux Isidore. Mais dès le douzième siècle son authenticité était contestée ; ensuite Laurent Valla la rejeta en s'appuyant sur des motifs auxquels se rendirent même les plus zélés défenseurs du Saint-Siège.

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS I. 'l5

,L) Le plan conçu pendant tout le moyen âge fut précisé- ment que les empereurs abandonnassent Rome, parce qu'elle était destinée par la Providence à devenir et à rester la métro- pole du christianisme. Dante a chanté cette conception dans une des plus belles parties de son poëme sublime.

(M) Tous les ordres religieux peuvent se ramener à quatre règles principales : celle de S. Basile qui prévalut en Orient; celle de S. Augustin adoptée par les chanoines réguliers, par les religieux de Prémontré, par les Dominicains et les Ordres militaires; 3" celle de S. Benoît, à laquelle se rattachent les Cisterciens, les Camaldules, les Vallombrosiens et les Chartreux ; k" celle de S. François, avec lequel commencent les ordres men- diants.

Léon XII avait formé le projet de réformer les règles et le costume des religieux, en les ramenant à trois ordres seulement ; le premier composé des réguliers, pauvres, d'une science mo- deste et d'une grande charité, dont la mission eût été de se consacrer au peuple, en aidant les curés dans leur ministère, et en servant dans les hôpitaux. Le second eût été tout entier con- sacré à l'éducation et à l'instruction de la jeunesse, et à défendre les intérêts de la religion et de la morale. Le troisième eût été composé des moines contemplatifs, qui se seraient adonnés à la prédication, à la psalmodie, et qui auraient aspiré à la perfection évangélique.

DISCOURS IL

Premières hérésies. Affermijssement de la suprématie papale. Les Iconoclastes.

Le sang des martyrs n'avait pas encore cessé d'arroser la plante immortelle du christianisme, que déjà dans son sein, comme l'antique serpent, des hommes se servaient de la parole pour répandre l'erreur, ou restreindre à certaines conceptions particulières les vérités générales annoncées par l'Église, en créant des schismes et des hé- résies^ Déjà, au temps des apôtres, quelques liébraïsants, reconnaissant seulement la mission divine du Christ, voulaient conserver le mosaïsme, que les fidèles, aspirant à une religion universelle, repoussaient comme une doc- trine étroite et particulière à une nation ^ Saint Paul se plaint des dissensions de l'Église naissante; saint Pierre vint à Home pour combattre Simon le Magicien, qui lui avait offert de l'argent pour obtenir de lui la faculté de conférer le Saint-Esprit ; d'où est venu le nom donné à celle qui a été la première et qui sera aussi la dernière des hérésies, le trafic des choses spirituelles. Saint Pierre écrivait aux Hébreux : « Paissez le troupeau qui vous a

(1) Saint Augustin définit le schisme, scissio charitatis; l'iiércsie, scissnra fidei ; hoerelicus est qui non sequitur catholicam veritatetn: schismaticus est qui non amplectitur calholicam pacem; apostasia est fidei omnimoda abncgatio.

(2) C'est ce que dit saint Jérôme, De script, eccl.

48 DISCOURS II.

« été confié, sans employer la contrainte, mais librement 0 selon Dieu ; n'ayant en vue aucun profit, aucun mobile « de cupidité, mais d'une manière toute désintéressée. » Et nous trouvons consignée dans les canons apostoliques cette doctrine : « Si quelque évêque ou prêtre a obtenu à « prix d'argent la dignité dont il est revêtu, qu'il soit dé- « posé lui et celui qui l'a ordonné ; qu'il soit en outre « formellement excommunié, comme Simon le Magicien «t l'a été par moi, Pierre. » Yoilà la faute, et voilà le châ- timent.

Plus le christianisme se développait et jetait d'éclat sur le monde, plus l'orgueil s'ingéniait à lui trouver quel- que côté faible, et à en ébranler les bases. Les uns niaient franchement le Christ, tandis qu'au moyen du platonisme ils épuraient les théories païennes. D'autres rajeunis- saient l'hébraïsme, spécialement au moyen de la cabale : lesGnostiques disaient que le Christ était un pur symbole, et prétendaient à une science supérieure aux cultes du paganisme, à la religion mosaïque, à la religion chré- tienne, et néanmoins indépendante de toute révélation ; ils enlevaient ainsi à l'Église son autorité infaillible pour la réduire à un système qui devait se perfectionner au contact des systèmes imparfaits de la philosophie, et ils aspiraient à atteindre par leurs propres forces une hauteur inaccessible à la raison. Cette hérésie reparut de loin en loin avec les mystiques, qui croyaient à l'intuition immé- diate, et aspiraient à une perfection plus qu'humaine. Manès expliquait l'existence du mal moral et du mal phy- sique avec son hypothèse d'une divinité bienfaisante et d'une divinité malfaisante. Dès celte époque déjà, les esprits forts disaient que les différentes manières d'en- tendre et d'adorer Dieu n'étaient pas des formules essen-

PREMIÈRES HÉRÉSIES. 49

tielles de doctrines, mais seulement des points de vue diiïérents de l'intelligence chrétienne.

Justin le martyr, a,uteur deV Apologie, avait composé un livre contre toutes les hérésies et contre toutes les sectes, et il le présenta à l'empereur Antonin^ Hippolyte écrivit aussi une Réfutation des hérésies ; et saint Philastre, évêque de Brescia, un Catalogue des hérésies. Tertullien, dans ses Prescriptions, soutient que les hérésies ne sont pas des moyens destinés à épurer le christianisme, parce que chacune d'elle est nouvelle en comparaison de la vé- rité qui existait dès le commencement ; parce que Ihé- rétique n'a ni règle ni fin dans ses disputes contre l'Église, abandonné comme il est à s m propre jugement ; parce que ces opinions se contredisent l'une par l'autre, et que chacune prétend être la vérité. En outre, chacun se croit en droit de changer et de modifier à sa pure fantaisie la doctrine qu'il à reçue, imitant l'auteur de la secte qui lui aussi l'a composée à sa pure fantaisie. L'hérésie conserve toujours le caractère qui lui est propre; elle ne cesse pas d'innover, et son progrès ressemble à son origine ; les licences qu'a prises Valentin, les Valentiniens les ont prises à leur tour; les Marcionites en ont fait de même après Marcion, et les fonditeurs d'hérésie n'avaient pas plus de droits d'innover que leurs sectateurs n'en eurent plus tard : tout change dans les hérésies, et quand on en cherche bien le fond, on voit avec le temps s'intro- duire des variations sur beaucoup de points qui étaient tout différents à l'originel

Origène, voulant accorder la doctrine platonicienne

(1) Est nobis liber contra héereses et sectas omnes compositus quem si légère volueritis, damus.

(2) De Prascriptione, c. iv, 2.

50 DISCOURS II.

avec le christianisme, slefforçait de chercher dans les ré- cits évangéliquesun triple sens: le sens mystique, le sens historique et le sens moral ; en sorte qu'une narration Diblique pouvait ne pas être vraie à la lettre ; théorie re- prise par quelques modernes exégètes allemands. Il combattit beaucoup d'hérésies ; mais il glissa lui-même sur cette pente, ou du moins il jeta des semences d'er- reur, peut-être seulement pour avoir manqué de cette précision du langage qu'on obtint plus tard par les dis- tinctions subtiles de la controverse.

Aussi, dans le silence et dans l'isolem.ent auxquels les contraignait la persécution, beaucoup de chrétiens avaient de bonne foi conçu et propagé des idées qu'on reconnut comme entachées d'erreur, lorsque l'Église put faire sa profession de foi et tenir des assemblées. Mais comme elle avait laissé sans définition beaucoup de points, il y eut parmi les plus grands maîtres de la théologie des hommes comme Tertullien, le puissant apologiste, et ce même Origène, qui se trompèrent ; il y en eut aussi parmi les moines austères, et jusque parmi les martyrs. Parfois même, avec l'intention d'éviter une erreur, on tombait dans une autre tout opposée ; c'est ainsi qu'Origène, à force de subtiliser sur l'essence des corps, finit par les spiritualiser; Audius et Épiphane rabaissaient la divinité jusqu'aux formes humaines ; on voyait les traces du pa- ganisme se continuer à travers l'enseignement et les mœurs; et les empereurs, interposant leur autorité, vou- laient, par des décrets, gêner la plus libre des facultés, la conscience.

Les païens, incapables de distinguer la ligne de démar- cation si subtile qui sépare la vérité de l'erreur, tournaient en dérision cette obstination à s'arrêter à des chicanes

PREMIÈRES HÉRÉSIES. 51

puériles et à des questions de mots; ils déclarèrent que cette religion, qui se vantait d'avoir l'unité dans la loi, dans l'esprit et dans le culte, était une vraie source de bavardage et de discorde. Mais ii y avait bien autre chose que des disputes de mots dans ces questions d'où devaient sortir les vraies notions sur l'essence de Dieu, au même moment de faux docteurs tentaient le mélange des idées du platonisme et de la cabale avec les vérités de l'Évangile.

Ainsi donc, après les martyrs qui firent éclater l'éner- gie et la vertu de l'âme, vinrent les Pères qui soutinrent la pureté et l'unité de la foi en combattant l'orgueil de l'esprit et l'indocilité du cœur. Saint Jérôme écrivait : «c Demeurez dans l'Église fondée par les apôtres et tou- « jours subsistante. Si vous entendez parler d'hommes « qui s'appellent d'un autre nom que de celui de Jésus- « Christ, sachez qu'ils ne sont point l'Église du Christ, « et le fait d'avoir été institués postérieurement à Jésus- ce Christ est une preuve qu'ils sont du nombre de ceux « dont l'Apôtre prédit la venue. Ne vous laissez point « séduire par l'apparence qu'ils prennent de s'appuyer sur l'Écriture : le démon a dit des choses conformes à l'Écri- « ture ; il ne suffit pas de la lire, il faut la comprendre : « car si nous nous en tenons à la lettre, nous pouvons nous « former un dogme nouveau, et avoir la prétention de « retrancher de l'Église ceux qui vont pieds chaussés et « qui portent deux tuniques Saint Cyprien contribua peut-être plus que beaucoup d'autres des premiers Pères à séparer les deux ordres de la foi et de l'examen, de la révélation et des conceptions humaines, dont le mélange

(1) Mélanges, Y>. 221, 269.

52 DISCOURS II.

produit ou IVsclavage, ou l'aberration de l'esprit, tandis que leur épuration ouvre les barrières de l'infini, en le faisant passer du symbole à la réalité. Après avoir, dans son ouvrage sur la Vanité de ridoldtrie, combattu le vieux culte, il dissipa les schismes, dans son livre de VUnité deV Église, en donnant pour base à l'unité de la foi l'unité de la chaire romaine : « Comme il n'y a qu'un seul a Christ, de même il n'y a qu'une seule Église, une seule « chaire fondée sur saint Pierre, suivant la parole de Jésus- « Christ; il n'y a donc qu'un seul autel, un seul pontife; « et il ne peut y en avoir deux, ni un autre différent du « véritable, si ce n'est par le fait d'une coupable folie ou « d'une impiété sacrilège. Il n'y a qu'un seul épiscopat, a dont le pouvoir est exercé en totalité par chaque évêque, « quoiqu'il ait reçu une délégation particulière h. un cer- « tain pays ; en conséquence, il n'y a qu'une seule Eglise, <t qui rayonne partout par la multitude des membres qui « !a composent. Ainsi le soleil répand partout sa lumière « et sa chaleur, mais il n'a qu'un seul foyer ; un arbre à a plusieurs branches, mais qui toutes s'élancent d'un « même ironcaux racines profondes ; ainsi une fontaine se « divise en plusieurs ruisseaux, mais elle n'a qu'une seule « source. Un rayon ne peut pas se séparer du soleil, une «t branche séparée du tronc ne pousse plus de rameaux, - et un ruisseau détourné de sa source tarit bientôt*.» Arius avait trouvé en Italie beaucoup d'adhérents. Ce prêtre d'Alexandrie d'Egypte prétendit expliquer qui était le Christ, et tandis que l'Église le regarde comme Vidée divine, la pensée éternelle de Bleu, coexistante avec son éternelle activité, et formée de la substance même de Dieu (ôaouaioç), Arius reconnaissait en lui la force, la vé-

(1) De unitate, episl. ad plebem.

PREMIÈRES HÉRÉSIES. 53

rite, l'avenir; mais il en formait un être distinct de Dieu, bien que de substance analogue {buoioûcioq), le type que Dieu créa pour servir de modèle aux créatures. L'héré- siarque demandait aux femmes : « Avez-vous eu des en- « fants avant d'accoucher? Dieu donc n'a pu en avoir un « avant de l'engendrer. » Il ne manqua pas d'hommes qui, devenus chrétiens pour suivre l'exemple de ]a cour ou obéir à son injonction, n'avaient pas fait des études suffisantes pour discerner le Christ d'un de ces prophètes qui de temps en temps apportent quelque nouvel éclair- cissement au problème insoluble de l'humanité; ceux-là goûtaient les explications d'Arius, qui, tout en paraissant sauvegarder la valeur dogmatique, écartait bien loin le prétendu nuage que la trinité des personnes apportait à la conception de l'unité de Dieu. Ils ne prenaient point garde que si l'auteur du christianisme n'est pas Dieu, égal et consubstantiel à l'auteur de l'univers, l'adorer est une idolâtrie; le médiateur divin qui comble l'abîme entre l'homme pécheur et Dieu n'existe plus, et l'autorité suprême, sur l'unité et l'infaillibilité de laquelle est fondé le christianisme, peut se tromper. A ces attaques dirigées contre la personne du Christ, Premier

concile

c'est-à-dire contre les fondements de la foi, le monde s'é- œcuménique. mut, et l'empereur Constantin convoqua un concile uni- versel, dans lequel l'Église, comme représentant l'huma- nité divinement rétablie dans l'unité, devait se montrer une, manifester en quoi consistait le commun consente- ment, et définir ce qu'il fallait croire touchant la nature du Verbe.

C'était la première fois que tous les peuples du monde connu, ayant chacun leurs lois, leurs coutumes et leur civilisation distinctes, mais unis dans la même foi, néan-

54 DISCOURS II.

moins indépendants, envoyaient des députés choisis dans leur sein pour traiter des questions de foi, de culte et de conduite spirituelle; ce fut aussi la première fois qu'on fut appelé à proclamer un symbole d'unité universelle. Trois cent dix-huit évêques rassemblés à Nicée en 325, après avoir soutenu de longues discussions avec leurs adversaires, condamnèrent Arius, et composèrent le sym- bole qui précisait la vraie foi.

Arius ne se considéra pas comme vaincu : il séduisit par Textréme subtilité et la variété de ses arguments d'autres évêques et les empereurs. La légère différence entre les expressions ôfAoutnoç et ôjjioiotjffio,- échappait aux catholiques d'Italie, plus positifs que les Grecs, et dont l'esprit moins érudit et moins souple saisissait plus difficilement les dis- tinctions : aussi un symbole entaché d'arianisme fut-il souscrit par quatre cents évêques (an 358), et le pape Li- bère lui-même, soit par suite de supercherie, soit par l'affaiblissement d'esprit conséquence de son emprison- nement, parut y adhérer ; mais à peine se fut-il aperçu de son erreur qu'il se rétracta K On fit intervenir des édits impériaux et des condamnations à la prison contre ceux qui défendaient l'expression consubstantiel insérée au symbole, et on prétendait imposer la foi par l'épée des soldats, a ces détestables apôtres de la vérité, qui ne con- naît d'autres armes que la persuasion, » comme le disait saint Athanase, champion des catholiques dans ce conflit de longue durée.

Théodose, empereur d'Orient, rendit ensuite un décret suivant lequel tous ses sujets devaient adhérer à la reli- gion enseignée par saint Pierre aux Romains, telle qu'elle

(1) Voir la réfutation indiquée page 30. {Note des traducteurs.)

PREMIÈRES HÉRÉSIES. 55

était professée alors par le pape Damase et par Pierre, évêque d'Alexandrie : tous les fidèles de cette religion devaient prendre le titre de chrétiens catholiques ; l'em- pereur y flétrissait les dissidents du nom d'hérétiques, et les menaçait de châtiments ^ Au contraire, l'empereur d'Occident, Valentinien II, et sa mère favorisaient l'aria- nisme, jusqu'à vouloir que saint Ambroise, évêque de Milan, cédât aux Ariens une des deux églises qui existaient alors dans celte ville. Ambroise s'y opposa avec fer- meté, l'emporta sur l'empereur, et finalement, au concile d'Aquilée, on put affirmer qu'il n'y avait plus d'Ariens dans la partie de l'empire qui s'étend jusqu'à l'Océan.

Par malheur, ceux qui les premiers évangélisèrent les Barbares septentrionaux étaient des Ariens, de sorte que cette hérésie revint en Italie avec les Goths de Théodose et les Lombards d'Alboin.

Il est vrai qlie le génie positif des Occidentaux ne sub- La grâce.

Les

tilisait pas autant que celui des Oiientaux. Les Pères la- trois

, , . , , , , . /, •, chapitres.

tms cherchaient plutôt, en exposant le dogme, ce qui était la loi, sans artifices de rhétorique ni raffinements de logique, et s'en rapportaient plutôt à la lettre écrite qu'à l'autorité. Les hérésies concernant la nature de l'être pre- mier et nécessaire (Gnostiques) et le Verbe (Ariens), ou le Saint-Esprit (Macédoniens), ou celles touchant la manière dont est unie la divinité avec l'humanité dans le Christ (Nestoriens, Eutychiens, Monophysites, Monothélites), s'agitèrent de préférence en Orient, tandis qu'en Italie on discutait plutôt sur la nature de l'homme ; on se deman- dait comment il se fait que sous un Dieu plein de bonté il souffre tant de maux; jusqu'à quel point il est aidé dans

(l) Cod. Theod., livre XVI, titre i, loi 2.

56 DISCOURS H.

ses actes par la grâce, sans que celle-ci apporte des en- traves à sa liberté. Saint Augustin, qui avait été le plus vaillant adversaire des Manichéens, pensait que les ques- tions relatives à la création et à l'origine de l'âme, soule- vées entre saint Jérôme et Rufin à propos d'Origène, regardaient seulement le passé, et avaient moins d'im- portance que celles de la grâce et de la rédemption, qui conduisent au sa^ut. Mais le problème de la grâce impli- que celui du système général de l'univers, et peut soule- ver des doutes jusque sur la personnalité du Créateur et sur la suprême miséricorde, toutes les fois que dans le libre arbitre des créatures on ne trouve pas la cause des misères humaines. De tous les Pères, ce fut saint Augus- tin qui pénétra le plus à fond le mystère de l'incommuni- cable perfection de Dieu, celui de sa souveraineté absolue et de son omnipotence; il établit ainsi une vraie théo- logie, c'est-à-dii'e la connaissance de la nature divine.

L'Église assistait dans sa majesté à ces débats, attentive â ne pas imposer des limites aux croyances, elles n'étaient pas nécessaires, et ne voulant pas réprimer la discussion, tant qu'elle respectait les dogmes sanctionnés par elle. Elle préférait retenir ses propres défenseurs, plutôt que de les pousser en avant sur la route dange- reuse des théories, persuadée que son Époux la conduirait au but qu'elle devait atteindre. Pour conserver et conso- lider l'unité, on avait rassemblé d'autres conciles œcu- méniques, c'est-à-dire universels : le second à Constanti- nople (381), le troisième à Éphèse (431), le quatrième à Ghalcédoine (451), tous très-considérables au point de vue de la partie dogmatique du christianisme et de l'importance des points qui y furent discutés et définis. Dans celui de Gonstantinople on établit la divinité et la consubstantialité

PREMIÈRES HÉRÉSIES. 57

du Saint-Esprit contre les Macédoniens; dans celui d'É- phèse, l'unité de personne en Jésus-Christ, qui a en même temps deux natures, la nature humaine et la nature divine, et qui est ainsi le vrai Dieu-Homme, et Verbe incarné^ con- tre Nestorius qui faisait du fils de Dieu et du fils de Marie deux personnes, unies entre elles par l'amour, mais dis- tinctes. On proclama dans celui de Ghalcédoinela distinc- tion des deux natures en Jésus-Christ, et la vérité et l'in- tégrité de la nature humaine en lui, contre Eutychès. Ce dernier, tombant dans l'erreur opposée à celle de Nesto- rius qui scindait l'unique personne de Jésus-Christ en deux, confondait en une seule les deux natures qui exis- taient en lui; il volatilisait pour ainsi dire l'humanité du Rédempteur, l'absorbant dans sa divinité et l'y consu- mant tout entière.

Ce dernier concile, ayant été tenu contre les Eutychiens, laissa passer, comme étrangers à son but, trois points qui paraisssaient favorables aux Nestoriens : 1" il ne ren- dit aucune sentence contre la mémoire et les écrits de Théodore de Mopsueste, autrefois maître de Nestorius, homme infecté de la même hérésie et en outre de pé- lagianisme; il ne désavoua pas une lettre d'Iba, évêque d'Édesse, dans laquelle ce dernier louait Théo- dore, et blâmait saint Cyrille et le concile d'Éphès?, tenu contre l'erreur de Nestorius; enfin, il négligea de con- damner ks écrits de Théodorète, contenant également des passages contraires à saint Cyrille et au concile d'Éphèse, et tout empestés de nestorianisme. Bien plus, les Pères de ce concile de Chalcédoine accueillirent Iba et Théo- dorète, dès que ceux-ci eurent dit anaihème à Nestorius. Par suite, les Eutychiens, pour prendre une revanche contre ce même concile qui les avait condamnés, posèrent

58 DISCOURS II.

la question de ces tï^ois chapitres^ et l'empereur Justinien, s'étant laissé persuader qu'en désapprouvant ces trois points il aurait ramené à l'unité les adversaires du con- cile de Chalcéioine, convoqua un autre concile œcumé- nique à Constantinople, et les y fit condamner (542). Les Occidentaux ne savaieiit pas beaucoup de grec, et n'avaient point lu Théodore et Iba; ils savaient seulement qu'ils n'avaient pas été condamnés par le concile de Ghalcédoine, dont on infirmerait l'autorité en les réprouvant pour seconder le despotisme vexatoire de l'empereur. Cédant aux sollicitations importunes de ce dernier, le pape Vir- gile II les condamna, en gardant intacte l'autorité du con- cile de Ghalcédoine, et à la condition qu'on ne la discute- rait ni par écrit, ni de vive voix. Ce parti était raisonnable en lui-même, parce que d'un côté ces chapitres étaient blâmables, et que de l'autre l'intention de ceux qui en provoquaient la condamnation, dans le but de discréditer le concile de Ghalcédoine, était coupable. Cependant au premier moment cette décision mécontenta tout le monde : les catholiques à cause de la condamnation, les adver- saires des chapitres à cause de la réserve ; en sorte qu'on vit se séparer du pape (553) les évêques de l'Istrie, de la Vénétie, de la Ligurie. Ceux-ci prirent pour chef Paul, patriarche d'Aquilée, qui, dans un synode provincial (556), répudia le concile de Constantinople comme contraire à ce- lui de Ghalcédoine, déjà reçu comme concile œcuménique : cette séparation compromettait le principe de l'infaillibilité de l'Église. Au début, les Occidentaux furent excusables, puisque, en apparence, on s'attaquait à l'infailbbilité des premiers conciles en y faisant des additions ou des re- tranchements ; aussi des personnages marquants parleur vertu et leur science refusèrent d'adopter les décisions du

PREMIÈRES HÉRÉSIES. 59

cinquième concile, entre autres le célèbre Cassiodore, se- crétaire du roi Théodoric, et les évêques saint Honorât de Milan, Maximien de Ravenne; les papes eux-mêmes mi- rent beaucoup de douceur dans leurs procédés vis-à-vis du patriarche et des évêques, discutant avec ardeur les raisons de leur conduite. L'excuse ne devient impossible que pour ceux qui se séparent de l'Église, et condamnent les défenseurs de l'opinion contraire à la leur (A). En fait, ce déplorable schisme dura jusqu'en 698, époque à laquelle un autre synode d'Aquilée admit le concile de Gonstantinople, et fit rentrer ces églises dans l'unité. Toutes les hérésies, soit qu'elles concernassent le Grégoire

' ^ le Grand.

Christ, soit qu'elles eussent pour objet la puissance divine, ou la liberté humaine, ou la constitution ec- clésiastique, avaient des visages différents; mais leurs queues étaient liées ensemble (B), pour emprunter une phrase répétée par les papes, puisqu'elles pouvaient se ramener toutes à soumettre la foi au raisonnement, la croyance universelle aux opinions particulières. Grégoire le Grand, qui vit terminer le schisme des trois chapitres^ et qui défendait d'inquiéter aucun catholique sous pré- texte d'hérésie, ou d'user de violence contre les schisma- tiques, donna une forme définitive à la Messe, à l'Office divin et à toute la liturgie; il imprima en outre au chant ce caractère solennel, auquel on revient aujourd'hui après les égarements de la mode et les frivolités profanes. Le peuple, qui plus d'une fois avait été nourri aux frais du trésor de l'Église, outragea Grégoire après sa mort, en l'ac- cusant de prodigalité; il voulait détruire ses écrits; puis il finit par le vénérer comme un saint (vicissitudes ordinaires de ce monde), et on le plaça le quatrième au rang des doc- teurs de l'Église, avec Ambroise, Augustin et Jérôme.

60 DISCOURS II.

Saint Grégoire était parvenu à convertir au catholicisme Tliéodelinde, reine des Lombards, dont l'exemple entraîna la conversion de toute la nation. Ceci n'empêcha pas que ces rois, jaloux de former un grand royaume d'Italie, ne vinssent menacer et assiéger Rome. Cette ville dépen- dait toujours des empereurs d'Orient, en sorte que les papes n'y avaient pas une souveraineté de prince, mais bien un pouvoir honoraire, soutenu par d'immenses pos- sessions, non-seulement dans la Sabine, mais en Sicile, en Calabre, dans la Fouille, en Campanie, en Dalmatie, en Illyrie, en Sardaigne, au milieu des Alpes Cottiennes et dans la Gaule; toutes ces possessions étaient culti- vées suivant l'ancien usage, par des colons, sur qui le pape exerçait même un droit de juridiction. ' Outre le gouvernement de Rome et des pays méridio-

naux, les empereurs d'Orient exerçaient leur autorité sur la Pentapole de Ravenne (Ancône, Rimini, Pesaro, Fano, Sinigaglia), et sur l'exarchat, c'est-à-dire le littoral de la Yénétie et le pays qui fut appelé plus tard la Romagne et les Marches. Comme les autres pays étaient en butte à la violence des Barbares, de même ceux-ci étaient expo- sés à la savante oppression de ces Césars, qui trou- blaient les consciences avec des décrets, avec le Tunro;, rE/8£(Tt;, TEvoiTtxbv, enfin avec la prohibition du culte des images. iconotuisies. Qg («ulte avait été défendu aux Hébreux par leur législa- teur, soit à cause de l'inclination de ce peuple à l'idolâtrie, soit pour le séparer davantage des Gentils, qui, confon- dant la copie avec l'original, adoraient les effigies de la Di- vinité ou celle d'un héros. Mais les chrétiens, dont l'esprit était développé et qui avaient en horreur l'idolâtrie, ne tardèrent pas à chercher celles du Rédempteur et de ses

PREMIÈRES HÉR5ÎSIES. 61

coopérateurs, et si quelque Père, pour des considérations particulières, désapprouvait ce culte, l'Eglise trouva inu- tile de l'interdire, toutes les fois qu'il n'y avait pas péril d'idoîâtrie. On vit donc se multiplier les images des saints et celles du Sauveur, les tableaux tirés du Nouveau et de l'Ancien Testament, aussi propres à fournir aux beaux- arts une mine de sujets qu'jls avaient empruntésjusqu'a- lors au paganisme, qu'à réjouir les yeux des Barbares, qui se trouvaient parfois amenés par cette représentation à reconnaître les vertus morales de l'Évangile. Un évêque de Marseille ayant brisé quelques statues de saints, de peur qu'elles ne devinssent une occasion d'idolâtrie, G'"é- goire le Grand lui en fit reproche, en lui exposant com- ment, de toute antiquité, les histoires tirées de la Vie des Saints furent représentées par la peinture, laquelle pour l'ignorant joue îe mê;ne rôle que l'écriture pour celui qui sait lire ^

On a pu abuser décela, comme de toute chose d'ici-bas, et on a pu adorer l'image destinée seulement à élever la créature vers l'Être suprême ; m^is une pareille erreur ne put se propager chez les chrétiens; et les Mahomé- tans, qui leur reprochaient d'être idolâtres, n'avaient pas plus de raison de leur adresser ce reproche que lorsqu'ils les accusaient d'être polythéistes, parce qu'ils adoraient la Trinité. Léon l'Isaurien , de berger de- venu empereur d'Orient (717), crut enlever tout appui à cette accusation, en prohibant les images religieuses, et ordonna dans toute l'étendue de l'empire de renverser ou de brûler toutes celles qu'auparavant en avait vénérées. Le peuple, s'étant prononcé contre cet empereur tliéolo-

(1) Ep. XI, 13.

62 DISCOURS II.

gien, le surnomma brise-images (Iconoclaste) et repoussa la violence par la violence : aussi l'empereur fut-il réduit à multiplier les injustices et les violences, comme tous ceux qui touchent à la religion avec le bras du pouvoir séculier.

Dans le bouleversement occasionné par l'invasion des Barbares, à cette époque furent brisés tous les liens civils, la société chrétienne fut la seule qui resta immo- bile, parce qu'elle reposait non sur des faits contingents, mais sur des idées éternelles ; à la force elle opposait des barrières de justice, d'amour, et elle consolidait l'unité et l'indépendance individuelle, sans soulever les antipathies, mais au contraire en réunissant entre elles les nations par un même lien ; enfin elle opposait au gouvernement des Barbares, qui, plus ou moins, était un état de siège imposé aux vaincus par une armée victorieuse, des exem- ples d'ordre, de paix, de dignité personnelle.

Les misères du despotisme et l'immoralité des magis- trats royaux ou municipaux, poussaient les justiciables à se réfugier près des ecclésiastiques, qui surent se main- tenir indépendants et respectés dans les relations de la vie civile et dans l'opinion publique. Déjà dans la prag- matique de l'empereur Justinien nous lisons cette pres- cription : a Nous voulons que les juges des provinces « soient élus par les évêques et par les primats de chaque 9 religion, qu'ils aient la capacité nécessaire pour adminis- «« trer le pays, et qu'ils soient attachés aux provinces mêmes « qu'ils devront administrer sans rien prélever pour eux- « mêmes : leur confirmation doit être faite par les juges «■ compétents. » Théodoric, bien qu'il appartînt à l'aria- nisme, faisait écrire au pape Jean II : « Vous êtes le gar- « dien du peuple chrétien : sous le nom de père, vous

PREMIÈRES HÉRÉSIES. 63

a dirigez toute chose ; c'est à vous que le salut du peuple « a été confié par la Providence ; à vous appartient la sur- « veillance de certaines choses, à nous celle de toutes ; <t spirituellement vous paissez le troupeau qui vous a été oc confié, et cependant vous ne pouvez pas négliger ce qui « regarde le corps, attendu que l'homme ayant deux na- « tures, un bon père les doit protéger toutes deux (534). »

Les ecclésiastiques n'usurpaient point le pouvoir, ils ne Autorité l'enlevaient à personne: mais ils le ramassaient dans la du_

^ ' cierge.

fange il était tombé par ses excès : ils acquéraient la supériorité naturelle qui appartient à celui qui surpasse les autres par son mérite.

Lorsque le régime social attachait la" juridiction aux possessions territoriales, l'Église dut s'étudier à accroître les siennes et à se constituer la plus haute des hiérarchies, même au point de vue humain. Le fait est qu'elle acquit des richesses immenses, soit parce qu'elle était alors la seule société organisée au milieu du désordre, soit parce qu'elle cultivait les terres mieux que ne le pouvaient faire les séculiers et les protégeait par les immunités accor- dées aux possessions ecclésiastiques, soit parce que la dé- votion et l'idée alors dominante de l'expiation portaient beaucoup de chrétiens à laisser leurs biens à l'Église ; d'autres, enfin, lui en faisaient donation pour les sous- traire à la rapacité des seigneurs, sauf à les recevoir en- suite d'elle à titre de redevance, ou de fief, ou de bé- néfice, protégés par les immunités ecclésiastiques.

Les peuples ne vénéraient pas seulement dans le pon- principauté tife le vicaire du Christ , le dépositaire de la vérité éter- pape. nelle, mais aussi le tuteur universel, le frein des puissants, l'oracle de la justice ; les nouveaux convertis s'agenouil- laient devant celui qui leur avait envoyé les missionnaires

64 DISCOURS II.

et lui déféraient les causes les plus controversées. Aussi, est-ce au pape qu'ils recoururent dans la persécution des Iconoclastes.

Grégoire II, auquel eurent aussi recours les évêques grecs (G), exposait à l'empereur la doctrine de l'Église ca- tholique sur ce point; et, disait-il, « si vous aviez interrogé '< des personnes intelligentes, elles vous eussent appris « clairement que l'ignorance peut seule faire croire que a nous adorons des pierres et des murailles ou des ta- « bleaux ; nous, nous voulons uniquement rappeler la mé- « moire de ceux dont ils portent le nom ou les traits, et « relever vers le ciel notre esprit engourdi et plongé dans « la matière. A Dieu ne plaise que nous !es regardions « comme des divinités, et que nous mettions en elles notre « confiance. Mais quand nous sommes en face de l'image a de Notre-Seigneur, nous disons : Seigneur Jésus, veniez « à notre aide et sauvez-nous ; devant celle de sa sainte « more : Sainte Marie, priez votre Fils bien-aimé de sauver nos « dmes; et enfin , en présence de celle d'un martyr : Saint « Élienne, qui avez répandu votre sang pour Jésus-Christ, et a qui avez tant de crédit près de lui, priez pour nous. »

L'Iconoclaste ne fit pas d'aiitre réponse que celle dont se servent les tyrans: « Qu'ils obéissent, ou malheur à eux; » et : « J'enverrai à Rome des soldats pour briser les images tt de saint Pierre, et en arracher le pape chargé de chaînes,» Toute l'Italie prit feu : Ravennates et Napolitains s'étant insurgés massacrèrent l'exarque, les Romains égorgèrent le duc Ilésilarate venu pour arrêter le pape. Les Italiens, ayant pris les armes pour se défendre, refusent de payer toute espèce de tributs, et proclament qu'ils veulent se- couer le joug de ces Grecs dont la faiblesse leur inspire le mépris, que l'hérésie leur fait abhorrer, et ils se

PREMIÈRES HÉRÉSIES. 65

donnent des magistrats de leur choix au lieu de ceux qu'ils avaient reçus de Constantinople.

Ici, liberté pour ceux qui exagèrent tout, ou de faire l'éloge des papes pour avoir voulu émanciper l'Italie du joug des étrangers, ou de les maudire pour avoir voulu se créer une puissance. La vérité est que Grégoire interposa sa médiation entre le peuple et l'empereur pour les ré- concilier, et qu'il rétablit son autorité à Naples et à Rome; mais pendant la révolution, les communes avaient recouvré leurs franchises naturelles; peuple, consuls nobles, tous se réunirent pour condamner l'opinion que l'empereur voulait imposer, et Grégoire se trouva natu- rellement à la tête d'une fédération de cités, qui ne vou- laient ni subir le joug byzantin, ni se soumettre à celui du roi des Lombards, mais qui soutenaient Rome et le pape comme des symboles de liberté et de nationalité.

Grégoire III (731) rejeta les édits des empereurs ico- noclastes, et, ayant rassemblé quatre-vingt-treize évéques d'Italie, déclara frappé d'anathème quiconque détruirait, profanerait, blasphémerait les saintes images. Léon l'I- saurien se mit à l'œuvre pour rétablir l'obéissance par la force; mais il apprit, à ses dépens, quels coups peuvent porter des bras armés pour la patrie et pour la religion.

Les Lombards pensèrent tirer parti de ces dissensions, eux qui, déjà maîtres d'une grande partie de l'Italie, visaient à la mettre tout entière sous leur joug, par l'ac- quisition même de Rome, de Venise et de la Ligurie. Dans ce but ils envahirent violemment la Pentapole et menacèrent Rome; mais les papes, voyant péricliter l'in- dépendance de l'Église, et avec elle les épaves de la civi- lisation latine, usèrent des moyens qu'on a toujours em- ployés depuis Narsès jusqu'à Cavour. Ils contractèrent

1—5

66 DISCOURS II.

d'abord alliance avec le roi des Francs (D), puis l'invitè- rent avenir arrêter les oppresseurs d'Italie.

Les Italiens voyaient, du côté des Grecs, des lois tyran- niques, une bureaucratie avide, des théologastres ar- més; du côté des Lombards, des barbares sans foi ni mœurs, des dévastateurs qui ruinaient les propriétaires, dépeujilaient les villes au bénéfice de hordes armées et de chefs débandes toujours furieux ; des rois qui promet- taient et mentaient, menaçaient et tremblaient. Pour faire contraste, s'offraient à eux de vieux prêtres, pleins de douceur, dont le caractère, la piété et la science in- spiraient la vénération, qui faisaient des processions pour apaiser la colère divine et celle des hommes, tout occupés à prier, à exhorter, à donner des conseils, et qui savaient encore faire respecter dans le monde ce nom de Romain, qui alors, par la faute d'autrui, ne provoquait plus que le mépris. Origine Cependant les vœux du peuple se prononçaient en fa- domaine veur des papes et des Francs par eux appelés. En effet, ^^°p'a°p'es.^^ Pépin, puis Charlemagne, soutenus par les sympathies de la nation, n'eurent pas de peine à vaincre les Lom- bards, à détruire leur royaume ; ils restituèrent au pon- tife ce qui jadis avait été la propriété des Grecs, en sorte que les papes en eurent non-seulement le domaine utile, mais en réalité la souveraineté ; ils purent dire : « Notre ville de Rome, ou notre ville de Ravenne, ou notre ville de Comacchio; notre peuple romain, » et prirent place parmi les princes delà terre.

Cette souveraineté temporelle des papes, sujet de tant de controverses, n'est consacrée ni quant à sa nécessité, ni quant à son principe, soit intrinsèque, soit extrinsèque, par aucun dogme . La foi ne dit pas que le pouvoir temporel

PREMIÈRES HÉRÉSIES. 67

soit indispensable à l'exercice du pouvoir spirituel ; ce- pendant elle le conçoit de telle manière que, certaines circonstances étant données, il ne peut être exercé que par un chef qui ne soit le sujet d'aucun autre roi; aussi, sans qu'il y ait lieu à hérésie, la question implique la nécessité d'opter entre l'esprit de l'Eglise et l'esprit de la révolution.

Les papes voulant rétablir dans leur intégrité les dé- bris épars de la grandeur romaine, de façon que l'Ita- lie ne restât plus sous la domination des Barbares, re- levèrent l'empire tombé sous les coups de ces derniers, et le pape Léon couronna Gharlemagne empereur d'Oc- cident.

Ainsi prit naissance cette organisation du monde chré- L'empire

1 t 1 A r~. chrétien.

tien qui dura pendant tout le moyen âge. Suivant elle, toute autorité dérive de Dieu, et Dieu l'a confiée à son vicaire sur îa terre, qui demeurait virtuellement chef de l'humanité tout entière, rassemblée dans l'Église univer- selle, et qui tenait du ciel la puissance spirituelle et îa puissance temporelle. Quant à la spirituelle, le pape la partage avec les évêques, qui l'exercent sous le contrôle de sa suprématie; et quant à la temporelle, il la confie à l'empereur qu'il a sacré. Celui-ci, sous la direction du pontife et après avoir reçu l'onction sainte, après avoir juré d'observer la loi de Dieu et les constitutions des peuples, devient chef visible de la chrétienté pour les intérêts de la terre. Gomme tel, il est au-dessus de tous les autres monarques : suivant la coutume ecclésiastique, il n'est pas héréditaire, mais élu chaque fois, et chaque fois couronné. Les deux pouvoirs s'appuient l'un sur l'autre; c'est pourquoi ils ne peuvent se diviser; ils ne peuvent non plus se détruire l'un par l'autre, la nature

68 DISCOURS II.

de leur juridiction étant diverse. L'empereur parfois pré- tendra se mêler de l'élection des papes; mais ceux-ci au- ront toujours à cœur l'indépendance de l'Église et celle de ses chefs. Si l'empereur viole la loi de Dieu, et les pactes qui le lient au peuple qui l'a choisi, le pape le déclare déchu, et le sépare même de l'assemblée des fidèles au moyen de l'excommunication. Dans les litiges entre l'empereur et le peuple, ou entre les rois et l'empe- reur, le pape prononce en arbitre suprême, et donne à sa sentence une sanction spirituelle (E).

Un pontife sans armes, sans intérêts domestiques ou dynastiques, sans préjugés de nationalité, qui décide les contestations entre princes souverains, imposant l'honnê- teté, la justice, la charité à ceux qui ne connaissent que le caprice et la force, et les obligeant à obéir au nom de Dieu, est un type sublime qui peut-être n'a jamais été réalisé, mais qui exerce une bien plus grande influence que tant d'autres systèmes imaginés pour maintenir une libre alliance entre les peuples civilisés,

Rome, après sa conversion, avait tenu l'Église dans la dépendance, suivant en cela la tradition de la vieille reli- gion nationale : à l'époque nous sommes parvenus, cette dépendance allait cesser. Chez les anciens peuples germaniques, cependant, les droits et les fonctions du sa- cerdoce étaient confondus avec le pouvoir civil ; en sorte que, après leur conversion, ils admirent les évêques dans les conseils du royaume comme ducs et comtes, et les rois assistèrent aux synodes ecclésiastiques, enla- çant ainsi dans le même cercle l'État et l'Éghse, le chris- tianisme et la nationalité. Les royaumes qui se formaient alors, cherchaient une sanction à leur naissance, en faisant hommage au pontife et en reconnaissant sa suzeraineté.

PREMIÈRES HÉRÉSIES. 69

Quand le sabre d'un soldat ou l'outrecuidance d'un feu- dataire tranchait les différends, l'Église conservait une procédure légale, des enquêtes, des écritures juridiques, des contrats ; aussi ce fut une grande conquête de liberté pour les peuples et un grand frein pour les princes que l'extension du droit canonique, recueil d'ordonnances émanées de l'autorité la plus désintéressée.

Les évêques, au nom de ce droit et en vertu du carac- tère dont ils étaient revêtus, comme aussi en vertu de la puissance qu'ils avaient acquise en leur qualité de grands barons et d'électeurs des rois, avertissaient les puissants chaque fois qu'ils s'écartaient de la justice ; ils protégeaient la femme contre les caprices des passions brutales; par la trêve de Dieu et le droit d'asile dans les temples, ils remédiaient aux conséquences funestes des guerres pri- vées, luttes interminables, était en vigueur le droit de la main armée, c'est-à-dire de la vengeance privée.

Faut-il s'étonner, après cela, de voir grandir autant la puissance du chef des évêques ? Elle n'est pas certes dans l'essence de sa mission; mais elle ne lui est pas incompa- tible, et elle fournissait aux papes l'occasion de dévelop- per et d'étendre la civilisation. Rome veillait aux intérêts des peuples les plus lointains, en accueillant leurs ré- clamations, par ses écrits, par ses citations, par l'envoi de nonces et par l'institution de tribunaux de nonciature ; il n'en existait pas d'autres*, elle se posait en arbitre dans les contestations des princes entre eux ou dans celles des princes avec les peuples; elle dictait des lois communes à tous, fondées sur la justice éternelle.

(1) Voir Celestino Masetti, Des avantages procurés aux nations chré- tiennes par les pontifes romains au moyen de l'institution des nonciatures apostoliques. Rome, 1842.

70 DISCOURS II.

dont quelques-unes peuvent, au milieu même des circon- stances si différentesoùnousvivons, paraître inopportunes, mais jamais injustes.

Si donc l'autorité pontificale grandit comme un géant, ce ne futpas l'effet d'une ambition transmise pendant mille ans par une suite de papes si divers d'origine, de patrie, de règle, de mœurs, de science, de parti, d'humeur, de passions, et cependant tous infailliblement d'accord dans l'ordre des choses célestes ; durant tout le moyen âge, ils n'ajoutèrent pas à leur domaine par voie de conquête une seule palme de terre ; leur politique subit les varia- tions inhérentes aux vicissitudes de ce monde; ils étaient tantôt chassés, tantôt prisonniers, tantôt souffletés par ces puissants, sur lesquels ils exerçaient une autorité abso- lue en matière religieuse, et qu'ils empêchaient de de- venir les tyrans de leurs peuples.

De ce mélange de droits et d'intérêts naissaient de fré- quentes secousses, qui constituèrent une grande partie de l'histoire du moyen âge, et furent la source des hérésies politiques dont nous devons nous occuper par la suite. Pour les comprendre, il est utile d'éclaircir la nature de ce saint empire romain^ qui, par ce titre même, mon- trait ses aspirations à une suprématie morale, et sa ten- dance à modeler la société laïque sur la hiérarchie ecclésiastique en introduisant un ordre légal parmi les peuples sans lien entre eux, ce qui était aussi l'inten- tion des pontifes. Cette suprématie ne doit pas se con- fondre avec la monarchie universelle, mais elle ten- dait à unifier la puissance laïque pour la discipliner sous l'action de la puissance de Dieu : elle ne s'attirait pas le respect au moyen des armées et de la force maté- rielle; mais, par le droit et l'idée du devoir, elle établissait

PREMIÈRES HÉRÉSIES. 71

une grande fédération, dans laquelle, sous un chef élec- tif, pouvait subsister une forme de gouvernement quel- conque ; c'était un pouvoir supérieur et non une souve- raineté domaniale, qui respectait l'individualité des nations, et cependant les maintenait d'accord, en dévelop- pant dans chacune d'elles une civilisation propre,' et dans toutes la civilisation universelle.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS II.

(A) Je ne sais pas jusqu'à quel point ces excuses peuvent s'appliquer à Agrippinus, évêque de Côme, dont j'ai parlé dans mon Histoire de la ville et du diocèse de Côme, et dont j'ai fait ressortir les erreurs : j'ai ainsi paru manquer de respect envers un prélat qui a été honoré du titre de saint. Mais la vérité avant tout; puis il n'est pas dit qu' Agrippinus ne soit pas revenu de ses erreurs. J'ai pour confirmer mon assertion non-seulement une lettre de saint Golomban à Boniface IV, mais encore une belle inscription gravée sur une pierre, qui sert maintenant de table au maître-autel de l'église d'Isola sur le lac de Côme, et qui est ainsi conçue :

Degere quisquis amat ullo sine crimine vitam

Ante diem semper lumina mortis habet.

Illius adventu suspectus rite dicatus

Agripinus prsesul hoc fabricavit opus.

Hic patriam linquens propriam, karosque parentes

Pro sancta studuit pereger esse fide.

Hic pro dogma patrum tantos tollerare labores

Noscitur, ut nullus ore referre queat.

Hic humilis militare Deo dévote cupivit

Cum potuit mundi celsos habere grades.

Hic terrenas opes maluit contemnere cunctas

Ut sumat melius praemiadigna.... (polo?sibi?).

Hic semel exosum sasclum decrevit habere

Et solum diliget mentis amore Deo.

Hic quoque jussa sequens Domini legemque Tonantis

Proximum ut sesse gaudet amare suum.

Hune etenim quem tanta virum documenta décorant

Ornât et primas nobilitatis honor.

His Aquileja ducem illum destinavit in oris

Ut gerat invictus prœlia magna Dei.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS II. 73

His caput est factus summus patriarcha Johannes

Qui prsedicta tenetprimus in orbe sedem.

Quis laudare valet clerum populumque comenseml

Rectorem tantum qui petiere sibi?

Hi sinodos cuncti venerantur quatuor aimas,

Concilium quinium postposuere malum.

Hi bellum ob ipsas multos gessere per annos

Sed semper mansit insuperata fides.

(B) , Comme nous ferons plusieurs fois, dans ces discours, allusion aux opinions des premiers hérétiques, il est bon d'en in- diquer brièvement la signification.

Les Paulinistes et les Photiniens croyaient que Jésus-Christ n'était qu'un simple homme, n'ayant jamais eu d'existence avant sa conception.

On appelle Simoniaques, c'est-à-dire imitateurs de Simon le Magicien qui offrait de l'argent à saint Pierre pour en obtenir le pouvoir de communiquer le Saint-Esprit, ceux qui trafiquent des choses saintes, et le plus ordinairement des bénéfices.

Les Ariens niaient la divinité du Christ, et les Macédoniens la divinité du Saint-Esprit.

Les Nestçriens divisaient la personne de Jésus-Christ, et niaient qu'en lui Dieu et l'homme fussent une seule personne ; partant de là, ils ne reconnaissaient pas à Marie le titre de mère de Dieu.

Les Eutychiens confondaient les deux natures en Jésus-Christ, prétendant que, de sa nature divine et de la nature humaine, il s'en était formé une seule et unique.

Les Manichéens et les Marcionites croyaient à deux principes indépendants, l'un auteur du bien, l'autre auteur du mal; l'un créateur de l'âme, l'autre créateur du corps; l'un émanant du nouveau Testament, l'autre de l'Ancien.

Novatien refusait à l'Église le pouvoir de remettre les péchés. Les Donatistes invalidaient le baptême conféré par les hérétiques. Aérius rejetait l'épiscopat, la prière pour les morts, les jeûnes établis par l'Église, et les autres observances ecclésiastiques; Vi- gilantius, le culte des reliques et l'invocation des saints ; les Ico- noclastes, toutes les images.

Les Pélagiens niaient le péché originel et la nécessité de la grâce intérieure.

Les Semi-Pélagiens admettaient le péché originel, et ne niaient pas la nécessité de la grâce intérieure pour accomplir notre salut; mais ils disaient qu'elle se donnait en vertu de mérites précé-

74 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS II.

dents, et que riiomme commence son salut par lui-même, sans la grâce.

Plus tard Bérenger nia la présence réelle et la transsubstantia- tion ; les Albigeois renouvelèrent les croyances des Manichéens, et les Vaudois, celles d'Aérius et de Vigilantius.

Tels sont les principaux hérétiques : mais l'énumération de chaque secte particulière serait trop longue, et nous renvoyons au Dictionnaire des hérésies de Pluquet, et à la traduction fran- çaise du Commonitorium peregrini de saint Vincent de Lérins, faite par l'abbé Pavy, qui en compte soixante et une dans le quatrième siècle.

(G) Dans les œuvres inédites que le cardinal Maï a tirées de la bibliothèque vaticane, on trouve une importante confession de la suprématie de l'évêque de Rome , faite par un patriarche grec, antérieure d'un demi-siècle au schisme. Cet évêque, défendant le culte des saintes images contre les attaques qu'il recevait alors de la part de Constantin Copronyme, dit que l'erreur des Icono- clastes avait pu avoir un motif d'excuse, mais seulement avant le second synode de Nicée : « Ce synode fut assemblé fort à propos et très-légitimement ; puisque, selon les antiques règles établies de droit divin, les places d'honneur et la présidence de l'as- semblée avaient été réservées à une fraction notable du clergé supérieur d'Occident, c'est-à-dire appartenant à la vénérable Rome ; sans le concours duquel aucun des dogmes f|u'on examine dans l'Église, fût-il déjà admis par des décrets canoniques et par le fait d'usages ecclésiastiques constants, ne sera jamais considéré comme approuvé et transformé en une définition absolue et pra- tique. C'est pourquoi l'Église d'Occident jouit de l'immunité de la primauté sacerdotale, et elle conserve cette dignité comme lui ayant été transmise par les deux coryphées de l'apostolat.» Suy/.s- xpoTr^jTO yàp TouTO [xaXfxca IvSixwç, xat IvvofitiTaTa* ÏTzd-cÇi ^'orj, xaTa Touç (îp'/^»)6£V ■C£i:u:î(jDjj.évouç Oefouç Oscjjlouç, 7ipo)^-p) -/.ax' aù-ïvj^, xa; T:pov^op£usv, 8aov xs x^ç ÉG^pfaç XïJ^êwç , r'^zoï t^ç 7:p£o6ûxepoç 'Ptîji^r^ç (j.c'poç oùx à'arjixov, wv av£'j oùoàv o6Y[xa xaxà x/|V IxxXrjafav xtvo\j[i£vov, 6£a[j.oî'ç xavovtxoî'; xa\ kpaxixotç è'Osai vevo[j.ia[x£vov à'vwÛEV, xr^v ûoxiji-a- Gi'av ùO oy^oî'£, ?j Sé^aix' av 7:ox£ xrjV TiEpa^toaiv, w; Xa^^ôvxov xoxà xy,v hptuauvrjV £^d(p)r^£tv, xa\ xwv xopucsat'cov (J;roax6Xût? £yxr/^£ipi3[j.£V0v xb à^(wij.a.

(D) Etienne II, à la diète de Quiersy le 14 avril 754, con- tracte une alliance avec Pépin.

«Statuimus cum consensu et clamore omnium, ut tertio kalen-

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS II. 75

das majarum (29 avril) in Ghristi nomine hostiliter Longobardiam adissemus; sub hoc, quod pro pactionis fœdere per quod polli- cimus et spondemus tibi, beatissimo Petro clavigero regni cœles- tis et principi apostoloi^um , et pro te huic almo vicario tuo Sté- phane egregio papaî summoque pontifici, ejusque successoribus usque in finem sasculi, per consensum et voluntatem omnium in- frascriptoram abatum , ducum , comitum Francorum , quod si Dominus Deus noster pro suis meritis sacrisque precibus, victores nos in gente et regno LongoLardorum esse constituent, omnes civitates atque ducata seu castra, sicque insimul cum exarcatu Ravennatum,nec non et omnia quae pridem tuœ perimperatorum largitionem subsistebant ditioni, quod speciaHter inferius per ad- notatos fines fueritdeclaratum, omnia quae infra ipsos fines fuerint ullo modo constituta vel reperta, quae iniquissimaLongobardorum generatione devastata, invasa, subtracta, ullatenus alienata sunt, tibi, tuisque vicariis sub omne integritate seternaliter concedimus, nullam .nobis nostrisque successoribus infra ipsas terminationes potestatem reservatani, nisi solummodo ut orationibus et animae requiem profiteamur, et a vobis populoque vestro patritii Roma- norum vocemur. » Suit la délimitation des frontières.

Consultez sur l'authenticité de ce document Troyaet Brunengo. Les Origines de la souveraineté temi^orelle des papes. IXome^ 1862.

(E) Lors de l'élection de l'empereur, Tarchevêque de Co- logne lui adressait ces questions :

Voulez-vous maintenir de toutes vos forces la sainte foi catho- lique?

Voulez-vous être le défenseur et le protecteur des saintes églises et de leurs ministres?

Voulez-vous faire acte de soumission et d'hommage au Saint- Père le pontife romain, et lui garder la fidélité qui lui est due? promettez-vous de ne point violer la liberté ecclésiastique, de vous montrer à tous bienveillant, doux et affable comme il con- vient à la dignité rojale? voulez-vous enfin régner non pour votre propre bonheur, mais pour le bonheur du peuple tout entier, et attendre la récompense de vos bienfaits non pas sur la terre, mais dans le ciel?

Après qu'on lui avait mis la couronne sur la tête, l'empereur prononçait cette formule : « Je jure et je promets, en face de Dieu et de ses anges, d'observer les lois, de faire justice, d'affermir les droits du royaume, de rendre l'hommage au pontife ro-

76 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS II.

main et aux autres évêques et vassaux, et d'assurer la conserva- tion des donations faites à l'Église. »

Je n'ai point été chercher ces notions sur la distribution du pouvoir dans les ouvrages des théologiens et des romanistes; mais dans le Miroir de Souabe^ constitution de l'antique Germanie, oii il est dit que le Christ, prince de la paix, a laissé sur la terre deux épées pour la défense de la chrétienté; qu'il les a confiées à saint Pierre, une pour le jugement séculier, l'autre pour le ju- gement ecclésiastique ; la première a été prêtée par le pape à l'empereur (clés iveltlichen Gerichtes Schwert darlihet der Papst dem Kaiser) ; la seconde reste au pape comme signe de son pou- voir déjuger; il est monté sur un palefroi blanc, et l'empereur doit lui tenir l'étrier pour que la selle ne se dérange pas : ce qui signifie que, si quelqu'un résiste opiniâtrement au pape, l'empe- reur et les autres princes doivent le contraindre à lui obéir même en le bannissant de leurs États. Personne ne peut excommunier l'empereur excepté le pape, et encore ne le peut-il que pour ces trois causes : s'il chancelle dans la vraie foi ; s'il répudie son épouse ; s'il trouble les églises et les maisons de Dieu. Lorsqu'on découvre des hérétiques, il faut procéder contre eux par-devant les tribunaux ecclésiastiques et séculiers ; la peine est le feu. Tout prince qui ne punit pas les hérétiques est excommunié; et si dans l'espace d'un an il ne vient pas à résipiscence, le pape le privera de ses fonctions souveraines et de toutes ses dignités. (ScHiLTER, Antiq. Teuton.^ t. III.)

DISCOURS III.

Age de fer de la Papauté. Les concubinaires. Les investitures. Guerre entre la crosse et l'épée.

Notre religion est inaltérable dans son essence; mais, L'Égiise dans sa forme contingente, elle touche aux choses hu- dans son

essence

maines, et elle est exposée à la souillure des intérêts et spirituelle,

' '^ corruptible

des passions de la terre. De nouvelles irruptions de Sar- g/^JJ-^g rasins et de Hongrois et une horrible suite de calamités contingente. avaient frappé l'Italie ; la rénovation même que les papes avaient espérée -du rétablissement de l'empire d'Occident amena d'autres désastres causés par ce principe dissol- vant de la féodalité, qui attachait la juridiction à la jouis- sance de la terre, et transformait ainsi tout propriétaire en prince ayant le droit de rendre la justice et de faire la guerre. Le résultat direct fat un état permanent de luttes et de guerres privées avec la démoralisation qu'en- gendre ce fléau, quand il devient un mal chronique. Les princes et les barons , voyant d'un œil d'envie les ri- chesses immenses de l'Église et l'influence qu'elle leur devait, voulurent du moins en avoir leur part.

Toute vacance d'un siège épiscopal et de la chaire simonie. pontificale ouvrait comme un champ clos au trouble, à la corruption et aux violences : on se disputait la mitre et la tiare comme on se disputait la couronne impériale. Les empereurs, comme tuteurs de l'Église,

78 DISCOURS III.

crurent remédier au mal en présidant aux élections et en se réservant le droit de les confirmer; mais ce qui était d'abord une protection, un remède contre des abus déplorables, devint une odieuse usurpation et une lourde chaîne, quand ces mêmes empereurs ne voulurent plus tenir pour légitime l'élection d'un pape qu'autant qu'elle eût reçu leur approbation. Suivant la loi féodale, tout devoir venait d'un engagement personnel. La jouissance de la terre elle-même n'était plus qu'une concession qui avait son symbole dans les actes matériels et solennels, et qui était réglée par des pactes exprès. Ce caractère s'é- tendait même aux biens dont les souverains et les barons donnaient l'investiture aux églises et aux ecclésiastiques en vertu des droits réguliers. En conséquence, ils préten- daient à la jouissance de ces biens pendant la vacance ; c'était ce qu'on appelait la régale utile, et aussi un droit de pourvoir aux bénéfices pendant que les évêchés étaient sans titulaires : c'était ce qu'on appelait la 7'égale cVhon- neur. De cette façon, l'empereur et les hauts barons con- féraient aux prélats l'investiture , non-seulement des biens, mais aussi de la dignité, c'est-à-dire qu'ils faisaient cette investiture, non-seulement par le sceptre et l'épée, signes du pouvoir temporel, mais encore par l'anneau et la crosse, signes de la puissance spirituelle, et rece- vaient de ces prélats l'hommage et la promesse d'obéis sance. Incontinence. C'était mettre l'Église dans les chaînes et en dénaturer l'esprit : car les factions qui portaient au trône iropérial tantôt un Franc, tantôt un Italien, tantôt un Allemand, se réglaient aussi sur les caprices de ces élus pour choi- sir les papes. La tiare s'obtenait par les intrigues des femmes, les cabales des suppôts de la politique, la vio-

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 79

lencecles bravi; le pape Formose, sans autre motif appa- rent que son penchant pour la faction italienne, fut arra- ché de son tombeau par son successeur, et, dans le procès qu'on fit à son cadavre, il fut condamné à perdre la tête et les trois doigts avec lesquels il avait donné sa béné- diction, et à être précipité dans le Tibre, Enfin, on dé- pouilla de leur caractère sacré les clercs qui avaient été ordonnés de sa main. Théodora et Marozia faisaient mon- ter sur le siège suprême leurs favoris et leurs parents; la faction d'Albano et celle de Tusculum, l'Italienne et l'Allemande emprisonnaient, déposaient, rétablissaient les papes, allaient jusqu'à en créer un de dix-huit ans (Jean XII) (A). Tous ces désordres ont été racontés avec l'exagération ordinaire aux partis, et on est allé jusqu'à dire que la chaire suprême aurait été souillée par une certaine papesse Jeanne, qui, plus tard, dans la solennité d'une procession, se serait révélée en mettant au monde un enfant (B). « L'Église, comme pour confesser qu'elle n'avait plus en elle-même les éléments de sa régénération, la demandait à l'autorité séculière. Othon le Grand de Saxe , après avoir reçu à Rome la couronne impériale, prêta rhommage-lige au pape Jean XII, en lui confir- mant les donations de Pépin, de Charlemagne et de Louis le Pieux. »

Informé plus tard des honteux déportements de ce pontife, il le déposa et fit déclarer par les prélats qu'il appartient aux empereurs de donner l'institution aux papes et l'investiture aux évêques(964). Ainsi l'empire romain reconstitué au temps de Charlemagne comme principe d'équilibre politique, comme garantie de la jus- tice sociale, grâce au cercle mal défini de ses attributions, entrait en conflit avec l'autorité pontificale, et, au milieu

La commende.

Hérésie des

Nicolaïtes

80 DISCOURS III.

des yiolences, des lâchetés, qui sont les fléaux mortels de la liberté, l'un perdait quelque chose de son caractère sacré, l'autre de son indépendance.

Les abbayes et les paroisses étaient données en com- mende à quelque séculier qui s'en appropriait les revenus, en négligeant les charges ou en les confiant à quelque pauvre moine. Les hommes de conscience droite répu- gnaient à de tels marchés, et les sièges ecclésiastiques res- taient alors à des hommes pervers ou de basse extraction. Comment ceux qui entraient ainsi dans la bergerie avec la violence des loups, ou grâce aux évolutions tortueuses du serpent, pouvaient-ils être des gardiens vigilants? Les évêques qui avaient reçu leur dignité des mains du prince, et qui en espéraient d'autres de lui, favorisaient les inté- rêts de ce prince ; ils cherchaient à acquérir de l'or par tous les moyens pour acheter un nouvel avancement, et refaisaient leur trésor en trafiquant des choses saintes.

Il leur fallait aller à la guerre ou y envoyer leurs hommes, suffire aux frais de voyage, et étaler à la cour un luxe profane ; trop souvent la dignité dont ils étaient revêtus avait été achetée au prix d'humiliants et honteux services et par un péché bien caractérisé. La demeure des chanoines et des moines ne retentissait plus du chant des cantiques et des litanies , mais du son de la trompe, des aboiements des chiens et des hennissements des chevaux : on préférait l'épée à la vertu, et à la reli- gion la superstition qui en est la plus grande ennemie. Comment donc les prélats auraient-ils pu blâmer et cor- riger des vices dans lesquels ils étaient eux-mêmes plongés?

Les bénéfices ecclésiastiques se donnaient en usufruit à des laïcs; à tous les profits abusifs qu'en tiraient les

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 81

clercs, il ne manquait que le droit de les transmettre par ^^^^T^ ^ hérédité : c'était à ce résultat que tendait l'hérésie des Ni- ^f^^^^ colaïtes, qui, en s'appuyant sur des exemples antiques, plus ou moins établis, de la tolérance indulgente de l'Église, demandaient le mariage des prêtres.

Ainsi l'Église était menacée de voir s'introduire dans les fonctions de ses ministres l'hérédité, contraire à son essence et qu'elle avait toujours repoussée; on allait con- vertir en héritages de famille ces biens qui lui avaient été attribués pour qu'elle en fît le patrimoine des pauvres.

Si jamais il y eut un moment dans l'histoire l'on put douter de la promesse de Jésus-Christ sur l'éternelle durée de son Église, ce fut ce commencement du onzième siècle, qu'on a justement appelé l'âge de fer de V Église, tant paraissait éteint en elle l'esprit de sainteté et de charité. Heureusement elle eut pour se guérir les secours qui ne lui manquent jamais : décrets de morale et de discipline émanés des conciles, réforme des ordres monastiques anciens, introduction d'ordres nouveaux comme ceux des Gamaldules, de Cluny, des Chartreux, qui devaient en- fanter de merveilleux modèles de sainteté et de charité, tels que saint Pierre Damien, saint Jean Gualbert , le bienheureux André de Vallombreuse , saint Romuald , saint Nil, et bientôt Grégoire VII.

Il se nommait Hildebrand et était à Soana, dans Grégoire vu. le pays de Sienne. D'une érudition profonde, de mœurs austères et d'un cœur droit , il avait une raison calme et forte pour concevoir une idée, une ferme prudence pour la mettre à exécution. Il dut à ces grandes qualités son élévation aux plus hautes dignités ecclésiastiques; et, ré- volté de l'universelle corruption, il se proposa de corriger le monde en corrigeant dans sa forme extérieure l'Église,

I— 6

82 DISCOURS III.

qui en est la ihe. Aussi longtemps que les sièges épisco- paux s'achèteraient, que les dignités ecclésiastiques s'ac- querraient à prix d'or et par la bristue, que le libertinage ferait pencher les postulants plutôt du côté des princes vendeurs que du côté des papes réformateurs, pouvait-on espérer que les évêques recouvreraient cette indépen- dance d'autorité qu'ils avaient sacrifiée pour conquérir la triste indépendance de leurs mœurs? Hildebrand réso- lut de briser la triple chaîne qui asservissait le clergé au monde, c'est-à-dire la richesse immobilière, la famille et l'autorité temporelle. Pour cela, il fallait entrer en lutte avec les rois menacés de perdre ainsi une partie de leur puissance, avec les prêtres qui se verraient gênés dans leurs passions, enfin avec les habitudes perverses et la soif des jouissances. Une si grande entreprise demandait un homme extraordinaire, et de tels hommes ne doivent pas s'apprécier à la mesure commune.

Hildebrand allait trouver des papes élus par l'empe- reur ; il leur persuadait d'abdiquer pour se faire légiti- mement réélir par le clergé et par le peuple; et afin de prévenir les brigues des factions, il fit confier l'élection à une assemblée de cardinaux-évêques et de cardinaux- clercs^, sous réserve de l'approbation du clergé et du respect à l'empereur. Ce fut pour les grands un amer déplaisir que de perdre un privilège qui était pour eux une source de lucre et d'influence , et ils recoururent à 1 empereur Henri IV (1061), pour qu'il leur donnât un

(1) Les cardinaux-évêques étaient ceux d'Ostie, de Porto, de Sainte- Rufine, d'Albe, de Sabine, de Tusculum, de Préneste, vicaires du pape en sa qualité de curé (parroco) de Saint-Jean de Latran. Les cardinaux- prêtres étaient les curés attachés aux quatre autres églises patriarcales de Rome; les cardinaux-diacres étaient à la tête des établissements de charité.

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 83

pape choisi de préférence parmi les habitants « du paradis d'Italie, » c'est-à-dire de la voluptueuse Lombardie, dans l'espérance qu'il aurait des entrailles de compassion pour la fragilité humaine.... Henri choisit Cadolaiis , évêque de Parme, qui, soutenu par les armes impériales et par la faction de Tusculum, prit possession de la chaire pontificale ; mais Hildebrand fit proclamer par les cardi- naux l'austère Milanais Anselme de Baggio, qui prit le nom d'Alexandre II. De naquit une guerre civile qui dura jusqu'à ce que Cadolaiis eût été vaincu et que le concile de Mantoue eût confirmé Alexandre.

Celui-ci mourut en 1073, et aussitôt le peuple assemblé en tumulte proclama pape celui qui depuis longtemps faisait les papes, c'est-à-dire Hildebrand, qui prit le nom de Grégoire Vil. Après avoir puisé une force de plus dans l'assentiment que l'empereur donna à son élection , le nouveau pape attaque à visage découvert la simonie et l'incontinence, et cherche à faire prévaloir contre la force brutale cette pensée que la toute-puissance de l'empereur devait subir l'influence du sacerdoce, comme le corps doit subir celle de l'âme et l'énergie physique celle du talent.

Il n'entre pas dans notre cadre d'exposer en détail l'a- Le mariage

des

gitation qu'il souleva à ce propos dans le monde entier, prêtres Pour nous en tenir à l'Italie et aux hérésies qui s'y étaient produites, nous dirons qu'en Lombardie, par-dessus tout, s'était développée parmi les ecclésiastiques la plaie du con- cubinage et celle de la simonie (C) . A Milan principalement, on prétendait que l'évêque saint Ambroise avait permis le mariage aux membres du clergé (D) : le clergé milanais, gonflé de l'orgueil que lui donnait sa richesse, soutenait que saint Ambroise n'était pas inférieur à saint Pierre, et, reniant les papes, il s'attachait aux rois et aux empereurs

d'i DISCOURS III.

de qui il achetait les faveurs pour les revendre ensuite. Le clergé inférieur et le peuple étaient scandalisés de pareils désordres, surtout lorsqu'ils les rapprochaient de l'austérité des moines ; et quand les prélats disaient la messe, la foule les laissait seuls à l'autel. Anselme de Baggio, resté à la tête des zélés fidèles, même après être devenu évêque de Lucques , s'unit à Landolfe Cotta et à Arialdo d'Alzate, chefs reconnus des orthodoxes, afin de lutter contre l'archevêque Guido de Velate et contre ses créatures. Le diocèse se partagea en deux camps; dans l'un étaient les Nicolaïtes, dans l'autre les dévots qu'on appelait Patarins*. Rome soutint ces derniers, et les synodes provinciaux les appuyèrent aussi.

En vain voulut-on tourner contre eux les armes tempo- relles : Anselme et Pierre Damien parvinrent à remettre l'église de Milan sous l'obéissance du pape, et son arche- vêque, dans un synode tenu à Rome, occupa la première place après le pontife suprême de la main de qui il avait reçu l'anneau, dont l'investiture était donnée aupara- vant parles rois d'Italie. Les coupables se soumirent à la pénitence, qui consistait pour ceux qui étaient convaincus de fautes moins graves à jeûner au pain et à l'eau pendant cinq ans, deux jours par semaine, et trois jours dans les carêmes de Pâques et de la Saint- Jean. Les plus coupables devaient prolonger cette pénitence pendant sept années en y ajoutant le jeûne du vendredi pendant toute leur vie. L'archevêque fut condamné à cette pénitence pour cent ans, mais avec faculté de se racheter moyennant la promesse d'envoyer tous les clercs coupables en pèleri-

(1) Ne pas confondre ces Patarins avec les hérétiques qu'on désigna plus tard sous le même nom. {Note des traducteurs.)

AGE DE FER. LES INVESTITURES. »<)

nage au tombeau des Apôtres et au tombeau de Jésus- Christ en Palestine.

Ce pèlerinage avait donné une ferveur nouvelle au che- valier Herlembald, qui devint le chef des Patarins, et qui, persuadé que la soumission des Nicolaïtes était un acte de pure hypocrisie, les poursuivit sans relâche (1066). Béni par Anselme de Baggio, qui était devenu pape, il ar- rachait des autels les prêtres mariés, et s'appuyait sur le peuple pour réprimer les grands qui soutenaient les pré- lats, leurs parents, les armes à la main. Ces mêmes grands firent assassiner Arialdo, et, se retournant vers Fennpereur, ils en obtinrent l'intrusion d'un nouvel ar- chevêque. Herlembald, pour résister aux empiétements, ne recula point devant le sac et l'incendie ; après avoir établi à xMilan un gouvernement nouveau, il confisqua les biens des prêtres concubinaires et fit respecter son auto- rité, malgré les armes et les calomnies de ses adversaires, jusqu'au jour il tomba frappé par les nobles. Il fut dès lors honoré par le peuple comme un martyr, et son culte a été admis par l'i^glise (E).

L'envoyé de l'empereur approuva hautement l'assassi- nat , proscrivit les Patarins et choisit un nouvel arche- vêque ; mais le peuple ne se donna pas de repos tant qu'il vit les biens de l'Église et les aumônes détournés au profit des riches et des familles de prêtres ; il fit prévaloir sa vo- lonté et tint la main à l'observation du décret du pape qui impose le célibat. Ainsi dégagés de tout lien de famille, les ministres de l'autel restèrent une milice entièrement consacrée au service de l'Église et aux intérêts du peuple.

Turin appartenait alors à la province ecclésiastique de Milan. Cunibert était évêque de cette ville. Saint Pierre Damien lui écrivit une lettre en huit chapitres dont le titre

86 DISCOURS III.

était : Contra clericos intempérantes. Il lui reprochait d'a- voir, par excès de tolérance, partagé la faute des prêtres qui avaient chez eux des femmes à l'état de véritables épouses, œ Ce qui augmente l'étonnement, ajoutait l'écri- vain, c'est que cet évêque qui ferme les yeux sur le crime d'autrui, est lui-même austère dans ses mœurs, et que ses prêtres pour tout le reste honnêtes et studieux, pleins d'a- mour pour l'étude, nous apparaissent quand ils s'avancent vers lui comme un chœur d'anges lumineux (F). »

Vers le même temps le patriarche d'Aquilée, qui s'était, ainsi que nous l'avons dit, soustrait à l'obédience de Rome, y rentra (1079), et en recevant le pallium il prêta un serment qui fut plus tard étendu à tous les métropoli- tains et évêques nommés directement par Rome. Ils s'o- bligeaient, comme les vassaux envers leurs suzerains, à garder fidélité au pontife, à ne rien tramer contre lui, à défendre la suprématie de l'Église romaine et la juridic- tion de saint Pierre ; à assister aux synodes que le pape convoquerait, à recevoir les légats avec les honneurs dus à leur dignité. Ils s'engageaient aussi à visiter tous les trois ans le tombeau des Apôtres, et à rendre compte par des envoyés spéciaux de l'administration de leur diocèse ; à observer les constitutions apostoliques et à ne rien alié- ner des biens composant leur merise épiscopale. Apogée Cette autorité de l'Église reconquise par l'abnégation du clergé et sa pleine soumission à un chef suprême, il fal- lait la consolider, en faisant disparaître le droit usurpé des seigneurs laïques, qui prétendaient investir les prélats de leur dignité en exigeant d'eux l'obéissance et divers ser- vices : si l'Église, pour s'y soustraire, avait renoncé à ses avantages temporels, elle aurait perdu par cela même tout éclat extérieur et toute juridiction , puisque celle-ci était

de la

puissance

papale.

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 87

attachée à la possession des terres ; si elle les avait conser- vés sans accepter la formalité de l'investiture, ces biens, qui composaient peut-être alors le tiers des biens de la chrétienté, auraient été soustraits à l'autorité des princes pour retomber sous celle des pontifes; et ceux-ci, se sentant fortifiés à ce point, n'auraient tendu à rien moins qu'à dominer les rois. Grégoire VII ne reculait pas devant cette conséquence extrême (G), comme le pourrait faire notre siècle, qui s'annihile en fait devant ces monarques contre qui, en paroles, il se vante de lutter et de tenir ferme. Alors la liberté avait plus qu'aujourd'hui un sens large et positif, et cette lutte du sacerdoce avec l'em- pire, des pouvoirs politiques usurpés avec les libertés na- turelles, enfanta l'idée moderne de VÉtat. Si la source du pouvoir est Dieu même, et si Dieu a pour représentant sur la terre le pape, celui-ci doit être supérieur aux rois. Si ia société dans "sa corruption ne peut se régénérer que par l'Église, il faut, de toute nécessité, que cette Église domine les trônes. C'était déjà en vertu de cette supériorité que Grégoire VII veillait aux intérêts même temporels des peuples. Aux uns il défendait le commerce des esclaves, il reprochait à d'autres leurs vices, il excommuniait les rois qui n'obéissaient pas à la sommation qu'il leur avait adressée, il en obligeait d'autres à continuer à l'Église l'hommage que leurs prédécesseurs lui avaient consenti en échange de sa protection. Il voulait affranchir les hommes que les barons tenaient en esclavage. Son inter- vention devait avoir d'autant plus d'effet qu'il ne faisait rien par intérêt ou par ambition personnelle, et qu'il se montrait inflexible comme celui qui s'appuie sur des maximes qui n'admettent point de doute et qui ne com- portent pas les hésitations de la crainte.

88 DISCOURS m.

un pape Voilà ce que les modernes adulateurs lyriques d'un

un empereur, empereur qui insulta un pape suppliant, appellent le comble de l'arrogance : ils ne peuvent soufTrir que le re- présentant des droits du peuple et de la morale humilie un tyran dépravé. L'empereur Henri IV, outre ses turpi- tudes personnelles, avait violé la constitution qu'il avait jurée aux Saxons. Ceux-ci portèrent leur plainte au pape, et le pape, à plusieurs reprises, admonesta Henri. Comme celui-ci promettait et ne tenait point, il le cita à Rome pour se justifier, et déclara qu'en cas de contumace l'em- pereur serait personnellement déchu, et que ses sujets seraient déliés de leur serment d'obéissance (1076). Ce que De nos jours, dans de semblables occurrences, on fait

'excommunication, dcs révolutlons, des barricades, le sang coule ; mais alors les rois étaient choisis à la condition sous-entendue qu'ils se montreraient dignes de la couronne, c'est-à-dire se conformeraient à la morale, qui était pour eux la même que pour tous autres. Cette condition était sanctionnée par le jugement d'un arbitre suprême : quand cet arbitre déclarait que la condition avait été violée, les peuples cessaient d'obéir, et le roi indigne était frappé d'une peine toute morale, de l'excommunication, qui mettait hors de la communion de prières lui, le coupable, et avec lui les personnes ou les provinces qui lui gardaient obéissance. Dans le pays excommunié cessaient les céré- monies religieuses qui consacrent tous les actes solennels de la vie, qui consolent et raffermissent l'âme dans les combats de la vie. On fermait l'église, image de la cité de Dieu : l'orgue ne faisait plus entendre ses chants joyeux; plus d'appel de cloches; plus d'absolution pour calmer les consciences; plus de banquet sacré pour for- tifier l'âme ; plus de ces fêtes le baron et le vilain se

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 89

trouvaient réunis sur le pied de l'égalité dans la même prière; les lampes étaient éteintes ; on voilait les crucifix et les images saintes; nulle solennité ne marquait plus l'entrée de l'homme dans la vie et sa sortie de ce monde ; enfin, entre le pécheur et Dieu, on ne voyait plus appa- raître de médiateur. Dans les siècles de foi ce châtiment répandait l'épouvante; c'était un événement comme serait de nos jours pour les hommes de vie joyeuse la fermeture des théâtres et des cafés, et ce souverain ainsi frappé, abandonné de tous, était contraint de se soumettre.

Il n'est pas rare de voir la cité romaine se séparer vio- lemment de ses pontifes pour caresser et servir d'autres souverains. A cette époque encore, Cenci, le préfet de cette ville au nom d'Henri IV, lutta contre Grégoire, l'assaillit au milieu des cérémonies de Noël qui provoquent de si douces effusionsde cœur, et, le saisissant par les cheveux, le traîna à son propre palais. Le peuple se leva en tu- multe, délivra le pape, et ce fut à grand'peine que le pardon de Grégoire sauva l'offenseur.

L'empereur Henri, engagé en aveugle dans cette que- relle, était surexcité par l'appui des prélats lombards, heureux de voir l'humiliation de celui qui opposait à leurs désordres le frein de sa volonté ; mais quand le pape eut prononcé l'excommunication , les Saxons et les Thuringiens refusèrent l'obéissance, et la Germanie tout entière applaudit au pape, qui représentait la volonté et les droits du peuple. Aussi l'empereur fut contraint de venir à pied de ce côté des Alpes, et lui, le roi des glaives, il dut s'humilier devant le roi de la justice, qui, dans le château de Canossa près de Reggio, le fit attendre trois jours en habit de pénitent avant de lui pardonner et de l'admettre à la communion (1077). Prenant l'hostie consa-

90 DISCOURS m.

crée, Grégoire lui donna l'absolution, et, après avoir appelé sur sa propre tête le ciiàtiment de Dieu, s'il était coupable de quelqu'un des méfaits que lui avaient imputés les impé- rialistes, il en avala la moitié, et présenta l'autre à Henri pour qu'il en fît autant, s'il ne se sentait pas coupable. Pouvoir de la conscience! Henri recula devant un acte qui eût tranché toutes les questions , tant le jugement de Dieu le frappait d'épouvante.

Henri avait dévoré son humiliation, mais il ne s'était

point repenti : il ne tarda pas à tendre des embûches au

pape, et il continua la lutte jusqu'au jour ses sujets le

déposèrent.

Mort Grégoire reconnut Rodolphe de Souabe qu'on avait élu

de

Grégoire VII à la place d'Henri; il eut l'idée de former de l'Italie sep-

(1089). ^ ' ^

tentrionale et centrale un royaume qui eût relevé du siège de Rome, comme en relevait déjà le royaume fondé par les Normands dans l'Itahe méridionale ; par une inter- version des rôles, la Germanie de suzeraine fût devenue sujette. Mais Henri, revenu avec une armée puissante, éleva sur la chaire de Saint-Pierre un antipape, et Gré- goire VII, chassé de sa capitale comme tant de ses prédé- cesseurs et aussi de ses successeurs, mourut à Salerne en prononçant ces paroles : « J'ai aimé la justice et haï l'iniquité : voilà pourquoi je meurs en exil. » La La comtesse de Toscane, Mathilde, le personnage le plus

comtesse

Mathilde. puissaut de l'Italie à cette époque et l'un des plus remar- quables de tout le moyen âge, avait soutenu Grégoire et soutint aussi ses successeurs dans la querelle qui continua après lui. En mourant elle transmit par testament au Saint-Siège toutes ses possessions qui, outre la Toscane, le duché de Lucques et d'immenses territoires, compre- naient Parme, Modène, Reggio, Crémone, Spolète, Man-

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 91

toue, Ferrare et d'autres villes. Gomme à propos de ces possessions la distinction entre les biens allodiaux et les biens inféodés n'était pas nettement posée, il y eut une source de contestations nouvelles avec les empereurs : ceux-ci revendiquaient les fiefs vacants, ils en reprenaient la propriété au nom du droit du plus fort, et ils trou- vèrent toujours en Italie et dans le clergé des partisans pour les appuyer ^

Le pape Pascal, voulant apaiser à tout prix la querelle, en vint à la dernière des concessions : les ecclésiastiques auraient renoncé à tous leurs biens temporels, aux châ- teaux, aux vassaux qu'ils tenaient des empereurs, pourvu que ceux-ci, en retour, renonçassent au droit immoral de l'investiture. Dans son désir d'apaisement, il ne voyait pas qu'il était impossible de déposséder les seigneurs ecclésiastiques si puissants et d'enlever aux suzerains laïques la perspective de tant de bénéfices.

En fait, l'opposition éclata partout, et la guerre fut plus furieuse que jamais, surtout dans la ville de Rome, le plus souvent l'on se déchaînait contre le pape tant qu'on ne l'avait pas chassé; mais où, dès qu'il était chassé, on aspirait après son retour.

A cette querelle, Voltaire ne voit qu'une question de Transaction cérémonial, et cependant était engagée la liberté hu- ou

le premier

maine, on pouvait donner quatre solutions. On pouvait ^es

^ ^ ^ concordats.

annihiler le pouvoir moral et l'élément spirituel en le remplaçant par la force désormais sans frein, comme le

(1) En août 1098,se tint à Rome un concile, et huit cardinaux, quatre évêques, quatre prêtres, fauteurs de Tantipape, signèrent une lettre syno- dale « à tous ceux qui craignentDieu et aiment le salut de la République », pour les prémunir contre les hérésies introduites par Hildebrand et re- nouvelées de lui : à savoir le célibat forcé des prêtres et l'interdiction des investitures laïques.

92 DISCOURS m.

voulaient les empereurs; ou annihiler l'ordre politique en mettant le pape au faîte, comme le voulait Grégoire VII, sans tenir compte des obstacles que créaient les constitu- tions nationales ; ou, comme le proposait Pascal II, sé- parer de fait les deux ordres en les isolant de façon que l'État n'aurait plus soutenu l'Église et que celle-ci n'aurait plus éclairé l'État de sa lumière, résultat auquel s'oppo- saient et les mœurs et les intérêts. Il ne restait donc qu'une solution : il fallait que le corps politique aban- donnât la prétention de nommer directement les évêques et les abbés, en se réservant le droit de surveiller l'élec- tion et de conférer l'investiture du temporel, de façon que les clercs fussent en même temps vassaux, comme l'époque le comportait.

Telle fut la transaction faite par Calixte le 23 sep- tembre 1122, l'empereur renonçait à donner aux pré- lats l'investiture par l'anneau et la crosse, en laissant aux églises la liberté de l'élection : seulement Calixte fit à l'empereur cette concession, que l'élection d'un évêque ou d'un abbé dans le royaume d'Allemagne se ferait avec l'assentiment de l'empereur, pourvu^que ce fût sans si- monie ni violence; l'élu, avant sa consécration, devait baiser le sceptre avec lequel l'empereur lui conférait l'in- vestiture pour tous ses biens et les droits régaliens. En Italie et dans les autres parties de l'empire, il devait re- cevoir l'investiture dans les six mois qui suivraient sa consécration.

C'est ici la première de ces transactions entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel qu'on appelle concordats; et le concile de Latran de 1123, le premier des conciles universels tenus en Occident, la confirma; plus tard, le second concile de Latran en 1 139 renouvela l'excommuni-

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 93

cation contre celui qui consentirait à recevoir l'investi- ture d'un laïc.

Dans cet accord, l'avantage restait tout entier au pouvoir séculier, puisque l'empereur ne renonçait à aucune de ses prétentions ; il voyait la confirmation de sa suzerai- neté et continuait à diriger les choix. Mais l'Église avait sacrifié ses avantages temporels à son désir d'assurer son indépendance pour le spirituel (H). Depuis, l'empereur Lothaire II renonça au droit d'assister aux élections, et on renvoya au pape la décision des contestations qu'elles pourraient faire naître ; de même on enleva peu à peu aux princes le droit de percevoir les fruits des bénéfices va- cants et de recueillir la succession mobilière des évêques et des abbés.

Sur ces entrefaites, l'autorité ecclésiastique des papes Les

fausses

s'était beaucoup accrue ; on avait diminué celle des mé- décrétaies. tropolitains," on avait reporté à Rome la collation de beaucoup de bénéfices ; on lui avait réservé les annates, et l'on avait enlevé aux évêques la juridiction sur les cou- vents et sur les biens des paroisses. Ces prérogatives des papes puisèrent une force nouvelle dans les décrétales du faux Isidore : on appelle ainsi un recueil de lois qui n'ont pas été réellement promulguées par les papes, mais l'au- teur, qu'on ne peut taxer ni d'ignorance ni d'ineptie, paraît rassembler des titres anciens, alors qu'il ne fait qu'ériger en décrets de simples allusions du Pontifical romain, ou des relations historiques, ou des lambeaux empruntés aux lettres des papes, au code Théodosien, au bréviaire d'AIa- ric, à la règle de saint Benoît, au Liber pontificalis, et à d'autres sources encore. Tantôt il adopte des titres sans valeur légale, tantôt il les altère pour les mettre d'accord avec les institutions en vigueur dans l'Église, et grâce à

91 DISCOURS m.

ce remaniement, ces prétendues décrétales furent admises sans obstacle; les synodes et les papes les citèrent; les au- teurs des compilations qui parurent plus tard s'appuyè- rent sur elles, jusqu'au jour oii, grâce à la renaissance de la critique, les catholiques les mirent en doute, et cela bien longtemps avant les auteurs protestants (I). Le L'Arabe Mahomet avait porté un grand coup au chris-

Mahométisme. x u x

tianisme, en prêchant une religion , mélange emprunté aux croyances des juifs et des chrétiens, qu'il prétendait simplifier en affirmant l'unité absolue de Dieu et en re- poussant la trinité des personnes ^ Il ne voyait plus dans le Christ qu'un prophète comme Moïse, comme lui, Ma- homet ; il prohibait toute représentation de la divinité, se montrait d'une indulgente facilité pour la polygamie et les inclinations de la chair, et fit avec l'épée la propa- gande de sa rehgion. C'est ainsi qu'après avoir conquis une grande partie de l'Asie et de l'Afrique, la dynastie des Aglabites de Kesrouan envahit la Sicile (827), y planta l'étendard du prophète, et bientôt après passa sur le con- tinent italien lui-même.

Les chrétiens durent souffrir alors les persécutions de l'apostolat musulman, implacable dans son intolérance: aussi est-il probable que plusieurs embrassèrent la reli- gion des vainqueurs. Les pontifes eurent dans cette crise à sauver les domaines de saint Pierre de ces nouveaux en- vahisseurs qui menaçaient Rome, et en même temps à em- pêcher la diffusion de leurs doctrines et de leurs mœurs.

Les Musulmans s'étaient établis dans la Terre sainte.

(1) A la différence des catholiques, les théologiens mahométans débat- tirent avant tout réternelle question de la liberté et de la prédestina- tion : les Kadarites qui soutenaient la liberté et les Giabarites ou Pré- destinatiens firent passer cette discussion avant celle des attributs de Dieu.

AGE DE FER. LES INVESTITQRES. 95

théâtre delà rédemption et but d'un pieux pèlerinage pour le monde entier : les papes appelèrent l'Europe à se lever pour sa délivrance, ce qu'elle fit aux temps des croisades. Ces entreprises, dans lesquelles l'Église, utilisant l'exubé- rance des forces et des sentiments, proposait à cette Eu- rope un but à la fois religieux et politique, contribuèrent encore à agrandir la puissance des papes, qui les prêchè- rent, les bénirent, les dirigèrent et donnèrent aux princes et aux évêques l'investiture des contrées reconquises.

Au contraire, la puissance des empereurs en Italie fut Afiranchissement alors diminuée par l'affranchissement des communes, communes Celles-ci avaient peu à peu recouvré leurs droits civils, soutenues qu'elles furent toujours par les ecclésiastiques, et principalement par les évêques, qui, en obtenant que les villes seraient soustraites à la juridiction des comtes pour tomber sous la leur propre, avaient favorisé la consti- tution de ces nouveaux municipes. Comme les com- munes se fortifiaient de plus en plus, elles établirent l'é- galité entre leurs concitoyens, élurent leurs magistrats, et rendirent la justice suivant les lois votées dans leurs propres assemblées ou renouvelées du vieux droit ro- main; la guerre même qu'elles se faisaient l'une à l'autre était une conséquence déplorable, mais aussi un symp- tôme de la liberté reconquise.

Les empereurs appelés à défendre en Allemagne des élec- tions contestées, ou guerroyant en Terre sainte, ou bien luttant avec les papes pour les investitures, ne pouvaient plus par cela même ni soutenir par les armes les barons, ni opprimer les communes qui s'étaient fortifiées aux dé- pens des seigneurs voisins.

Le mouvement républicain, bien que dans l'origine il deBresda

Gt Frcdéric

eût été favorisé par les clercs, ne fut rien moins que favo- Barberousse.

96 DISCOURS m.

rable à l'autorité temporelle des papes. En France, Abei- lard (1079-1142), connu plus encore pour ses amours cruellement traversées que pour son audace philoso- phique, associant la dialectique à la théologie, voulait que la science eût précédé la foi au lieu de considérer celle-là comme le développement de celle-ci, et il soumettait la foi au jugement individuel, comme si l'examen et le doute dussent être pour elle des causes de progrès.

Il avait eu pour disciple Arnauld de Brescia, qui quitta la cuirasse pour le froc et porta les idées de son maître en Italie. Beau parleur, il commença comme tous les nova- teurs à tonner contre les mœurs du clergé ; ensuite à battre en brèche la puissance ecclésiastique ; il était sui- vant lui contraire au droit et à l'Évangile que le clergé possédât des biens, et que les évêques eussent le droit de régale. Ils devaient restituer aux princes les biens qu'ils en avaient reçus, revenir à la vie apostolique, et se conten- ter des décimes et desoblations. Incapable de comprendre la liberté nouvelle, Arnauld courtisait celle qui lui appa- raissait dans les livres classiques, en caressant les idées toujours chères au génie de la nation italienne. Il plaisait au peuple pour qui le mot république sonne doucement à l'oreille, il plaisait aux seigneurs laïques qui avaient des tiefs relevant d'ecclésiastiques, et qui espéraient secouer ce lien : enfin il forma une faction dite des Politiques, composée de ceux qui, après avoir insulté le pape, finis- saient par lui refuser l'obéissance.

Rome était alors entourée de barons et de communes qui aspiraient d'une ardeur égale à l'indépendance ; au dedans, elle était déchirée par deux factions, dont les chefs étaient pour l'une les Frangipani, pour l'autre Pierre de Leone ; elles prétendaient envahir les biens de l'Église, et

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 97

élire suivant leur bon plaisir des papes ou des antipapes. Innocent II (1130), dans la guerre que ces factions lui fi- rent, fut contraint de quitter Rome et se réfugia en Alle- magne, en France, en Angleterre, soutenu heureusement par l'éloquence de saint Bernard, fondateur de l'ordre de Cîteaux. Reconduit à Rome par l'empereur Lothaire, le pape dut se fortifier dans le palais de Latran pendant que l'antipape Anaclet se fortifiait au Vatican (1133). Mais bientôt les Normands , qui avaient conquis les Deux- Siciles avec une extrême facilité, ainsi qu'il est toujours arrivé aux envahisseurs de ce pays , en firent hommage au pape et lui demandèrent l'investiture.

Un peu plus tard se tenait dans le palais de Latran le onzième concile œcuménique, et, en présence de deux mille prélats rassemblés , le pape disait : <t Sachez que Rome est la métropole du monde, que les dignités ecclé- siastiques s'obtiennent par concession du souverain pon- tife comme un fief, et qu'il n'y a point d'autre mode légi- time de les posséder. »

Malgré les efforts de saint Bernard, Arnauld réussit à faire révolter la cité, qui, en 1 141, proclama la république, et à former un sénat de cinquante-six membres. Il rendit des décrets au nom de ce sénat et du peuple. Il fît pro- clamer pape un de ses amis sous le nom de Gélestin II ; mais il ne garda pas longtemps l'appui du nouvel élu, et, repoussé par le peuple lui-même, il dut prendre la fuite. Il se réfugia à Zurich où, par ses déclamations contre l'Église, il fut comme le précurseur de Zwingle, et passa ensuite en France et en Allemagne, toujours poursuivi par l'œil et la voix de saint Bernard.

Avec les subsides qui ne manquent jamais à quiconque fait la guerre à l'Église, il soudoya deux mille Suisses, et

98 DISCOURS III.

avec ces mercenaires il retourna à Rome, il établit la magistrature républicaine. Tout plein de réminiscences classiques, il fit reparaître les consuls et les tribuns; il rêvait un ordre de chevaliers qui eût été l'intermé- diaire entre le peuple et le sénat ; il ne voulait laisser au pape que les causes ecclésiastiques, et encore sous l'auto- rité suprême de l'empersur.

Il suffit de revenir à des exemples d'hier, pour com- prendre comment le peuple de Rome s'enivre de sem- blables idées, et comment, au fanatisme des applaudis- sements, on joint le fanatisme de la haine. En même temps qu'ils chantaient Yhosannah pour cette restauration intempestive, les Romains se jetaient en furieux sur les tours des barons , sur les palais des hommes du parti contraire et sur ceux des cardinaux ; ils n'épargnaient pas non plus les personnes. Ils abolissaient les fonctions du préfet de la cité et refusaient obéissance au nouveau pape Eugène III (1145), qui dut dompter par les armes ceux que saint Bernard appelait une race rebelle, orgueil- leuse, ennemie de la paix, amie de l'émeute , et qui se soumettait seulement quand la force lui manquait pour résister.... Cette race, une fois encore victorieuse dans sa révolte, chassa le pape qui visita la France en exilé; aussi saint Bernard écrivait-il : « Voilà que l'héritier de Pierre « est par vous chassé du siège et de la cité de saint Pierre. « Voilà que par vos mains sont dépouillés de leurs biens « et de leurs maisons les cardinaux et les évêques minis- « très du Seigneur. 0 peuple stupide et insensé 1 vos « pères ont fait de Rome la maîtresse du monde; et vous, « vous travaillez de votre mieux à la rendre la fable des 0 nations. Qu'est devenue Rome maintenant? Gontem- <! plez-la : c'est un corps informe, sans tête, un front sans

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 99

« yeux, un visage couvert de ténèbres. Ouvre les yeux, « peuple infortuné , ouvre-les une fois pour regarder la o: désolation qui l'envahit. Gomment en si peu de temps 1 l'éclat de sa gloire s'est-il obscurci ! Elle est devenue tr comme une veuve, celle qui hier était la maîtresse des « nations et la reine des royaumes. Et cependant ce n'est «■ encore que le commencement de tes maux ; des cala- « mités plus terribles te menacent, si tu t'obstines dans ta « félonie \ »

En attendant, les républicains appelaient l'empereur Conrad III ; ils se vantaient de n'avoir agi que pour rendre à Rome sa splendeur éclipsée; et, entraînés par les rémi- niscences de l'histoire, par les prédications d'Arnauld et par le vœu des jurisconsultes classiques, ils voulaient ré- former l'État, en assurant au prince une autorité illimitée. Mais les nobles entendaient conserver leurs prérogatives aussi bien vis-à-vis de l'empereur que vis-à-vis du pape; et quand le peuple eut massacré le cardinal de Sainte- Pudentienne (1154), le nouveau pape Adrien IV donna l'exemple inouï de mettre en interdit la capitale du chris- tianisme, jusqu'à ce qu'on en eût expulsé Arnauld. Le peuple, terrifié de se voir refuser les sacrements à l'ap- proche de Pâques, chassa Arnauld , qui se réfugia près d'un comte de la Campanie.

Sur ces entrefaites, le sceptre de l'empire d'Allemagne était tombé aux mains de Frédéric Barberousse, qui était fermement résolu de restaurer l'autorité impériale amoin- drie en Italie par l'établissement des Communes , de ré- former le régime ecclésiastique , le régime féodal , et le régime municipal. On connaît assez les entreprises de

(1) Epistola ccxLiii.

100 DISCOURS m.

cet empereur en Lorabardie. 11 suffit de rappeler ici un seul détail : pendant que Milan lui résistait, il alla jus- qu'à Rome pour s'y faire couronner.

Là, il trouva la république créée par Arnauld : elle tenait le pape renfermé dans la Cité Léonine, elle le sommait de renoncer à tout pouvoir temporel et de se contenter du royaume qui n'est pas de ce monde. Les républicains espéraient que Frédéric laisserait prévaloir dans son cœur l'antique haine contre les papes; cepen- dant celui-ci, homme d'ordre, détestait les révolutions et cet élan de la grande cité vers la forme politique pour laquelle l'Itahe eut toujours une préférence, mais qui eût réduit à néant la prérogative impériale. Quoi qu'il en soit (1153), Arnauld étant tombé entre ses mains, il le livra au préfet impérial de la cité. La présence de l'em- pereur assurait au préfet de pleins pouvoirs, et lui per- mettait de ne tenir aucun compte des réclamations des prêtres. En conséquence, le préfet fit étrangler Arnauld comme rebelle et hérétique , fit brûler son corps sur la place du Peuple et jeter ses cendres dans le Tibre. La foule accourut, com^me à tout spectacle, et les écrivains applaudirent : Godefroid de Viterbe fit les vers suivants :

Dogmata cujus erant quasi pervertentia mundum Strangulat hune laqueus, ignis et unda vehunt '.

Gunter, dans son Ligurinus , dit qu'Arnauld s'était rendu coupable de crimes contre les deux majestés.

Sic lassus stultus utraque Majestate reum geminse se fecerat aulae ;

et aucun contemporain ne le plaint, aucun ne nie ses éga-

(1) Panthéon, 464.

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 101

rements. Ce n'est qu'au siècle dernier qu'on commença à le présenter comme une victime de la tyrannie papale, comme un précurseur des réformateurs du quinzième siècle et des jansénistes du seizième (J).

Dans les faits relatifs à Arnaud de Brescia, comme dans toute la querelle que nous racontons, on ne distingue pas suffisamment la lutte des laïcs avec le clergé de la lutte de l'autorité impériale contre l'autorité pontificale : et cependant la différence est très-frappante. Au fond, les empereurs, bien qu'avec plus de mesure, élevaient la même prétention que les révolutionnaires d'aujourd'hui, à savoir que l'Église, congrégation spirituelle, n'avait pas besoin du pouvoir temporel ; que ce pouvoir, entrave pour les souverains, devait par cela même cesser, parce que l'unité dans le commandement est nécessaire , et qu'on ne peut considérer comme un véritable souverain celui qui a un supérieur. On répondait : l'Église a des droits supérieurs à tous les droits, parce qu'elle est la source de tous, et il n'y a pas de droits en dehors de ceux qu'elle a reconnus; comme elle a une existence di- vine et absolue, elle ne relève que d'elle-même. La loi et l'obéissance dérivent de Dieu. Quand le prince les viole, il perd, quant à lui, le droit de commander, et la con- science publique est déliée du devoir d'obéissance. La justice c'est le bien armé, la morale armée : il faut donc qu'elle reste aux mains d'un représentant moral et légi- time. Plus l'Église subit de contrainte, plus nécessaire- ment prévaut la force qui prend sa place.

On appelait les champions de l'Église Guelfes , et Gibe- Les cueiies lins les partisans de l'empereur; mais les deux partis re- Gibelins. connaissaient un principe supérieur à toutes les révolu- tions, la distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir

102 DISCOURS iir.

ecclésiastique, entre l'esprit et la loi, entre la conscience individuelle et le lien social, entre l'unité humaine et l'unité civile. Aussi, dès que l'un de ces principes triomphe, il provoque nécessairement l'opposition de ce- lui qui lui fait équilibre ; si l'Église penche vers la démo- cratie et s'allie au peuple, l'empereur se fait démocrate en s'appuyant sur la plèbe ; si les Guelfes établissent l'é- gaUté, les Gibelins veulent la protéger par la loi ; si l'idée de la liberté individuelle prévaut , il faut lui opposer le frein de la puissance sociale.

Les deux partis se développèrent surtout sous les deux Frédéric de Souabe. Le premier crut pouvoir plier sous sa main de fer les libertés communales et l'Église; mais à Venise il dut courber la tête sous le pied du pape, qui s'écria : Super aspidem et basiliscum ambulabis *, et, dans son traité de paix avec les cités lombardes, il reconnut leur indépendance et alla mourir en Terre sainte.

Ses descendants renouvelèrent la lutte avec les papes, même pour la succession de la comtesse Mathilde : aussi les papes soutinrent-ils l'élection d'Othon de Bavière, qui en retour prêta, devant trois légats pontificaux, le serment qui suit (1201) :

« Moi Onion, par la grâce de Dieu, je promets et je jure

(1) Le fait est-il vrai *? Beaucoup le nient comme un excès d'orgueil imputé à ton au pape : on connaît si peu l'histoire! Le fait est présenté comme constant dans un curieux opuscule du bénédictin Forlunato Olmo: Histoire de la visite secrète faiteà Ve7iisern 117* par le pape Alexandre III et dti triomphe qu'il remporta sur le doge Sébastien Ziani, édition de 1629. Celte assertion fut combattue par Charles-Louis Ring, dans sa Dis- sertation historique, pour éclairer %m fait jusqu'ici mis en doute, tou- chant la vie de deux personnages qui, dans le temps ils vivaient tous deux, aspirèrent ensemble à la domination du monde. (En allemand). Stuttgard, 1835.

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 103

de protéger, de tout mon pouvoir et de bonne foi, le sei- gneur pape Innocent, ses successeurs, et la sainte Église romaine, dans tous leurs domaines, fiefs et droits, tels qu'ils sont définis dans les chartes de plusieurs empe- reurs, depuis Louis le Pieux jusqu'à nous; de ne les point inquiéter pour ce qu'ils ont déjà acquis, et de les aider pour ce qu'il leur restera à acquérir, si le pape me l'ordonne quand je serai appelé dans la capitale du siège apostolique pour mon couronnement. En outre, je prêterai le secours de mon bras à l'Église romaine pour défendre le royaume de Sicile, en rendant au seigneur pape Innocent III obéis- sance et honneur, comme n'ont pas manqué de le faire jusqu'à ce jour les pieux empereurs catholiques. Quant à ce qui concerne la garantie des droits et des coutumes du peuple romain et des ligues lombarde et toscane, je m'en tiendrai aux conseils et aux intentions du Saint-Siège , et je ferai de même pour ce qui concerne la paix avec le roi de France. Si l'Église romaine a une guerre à soutenir à cause de moi, je lui donnerai, dans la mesure de mes forces, les secours nécessaires. Je renouvellerai le présent serment à voix haute et par écrit quand j'obtiendrai la couronne impériale. »

Les Allemands virent de mauvais œil une semblable soumission : elle n'en aurait que plaire davantage aux Italiens, dont elle assurait l'indépendance en même temps que celle de l'Église; mais bientôt Othon, ayant passé les Alpes avec ses Allemands , dégoûta de lui les Italiens et le pape. Celui-ci l'excommunia et lui suscita pour com- pétiteur au trône impérial Frédéric II, neveu de Barbe- rousse. Ce pupille, ce favori des papes, devint bientôt leur adversaire le plus déclaré, et raviva la lutte des investi- tures dont nous avons raconté les vicissitudes, plus au

104 DISCOURS m.

long que nous ne le pouvons faire ici, dans nos autres ou- vrages.

innocent m. Innocent III, un des papes les plus illustres pour la science et la vertu, convoqua au palais de Latran (1215) le douzième concile œcuménique, auquel assistèrent qua- tre cent douze évoques, huit cents abbés et les ambassa- deurs de toute la chrétienté. On y lut un discours sur les prérogatives du pape, et, afin que les laïcs le comprissent, on le répéta en espagnol, en français et en allemand : on y exposa la doctrine catholique contre les erreurs des Albigeois, des Vaudois et d'autres hérétiques, et on dé- clara excommunié tout seigneur qui n'en purgerait pas les pays de son allégeance ; on adopta le mot de transsubstan- tiation pour exprimer le changement opéré dans le sacre- ment de l'Eucharistie ; on imposa à tous les fidèles l'o'. li- gation de se confesser et de communier au moins à Pâques.

# Innocent s'appliqua à réformer la constitution inté-

rieure de l'Eglise par l'influence mystique que les Fran- ciscains exerçaient sur les classes inférieures, et par les moyens légaux sur lesquels les Dominicains s'appuyai-nt pour défendre la société féodale et relif^ieuse. Veillant à ce que les institutions civiles restassent à l'ombre du trône pontifical et à ce que la société laïque n'envahît pas la société ecclésiastique, il voulait réaliser les pensées de Grégoire VII sur la suprématie des papes. C'était alors la doctrine commune des canonistes et des hommes poli- tiques que toute la chrétienté gravite autour de deux centres, le pape et l'empereur, délégués par Dieu pour gouverner les choses spirituelles et les choses tempo- relles. On ne connaissait pas d'autre idéal en fait de gou- vernement, et les deux pouvoirs s'en prévalaient pour

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réprimer soit leurs empiétements réciproques, soit les prétentions des barons ou des bourgeois. L'tiérésie va de pair avec la rébellion : « Ce sont deux fléaux, dit Pierre des Vignes, contre lesquels la Providence nous a donné, non pas deux remèdes, mais un seul sous une double forme, le baume de la puissance sacerdotale et la pointe de l'épée impériale. »

C'est ainsi que se posait la question en doctrine; mais en fait chacun de ces deux foyers lumineux de la vie so- ciale tendait à éclipser l'autre; ils luttaient entre eux par les armes et par les excommunications. Deux puissances diverses, quoiqu'elles ne soient pas contraires l'une à l'autre, ayant des idées et une langue différentes, ne peu- vent se concevoir, si ce n'est comme devant donner lieu à des violences et à des querelles sans cesse renaissantes.

Frédéric II, riche en talents, admirablement doué, sa- Frédéric n

et

vaut, poëte, guerrier, législateur, traçant la voie à nos pierre

des

modernes souverains, détestait les libertés municipales vignes. et voulait faire de la rehgion une branche de gouver- nement.

Il débuta dans l'exécution de ses desseins politiques par une longue querelle avec les républiques de T'Italie supé- rieure, et, s'il ne parvint pas à les abattre, il les empêcha du moins de s'étendre au reste de l'Italie et de constituer dans la péninsule entière une confédération qui aurait pu devenir un modèle pour toute l'Europe et en changer les destinées.

Homme d'ordre, il vit dans les hérétiques des rebelles, et condamna indifféremment les sectes dualistes, en leur appliquant les plus sévères lois de l'empire : il fit la translation solennelle des reliques de sai7it Charlemagne, il honora celles de la bonne sainte Elisabeth de Hongrie, sur

106 DISCOURS m.

la tête de laquelle il posa une couronne d'or, comme un témoignage public qu'il rendait à ses miracles. Cependant des papes l'ont accusé d'hérésie : mais de quelle hérésie se rendit-il coupable? voilà ce qu'on ne sait pas bien.

Grand admirateur de la civilisation païenne, il usait et abusait de l'épithète de divin, que l'adulation du Bas-Em- pire avait attribuée aux empereurs. A son fils Conrad, il disait divin héritier du sang des Césars, et notre divine mère à la reine Constance, et ses courtisans lui appli- quaient les phrases de l'Ecriture sainte. Ils appelaient Terre promise, Bethléem de la Marche d'Ancône, la ville de Jési il était né. Ils l'appelaient lui-même le juste des- cendu d'en haut, sur qui les deux versent leur rosée, ou bien le seigneur vers lequel on s^ avance en marchant sur les eaux; enfin, le prêtre, le coopèrateur, le vicaire de Dieu, l'image visible de Vintelligence cé/esZe. Pierre des Vignes, son secré- taire, était appelé son premier apôtre, un nouveau Pierre appelé à confirmer la foi du prochain ; aussi l'empereur lui disait-il : « Pierre, puisque tu m'aimes, pais mes bre- bis; » c'était lui qui se dressait en face du faux vicaire du Christ pour être son véritable vicaire , gouvernant selon la justice, instruisant, réformant avec la vraie foi. Il était la pierre angulaire sur laquelle devait être fondée la nouvelle église impériale {in cujus petra fundatur impe- rialis ecclesia); c'est sur son sein que reposa l'Auguste quand il célébra la cène avec ses apôtres : ce qu'il ferme aucun autre ne l'ouvre, et personne n'ouvre ce qu'il a fermé. Pierre de Galilée renia trois fois son maître, Pierre de Capoue n'est pas exposé à renier le sien, pas même une fois^.

(1) Ces passages sont empruntés aux documents que M. Huillard- Bréholles a recueillis sous ce titre : Vie et correspondance de Pierre de la Vigne, avec une étude sur le mouvement réformiste du treizième

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 107

Ainsi, d'un côté, on profanait des souvenirs sacrés ; de l'autre, on revenait à cette antiquité qui ne répugnait pas à la prétention de gouverner les consciences comme les corps , et Frédéric rêvait une suprématie religieuse semblable à celle des empereurs grecs et des kalifes mu- sulmans, qui cumulent les deux pouvoirs. Il portait envie à Vatace , empereur d'Orient , qui n'avait rien à craindre de l'indépendance des prêtres, et il lui persuadait, en con- séquence, de ne pas consentir à la réunion de l'Église grecque avec l'Église romaine tombée dans le schisine.El parce qu'il se sentait impuissant à lutter contre le pape, il son- geait à diviser la chrétienté en églises nationales, les souverains auraient en même temps été pontifes, de telle façon que tout conflit serait devenu impossible.

Tout ce que nous venons de dire semble bien faire de lui ce que nous appelons aujourd'hui un matérialiste in- crédule, ou, si-l'on veut, un politique indifférent : travers de l'esprit et du cœur, bien rare en ce temps-là. On ra- conte que, traversant un jour un champ d'épis, il dit aux gens de sa suite : « Prenez garde de faire du dégât, puis- que ce grain pourrait devenir le corps du Christ. » Et en voyant la Palestine : « Si Dieu avait connu Naples, certes, il n'aurait pas choisi cette terre-ci comme sa terre de pré- dilection. » Il tournait en dérision l'enfantement de la Vierge, le saint viatique et les autres dogmes comme ré- pugnant à la raison et aux lois de la nature. Il provoquait le scandale, en réunissant à la même table des ambassa- deurs musulmans et des évêques ; il prenait des Arabes pour gardes du corps ou comme garnison de ses forte-

siède. Paris, 1865. Et pour ne pas citer d'auteurs catholiques, je ren- voie à History of Frederick the second, by T. L. Kington. Londres, 1862. 2 vol.

Imposteurs.

108 DISCOURS III.

resses. Des odalisques animaient sa retraite, il avait introduit, avec le luxe oriental, cette volupté qu'il avait vue régner chez les émirs de Sicile ou les scheiks de l'Asie. Les musulmans eux-mêmes le considéraient comme un croyant, parce qu'il avait été élevé en Sicile, et l'un d'eux ayant, en sa présence, récité un verset du Coran qui nie la divinité du Christ, Frédéric défendit qu'on l'inquiétât. Livre On dit encore qu'il avait appelé Moïse, Jésus-Christ et

des

Trois Mahomet les trois imposteurs, et Grégoire IX l'affirme dans sa bulle d'excommunication. Suivant l'habitude du moyen âge de traduire en fait toute idée , cette parole donna naissance à la question du livre des Trois Imposteurs. On attribua cet opuscule à tous ceux qu'on voulait noircir dans l'opinion : à Averroës , à Frédéric II , à Pierre des Vignes, à Arnaud de Villanova, à Boniface VIII, à Boccace, au Pogge, à l'Arétin, à Machiavel, à Pomponace, à Car- dan, àOchin, à Campanella, à Giordano Bruno, àVanini, pour ne parler que des Italiens; mais personne n'a vu le livre. Il est vrai que le temps a emporté les livres des Gnostiques, des Manichéens, des Albigeois : cette dispa- rition est facile à comprendre pour une époque l'im- primerie n'existait pas encore; même depuis cette époque ou a vu disparaître quelques ouvrages, comme le sacrifice du Christ, qu'on a retrouvé il y a peu de temps. Mais quant au livre des Trois Imposteurs, nous croyons qu'il n'exista jamais, et qu'il n'est que l'allusion symbolique à l'incrédulité matérialiste qui venait des Arabes.

L'origine même de cette religion était une hérésie ; ces sectaires prétendaient édifier une troisième église à côté de l'église juive et de l'église chrétienne; mais beaucoup de philosophes de cette race les considéraient toutes trois comme allant de pair, et n'étant que le développement

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 109

l'une de l'autre ; ils les discutaient toutes trois avec une égale liberté, et celui qui discuta plus librement que tout autre ce fut Averroës, le grand commentateur, qui traitait de charlatans les théologiens , et de pures fantaisies les discussions sur quelque religion que ce fût.

Tourmenté de la fièvre du savoir, Frédéric cherchait à s'instruire, en interrogeant aussi les savants musulmans. Il leur présenta, en 1240, diverses questions sur l'éternité du monde, la valeur et le nombre des catégories, la nature de l'âme et la méthode qui convient à la méthaphysique et à la théologie. Ne trouvant personne qui le satisfît, il s'adressa au calife Almhoade Rascid, pour savoir oïi de- meurait Ibn Sabin di Murcia, et quand il le sut, il s'em- pressa de lui transmettre ces questions.

Le docte Arabe répondit comme un pédant qui fait pa- rade de beaucoup plus de science qu'il n'en a, et qui se donne l'air d'être obligé de dissimuler l'excès de son sa- voir. Il répondit que s'il pouvait parler en tête à tête à l'empereur ou à des savants envoyés par lui, il lui révé- lerait d'autres secrets; car, ajoutait-il, si les docteurs sa- vaient que j'ai une réponse prête sur certains points, ils me regarderaient avec horreur, et je ne sais si Dieu lui- même, avec sa bonté et sa puissance, pourrait me tirer de leurs mains*.

L'hérésie de Frédéric était plus pratique; elle consistait à vouloir se substituer lui-même au pape, à usurper les fonctions du sacerdoce, à battre monnaie avec les vases sacrés, à déposer et à instituer les prélats, à exiger d'eux des signes de soumission et d'admiration, et affichant son

(1) Ces questions, sous le titre de Questions s xiliennes, ont été retrou- vi'es dans la bibliothèque d'Oxford et publiées par Michel Amari dans le Journal asiatique. 1853, p- 240.

110 DISCOURS III.

dédain pour l'Église qui ne faisait plus de miracles, il vou- lait, disait-il, la ramener à la simplicité primitive.

Pour tout cela, et pour n'avoir pas tenu son serment v d'aller à la croisade, puis, y étant allé plus tard, pour avoir pactisé avec les musulmans au lieu de les exterminer, Grégoire IX l'excommunia. Frédéric en appela à un con- cile général, et Grégoire le convoqua à Rome en 1240. In- nocent IV en convoqua un autre à Lyon en 1245, l'É- glise assemblée, et par elle le vicaire de Jésus-Christ, déclarèrent Frédéric convaincu de sacrilège et d'hérésie, déchu de l'empire, et délièrent ses sujets de leur serment d'obéissance.

Pierre des Vignes avait composé un traité De Consola- tione^ un autre De potestate imperiali, et, croit-on, aussi un libelle intitulé Pavo figuralis, oii il représente Innocent IV au concile de Lyon sous la figure d'un paon entouré de colombes, de tourterelles, d'oies, de canards, de moi- neaux, d'hirondelles, figurant les cardinaux, les évêques, les abbés de toute couleur, les bourgeois et les ordres mendiants : le coq y représente le roi de France, la pie les Guelfes, le corbeau les Gibelins, l'aigle l'empereur; les oiseaux de proie les Allemands, les Siciliens et les Espagnols.

Ce mauvais petit livre n'eut qu'une valeur de circon- stance; mais il montre que les nations de l'Europe n'é- taient pas aussi étrangères l'une à l'autre qu'on pourrait le supposer, en s'arrêtant à l'épithète de Barbares qu'on leur applique volontiers pour cette époque; il montre que déjà la littérature militante remuait l'opinion pu- blique.

En fait, Frédéric adressa une justification aux princes de la chrétienté ; il se révélait comme hérétique dans l'acte

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 111

même il cherchait à se disculper, puisqu'il excitait ces princes contre le pape. « Comment pouvez-vous vous rési- gner à obéir au fils de vos sujets? l'Église est devenue tout à fait mondaine ; ses ministres, enivrés des délices de la terre, ne pensent guère au Seigneur : unissons-nous et veillons ensemble afin que ses ministres, dégagés de tout espèce de superflu, servent le Très-Haut en se contentant de peu....

« Aidons-nous les uns les autres contre l'orgueil de ces prélats, pour raffermir l'Église en lui donnant des guides plus dignes d'elle, pour la réformer comme l'exigent le soin de ses intérêts et la gloire de Dieu, comme le devoir nous le commande.

« Voyez comme ils s'engraissent de nos aumônes l Gonflés d'ambition, ils attendent que tout le Jourdain coule dans leur bouche. Que d'argent vous économiseriez en vous débarrassant de ces scribes et de ces pharisiens ! Si vous leur tendez la main, ils prennent le bras tout entier; vous ressemblez à l'oiseau pris dans un filet; plus il cherche à fuir, et plus il s'embarrasse dans les mailles. Mon intention fut toujours de ramener les ecclé- siastiques, et surtout les plus élevés en dignité, à une si- tuation telle qu'ils persévèrent jusqu'à la fin dans les voies qui furent celles de la primitive Église, en menant une vie apostolique et en se montrant humbles comme Jésus-Christs Quant à nous, nous croyons faire œuvre de charité en leur enlevant les trésors dont ils se gorgent pour leur éternelle damnation. »

(1) « Semper fuit nostrae voluntatis intentio, clericoscujusque ordinis, prsecipue maximos, ad illum statum reducere, quales fuerunt in Ecclesia primitiva, apostolicam vitam ducentes et humilitalem dominicam imitantes. »

112 DISCOURS III.

Hypocrite ! si tu as tant à cœur leur salut , pourquoi ne pas leur en laisser à eux-mêmes le soin? Pourquoi convier les autres à les dépouiller comme fera plus tard Luther? Lui aussi s'écriait qu'il fallait ramener l'Église à sa pureté primitive. L'Église Comme Luther, Frédéric chercha à propager l'idée

et l'État ' f f o

.^eiqn qu'il fallait créer des églises nationales dans toute l'Eu-

Frederic II. ^ °

rope, et déjà en Germanie, soit par suite des tendances tudesques, soit par suite de l'antique aversion qu'on y sentait pour tout ce qui tenait à l'Italie, beaucoup d'évê- ques et de chapitres n'observaient plus les constitutions pontificales, et des personnes sans nom s'abandonnèrent à de coupables divagations : « Quelle excommunication ? quel pape? disaient-ils. C'est un si méchant homme, qu'il n'y a pas à en parler ; prêchez plutôt au nom de l'empereur Frédéric et de son fils Conrad : voilà des types de perfection, voilà des rois galantuomini! »

11 s'agissait de soumettre l'Église à l'État, et Frédéric le tenta dans le royaume des Deux-Siciles, déjà la domi- nation des Grecs et des Arabes avait habitué les esprits à un semblable état de choses. Les Normands s'étaient ap- pliqués de leur mieux à délimiter les deux pouvoirs dans leurs rapports mutuels , par l'un de ces concordats que notre siècle maudit sans les comprendre, et auxquels on veut substituer la formule absurde de la séparation des deux pouvoirs.

Les traités conclus avec les deux Guillaume, avec les Tancrède, avec l'impératrice Constance, émancipèrent plus ou moins la société civile; mais Frédéric, infatué de sa propre personne et de sa propre autorité, chercha à la relever de toute sujétion ; il refusa au pape l'hommage qu'il lui devait comme roi de Sicile; il changea les lois de

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 113

ce pays, augmenta les tributs et leva des soldats sans le consentement du pape. Par représailles, Innocent IV publia plus tard la fameuse bulle du 8 décembre 1248, qui tendait à absorber l'État dans l'Église, en excluant toute intervention laïque dans la nomination des prélats; cette bulle dispensa ceux-ci du serment envers le souverain et de toute juridiction laïque, civile ou criminelle, et auto- risa les possesseurs de biens ecclésiastiques à fortifier leurs châteaux, à relever les villes, à repeupler celles qui avaient été détruites, sans avoir besoin de l'agrément royal.

L'empereur riposta en ordonnant des supplices, et en comparant aux hérétiques les partisans du pape il se comparait lui-même au prophète Élie délivrant Israël des prêtres de Baal: il posait ainsi en règle qu'on devait, sous peine de mort, reconnaître pour seul chef de l'É- glise le chef de l'État.

Le peuple n'avait aucun moyen d'exprimer ses protes- tations, et les courtisans, qui seuls ont écrit, ne tarissent pas sur les douceurs de l'obéissance envers l'empereur, représentant du Dieu vivant : ces adulations mêmes mettent en lumière la prétention qu'avait Frédéric II, tout en ne touchant pas au dogme, de faire du pape le simple chapelain de l'empereur.

S'il avait réussi, l'aigle d'Allemagne aurait supplanté la croix d'Italie, et toute l'Europe aurait offert le spectacle qu'on voit à Constantinople et à Moscou, celui de la puis- sance spirituelle esclave de la puissance temporelle; le pape aurait été réduit à enregistrer les décrets de César, et celui-ci aurait été armé, comme le czar et comme le sultan, d'un pouvoir absolu sur le clergé et les laïcs. Un pape forcé d'obéir à un empereur n'aurait plus inspiré de

1 8

114 DISCOURS m.

confiance, n'aurait plus imposé de respect aux nations étrangères : Tolède et Reims, Cantorbery et Vienne eus- sent pris une part de l'autorité du pontife; tous les pa- triarches, tous les princes ecclésiastiques de la Germanie, auraient voulu se dire ses égaux; bientôt il se serait vu réduit à figurer dans certaines cérémonies et à disputer sur la consubstantialité et sur le Filioque. Fin Rome vit cette prétention : elle vit combien cet exemple

Frédéric II. Serait funeste à tout l'Occident; elle soutint la lutte contre les Lombards, contre Venise, contre Gênes, contre Fré- déric. L'empereur, persuadé qu'il fallait frapper à la tête, marcha sur Rome, mais le peuple la défendit; il sauva le pouvoir temporel, et avec lui l'indépendance du pape, en repoussant encore Frédéric dans deux autres attaques successives.

Vaincu sur le terrain politique, l'empereur envahit le terrain religieux, en essayant d'enlever au pape le gou- vernement des âmes ; il chercha à attirer à lui les frères mendiants en caressant leur général, frère Elie; mais il n'y put réussir. Il favorisa les hérétiques par cela seul qu'ils étaient hostiles à Rome, et propagea ainsi en Italie l'esprit de négation. Cependant le peuple écoutait le pape, son représentant; et les frères et les prêtres, ses vrais con seillers, ses vrais amis, entre autres saint Ambroise Sansedone, sainte Rose de Viterbe, saint Antoine de Pa- doue, le bienheureux Giordano Forzate et d'autres, que Frédéric livra tous en pâture à ses soldats, à ses légistes, à ses geôliers. Plus tard Dieu envoya à ce superbe le fléau des rois, le soupçon; se croyant trahi par ses amis, par ses parents, Frédéric en envoya plusieurs au supplice, il y envoya Pierre des Vignes lui-même.

Enfin, bien qu'il faille reconnaître dans cet empereur

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 115

une des plus grandes intelligences du moyen âge, bien qu'il ait occupé le trône impérial pendant trente-deux ans, il n'accomplit rien de grand, parce que, comme le dit son contemporain saint Louis roi de France, <^ il fit la guerre à Dieu avec les dons qu'il tenait de lui, » et le peuple, devant son tombeau, se sentait plein d'étonne- ment et d'épouvante en réfléchissant qu'il n'eût pas eu son égal sur la terre, « s'il avait aimé son âme. »

Ses descendants ne tardèrent pas à sentir le poids de l'anathème dans les guerres qu'ils eurent à soutenir contre les étrangers et entre eux-mêmes. Manfred, bâtard de Frédéric, après avoir usurpé la couronne de Sicile, périt à la bataille deBénévent, etConradin, le dernier de sa race, mourut sur l'échafaud à Naples. Le nom de Frédéric II resta parmi les porte-étendard de la réforme : au siècle suivant, un chroniqueur suisse invoquait et prêchait sa résurrection jpour réformer l'Église; les premiers apôtres du protestantisme se servirent de ses arguments et de ceux de Pierre des Vignes. On a pu, dans les temps modernes, le comparer à Henri VIII qui, au lieu de Pierre des Vignes, eut Thomas Cromwel, et qui, à l'exemple de Frédéric II, proclamait d'un côté le schisme, et de l'autre brûlait les hérétiques; mais l'opinion, au temps de Fré- déric, avait une tout autre pente; aussi, ses tentatives produisirent dans ce siècle des maux infinis et l'extermi- nation de sa famille. La fin lamentable de sa race doit exciter la compassion de tous; elle peut être déplorée par les avocats de la monarchie absolue et du droit divin des rois ; mais les libéraux devraient reconnaître qu'elle fut ia fin d'une crise menaçante pour la liberté du peuple et pour l'indépendance des diverses nations, qui n'auraient pas tardé à succomber, si l'empire avait absorbé aussi la

116 DISCOURS m.

puissance spirituelle. Que les papes aient dépassé la me- sure, le pieux roi saint Louis lui-même le crut ; mais ils furent les instruments de la Providence pour la réalisa- tion d'un grand dessein, le progrès civil et la constitution des nationalités ^ Rodolphe Après l'extinction de la dynastie de Souabe, au second

de

Habsbourg, coucile ŒCuménique de Lyon (1274), on vit paraître l'en- voyé de Rodolphe de Habsbourg, pauvre comte d'Argovie qui avait été élu empereur et qui, n'ayant pas de titres héréditaires à faire valoir, sentait l'opportunité de ter- miner cette querelle, qui durait depuis soixante-dix ans. Le nouvel empereur s'engageait à accomplir les promesses d'Othon IV et de Frédéric II; il confirma au pape les an- tiques donations de tout le pays qui s'étend de Radicofani à Céprano, celle de l'Emilie, de la marche d'Ancône, de la Pentapole, l'héritage de la comtesse Mathilde et la suze- raineté de la Sicile, de la Corse et de la Sardaigne, en renonçant aux domaines que se disputaient l'empire et l'Église. Il reconnut que tout bénéficiaire d'une tenure ecclésiastique et d'une charge dans l'État romain aurait besoin de l'assentiment du pape.

L'Église avait son indépendance garantie, et remportait sur les empereurs une victoire bien plus éclatante que la première fois, mais non plus profitable. En effet, de ce jour les papes perdaient l'influence qu'ils tiraient de leur opposition à la domination tudesque. Les Guelfes de- vinrent un parti : ils furent les champions, non plus de

(1) Brunetto Latini dit de Frédéric II : « Les cuers ne haoit à autre chose fors que a estre sires et souverains de tout le monde. Il cuidoit bien par lui et par ses filz sous-prendre tôt l'empire et la terre tote, en tel manière que ele n'issist jamais de leur subjection. » (Trésor, liv. I.)

AGE DE FER. LES INVESTITURES. 117

l'indépendance nationale, mais de certaines idées et de certaines personnes; ils se laissèrent aller à servir d'ins- truments aux coryphées d'une politique violente ou cau- teleuse. Ajoutez que, pendant la querelle, les arguments échangés des deux parts avaient été portés au tribunal de l'opinion publique, qui prétendit les peser, et qui désor- mais se posa en juge suprême.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS m.

(A) « Quam fœdissima Ecclesise Romanae faciès, cum Romae dominarentur potentissimae aequeac sordidissimae meretrices, qua- rum arbitrio mutarentursedes, darentur episcopi, et, quod auditu horrendum et infandum est, intruderentur in sedem Pétri earum amasii pseudo-pontifices, qui non sunt nisi ad signanda tantum temporain catalogo romanorum pontificum scripti. » {Âdann. 912, XII.) Ainsi parle Baronius, qui était cardinal, qui écrivait sous l'impulsion de saint Philippe de Néri et pour défendre la papauté contre les histoires écrites par les protestants, notamment contre les centuriateurs de Magdebourg, et cependant on voit comme il flétrit les désordres de l'Église. 11 va même trop loin, comme le prouvent des documents relatifs à ce temps, et comme l'en accuse Muratori, si peu papal cependant. Voici le passage' :

An du Chnst9lk^ indiction II, dupontificat de Jean X, V^ ; du règne de V empereur Louis III^ Ik^] de Bérenger^ roi dUtalie, 2^.

c Au pape Landon qui ne passa que six mois et quelques jours sur la chaire de saint Pierre, succéda Jean X, qui était arche-

(1) Baronius développe sa lamentation en quatre pages in-folio qui attestent sa bonne foi et respirent une pieuse indignation. Mais son récit pèche par la base, puisqu'il n'a d'autre autorité que Tévêque chro- niqueur Luitprand, dont la valeur a été bien appréciée par Muratori, Feller et Rohrbacher. Il se trahit par le titre même de son œuvre : Antapodosis (mot grec dont la traduction est rei;anc/ip). C'est un pamphlet scandaleux ou des mémoires écrits par un conteur d'historiettes odieuses. Voir dom Cellier, tome XIX, p. 682, 683. Nous avons cru utile pour cette note de reproduire aussi en abrégé le passage de Muratori, auquel il est fait allusion. {Annali d'ItaliakV année 914, Œuvres complètes, volume XXVII, p. 287 et suiv., de l'édition de Venise, 1790.) {Note des traducteurs.)

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS III. 119

vêque de Ravenne.... non pas en l'année 912, comme le dit par erreur Baronius, mais en 914. La plume satirique de Luitprand a sali la mémoire de ce pontife romain. Il raconte queThéodora, scortum impudens^ mère de Marosia, et aïeule maternelle d'Al- béric, tyran de Rome, dont nous parlerons plus tard, Romanx dvitatis non inviriliter monarchiam obtinebat. S'il y a quelque chose de vrai dans ce que Luitprand veut indiquer par ces pa- roles, c'est un grand échec à la dignité du peuple romain, qui aurait consenti une semblable puissance à une femme impudi- que ; Jean &erait venu à Rome comme envoyé de l'archevêque de Ravenne, Pierre ; Théodora se serait enflammée pour lui, puis l'évêque de Bologne étant mort vers ce temps, Jean, choisi comme son successeur par l'influence de Théodora, aurait été transféré au siège archiépiscopal de Ravenne, et enfin sur le trône pontifical, devant ainsi son exaltation à l'impudicité

Celui qui penche à croire plutôt le mal que le bien et qui trouve volontiers un mauvais sens aux actions les meilleures^ croira ce récit immanquablement; mais il faut plus de défiance à celui qui sait combien snnt basses et calomnieuses les historiettes que le vul- gaire fait courir sur la vie des grands. Le même Luitprand atteste avoir tiré son récit de la vie de la susdite Théodora^ « uttestatur ejus vita. a La belle autorité! C'est encore dans cette vie, ou plutôt dans l'infâme roman, que Luitprand a puisé ce détail, que Jean fut élevé au trône papal peu après avoir été nommé archevêque de Ri- venne, modica temporis interca[jidine. Or le lecteur sait, d'après Jérôme Rossi, Thistorien de Ravenne, que Jean commença en 905 à gouverner l'Église de cette ville. (Id. : Monumenta Ursiani tabularii scriptura testantur.) Il ne fut pape qu'en 914, treize ans plus tard; et cependant Luitprand dit que Théodora, dans son impatience de le revoir, s'arrangea pour qu'il passât au plus vi<e de Bologne à Ravenne, de Ravenne Rome! »

(B) Cette fable de la papesse Jeanne, à propos de laquelle nous verrons les satiriques et les protestants se donner joyeuse carrière, se rapporterait à l'année 855 ; elle est avancée pour la première fois par Marianus Scotus ', chroniqueur du xi« siècle,

(1) Léon Allatius assure que ce passage ne se trouve point dans les plus anciens manuscrits de cette chronique, et il ne faut pas oublier que ladite chronique a été publiée pour la première fois en 1559 à Bâle, par Basile-Jean Nerold! c'est-à-dire, sous tous les rapports, en plein pro- testantisme. l,Note des traducteurs.)

120 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS III.

puis racontée tout au long' par Martin Polacco, qui écrivit une histoire des papes qui finit à l'an 1277. Outre que l'allégation est bien tardive, le passage semble avoir été interpolé, car il manque dans plusieurs manuscrits. Une autre preuve que ce passage a été supposé, résulte de V Histoire des pontifes romains^ d'Anastase le Bibliothécaire, qui donne pour successeur à Léon VI BenoistlII et non le prétendu Jean VII ; il dit aussi que l'élection fut notifiée à l'empereur Lothaire, qui mourut, on le sait, en septembre 855, ce qui ne laisse plus d'intervalle oii l'on puisse placer un autre pape. On produit enfin une médaille de l'an 855, frappée au coin de Lothaire et de Benoist III, ce qui confirme que ce pape succéda immédiatement à Léon IV. On sait que Léon IX écrivant à Mi- chel Cérulaire, patriarche de Constantinople, lui dit qu'en Occi- dent le bruit s'était répandu qu'une femme avait été élevée sur le siège patriarcal de Constantinople. Le fait serait moins impro- bable pour un siège oii l'on vit monter même des eunuques; mais le pape n'aurait pas relevé ce bruit, et Cérulaire n'aurait pas manqué de riposter par Vhistoire de la papesse Jeanne, si on en avait seulement parlé quelque peu à cette époque ; elle serait venue d'autant plus à point qu'au moment même oii la querelle était la plus ardente entre l'Église romaine et l'Église grecque, au milieu de toutes les injures lancées par le patriarche Photius contre les papes, on ne fit pas la moindre allusion à cette papesse. Laissons donc se débattre dans de tels cloaques l'abbé Casti, Bianchi Giovini et d'autres écrivains d'une aussi pauvre autorité*.

(C) Déjà sous les Lombards, Paul Diacre se lamentait de ce que personne ne fréquentait l'église de Saint-Jean àMonza, parce que les prêtres qui la desservaient étaient concubinaires et si- moniaques. En 1790 un moine parcourut les environs de Brescia, annonçant comme prochaine la fin du monde, à cause de la dé- pravation des religieux. Se faisant passer pour prophète, il distri- bua ses prosélytes en chœurs d'anges conduits par des archanges, et il continua à prêcher contre les moines jusqu'au moment il fut mis à mort. (Rodulphi Notarii, Hist. rerum Brixian., p. 17.)

(D) On a soutenu que ce passage était une interpolation. Dans tous les cas, on sait que cette défense faite aux prêtres de se marier est de pure discipline, et l'Église qui l'a adoptée pour

(1) On connaît les Novelle di Casti. Bianchi Giovini, écrivain italia- nissime, rédacteur de VOpinione sous Cavour, a publié une histoire des papes, digne pendant des Crimes des Papes, du révolutionnaire français Laviconterie. [Note des traducteurs.)

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS III. 121

de hautes convenances, y déroge par tolérance dans certains pays, par exemple chez les Grecs unis, et chez les Maronites. On a avancé que le mariage des prêtres avait été jadis autorisé à Naples, et cela en s'appuyant sur des documents authentiques auhas desquels on lit : Ego Petrus, filius domini Stephani mono- chi; Ego Sergius, filius domini Johannis monachi; Ego JohanneSy filius domini Pétri monachi.... {Aux pages, 10, 21,40, 46 du Recueil des Monuments des grandes archives de Naples). Mais ces men- tions peuvent s'appliquer à des veufs entrés en religion. Le con- cile de Melfi, en 1059, limita le mariage des prêtres, et après le concile de Rome, en 1072, il fut tout à fait défendu. Lors du sacre des évoques, on leur prescrivait des règles relatives à l'or- dination des personnes engagées dans les liens du mariage, et l'archevêque Alfano, en 1066, en consacrant le premier évêque de Sarno, lui disait : « Ne bigamum, aut qui virginem sortitus non est uxorem, ad sacrum ordinem permittat accedere; et si quos hu- jusmodi forte reperit^nonaudeat promovere (Ughelli, Italia sacra, tome Vn, p. 571). Barhato, archevêque de Sorrente, au sacre de Grégoire, évêque de Gastellamare, dans l'année 1110, disait: « Eique dedimus in mandatis ne unquam ordinationem prassumat facere illicitam, nec bigamum, aut qui virginem non est sortitus uxorem, neque illiteratum.... ad sacrum ordinem permittat as- cendere. » (Id., tome VI, p. 609, édit. de Venise, 1721.) Tout cela pouvait se rapporter à des veufs, et la même discipline est suivie aujourd'hui encore, puisqu'on n'ordonne pas celui qui est vé- ritablement bigame, c'est-à-dire qui s'est marié deux fois, ou qui est bigame par analogie, c'est-à-dire qui a épousé une veuve.

(E) Le chroniqueur Arnolfo se montra d'abord très-ardent pour l'indépendance de l'Église de Milan vis-à-vis de l'Église de Rome; il désapprouvait hautement les mouvements populaires contre les hérétiques. Mais bientôt, en 1077, après avoir faitpar- tie de l'ambassade envoyée par les Milanais à Grégoire VII, pour implorer son pardon, il changea de style, en protestants: qu'il se joignait de tout cœur à ceux qui réprouvaient les consécrations simoniaques et l'incontinence des prêtres (liv. IV, chap. xii); qu'il voyait maintenant les choses d'un tout autre œil qu'aupara- vant, et, faisant un retour sur le passé, il ajoute qu'il rougissait aujourd'hui non des barbarismes semés dans ses écrits, mais de la légèreté avec laquelle il avait répété certains faits et certaines paroles avancés par d'autres. « Cumque prxteritis prxsentia scriptis scribenda conferret, rubore perfusum fideliter erubescere,

122 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS III.

«ec barbarismos in verbis egisse, séd aliorum quxlibet dicta vel fada teniere indicasse confundi. » (IV, 13.) Passage qui prouve qu'il avait plutôt admis légèrement certains faits et certaines pa- roles qu'altéré sciemment la vérité.

Landolfo leVieux, au contraire, ayantpris parti pour l'indépen- dance de l'Église milanaise, défigure non-seulement les faits con- temporains, mais encore les faits anciens, voulant les donner comme types et comme exemples au présent. Il exalte tous les évêques du passé et surtout Héribert de Cantù ; il trouve tous les mérites chez les concubinaires, montrant dans ses assertions beau- coup de légèreté et même une mauvaise foi impudente, ainsi qu'il arrive toujours aux sectaires.

(F) « Permittis ut ecclesiae tuas clerici, cujuscumque sint or- dinis, velut jure matrimonii confœderentur uxoribus. Quid est, pater, quod tibi soli vigilas, et bis pro quibus priorem exigendus es rationem, tam inerti securitate dormitas?.... PriBsertim cum et ipsi clerici tui, quidem satis honesti et litterarum studiis sint decenter instructi. Qui dum ad me confluèrent, tamquam chorus angelicus et velut conspicuus ecclesias videbantur enitere. »

Huit cents ans plus tard, Royer-Gollard, en France, disait : « En 1793, les personnes de mon âge ont vu la philosophie de ce temps, soutenue par la terreur, marier certains prêtres. Quels prêtres étaient-ce? Quelles femmes épousaient-ils? Le petit nombre des représentants de ces unions honteuses qui vivent encore, sont l'objet d'une réprobation universelle. L'épreuve ne se renouvellera point; mais si par malheur on l'essayait encore, je n'hésite pas à affirmer que le prêtre marié montant à l'autel ferait horreur à notre peuple catholique, et que l'indignation pu- blique le déclarerait incapable et indigne du sacerdoce. »

(G) Grégoire VII, dans sa fameuse lettre à l'évêque de Metz, n'hésite point à mettre le pape au-dessus des rois. « Quoi! cette dignité do monarque, invention des païens, ne serait pas subordonnée à l'autorité éternelle de saint Pierre, que la miséri- corde de Dieu a mise aux mains de l'homme pour le salut de ceux qui ont été rachetés par le sang de Jésus ? Rois, princes, ducs, empereurs, ont recueilli ces noms pompeux dans la succes- sion d'hommes damnés pour l'éternité, d'hommes qui, par leurs rapines, leurs perfidies, leurs violences et par des assassinats, ont exercé sur leurs semblables l'exécrable droit du plus fort, et qui devenus despotes ont exercé leur domination avec un orgueil tyrannique. Qui peut douter que les ministres de l'Église, les

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS III. 123

prêtres de Jésus-Christ, les successeurs de Pierre, ne doivent être vénérés comme les pères et les maîtres des rois, du peuple, du genre humain?... Un simple exorciste est revêtu d'une autorité supérieure à quelque prince que ce soit, puisqu'il chasse les es- prits malins. Le prêtre pieux gouverne ses semblables pour le salut de leurs âmes, pour l'honneur et la gloire de Dieu, tandis que les puissants du monde ne régnent que pour satisfaire leur orgueil et leurs passions matérielles. Un monarque chrétien à son lit de mort implore l'assistance du prêtre qui peut lui remettre ses péchés, l'arracher à Satan et le conduire des ténèbres aux splendeurs éternelles : voyez- vous jamais un prêtre ou un laïc à l'agonie se tourner vers son roi ? Quel prince de la terre s'arroge le pouvoir de racheter une âme de l'enfer par la vertu du saint baptême ? Et ce qui forme la sublimité de la religion catholique, le mystère que les anges contemplent, qui remplit d'épouvante les puissances de l'enfer, la transsubstantiation, qui peut l'accom' plir? quel est le monarque qui d'une seule parole peut créer le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ? Qui donc pourra douter que l'autorité du pontife ne soit supérieure à celle du roi ? Le pontife ne recherche que les choses divines au milieu des va- nités de la terre et mène une vie austère ; le roi ne s'occupe que de son intérêt propre et opprime ses frères au grand détriment de son propre salut. Le premier est membre du corps de Jésus- Christ, le second appartient à l'ange du mensonge ; celui-là ré- prime ses désirs, macère son corps pour régner un jour avec Dieu ; celui-ci règne ici-bas pour être éternellement l'esclave de Satan. A peine trouverons-nous un monarque qui ait été vertueux et sage. Et lequel pourrait-on citer qui ait eu le don des miracles comme Antoine, Benoit, Martin? tandis que la chaire suprême compte depuis Pierre cent de ses représentants inscrits au catalo- gue des saints.... »

(H) La condition à laquelle serait réduite l'Europe, si l'épée avait prévalu sur la crosse, peut s'apprécier par l'exemple d'un pays dont on parle beaucoup en ce moment, à cause des espé- rances que l'on peut avoir touchant son retour à notre Église : je veux parler de la Bulgarie. Le Turc laisse l'élection du clergé aux catholiques, mais il vend les plus hautes dignités. Le patriarche qui achète pour 400 000 livres son siège supérieur, vend à son tour aux évoques leur mitre 50 000 livres; ceux-ci font en- suite des marchés avec des papas ou curés qui peuvent cumuler jusqu'à 15 ou 20 cures. Ainsi tout est à l'encan, et ce dont on se

124 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS III.

préoccupe le moins, c'est du mérite des candidats et de l'intérêt des âmes. Celui qui achète cherche à se rembourser par tous les moyens. Un de ces moyens est le divorce pour lequel on réclame une dispense coûteuse, qui n'en permet l'usage qu'aux ri- ches ; quant aux pauvres, ils ont à subir d'autres avanies . Si pour quelque grief on fait appel au patriarche, l'êvêque achète sa complicité. Si les membres de la congrégation menacent de se faire catholiques, le patriarche punit, c'est-à-dire change de poste l'êvêque. Ainsi la tyrannie du sultan s'étend jusque sur les der- niers fidèles; et les évêques, au lieu de révéler au peuple les droits que lui assurent les dispositions légales du Tanzimat, du Hatti Shérif, du Hatti-Humayum, les lui cachent avec un grand soin.

(I). Les fausses décrétales, que pendant longtemps on a dit avoir été forgées à Rome, puis répandues en Espagne, et de dans le monde entier, elles auraient introduit de nouveaux ca- nons et un droit nouveau pour consolider l'autorité des papes au préjudice de celle des évêques, apparurent tout autres aux loyaux érudits, protestants et catholiques. La première investigation aurait porter sur le corps du délit : car on a prouvé que bien des gens avaient sur ce sujet disserté longuement sans connaître soit les témoins, soit l'édition unique et informe faite par Merlin, en 1530. Le docteur Philippe en a fait une exacte description, puis l'abbé Migne l'a réimprimée dans son cent trentième volume de la Patrohgie, avec une dissertation du docteur Denzinger, professeur à Wurtzburg.

Il résulte de tout ceci que l'Espagne ne les connut jamais, et que, jusqu'à la fin du xi^ siècle, elles n'eurent aucune autorité en Italie , à telle enseigne qu'en 1085 le cardinal Otto, qui plus tard fut Urbain II, en entendant invoquer quelques-unes de ces pré- tendues décrétales dans un concile d'Allemagne, les rejeta avec mépris. L'ouvrage fut probablement compilé en Germanie par un certain Benoist Levita, clerc de l'archevêque de Mayence, Aut- caire, vers 83k. Quant au fond, ces décrétales ne touchent pas à un seul point qui ne fût déjà bien réglé. Leur but est d'appuyer les droits des prélats contre les métropolitains, c'est-à-dire d'as- surer l'indépendance des évêques en même temps que d'agrandir la puissance papale.

(J) Arnauld est devenu un mythe, et en conséquence son histoire a été obscurcie plus que jamais, surtout de notre temps. Celui qui le défend est mis au catalogue des hérétiques par les

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS III. 125

exagérés d'un certain côté, et au catalogue jésuitique par les exa- gérés du côté opposé ; procédés habituels à notre siècle qui pré- tend arriver ainsi à la vérité. Mettre un Luther et unCicervacchio au douzième siècle est un anachronisme du genre de celui qu'on commettrait en croyant voir de nos jours un saint Pierre et un saint François d'Assise. Les Gibelins d'Italie, qui voulaient humi- lier les papes, n'étaient pas pour cela des hommes-liges de l'em- pereur germanique; et pendant que celui-ci avait affaire aux petits tyrans qui tendaient à opprimer les cités et à détruire la liberté communale, les penseurs voulaient ou du moins rêvaient un empereur romain qui eût résidé en Italie. C'est encore ce que déclare Dante, qui cependant se passionne au degré que l'on sait pour Henri VU, parce que toujours en Italie, depuis Narsès jusqu'à Félix Orsini, on a espéré se délivrer des étrangers à l'aide d'autres étrangers. Peut-être les Romains, et Arnauld avec eux, avaient- ils espéré de renverser le pape avec l'aide de Frédéric II, qui, ainsi que lui en fit honneur son cousin et historien Othon de Freisingen, porta pro auro Arabico Teutonicum ferrum; sic emitur a Francis imperium ; mais le préfet de la ville qui, à l'occasion des prédications d'Arnauld, avait été insulté et pis encore, fit saisir et châtier le Brescian.

Le contemporain Gerold de Reichersperg, au livre premier de Investigations Antichristi^ ap. Gretser Proleyomena ad scriptores adversus Waldenses, cap. 4, dit : « Quam ego vellem pro tali doc- trina sua, quamvis prava, vel exilio, vel carcere, aut alia pœn:i praeter mortem punitum esse, vel saltem taliter occisum, ut Ro- mana Ecclesia sive curia ejus necis quasstione careret! Nam, ut aiunt, absque ipsorum scientiaet consensu a praefecto urbis Rotoas, de eorum custodia inqua tenebatur ereptus, acpro speciali causa occisus ab ejus servis est. Maximam siquidem cladem ex occasione ejusdem doctrinae idem praefectus a Romanis civibus perpessus fuerat ; quare non saltem ab occisi crematione et submersione ejus occisores metuerunt quatenus a domo sacerdotali quaestio sanguinis remota esset. Sed de' bis ipsi viderint, sane de doc- trina et nece Arnaldi idcirco inserere praesenti loco volui, ne vel doctrinae ejus pravae, etsi zelo forte bono, sed minori scientia prolata est, vel ejus necis perperam actae videar assensum prae- bere. »

Du reste, dans ces jours-là, le pape et les cardinaux étaient à la discrétion de Barberousse qui finit par les expulser, et le même Othon de Freisingen dit : « Mane facto, quia victualia nobis

126 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS III.

defecerant, assumpto papa et cardinalibus cum triumpho victo- rias Iseti discessimus (pag. 989 de l'édition de Muratori).

Consultez de préférence à Tamburmi et à d'autres méchants auteurs jansénistes du siècle passé, H. Franke, Arnold von Brescia und seine Zeit. Zurich, 1852.

DISGOUES lY.

Les Patarins. Les Ordres mendiants. La Scolastique.

Les Italiens n'étaient pas aussi enclins aux subtilités Évèques

Il 6 ti 0116 S

et aux sophismes touchant la divinité du Christ, sa nature à Turin

et dans

et ses attributs, que les Orientaux, plus voisins de l'Inde, ^^ Milanais. berceau naturel de l'ascétisme, de la contemplation et de l'idéalisme ; cependant l'empire grec, vécut toujours l'hérésie provenant des antiques Gnostiques, la trans- mit à l'Italie ; elle y apparaissait comme un volcan in- termittent, plutôt à l'état de sentiment qu'à l'état d'idée pure. Claude, Espagnol de nation, dirigeait en France l'école qui venait d'être fondée par Charlemagne : il en- seignait et commentait les divines Écritures, et fut par suite proposé par Louis le Pieux pour le siège épiscopal de Turin vers l'an 820. Alors, sous le prétexte ordinaire de corriger les abus et les superstitions, et en disant que les images ne devaient pas usurper le culte à Dieu seul, il se mit à les enlever partout et à briser les croix. Plus de fêtes de saints, plus de lampes dans les cérémo- nies religieuses, plus de pèlerinages à Rome; et il en vint à soutenir des erreurs concernant la divinité du Verbe. Les fidèles de son diocèse et ceux d'alentour s'en indi- gnèrent ; Pascal I" l'avertit , et de nombreux écrits vinrent du fond des Gaules et de l'Irlande défendre l'an- tique coutume, en distinguant le culte rendu aux saints

128 DISCOURS IV.

et aux anges de celui rendu à la divinité ; on assembla un synode devant lequel Claude refusa de comparaître, l'appelant congregationem asinorum. Il mourut en 830, et autant sa mémoire a été condamnée chez les catholiques, autant elle a été exaltée chez les protestants, qui, dans leur manie de se faire des ancêtres, prétendirent voir en lui le fondateur de l'Église vaudoise. D'après les réfuta- tions qui furent faites alors de cette hérésie, il n'apparaît pas que Claude eût nié la présence réelle, ou la transsub- stantiation, ni aucun des sacrements, ni la suprématie du pape, ni qu'il eût vrulu soutenir l'interprétation pri- vée des saintes Écritures, bases fondamentales du protes- tantisme.

Au milieu du neuvième siècle, Pierre, évêque de Pa- doue, découvrit dans son diocèse une secte qui avait imaginé tout un système sur la Rédemption, et que l'é- véque Gozzolino parvint seulement à détruire cinquante années plus tard. En l'an mil, à Ravenne, un nommé Viî- gardo soutenait que la vérité est dans les œuvres d'Horace, de Virgile, de Juvénal, et qu'on doit les préférer aux dogmes catholiques^

Héribert de Cantù, très-laborieux archevêque qui oc- cupa le siège de Milan de 1018 à 1045, ayant appris que quelques hérétiques tenaient des conciliabules dans le château de Montfort près d'Asti, cita devant lui l'un d'eux qui avait nom Gérard, et l'examina sur les croyances de sa secte. Sa réponse fut celle-ci : « Nous croyons au Père, « au Fils et au Saint-Esprit, qui seuls ont le pouvoir de « lier et de délier ; le Père est l'Éternel, en qui et par qui « toutes choses existent ; le Fils est l'esprit de l'homme,

(1) Rad Glaber. ,

LES PATARINS. 129

« que Dieu aima ; le Saint-Esprit est la connaissance des Œ sciences divines, suivant laquelle toutes choses sont a ordonnées : nous ne reconnaissons pas l'évêque de « Rome ni aucun autre, mais seulement celui qui visite « chaque jour nos frères dans tout le monde, et les illu- « mine ; et, lorsqu'il est envoyé par Dieu, on trouve près a de lui le pardon des péchés. Nous gardons la chasteté, « bien que mariés; nous ne mangeons pas de viande, « nous observons un jeûne rigoureux ; nous lisons « chaque jour la Bible ; nous prions beaucoup, et nos «c anciens se succèdent nuit et jour dans l'oraison. Nous «mettons nos biens en commun; il nous est doux de « mourir au milieu des tourments pour éviter les châ- a timents éternels. »

L'archevêque vit bien les dangers de cette hérésie; il fit marcher ses vassaux contre Asti, et, ayant forcé dans cet asile-ces mécréants qui refusèrent tous de se ré- tracter, il fut impuissant à empêclier la noblesse mila- naise de les envoyer au bûcher, supplice qu'ils subirent comme un martyre. Ce fait n'est rapporté que par Lan- dolphe le Vieux, sorte d'esprit fort, auquel, comme no'js l'avons dit ailleurs, nous ne devons point accorder trop de créance; car certainement la réponse qu'il prête à l'évêque Gérard est de son invention^

Dans la lutte entre les empereurs et les papes, l'oppo- c.ractères silion faite à ces derniers se résolvait ou en une héré- moyen âge. sie, ou tout au moins elle minait l'autorité pontificale. A chaque explosion de ces démêlés féconds en incidents, le peuple venait en personne exposer ses intérêts et exerce.' ses droits, dans la lice jadis ne discutaient que les ba-

(1) Landulfi Senioris Ilistoria Mediolani, II, 27. Voyez ci-dessus, pages 121 et 122.

130 DISCOURS IV.

rons, les capitaines et les rois. C'est alors qu'au moment il va disparaître, on voit s'accentuer davantage le ca- ractère de ce moyen âge, que nos grands savants croient pouvoir se dispenser d'étudier, en déclarant qu'il ne mé- rite pas leur attention.

En effet, une époque comme la nôtre, toute monar- chique, toute enfermée dans un réseau de lois, de décrets et de plébiscites, l'habitude de se courber devant les agents du pouvoir fait perdre celle de s'incliner devant * Dieu, peut difficilement comprendre ce moyen âge, dominait la plus grande et la plus libre diversité d'opi- nions. Elle a peine à se représenter une aristocratie atta- chée à des titres historiques, et une démocratie occupée déjà de tous les problèmes et de toutes les expérimen- tations modernes ; une société impatiente de toute dé- pendance et néanmoins rendant hommage à la valeur de ces hommes qui, doués de passions énergiques pour entreprendre avec audace et accomplir des actes violents, allaient ensuite chercher la paix au fond d'un cloître, pour y expier fièrement les crimes de leur fierté, ou pour mettre un intervalle entre les tempêtes de la vie et le repos éternel ; une société dont l'ignorance était entretenue par des spectacles étranges, par des croyances bizarres, qui, cependant, avide de savoir, se passionnait pour tout ce qui avait nom de science ; qui, ne se connaissant pas elle-même, avait soif de trouver un lien harmonieux entre les institutions sociales, et sentait le besoin de se laisser guider, si elle ne pouvait se faire éclairer. De cette affluence dans les universités pour écouter les grands savants ; de cette facilité à accepter le miracle comme un phénomène ordinaire ; l'austérité de vie et l'exa- gération dans les pénitences s'alliant à une licence dés-

LES PATARINS. 131

ordonnée, des pratiques impies et sordides s'alliant à des dévotions pleines d'amour, la manie de la nouveauté avec l'attachement aux vieilles coutumes, l'ingénuité des peuples nouveaux mêlée à la corruption raflinée des races retombées dans l'enfance.

Le christianisme, qui enseignait des préceptes de la morale la plus pure en contradiction avec le caractère et l'état de cette société, et qui en prescrivait l'observance au moyen de fortes institutions, voyait se produire des situations bien étranges, et des contrastes bien drama- tiques : l'ordre à côté de l'anarchie, la sainteté à côté du dérèglement de mœurs, la charité à côté de la férocité, et de sublimes conceptions réalisées par des moyens sau- vages, par exemple dans les croisades ; en somme, la bar- barie tempérée par le christianisme, et le christianisme souillé par la barbarie.

La multitude vivait au jour le jour sans réfléchir ; le plus grand nombre passait son existence dans l'épou- vante et la consternation, mais quelques-uns cependant raisonnaient ; et l'on s'écarte par trop de la vérité quand on se figure qu'aucun doute n'avait été soulevé contre la foi depuis l'extinction du rationalisme antique jusqu'à l'apparition du rationalisme moderne. Déjà au treizième siècle , en parlant de Frédéric II, nous avons rencontré le penseur incrédule qui rejette le fondement même des dogmes, qui croit que toutes les religions sont des inven- tions humaines et que l'une vaut l'autre; nous avons reconnu l'indifférence et le naturalisme, dérivant de la science arabe, et dont le livre des Trois Imposteurs est l'expression complète.

Pierre Yaldo, marchand de Lyon, vers 1180, après avoir Manichéens vendu ses biens, prêcha que l'Eglise s'était égarée de la vaudois

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bonne voie, qu'elle avait besoin d'être ramenée à la sim- plicité évangélique ; il condamnait le luxe du culte, la ri- chesse des prêtres et la puissance temporelle des papes. Ses disciples s'appelèrent les Pauvres de Lyon ou Cathares, c'est-à-dire les purs : ils croyaient si bien enseigner ce que l'Eglise catholique enseigne^ et ne point sortir de la vérité, qu'ils demandèrent au pape la permission de prêcher^ ; mais bientôt ils nièrent l'autorité du pape et par suite d'autres dogmes fondamentaux; ils réclamèrent même pour les laïques la libre prédication de l'Évangile.

On voudrait voir dériver de ces hérétiques les Vau- dois (A) qui ont survécu jusqu'à nos jours, et dont nous aurons à parler beaucoup dans la suite; mais leurs panégyristes, et Bossuet lui-même, les distinguent entiè- rement des Cathares, qui inclin lient aux doctrines manichéennes.

Le problème qui tourmenta les penseurs de tous les temps, à savoir ; « Gomment peut-on jamais concevoir, « sous l'empire d'un Dieu bon, l'existence de tant de « maux? » recevait, aux premiers siècles de l'Église, une interprétation triviale de la part des Manichéens, qui supposaient deux divinités, l'une auteur du bien, l'autre auteur du mal (B). Vaincus dès l'époque de saint Augustin, ils survécurent en Orient, d'où ils se propagèrent en Eu- rope. Faisant un mélange confus des dogmes avec les légendes, ils avaient inventé une sorte de fable, Dieu et le démon étaient coéternelsetégauxen puissance. A Dieu

(1) La confession do foi des Vaudois des vallées subalpines de 1120; porte : « Fermament tenèn tôt quant se contèn eu 11 doze articles del symbolo, lo quai es dict de gli apostol ; tenèn heresia tota cosa la cual se discorda e non es convenient à li doze articles. »

(2) « MuUa petebant iustantia praedicalionis auctoritalem sibi confii- mari. » (S. Etienne de Borbon, ap. Giesler, p. 510.)

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étaient échus en partage le ciel et les anges, au démon la terre et les femmes. Autour de la muraille dont Dieu avait entouré sa création rôdait le démon jaloux, et après des centaines de siècles, s'éîant aperçu d'une crevasse produite dans cette muraille, il y passa la tête, et détermina les anges séduits à y passer la leur, pour de contempler les beautés des femmes. Il parvint à ses fins ; les anges en sortirent par bandes, et de leurs embrassements vinrent les hommes, mélange de bien divin et de mal diabolique. Dieu, indigné, décida qu'aucun de ces anges ne péné- trerait plus dans le cercle céleste, mais que tous seraient condamnés à errer sur la terre, habitant tour à tour des corps d'hommes et de brutes, jusqu'aujour du jugement. Néanmoins des âmes d'élite découvrirent certaines for- mules de prières, inventèrent certaines pratique?, au moyen desquelles les âmes obtenaient de recouvrer la possession da paradis, formules et pratiques conservées précisément par la secte des Cathares.

Ces croyances eurent toujours une existence secrète, et principalement dans la Tlirace et dans la Bulgarie. De ces pays partaient de temps en temps des missionnaires en- voyés jusqu'au pied des Alpes, retraçant, sous les plus vives couleurs , la pureté de l'Église orientale , qui, sui- vant eux, procf^dait immédiatement des apôtres. Ils ap- portaient avec eux des livres apocryphes et fantastiques, des prophéties et des évangiles qui se rapportaient à un pontife suprême, héritier de celui que saint Paul avait institué dans ces contrées; saint comme tous les siens, abhorrant les sensualités, les richesses, les intérêts mondains.

Ce fut précisément de la Bulgarie que vint un certain Marc, qui fut envoyé en qualité d'évêque pour être le chef

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de l'Église de la Lombardie, des Marches et de la Tos- cane. Mais il survint un autre pape du nom de Nicétas, qui réprouva la congrégation de la Bulgarie, et Marc reçut celle de la Drungarie, c'est-à-dire de Trau en Croa- tie (C). A Milan, on distinguait les Cathares ancier; s, venus de Dalmaiie, de Croatie et de Bulgarie, dont le nombre s'accrut singulièrement lorsque Frédéric Barberousse les eut favorisés pour causer de l'ennui au pape Alexandre; et les nouveaux qui, sortis de France vers l'an 1176, pourraient bien être les Albigeois. Aihigeois. Dans le Languedoc, entre le Pihône, la Garonne et la Méditerranée, dans cette contrée les villes avaient con- servé les derniers vestiges des institutions romaines, qui pouvaient encore donner un nouvel essor à la civihsation, les Albigeois s'étaient répandus, grâce à leur imagination et à leur goût pour les beaux-arset les plaisirs délicats; c'est aussi que furent composés dans les idiomes nouveaux les premiers vers , que chantait sur la niandore l'élégant troubadour, qui errait de château en château, célébrant l'amour et les prouesses, et faisant des satires sur les grands et sur les prêtres. Avec cette poésie s'étaient pro- pagées certaines erreur?, et, comme ce fut dans la ville d'Alby qu'elles furent pour la première fois condamnées, les hérétiques qui les professèrent furent' appelés Albi- geois.

Ils paraissent se rattacher parleurs opinions au mani- chéisme; mais comme ils avaient pour principe de com- battre l'autorité pour en appeler à la raison individuelle, ils durent nécessairement varier à l'infini. Aussi le frère Etienne de Bellavilla raconte- t-il que sept de leurs évêques s'étaient rassemblés dans une cathédrale de Lombardie pour se mettre d'accord sur les articles de leur foi ; mais

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que, bien loin d'y réussir, ils se séparèrent en s'excom- muniant réciproquement.

Ces hérétiques n'eurent jamais un livre qui contînt le dépôt de leurs croyances; dans ceux qui les réfutent et dans If s historiens qui recueillirent leur doctrine de la tradition vulgaire , nous les voyons accusés des fautes les . plus contradictoires ; ils auraient proclamé pour créa- teur tantôt Dieu, tantôt le démon; tantôt faisant de Dieu un être matériel, tantôt réduisant le Christ à n'être qu'une pure ombre. Chez eux, il en est qui admettent à la grâce du salut tous les mortels, d'autres qui excluent les femmes de la félicité éternelle; les uns prêchent la simplicité du culte, d'autres prescrivent cent génu- flexions par jour; d'autres permettent de s'abandonner aux voluptés les plus grossières, d'autres vont jusqu'c\ condamner le mariage ^

Trois sectes dominaient en Lombardie : les Cathares, les Concorésiens et les Bagnolais. Les Cathares (qui s'ap- pelaient encore Albanais, probableri ent par corruption populaire du mot Albigeois) se subdivisaient en deux branches, dont la première avait pour évoque Balansi- nanza de Vérone, et l'autre Jean de Lugio de Cergame. Les premiers disaient que le monde est éternel; que les patriiiTches sont les ministres du démon; qu'un ange avait apporté le corps de Jésus-Christ dans le sein de Marie, sans qu'elle eût concouru à cet enfantement; que ce n'était qu'en apparence que le Christ était né, avait vécu, était mort, était ressuscité. Les autres soutenaient que les

(1) Die Waldenser in MitteLalter {les Vaudois mi moyen df/e), opuscule de A. W. Diecklioff, en réponse à celui de Herzog sur le même sujet. M. C. Schmidt. Hist. des Cathares ou Albigeois. J. Venedey, DiePataria im XI und XIX Jahrhundert.- Paris, 1854.

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créatures avaient été formées, les unes par le bon prin- cipe, les autres par le mauvais , mais cela de toute éter- nité; que la création, la rédemption, les miracles, étaient arrivés dans un monde différent du nôtre; que Dieu n'était pas tout-puissant, parce qu'il peut dans ses œuvres être contrarié par le principe qui lui est opposé; qu'enfin le Christ avait pu pécher.

Les Goncorésiens admettaient que Dieu avait créé les éléments; mais que i'ange reijelle et devenu démon avait formé l'homme et cet univers visible ; que le Christ était d'une nature angélique.

Les Bagnjlais enseignaient que les âmes avaient été créées par Dieu avant le monde, et qu'elles avaient péché alors; que la bienheureuse Vierge était un ange; ils pré- tendaient que le Christ avait pris un corps humain pour souffrir, mais non pour le glorifier, puisqu'il s'en était séparé au moment de son ascension. A tous ces hérésiar- ques on opposait la secte des Passagini ou des Circoncis, et tandis que les Cathares rejetaient l'Ancien Testament, ces derniers soutenaient même que les lois pénales de Moïse étaient encore en pleine vigueur; tandis que ceux-là supposaient que le Christ s'était incarné seulement en apparence {docetismo), ceux-ci en faisaient un homme comme les vieux hérésiarques Arius et Ebion.

Le moine Ranerio Saccone, qui avait appartenu pen- dant dix-sept ans à la secte des Cathares , et qui dès lors pouvait bien la connaître, la réfuta et la poursuivit (D) : il distingue les Cathares des Vaudois, pères des Albigeois. Il énumère seize de leurs Églises, dont six en Lombardie: celle des Albanais, qui sont principalement à Vérone, au nombre de cinq cents; celle des Concorésiens qui, dans toute la Lomb'irdie, pouvaient s'élever à quinze cents;

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celle des Bagnolais, qui ne montaient pas à plus de deux cents, disséminésàMantoue,à Milan et dans la Ro magne; cent sectaires dans l'Église de la Marche; qu'on en ajoute autant dans celles de Toscane et de Spolète; cent cinquante appartenant à l'Église de France, et qui habitent Vérone et la Lombardie; deux cents appartenant aux Églises de Toulouse, d'Alby, de Garcnssonne; cinquante aux Églises des Latins et des Grecs à Constantinople, et cinq cents aux autres Églises de l'Esclavonie, de Romanie, de Phila- delphie % de Bulgarie. Ces quatre mille affiliés (ainsi que le remarque l'auteur) ne doivent s'entendre que des hommes 'parfaits; car de croyants, il y en a un nombre infini.

Les Patarins furent ainsi appelés du verbe |9aii (souffrir), Patarins. parce qu'ils faisaient ostentation de la pénitence, ou du pater qui était leur prière (E) : une infinité de noms ser- vaient à désigner les différentes sectes, tels que ceux de Gazares, Arnaldisles, Joséphistes, Ensahalès, Léonistcs, Bul- gares (F), Circoncis, Publicains^ Cornistes (G), Croyants de Milan, de Bagnolo, de Concorezzo, Vanni, Fursci, Romulari, Carantani, et je ne sais combien d'autres.

Au milieu d'une si grande variété, comment s'orienter? Il semble que la croyance aux deux principes (H) fût commune à toutes les sectes, et qu'elles attribuassent au mauvais principe le monde créé et l'Ancien Testament. Appuyés sur la maxime : Ohedire oportet magis Deo quam hominibus, ces hérétiques s'émancipaient de toute espèce d'autorité terrestre: point de pape, point d'évêques, point de canons ou décrétales, point de domaine pour les

(1) Philadelphie, en Lydie, au pied du mont Tmolus. {Note des tra- ducteurs.)

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prêtres; les magistrats ne peuvent imposer le serment ni aucune punition corporelle : l'Église romaine est une assemblée de méchants ; il n'y a pas de résurrection de la chair ; la distinction des péchés en péchés véniels et mortels est une puérilité ; les miracles sont des prestiges du diable, on ne doit pas adorer la croix , symbole d'op- probre. Ils répudiaient l'extréme-onction, le purgatoire, et partant, les suffrages pour les morts, l'intercession des saints et VAve Maria; le baptême, conféré aux enfants, n'est pas valable; les sacrements n'ont pas été institués par le Christ, mais inventés par 1 homme; leur validité dépend du mérite de celui qui les confère, et ils peuvent être administrés même par des laïc,=. Quant au mariage, le consentement des contractants suffit, sans qu'il soit besoin de bénédiction, et le moine Saccone dit que ces hé- rétiques condamnaient quiconque le recevait dans un autre but que celui d'avoir des enfants : doctrine bien faite pour ces orgueilleux qui veulent se montrer supérieurs h la faiblesse humaine, à laquelle répond l'autre fin du sa- crement qui consiste à calmer la concupiscence. Leur Quant au sacrement de l'ordre, l'élection de leurs chefs

organisation

, ^* ,, hiérarchiq'ies en tenait lieu : ils étaient établis suivant

lenr culte. '

quatre degrés : l'évêque, le fils aîné , le fils cadet et le diacre. A l'évêque appartenaient l'imposition des main?, la fraction du pain, la récitation de l'oraison ; à son défaut, il était remplacé par le fils aîné, sinon par le fils cadet ou par le diacre , et à défaut de ces derniers, par un simple fidèle, et même ces fonctions pouvaient échoir à une femme cathare. Les deux fils aidaient l'évêque, visitaient les fidèles. Dans ch.aque ville il y avait un diacre pour en- tendre la confession des p'^ch^s légers une fois par mois; d'où vient que les Lombards (lesquels avaient, selon toule

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apparence, conservé, par suite de cet usage, la distinction des péchés véniels) disaient en parlant de cette fonction : caregare servitium. L'évéque , avant de mourir, installait , en qualité de son successeur, le fis aîné en lui imposant les mains.

Chaque jour, lorsqu'ils allaient s'asseoir pour manger en compagnie, le plus âgé d'entre les convives se levait, et, après avoir pris en main le pain et le calice , prononçait ces paroles : Gratia Domini nostri Jesu Christi sit semper cum omnibus vobis; il rompait ce pain, le distribuait, et c'était làle.r eucharistie. Le jour de la Cène du Seigneur, ils faisaient un banquet plus solennel; et le ministre, prenant [lace à une petite table sur laquelle étaient une coupe de vin et une galette d'azyme, récitait celte formule: « Prions Dieu qu'il nous pardonne nos péc'iés par sa mi- te séricorde, et qu'il exauce nos demandes, et récitons sept « fois le Pater, nosler en honneur de Dieu et de la très- «■ sainte Trinité. » A ces mots , tous s'agenouillent ; la prière terminée, ils se relèvent; le ministre 1 énit le pain et le vin , fait la fraction du pain , donne à manger et à boire, et ainsi s'accomplit le sacnfice. De la présence réelle ou de la transsubstantiation, pas un mot.

Leurs adep'es ne rendaient point un compte détaillé de leur conscience au confesseur; mais un seul, au nom de tous, récitait la formule suivante: « Nous confessons de- « vant Dieu et devant vous que nous avons beaucoup péché « en actions, en paroles, par la vue, en pensées, etc., etc.» Dans les circonstances plus solennelles, le péchur, en présence de plusieurs de ses frères, ayant l'Évangile ap- puyé sur sa poitrine , disait à haute voix : « Me voii i de- « vant Dieu et devant vous, pour me confesser et me dé- « clarer coupable des péchés que j'ai commis jusqu'à ce

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« jour, et recevoir de vous le pardon. » On lui donnait l'absolution en lui posant l'Évangile sur la tête. Si un croyant retombait dars sa faute , il devait s'en confesser et recevoir de nouveau l'imposition des mains en particu- lier. Les péchés légers se confessaient chaque mois et s' ex- piaient par des abstinences.

Celte imposition ou consolation, ou baptême du Saint- Esprit, vrai point fondamental de leurs croyances et de leur culte, était nécessaire pour remettre le péché mortel et communiquer l'Esprit consolateur; et ce fut par op- position à la consolation des Patarins que le quatrième concile de Latran enjoignit aux catholiques de se confes- ser au moins une fois l'année.

Les simples croyants pouvaient passer toute leur vie sans abstinences ou mortifications , et avec une entière liberté de moeurs, n'ayant d'autre devoir religieux à rem- plir que celui de contribuer à l'entretien des consolés ^ se réservant par la suite d'efîacer chacune de leurs fautes à l'article de la mort, en recevant la consolation. C'est pourquoi si un des parfaits impose les mains à un mori- bond et prononce l'oraison dominicale, celui-ci est assuré de son salut.

Le frère Ranerio ajoute que, une fois la consolation donnée au moribond, on lui demandait: « Veux-tu aller au ciel parmi les martyrs ou parmi les confesseurs? Op- tait-il pour les premiers? On le faisait étrangler par un sicaire payé pour cela ; optait-il pour les confesseurs ? alors on ne lui donnait plus à boire ni à manger.

On rencontre bien avant cette époque, chez d'autres sectaires, ce genre d'épreuve, fondé sur l'idée qu'une mort volontaire et violente était méritoire : et comme en cas de guérison, après la consolation, les fidèles auraient pu

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retomber dans le vice en démontrant ainsi le peu de vertu des ministres du sacrement, il semble qu'on ait voulu éviter le danger en sacrifiant le consolé.

Il est vrai que de semblables atrocités, qui n'avaient pas leur raison d'être, sont le plus souvent imputées par l'i- gnorance et la mali^nitéà toutes les sociétés secrètes. Aussi il n'est pas de crime dont on n'ait accusé les Patarins ; on les a dit voleurs, usuriers, et par-dessus tout, des hommes charnels, adultères et incestueux à tous les degrés; on leur a reproché des unions entachées de promiscuité et contre nature ; enfin, d'avoir émis cette singulière opinion que rhomme ne peut pas pêcher dans ses parties inférieures^ parce que le péché vient du cœur. L'assemblée terminée, on éteignait les lumières, et le célébrant disait : Qui hahel teneat, ou en piémontais : Quel queseguire con lume de la lanterna gagnerè la vita eterna; et en italien : AUeluja; Alleluja, segua 'chi ha la suja, chacun embrassait la pre- mière femme qui lui tombait sous \i main '. Mais com- ment ajouter foi à cette espèce de consécration du liber- tinage, qu'on croirait empruntée au culte de Bacchus, quand, d'autre part, nous trouvons, et même dans les livres de leurs ennemis, qu'ils réprimaient par de péni- bles abstinences la chair, cette adversaire de la volonté et l'œuvre du mauvais principe; quaud nous y lisons qu'ils observaient trois carêmes chaque année, une abstinence perpétuelle de viandes et de laitage, de fré- quents jeûnes, et qu'ils répétaient souvent certaines prières. Ranerio, que nous avons déjà citô, raconte comment, mitiiti.n.

(1) Si nous en croyons l'interprétation donnée aux formules rimées de leur culte, dans le texte que nous citons.

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dans la cérémonie d'initiation , en présence de l'assem- blée des croyants, l'évêque interrogeait le néophyte: « Veux-tu te convertir à notre foi ? » Celui-ci fait un signe affirmaùf, s'agenouille et prononce le Benedicite; à cette prière, le ministre répète par trois fois: « Que Dieu te bénisse, » s'éloignant chaque fois davantage de l'initié, lequel ajoute : « Priez Dieu qu'il fasse de moi un bon a chrétien; » et le ministre reprend de son côté : « Que « Dieu veuille faire de toi un bon chrétien. »

Il lui adresse ensuite cette demande : « Te soumets-tu « à Dieu et à l'Evangile?» «Je m'y soumets, » répond le néophyte.

« Promets-tu de ne pas manger de viande, d'œufs, c de fromage, et de te nourrir exclusivement de ce a qui vient de l'eau ou des végétaux ? » (c'est-à-dirp de poissons et de fruits). « Oui, » répond encore le néophyte.

« Promets-tu de ne pas mentir? de ne pas jurer? de « ne pas tuer, pas même des veaux? Promets-tu de ne « pas abandonner ton corps à la concupiscence? de ne « pas vivre dans la solitude , quand tu peux avoir une « compagne? de ne pas manger seul, quand tu pourras « avoir des commensaux? de ne pas te coucher sans être « vêtu d'une chemise et d'un caleçon? de ne pas aban- « donner la foi par crainte du feu, de l'eau ou de tout « autre supplice? »

Après que le néophyte avait fait une réponse affirma- tive à chaque demande , l'assemblée tout entière se met- tait à genoux; le prêtre étendait au-dessus du novice le livre des Évangiles, et lisait le commencement de celui de saint Jean, puis l'embrassait par trois fois : cette céré- monie était répétée par chacun des assistants, qui se don-

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naient l'un à l'autre le baiser de paix ; puis on mettait au cou de l'initié un fil de laine et de lin , qu'il ne devait jamais quittera

Il n'y a pas ici l'ombre des turpitudes systématiques ^^^^^^^^ que l'on rencontre dans quelques-unes des professions de foi que nous ont présentées leurs antagonistes, suivant lesquelles les initiés auraient renoncé non-seulement à toutes les saines croyances de la religion, mais encore à toute règle de mœurs, à toute pudeur, à toute vertu. Saint Bernard, le censeur implacable de leurs fautes, dit quel- que part : « Il n'y avait pas en apparence de discours plus « chrétiens que les leurs , et leurs mœurs étaient aussi « éloignées que possible de toute espèce de souillure. » Le dominicain Sandrini , qui eut toute facilité de compul- ser les archives du Saint-Office enToscane, écrit : «Quel- « que minutieuses qu'aient été mes investigations dans « les procès intentés par nos frères , je n'ai fuit aucune « découverte sur les énormités auxquelles se seraient « livrés en Toscane les hérétiques dits les Consolés, et je « n'ai pas trouvé un seul vestige chez eux d'excès de « sensualité, principalement entre hommes et femmes; « c'est pourquoi, si la modestie n'a pas fait taire nos « frères les inquisiteurs, ce qui ne me paraît pas vrai- « semblable chez des hommes qui faisaient attention à « tout, les erreurs de ces hérétiques provenaient plutôt c^ de l'esprit que de la chair. »

Cependant, à rencontre de cette assertion , on pourrait citer certains procès *, et la récente publication du for- mulaire des interrogatoires qu'ils subissaient nous montre

(1) Ap. Lanzi, Leçons d'antiquités toscanes, XVII.

(2) Voyez un manuscrit de la bibliothèque Casanatense , à Rome. A. III, 34, et aussi Archioio storico, n" 38.

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quelles étaient leurs opinions les plus ordinaires. Il y est dit :

On peut faire ces questions aux Lyonnais : « Es-tu un pauvre de Lyon, ou un Lombard, ou un Ultramoatain?

L'Église romaine est-elle l'Égiise du Christ, ou une prostituée? Le pape est-il le vicaire du bienheureux Pierre, et a-t-il le pouvoir de pardonner plus qu'un autre homme? En supposant un homme vertueux, peut-il se sauver en suivant la foi de l'Eglise romaine? Y a-t-il sur cette terre un autre homme au lieu et place de saint Pierre qui ait la faculté de lier et de délier, et quel est-il ?

Tout homme vertueux peut-il consacrer, quoique non ordonné, et au nom de qui? Le mauvais prêtre peut-il consacrer et conférer les autres sacrements di l'Église

Les enfants peuvent-ils être sauvés sans le baptême de l'Église romaine? L'Église de Dieu tomba-t-elle en déca- dence depuis le temps de saint Sylvestre, et qui la régé- néra? — Le pape Sylvestre fut-il l'antechrist? Qui succéda à saint Pierre dans le pouvoir de lier et de délier ?

Les pauvres Vaudois, Lombards ou Uitramontains sont- ils l'Eglise de Dieu? La congrégation des Cathares est- elle l'Église du Christ? Dans l'Église de Dieu, doit-il y avoir les ordres et l'onction? « On les questionnait sur les indulgences et sur les pèlerinages en usage dans l'Eghse, sar les peintures, sur la croix, sur le voyage en Terre sainte; sur les contributions de l'Église ro- maine, et sur l'usage des viandes en carême. On leur demandait si saint Laurent est un saint? qui leur avait donné l'autorité de prêcher? si c'est un péché mortel que d'épouser une parente? s'il est utile de dire mille messes et de donner mille livres pour les défunts qui sont dans le purgatoire? si un homme, en construisant à

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ses frais mille églises, acquerrait pour cela des mérites devant Dieu ? si quelqu'un commettrait un péché mortel en détruisant toutes les églises et en brûlant toutes les croix? On les interrogeait sur la justice et sur celui qui enseigne à dire que la justice est un mal; sur le serment pour sauver la vie d'un homme. On leur demandait enfin s'ils avaient appris les articles de foi des Pauvres de Lyon ; s'ils voulaient abandonner cette foi religieuse et s'en tenir aux préceptes de l'Église.

Quant à leurs réponses, nous pouvons les tirer d'un procès intenté en 1387, et provenant de la même source, dans lequel un des nombreux accusés par l'inquisition confesse que, dans l'assemblée des Yairdois, on ensei- gnait que leur secte était la plus parfaite de toutes, que celle des chrétiens était perverse, et que personne ne pouvait se sauver si ce n'est dans leur religion; que le souverain pontife de leur secte demeure dans la Fouille, et que l'Église romaine était l'Église des méchants et la réunion des pécheurs, depuis le temps de saint Sylvestre, en la personne duquel elle a failli, jusqu'à ce que les Yaudois l'eussent réformée ; que tout serment est un pé- ché mortel; qu'il n'y a que deux voies, c'est-à-dire le pa- radis et l'enfer; que le purgatoire n'existe que dans cette vie; que les aumônes et les pèlerinages ne sont d'aucun soulagement pour les défunts ; que le Christ ne fut pas vé- ritablement Dieu, puisque Dieu ne peut pas mourir; que tout homme, quel qu'il soit, peut consacrer le corps du Christ; qu'on ne doit point célébrer de fête de saints, parce qu'aucun d'eux n'est entré en paradis, mais que tous attendent jusqu'au jour du jugement dernier, etc.

Comme il arrive dans presque tous les procès, il y eut parmi les témoins un de ces grands parleurs qui rapportent

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tout ce qu'ils savent et ce qu'ils ne savent pas, et qui, s'ils paraissent révéler beaucoup de faits, laissent trop de doutes sur la vérité de leurs allégations, ou sur la fidélité de leur mémoire. Ce témoin était un frère nommé Antoine Ga- losna du mont Saint-Raphaël, au diocèse de Turin, qui, en présence de l'évêque de cette ville et de l'inquisiteur, frère Antoine de Setto de Savigliano , énuméra les nom- breuses personnes qui dans différents pays avaient assisté à ces réunions qu'on a appelées synagogues des Patarins et des Vaudois. Il serait trop long de reproduire ici les questions et les objections qu'au point de vue de la pro- cédure moderne on aurait pu leur adresser; mais nous devons nous en tenir à leurs réponses.

Depuis treize ans donc le frère Antoine Galosna apparte- nait au tiers ordre de Saint-François, et en avait pris l'ha- bit à l'autel dédié à ce saint, dans la ville de Chiari. Plus d'une fois il alla chez Martin del Prête di Vico (peut-être Ponte Yico ?) ; celui-ci, assis près du foyer, lui dit un jour qu'il avait lu dans un livre que la première grâce et le pre- mier sacrement établi par Dieu était et est encore celui du pain eucharistique, qui surpasse tous les autres sa- crements. Le souper servi, il prit un pain, le posa sur ses genoux, puis en détacha trois bouchées, et en donna une à celui qui nous a révélé ces faits, une seconde à un autre frère Antoine, une troisième à sa femme ; puis il en détacha deux autres, dont il donna l'une à la servante et garda l'autre pour lui-même, après avoir fait sur ce pain le signe de la croix : les premiers le reçurent à genoux, puis tous se mirent à boire. Au milieu du souper, Martin se prit à dire que les ecclésiastiques du dehors sont des dieux, que ceux du dedans sont des loups rapaces. Il ra- conta comment lui et un certain frère ayant nom Jacob

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Bech de Chiari s'étaient concertés pour laire bâtir en ce lieu une chapelle, pour y vaquer à leurs prières et à leurs exercices. En effet, ce Jacob resta avec Martin tout l'hiver à faire p'nitence, et à marcher sans chaussures dans la neige. Une autre fois il invita ce frère Antoine à vivre avec lui, lui disant qu'ils devaient adorer le démon (draconem) qui est plus fort que tous les obstacles, qui combat contre Dieu et qui mène le monde. Pendant le souper, Martin se tenait à côté d'un chat (murelegium) gros comme un agneau, lui donnait à manger, et disait qu'il était son meilleur ami en ce monde. Ce même Martin lui donna à lui Antoine le pouvoir d'entendre les confessions, comme pouvait le faire toute espèce de prêtre, et le lui renou- vela d'année en année.

Il fut ensuite conduit à un endroit dit les Macchie S par deux honmes, qui lui prirent le doigt auriculaire, selon la coutume des Vaudois (les femmes, en place du petit doigt, en prennent deux), et qui le conduisirent dans une maison étaient différentes personnes, dont l'une lui mit en main un pain de froment qu'il bénit et distribua aux assistants, lesquels le baisèrent et le mangè- rent ensuite; puis une vieille femme versa à boire à tous.

Ce frère Antoine fit la connaissance de beaucoup de ces sectaires à Avigliana (Veillane); et il raconte qu'il y en- tendit prêcher un ouvrier en peaux de brebis (pergame- nos, parcheminier), qui disait que la grâce du pain est supérieure à toute grâce, au baptême, à la foi catholique; les adeptes mangèrent le pain, burent, et puis éteignirent les lumières en disant : « Que chacun fasse ce pour quoi «■ il est venu ici : que celui qui aura, garde. »

(I) âlacchie, broussailles, maquis des Corses. {Noie des traducteurs, f

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A Focardo, il assista à une synagogue, dans laquelle on émit cette opinion que Dieu n'est pas dans l'eucharistie ; mais qu'il demeure au ciel; que l'Église romaine est un repaire de mensonges, réprouvé par Dieu; qu'il n'y a ni pape, ni prêtre qui puisse absoudre s'il n'appartient pas à leur secte ; qu'il n'y a que deux voies, le paradis et l'enfer, qu'il n'y a point de purgatoire, et qu'on ne doit point faire d'obsèques aux morts. On y enseignait aussi que ce n'est pas un péché que de prêter à intérêt dix florins pour en recevoir onze ou douze ; qu'aucun sacrement n'a d'efiicacité, excepté le baptême j que les autres sont une inveniion de l'avidité des prêtres. Il ne faut point non plus, suivant leur opinion, rendre de culte aux saints, ni faire brûler des cierges en leur honneur, puisque Dieu seul peut nous secourir. Frère Antoine promit à ce Mariin del Prête de croire tout cela, et d'adorer pour Dieu le dra- gon qui combat avec Dieu et avec les anges, et qui est plus puissant qu'eux.

A Suse, il alla deux fois à la synagogue, en compagnie d'aubergistes, de boulangers, de cordonniers, de tailleurs, de fabricants de chandelles, et de mercières, de fruitières et d'hôtelières.

Dans l'espace d'un an, il assista bien à vingt-cinq des assemblées qui se tinrent à Andezzeno, et il remplis- sait le rôle de portier; quand les gens du pays étaient allés dormir, on se réunissait pour boire et manger, puis on éteignait les lumières, et on répétait la formule : « Que celui qui a conserve, » et on restait ainsi jusqu'au jour. Bilia la Castagna donnait à chacun une boisson d'une ap- parence repoussante, qui faisait enfler beaucoup celui qui en avait bu. Il était d'usage qu'on en prît une gorgée au commencement de la réunion, et telle était son efficacité,

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que celui qui en avait une fois goûté ne pouvait plus quit- ter l'assemblée. Le bruit s'était répandu que cette ferame avait un gros crapaud sous son lit, qu'elle nourrissait de viande, de pain et de fromage, pour composer cette bois- son avec les excréments de cet animal, en y mélangeant des cheveux brûlés ; elle la faisait, disait-on, dans la nuit qui précède l'Epiphanie, et la distribuait le premier mars. D'autres femmes connaissaient la composition de ce breu- vage. Il se réunissait ainsi trente personnes, sans compter les femmes, qu'il nomme toutes par leurs noms; à leur tête était Laurent d'Ormea , entre les mains duquel il renia spécialement l'incarnation du Giirist, la passion, la résurrection et l'ascension, sous prétexte qu'il n'était pas possible que Dieu se fût humilié à ce point; il affirma aussi que les sacrements ne sont d'aucune utilité pour le salut. Ce même Laurent prétendait que c'était Dieu le Père qui avait créé le ciel, mais que la terre avait pour auteur le dragon, seigneur de ce monde, au sein duquel il est plus puissant que Dieu.

Frère Antoine avait donné la consolation aux moribonds de leur secte, et entre autres à Alassona la Laurianad'An- dezzeno. Victor d'Andezzeno prit une bouchée de pain et dit à la malade : « Croyez-vous que ce soit le plus grand « sacrement, et que ce pain soit supérieur à l'eucharistie « et aux autres sacrements administrés par les prêtres ? » Elle répondit que oui; puis, ayant joint les mains, elle prit ce pain avec dévotion, le baisa et se le mit dans la bouche. Frère Antoine et Victor rabattirent sur elle les couvertures du lit sur lequel elle était couchée, et le len- demain on la trouva morte.

Antoine assista encore à d'autres réunions à Ghiari, dans la maison de Bérard Rascherio, qui répétait les mêmes

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choses, et de plus, que Dieu n'était pas né, n'était pas mort, n'avait pas été enseveli; que Marie n'était pas restée vierge ; que le corps une fois mort, l'âme meurt aussi; et ainsi de suite, en ce qui concerne le pain, la boisson, le serment de garder le secret, les cierges éteints, et la promiscuité des adeptes pendant une heure ou deux.

Une vingtaine de fois il se rendit à Moncalieri, chez Hélène, la cordonnière. Chez elle il trouva un grand nombre de sectaires qu'il énumère, et qui venaient en petit nombre à la fois. Il en était de même à Candiolo, à Podrovarino, à Trana, à Sangano, Jacques Doo répé- tait que le pain était le plus grand des sacrements, et qu'on devait adorer le dragon qui est plus puissant que Dieu; qu'il n'y a pas de purgatoire sinon en ce monde; puis on éteignait les lumières et revenait la fameuse for- mule : « Que celui qui a, garde. » A Giaveno , Ghiaberto faisait de semblables prédications ; il ajoutait que le Christ n'avait pas été conçu du Saint-Esprit; que les préceptes de l'Église ne lient pas les consciences, et n'obligent pas sous peine de coulpe ou de châtiment quelconque; que ce n'est pas un péché que de travailler les jours de fête, de manger de la viande les jours de vigile ou les sa- medis; que Dieu ne peut être présent dans le sacrement de l'autel; que toutes les choses visibles ont été créées par le démon; et ainsi du reste. Il supposait que tous les ha- bitants du bourg de Balangero étaient Vaudois et appar- tenaient à cette croyance, comme il entendit plusieurs fois le leur reprocher par les habitants de Giaveno.

Ce qu'il y a de surprenant, c'est l'exactilude scrupuleuse avec laquelle frère Antoine non-seulement nomme, mais encore désigne par leurs traits caractéristiques les héréti - ques des différents pays, par exemple de Goazze, de

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Piossasco, de Pignerol, l'assemblée se tenait dans la maison d'une béguine nommée Goleta, et chez qui le pain élait distribué par Pierre de Belraonte de Pragelato. Il di- sait avoir confessé tout cela, aussitôt qu'on l'eut menacé de la torture, et que la déclaration qu'il venait de faire, il l'avait faite spontanément, malgré toutes les promesses de libéralités de ses coreligionnaires, pour qu'il niât tout. Il continua cette déposition même en face d'une nouvelle torture, qui consistait à le faire coucher sur le dos, et à faire asseoir un homme sur sa poitrine. Mais lorsqu'on l'eut conduit en présence du prince du pays, c'est-à-dire du seigneur du Dauphiné, il déclara que tout ce qu'il avait dit lui avait été arraché par les menaces de l'in- quisiteur. Il en revint ensuite à tout avouer, disant que s'il avait commencé par nier, cela avait été à l'instigation du geôlier et d'un fourrier, qui lui avaient annoncé qu'il serait condamné à mort , s'il avouait.

Il fit des dépositions semblables en fait d'hérésie et en particulier de celle des Vaudois pour les pays de Feru- zasco (?) de Castagnole, deScalenghe, de Pianezza, d'AI- pignano; pour le pays de Germagnano au Val de Lanzo, d'Aviglieno (Veillane), de Paglirino (Pagliero?), de Villar Almese , de Bubiana (Bobbio Pellice?), de Porte, de Gaburro (Gavour) et de Gampigjione (I).

Jacques Bech de Ghiari fut ensuite examiné devant l'ar- chevêque de Turin et en présence de l'inquisiteur Antoine de Setto de Savillan. Il répondit qu'il était laïque et ma- rié, qu'il n'était nullement hérétique, bien qu'il eût eu des relations avec Martin del Prête et d'autres dont il ap- prit depuis la culpabilité ; il nia avoir eu des intelligences avec ce Martin, et il dit que depuis dix ans il n'en avait pas eu de nouvelles. Interrogé sur d'autres particularités.

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ou il affirme, ou il nie. Interrogé s'il croit que le pape Urbain V avec les cardinaux, les évêques et les prêtres constitue la véritable Église catholique; s'il existe un purgatoire ; si le prêtre même en état de péché peut ab- soudre le pénitent, et consacrer l'hostie ; si l'usure est un péché, si l'on doit adorer la croix, et vénérer les saints, il répond affirmativement. Quand on lui demande s'il a assisté à quelque assem.blée de Vaudois, il répond néga- tivement. Mais un mois après, sans qu'on ait eu recours à la torture, il avoue qu'il s'est parjuré; et qu'une tren- taine d'années auparavant il avait reçu l'habit de ceux qui se disent apôtres, ou adeptes de la vie pauvre à Ponto- lino (?) dans les environs de Florence, de la main de Jean de Pronassio, originaire de la rivière de Gênes. Il ajoute qu'il vécut ainsi un an avec les frères, que chaque matin ils se donnaient le baiser de paix, qu'ils faisaient la con- fession générale à leur façon, et qu'ils s'embrassaient ainsi chaque fois qu'ils sortaient ou rentraient.

Ayant eu une querelle, il alla demeurer à Pérouse avec d'autres qui menaient la même vie que lui; puis s'en fut à Rome, revint à Chiari, retourna voir Rome et Assise, et fit la rencontre à Pérouse d'un certain Pierre Garigh avec dix compagnons; celui-ci lui raconta qu'il était le fils de Dieu, et que ceux-ci étaient ses apôtres. Bech ne voulut pas se joindre à eux; et même lors de son retour à Chiari, sollicité par d'autres, il répondit qu'il serait des leurs à la condition que leur doctrine serait meilleure que celle de l'Égliseromaine.Leurayant juré le secret, PierreGarighet ses disciples lui exposèrent que ce n'était pas Dieu quiav^it créé les choses visibles, mais bien le diable, qui en était le maître, et qui faisaitpénitence en ce monde jusqu'àce qu'il retournât au ciel; que l'homme n'est pas composé d'une

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âme raisonnable et d'un corps, mais qu'un des démons pécheurs s'unit avec le corps, et l'anime; qu'enfin ceux qui feront leur salut iront remplir le vide laissé par les anges déchus. D'après ces hérétiques, le pape n'est pas pape, pas plus que l'Église romaine n'est l'Église véri- table; la vraie, c'est la leur; le seul pape, c'est leur chef; il ne faut pas croire aux douze articles, ni aux sept sacre- ments; on ne doit pas adorer la croix; ce n'est pas un péché que de travailler les jours de fête ; l'absolution n'est valable qu'autant qu'elle est donnée par quelqu'un de leur secte ; il n'y a ni purgatoire ni enfer, si ce n'est en ce monde ; et il n'y a pas d'autres diables que les hommes et les femmes qui sont sur cette terre. La femme enceinte porte dans son ventre un diable, et elle ne peut faire son salut, si elle n'entre dans leur secte, ce qu'on ne peut faire avant vini:t-quatre ans; auparavant, on reste sous la puissance du diable, et le baptême ne sert de rien, si on meurt auparavant. Quiconque appartenant à leur secte ne reçoit pas la consolation à l'article de la mort, voit son esprit rentrer dans le premier corps d'homme ou de bête qu'il rencontre, et cette transmigration dure tant qu'il n'a pas reçu à la mort la bénédiction du père spirituel. Ce père spirituel bénit le pain, dont tous les croyants doivent manger chaque jour un petit morceau. Ce n'est pas un pé- ché que d'avoir commerce avec sa mère, sa sœur, sa fille, ni de prêter à intérêt, ni de se parjurer devant l'évêque ou devant l'inquisiteur; au contraire, disent-ils, c'est un péché irrémissible que de se dénoncer soi ou ses maîtres. Les pèlerinages, les aumônes, les indulgences, ne servent de rien aux morts. Le diable a fait Adam et Eve; les pro- phètes, les patriarches et jusqu'à saint Jean-Baptiste, tous sont damnés; Moïse fut le plus grand pécheur qui fût

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jamais, et il reçut la loi du diable. Il ne faut pas croire à la résurrection de la chair, ni au jugement dernier.

Bech jura qu'il adhérait à tous ces articles de foi, en présence de Giocerino de la famille des Balbi, de Chiari; en présence de Pierre Patrizio, et d'un certain Esclavon, la main levée sur un gros volume, que ces sectaires ap- pelaient le Livre de la cité de Dieu, dans lequel ils inscri- vaient les noms de tous ceux qui faisaient une semblable profession de foi. Puis il fut envoyé par ce même Patrizio en Esclavonie, pour s'y perfectionner dans cette doctrine, au lieu dit Boxena (Bosnie?), placé sous la direction d'un seigneur qu'on appelle Albano de Boxena, dépendant du roi de Rascie : dans ce même endroit se rendirent beau- coup d'autres habitants de Chiari dont il donne les noms.

Outre cette secte, Bech connut dans le Dauphiné ceux qui se disaient les Pauvres de Lyon, et partagea en tous points leurs croyances.

Il ajoutait que lorsque ces hérétiques de Chiari aper- çoivent quelqu'un de leurs maîtres, et qu'ils se trouvent dans un lieu écarté^ ils font une génuflexion en disant : « Bénissez-nous, pardonnez-nous à nous les bons chré- « tiens, » et le maître répond : « Je vous pardonne ; » mais s'ils se trouvent dans un lieu public, ils font seule- ment un signe de tête en guise de salut. Il donne encore une longue liste de ces hérétiques. On ignore en quoi con- sistait la consolation des malades ; mais on sait simple- ment qu'avant de la donner, les ministres se faisaient promettre par le malade, s'il échappait, de ne jamais mentir, de ne faire usage que d'aliments prescrits pour le carême, de n'avoir jamais aucun commerce avec une personne d'un autre sexe, de mourir plutôt que de renier la foi, de porter des gants afin de ne pas toucher per-

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sonne et de ne pas être touché. La consolation reçue, le maître demande au malade : « Voulez-vous être martyr « ou confesseur ? » S'il répond qu'il veut être martyr, on lui met l'oreiller sur la bouche, et on l'y laisse quelque temps pendant lequel on récite certaines prières, et si le patient est suffoqué, on le déclare martyr; s'il échappe à l'épreuve , on l'appelle parfait, et il a le pouvoir de donner aux autres la consolation.

Mais s'il dit qu'il veut être confesseur, il doit rester trois jours après avoir reçu la consolation sans boire ni manger, et observer les règles précédentes, et alors il a la même prérogative ; mais soit qu'il vive, soit qu'il meure, il doit laisser ses biens à celui qui lui a donné la consolation. Le maître qu'on appelle parfait ne doit ja> mais pécher, ni toucher une chose immonde ; aussi porte- t-il toujours des gants, et doit-il user, pour manger et pour boire, de vases lavés neuf fois.

L'inquisiteur prenait la précaution, dans les procès cri- minels vis-à-vis ceux qu'on appelait Gazares, de ne pas leur poser directement la question : « Es-tu bien Gazare? » Le 'parfait aurait répondu oui, et rien de plus. Aussi fal- lait-il d'abord l'exhorter, au nom de Dieu auquel il croyait, à raconter clairement sa vie, et alors il racontait tout sans mentir,

Bech confirma toutes ses réponses à différentes re- prises et par intervalles, sans qu'on eût recours aux menaces de la torture, et protestait de son désir de reve- nir à la vérité. Alors, paraît-il, on lui pardonna, mais d'après des observations mises en marge des actes de la procédure, on voit qu'il fut brûlé, et qu'il en fut de même de Jean Bergezio et de Martin del Prête.

Les sources nous avons puisé les détails de ce

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procès, écartent les doutes que pourrait émettre la cri- tique sur son authenticité, et peuvent nous fournir des révélations sur le côté vulgaire de cette secte.

Quelques-uns se laissent aller à des opinions plus caté- goriques, tels que ceux qu'on désignait sous le nom de la secte de Vesprit de liberté. Ils niaient la damnation éter- nelle, et disaient que les âmes se purifient dans cette vie, puis dans l'autre, s'il leur reste encore quelque tache à effacer, jusqu'à ce qu'elles aient satisfait entièrement à l'expiation de leurs fautes. D'après eux, Dieu ne peut être offensé par les créatures; mais les péchés sont une sorte de purgatoire que Dieu inflige à l'âme; les péchés et les vices sont aussi nécessaires au salut de l'âme que la grâce, les vertus et les bonnes œuvres ; le libre arbitre ne sert à rien ; les pénitences ne sont nécessaires et utiles qu'à ceux qui sont parfaits ; il en est de même des sacre- ments, excepté de celui du corps du Seigneur; les démons sont les vices et les passions qui nous affligent ; l'âme purifiée de ces défauts a Dieu présent au milieu de ses plaisirs spirituels ou charnels, comme dans l'exercice de la vertu et des bonnes œuvres ; la passion du Christ ne fut pas nécessaire pour éviter la damnation, elle le fut pour exciter l'homme au bien.

Mais le défaut qu'on s'accorde le plus généralement à reprocher aux Patarins, c'est l'obstination. Au milieu des massacres et des tortures, en face d'une mort ignomi- nieuse, non-seulement ils ne songeaient pas à se conver- tir, ils s'endurcissaient contre la souffrance, faisaient entendre leurs protestations d'innocence, et expiraient en chantant les louanges du Seigneur, avec l'espérance d'aller bienlôt se rejoindre dans de doux embrassements. En Lombardie, on conserve la mémoire d'une jeune fille

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dont la jeunesse et la beauté excitaient partout la com- passion et le désir de la sauver. C'est pourquoi on voulut qu'elle assistât au supplice de son père, de sa mère, de ses frères, qui furent brûlés sur un bûcher, dans l'espoir que la terreur l'aurait amenée à se convertir; il n'en fat rien : lorsqu'elle eut contemplé pendant quelque temps cet horrible spectacle, elle s'échappa des mains de ses bour- reaux, et courut se précipiter dans les flammes, afin de mêler son dernier soupir à celui de ses parents.

Ce fait nous est raconté par le chroniqueur Moneta de Crémone, qui était patarin. Entendant un jour prêcher à Bologne Réginald d'Orléans, il reconnut son erreur, et entra dans l'ordre des Frères prêcheurs, avant la mort de saint Dominique. Devenu inquisiteur de la foi, à Milan, il se déchaîna, tanquam ko rugiens, contre les hérésies, et écrivit une Somme théologique (J) contre les Cathares et les Vaudois, qu'il appelle ses contemporains.

Outre l'atteinte qu'ils portèrent aux dogmes concernant l'unité du sacerdoce par l'établissement de sociétés reli- gieuses particulières, les hérétiques faisaient une guerre acharnée à l'Église dans sa forme extérieure, et ils ne trouvaient malheureusement que trop d'appui dans la dépravation morale du clergé, que les amis et les enne- mis attestent également.

Aux erreurs, l'Eglise opposa, dès le principe, les re- Remèdes

opposés

mèdes qui lui sont propres : elle réforma ses ministres, p^r

^ ^ ^ ' TÉglise

elle avertit ou excommunia les dissidents, et développa , ;i9«'.s

' ' ' hérésies.

la dévotion aux croyances qui avaient été foulées aux ^Q^°g,°ês pieds par ces hérétiques. La confrérie des Laudesi, qui se réunissait pour chanter de pieux cantiques (Laudes), s'était répandue de la Toscane en Lombardie. Jean de Schio, le fameux pacilicateur, institua le pieux salut du

158 DISCOURS rv.

Soit loué Jésus-Christ, La vénération envers le Saint-Sa- crement reçut un nouvel accroissement des miracles qu'on en racontait alors. Urbain IV étendit à toute l'E- glise la fête du Corpus Domini, et Thomas d'Aquin com- posa le magnifique office du Saint-Sacrement.

On rendit à la Vierge Marie ce culte passionné dont les chevaliers entouraient leurs dames, et le dogme de son immaculée conception rencontra chez les Franciscains de fervents défenseurs. On composa en son honneur un psau- tier sur le modèle de celui de David ; saintPierre Damien, saint Bernard, saint Bonaventure, parlèrent de Marie avec une ardeur qui rappelle l'enthousiasme de l'époux du Cantique des cantiques; on vit parmi les poètes une sorte d'émulation à l'entourer de l'auréole du pardon et des fleurs de l'amour. L'Ave 3Iaria devint d'un usage géné- ral vers l'année 1240 (K). Saint Dominique introduisit, ou plutôt propagea le rosaire, dévotion qui fut ensuite rat- tachée au souvenir de la victoire de Lépante (lEi73); ce combat qui décida de la supériorité des Chrétiens sur les Turcs, à l'heure même où, dans tout l'univers catho- lique, on récitait cette simple formule de salutation, de félicitation, de condoléance et de prière. Marie inspire les œuvres d'art de cette époque : son scapulaire, propagé par les moines du Carmel, orne la poitrine de tous les catholiques, comme une livrée commune à tous ceux qui combattent contre leurs passions. Aux trois ordres du Car- mel, des Servîtes et de la Merci, placés sous ses auspices, s'ajouta celui des Gaudenti ou Frères Joyeux, venus du Languedoc en Italie, oii ils acquirent une célébrité par- ticulière, et qui continuaient à vivre au milieu du monde et dans les liens du mariage , « ayant pour unique observance « (selon frère Guittone), de haïr et de fuir le vice, d'as-

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pirer à la vertu et d'en suivre les préceptes, et une « règle douce, on ne peut plus douce, qu'on leur avait « donnée comme un signe de ralliement d'honneur, en « vue de la rémission des péchés et des récompenses de « la vie éternelle. »

Pour combattre les hérésies, l'Église suscita les saintes vertus et le zèle des religieux, qui, même au milieu des désordres de leur temps, avaient toujours conservé une ferveur plus agissante, et une rigueur de vie plus exem- plaire. De nouveaux ordres furent institués à cette époque; les ausières Chartreux, les mystiques disciples du Garmel, les pieux Trinitaires de la rédemption, les laborieux Cis- terciens, fondation de saint Bernard, introduisirent, ou améliorèrent la culture des marais malsains; les Humiliés s'enrichirent par l'industrie de la draperie ; il y eut en outre les Servîtes de Marie en Toscane, les Sylvestriniens de Monte Fano dans les Marches, et d'autres sociétés, qui provoquent les railleries et la pitié d'un siècle l'on voit les journalistes admirer Frédéric II, Manfred Salin- guerra, les princes de la maison d'Esté, les Da Gamino et autres égorgeurs d'hommes.

Déjà la vie monastique avait pris une telle extension s. François dans ses ramifications conformes à la diversité des apti- frères

^ Mineurs.

tudes et des moyens, qu'Innocent III publia une bulle portant interdiction d'en fonder de nouveaux; et, cepen- dant, ce fut sous son pontificat que prirent naissance les deux ordres qui exercèrent sur le monde l'influence la plus merveilleuse. Ce pape crut voir en songe s'écrouler la Basilique de Saint-Jean de Latran, et s'avancer, pour la soutenir, deux personnes qui lui étaient alors inconnues, et qu'il reconnut ensuite pour être François d'Assise et Dominique de Guzman. Le premier, fils d'un riche né-

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gociant d'Assise , conduit en France par son père, fit de tels progrès dans la langue de ce pays, qu'il en reçut le surnom de François. Robuste, vif, bon compagnon, poète, à vingt-cinq ans, François se sentit apppelé par Dieu, et, a}ant renoncé à tout, même à sa famille, il se fit adopter par un pauvre hère. Ne conservant pour lui avec son ca- puce qu'une simple tunique serrée par une corde en guise de ceinture, il s'en va de par le monde qui était enivré de richesses et de plaisirs, prêcher la pauvreté; il prêche la paix à une société pleine de haines, de vanités, de guerres intestines, et, avec onze compagnons qu'il s'est donnés, il se soumet à des mortifications si rigoureuses, qu'il va jusqu'à ne voir, dans les habits et les livres dont il se sert, que des objets possédés en commun.

Telle fut l'origine des Frères Mineurs, dont le statut commence par ces mots : « La règle des Frères Mineurs « consiste à observer l'Évangile, à vivre sous la loi de « l'obéissance, sans posséder rien en propre, et en gardant « la chasteté. » Celui qui voulait entrer dans cet ordre devait vendre, au profit des pauvres, tout ce qu'il possé- dait, et subir une année d'épreuves rigoureuses, avant de prononcer les vœux. Tous ces religieux étant des frères mineurs, rivalisaient entre eux d'humilité, et se lavaient les pieds les uns aux autres; leurs supérieurs s'appelaient Servi; celui qui savait un métier pouvait l'exercer pour gagner sa vie; celui qui n'en savait point, devait aller faire la quête des aumônes en nature, mais non en argent. L'Ordre lui-même ne pouvait rien posséder au delà du strict nécessaire. Ses membres devaient prendre un soin particulier des exilés, des mendiants, des lépreux. Celui qui, atteint d'une maladie, perd patience ou réclame des remèdes, est indigne du titre de frère, parce qu'il montre

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par qu'il a plus de sollicitude pour son corps que pour son âme. Ils doivent interdire aux femmes l'accès de leur cloître, et ils doivent toujours leur prêcher la pénitence; s'il en est un parmi eux qui se laisse aller à pécher avec elles, on l'expulse aussitôt du couvent. En voyage, ils ne doivent avoir rien autre chose que l'habit qu'ils portent, pas même un bâton; s'il leur arrive de tomber au milieu des voleurs, il faut qu'ils se laissent dépouiller. Aucun d'entre eux ne doit prêcher sans y être autorisé, et, dans ce cas, il doit s'engager à enseigner la doctrine de l'Église, sans avoir recours aux artifices de la science profane. Un général, élu par tous les membres de l'ordre, réside à Rome, assisté d'un conseil; de lui relèvent les provinciaux elles prieurs. Les chefs de chaque province, les prieurs et les députés envoyés par les religieux de chaque cou- vent prennent part aux chapitres généraux. Chaque com- munauté tient un chapitre annuel : les supérieurs d'Italie se réunissent tous les ans, et tous les trois ans seulement ceux qui résident au delà des Alpes et au delà des mers. Lorsque François se présenta au pape pour lui deman- der la confirmation de sa règle monastique, c'est-à-dire pour obtenir la liberté de prier, de demander l'aumône et de ne rien posséder, Innocent III hésita un moment : car il lui semblait que ce genre de vie était au-dessus des forces humaines; enfin il approuva solennellement cet Ordre des Frères Mendiants, en 1215. Membres d'une république qui avait pour cercle d'action le monde tout entier, pour citoyen quiconque en adoptait les austères vertus, ces religieux déchaussés, vêtus comme les pau- vres de ce temps, parlant le langage du peuple, se ré- pandirent partout. Ayant pour toute rhétorique une foi inébranlable et universelle, et acceptant tout ce qui

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sert à rédification , ils allaient répandre la paix et verser sur les multitudes la rosée céleste de la grâce, prêchant dans un langage inculte, mais plein de feu, s'adressant à un auditoire qui les écoutait sans esprit de critique, mais avec conviction; ils parlaient au peuple comme celui-ci veut qu'on lui parle , c'est-à-dire avec force , d'une manière dramatique, même vulgaire, excitant au milieu de leurs auditeurs les émotions des larmes et du rire, en pleurant et en riant eux-mêmes ; enfin ils savaient affronter et provoquer les tourments aussi bien que la risée. Le saint fondateur lui-même, quand parfois il interrompait le jeûne, voulait qu'on le traînât par les rues, en le frappant et en criant derrière lui : Au glouton. A Noël, il prêchait dans une vraie étable ; en accentuant le mot Bethléem, il bêlait comme un agneau ; et en pro- nonçant le nom de Jésus, il se léchait les lèvres, comme s'il en eût senti toute la douceur. Enfin, au soir de sa vie, il portait les stygmates des plaies du Christ impri- més sur son propre corps.

Admirable restaurateur de l'Évangile, saint François disait aux disciples qu'il envoyait prêcher : « Au nom du « Seigneur, marchez deux à deux c^vec humilité et mo- <^ destie; quand vous serez en votre particulier, gardez « un scrupuleux silence depuis les matines jusqu'à tierce, « en priant Dieu dans le fond de votre cœur. Entre vous, « point de paroles oiseuses et inutiles : et, même en « route, comportez-vous humblement et modestement, « comme si vous étiez dans une solitude ou dans votre « cellule; parce que partout nous sommes, nous de- « meurons dans notre cellule qui est le corps, notre <t frère, notre âme .étant comme l'ermite qui habite « dans cette cellule pour adresser à Dieu ses prières

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a et lui consacrer ses pensées. C'est pourquoi, si l'âme « n'est pas en paix dans cette cellule, la cellule extérieure a ne sert à rien aux religieux. Que votre conduite au <t milieu du peuple soit telle, que quiconque vous verra « ou vous entendra, loue le Père céleste. Annoncez la a paix à tous, mais ayez-la aussi dans votre cœur non ce moins que sur les lèvres, et même davantage. Ne don- « nez jamais une occasion de colère ou de scandale, mais «t faites , par votre mansuétude , que chacun incline <t vers la bonté, vers la paix, vers la concorde. Nous a avons été appelés pour guérir les blessés et ramener « ceux qui s'égarent : bien des hommes vous semblent « être des enfants du démon, qui un jour seront des dis- «t ciples de Jésus-Christ. ^

François, comme ses frères, courait partout il y avait une querelle, une dispute. En commençant il disait : La paix soit avec vous , imis i\ prèchaiit l'amour et entonnait des cantiques. Son amour ne se contentait pas d'embras- ser tous les hommes, il s'étendait à toutes les créatures : le saint s'en allait par les forêts chantant et invitant les oiseaux, ses frères, à célébrer le Créateur ; il priait les hi- rondelles, ses sœurs, de cesser leur gazouillement pendant qu'il prêchait ; pour lui, les mouches étaient des sœurs, et sœur encore était la cendre. Une cigale chante-t-elle? c'est pour lui une occasion de louer Dieu ; il reproche aux mouches de se montrer trop inquiètes de l'avenir; il écarte du chemin le ver qui peut y être écrasé; il porte du miel aux abeilles en hiver ; il fait échapper les lièvres et les tourterelles poursuivis ; il vend son manteau pour racheter un agneau qu'on mène à la boucherie; le jour de Noël, il voulait qu'on donnât une nourriture meilleure à l'âne et au bœuf; les blés, les vignes, les pierres, les

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forêts aussi : en un mot, tout ce que les champs et les éléments ont de beau, tout l'excite à aimer Dieu (L). Dans le jardin de chaque monastère de son ordre, on de- vait réserver aux plus belles fleurs un coin de terre abrité du vent pour glorifier ainsi le Seigneur.

L'exubérance de cet amour avait, chez François d'As- sise, son essor dans des poésies originales comme sa personne, l'on ne trouvait aucune réminiscence de l'antiquité, mais se traduisait une vive effusion de cœur et des élans d'amour infini. Il fut un des premiers à faire usage de la langue vulgaire pour les cantiques, et Frère Pacifique, son élève, mérita de recevoir la couronne poétique des mains de Frédéric II. Ce genre de vie, le Père Séraphique le continua jusqu'à la quarante-quatrième année de son âge (1226), époque il mourut. Il avait imploré du ciel et du pape l'indulgence dite de la Por- tioncule, pour l'obtention de laquelle il n'est besoin d'au- cune offrande; et lorsqu'au deuxième jour du mois d'août, elle est proclamée à l'heure solennelle de l'appa- rition de la vierge Marie, une foule innombrable accourt encore aujourd'hui de tous les heureux pays d'alentour, pour implorer l'effusion de cette grâce purement gratuite.

Quatre années après l'approbation de son ordre, Fran- çois réunit le premier chapitre, dit des nattes de jonc, parce qu'il fut tenu en rase campagne dans des baraques; et on compta dans l'assistance cinq mille frères de la seule Italie, et cinq cents novices. Dans la suite, leur nombre s'accrut tellement, quoique la Réforme eût enlevé au ca- tholicisme la moitié de l'Europe, qu'il montait, dit-on, lors de la révolution française, à cent quinze mille, ré- partis entre sept mille couvents; ces derniers subdivisés en plusieurs observances.

Prêcheurs.

LES PATARINS. 165

La seconde personne qui était apparue à Innocent III s.Dominiqque dans sa vision, c'était Dominique de Guzman, illustre J!,es.„^rères Castillan, qui, dévoré par le feu de l'amour divin et la soif des souffrances, fonda l'ordre des Frères Prêcheurs, en 1216. Ayant, comme saint François, fait vœu de pauvreté, etattribué à l'élection toutes les charges, il destinaitspécia- lement ses religieux à l'étude de la théologie et à l'apos- tolat. Tandis que les Frères Mineurs préféraient la cam- pagne et des sites admirablement beaux, les Dominicains, qui s'étaient répandus rapidement, eurent bientôt dans les principales villes d'Italie des monastères grandioses et des temples superbes, véritables merveilles de l'art (M).

Honorius III donna ensuite aux Dominicains une exis- tence canonique, en instituant un des religieux de cet ordre maître du sacré palais, grand dignitaire de la Cour, en même temps que ministre de la justice pa- pale dans tout l'univers. De lui dépendent tous les éta- blissements de cet ordre dans chaque diocèse, pourvu que les droits préexistants de chaque évêque ne s'y opposent pas. La justice et l'instruction étaient donc les attributions des Dominicains, qui ne devaient pas tant attirer les néophytes à l'Église, comme le feront plus tard les Jé- suites, que conserver ceux qui lui appartenaient déjà. Les Frères Prêcheurs donnèrent à la prédication une forme plus animée et plus savante ; ils enlevèrent au clergé sé- culier le privilège du haut enseignement et la direction des consciences : ils étaient les représentants de la règle stricte, du formalisme de la lettre et de la répression inflexible. Les Franciscains, au contraire, tendaient au mysticisme, à la libre interprétation du texte sacré, et inclinaient à diriger les esprits vers l'idéal, en dehors des formes préexistantes.

Les

Frères

Mendiants.

166 DISCOURS IV.

L'Eglise offre alors au monde non plus seulement les moines ascétiques, les stylites, les anachorètes de l'Asie et de l'Afrique ; elle ne se contente plus des studieux et infa- tigables disciples de saint Benoît ou de saint Bernard; mais il lui faut de pauvres mendiants, dont l'action est bien au- trement puissante sur le peuple, qui vénère en eux le caractère de l'indépendance acquise au prix de sacrifices volontaires. Aussi ce peuple aimait à les consulter, à par- tager avec eux le pain que la Providence lui avait donné, et dans leurs pratiques d'abstinence et d'abnégation, il se plaisait à reconnaître l'amour de Dieu et l'amour de la vertu. Répandus dans le monde, dans la demeure des rois comme dans la cabane du pauvre, sans domicile lixe, semant derrière eux la parole qui sauve les âmes, les ordres mendiants opposent aux hérésies la prédi- cation, l'association; ils donnent en outre l'exemple du plus sublime désintéressement et de la plus grande pureté de mœurs. Le sentiment de l'autorité vient-il à s'affaiblir? ces religieux donnent l'exemple du renonce- ment à leur propre volonté pour faire celle d'un autre, qui, lui aussi, dépend d'un supérieur, et ce dernier d'un autre, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on arrive au pape, de qui tout et tous dépendent. Ce renoncement volontaire au profit d'une créature par amour pour le Créateur, ex- primait non-seulement le fait du dépouillement, mais l'amour du dépouillement. Ainsi réduit, l'homme n'est plus exposé à cette commune tentation qui nous' amène facilement, après avoir dit : « Ceci est à moi, » à dire : « Cela, c'est moi-même, c'est mon être qui est agrandi , ennobh; » alors on ne se trouve plus grand par la nais- sance, ou par l'hérédité de la famille, ou par la position sociale, mais par la seule grandeur vraie de l'homme,

LES PATARINS. 167

celle de l'âme. De nos jours, avec notre existence labo- rieuse, empoisonnée par les préoccupations matérielles, nous ne pouvons plus comprendre cette guerre déclarée au sensualisme; aussi répétons-nous que l'argent donne l'indépendance. Eh bien ! il faut reconnaître cependant que ces frères mendiants en jouissaient bien mieux, parce que, n'ayant rien à perdre, ils pouvaient défier les potentats ou les gens avides de pillage de leur en imposer par la peur.

N'étant point attachés à une église comme les prêtres, n'appartenant pas à une seule province, à un seul royaume, ils avaient toutes les charges du clergé, sans en avoir les avantages; bien plus, avec leur humilité et leur pau- vreté, ils corrigeaient dans ce clergé l'orgueil, un des grands thèmes qu'exploitaient les hérétiques. Pauvres pé- nitents, assistant le peuple dans ses tribulations et le bé- nissant dans ses jours d'allégresse, résistant aux tyrans, ils étaient comme des miroirs de bonté et de doctrine. Telle fut la source de l'influence exercée par les Frères Mineurs et les Frères Prêcheurs; voilà pourquoi ils devin- rent les plus vaillants soutiens du Saint-Siège, et pourquoi nous les trouverons en butte aux plus violents assauts des adversaires de l'Église.

Celui qui voit dans l'histoire un principe plus noble et plus libéral que le hasard ou la fatalité, saura reconnaître commentcetteinstitution,sifavorableau pouvoir des papes, et qui apeut-être retardé de trois siècles la rupture que réa- lisa Luther, eut cela de commun avec d'autres institutions qui soutinrent la papauté, qu'elle provenait de personnes tout à fait indépendantes et privées, et non plus des papes. On ne voit ni l'ambition ni le calcul de la papauté, comme on voit ailleurs une savante organisation créée par les rois et par leurs ministres pour développer leur puissance

168 DISCOURS IV.

Ces religieux inspirèrent tout aussitôt l'admiration et les sympathies aux hommes d'élite (N), et attirèrent en foule près d'eux de pieux et d'illustres prosélytes, des profes- seurs, des architectes, des médecins, des philosophes, au nombre desquels le plus grand des mystiques, saint Bona- venture, le plus célèbre des dialecticiens saint Thomas, le restaurateur des sciences expérimentales Roger Bacon, et des cardinaux, et des princes, et des rois et des reines. Ce résultat doit fermer la bouche aux hommes légers qui se moquent à plaisir des instituts religieux; il leur prouve qu'ils étaient en harmonie avec leur temps, qu'ils satisfaisaient aux besoins véritables des âmes, et qu'ils étaient utiles à la société telle qu'elle était alors con- stituée. Aussi les cloîtres étaient-ils à cette époque l'asile des plus grands philosophes, qui, subjugués par l'amour de Dieu, tandis que le monde était inondé de sang, pas- saient leur vie dans la contemplation du beau, dans la recherche du vrai, dans la pratique du bien ; et ce fut du fond de ces sanctuaires que sortirent les vigoureux cham- pions de la vérité et les missionnaires de la civilisation, qui nous apparaissent en la personne des théologiens. Théologiens Dans la théologie dogmatique on doit distinguer l'élé- moyen ment immuable et substantiel, c'est-à-dire la vérité révélée et ce qui s'y rapporte, et l'élément variable, pour ainsi dire accessoire, qui est le développement scientifique de cette vérité révélée, sa forme même. Le premier n'est sujet ni à la loi de décadence, ni à la loi de progrès ; le se- cond varie avec le temps et avec les hommes. Celui-là est aujourd'hui ce qu'il fut au temps du Christ et des apôtres, de qui il a reçu la perfection et la consécration ; celui-ci se modifie et se modifiera sous l'action permanente du Saint- Esprit, et pour des causes diverses. Par rapport au pre-

LES PATARINS. 169

mier, le simple croyant et le plus profond théologien sont égaux ; par rapport au second, il y a entre eux une grande différence. Ce développement scientifique eut deux pé- riodes bien distinctes, et cependant ayant entre elles un lien commun : celle des saints Pères et celle des scolas- tiques.

Le moyen âge aurait -il pu produire des théologiens aussi grands qu'il y en eut dans les premiers siècles? C'était beaucoup que de tenir allumé le flambeau de la civilisation et des croyances au milieu de cette tempête de la barbarie. Les théologiens étudiaient l'Écriture et les Pères; recourant bien peu à l'invention et à la philoso- phie, ils se contentaient de faire le métier de compila- teurs et de copistes. Il y en eut cependant quelques-uns qui essayèrent d'ériger quelque système nouveau ; mais ce ne fut qu'au onzième siècle que reparurent les grands théologiens. Tel fut Lanfranc, de Pavie (1005-89), devenu Lanfranc

de

abbé de Bec, en Normandie, puis archevêque de Gantor- pa^ïe. béry, qui, sans s'éloigner pour cela des affaires publiques, ressuscita l'art de la critique, en l'appliquant aux textes que l'hérétique Bérenger de Tours avait faussés pour nier la présence réelle dans l'Eucharistie. Lanfranc con- damne la subtilité des métaphores et des syllogismes, et les piperies de la dialectique d'Aristote; pour lui, le vrai savant, c'est celui qui connaît Dieu et le glorifie, et la plé- nitude de la science consiste à bien pénétrer le mystère et les sages conseils de ce Dieu.

Anselme d'Aoste, son disciple et son successeur (1033- s. Anselme. 1109), doué d'un caractère à la fois doux, calme et ferme, d'une intelligence élevée, d'un cœur pur, d'un naturel aimable, mérita par sa prudence et sa piété d'être appelé un second Augustin ; marchant sur les traces de ce saint

170 DISCOURS IV.

évêque, il donna des démonstrations qui font encore autorité sur l'essence divine, sur la trinité, sur l'incarna- tion, sur la création et sur l'accord du libre arbitre avec la grâce. Mettant en scène un ignorant qui cherche la vérité avec les seules lumières de l'intelligence, il veut démontrer que la raison ne prouve pas les vérités révé- lées, mais qu'elle ne fait que les confirmer; et il soutient, en même temps, que la foi ne cherche pas à comprendre les mystères ; mais que, partant de la croyance, elle tend à s'élever jusqu'à l'intelligence, en assignant clairement à la philosophie et à la théologie leurs limites respec- tives.

L'insensé qui dit : Il n'y a pas de Dieu, doit nécessaire- ment avoir la notion d'un être supérieur à tous les autres, quand bien même il affirmerait qu'il n'existe pas. Mais affirmer la non-existence de ce qu'on voit clairement, est une véritable absurdité; puis, ce serait tomber dans une pure contradiction de mots, attendu que cet être, présup- posé supérieure tous, resterait inférieur à' un autre, qui a toutes les perfections joindrait l'existence. Vous recon- naissez dans cette proposition l'argument que formu- lera plus tard Descartes; si bien qu'un moine du onzième siècle trouvait et exposait dans toute sa précision la preuve la plus complète et la plus satisfaisante de l'exis- tence de Dieu, c'est-à-dire qu'il élevait la conscience jusqu'à la notion de l'être, et appuyait sur une concep- tion de la raison tout l'édifice d'une théologie scientifique ou doctrinale. La D'autres s'efforçaient d'extraire, du fond des dogmes

Scolastique. , . , , , , , . -, .•> .•

admis par la masse des théologiens, des systèmes parti- culiers de croyances, suivant en cela l'esprit de contro- verse introduit par la scolastique.

LES PATARINS. 171

Boëce, le dernier des philosophes latins, avait ressuscité la dialectique, que l'Italiote Zenon d'Ëlée avait enseignée. C'est d'elle dont s'était servie beaucoup la sagesse grecque; mais, si l'on veut s'en tenir seulement à ses formes et à ses divisions, elle embarrasse la raison, au lieu de lui venir en aide comme elle le prétend. Cette philosophie ayant fait irruption dans les écoles d'Occident, et ayant fini par y rester seule maîtresse des études, elle en tira son nom de scolastique, qui exprime à la fois et l'usage le plus puissant qu'on ait tiré, et l'abus le plus chimérique qu'on ait pu faire du raisonnement humain.

Cette géométrie de la raison présente, dans des for- mules précises, ses théorèmes; elle tire de principes inébranlables des conséquences basées sur une argu- mentation serrée et dépouillée de tout ornement comme aussi exempte de toute digression; elle n'emploie que des expressions clairement définies , éliminant les idées vagues et les termes équivoques, et procédant toujours du connu à l'inconnu. Les principes ne pouvaient lui être fournis que par la révélation. En partant de ces principes, la scolastique se bornait à défendre et à éclairer chaque dogme en particulier, à voir comment on devait accepter la révélation et comment on pouvait reconnaître l'opinion commune. Elle concentrait tous ses efforts sur les deux notions fondamentales du Créa- teur et de la créature, dans le but d'en trouver et d'en éclaircir les relations, dont la connaissance est la source d'où découle toute morale, et en vue de con- cilier la foi révélée avec la raison pure et avec les phé- nomènes de la vie extérieure; mais elle s'empressait d'arrêter toute discussion aussitôt que l'Église s'était prononcée.

172 DISCOURS IV.

Tandis que saint Anselme prétendait qu'on devait croire aux mystères avant de s'en rendre compte par la raison, Roscelin, retranché dans un ordre purement logique dont il faisait son point de départ, arrivait à détruire les mys- tères de la foi, sous le prétexte de les expliquer. Aris- tote avait le pas sur saint Augustin, et la scolastique ne se proposait plus seulement de rendre compte des dogmes regardés comme incontestables, de s'élever par la foi à l'intelligence des dogmes, comme elle le faisait dans des temps meilleurs; mais elle partait de l'ordre logique et psychologique, de la conscience et d'une sorte d'expérience; sans s'attaquer aux dogmes, elle cher- chait à les mettre en harmonie avec les théories ration- nelles, et, ne les prenant plus, ces dogmes, pour base et pour but de ses spéculations, elle tendait à créer une philosophie toute humaine.

L'Église n'avait d'abord pas fait d'opposition à ce sys- tème : elle s'était contentée d'avertir ses adhérents qu'il y a des limites qu'on ne peut franchir, et elle veillait à ce que l'orgueil philosophique ne heurtât pas directement le dogme. Quelques philosophes voulurent s'affranchir de ces limites; de naquirent les erreurs des Nominaux et des Réalistes, le scepticisme d'Abailard et le panthéisme d'Amaury de Chartres. L'Église condamna ces abus de la dialectique, et cependant permit d'appliquer la méthode dialectique à la théologie. Lii C'est alors qu'on vit renaître les abus de la sophistique

sophistique. ^ '^ ^

grecque. L'observation minutieuse séparée de l'applica- tion, de l'expérience, de l'érudition, de tout ce qui est le beau ; le syllogisme employé non pas tant pour atteindre la vérité que pour se conformer à certaines règles ou pour embarrasser les adversaires; l'attaque pointilleuse qui va

LES PATARINS. 173

jusqu'à s'égarer en de frivoles distinctions de syllabes, de conjonctions, de prépositions, et à confondre dans la logique toutes les subtilités de la grammaire et de la géométrie, avec la présomption de démontrer toute chose, même dans ce qu'elles avaient de contradictoire ; en ré- sumé, ce mode de prendre la discussion pour but, et non plus pour moyen; ce procédé, qui aboutit à la confusion de la méthode et de la substance, rendait orgueilleux et extravagants ceux qui s'abandonnaient aveuglément à l'omnipotence de la dialectique, et établissait une sépa- ration bien tranchée entre la théologie spéculative et ia pratique, entre la théologie qui argumente et la théo- logie mystique. La Bible devenait un champ de disputes; les uns y recherchaient le sens littéral, les autres le sens allégorique, d'autres enfin le sens mystique. Que faisait Dieu, et habitait-il avant la création? S'il n'avait rien cr^é, que deviendrait sa prescience? Y a-t-il un temps oij Dieu connaisse plus de choses que dans un autre? Pouvait-il faire les choses d'une autre manière que celle dont il les fit? A-t-il été en son pouvoir que ce qui est ne fût pas? Et, par exemple, peut-il faire qu'une mère soit vierge? Dieu, en s'incarnant, s'est-il uni à l'indi- vidu ou à l'espèce? Le corps de Jésus-Christ est-il assis ou debout à la droite du Père? Les vêtements avec les- quels il apparut aux apôtres après sa résurrection étaient- ils une réalité ou une vaine apparence ? Les a-t-il gardés avec lui pour monter au Ciel? En est-il encore revêtu? Et, dans l'Eucharistie, est-il nu ou revêtu d'habits? Que de- viennent les espèces eucharistiques après qu'elles ont été mangées? De quelle manière s'est opérée l'incarnation dans le sein de Marie? Saint Paul fut-il ravi au troisième ciel avec ou sans corps? Le pape pourrait-il annuler les

174 DISCOURS IV.

décrets des Apôtres et proposer un nouvel article de foi? Pourrait -il abolir le purgatoire? Est-il un simple mortel ou une sorte de divinité? Pierre Ramener les questions théologiques au point les

Lombard. . , . , n ^ n i x^-

Pères les avaient laissées, telle fut rentre prise de Pierre Lombard (1160), pauvre enfant dans le Novarais, qui devint évêque de Paris. Dans ses quatre livres des Senten- tiarum, il recueillit dans un ordre un peu arbitraire les propositions des saints Pères concernant les dogmes, de façon qu'il ne restait plus qu'à en faire l'application dans les différentes questions. Mais comme il ne présentait pas de solution aux difficultés exposées, il ouvrit la porte à une foule de subtilités, bien qu'il rappelât constamment ses lecteurs vers les études positives et les monuments de la philosophie primitive du christianisme. Il tomba en outre dans certaines idées spéculatives que nous pourrions qualifier de curieuses, telles que celles-ci : « Dieu le Père, en engendrant son Fils, s'engendra-t-il « lui-même ou engendra-t-il un autre Dieu? Engendra-t-il « sous l'empire de la nécessité ou par un acte de sa vo- te lonté libre? Dieu existe-t-il spontanément ou nécessai- « rement? Jésus-Christ pouvait-il naître d'une espèce « d'hommes différente de celle de la race d'Adam? Pou- ce vait-il prendre le sexe féminin? » Lorsque la logique lui semblait amener à des conclusions différentes de celles conduit la foi, il concluait ainsi : « Sur ce point je « préfère écouter les autres que de parler moi-même. » Il fut surnommé le Maître des Sentences^ et ses ouvrages devinrent le texte ordinaire dans les écoles; il eut des édi- tions multipliées dans les premiers temps de l'imprimerie, et peut-être quatre cents commentateurs; enfin, jusqu'au milieu du dernier siècle, l'Université de Paris célébrait

LES PATARINS. 175

l'anniversaire de son décès par des obsèques auxquelles assistaient tous les bacheliers licenciés, dits cursores.

Censurer la scolastique à raison des abus qui en déri- vèrent, ce serait commettre la même injustice que de condamner la littérature moderne à cause des journaux qui la prostituent. Il est vrai que ces exercices de la so- phistique sont dangereux , que ce n'est pas impuné- ment qu'on irrite les fibres de la croyance ; il est difficile de respecter un dogme qui a été en butte à une trop grande familiarité d'attaque; mais, d'autre part, il esl vrai aussi que les scolastiques ont remplacé les Pères dans la mission de conserver, de transmettre et de dé- fendre la foi, et c'est à eux que nous devons d'avoir ras- semblé en un seul corps de doctrine toutes les vérités révélées, disséminées dans une quantité de volumes aussi considérable que les monuments de la tradition ; à eux le mérite de les avoir concentrées en un petit nombre d'ou- vrages, de les avoir ordonnées en un corps de système scien- tifique, de les avoir exprimées en un langage clair et précis. En somme, la Scolastique, dans la partie qui est encore vi- vante, fut le triomphe de la raison appliquée à la révélation.

Le plus grand honneur de cette entreprise revient de s. Thomas

^ dAquin.

droit à celui qu'on peut appeler le plus grand phi- losophe du moyen âge, et peut-être même des temps modernes, à saint Thomas (1227-74). Issu de la fa- mille des comtes d'Aquin, arrière- neveu de Frédéric Barberousse, cousin de Henri YI et de Frédéric II, des- cendant, par sa mère, des princes normands, il aban- donna les délices du monde et les espérances de la for- tune pour revêtir l'habit des dominicains, et montra bien- tôt un génie philosophique à nul autre comparable, une érudition immense et une passion pour la théologie qui

176 DISCOURS IV.

le conduisit aux plus belles découvertes. A l'âge de qua- rante et un ans, saint Thomas conçut la pensée, avec les matériaux épars de la science, de coordonner en un sys- tème complet la théologie et la philosophie, en conden- sant dans un seul volume les controverses que depuis douze siècles l'Église soutenait sur les points fondamen- taux de la foi, et tout ce qu'avaient enseigné, approuvé, condamné les Pères, les docteurs, les papes, les conciles. Dans la majestueuse synthèse de sa Somme , le grand théologien s'efforça de reproduire l'ordre absolu des choses, Dieu un, la Trinité, la création, les lois du monde, l'homme et l'ange, la nature et la grâce; il s'étudia à opposer la vérité aux erreurs multiples en leur forme du Coran (0), du Talmud et du Manichéisme. Il ne s'éleva pas à l'inspiration et à la sublimité des premiers Pères ; mais, fidèle au syllogisme, il produisit des formules sa- vantes et des distinctions profondes. La conception gé- nérale de son œuvre est immense, les détails en sont traités avec un soin minutieux; il n'est pas de maxime dans l'Écriture sainte et dans la tradition, pas d'idée dans Ja conscience, pas d'erreur dans les esprits qu'il n'ait discutées, et sur chacune desquelles il n'ait rapporté les opinions anciennes et modernes, vraies et fausses, la thèse et Tantithèse, et cela avec un bon sens calme, im- partial, sans exclusions systématiques, adoptant tout ce qui est vrai, approuvant tout ce qui est bon. Tandis qu'il condamne la métaphysique d'Aristote, il adopte la dialectique et la puissante argumentation syllogistique de ce philosophe, si efficace pour dissiper le sophisme. Telle est la méthode suivant laquelle procède saint Thomas. Il énonce, le plus souvent sous forme de •question, le théorème qu'il entend démontrer; puis il

LES PATARINS. 177

expose et réduit en syllogismes toutes les oppositions philosophiques avec une telle ^argeur et une telle loyauté, que tous ceux qui ont eu la mauvaise foi de supprimer les réponses, ont pu puiser dans son ouvrage la substance des hérésies et les objections qui peuvent leur être faites. Il met en contradiction {sed contra) des passages d'Aristote, de la Bible, des Pères, et prin- cipalement de saint Augustin; enfin (conclusio) il pro- nonce sa décision en termes concis qu'il éclaire ensuite par la dialectique, et souvent il résout des problèmes inextricables avec quelques mots d'une précision inimi- table; il finit par donner une solution facile aux objec- tions qu'il avait placées en té!e de la question.

Que saint Thomas se soit occupé de sciences qui n'exis- taient pas de son temps, ou qu'il ait employé un langage inconnu à son époque, qui pourrait le prétendre? Cepen- dant on admire chez lui la clarté, la brièveté nerveuse, la recherche loyale de la vérité, qu'il fait consister par ses belles et profondes définitions en une équation entre son assertion et l'objet auquel Aie se rapporte ^

Science de Dieu, de l'homme, de la nature, la théologie remonte jusqu'à Dieu pour le contempler, et avec le rayoï. lumineux qu'elle y puise, elle descend l'échelle de la créa- tion en illuminant les sphères inférieures. Entre les corps absolument matériels et le monde des pures intelligences, reflet de la vie et des perfections de Dieu, réside l'huma- nité, qui participe des uns et des autres : trois mondes, reliés entre eux par d'innombrables liens, d'où découlent l'ordre naturel et l'ordre surnaturel , et l'œuvre de

(1) Veritas intellectus est adaequatio intellectus et rei, secundum qucd intellectus dicit esse quod est, vel non esse quod non est. (Adv. geti!., 1,49,1.)

1 12

178 DISCOURS IV.

l'homme, grâce à la liberté qui lui a été donnée, naît au sein même de l'œuvre de Dieu. De vient le mélange du bien avec le mal, de la vérité avec l'erreur, qui constitue le fond de l'histoire de l'humanité. Parmi les créatures, quel- ques-unes sont absolument immatérielles, d'autres sont matérielles, d'autres enfin composées d'esprit et de matière, et en les formant Dieu se propose le bien, c'est-à-dire qu'il veut se les assimiler. Les corps aussi participent à ce bien, en tant qu'ils possèdent l'existence, et sont un effet de la bonté divine ; ils concourent à la perfection de l'univers, qui doit contenir une gradation d'êtres subordonnés les uns aux autres, selon qu'ils sont plus ou moins parfaits. Qui veut considérer les corps un à un, ne voit que leur inanité; mais le résultat est bien différent pour celui qui les considère comme instruments des esprits; parce que tout ce qui se rapporte à l'ordre spirituel apparaît d'autant plus grand à mesure qu'on arrive à le connaître.

Vient ensuite comme centre et abrégé de la création, l'homme, dont l'esprit vit d'une triple vie, la vie sensible, la vie animale et la vie rationnelle; cette dernière se di- vise encore en deux par rapport à nos deux facultés de l'intelligence et de la volonté. A la vie de la volonté, saint Thomas assigne des règles de conduite, empreintes d'une parfaite rectitude, parce qu'elles sont basées sur les en- seignements de l'Eglise; quant aux lois qui régissent la société, il n'y eut peut-être jamais de législateur qui en ait édicté de plus stables et à la fois de plus libérales que les siennes.

Ce qui précède est à l'adresse de ceux qui consentent tout au plus à considérer la scolastique comme le plus grand effort tenté pour soutenir le dogme par le raison- nement, et comme l'enfantement de systèmes de meta-

LES PATARINS. 179

physique transcendante , qui attesteraient non point l'é- tendue de la science historique et philosophique à cette époque, mais la tendance des esprits à se complaire dans les subtilités.

(1) Pierre Tamburini, qui accoutuma les Lombards au servilisme offi- ciel, est un détracteur passionné de la scolastique. De fontibus sacras theolocjiee. Pavie, 1790, vol. III, diss.lO. Gerdilla défendit dansle Saggio d'istru;sione teologica, art. Scolastici, tome X.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS IV.

(A) Cependant dans un manuscrit de Cambridge de la Nobla leçon, qu'on suppose être de l'an 1100, c'est-à-dire antérieur à Valdo (Pierre de Vaux), on lit ce qui suit :

Que non volia maudire, ni jurar, ni mentirc, Ni ahountar, ni ancire, ni prenre de l'autrui, Ni venjar se de li sio ennemie, Illi disent quel es Vaudès e degne de meurir.

Jules Perticari (DelV amor patrio di Dante, c. xii), dit la Nobla leçon a découverte récemment à Venise, » bien que dès 1669, Jean Léger en eût donné des extraits.

Dans le mot vaudois, certains auteurs veulent reconnaître le mot allemand irald, forêt.

Cathare en grec signifie pur^ et peut-être ces sectaires s'appe- lèrent-ils ainsi à cause de leur prétendue vie d'innocence. Saint Augustin déjà appelle Cataristi les Manichéens. De haïr. Manich. Les Allemands appellent encore Ketser les hérétiques.

(B) Parmi beaucoup d'autres raisons, on leur disait : L'homme veut tantôt le bien, tantôt le mal. S'il est une créature du Dieu bienfaisant, comment se fait-il qu'il incline au mal? S'il est une créature du Dieu malfaisant, comment peut-il opérer le bien?

(G) Voyez en ce sens Vignerio, estimé chez les Protestants comme le restaurateur de l'histoire ecclésiastique. (Bibliotheca historica, addition à la deuxième partie, pag. 313.) Frère Ranerio Saccone donne aussi la liste des Églises de France et d'Italie qui eurent pour origine celles de Bulgarie et de Drungarie. Bos- suet n'a pas pu deviner oia était cette Drungarie : nous croyons ne pas nous tromper, en la voyant dans Tragurium, c'est-à-dire Trau.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS IV. 181

(D) La Summa de Catharis et Leonistis^ sive pauperibus de Lugduno, par Saccone, qui vécut vers 1250, fut insérée dans le Thésaurus novus anecdotorum des PP. Martene et Durand. Paris, 1717, t. V. Dans cette Summa, je trouve mentionné un volume composé de dix cahiers, dans lequel Jean de Lugio avait consi- gné toutes ses erreurs. Buonaccorso, jadis évêque des Cathares à Milan, les réfuta dans sa Manifestatio hsereseos Catharorum, qui existe dans le Specilegio du P. d'Achéry, t. I, p. 208, de 1723. Dans le susdit Thésaurus (v. 1703;, voyez aussi une Dhsertatio inter Catholicum et Patarinutn, et l'œuvre de frère Etienne de Bellavilla, inquisiteur; et encore les sermons d'Ecbert (vers 1165) contre les Cathares, imprimés à Cologne, en 1530; l'ouvrage d'Alano, insigne théologien (mort en 1102), contre les hérétiques et contre les Vaudois, imprimé à Paris, en 1612.

(E) On lit dans une constitution de Frédéric II : « /n eœem- plum martyrum, qui pro fîde catholica martyria subierunt, Pa- tarinos se nommant, veluti expositos passioni. » Et aussi dans les Assises de Charles l", dans le français du temps : « Li vice de céans son coneu par leur anciens nons; et ne veulent mie qu'ils soient apelé par les propres nons, mais s'apellent Patalins par aucune excellence, et entendent que Patalins vaut autant comme chose abandonnée à soufrir passion en ressemble des martyrs, qui soufrirent torment pour la saincte foy. »

Il est à remarquer qu'anciennement les Druides s'appelaient Pataru ou Pateri, forme dérivée de patres.

(F) De ce mot est venu le bougre des Français, et le bolgi- ron des Lombards.

(G) De Côme ? Goncorrezzo aussi est un bourg voisin de Monza ; de même on trouve Bagnolo en Lombardie, en Piémont, dans le pays de Naples et en Provence.

(H) Quelques auteurs prétendent (par ex. Dcillinger) distin- guer les dualistes des monarchistes ; et parmi ces derniers ils rangeraient les Concorésiens et les Bagnolais.

(I) Il est très-curieux de lire les particularités qu'on donne sur chaque personne et chaque lieu, a Donna Johanna de Fran- cia que tingit filum, induta de camelino, et moratur in piano versus portam qua itur ad monasterium. Forneria de Ulmo, pinguis et grossa. Quedam juvenis de Ast, magna que mora- tur in piano juxta quendam virum qui non potest se moveri de lecto. Quidam macellarius, qui habet macellum in piano ver- sus apothecas pannorum in penultima banca. Quedam masceria

182 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS IV.

dominorum satis colorata. In quadam cassina cujusdam taber- narii grassi et pinguis, qui moratur prope plateam castri in quo- dam palacio seu domo magna. Due mulieres que morantur ultra Duriam, una prope aliam; quedam alia que moratur veniendo de ecclesia Sancti Martini à manu sinistra in domo coperta paleae. Quedam alia vetula grossa et colorata moratur in summitate ville. Quedam tabernacula que moratur in introitu porte ve- niendo de sancto Petro et vendit sal, pulcra est, et ex oppositu ipsius moratur quidam tabernarius. Quedam alia testrix que pendit drapellos et est lentigiosa. »

(J) Gros volume in-folio publié à Rome, en 1743, par le père Thomas Augustin Richino, sous le titre de : « Venerabilis patris Monetse cremonensis ordinis praedicatorum, sancto pa- tri Dominico eequalis, adversus Cathares et Valdenses libri quinque. »

(K) On dit que la seconde partie de VAve Maria fut ajoutée seulement au commencement du protestantisme, et que Ma- billon n'en aurait pas trouvé trace avant l'année 1508. Mais le bréviaire de l'Église d'Ivrée, qui fut en usage jusqu'en 1545, dans une copie de 1488, rapporte aussi la formule Sancta Ma- ria, etc.

(L) « Saint François appelait toutes les créatures ses frères et ses sœurs, disant que tous ils avaient pour origine le même Créateur et Père, s Vite de santi Paclri. «Fratres mei aves, multum debetis laudare Creatorem.... Sorores meae hirundi- nes.... Segetes, vineas, lapides et silvas, et omnia speciosa cam- porum, terramque et ignem, aerem etventum, addivinummove- bat amorem.... Omnes creaturas fratris nomine nuncupabatrfrater cinis, soror musca. » (TommasoCelano, son disciple. Acta SS. octobris.) Yoy. / Fioretti di S. Francesco (Les Petites Fleurs de saint François), un des livres les plus ingénus de la littérature italienne du quatorzième siècle, et des plus bafoués par les réformateurs du quinzième siècle.

(M) On peut citer, entre autres, les églises de Sainte-Marie- Nouvelle, à Florence: Sainte-Marie de la Minerve, à Rome; Saint-Jean et Saint-Paul, à Venise; Saint-Nicolas, à Trévise ; Saint-Dominique, à Naples, à Pérouse, à Prato et à Bologne, avec l'admirable tombeau du fondateur; Sainte-Gatherino, à Pise ; Saint-Eustorge et Sainte-Marie délie Grazie, à Milan, enfin plu- sieurs autres qui sont remarquables par une riche simplicité, et qui le plus souvent ont eu pour architectes des moines.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AÎI DISCOURS IV. 183

(N) Guittone d'Arezzo écrivait ces vers sur samt François :

Gieco era il mondo, tu failo visare (yedere);

Lebbroso, hailo mondato ;

Morto, l'hai suscitato ;

Sceso ad inferno, failo al ciel montare.

Le moude était aveug-le, tu lui as rendu la vue ; lépreux, tu l'as guéri; mort, tu l'as ressuscité; descendu aux enfers, tu l'as fait remonter au ciel. »

Dante place un magnifique éloge de ces deux saints, qu'il appelle des patriarches, dans la bouche de saint Thomas d'Aquin et de saint Bonaventure, aux XI« et XII^ chants du Paradis. 11 termine celui de saint François par ces deux tercets : Pensa oramai quai fu colui, che degno CoUega fu a mantener la barca Di Pietro in alto mar per dritto segno ! E questi fuil nostro patriarca,

Perché, quai segne lui, com'ei comanda, Discerner puoi che buona merce cerca. Et à saint Bonavnture, faisant l'éloge de saint Dominique, il fait dire :

L'esercito "di Cristo. . . .

dietro ail' insegna

Si movea tardo, sospettoso e raro ; Quando lo' imperador che sempre régna, Provvide alla milizia cW era in forse,

A sua sposa soccorse

Con due campioni, al cui fare, al cui dire Lo popol disviato si raecolse.

(0) Que la pensée de saint Thomas, vainqueur des héré- sies et spécialement de celles d'Averroès, ait été tout à fait popu- laire au moyen âge, la peinture de ce temps nous en offre plus d'une preuve. Dans l'église de Sainte-Catherine à Pise, saint Thomas avait enseigné, François Traini, disciple de l'Orgagna, a représenté dans un tableau le Docteur angélique recevant de Dieu, des anges et des saints, des rayons lumineux qpi tombent sur lui en forme de pluie, et d'autres moins éclatants venant de Platon et d'Arislote : il les renvoie tous par voie de réflexion sur les docteurs de l'Église, à l'exception d'un seul frappant Averroès qui est renversé à ses pieds, et qui laisse entrevoir son livre du Grand Commentaire. Taddeo Gaddi peignit aussi l'Ange de Técole

184 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS IV.

assis sur une chaire élevée, ayant à ses côtés les personnages des deux Testaments et entouré par les quatorze sciences, chacune d'elle surmontée du philosophe qui en est le type ; à ses pieds sont Arius, Sabellius et Averroès. Dans plusieurs autres pein- tures, on voit ce dernier, tourmenté par les démons, s'arrachant les cheveux, etc.

Nous reviendrons sur les doctrines d'Averroès; aussi nous ne faisons que noter en passant, comment Guillaume de Tocco, a - teur de la Vie de saint Thomas, en énumérant les hérésies vain- cues par ce docteur, place au premier rang celle d'Averroès, qui enseignait « qu'il n'y a qu'une seule intelligence dans le monde : erreur qui renversait les mérites des saints, puisqu'alors il n'y aurait pas eu de différence entre les hommes. » Et il poursuit ainsi : « Mirum est quam copiose sanctus Thomas in illam va- nissimam sententiam semper inveheretur. Captabat ubique tem- pora : quaerebat occasiones unde ipsam traheret in disputatio- nem : pertractam vero torquebat, exagitabat, monstrabatque non a christiano solum, sed ab omni quoque alla, peripateticaque prœcipue philosophia dissentire. (Bolland. , Acfa sanctorum Martii.)

(P) a La loi est une prescription de la raison, se rappor- tant au bien général, faite et promulguée par celui qui aie gou- vernement de la communauté. » (1° de la 2-i, quest. 90, art. k.)

« Touchant la bonne organisation du pouvoir dans une cité ou dans une nation, il y a deux choses à considérer : la première, c'est que tous les membres aient une part au gouvernement, uni- que moyen de tenir le peuple en paix et de lui faire aimer et défendre sa constitution; la seconde, c'est le genre de gouver- nement ou de constitution qui convient à ce peuple. Or, il faut mettre au premier ran^ la monarchie, ovi un seul homme com- mande à tous à raison de ses éminentes qualités, ayant après lui des ministres qui gouvernent suivant leurs mérites. Un tel pou- voir appartient en réalité à tous les membres de la cité ou de la nation, soit parce que tous peuvent être élus, soit parce que tous ont le droit d'élire leurs chefs. » (Quest. 105, 1* de la 2^, art. 1.)

Son observation relativement à l'avilissement des caractères, produit par l'absolutisme, est excellente : sous ce gouvernement, dit-il, les hommes i m servilem dégénérant animum et pusil' lanimes fiunt ad omne virile opus et strenuum. » (De reg. pr., 1. I, 3.^

DISCOURS V.

Origine de l'Inquisition. Suite des Patarins. La Guillemine.

La vérité ne serait point la vérité, si ce qui s'en écarte ^.^ois^ n'était l'erreur, et l'erreur ne serait pas non plus l'er- ^ *^°j^^'^* reur, si elle n'entraînait pas le désordre. C'est pourquoi ^ii"e^"i"«^ l'autorité, chargée de veiller à l'ordre social, doit la ré- primer. Dans un temps toutes les aspirations allaient au ciel, en sorte que le plus grand ennemi de la société était celui qui jetait des obstacles sur le chemin qui y conduit, il fallait de toute nécessité placer la foi sous la sauvegarde des lois, aussi bien que la vie, les fortunes et l'honneur. ^

Que la société païenne n'ait pas toléré les religions qui différaient de la religion légale, ce fait nous est attesté non-seulement par le supplice de Diagoras et de Socrate, mais encore par des milliers de martyrs. Les Pères de l'Église proclamèrent la liberté des croyances, tant que la leur fut exempte d'épreuves; mais aussitôt qu'elle eut prévalu, et qu'ils'élevades hérétiques pour la troubler, ils reconnurent que la répression des erreurs était tout à la fois pour la société un droit et un devoir de légitime défense pour se préserver de la persécution et de la sé- duction. Si l'Église est l'unique dépositaire et l'uni- que interprète de la vérité, et s'il n'y a pas de salut hors d'elle, ne devra-t-elle pas employer tous les

186 DISCOURS V.

moyens pour s'opposer à la diffusion de l'erreur? Les empereurs chrétiens de Rome, qui n'avaient point oublié l'époque ils réunissaient en leur personne les deux pouvoirs de chefs de l'État et de pontifes suprêmes, mul- tiplièrent les décrets pour atteindre ce but; il en fut pro- mulgué deux par Constantin, un par yalentinienl",deux par Gratien, quinze par Théodose I", trois parValenti- nien II, douze par Arcadius, dix-huit par Honorius, dix par Théodose II, trois par Valentinien III; décrets qui sont tous insérés au code de Justinien. Des peines di- verses étaient infligées aux hérétiques, rarement la peine de mort, parce que les évêques avaient une profonde horreur du sang : à eux le soin de décider si une opinion était entachée d'hérésie; au magistrat séculier celui de vérifier le fait et de rendre la sentence.

Telle fut la manière de procéder au déclin de l'empire d'Occident; elle se continua de même en Orient. Mais en Italie, après l'invasion, lorsqu'on avait à punir une viola- tion des lois ecclésiastiques, les évêques usaient de cette autorité qui leur avait été confiée, autorité moitié spiri- tuelle, moitié séculière. Parfois même, regardant l'héré- sie comme une infraction à la loi poHtique, ils se ser- vaient de la force armée pour la réprimer, ainsi que nous l'avons vu en parlant d'Héribert, archevêque de Milan.

Lorsque le droit romain eut été remis en pleine vi- gueur, les empereurs, imitant en cela les anciens tyrans, y trouvèrent un appui pour persécuter les dissidents, sans penser que la loi d'amour avait aboli cette législation toute empreinte de barbarie. Othon III mettait au ban de l'empire les Gazares et les Patarins, et leur infligeait de durs châtiments. Frédéric Barberousse, dans le congrès

ORIGINE DE l'inquisition. 187

qu'il tint à Vérone avec le pape Luce III, en 1184, en- joignit aux évêques (A) d'informer par eux-mêmes ou par leurs délégués contre les personnes accusées d'hérésie, et d'établir trois catégories : les convaincus, les repen- tants et les relaps ; les convaincus d'hérésie devaient être dépouillés de leurs bénéfices, s'ils étaient religieux, et abandonnés au bras séculier; on obligeait les suspects à se justifier, mais en cas de rechute, ils subissaient un châ- timent immédiat. Frédéric II , à l'époque de son couron- nement, fulmina des peines temporelles contre les héré- tiques, et les reproduisit à Padoue dans quatre édits, où, « faisant usage de son épée que Dieu lui avait donnée contre les ennemis de la foi, » il veut que les nombreux hérétiques dont la Lombardie est particulièrement in- festée, soient arrêtés au nom des évêques et livrés aux flammes vengeresses, ou privés de la langue.

Cette loi est la première, dans les temps modernes, qui ait porté la peine de mort contre les hérétiques, et ce qui est digne de remarque, c'est qu'elle eut pour auteur un souverain accusé d'hérésie par ses contempo- rains, et présenté par les hommes de nos jours comme un modèle de libéralisme antiecclésiastique. Ce même prince chargea, en son nom, le pape Honorius III de blâ- mer les villes lombardes de l'avoir empêché de procéder, ainsi qu'il l'avait résolu, contre l'hérésie * ; il ordonna à l'archevêque de Magdebourg, légat en Lombardie, d'user contre elle de la plus grande rigueur (B) ; puis, dans les Constitutions du royaume de Sicile, il réunit en une ordon- nance toutes les mesures portées contre les hérétiques, en se plaignant de ce que les Patarins de la Lombardie,

(1) Ap. Rayaaldi, ad 1226, a" 26.

188 DISCOURS V.

se trouvait leur foyer principal, eussent pénétré en grand nombre à Rome, et même jusqu'en Sicile (C); il envoya donc pour les poursuivre l'archevêque de Reggio et le maréchal Ricardo di Principato. Othon IV rendit contre eux des édits non moins rigoureux (D); aussi Jacques, évêque de Turin, effrayé de voir les Vaudois s'étendre au milieu des Alpes, obtint de cet empereur plein pouvoir pour les expulser de son diocèse (E). D'après l'exemple et l'autorité des décrets impériaux, les différentes villes firent des statuts contre les hérétiques.

Leur centre était à Toulouse , et déjà nous avons pu voir comment ils s'attaquaient à la justice, à la propriété, à la famille, au droit de punir : en un mot, aux bases de la société. On les considérait donc comme des ennemis de la société, et Frédéric II, dans la constitution ci- dessus relatée qui passa dans le droit commun de presque toute l'Italie, ordonne à ses officiers de faire des enquêtes contre les hérétiques, même sans dénonciation préalable et sur de simples soupçons, quelque légers qu'ils fussent, mettant l'hérésie au nombre des crimes publics {inter cx- tera publica crimina) ; il va même plus loin, en la considé- rant comme plus horrible que le crime de lèse-majesté : enfin les ecclésiastiques sont obligés, par son ordre, d'examiner si quelqu'un s'est rendu coupable d'injure même contre un seul article de foi : a viris ecclesiasticis et prœlatis examinari jubemus.

L'expression hérésie s'appliquait alors à toute espèce d'erreur. On sait que, dans la diète de Roncaglia, Martin Gosia établit en principe que l'empereur est non-seule- ment maître de tout le monde, mais encore de toutes les fortunes des particuliers. Or, il est bon de rappeler que le fameux jurisconsulte Barthole ne se contenta pas d'ap-

ORIGINE DE l'inquisition. 189

prouver cette opinion, mais déclara iiérétique quiconque en professerait une autre.

L'hérésie était donc civilement un délit, et Luca di Penna, pour citer un auteur entre cent autres, déclare « que l'hé- « résie est un délit très-grave et public, parce qu'il offense « la majesté divine et trouble l'unité de l'Église; qu'on « doit, en ce qui le concerne, procéder par voie d'inqui- « sition ; que ceux qui en ont été reconnus coupables par « les juges ecclésiastiques, à moins d'aveu de leur faute « et de retour au sein de l'Église, doivent être convaincus « d'hérésie, et livrés au juge séculier, pour être par lui « condamnés au bûcher, et être leurs biens confisqués, « comme s'il s'agissait du crime de lèse-majesté. »

Innocent III, voulant préserver la vigne du Seigneur de croisade

contre

ces fléaux, envoya des moines prêcher, en exhortant les les

Albigeois,

princes à les seconder; et, lorsque les inquisiteurs Ré- gnier et Guido- auraient excommunié un hérétique, les sei- gneurs devaient confisquer ses biens, le bannir, et le châ- tier de peines plus sévères en cas de résistance. Telle fut l'origine de la croisade contre les Albigeois, que nous n'avons pas à raconter ici, mais la question religieuse couvrait la question de nationalité. Aussi la France, pour obtenir cette unité qu'elle rêvait ardemment pour elle, et que tant de politiques de nos jours souhaitent à l'Italie, même au prix des plus grands sacrifices, voulait sou- mettre la Provence et le Languedoc, dont les habitudes ' toutes romaines répugnaient aux institutions germaniques des pays du Nord, et cette occasion lui parut propice. L'expédition fut signalée par les horreurs qui accom- pagnent les guerres civiles et l'état de siège, et il n'y eut que les adulateurs des rois qui osèrent en jeter toute la responsabilité sur le pape et sur la religion. L'histoire a

190 DISCOURS V.

mis désormais hors de doute qu'Innocent, mal informé sur les iniquités commises des deux côtés, n'avait jamais cessé de prêcher la paix et la modération, et qu'il envoya, après la victoire remportée par les croisés, comme légat a latere le cardinal Pierre de Bénévent, pour réconcilier les excommuniés avec l'Église, et constituer la ville de Tou- louse en république indépendante, pourvu qu'elle répu- diât ses erreurs antichrétiennes et antisociales. Il donna l'absolution aux chefs de l'insurrection ; et au fils de ce Raymond de Toulouse qui avait été le principal chef de la guerre, il prodigua des consolations, attribua le comtat Venaissin, Beaucaire et Ifi Provence, et répétait : « Aie patience jusqu'au prochain concile. »

La lutte, sous les papes qui lui succédèrent, se continua, avec la férocité des guerres nationales, jusqu'à ce que la Provence fût entièrement soumise au roi de France. Ce roi, qui était saint Louis, voulut appliquer à sa nou- velle conquête les lois en vigueur en France, l'héré- sie, selon le droit commun, était considérée comme un délit contre l'État et punie de la peine du feu. Romano, cardinal de Sant'Ângelo, rassembla un concile, qui dé- cida que les évêques nommeraient dans chaque paroisse un prêtre avec deux ou trois laïcs, pour rechercher les hérétiques et les dénoncer aux magistrats; on devait punir quiconque leur donnerait un asile, et l'on de- vait détruire la maison l'on en surprendrait quel- qu'un.

Les lois barbares développent la rébelhon ; nous en avons sous les yeux un trop triste exemple, au sein de notre civilisation tant vantée, dans cette malheu- reuse Italie, l'on déploie tant de rigueurs pour des causes bien plus discutables.

ORIGINE DE l'inquisition. 191

Le tribunal de l'Inquisition fut donc une cour spéciale L'inquisition, établie dans un pays bouleversé par une longue guerre et par des rébellions sans cesse renaissantes. Substituée aux précédents massacres à main armée et à des conseils de guerre qui n'avaient pas le droit de grâce, l'Inquisition était exercée par des ecclésiastiques, gens plus éclairés et moins cruels; avant de procéder, elle donnait deux avertissements ; elle n'arrêtait que les obstinés et les re- laps, acceptait le repentir de tout individu qui abjurait son erreur, et se contentait souvent de châtiments mo- raux : elle sauva donc beaucoup de personnes que les tri- bunaux séculiers auraient condamnées. Grégoire IX lui donna plus tard , sur les instances du fameux théologien Raymond de Pegnafort, une organisation régulière, en enlevant la procédure aux évêques, pour la réserver aux moines, qui, à la mission de combattre les hérétiques par la prédication, unirent celle de les faire rétracter ou de leur infliger la peine. Ce fut au prieur des Dominicains en Lombardie que le pape adressa la bulle Illehumani gcneris pervicax inimicus^ en l'établissant comme l'exécuteur de ses volontés contre les hérétiques'. Ensuite Innocent IV, par un édit daté de Brescia (1251), fit la répartition des provinces entre les Dominicains et les Franciscains; à ceux-ci il donna la Toscane; à ceux-là, la Lombardie, la Marche de Trévise et la Romagne; conférant aux provin- ciaux de chaque ordre le pouvoir de nommer partout des inquisiteurs apostoliques , excepté en Sicile , ce pou- voir était un privilège réservé aux rois. L'évêque devait assister au procès; les communes payaient les frais. Cet édit contenait en trente et un chapitres, qui furent plus *

(l)Labbe, t. XI, p. 334, 335.

192 DISCOURS V.

tard modifiés par suite des oppositions que les magistrats firent à leurs dispositions, les règles tracées à tous les recteurs, conseillers et membres des municipalités pour consolider ce tribunal. Ses procès. Les moines formaient comme une espèce de jury am- bulant, à l'imitation des assises, qui avait juridiction sur tous les laïques, sans excepter les gouvernants, et aussi sur le bas clergé. Arrivé dans une ville, l'inquisiteur con- voquait les magistrats et leur faisait jurer d'exécuter les décrets contre les hérétiques, de l'aider à leur découverte et à leur arrestation ; si quelque agent du prince refusait d'obéir, l'inquisiteur pouvait le suspendre, l'excommu- nier et mettre la ville en interdit. Les dénonciations, qui ne pouvaient être anonymes, n'étaient suivies d'effet que dans le cas le coupable ne se présentait pas volontai- rement; le terme expiré, il était cité, et l'on interrogeait les témoins avec l'assistance du greffier et de deux ecclé- siastiques. L'instruction préparatoire était-elle défavo- rable : les inquisiteurs ordonnaient l'arrestation de l'ac- cusé, qui ne pouvait être protégé ni par un privilège quel- conque, ni par le droit d'asile. Une fois arrêté, personne ne communiquait avec lui; on faisait une perquisition dans sa maison, et ses biens étaient mis sous séquestre. En Toscane. L'inquisitiou s'appuyait sur le droit civil. Dans la 3Iacs- truzza (F) (Petite Somme théologique), on lit : « D'après « la loi séculière on doit couper la tête aux devins et aux a sorciers, s'ils tombent sous la main, et s'ils vont dans « la maison d'autrui , ils doivent être brûlés vifs ; dans « les deux cas, leurs biens sont confisqués. Mais suivant « la loi de l'Église, on les exclut de la communion, lorsque « le fait est notoire; s'il est occulte, on leur impose une « péniience de quarante jours (chap. xlii). Du reste, les

ORIGINE DE l'inquisition. 193

« inquisiteurs ne peuvent et ne doivent point s'occuper « des devins et des sorciers, s'ils ne sont manifestement « suspects de quelque hérésie. Ceux qui retombent dans « leur première liérésie, après l'avoir auparavant reniée, « doivent être consignés aux mains de l'autorité séculière « de la Signoria (chap. 91), »

L'hérésie était donc considérée comme une coulpe ci- vile ; l'Église ne faisait que mitiger la peine, puisqu'elle absolvait les repentis, et s'efforçait même d'amener le retour des relaps. L'inquisiteur avait pour mission de déclarer que l'accusé était réellement hérétique, et, en conséquence, qu'il n'appartenait plus à l'Eglise : à dater de ce moment, il devenait criminel d'État, et l'État n'exé- cutait pas la sentence de l'Inquisition, mais il appliquait la peine établie par la loi.

Une constitution de Gélestin III et d'Innocent III, re- cueillie dans le Droit canonique \ distingue les procédures pour accusation selon le code romain, en procédures par voie de dénonciation et procédures par voie d'inquisi- tion; mais, dans toutes, les témoignages sont publics, la défense et le débat admis. Les hérétiques, jugés selon la loi canonique, pouvaient donc connaître les témoins et l'accusateur; ils avaient un défenseur, et le débat était public. Ce fut seulement lorsque l'établissement des prin- cipautés eut amoindri le système de publicité propre au moyen âge, que Boniface VIII dispensa les inquisiteurs de ces formalités, toutes les fois qu'elles pourraient entraîner un danger pour les témoins'; Innocent VI, en déclarant que ce danger peut toujours se présumer, généralisa l'ex-

(1) Cap. XXXI, de Simonia; cap. xxiv, de Accusationibus.

(2) Ibid., cap. fin. de Hxreticis.

1—13

194 DISCOURS V.

ception, et c'est ainsi que prit naissance la procédure secrète, malgré l'opposition des légistes, de la noblesse et des hommes des communes, qui se trouvaient dès lors exposés à l'arbitraire. Un tribunal une fois établi , pou- vait-on espérer qu'il n'imiterait pas les autres tribunaux de son temps? On vit donc se renouveler toutes les cruautés des procès de Rome païenne, les inten-oga- toires captieux, la torture et les supplices révoltants. Saint Thomas trouve légitime en pareil cas la peine capi- tale (G). L'Église, du reste, n'approuva jamais, en con- cile du moins, une pareille institution, quoique, loin de montrer qu'elle en eiît horreur, elle s'en soit servie comme d'un moyen de légitime défense et d'une ressource contre des maux très-grands. Dans Dès sa uaissauce, l'Inquisition ne manqua point d'occu- Êtats pation en Italie. Le voisinage du pape et aussi son carac- tère de prince temporel excitaient les peuples à lui résister ; dans les conflits des Guelfes et des Gibelins, on discutait, comme nous lavons vu, l'autorité pontificale, et dans ces attaques on passait trop facilement du pouvoir tem- porel au pouvoir spirituel. Les communes avaient con- quis leur liberté en l'arrachant aux évéques, dont l'au- torité morale avait été diminuée par cela même; les pontifes, dans beaucoup de lettres, s'en plaignirent aux républiques italiennes, qui exercèrent souvent des actes de violence sur les biens et les personnes des ecclésias- tiques,

Vers la fin du douzième siècle, Orvieto était remplie de Manichéens, introduits par le Florentin Diotisalvi et par un certain Gérard de Marsano; ils prétendaient que le sacrement de l'eucharistie ne signifiait rien ; que le bap- tême n'était pas nécessaire pour le salut, et que l'aumône

Romains.

ORIGINE DE l'inquisition. 195

et la prière ne sont d'aucun secours pour les morts. Après l'expulsion de ces hérétiques par l'évêque, pa- rurent Méiita et Giulita, dont l'apparente sainteté séduisit hommes et femmes, jusqu'à ce que l'évêque, avec le con- seil des chanoines, des juges et autres, eut exilé et mis à mort plusieurs de leurs adhérents.

Un certain Pierre Lombard se rendit de Viterbe dans cette ville, et Innocent III envoya contre lui Pierre de Pa- renzo, noble romain : reçu avec des branches d'olivier et de palmier, cet envoyé interdit les luttes que se livraient les habitants pendant le carnaval et qui allaient jusqu'au sang; mais comme les hérétiques poussaient à la déso- béissance, une rixe violente s'engagea le premier jour du carême, et Pierre fit abattre les tours d'où les grands avaient tiré sur le peuple, sans négliger de prendre des précautions pour l'avenir. Quand Pierre de Parenzo fut revenu à Rome , le pape lui fit cette question : « As-tu bien exécuté nos ordres?

« Si bien, répondit-il, que les hérétiques menacent de me donner la mort.

« Retourne donc les combattre avec persévérance, car ils ne peuvent jtuer que ton corps; et s'ils te mas- sacrent, je t'absous de tous tes péchés. »

Et Pierre, après avoir fait son testament et pris congé de sa famille désolée, s'en retourna poursuivre sa mis- sion *.

Innocent se rendit en personne à Viterbe pour mettre ordre à l'invasion des Manichéens dans cette ville; il adressa de vifs reproches aux citoyens pour avoir choisi leurs consuls parmi eux, et leur enjoignit de livrer au

(1) BoUand., t, X, Tita S. Pétri Parens.

196 DISCOURS V.

bras séculier tous ceux qui seraient trouvés sur le patri- moine de Saint-Pierre, afin qu'ils fussent châtiés, et que leurs biens fussent partagés entre le délateur, la com- mune et le tribunal qui les jugerait*. D'autres hérétiques sont mentionnés à Volterra, les inquisiteurs, malgré l'évéque, démolirent à Montieri les maisons de quelques- uns d'entre eux '.

Grégoire IX, en qualité de souverain de Rome, et sur les instances des habitants, publia des lois très-sévères contre les Cathares, les Patarins et les novateurs, sous quelque dénomination qu'ils fussent désignés, voulant qu'ils fussent envoyés au bûcher, ou, s'ils se convertis- saient, qu'ils fussent condamnés à une prison perpétuelle ; et malheur à qui leur donnerait asile ou ne les dénonce- rait pas! Beaucoup, en effet, furent brûlés, et beaucoup enfermés, pour faire pénitence, dans les monastères du Mont-Gassin et de la Gava '. On fit, par les soins d'Anni- baldo, chef du sénat (H), une minutieuse inquisition sur ceux qui restaient. Beaucoup de prêtres, de clercs et de laïcs, affectés de cette lèpre, furent condamnés, en pré- sence du sénat et du peuple, sur témoins et d'après leur propre aveu. L'édit de Grégoire IX fut plus tard étendu à tous les hérétiques par Innocent IV et Alexandre IV, et, en dernier lieu, par Nicolas III qui l'inséra au droit canon (I). Le sénat romain publia divers chapitres, aux termes desquels le sénateur devait chaque année prendre des mesures de précaution contre les Gathares, les Pata- rins, les Pauvres de Lyon, les Passaginiens, les José- phiniens, les Arnaldistes, les Espéronistes et autres de

(1) Regesta, n" 123, 124, et p. 130, lib. X.

(2) Giacchi, App. aile Ricerche storiche di Volterra.

(3) Richardus, Chron., ad 1221. Raynaldi, ad ann. 13.

ORIGINE DE l'inquisition. 197

différents noms, et contre leurs receleurs, fauteurs et défenseurs. Les hérétiques qu'on avait arrêtés devaient être détenus prisonniers, et huit jours après leur con- damnation , prononcée par l'autorité ecclésiastique , ils subissaient leur peine. On devait confisquer leurs biens et en faire trois parts, dont une était attribuée aux dé- lateurs ou à ceux qui les avaient capturés, une autre au sénat romain , et la troisième était réservée pour subvenir aux frais de réparation des murs de la ville. Quant au lieu se tenaient leurs assemblées, on de- vait le convertir en un réceptacle pour les immondices; leurs habitations et celles qui appartenaient à ceux qui avaient reçu d'eux l'imposition des mains , devaient être rasées , sans pouvoir être jamais rebâties ; il y avait une amende de vingt livres pour toute personne qui, les connaissant , ne les avait pas dénoncés ; la confisca- tion du tiers des biens, pour ceux qui leur avaient donné asile, et en cas de récidive, l'expulsion de la ville, la prohibition de pouvoir citer personne en justice et Tin- capacité d'exercer aucun emploi, ou celle de figurer dans un acte authentique quelconque.

A Milan, on décréta que toute personne pouvait à sa î;o-AMiian. lonté arrêter les hérétiques ; qu'on devait abattre les maisons dans lesquelles ils seraient trouvés^ et confisquer les biens que lesdites maisons renfermeraient K L'archevêque de cette ville, Henri de Settala, alors inquisiteur en fonctions, jugulavit hssreses , comme le dit à sa louange son épi- taphe; mais les citoyens le chassèrent. On voit encore à Milan la statue équestre du podestat Oldrad de Trezzeno, loué dans l'inscription, parce que Catharos ut debuit

(1) Raynaldi, ad 1231. Corio, Storia di Milano, part. II, 72.

198 DISCOURS V.

uxit (J). Le 1" novembre 1303, les bourgeois de Sesto Calende , réunis en assemblée populaire , nommèrent deux syndics ou procureurs, chargés de recevoir les ab- jurations de toute hérésie ou fausse croyance, comme aussi l'aveu de ceux qui avaient prêté aux hérétiques de toute secte assistance, asile ou des moyens de dé- fense; avant d'entrer en fonctions, ces délégués devaient prêter serment, pour leur propre compte et au nom de tous les habitants du pays, d'observer la foi catholique et de poursuivre les hérétiques, leurs adeptes et leurs protecteurs ^ En . Le comte Egidio de Cortenova, dans le Bergamasque,

Lombardie.

fut attaqué comme ayant donné asile aux hérétiques, et vit son château démantelé à l'instigation d'Innocent IV. A Brescia, les hérétiques firent une guerre ouverte : ils ne se gênaient pas pour profaner les églises, et pour excommunier l'Église romaine et tous ses adeptes; et du haut de leurs tours fortifiées, ils lançaient des torches ardentes. Le pape Honorius III envoya contre eux l'évêque de Rimini, qui fît abattre plusieurs églises pro- fanées par eux, ainsi que les tours appartenant aux fa- milles des Gambara, des Ugoni, des Oriani, des Bottazzi, qui s'étaient montrés les plus violents parmi les agres- seurs, ordonnant que lesdites tours restassent toujours à l'état de ruines amoncelées, en souvenir du fait; quant aux tours appartenant à ceux qui s'étaient rendus coupa- bles de félonie à un degré inférieur, elles devaient être rasées jusqu'à la moitié ou au tiers, sans pouvoir désor- mais être relevées qu'avec la permission expresse de

(1) Documents diplomatiques des Archives milanaises. (Documenti diplomatici degli Archivi milanesi.)

ORIGINE DE l'inquisition. 199

l'Église apostolique. Les excommuniés pour de tels faits, fussent-ils hérétiques ou fauteurs d'hérétiques, ne pou- vaient recevoir l'absolution qu'en se présentant au siège apostolique, sauf à l'article de la mort (K).

Le podestat Raymond Zoccola en fit brûler d'autres à Plaisance, et frère Jean de Schio, soixante à "Vérone dans l'espace de trois jours, immédiatement après avoir opéré la réconciliation entre les villes d'Italie auparavant en- nemies, par la fameuse paix de Paquara.

Le pays de Naples avait aussi ses hérétiques, et c'est Dans probablement comme pour protester contre leurs prédi- royaume cations qu'un ermite calabrais parcourait le pays en Napies. criant dans le dialecte local : Benedittu, laudatu e san- tificatu lu Pâtre; benedittu, laudatu e santificatu lu Filiu; benedittu, laudatu e santificatu lu Spiritu Santu^. On a ex- trait récemment des registres de la maison d'Anjou, à Naples, deux diplômes : dans l'un d'eux, daté d'Orvieto le 31 mai 1269, Charles d'Anjou écrit aux comtes, mar- quis, barons, podestats, consuls, et tous autres ayant pouvoir et juridiction, pour leur recommander instam- ment de veiller à la sécurité et d'aider dans leur mission les Frères Prêcheurs de France venus de ce pays en Lombardie et dans les autres parties d'Italie, comme inquisiteurs, chargés de rechercher les hérétiques, et ceux qui auraient quitié la France pour cause d'hé- résie.

Par l'autre diplôme, Charles annonce aux justiciers, ^^^^jg^* aux baillis, juges, maîtres jurés et autres officiers et ^eUeu" fidèles sujets du royaume de Sicile, que l'inquisiteur frère Bénévent de l'ordre des Mineurs, envoyait, en sa dite

(1) Ricardi S. Germani Chron., ad 1232.

adversaires.

200 DISCOURS V.

qualité, ses confidents Regebato et Jacobuccio pour s'em- parer de quelques hérétiques résidant dans ses États; en conséquence, il les prie de vouloir bien, à la réquisition de ces derniers, les arrêter, saisir leurs biens meubles et immeubles, et les mettre dans un lieu sûr, leur recom- mandant de conserver loyalement lesdits biens au profit de la curie royale; et de faire du tout quatre procès-ver- baux de saisie semblables, desquels ils garderaient un original pour eux, en remettraient un au trésorier, un troisième à la chambre royale, le quatrième aux compta- bles de la grande curie. Suivent les noms des hérétiques : Marc Pierre Neri, Regale de Monte, Gilia de Montesano, Jean Bictari, Bigoroso, Bonadio del Regno, Bencivenga de Vecchialana, Verde fille de Guy Versati, Fiore de Colle Casale, Benvenuto Malyen d'Acquapendente,Migliorata sa femme, Sabbatina dite Bon a, maître Mathieu tisserand et Aide sa femme, Jean Orso, Ange Orso de Guardia Lom- barda, Vitale Marie sa femme, Bernarde et Bernard son mari, Gualterio provincial, Bernard cordonnier, Bernarde sa femme, Raymond de Naples, Pierre de Majo de Saint- Germain, Benoît chaudronnier, Pierre Malanotte, Marie sa femme et Marie leur fille, Salvie et Nicolas son fils, Benoît frère de Salvie, Bona sa fille, Salvie fille de Rocca le Magnifique, Giudice Rainaldo,Giudice Guarino, Bojano Capocia, Pierre Giannini et Guillaume son frère, Giraldo Bonomo d'Odoriso, Jacob Gerardone, Jean Mundi, Tho- mas fils de Jean Guarnaldi de Ferrare, Pierre Bictari neveu de Jean Bictari, Marguerite veuve de Zoclofo, Domino de Ferrare, Sibille sa femme, de Melfi, maître Mathieu tisserand, Aide sa femme, maître Mauro mar- chand natif de Casalvere, Mathieu-Jean Golie, Jean et Gemma leurs enfants, Soriana, Mathieu Maratono, Gemma

ORIGINE DE l'inquisition. 201

sa femme, Binago d'Alifia, maître Manneto de Venafre, Nicolas frère de Jacob, Marie sa mère native de Bojano, Guillaume d'isernia, Sergius, Marguerite sa femme de San Massimo, Viatrice sa fille, Robert fils d'Hugon susdit, Jacques Ricco, maître Rainaldo Scriba, Canapadula de Rieti son fils, Samuel de San Sibato, Conrad Tetinico qu'on dit habitant de Foggia, Benvenuto Jazeo et sa femme demeurant près de San Martino, et qui se trou- vaient alors à Alifia.

Le décret a été rendu au siège de Lucera,lel2aoûtl269.

Yvon de Narbonne écrivait à Gérard, archevêque de Bordeaux, qu'en voyageant en Italie il s'était fait passer pour Cathare, ce qui lui avait procuré dans toutes les villes un accueil des plus sympathiques : A Clemona, ville célèbre du Frioul, ajoutait-il, les Patarins m'ont fait boire des vins exquis et régalé de toutes sortes de frian- dises*. » Leurévêque, du nom de Pierre Gallo, convaincu de fornication, fut chassé de son siège et de la société de ses coreligionnaires.

Un adversaire redoutable de l'erreur fut Antoine de Lisbonne, le thaumaturge de Padoue : au nom de la reli- gion et de la liberté humaine, il protesta contre Ezzelin, qui disait avoir plus peur des Frères Mineurs que de toute autre personne au monde. ARimini surtout, saint Antoine combattit les hérétiques, non-seulement par ses prédica- tions, mais aussi par ses miracles, puisqu'une fois, dit la légende, les hommes négligeant de lui prêter attention, on vit les poissons venir sur l'eau de la Marecchia, et s'ar- rêter pour l'écouter la bouche béante; un autre jour, une jument qui n'avait rien mangé depuis longtemps

(1) Ap. Malt. Paris, ad 1243.

202 DISCOURS V.

s'agenouilla devant l'hostie consacrée , bien que son maître, patarin, lui offrît sa provende d'avoine.

Saint Thomas d'Aquin fut appelé le marteau des héré- tiques : il exposa dans sa Somme théologique, ainsi que nous l'avons dit, tous les arguments destinés à réfuter les erreurs, et saint Bonaventure ne déploya pas moins de zèle. En 1194, l'évêque de Worms, envoyé de l'empe- reur Henri VI, avait rendu une sentence contre les héré- tiques de Prato (L), aux termes de laquelle il confisquait leurs biens , ordonnait de les poursuivre par tous les moyens, défendait de leur donner conseil ou appui, et de lui susciter à lui-même des obstacles lorsqu'il les ferait incarcérer. Dans le reste de la Toscane, nous trouvons aussi cités parmi les hérétiques Guy de Cacciaconte, natif de Cascia dans le Val d'Arno; le prêtre de Ponte à Nieve, Miglioro de Prato, un homme de Poggibonzi; deux femmes de Poppi, André de Fede, une certaine Meliorata avec son père Albese, et une autre Florentine. Un certain docteur et chevalier Gérard de Florence fut reconnu hérétique seulement à son lit de mort, pour n'avoir voulu autour de lui que des Patarins.

A Florence, comme dans les autres communes, il y avait des statuts de hœreticis dlffidandis et baniendis : Omnes hxreticos cujuscumque hseresis diffidare et exhaurire debeant redores civitatis, etc. Le premier et le second dimanche de l'Avent, l'évêque, selon la coutume, au milieu de l'office qu'il célébrait à Sainte-Réparate, requérait les recteurs de la ville de poursuivre et de bannir les hérétiques. Jean de Veiletri, qui occupa le siège épiscopal de Florence de l'an 1205 à l'an 1230, voyant les progrès de l'hérésie, crut y apporter un sérieux remède en faisant capturer un certain nombre de sectateurs qui se tenaient cachés.

ORIGINE DE l'inquisition. 203

Leur évêque à eux était un nommé Philippe Paternon, qui avait fait beaucoup de prosélytes. Le pape Gré- goire IX, en 1227, avait ordonné à frère Jean de Salerne, compagnon de saint Dominique et prieur du couvent de Santa Maria Novella de procurer l'arrestation de Pater- non. Celui-ci, une fois fait prisonnier, abjura ses erreurs, mais retourna bientôt prendre part aux conciliabules des hérétiques; et il dut à la puissance de ses coreligionnaires l'impunité de son crime. Lorsque la prudence lui fit changer de pays, il fut remplacé dans ses fonctions par Torsello, ensuite par Brunetto, et enfin par Jacques de Montefîascone, qui, avec un certain Marchisiano et un Parnèse, avait été d'abord vicaire de cet évêque. Far- nèse prêchait les yeux fermés, comme un homme qui dort, et prétendait que lui et ses compagnons servaient parfois la majesté divine revêtus d'habits très-précieux. Dans le même temps que frère Jean, l'évêque de Sienne Bonfili recherchait les hérétiques dans son diocèse, aidé par d'autres dominicains.

Le nouvel évêque de Florence, Ârdingo Feraboschi, fît contre les Patarins diff'érents décrets qui furent confirmés par Grégoire IX, et vit établir l'Inquisition d'une manière régulière dans sa ville, avec un tribunal au couvent de Santa Maria Novella, et avec des notaires publics. Frère Roger des Calcagni , issu d'une famille de négociants qui habitaient dans Vachereccia, fut le premier inquisiteur à Florence ; en 1 243 il intenta un procès , dans le but de découvrir l'origine, la marche et l'extension de l'hérésie, ce mal déplorable qui croissait de jour en jour; et, pre- nant pour guide les procès déjà faits auparavant et dont les pièces étaient gardées au couvent, il entama des causes effrayantes dont on n'avait pas jusqu'alors entendu parler

204 DISCOURS V.

dans la ville. Le tribunal tenait ses séances le plus sou- vent au monastère de Santa Maria Novella, et quelquefois aussi dans l'endroit désigné sous le nom de Sainte- Réparate; à ces séances assistaient toujours l'inquisiteur, le prieur du couvent, et deux ou trois d'entre les princi- paux religieux. Les accusés étaient cités à comparaître, sous peine d'encourir d'abord une peine pécuniaire, et ensuite des censures : on obligeait ainsi une foule d'héré- tiques, tant hommes que femmes, à se présenter devant les inquisiteurs, parce que les signori du Palais Vieux avaient reçu Tordre par lettres pontificales de livrer les coupables aux mains des ecclésiastiques, de telle façon qu'il n'y avait pas moyen d'échapper à cette comparution*. En fait, Pierre et André furent mandés à Rome, ils abjurèrent.

Toutes ces mesures n'arrêtèrent pas le progrès de l'hérésie; Gérard de Ranieri Gavriani, fils d'hérétique, exerçait son apostolat dans les environs, et, faisant de fréquents voyages en Lombardie, il se rendait dans les maisons pour donner la consolation aux mourants. Il y avait d'autres chefs de sectes, tels que Baron del Barone et Pulce de Pulce d'une famille originaire de la Calabre. Ils étaient appuyés par la faction impériale et secondés par les Gavriani , par Ghiaro de Manetto , par Gante de Lingraccio, par Uguccione de Galvacante, par les familles Saracini et Malapresa, et aussi par beaucoup de dames, parmi lesquelles Théodora femme de Pulce, Aldobran- desca, Gontrelda, et Ubaldina qui étaient toujours les premières à donner l'impulsion aux quêtes faites en fa- veur dQS pauvres et de leurs prédicants.

(1) P. Domenico Maria Sandrini, Vita di Frà R. Calcagni, ms,

ORIGINE DE l'inquisition. 205

Ceux-ci enseignaient que Marie n'était pas une femme, mais un ange; que le Christ n'avait pas été conçu dans son sein, que le corps et le sang adorables de Jésus- Christ n'étaient pas présents dans l'Eucharistie. Ils te- naient leurs réunions à Florence dans la maison de Manetto de Lingraccio , et spécialement dans la demeure des Baroni qui, en leur qualité de vassaux de l'empire, étaient exempts de la juridiction communale ; ils avaient bâti, en dehors delà ville, une tour à San Gaggio, destinée à servir de refuge aux hérétiques, sans compter qu'ils tenaient des conciliabules dans une villa située sur les bords du Mugnone. Frère Roger, s'étant adjoint frère Aldobrandino Cavalcanti, en fît emprisonner quelques- uns; mais les Baroni, jaloux de leurs immunités, usèrent de la violence pour les délivrer. De vint que Florence se divisa en deux factions, l'une contraire, l'autre favo- rable à l'Inquisition, et on vit des bandes de factieux soudoyés insulter dans les rues les défenseurs de l'Inqui- sition ainsi que les Dominicains.

Les Servîtes, ordre religieux tout récemment fondé sur le mont Senario, qui furent tout d'abord à raison de leur piété exagérée soupçonnés d'hérésie, finirent par se soumettre à l'inquisiteur, et déployèrent tout leur zèle pour réfuter les hérétiques. Une circonstance extraordi- naire leur vint en aide pour s'acquitter de cette tâche : ce fut le miracle dont la nouvelle se répandit alors ; on disait qu'un prêtre de Saint-Â.mbroise à Florence, Uguccione, n'ayant pas, à sa messe, bien essuyé le calice, y avait re- trouvé le lendemain des gouttes de sang.

De tous les procès intentés à cette époque, Lami a publié quelques extraits; et une partie se retrouve aux archives d'État parmi les parchemins de Santa Maria

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Novella. C'est à cette source que nous avons puisé les renseignements qui précèdent (M). Les dépositions éma- nent pour la plupart de femmes, et principalement d'une certaine Lamandina Pulce, qui portait aux hérétiques une aversion aussi grande que ses parents avaient pour eux d'inclination. Il ne paraît pas qu'on ait eu recours à la torture; mais, lorsque les exhortations n'avaient produit aucun résultat, les coupables étaient remis au bras séculier. s. Pierre Le pape, qui avait engagé la Seigneurie à faire exécuter

martyr. , , .

les lois, envoya a son secours le moine Pierre de Vérone. Ce missionnaire, de parents appartenant à la secte des Patarins, s'étant fait ensuite dominicain, déploya un zèle extraordinaire pour combattre les hérétiques en Lombar- die. Étant venu de cette contrée à Florence en 124±, il prêchait sur la place de Santa Maria Novella; mais cette place s'étant trouvée trop étroite pour la foule qui accou- rait l'eniendre, la Seigneurie, sur ses instances, la fît agran- dir. La compagnie des Laudesi, instituée par lui, chantait les louanges (laudes) de Marie et du Saint-Sacrement, comme pour racheter les outrages qu'ils recevaient des Patarins.

Mais ces hérétiques, loin de se montrer consternés, opposaient une résistance opiniâtre; aussi, Pierre de Vérone organisa-t-il une compagnie, composée de quel- ques nobles qui s'offrirent volontairement pour monter la garde au couvent des Dominicains, et une autre pour exécuter les décrets de l'Ordre ; telle fut l'origine de la « milice sacrée des capitaines de Sainte-Marie. »

Sur la façade de i'hôtel du Bigallo, à Florence, en face de Saint-Jean, on voit encore deux fresques décolorées de Taddeo Gaddi, dont l'une représente le miracle arrivé

ORIGINE DE l'inquisition. 207

lorsqu'un cheval furieux s'élança contre la foule qui écou- tait la prédication, et passa au-dessus de toutes les têtes sans faire de mal à personne ; et la seconde représente Pierre de Vérone au moment il remet en personne à douze nobles Florentins l'étendard blanc, avec la croix rouge pour la défense de la foi; étendard qu'on conserve dans l'église de Santa Maria Novella, et qu'on expose le jour de la fête du saint.

Les procès et les exécutions se multiplièrent alors, et plusieurs femmes de Poppi furent mises à mort. Frère Roger cita à son tribunal les Baroni; mais ceux-ci, pro- testant contre l'inhumanité et l'illégalité de ces exécutions, en appelèrent à l'empereur. Le podestat Pace de Pesan- nola, natif de Bergame, entreprit de soutenir les Patarins, et protesta contre les sentences rendues, intimant aux autorités de relâcher les détenus. Aussi les inquisiteurs le mirent-ils solennellement en interdit; de naquirent des troubles et des factions. Un certain dimanche de l'an- née 1245, tandis que les fidèles écoutaient le sermon prê- ché dans la cathédrale, les hérétiques assaillirent les in- quisiteurs et leur firent des blessures ; alors Pierre se mit à la tète des siens, et la place de Sainte-Félicité et le Trebbio furent souillés de sang, jusqu'au moment les catholiques eurent le dessus. La croix du Trebbio rappelle encore aujourd'hui le souvenir de ce massacre, et l'on veut faire dater de cette époque l'usage de placer des croix et des madones à l'embranchement des rues et des carre- fours, afin d'apercevoir aussitôt ceux qui en passant de- vant elles leur donneraient un signe de raillerie ou de respect.

Après avoir fait preuve de tant de zèle, Pierre alla con- tinuer sa mission d'apôtre chez les Grémonais et les Mila-

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nais, qui, exaspérés par des combats malheureux contre Frédéric II, blasphémaient le ciel, insultaient aux céré- monies du culte et suspendaient les crucifix la tête en bas. Il commença les procédures: un jour qu'il prêchait à Milan sur la place de Saint-Eustorge, il prononça ces pa- roles : « Je sais que les hérétiques ont tramé ma mort et que déjà est déposée la somme d'argent qui doit récom- penser le sicaire. Advienne ce qu'ils veulent, ils ne tar- deront pas à s'apercevoir que je ferai pluscontre eux après ma mort que je n'ai fait pendant ma vie.» En effet, Etienne des Gonfalonieri d'Agliate et Manfred d'Olirone conspirè- rent contre lui, et le firent assassiner, pendant qu'il se rendait le samedi in albis de Milan à Gôme. Frappé à la tête par des sicaires, il trempa son doigt dans son propre sang, et après avoir tracé sur la terre le mot Credo, il rendit le dernier soupir (N). Vénéré tout aussitôt sous le nom de Pierre Martyr, on lui éleva sur le lieu même de son supplice une église, et à Saint-Eustorge de Milan un magnifique tombeau, l'un des premiers monuments de la sculpture, sur lequel est gravée cette épitaphe com- posée par saint Thomas d'Aquin :

Prœco, lucerna, pugil Christi, populi, fideique Hic silet, hic tegitur, jacet hic mactatus inique ; Vox ovibus dulcis, gratissima lux animorum, Et Verbi gladius, gladio cecidit Catharorura, etc. (0).

Les Patarins avaient traité de la même manière frère Roland de Crémone, lorsqu'il prêchait sur la place de Plaisance ; Pierre d'Arcagnano, frère mineur, fut égorgé à Milan près de Brera, à l'instigation de Manfred de Sesto, chef des Patarins lombards, avec Robert Patta de Gius- sano ; frère Pagano de Lecco eut le même sort avec ses compagnons, tandis qu'il allait établir l'Inquisition dans

ORIGINE DE l'inquisition. 209

la Valteline ; il en fut ainsi pour beaucoup d'autres. En 12 79, à Parme, les inquisiteurs ayant condamné au feu une Allemande, les citoyens se soulevèrent, et saccagèrent le couvent des Dominicains, dont quelques-uns même furent blessés, si bien que les moines partirent la croix en tète; mais le podestat, les anciens et les chanoines les suivirent, et les décidèrent à revenir, sous la promesse qu'ils leur firent de réparer leurs pertes et de punir les offenseurs ^

A saint Pierre Martyr succéda comme inquisiteur en Lombardie frère Ranerio Saccone, dont le nom a déjà été cité ici plusieurs fois, qui rasa la Gatta, lieu de réunion des hérétiques, et fît brûler les cadavres de deux de leurs évéques, Didier etNazaire, qu'ils avaient en grande véné- ration. Son zèle ne se ralentit pas jusqu'au moment oîi Martin Torriano, le seigneur du peuple, le fit chasser.

A Milan, peu de temps après, parut une certaine Guil- (^^^ig^j^g lemine, qu'on disait originaire de Bohême et de race royale. A l'exemple desMontanistes, elle n'admettait pas le Christ comme dernierterme du progrès moral et religieux, mais bien comme un progrès qui devait être surpassé par une nouvelle mission : elle prétendait que le Saint-Esprit s'é- tait incarné en elle pour racheter les Juifs, les Sarrasins, et les mauvais chrétiens; qu'elle avait été annoncée par l'archange Piaphaël, le jour de la Pentecôte, à sa mère Constance, femme du roi de Bohême ; qu'elle était née un an après cette annonciation ; qu'elle était vrai Dieu et vrai homme pour le sexe féminin, comme le Christ l'avait été pour le sexe masculin, et que les mécréants seraient sau- vés par son sang très -saint; que comme le Christ, selon

(1) Chronicon Parmense, dans Rerum Ital. Scriptores, IX.

I— 14

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la nature humaine, et non selon la nature divine, elle de- vait mourir, ressusciter, et en présence des disciples et des fidèles faire son ascension au ciel pour élever l'humanité féminine. Tant qu'elle vécut, le peuple la vénéra; après sa mort arrivée en 1282, elle fut ensevelie splendidement à Chiaravalle, maison des Cisterciens près de Milan, et regardée comme une sainte. Son sépulcre, fréquenté par les dévots, était illuminé jour et nuit avec des cierges et des lampes, et on y célébrait trois fêtes annuelles, une à la Saint-Barthélémy, une à la Toussaint, et une à la Pen- tecôte, dans lesquelles ces religieux distribuaient le pain et le vin pour honorer sa mémoire, et faisaient ensuite le panégyrique de ses vertus et de ses miracles. Des cierges brûlaient devant son portrait peint à Sainte-Marie-Majeure, à Sainte-Euphémie, à la Canonica et ailleurs.

De même que le Christ avait laissé sur terre saint Pierre pour son vicaire, en lui confiant le soin de gouverner l'Église, de même la Guillemine avait laissé pour la rem- placer dans ce monde Mainfreda_, religieuse appartenant à l'ordre des Humiliées de Sainte-Catherine à Brera. Cette religieuse tenait des réunions de fidèles, prêchait et com- posait des litanies; le jour de Pâques de fan 1299, ayant revêtu des habits pontificaux comme ses autres compa- gnes, elle célébra une messe dans la maison de Jacques de Ferno, à laquelle Albertono de Novaîe récita l'épître, et André Saramita une leçon d'Évangile qu'il avait lui- même composée. « Il viendrait un temps, disait-on, Mainfreda célébrerait les saints mystères avec plus de so- lennité sur le sépulcre du Saint-Esprit incarné ; puis elle devrait prêcher dans le dôme de Milan, et enfin à Rome du haut de la chaire aposiolique; elle deviendrait une vraie papesse; l'autorité du pape actuel serait abolie; il serait

ORIGINE DE l'inquisition. 211

remplacé par la Mainfreda, laquelle baptiserait les na- tions encore assises dans les ténèbres. Les quatre Évan- giles seraient remplacés par quatre autres, rédigés par l'ordre de la Guillemine. Il était tout aussi méritoire de visiter son tombeau que de visiter celui du Christ; aussi devait-on voir accourir des pèlerins de toutes les plages à Chiaravalle; mais ses sectateurs devaient s'attendre à souffrir tout espèce de tourments et de supplices; il ne manquerait pas non plus de quelque Judas pour les tra- hir, et les livrer aux mains de leurs ennemis, c'est- à-dire aux mains de l'Inquisition. »

Il ressort de leurs procès que ces opinions avaient cours dans le peuple*; il n'en résulte pas cependant l'existence de toutes les turpitudes qu'on a mises sur le compte de ces femmes en délire ; il n'est pas constant que la Guillemine ait entretenu un honteux commerce avec André Saramita; que la Mainfreda, à la fin des séances, ait commandé d'éteindre les lumières, et de s'abandonner à tous les excès sans distinction de personnes ou de sexe. Le fait est que, ces bruits s'étant répandus, le peuple, dan? sa versatilité habituelle, changea le culte qu'il lui avait voué en exécration, les hymnes en blasp'ièmes; l'Inquisition fit saisir la Mainfreda, S iramita, Jacques de Fermo et autres (20 juillet 1300), et fit entamer leur pro- cès : Jacques abjura, la Mainfreda et Saramita furent en- voyés au bûcher sur la place de la Vetra, le 6 du mois d'août, avec les ossements de la Guillemine.

11 se forma plus tard à Milan un ordre qui prétendait être équestre, et prenait pour titre : Ordre de la foi de

(1) Ces procès existent à la bibliothèque Ambroisienne , et Puricelli fit à ce sujet une dissertation qui n'a jamais été publiée.

212 DISCOURS V.

Jésus-Christ, ou de la croix de saint Pierre Martyr : ses mem- bres portaient une croix écartelée de noir et de blanc, et s'engageaient à exposer même leur vie pour la diffusion de la foi et la destruction de l'hérésie; en réalité, ils n'é- taient autres que des familiers de la sainte Inquisition. 11 y avait dans les diocèses d'Ivrée et de Verceil des Ordres à peu près semblables, et il existait des indulgences et des privilèges pour ceux qui se croisaient ainsi en s'asso- ciant à ces chevaliers *. De L''Inquisition est un de ces nombreux mots qui d'ordi-

rintolérance.

naire soulèvent tant de clameurs autour d'eux, que c'est à peine si on peut entendre sur ce sujet la voixdu temps; mais, lors même qu'on le sépare dans l'esprit de toutes les exagérations qu'il a soulevées, ce mot excite chez tout bon chrétien un juste sujet d'épouvante et de douloureux re- grets. Tout ce que nous avons raconté d'elle, ne nous permet pas de dire, avec les auteurs de Y Encyclopédie française, que l'inquisition espagnole alla aux derniers excès « dans l'exercice d'une juridiction, dont les Italiens, qui l'avaient inventée, usèrent avec tant de douceur. » Il est vrai que cette institution, d'ailleurs en harmonie avec les mœurs de l'époque, commit beaucoup moins d'horreurs, que ne se sont complus à le dire des organes pas- sionnés et de mauvaise foi, et qu'elle se proposait un but moral, à la diff"érence de la police moderne qui lui succéda. Celle-ci procède et châtie souvent dans l'intérêt d'un prince, ou pour maintenir un pouvoir établi sur la force ou sur l'intrigue; tandis que l'Inquisition, lors- qu'elle comprimait la pensée, le faisait, ou du moins

(1) Voyez P. Giovanni Maria Canepano, dominicain, Scudo inespu- gnabile de caralieri di Santa Fede. (Bouclier inexpugnable des cheva- liers de Sainte-Foi.)

ORIGINE DE l'inquisition. 213

croyait le faire, pour le salut des âmes, et non point pour le simple intérêt d'un pouvoir, d'un ministère, d'une co- terie prépondérante ; et cependant, malgré la terreur qu'elle répandait, on vit surgir de grands et vigoureux penseurs. Nous aurons à en reparler, lorsqu'elle de- viendra un organe important des sociétés nouvelles ; en attendant, faisons remarquer comment de nos jours on tend à ressusciter ces antiques doctrines, au nom des- quelles on proclame la communauté des biens, l'abolition de la propriété et celle de l'organisation sociale. Montrons la société européenne tenant en permanence une armée de trois millions d'hommes pour se protéger contre ces théories, qu'on appelait alors des hérésies; demandons si cela peut s'appeler aussi l'intolérance ; si le siècle qui se défend de cette façon a le droit de lancer des malédictions contre ceux dont il ne fait que rappeler les exemples. Comment se fait-il qu'il ne comprenne pas, ce siècle, que la liberté du blasphème qu'on nous présente comme une conquête, n'a pu s'introduire au sein de notre société mo- derne qu'en rendant nécessaires les répressions cruelles, les armées innombrables et les polices tyranniques?

L'intolérance est peut-être inséparable des croyances profondes : car la foi supiiose l'exclusion de tout ce qui s'en sépare. Lorsqu'on considérait la foi comme le lien né- cessaire entre les citoyens, quiconque attaquait la foi, lé- sait la société. L'Inquisition a prononcé la peine de mort, mais nos jurés la prononcent également. Les peines ins- crites dans notre code pénal sont destinées à faire res- pecter des institutions établies : il en était de même des rigueurs de l'Inquisition, vis-à-vis d'institutions que la conscience avait consacrées, et qui se défendaient au nom du droit qu'on n'a jamais dénié à la société. Peut-être ia

214 DISCOURS V. ORIGINE DE L'INQUISITION.

répression nous inspire-t-elle de l'horreur parce que le délit était religieux? Mais le droit positif est purement conventionnel : son autorité dépend de la confiance qu'il inspire. Aujourd'hui on punit des crimes différents: c a prouve seulement que les intérêts sociaux ne sont pas toujours identiques ; ceux d'aujourd'hui ont l'avantage d'êlre actuels; ceux d'alors ont l'inconvénient d'être des in- térêts passés. Bénissons Dieu de nous avoir fait vivre dans un temps tout bon catholique professe hautement la tolérance, qui ne consiste pas à mettre la vérité sur le même pied que l'erreur, mais an contraire à faire l'appli- cation de la charité dansle monde de la pensée, età exclure l'intervention de la force -'ans l'ordre spirituel, même lorsqu'il s'agit de servir la vérité.

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS V.

(A) Ad abolendam diversarum titres um pravitatem quœ in plerisque muadi partibus modernis cœpit temporibus pullulare, vigor débet ecclesiasticus excitari, etc. (Labbe, Concilia, t. X, p. 1737.)

(B) « Fredericus Magdeburgensi archiepiscopo, comiti Roma- niolaB, et totius Lombardiae legato, dilecto principi suo gratiam suam, et omne bonum.

« Cum ad conservandum pariter, et fovendum ecclesiasticas tran- quillitatis statum ex commisso nobis imperii regimine defensores simus a Domino constituti, non absque justa cordis admirations perpendimus, quod bostilis invaleat haeresis,proh pudor! in par- tibus Lombardiae, quae plures inficiat. Eritne igitur dissimulan- dum a nobis, aut sic negligenter agemus, ut contra Cbristum, et fidem catholicam ore blasphemo insultent inpii, et nos sub silen- tio transeamus? Gerte ingratitudinis et negligentiae nos arguet Dominus, qui contra inimicos suas fidei nobis gladium materialem induisit, et plenitudinem contulit potestatis. Quapropter in exter- minium et vindictam actorum sceleris tam nefandi, complicum et sequacium haBreticae pravitatis, quocumque nomine censeantur, utriusque juris auctoritatemoniti, dignos motus nostri animi exer- centes, prsesenti edictali constitutione nostra, in tota Lombardia inviolabiliter de i-aetero valitura, duximus faciendum , ut quicumque per civitatis antistitem vel diœcesanum, in qua degit, post condi- gnam examinationem fuprit de haeresi manifeste convictus, ethae- reticus judicatus per potestatem, consilium et catholicos viros civitatis, et diœcesis earund'm, ad requisitionem antistitis illico capiatur, auctoritate nostra ignis judicio concremandus, ut vel ultricibus flammis pereat, aut, si miserabili vitae ad coercitionem aliorum elegennt reservandum, eum linguae plectro deprivent, quo non est veritus contra ecclesiasticam fidem invehi, et nomen Domini blaspb mare. Ut autem praesens haec edictalis constitutio

216 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS V.

nostra debeat in hasreticorum exterminium firmiter observari, circumspectioni tuae committimus, quatenus hanc constitutionem nostram per totam Lombardiam facias publicari, amodo per im- perialis banni censuram ab omnibus universaliter observandani. Dat. Gathaniae, anno Dominicae Incarnationis mccxxiv, mense martii, undecimas indictionis. »

(G) ConstituLio Inconsutilem : Const. de receptoribus^ liber I. Le professeur Hôffler publia à Munich {Kaiser Friedrich II, ein Betrag u. s. w. IS'i^), quelques nouvelles lettres de Frédé- ric II, parmi lesquelles la suivante est adressée au pape Gré- goire IX, relative à la poursuite à faire contre les hérétiques :

« Gelestisaltitudoconsilii, que mirabiliterinsuasapientiacuncta disposuit, non immerito sacerdotii dignitatem et regni fastigium ad mundi regimen sublimavit, uni spiritualis et alteri materialis conferens gladii potestatem, ut hominum hac dierum excrescente malitia, ethumanis mentibus diversarum superstitionum erroribus inquinatis , uterque justitie gladius ad correctionem errorum in medio surgeret, et dignam pro meritis in auctores scelerum exerceret ultionem... Quia igitur ex apostolice provisionis instan- tia, qua tenemini ad exLirpandam hereticam pravitatem, poten- tiam nostram ad ejusdem heresis exterminium precibus et moni- tionibus excitatis ; ecce ad vocem virtutis vestre, zelo fidei que- tenemur ad fovendam ecclesiasticam unitatem gratanter assurgi- mus, beneplacitis vestris devotis affectibus concurrentes ; illam diligentiam et soUicitudinem impensuri ad evellendum et dissi- pandum de predictis civitatibus pestem heretice pravitatis, ut, auctore Dec, cui gratum inde obsequium prestare confidimus, ac vestris coadjuvantibus meritis, nulhim in eis vestigium supersit erroris, acfinitimas et remotas quascuraque fama partes attigerit, inflicta pena perterreat, et omnibus innotescat nos ardenti voto zelare pacem Ecclesie, et adversus hostes fidei ad gloriam et ho- norem matris Ecclesie ultore gladio potenter accingi. Dat. Tarenti XXVIII feb. indict. iv. »

Dans une autre lettre, le même Frédéric insiste avec une nou- velle ardeur pour la répression des hérétiques :

« Ut régi regum, de cujusnutu féliciter imperamus, quantoper eum hominibus majora recipimus, tanto magnificentius et devo- tius obsequamur, et obedientis fîlii mater Ecclesia videat devotio- nem ex opère pro statu fidei christiane, cujus sumus, tamquam catholicus imperator, precipui defensores, novum opus assump- simus ad exlirpandam de regno nostro hereticam pravitatem, que

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS V. 2l7

latenter irrepsit tacite contra fidem. Cum enim ad nostram au- dientiam pervenisset, quod, sicut multorum tenet manifesta sus- picio. partes aliquas regni nostri contagiura heretice pestis inva- serit, et in locis quibusdara occulte latitant erroris hujusmodi semina rediviva, quorum credidimus per penas débitas extirpasse radiées, incendio traditis quos evidens criminis participium arguebat; providimus ut per singulas regiones justitiarias cum aliquo venerabili prelato de talium statu diligenter inquirant , et presertim in locis, in quibus suspicio sit hereticos latitare omni sollicitudine discutiant veritatem. Quidquid autem invenerint, fideliter redactumin scriptis, sub amborum testimonio, Serenitati Nostre significent, ut per eos instructi, ne processu teraporis illic hereticorum germina pullulent, ubi fundare studemusfideifirma- mentum, contra hereticos, et fautores eorum, si qui fuerint, animadversione débita insurgamus. Quia vero supradicta velle- mus per Italiam et Imperium exequi, ut sub felicibus temporibus nostris exaltetur status fidei christiane, et ut principes alii super his Gesarem iraitentur; rogamus Beatitudinem Vestram quatenus ad vos, quem spectat relevare christiane religionis incommodum, ad tam pium opus et officii vestri debitum exequendum diligen- tem operam assumatis, nostriimsiplacetefficacitercoîidjuvandum propositum, ut de utriusque sententia gladii, quorum de celesti provisione vobis ac nobis est collata potentia, subsidium non dedignatur alternum, hereticorum insania feriatur, qui in con- temtum divine potentia extra matrem Ecclesiam de perverso dogmate sibi gloriam arroganter assumunt. Messine, xv jul. indict. VI. »

(D) Item statuimus et perpetuo sancimus, quod omnia eorum mobilia et immobilia publicentur ; et domus quae nunc destructae sunt, et eorum domus in quibus steterint vel ante recepti fuerint, vel se congregaverint, destruanturet ulterius nonliceat alicuieas reaedificare.

(E) Late patet Dei clementia, qui, pulso infidelitatis errore, veritatem fidei suis fidelibus patefecit : justus enim ex fide vivit, qui vero non crédit, jam judicatus est. Nos igitur, qui gratiam fidei in vanum non recipimus, omnes non recte credentes, qui lumen fidei catholicœ haereticapravitate in imperio nostro conan- tur extinguere, imperiali volumus severitate puniri, et a consortio fideliura per totum imperium separari ; praesentium tibi auctori- tale mandantes, quatenus haereticos Valdenses et omnes qui in Taurinensi diœcesi zizaniam seminant falsitatis, et fidem catholi-

218 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS V.

cam alicujus erroris seu pravitatis doctrina impugnant, a toto Taurinensi episcopatu impérial! auctorilate expellas ; licentiam enim,auctoritatem omnimodam, et plenam tibi conferimus potes- tatem, ut, per tuée studium sollicitudinis, Taurinensis episcopatus area ventiletur, et omnis pravitas, quae fideicatholicaecontradicit, penitus expurgetur. (Ap.GiOEFREDO, Histoire des Alpes Maritimes, à Tannée 1229.)

(F) La Maestruzza est une Somme appelée aussi Pisanella^ parce qu'elle est l'œuvre de frère Barthélémy de San Goncordio, originaire de Pise ; elle servait aux Dominicains, et traite des sa- crements et des commandements. (D.Giovanni délia Celle la traduisit en Imgue vulgaire.)

(G) Multo gravius est corrumpere fidem, per quam est ani- mae vita, quam falsare pecuniam, per quam temporal! vitae sub- venitur. Unde si falsari! pecuniae vel alii maJefactores statim per saeculares principes justae mort! traduntur, multo magis haeretici statim ex quo de haeres! convincuntur, possuiit non solum excom- municari, sed et juste occidi. (S. Thomas, Summatheologica, 2», quaestio XI, art. 3.)

(H) Capitula Annibaldi senatoris et Populi Romani édita contra Patarenos. Au chapitre 123, on prescrit que : « Haeretici, videlicet Cathari, Patareni, Pauperes de Lugduno, Passagni, Jo- sephini, Arnaldistse, Spêronistae et alii cujuscumque hasresis nomine censeantur, singulis annis a senatore diffidentur. o

Dans la vie de Cola Rienzi : i Ils criaient corne se fao, ha, ha, ha, a lo Patarino. » Puis le légat excommunie Cola, en lui donnant les épithètes de patarino et de fantastico.

Les habitants de Spolète étant en guerre contre ceux de Fo- ligno, lui criaient aussi : Moriantur Patareni, Gibellini. (Mu- RATORi, Antiquitates Italicœ, t. III, p. ^99, 507, 143, etc.)

(I) Noverit Universitas vestra, quod nos excommunicaraus et anathematizamus universos haereticos Gatharos, Patarenos, Pauperes de Lugduno, P:issaginos, Josephinos, Arnaldistas, Spe- ronistas, et alios quibuscumque nominibus censeantur, faciès quidem habentes div^rsas, sed caudas ad invicem coUigatas, qua de vanitate conveniunt in idipsura. Damnati vero per Ecclesiam, saeculari judicio relinquantur, animadversione débita puniendi, clericis prius a suis ordinibus degradatis. Si qui autem de prae- dictis, postquam fuerint deprchensi, redire voluerint ad agendam condignam pœnitentiam, in perpetuo carcere detrudantur. Gre- dentes autem eoium erroribus similit-^r haereticos judicamus.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS V. 219

Item receptatores, defensores, et fautores haereticorum excom- municationis sententias decernimus subjacere. Similiter statuen- tes, ut si, postquarn quilibet talium fuerit excommunicatione notatus, si satisfacere contempserit infra annum, ex timc ipso jure sit factus infamis ; nec ad pubiica officia, seuconsilia, necad eligendos aliquos ad hujusmodi, nec ad testimonium admittatur. Sit etiam intestabilis, nec testamenti liabeat factionera, nec ad haereditatissuccessionem accédât. Nullus praeterea ipsi super quo- cumque negotio, sed ipse aliis respondere cogatur. Quod si forte judex extiterit, ejus sententia nullam obtineat firmitatem : nec causas aliquas ad ejus audientiam perferantur. Si fuerit advocatus, ejus patrocinium nuUatenus admittatur. Si tabellio, instrumenta confectaper ipsum nullius penitus sint momenti, sedcum auctore damnato damnentur, et in similibus idem prîecipimus observari. Si vero clericus fuerit, ab omni officio et beneficio deponatur. Si qui autem taies, postquarn ab Ecc'esia fuerintdenotati, evitare contempserint, excommunicationis sententia percellantur, alias animadveisione débita puniendi. Qui autem inventi fuerint scia suspicione notabiles, nisi juxta considerationem suspicionis, qua- litatemque personae , propriam innocentiam congrua purgatione monstrav rint, anathematis gladio feriantur, et usque ad satis- factionem condignam ab omnibus evitentur ; ita quod, si per an- num in excommunicatione perstiterint, tune velut haeretici con- demnentur. Item proclamafiones , aut appellationes hujusmodi personarum minime audiantur. Item judices, advocati et notarii, nulli eorum officium suum impendant, alioquin eodem officio perpetuo sintprivati. ItemClerici non exhibeant hujusmodi pesti- lentibus ecclesiastica sacramenta : nec eleemosynas, aut obla- tiones eorum recipiant : similiter Hospitalarii, aut Templarii, aut quilibet regulares ; alioquin suc priventur officio, ad quod nun- quam restituantur absque induite Sedis Apostolicae speciali. Item quicumque taies praesumpserint ecclesiasticae tradere sepulturae, usque ad satisfactionem idoneam excommunicationis sententiae se noverint subjacere, nec absolutionis beneficium mereantur, nisi propriis manibus publiée extumulent, et projiciant hujus- modi corpora damnatorum, et locus ille perpetuo careat sepul- tura. Item firmiter inhibemus, ne cuiquam laicae personae liceat publiée vel privatim de fide catholica disputare : qui vero contra fecerit, excoramunii r.tionis L- queo innodetur. Item si quis haere- ticos sciverit, vel aliquos occulta conventicula célébrantes, seu a communi conversatione fidelium vita et moribus dissidentes,

220 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS V.

eos studeat indicare confessori suo, vel alii, quem credat ad praelati sui et inquisitorum heereticae pravilatis notitiam perve- nire : alioquin excommunicationis sententia percellatar. Haeretici autem, etreceptatores, defensores et fautores eorum, ipsorumque filii usque ad secundam generationem, ad nullum ecclesiasticum beneficium, seu officium admittantur ; quod si secus actum fuerit, decernimus irritum et inane. Non enim prsedictos ex nunc pri- vamus beneficiis acquisitis, volantes ut taies et habitis perpétue careant, et ad alla similia nequaquam in posterum admittantur. Illorum autem filiorum emancipationem hujusmodi, ad invium superstitionis haereticae, a via déclinasse constiterit veritatis.

Datum Viterbii, pontificatus nostri anno IX.

(J) Pour ussit. Elle est sur la place des Marchands. Mais Galvano Flamma, moine et chroniqueur sensé, dit : a In marmore super equum residens sculptus fuit, quod magnum vituperium fuit. » Frisi, dans les Memorie di Monza, vol. II, p. 101, rapporte les ordonnances de l'archevêque Léon de Perego et de l'archi- prêtre de Monza contre les hérétiques.

(K) Quia in civitate Brixiae, quasi quodam haereticorurn do- micilio, ipsi haeretici et eorum fautores nuper intantam vesaniam proruperunt, ut armatis turribus contra catholicos, non solum ecclesias quasdam destruxerint incendiis et ruinis, verum etiam, jactatis facibus ardentibus ex eisdem, ore blasphemo latrare praesumserint quod exîommunicabant romanara ecclesiam et se- quentes doctrinam ejusdem ; volumus et mandamus ut turris dominorum de Gaaibara, et turris Ugonum, turris quoque Oria- norum, et turris filiorum quondam Botatii, de quibus specialius et vehementius ad insanias hujusmodi est processum, diruantur omnino, et usque ad terrae pulverem detrahantur; non reasdifi- candse de csetero absque Sedis Aposlolicas licentia speciali, sed inacervos lapidum ad memoriam et testimonium pœnae tantse ve- saniae tantique criminis permansurae : atque in eadem damna- tions sint turres quae sunt ob causam hujusmodi jam destructae. Aliae vero turres, quarum domini, etsi ad tanti furoris rabiemnon processerint, eas tamen contra catholicos munierunt, usque ad tertiam partem, vel usque ad mediam, pensatis excessuum quan- titatibus, diruantur, nec eleventur de castero, nisi, etc. NuUus autem eorum qui nominatim excommunicali sunt hac de causa, sive sint hceretici, sive ipsorum fautores, absolutionis beneficium assequatur, nisi personaliter ad apostolorum sedem accesserit, excepte mortis articule, etc. (Honor., lib. IX, Ep. cxlvi.)

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS V. 221

(L) Venientes Pratum, pro facto D. Imperatoris, bona Pate- rinorum et Paterinarum ibi morantium fecimus publicari, et do- mos eorum fecimus subverti et destrui, ponentes firmum bandum et raandatum ex parte D. Imperatoris, quicumque Pratensium vel de distiictu aliquid Paterinorum vel Pater Plinarum in domo sua receperit, consilium vel auxilium in verbo vel in facto eis dederit, et si potuerit eum capere et non ceperit, et si nuntio D. Impe- ratoris in bac parte aliquo modo contradixerit, vel et pro posse non obediverit, condemnamus eum in centum libras pisano- rum, etc.

(M) Il convient de dire que les papiers du Saint-Office ont été envoyés ou à l'évêché, ou à Rome, parce que les archives d'État en contiennent seulement quelques-uns parmi ceux qui appartiennent à Sainte-Marie-Nouvelle et à Sainte-Croix. Parmi ceuxdeSainte-Marie-Noùvelle, il y en a dix-neuf de l'année 1245, dans lesquels divers Consolés avouent qu'ils ont fait exprès de troubler les prédications des moines ; il existe aussi les sentences contre Pace et Barone, qui furent prononcées sur la place Sainte- Marie-Nouvelle, et parmi les témoins entendus, on rencontre Pierre de Vérone.

(N) On vénère à Forli le bienheureux Marcolino, qu'on prétend avoir été l'assassin de Pierre de Vérone, et qui ensuite se convertit. Peu d'années après, frère Thomas, dominicain, en faisant son panégyrique, dit que saint François avait reçu les stigmates de Dieu mort, mais que saint Pierre les avait reçues de Dieu vivant. Cette proposition mit en ébullition les Franciscains contre les Dominicains, et fut condamnée par le pape Nicolas V.

(0) Razzi {Vita di San Pietro martire) raconte qu"un jeune libertin de Florence, ayant vu à Santa Maria Novella un tableau représentant le martyre du saint, s'écria : « Ah ! si j'avais été là, je l'aurais frappé plus gaillardement, » et qu'aussitôt le blas- phémateur devint aveugle; mais qu'il se repentit, obtint son pardon et recouvra la vue.

DISCOURS YI.

Les Mystiques. L'Évangile Éternel.

Pendant que ces sectaires se fourvoyaient par suite de l'abus qu'ils faisaient de la raison, et opposaient à la ré- vélation et à l'autorité leur système de négation et d'exa- men, d'autres tombaient aussi dans l'erreur par l'abus qu'ils faisaient du sentiment, ce qui nous amène à traiter, en passant, des sectes mystiques et communistes. Le mysticisme consiste à apprécier la nature des choses di- vines, et à juger de leurs rapports avec les choses hu- maines, plutôt d'après le sentiment que d'après la raison. Les adeptes vont jusqu'à croire qu'ils se mettent en relation directe avec le monde des espriîs, sans tenir compte de la matière et des moyens ordinaires de con- naître. Le mysticisme dérive d'un des éléments de la nature humaine, de la foi ; mais il s'agit de cette foi qui, ne trouvant pas sa satisfaction dans le raisonnement, maudit et essaye d'anéantir le corps et la pensée pour chercher la paix dans la contemplation du monde supé- rieur; qui, se détachant de la terre, notre asile d'un jour, dirige les élans de l'âme vers la mort, et déroule, en attendant, les pages du livre des cieux.

Ces sortes d'aspirations ont leur berceau et leur siège en Orient, et particulièrement dans l'Inde, oij Dieu est le repos, tandis que chez nous il est l'activité (actus puris-

224 DISCOURS VI.

simus) ; là, Dieu est un principe dominant les êtres qu'il gouverne en exerçant sur eux une action continue; et cette idée est conforme aux instincts d'un peuple chez qui la volonté dirige jusqu'à l'intelligence.

Le christianisme qui, le premier, donna au monde la conception du Dieu personnel , et substitua dans le culte les idées aux passions et à leurs emblèmes physiques, ne fut cependant pas toujours exempt des excès, du mys- ticisme. La religion de Bouddha y fit sentir peut-être son influence dans ses débuts, et d'une manière plus sensible encore à l'époque des croisades, qui vit apparaître les Tem- pliers et saint François (A), chez lequel nous trouvons tant de ressemblances avec les pieux solitaires de l'Inde; mais ces ressemblances sont ennoblies chez le solitaire d'Assise par un amour désintéressé et fécond en œuvres. L'abbé A toutes les périodes de son histoire, le catholicisme eut

Joachim. . ,, . . , , . , , ••,» i

ses mystiques. Mais ce fut précisément a rage des croi- sades que se fit remarquer, au-dessus de tous, Joachim de Cosenza, en Calabre. Élevé à la cour de Roger, duc de Fouille, il fit le pèlerinage de Terre sainte, oii il passa un carême tout entier parmi les anachorètes du mont Thabor, se livrant aux exercices de la piété la plus fer- vente. De retour dans sa patrie en 1183, Joachim prit l'habit des Cisterciens au monastère de Corazzo, puis ob- tint d'être dispensé de l'office , afin de pouvoir se donner tout entier à la méditation de la Bible : il écrivit, sur les instances des papes, divers traités de théologie. Aspirant à mener une vie plus austère, il fonda, à Flora, entre l'Albula et le Neto, dans les replis de la Sila, une célèbre abbaye, à laquelle il donna une règle d'une rigueur nou- velle, qui fut approuvée par Célestin IV, et étendue à un grand nombre de couvents. Entendant parler de loin des

LES MYSTIQUES. 225

vicissitudes du monde, il les comparait et les expliquait à sa manier e avec l'exaltation causée par le jeûne et la discipline, et développait des thèmes prophétiques sur le ton de l'Apocalypse. Ils étaient recueillis par le moine Ranieri, son unique compagnon ; celui-ci les faisait, sous forme de psaumes, circuler dans le monde, qui les rece- vait avec cette avidité ordinaire aux époques critiques, chacun aspire à lire dans l'avenir un dénoùment*. Joa- chim jouit plus tard d'un certain respect et d'une cer- taine créance à raison de ses prophéties, que saint Thomas regardait plutôt comme provenant d'une fmesse de discernement que d'une lumière surnaturelle. Richard Cœur de Lion, partant pour la croisade, alla le consulter. L'impératrice Constance voulut se confesser à lui ; enfin, à son abbaye, il vécut jusqu'en 120î, il reçut d'abon- dantes largesses de Frédéric II lui-même. Il fut censuré parle concile de Latran, en 1215, pourcertair.es opinions sur la Trinité, en opposition avec celles de Pierre Lom- bard (B) ; mais, ayant demandé qu'on examinât tous ses écrits, il déclara qu'il rétractait tout ce qui ne serait pas approuvé.

Et ses écrits sont nombreux : la Concordance entre lenou- veau et l'ancien Testament ; un ouvrage sur la sibylle Ery- thrée et sur le prophète Merlin; le Psautier des dix cordes^ ou commentaire sur Jérémie, Isaïe et les autres prophètes. Le caractère de ces ouvrages était de présenter au lecteur non-seulement la justification, mais encore la glorification de la vie monastique, et de la faire apparaître couime une sorte de rénovation sociale, ordonnée d'avance par la Providence. L'abbé Joachim disait dans l'un de ses ou-

(1) Sa vie se trouve aux Acta Sanctorum à la date du 29 mai.

I -15

226 DISCOURS VI.

vrages : « Dieu a divisé le monde en trois époques suc- « cessives; dans la première, l'action du Père se manifeste « par l'entremise des patriarches et des prophètes; dans « laseconde, celle du Fils s'exerce par l'intermédiaire des « apôtres et des disciples ; dans la troisième , le Saint- « Esprit exercera son influence au moyen des ordres re- « ligieux. 3>

Il était naturel que ces livres reçussent un accueil pas- sionné de la part des Frères Mineurs : recopiés, interpré- tés, exagérés, ils étaient discutés en public, et on compte parmi leurs propagateurs, des apôtres de renom, comme Hugues de Montpellier et Rodolphe de Saxe ; on alla même jusqu'à déclarer que le Nouveau Testament n'avait pu conduire les âmes à la perfection; qu'on ne devait pas imiter Jésus-Christ, quand il prit la fuite ou quand il se cacha, quand il but du vin et quand il mangea de la viande, quand il posséda de l'argent; enfin, que le premier devoir de l'homme spirituel était de pratiquer la pau- vreté volontaire.

On en venait ainsi à condamner les biens ecclésiasti- ques, et, par une transition facile, à abolir la hiérarchie et les fonctions sacerdotales. Des moines, qui n'apparte- naient à aucun ordre, erraient à travers l'Italie, prêchant l'humilité et la pauvreté, comme si ces deux vertus eus- sent suffi à constituer l'homme dans un état de sainteté tel que celui qui est requis pour conférer les sacrements et pour lier et délier les consciences.

Bien que l'abbé Joachim n'eût pas fixé de temps pour l'accomplissement de ses prophéties, cependant, de ses textes torturés en tous sens, pour en tirer des applica- tions actuelles, on déduisait que l'année 1260 serait pré- destinée pour le nouveau règne de Dieu; que Frédéric II

LES MYSTIQUES. 227

devait mourir à cette date, que l'antechrist apparaîtrait comme prédécesseur immédiat de la nouvelle époque reli- gieuse. Toutefois, la mort de Frédéric arriva dix ans plus tôt; mais l'inaccomplissement des prophéties ne suffit pas pour désillusionner les adeptes; plus tard, elles servirent aux nécromanciens; il en est qui sont encore en vogue de nos jours, et elles ont des croyants qui en attendent l'ac- complissement. LesunsfontdeJoachim un saint «doué de l'esprit prophétique ; » d'autres, un imposteur ; d'autres, un fou; quoi qu'il en soit, on doit le faire figurer dans l'his- tuire comme le chef du mysticisme, qui a coninué après lui avec Jean de Parme, Gérard de San Donnino, Ubertin de Casale, frère Dolcino, et les mystiques allemands. Beaucoup de Franciscains passèrent à cette école, en- Les

A / ,-1 / 1 7-1 1 Fraticelles.

traînés qu ils étaient par le mépris des choses terrestres et par l'amour des choses immatérielles, qui apparais- saient fci prononcés chez leur fondateur. La règle de saint François imposait de telles austérités, que quelques-uns de ses disciples la jugèrent d'une observance impossible et meurtrière. Guillaume de Saint-Amour et Siger, très-sa- vants scolastiques de Paris, composèrent un libelle contre les Ordres Mendiants, et le présentèrent au pape Clé- ment IV. Le souverain pontife le transmit à maître Jean de Verceil pour l'examiner à fond, et ensuite y faire faire une réponse par Thomas d'Aquin. Il résulte, de la réfu- tation faite par ce dernier, que déjà on reprochait aux moines les fautes qu'on leur imputa plus tard, fautes qui constituent leur mérite auprès du peuple : tels que leur vêtement grossier, les œuvres de charité, le ton vulgaire de leur prédication, l'étroite union qui règne entre eux, l'opposition qu'ils font aux sectaires, et l'ardeur qu'ils déploient à la défense de leur Ordre; sans compter qu'on

228 DISCOURS VI.

faisait peser sur l'Ordre tout entier les défauts de l'un de ses membres.

Vint ensuite le pape Nicolas ÏII, qui, ayant connu per- sonnellement saint François, et ayant reçu de lui la pré- diction de son exaltation au siège pontifical, crut devoir expliquer que les frères Mineurs étaient îenus d'observer l'Évangile et de vivre dans les liens de l'obéissance, de la chasteté, de la pureté. Il déclarait, en outre, que le dé- pouillement total des biens en vue de Dieu était un acte méritoire ; que le Christ l'avait enseigné par sa parole et confirmé par son exemple; que les apôtres l'avaient mis en pratique ; qu'en se conformant à leurs règles, les Fran- ciscains ne se rendaient pas coupables de suicide, et ne tentaient point Dieu, pourvu que leur confiance absolue en la Providence ne leur fit pas repousser les moyens que suggère la prudence humaine K

Quand intervint la décision pontificale, les adversaires se calmèrent: mais il y eut quelques religieux parmi les Mineurs qui en prirent occasion de prêcher un mysticisme fanatique, affirmant, d'une part, que la règle de saint François était le vrai Évangile, et de l'autre, qu'elle com- mandait un dépouillement si com^plet, que les Frères devaient en venir à n'avoir que le simple usage des choses nécessaires à la vie.

Pierre Jean d'Oliva, originaire de Sérignan en Lan- guedoc, devenu Franciscain à l'âge de douze ans, se consti- tua l'apôtre de cette doctrine, tant pour désapprouver le» condescendances de frère Mathieu d'Aquasparta, général des Franciscains, qui les avait laissés se relâciier, que pour opposer un vigoureux contraste à l'Église riche et

(1) Constitution Exiit qui scmina', VI' dos Décrétales, tit. De verbo- rinn significationc.

LES MYSTIQUES. 229

mondaine, que les Frères Mineurs étaient destinés à ré- générer (G). Ses adversaires l'accusèrent de s'être laissé emporter par son zèle jusqu'à l'hérésie; accusation dont Wadding, annaliste des Mineurs, veut le justifier; mais Jean XXII condamna, comme entachées d'hérésie, les gloses que Jean d'Oliva écrivit sur l'Apocalypse, vers Tan 1278, Néanmoins, il fut vénéré comme un saint par une foule de prosélytes qui professaient que l'homme peut atteindre un degré de perfection il devient im- peccable et apte à jouir de la béatitude aussi bien en cette vie que dans l'éternité.

Frédéric II, toujours mal disposé pour le Saint-Siège, accueillit les disciples persécutés de ce Jean d'Oliva, qui se choisirent en Sicile pour chef Henri de Ce va; ce fut pour l'empereur une occasion nouvelle de déclarer que l'Église était devenue une synagogue, son pasteur un îoup, et qu'une réforme était imminente.

Au milieu de ces débats, quelqu'un ayant avancé que Jésus-Christ et ses apôtres, pour marcher dans la voie de la perfection, avaient voulu ne rien avoir en propriété, cette proposition fut rejetée par les Dominicains et par d'autres, tandis qu'au contraire elle fut soutenue par les Franciscains, notamment dans un chapitre général tenu à Pérouse. Mais, comme la règle de ceux-ci passait pour être une vraie application de l'Évangile, il en résul- tait que, sous une autre apparence, reparaissait le même thème du dépouillement absolu. Ce n'était au fond qu'un excès d'ascétisme, mais les adversaires en profitaient pour attaquer la possession des biens ecclésiastiques; aussi la proposition fut-elle condamnée par le pape Nicolas IV. Les Mineurs envoyèrent, pour la soutenir auprès du pape, le frère Bonagrazia de Bergame, porteur d'une lettre de

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frère Michelino de Gésène, maître général de l'Ordre, et s'obstinèrent dans leur opinion même après que le pape eut prononcé contre eux. Michelino , mandé à Avi- gnon, oij résidait alors la cour pontificale, hésita à s'y rendre, puis s'enfuit tout à coup, et se réfugia, après son apostasie , auprès de l'empereur. C'était alors Louis le Bavarois, brouillé avec le pape Jean XXII , parce que celui-ci refusait de le reconnaître, déclarait l'Italie sou- straite à la juridiction impériale, en sorte qu'elle ne pouvait être, ni incorporée, ni inféodée à l'empire (1324). De son côté, l'empereur prononçait la déchéance du pape, en lui donnant des épithètes très-injurieuses, et en invitant tous les juristes et les théologiens à secouer le joug de la cour pontificale. Les Frères Mineurs restèrent, par suite, les plus grands adversaires de la faculté de théologie de Paris et du pape, qui fut par eux déclaré hérétique dans un chapitre tenu à Pérouse, en 1322, Le frère Michelino écrivit contre le pape des libelles, et fit un commentaire satirique sur ce pontife, dans un ouvrage qu'il abrégea depuis, sur les instances de l'empereur, afin de le pro- pager, et dans lequel il soutenait que, même sans con- cile, 00 pouvait déclarer le pape déchu et hérétique. Mi- chelino fut excommunié par ses frères et par le pape; mais quelques-uns de ses disciples, ayant pénétré dans Florence à l'aide de la protection de l'empereur, y tin- rent, pendant la nuit, des conciliabules secrets, ce qui leur valut la publication d'un statut dirigé contre « celte dé- testable génération qui voulait masquer la fausse doctrine sous la douceur de dénominations en apparence favora- bles et religieuses, pour mieux tromper les simples ^ »

(1) Borghini, Trattato délia Chiesa e vescovi fiorentini. (Traité de l'Église de Florence et de ses évêques.)

LES MYSTIQUES. 231

Le fameux peintre Giotto composa contre eux une canzone qui commence ainsi :

« Il y en a déjà beaucoup qui louent la pauvreté ; »

Gruido Cavalcanti, philosophe et poète , ami de Dante, fait allusion au même sujet dans une canzone, lorsqu'il dit :

« 0 pauvreté ! comme tu sers de masque à la haine et aux vices, tout opposés aux vertus que tu repré- sentes! »

Et Antoine Pucci, dans deux de ses sonnets , flagelle ainsi leur hypocrisie :

« Il est bien vrai qu'ils ne touchent point à l'argent, mais ils le mettraient en sac avec leurs cinq doigts.... Ils ne mangent pas de viande sur l'assiette, afin qu'on ne la voie pas; mais dès qu'elle est arrangée en tourte ou hachée au fond d'un plat, alors ils peuvent en manger en toute sécurité. »

Et le bienheureux Jean de Catignano écrivait au Flo- rentin Guido de Neri : « Je n'ai plus rien à te dire main- tenant, si ce n'est de te délier de ces membres de l'An- téchrist, c'est-à-dire de ces Fraticelles hérétiques, qui ont déjà trompé beaucoup de gens et en trompent encore un si grand nombre. «

Ils envoyèrent au pape Gélestin V, qui avait un certain penchant pour la vie cénobitique, Liberato et Pierre de Macerala, pour lui demander la permission de vivre avec toute l'austérité possible, et partout il leur plairait d'aller, et cela sans qu'on pût les inquiéter. Le souverain Pontife répondit à leur demande en leur accordant de se constituer en une nouvelle congrégation, dites des Er- mites Gélestins. Ils se tirent remarquer ensuite par leurs exagérations , ayant pris un habit et un capuchon parti- culiers , comme le firent Pierre de Macerata et Pierre de

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Fossombrone, réforme contre laquelle protestèrent tous les couvents. C'était surtout dans le diocèse de Pise et dans le pays situé entre les monts du Vecchiano et de Calci, que les Fraticelles menaient la vie la plus rigou- reuse, opposant à celle qu'ils appelaient l'Église domi- nante, riche, charnelle et pécheresse, une autre Église frugale, pauvre et vertueuse; ils soutenaient enfin que le pape lui-même ne pourrait pas accorder aux Franciscains la faculté de posséder un grenier et une cave (D). Les par- tisans de cette doctrine étaient Conrad d'Offida, Pierre de Monticolo, Thomas de Trévise, Conrad de Spolète.

Grâce à ces débats, les Mineurs acquirent peu à peu un esprit de subtilité contraire à l'intention toute pratique de leur fondateur ; et, pour n'en rien dire de plus, on vit pulluler chez eux une foule de questions à tout le moins oiseuses, telles que celles-ci : La règle oblige-t-elle sous peine de péché mortel ou seulement sous peine de péché véniel? astreint-elle à observer les conseils renfermés dans l'Évangile, au même titre que les préceptes ? enjoint- elle de se soumettre aux admonitions ainsi qu'aux ordres formels? De là, on n'eut pas de peine à en venir à épilo- guer sur le Décalogue et sur l'Évangile; et outre la querelle toujours ardente sur l'immaculée conception de la Vierge Marie, les Mineurs en eurent une autre avec les Domini- cains, sur la question de savoir si le sang de Jésus-Christ, qui avait coulé lors de sa passion, ne restait pas moins hypostatiquement uni au Verbe.

Le pape avait accordé aux Franciscains conventuels la permission de posséder; et voilà que les Fraticelles se mirent à lui dénier le droit d'interpréter la règle de saint François, et à souteuir qu'eux seuls étaient en pos- session du vrai sacerdoce. A eux seuls, disaient-ils, ap-

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partenait le pouvoir de lier et de délier les consciences, à eux l'imposition des mains pour répandre les dons du Saint-Esprit; suivant eux, on ne doit rendre de culte qu'à Dieu seul, et la prière est plus efficace quand on la fait dans un état de complète nudité. Ils condamnaient le tra- vail pour vivre , s'appuyant sur le principe fondamental de la liberté de Vesprit, qui, disaient-ils, lorsqu'il est en union avec Dieu, fait que l'homme ne peut plus pécher, comme aussi il ne peut plus faire de progrès dans la vertu: cette doctrine conduisait tout droit au quiétisme.

Tous ces sectaires , les Béguins , les Begghards ou Bi- gots, les Zélés et les Enfants de l'Évangile, rentrent dans la secte des Fraticelles de la pauvre vie ou Frères spirituels, qui eut pour règle VÉvangile éternel, et qui considérait pour son fondateur l'abbé de Flora, Joachim. Ils élurent même un pape, et il n'y eut pas de scélératesse qu'on ne leur ait imputée. Ils attaquèrent en fait les bases fonda- mentales de la foi et de la justice; ils nous offrent un spé- cimen antique du communisme ; et les habitudes de résis- tance et d'orgueil qui se forment naturellement dans une vie d'une austérité excessive comme la leur, les firent de- venir les détracteurs acharnés du Saint-Siège. Il existe dans la bibliothèque Palatine de Florence un manuscrit sans titre, composé par un sectateur des Fraticelles, à une époque assurément postérieure à Jean XXII, et qui ren- ferme l'exposition de leur doctrine. « Quelle est l'Église dont il est question au symbole de la foi, il est dit : Je crois à la sainte Église catholique ? Remarquez bien que cette Église est appelée sainte, à la différence de celle qui ne vit pas saintement, mais dans le vice. Elle est appelée catholique, à la différence de celle qui s'est égarée en dehors des sentiers de la foi et des bonnes mœurs. Elle

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est dite une, à la différence de l'Église des méchants et des hérétiques.... Avant toutes choses, il faut chercher la foi. Dans cette dernière Église, de deux choses l'une : ou le Christ y demeure, ou il en est absent. Si le Christ y ha- bite, cette foi doit être choisie parce qu'il y demeure; s'il n'y habite pas, ou bien c'est le peuple qui est devenu per- lide et inique, ou bien c'est le maître, c'est-à-dire le pré- lat, qui est devenu hérétique, ou qui a défiguré ou souillé la demeure de l'Église du Christ, et alors il faut la mé- priser , et il faut la fuir comme un lieu fréquenté par les hérétiques, comme une synagogue dont Satan est le chef.» Puis ce symbole inflige un blâme à Jean XXII, « ce faux pape qui ouvrit le puits de l'abîme à un grand nombre d'hérésies, » et il termine ainsi : «■ Il faut chercher l'arche de Noé et tacher d'y entrer, c'est-à-dire qu'on doit rechercher et suivre ce petit nombre de disciples de saint François et sa doctrine évangélique, afin de pouvoir échap- per à ce déluge des faux rehgieux, persécuteurs et des- tructeurs de la vie évangélique. » On pourrait composer tout un livre curieux, en notant les erreurs sociales qui, dans tous les temps et dans tous les pays, se mêlèrent aux erreurs religieuses : ce travail donnerait la raison de beaucoup de persécutions qui s'attaquaient, en réalité, bien plus à l'erreur sociale qu'à l'erreur dogmatique.

Le pape Jean XXII condamna les Fralicelles, en faisant cette réflexion, que * ainsi va le monde : d'abord l'àme infortunée se gonfle d'orgueil, ensuite elle va à la dispute, de la dispute au schisme, du schisme à l'hérésie, de l'hérésie au blasphème en suivant la pente d'un malheu- reux progrès, et enfin elle roule au fond de l'abîme. » De vint que ce pape eut à subir les diatribes de plusieurs écrivains qui prétendirent même le faire passer pour

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hérétique ; mais Jean XXII, dans sa sagesse, se disait à lui-même que si « la pauvreté est une grande vertu, la chasteté est plus grande encore, et que l'obéissance l'em- porte sur toutes deux^ » Boniface VII [ combattit ces hérétiques avec une grande vigueur, et comme peu après les Templiers furent aussi abolis, on en conclut que les papes prenaient ombrage des aspirations que les ordres monastiques manifestaient pour la domination spirituelle et temporelle. Cependant, il faut reconnaître que Boni- face favorisait les Franciscains, en les mettant en dehors de la juridiction des évéques pour les placer sous celle de leurs prieurs, qui pouvaient juger leurs différends sans se conformer aux prescriptions du droit, mais d'après les constitutions de l'ordre. Il confirma la bulle Mare magnum, dans laquelle étaient résumés tous leurs privilèges, et il leur accorda le pouvoir de prêcher partout, même sans la permission de l'évêque, ce qui déplut souverainement aux évêques et aux curés.

Quant aux Fraticelles, Boniface rendit contre eux une sentence d'hérésie dans sa fameuse bulle Nupei' ad auclien- tiam, qui reconnaissait au pape seul le droit de lier et de délier. Il fit procéder contre eux à une enquête, et chargea de les poursuivre frère Mathieu de Ghieti, principale- ment dansjes Abruzzes et dans la Marche d'Ancône. Ainsi s'explique la haine mortelle que ces sectaires por- tèrent à ce pape; et, si quelques-uns se bornèrent à dire de lui tout le mal que les historiens vulgaires ont ensuite répété, et que Dante a immortalisé dans ses vers, d'autres allèrent jusqu'à élire un antipape. Cinq prêtres

(1) Bulle Quorum exigit, dans les Extravagantes, tit. De verborum significatione.

Gérard

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Fratricelles et treize Béguines firent l'éleclion d'un cer- tain Dedodicis, un de leurs frères originaire de Provence, en excitant le peuple contre Boniface qu'ils disaient illégalement élu, attendu la nullité de l'abdication du pape Célestin. Ils allèrent ensuite chercher un refuge dans une île de l'archipel, en Grèce et en Sicile, chantant partout un hymne qui commençait ainsi : Réjouis-toi, 0 Eglise plongée dans la prostitutio7i ! et s' agrégeant sur leur passage tous ceux d'entre les Franciscains qui dési- raient suivre une règle plus austère. Par les dehors d'une perfection plus achevée , ils s'attirèrent l'estime du vulgaire, et tinrent à Gênes, en 1310, un chapitre gé- néral qui fut présidé par le mystique Ubertino de Casale, alors leur supérieur, segareiia. Gérard Segarella, frère mineur de Parme, voué à la contemplation, regardant un jour un tableau ^oii les apô- tres étaient représentés enveloppés dans leurs manteaux, portant une grande barbe et des sandales aux pieds, s'ima- gina qu'il devait les imiter dans la manière de se vêtir et jusque dans le mode de circoncision en usage chez eux. Il se faisait envelopper de langes comme un enfant, et couchait dans une étable comme le Christ; il déclarait que tout devait être mis en commun, m.ême les femmes; que l'homme ne pouvait rien posséder en propre», ni exercer aucune magistrature ; enfin , que les âmes dont le salut est assuré ne peuvent jouir de la vision béatifique de Dieu, avant le jugement universel. Il se forma des disci- ples qui se dirent Apostoliques ; et, ayant vendu tout ce qu'il possédait, il jeta du haut des remparts de Parme l'argent qui en provenait à une vile populace de joueurs; il s'en allait enfin, prêchant les multitudes, traité ici de saint, ailleurs de sentine de tous les vices. L'évêque Opi-

Frère

LES MYSTIQUES. 237

«Gre îe lit arrêter (1280), et le tint enfermé dans son évêché comme dans une prison courtoise; il devint fou ou se fit passer pour tel, servit de jouet à la valetaille, puis exilé, et enfin réclamé et poursuivi en justice par le frère Manfred, il fut brûlé le 18 juillet 1300.

Herman Pungilupo, de Ferrare, condamné plusieurs fois par les inquisiteurs, se rétracta, et reçut les hon- neurs de la sépulture ecclésiastique ; mais, au bout de Irente et un ans, ses restes furent exhumas du cimetière consacré, et les ossements dispersés, par ordre de Boni- face VIII.

Frère Jacopone, de la maison Bénédetti de Todi, habile dans le droit et dans la poésie, s'abandonnait aux dou- ^'^'^°^°^^ ceurs de la renommée et aux plaisirs du monde, lorsque dans une fête, sous les débris d'une tribune qui s'écroula, il vit expirer son épouse chérie, femme d'une grande beauté. On irouva sur le corps de celle-ci un grossier cilice qu'elle portait sous ses vêtements afin de se protéger contre les dangers auxquels l'exposait la volonté de son mari mondain. Frappé de cette mort et de cette pénitence, Jacopone se donna tout enlier au service de Dieu, re- nonçant à tous ses biens et même à la gloire. Il se faisait passer pour un imbécile, et s'attirait ainsi les risées du peuple en se montrant à lui tantôt à demi nu, marchant à quatre pattes, tantôt la corde au cou, commie s'il eût été une bète de somme; tantôt le corps oint de miel, i! se roulait dans la plume et en reparaissait ensuite couvert comme un oiseau. Il allait aussi sur les places publiques s'offrir comme un servant d'hôpital; et un passant lui ayant donné des poulets à porter chez lui, Jacopone part et les jette dans le sépulcre de cet homme comme dans sa véritable demrure. Une fois il achète les entrailles

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de chevreau pour s'en nourrir ; puis, se prenant à re- gretter ce qu'il avait fait, il les suspend à la porte de sa cellule, et en flaire l'odeur empestée : lorsque les autres religieux le découvrent en train de savourer cette puan- teur, il leur avoue sa gourmandise, afin de s'attirer leurs réprimandes*.

Aussi le regardait-on comme un fou; mais pour se faire admettre chez les Franciscains, il voulut démontrer qu'il ne l'était pas, en composant un beau traité sur le mépris du monde. Ses écrits, en prose et en vers, qui appartiennent aux premiers essais de la langue italienne, respirent un parfum exquis de naïveté populaire, bien que l'ardeur de sa piété et ses visions mystiques rendis- sent son style parfois obscur, parfois même inconvenant.

Au milieu des rusticités de son langage, nous trouve- rions beaucoup d'or, si c'était le moment de le recueillir.

c Que celui qui veut aimer Jésus vienne avec nous lui a faire fête, et au milieu de la forêt il lui pourra parler.

« Que celui qui veut être sauvé par le Sauveur Jésus, « verse d'abondantes larmes sur ses fautes, sur chacun « de ses péchés.

« Qu'il verse d'abondantes larmes sur chaque coupable « erreur qu'il a commise ; et, que d'un cœur contrit,

« Il implore son pardon, après s'être repenti et bien « confessé. Qu'au milieu de ses pleurs, il s'écrie : 0 Sei- « gneur, je te demande grâce, moi qui t'ai si souvent « offensé.

« Ah! misérable pécheur que tu es, daigneras-tu oc me suivre, moi qui t'ai racheté î C'est moi qui sur la

(1) Voir Wading, Ann. Minor., t. V, ad an. 1298 , 24, et 1306, n-S.

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« croix et par de cruels tourments, t'ai racheté de mon Œ sang.... j>

Nous lui devons le Stabat Mater, prose qui n'a pas sa pareille pour la profonde douleur qu'elle exprime, chant populaire dans toutes les contrées d'Italie depuis bientôt cinq siècles, qui a été mis en musique par les plus célè- bres compositeurs modernes, Palestrina, Hayden, Gliick et Hândel. Pergolèse en fit le sujet d'une partition dans sa dernière maladie, et Rossini la choisit aussi pour thème après ses plus magnifiques triomphes (E).

Jacopone se soumit avec peine à la sentence de Boni- face, et parla de lui avec colère. Il s'apitoya sur le sort des Colonna comme sur des gens persécutés, et composa un cantique qui débute ainsi : L'Eglise pleure, elle pleure et se lamente, et un autre : 0 pape Boniface, quel rôle tu as joué dans le monde !

Après la prise de Palestrina , Boniface le fit jeter dans un fétide cachot, chargé de fers et condamné au pain et à l'eau; il fît alors ce cantique : 0 joie de mon cœur, toi qui me fais chanter d'amour. On dit que le pape lui ayant de- mandé : « Quand sortiras-tu de prison ? « Jacopone lui aurait répondu : « Quand vous y entrerez, saint-père. » Il en sortit en effet à la captivité de Boniface, et vécut jusqu'en 1306. A l'article de la mort, comme ses frères l'exhortaient h recevoir les sacrements, Jacopone ne ces- sait de leur dire que son heure n'était pas arrivée, et comme ils insistaient pour qu'il ne mourût point comme un juif, s'étant recueilli en lui-même, il leur dit:

« Je crois en Dieu, Père tout-puissant, seul Dieu en « trois personnes, qui a fait l'univers du néant, et je « crois en Jésus-Ghrist son Fils, qui est de la Vierge « Marie, a été crucifié, est mort et a été enseveli,

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« après avoir souffert toute espèce de tourments et de « peines. »

Ses confrères lui ayant répliqué qu'il ne suffisait pas de croire, qu'il devait aussi recevoir les sacrements, Ja- copone leur répondit qu'il voulait attendre le frère Jean de l'Âlverne. Or, ce religieux était bien loin de Collazone et ne savait rien ; aussi fut-ce une raison de plus pour eux d'insister près de frère Jacopone, qui se mit alors à réciter un cantique dont nous reproduisons quelques fragments.

« 0 âme, bénie par le souverain Créateur, regarde ton « Seigneur qui tend vers toi ses mains clouées.

a Regarde ses pieds ouverts que le clou a percés, ce a corps déchiré par les verges. Souviens-toi qu'il était « beau par-dessus toutes les créatures, et sa chair sans « tache dépassait toute perfection.

a Le vois-;u, tout couvert de plaies, étendu pour toi (' sur le bois, expiant ton péché ! Il est mort, le doux Sei«B «r gneur, pour fintroduire dans son royaume; c'est pour a toi, ô âme, qu'il a voulu être crucifié ; contemple-le bien « et fais de lui tes délices. »

A la même époque, il composa aussi un délicieux can- tique en l'honneur de la Vierge :

« 0 Marie, Vierge toute belle, toi qui nous sers d'échelle « et de guide pour parvenir à la hauteur des cieux, « soulève le voile qui aveugle si fort notre pauvre petite « âme.

« Vierge sainte, épouse de ton Père, tu es la mère et la « iille de Dieu. 0 charmante petite demeure, dans la- « quelle est venue se reposer Celui que les cieux ne peu- « vent contenir, viens maintenant à mon aide et conseille- « moi contre les ténébreuses embû 'hes dont fourmille le

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« monde : je t'en supplie , sauve-moi de ces embûches « avant que je meure, ô Vierge chère et toute belle.

« Donne-moi la foi, l'espérance et la charité, la con- te naissance de moi-même. Fais que j'aie la douleur et la « contrition devant Dieu des péchés que j'ai commis. « Tiens-toi toujours à mes côtés, afin que je ne tombe <t plus dans l'abîme des misères humaines; enfin, au su- Œ prême passage guide-moi vers les célestes demeures. »

Le lecteur voudra bien nous pardonner de nous être arrêté quelque peu au milieu de ce jardin poétique; ce ne sera pas la dernière fois. Car, partout oii nous nous apercevrons qu'on veut contester à l'homme une partie de ses facultés 'pour le réduire à la pure raison, nous voulons raviver les titres du sentiment; nous en appelle- rons au beau, non contre le vrai, mais pour venir en aide au vrai.

L'ordre des Mineurs était attaqué principalement (phénomène ordinaire) par d'autres Ordres religieux et par le reste du clergé, et si nous lisions les accusations lancées contre l'un ou l'autre, on pourrait se croire re- venu à ces temps d'universelle délation, qu'on vit à la décadence de l'empire romain, et dont le journalisme mo- derne nous rend aujourd'hui le spectacle. On ne peut nier que saint François n'ait détourné ses disciples de l'instruction : Non curent^ nescientes literas, literas discere; mais ils ne restèrent pas longtemps sans s'appliquer à l'élude et sans fonder des écoles ; il s'établit même entre eux et les Dominicains une sorte d'émulation dans les controverses théologiques, et ils occupèrent des chaires à l'Université de Paris. Les vieux docteurs en prirent om- brage, ainsi qu'il arrive ordinairement, et on vit naître chez les professeurs de cette Université un terrible litige,

1 16

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auquel prirent part saint Louis et les papes Innocent IV et Alexandre IV ; litige qui ne se termina pas sans occa- sionner des tumultes de rue et des rixes sanglantes. Les Franciscains proclamèrent la liberté de l'enseignement et se firent les champions de ce droit ; mais ce ne fut pas sans s'attirer la haine des vaincus, qui trouvèrent le mo- ment favorable pour l'exhaler, lorsque apparut YEvangile éternel. L'Évangile Cet ouvrage qui fit tant de bruit, ne nous est pas par- venu, et nous ne saurions attacher une sérieuse impor- tance à l'extrait qu'en donne le chroniqueur Herman Carnero; c'était un dominicain, et par suite un ennemi*. On a voulu l'attribuer à l'abbé Joachim, par ce motif qu'on y rencontre, ainsi que nous l'avons dit en parlant de lui, cette prétention à la perfectibilité successive, même en ce qui regarde les doctrines révélées, et cette assertion, à sa- voir que l'Evangile éternel est supérieur à l'Ancien et au Nouveau Testament. Suivant ce livre, le Nouveau Testa- ment devait finir en 1260, pour être remplacé par le nou- vel Évangile qui serait tout esprit; le pape n'était pas chargé d'exposer le commentaire spirituel de l'Écriture sainte, mais seulement d'en expliquer la lettre. Dieu com- blerait de bienfaits même les Hébreux qui auraient per- sévéré dans l'erreur. On doit excuser le schisme des Grecs qui marchent plus selon l'esprit que les Latins, et qui, pendant que le Fils opère le salut de ces derniers, seront eux-mêmes sauvés par le Père. Le Christ et les apôtres n'atteignirent jamais la perfection de la vie contempla- tive. La vie active a aidé l'homme jusqu'au temps de Joa- chim; mais ensuite elle est devenue inutile, et la contem-

(1) On le trouve H ns Eccani, Corp. hist., t. II, p. 849.

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plation seule reste efficace. Les prédicateurs de la nouvelle secte religieuse, persécutés par le clergé, passeront a.ux infidèles, et il est à craindre qu'ils n'excitent ces derniers à faire la guerre à l'Église romaine. Les Ordres mendiants sont prédestinés à accomplir la transformation religieuse du monde, en se mettant à la place du clergé séculier, et en réformant la vie des chrétiens.

Cette aspiration à la suprématie, appuyée sur les preuves qui seules avaient une valeur alors, les preuves théologiques, offusqua les docteurs de l'Université de Paris, et Guillaume de Saint-Amour, déjà l'ennemi juré des Frères Mendiants, écrivit un ouvrage intitulé : De periculis novissimorum temporum, dans lequel il traitait si mal ces Ordres religieux qu'il allait jusqu'à nier que dans leur sein on pût parvenir au salut.

Les excès sopt toujours provoqués par des excès : ainsi va le monde; et Y Evangile éternel fut dénoncé au pape comme un ouvrage débordant d'impiétés et de l)las- phèmes.

Jean de Parme, général des Mineurs, que beaucoup de personnes ont cru être l'auteur de ce livre, professa tou- jours une grande vénération pour l'abbé Joachim; aussi, quand il entreprit de le faire béatifier, il alla à Paris dé- fendre ses frères devant l'Université, et fit pour eux un acte de soumission dont voici la conclusion : « Vous êtes nos seigneurs et maîtres ; quant à nous , nous sommes vos serviteurs, vos fils, vos disciples; si nous possédons quelque science, c'est à vous que nous voulons en attri- buer le mérite. Je me soumets en personne, et au nom de mes frères qui sont sous mes ordres, à votre disci- pline, à votre correction ; nous sommes entre vos mains, faites de nous ce qui vous paraîtra le mieux. »

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Alexandre lY condamna les deux livres ; et Guillaume de Saint-Amour, quod in electis maculam imponere voluit, fut banni, à perpétuité, de Paris.

Quel fut l'auteur de V Evangelium seternura? Personne ne le sait, pas même le rédacteur du bref de censure. Frère Salirabene de Parme l'attribue à frère Gérard de Borgo San Donnino, Mineur, lecteur de théologie à Paris, et amateur passionné des doctrines de l'abbé Joachim de Calabre ; et il ajoute qu'il Ta connu pour un homme rempli de capacité et de vertu, jusqu'à ce qu'ayant donné dans ces erreurs, il finit par perdre tous ses mé- rites.

Ne pouvant plus , par suite d'une défense expresse, ni enseigner, ni prêcher, ce Gérard de Borgo San Donnino fut mis par kBS Mineurs dans une prison il vivait du pain de la Iribulalion et des larmes de l'angoisse; néan- moins, malgré les admonitions de saint Bonaventure, il ne voulut point abandonner l'erreur; et, étant mort dans sa prison, on l'ensevelit dans un coin du jardin (F), ri-aroitif.o. Angelo, homme du peuple et illettré, originaire de la vallée de Spolète, avait rassemblé autour de lui un grand nombre de Fraticelles. Frère Dolcino et Marguerite de Trente sa femme prêchaient aux environs de Novare, lançant des invectives contre toute autorité ecclésiastique, faisant disparaître toute espèce de retenue entre les sexes, et permettant le parjure en matière d'inquisition, même le vol, à ceux à qui on refuserait l'aumône. Ils at- tirèrent à leur suite des milliers de prosélytes, jusqu'à ce que, sur l'ordre de Clément V, ils furent cernés et faits prisonniers. Dolcino fut mis en pièces et Margue- rite fut condamnée au bûcher avec soixante de leurs dis- ciples f G).

LES MYSTIQUES. 245

Clément V conjurait Rainier, évêque de Crémone, d'ex- p^ows tirper cette funeste semence, et il excommunia ces héré- p»'*""»- tiques au concile de Vienne. 11 s'ensuivit des soulève- ments jusqu'à Narbonne , en Sicile , et en Toscane ; cependant les Fraticelles persistèrent à demeurer à l'état de contumaces , et en appelèrent au futur concile , qui les condamna définitivement.

Le statut de Florence, livre III, rubrique XXXXl, est tout entier rédigé contre les Fraticelles. Ils étaient encore nombreux à Sienne au temps de sainte Catherine, qui as- sista à leur défaite par les Dominicains, et un nombre considérable d'entre eux abjurèrent leurs erreurs, ie 26 mai 1315, jour de la Pentecôte ^ Nous voyons aux ar- chives d'État à Florence, parmi les manuscrits de Sainte- Croix, une lettre du 5 février 1322, adressée par le vicaire général de Lucques au pape, pour l'assurer qu'en cette ville le tiers ordre vivait toujours selon les préceptes de la foi catholique, sans avoir la moindre participation à l'hérésie des Béguins de Narbonne et à leurs désordres.

Nous savons que maître François de Pistoie fut brûlé a Frère Michel

^ de la

Venise en 1337, comme l'un des Fraticelles les plus in- '"^'arche. solents. Après lui, venaient frère Laurent Gherardi, Bar- thélémy Greco, Barthélémy de Bugçiano, Antoine d'Ac- quacanina et quelques autres qui furent envoyés au sup- plice. Frère Michel de la Marche, qui prêchait à Florence le Carême de 1389, après avoir été accusé d'hérésie et avoir subi un procès en règle, fut mis à mort. Nous avons sa vie écrite par un de ses compagnons; elle res- pire à chaque page la haine contre les persécuteurs et

(1) La sentence se trouve dans Pucci, Histoire de l'évêché de Sienve, p. 253.

246 DISCOURS VI.

l'admiration pour le saint^. « Tout le temps qu'il resta en prison, dit son biographe, il le passait soit à consoler son compagnon de captivité, soit à lire dans le bréviaire d'un prêtre, qui était dans la même prison, soit à pra- tiquer l'oraison. Et, ajoutait-il, j'ai entendu dire aux pauvres, qu'on est en grand danger d'apostasier lorsque, étant en prison, on s'abandonne par trop au som.meil, ou qu'on se délecte à prendre la nourriture corporelle, ou qu'on se livre à l'oisiveté. C'est ainsi que frère Michel ne s'inquiétait d'aucune fatigue corporelle, ne songeant à autre chose qu'à employer son temps pour l'honneur de Dieu. »

Après qu'on eut consigné aux Signori les pièces du procès, frère Michel confirma les dépositions qu'il avait faites à labarre, à savoir : que le Christ, en tant qu'homme voyageur et mortel, pour donner l'exemple de la perfec- tion, n'avait pas voulu de la royauté temporelle comme l'entend la société civile et mondaine; que le Christ en personne et ses apôtres, ayant pour attribut permanent la perfection, ne purent jamais posséder aucune chose dans le sens que lui attribue la société civile et mondaine; qu'ils n'ont jamais eu sur les biens qui étaient entre leurs mains que le simple usage de fait, sans aucune espèce de droit conféré par la société civile et mondaine; que par conséquent le pape Jean XXII, qui soutenait le contraire, était un hérétique. » Ayant été remis en prison, on lui donna une plume et un encrier, et pendant trois jours on lui permit d'écrire tout ce qu'il voulait, le prévenant que s'il se rétractait, on lui pardonnerait; sinon, qu'on le

(1) Publiée dans le Recueil choisi des curiosités lilléraires. (Scelta délie curiosità letterarie. Bologna.)

LES MYSTIQUES. 247

livrerait au bras séculier. Puis on continua, en les va- riant un peu, les pratiques employées selon l'usage pour faire revenir le patient à la vraie foi : frère Michel con- fessait bien qu'il était pécheur, mais toujours catholique et point du tout hérétique; tout au contraire, il déclarait hérétiques le pape et l'archevêque, par qui il avait été dégradé du sacerdoce, puis consigné au capitaine, de la part duquel il eut à subir une foule d'injures, à cause de son refus de reconnaître le pape; il eut encore à souffrir « les brutalités de la populace qui, sous prétexte de la grande compassion qu'elle avait pour lui, tourmentait l'âme du saint le jour et la nuit. » Jusqu'à ses derniers moments, on continua à lui faire des exhortations, et il persistait à dire que le Christ ne possédait rien ; que Jean XXII avait été hérétique pour avoir nié cette proposition ; que ses successeurs le furent également pour ne l'avoir pas blâmé de ce chef; qu'en conséquence leurs actes étaient nuls, considérés non par rapport à la juridiction, mais par rapport aux sacrements. Pendant qu'on le conduisait au supplice, et comme il excitait la compassion générale, quelques-uns lui dirent : Pour Dieu, ne te laisse pas mettre à mort. A quoi il répondit : Je veux mourir pour le Christ. Et comme on lui répliquait : Oh! non, tu ne mourras pas pour le Christ, frère Michel dit : Si, en vérité. Un autre l'ayant interpellé ainsi : Tu ne crois pas en Dieu? Il faisait cette réponse : Je crois en Dieu, à la Vierge Marie et à la sainte Église.... Et comme on arrivait près de l'édifice de Sainte-Réparate , quel- qu'un lui ayant dit: Insensé que tu es! crois au pape, frère Michel, en levant la tête , s'écria : Ces oisons-là vous ont bien arrangés

248 DISCOURS VI.

Comme on arrivait au Marché-Neuf, quelqu'un lui cria : Rcpens-toi! repens-loi ! frère Michel répondit : Repentez- vous de vos péchés, repentez-vous de vos usures, de vos fri- ponneries mercantiles.

En arrivant à la place au Blé, un homme de la foule se mit à crier : La voix du peuple, c'est la voix de Dieu; à quoi frère Michel répondit : La voix du peuple a fait crucifier le Christ, a fait mourir saint Pierre. Alors on le molesta vivement, et la foule se mit à crier : Il a le diable au corps.... Gomme il y avait quelques-uns de ses adeptes qui ripostaient à ceux qui disaient que frère Michel était un renégat, un sbire, et d'autres gens de la populace s'étant aperçus du fait, se mirent à dire : Ces hommes sont de ses disciples : ce qui en fit reculer quelques-uns.

Nous avons abrégé considérablement cette scène hon- teuse oh la multitude insulte un condamné; cependant nous l'avons rapportée comme pour donner au lecteur un avant-goût de celle dont Savonarole fut le triste jouet. Lorsqu'il fut près de la niche ménagée au milieu du bû- cher (cappannuccio) , on essaya de le fléchir en feignant d'y mettre le feu; puis on lui fit voir un huissier de la Seigneurie, qui était, lui disait-on, venu pour l'emmener sain et sauf s'il voulait se convertir; frère Michel résista à ces instances, et alla au bûcher, il fut brûlé vif. Les uns dirent : C est U7i martyr, d'autres : Cest un saint, et d'au- tres dirent le contraire. Quoi qu'il en soit, jamais événe- ment ne causa une plus grande agitation dans Florence.

Les inquisiteurs durent faire exhumer les ossements d'Herman de Ferrare , et renverser un autel qu'on lui avait élevé; ils firent de même pour une Anglaise qui s'était fait passer pour l'Esprit-Saint incarné, venu pour racheter le sexe féminin.

LES MYSTIQUES. 249

Dominique Savi d'Ascoli, homme d'une haute piété, fonda dans sa patrie un hôpital et un oratoire sur le mont Pelesio, il menait une existence des plus mo- destes en compagnie de quelques Begghards et Béguines. Mais s'étant laissé aveugler par un excès de confiance en ses propres lumières, il finit par embrasser avec ar- deur plusieurs des erreurs qui avaient cours, telles que celles-ci : que la coulpe n'est pas dans la luxure; que les enfants même sans avoir reçu le baptême peuvent être sauvés par la foi de leurs parents; que la flagellation en public, sur le corps nu, vaut mieux que la confession. Condamné une première fois, Dominique Savi se rétracta; puis, étant retombé dans ses précédentes erreurs, il fut livré au supplice à Ascoli en 1344.

Garampi, dans les Mémoires ecclésiastiques, raconte qu'il a trouvé à Bologne un procès intenté par l'inquisition de Naples en" 1362 contre Ludovic de Durazzo, frère Pierre de Novare, frère Bernard de Sicile, frère Thomas, évêque d'Aquin, François Marchesino, archidiacre de Salerne, puis évêque de Trente, dans lequel on voit apparaître trois espèces de Fraticelles, soit : les frères de la Pauvre Vie, les frères du Ministre, les frères disciples du frère Angelo.

En 1421, on en vit surgir d'autres, dits Fraticelles de Autres

Fraticpllcs

l'Opinion, parce qu'ils opinaient que Jean XXII avait été Jits

^ ^ ^ -^ ^ de l'Opinion.

puni de Dieu pour ses constitutions concernant la pau- vreté du Christ et celle des apôtres; Martin V délégua deux cardinaux pour s'occuper de les rechercher et de les punir, principalement à Fabriano. En 1466, Paul II vit une recrudescence de ces hérésiarques dans le Pice- num, et à Poli près Tivoli dans la Sabine : ces Fraticelles maudissaient le pontife romain, et déclaraient qu'il n'y a

250 DISCOURS VI.

de vrai vicaire du Christ que celui qui imite sa pauvreté. Le pontife (pour nor^s servir des soties expressions em- ployées par le Bernin) « les convertit merveilleusement bien tous, non par la force des arguments, mais à force de coups; il en fît lier quatorze par des sbires, et les fit placer sur une estrade élevée au sommet de cette montagne nommée Ara Gœli, qui regarde du côté du Capitole, ayant chacun sur leur tête une mitre de carton, pour les mieux exposer aux insultes de la foule et aux sifflets de la vile populace. Après avoir subi cet affront, et confessé préalablement leurs erreurs en présence du vicaire pontifical de Rome, qui apparut là, accompagné de cinq évêques, pour recevoir leur abjuration, les héré- tiques furent absous, et, en signe de leur pénitence pu- blique, on leur fit revêtir une longue robe de laine, avec une croix blanche à la poitrine et une autre derrière le dos, qui rappelaient leur hérésie et leur rétractation ^ » A la même époque nous avons trouvé plusieurs men- tions d'autres hérétiques. Nicolas V prescrivit à l'arche- vêque de Milan de veiller avec une scrupuleuse attention sur la conduite de l'hérétique Amédée, tombé en état de récidive, et qui se prévalait de fausses bulles pour accré- diter quelques-unes de ses hérésies ^ Calixte VII apprit que dans la ville et dans le diocèse de Bergame et de Brescia, des laïcs et des ecclésiastiques se faisaient les propagateurs d'erreurs sur Jésus-Christ, sur sa mère, et sur l'Église militante, en entraînant beaucoup d'âmes

(1) Hist. di tutte Vheresie, t. IV, p. 198. Cet auteur, d'un style décln- matoire comme Gioberti, paraît toujours armé des étrivières du pédant pour en flageller son adversaire, auquel il prodigue les épithètes d'impie, de violent, d'homme digne d'aller en enfer, de blasphémateur, de schis- matique, etc.

(2) Ep. Nicolai V, lib. XXII, p. 53.

LES MYSTIQUES. 251

à leur perte; aussi fit-il de vives instances pour qu'on les expulsât de cet endroit, comme aussi du pays de Vérone, de Crema, de Plaisance, de Lodi et de Cré- mone ^

André Papadopulo Vretô publia à Athènes, en 1864, un Catalogue des livres imprimés en grec moderne ou en grec ancien par des Grecs, depuis la chute de Vempire byzantin jusqu'à la fondation du royaume hellénique. On y ren- contre le nom de Barlaam de Seminara, un des Grecs habitant la Calabre, qui, vers la moitié du quatorzième siècle, composa, entre autres ouvrages, un livre contre la primauté et le pouvoir temporel du pape, et aussi contre le dogme du purgatoire ; ayant été poursuivi à raison de cet écrit, il dut s'enfuir à Constantinople. L'au- teur dudit catalogue dit que ce livre fut imprimé pour la première fois en Hollande, et devint plus tard presque introuvable; mais ayant pu s'en procurer un exemplaire, il le plaça à la bibliothèque d'Athènes.

Nous n'avons pu voir cet ouvrage ; aussi ne pouvons- nous rien dire ni de son authenticité ni de son contenu.

(l) Ep. Calixti, lib. XIV, p. 255.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS VI.

(A) Une des légendes les plus répandues est celle de Bar- lam et de Josaphat, dont on a aussi une traduction ou imitation qui remonte au siècle classique de la langue italienne. Félix Lie- brecht prouve que cette légende est une contrefaçon chrétienne de la vie de Bouddah Sakia Muni, telle qu'elle nous est présentée dans le conte indien de Lalita vastara. Il ne s'agit pas seulement du plan du livre, des lignes fondamentales, mais de passages en- tiers. Là aussi Sakia Muni est un fils de roi, qui, touché des mi- sères humaines, se retire dans le désert, malgré sa famille, pour y mener la vie d'un religieux, après avoir été converti par un solitaire. Un certain moine syriaque traduisit cette légende, en y insérant les louanges du christianisme, et en s'appuyant sur l'ascétisme monastique, qui est commun aux deux religions. Plus tard on y ajouta des satires contre la corruption du temps et la dé- pravation du clergé.

(B) Pierre Lombard, surnommé le Maître des Sentences, avait dit (lib. I, dist. 5), avec les faiseurs de traités, que ni le Père n'engendra la divine essence , ni la divine essence n'engendra le Fils, ni la divine essence n'engendra l'essence : « Sous ce nom d'essence nous entendons la nature divine, qui est com- mune aux trois personnes, et réside tout entière dans chacune d'elles. »

Joachim crut que Pierre Lombard portait la Trinité à la Qua- ternilé, en affirmant les trois personnes, et en plus l'essence com- mune distincte de celles-ci. Il y eut nombre de controverses sur ce point, jusqu'à ce qu'Innocent III eût condamné le livre de Pierre Lombard. (Voir Mathieu Paris, ad ann. 1179, pour avoir une preuve des subtilités alors en usage.)

Les prophéties de Joachim trouvèrent un défenseur dans Gi'égoire de Lauro, abbé des Cisterciens, qui écrivit le livre intitulé B, Joannis Joachim abbatix apologetica, sive viirabi- lium Veritas defensa. Naples, 1560. Voir l'examen de ces doc-

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS VI. 253

trines dans Noël Alexandre, Historia ecclesiastica^ tome VI, p. 287.

(G) C'est donc à tort que Noël Alexandre commença son article sur les Fraticelles par ces mots : « Fraticellorum sectae initium dedere Petrus de Macereta et Petrus de Forosempronio, Ordinis Minorum apostatce, » elc. (Vol. VI, p. 83.)

(D) Dans le Recueil choisi des curiosités littéraires (Scelta di euriosità letterarie) qui s'imprime à Bologne , on a publié en 1865 une lettre des Fraticelles à tous les Chrétiens^ par laquelle ils rendent compte des motifs de leur schisme. A grand renfort de textes tirés de l'Écriture et du Décret, ils exposent qu'ils se sont e séparés du pape et des autres prélats, s parce qu'ils les croient coupables d'hérésie, de simonie, de fornication publique. Ils s'ap- puyaient sur les doctrines de Jean XXII, pour établir qu'il était mort hérétique obstiné, et surtout ils signalaient la condamnation qu'il aurait portée contre la proposition suivante : « Notre-Sei- gneur Jésus-Christ et ses apôtres n'avaient rien possédé en propre, ni en particulier, ni en commun. » Ils tirent une preuve de la simonie de ce pape, de ce que le Décret avait sévèrement dé- fendu de recevoir de l'argent pour le baptême, la confirmation, la communion , la sépulture, etc.... « les dons du Christ devant être dispensés et donnés gratuitement. Les fornicateurs aussi sont excommuniés. » Et, cependant, prélats et papes sont excommu- niés, tandis que de leur côté ils lancent l'excommunication contre les Fraticelles, qui n'ont commis d'autre faute que celle de leur avoir désobéi. Et, « à supposer que les Catholiques ne puissent recevoir la sainte communion du Christ visiblement et corporelle- ment par l'intermédiaire des hérétiques qui restent, néanmoins, tant qu'ils sont unis en esprit au Christ, ils reçoivent la sainte communion du Christ invisiblement. »

Le bienheureux Jean délie Celle écrivait ce qui suit contre les Fraticelles :

a Vous appelez l'Église charnelle, parce qu'elle se sert des ri- chesses, vous avez tort : car les richesses sont bonnes à qui sait en faire un sage et légitime emploi selon Dieu. Le Christ a eu non-seulement des disciples pauvres, mais il en a eu de très-ri- ches; il a trouvé plus de foi dans un riche centurion et plus d'humilité que dans aucun homme du peuple d'Israël, et qu'il n'en rencontre sous vos capuchons pleins d'arrogance. De plus, pour montrer qu'il ne réprouvait pas les richesses, le Christ a voulu demeurer dans la maison de l'opulent Zacliée; et, ayant

254 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS VI.

appris le bel usage qu'il faisait de celte opulence, il lui donna des louanges, et ne lui dit pas de s'en dépouiller. Ainsi le riche Nicodème mérita de recevoir dans ses bras le sacré corps du Christ ; ainsi le noble décurion Joseph mérita de conserver le Christ dans son sépulcre. Donc, on ne doit pas appeler charnels ces clercs qui détiennent les richesses, s'ils en font un bon usage. C'est ainsi qu'en usait le Christ, relativement aux deniers qu'il puisait dans la bourse de Judas ; ainsi encore qu'en usait saint Pierre relativement au prix de vente des biens de l'Église qu'on avait déposés à ses pieds; ainsi enfin que les dispensaient saint Benoît, flambeau du monde, et saint Bernard, le docteur éminent en sainteté. Et quoique l'Église de Dieu s'étende de l'Orient jus- qu'à l'Occident, néanmoins au point de vue de la dignité et de l'autorité, elle brille d'un plus vif éclat et elle est plus puissante sur le siège de saint Pierre que dans aucun autre lieu. C'est pour- quoi saint Bernard dit que le Christ étant sur le sable du rivage, il appela les Apôtres; et tous allèrent à lui, chacun étant monté sur sa barque ; au lieu que saint Pierre seul s'y rendit sans sa barque; mais il vint sur la mer, ce qui voulait dire qu'il élait le pasteur universel. C'est pourquoi l'Église Romaine est la tète de toutes les autres, et la principale épouse du Christ. Vous prétendez que c'est une grande erreur de voir dans le Pape l'Église tout en- tière, c'est-à-dire l'arche, et vous dites que c'est l'arche des vices et non pas l'arche du Christ. 0 misérable hérétique! tu fais une injure au Christ, en blasphémant sa majesté et son vicaire. Aussi est-ce de vous que parle l'apôtre saint Jude dans son Épitre, lorsqu'il dit : « Ils blasphèment la majesté ! » Et serait-ce toi, ô mi- sérable, qui as osé blasphémer celui qui est plus qu'un homme? Consciencieusement, le séculier peut-il juger le religieux, la brebis le pasteur, l'aveugle l'illuminé de la sainte Écriture, le mort le vivant? Morts! C'est ainsi que les appelle le Seigneur lorsqu'il dit au disciple : a Laissez les morts enterrer les morts. » Et le Psaume dit : a Comme les morts du siècle. » Ne portez donc point la main sur l'arche de Dieu, c'est-à-dire sur le souverain Pontife, et n'obscurcissez point par les nuages de votre ignorance et de votre orgueil les étoiles des religieux (c'est ainsi que l'Écri- ture les nomme).

« Maintenant, voyons quels sont les caractères qui distinguent les vrais évangélistes. Jésus-Christ a dit : a On reconnaîtra que vous êtes mes disciples (c'est-à-dire de vrais évangélistes) à cette marque, si vous vous aimez tous les uns les autres.» Et encore :

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS VI. 255

« Je n'ai pas d'autre commandement à vous prescrire, si ce n'est celui de l'amour. » Pour démontrer ce qu'est la loi du Chrétien et le vrai Évangile, il n'y a que l'amour. Et encore : Le vrai évangé- liste est celui qui est dans la communion, dans l'union de l'Église et de ses membres. C'est afin que cette union existât dans ses vrais évangélistes, que le Christ pria à différentes reprises son Père, et lui dit : « Père, conserve ceux-ci dans mon nom, afin qu'ils soient une même chose avec nous. » Et encore, pour tous ceux qui de- vaient croire en Lui, il demanda la même union avec Lui ; par cinq fois il pria pour cette unité, que vous autres misérables vous avez divisée et brisée. Donc, amour et unité, voilà le vrai Évangile; et ce sont précisément de ces vertus que vous vous êtes imprudem- ment éloignés. Quant au second caractère constitutif du saint Évangile, c'est la croix. C'est d'elle que parle le Christ, lorsqu'il dit : « Celui qui veut venir après moi, c'est-à-dire, celui qui veut « être vrai évangéliste, qu'il prenne sa croix et me suive. » Et c'est cette croix que vous fuyez autant que vous le pouvez. Qu'est-ce qu'une croix? C'est une mortification de la propre vo- lonté et de tous les sens ; voilà la vraie obéissance. C'est elle dont saint Paul dit en parlant du Christ : « Tu es devenu obéissant jus- qu'à la mort, et à la mort de la croix. » Et le Christ, en parlant de lui-même, dH : a Je ne suis pas venu pour faire ma volonté. » Mais, vous autres qui marchez derrière le Christ, vous portez une croix avec Simon le Cyrénéen, pour un prix temporel, qui n'est autre que la vaine gloire, récompense de tous les hypocrites ; et vous êtes loués à Florence par les femmelettes, et par les hommes aveugles, et ces louanges sont toutes un poison pour vous. Vous prêchez, et vous n'avez pas été envoyés pour prêcher; or, qui- conque n'a pas été appelé ou envoyé, ne doit pas prêcher. Ainsi tous les hérétiques, dit un saint Docteur, ont toujours eu une in- tention, c'est-à-dire celle de récolter la gloire de la singularité en matière de science. Ils donnent le nom de religion à Timpiétô et à la malice de leur singularité; et non contents d'abandonner la bonne voie, ils s'ingénient à abandonner la vigne de Dieu. Or, reliens bien ce que je vais te dire , comme si c'était une parole de vérité : tant que tu ne te verras pas pécheur et les autres justes, mais que tu seras dans l'opinion contraire, tu es dans les ténè- bres, ô fils d'orgueil et de présomption. »

(Extrait d'un Ms. de la Bibliothèque Magliabecchiana à Flo- rence.)

E) Boniface Vlil passe pour un grand ennemi de frère Jaco-

2c)6 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS VI.

pone ; cependant on lui attribue un chant, qu'on ne peut considé- rer que comoie une traduction du Stabat Mater.

Stava la Vergin sotto délia croce

Vedea patir Jesù, la vera luce,

Madré del re di lutto l'universo. Vedeva il capo che stava inchinato

E tuttoil corpo ch'era torraentato,

Per riscattar questo mondo perverso, etc.

D'autres vers du frère Jacopone ressemblent au Dies trx :

Chi è questo gran sire Rege di grande altura ? Sotterra i' vorria gire, Tal mi mette paura. Ove potria fuggire Dalla sua faccia dura? Terra, fa copritura Ch'io nol veggia adirato. Et ailleurs :

Non trovo loco dove mi nasconda Monte ne piano, ne grotta o foresta Che la veduta di Dio rai circonda.

(F) C/iromca Fra Salimbene; Parma, 1857, p. 233 et sui- vantes. Frère Salimbene, qui dans sa Chronique s'étend longue- ment sur les Fraticelles, arrivé à l'an 1280, raconte que, les Do- minicains ayant fait brûler dame Aline comme hérétique , le peuple de Parme se souleva à grands cris, et les chassa : et, nonobstant les excommunications lancées par le cardinal Latini, les Dominicains ne purent rentrer avant l'année 1287.

(G) Fr. Christ. Schlosser,^16e/ardo et Dolcino; Vie et opinions d'un enthousiaste et d'un philosophe. Gotha, 1807. C. Baggio- lini, Dolcino et les Paiarins. Novare, 1838. Julius Krone, Frà Dolcino uni die Patarener, histurische Episode auf den piemontesis chen Beligionskriegen. Leipsig, IS'id.

Cette pauvreté d'ostentation était peut-être venue à l'esprit de l'auteur de Vlmitation, lorsqu'il écrivait (Liv. II, ch. xi.) : « Oii trouvera-t-on quelqu'un qui veuille servir Dieu pour Dieu seul? Karemcnt on rencontre un homme assez avancé dans les voies spirituelles, pour être dépouillé de tout. Car le véritable pauvre d'esprit et détaché de toute créature, qui le trouvera? Si

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS VI. 257

l'homme donne tout ce qu'il possède, ce n'est encore rien. S'il fait une grande pénitence, c'est p3u encore. S'il embrasse toutes les sciences, il est encore loin. Et s'il a une grande vertu et une piété fervente, il lui manque encore beaucoup ; il lui manque une chose souverainement nécessaire. Qu'est-ce donc? C'est qu'après avoir tout quitté, il se quitte aussi lui-même, et se dépouille en- tièrement de l'amour de soi. C'est, enfin, qu'après avoir fait tout ce qu'il sait devoir faire, il pense encore n'avoir rien fait, et se reconnaisse pour un serviteur inutile. Alors il sera véritablement pauvre et séparé de tout en esprit, et il pourra dire avec le pro- phète : « Oui, je suis humble et pauvre. » (Traduction de La- mennais.)

i?

DISCOURS Yll.

Ébranlement de l'omnipotence pontificale. Boniface VIII et Dante, Cecco d'Ascoli.

Tout ce que nous avons raconté nous donne l'explica- tion des nombreuses invectives que les contemporains ont lancées contre Boniface VIII, que la postérité a accep- tées en aveugle, et qu'on répète encore de nos jours, malgré le témoignage d'un vaillant et sincère apologiste^ Ce pontife assista à l'ébranlement du pouvoir papal, amené par la suprématie des rois; il ne leur suffisait plus de rendre impossible la prééminence que le pape avait pré- tendu exercer sur tous les souverains de la terre : ils vou- laient aussi entraver son action dans chaque pays, et leur politique pleine d'astuce allait jusqu'à vouloir détruire la base même de l'autorité, le respect.

L'Église, dans son essence, avait un caractère absolu et immuable, comme la foi sur laquelle elle était fondée; mais en tant que réunion visible des fidèles, elle était régie par un pouvoir visible, lequel, si l'on considère son

(1) Dans la belle Histoire de Boniface VIIT et de son temps du P. Louis Tosti (1847), on lit: << Cet homme, blAmé par tant de gens, devait être admiré de tous, comme le dernier soutien de ce magnifique pontificat civil, à l'aide duquel il fit briller en Italie une civilisation noble et polie, ce pape méconnu, calomnié par ses enfants, brisé parla lutte, et abreuvé de douleurs, se retira pour aller se reposer dans les inviolables sanc- tuaires de la religion dont il avait été le législateur. (Livre V.)

260 DISCOURS VII.

existence formelle, ne pouvait être que pot' ntiel et pro- gressif. L'organisation et le dogme ont été et resteront tou- jours les mêmes ; quant à la puissance, elle a subi les mêmes changements que la société des fidèles, en conti- nuant à rouler sur le pivot de la foi, et en conservant le caractère visible de l'Église. Le pouvoir de celui qui gou- verne une société s'accroît en raison directe des éléments qui cherchent à la détruire ; contre leurs attaques croissantes, et dans la même proportion, doit augmenter le nombre des lois et des actes conservateiirs. Lorsque personne ne songeait à attaquer le patrimoine de l'Église, il n'y avait aucune loi pour le protéger; ce qui ne veut pas dire que saint Pierre n'aurait pas eu la faculté d'en faire, ni que ses successeurs aient commis une faute en faisant de semblables lois. On en pourrait dire autant des lois et autres expédients temporels dont le Saint- Siège dut s'armer peu à peu pour se défendre, et qu'il modifia en raison des besoins, jusqu'à concentrer sa force dans le cercle d'une monarchie. .Monarchie Ce mode de gouvernement serait-il de son essence 1

pontificale. ,_ , , . i . » . j.a

Non assurément, et jamais les romanisies n ont eu cette prétention ; mais le développement de la société le com- portait, absolument comme l'ignorance comm.une et la commune barbarie mirent ^es papes à la tête de l'orga- nisation civile, en vertu de la grande loi qui attribue le gouvernement aux plus dignes. Quel avantage ne résulta pas pour la société de l'établissement, au milieu des puissances armées, d'une puissance capable d'obliger, sans l'emploi de la force, à observer la justice, à respec- ter le mariage, à maintenir les pactes conclus avec les peuples! Ce beau résultat était obtenu sans qu'il fût be- soin de recourir aux armes, presque sans domaine terri-

ÉBRANLEMENT DE l'OMNIPOTENCE PONTIFICALE. 261

torial, parce qu'on croyait, et que la conscience gouver- nait le monde; tandis que dan s nos temps modernes, tout se réduit à la force matérielle des États, à la conscrip- tion, aux impôts, l'autorité pontificale, elle aussi, en a été réduite à abriter son indépendance derrière un trône matériel, derrière une armée et une reconnaissance des autres États. Déposer les rois opiniâtres dans leur per- fidie, délier les peuples du serment de fidélité envers les princes infidèles, telle était alors la vraie et solide consti- tution, tels sont les droits que s'arrogent aujourd'hui les sociétés secrètes et les auteurs de la révolution^, en re- prochant à la cour pontificale d'en avoir abusé. Il est bien certain que ce furent les attentats de ses ennemis qui la firent aiguiser elle-même ses armes. Les adversaires s'aperçurert bien que le moyen d'ébranler cette autorité morale était de diminuer le rtspect qu'on avait pour elle; aussi est-ce à ce but que contribuèrent puissamment les Fraticelles, gens très-populaires, répandus parmi le bas peuple, dont l'extérieur avait de grandes apparences de moralité, de pauvreté, de mortification, et qui, par cela même, pouvaient répéter : Voilà comme nous maudit une Église riche, cléshonnête et nenivrèe de plaisirs, v

Boniface VIII apparut au temps la société du moyen âge, conservant la simplicité de l'enfance, commençait à être entraînée sur la pente du vice, non pas encore par la doctrine et par le raisonnement, mais à l'instigation des princes qui enseignaient à se révolter contre la tutelle de l'Éghse. Nous avons vu comment les Frédéric

(1) Joseph Ferrari, dans ses leçons sur les écrivains politiques, fait cette remarque que « cinq siècles plus tard cette doctrine s'emparait des esprits en France, et au nom de la raison réclamait aussi le droit de procéder par la terreur, de publier sa croisade, et de dépouiller tous les rois de la terre. »

262 DISCOURS VII.

avaient tenté de substituer leur suprématie à la supré- matie pontificale : cette tentative déplut aux rois, qui ne voulaient pas changer de maître, et en conséquence elle n'aboutit pas. Mais à cette heure voici venir les rois qui veulent se rendre indépendants du pape non moins que de l'empereur. Ils furent aidés en ceci par le désordre qu'amena le grand interrègne, qui avait succédé à la fin déplorable desHohenstaufien.

Pour résister à ces empereurs, les papes avaient s'appuyer sur le perpétuel antagonisme entre la France et l'Allemagne ; mais la France finit par faire sentir le poids de sa protection, et ses rois, dès l'instant oii ils se sentirent raffermis sur leur trône, renièrent cet antique dévouement pour le Saint-Siège qui leur avait mérité le titre de rois très-chrétiens. Cette tendance se prononça plus que jamais lorsque la couronne passa sur la tête de Philippe le Bel, prince fort expérimenté dans l'art de la chicane et de la ruse, auquel savent recourir tous ceux qui veulent réussir sans s'inquiéter de la moralité des moyens.

Le roi de France trouvait pour l'accomplissement de son œuvre des facilités dans la position même du souve- rain pontife, petit prince au milieu des barons et des communes, qui, par leurs empiétements ou par leurs privilèges, entravaient l'exercice de sa souveraineté. Celle- ci avait pour adversaire Charles de Naples, qui avait été appelé pour sauver Rome et l'Italie de la tyrannie des Hohens!auff"en; le pape vit bientôt son ancien vassal devenir le lyran du Saint-Siège, «'ont l'autorité, pla- cée entre l'arrogance aristocratique des princes tribu- taires et les aspirations démocratiques de la plèbe, se trouvait embarrassée dans son action; les conclaves

ÉBRANLEMENT DE l'omNIPOTENCE PONTIFICALE. 263

eux-mêmes ne se tenaient pas sans tumultes. L'Église, qui, pour la collation des dignités ecclésiastiques, n'avait jamais voulu tenir compte des distinctions de naissance, mais qui regardait uniquement aux mérites personnels, gémissait de voir donner la pourpre et les nonciatures à des hommes dont l'unique recommandation était d'ap- partenir aux Orsini, ou aux Colonna, ou aux Savelli, fa- milles qui dominaient dans Rome par leurs soldats et par leurs partisans. Leur rivalité éclatait souvent en guerre civile et en criminels attentats ; ces familles s'in- sinuaient dans le consistoire et dans le conclave ; elles se faisaient un jeu de pénétrer même dans le sanctuaire, et imposaient leur volonté de fer dans les affaires ecclé- siastiques, donnant ainsi l'exemple d'une tyrannie plus lourde que celle des empereurs du siècle précédent, parce qu'elle s'exerçait d'une façon plus immédiate; enfin, elles enlevaient au pontificat et au sacerdoce cette dignité qu'ils doivent à l'habitude de planer au-dessus des boule- versements du monde.

Après un de ces conclaves orageux, on élut pape Pierre céiestin v. Morone, qui par la rigide austérité de sa vie ressemblait aux Fraticelles, Établi sur la Majella, haute montagne près de Sulmona, il s'était proposé d'imiter les solitaires de la Thébaïde, et avait fondé un nouvel ordre, qui fut désigné sous le nom de Célestins, lorsqu'il fut porté au trône pontifical sous le nom de Céiestin V. Resté étran- ger aux bouleversements de- cette infortunée race d'A- dam, Céiestin laissait dépérir la papauté au milieu des intrigues de ses partisans et des abus de pouvoir de ses ad- versaires ; aussi se vit-il forcé d'abdiquer, et Boniface VIII lui succéda (1294). Cet acte eut lieu au grand déplaisir de ceux qui avaient su tirer parti de la faiblesse de Cèles-

264 DISCOURS VII.

tin ; aussi non-seulement ils déclarèrent illégitime son abdication, et par suite l'élection de Boniface, mais ils firent tous leurs efforts pour déterminer Célestin à reven- diquer le trône et à élever tiare contre tiare. On fut donc obligé de prendre contre sa personne des mesures de précaution et de rigueur; et tout à coup on lui donna le titre de martyr, tandis qu'on donna celui de persécuteur à Boniface YIII, qui s'était déjà montré l'ennemi acharné des pauvres Fraticelles. Boniface vHi. Bouifacc, appartenant à la famille des Caïétans d'Ana- gni, s'était formé par ses études et par sa piété une haute idée de l'autorité pontificale et de la sainteté du minis- tère. Pour ne pas parler de tant d'institutions qui ne se rattachent pas à notre sujet, nous dirons seulement qu'il prescrivit de célébrer suivant un rite plus solennel la fête des quatre principaux docteurs de l'Église: saint Gré- goire, saint Ambroise, saint Augustin, et saint Jérôme, « parce que leurs lucides et salutaires enseignements jetèrent sur l'Église une vive lumière, firent briller l'é- clat de ses vertus, et contribuèrent à lui donner la pureté des mœurs. Placés comme des torches étincelantes sur les candélabres qui ornent la maison du Seigneur, ils dissipèrent les ténèbres de l'erreur ; leur langage élo- quent, inspiré par la grâce d'en haut, donne la clef des énigmes contenues dans la sainte Ecriture, tranche les questions controversées, illumine les passages obscurs, éclaircit les doutes ; enfin la profondeur et la sublimité de leurs sermons montrent le vaste édifice de l'Église rayonnant sous l'éclat d'une floraison printanière, et l'élé- gance de leur parole fait briller à son frontispice des rayons de gloire*. »

(1) Ap. Roytîaldi, ft l'année 1295. n" 55.

ÉBRANLEMENT DE l'OMNIPOTENCE PONTIFICALE. 265

Voyant désormais les rois se soustraire à la suprématie papale et fonder des royaumes indépendants, tandis qu'en face d'eux les peuples cherchaient contre la tyrannie d'au- tres garanties que la tutelle pontificale, Bor.iface s'efforça, d'une part, de consolider le droit ecclésiastique en pu- bliant un sixième livre deDécrétales (1298), et, del'aulre, de ranimer la foi et la piété par l'institution du jubilé, destinée à renouveler chaque cent ans la fraternité des chrétiens au tombeau des saints apôtres. Les chroni- queurs ne cessent de s'étonner de la foule immense qui accourait à Rome pour gagner l'indulgence, si bien qu'on fut obligé d'ouvrir de nouvelles portes dans l'en- ceinte des murailles: on crut au miracle en voyant qu'au milieu de populations si diverses, pas un désordre ne se produisit, et qu'on put leur donner le vivre et l'hospitalité. Les hommes d'argent furent confondus d'ad- miration en voyant des clercs occupés jour et nuit dans la basilique de Saint-Paul à ramener avec des râteaux l'argent qu'on y jetait; et il ne faut pas perdre de vue que, pendant ce temps, deux cent mille pèlerins vivaient chaque jour delà munificence du pontife, ce qui ne l'em- pêchait pas de déployer toute la pompe des cérémonies catholiques, et d'inviter Giotto, Oderisi de Gubbio et autres peintres du temps à embeUir sa basilique de pein- tures, dont s'inspirèrent alors Dante et Jean Yillani.

Plus la suprématie papale était attaquée, et plus forte- g^^ menlBoniface l'affirmait, comme on peut le voir, soit dans Prétentions, le sixième livre des Décrétales, soit dans la bulle par la- quelle il reconnaît comme empereur de Germanie Al- bert d'Autriche, soit dans cette autre qu'on lui a tant reprochée, commençant par ces mots : Clericis laïcos (1296). C'est dans celle-ci que. se plaignant des princes

266 DISCOURS VII.

qui envahissaient les biens ecclésiastiques, il frappa d'ex- communication tout clerc qui accorderait des subven- tions, dons et prêts, ou tout laïc qui les exigerait sans autorisation du Saint-Siège : doctrine tout à fait conforme au droit canonique, généralement acceptée à cette époque, et plus spécialement libellée au quarante-quatrième ca- non du quatrième concile de Latran*.

Mais Philippe le Bel, voulant de son côté attester l'in- dépendance royale, levait des taxes sur les ecclésias- tiques, les emprisonnait, et faisait proclamer par son clergé ces franchises qu'on appela plus tard les libertés gallicanes, c'est-à-dire l'obligation pour l'Église de France de se soumettre entièrement au roi, sans que le pape pût y apporter d'obstacles*.

Boniface VIII résista, et comme protestation publia l'autre fameuse bulle Unam sanctam (1302), dans laquelle il déclare que l'Église, une, sainte, catholique et aposto- lique, a pour chef le Christ et son vicaire sur la terre ; que la puissance spirituelle, bien que conférée à un homme, est cependant divine, et que quiconque lui résiste, ré- siste à Dieu; il ajoutait que la puissance temporelle est in- férieure à la puissance ecclésiastique, et doit se laisser

(1) On peut en voir les preuves dans Philipps, Droit ecclésiastique, vol. III, lib. I, § 138.

(2) Sismondi, zélé protestant et ennemi acharné de Boniface VIII, écrit : « Les prêtres français, qui, pendant plusieurs siècles, se trouvèrent en lutte avec l'Église romaine, avaient donné un sens bien étrange à ce nom de liberté qu'ils invoquaient : ils ne songèrent point, et les conseils, les parlements n'aspirèrent point à l'invoquer pour eux-mêmes; ils la confièrent tout entière à ce maître, au nom et par l'ordre duquel ils la réclamaient ; empressés de sacrifier jusqu'à leurs consciences aux caprices du monarque, ils repoussèrent la protection qu'un chef étranger et indépendant leur ofi"rait contre la tyrannie.... Il aurait été plus heureux pour les peuples que des souverains despotiques eussent reconnu encore au-dessus d'eux un pouvoir venu du Ciel, qui les an-êtât dans la route du crime. » (Sismondi, Hist. des Re'p. italiennes, t. IV, p. 138 et 139.)

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guider par celle-ci comme le corps doit se laisser guider par l'âme ; que si les rois commettent de graves erreurs, le pape peut leur donner un averiissement et les remettre sur le chemin de la vérité ; que toute créature humaine reste soumise à l'autorité du pontife ; et que quiconque a sur ces points une croyance contraire ne peut pas faire son salut. En outre, le pape y décrétait que les empereurs et rois devaient comparaître à l'audience apostolique chaque fois qu'ils y seraient cités. « Telle est notre volonté à « nous qui, par la permission de Dieu, commandons à « tout l'univers.»

C'était le cri d'alarme d'une autorité qui sentait vaciller son influence civile. Aussi cette bulle produisit-elle un long conflit de ruses, d'injures, et à la fin de violences. Philippe le Bel, cherchant un appui près des hauts ba- rons, près des tiiécontents et des exilés, leur disait : « Faites -moi sénateur de Rome : je laisserai libre l'Église, j'occuperai le patrimoine de Saint-Pierre, me chargeant d'en percevoir les impôts et d'acquitter les dépenses, et je donnerai au pape un magnifique subside, tel qu'il con- vient au représentant du Christ.» Conséquent avec ce lan- gage et continuant ses mauvais procédés, il envoya à Boniface, qu'il appelait Maliface, par un de ses chevaliers, unelettre, véritable libelle, dans laquelle iltraitaitce pape de faux, d'intrus, de voleur, d'ennemi de Dieu et des hommes; et, selon l'esprit du temps, Boniface en retour lui reprochait une quantité d'hérésies calquées sur le maté- rialisme incrédule de Frédéric II. Quand le roi l'eut ainsi attaché au pilori du mépris public, Sciarra Colonna excita la foule à demander à haute voix la mort du saint vieil- lard : il l'outragea en face et le souffleta. Le roi de France faisait souffleter un pape de quatre-vingt-six ans,

268 DISCOURS VII.

et la populace séduite, et les avocats séducteurs bat- taient des mains en signe d'applaudissement , parce que Philippe retenait le pape prisonnier. Cela dura jusqu'à ce que le peuple, étant revenu à des idées plus saines, le délivra ; mais il eut bientôt à pleurer sur le tombeau vénéré du pontife (1303).

La colère de ses ennemis ne s'éteignit point à sa mort, et le blâme dont ils entourèrent sa mémoire arrêta de fait les progrès de la puissance pontificale. Le soufflet que Boniface avait reçu marqua l'ère de la décadence de la papauté civile; et comme celle-ci parut s'être incarnée en sa personne, ce pape en reçut une atteinte plus grave, ainsi qu'il arrive lorsqu'on abat le dernier rempart élevé contre toute révolution.

Le roi de France comprit tous les avantages qu'il reti- rerait au point de vue de la richesse et de l'influence, s'il parvenait à éloigner le Saint-Siège de Rome pour le transférer dans son pays, comme l'a rêvé de nos jours Napoléon. Il n'éprouva pas trop de difficultés à déterminer le nouveau pontife Clément V à s'établir en France (1309), et ce fut le point de départ de cette période que les Ita- liens ont nommée les soixante-douze années de la capti- vité de Babylone.

Le roi Philippe était joyeux, mais non pas satisfait de sa vengeance ; après avoir insulté le pape au cœur, et avoir provoqué sa mort, il lui fallait même au delà de la tombe le voir déshonoré, ou plutôt voir déshonorée la puissance pontificale, qu'il avait voulu renverser en sa personne. Il circonvint le pape Clément, efl'rayé par le martyr qu'a- vait eu à subir son prédécesseur ; il le décida à abolir l'ordre des Templiers, et à le laisser s'emparer de tous les biens de cet ordre. Il voulut enfin qu'on fît un pro-

ÉBRANLEMENT DE l'oMNIPOTENCE PONTIFICALE. 269

ces d'hérésie à Boniface, et on put voir ce scandale donné par un pape qui ne résidait plus sur son propre territoire. Clément (le 13 septembre 1309), d'Avignon oià il rési- dait, notifiait à tout l'univers catholique que le roi de France Philippe, excité par son zèle pour la foi et par sa piété, non moins que pour servir la cause de l'Église, l'a- vait supplié de prêter l'oreille à certains personnages, qui afiirmaient que Boniface était mort hérétique, et qu'on devait condamner sa mémoire. Malgré sa répu- gnance à ajouter foi à cette affirmation, l'hérésie étant le pire des délits, et délit d'autant plus détestable que la personne accusée était placée nlus haut, il était, disait-il, obligé par devoir à ne pas laisser passer l'allégation sans l'examiner : il assignait le temps nécessaire aux témoins pour comparaître devant lui et faire leurs dépositions.

Philippe, s'il était parvenu à faire déclarer un pape héré- tique, eût jeté un grand trouble dans la succession aposto- lique. Il eût assuré le triomphe de la force sur la pensée, le triomphe des gouvernements sur l'Église, en sorte que désormais les rois eussent pu ce qu'ils auraient voulu. Aussi la chrétienté indépendante réclama-t-elle contre cette procédure scandaleuse, et néanmoins accusateurs et défenseurs discutèrent en plein consistoire les imputa- tions relevées contre Boniface, par exemple celle de s'être montré dans toutes ses constitutions l'adversaire de Phi- lippe, et en outre celle d'athéisme, qui entachait sa mé- moire de toutes les conséquences d'une pareille doctrine. On l'accusait encore d'avoir, à l'occasion du jubilé, dit aux ambassadeurs de Lucques, de Florence et de Bologne, qu'on ne devait pas croire à l'immortalité de l'âme, ni à la future destruction du monde, ni à la divinité du Christ.

Templiers

2^0 DISCOURS VII.

L'énormité même de ces accusations en rend la faus- seté manifeste, et le fait seul d'avoir trouvé des hommes pour les soutenir, montre sur quel échafaudage de ruses les appuyait Philippe. Mais si ce prince laissa pour le mo- ment renvoyer l'accusation aux archives, il obtint une bulle du pape, dans laquelle il était proclamé, lui, un illustre défenseur de l'Église dans sa iuUe contre Boni- face. On rendait, de plus, par cet acte au roi de France tous les privilèges qui lui avaient été enlevés, et on ordon- nait que les lettres pontificales qui lui étaient contraires seraient biffées des registres de la chancellerie ; enfin, Boniface n'obtenait pas même la compassion, qui d'ordi- naire s'attache aux victimes de la tyrannie. Les L'allusion que nous avons faite ci-dessus aux Tem-

pliers nous amène à examiner ce qu'il faut penser des accusations d'hérésie dirigées contre eux. C'était un ordre chevaleresque et religieux, institué pour protéger les pè- lerins qui visitaient le temple de Jérusalem. Il ouvrait ses rangs aux cadets de grandes familles, elses membres, qui s'étaient enrichis par les libéralités et les commendes, se répandirent par toute l'Europe. Quand la Terre sainte fut perdue, le principal exercice de leur activité venant à manquer, ils s'abandonnèrent aux tentations naturelles à une jeunesse riche et oisive. Ce fut alors, prétendit-on, qu'ils se constituèrent en association d'hérésie et de dé- bauche; et comme leurs initiations étaient entourées du plus grand secret, le vulgaire y supposa quelque chose d'étrange et de criminel. Philippe le Bel accrédita cette opinion, et, se faisant passer pour le protecteur zélé des bonnes mœurs, dans le but de mettre une main avide sur leurs immenses richesses, il demanda au pape d'abolir leur ordre. Tous les chevaliers furent arrêtés d'un seul

ÉBRANLEMENT DE l'omNIPOTENCE PONTIFICALE. 271

coup, on fit leur procès avec la brutalité alors en usage, et ils furent pour la plupart mis à mort.

Les accusations fort nombreuses dont on les a chargés peuvent se réduire à celles-ci : d'avoir renié la foi, blas- phémé le Christ, Marie et les saints ; d'avoir foulé aux pieds et outragé les croix; d'avoir omis dans la consécra- tion la formule sacramentelle; au maître de leur Ordre, d'avoir absous les péchés, quoique étant laïc; d'avoir adoré la tête de Bafomet, idole qui a donné lieu à tant d'histoires fantastiques; d'avoir des ceintures qu'ils pré- tendaient être bénites par son contact; de se donner en- tre eux des baisers indécents; d'avoir péché contre nature ; de tout faire dans le plus grand secret. Ce dernier grief du moins était vrai. On connaît assez ce procès, conduit avec passion et en grande partie avec des moyens qui dans le siècle dernier firent abolir un autre Ordre en- core plus fameux et aujourd'hui en pleine renaissance; il est peut-être regrettable que Clément Y et le quinzième concile œcuménique, tenu à Vienne en France, en 1311, aient donné leur approbation à cette mesure *.

En Italie, on se conduisit envers les Templiers avec plus d'humanité. Plusieurs tribunaux, comme ceux de Bologne et deRavenne^ les déclarèrent irrépréhensibles. En Tos- cane ils possédaient de nombreuses maisons ; et s'il est vrai que le pape, en 1307, écrivait aux archevêquesde Pise, de Ravenne et autres, d'informer sur les Templiers, il est inexact, ainsi que l'a prétendu Tronci, qu'il eût fait

(1) Voir Mgr Jager, Hist. de l'Égl. cathoi. en France, t. X, p. 457 (A. Le Cière, 1866), et un premier article de la Ciriltà cattolicà du 18 août 1866, qui donne la bulle de Clément V Vox in excdio. Ces pu- blications tendent à justifier complètement la conduite du pape et du concile. {Note des traducteurs.)

(2) De Rubeis, Histoire de Ravenne, liv. VI.

272 DISCOURS VIT.

assembler dans ce but un concile à Pise, du 20 septembre au 23 octobre 1308. Le procès contre les Templiers de Lombardie et de Toscane fut fait à Florence et à Lucques par frère Jean archevêque de Pise, Antoine évêque de Florence, Pierre de Giudici de Rome, chanoine de Vérone, qui en 1312 en (irent au pape un rapport détaillé, revêtu de la légalisation du notaire et de la signature des té- moins, et qu'on conserve dans la bibliothèque Vaticane *. Le pape avait transmis un questionnaire composé de cent vingt-quatre articles et plus, sur lesquels on devait les interroger ; il y avait cinq inquisiteurs à Florence, et un à Lucques. Les Templiers furent examinés sans qu'on em- ployât contre eux les tortures en usage en France, non pas toutefois que les tribunaux ecclésiastiques ne les appliquassent plus : car il est question dans ce procès des dépositions faites par sept frères d'une moindre impor- tance, qui ne paraissent pas dignes d'attirer l'attention, licet, debito modo servalo, eosdem exposuerimus coactionibus et tormentis. En outre, les accusés ne devaient pas craindre, en faisant un aveu, d'aller au bûcher comme en France, attendu qu'en Toscane ils étaient jugés par un tribunal ecclésiastique, qui n'imposait d'autres peines que le re- pentir et la rétractation du coupable. Ce qui ajoute à la foi qu'on pouvait attacher à leur déposition, c'est qu'ils devaient prêter serment de l'avoir faite non odio velamore, parte, pretio vel timoré, sed pro veritate tantum.

On admet généralement quelques-unes des accusations

(1) Mgr Télesphore Bini a entretenu à différentes reprises l'Académie de Lucques du procès des Templier? en Toscane, comme on peut le voir dans les procès-verbaux de cette Académie de 1838 et de 1845. Les nom- breux documents parmi lesquels on a recueilli les noms de cent sept Templiers, répandent une vive lumière sur un point historique fort débattu depuis la tragédie de M. Raynouard.

ÉBRANLEMENT DE l'OMNIPOTENCE PONTIFICALE. 273

portées contre eux; quant aux autres, elles ne sont reçues que par quelques-uns, ou pour des cas particuliers ou pour certaines personnes, ou comme s'appuyant sur de simples ouï-dire, ou comme des accusations applicables seulement aux pays d'outre-mer ; mais, à part cesrestric- tions, tout le monde tombe d'accord sur le mystère qu'ils gardaient si scrupuleusement dans leurs chapitres et sur leurs formules impies de blasphèmes.

Si donc les procès iniques qu'on leur a intentés en France portent à les croire innocents et victimes de l'avidité de Philippe le Bel, d'un autre côté, le calme avec lequel l'É- glise procéda contre eux, les procès régulièrement suivis en Italie comme en d'autres pays, et cela dans le cours de plusieurs années, sans violence aucune, tout nous laisse supposer que beaucoup d'entre eux furent coupables. Nous devons aussi en induire que c'est à tort que dans cette affaire on met sur la même ligne le roi de France et Clément V : car ce dernier, en supprimant l'ordre non de jure, sed perviam provisionis, sauva des individus inno- cents, et enleva à l'avidité du prince leurs biens, pour les appliquer à la défense de la Terre sainte.

Toujours est-il que ce fut un sacrifice que ce pape fai- sait à la mémoire de Boniface VIII, qu'il craignait de voir traîner dans la boue, si Philippe eût intenté le procès cap- tieux dont il avait tous les fils entre les mains; procès auquel les esprits se trouvaient prédisposés par l'opinion du Dante, qui dans sa Divine Comédie avait bien au moins neuf fois lancé ses invectives contre le pontife.

Le nom du grand Alighieri, qui reproduit l'austère Dante

Alighieri.

physionomie du moyen âge et illumine de ses rayons le crépuscule de la Renaissance, nous amène à passer en re- vue ceux qui ont prétendu compter au nombre des héré-

1—18

274 DISCOURS VII.

tiques le poëte théologien, le versificateur de la scolas- tique,soit pour le dénigrer, soit pour trouver des ancêtres aux protestants du xvi* siècle. Il est vrai que Dante adresse aux papes d'amers reproches; il en relègue plus d'un dans son Enfer, et nommément Boniface YIII, qui n'était pas encore mort. Cette colère qui souvent s'empare des grands hommes, lorsqu'ils se voient méconnus ou persécutés, entraîna l'exilé gibelin. Il cédait à cette inspiration lorsque, persuadé que la paix entre les petits souverains ne peut être assise sur une base solide, si ce n'est dans le cas tous obéissent à un monarque suprême, il s'irritait comme une vipère contre ceux qui rejetaient la domination de l'empereur ; par exemple, contre Pise, Pistoie, Gênes et la Lombardie ; il torture au plus pro- fond de l'enfer Brutus et Cassius avec Judas; il aperçoit en paradis un trône préparé pour l'empereur Henri VII ; à ses yeux, l'Italie asservie ressemble à une hôtellerie de douleurs ; c'est une cavale châtiée pour n'avoir pas per- mis au Tudesque Albert d'enfourcher les arçons de sa selle ; enfin, il lance des imprécations contre ce prince, parce qu'il ne vient pas voir sa Rome qui pleure. sa conduite Les mêmes sentiments le font se déchaîner contre les

envers

Boniface vm. papes.bicn qu'à cette époque ils fussent abattus et errants. Auss 1 Boniface YIII, qui, en favorisant Charles de A''a- lois (1301), avait occasionné l'expulsion des Blancs de Flo- rence, est il à c'iaque instant le point de mire des colères du farouche exilé.

Des livres d'une valeur reconnue ont défendu la mé- moire de ce pontife contre les déclamations du poëte ^ Il

(1) Outre le P. Tosti, qui publia en 1847 l'histoire de Boniface VIII, on peut consulter diverses publications faites à l'occasion du sixième cente- naire de Dante, et notamment l'opuscule que j'ai publié sous ce titre : LEuwpa al secolo di Dante.

ÉBRANLEMENT DE L'OMNIPOTENCE PONTIFICALE. 275

est vrai que Dante combattait bien moins la cour de Rome que la démocratie ; il déchargeait sa colère sur les nou- veaux tyrans qui avaient abattu les vieux barons, contre les races nouvelles animées de l'esprit de lucre qui avaient étouffé les rejetons sacrés des races conquérantes; en somme, il combattait en faveur du passé qui s'écroulait, épiant toujours le moment l'on pourrait substituer au pouvoir de la plèbe délirante celui des plus dignes et des plus sages.

Aussi, ses invectives contre les papes, lorsque l'esprit départi et le désir de la vengeance ne les lui soufflent point, sont dictées par le désir qu'il avait de voir le Saint- Sié-îe aussi pur et aussi resplendissant que devait l'être le trône s'assied ici-bas le vicaire de Jésus-Christ, le suc- cesseur de saint Pierre. Ses reproches et ses plaintes s'ap- pliquent « à ceux qui chaque jour trafiquaient des mérites du Christ; aux loups rapaces qui, revêtus de la robe des pasteurs, se faisaient un dieu de l'or et de l'argent; à ceux qui, par l'abus des excommunications, enlevaient tantôt ici. tantôt là, le pain que le Père miséricordieux ne refuse à, personne ; enfin à ces usuriers de Cahors et à ces Gas- cons qui s'enivraient du sang du Christ. Il bénissait saint François d'avoir contribué à remettre la barque de Pierre dans son vrai sillage S protestant toujours de son pro- fond respect pour les chefs augustes. » Il sait que l'on ne peut aller au ciel sans que les âmes se rapprochent de l'endroit « l'eau du Tibre devient salée; » il croit que Troie, Énée et Rome ont été en quelque sorte la figure pro- phétique du lieu saint « siège le successeur de l'illustre Pierre^; » il frémit à l'insulte faite par le roi de France à

(1> Paradis, XL,— (2) Enfer, IL

276 DISCOURS VII.

Boniface VIII, parce que « le Christ est fait prisonnier dans la personne de son vicaire, et qu'on lui a renouvelé les amertumes du fiel et du vinaigre \ » Après la mort de Clément V, Dante adresse une lettre aux cardinaux ras- semblés à Carpentras, pour les supplier d'élire un pape italien, qui revienne dans cette ville de Rome, dont les pierres mêmes lui semblent vénérables \

Aussi, les Italiens de ce temps partageaient tous ce sen- timent d'indignation contre les papes qui, en transpor- tant leur résidence en France, avaient enchaîné l'Église aux pieds d'un trône royal. On connaît les invectives de Pétrarque et les voyages de Catherine de Sienne, qui exha- lait à chaque instant ses gémissements; il paraît même que Boccace a fait aussi des allusions à l'exil d'Avi- gnon (A) ; Cola de Rienzi lui-même ne voulait pas abattre la papauté, mais plutôt la restaurer; et du fond de son cachot de Bohême, il écrivait à Ernest de Parbubitz, ar- chevêque de Prague, qu'il ne se considérait pas comme ayant été investi du pouvoir légitime par le pasteur su- prême, mais qu'il s'était chargé de la puissance tribuni- tienne en haine du pouvoir sénatorial, pour délivrer le peuple opprimé, pour abattre les barons romains, pour convertir la ville sainte, capitale du monde et fondement de la foi chrétienne, en une demeure paisible et sûre pour les papes. Dante, lui aussi, voulait des réformes, mais il sentait qu'elles seraient stériles sans l'unité, soit théo- cratique, soit impériale ; et il soumettait l'homme et le citoyen à un chef. Somme toute, il gourmandait les papes,

(1) Purgatoire, XX.

(2) « Certes, je suis fermement convaincu que les pierres qui composent ses murailles (de Rome), sont dignes de respect; et que le sol sur lequel el'e est bâtie, est bien autrement digne de notre respect que ne nous l'enseignent etne nous le prouvent|leshnrames. » Le Banquet. (Convivio.)

ÉBRANLEMENT DE L'OMNIPOTENCE PONTIFICALE. 277

parce qu'ils étaient ou qu'il les supposait être en dehors de la bonne voie : et en ceci il manquait, si l'on veut, de respect, mais non de foi.

L'opinion de Dante, comme poète, s'accorde avec son plan de la monarchie que nous avons indiqué ailleurs, et qu'il a développé dans un ouvrage spéciale L'empire et l'Église prétendaient être des institutions divines et nécessaires : leurs fonctions suprêmes sont accessibles à chaque homme, pourvu qu'il soit chrétien, et ni la papauté ni l'empire ne sont héréditaires; leurs représentants doi- vent consacrer leurs soins à l'univers entier.

L'ordre religieux et l'ordre politique constituaient donc deux sociétés, toutes les deux universelles, distinctes, mais non séparées; et Dante, témoin de ces continuels froissements des petits États entre eux, avait fini par se convaincre qu'ils ne pouvaient avoir la paix qu'en s'ab- sorbant dans Tunilé : aussi cherchait-t-il à mettre l'accord entre les deux ordres pour accomplir l'œuvre sociale du christianisme ; il voulait qu'il y eût un maître souverain des sociétés humaines, mais pour les diriger dans la voie du progrès, pour tirer les conséquences pratiques des principes chrétiens. L'empereur, dans la pensée de Dante, devait avoir un pouvoir supérieure celui de tous les rois, donc supérieur aussi à celui du roi de Rome, tandis qu'à cette époque Boni face YIII, et plus encore Jean XXII, prétendaient pour eux-mêmes à cette autorité impériale, surtout par cela même qu'elle leur était plus disputée.

(1) L'étude de la nature de l'empire et de ses relations avec l'Église est d'une suprême importance pour comprendre l'hisioire du moyen âge. Aussi nous insistons sur ce point. On peut consulter sur ce sujet un ou- vrage récent de l'anglais James Brice, The holy Roman Empire, Oxford, 1864.

276 DISCOURS VII.

Dante Qh ! comme ils rapetissent misérablement la question,

accuse ^ i »

d'hérésie, ^gg controversistes d'aujourdhui qui supposent que Dante disputa au pontife ce petit territoire qui forme son patri- moine temporel ! Iltonnecontre Constantin, non pasparce que ce prince avait laissé les Romagnes au pape, mais parce qu'il lui avait transmis la dignité impériale, ainsi que l'affirmaient les titres fabriqués par certains cano- nistes de son temps en cela d'accord avec les prétentions guelfes, .et comme on le voit plus clairement indiqué dans le livre III, chapitre X de ]2l Monarchie, il reproche à ce même Constantin d'avoir laissé aux papes la puissance impériale, alors que celle-ci était indivisible. Dante, s'ap- puyant sur ce principe, réfute les Guelfes, qui en con- cluaient que les dignités ne pouvaient être conférées que par le pape. Du reste, il exalte Charlemagne pour avoir abrité l'Église sous ses ailes victorieuses, contre la dent lombarde qui la menaçait : car tout le monde sait que Charlemagne fut le champion de la souveraineté tempo- relle des papes; il exalte la comtesse Mathilde, qui fut la bienfaitrice la plus libérale despape.s, auxquels elle laissa ses biens. Dante ne voulait donc pas les en priver, mais au contraire il voulait qu'ils disposassent de leurs reve- nus en faveur de la Terre sainte et de l'Italie, au lieu de les employer à enrichir les Gahorsins et les Gas- cons, en laissant ainsi le jardin de l'empire abandonné {deserto). Cependant Dante fut taxé d'hérétique pour son livre de Monarckîa, il soutient que l'empereur ne relève du pape que pour les matières qui regardent le for intérieur, et il le fut non-seulement par quelque inquisiteur, mais par le fameux juriste Barthole^; accu-

(1) Lege Ide requit, rets.

ÉBRANLEMENT DE L'OMNIPOTENCE PONTIFICALE. ^79

satiori dont saint Antonin défendit sa mémoire. D'autres ensuite voulurent accréditer l'opinion que Dante fut non- seulement le partisan, mais encore le coryphée d'opi- nions hérétiques. Duplessis-Mornay, surnommé le pape des calvinistes, releva chez lui beaucoup d'opinions qui ne sont pas conformes au catholicisme*; mais Coëfîetau dans sa réponse insistait sur ce point que, si Dante a con- damné quelques papes, sa condamnation n'a jamais porté sur la dignité dont ils étaient revêtus. Le cardinal Bellar- min réfuta un libelle publié au xvi« siècle par un protes- tant sous le titre d'Avis plaisant donné à la belle Italie par un jeune noble français, Dante était repr ésenié comme l'adversaire des institutions catholiques, ou tout au moins de l'autorité des papes. Le fameux faiseur de paradoxes, le P. Hardouin, en 1727, affirma que l'auteur de la Divine Comédie était un imposteur, un disciple masqué des dogmes hétérodoxes. Notre siècle, destiné à ressusciter toutes les extravagances de ses devanciers, se fit l'écho de cette opinion étrange, d'abord par la bouche d'un érudit, puis par celle d'Ugo Foscolo ^ et celle de Gabriel Rossetti*, qui, réfugiés en Angleterre, voulurent s'attirer la bien- veillance de leurs hôtes, en soutenant que Dante avait pré- tendu « réordonner la religion du Christ et l'Italie au moyen desrévélations célestes,» et en faisant de lui par comme un illustre ancêtre de la Réforme. Marchant sur leurs tra- ces, avec un échafaudage d'érudition variée en la forme et

(1) Mystères d'iniquités, p. 419.

(2) Foscolo, Discours sur la divine Comédie. Londres, 1825.

(3) Sur l'esprit antipapal qui produisit la Réforme. Londres, 1832, 3 vol. Déjà l'Aconzio {Stratagematum Satanée, lib. VIII) avait supposé dans les auteurs un langage à double sens. Le fameux sceptique Bayle concluait ainsi : « Prenez bien garde que Dante fournit des preuves à ceux qui !e disent bon catholique, et à ceux qui le nient. »

280 DISCOURS VII.

à grand renfort de logique, Eugène Aroux entreprit de prouver que toutes les œuvres de Dante contiennent une exposition de doctrines hérétiques, et un mélange d'aspi- rations révolutionnaires et socialistes \

La thèse développée par ces auteurs serait que les écoles de Patarins n'avaient jamais cessé d'exister en Italie, mais qu'elles vivaient en congrégations secrètes, sous la forme d'une espèce de franc-maçonnerie, au sein de la- quelle se transmettaient mystérieusement certaines doc- trines tendant à la liberté de penser et d'agir, et à ébran- ler l'autorité de l'Église avec celle des gouvernements. Ros- setti avait intitulé son œuvre : Mystèresde r amour platonique. Les L'Église chrétienne était, à les entendre, divisée en

prétendus

mystères dcux camps, à ce moment-là même son unité appa- poésie. raissait plus entière. Le génie protestant passa de généra- tion en génération jusqu'à ceux qui le proclamèrent ou- vertement, au seizième siècle, quand il ne fut plus une nouveauté, mais une manifestation des convictions des siècles précédents. Bien plus, le VeUro (Lévrier) de Dante était un mot prophétique , dans lequel on avait même trouvé, en renversant l'ordre des lettres, le nom de Lutero

(1) Aroux. Dante hérétique, révolutionnaire et socialiste, révélations d'un catholique sur le moyen âge. Paris, 1854.

La Comédie de Don??, traduite en vers selon la lettre, et commentée selonresprit,suiviedela clef ou langage symbolique des fidèles d'Amour. 2 vol. Pans, 1806.

Le Paradis de Dante illuminé à gwrno; dénoûment tout maçonnique de sa comédie albigeoise. 18.55.

Preuves de l'hérésie de Dante, notamment au sujet d'une fusion opérée vers 1312, entre la Massénie albigeoise, le Temple et les Gibelins, pour constituer la franc-maçonnerie.

Clef de la Comédie anticatholique de Dante.

Vhérésie de Dante démontrée par Francesca da Rimini.

Les Mystères de la chevalerie et de l'amour platonique au moyen âge. 1858.

En sens opposé, voir Dante révolutionnaire et socialiste, non héré- tique, par Ferjus Bois'-ard, 1850.

ÉBRANLEMENT DE L'oMNIPOTENCE PONTIFICALE. 281

(Luther). On devait, toujours d'après eux, entendre en ce sens toute la poésie italienne, élevée ainsi à la hauteur d'un système social. Puis, comme il n'y a pas d'idée bi- zarre qu'on ne puisse soutenir avec un esprit ingénieux, Rossetti a fait un curieux pèlerinage à travers la littéra- ture de sa patrie, sur ce thème préconçu et développé en cinq volumes, qui durent lui coûter une peine infinie. Il y prétendit démontrer que les poètes italiens ne s'amu- saient pas à de vaines conceptions amoureuses, comme on pourrait le croire d'après leurs poésies; mais que, sous cette apparence frivole, ils voilaient la recherche des vé- rités transcendantes; et que la femme à laquelle ils fei- gnaient d'adresser leurs galanteries, n'était ni Béatrix, ni Laure, mais l'Église libre : enfin, il ramena tout aux rites maçonniques, qui désormais ne sont plus un mystère, même pour les profanes.

Sans entrer dans les détails, la plus légère notion d'es- thétique fait rejeter un système la poésie ne serait plus une inspiration, mais une allusion, lepoëtu célé- brerait des personnages et des charmes dépourvus de toute réalité, et cela dans quel but? La multitude, c'est-à- dire cette partie de la société pour laquelle on fait des vers, n'y aurait plus rien compris; et les initiés auraient seuls pu goûter ces allégories; mais à quoi bon, s'ils avaient déjà reçu la révélation du mystère? Et si les poêles dé- guisaient sous des allusions si impénétrables leur haine contre Rome, pourquoi la révélaient-ils parfois en invec- tives si manifestes? Que Dante appelle les intelligences droites à méditer la doctrine qu'il cache sous le voile de ses vers, soit; mais pourquoi laisser exhaler le parfum de ces allusions si elles doivent rester secrètes? Et s'il n'osait pas proclamer le vrai, comment se vantait-il

282 DISCOURS VII.

d'avoir des accents capables « defrapperlescimes les plus élevées, » et d'être « le courageux ami du vrai? » et com- ment osait-il espérer pour ce mérite conserver un nom près de ceux qui appelleraient antique l'époque oîi il vi- vait? Ne mériterait-il pas, au lieu de cela, de rester ou avec les paresseux «qui déplaisent à Dieu et à leurs ennemis^,» ou avec les hypocrites qui se tiennent « dans l'Église avec les saints, et dans la taverne avtc les gourmands '\ »

M. Âroux développa son thème, en supposant entachée de cette hérésie toute la chevalerie d'alors, et spécialement ceux d'entre les Templiers qui survécurent, et qui, à tra- vers les siècles, parvinrent à fonder de nos jours une nou- velle catégorie de francs-maçons. M. Aroux va puiser aux sources les plus variées des arguments pour soutenir que Dante avait voulu démontrer que la suprématie pontificale est le règne visible de Satan, dans celte œuvre qui est la Commedia del caîtolicismo. Par exemple, lorsque Dante dit qu'on doit, pour faire son salut, suivre le pasteur de l'E- glise, il entendait parler du chef de cette religion mysté- rieuse, dont il était non-seulement un adepte, mais encore un apôtre*. Il s'agissait, selon cet interprète, de l'ordre des Templiers, et Dante voulait reprocher aux papes la croisade contre les Albigeois et la destruction du Temple. Il faut noter ici que les Templiers avaient reçu leur règle de saint Bernard % et que Dante ne les nomme ou ne les

(1) Enfer, III. (2) Enfer, XXII.

(3) Comment cette manière d'interpréter la Divine Comédie peut-elle subsister en présence de ce passage du poëme, Dante signale les prélats a comme des loups rapaces déguisés sous la robe des pasteurs? (In vece di pastor Ivpi rapaci.) Et ailleurs, lorsqu'il laisse à entendre, que c'est à vous, ô pasteur, que faisait allusion Cévangéliste? et enfin, lorsqu'il gémit de voir que c'est la faute du pasteur, si la justice à Flo- rence a été usurpée?

(4) Pour être conséquent, Lenoix [Origine de la Franc- Maçonnerie , p. 235) soutient que saint Bernard était franc-maçon.

ÉBRANLEMENT DE l'OMNIPOTENCE PONTIFICALE. 283

indique dans aucun autre passage de sa Comédie que dans celui il lance l'analhème sur Philippe le Bel, pour avoir plongé ses mains avides dans le Temple, sans en avoir le droit*.

Le mot amore (amour) est, dit-on, la clef de tous ces mystères : Françoise n'est plus l'amante de Paul, c'est l'Église protestante de Ri mini, un des foyers de l'hé- résie. Le poëte, touché de pitié pour les matrones et les chevaliers qui s'étaient éloignés de la vie gibe- line pour pencher vers le catholicisme, voit dans Paul et Françoise deux fidèles d'amour, emportés comme des ombres légères loin des régions du guelflsme, et vers la Sémiramis pontificale; le roi de runivers, c'est Albert le Tudesque , qui, s'il était ami, donnerait la paix à Dante; à Dante qui devient tristo e pio, c'est-à-dire hypocrite de papisme, pour ne pas s'exposer aux martyrs des deux amants; le sourire tant désiré de Françoise (qui personnifie l'intelligei ce) baisée par Paul (la volonté), ne signifie autre chose que i'avidité avec laquelle l'initié recueille la doctrine de la bouche de la philosophie ra- tionnelle....

Le système de M. Aroux n'a pas été admis par les hom- mes studieux. Il s'est plaint que, en Italie, nul, excepté moi, n'y ait fait attention, moi qui lui adressai une lettre par la voie de la presse, il veut bien reconnaître que la cofitra- diction dont j'ai usé à son égard fut empreinte d'une amicale courtoisie, mais il ajoute que mes arguments ne va- laient pas la peine d'être réfutés. Nous en appelons à tous ceux qui ont le sentiment du beau; fut-il jamais possible

(t) Veggio il nuoYO Pilato si crudele

Che.... senza decreto Porta nel Tempio le cupide vêle.

284 DISCOURS VII.

de concevoir un poëme, et un poëme aussi sublime que l'est la Divine Comédie, qu'il faudrait toujours entendre dans un sens différent de celui qui ressort du texte? Dante écrit donare, et on devrait lire dona re ; les vérités les plus austères sur la Trinité, les confessions les plus explicites en ce qui touche l'autorité du pape, vere claviger regni cœ- lorum, qui secundum revelata, humanum genus perducit ad vitam œternam; les louanges en l'honneur de saint Ber- nard, de saint Dominique, seraient des fictions et des iro- nies; les commentaires faits dans le Banquet (Convivio), sur les Canzone seraient appliqués à la Divine Comédie; la distinction des langages au traité de VulgariEloquio, expri- merait la distinction des partis et des croyances, et, avec ces clefs d'interprétation, Dante se serait commenté lui- même de telle façon, que les Guelfes entendraient dans un sens, et les Gibelins dans un sens tout opposé, le même passage. Et on trouverait tout cela dans un poëte qui se vantait de n'écrire que sous l'inspiration de l'amour*.... Orthodoxie Assurémeut l'Alighieri conserve cette modération dans

de Dante

vengée. la scicuce, qui n'a pas la présomption de tout expliquer ; il n'est pas sceptique en théologie pas plus qu'en philosophie ; il croit à la vertu du syllogisme, aux artifices de la sco- lastique pour parvenir à la vérité; il aime mieux admirer la sagesse de Dieu et la providence, que de s'abandonner à la science fatiguée et désillusionnée, qui, ne croyant plus à rien, ne conduit plus à rien. Il reprochait aux chré- tiens de ne pas se contenter des motifs de leur foi, en disant que, s'ils avaient pu tout savoir, la révélation eût été sans objets Dante fait la profession de foi la plus

(1) Jo mi son un che, quando Amore spira, noto, ed in quel modo Ch'ei detta dentro, vo significando.

(2) State contenti, umana gente, al quia;

ÉBRANLEMENT DE l'omNIPOTENCE PONTIFICALE. 285

explicite en présence de saint Pierre, avant d'entrer dans l'Empyrée^ et il reconnaît que pour parvenir au salut il faut croire à l'Ancien et au Nouveau Testament, ainsi qu'à l'interprétation qu'en donne l'Église *.

Il y a plus : il réprouve formellement l'hérésie : à ceux « qui ont la présomption de parler contre notre foi, » il crie bien haut : « Soyez maudits, vous et votre pré- somption, et tous ceux qui se confient en vous' » ; il fait le plus bel éloge de saint Dominique, « qui frappa un grand coup sur les rejetons de l'hérésie ; et dans l'enfer, il voit les cavernes enflammées pleines d'hérétiques. Sans doute, c'étaient des hommes qui, pour faire opposition à la vie pénitente et ascétique d'alors, cherchaient les jouis- sances et l'oubli; on les avait appelés les Épicuriens. Lear secte était très-répandue à Florence en 1115 et 1117, époque à laquelle Ricordano Malaspini et Jean Villani rat- tachent l'usage de recourir au bûcher comme au jugement de Dieu, contre la tortueuse hérésie; et le même Villani

Chè se poluto aveste veder tutto, Mestie non era partorir Maria,

(1) Beatrix dit à saint Pierre :

0 luce eterna del gran viro,

A cui Nostro Signor lasciô le chiavi Cil' ei porto giù, di questo gaudio miro, Tenta costui de punti lievi e gi-avi, Corne ti place, in torno délia fede Fer la quai tu su per lo mare andavi.

Paradis, 24.

(2) Avete il vecchio e il nuovo Testamento, E il pastor délia chiesa che vi guida : Questo vi basti al vostro salvamento.

Paradis, V.

(3) Cowmo (Banquet.) Traité IV, c. v. « Oh! petits animaux remplis de folie et de bassesse, qui vous nourrissez comme des hommes, vous i;ui avez la présomption de parler contre notre foi, et prétendez savoir, tout en maniant la quenouille et la pioche, ce que Dieu a ordonné avec tant de sagesse : soyez maudits vous et votre présomption, et tous ceux qui croient en vous. »

2S6 DISCOURS VII.

dit ailleurs que les Patarins étaient « des épicuriens pleins de luxure et de gourmandise, qui défendaient à main armée l'hérésie contre les bons et catholiques chrétiens. »

Daiite place Frédéric II en enfer, parmi les hérétiques qui sont plus de mille; il compte dans le nombre Farinata, l'il- lustre citoyen, et Cavalcante Cavalcanti, le grand savant, père de son plus intime ami^ Quant au premier, le com- mentateur Benveiiuto d'Imola rapporte qu'il enseignait qu'on ne doit pas chercher le paradis ailleurs que dans ce monde ; le second affirmait que les hommes et les bêtes terminent leur existence de la même manière {unus est interitus hominis et jumentorum), et Boccace lui-même nous le représente comme « un penseur tellement plongé dans ses spéculations intellectuelles, qu'il était parfois tout à fait séparé du commerce des hommes, et que le bruit courait, chez le vulgaire, que ses méditations avaient seulement pour objet de découvrir vm moyen de pouvoir nier l'existence de Dieu. » Mysticisme Dante, de son vivant, était si peu considéré comme

de Dante.

hérétique, qu'on disait, en parlant de lui, Theologus Dantesy nullius dogmatis expers ; après sa mort, il fut enseveli avec l'habit de Saint-François, et le légat pontifical avait si peu rintention de disperser ses ossements, que ceux-ci repo- sèrent dans le lieu saint, dans une éghse, plus tard un autre légat pontifical lui érigea un mausolée, se montrant par plus bienveillant que ne l'avait été sa patrie. Au len- demain de sa mort, on fondait des chaires pour commenter ses œuvres, et cela souvent même dans les églises ; on l'expliquait au concile de Constance, et frère Jean de Ser-

(1) E'n/'er, chant VIII.

ÉBRANLEMENT DE l'OMNIPOTENCE PONTIFICALE. 287

ravalle, de l'ordre des Mineurs, sur les instances des pré- lats qui s'y trouvaient réunis, le traduisit en prose latine, accompagné de commentaires. Dans les fresques du Vati- can, Dante est peint parmi les Pères de l'Église; on voit à Florence son portrait suspendu dans l'église Sainte-Marie des Fleurs, et son image vient aussi d'être sculptée à la façade de Sainte-Croix. Lorsque, en 1865, l'Italie uni- taire voulut célébrer le sixième centenaire de la nais- sance de son poète, elle donna cours aux emportements révolutionnaires qui l'entraînent, en célébrant la pré- tendue haine de Dante pour les papes et pour la religion. Mais tandis que la tourbe officielle et les barbouilleurs de papier péchaient dans cette fange, les meilleurs écrivains de l'Italie et ses penseurs les plus éminents se levèrent pour protester en faveur de la vérité , et pour faire voir Dante sous un double aspect ; d'un côté, le poète emporté, acharné contre BonifaeeVIII, qu'il considérait comme l'ennemi juré de son parti, le publiciste indigné contre les abus de la cour pontificale, qu'opprimaient la démagogie et les rois ; mais de l'autre, le chrétien toujours respectueux envers celui qui tient les clefs souveraines, toujours attaché à cette foi qui a dans Rome son centre et ses légitimes interprètes. Par rapport à ce que nous avons exposé au chapitre précédent, nous noterons en passant que l'inclination au mysticisme fut commune à Dante et à ses amis, malgré leur étude assidue de la philosophie, des sciences natu- relles et de la politique : Dante s'assied pour méditer sur la pierre placée contre Sainte-Réparate ; Galvacante, au milieu des tombeaux de Santa Maria Novella, cherche si on peut trouver un moyen de nier Dieu. Pour Dante, la philosophie était une science qui voit tout en Dieu; tout dérive de Dieu et tout remonte à lui. Il scrute la volonté

288 DISCOURS VII.

et la parole de Dieu; dans la nature, il voit des symboles du surnaturel : ce fut sous cet aspect qu'il contempla Béatrix « revêtue de grâces, d'amour et de foi', » et en cela il suivait les allures de son temps, l'éducation qu'il avait reçue, les tendances naturelles de son intelligence et de son âme. Jeune, il songe à se faire moine, et il meurt avec le capuchon du moine, après avoir, à l'imitation des Fraticelles, adressé de vifs reproches aux papes qui s'adon- nent au luxe et aux soucis mondains. Déjà dans la Vie nouvelle, on voit la transformation de Béatrix en symbole, jusqu'à ce que dans la Commedia, cet amour qu'il avait pour elle se convertisse en un désir béatifique de possé- der la vérité souveraine qui le conduit à Dieu, à travers la contemplation des tourments et de l'expiation. Gecco Un de ceux qui se montrèrent adversaires acharnés du

'Ascoli.

î^es Dante fut François Stabili, dit Cecco d Ascoli, astrologue

doctrines,

sesouvrages. de Florcncc. Il composa uu poëmc intitulé ri4cerfca (de l'ita- lien acervo et du latin acervus), titre qui indique une collec- tion ou un amas des diverses connaissances humaines. C'est un poëme philosophique qui ne brille ni par la beauté de la poésie, ni par la richesse de la doctrine, com- posé de cinq rubriques ou livres qui traitent de la science, et d'un sixième il est parlé de la révélation. Cecco est un savant à la mode de son époque; mais à différentes re- prises il combat Averroès et son école : dans la révélation, il accepte tout à fait ce que l'Église admet, mais il y mêle ce qui prédomine dans les autres parties de son livre, c'est-à-dire la magie et l'astrologie ; il appelle « des gens aveugles et des intelligences mutilées, » ceux qui ne connaissent pas le langage des corps célestes, ceux qui ne savent pas deviner

(1) Sonnets de la Vie nouvelle.

ÉBRANLEMENT DE L'OMNIPOTENCE PONTIFICALE. 289

l'avenir, ou ceux qui méprisaient l'astrologie, pour par- ler a selon le temps antique ; » il croyait à un génie fa- milier appelé Florone, aux réponses duquel il prétendait avoir foi, bien que parfois ses oracles fussent trompeurs, comme lorsqu'il fit cette réponse au roi Manfred : Tu vain- cras, tu ne mourras pas (Vincerai, non morrai).

Non-seulement Cecco exposa ces doctrines, et des folies plus excentriques encore ; mais il prétendit en con- vaincre le public : ce qu'il essaya à Bologne en commen- tant la Sphère de Sacrobosco, et à Florence au moyen de YAcerba. Dans la préface de son exposition de Sacrobosco, il dit que « beaucoup de personnes se permettent de juger de la vie et de la mort, et des choses à venir au moyen des arts magiques, qui ont été condamnés par notre sainte mère l'Église comme des infamies {vitupera- biliter improbala) ; mais avant les cinq sciences qui compo- sent la magie, la chiromancie, les mathématiques, le sor- tilège, le prestige, le maléfice, il place Y astronomie, c'est- à-dire la révélation des intelligences par les influences du ciel, qui connaît toutes choses. » Il va même jusqu'à déduire de la magie des preuves de la divinité du Christ, lors- qu'il écrit : <t Le Christ fut vraiment le Fils de Dieu : cela nous est manifesté par une foule de circonstances, et premièrement par les trois mages, qui furent les plus cé- lèbres astrologues qu'ait eus le monde, et qui connurent tous les signes de la nature. » Gela résulte du traité de la Sphère, il établit encore le principe de la génération cé- leste de quelques esprits méchants, qui, sous l'influence de certaines constellations, avaient la puissance d'opérer dts choses merveilleuses; il avançait que le Christ était sous une de ces constellations, que pour cette cause il était resté pauvre; tandis que l'Antéchrist naîtrait sous

1— 19

290 DISCOURS VII.

une autre constellation qui le rendrait riche. Et toute cette exposition, comme toutle poëme de l'icerèa, est une sorte d'hymne à la gloire des différentes espèces de magie.

Cependant Guillaume Libri , ce grand panégyriste de tous ceux qui furent censurés par l'Église et vice versd^ ose vanter ce poëme comme une véritable Encyclopédie, et dit, en parlant de l'auteur, « que ce fut non-seulement un savant, mais un homme ayant de nobles sentiments, et qu'il serait temps désormais que les Italiens commenças- sent à vénérer sa mémoire , que n'a pas frappée seule l'inquisition*. » Néanmoins, il suffit de parcourir l'ou- vrage de Cecco pour se convaincre que c'est à tort que Libri lui a fait un mérite d'avoir découvert beaucoup de vérités, qu'il y a ou indiquées confusément, ou même niées. Parmi ces dernières, on peut citer celle qui consiste à dire que la terre est soutenue par deux forces, une qui l'attire, l'autre qui la repousse, et que nous appelons maintenant la force centripète et la force centrifuge ; tout au contraire, Cecco condamne hautement quelques habitants d'Ascoli et de Florence qui soutenaient cette thèse, et qui probable- ment étaient Guido Gavalcanti et Dino del Garbo, fameux médecin, objet de ses attaques. Si vraiment Cecco fut mé- decin, son mérite principal, au point de vue de l'art de guérir, aurait consisté à reconnaître, en consultant le» étoiles, les maladies mortelles et celles qui ne l'étaient point: autre motif pour Dino lui-même de se montrer pour lui un implacable adversaire.

Cecco se déchaîna plusieurs fois contre Dante, affirmant que le poète était allé en enfer, et n'en était pas remonté ; bien plus, qu'il était resté 'plongé dans les profondeurs du

(!) H^'st. des Sciences mathématiques en Italie, t. II, p. 195 et 200.

ÉBRANLEMENT DE L' OMNIPOTENCE PONTIFICALE. 291

centre, l'avait conduit son peu de foi. Il réfutait aussi les doctrines les plus pures de Dante sur le libre arbitre de l'homme , l'accusant d'avoir passionnément aimé une femme, et loué les vertus d'un sexe dont il ne cesse de médire, sans en excepter aucune. Au contraire, Cecco prétend renouveler toutes les sciences, et par suite la vie de l'homme dans ses manifestations intellectuelle, morale et religieuse, en professant le matérialisme et le commu- nisme, l'astrologie et les sciences occultes, avec leur cor- tège innombrable de superstitions et de puérilités ; non- seulement il enseignait l'art des enchantements, mais encore il engageait à le pratiquer, et se répandait en in- vectives contre tous ceux qui ne les admettaient pas ^

Les questions de magie et de sortilège n'étaient pas de la compétence de l'Inquisition , comme nous l'avons lu dans la Maestruzza, si déjà elles n'avaient d'ailleurs un carac- tère manifeste d'hérésie.

Tel était précisément le cas de Cecco. Jean Villani ra- conte^ que, dans le traité que fit notre astrologue sur la Sphère, il avait émis l'opinion qu'au moyen des enchan- tements pratiqués sous l'influence de certaines constella- tions, on peut forcer les mauvais esprits à opérer des merveilles; que les étoiles ont une influence irrésistible, et autres choses contraires à la foi. L'inquisiteur le con- damna, et lui fit jurer de ne plus se servir de ce livre; mais Cecco s'en servit de nouveau à Florence : ce qui le fit arrêter par le chancelier du duc d'Athènes, au pouvoir de qui se trouvait alors cette ville.

Dans un petit livre contemporain, conservé dans plu-

(1) Voir Palermo, au Calalogue des manuscrits de la bibliothèque pala- tine de Florence. (•?) Lib. X, c. xLi.

2S2 DISCOURS VII.

sieurs bibliothèques, on trouve ce détail, que frère Lam- bert de Cingoli, inquisiteur à Bologne, le 16 décembre 1324, condamna Gecco pour avoir irrévérencieusement parlé de la foi, l'obligea à une confession générale et à certaines pénitences, qu'il lui enleva tous ses livres d'astro- logie, et lui interdit en outre de faire aucune lecture sur cette science; qu'enfin il le priva des honneurs du doctorat et de toute autre magistrature. Ce procès fut renvoyé au Florentin frère Accurse, de l'ordre des Mineurs Obser- vantins, le 17 juillet 1327. Celui-ci, ayant fait citer l'ac- cusé à son tribunal, le déclara hérétique et le remit au bras séculier, qui le jour même le fit brûler. Voici les principaux passages de cette sentence :

Sentence Après les rumeurs répandues dans le public par bien des per- lir.quisition sonnes dignes de foi, nous avons ouï dire que maître Gecco, fils '^ 'cecco"^"* de l'illustrissime Simon Stabili d'Ascoli, propageait, dans la ville de Florence, plusieurs hérésies : et ce qui est plus affreux, qu'il do.mait à lire dans les écoles publiques un certain petit livre hérétique, fait par lui, sur la sphère céleste, et cela en violation de l'engagement solennel qu'il avait pris autrefois. Nous avons fait venir en notre présence ledit Gecco, et nous lui avons fait subir l'examen, après lui avoir fait au préalable prêter serment de dire la vérité, et sans avoir recours à aucune contrainte ou moyen violent. Il a de sa libre volonté fait cette déclaration et ces aveux :

1«> Gomme quoi, ayant déjà été cité et requis par frère Lam- bert de Cingoli, inquisiteur dans la province de Lombardie, il avait avoué avoir enseigné dans les écoles que l'homme pou- vait, né sous telle constellation, être fatalement ou riche ou ^ pauvre, et ainsi de suite, à moins que Dieu n'eût déjà changé

l'ordre de ia nature ; qu'il s'était engagé, sous la foi du ser- ment envers ledit frère Lambert, à abandonner toute hérésie et fausse croyance, à rejeter toute faveur des hérétiques, surtout des astrologues, à observer la foi catholique, et qu'il avait ac- cepté la pénitence imposée. Qu'après son serment prêté, et la pénitence accomplie, il était venu à Florence oià on lui avait demandé si, au moyen de l'astrologie, on pouvait savoir la for-

ÉBRANLEMENT DE L'oMNIPOTENCE PONTIFICALE. 293

tune ou la disgrâce d'une armée ou celle d'un prince, et qu'il avait répondu affirmativement, parce que, selon lui, toute chose qui est possible peut se comprendre par l'intermédiaire d'une science. Il confessa que, consulté par les Signori sur l'opportunité de combattre avec nos soldats le Bavarois, il leur avait répondu que ce n'était point le moment, mais qu'on pouvait lui laisser le passage libre, jusqu'à l'heure oij, instruit par les vrais principes de l'astrologie, ils pourraient choisir le moment propice pour le combat. Il ajouta qu'il pensait que de tels événements pouvaient être prédits par l'astrologie, et qu'il n'y avait là, selon lui, rien de contraire a la foi. Il affirma que personne, depuis Ptoléméei n'avait profité autant que lui en astrologie. Il avoua que, prié par un Florentin de lui faire un commentaire sur le livre de YAlcabizzo^ qui traite des signes et de la connaissance des signes,, de la naissance des hommes, et du temps propice pour acheter, pour vendre et pour se livrer aux autres actes et exercices de la vie, il lui répondit qu'il avait fait un commentaire sur ledit, livre, et qu'en conséquence c'était à lui de se le procurer. Il dit qu'il avait composé un livre sur la sphère. Or, les matières contenues dans ledit livre, qui n'ont point été examinées par ledit inquisi- teur, sont contraires à la nature et opposées à la vérité catho- lique. Quelle proposition plus hérétique, plus déplaisante à Dieu et aux hommes, que celle qu'on trouve dans ce livre, qui consiste à dire que Jésus-Christ est pauvre sous l'empire de la fatalité des corps célestes et par l'influence des constellations? Que l'An- téchrist doit naître d'une vierge, et doit venir dfiux mille ans après Jésus-Christ, sous la forme d'un puissant soldat, avec un cortège de nobles, et non comme un poltron suivi d'autres pol- trons? Jamais hérétique a-t-il fait preuve d'une plus grande im- posture que de désigner l'heure, le lieu, le genre de mort, toutes choses absolument inconnues au genre humain? Et pour qui a trait aux actions do l'homme, les apprécier suivant la disposi- tion et la marche des corps célestes, n'est-ce pas enlever abso- lument le libre arbitre, et partant, le mérite et le démérite? Bien qu'à cette heure il ait reconnu la puissance divine et le libre arbitre, néanmoins il a été convaincu par des témoins qui ont déposé contre lui. Quand bien même on aurait à agir sur de telles hypothèses, que pourrait-on faire avec le libre arbitre ? On n'excuse pas de semblables erreurs, en disant que ces choses ne procèdent pas de la nécessité, en disant : « La science dé- montre que tu portes enfermé dans ta main l'objet de tes pen-

294 DISCOURS VII.

sées. » Pourquoi supposer ainsi, en fait, ce qu'on nie en paroles? Il ne doit pas être excusé sous prétexte qu'il ne lui paraissait pas contraire à la foi de prendre son temps, de choisir la guerre et au- tres propositions semblables : ce serait le fait d'une ignorance tout à fait grossière, bien plus, une opinion hérétique. Dire en- eore que ses écrits ont été corrigés par ledit inquisiteur de Bo- logne, cela n'est ni vrai ni vraisemblable ; bien plus, c'est faux, ainsi qu'il ressort des propres lettres de ce même inquisiteur. Et, à supposer qu'ils eussent été corrigés, il s'en est servi dans les passages oii l'on rencontre les plus graves erreurs. Il n'est pas davantage excusable à raison de la formule mise à la fin des- dits écrits, qui exprime que l'auteur, au cas il aurait fait quelques fautes dans ses ouvrages, déclare s'en remettre aux lu- mières de la sainte Mère l'Église; parce qu'on y a trouvé des hérésies exprimées et écrites après qu'il les eut abjurées; et il suffit qu'il ait une seule fois trompé l'Église : car cette protesta- tion est indirectement contraire au fait lui-même et l'aggrave doublement. Et comme nous ne pouvons pas plus que nous ne devons passer sur tant et de si graves infractions commises par ledit maître en matière d'erreurs, au mépris de l'éternelle Ma- jesté et au préjudice de la foi chrétienne; vu la sentence rendue par frère Lambert contre Gecco ; vu le serment par lui fait, la pénitence qu'il subit, dont il ne s'inquiète plus et qu'il doit avoir oubliée ; vu les autres pièces du procès que nous avons reçues du même inquisiteur; après avoir entendu les témoins et les aveux de l'accusé, après l'expiration du délai à lui accordé pour les achever et s'excuser, et attendu qu'il n'a fait aucune excuse ni par lui-même ni par procureurs, et que, le jour qui suivit l'expiration du délai, il a confirmé ses aveux de sa libre volonté et a répété qu'ils étaient conformes à la vérité ; après avoir con- féré de la cause avec des prélats et beaucoup d'autres personnes et des docteurs es lois, et en avoir délibéré ; sur le devoir qui nous incombe de procéder au jugement de l'accusé qui a en- couru la peine attachée à l'inobservation du serment prêté de ne plus s'exposer à l'hérésie; après avoir eu une nouvelle confé- rence sur les susdits points avec plusieurs personnes de diverses conditions, des religieux théologiens, et avec d'autres tant clercs que laïcs, nous avons déclaré hérétique ledit maître Gecco comparu devant nous; nous avons constaté qu'il était retombé dans Thérésie, dans laquelle il avait promis, sous la foi du ser- ment, de ne plus retombe^; et en conséquence, nous décla-

ÉBRANLEMENT DE l'OMNIPOTENCE PONTIFICALE. 295

rons qu'il doit être livré et remis au bras séculier. Ainsi nous consignons aux mains du noble chevalier messire Jacques de Brescia, vicaire de Florence, par grâce de monseigneur le duc, lui présent et consentant, le susdit Cecco, pour lui faire subir le châtiment qu'il a mérité. Nous livrons encore au bour- reau le livre par lui composé sur la sphère comme tout rempli d'hérésies et de mensonges, ainsi qu'un autre livre en langue vulgaire nommé VAcerba (il ressort du nom même donné à ce livre qu'il ne contient aucun ordre, et qu'il est basé sur cette hypothèse que beaucoup de choses qui appartiennent à la vertu et aux mœurs proviennent des étoiles, et y font retour comme à leurs causes premières), et réprouvant tous les ensei- gnements qu'il a donnés, comme des compositions dépourvues de vraie science, nous en condamnons plusieurs et nous ordon- nons de les brûler avec ledit Cecco. Et ainsi nous le voulons et l'ordonnons.

La condamnation de Cecco n'eut donc pas lieu pour cause de magie et d'astrologie : trop de personnes alors étaient entachées de ces erreurs, sans pour cela cesser d'appartenir au service des communes, des princes, des prélats. Mais Cecco fut condamné comme hérétique, et comme relaps, ayant violé toutes ses promesses. En effet, en étudiant les ouvrages de Cecco, on voit que son but était de renouveler la science, et par elle de renouve- ler la vie intellectuelle, morale et religieuse, et, pour attein- dre ce but, il se servait de l'enseignement, delà conversa- tion, des livres. La science nouvelle consistait, selon lui, dans la fatalité universelle et dans la prescience; les in- telligences n'étaient que les occasions, les étoiles étaient leurs organes ; toute chose sous la lune avait des effets né- cessaires; tout était réglé parle destin. L'homme cepen- dant, au moyen de la science, peut contraindre les intel- ligences à lui manifester l'avenir. Pour que cette science nouvelle prévalût, il fallait avoir détruit la vérité ration- nelle et la vérité révélée : c'est ce que faisait Cecco avec

296 DISCOURS VII. ÉBRANLEMENT, ETC.

une conslance qui ne se démentit jamais, pas même en face du bûcher.

En somme, c'est le représentant de la science natu- relle, comme Dante est le représentant de la science chré- tienne ; et il a très-bien pu arriver que les Florentins, qui avaient banni Dante de son vivant, aient voulu lui donner sa revanche après sa mort, en poursuivant Gecco son détracteur. Ce qui nous rend d'autant plus probable cette assertion, c'est que son principal adversaire l'ut Dino del Garbo, ami du Dante. Orgagna, à son tour, au Gampo Santo de Pise, a peint le même Gecco dans l'Enfer. Néan- moins, le poëme de ÏAcerba, au commencement du quin- zième siècle, fut réimprimé jusqu'à dix-neuf fois; et le jésuite Appiani en prit sottement la défense, prétendant qu'il contenait une doctrine inattaquable. Espérons que nous n'encourrons pas la qualiiication qu'a méritée ce Père, pour avoir, nous, défendu le poëte théologien d'Ita- lie contre un zèle intempérant et contre les arguties de ceux qui ne croient pas.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS VII.

(A) L'érainent philologue Barthélémy Sorio a fait cette an- née, à l'Institut de Venise, une lecture sur le Filocopo de Jean Boccace, dans laquelle il prétend démontrer qne le but de ce roman historique était d'exhorter les princes angevins à remplir le devoir qu'ils avaient comme feudataires, d'accourir à la dé- fense du pape chassé de Rome et exilé à Avignon; Rome, disait- il, dans son Décaméron^ Rome qui était la tête du monde en est aujourd'hui la queue. (Roma, già capo del mondo^ allora era coda.)

Dans un extravagant et imiie mélange du sacré et du profane, Boccace nous raconte l'incarnation du fils de Jupiter; il nous dit comment il subit l'injuste poursuite d'Atropos ; comment, revenu à son père après avoir brisé plusieurs chaînes de l'antique cité de Dite, il envoya aux principaux de ses chevaliers le don pro- mis de la sainte ardeur. Vient ensuite la prédication de l'Évan- gile en Espagne par l'entremise du puissant Dieu de l'Occident, qui est saint Jacques : « C'est toi, ô cité sublime, ô vénérable Rome, qui as étendu ton joug auguste d'abord sur les collines in- domitées et de sur le monde entier; toi qui seule demeures comme une vraie matrone, et qui occupes la renommée plus que toute autre partie du monde, parce que tu es le lieu a été posé le siège suprême des successeurs de Céphas. Aussi, combien tu ressens d'allégresse au dedans de toi, parce que tu te sou- viens d'avoir été la première à suivre les saintes armes, parce que tu te connais le devoir de devenir vaillante non plus seule- ment comme au jour tu possédais les armes de Mars, mais bien plus encore. Aussi sois donc satisfaite, ô Rome, toi qui tant de fois, au milieu des antiques victoires, ornas ton front éclatant du laurier magnifique du Pénée; aujourd'hui, dans cette dernière bataille (religieuse) triomphe avec des armes nouvelles ; c'est pour cette victoire que tu mériteras l'éternelle couronne.

298 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS VII.

Après tes longues épreuves, ton image prendra sa place au mi- lieu des étoiles, et dans les sphères on tu retrouveras avec bon- heur tes rejetons antiques et tes ancêtres. » (Lib. I, num. 25 et suiv.)

DISCOURS Vlll.

L'exil d'Avignon. Le grand Schisme. Conciles de Constance, de Bàle et de Florence.

Les papes, pendant l'exil d'Avignon, se succédaient les Pienaières

f f ) r o 7 conséquences

uns aux autres, formant toujours le projet de retourner d'ivSoi. à leur antique siège, mais continuant toujours à en rester éloignés. Avignon, ville libre du comté de Provence, qui fut ensuite achetée par le pape, avait les préférences des cardinaux, parce que ceux-ci ne s'y trouvaient pas en face d'un peuple mutin, comme l'était le peuple romain, ni en face d'insolents barons; s'étant établis comme dans un domicile permanent, ils ornèrent de palais somptueux la petite ville, et persuadèrent au pape qu'il devait préférer la France, centre de l'Europe, nation mieux gouvernée et plus tranquille que l'Italie, plus sainte que Rome, puisque César disait déjà d'elle qu'elle était une nation très-religieuse, et puisque la religion des Druides y avait précédé le christianisme. Mais l'ab- sence prolongée du chef de l'Église blessait les Italiens, habitués à diriger leurs attaques contre les papes tant qu'ils les possèdent, et à les redemander avec instances aussitôt qu'ils ne les ont plus. En perdant les avantages attachés au séjour des papes , ils n'avaient pas été déli- vrés des soucis : car les papes continuaient à faire la guerre pour soumettre les petites cités indociles et les

300 i)iscouRS vm.

petits seigneurs rebelles. Tandis que les dépenses de la Cour augmentaient, les revenus d'Italie étaient fa- cilement dépensés loin d'elle; les royaumes étrangers refusaient de payer les redevances dont le profit re- venait à la France; en sorte que la Curie, pour com- penser ses pertes, se réservait les bénéfices et les an- nales, multipliait les commendes et les expectatives, et tous les autres expédients pour se procurer de l'ar- gent. La catholicité, de son côté, ne considérait pas comme suffisamment garantie l'indépendance nécessaire de son chef, en le voyant vivre dans une ville, libre il est vrai, mais enclavée au milieu des domaines d'un prince étranger.

Rome surtout ne pouvait prendre son parti d'un tel veuvage; sans cesse troublée, tantôt par une plèbe turbu- lente, tantôt par une féodalité facfieuse, elle n'avait plus ni administration ni justice; les palais tombaient en ruine; les églises abandonnées se délabraient; le culte perdait tout son éclat. Les Romains, en se reportant au souvenir des antiques magnificences, se prenaient à les regretter : aussi, Cola de Rienzi, s'étant fait nommer tribun du peuple, se proposa de rappeler les papes à Rome, et de replacer cette ville à la tête du monde civilisé. Son rôle, tantôt cruel, tantôt bouflbn, est assez connu; les épisodes qui le composent ont été racontés tant de fois et sur des tons si divers, qu'on n'ose ni rire de ce personnage, ni le maudire. Le fait est qu'élevé un moment par la faveur populaire, et abandonné par elle avec une égale prompti- tude (1347), après avoir châtié les nobles, cité les rois et même l'empereur à venir comparaître devant le peuple romain pour en recevoir les décrets. Cola de Rienzi s'en- fuit à graridpeine chez les Fratirellcs du mont Majella.

l'exil D' AVIGNON. 301

Le pape, dès que son autorité fut rétablie, envoya le cardinal Egidius Albornos, Espagnol (1353), pour « étouffer l'hérésie, réprimer la licence, procurer le salut des âmes, et réintégrer l'autorité de l'Église tantôt par la paix, tantôt par la guerre. » En effet, il soumit à son pouvoir les diverses Communes, dans chacune desquelles s'était établi, comme dans un nid, un petit tyran; et, après avoir rassemblé à Rome les députés de toutes ces Com- munes (1357), il décréta, d'accord avec eux, une consti- tution.

Le pouvoir temporel n'a rien à voir avec la foi; en con- ^°^g'|,gj^j" séquence, il n'est pas sujet à l'hérésie, et déjà nous avons pont'flcai. indiqué comment il avait une origine plus ancienne et plus populaire qu'aucun autre, et quelle idée on s'en fai- sait alors. C'est ici le lieu d'observer comment les papes, pour se conformer aux idées du moyen âge, bien éloignées de l'absolutisme de l'État introduit par les modernes, exercèrent le pouvoir en union avec le peuple, c'est-à-dire avec la république romaine. Lorsque les pontifes demeu- raient loin de Rome, ce gouvernement prévalut si bien, que Rienzi citait l'empereur et les électeurs de Germanie à venir justifler leurs titres devant le peuple romain.

Ce fut le cardinal Egidius Albornos qui entreprit d'y établir une véritable souveraineté, sur le modèle de celles qui existaient partout alors; il renversa l'autorité des petits seigneurs, et reprit possession des villes heu- reuses d'obéir au pontife plutôt qu'aux petits tyrans. Les Constitutiones ^gidianse garantissaient un certain nombre de privilèges, tout en veillant , particulièrement dans la Marche d'Ancône, à assurer le libre exercice de la souveraineté, par l'unité des provinces. Elles restè- rent le vrai droit public nn la Romagne; elles furent

302 DISCOURS VIII.

imprimées en 1472, et plus tard encore avec diverses an- nexes. Le Saint-Siège, pour se conformer aux idées des princes devenus prépondérants, s'étudiait à augmenter ses prérogatives, tandis que les provinces, jalouses de leurs propres statuts, s'appliquaient à les maintenir; en sorte que la souveraineté pontificale restait plutôt nomi- nale, selon l'antique coutume, que despotique.

Tel fut l'état des choses jusqu'à la révolution de 1797, qui dépouilla les papes ; puis la Restauration de 1814 les remit en possession de ce qu'ils avaient perdu. Les adver- saires du pouvoir temporel s'efforcent de prouver que les papes ont toujours exercé ce pouvoir sous la dépen- dance de la suprématie impériale. Nous voulons bien renier toute l'histoire, et nous accordons ce fait aux par- tisans du pouvoir royal. Mais le saint empire romain, en 1804, n'existait plus, et à sa chute tous les pouvoirs dépendant de lui avaient été déclarés complètement libres; au congrès de 1815 on était convenu d'abolir tout lien de suzeraineté, et on reconnaissait la souveraineté de chaque prince comme étant pleine et indépendante. En conséquence les papes, eux aussi, restaient maîtres ab- solus de leur État vis-à-vis des rois. Vis-à-vis des po- pulations ils auraient respecter les privilèges qui leur avaient été accordés ou maintenus de temps immé- morial ; mais ces franchises avaient disparu sous le pou- voir illimité des usurpateurs qui avaient habitué leurs sujets à un despotisme absolu. Les arbitres de la restau- ration européenne ne voulaient pas, et surtout en Italie, qu'il existât des constitutions et des droits écrits en faveur du peuple, et ils répudièrent l'histoire, comme tous ceux qui veulent gouverner en tyrans. Ils exigè- rent donc que le pape se fît roi absolu, comme ils

l'exil D' AVIGNON. 303

l'étaient eux-mêmes, et ce fut alors que le cardinal Gon- salvi, qui n'avait pas de répugnance pour les idées nou- velles, inspira au pape le motuproprio, aux termes duquel l'administration publique devait être réglementée par des codes, ou lois générales qui remplacèrent ainsi les vieilles constitutions multiples et partielles : du centre, devaient partir les nominations des magistrats, les édits et les lois de finances ; des charges introduites par les systèmes mo- dernes, il n'y eut que la conscription qu'on ne voulut pas imposer, et cependant elle est indispensable pour sou- tenir les autres.

L'absolutisme était donc bien récemment introduit dans les États du pape, et quand Pie IX se mettait à la tête du mouvement italien pour le bénir, dans la constitution du 14 mars 1848, il protesta qu'il ne faisait que « repro- duire certaines institutions antiques, qui servirent long- temps de modèle à la sagesse de nos augustes prédéces- seurs, » et parce que « dans l'antiquité nos Communes eurent le privilège de se gouverner chacune par les lois qu'elles avaient choisies en toute liberté, sous réserve de la sanction du souverain. »

Voici, entre mille, une des preuves que la liberté est antique, et que le despotisme est nouveau : mais comme on a perdu tout sens moral et politique, aujourd'hui on applique à l'un le nom de l'autre.

Dans nos controverses contemporaines, on allègue cet a^vlsnon exil de la papauté à Avignon, pour indiquer la possibilité i^'^iSâué d'établir le pape ailleurs qu'à Rome. Ceux qui émettent pouvoir ces vœux, ne pourraient choisir dans Ihistoire un exemple plus défavorable : car tout le monde est d'accord pour déplorer cette époque, et pour en tirer la preuve que les papes ne doivent pas être citoyens d'un pays qui ne leur

304 DISCOURS VITI.

appartient pas. En outre, qu'on veuille bien remarquer que le pape était toujours l'évêque de Rome, qu'il n'a jamais été l'évêque d'Avignon ou de Peniscola, et qu'il ne résidait en dehors de son siège que par suite de cir- constances déplorables. Déjà saint Irénée disait que « l'É- glise de Rome a une primauté, sur laquelle toutes les autres doivent tomber d'accord pour s'unir à elle dans une même foi. » Il en résulte qu'étant donnée l'unique solution possible au problème, le pape étant expulsé de Rome, la question à résoudre n'aurait pas avancé d'un seul pas.

Mais pour nous tenir au temps de cet exil, Rome oscilla toujours entre les fureurs démagogiques et l'ar- rogance oligarchique, se montrant tantôt rebelle au pon- tife par caprice, tantôt soumise par peur. Les querelles s'envenimaient encore davantage depuis que les papes, n'en ressentant plus les inconvénients, se souciaient peu de les apaiser. Les papes eux-mêmes ne se sentaient plus à leur place dans un pays ils faisaient la figure d'un exilé à qui on a donné un asile, plutôt que celle du sou- verain des rois, et des prélats, presque tous Français, donnaient à la Cour un air national, bien différent de cet aspect cosmopolite auquel on était habitué dans Rome. Plusieurs fois donc, les papes se proposèrent de retourner à Rome ; mais ils ne le firent pas, ou le tirent pour peu de temps, et ce ne fut qu'après soixante-onze ans et trois mois que le Saint-Siège fut ramené de France en Italie.

Ces misères causèrent une nouvelle secousse à la majestueuse unité catholique qui avait régné sans partage au moyen âge. Si les Italiens pouvaient être bien disposés en faveur du Saint-Siège à cause des avantages qu'en re- tirait leur pays, depuis qu'il avait pris la route de l'exil,

l'exil D' AVIGNON. 305

leur zèle pour lui s'était bien ralenti : et les étrangers, de leur côté, supportaient avec plus d'impatience l'expor- tation de tant de numéraire dans un pays il ne voyaient pas, comme dans Rome , une seconde patrie. Les évêques prenaient modèle sur l'absence du pape pour s'éloigner de leurs diocèses. La lutte avec les Frères Mi- neurs avait aliéné au Saint-Siège la milice qui lui était la plus dévouée, et, en voyant condamner des personnes pieuses dont l'unique faute, disait-on, consistait dans l'exagération de la pauvreté, on se rappelait à l'esprit les déclamations d'Arnauld de Brescia contre les posses- sions ecclésiastiques et la corruption qui en était la con- séquence. Les peuples s'étaient formés en s'agglomérant autour des évêques : de vint le caractère absolu du pouvoir ecclésiastique, semblable à celui du père sur ses enfants. Les peuples, s'étant constitués et agrandis, vou- lurent se débarrasser des liens de l'Église pour vivre de leur vie propre, et commencèrent à comprendre que le temporel pouvait subsister sans être joint au spirituel : ce qui fit succéder à une société sans limites dans l'espace des sociétés partielles et distinctes, à une direction géné- rale, les destinations particulières.

Les tentatives de Boniface VIII pour réintégrer la suprématie pontificale , en remettant en vigueur les précédentes décisions canoniques, éveillèrent chez les princes cette jalousie que font naître bien moins les usurpations réelles que celles qu'on redoute. Les Com- munes n'avaient plus aucun respect pour les immunités attribuées aux biens et aux personnes ecclésiastiques, et rendaient des décrets en cette matière, nonobstant les anathèmes du pontife et des évêques. Quand Téditice social était basé sur la foi, toute opposition se traduisait

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306 DISCOURS VIH.

par une hérésie, et le pape, lésé dans ses prérogatives, le clergé dans ses immunités, lançaient des excommunica- tions et des interdits. Mais si ces mesures de rigueur avaient brisé l'orgueil et la puissance des empereurs saxons et des empereurs de la maison de Souabe, elles perdaient leur efficacité, dès qu'on les prodiguait pour sou- tenir des intérêts mondains; les Siciliens demeurèrent quatre-vingts ans en rupture avec l'Église ; les Visconti de Milan se vengèrent de la sévérité déployée contre eux, en écrasant d'impôts plus vexatoires les ecclésiastiques; enfin les avocats levèrent la tête contre les papes, devant qui auparavant s'était courbée celle des rois.

On ne reniait pas pour cela l'Église : les Patarins avaient disparu de l'Italie, ou s'étaient cachés; le peuple aimait les splendeurs du culte, lors même qu'il n'en respectait plus le côté austère, et prenait plaisir à voir le pape et la Cour pontificale. Mais aussitôt que celle-ci eut été transportée à Avignon, elle devint le point de mire des attaques des Guelfes non moins que des Gibelins , comme si en ces- sant d'être romaine elle eût cessé d'être catholique. Franco Sacchetti, marchand florentin, le chanoine Pétrar- que, le moine Pecorone, ainsi que des personnages de grande science et d'une sainteté notoire, se déchaînèrent contre la Babylone ; les mécontents du gouvernement temporel rejetaient le blâme sur les papes comme chefs spirituels ; il n'est pas de mal que l'on n'ait dit de Clé- ment V; Jean XXII fut accusé d'hérésie tant pour son litige avec les Frères Mineurs, dont nous avons déjà parlé, que pour ses doutes sur la vision béatifique, c'est-à-dire sur la question de savoir si les âmes des élus voient Dieu dans sa majesté aussitôt qu'elles ont été séparées du corps, ou si elles ne le voient qu'après le jugement dernier.

l'exil d' AVIGNON. 307

Louis de Bavière, empereur élu d'Allemagne, était ^^i-oms^^^ venu en Italie pour s'y faire couronner (1324), et, comme Jean XXII lui refusait cette faveur, il se vanta bien haut de se passer de son autorité. Le pape alors déclara l'Italie soustraite à la juridiction impériale , en sorte qu'elle ne put désormais être incorporée à l'empire ou devenir sa vassale. Par contre-coup, le Bavarois en appelle au concile et prodigue au pape les injures ordinaires : le pape déclare l'empereur excommunié , et lance l'interdit sur les pays de son obéissance; aussi Louis qui, grâce au secours des Gibelins, s'était fait couronner à Rome et avait nommé un antipape, se trouva bien vite aban- donné et déchu.

Pour se défendre, il avait eu recours, non-seulement ^^"jjJ.g^'JJf aux armes, mais à la dialectique. Guillaume d'Occam, de^pàSe. fameux scolastique, contestait l'infaillibilité, non-seule- ment au pape, mais même au concile universel et au clergé ; il prétendait que le droit de décider en dernier ressort appartenait aux laïques réunis en corps; qu'on pouvait au besoin user contre le pape de la force, ou en créer plusieurs, l'un indépendant de l'autre. Marsile, fils de Mainardin de Padoue, éloquent professeur à l'Univer- sité de Paris, fit entendre à Louis qu'il lui appartenait de •réformer les abus de l'Église, puisque celle-ci est sou- mise à l'empire. « J'ai vu (lui disait-il) des prélats, des abbés, des prêtres, si ignorants qu'ils ne savaient pas même parler selon les règles de la grammaire. Ceux qui ont visité la Cour de Rome l'ont appelée une maison de trafic, une caverne de voleurs ; ceux qui ne l'ont pas vue, ont entendu dire d'elle qu'elle est devenue le repaire de presque tous les malfaiteurs et des mercenaires, tant au spirituel qu'au temporel ; chez elle on ne voit que per-

308 DISCOURS VIII.

versité ; il n'y a plus aucun empressement pour gagner les âmes*. »

De concert avec le mystique Ubertin de Casale, il pu- blia le Defensor pacis, livre dans lequel on rencontre déjà les négations de Calvin touchant l'autorité et la constitution de l'Église. Il y affirme que la puissance législative et la puissance executive de celle-ci, sont basées sur le peuple qui les a transmises au clergé; que les degrés de la hiérarchie sont une invention postérieure; que Jésus-Christ n'a laissé à son Église aucun chef vi- sible, et que Pierre n'avait d'autre prééminence sur les apôtres que celle de l'ancienneté ; que la primauté consiste uniquement dans le droit de convoquer des conciles œcu- méniques et dans celui de les diriger, pourvu que le pape y soit autorisé par le législateur suprême, c'est-à-dire par tous les fidèles ou par l'empereur qui les représente ; que, tous les évêques étant égaux, l'empereur seul peut en élever un au-dessus des autres, et l'abaisser selon son bon plaisir; qu'à lui seul appartient l'institution des prélats, l'élection du pape, le jugement des évêques, de même que Pilate a jugé le Christ; que lui seul peut con- voquer les conciles et en régler les délibérations; qu'en- fin l'Église ne peut infliger aucune peine coercitive sans le consentement de l'empereur. Jean Gianduno de Pérouse allait aussi loin dans cet ordre d'idées ; on voit par que les doctrines qui subordonnent l'Église aux gouvernements civils ne sont pas modernes (A).

Jean XXII dans une bulle réprouve ces erreurs; et, ayant en vain cité à comparaître devant lui les deux au- teurs, il les condamna ainsi que leurs ouvrages. Les

(!) Pcfi^risor pad^, p, II, chap. xx.

l'exil D' AVIGNON. 309

juristes de l'Église opposaient à ces doctrines des théories non moins absolues; et les Yl" et VIP livres des Décri- tales et des Extravagantes avaient tellement étendu la com- pétence des tribunaux ecclésiastiques, qn'un procès quelconque pouvait même en première instance être porté au pape.

Augustin Trionfo d'Ancône, de l'ordre des Augustins, Augustin qui professa à Paris, et ensuite à Naples, dédia à Jean XXII «l'Ancone. une Somme du pouvoir ecclésiastique, ouvrage dans lequel, édifiant la puissance papale sur la Bi])le, l'Évangile, les miracles, les légendes, il la fait dériver immédiatement de Dieu ; il la montre supérieure à toutes les autres, parce qu'elle juge tout le monde et n'est justiciable de personne; comme elle est spirituelle, de même elle est temporelle, parce que, qui peut le plus, peut le moins; il est absurde d'en appeler au concile, puisque celui-ci tire son auto- rité du pape, qui seul peut rendre des décisions en ma- tière de foi, et puisque personne ne peut, sans son ordre, rechercher l'hérésie. En sa qualité d'époux de l'Église universelle, le pape a juridiction immédiate sur chaque diocèse. Chrétiens, Hébreux et Gentils doivent obéissance au pape; à lui seul le droit d'excommunier, et non pas aux évoques, celui de châtier les tyrans et les hérétiques même par des peines temporelles; et son pouvoir s'étend au delà de la tombe par le moyen des indulgences. Il pour- rait en tout pays choisir l'empereur, sans avoir recours aux électeurs, ou bien rendre sa couronne héréditaire ; l'élu doit se faire confirmer par le pape et reconnaître sa suzeraineté, il peut être déposé par lui; tous les rois sont tenus d'obéir au pape, de qui ils tiennent leur puissance temporelle : tout sujet qui a un grief contre le prince peut en appeler au pape ; celui-ci peut infliger aux princes de?

310 DISCOURS VIII.

pénitences pour des péchés publics, même les déposer, et donner la couronne au prince de son choix dans tout royaume; les empereurs n'ont point donné au pape son royaume, mais le lui ont seulement restitué ; Jésus- Christ, en disant que son royaume n'est pas de ce monde, entendait parler du vieux monde, mais non pas du monde régénéré; le pouvoir temporel doit être uni au pouvoir spirituel, parce que l'un sert d'appui pour exercer l'autre ; rendre à César ce qui appartient à César, veut dire permettre à l'empereur d'exercer la juridiction , toujours sous la dépendance du pape ; quant à la pauvreté, Jésus-Christ possédait des vête- ments , des vivres et de l'argent avec lequel il payait le tribut*.

Avec cette manière de procéder, il n'y a pas d'acte, il n'y a pas d'abus qu'on ne puisse justifier. ' La L'exagération est le symptôme d'une autorité menacée ;

corruption o j j. ^

s^^,s|isse gjj réalité l'idée de soumission s'affaibhssait parmi les peuples. L'autorité séculière avait trop de prétextes pour s'immiscer dans les affaires ecclésiastiques, alors que le Saint-Siège, devenu vassal des rois, était impuissant à mettre un frein à la corruption fastueuse des prélats, qui sous l'étole conservaient les habitudes de l'éducation mondaine qu'ils avaient reçue, et le luxe effréné des fa- milles seigneuriales. Je n'en veux pas d'autres preuves que celle offerte par le troisième concile de Latran, qui, jugeant combien il était inconvenant de voir Jes prélats voyager avec un train de maison si considérable, et con- sommer en un festin toute une année des revenus de

(1) Ce livre, Augustini de Ancona Summa de ecdesiastica potestate. fut édité, dans les premiers temps de la découverte de l'imprimerie, à Rome, par Fr. de Cinquinis, 1479. In-4° gothique.

dans le clergé.

l'exil d'avignon. 311

l'Église qu'ils allaient visiter, prescrit aux cardinaux d'avoir à se contenter de quarante ou cinquante voitures, aux archevêques de trente ou quarante, aux évêques de vingt-cinq, aux archidiacres de cinq ou de sept, aux doyens de deux chevaux ; il défend en outre d'entretenir des chiens de chasse et des faucons. Pour soutenir ce luxe profane, on voyait dans une seule main jusqu'à qua- rante ou cinquante bénéfices; on a prétendu que Be- noît XII avait proposé aux cardinaux de renoncer à en posséder plus d'un ; il promettait en retour de leur assi- gner une rente de cent mille florins d'or, et la moitié des revenus de l'État pontifical ; mais cette compensation, paraît-il, ne fut pas considérée par eux comme suffisante.

La corrupfion prenait un caractère grossier dans le bas clergé, chez qui l'on rencontrait l'ignorance, la vé- nalité des sacrements , l'ivrognerie , les passions éhon- tées ; dans les églises et les couvents on établissait des cabarets et des jeux; les religieuses sortaient à leur gré des monastères; on trafiquait des grâces spirituelles, des dispenses^ des indulgences. La discipline des anciens ordres religieux commençait à se relâcher, et jusqu'au Mont-Cassin, qui avait déjà donné à l'Église vingt-quatre papes, deux cents cardinaux, seize cents archevêques, huit mille évêques et un grand nombre de saints, les moines avaient introduit le luxe dans leur vêtement, le confortable dans leurs cellules, l'usage d'un pécule pour chacun d'eux ; ils recevaient même du couvent une pré- bende, avec laquelle ils allaient vivre dans des maisons de séculiers.

Cédant aux exhortations du pieux Marco, curé de Pa- doue, Louis Barbo entreprit de donner à l'Ordre des Bénédictins des règles plus sévères, qui ne tardèrent point

312 DISCOURS vm.

à être appliquées aux monastères de Pavie, de Milan et

d'autres pays plus éloignés.

Le bienheureux Jean Dominici, Florentin, prédicateur célèbre, restaura chez les Dominicains d'Italie et de Sicile l'observance de la règle, entreprise dans laquelle il fut encouragé par Claire de Gambacurti et aidé par Raymond de Capoue, par le bienheureux Marconino de Forli etî par plusieurs autres. A Sienne, Bernard Tolomei fondait les Olivétains; Jean Golombin , les Jésuates; Pierre Gambacurti de Pise, les Ermites de Saint-Jérôme, et le bienheureux Charles, des comtes Guidi, les Ermites de Fiesole.

Saint André Orsini, Bernardin de Sienne et Vincent Ferrier répandirent alors le parfum d'une éminente sainteté. Jean de Gapistran, Napolitain, s'étant converti en prison, excitait par son exemple des sentiments de com- ponction ; il écrivit un livre sur l'autorité du pape, il fut l'apôtre d'une croisade contre Mahomet. Tous ces person- nages et bien d'autres encore ne se lassent point de gé- mir sur la dépravation de l'Eglise. Le Urbain VI, dans son indignation, ayant voulu la réformer

grand

Schisme, tout à coup, défendit aux prélats de faire servir sur leur table plus d'un mets, et prêcha lui-même d'exemple: il menaça de peines sévères non-seulement les simo- niaques, mais quiconque acepterait des présents, et l'on put croire qu'il voulait fermement ramener la Cour pon- tificale à Rome. Mécontents de cette résolution, la plupart des cardinaux se séparèrent de lui, et, protestant qu'il n'avait pas été élu librement, mais sous la pression du peuple romain et au milieu d'une sédition, lui substi- tuèrent Clément VII de Genève. Partie de la chrétienté accepta l'un, partie se prononça pour l'autre pape, ce qui

l'exil d'avignon. 313

donna naissance au grand schisme, avec une double série de pontifes qui se succédaient parallèlement sur la chaire de Saint-Pierre.

Quel était le vrai ?

Des personnages d'une haute prudence et d'une sain- conséquences teté éminente se prononcèrent pour l'un et pour l'autre; schisme. et comme chacun mettait en avant des preuvres à l'appui de sa cause, on peut soutenir la bonne foi des deux partis. Mais, pendant un demi-siècle, la chrétienté fut scindée en deux camps hostiles, partagée entre des pon- tifes qui se renvoyaient mutuellement les accusations et les épithètes d'intrus et d'hérétiques. Cette situation ame- nait la division entre les nations, la division entre les citoyens, la division entre les étudiants de chaque Uni- versité; elle partageait en deux camps les moines de chaque couvent, les membres de chaque famille; partout on voyait des disputes et des collisions qui allaient jus- qu'à l'effusion du sang; deux évoques, élus par l'un et l'autre pape, se disputaient le même siège; on répugnait à entendre les messes des uns ou celles des autres. Les deux papes, pour se faire des partisans, reconnaissaient chacun un roi différent, répandaient à profusion les pri- vilèges, se faisaient complices des désordres et des usur- pations, appauvrissaient le bas clergé en laissant les di- gnitaires empiéter sur lui; ceux-ci conservaient pour eux les plus importantes faveurs, les commendes et les bé- néfices les plus avantageux, et les affermaient à des gens de peu de mérite, tandis que les curés étaient réduits à la mendicité. En résumé, chacun avait recours à des moyens tout différents de ceux qu'avaient employer les apôtres ; Boniface IX laissa trafiquer des indulgences et des suffrages pour les défunts; il prétendit s'emparer

314 DISCOURS VIII.

des annates appartenant aux évêques élus, et permit à prix d'argent de cumuler des bénéfices ; Jean XXIII fut accusé de faire de l'or avec les mêmes moyens, et de le multiplier par l'usure.

Les plaies de la papauté, comme le cadavre de César, furent alors exposées aux regards de tous, envenimées par la colère de ses ennemis, non moins que par les in- jures que se renvoyaient les uns aux autres les cardinaux et les papes rivaux. Pour ne pas dégoûter leurs partisans, ils étaient réduits à avoir recours aux menaces, aux im- portunités , aux dissimulations, aux feintes, aux intri- gues, aux conjurations, aux promesses et aux conces- sions; enfin il leur fallait gagner du temps en feignant de désirer une réconciliation, dont ils avaient en main tous les moyens, et ils compromettaient une autorité qui doit s'appuyer entièrement sur la vertu et sur l'o- pinion.

Ce discrédit dans lequel le Saint-Siège fêtait tombé en face du public appelé à le vénérer, enhardissait davan- tage les princes à affaiblir son autorité, les savants à lui faire subir un examen sévère et passionné ; enfin les satires prenaient de l'importance, lorsqu'elles sortaient de la bouche des pontifes eux-mêmes, et le peuple était amené à en faire une application immédiate.

Cependant, le doute s'insinuait dans les cœurs les plus sincères, l'indifférence dans les plus généreux, le déses- poir dans les plus fermes : et on voyait princes. Univer- sités, jurisconsultes et théologiens discuter entre eux sur les moyens de recouvrer l'unité. L'expédient le plus na- turel eût été un concile général; mais comme depuis des siècles on attribuait au pape la prérogative de le convo- quer, auquel des deux appartenait-elle? On dut avoir

l'exil D' AVIGNON. 315

recours aux synodes particuliers; mais à quoi bon? Outre les deux papes, on eut jusqu'à trois conciles.

Pendant que dans le monde chrétien on perdait l'unité qui en est l'essence, le sultan Bajazet assiégeait Gonstan- tinople, après avoir envahi la Hongrie et la Pologne; et les Tartares, sous le terrible Tamerlan, menaçaient l'Europe de lui faire subir les dévastations qu'ils avaient portées en Asie.

Les âmes, effrayées jusqu'au désespoir, se tournaient ^Les vers Dieu, attendant de lui seul la fin de tant de cala- mités. Déjà, en 1260, à l'occasion de graves désastres, les Flagellants s'étaient répandus en Italie : c'étaient des confréries dévotes, qui, précédées d'un crucifix, allaient de pays en pays, criant miséricorde, paix et pénitence, attirant à elles une infinité de personnes, des cités et des provinces entières. Il paraît que leurs premiers adeptes furent des Pérugins : trente mille Bolonais arrivèrent ainsi à Modène; parfois leur nombre monta jusqu'à cent mille; ils cherchaient à apporter un remède aux scandales, aux discordes et aux usures, par la prière, par la mortification et par la prédication. Ils avaient une grande piété comme les Frères Mineurs; ils étaient épris de la pénitence, comme ceux-ci de la pauvreté, et comme eux ils dépassèrent les bornes. Ainsi, outre les désordres inévitables dans une agglomération si considérable de personnes, ils finirent par devenir une secte d'hérétiques, prêchant que la rémission des péchés ne pouvait s'obte- nir, si on n'avait pas fait partie au moins pendant un mois de leur compagnie; ils se confessaient entre eux, et cela même entre laïcs; ils se vantaient de faire des miracles et de chasser les démons. Au commencement les princes et les prélats les avaient favorisés, il vint un mo-

316 DISCOURS VIII.

ment ils les poursuivirent ; les Torriani, les princes de la maison d'Esté, Manfred de Sicile comme les Com- munes, dressèrent des potences pour le cas ils ose- raient s'approcher des pays de leur juridiction (B).

Ces mesures ne les arrêtèrent pas : ainsi, en 1334, frère Venturino de Bergame traînait à sa suite plus de dix mille Lombards ; on le considérait comme un homme divin, et on lui faisait de larges aumônes. Ses adeptes étant arrivés au chiffre d'environ trente mille, et ses pro- phéties annonçant les malheurs à venir, il passa à Rome, puis ensuite à la Cour d'Avignon, dans l'espoir d'en obte- nir de grandes indulgences; mais le pape, croyant s'aper- cevoir qu'il était ambitieux ou léger, fit mettre à la torture et jeter en prison frère Venturino, qui en sortit ensuite pour aller à la croisade, et qui mourut à Smyrne.

Cette dévotion eut un redoublement de ferveur en 1399. D'Irlande elle passa en Angleterre, en France, puis en Piémont, et les Flagellants, divisés en deux bandes, se dirigèrent sur Rome, l'une en passant par la Lcmbardie, l'autre par Gênes. Il y avait des femmes, des enfants, des vieillards, des mendiants, des riches, des savants, des imbé- ciles, marchant pêle-mêle, vêtus d'habillements étranges comme on en voit au milieu de telles multitudes; arrivés dans un pays, ils entonnaient le Stabat Mater, le Miserere, les Litanies, visitaient les églises, recevaient l'hospitalité, puis laissant ceux qui étaient fatigués , et faisant de nouvelles recrues, ils reprenaient le cours de leur pèle-

rinage*.

Qui ne voit à quels désordres pouvait conduire cette

(1) La dissertation XVIII de Lami traite de la secte des Flagellants en Toscane.

l'exil d'avignon. 317

piété extravagante , qui était loin de remédier aux maux causés par le schisme de l'Église?

Tandis que les personnes pieuses gémissaient et priaient, les méchants passaient de la critique du désordre qui régnait à l'extérieur, à la critique des vérités fondamen- tales de l'Église; ils la répandaient par les livres et par la parole, en se servant de la langue vulgaire ^ Bartolino de Plaisance, vers 1385, publia quelques thèses légales sur la manière de se conduire envers le pape, toutes les fois qu'il paraîtrait négligent, incapable de gouverner, ou d'une humeur bizarre, à ce point de refuser les con- seils des cardinaux (comme c'était le cas d'Urbain VI); et il concluait que ces derniers pouvaient nommer des curateurs, à l'avis desquels le pape devrait se conformer pour l'expédition des affaires de l'Église. En France, les bûchers étaient insuffisants pour réprimer les hérétiques; les Vaudois s'enhardissaient au milieu des Alpes, et Gré- goire XI faisait entendre des lamentations parce que ces sectaires, des vallées subalpines ils s'étaient propagés, étaient descendus en Piémont, ils avaient mis h mort deux inquisiteurs, un à Bricherasio, l'autre à Suse -.

Profitant de l'abaissement était tombée l'Église, wkieir Charles IV émancipa l'empire de la dépendance papale, ^'^^^ ^"^^■ et les Français, par la pragmatique sanction de Bourges, restreignirent les droits du pontife. En Angleterre, Jean Wicleff avait attaqué les indulgences, la transsubstantia- tion, la confession auriculaire, la sécularisation des Ordres réguliers et prêché la pauvreté pour le clergé. Jé-

(1) Grégoire XI, en 1372, Ordonne inquisitoribus ut faciant comburi quosdam libros sermonum hxrelicorum, pro majori parte in rulgari smptos.

(2) Raynal:li,ad 1376, n" 26.

318 DISCOURS VIII.

rôme de Prague emporta en Bohême les livres de Wicleff, leur lecture produisit les conséquences les plus graves, parce que Jean Huss, qui avait déjà élevé la voix dans ce pays contre la dépravation du clergé, y puisa des arguments théologiques, et une nouvelle audace pour proclamer la réforme. Quelques moines étant venus en- suite pour y distribuer des indulgences, et l'empereur ayant défendu ce trafic sacrilège, Jean Huss s'enhardit à déclamer, d'abord contre les abus, puis contre les indul- gences elles-mêmes. Le peuple l'écoutait avec avidité; les étudiants de Bohême sentaient leur ferveur se ranimer à ses discours; les questions religieuses prenaient une couleur politique, qui s'accusait par la haine pour les Allemands et par des aspirations républicaines; les pro- pos de dénigrement dirigés contre les papes passaient alors chez ceux qui les tenaient pour un indice de raison plus élevée et de caractère plus décidé, on en faisait le sujet des disputes de carrefour et le thème favori dans les écoles, 011 les professeurs semaient parmi les jeunes gens inexpé- rimentés un vague désir de se soustraire à toute autorité. Autant de passions, autant d'erreurs; désormais la chrétienté ne trouva d'abri qu'au sein de l'ÉgUse , une, et sous le manteau du pape. On n'avait jamais attaqué l'unité, quoique l'on ne sût pas bien qui en était le représentant; on discutait de la possession et de l'exercice de l'autorité, mais non sur l'autorité en elle-même. Plus les plaies étaient ulcérées, plus on mettait d'espoir pour les guérir dans un concile, qui ferait en outre un faisceau de tous les princes chrétiens pour repousser les menaces toujours croissantes des Ottomans. Concile L'cmpercur Sigismond , ayant pris à tâche de ramener

de .

Constance. l'Eglise à l'unité , obtint la convocation d'un concile à

l'exil d' AVIGNON. 319

Constance , ville impériale , située sur la rive occidentale du beau lac qui sépare le pays de Souabe de la Suisse. Quantité de princes, de seigneurs et de comtes y assistè- rent; on compta jusqu'à cent cinquante mille étrangers, parmi lesquels dix-huit mille ecclésiastiques et deux cents docteurs de l'Université de Paris ; mais on y vit en même temps trois cent quarante-six comédiens et saltimban- ques, sept cents courtisanes, trente mille chevaux; et au milieu de ce luxe, de ces tournois et de ces défis, les gens de plaisir faisaient bombance , tandis que les gens ver- tueux priaient et que les savants se préparaient aux joutes de la dialectique.

Mais cette assemblée dont l'objet était si important, se montra dès le commencement opposée à l'habile poli- tique par laquelle les Italiens et le pape essayaient de la dominer (G). Tandis que l'Église, dans son universalité, ne fait point -acception de peuples, et estime chaque homme pour son mérite personnel , à Constance , on di- visa le concile en chambresallemande, italienne, française, anglaise et espagnole, qui délibérèrent séparément les unes des autres; tout ceci avait pour but d'éviter que les Italiens eussent la supériorité.

Il y avait alors sur le siège pontifical trois papes : Martin v. Jean XXIII, Benoît XIII et Grégoire XII. On les décida tous trois à renoncer à la tiare, pour terminer un schisme, qui fut la plus grande épreuve qu'eut à subir l'Église (D).

Il s'agissait de leur trouver un digne successeur. Sigis- mond voulait qu'avant de procéder à l'élection , on ré- formât l'Église, dans la crainte que le nouveau pape man- quât à sa promesse; mais les Italiens pressèrent pour que l'élection eût lieu très-promptement : le choix tomba sur Otlion Colonna, qui prit le nom de Martin V. Les prévi-

320 DISCOURS VIII.

sions de' Sigismond se réalisèrent : car Martin trouva moyen de renvoyer du jour au lendemain les réformes promises, et de perdre le temps à des résolutions et à des concessions secondaires.

Le concile, bien avant l'élection de Martin V, avait condamné les propositions suivantes :

c II estcontraire aux saintes Écritures que des personnes ecclésiastiques possèdent des biens.

« Les princes temporels peuvent à leur gré enlever les biens temporels à l'Église, lorsque les possesseurs com- mettent des fautes, non-seulement actuellement, mais habituellement.

« Il est contraire aux maximes du Christ d'enrichir le clergé.

œ Le pape Sylvestre et l'empereur Constantin sont tom- bés dans l'erreur en faisant des largesses à l'Eglise.

<c Le pape et tous les clercs sont hérétiques, parce qu'ils ont des biens, de même que ceux qui leur en ont consenti la propriété.

« Il faut que l'empereur et les princes séculiers aient été séduits par le diable pour avoir doté l'Église de son temporel. »

Mais déjà le concile lui-même avait outre-passé sa mis- sion : dans le dessein de terminer le schisme et en pré- sence d'un pape dont l'autorité était encore mal assurée, il se crut autorisé à commander à ce nouvel élu ; il alla mêmejusqu'à décréter, dans la cinquième de ses sessions, que toute personne, quelle que fût sa condition, fût-elle revêtue de la dignité papale , qui se refuserait d'obéir à ce sacré synode ou à tout autre concile général, serait sou- mise à une juste pénitence.

Ces prétentions résultaient de l'état de schisme se

l'exil d' AVIGNON. 321

trouvait l'Église ; bien plus, l'assemblée alla si loin que, dans sa vingt-troisième session, elle déclara qu'on pouvait en appeler du pape au concile. On cessa dès ce moment de le regarder comme œcuménique, et Martin, ayant pro- noncé sa dissolution, s'en vint à Rome.

Les Pères, se voyant méprisés par le peuple a cause des disputes violentes et orageuses auxquelles ils se laissaient emporter, et devenus suspects en matière de foi, dès l'in- stant qu'ils s'étaient séparés du pape, voulurent faire pa- rade de leur zèle pour la religion en persécutant Thérésie ; ils condamnèrent Jean Huss et Jérôme de Prague , qui , malgré le sauf-conduit de l'empereur', furent livrés au bras séculier et envoyés au bûcher. Triste remède que la violence ! La Bohême devint un vaste incendie que ne suf- firent pas à éteindre des torrents de sang (E).

Eugène IV, pontife d'un esprit élevé, mais ne sachant pas Eugène iv. se posséder, fit ouvrir un nouveau concile à Bàle (1431), dans le but d'extirper l'hérésie , de pacifier les nations chrétiennes, de mettre fin au long schisme des Grecs et de réformer l'Église. Les Pères se mirent à cette der- nière tâche, sans avoir précisé d'avance le plan qu'ils vou- laient adopter, sans avoir posé de limites à leur propre au- torité pas plus qu'à l'autorité qu'ils pensaient restreindre; ils dénoncèrent l'un après l'autre les abus partiels , sans proposer un remède radical. Dans l'origine, bien loin d'affaiblir la souveraineté du pape, on sanctionna le dé- cret de Gratien qui l'avait portée au comble, les cinq livres des Décrétales de Grégoire IX, et peut-être aussi le

(1) Telle est rassertion généralement accréditée; cependant on a une lettre de Huss, qui dit : Exeo (de Prague) sine sakoconduclu ; et dans une autre : Venimus Constance) sinesalvoconductu. (Ap.RoHRBACiiER, IHst. ecclés., t. XXI, p, 191.)

1—21

322 DISCOURS vm.

sixième de Boniface; seulement on enleva au pape les réserves, le droit de provision et celui d'établir des impôts sur les églises. Mais s'étant ensuite laissé entraîner par la passion, le concile s'occupa, comme celui de Constance, non-seulement de diminuer le pouvoir du pape, mais d'y substituer le sien.

Eugène, le voyant se conduire avec cette précipitation, ' qui déconcerte toute autorité dirigeante, suspendit le con- cile. Les Pères, sans tenir compte de cette mesure , citèrent le pape à comparaître devant eux , sous l'accusation de désobéissance; puis, ne gardant plus aucun ménagement, ils se déclarèrent supérieurs à lui, et prétendirent que le pape n'avait pas le droit de dissoudre l'assemblée ni de la transférer ailleurs ^

A dater de ce moment, s'étant acharnés à réformer l'Église, ils mutilent bien des droits curiaux ; ils détermi- nent les formes de l'élection du pape, et le serment qu'il doit prêter; ils restreignent les concessions qu'il peut faire à sa famille; ils limitent le nombre des cardinaux à vingt- quaire, et en excluent les neveux du pontife.

Ce qu'il pouvait indubitablement y avoir de bon dans ce concile était vicié'par son incompétence et par les ex- cès auxquels il se laissa emporter: aussi le pape, pour marquer sa désapprobation, transféra le concile à Fer- rare (1438). Mais deux des Pères seulement, accompagnés du légat, se rendirent dans cette ville, les autres conti- nuèrent à se ji ter dans les moyens dilatoires vis-à-vis de la juridiction de Rome; bien plus, ils déclarèrent schis- matique l'assemblée deFerrare, le pape Eugène hérétique

(1) Le concile de Bàle est défendu par Nicolas Tedeschi, archevêque de l'alerme, contre lequel le cardinal Torrecremata publia la Summa de Ecdesia, ouvrage aussi important que bien conçu.

l'exil d'avigxon. 323

et déchu, et ils lui donnèrent pour successeur Amé- dée YIII, duc de Sivoie, qui accepta le rôle d'antipape, sous le nom de Félix V (1439). Ainsi se renouvelait le schisme. Le concile de Ferrare, transféré à Florence, restera mé- c. ncUo

de

morable par la réconciliation de l'Eglise grecque, qui Florence. s'opéra à ce moment sous l'empire de la frayeur causée par les Turcs (F). Outre les points qu'avait repoussés jus- qu'alors cette Église, on y reconnut la primauté du pon- tife romain, vrai successeur de saint Pierre, vicaire du Christ, père et maître absolu de toutes les Églises (G). Mais à peine les Pères grecs furent-ils de retour dans leur patrie, que la plèbe se répandit en invectives contre la réconciliation : on fut obligé de la désavouer; et l'on cria partout : « Plutôt le Turc que 1*3 pape. » Ces cris im- pies furent exaucés; car en 1453, les Turcs s'emparèrent de Constantinople et de toute la Grèce, qui demeurèrent leur conquête. Le nouveau pape, Nicolas V (1447), se montra tout dis- xi.ji.is v.

Fin

posé à un accord, en sorte que le synode de Bâle n'eut tiu <=vnotie plus sa raison d'être: Félix V abdiqua; la paix fut rendue à l'Église, et le jubilé, célébré l'année suivante, parut donner une solennede consécration au triomphe de Rome.

Les deux conciles de Constance et de Bâle sont d'uoe autorité contestée, et ne figurent pas dans la série de ceux peints au Vatican. Si ses membres avaient su pourvoir avec prudence et charité à la réforme de l'Église, ils eus- sent pu prévenir les désastres du siècle suivant. Mais l'accord une fois rompu, à défaut de la sagesse pratique des affaires et de cette prudente temporisation, une cri- tique mal avisée eut l'audace de remplacer les abus exi-

324 riscouRs vjii. l'exil d'avignon.

stants far d'autres plus funestes encore : et il arriva, comme lorsqu'on se lance dans la voie des excès, que la puissance menacée sortit victorieuse sans même accorder les concessions auxquelles elle paraissait disposée. Ce ré- sultat aiïaiblit dans les populations la certitude de l'as- sistance divine promise à l'Église ; il substitua au sen- timent la raison, à la foi l'examen individuel; par suite les théologiens subtilisèrent sur les droits récipro^^ues, et la catholicité se trouva divisée en deux camps , celui des ;;apalins et celui des épiscopaux, qui, les uns et les autres, avaitnt des prétentions exagérée?. Les évêques, ayant perdu cet esprit de soun^.ission absolue, devinrent négli- gents, non-seulement à remplir leurs devoirs, mais en- core à défendre leurs droits véritables pour consohder ceux qu'oi'i leur contestait; ils se mirent à flatterie pou- voir civil , aGn de s'en faire un appui contre les papes, et à rêver l'établissement des Églises nationales. Les papes, sentant chanceler en eux la conscience de leur propre suprématie, se jetèrent dans la politique pour la conso- lider; ils devinrent esclaves de leurs iniérêts, et se montîèrent enclins à une morale inspirée par les circon- stances. Placés en face des systèmes nouveaux d'équilibre local et de convenances purem.ent politiques, ils perdi- rent la direction des intérêts généraux de la chrétienté; et, séduits par une apparente victoire, ils ne sentirent plus le désir d'accomplir des réformes nécessaires, mais s'endormirent dans une sécurité qui devait amener une catas:rophe.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS VJII.

(A) On a publié dernièrement un ouvrage en allemand sur l'époque de Louis de Bavière, intitulé : Die poliUschen und reli- giosen Docirmenunter Ludiv ig dem Bayern (Landshut, 1858), dans lequel on expose les questions d'alors concernant les limites à assigner à l'autorité papale et à celle de l'empereur, en mettant surtout en relief Dante, Marsile de Padoue, Occam et Léopold de Siebenburg. Le premier de ces auteurs révèle la morale dans la Divine Comédie, la politique dans la Monarchie, en défendant la monarchie universelle par la Bible et l'histoire. Marsile, philo- sophe ari-ïtctélicien, soutient la suprême autorité du concile, con- voqué par l'empereur, comme étant le moyen de réconcilier la crosse avec l'ép.ée. L'évêque de Bamberg dénie au pape le droit de transférer à d'autres la dignité impériale. Occam, dans son Compendium errorum^ se montra le plus violent contradicteur du Sainl-Siége dans l'intérêt des princes. Tout y est bien examiné au point de vue du moyen âge.

(B) Dans le Statut de Ferrare de l'an 1270, la douzième ru- brique porte : « Quod nullus se scovet, » et en marge on voit un fouet à nœuds, dont se servaient les Flagellants. Et le Statut dit : « Quia per inimicos Sancte Matris Ecclesie cum magna eau- tela tractatum fuit, et inventum fuit balimentum annis prêt 'ritis, in offensionem etpericulura amicorum partis ecclesie, et in ali- quibus partibus oporlunum fuit quod amici ecclesie sibi in tali periculo providerent : quia enim dicitur quod tractatur simili modo batimentum de novo : idcirco vir nobilis dominas Obizo Estensis marchio.... statuunt et bannum imponunt, secundum quod inferius declaratur. » Et ici ils imposent di'S peines corpo- relles à tous ceux qui introduiraient la flagellation, ou qui se flagelleraient eux-mêmes, ou qui ne dénonceraient pas ceux qui se flagellent.

(G). On attribue à Gerson l'ouvrage intitulé : De modis uniendi et reformandi Ecdesiam in concHiu universali; mais peut-

326 KOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS VIII.

être à tort, puisque, pour ne rien dire des raisons extrinsèques, l'auteur s'exprime avec tant de violence contre JeanXXII, et tient un langage si peu bienveillant, si rempli d'inexactitudes sur la constitution ecclésiastique, qu'on serait tenté de le croire un par- tisan de Wiclef, bien plutôt que le chancelier de l'Université de Paris.

(D)— On a fait cette rétlexion que, même vis-à-vis de Jean XXIII, pape contesté, le concile de Constance craignit d'outre-passer ses pouvoirs enle déposant; en sorte que dans les procès-verbaux dudit concile il est expressément dit que le roi des Romains, les cardi- naux, les députés proposèrent que a le pape consentit à sa propre déposition, promit de la ratifier, et en tant que de besoin renon- çât en personne ksadignité. » On députa à cet effet des cardi- naux auprès de Jean XXIII pour le convaincre de la nécessité d'ab- diquer, et celui-ci confirma lui-même la sentence de déposition.

(E) Le fondateur des Hussites soutenait que , dès qu'un prince tombait dans une faute grave, ses sujels étaient déliés de leur promesse d'obéissance envers lui. Ses disciples poussèrent si loin l'intolérance, qu'ils voulaient qu'on punit de mort les excès dans le boire et dans le manger, l'usure, l'incontinence, le par- jure, le fait de recevoir une récompense pour des messes ou des absolutions, et de s'être rendu coupable d'un péché mortel quelconque ; telles étaient les conditions qu'ils mettaient à leur retour à l'Église catholique, qui refusa de plier devant une telle barbarie. Les frères de Bohême mettaient comme condition de leur réunion aux catholiques qu'on détruirait tous les instituts lit- téraires ouscientiiiques, et qu'on déclarerait païens et publicains les professeurs de beaux-arts.

(F) « Le pape, accompagné de toute la cour de Rome, de l'empereur des Grecs et de tous les évêques et prélats latins, se rendit à Santa IMaria del Fiore, que l'on avait convenablement décorée, et oii l'on avait assigné d'avance les places que devaient occuper, soit debout, soit assis, les prélats de l'une et de l'autre Église. Du côté de l'Évangile se tenaient le pape et les cardinaux et prélats de l'Église rom.aine; de l'autre côté était l'empereur de Constantinople avec tous les évêques et archevêques grecs ; le pape était revêtu de ses habits pontifie ;ux, tous les cardinaux avaient le pluvial, et les cardinaux-évêques la tète couverte de la mitre de damas blanc. Les évêques , tant grecs que latins, étaient en chape : les G"acs poîtaient des vêtements de soie à la mcdo grecque et d'une grande ric'desse; le genre de Yt-

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS VIII. 327

tements des Grecs paraissait beaucoup plus grave et plus digne que celui des prélats latins.... La place qu'occupait l'enipereur à cette solennité était au maitre-autel du côté l'on chante l'É- pître, et de ce même côté, ainsi qu'il a été dit, étaient tous les pré- lats grecs. Tout le monde était accouru à Florence pour voir un si grand acte. En face du siège du pape était un autre siège re- couvert de drap de soie pour l'empereur, qui avait, selon la mode grecque, une robe de brocart damasquinée très-riche , avec un petit chapeau à la grecque, surmonté à la pointe d'un très-beau joyau: c'était un homme superbe, portant la barbe selon l'usage grec. Autour de son siège étaient un grand nombre de gentils- hommes de sa suite, vêtus aussi très-richement à la grecque; ces vêtements contribuaient à donner tant aux prélats qu'aux sécu- liers un air de gravité. C'était un coup d'oeil admirable que l'as- pect de ces belles cérémonies ; on y entendait réciter les évan- giles dans les deux langues grecque et latine, comme il est d'usage dans la nuit de Noël à la cour de Rome. Je ne puis m'empècher ici de noter ce fait à la louange des Grecs : dans l'espace de mille cinq cents ans et plus, les Grecs n'ont jamais changé leur vêtement. Celui qu'ils avaient dès l'origine, ils le portaient encore au temps du concile, comme on peut le voir encore en Grèce au lieu dit les Ghamps-de-Philippe, où. sont gravées sur le marbre beaucoup de scènes historiques, qui représentent des hommes vêtus à la grecque, comme c'était la mode alors. » (Ve pasiano FiORENTiNO, Vie cV Eugène IV.)

Aux nombreux catholiques qui ont écrit sur le concile de Florence , comparez Basile Popofl', étudiant en théologie de Moscou, qui en 1861 a publié un mémoire il raconte cette dernière tentative d'union entre les deux Églises en se plaçant au point de vue grec, et en donnant de grands éloges à ceux qui représentaient son Église.

(G) La copie la plus complète de cet acte est à la bibliot'nèque Laurentienne de Florence. Aux autres il manque la signature dw grand syncelle. 11 en existe une aux archives d'État de cette ville. Dans les archives capitulaires de Milan, on eu conserve un exem^ plaire aulhenlique, écrit en latin et en grec, et revêtu des signa- tures originales du pape Eugène IV et de huit prélats latins, en outre de celle de l'empereur Paléologue, qui est en rouge ver- millon, avec le sceau impérial. Dans VArdiivio storico de 1857, on a pubhé l'acte d'union qui commence ainsi ; a Eugenius, etc. « Consentiente carissimofilionostro JohannePaleologo Romeorum imperatoreillustriet... orientalem ecclesiamrepresentantibus. Le-

328 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS VIII.

tentur celi et exultet terra ; sublatus est enirn de medio paries qui occidentalem orientalemque dividebat Ecclesiam, etpaxatque concordiarediit : illo angularilapideCiiristo,quifuitutraqueunum, vinculo fortissimo caritatis et pacis utrumque jungenteparietem, et perpétue unitatis fœdere copulante ac continente; postque longam meroris nebulam, et dissidii diuturni atram ingratamque caliginem, serenum omnibus unionis optatejubarilluxit. Gaudeat et mater EcclesJa, que fiiios suos, hactenus invicem dissidentes, jam vidât in unitatem pacemque rediisse : et que anteaiii eorum separatione amarissime flebat, ex ipsorum modo mira concordia cum ineffabili gaudio, omnipotenti Deo gratias référât. Guncti gratulentur fidèles ubique per orbem, et qui christiano censentur nomine matri catholice Ecclesie colletentur. Ecce enim occiden- tales orientalesque Patres, post longissimum dissensionis atque discordie tempus, se maris ac terre periculis exponeutes, omni- busque superatis laboribus, ad hoc sacrum ycumenicumconcilium desiderio sacratissime unionis, et antique caritatis reintegrande gratia, leti alacresque convenerunt, et iulentione sua nequaquam frustrât! suut. Post longam enim laboriosamque indaginem, tan- dem Spiritus Sanctl clementia ipsam optatissimam sanctissimam- que unionem consecuti sunt. Quis igitur dignas omnipotentis Dei beneficiis gratias referre sufficiat ? quis tante divine misera- tionis divitias non obstupescat? cujus vel ferreum pectus tanta superne pietatis magnitude non moUiat? Sunt ista prorsus divina opéra, non humane fragilitatis inventa; atque ideo eximia cum veneratione suscipienda, et divinis laudibus prosequeuda. Tibi laus, tibigloria, tibigrat'arum actio, Christe, fons misericordia- rum, quitantumboni sponse tue catholice Ecclesie contulisti, atque in generatione nostra tue pietatis miracula demonstrasti, ut enar- rent omnes mirabilia tua. Magnum siquidem divinumque munus nobis Deus largitus est : oculisque vidimus quod ante nos multi, cum valde cupierint, adspicere nequiverunt. Conveiiientes enim Latini ac Greci in bac sacrosancta synodo ycumenica, magno stu- dio invicem usi sunt, ut, inter alla, etiam articulus ille de divina Spiritus Sancti processione summa cum diligentia et assidua in- quisitione discuteretur.

Item diffinimusSanctam Apostolicam sedem, etRomanum Pon- tificem in universum orbem tenere primatum, et Ipsum Pontifi- cem Romanum successorem esse beati Pétri principis Apostolo- rum, et verum Ghristi vicarium, totiusque Ecclesie caput, et om- nium Ghristianorum patrem et doctorem existere ; et ipsi in beato

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS VIII. 329

Petro pascendi, regendi, ac gubernandi universaîem Ecclesiam a Domino nostro Jesu Christo plenam potestatem traditam esse: quemadmodum etiam in gestis ycumenicorum conciliorum, et in sacris canonibus continetur ; rénovantes insuper ordinem tradi- tum in canonibus ceterorum venerabilium Patriarcharum, ut Patriarcha Gonstantinopolitanus secundus sit post sanctissiraum Romanum Pontificem, tertius vero Alexandrinus, quartus autem Autiochenus, et quintus Hierosolymitanus, salvis videlicet prive- legiis omnibus et juribus eorum. »

DISCOURS IX.

Hérésie scientifique et littéraire. Paganisme dans l'art, dans la vie. Hérésie politiq^ie.

Parmi les nombreux préiuerés littéraires dont les dé- ,

^ •' ° la prétendue

plorables écoles de nos jours se sont servies pour t"stesse obscurcir les intelligences, il en est un qui fait du ™°yenage. moyen âge une époque sombre, mélancolique, de péni- tences et de jeûnes, de pèlerinages et de flagellations, de démons et de sorciers; une époque la menace de l'autre vie tro"ul)lait la vie présente, en faisait un désert aride, un exil expiatoire, oii les âmes tremblaient devant des puissances mystérieuses, avides de la douleur et qu'on ne pouvait fléchir que par la douleur. Cependant, quiconque y jjorte un regard attentif, verra que les senti- ments affectueux avaient à cet âge reçu un développe- ment qui alla jusqu'à nuire aux progrès de la raison; la chevalerie était uniquement fondée sur les sympathies, et c'est à elle que nous devons les récits qui ont le plus souri aux imaginations modernes. A la tôle de toutes les dévotions était la Mère du bel amour; le mysticisme était un excès de l'amour de Dieu, et de même beau- coup d'ordres monas'iques portaient à l'excès l'amour du î)rochain ; le spiritualisme était un mélange d'austérité et de douceur, même dans ces moines qu'on nous repré- sente, non-seulement dans les nouvelles, mais encore

332 DISCOURS IX.

dans les histoires, comme de bons vivants, de joyeux causeurs, amis du burlesque, et qui cependant portaient le drame jusque dans la chaire, qui commençaient et terminaient chaque cérémonie par des chants, qui com- posèrent toutes les laudes, et beaucoup de ces repré- sentations, au moyen desquelles ils édifiaient et ils récréaient tout à la fois le peuple du Glirist. Les petits vivaient heureux, parce qu'ils n'ambitionnaient pas de satisfactions plus grandes, et parce qu'ils considéraient les souffrances inséparables de la vie comme la consé- quence inévitable du péché, mais une conséquence qui emportait avec elle une expiation, un mérite. Les chro- niques parlent sans cesse des fêtes qui se répétaient à toute occasion; religieuses, ou populaires, ou aristo- cratiques, mais auxquelles toujours le pays tout entier prenait part. La demeure du paysan n'était pas troublée par les agents du fisc, et sa joie bruyante n'était pas inter- rompue par l'arrivée du gendarme; ses enfants n'avaient pas à redouter le fardeiu de la conscription; en résumé, s'il nous était possible de nous dépouiller des préventions orgueilleuses et de l'égoïsme de nos jours, la vie du moyen âge nous apparaîtrait sous un tojt autre as- pect. Sa Nous devons également laisser aux écoles et à la foule

prétendue

ignoranc'. des écrivains cette assertion, que le moyen âge ne savait rien, et que c'était la faute du clergé. Le moyen âge conserva toutes les connaissances de l'antiquité, je dis absolument toutes, et même il en ajouta un grand nombre d'autres. Le clergé, pour peu qu'il l'eût voulu, pouvait éteindre l'antique flambeau de la civilisation, puisque lui seul l'avait en main ; et, au lieu de l'éteindre, il sut le tenir bien haut et dans tout son éclat, répandant au

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 333

prix de ses efforts la lumière qui en jaillissait au milieu des calamités inénarrables de cette époque.

furent donc conservés tous les manuscrits de l'antiquité? qui les transcrivit? On dit que le clergé en a laissé périr quelques-uns par ignorance ou pour s'être servi de leurs parchemins en y écrivant des ou- vrages qui pour lui avaient plus d'importance. Lors même que c'eût été de sa part une faute d'employer ses instruments propres pour son propre intérêt, cette faute eût été amplement rachetée par le mérite de tant d'ouvrages qu'il a fait arriver jusqu'à nous, et on peut louer son bon goût, en voyant que ceux qu'il nous a ainsi conservés, sont les chefs-d'œuvre du génie classique.

Il ne faut pas oublier que les pays les plus instruits alors Hérésies

1 r j X partxulières.

étaient l'Italie et l'Espagne, et que ce sont précisément ceux qui ont repoussé le protestantisme. En Italie généra- lement, si l'on discutait l'application, on ne s'attaquait pas au principe : l'Inquisition au quinzième siècle eut bien plutôt à poursuivre des sorciers et des supersti- tieux que des hérétiques. Je ne sais point en effet f[uels furent ceux que combattit le fameux Jean de Capistran, ni ceux qui, de la France et de la Lombardie, s'étaient réfugiés dans les montagnes de la Valteline, et qu'alla convertir le bienheureux André Grego de Peschiera, dominicain de Saint-Marc à Florence, qui mourut en 1455, après être demeuré quarante-cinq ans au milieu de ces bergers et de ces charbonniers des Alpes. Nous ne pour- rions pas plus assurer ce qu'était la secle pijthagorkiennet répandue dans toute Tltalie, à laquelle appartenait, disait- on, Arnaud de Villeneuve; ou bien la société secrète qui avait juré la destruction du christianisme, dont parle avec épouvante la descente de saint Paul aux en-

334 DISCOURS IX.

fersK Le chroniqueur Ser GanQbi,en 1453, écrit que le mé- decin Jean Decani, qui ne croyait pas à la résurrection des morts, fut condamné à être pendu à Florence; et dans cette même année mourut Giiarles d'Arezzo, chancelier de la Seigneurie, qui possédait de très -grandes qualités, a Que Dieu l'ait en honneur dans le ciel, s'il l'a mérité (dit la chronique); ce n'est pas qu'on le croye, car il est mort sans confession ni communion, et non comme un chrétien, » Le jurisconsulte .Louis Cortusio, en mourant à Paviele 17juillet 1418, recommanda dans son testament à ses amis et à ses parents de ne pas le plem^er, sous peine d'être déshérités de plein droit, tandis que celui qui rirait de meilleur cœur serait son légataire univer- sel ; il recommandait en outre de ne décorer avec des tentures de deuil ni sa maison, ni l'église, mais de les orner de fleurs et de feuillages; il prescrivait de la mu- sique en place du glas funèbre des cloches ; cinquante musiciens tant instrumentistes que chanteurs devaient processionnellement accompagner le clergé, en chan- tant des alleluja, au milieu d'un concert de violons, de trompettes, de luths et de tambours, et on devait leur donner a chacun un demi-écu. Il ordonnait que son ca- davre, placé dans une bière recouverte de draps de plu- sieurs couleurs gaies et éclatantes, serait porté par douze jeunes filles vêtues de vert, qui chanteraient des refrains joyeux, et recevraient une dot. Il défendait qu'on portât des cierges ; mais à leur place il voulait des branches d'olivier, des palmes et des guirlandes de fleurs; il écar-

[l) Oziinam, Thilosophic de Dante. Il est utile d'ajoulcr à celle pro- position, que Benvenuto d'Imola, en commentant le passage du Dante il est dit que le nombre des hérétiques dépasse mille, a fait cette réflexion qu'on pouvait évaluer leur nomljre à plus de cent mille milliers: et que ces maudits sont généralement des hommes de grande condition.

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 335

tait aussi de son enterrement les moines iiabillés de noir. C'est ainsi qu'il fut enseveli à Sainte-Sophie avec des pompes nuptiales plutôt qu'avec des pompes funè- bres. Notre siècle, qui s'entend si bien en fait de lil)ertés, l'appellerait certainement un libre penseur.

Mais cependant le monde était transformé : les nations se fixaient sur le sol qui devait devenir leur patrie ; l'an- tique civilisation se rétablissait, les découvertes se mul- tipliaient; partout on sentait de nouveaux besoins.

La littérature, qui ne bornait pas son action à polir la péiipatéticiens

musulmans.

société nouvelle, prétendait en modifier les croyances et la conduite, en la ramenant en théorie et en pratique vers le paganisme. Les sciences, élevées dans le sanc- tuaire et disciplinées par les scolastiques comme une armée sous la direction du Verbe de Dieu, se mettaient maintenant à disserter, et, se propageant par la voie de la presse , mordaient le sein qui les avait nourries. En passant de la période croyante à la période de la contro- verse, l'homme par le raisonnement en était arrivé à se croire l'auteur de vérités qu'auparavant il recevait comme un don de la foi; et, tandis que jusqu'alors la religion était restée telle que l'a définie Grotius, l'unique prin- cipe de la justice universelle, maintenant ce n'était plus exclusivement à l'Église qu'on demandait la meil- leure manière de servir Dieu et le prochain. Platon avait dit : « La philosophie, c'est l'apprentissage de la connaissance de Dieu; faire de la philosophie, c'est imiter Dieu \ » raisonnement qui le fit préférer aux autres philosophes par les premiers chrétiens, mais qui conduisit facilement à l'idéalisme. La philosophie sco-

(1) C'est ainsi du moins que l'affirme saint Augustin, de Civitate Dei. VIII, 8.

336 ziiCOURS IX.

lastique, tout armée de logique, avait pris pour oracle Aristole, un excellent maître en vérité, puisque chez lui on trouvait aussi la critique des autres systèmes, tandis que Platon ne donnait que ses propres dogmes. Aristote, lui aussi, proclame et démontre un Dieu suprême, une loi morale, une âme immortelle; mais le chrétien qui attend tout de Dieu, pouvait-il suivre comme un guide sûr le maître qui exagère la puissance de la nature et l'efficacité de la volonté humaine? Le maître qui érige en principe absolu la nature, pouvait-il rester l'oracle d'une science toute religieuse? Ajoutez qu'il arrivait en Europe traduit et commenté par des musulmans, qui lui avaient prêté des sentiments absurdes et des idées pleines de subtilités : ces infidèles en le traduisant avaient fait de l'auteur un théosophe, et, en observant le monde à leur mode fan- tastique, avaient confondu l'astronomie avec l'astrologie, et celle-ci avec la médecine. Les Italiens, en tradui- sant sur leurs traductions, y avaient superposé de nou- velles erreurs ; et la critique n'était pas en état de s'apercevoir de l'altération, tandis que l'idolâtrie professée pour Aristote empêchait de le supposer en faute; de naquit un amalgame de philosophie arabe, scolastique, chrétienne, conception bâtarde et stérile, une énigme indéchiffrable pour ceux qui voulaient la concilier avec la théologie dogmatique.

L'Islam, antipathique à toute espèce de culture civile et profane, répugne absolument au mouvement ration- nel ; cependant un instant la protection des califes lui donna un tel essor, qu'on vit surgir un âge d'or pour la civilisation musulmane , bien qu'il ait été exa- géré par ceux qui accusent les Chrétiens d'avoir re- poussé celte civilisation. Ceux des Itahens qui partagent

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 337

cette opinion, et qui tournent en dérision les croisades ou les blâment, devraient bien songer que l'Islam établis- sait le despotisme théocratique, il n'y a ni famille, ni rangs, ni possessions libres, ni hiérarchie; mais au con- traire une égalité absolue, au milieu de laquelle règne l'omnipotence d'un seul. Un tel despotisme, dont les Turcs nous offrent de nos jours l'expression la plus accen- tuée, comprima la civilisation arabe à ce point, que les musulmans n'en conservent plus ni l'empreinte, ni même le souvenir. Dans la chrétienté, au contraire, on entoura de respect leurs docteurs et leurs penseurs, on se servit même de leurs doctrines, principalement de celles d'A- verroès, qui vécut vers l'an 1180 : il composa ce grand commentaire qui a fait dire que la nature a été merveil- leusement bien interprétée par Aristote, et Aristote par- faitement par Averroès.

Les Arabes, "après avoir reçu la révélation de Mahomet, avaient débuté dans les dissensions théologiques par l'éternelle question du libre arbitre et celle de la prédes- tination (Radarites et Giabarites), d'où ils passèrent à celle des attributs de Dieu. Mais même chez eux il y avait des sceptiques, il y avait des incrédules; les esprits oscillaient entre l'enthousiasme religieux et la libre pensée ; et le rôle qu'avait joué chez nous la Scolastique, fut rempli chez eux par le Ralàm, système de discussion rationnelle, soit pour eyaminer, soit pour défendre par la dialectique les dogmes attaqués. Façonnée à de tels exercices, la philosophie arabe élargit le cercle des problèmes posés par les Péri- patéticiens, et admit le principe de l'éternité de la ma- tière ainsi que la théorie de l'unité de l'intelligence.

C'est qu'en effet li philosophie d'Averroès s'appuie précisément sur le panthéisme; d'après elle, il n'y a

I 22

338 DISCOURS IX.

qu'une seule âme, et Dieu, c'est le monde. La génération (selon ce philosophe) n'est qu'un mouvement. Tout mou- vement suppose un sujet. Ce sujet unique, cette possibi- lité universelle, c'est la matière première. Celle-ci est douée de réceptivité, mais d'aucune autre qualité posi- tive, c'est-à-dire qu'elle peut recevoir les modifications les plus opposées entre elles; c'est une matière première, sans nom, ni définition : une simple possibilité. Chaque substance est donc éternelle par sa matière, c'est-à-dire en tant qu'elle peut exister. Celui qui prétendrait qu'une chose passe du néant à l'être, lui attribuerait une dispo- sition qu'elle n'eut jamais. La matière n'a pas été engen- drée et n'est pas susceptible de corruption. La série des générations est infinie à partir des deux extrêmes : tout ce qui est possible doit se réaliser, autrement il y aurait dans l'univers quelque élément qui resterait en repos; et dans l'éternité il n'y a pas de différence entre le possible et l'existant. L'ordre n'a pas précédé le désordre, ni celui-ci celui-là; le mouvement n'a pas précédé le repos, ou vice versa. Le mouvement est continu; tout mouve- ment est amené par un mouvement précédent. Si le mou- vement de l'univers s'arrêtait, nous cesserions de mesurer le temps, c'est-à-dire que nous perdrions le sentiment de la vie successive et de l'être ^

Cette unité des intelligences a été victorieusement réfutée par saint Thomas^, et, au quatorzième siècle, par Egidius de Rome, dont les œuvres ont été publiées dans les premiers temps de l'imprimerie ^ et plus tard par

(1) Voir Renan, A^^erroès et VAverroïsme, édit., p. 112.

(2) Voir ci-dessus la note 0, à l'appendice du discours IV, p. 183.

(3) De materiâ cœli contra Averroem. Padoue, 1493. De intellectu possibili, quccstio aurea contra Averroem. \enise, 1500.

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 339

Gérard de Sienne et Raymond Lulle. Ces philosophes ne font autre chose que d'exécrer cet auteur impie, qui identifie l'âme de Judas avec celle de saint Pierre, qui nie la création, la révélation, la Trinité, l'efficacité de la prière, celle de l'aumône et des litanies, la résurrection et l'immortalité, et qui fait consister le souverain bien dans les jouissances. Egidius Colonna de Rome, dans son traité De erroribus philosophorurrij accuse Averroès d'avoir renouvelé toutes les erreurs d'Àristote, bien moins excu- sable que lui parce qu'il attaque directement notre foi et blâme toutes les religions, tout aussi bien celle des Musulmans que celle des Chrétiens, parce qu'ils ad- mettent que la création succéda au néant; il appelle de pures imaginations les opinions des théologiens, et soutient qu'aucune loi n'est vraie, bien qu'elle puisse être utile.

C'est précisément un des principaux reproches qu'on adresse à Averroès, que d'avoir rais en parallèle les lois de Moïse, celles du Christ et de Mahomet. Les Musulmans avaient fait le mélange pour soutenir leur religion ; mais Averroès y revint sans cesse par ses allusions dogmati- ques aux très loquentes trium legum \ ce qui l'a fait croire l'auteur du livre des Trois Imposteurs, devenu une arme dont on se sert pour frapper tous ceux qu'on veut dis- créditer.

Si vraiment les Scolastiques du treizième siècle sont Les

roîstes^

d'accord pour condamner Averroès, c'est une preuve évidente qoe ce philosophe avait des docteurs qui le res- pectaient, et des écoles l'on enseignait sa doctrine; et l'on ne se tromperait peut-être pas beaucoup, en at-

(1) Le texte dit mot callemin.

340 DISCOURS IX.

tribuant un peu ce résultat aux Franciscains, par oppo- sition aux Dominicains et aux Tliomistes. Assurément Roger Bacon parle d'Averroès avec respect.

C'est ici le lieu de rejeter deux autres préjugés d'école contre le moyen âge, en leur opposant deux faits éton- nants. Le premier, c'est la rapidité avec laquelle, sans le secours de la presse, sans les postes, le petit nombre de livres qui existaient se répandaient partout. Les poésies des Troubadours, à peine écloses, étaient connues dans toute l'Europe; Abailard avait à peine rendu publiques à Paris ses ttiéories sceptiques, que tout à coup elles avaient pénétré jusqu'au fond de l'Italie. Les vers de Pé- trarque, de son vivant même, lui donnaient une gloire aussi étendue que celle d'aucun poëte de nos jours ; et on connaissait à Padoue et à Bologne, bien mieux que de notre temps, les ouvrages composés au Maroc et au Caire. Je suis porté à attribuer ce fait plutôt à la grande et compacte société des moines, qu'à l'activité des juifs.

L'autre fait merveilleux, c'est que, dans des siècles blâmés pour leur intolérance, on n'avait aucun scrupule de se faire les disciples des juifs et des musulmans, parce qu'on regardait la science comme un champ neutre, et qu'on se réservait le droit d'en condamner les abus. Les communications avec les Musulmans étaient établies d'un côté par l'Espagne, de l'autre par la Sicile, outre les voyages qu'on faisait en Orient : aussi les philoso- phes italiens ne furent-ils pas longtemps sans connaître Averroès. Mais celui qui, le premier, en introduisit les maximes dans les écoles, fut Michel Scott, en 1230, et grâce à elles, il fut accueilli à la cour des Hohenstaufîen, ennemis des papes : Frédéric II, comme le roi Manfred,

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 341

donna l'hospitalité à sa cour au traducteur allemand Hermann ^ .

On ne tarda pas à connaître le danger des doctrines d'Averroès, aussi l'Église défendit-elle la lecture publique de ses ouvrages ; mais l'influence du Péripatétisme arabe se fit bientôt sentir sur les philosophes d'Italie, et princi- palement sur Albert le Grand, qui en 1255, par ordre du pape Alexandre lY, composa à Rome un traité sur l'unité de l'intelligence, danslequel on trouve déjà la distinction entre les vérités philosophiques et les vérités théologiques (A). Albert cite trente arguments à l'appui de cette assertion, trente-six contre, et il en conclut que l'immortalité indi- viduelle de l'âme humaine a pour elle la majorité des opi- nions. Assurément, au quatorzième siècle, Averroès était entouré de respects comme étant le meilleur des com- mentateurs d'Aristote ; et Dante le place en compagnie des plus fameux philosophes de l'antiquité, quoique ses œuvres répandissent des doutes sur la vie future.

La renaissance qui suivit alors ce mouvement, fut pararque

, . combat

plutôt littéraire que philosophique; et tandis qu on restait Averroès. encore fidèle au syllogisme, qui exclut les gradations et les modifications, on voyait s'introduire cette élégance d'expression sous laquelle on aime à pallier les diver- gences d'opinions. Le représentant de cette renaissance littéraire est François Pétrarque, qu'on doit compter au nombre de ceux qui eurent le plus d'influence sur la culture intellectuelle de l'Europe, à cause des efforts qu'il tenta pour faire revivre la tradition classique, non pas tant dans sa forme exlérieure que dans son esprit

(1) ffermannus Aleniannus translator Manfredi,nuper aD.regeCarolo devicti, dit Roger Bacon.

34S DISCOURS IX.

intime et ses allures indépendantes, disposé qu'il était à considérer alors le moyen âge comme la barbarie, et comme un monument d'ignorance tout ce qui dérivait d'une autre source que des classiques. C'est pourquoi il n'avait que du mépris pour les Arabes, et spécialement pour leur science médicale, sur laquelle étaient venues se greffer l'astrologie et l'incrédulité, et il conseillait de fuir tout ce qui venait de cette nation (B). Aussi, quand il entendait dire que nous pourrions égaler, et peut-être surpasser les Grecs et toutes les autres nations, à l'excep- tion des Arabes, il s'écriait : 0 infamis exccptio! o vertigo rerum admirabilis ! ô italica vel sopita ingénia, vel cxtincta! Cette manière de voir, jointe à ses convictions reli- gieuses, faisait qu'il se déclarait publiquement un des plus grands adversaires d'Averroès; par suite, il se plai- gnait qu'on n'accordât pas le titre de savant et de philo- sophe à tous ceux qui n'aiguisent pas leur langue ou leur plume contre la religion ; à tous ceux qui ne vont pas dans les rues et les carrefours disputer sur les animaux, montrant ainsi qu'ils doivent être classés parmi ces ani- maux. Plus on se montre acharné contre la religion, plus on paraît aux yeux de ces philosophes un esprit in- génieux et savant : par contre, passe pour ignorant qui- conque prend sa défense, a Quant à moi (ajoute Pétrarque), plus j'entends dénigrer la foi du Christ, plus j'aime le Christ et plus je me confirme dans sa doctrine, comme un fils, dont la tendresse filiale se serait refroidie, la sent se réchauffer lorsqu'il apprend qu'on attente à l'honneur de sa mère. Ces philosophes avaient coutume (dit-il ailleurs) d'apporter à la réunion quelque problème aris- totélique , ou tel autre sur les âmes ; et moi je gardais le silence, ou je me moquais d'eux, ou je me mettais à dis-

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 343

courir de tout autre sujet, ou bien je demandais en sou- riant comment jamais Aristote avait pu savoir des choses dans lesquelles la raison n'a aucun rôle à jouer, et l'expérience est impossible. Ils restaient confondus d'éton- nement, se dépitaient en silence, et me regardaient comme un blasphémateur. »

Un des leurs, « de ceux qui pensent qu'on ne fait rien de bon si l'on ne déverse pas la calomnie sur le Christ et sur sa doctrine surhumaine, * alla trouver notre poète à Venise, et le bafouait, parce qu'il avait cité cette parole de l'apôtre des nations : fai mon maître, et je sais en qui j'ai mis ma foi; et, ajoutait-il, « Garde pour toi ton chris- « tianisme, quant à moi je n'en crois pas un iota ; ton « Paul, ton Augustin et tous ces autres docteurs ont eu «c du babil, et rien de plus ; de grâce ! fais-moi le plai- « sir de lire Averroès, et tu verras comme il surpasse par « son vol tous vos bouffons. » Pétrarque en fut indigné, et, tout pacifique qu'il était de caractère , il prit le phi- losophe téméraire par son manteau et le chassa dehors de sa maison (C).

Quatre autres de ces philosophes (D) s'efforçant, eux aussi, de lui faire partager leurs opinions, élaient dépités de le voir prendre au sérieux la religion et citer Moïse et saint Paul ; aussi concluaient-ils que Pétrarque était un homme de bien, mais un esprit ignorant. « Si ces gens- (ajoute le poète en parlant des philosophes) ne crai- gnaient pas plus les châtiments des hommes que ceux de Dieu , ils attaqueraient non-seulemé"nt la création du monde selon Timée, mais même la Genèse et le dogme du Christ. Lorsque la peur ne les retient pas^ ils com- battent directement la vérité ; dans leurs conciliabules, ils se rient du Christ, et adorent Aristote sans le com-

344 DISCOURS IX.

prendre. Dans leurs disputes, ils avouent publiquement qu'ils ne tiennent aucun compte de la foi, ce qui revient à dire qu'ils cherchent la vérité en repoussant la vérité, qu'ils cherchent la lumière en tournant le dos au soleil. Après cela faut-il s'étonner qu'ils nous traitent d'hommes illettrés, puisqu'ils appellent Jésus un idiot? »

Pétrarque, ne se sentant pas assez habile pour les réfu- ter, engageait vivement Louis Marsigli, de l'ordre des Augustins, à le faire, et à «c frapper de nouveau ce chien enragé d'Averroès, qui ne cesse pas d'aboyer contre le Christ et contre la religion catholique d'Abano ^'^^^^ d'Abano (1250 à 1316) avait introduit les doc- trines d'Averroès à l'université de Padoue , et avec elles le matérialisme incrédule, et le système qui consiste à considérer toutes les religions comme égales, en les sup- posant nées sous certaines influences des étoiles (E) : c'est cette fantaisie de tirer l'horoscope des religions , que nous verrons plus tard reprise par Pomponace et par Pic de la Mirandole. Pierre d'Abano fut même accusé d'hérésie, mais en termes si vagues que quelques-uns l'accusent de ne pas croire aux démons, d'autres d'en avoir de familiers, qu'il conservait dans une fiole. La première fois il échappa aux poursuites de l'Inquisition ; mais la seconde il fut pris, et il mourut pendant qu'on lui faisait son procès, qui se termina par une déclaration d'hérésie, et par un ordre donné de faire exhumer son cadavre. Autres Jean de Gianduno, qui, avec Marsile de Padoue, sou-

Averroistes. , , ^ ^

tint Louis de Bavière contre le pape, apprit ou enseigna

(1) Canem illum rabidum Averroem, qui furore actus infando, contra Dominum suumChristura,con traque catholicam fidem \atTa.i. (Epist. sine titulo G56.)

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 345

dans cette université l'Averroïsme. Dans cette université professèrent aussi Paul de Venise et frère Urbain de Bologne ; ce dernier en 1334 donna un commentaire de l'Averroïsme, et d'autres commentaires encore, et cela avant GaetanoTiene (1387 à 1465) qu'on considère comme le fondateur de la science devaient s'illustrer les Facciolati et Tommasino. Urbain , grâce au prestige que lui donnait sa haute naissance, grâce à sa science, contribua grandement à répandre cette doctrine dans une suite de leçons, dont un grand nombre de copies furent répandues en Italie, elles obtinrent dans les écoles un grand crédit pendant tout le siècle suivant. Paul de Venise (1429) de l'ordre des Augustins, sur- nommé excellentissimus philosophorum monarcha, admet- tait franchement l'unité de l'intelligence d'après A verroès, sans pourtant en déduire l'unité des âmes. Bien plus, il soutint cette thèse à Bologne dans une académie publique dans le chapitre général de son ordre contre Nicolas Fava. Mais quelque habile que fût la dialectique qu'il déploya au service de sa cause , Hugues Benzi de Sienne lui cria en pleine assemblée : « Fava a raison, et tu as tort. » Benzi étant l'adversaire de Fava, Paul s'écria : a En ce jour Hérode et Pilate sont devenus amis. » A ces mots, l'assemblée poussa un éclat de rire.

Onufre de Sulmona, Paul de la Pergola, Jean de Lendi- nara, Nicolas de Foligno, Marsilius de Sainte-Sophie, Jacques de Forli , pour nous borner à citer les philo- sophes d'Italie, avaient à cette époque pris parti pour le péripatétisme d'Averroès à l'école de Padoue. Dans cette université, ainsi qu'à l'abbaye de Saint-Jean en Verdara à Bologne, les doctrines d'Averroès furent en vénération ; en 1440 Michel Savonarole l'appelle ingénia divinus hoino,

346 DISCOURS IX.

et on vit déployer un entrain extraordinaire à le com- menter Claude Betti , Tibère Cancellieri de Bologne , Zimara, Zaccaria, Laurent Molino de Rovigo, Apollinaire Offredi, Barthélémy Spina, Jérôme Sabbioneta, Thomas de Vio ; la célèbre dame vénitienne Cassandra Fedele obtint le grade de docteur en 1480, après avoir soutenu une thèse averroïste ; on accusait Nicoletto Vernia, qui professa à Padoue jusqu'en 1449, d'avoir répandu cette doctrine empoisonnée dans toute l'Italie % et on sait que Nifo fut son élève ; mais de bons amis l'engagèrent à se rétracter. Si on voulait fouiller dans les archives de ces Universités, on trouverait dans les cahiers scholaires la preuve que beaucoup d'études y furent faites sur l'Aver- roïsme, qui régnait dans les écoles de la Vénétie, comme le Platonisme dans celles de la Toscane. Cependant François Patrizzi, originaire d'IUyrie, qui eut la pensée présomptueuse de fonder une philosophie nouvelle, exhortait le pape à bannir des écoles l'étude d'Aristote comme incompatible avec le christianisme, avec lequel Platon était d'accord sur quarante-trois points. Néo-piatoniciens. Mais si Aristote conduisait au matérialisme, Platon conduisait au mysticisme ; et tous deux à l'incrédulité. Gémiste Pléthon de Constantinople (1355-1452), venu à Florence pour contrecarrer l'union de l'Église grecque avec l'Église latine, répandit les fantaisies du néo-plato- nisme : il affirmait que la religion de Mahomet et celle du Christ périraient bientôt, pour faire place à une autre plus vraie, et ayant beaucoup d'analogie avec le paga- nisme. Dans son Abrégé des dogmes de Zoroastre et de Pytha- gore, il met en parallèle la théologie païenne avec la

(1) Riccoboni, De Gymn. Patav., p. 134.

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 34?

théologie chrétienne ; et, quoiqu'il eût procédé avec pru- dence, il se vit interdire cette sorte d'apostolat par le pa- triarche Gennadio. Son Traité des lois^ resta inédit : c'est une apologie du polythéisme , dont il coordonne les dogmes en un système régulier de philosophie, avec une organisation, des lois et un culte, avec des fêtes, des hymnes et des prières en l'honneur de chaque Dieu. En résumé, Pléthon nous apparaît comme le digne maître de ce Pomponius Lœtus, qui en présence des papes professait ouvertement l'intention d'annihiler l'œuvre de Jésus- Christ.

Plus nombreux encore étaient les philosophes dont Éclectisme. les doctrines oscillaient entre Aristote et Platon, entre le paganisme et le christianisme : et en matière de re- ligion l'éclectisme frise de bien près l'hérésie, s'il n'en est pas une. Nous avons déjà nommé vEgidius de Rome, issu de la très-nob!e famille des Colonna, disciple de saint Thomas , général des Augustins, puis archevêque de Bourges, très-érudit dans la science des saintes Écritures et dans la philosophie aristotélique , surnommé le Doctor fundatissimus. Or il déclarait qu'il y a certaines choses qui sont vraies aux yeux du philosophe, et qui ne le sont pas aux yeux de la foi catholique : comme si deux vérités contraires pouvaient subsister à la fois. Cette proposition fut condamnée sous Jean XXII, et l'auteur se rétracta ; mais cette /lemie devint commune au quinzième siècle, et on envint à soutenir de pures erreurs, telle que la mortalité de l'âme, l'unicité de l'intelligence, l'inspiration indivi- duelle, sauf à dire que c'étaient des conséquences tirées des prémisses de Platon et d'Aristote, qui ne préjudi-

(1) Il a été publié en grande partie à Paris par M. Alexandre, en 1858.

348 DISCOURS IX.

ciaient en rien aux dogmes du Christ. Ainsi les deux écoles opposées s'accordaient pour ne point admettre la révélation, non pas en la combattant, mais en affectant de n'en pas plus tenir compte, pour ainsi dire, que si elle n'eût jamais existé ; elles éliminaient la foi et toute force ou secours surnaturel , pour suivre seulement leurs propres manières de voir dans des problèmes de l'ordre religieux, dont la solution importe à la morale autant qu'au bien-être de la société. Marsiie Marsilc Ficiu rendait à Platon un véritable culte : il allait

Ficin.

jusqu'à faire brûler une lampe devant son image; il ne le séparait pas de Moïse, et il trouvait en lui l'intuition des mystères les plus profonds ; il assimilait le Criton à un second évangile , envoyé du ciel ; au service de deux maîtres, et employant pour expliquer le philosophe des expressions tirées de l'Écriture sainte, il fait le panégy- rique de Jean de Médicis en ces termes : Est homo Flo- rentin missus a Deo cui nomen est Johannes : hic venit ut de summa patris sui Laurentii apud omnes auctoritate testimo- nium perJiibeat. Et il met dans la bouche de Plotin ces paroles sur Platon : Hic est fdius meus dilectus in quo mihi undique placeo : ipsum audite ^ . Dans son traité de Religionf^ christiana, il prouve la mission divine du Christ, en di- sant qu'elle a été prédite par Platon, par les Sibylles, par Virgile ; une autre preuve de sa divinité, c'est le témoignage très-favorable que les dieux ont rendu sur son compte. D'a- près ce philosophe, il faut que les prêtres soient savants, et que les savants soient prêtres; la vraie science c'est le platonisme. Toutes les religions sont bonnes, et Dieu les préfère à l'irréligion ; la religion chrétienne est la plus

(1) Dédicace du Jamhlique et Proœmium à l'édition de Proclus. ' ]

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 349

pure, mais il y a des prophètes et des poètes dans chaque nation, tels qu'Orphée, Virgile, Trismégiste, les Mages, etc. Ficin traduisit des livres de chacun de ces auteurs sans en rechercher l'authenticité : les Ennéades de Plotin, les livres d'Hermès, les mystères égyptiens de Jam- blique, les OEuvres de Denys l'Aréopagite, les Vers Dorés de Pythagore, les opuscules de Proclus, Xénocrate, Siné- sius, Théophraste, Alcinoiis et Zoroastre. Dans le traité De vitci cœlitus comparandd ^ il bâtit sur l'astrologie tout un système de la vie du monde, dans lequel toutes les forces, solidairement entre elles, et les idées et les cou- tumes se trouvent mises en correspondance avec les mouvements et les systèmes des astres. Dans la Theologia platonica de immortalitate anvmx (1488), il fournit une quantité considérable de preuves sur l'existence de cette corrélation, mais il donne la prépondérance à la doctrine de l'émanation ; il assimile en outre l'intelligence et le bien à la lumière, la matière et le mal aux ténèbres. Dans ce syncrétisme, ce qui lui manque toujours, c'est l'esprit chrétien, la charité.

Michel Mercato, disciple chéri de Ficin, ne réussissait jpas à bannir de sa pensée les doutes qu'il avait sur l'im- mortalité de l'âme. Un beau matin il est réveillé par le piétinement d'un cheval et par une voix qui l'appelle par son nom. Il se met à la fenêtre, et le cavalier lui crie : « Mercato 1 c'est vrai. » 11 était convenu avec Ficir) que celui des deux qui mourrait le premier, donnerait des nouvelles d'outre-tombe; et c'était précisément au mo- ment même oi^i Ficin venait d'expirer.

On n'en était plus au temps l'on se faisait des ques- tions générales sur Aristote, sur Averroès et sur Alexandre d'Aphrodisie ; mais tout était concentré autour d'un petit

Pierre Pomponace.

350 DISCOURS IX.

nombre de points capitaux, tels que ceux-ci : l'immortalité est une belle invention des législateurs ; le premier homme est sorti des causes naturelles ; les miracles sont des illusions ou des impostures ; les prières, l'invocation des saints n'ont aucune efficacité; et la doctrine des trois im- posteurs renaissait , lorsque Pomponace lança contre la Providence ce dilemme : si les trois religions sont fausses, tout le monde est trompé ; si l'une des trois est la seule vraie, voici encore la majorité du genre humain abusée.

Pierre Pomponace, à Mantoue (1473-1525), d'un ex- térieur peu séduisant, mauvais philosophe et faible logi- cien, était un parleur au langage fin, sonore et vif. Tour- menté de l'incertitude de la vérité au point d'en perdre le sommeil, et d'avoir à souffrir de la fièvre et des étourdis- sements (F), s'apercevant d'autre part que les efforts qu'on fait pour trouver la vérité attirent les risées du vulgaire, et la persécution des inquisiteurs % il concentra toutes ses études sur la conciliation de la raison avec la foi. Lui resle-t-il un doute, il provoque des discussions sans avoir égard au dogme et à la discipline catholiques, et y répond sans difficulté. D'autres doutes naissent-ils dans son esprit, chaque solutionlui apporte de nouvelles incer- titudes, et s'éloignant toujours d'un pas, il finit par sortir du cercle tracé par le christianisme et même de celui se renferme toute croyance positive. Enfin ses doutes s'étendent jusqu'à la Providence et à l'individualité de l'âme (G), il attribue aune pure invention de l'homme les idées morales et les récompenses de l'autre vie (H) ; en concluant il s'en rapporte entièrement à l'Église, tout en

(1) De fato, III, 7.

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 351

professant la doctrine que cette dernière ne donne aucune solution satisfaisante.

Voulez-vous un exemple de la manière dont Pompo- nace vacille entre les autorités, ou comme il en rit ? Trai- tant de la destinée de l'âme humaine, il répudie le pan- théisme, mon^/rum ab Averrhoe excogitatum-; « mais, dit-il, s'il fut vrai, comme beaucoup de Dominicains l'affirment, que saint Thomas eût reçu, réellement et en présence de témoins, toute sa doctrine philosophique de Jésus-Christ, je n'oserai pas émettre un 'doute sur aucune de ses as- sertions , quelque fausses et absurdes que je les recon- nusse, et lors même que j'y verrais des illusions et des déceptions plutôt que des solutions ; parce que, suivant Platon, c'est une impiété de ne pas croire aux Dieux ou aux fils des Dieux, quand môme ils sembleraient révéler des choses impossibles. Que ce récit soit vrai ou non, je citerai de lui- sur ce sujet des choses qui inspirent des doutes graves, et dont j'attends la solution de la pléiade d'hommes illustres de sa secte. »

Arrivé à ce point, après avoir déroulé toutes les preuves les plus spécieuses contre l'immortalité de l'âme, Pomponace conclut que ce problème, comme celui de l'éternité du monde, ne peut être résolu par aucune rai- son naturelle ; c'est pourquoi, il faut, dit-il, suivre l'avis de Platon, qui dans son traité de Legibus s'exprime ainsi : « Lorsque beaucoup de personnes doutent d'une même a chose, il appartient à Dieu seul de l'affirmer.» Il con- vient donc d'examiner ce qui est enseigné dans l'Écriture sainte ; et puisqu'elle affirme l'immortalité de l'âme, il n'est plus permis d'en douter; il est vrai que ce dogme répugne aux principes naturels, mais vouloir s'en servir dans cette question ce serait outrager la foi (I).

352 DISCOURS IX.

Imagiiie-t-on trouver un mode plus étrange d'accepter la tradition religieuse?

Bayie trouve des motifs pour justifier Pomponace, et cela se comprend bien, puisqu'on le défendant, il se dé- fendait lui-même. Ceux qui voudraient l'excuser peuvent alléguer l'incertitude des doctrines qui avaient cours sur l'essence de l'âme, puisque les Platoniciens en admettaient trois, la végétative, la sensitive, et la rationnelle; quant aux Péripatéticiens, les uns soutenaient l'unicité des in- telligences, les autres, la multiplicité, mais en les faisant toutes trois mortelles. Pomponace voulut s'écarter de toutes les doctrines reçues alors; il démontra qu'aucune d'elles et bien moins encore celle d'Aristote, ne suffisait à prouver l'immortalité; que d'ailleurs, à supposer même qu'on niât cette qualité de l'âme, ni la morale privée ni la morale publique n'en souffriraient ; que, bien plus, toutes deux en retireraient un avantage.

Il suit la même marche quant au libre arbitre. « S'il y a a, dit-il, une volonté supérieure à la mienne, une loi « imposée au monde, comment devrais-je répondre de a mes pensées, de mes mouvements? Or, une volonté, « un ordre supérieur existe : donc toutes nos actions ne « peuvent se réaliser que selon une voie déjà tracée : que a je fasse bien ou mal, je n'en ai ni le mérite, ni la peine. » Sur ce thème il arrange mille variations, puis il conclut qu'il n'y a pour lui d'autre refuge que dans la foi, et qu'il doit se soumettre aux décisions de l'Église.

Après avoir ainsi entrepris de démontrer que la théo- logie devait laisser pleine liberté de parole à la phi- losophie, allant plus loin, il prétendit que l'Église de- vait se résigner aux hardiesses de cette philosophie, puisque son pouvoir à elle, Église, penchait, à en juger

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par des signes certains , vers sa décadence. Dans son traité des Enchantements, il déclare s'en tenir à la na- ture, chaque fois que les preuves suffisent à expliquer des phénomènes quelque extraordinaires qu'ils soient, et il nie absolument le miracle; il n'admet pas qu'au- cun fait, dans l'histoire sacrée ou dans l'histoire profane, soit au-dessus de l'ordre naturel, si on en excepte les faits appartenant k l'Écriture sainte (ce qui est une pure précaution oratoire); selon lui, toutes choses s'enchaînent dans l'ordre de la nature; en sorte que les révolutions des empires et celles des religions dépendent des révolu- tions des astres. Les thaumaturges sont des physiciens consommés, qui devinent les prodiges de l'ordre naturel et les relations mystérieuses du ciel avec la terre, et qui profitent de la suspension des lois physiques ordinaires pour établir de nouvelles croyances ; une fois l'influence disparue, les prodiges disparaissent aussi. Les religions tombent, et ne laisseraient derrière elles que l'incrédu- lité, si de nouvelles constellations n'amenaient de nou- veaux prodiges et de nouveaux thaumaturges ; les étoiles, les constellations, les intelligences célestes déterminent l'application des lois fixes même pour les cas extraordi- naires ; sous leur influence naissent et meurent les reli- gions, à mesure que l'humanité se perfectionne, toutes ayant une origine, une existence, une décadence, sans en excepter la religion chrétienne elle-même ^

En tout ceci, Pomponace faisait preuve, dira-t-on, d'un esprit vigoureux, supérieur aux temps et précurseur de beaucoup de théories nouvelles; mais était-ce un athée ou un hypocrite? Ses professions de foi n'enlèvent

(1) Hujusmodi législatures, qui Dci filii merito nuncupari possunt, procurantur ab ipsis corporibus cœlestibus. {De incant., lib. XII.)

1 23

354 DISCOURS IX.

à ses raisonnements rien de leur caractère subtil et sophistique.

On voyait ainsi la philosophie mise en opposition abso- lue avec la religion, sous prétexte de les concilier l'une avec l'autre. Descartes aussi eut la prétention d'apaiser l'éternel conflit qui existe entre la foi et le raisonnement, en disant que la raison a son domaine exclusif, oij la tra- dition ne doit pas pénétrer ; c'est ainsi que la foi a mie sphère réservée, fermée à la libre pensée ; en d'autres termes la religion est une chose, la philosophie en est une autre; elles doivent trouver la paix dans leur isole- ment réciproque; il n'est pas nécessaire de faire un choix; il suffit de reconnaître le domaine lég-îtime de chacune. Si Ton veut y regarder de près, tous les ouvrages re- marquables de l'époque de Descartes s'appuient sur cette base. Certes la philosophie a quelques parties qui diffè- rent de la théologie, par exemple la logique et la psycho- logie expérimentale; mais sur des points essentiels, tels que le principe et la fin des choses, Dieu et notre desti- née, un homme pourrait -il avoir deux opinions con- traires? comment agir entre deux sciences, dont l'une vous dit oui, et l'autre vous dit non? (S)

L'ouvrage de Pomponace fat brûlé publiquement à Venise; plusieurs philosophes entreprirent de le réfuter, tels qu'Alexandre Acliillini averroïste scolastique (K), Nifo, et Ambroise archevêque de Naples, contre lesquels l'auteur se défendit lui-même ; puis par Contarini qui fut depuis cardinal, et par les trois frères Barthélémy de Pise, Jérôme Bacellière et Sylvestre Prieira.

En effet, les moines suivaient ces erreurs d'un œil vigi- lant, et faisaient tous leurs efforts pour les combattre; les philosophes gémissent toujours de l'opposition des porteurs

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 355

d& froc: Pomponace, notamment, se plaint d'un érémitain de Naples, qui, dans ses prédications à Mantoue, l'avait dénoncé comme un hérétique et un impie, tandis qu'au contraire le cardinal Berabo avait pris sa défense à la cour du pape, et n'avait trouvé dans son traité de Immorlalitale rien de contraire à la vérité, opinion partagée également par le maître du sacré palais. En effet, grâce à ses conti- nuelles protestations de soumission et à sa conduite irré- prochable, il put continuer à professer, sans avoir aucune crainte à redouter ; après sa mort, on érigea en son hon- neur une statue, et son corps fut déposé dans la tombe d'un cardinal; mais alors on put y lire une épitaphe ainsi conçue: «Gi-gît enseveli. Pourquoi? Je ne le sais, et « n'ai point envie de connaître si tu le sais oui ou non. « Si tu te trouves bien, tant mieux. Pendant ma vie, « j'étais bien. Le suis-je maintenant, oui ou non? En « vérité je ne. pourrais le dire. » Tout sentiment deven:2nt facilement chez nous une philosophes

hétérodoxes.

passion, Pomponace exerça une assez grande inikience sur ses contemporains: aussi chaque fois qu'un profes- seur commençait les dissertations ordinaires, les jeunes gens l'interrompaient en criant: « Parlez-nous des âmes,» afin de savoir dès le début quelle était sa manière de voir dans les questions fondamentales.

Ces opinions philosophiques trouvèrent des adhérents chez Simon Porta, Lazare Bonamico, Jules César Scaliger, Jacques Zabarella, et Daniel Barbaro, qui disait : « Si je n'étais chrétien, je suivrais en tout la doctrine d'Aris- tote^ ; » chez Simon Porzio, dont l'ouvrage sur l'âme est qualifié par Gessner « plus digne d'un porc que d'un

(1) De ThQu, Mém., p. 235.

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homme cependant mie telle œuvre ne lui suscita au- cun ennui. André Cesalpino, illustre naturaliste, attribue à la putréfaction, à l'époque la chaleur envoyée par les corps célestes est la plus intense, la génération spon- Gaieotto tauée des choses. Galeotto Marzio de Narni, dans ses dis-

Marzio. . , .

sertations De incogmtis vulgo, qui renferment beaucoup d'erreurs,'et entre autres cette affirmation, que quiconque vit selon les lumières de la raison et de la loi naturelle, obtiendra le salut éternel, mit en parallèle les dogmes cathohques avec les mystères du paganisme, dans l'inten- tion manifeste de faire considérer ces derniers comme aussi dignes de foi que les nôtres; aussi fut-il arrêté à Venise par ordre de l'Inquisition, exposé sur une estrade, coiffé de la mitre de carton illustrée d'images diaboliques, et obligé de se rétracter. Ayant échappé ensuite à un plus rigoureux châtiment, grâce à la protection de Sixte IV, qui avait été son élève', il retourna en Bohême et en Hon- grie, 011 il avait habité autrefois, étant bibliothécaire et précepteur du fils de Mathias Corvin, et il en sortit pour accompagner Charles VIII en Italie, il fit une chute de cheval qui lui disloqua entièrement le corps, étant Mathieu par parenthèse très-replet de sa personne) Mathieu Pal- mieri de Pise, connu comme Fauteur de la FJecîui/e (1483), et à qui Marsile Ficin adressa une lettre en sa qualité de poêle théologien, composa un poëme en tercets à l'imitation de Dante, intitulé Città divUa (Cité de vie) (L), dans lequel il soutenait que nos âmes ne sont autres que ces anges qui, dans la rébellion, ne furent ni pour Dieu ni contre Dieu, mais qui restèrent neutres. L'Inquisition condamna cette proposition ; aussi le poëme ne fut-il jamais publié,

(1) Sanudo raconte ce fait (Kerum Ital. Script., XXII, p. 1206) et dit que Marzio était do la ville de Montagnana.

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et du reste il ne méritait pas cet honneur. Les faiseurs d'histoires n'ont pas manqué de dire, selon leur habitude, que l'auteur fut brûlé avec son livre, tandis qu'il est constant que Florence paya ses funérailles en vertu d'un décret public; et que Rinuccini prononça son oraison fu- nèbre, en montrant du doigt, pendant les obsèques, dans le cercueil ouvert, posé sur le cadavre ce même livre dans lequel Palmieri chantait que l'âme, délivrée de sa prison terrestre, passe par plusieurs sphères pour arriver enfin à la patrie céleste.

Palmieri avait joui d'une grande considération près de ses contemporains; il avait assisté comme mandataire de sa patrie au concile de Florence, et avait été envoyé comme ambassadeur près de plusieurs papes. Il écrivit son livre dans une bonne intention, et le termina par ces mots : Laus, honor^ imperium et gloria sit Omnipotenti Jesn Christo per infinila sxcula sœculorum. Amcii. Son portrait, il est représenté dans l'attitude d'un fidèle qui prie la Madone, resta exposé sur l'autel de Saint-Pierre-Majeur.

Son livre achevé, il le donna pour être censuré au cha- noine Léohard Dafi, qui fut ensuite secrétaire du pape et évêque de Massa ; celui-ci le remercia de ce prœdarum opus mihi longe gratissimum, en ajoutant qu'il lui serait imputé à mérite, et qu'il serait utile aux chrétiens, en leur facilitant la conquête de la cité éternelle.

Palmieri avait inspiré au peintre Sandro Botticelli un tableau représentant l'Assomption de la Vierge, entourée d'une gloire de petits anges qui lui servaient de cou- ronne. Gomme on avait répandu sur son livre d'étranges bruits, que le public accueillit avec sa légèreté habituelle, on crut que le tableau aussi avait une teinte d'hérésie; et comme chacun y voyait le fantôme créé par son imagi-

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nation, les ecclésiastiques se virent forcés de couvrir cette toile, jusqu'à ce que, l'effervescence des esprits s'é- tant calmée, ils la rendirent à la vénération des fidèles. Nicoietto Nicoletlo Vernia de Padoue répandit ailleurs le système

de l'unité d'intelligence avec une telle chaleur, qu'il l'a- . . vait, disait-on, persuadé à toute l'Italie*. Pierre Barozzi,

évêque de Padoue, eut le talent de le déterminer à com- poser un livre (1499), dans lequel Yernia, rétractant toutes les opinions erronées qu'il avait défendues pen- dant trente ans, démontre qu'il y a autant d'âmes que de corps et finit dans sa conclusion par préférer le titre de chanoine à celui de philosophe supérieur. Augustin II eut pour disciple le Calabrais Augustin Nipho qui

Nipho,

calabrais. Soutenait [De intellectu et dxmonibus, 1492), qu il ny avait d'autre substance distincte de la matière que les in- telligences qui reçoivent leur impulsion des cieux ; qu'il n'y a dans l'univers qu'une seule âme et une seule intel- ligence, qui vivifie et modiicles êtres à son gré. Les moines réfutèrent son système, et il eût été en danger d'encourir un châtiment, sans le secours de l'évêque de Padoue qui l'y fit échapper et le détermina à corriger son ouvrage, aussi bien qu'à modifier son enseignement. Ce- pendant Nipho obtint les faveurs de Léon X, qui le fit comte palatin, et lui accorda un subside en argent, pour démontrer dans un écrit, contre l'opinion de Pomponace, qu'Aristote soutient le dogme de l'immortalité de l'âme. Re-iomonunus. Le réalisme domina longtemps dans l'école de Padoue. Regiomontanus y donnait des leçons sur Al-Fargani, et bien avant dans le dix-septième siècle, on y enseignait des doctrines que nous ne pouvons considérer comme

(I) Naudée, in Judido de A. Nipho.

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un progrès de l'esprit humain, mais comme un retour vers la scolastique .du moyen âge et le péripatétisme arabe; néanmoins cet enseignement, tout en s'écartant des traditions, conduisait peu à peu les esprits à l'indépen- dance de la pensée, à la science laïque et rationnelle.

Gismondo Malatesta, qui, méconnaissant sa qualité de cismondo feudataire del'Église, la frustrait des services qu'il lui de- Doria '

et

vait, fut excommunié en 1^61 par Pie II; au nombre des speron?peroni. délits dont il était accusé et pour lesquels il fut brûlé en effigie, figurait celui de ne pas croire à la résurrection des corps et à l'immortalité de l'âme*. Paul Mathias Doria de Naples avait préparé un ouvrage intitulé : Vidée d'une par- faite république; mais l'impression'; en fut suspendue, et on brûla ce qui avait paru comme souillé d'immoralité et de panthéisme. Speron Speroni répondit à Pie IV qui lui disait: «i Le bruit court dansPiome que vous croyez bien peu,; « J'ai donc ici un avantage en venant de Padoue, l'on dit que je ne crois à rien.» Et peu avant de mou- rir, il s'écria : « Dans une demi-heure je saurai claire- ment si l'âme périt ou si elle est immortelle ^ » Jean Pic de la Mirandole, seigneur doué d'une grande Jean pic

de

fortune, d'une prodigieuse intelligence, avait été élevé à laMirandoie. la cour de Laurent de Médicis dans ce système de philo- sophie mixte la cabale, le gnosticisme, le néo-plato- nisme et le judaïsme s'unissaient à la littérature classique et aux maximes d'Arislote, d'Épicure et d'AverroèSj pour jeter les âmes dans le doute et dans ce que nous appqj- lerions aujourd'hui le rationalisme. Il eut pour maître Elie del Medico, juif averroïsle qui composa pour son

(1) Commentaires de Pie II.

(2) Zilloli raconte ce fait dans un manusciit de la Bibliothèque Mar- ciana.

360 DISCOURS IX.

élève divers traités philosophiques, dont un sur l'Intel- lect et la Prophétie(l492), et un commentaire sur le livre de la Science du monde (1485) ; on fit plusieurs éditions à Venise (1506, 1544, 1598) de ses annotations sur Averroès, de ses questions sur la création, sur le premier moteur, l'être, l'essence et l'unité. Au sortir d'une pareille école, Pic professait qu'il avait appris à ne jurer sur la parole de personne, mais à étudier sans exception tous les maîtres de la philosophie, à apprécier la valeur de tous leurs ouvra- ges, et à connaître les différents systèmes sous lesquels ils se groupent; aussi poussait-il l'indépendance jusqu'à croire que «l'or pur, bien que frappé au coin tudesque, va- lait mieux que l'or faux frappé au coin élégant de Rome*.» A l'âge de vingt-quatre ans (i486), il envoyait dans toute l'Europe un défi dans lequel il se disait prêt à sou- tenir à Rome neuf cents thèses, dialectiques, morales, physiques, etc. ; dont quatre cents avaient été tirées des philosophes égyptiens, chaidéens, arabes, alexandrins et latins; quant aux autres, elles étaient ses propres opi- nions. Personne ne répondit au défi, bien que Pic eût annoncé qu'il prenait à sa charge les dépenses du voyage; mais sa hardiesse blessa l'amour-propre des savants, et de ce fatras ils parvinrent à extraire treize propositions qu'ils déférèrent au pape comme entachées d'hérésie. On y remarquait les suivantes : Jésus-Christ n'est pas descendu en personne aux enfers, mais seulement quant au résultat ; une peine infinie dans sa durée ne pouvait pas être imposée au péché d'un être fini; il n'était pas sûr que Dieu ait pu s'unir hypostatiquement même à une

(1) Non est qui purum aurum non malit habere sub Tcutonum nota, quam sub Romano symbole factitium. (Lettre à Ermolao Barbaro.)

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTERAIRE. 361

créature non raisonnable; la science qui nous éclaire da- vantage sur la certitude de la doctrine du Christ, est la magie et la cabale ; comme le sentiment est indépendant de la volonté, de même croire ne dépend pas de notre volonté ; les miracles de Jésus-Christ ne sont pas une preuve évidente de sa divinité par l'opération en elle- même, mais par la manière dont il les a opérés ; l'âme ne connaît rien aussi distinctement qu'elle.

Le pontife, après mûr examen, les condamna, et Pic les défendit dans une apologie, puis dans VHeptaplus de septi- formi sex dierum geneseos enarratione, et dans le traité de Ente et Uno. En lisant ce jargon scolastique il n'est pas facile, pour moi du moins, de se faire une idée claire du livre ; cependant on peut dire qu'il a pour but unique de concilier Platon et Aristote, la théologie païenne avec la mosaïque et avec la théologie chrétienne.

Il se vantait d'avoir été le premier en Italie qui se fût rendu compte du système théologique de Pythagore; d'avoir démontré que l'unité numérique est basée sur l'u- nité métaphysique, laquelle est au-dessus de l'être. Il regardait comme des allégories les livres de Virgile, de Platon et d'Homère, et il appliquait la même méthode aux livres saints. Il s'était procuré à grands frais certains ouvrages d'Esdras qui donnaient une explication de la doc- trine mosaïque et des mystères, et, les supposant authen- tiques, il se servait de ceux-ci et de la cabale pour inter- préter librement Moïse.

Dans son Heptameron^W expose la Genèse de Moïse, en la considérant comme une allégorie, et en la traitant comme les Néoplatoniciens auraient pu traiter la mytho- logie, il fait parade d'érudition orientale et occidentale. « Moïse et les prophètes, le Christ et les apôtres, Pytha-

362 DISCOURS IX.

gore etPlutarque (dit-il), et généralement les prêtres etles philosophes du monde ancien ont voilé leur sagesse sous des images, parce que la foule n'était pas capable de goû- ter cet aliment de la vérité, et ils ont donné à leur parole un sens tout différent de celui de leur pensée. Il est hors de doute que Moïse, dans l'énumérationdes six jours, n'a pas entendu parler de la création du monde visible; et à première vue cela semble une naïveté, attendu l'habitude des sages de l'antiquité de recouvrir du voile de l'allé- gorie les choses sublimes. Le Christ en fil autant, lorsqu'il parlait en paraboles au peuple, et c'est pourquoi saint Jean , qui fut plus que les autres dnilié aux mystères, ^écrivit bien plus tard qu'eux; c'est pourquoi aussi saint Paul refusait la nourriture substantielle aux Corinthiens, «ncore charnels, et Denys l'Aréopagite conseillait de ne pas prendre pour sujet de thèse écrite les dogmes les plus profonds ; le Christ confia dans le plus grand secret quel- ques vérités à ses disciples, qui les transmirent parla pa- role; aussi la connaissance de ces vérités constitue-t-elle la base la plus solide de notre foi. On n'arrive à la foi qu'au moyen de la cabale, qui nous apprend, par exemple, pourquoi le Christ dit qu'il existait avant Abraham, et qu'après lui il enverrait le Paraclet, et que lui venait avec l'eau du baptême et le Saint-Esprit avec le feu. »

Qui ne voit pouvait conduire un tel éclectisme? S'il recevait des applaudissements dans les académies et à la cour des Médicis telle était la mode, il ne pouvait pas plaire à Rome ; car, quoiqu'il se retranchât derrière des protestations réitérées de soumission aux décrets de l'E- glise, au fond il voulait se substituera l'Église dans la dé- finition et l'explication des dogmes au moyen de la cabale etde la scieoce hébraïque. InnocentVEI disait: « Pic de la

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTERAIRE. 363

Mirandole finira mal, et il sera un jour brûlé, puis il sera maudit pour l'éternité comme tant d'autres ; les causes de la foi sont trop délicates, et sur ce terrain je ne puis le tolérer. Qu'il écrive des poésies, ce sera mienx dans son rôle. ■» Malgré les recommandations de Laurent le Ma- gnifique (M), jamais le pape ne voulut révoquer la con- damnation, bien qu'il défendît qu'on causât à l'auteur le moindre désagrément. Pic, toujours plus enfoncé dans ses études, était si content de son sort, qu'il n'entrevoyait qu'un motif de murmures contre la Providence : le cas il viendrait à perdre l'écrin qui renfermait ses écrits; mais il ne pouvait se tranquilliser depuis qu'il avait en- couru la désapprobation du pape. Cependant, bien qu'il protestât de nouveau de ses sentiments catholiques, il ne voulait pas avouer qu'il s'était trompé en soutenant cer- taines propositions, même après qu'elles eurent été con- damnées par la bulle pontificale.

Tl ne manquait pas de gens qui le poussaient à rompre avec Rome, et à exciter un grand scandale; mais celui qui avait goûté la vanité de la science revint au cœur du Christ et à la charité, répétant la sentence de saint François : « C'est aux œuvres qu'il faut me- surer la science de l'homme''. » Alors il se mit à défendre contre les attaques des Hébreux îa fidélité de saint Jérôme dans la version des psaumes ; il voulait même composer un grand ouvrage pour réfuter les sept ennemis de l'É- glise'; mais il ne put achever que la partie il combat les astrologues. Il macérait son corps, récitait l'office comme les prêtres, et employait « le jour et la nuit tout entière à lire les saintes Écritures, contenant, disait-il, tme certaine force supérieure, vive eteficîwîe, qui possède

(1) « Ognuno sa quan'tp Opéra. »

Épicuréisme

et

légèreté

des esprits.

364 DISCOURS IX.

le merveilleux pouvoir de convertir l'âme du lecteur à l'amour divin. » Il eut même l'idée de prendre une croix et d'aller pieds nus prêcher Jésus-Christ. Enfin, il obtint d'Alexandre VI une bulle qui déclarait que jamais, pour les thèses antérieurement condamnées, Pic n'avait encouru la moindre censure ecclésiastique ou même une mauvaise note, qu'en tout cas il en était absous. Il mourut dans des sentiments pieux, en 1494, entre les bras des Domi- nicains, dont il se proposait de prendre l'habit.

Mais la philosophie se mettait toujours davantage en lutte avec la foi : « on ne passait alors pas pour un gen- tilhomme et un bon courtisan, si on n'avait pas quel- que opinion erronée ou hérétique sur les dogmes. » Les gens modérés croyaient rendre hommage à la foi en s'abstenant de toute réflexion sur elle, en acceptant les dogmes sans examen, avec cette paresse voluptueuse que, dans des temps rapprochés du nôtre, un esprit fort appe- lait l'indifférence et la nonchalance qui s'endort le verre en main et éteint les lumières. Déjà on vivait plus par l'entendement que par la conscience ; la raison, en deve- nant plus forte, faisait taire cette conscience, corrompait le cœur, et mêlait à tout une superstition puérile, d'où résultait un matérialisme simple et pratique, une oisi- veté voluptueuse, telle qu'on eût pu dire l'Italie tout en- tière transformée en un vaste Décaméron.

Ce syncrétisme railleur se manifestait, comme il advient des caprices de la mode, même avec un caractère de fri- volité tel qu'on le rencontrait à la cour des Médicis dans les disputes philosophiques et théologiques qui s'y enga- geaient fréquemment. Nicolas de Mirabilibus, de l'ordre de saint Dominique, raconte comment, post convivium magnificè ac splendide factum au palais de Laurent de Mé-

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTERAIRE. 365

dicis, on mit en discussion une thèse, affichée dans l'église de Sainte-Réparate des Frères Mineurs. Elle consistait à dire que le péché d'Adam n'était pas le plus grand de tous les péchés. Frère Nicolas fait la répartition des arguments produits par les différents interlocuteurs, et spécialement par Laurent le Magnifique.

Partout, mais peut-être plus encore en Italie, l'ironie bouffonne s'exerce à attaquer les convictions, et à pa- rodier les questions les plus sérieuses, quand elles sont agitées. C'est avec cet esprit que Louis Pulci, dans son poëme bizarre du Morgante, qui est un éclat de rire de la terre contre le ciel, a dit :

Coslor che fan si gran disputazione Dell' anima, ond' ell' entri ed ond' ell' esca, 0 come il nocciol si stia nella pesca, Hanno studiato in su n' un gran mellone.

c Ceux qui engagentde si grandes discussions sur l'âme, sur son origine et sur sa fin, ou sur la manière dont le noyau tient à la pêche, semblent faire une étude sur les profondeurs d'une citrouille. »

Ces questions étaient portées jusque sur la scène, et il existe un manuscrit à la ci-devant bibliothèque Palatine de Florence, contenant un drame du xv" siècle, intitulé les sept dormants, dans lequel Tiburtius et Cyrille soutien- nent que, d'après Aristote, la résurrection des morts est contre nature ; le chrétien Faustinus défend l'opinion con- traire et conclut ainsi :

Se Aristotel nol crede, lo credo io, Se non lo fa natura, lo fa Dio.

« Si Aristote ne la croit pas moi, j'y crois ; si la nature ne l'opère pas , c'est Dieu qui l'opère. » Faustinus raconte à l'empereur Théodose les injures que

Platina

et

Pomponius

Laetus.

36.6 DISCOURS lï,

lui ont dites les philosophes, et, l'empereur appelle les théologiens et les philosophes à discuter en sa présence ; mais comme ils n'aboutissent pas à une conclusion, l'em- pereur les congédie, se revêt d'un cilice et prie Dieu de manifester la vérité. C'est ici qu'intervient le fameux nfti- racle des sept dormants.

II y eut certains philosophes qui faisaient brûler un petit cierge devant l'image de Platon ; telle académie cé- lébrait des fûtes à la mode antique, en sacrifiant un bouc; beaucoup de gens changeaient leur nom de baptême, comme s'ils eussent rougi de porter celui d'un saint, et d'Antoine, Jean, Pierre, Luc, on faisait Aonio, Gianni, Pierio, Lucio ; on changeait Victor en Vittorio ou Nicio, Marino en Glaucus_, Marc en Gallimaque, Martin en Mar- zio, et ainsi de suite.

Paul II s'effraya de ce paganisme, et fit faire des procès contre quelques-uns de ses propagateurs, parmi lesquels Pomponius Lœtus et Barthélémy Sacchi, dit le Platina, patce qu'il naquit à Piadena (en latin Platina), en 1421. L'accusation était fondée sur le motif que ces hommes latinisaient les prénoms, et que, suivant les doctrines pla- toniciennes, ils élevaient des doutes sur l'âme et sur Dieu. A cela ils répondaient qu'en vénérant Platon, ils suivaient l'exemple de saint Augustin ; que philosophes et théolo- giens, tous alors disputaient sur ces points, pour arriver à la vérité; que du reste, ils ne désobéissaient pas à l'Église, que loin de^là ils se conformaient aux pratiques qu'elle imposait (N), et qu'ils n'avaient jamais laissé passer un an sans se confesser et sans communier.

Il est d'un bel esprit do féliciter quelqu'un pour avoir été persécuté par les papes, et de lui faire un mérite de ce que les papes ne pouvaient se dispenser de condamner.

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTERAIRE. 367

Mais d'après la lettre Platina, du fond de sa prison, raconte au cardinal Bessarion son procès, on peut voir comment l'académie instituée par Pomponius Lœtus ten- dait à transformer le paganisme littéraire en un paga- nisme religieux, puisque ses membres célébraient par des sacrifices le jour anniversaire de la fondation de Rome; puisque, enfin, Pomponius s'agenouillait chaque jour de- vant un autel dédié à Romulus (0) et qu'il ne voulait lire aucun livre d'une date postérieure à la décadence de Tempire, fût-ce même la Bible et les Pères. Quand même ce paganisme se serait borné à la littérature , il n'est pas d'esprit droit qui ne conçoive le tort notable que faisait à la logique, à la morale et à l'esthétique une doctrine qui entendait que le Christ et la rédemption cédassent la place à la volupté païenne, et aux plaisanteries contre les vertus domestiques et sociales.

Afin que les actes de la chancellerie fussent rédigés en style élégant, Pie II avait attaché à celle-ci un collège de soixante abréviateurs, tous hommes letlrés. Ceux-ci abusèrent de leur position pour faire un trafic des res- crits; c'est pourquoi Paul II, voulant que tout fût gratuit, supprima ces charges sans avoir égard au prix qu'elles avaient coûté aux titulaires. Figurez-vous le nombre d'ennemis que le pape se fit r Et c'étaient tous des écri- vains. De ce nombre était Platina, qui crut effrayer le pape en le menaçant d'écrire contre lui, et d'engager les princes à réunir un concile pour réparer une telle injustice. Ce procédé parut un crime d'État (P) ; et comme il s'y joignit le soupçon d'une conjuration contre le pape, Platina fut arrêté avec d'autres et mis à la torture, d'abord pour crime de félonie, puis d'hérésie, accusations qui toutes d'eux ne turent pas prouvées. Retenu en prison pendant quatre

368 DISCOURS IX.

mois et sans feu, ainsi qu'il s'en plaignit, Platina, pour se venger, composa une histoire des papes dans un sens très- hostile, d'où les protestants ont extrait plusieurs petites anecdotes à la charge de la cour de Rome, lui faisant ainsi l'honneur de le compter parmi les témoins et les précur- seurs de la vérité. Nous n'avons ici qu'à noter en passant la pauvreté de critique de ce compilateur passionné. Par exemple, il fait de Paul II un ennemi de tous les lettrés, qui les regarde tous comme des hérétiques, un pape qui conseille aux parents de ne pas dépenser leur argent et de ne pas perdre leur temps à faire instruire leurs enfants, disant qu'il suffît qu'ils sachent lire et écrire. Les témoi- gnages, pour prouver le contraire, ne nous manqueraient pas ; mais il nous suffira de dire que ce fut sous ce pontife que l'imprimerie s'introduisit à Rome, que les premiers livres qui sortirent des presses lui furent adressés, avec des dédicaces assez élogieuses qui témoignent hautement de sa libérale protection. Enfin Platina, lui-même, ra- conte que ce pape cherchait partout des statues antiques pour décorer son palais (Q). Paganisme ^i tout ce que uous avons exposé ci-dessus suffit à dé- '^Tuef mentir les historiens vulgaires, qui se plaisent dans leurs anecdotes à représenter la foi comme servile, l'ignorance comme absolue, cela doit justifier l'opinion de ceux qui, en voyant la science se détacher de la foi, son appui natu- rel, s'épouvantaient à la pensée qu'on faisait dépendre le salut des âmes des vicissitudes du savoir. Ce retour au paganisme se manifesta non-seulement dans la science, mais plus encore dans les beaux-arts et dans la littéra- ture, 011 au type conventionnel avait succédé le raffine- ment plastique. La passion pourl'antiquité fit croire qu'on ne pouvait accomplir la renaissance sans rétablir le culte

belles-lettres.

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 369

des idées que l'Évangile avait dissipées, et sans relever les ruines de la Rome païenne sur les édifices de la Rome chrétienne.

On courait admirer sur les autels les portraits des maîtresses des peintres, et des beautés que le monde ne connaissait que trop y représentaient la Vierge de l'amour chaste. Alexandre VI fut peint par Pinturicchio au Vatican sous les traits d'un roi mage, prosterné de- vant une madone qui n'était autre que Julie Farnèse, de même que Pordenone représenta Alphonse l" de Ferrare agenouillé devant une sainte Justine , qui était Laure Dianti, sa maîtresse. Ligorio se montra tout païen dans la décoration de la villa Pia, bâtie pour la récréation des papes. Titien, pour représenter sainte Catherine, fit le portrait de la reine Gornaro, toute rayonnante de pa- rures et de beauté. Dans l'adoration des Mages, souvent on reproduisit les figures des Médicis, pour avoir le pré- texte de poser sur leur tête cette couronne à laquelle ils aspiraient. Dans l'appartement de l'abbesse de Saint- Paul à Parme, le Gorrége exécuta en peintures à fres- ques des sujets plus que mondains; dans la sacristie de Sienne, on plaça les trois Grâces entièrement nues; des statues également nues contrastaient avec l'austérité des tombeaux desprinces, et envahissaient jusqu'aux chapelles pontificales. On donna à Isotta, d'abord maîtresse et ensuite femme légitime de Pandolphe Malatesta, sei- gneur de Rimini, le titre de diva sur des médailles et sur son sépulcre ; et Charles Pinti dans l'épitaphe la déclarait « l'honneur et la gloire des concubines. » On lisait sur un tombeau, dans l'église de Saint-Daniel à Venise : Fata vicitimpia; de même la devise de Mgr Paul Jove disait : Faio prudentia mlnor. Sous Jules II, on exhortait à aller

I— 24

370 DISCOURS IX.

à la croisade, pour avoir occasion d'acquérir des ma- nuscrits.

L'éloquence sacrée empruntait à l'antiquité classique non-seulement son style, mais encore ses citations et ses exemples. Aux funérailles de Guidobaldo de Monte- feltro, rOdasiOj en prononçant l'oraison funèbre du défunt dans la cathédrale d'Urbino, fît plusieurs exclamations aux dieux immortels, et raconta comment l'évêque de Fossombrone, en lui administrant les sacrements, avait fléchi le courroux des dieux et des mânes : Deos illos su- peros et Mânes placavit. Le cardinal Bessarion, en déplo- rant la mort de Gémiste Pléthon, dit : «J'ai appris que notre père et maître, après s'être dépouillé de son enve- loppe, s'est envolé vers les cieux dans un séjour d'inno- cence, où il peut maintenant danser en compagnie des esprits célestes la mystique danse de Bacchus. » Politien, dans une lettre qu'il adresse à Laurent de Médicis, le 6 avril 1479, se plaint que la femme de ce dernier ait donné à son fils Jean (qui fut plus tard Léon X) à lire les psaumes, au lieu des ouvrages qu'il avait composés : Transtulitjam illum mater adpsalterii lectionem, atque a no- bis ahduxit (R) .

En 1526, après la prise de Sienne parles bannis, un bon chanoine, se rappelant ce qui est raconté au troisième livre de Macrobe, en célébrant la messe, proféra la for- mule imprécatoire qui y est relatée contre les ennemis, sinon, qu'au lieu de Tellus mater, teque Jupiter obtestor, il dit : Tellus, teque Christe Deus obtestor.

Les obscénités étaient prodiguées dans V Hermaphrodi- tus du Panormitain et dans ce qui sortait de la plume de Jovien Pontanus, de François Philelphe, de Poggio Brac- ciolini, du Landino, du Politien, de Laurent de Médicis,

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 371

de Mgr Jean délia Casa, du moine Angelo Firenzuola, et d'autres personnages graves qui, ne se contentant pas de présenter au public littéraire des descriptions non équi- voques du vice, avaient encore le triste courage d'en faire l'apologie, et tournaient en dérision tout ce que la société et la famille ont de plus sacré. Lors de l'exaltation au trône pontifical d'Alexandre VI, les inscriptions renfermaient toujours quelque allusion au nom héroïque :

Caesare magna fuit, nunc Roma est maxima ; sextus Régnât Alexander, ille vir, iste Deus;

Et une autre disait :

Scit venisse suum patria grata Jovem.

On fit cet épigramme eu l'hoQuenr de Léon X :

Olim habuit Gypris sua tempora, tempora Mavors Olim habuit ; sua nunc tempora Pallas habet.

Léon X lui-même excitait François I" contre les Turcs jjer Deos atqne hommes. Il y a des gens qui appellent le pa- radis, l'Olympe; l'enfer, Érète ; les solennités des grandes fêtes, lectistcrnia; les évêques, arcjiiflarnini ; la tiare, infula romulea; le sdicré consistoire, senatus Latii; les saintes es- pèces, ambroisie et nectar; la messe, sacra Deorum; les images des saints, simulacra sancta Deorum.

Les allusions païennes du cardinal Bembo frisent l'im- Le piété; à son départ pour la Sicile, il faisait une invoca- Bembô. tion aux dieux pour qu'ils fussent propices à son voyage, quod velim DU approbent; il fait arriver Léon X au ponti- ficat par décret des Dieux immortels ; il parle des dons de la déesse de Lorette, du zéphyre céleste, du collège des augures, pour désigner l'Esprit-Saint et les cardinaux; il appelle la foi persuasion, l'excommunication, aqua et igni interdic- tionem; il met dans la bouche du sénat vénitien cette for- mule d'exhortation adressée au pape : Uti fidat diis im-

372 DISCOURS IX.

mortalibus, quorum vices in terra gerit; dans son langage, lUare diis manibus, désigne la messe des morts; saint Fran- çois in numerum deorum receptus est. Dans ses poésies, il préférait le plaisir de voir sa dame à celui des élus dans le ciel :

E s'io potessi un per mia ventura

Queste due luci desiose in lei

Fermar quant' io vorrei,

Su nel cielo non è spirito beato

Con ch'io cangiassi il mio felice stato.

« Et si je pouvais un jour, pour combler mon bon- « heur, arrêter sur elle autant que je le voudrais ces deux « yeux qui désirent si ardemment la voir, il n'est pas « dans le ciel d'esprit bienheureux avec qui je voulusse « échanger mon sort fortuné. »

Dans ses Asolani, il pousse les jeunes gens vers l'amour, et dans une lettre qu'il écrivait au cardinal Sadoleto, il lui disait : « Ne lisez pas les Épîtres de saint Paul, de peur que ce style barbare ne vous corrompe le goût; laissez de côté de telles niaiseries, indignes d'un homme sérieux : Omitte has nugas, non enim décent gravem virum taies ineptise. »

Dans l'épitaphe qu'il composa en l'honneur du célèbre littérateur Phihppe Beroaldo, il loue sa piété , ce qui lui fait supposer qu'il chante au ciel :

Quae pietas, Beroalde, fuit tua, credere verum est Carmina nunc cœli te canere ad cytharam :

etpourtant l'auteur de ces vers se fait une gloire de parler de ses amours avec la célèbre Imperia, et de celles qu'il eut avec une Albine , une Lucie, une Bona , une Violetta, une Ghiera, une Césarina, une Mérimna et une Julie, qu'il compare toutes à Imperia la courtisane; et il était prélat.

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTERAIRE. 373

Mais Bembo, à l'exemple de ses contemporains, pensait que la Renaissance consiste dans les formes ; il croyait qu'on devait renverser la scolastique au moyen de la pé- riode cicéronienne, et cela en faisant arriver jusqu'à l'esprit l'expression qui désigne les choses matérielles ; il avait une sainte horreur pour les humanistes qui pré- tendaient que le latin moderne devait revêtir la variété dans le style ; en somme , il aimait mieux parler comme Gicéron que d'être pape.

Il récitait de mémoire plusieurs passages de Baptiste le sadoiet.

^ r- o r sannazar.

Mantouan, auteur très-dissolu; mais ce qui est plus sur- prenant encore, c'est que Sadoleto, un des hommes les plus pieux de son temps, en faisait autant. Ce dernier a écrit une lettre de condoléance à Jean Gamerario, à l'oc- casion de la perte de sa mère , qui traite tout au long de l'intrépidité et de la magnanimité des païens, sans faire la moindre allusion aux consolations bien plus efficaces qu'il aurait pu tirer de la religion. Jacob Sannazar, pour chan- ter l'enfantement de la Vierge , invoque les Muses , leur demandant excuse de les appeler à célébrer un enfant dans une crèche , et ne prononce jamais le nom de Jésus, parce qu'il n'est pas latin; et comme le moi prophela n'est pas non plus latin, il a recours au Jourdain personnifié pour lui faire raconter l'ascension du Christ telle qu'il l'entendit prédire par Protée ; l'ange Gabriel trouve Marie, spes fida deorum, occupée à lire les livres sibyllins (illi veteres de more Sibyllx inmanibus) ; et lorsqu'elle consent à devenir la mère de Dieu, les ombres des patriarches tres- saillent d'allégresse, quodtristia linquant Tartara,et erectis fugiant Acheronta tenebris^ immanemque ululalum teryemini canis. En résumé, on voit partout l'art païen se glisser dans les sujets sacrés, comme on voit sur un tombeau,

374 DISCOURS IX.

dans une église, surgir Apollon et Minerve, des faunes et des nymphes, vida. Jérôme Vida, le docte et saint évêque de Crémone, qui

jeûnait souvent en ne se nourrissant que de racines, ne parle dans son Art poétique que des Muses, de Phébus et du Parnasse, à l'exemple des auteurs classiques dont il ras- semblait les hémistiches; et auxquels, spécialement à Virgile, il rendait un culte comme s'il eût été un Dieu:

Te colimus, tibi serta damus, tibi thura, tibi aras Et tibi rite sacrum semper dicemus honorem.

Nos aspice preesens, Pectoribusque tuos castis infunde calores Adveniens pater, atque animis tête insère nostris.

De même dans un poëme sur le jeu des échecs, aux noces de l'Océan avec la Terre, il montre Apollon et Mer- cure se disputant avec la Terre; son procédé est le même dans la Christiade, il applique à Dieu le Père tous les surnoms de Jupiter, regnator Olympi, superum pater, nim- bipotens, et oh. il fait de Dieu le Fils un héros sur le type d'Énée, mullis comitantihus héros immobilis héros orabat curis confectus tristibus, ipse etiam (le mauvais larron) verbis morientem heroa superbis siringebat; Gor- gone, les Furies, les Harpies, les Hydres, les Centaures, les Chimères, poussent les Hébreux au déicide ; à la der- nière cène , le Sauveur avait consacré la fleur de Gérés; sur la croix, on lui avait présenté le funeste liquide de Bacchus {sinceram Cererem, corrupti pocula Bacchï). L'homme souffrant sur le Calvaire n'est plus le Dieu ré- dempteur, el, lorsqu'il expire, au lieu du souffle de son amour se répandant sur les déchaînements de la rage , il nous montre les anges se disposant à le venger. C'est ainsi que Vida passe toujours, sans transition, de la contempla-

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 375

tion du Christ rédempteur de l'âBce immortelle à ad- mirer la figure d'Apollon, type de la beauté corporelle.

Il est vrai que, tant que le sentiment religieux a la Le prédominance , il exerce sur les formes sa force répara- dans

les

triée; cependant les splendeurs renouvelées de la civili- institutions sation antique éblouissaient tellement les hommes d'alors, qu'elles rejetaient dans l'ombre le christianisme; on n'a- vait d'admiration que pour la société classique , ce qui empêchait de voir les avantages de la société moderne, et on appliquait aux affaires publiques les théories léguées par l'antiquité.

La foi dans son intégrité avait été jusqu'alors l'unique source de tout droit, de toute organisation sociale. Le monde civil tout entier reconnaissait une religion, c'est- à-dire une doctrine générale concernant les rapports entre le ciel et la terre, un but à la vie du genre humain, c'est- à-dire l'accomplissement du plan divin; une seule origine pour les États, c'est-à-dire la volonté de Dieu; et cette conformité de croyances établissait un lien entre les di- verses sociétés.

De cette source découlait le droit de gouverner et de punir; les États prenaient le nom de leur patron : c'est ainsi qu'on disait le patrimoine de Saint-Pierre, la répu- blique de Saint-Marc ou celle de Saint-Jean; et les noms de Saint-Ambroise, de Saint-Géminien, de Saint-Pétrone, de Saint-Syre , désignaient par une allégorie les villes de Milan, de Modène, de Bologne et de Pavie; le nom et la figure du saint étaient gravés sur les monnaies et brodés sur les étendards ; les grandes dates de l'histoire , elles aussi, se rapportaient au calendrier ecclésiastique ; on disait que c'était le jour de la Chandeleur qu'avaient été enlevées les épouses vénitiennes à leurs maris ; à la Sainte-

376 DISCOURS IX.

Agnès que les Torriani avaient été battus par les Visconti; le jour de saint Sisino que Barberousse avait été vaincu à Legnano ; le jour des saints Cosme et Daniien qu'Ezelino avait été fait prisonnier.

Les penseurs eux-mêmes ne cherchaient qu'à se rendre compte de ce qu'ils croyaient : catholiques avant d'être philosophes, ils ne voulaient pas se priver de la tradiiion qu'ils avaient reçue avec l'intelligence; ils s'efforçaient de comprendre, mais au fond ils croyaient; ils apportaient au temple du Seigneur l'offrande de leur scietiCe el de leur raison : aussi ne prétendaient-ils pas réformer le monde et la société selon leurs propres idées, sans tehir compte ni de la tradition, ni des exemples de leurs frères, ni des canons transmis par les anciens.

Ainsi, pendant quinze siècles, on n'avait eu qu'un idiome pour parler à Dieu, une seule autorité morale, une seule conviction : l'Europe tout entière, à la même heure, au même jour, se servait des mêmes paroles, pour envoyer à Dieu ses supplications, ses aspirations et ses allégresses. François Maintenant, au lieu de présenter ce beau spectacle , on

Guichardin.

voyait la société se décomposer jusque dans ses profon- deurs, depuis qu'elle avait remplacé la foi par le raison- nement, la croyance al'solue par les religions comparées; le doute, en s'inoculant dans les âmes, avait amené la corruption des mœurs, et ces mœurs avaient réagi sur les croyances. Ce symptôme se manifeste chez tous les écri- vains, et principalement chez Nicolas Machiavel et chez François Guichardin. Ce dernier envisage le succès, ja- mais la justice d'une cause; il raconte les iniquités les plus monstrueuses avec le sang-froid d'un anatomisle; partout il voit ou suppose des intentions cauteleuses et per

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 377

verses; et, parmi les mobiles des actions humaines, il ne reconnaît nulle part la vertu, la religion, la conscience, mais bien le calcul, l'envie, l'ambition; devenu ironique peut-être par le dépit que lui inspirent et 1rs hommes et les événements, il affecte une impartialité qui, au fond, est l'indifférence entre l'honnêteté et la coquinerie. Il examine et juge les papes, non-seulement de la même manière que les autres princes, mais toujours il les trouve en faute, et il met à leur charge toutes les calamités de l'époque ; cependant il fut à leur service, et, à ce propos, il dit quelque part : « La position que j'ai eue près de plusieurs papes m'a forcé, dans mon intérêt particulier, d'aimer leur grandeur; si ce n'etit été ce respect des convenances, j'aurais aimé Luther autant que moi-même, non pas pour m'affranchir des lois introduites par la religion chrétienne comme elle a été interprétée et comprise par la masse, mais pour voir cette bande de scélérats contenue en de justes limites, c'est-à-dire pour la voir ou demeurer sans vices ou sans autorité ^ »

Dans un autre passage de ses œuvres, il donnait ce conseil : « Ne vous mettez jamais en opposition avec la religion, ni avec les choses qui paraissent dépendre de Dieu, parce que cet objet a trop d'empire sur l'esprit des sots^. »

Ne se prononçant point entre Moïse et Numa, entre Jupiter et le Christ , Guichardin admet les miracles de toutes les religions, « en sorte que le miracle est une bien faible preuve qu'une foi soit mieux fondée qu'une autre ^; dans chaque nation , et presque dans chaque ville, il y a des dévotions qui engendrent les mêmes miracles, signe

(1) Mémoires politiques, XXVIII et CCCXLVI.

(2) Mémoires politiques, CCLIII. (3) Tbid., CXXIII.

378 DISCOURS IX.

manifeste que les grâces de Dieu viennent au secours de chacun'. » Il est convaincu, et cela par sa propre expé- rience, qu'il y a des esprits aériens, qui s'entretiennent familièrement avec les hommes ^ Nicolas Après cela, on ne saurait plus voir un phénomène

Machiavel.

étrange et un mythe dans Machiavel, cet homme qui avait pris pour modèle de la civilisation nouvelle la civilisation païenne des Grecs et des Romains, en mettant sous le boisseau le Christ et l'Évangile. D'après lui, la nature créa les hommes avec la faculté de désirer tout et l'impuis- sance de tout obtenir, si bien qu'en portant leurs désirs sur les mêmes objets, ils se trouvent condamnés à se dé- tester les uns les autres. Pour s'arracher à cette guerre de tous contre tous, tout est permis, et on peut violer tous les droits et tous les devoirs : aussi la société a-t-elle été établie pour comprimer l'anarchie au moyen de la force organisée. En résumé, la doctrine de Machiavel est la doctrine de l'Etat athée, qui ne craint point d'aller en enfer, et est à lui-même sa fin et sa loi. Il n'y a rien de supérieur aux sens; l'idée de la justice a pris naissance chezles hommes du jour oij ils se sont aperçus que le bien était utile et le mal nuisible; la nécessité seule les pousse au bien; le prince doit plutôt se faire craindre que se faire aimer ; le but des gouvernements c'est leur conservation, et il ne peut être atteint que par la répression, « parce que les hommes sont généralement ingrats, fourbes et querel- leurs, si bien qu'il convient de les retenir par la crainte du châtiment. » Il suppose donc l'homme mauvais, comme le fait l'Église, mais non point en conséquence du péché originel, et il n'admet pas comme elle de médiateur; il ne

(1) Mémoires politiques, CXXIV. (2) Ibid., GCXI.

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 379

cherche pas le triomphe de l'esprit, mais celui delà force. Dieu est toujours du côté des forts; il donne toujours à celui qui a déjà ; et à celui qui a peu, il enlève même le peu qu'il a. C'est un malheur qu'à la religion des anciens, pleine de fierté , qui avait ses gladiateurs , un culte pour ses héros, une apothéose pour ses conquérants, et qui mêlait la prière au bruit des batailles, le sang aux céré- monies religieuses , ait succédé une autre rehgion toute d'humilité et d'abjection (S), négligente de ses propres in- térêts. Si l'on peut espérer quelque bien pour l'humanité, il viendra de la révolution des sphères qui pourra faire renaître quelque culte semblable au culte des anciens. »

Il admire Rome pour « la puissance qu'elle a déployée dans ses moyens d'exécution, parce qu'elle a conquis tant de peuples, et qu'elle leur a ravi, ou par la guerre, ou parla fraude, leurs richesses, leurs lois, leur liberté, leur indépendance. Les croisades ne sont autre chose pour lui qu'une preuve de l'habileté d'Urbain II. Il s'était enthou- siasmé dans sa jeunesse de Savonarole; mais, dès qu'il vit l'échec de sa politique, il dut croire que le succès n'était possible qu'à celle qui a pour mobile l'astuce ou la vio- lence, et qui n'a nul souci de savoir ce qui est au-dessus de l'édifice. 11 ne conserva plus des leçons de son maître que l'amour de sa patrie, et celle-ci, il la voulait voir forte et unie. Peu lui importe que les moyens soient iniques ; après tout, ils ne sont que passagers; ils doivent amener le suprême empire de la loi, l'égalité et la liberté de tous, et il se formera alors de la bourgeoisie un même corps, 011 tous les membres reconnaîtront un seul souveraine »

Adorateur de la force , et n'espérant que d'elle seule

(l) Lettre à Vettori.

380 DISCOURS IX.

l'apaisement des factions, Machiavel rêvait une monarchie italienne, non pas qu'il eût jamais pensé à un maître qui aurait placé sous le joug les florissantes républiques de Venise, de Gênes, de Lucques, et encore bien moins Rome; mais il songeait à un prince vigoureusement trempé, qui aurait imposé sa politique à tous ces gouvernements. Et pourtant, une pareille politique eût passé dans les idées d'alors pour une vraie servitude, une conquête, un suicide de l'autonomie à laquelle aspiraient les petits peuples, chacun en particulier; voilà pourquoi cette poli- tique était détestée par l'élite des Italiens. Aussi avait-elle toujours rencontré pour adversaires les papes , qui voyaient dans le rétablissement d'un royaume d'Italie, comme le fut celui des Goths et des Lombards, non-seu- lement le renversement de leur souveraineté, mais en- core l'avilissement de toute l'Italie. Machiavel reproche aux pontifes cette résistance, et par cela même nous montre en eux les champions les plus zélés de l'indépen- dance de l'Italie, puisqu'ils empêchèrent de s'abattre sur elle une tyrannie commune. Mais personne ne partage son opinion : François Guichardin le blâmait lui-même, en réfléchissant que l'Italie ne fut jamais plus à la merci des incursions des barbares, que lorsqu'elle était sous la puis- sance unique des empereurs ; que si son morcellement avait été peut-être une source de grands maux, il lui avait donné en compensation un rôle éclatant dans l'histoire; que les Italiens, par l'exubérance de leur génie et de leurs forces, ont toujours été bien difficiles à ramener à l'unité, même quand l'Église n'existait pas; qu'en conservant à l'Italie le mode d'existence qui s'adapte à son caractère et à ses plus vieilles coutumes, l'Église romaine, bien loin d'avoir mal fait, avait agi dans l'intérêt de ce pays (T).

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 381

Pour constituer l'Italie, Machiavel recourait, comme d'iiabitude, aux étrangers; ne s'apercevant pas que les papes étaient la seule puissance capable de sauver l'indé- pendance de son pays , il désirait que les Français les humiliassent, en soulevant contre eux les barons qui les auraient insultés comme au temps de Philippe le Bel , ou qui les auraient enfermés au château Saint-Ange : « car, disait-il, les barons ne sont pas si endormis qu'on ne puisse trouver moyen de les réveiller'; » et il écrivait à ses Flo- rentins comment les Français songeaient à envahir Rome, « ce qui serait à désirer, afin que nos prêtres insolents goûtassent un peu de l'amertume de ce mondée » Mais quant à la réforme religieuse , Machiavel n'en avait au- cune idée; il traita le christianisme de la même manière que le paganisme, c'est-à-dire en le conformant aux exi- gences d'une religion politique, ainsi qu'il l'avait lu dans un fragment de Varron ; par il arrivait à justifier l'in- tolérance.

11 ne se montre nulle part novateur ; mais il exprime sans cesse des idées classiques, soit en y ajoutant un com- plément, soit en montrant quelque application nouvelle. En exposant « les vérités telles qu'elles sortent de la réa- lité des choses, » s'il n'insinue pas expressément dans les esprits l'injustice , il présente au moins pour unique règle de conduite l'utilité; il ne dit pas comme Satan au mal: « Tu es mon bien, » mais « Tu m'es utile. » Doit-on faire passer l'honnête avant l'utile? Voilà bien, selon l'au- teur, une question de confessionnal 1

Il expose les trahisons d'autrui et ses propres impiétés

(1) Troisième légation à la cour de France. Lettre IX, datée de Blois, 9 août. lôIO. (•2i Eadem. LeLtrj XII. datée de Blois, IS août 1510.

382 DISCOURS IX.

sur un ton d'axiome, sans passion, comme des événe- ments tout naturels, avec ce sang-froid qui calcule la fin et les moyens, et avec une indifférence qui ressemble à de la complicité. Partant d'une science sans Dieu, d'une science qui élève l'ordre politique au-dessus de l'ordre moral, la raison d'État au-dessus de l'humanité, qui sup- pose pour unique but aux actions humaines la satisfac- tion des instincts égoïstes et intéressés, il absout le men- songe , le parjure et la violation des traités ; il accorde l'impuni à ceux qui foulent aux pieds 1 e droit des nations, aux conspirateurs , aux assassins, pourvu que le but soit atteint, l'ambition satisfaite, quels qu'ils soient; c'est la victoire et non le moyen employé pour l'obtenir qui donne la gloire. C'est pourquoi Machiavel admire qui- conque réussit, quelle que soit la différence du but, à l'exception de Jules César, qui éteignit le flambeau des libertés antiques, et de Jésus-Christ qui avilit l'humanité en prêchant l'humilité. 11 admire \àvertu de l'infâme César Borgia, et après avoir fait dresser les cheveux d'épou- vante à ses lecteurs par le récit des crimes de ce scélérat, il conclut en ces termes : « Ne sachant quels meilleurs « conseils donner à un prince nouveau, j'ai offert ici «pour exemples les actions du duc... Après les avoir « passées en revue, je ne saurais l'en blâmer; bien au * « contraire, je crois devoir le proposer pour modèlera « tous ceux que leur fortune ou les armées étrangères « ont portés au pouvoir. » Son jugement passionné ne lui laissait pas voir sur quelle base chancelante il étayait la puissance de ce fortuné scélérat; aussi, lorsqu'il tombe, il déclare que « c'est un homme cruel et fourbe qui mé- rite le châtiment que le ciel lui avait réservé. » Établir l'harmonie entre la nature et le surnaturel ,

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 383

entre la science et la foi , entre la révélation et la raison , entre la philosophie et la théologie, tel avait été le but des scolastiques; mais désormais ces théories seront tour- nées en dérision, et le monde d'alors préféra à leurs doc- trines celles du paganisme (U). Du jour fut changée la balance dans laquelle se pèsent les actions humaines, quoi d'étonnant, si on ne vénéra plus les saints du Pa- radis , et si en retour on applaudit les héros de l'enfer? La vertu n'est plus que la force intelligente , le moyen de gouverner, une domination despotique et sans conditions. C'est en vain que le Christ aura dit: « Périsse le monde, pourvu que règne la justice; » Machiavel redevient païen avec sa maxime : « La loi suprême, c'est le salut de l'État, » et lorsqu'il dit : « Si une ville commet une in- fraction contre les lois de l'État, pour donner un exemple aux autres et pour assurer sa sécurité , un prince n'a pas d'autre ressource que de l'anéantir : autrement il passerait pour un ignorant ou un lâche ; oh l'on délibère sur le salut de la patrie , on ne doit laisser agir aucune consi- dération de justice ni d'injustice, de compassion ni de barbarie, de louange ni d'ignominie. » D'oii il suit qu' « un homme qui veut en toute occasion se montrer vertueux, doit nécessairement succomber au milieu de la foule de ceux qui ne le sont pas; » dans les exécutions, il n'y a aucun danger, parce que celui qui est mort ne peut plus songer à la vengeance.

Les Terroristes de France en disaient tout autant. Aussi je ne vois pas en quoi Machiavel est meilleur que Hobbes, si ce n'est qu'il donne le pas sur toutes choses à la poli- tique. Par ses vœux contradictoires, par ses contrastes inattendus, par un mélange de sentiments généreux avec des théories monstrueuses, il déconcerte la critique, tandis

384 DISCOURS IX.

que Hobbes ne s'occupe que de la morale et ramène tout à une unité inflexible, sans se laisser toucher par aucune passion ; du reste , tous deux confondent l'âme avec le corps, l'honnête avec l'utile, la raison avec le calcul, Dieu avec le néant. Machiavel peint l'égoïsme du prince, comme Rousseau, dans le Contrat social, peint l'égoïsme du ci- toyen ; tous deux également éloignés de l'esprit de charité chrétienne, ils donnent pour base à l'organisation des États , non plus l'ordre voulu par Dieu , mais la simple volonté de l'homme; ils font dériver toute puissance non point de Dieu, mais de l'homme; réduisant ainsi l'activité sociale non plus à accomplir un dessein de la divine Pro- vidence, mais à émanciper l'humanité.

Nous ne pouvions passer sous silence cette hérésie po- litique, qui triompha et dura plus que toutes les autres : car en même temps qu'elle assassinait l'indépendance de l'Italie, elle voulait encore égorger le droit et la justice; après avoir affaibli l'autorité spirituelle, elle préparait ce despotisme qui ne sinspire pas de la bonté du cœur, mais qui réprime par la force, adroitement mise en œuvre, la masse de ces bipèdes esclaves que leur stupidité con- damne à l'obéissance.

Si cette politique antichrétienne , étalée au grand jour, atteste jusqu'à quel point les temps étaient changés et les périls de la situation aggravés, on peut voir un grand symptôme de la lamentable indifférence qui régnait alors, dans ce fait que Léon X ne mit pas les livres de Ma- chiavel à l'index, que môme il commanda à l'auteur un ouvrage du même genre sur le gouvernement à établir à Florence. Adrien YI, si rigide dans son honnêteté, ne s'en occupa pas davantage. Clément VII accorda à Blado le privilège d'imprimer les œuvres de Machiavel, qui

HÉRÉSIE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE. 385

n'était pour lui qu'un illustre compatriote poursuivi par les Médicis (famille de ce pontife) , et que l'auteur d'une Histoire de Florence, dédiée à lui pape ; il ne voyait dans le livre du Prince qu'une bizarrerie d'esprit , une des lé- gèretés dont le secrétaire était coutumier. Jusqu'à Clé- ment VIII, aucune condamnation ne fut prononcée contre ses ouvrages (V). Aujourd'hui il est, comme on dit, réha- bilité , et il obtient des statues comme les pygmées qui l'ont imité.

1—25

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS IX.

(A) « Defensores hujus hseresis dicunt quod aliquod secun- dum philosophiam est, licet fides aliud ponat secundum theolo- giam. » Et lui-même, en le réfutant, professe que « in hac dispu- tatione nihil secundum legem nostram dicemus, sed omnia secundum philosophiam.... tantum ea accipientes quae per syl- logismum accipiunt demonstrationem. » (Opp., tom. V, pag. 218, 226, 380.)

(B) « Unum te obsecro ut ab omni consilio mearum rerum tui isti Arabes arceantur atque exulent : odi genus universum.... Vix mihi persuadebitur ab Arabia posse aliquid boni esse. » (Contra medicum quemdam.)

(C) ce Ad haec ille nauseabundus risit, et « Tu (inquit) esto christianus bonus : ego horum omnium nihil credo. Et Paulus et Augustinus tuus, hique omnesalii quos prsedicas, loquacissimi homines fuere.Utinam tu Averroim pati posses, utvideres quanto ille tuis istis nugatoribus major sit. Exarsi, fateor, et vix manum ab illo impuro et blasphemo continui. » {Senil.., 1. V, Ep. m.)

(D) Dans un manuscrit de la bibliothèque des Saints- Jean-et- Paul, à Venise, on voit que ces quatre philosophes étaient : Léo- nard Dandolo, militaire; Thomas Talento, négociant; Zaccaria Gontarino, noble ; tous trois Vénitiens ; et le médecin Guido de Bagnolo, de Reggio. Leur conversation fait le sujet du traité De sui ipsius et multorum ignorantia.

(E) Dans le Conciliator differentiarum^ f. 15 de l'édition de Venise, il écrit : « Ex conjunctione Saturni et Jovis in principio Arietis, quod quicîem circa finem 960 contigit annorum, toius mundus inferior commutatur, ta quod non solum régna, sed et leges et prophelœ consurgunt in mundo.... sicut apparuit in adventu Nabuchodonosor, Moysis, Alexandri magni,Nazarei, Ma- hometi. » Léo;, dans les traductions d'Averroès, équivaut toujours au mot arabe Scharié, qui veut dire à la fois loi et religion.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS IX. 387

(F) « Ista sunt quae nîe premunt, quae me angustiant, quae me insomnem et insanum reddunt.... Perpetuis curis et cogitationi- bus rodi, non sitire, non famescere, non dormira, non comedêre, non expuere, ab omnibus irrideri. » (De fato, lib. III, c. viii.)

(G) Quant à l'opinion de l'unité des âmes, « quamvis tem- pestate nostra sit multum celebrata et fere ab omnibus pro con- stanti habeatur eam esse Aristotelis, » il affirme qu'elle ne se trouve que dans Averroès, qui fut tellement battu sur cette pro- position par saint Thomas, qu'il ne lui laissa aucune ressource que de vomir des injures contre lui. (De immortalitate animée, p. 8 et 9.)

(H) Respiciens legislator pronitatem viarum ad malum, intendens communi bono, san.\it animam esse immortalem, non curans de veritate sed tantum de probitate, ut inducat homines ad virtutem, neque accusandus est politicus. » (De immortalitate animx.)

Matter (Histoire des découvertes morales et politiques des trois derniers siècles) porte jusqu'aux nues Pomponace, comme s'il avait établi la loi de la perfectibilité humaine, le progrès des institutions et des sciences, et la doctrine d'indépendance des temps modernes. Ce sont des sophismes dignes de ceux qui ap- pellent barbare l'Italie du siècle de Léon X.

Les œuvres de Pomponace ont été rassemblées et rééditées à Bâle, en 1567, avec une préface de Guillaume Gratarola, médecin, que nous trouverons parmi les réformés, et qui publia ses œu- vres particulières avec des témoignages de Th. de Bèze et d'au- tres personnages qui le louent de sa grande piété. Il défend Pom- ponace et affirme qu'il mourut pieusement eu égard à l'époque, c'est-à-dire en catholique; s'il a nié l'immortalité de l'âme, d'après Aristote, on ne peut pas lui en faire un reproche, à moins qu'on ne prouve qu'il voulait par insinuer l'athéisme.

(I) « His ita se habentibus, mihi (salva saniori sententia) in bac materia dicendum videtur quod quaestio de immortalitate animée est neutrum problema, sicut ctiam de mundi aeternitate : mihi autem videtur quod nullas rationes naturales adduci possunt cogentes animam esse immortalem, minusque probantes animam esse mortalem , sicut quamplures doctores déclarant : qua- propter dicemus sicut Plato , de legibus , certifîcare de aliquo cum multi ambigunt, solius est Dei; cum itaque tam illustres viri inter se ambigant, nisi per Deum hoc certificari posse exi- stimo. (De immortalitate animœ , p. 12^.) Animam esse immorta-

388 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS IX.

lera articulum est fidei, ut patet per symbolum apostolorum et Alhanasii. Si quae rationes probare videntur immortalitatem ani- n.ae, sunt falsae et apparentes, cum prima lux et veritas osten- dant oppositum; si qua3 vero videntur probare ejus mortalitatem, verae quidena sunt et lucidae, sed non lux et veritas; quare hœc sola via inconcussa et stabilis est, casterae vero sunt fluctuantes. » (/6., p. 128.)

(J) Qu'il y ait des choses vraies selon la théologie, fausses selon la philosophie, c'est une proposition condamnée par l'Église. « Gumqueverumvero minime contradicat, omnem assertionem ve- ritati illuminalae fldei contrariam, omnino falsam essedefinimus, » dit Léon X, dans la bulle ApostoUci regiminis , publiée au cin- quième concile de Latran, 19 décembre 1512. Pie IX se conforme à cette doctrine dans son encyclique adressée aux évêques, le 9 novembre IS'te : « Etsi fides sit super rationem, nuUa tamen vera dissensio, nullumque dissidium inter ipsas inveniri unquam potest, cum ambae ab uno eodemque immutabilis aeternaeque ve- ritatis fonte Deo O.M. oriantur. »

(K) L'épitaphe qu'AchiUini se fit mettre sur son tombeau à Saint-Martin de Bologne, est un autre témoignage de la tendance aux idées païennes :

Hospes Achillinum tumulo qui quœris in isto,

Falleris : ille suo junctus Aristoteli, Elisium colit, et quas rerum hic discere causas

Vix potuit, plenis nunc videt ille oculis. Tu modo, per campos dum nobilis umbra beatos

Errât, die longura perpetuumque vale.

(L) Ce poërae, composé de trois chantsîen tercets, n'a jamais été imprimé, mais on a fait beaucoup de bruit à son sujet. Trithème, Génébrard, Josias Simler, Elias Dupin, Jean Rioche, Oudin, Vos- sius et autres ont dit que Mathieu avait été brûlé comme héré- tique, et Zilioli prétendit que le supplice avait eu lieu à Cortone, s'appuyant sur la chronique de frère Philippe de Bergame, qui cependant n'en dit pas un mot.

D'autres veulent que le cadavre de Palmieri ait été exhumé et ensuite brûlé, ou tout au moins rejeté hors de la terre consacrée, comme l'a dit Gelli dans ses Caprices du Tonnelier.

Paul Jove, Guazzo et Lami disent que son livre seul fut brûlé, tandis que Verino, Landino, Jean Mathieu Toscan et autres se bor- nent à dire qu'il fut prohibé. Quelques-uns même nomment l'au-

KOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS IX. 389

teur sans faire la moindre allusion à ces faits : ce qui a donné à penser qu'il y avait eu ici une omission adroitement préméditée. Aussi Vossius conclut quod homines eruditi beneque meriti de litte- raruni judiciis nomen ac gloriam labe non exiguâ aspergere vide- rentur.

Rica, dans les Églises de Florence ^ s'étudie à réduire ces asser- tions à la vérité , en prouvant que l'auteur eut des funérailles solennelles en 1475, et que Rinuccini prononça son oraison fu- nèbre, dans laquelle on lit ce qui suit : Postremo etiam poeticam ausus tenture facultatem, hune quem sua pectori superpositum cer- nitis pergrandem librum , sacrario carminé composuit quem pro- pterea vitse civitatem nuncupavit., quod animam terreni corporis mole liberam, varia multiplicia loca peregrinantem^ ad supernam tandem patriam civitatemque perduxit, ubi beato fruatur œvo sempiterno.

(M) La correspondance de Laurent à ce propos avec Jean Lanfredini, a été publiée par Berti dans la Rivista contempo- ranea^ accompagnée de précieuses notices. Avant lui, Sigwart voulut montrer les rapports qui existent entre les doctrines de Zwingle et celles de Pic de la Mirandole. (Ulrich Zwingli; die Karackter seiner Théologie mit besonderer Riiksicht auf Pic von Mirandula dargestellt. Stuttgard, 1855.)

(N) « Qui"d ad vos et Paulum si mihi fœniculi nomen indo, modo id sine dolo ac fraude fiât? Amore namque vetustatis, an- tiquorum praeclara nomina repetebam, quasi quaedara calcaria, quas nostram juventutem œmulatione ad virtutem incitarent. n (Platina, in Paulo II.)

(0) Il est vrai que Pomponius allait souvent avec ses éco- liers visiter une statue de la bienheureuse Vierge au mont Qui- rinal, et qu'il mourut dans des sentiments de profonde piété. Cependant il est singulier que dans les récentes recherches faites par le chevalier de Rossi dans l'intérieur deo catacombes de Saint-Sébastien, à Rome, on ait trouvé parmi les noms de ceux qui les visitèrent au xv« siècle , cette inscription : t Ré- gnante Pom. pont, max.; et Pomponius pont. max. et Pantaga- thus sacerdos academix romanx; » titres qui feraient croire à une hiérarchie établie, et qui remettrait en question l'accusa- tion dont Latus paraissait s'être disculpé avec sincérité.

(P) Le recours à un prince étranger contre son souve- rain est-il un acte de félonie? Le lecteur en jugera. Platina, lui- même, nous rapporte la lettre qu'il avait écrite, dont voici la conclusion : « Rejecti a te, ac tam insigni contumelia affecti,

390 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS IX.

dilabemur passim ad reges, ad principes, eosque adhortabimur ut tibi concilmm indicant, in quo potissimam rationem reddere cogaris cur nos légitima possessione spoliaveris. »

(Q) Notez bien que Sixte IV fit de Platina son bibliothé- caire, et lui donna lui-même commission d'écrire les Vies des papes : « Mandasti ut res gestas pontifîcum scriberem, » dit-il, dans la préface.

(R) On s'attend peut-être à ce que je fasse aussi mention des plaintes attribuées à Politien pour le temps qu'il avait perdu à réciter l'office, et qui ont été consignées par Bayle, et repro- duites après lui par tant d'autres. Eh bien! tout au contraire, dans la IX*^ lettre du second livre adressée à Donato, Politien se plaint de ce que les fréquentes visites qu'il reçoit l'obligent à interrompre même l'office, a Adeo mihi nullus inter haec scri- bendi restât aut commentandi locus ut ipsum quoque horarium sacerdotis officium pêne, quod vix expiabile credo, minutatim concedatur. » Mélanchthon et Vives ont dit que Politien avait lu vue seule fois seulement la sainte Écriture, et qu'il se plaignait du temps qu'il y avait perdu. Ce sont des étrangers, et leurs allégations ne reposent sur aucune preuve. Nous savons au con- traire, par lui-même, que, pendant les quatorze années qu'il fut bénéficiaire à la métropole de Florence, il expliquait au peuple la Bible : « Cum per hos quadragesimae proximos dies enarrandis populi sacris libris essem occupatus. »

(S) Ces pensées étranges ont aussi trouvé des plagiaires de nos jours. Goethe aurait voulu qu'on plaçât la tête de Jupiter Olympique en face de son lit, pour pouvoir, à son réveil, lui adresser sa prière, et il maudissait la religion chrétienne d'avoir substitué à la Vénus de Gnide la Vierge pâle et ascétique; d'avoir remplacé la perfection esthétique du corps humain représentée par les statues de la Grèce, par l'effigie décharnée d'un crucifié suspendu à la croix par quatre clous.

(T) Je crois qu'il est vrai de dire que la grandeur de l'É- glise a été la cause qui a empêché l'Italie de tomber dans le gouvernement monarchique; mais je ne saurais dire si cette cir- constance a été une source de bonheur ou de malheur pour ce pays. Bien que l'Italie, divisée en plusieurs souverai::etés, ait eu, à différentes époques, à souffrir beaucoup de calamités, qu'elle n'aurait peut-être pas eu à supporter sous une domination unique (et cependant les invasions des Barbares eurent lieu plus fré- quemment au temps de l'empire romain qu'à aucune autre

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS IX. 391

époque), néanmoins, elle a eu d'un autre côté tant de villes floris- santes, qu'à mon avis une monarchie lui eût apporté plus de malheurs que de félicités. Que ce soit donc par quelque destinée particulière à l'Italie, ou par le caractère de ses habitants, dont le tempérament est constitué de telle sorte qu'ils ont à la fois l'esprit et la force, le fait est qu'il n'a jamais été facile de la ré- duire en servitude, alors même que la puissance de l'Église n'existait pas; bien loin de là, elle a toujours, par instinct, dé- siré ardemment la liberté. Cependant, si l'Église romaine s'est opposée à l'établissement de la monarchie, je n'accorderais pas volontiers que cette résistance ait engendré les malheurs de ce pays, puisqu'elle a su lui conserver ce genre de vie politique, qui est plus conforme à ses vieilles coutumes et à ses inclinations. {Considérations sur Machiavel, livre I, § 12.)

(U) Dans le Syllabus de ISS'i, au XIII, se trouve con- damnée cette proposition, à savoir que « la méthode et les prin- cipes employés par les docteurs scolastiques pour cultiver la théologie, ne sont plus en rapport avec les nécessités de notre époque et avec le progrès des sciences. »

Tous ceux qui ont étudié les ouvrages du P. Ventura, de Rosmini , de Liberatore , du chanoine Sanseverino , de Per- rone, etc., savent combien cette philosophie et cette théologie ont été remises en honneur de nos jours, et en Italie.

(V) Un grand adversaire des papes et des prêtres, l'ex- prêtre Louis Bossi, dans les notes qu'il a mises à la traduction de la Vie de Léon X, de Roscoe, remarque que l'habitude qu'a- vait Machiavel d'écrire en quelque sorte au hasard, et sans un plan et un but précis, pouvait raisonnablement faire naître quelque doute, et cela même au sein de la cour de Rome, sur la sincérité de ses intentions. (Tom. X, p. 49.)

D'ordinaire, on attribue à tort à Possevino l'honneur d'avoir, dans sa Bibliotheca, jeté le premier le cri d'alarme contre Ma- chiavel, sceleratum SatancV organum. Le cardinal Pôle, dans son apologie de Charles-Quint, raconte comment le livre du Prince lui étant un jour tombé sous la main, il reconnut tout de suite qu'il était l'œuvre d'un ennemi du genre humain ; que tout dans cet ouvrage était renversé , religion , piété et toutes sortes de vertus; que vraiment il avait été écrit de la main du démon, tant son auteur y avait répandu d'horribles maximes entre les princes et les peuples. En vain on a dit dès cette époque, pour excuser Machiavel, qu'il avait une profonde aversion pour les

392 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS IX.

Médicis, et qu'en leur conseillant des crimes, il voulait préparer leur chute en mettant le comble à la haine qu'on avait pour eux. a Iste Satanas filius, inter multos Dei filios edoctus omni malitia, ex illa nobili civitate prodiit, et non nulla scripsit, quae omnem malitiam Satanae redolent. i> Le cardinal Pôle poursuit ensuite son analyse, de façon à ne pas mériter le reproche qu'on avait fait à Possevino, c'est-à-dire d'avoir réfuté Machiavel sans l'a- voir lu.

Ont encore combattu Machiavel : frère Caterino Politi, Muzio, et Bosio, De ruinis gentium^ et presque tous les théologiens po- litiques.

DISCOURS X.

Scandales dans l'Église. Reproches justes et injustes auxquels ils ont donné lieu.

Quel est le lecteur qui ne reconnaîtrait, au tableau que Transformations nous venons de dérouler à ses yeux, qu'une rénovation s'opérait dans le monde politique? Des pensées élevées, des besoins plus'nobles que les besoins matériels, prou- vent qu'il y avait dans la société de cette époque tout autre chose que des habitudes de torpeur et de noncha- lance. Il y avait autre chose qu'une grossière indifférence pour les droits et pour les devoirs, dans la patrie de Mar- sile Ficin et de Pic de la Mirandole, qu'on aurait tort de vouloir jugera cette époque d'après celle de Hutten et de Goetz de Berlichingen.

Les rois procédaient à l'afTermissement de leur pouvoir en abattant la féodalité , et les populations se serraient autour des trônes, qu'ils regardaient comme un asile d'ordre et de justice, comme un remède à l'inégalité des conditions qui peut être une source d'oppression et d'ini- quités au sein de la société. La monarchie, bien qu'elle n'eût pas encore écrasé l'aristocratie et la démocratie, étendait ses exigences jusqu'à s'immiscer dans les affaires ecclésiastiques; enfin, par suite des relations plus intimes et plus fréquentes qui s'étaient établies entre les différents gouvernements, une sorte de politique générale était née.

394 DISCOURS X.

Aussi on n'avait plus autant besoin de demander au clergé des règles de conduite, et de recourir à sa protection pour défendre les intérêts; le rétablissement du droit romain faisait donner la préférence à la centralisation méthodique des anciens, sur les institutions paternelles, les franchises locales et l'indépendance personnelle qu'a- vaient introduites les Germains. La féodalité, comprimée dans son action, appelait un plus grand nombre de ci- toyens à prendre leur part des droits sociaux. Cependant l'esprit d. s vieilles républiques avait sirvécu, ardent qu'il était dans sa résistance à ceux qui voulaient l'étouffer; l'élan chevaleresque n'avait pas défailli au contact de la froide raison : on mettait de la passion dans l'érudition comme dans la philosophie, de la chaleur dans la lumière. Ayant brisé les chaînes du moyen âge, sans avoir encore pris celles des convenances sociales, l'homme suivait ses instincts, le caprice, la conscience, vertueux ou pervers, mais franchement, sans orgueil, sans honte; de là, une variété bizarre dans les a:tes de l'homme comme dans les œuvres de l'esprit ; un épicuréisme effronté à côté d'une dévotion poussée jusqu'au mysticisme; une beauté pleine de sérénité dans les arts au milieu de la dévastation semée par les armées barbares qui ravissaient à l'Italie son indépendance; la violation de tous les droits, s'alliantà des préjugés cruels et serviles, en même temps que gran- dissait la jurisprudence et que s'établissaient les fonde- ments du droit public. Progrès De nobles intelligences s'élevaient ainsi, amenées par

des ^ .j

connaissances la critiquc à Condamner la philosophie scolastique , i ar-

humaines. ri»

chitecture gothique, le latin des clercs, le respect servile envers l'autorité, rappelant la société à l'étude des mo- dèles classiques dans la littérature et dans les arts, à celle

SCANDALES DANS l'ÉGMSE. 395

des grands philosophes, à l'examen, à l'expérience; mais il y avait dans ce mouvement une exubérance de forces, un enthousiasme démesuré, une indépendance téméraire, une imitation imprudente, une ardeur pour le beau sé- paré du bien. A vrai dire, la réforme protestante, si on la considère comme un retour vers l'antiquité, était com- mencée par nos humanistes; eux aussi voulaient anni- hiler quatorze siècles de progrès, non pour revenir aux premiers jours de l'Église comme plus tard Luther pré- tendit le vouloir, mais pour remettre en crédit la civilisa- tion païenne, renversée par le Christianisme; non pas précisément pour détruire comme Luther, mais pour ra- mener les errements antiques et pour donner encore à la matière le pas sur la morale. De même que les rois avaient découveri la poudre et les canons, de même le peuple avait découvert l'imprimerie, et Rome l'accueillit, la favorisa, montrant par qu'elle n'avait peur d'aucun progrès; les premiers livres furent publiés dans des abbayes, et dédiés à des papes, qui les protégeaient pour répandre non -seulement la vérité, mais encore la civili- sation païenne: et pourtant cette découverte devait bientôt devenir le plus puissant instrument de la propagande pro- testante qui séduisit tant d'esprits. Mais lorsqu'on annon- çait que le monde ne se composait pas seulement des trois parties connues des anciens; qu'il y avait en Amérique une vie animale et végétale toute différente, et des hommes et une civilisation d'un autre genre; que la terre tourne autour du soleil qui demeure immobile; qu'il y avait dans les livres du Talmud et dans la cabale une science profonde; que l'Inde possédait une langue mère des autres langues; que le Turc n'était pas plus barbare que le Hongrois : les esprits pouvaient-ils se tenir tranquilles

396 DISCOURS X.

et satisfaits des canons ecclésiastiques qu'ils avaient jus- que-là vénérés en silence ? Les idées nouvelles ne de- vaient-elles point faire surgir des besoins nouveaux et l'esprit d'examen?

La diffusion des connaissances, quand elle se produit su- bitement, n'est jamais exempte d'inconvénients. La presse, la découverte de pays nouveaux et de manuscrits an- tiques, l'âge d'or de la littérature , l'extension du bien- être et du confortable, poussaient à la vie sensuelle, et par contre-coup fomentaient les déclamations contre le relâchement de la vie chrétienne et de la discipline ecclé- siastique.

Il faudrait assurément que ceux qui dirigent le monde se trouvassent à la hauteur des changements si profonds qui s'y opèrent. Les princes eurent la prétention de rem- plir leur devoir en se fortiflant, en se concentrant dans leurs propres domaines, en confisquant au profit de l'Etat les prérogatives, auparavant divisées à l'infini entre les possesseurs du sol. L'Église se vit forcée d'en faire au- tant. L'exil de la papauté à Avignon (pendant lequel le pontificat assujetti avait semblé communiquer sa servi- tude à tout l'univers , au lieu d'en protéger comme au- trefois les libertés) avait démontré que l'indr^pendance temporelle est la garantie nécessaire de l'indépendance spirituelle. L'Église dut, pour compléter sa manifesta- tion extérieure, se créer à elle-même une principauté , au risque de négliger ce qui est de son essence propre, la vertu, et de diminuer l'action moralisatrice qu'elle exerce sur la conduite des hommes, grâce à ses doctrines immuables, commendes. Beaucoup de membres du haut clergé, absorbés dans les soucis mondains, chargés par l'investiture féodale des

SCANDALES DANS l'ÉGLISE. 397

obligations du service militaire, et armés peut-être aussi de droits scandaleux (A), ne songeaient guère à s'instruire dans cette foi, que par devoir ils eussent garder in- tacte et propager autour d'eux. Au milieu des guerres incessantes du moyen âge, quelques églises restaient dé- pourvues de titulaires par le fait même de ceux à qui, d'après le droit canon, il appartenait de nommer les suc- cesseurs. Les prélats , pour ne pas les laisser sans pas- teur, les recommandaient aux soins de quelque prêtre ; ou bien ces églises, d'elles-mêmes et pour se soustraire aux excès de pouvoir, se mettaient sous la protection de quelque seigneur féodal. Les protecteurs voulurent avoir une compensation; aussi, laïques ou prélats, ils gardaient pour eux une part des revenus , tandis qu'ils investis- saient du surplus des amis ou des parents. On corrigea d'abord l'abus par des édits; mais comme il est dans la triste naturede l'homme de s'accoutumer facilement aux injustices, les papes eux-mêmes conférèrent des com- mendes, même à vie, même en accordant la totalité des revenus au commendataire égalé en cela au titulaire; et, tandis qu'à l'origine on donnait en commende telle église, à condition que pendant ce temps elle fût desservie, on en vint plus tard à dire : « Nous te donnons la com- mende de telle église, pour que tu puisses mieux soutenir ton rang. » Ces ecclésiastiques avaient été nommés par le pape; par suite, les évêques diocésains ne pouvaient s'im- miscer dans l'administration de l'église donnée en com- mende, et les commendataires, n'y voyant qu'une source de profits, négligeaient le soin des âmes et les intérêts temporels qui leur étaient confiés par le titre constitutif de leur droit (B). Certain évêque renonçait à son siège en se réservant

398 DISCOURS X.

la collation des bénéfices et quelques propines; d'autres se faisaient, à prix d'argent, désigner des coadjuteurs, ce qui était un expédient pour transmettre l'évêché à leurs neveux; on voyait même des archevêchés fort importants laissés pour ainsi dire en héritage à des familles princières, par exemple celui de Milan à des membres de la famille d'Esté, et peu importait que le titulaire à investir fût un illettré ou un enfant. Philippe, fils du duc Louis de Savoie, se trouvait, dès sa plus tendre enfance, évêque de Genève, et, devenu majeur, il renonça à l'habit ecclésiastique, comme fit plus tard Emmanuel Philibert, élu cardinal à l'âge de deux ans. Jean Georges Paléologue, évêque de Casale, en 1518, quitta la soutane et prit femme; en 1515, Ranuzio Farnèse fit de m.ême après avoir été évêque de Montefîascone dès Tâge de neuf ans; à quinze ans, en 1520, Jean Philippe de Giolea était évêque de la Taran- taise. Evêques Uu tel état de choses amena Y ubiquité, c'est-a-dire la

non

résidents, faculté de percevoif les revenus des prébendes même sans résider. On pouvait être à la fois cardinal titulaire d'une église de Rome, évêque de Chypre, archevêque de Glocester, primat de Reims, prieur de Pologne, et se trouver au même moment à la cour du roi très-chré- tien pour y traiter peut-être les affaires de l'empereur. Jean de Médicis, qui depuis fut Léon X, à peine ado- lescent, était chanoine des cathédrales de Florence, de Fiesole, d'Arezzo; recteur de Carmignano, de Giogoli, de San Casciano, de Saint-Jean du Val d'Arno, de Saint- Pierre de Casale, de Saint-Marcellin de Gacchiano; prieur de Montevarchi , chantre de Saint-Antoine de Florence, prévôt de Prato, abbé du Mont-Cassin , de Saint-Jean de Passignano, de Miransù du Val d'Arno, de Sainte-Marie

SCANDALES DANS l'ÉGLISE. 399

de Morimondo, de San Martino, de Fontedolce, de Saint- Sauveur, de Vajano, de Saint-Barthélémy d'Anghiari, de Saint-Laurent de Goltibuono, de Sainte-Marie de Monte- piano, de Saint- Julien de Tours, de Saint-Just et de Saint- Clément de Volterre , de Saint-Etienne de Bologne , de Saint-Michel d'Arezzo, de Chiaravalle, près de Milan, du Pin, en Poitou, et de la Chaise-Dieu, près Clermont. Le cardinal Innocent Cibo , son neveu , posséda en même temps huit sièges épiscopaux, quatre archevêchés, les lé- gations de la Romagne et de Bologne, les abbayes de Saint-Victor à Marseille et de Saint-Ouen à Rouen. Le cardinal Hippolyte d'Esté, à sept ans, était primat de Hon- grie , puis évêque de Modène , de Novare , de Narbonne , archevêque de Capoue et de Milan ; il renonça à cette dernière dignité en faveur d'un de ses neveux, âgé de dix ans, et s'en réserva les revenus; ce neveu fut aussi évoque de Ferrare , administrateur des évêchés de Nar- bonne, de Lyon, d'Orléans, d'Autun, de Maurienne, sans parler d'une intinité d'abbayes. La dignité de patriarche d'Aquilée demeura de 1457 à 1593 dans la famille des Gri- mani; l'évêché de Verceil pouvait, depuis un siècle en- viron, être considéré comme héréditaire dans les familles Rovère etFerreria; Julien delà Rovère, en devenant pape, en investit le cardinal Ferrerio, bien qu'il occupât déjà le siège de Bologne et qu'il possédât beaucoup de riches abbayes. Au concile de Trente, l'évêque de Pampelune dé- clara qu'à l'époque il monta sur son siège, depuis quatre-vingts ans aucun de ses prédécesseurs n'avait résidé .dans sa ville épiscopale, parce qu'ils étaient cardinaux.

Ainsi, les grands seigneurs trouvaient dans la vigne ce du Christ des apanages très-enviés pour leurs cadets; '^^u

haut clergé.

la cour romaine, qu'on doit distinguer de l'Eglise, les

400 DISCOURS X.

donnait comme de belles récompenses à ceux qui lui étaient dévoués, et en les conférant, elle avait moins en vue de les attribuer à ceux qui se recommandaient à elle par leur science ou par une conduite exemplaire, qu'à ceux qui avaient rendu des services à la cour, ou, ce qui est pis encore, à ceux qui se présentaient munis de la recom- mandation des princes ; en multipliant la série des pro- motions, elle visait à tirer profit de la vacance et des collations de bénéfices, et à multiplier les taxes de chan- cellerie. Les évoques, élevés au milieu d'un faste noncha- lant bien plus que formés aux études théologiques, étaient pointilleux sur le décorum de la famille et rivalisaient avec le luxe déployé par leurs frères laïques ; aimant plutôt à bien vivre qu'à vivre bien, ils allaient se divertir dans les cours ou solliciter des places à Rome, et ils aban- , donnaient leurs diocèses à des vicaires spirituels , en les choisissant de préférence et par motif d'économie parmi les frères mendiants, qui n'exigeaient aucune rétribu- tion. Les cardinaux , dit le très-pieux Bellarmin , ne devenaient pas saints, parce qu'ils aspiraient à devenir Sa Sainteté; et l'on enviait les clefs de saint Pierre, non pas parce qu'elles ouvrent le ciel, mais parce qu'elles étaient d'or (G). Le Les inférieurs ont coutume de prendre modèle sur leurs

"^ ' chefs. On récitait la messe avec indifférence, mécanique- ment, par routine, comme on accomplissait toute autre cérémonie avec un esprit distrait, sans onction, et sans savoir par quel lien les cérémomies qui la composent se rattachent historiquement à celles de la primitive Église. Beaucoup de clercs avaient le titre de docteurs en théo- logie, mais ne possédaient pas la science théologique ; et de raèine que maintenant on ne lit plus de livres sérieux

SCANDALES DANS l'ÉGLISE. 401

et profonds, mais des encyclopédies, des journaux et des abrégés : de même à cette époque, au lieu d'étudier les Pères et les saintes Écritures, on s'en tenait aux Sommes^ aux Fleurs, aux Manuels. Innocent VIII dut remettre en vigueur la constitution de Pie II qui défendait aux prêtres de tenir boucherie, auberge, cabaret, maisons de jeu et de tolérance, ou de s'entremettre pour de l'argent; aux termes de cette constitution, si les prêtres, après trois ad- monitions, ne cédaient pas à ces prescriptions, ils ne jouis- saient plus des privilèges du for ecclésiastique*. Silin- garde, évêque de Modène, en adressant sa Somme de théo- logie morale au cardinal Morone, disait : « Dans ma visite « pastorale, j'ai trouvé une si grande ignorance de la <c langue latine chez le plus grand nombre des curés, unie « à une pratique si faible du soin des âmes, que vraisem- « blablement on doit craindre une grande catastrophe « et un précipice pour le troupeau. » Les trois états de Savoie, assemblés à Chambéry en février 1528, faisaient des instances au duc pour qu'il voulût bien mettre un frein aux débordements des ecclésiastiques, qui dépas- sent dans toutes les habitudes de leur vie les pompes mondaines, exerçant l'usure au grand préjudice du menu peuple, et jouissant de gros bénéfices sans an remplir les charges d'aumônes et de messes ^ En résumé, on regar- dait le sacerdoce comme un métier, et non comme une vocation ; on laissait aux moines la pénitence , l'étude et la prédication. Mais on voyait aussi dans ces derniers quels fruits dé- Les moines

dégénèrent.

testables engendre la corruption, quand elle s'attaque a ce

(1) Raynalili, au 7 d'avril 1488, § 21.

(2) Cibrario, Institutions de lamonarchie de Savoie, p. 157.

I— 26

402 DISCOURS X.

qu'il y a de meilleur. Les abbayes étaient données en com- mende à un titulaire qui ne les visitait jamais, ou qui s'y faisait voir avec un train de laïque, suivi de chiens, de femmes et de courtisans, pour en toucher les revenus et chasser dans les forêts. Dès lors, qui pensait à maintenir la discipline des moines? Et quoi d'étonnant que les cou- vents, jadis centres d'activité pour la pensée, les arts et la piété, fussent devenus, par le relâchement et l'opu- lence, des foyers éteints, et qui ne se rallumaient qu'au feu de la jalousie profane d'un Ordre contre un autre?

Tandis que l'Arétin et ses pareils se montraient pleins d'indulgence et prodigues d'applaudissements pour le dé- règlement des mœurs, le monde, en songeant à la perfec- tion à laquelle doivent aspirer les moines, restait sévère envers eux; et comme, d'un autre côté, leur profession les obligeait à supporter les affronts et les humiliations, ils n'inspiraient à personne la crainte des représailles. Aussi furent-ils le point de mire des quolibets et des plai- santeries. Lelio Capilupo, de Mantoue, fameux par ses centons lubriques, en composa un inimitable contre les moines, qui est inséré à la fin du Regnum 'papistlcum de Naogeorgus. Eh ! qui ne sait ce qu'on lit dans les nou- velles italiennes?

Il n'est pas moins vrai que les moines encouraient aussi le blâme des personnes austères; mais avec cette diffé- rence que ces personnes le distribuaient avec charité, tandis que les esprits dépravés se complaisaient à l'exagé- rer : ceux-ci dans le but détestable de révéler des scènes révoltantes, celles-là dans le but d'y remédier. Ambroise, abbé général des Gamaldules, homme pieux et savant, que le pape Eugène IV employait dans les controverses et dans les œuvres de charité, visitant en 1431 et 1432 les

SCANDALES DANS l'ÉGLISE. 403

divers couvents cle l'Italie, y trouva des désordres tels que, dans son Hodœporicon, il les désigne prudemment par des mots grecs; ainsi des religieuses qui étaient de vraies Ixaipiôst; (hétaires); ailleurs il dit omnes ferme mç,-^ctc, elvai; une abbesse lui confessa texvov Troi^cat; d'une autre, un prêtre jaloux publia des lettres obscènes. Nous nous sommes tellement complus à louer les moines, que nous ne serons point taxés de malveillance, si nous déplorons avec une égale franchise que les institutions humaines et les vérités elles-mêmes se dégradent, comme les plus grands édifices, quand elles sont exposées au vent et à la pluie de ce monde. Qui ignore avec quel bon sens et à la fois avec quelle impétuosité saint Jérôme révélait les dé- sordres qui existaient déjà parmi les moines de son temps? Nous avons vu comment, pour les réformer, avaient été institués les Ordres mendiants ; mais leur décadence fut si voisine de leur institution, que saint Bonaventure, général des Franciscains, dès l'an 1257, réprimandait les provinciaux et les gardiens, parce que, vêtus de leur froc de charité, les moines s'immisçaient dans les affaires publiques et privées , dans les testaments et les secrets des familles; «méprisant le travail, ils tombent dans la fainéantise; quand ils prient à genoux dans leurs cel- lules, ils bâillent, ils dorment, ils s'adonnent à la va- nité, ou bien ils s'enorgueillissent des ouvrages qu'ils ont composés, ce qui ne leur arriverait pas s'ils travaillaient à tisser des nattes de jonc ou des corbeilles d'osier comme les premiers ermites; dans leurs tournées vagabondes, ils sont à charge à leurs hôtes ou leur causent du scandale ; pour se remettre de leurs fatigues, ils mangent ou ils dorment au delà du temps fixé; ils bouleversent les règles de la vie couventuelle; enfin ils demandent l'aumône

404 DISCOURS X.

avec une telle importunité qu'on les fuit comme des voleurs. L'énorme étendue des couvents, poursuit saint Bonaventure, importune les amis et expose à de fâcheux jugements; et les moines déplaisent aux curés, parce qu'ils sont à l'affût des funérailles et des testaments. » Ainsi parle un de leurs partisans dévoués; que ne de- vaient donc point en dire un Pierre des Vignes et un Mathieu Paris, leurs ennemis jurés?

L'Ordre des Franciscains, au quatorzième siècle, avait déjà donné cinq papes, quarante-trois cardinaux, et plus d'une centaine de maints canonisés. On les honorait à cause de leur sainteté, de leur désintéressement et de la péné- tration de leur esprit; les villes appelaient ces rehgieux pour arranger des procès, pour administrer les finances, pour réformer des statuts; les papes les envoyaient traiter des missions délicates, parce qu'ils n'occasion- naient pas de dépenses et qu'ils n'avaient point de préten- tions; le Saint-Office les réduisait à jouer le rôle d'une espèce de magistrature criminelle escortée de bedeaux, de familiers en armes, ayant des prisons et même un droit de juridiction sur les magistrats séculiers, eux qui avaient été institués pour pratiquer une humilité profonde, une pauvreté absolue. Lorsqu'en 1457 on célébra le grand chapitre général dans l'église Saint-François, à Milan, l'on gagnait une indulgence semblable à celle de Sainte- Marie des Anges à Assise, une immense quantité de pèle- rins accourut dans cette ville, et on recueillit pour les en- tretenir des aumônes dont le chiffre s'éleva au-dessus de dix mille écus; le duc François Sforza leur fît une récep- tion magnifique, et les honora de sa présence en allant s'asseoir à leur repas frugal, tandis que cent mille curieux étaient rassemblés pour les voir.

SCANDALES DANS l'ÉGLISE. 405

Pourvus de nombreux privilèges, au nombre desquels le plus envié était celui de confesser et de prêcher partout ils se trouvaient, et de se faire céder la chaire par tous les curés, ils en obtinrent de nouveaux de Sixte IV, résumés dans la fameuse bulle du mois d'août 1474, qua- lifiée, dans le langage des moines, de mare magnum; elle allait jusqu'à menacer de destitution les curés qui ne leur obéiraient pas. Les avantages qu'ils retiraient de leur ré- putation de sainteté vinrent au détriment de celle-ci : devenus mondains, ils se donnaient mille peines pour poursuivre l'obtention des dignités ; aussi (dit le cardinal Caraffa) « on en venait à commettre des homicides non- seulement par le poison, mais ouvertement par des coups de couteau et par des coups d'épée, pour ne pas dire par des coups d'arquebuse. » Plusieurs papes tentèrent en vain de faire disparaître, parmi les religieux de l'Observance plus ou moins rigide, les très -graves querelles qui fini- rent par produire l'hérésie des Fraticelles; enfin, Léon X, en 1517, les obligea à élire un seul général, et à n'avoir plus qu'un seul titre, celui des Mineurs Observantins,

Que dirai-je des petites manœuvres en usage dans chaque Ordre religieux, dans chaque village, dans chaque église, pour soutenir le culte de certain saint, ou favoriser une dévotion spéciale? Dans les panégyriques, le prédi- cateur poussait l'emphase jusqu'à l'absurdité; et plutôt par simplicité d'esprit que par fraude, il multipliait, dans son discours, les miracles, les grâces, les reliques, procurant au saint de prédilection un culte populaire qui frisait de près l'idolâtrie. On se laissait entraîner par une ferveur qui n'était pas toujours désintéressée, pour certaines dé- votions nouvelles, comme celle du rosaire des Domini- cains et celle du sçapulaire du Carmel ; on proclamait que

406 DISCOURS X.

ces dévotions suffisaient à l'expiation de tous les péchés, qui devaient inspirer moins d'horreur, lorsqu'on annonçait des moyens si faciles pour les racheter. Ceux qui obser- vaient ces dévotions, y puisaient trop promptement la pré- somption et l'espérance d'une bonne mort, même après avoir mené une vie des plus criminelles. Controverses D'autres moines, qui s'occupaient à copier des manu- prédications. gcrits, se trouvèrent réduits à l'oisiveté par la découverte de l'imprimerie. Cette oisiveté ne fit que croître, et elle produisit la mauvaise habitude de se jeter dans des ques- tions de peu d'importance , qui entraînent à beaucoup de chicanes, et la curiosité fait naître des doutes et des controverses pointilleuses ; on se retranchait derrière un rempart de syllogismes, en substituant à l'Évangile les ar- guties de la scolastique, et enfin en attribuant à la logique les droits de la raison, comme on les attribue aujourd'hui à l'audace; ajoutez à cela l'habitude d'embarrasser la dis- cussion par des citations d'autorité poussées jusqu'à l'abus. Pour ne citer qu'une des questions sur lesquelles on se perdait en subtihtés, le point de savoir si les monts-de- piété sont une institution opportune, ou s'ils constituent un délit d'usure condamné par l'Evangile, devint la cause d'interminables débats entre les Dominicains et les Franciscains. Jacques des Marches, de l'Ordre des Mineurs, prêchant à Brescia en 1462, affirma que le sang versé par Jésus-Christ dans sa passion n'avait rien de commun avec la divinité, et qu'en conséquence on ne de- vait pas l'adorer. Cette prétention souleva tant de rumeurs, que Pie II voulut qu'elle fût discutée en sa présence par des théologiens fameux; mais il y eut entre eux un par- tage bien tranché d'opinions, et ie pape ne put faire autre c'ose que d'imposer silence sur cette question (D).

SCANDALES DANS L'ÉGLISE, 407

Le concile de Bâle condamna un ouvrage théologique d'Augustin Favaroni, de Rome, composé de trois traités : le premier s'occupait du dogme sacré de l'unité du Christ et de l'Église ; le second, du Christ et de sa souveraineté ; le troisième, de la charité et de l'amour infini du Christ pour les élus. Il y avait dans ce livre des propositions hé- rétiques, comme celle-ci : que le Christ pèche dans ses membres, c'est-à-dire dans les fidèles; que la nature hu- maine en Jésus-Christ est vraiment le Christ. L'auteur les expliquait dans un sens catholique, et se soumit, au reste, au jugement de l'Église.

Le plus souvent, les prédicateurs n'apportaient en chaire ni des études profondes ni la précision dogmatique; ils n'avaient pour eux que leur ardeur et leurs façons popu- laires, et ils faisaient, à tort et à travers, des allusions aux événements du jour. En lisant ces sermons, mélange aride de scolastique et de morale, hérissés de fragments et de tirades d'auteurs sacrés et profanes, pleins de tableaux ridicules ou empreints d'un mysticisme outré, on ne s'ex- phqueraitpas le grand effet qu'ils produisirent, suivant le témoignage des historiens, si on ne faisait la part du geste, du débit, de la mise en scène, et, plus encore, de la réputation de sainteté de l'orateur. Assurément, ce n'est pas le talent, mais la foi et l'amour qui font les grands prédicateurs, tels que furent Bernardin de Sienne, Michel de Carcano, Albert de Sarzane et tant d'autres, fameux par les conversions et les réconciliations qu'ils opérèrent. Ambroise Spiera, natif de Trévise, servite et théologien renommé, avait tenté d'inlroduire un nouveau mode de prédication : ses sermons, imprimés en 1476, puis en 1510, sont plutôt des traités de théologie divisés en plusieurs thèses, il rassemble tout ce que ses prédécesseurs ont

408 DISCOURS X.

dit à propos des saintes Écritures, des Pères et autres docteurs. Il évitait ainsi le danger des opinions particu- lières; mais cette méthode aride ne convenait pas à l'élo- quence de la chaire. Le Par le mélange du sacré avec le profane, du sérieux

burlesque i i i

dans avec le burlesque, avec l'inconvenant, le bizarre, 1 ex-

U chaire. ^ ' ' '

traordinaire, le prédicateur attirait l'attention en se préoc- cupant de faire ressortir les moyens plus que le but. Paul Attavanti cite à tout moment Dante et Pétrarque, et s'en vante dans sa préface. Mariano de Genazzano, porté aux nues par Pic de la Mirandole et par Politien, « entraînait la foule par l'éloquence de sa prédication , parce qu'il disposait à sa volonté des larmes qui tombaient de ses yeux sur son visage, et que parfois il recueillait pour les jeter au peuple'. »

- Il n'est pas rare de trouver une piété sincère et une in- génuité profonde associées au mauvais goût, au genre boufïbn et théâtral; et les sermons de Robert Caracciolo de Lecce, considéré par ses contemporains comme le maître de l'éloquence, excitent plutôt le rire que la com- ponction. Monte-t-il en chaire pour prêcher la croisade, il ôte tout à coup sa tunique, et se fait voir en costume de général, comme un homme prêt à diriger lui-même l'en- treprise. Une autre fois, il s'écrie : « Dites-moi un peu, dites-moi un peu , messieurs, d'où viennent tant d'infir- mités si différentes dans le corps humain, telles que la goutte, les points de côté, les fièvres, les catarrhes ? Elles ne proviennent pas d'une autre cause que de l'intempé- rance ou de notre gourmandise. Vous avez du pain, du vin, de la viande, du poisson, et cela ne vous suffît

(!) Burlamacchi, Vie de Savonarolc.

SCANDALES DANS l'ÉGLISE. 409

pas; mais vous allez chercher pour vos convives du vin blanc, du vin rouge, du malvoisie, du vin moussenx, du rôti, du bouilli, de la salade, de la friture, des gâteaux frits, des câpres, des amandes, des figues, du raisin sec, des confitures, et vous remplissez votre sac d'ordures. Em- plissez-vous, gonflez-vous, déboutonnez-vous, et après le manger, partez, et mettez-vous à dormir comme un porc^ «Et cependant, c'est à un semblable prédicateur qu'arrivaient en abondance des lettres de compliments, d'honorables missions, des mitres, et c'est à lui qu'on dé- cernait le titre de nouveau saint Paul.

Jacques, archevêque de Teramo, et plus tard de Florence, entre autres ;œuvres qu'il a laissées, écrivit une espèce de roman intitulé : Consolatio peccatorum, ou Belial, dans lequel il imagine que les démons, indignés du triomphe du Christ sur Lucifer, nomment pour leur avocat Bôlial, .et le chargent de demander justice à Dieu des usurpations du Christ; Dieu confie le soin de rendre la sentence à Salomon; et le Christ, cité à comparaître, appelle, pour le représenter, Moïse, qui fait venir comme témoins assermentés Abraham, Isaac, Jacob, David, Yirgile, Hippocrate, Aristote et saint Jean-Baptiste. Bélial les récuse tous à l'exception du dernier : il défend sa cause avec une astuce diabolique ; cependant la décision lui est contraire. Il en appelle, et Dieu renvoie la cause à Joseph ; mais Bélial préfère la soumettre, sous forme de compromis, à des arbitres; du côté de Moïse sont nommes Aristote et Isaïe, et pour Bélial, Auguste et Jérémie. Les textes les plus respectables sont torturés d'une façon dé- risoire ; et après avoir parcouru tout le dédale obscur

(1) Predica i, ediz. di Venczia, 1530.

410 DISCOURS X.

de la jurisprudence, Bélial laisse souvent dans l'em- barras Moïse, moins versé que lui dans la chicane , les arbitres finissent par rendre une de ces décisions si vagues qui permettent aux deux partis de chanter vic- toire.

Nescit prxdicare qui nescit barlettare, disait-on en l'hon- neur de Gabriel Barletta, dont les sermons furent édités nombre de fois au siècle de Léon X \ et semblent de vraies farces. A l'occasion de Pâques, il raconte que plusieurs personnes s'offrirent au Christ pour aller annoncer sa résurrection à sa mère : celui-ci ne voulut pas d'Adam, parce qu'il avait peur qu'étant gourmand de pommes, il ne s'arrêtât en chemin ; d'Abel, de peur qu'en y allant il ne fût tué par Gain ; de Noé, parce qu'il aimait le vin; de saint Jean-Baptiste, parce que son vêtement était trop singulier; du bon larron, parce qu'il avait les jambes rompues ; mais il accepta des femmes à cause de leur lo- quacité qui attire la foule. Mais combien on devait l'applaudir, lorsque, pour flatter un sentiment trop vul- gaire, il prêchait ainsi : « 0 vous, femmes de ces mes- « sieurs les grands et les usuriers , qui m'écoutez, si on a mettait vos vêtements sous le pressoir, on en verrait « couler le sang des pauvres I »

La conclusion de ces sermons était toujours une de- mande d'aumônes; aussi un prédicateur s'exprimait ainsi : « Mes très-chers frères, vous me demandez le moyen d'aller en paradis. Les cloches du monastère vous l'enseignent avec leur son :. dan-do, dan-do, dan-do (en donnant).

(1) A Lyon, 1502, 1505, 1507, 153«, 157J, 1573, 1577, 1594, à Agen, 1508, 1510, 1514, 1578; à Paris, 1518, 1521; à Arguutiaa et à Rouen, 1515; à Brescia, 1521; à Venise, 1585.

SCANDALES DANS L'ÉGLISE. 411

Le vice n'était pas nouveau : car déjà l'Alighieri avait fulminé contre lui dans ces vers :

Ora si va con motti e con iscede A predicare ; e pur cheben si rida, Gonfla il cappuccio, e piii non si richiede. (Porod., ch. XXIX, V. 115.)

On s'en va maintenant disant bouffonnerie

Ou jeux de mots en chaire, et pourvu que l'on rie,

Le capuchon se gonfle, et du reste on fait fi.

En commentant ces vers, Benvenuto d'Imola cite quel- ques trivialités d'un certain André, évêque de Florence, qui, étant un jour en chaire, montrait à son auditoire une petite graine ; puis, lirait tout à coup de dessous sa tu- nique une énorme rave , et s'écriait : « Voyez combien est admirable la puissance de Dieu qui, d'une si petite se- mence, sait tirer un si gros fruit. » Puis il ajoutait : 0 do- mini et dontinsej sit vobis raccomandata monna Tessa co- gnala mea, quse vadit Romam; nam in verilate, si fuit per temjms ullum satis vaga et placibilis, nunc est beneemendata; ideo vadit ad indulgentiam ^

A dire vrai, si ce mode de prédication avait moins de dignité, il avait plus d'efficacité que les pâles lieux-com- muns, les périphrases dédaigneuses et les conseils timi- des des siècles d'or. Mais s'il servait à l'édification des personnes simples et croyantes, s'il devait plus tard être imité par Luther avec un déplorable succès, au moment naissaient la critique et le scepticisme, il prêtait un ap- pui à des accusations qui, à leur tour, ont été exagérées. Le pédantisme littéraire se dégoûtait de ce fatras tech- nique, et Bembo répondit un jour à quelqu'un qui lui

(1) Il faut voir aussi Baiberuio, Documenti d'amore, pari. Vlil, d. 2.

412 DISCOURS X.

demandait pourquoi il n'allait pas au sermon : «^ A quoi bon irais-je? Pour n'y entendre jamais autre chose que le Docteur subtil se quereller avec le Docteur angélique, et voir ensuite venir Aristote en tiers pour trancher la ques- tion débattue'? »

Le savant Bracciolini, dans un de ses dialogues, fait dire à Cincio : « Selon moi, aussi bien frère Bernardin de « Sienne que beaucoup trop d'autres prédicateurs font o fausse route, en s'étudiant à briller plutôt qu'à être « utiles; leur sollicitude s'étend bien moins à guérir les « infirmités de l'âme, dont ils se disent les médecins, « qu'à obtenir les applaudissements du vulgaire; ils « traitent parfois des matières abstraites et ardues, ils a reprennent les vices d'une manière qui semble les en- (t seigner ; et, dans leur désir de plaire, ils perdent de vue « le véritable but de leur mission, celui de rendre les « hommes meilleurs. »

Quelques-uns ne manquaient pas de mérite littéraire, tels que frère Gavalca, Passavant! et frère Giordano de Rivalta. Pour ceux qui ne voient que superstition dans ces temps et chez ces religieux, il est bon de montrer comment ce dernier distinguait les dévotions des abus : « Le voilà, (disait-il), cet homme qui ira en pèlerinage à « Saint- Jacques, et avant qu'il y arrive, il tombera dans « un péché mortel, peut-être dans deux, et quelquefois «j dans trois, et peut-être dans un plus grand nombre. « Or, dites-moi, ô insensés, qu'est-ce que ce pèlerinage? « A quoi sert ce voyage? Vous devez savoir que qui- « conque veut gagner les indulgences, doit y aller en état de grâce, comme s'il allait recevoir le corps du Christ.

(1) Landi, raradossî.

SCANDALES DANS l'ÉGLISE. 413

« Je ne conseille à nersonne de faire ces voyages et ces « pèlerinages, parce que j'y trouve plus d'inconvénients <t que d'avantages. Les bonnes gens vont ici, vont là, « et croient prendre le bon Dieu par les pieds : vous « vous trompez, ce n'est pas la voie à suivre; il vaut « mieux vous recueillir en vous-mêmes et penser au <r Créateur, ou bien pleurer sur vos péchés et sur la « misère du prochain , que faire tous les voyages pos- « sibles. »

L'année précédente, le même prédicateur s'était ex- primé d'une façon aussi libre dans l'église Sainte-Marie- Nouvelle à Florence : « Bien des gens croient faire des « actions méritoires aux yeux de Dieu, et entre nous « nous en plaisantons beaucoup. Une femme viendra, et a déposera sur l'aulel un écheveau de fil et trois fèves, « et elle croira avoir fait un gros présent : or, voilà un Œ chef-d'œuvre. Il en est de même des pèlerinages. Oh! s comme cette action paraît grande, comme ce voyage est « fatiguant ! Et on se vantera, on dira : Je suis allé trois a fois à Rome, deux fois à Saint-Jacques, et j'ai fait tant de « pèlerinages. Et si vous voyiez à Rome les femmes tourner « cinq à six fois autour de l'autel, il leur semble alors « avoir fait une action bien méritoire, et elles s'en van- te tent à Dieu, comme ce pharisien qui disait : Je jeûne « deux fois la semaine : or, voilà un bel exploit! Et « vous mangez, le jour que vous jeûnez, une seule fois; « mais cette fois, vous mangez bel et bien. Ces allées et « venues, ces voyages, je n'en fais aucun cas, je les con- « seillerais à peu de personnes , et bien rarement : car « c'est pour tous les hommes une occasion de pécher et « d'être exposés à de nombreux dangers ; ils rencontrent « sur la route beaucoup de scandales, et ils n'ont pas tou-

414 DISCOURS X.

« jours la patience ; bien souvent entre eux ils se que- « relient et s'emportent, soit avec leur hôte, soit avec <t leurs compagnons, et parfois ils se rendent coupables « d'homicide, de fraudes et de fornications, et ils tombent « dans le péché mortel (E). »

D'autres, surtout après Savonarole (F), soutenaient l'at- tention en mêlant à leurs discours des allusions politiques : les uns prêchaient pour les Guelfes, les autres pour les Gibelins , pour les Médicis ou pour le duc de Milan, Sforza ; quelquefois même, sans aucune retenue, on les entendait faire des sorties véhémentes non-seulement contre les princes, mais encore contre les prélats et les papes. Les abus Ne rcmuons pas plus longtemps cette fange ; rappelons

et ceux qui plutôt au Icctcur combieu la différence qui existe entre la dénoncent, théoric et la pratique est un fait inhérent à la nature hu- maine, un fait général, d'où l'on ne doit pas conclure qu'il faille changer le précepte, mais bien chercher à l'accom- plir. En effet, si les scandales étaient vieux dans le monde, leur réprobation était non moins ancienne; bien plus, il est digne de remarque de voir la franchise avec laquelle partout, mais bien plus en Italie qu'ailleurs, on criti- quait les abus des ecclésiastiques. Dante gourmanda les pontifes avec une franchise qui parut entachée d'hérésie, à des époques comme la nôtre, l'on flatte les princes et le vulgaire. François Pétrarque, dans ses sonnets, in- voqua Œ le feu du ciel sur la chevelure de l'avare Babylone, école d'erreurs, temple d'hérésie, » et ses lettres sont encore plus expressives; cependant il vivait à la cour pontificale, et, chez lui comme chez Dante, les reproches étaient dictés par le respect et par le désir de corriger les vices qu'il flagellait.

SCANDALES DANS l'ÉGLISE. 415

Après eux, les idées républicaines et populaires dimi- nuant à mesure que les théories monarchiques prévalaient, la littérature crut pouvoir, sans danger, faire parade de liberté, en rompant avec le dogme pour le remplacer et chanter les faits d'armes et les récits d'amour. Alors on vit succéder au dédain passionné et philosophique de Dante contre les vices qui existaient dans l'Église, la moquerie vulgaire et l'épigramme que Boccace semble emprunter aux sociétés joyeuses. Cet auteur, folâtrant au milieu des désastres de l'humanité, et recourant, pour se consoler des malheurs de sa patrie, à un froid égoïsme, fait com- mencer dans une église son licencieux Dêcaméron, il prend pour thème de prédilection les vices et les désordres des moines; les papes, les saints, les dévotions, les mystères, tout y est tour à tour traîné dans la boue, non pas dans l'intention de corriger les abus, mais pour en faire un sujet de plaisanteries. Que si, dans son Frère Cipolla, Boccace ne fait que se moquer des vendeurs de reliques, et dans Siy^e Ciappelletto que stigmatiser les fausses conversions, il se lance bientôt en plein rationa- lisme dans sa fameuse nouvelle de V Anneau, qui est cer- tainement d'origine musulmane, et appartient à l'école d'Averroès.

Les autres auteurs de nouvelles, suivant son exemple, entassèrent sur le compte des moines des bons mots et des aventures, et personne n'alla si loin en ce genre que Masuccio de Salerne, dans son NovelHno, spécialement dans la dixième nouvelle qui nous revient fort à propos, et dont l'argument est ainsi conçu : « Comment un vieux pénitencier, non pas dans un village ou dans un lieu sau- vage, où l'ignorance aurait pu en partie l'excuser, mais dans la noble ville de Rome et dans l'intérieur de Saint-

416 DISCOURS X.

Pierre, pour comble de méchanceté et de malice, vendait à qui voulait l'acheter le paradis , comme chose lui appartenant en propre , ainsi que cela m'a été raconté comme un fait très-certain, par une personne digne de foi. » '

N'osant pas se déchaîner contre l'empire et contre les tyrans, la satire prit ses ébats contre les relâchements de la disciphne. Poggio, qui fut secrétaire de trois papes, racontant dans une lettre adressée à Léonard Bruno le supplice de Jean Huss et de Jérôme de Prague , com- patit à leur sort et lance ses invectives contre Rome; dans ses Facéties, recueil d'historiettes plaisantes et très-scandaleuses qui couraient les antichambres de la chancellerie romaine, il fait chorus avec le vulgaire et l'aristocratie, avec leséruditset les faiseurs de harangues, pour déverser d'insolentes railleries sur les ecclésiastiques et sur la cour pontificale; et cependant, ce recueil fut imprimé à Rome même, en 1469. Battista Spagnuoli, sur- nommé du nom de sa patrie le Mantouan , composa de virulentes satires contre le clergé. Le satirique Jovien Pontanus, qui avait toujours un coup de pied d'âne à donner aux vaincus , mais qui n'était pas en retard pour les lécher lorsqu'ils redevenaient vainqueurs, prend souvent les ecclésiastiques pour point de mire de ses attaques ; il introduit dans son dialogue intitulé Caronte des évêques, des cardinaux, des moines, et met dans leurs bouches des aveux impudents. Antoine Vinciguerra , secrétaire de la république florentine, fit des pièces de vers pour stigmatiser les péchés capitaux qui infestaient l'Église et l'Italie.

Léonard Bruno, dit l'Ârétin, dans son Libellum contra hypocritas, dit aux moines : « Au nombre des grands et

SCANDALES DANS l'ÉGLISE. 417

honteux vices qui vous déshonorent, on doit mettre au pre- mier rang l'orgueil, l'avarice, l'ambition. Vous voulez les recouvrir de longues tuniques et de capuchons : c'est pourquoi vous enveloppez vos corps de façon à cacher l'orgueil sous un vêtement humble, l'avarice et l'ambilion &0US les dehors de la pauvreté.... Mais si vous désirez être des hommes de bien, tels que vous voudriez le paraître, il faudrait chasser les vices de vos âmes, et ne pas les cacher sous vos frocs.... Je ne crois pas à ces belles appa- rences : je n'ai pas confiance en toi, ô hypocrite, parce que je soupçonne que sous ces pauvres vêtements tu caches quelque chose. Celui dont le regard pourrait pé- nétrer au fond de ton être, apercevrait un cloaque de vices honteux, et le loup rapace sous la peau de l'agneau. Aussi, de même que l'hameçon sert à prendre les poissons, de même les tuniques d'étoffe grossière couvrent la perver- sité avec laquelle vous trompez les hommes. A ce traves- tissement , il faut joindre le visage maigre et abattu, qui est encore un moyen de charlatanisme pour faire illusion au monde. Hypocrite, pourquoi cet air si triste ? que veut dire ce front qui s'incline ? ces yeux baissés vers la terre? ces faux airs de pureté et d'innocence ? Pouvez- vous bien vous empêcher de rire quand vous rencontrez un de vos frères faisant le même métier ? »

Ces livres étaient la quintessence des conversations : ils flattaient l'opinion publique, comme on a coutume d'appeler l'opinion vulgaire; mais cette manière de se scandaliser des mœurs du clergé avait quelque chose d'étrange dans des écrits qui non-seulement devaient inspirer le libertinage, mais qui allaient jusqu'à en dé- velopper la théorie, symptôme d'une dépravation bien plus profonde dans la société laïque. Ces œuvres n'étaient

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418 DISCOURS X.

point engendrées par une philosophie indépendante ; on suivait l'instinct, et non pas la réflexion; on se servait du scepticisme, non pour ébranler la foi, mais pour exercer sur l'art une séduction qui le faisait tomber dans une licence effrénée. Cependant ces écrivains s'arrêtaient encore devant le fruit défendu, sans formuler aucune doctrine hétérodoxe, et, malgré cette licence dans le choix et la manière de traiter leur sujet, ils se soumettaient encore en esprit à la foi catholique. Personne ne s'avisait de discuter sérieusement avec les autres ou avec soi- même ces grandes questions qui sont le mystère de la société, de la croyance et de la vie. Plaintes Aiusi donc, ccux qui ont recueilli ces satires ou ces cesdeso^rdres déclamatious pour désigner leurs auteurs comme des aux bons, précurseurs de la réforme religieuse, se sont grossière- ment trompés. Nous avons vu comment toutes les héré- sies qui se sont succédé à dater de l'an mil, ont demandé la réforme; elle fut l'aspiration des sectes enthousiastes bien avant de revêtir la forme synthétique et scientifique du protestantisme. Il y eut toujours aussi des hommes d'une haute piété et des évêques pour gémir dans leurs prédications et leurs lettres pastorales des égarements des pontifes et des ecclésiastiques, et pour en réclamer le remède. Déjà, de son temps, saint Bernard s'écriait : ce Me sera-t-il donné, avant de mourir, de voir l'Église de « Dieu telle qu'elle était aux premiers jours? » Ce- pendant il s'opposa de toute la force invincible de son éloquence aux prédications d'Abailard et d'Arnaud, dès qu'il les vit attaquer l'Église. La liberté s'accrut encore pendant le grand schisme, alors qu'on ne pouvait pas bien distinguer de quel côté était la véritable Église, et Gléraengis faisait à Gerson une horrible peinture de la

SCANDALES DANS l'ÉGLISE- 419

cour de Rome : de pure et sainte qu'elle était aupara- vant, elle était convertie en une boutique d'ambition et de rapines tout se vend, dispenses, ordres, sacerdoce, pardon des péchés, sacrements, messes ; et c'était encore à prix d'argent que s'élevaient au sacerdoce de pauvres esprits qui ne savaient pas même ce qu'ils lisaient et ce qu'ils chantaient. Y a-t-il un lourdaud incapable de tra- vailler? on en fait un ecclésiastique, pour qu'il puisse vivre dans une voluptueuse oisiveté. C'est une chose telle- mentreçue que les prêtres n'observent pas la chastelé, que les laïcs ne veulent pas d'un curé qui n'a pas sa concu- bine, et cela pour sauvegarder l'honneur du lit conjugal '.

De son côté, iEiieasSylvius Piccolomini qui devint plus tard pape, dit ceci : « La Cour de Rome ne donne rien « sans argent ; on y trafique même de l'imposition des «mains et des dons du Saint-Esprit; on n'y arcorde le « pardon des péchés qu'à ceux qui ont de l'argenté »

Dans la ville plus tard l'hérésie poussa tant de sainte catherri:

, _, .... (de Sienne.

racines, Gatherme de Sienne écrivait a son confesseur : * Notre doux Christ sur cette terre croit, et il est mani- « feste au ciel, qu'il faut extirper deux fléaux qui, plus ft que tout le reste, ont corrompu l'épouse du Christ. Le « premier de ces fléaux est la trop grande tendresse, « la trop grande sollicitude pour la famille ; le second « est la trop grande indulgence pour cette même famille. « Hélas, hélas 1 Voilà pourquoi tant de membres qu'on « n'a point corrigés à temps, tombent en pourriture. Et oc par-dessus tout, le Christ a malheureusement à souf- « frir de trois vices, qui sont la luxure, l'avarice et l'or-

(1) Contra prœlatos simoniacos, qui ordines sacros cœteraque spiri- tualia publiée vendunt.

(2) Efiist. lib. I, c. Lxvi.

420 DISCOURS X.

« gueil : cette triple corruption a envahi l'épouse du « Christ, c'est-à-dire les prélats, qui n'ont l'esprit tendu « à autre chose qu'à vivre dans les délices, qu'à aug- « menter leur pouvoir et leurs richesses. Ils voient les Œ puissances de l'enfer enlever les âmes de leurs ouailles , « et ils n'en ont point de soucis, parce qu'ils sont devenus « des loups et des trafiquants de la grâce divine. Quand « je vous ai dit qu'il faut affronter la fatigue dans l'Église « du Christ, je n'entends pas seulement la fatigue qu'on « se donne pour les choses temporelles; mais vous devez « surtout vous fatiguer d'accord avec le saint-père, et « faire tous vos efTorts pour chasser les loups et les démons « qui se sont incarnés dans les pasteurs, ces pasteurs qui « ne sont occupés aujourd'hui qu'à manger, à avoir de « beaux palaiset un train magnifique. Hélas ! ce que le Christ « nous a acquis sur le bois de la croix, on le dépense avec « les courtisanes. Je vous prie, si vous n'en devez pas « mourir, de le dire au saint-père, pour qu'il porte « remède à tant d'iniquités. Et quand viendra le temps « de nommer les pasteurs et les cardinaux, que ce ne « soient plus les flatteuses promesses, l'argent, la simonie « qui fassent leur élection; mais priez-le (le saint-père), « autant que vous le pourrez, qu'il s'attache et vise à « trouver la vertu, la bonne et sainte renommée dans « l'homme à élire, et qu'il ne vise pas au gentilhomme « plus qu'au mercenaire, parce que la vertu est ce qui « fait le gentilhomme digne d'être choisi. » Sainte Brigitte. Brigitte, uoblc Suédoise,qui,peu après son retour de Terre sainte, mourut à Rome, en 1373, eut des révélations qu'elle rédigea par écrit, et qui, condanmées par l'illustre Gerson, approuvées par le cardinal Torquemada, ont été traduites dans toutes les langues. Elle-même fut cano-

SCANDALES BANS L'ÉGLISE. 421

nisée par Boniface IX, quoique cependant elle se fût dé- chaînée avec une vigueur extrême contre la Cour pontifi- cale et qu'elle fût allée jusqu'à dire : « Le pape est l'as- sassin des âmes; il disperse et ravage le troupeau du Christ ; il est plus cruel que Judas, plus injuste que Pilate, plus abominable que les Juifs, pire que Lucifer lui-même. Il a réduit les dix commandements en un seul : Apportez de Vargent. Rome est devenue une banque infernale le diable préside et vend les trésors que le Christ a acquis par sa passion ; de est venu ce proverbe :

Curia romana non petit ovem sine lana; Dantes exaudit, non dantibus ostia claudit ;

au lieu d'appeler tous les fidèles, et de leur dire : Venez et vous trouverez le repos de vos dmes^ le pape s'écrie : Venez à ma Cour^ regardez-moi bien, entouré d'une magnifi- cence qui dépasse celle de Salomon; accourez, videz vos bour- ses, et vous trouverez la perte de vos âmes '. »

Ces âmes enflammées n'épargnaient pas les personnes, fût ce même le pape, parce qu'elles souhaitaient que l'Église se purifiât; bien pkis, l'habitude qu'elles avaient de faire retomber le poids de chaque fait particulier sur les dépositaires de l'autorité, dépouillait l'autorité des scories du vice, laissant intacte la personne morale. En cela, elles imitaient le Christ, qui avait enseigné à respecter la chaire de Moïse, malgré les actes coupables des scribes et des pharisiens qui y siégeaient ; tandis que par la suite on en vint à détester les docteurs, et avec eux la doctrine qu'ils enseignaient, et l'autorilé qu'ils avaient reçue de Dieu pour l'enseigner.

(1) Bevelatio S. Brigittx, 1. I, c xli, éd. Romae, 1628.

422 DISCOURS X.

Le cardinal Julien représentait au pape Eugène IV les désordres du clergé, surtout du clergé allemand, ces désordres qui avaient provoqué la haine du peuple et qui lui faisaient craindre que les laïcs n'imitassent les em- portements des Hussites. « Les gens avisés ont l'œil sur « ce que nous allons faire ; on peut pressentir quelque « chose de tragique ; le venin qu'ils ont contre nous de- « vient manifeste : ils croiront bientôt faire une œuvre « agréable à Dieu en maltraitant et en dépouillant les ec- « clésiastiques, comme méritant la haine de Dieu et celle « des hommes; le peu de dévotion qui reste encore « pour la milice sacrée se perdra ; on imputera tous ces « troubles à la Cour de Rome qui sera considérée comme « étant cause de tous ces maux. Jean- Jcan-François Pic% prince de la Mirandole, connu par

rançois ic ^^ ^^ tragique (1533), écrivit un opuscule^ que les Réfor-

la Mirandole. .. . , , , .

mes tirent réimprimer a Wurtemberg, en 1521, pour faire une insulte au pape, et pour compter ce prince au nombre de leurs précurseurs ; ils rééditèrent aussi son discours : De reformandis moribus, qu'il prononça au concile de La-

(1) Ne pas le confondre avec le fameux linguiste et enfant prodige Jean Pic de la Mirandole, son oncle. Celui dont il s'agit ici a écrit comme son oncle un grand nombre d'ouvrages dans tous les genres, réunis plus tard à ceux de Jean, dans l'édition de Bâle. Citons YÉtude de la philo- sophie divine et humaine , le livre de la Prénotion des choses, il combat l'astrologie, VExamen de la vanité de la science des païens et de la vérité de la science chrétienne. 11 fut l'ami, comme nous le verrons plus tard, et aussi l'historien de Jérôme Savonarole. Comme prince, il fut plusieurs fois chassé et restauré. Enfin, le 15 octobre 1533, un de ses neveux, suivi de quarante hommes armés, le surprit à la Mirandole, dans son palais, lui fit trancher la tête à lui et à l'aîné de ses fils, et fit renfermer l'autre avec sa mère dans une prison ils périrent peu de temps après. (Voy. Guichardin, Hist. d'Italie, 1, Y, VIII, IX et X, et les Œuvres de Jean-François Pic. (Note des traducteurs.)

(2) Opuscnlum de sententia excommunicationis injusta pro H. Savo- narolx innocentia. Florence, 1497.

SCANDALES DANS l'ÉGLISE. 423

tran, et dans lequel il mit au pilori de l'opinion publique l'ambition, l'avarice et les dérèglements du clergé. Il récitait ce discours dans un concile, et le dédiait à Léon X, auquel il dédia aussi les quatre livres de V Amour divin. Tout respire la piété dans son De morte Christi, et de studio divinx et humanse philosophise (1497). Dans la dédicace qu'Aide mit à l'ouvrage de ce philosophe intitulé De Ima- ginatione, il indique en passant les commentaires des Psaumes qu'il avait laissés incomplets, et qui étaient alors sous presse. Il a laissé aussi trois hymnes en vers hé- roïques, un à la Trinité, un au Christ et un autre à la bienheureuse Vierge. Laurent

Laurent Valia, un des plus batailleurs parmi les éru- dits qui, au quinzième siècle, faisaient retentir la répu- blique des lettres de leurs querelles, avait dans sa première jeunesse demandé, sans pouvoir l'obtenir, à succéder à son oncle comme secrétaire apostolique : il composa, pour s'en venger, des épigrammes contre la cour de Rome. Il écrivit un livre intitulé du Plaisir, dans lequel il donnait la préférence aux doctrines d'Épicure sur le Stoïcisme; il y contredisait Boèce, comme il le fit encore dans un dia- logue De libero arbitrio (G); il combattit ensuite les partisans d'Aristote dans ses Disputes dialectiques ; dans ses Élégances de la langue latine, il dénonça bien des expressions impro- pres dans la traduction de la Bible dite Vulgate et dans les Pères de l'Église. Il usa du droit de franche critique dans ses Annotations sur le Nouveau Testament, en compa- rant la Vulgate avec l'original (H) ; il démontra que la lettre du Christ au roi Abgar était apocryphe, et que la dona- tion de Constantin au pape Sylvestre était fausse (I); il nia aussi que les apôtres eussent composé chacun un des articles du Credo; enfin la dissertation se terminait

424 DISCOURS X.

par une exhortation aux princes et aux peuples de mettre un frein à l'injuste pouvoir du pape, et d'avertir celui-ci qu'il eût à se retirer de lui-même au port, en se conten- tant d'être le vicaire du Christ. « 0 pontifes romains, di- « sait-il, qui donnez aux autres pontifes l'exemple de tou- <c tes les vilaines actions ; ô scribes et pharisiens pervers, « qui siégez sur la Chaire de Moïse, et vous conduisez « comme un Nathan et un Abiron, cette pourpre, cette « pompe, ces vêtements et ces cavalcades conviennent- « elles donc au vicaire du Christ? Qu'on n'entende pas « prononcer ces mots : le parti de l'Église^ V Église fait la « guerre aux habitants de Pérouse , à ceux de Bologne. Ce «« n'est pas l'Église qui combat les chrétiens, mais c'est le « pape. Alors, mais alors seulement, le pape sera nommé « et sera vraiment le saint-père, le père de tous les fidèles, « le père de l'Église ; il ne suscitera plus de guerres entre « chrétiens; bien au contraire, il apaisera par les censures Œ apostoliques et par la majesté du pouvoir pontifical « celles qui auront été provoquées par d'autres souve- « rains. »

Les déclamateurs, surtout de notre temps, admirent le grand courage de Valla; mais nous serions tenté de dire plutôt la violence avec laquelle il fait la satire des prélats, des papes et des grands seigneurs qui lui fai- saient attendre quelque faveur. Dans son dialogue sur l'avarice et la luxure, Valia flagelle les mauvais pré- dicateurs , et spécialement les Mineurs Observantins, et dans celui sur l'hypocrisie, tous les moines et le clergé en général. Néanmoins , accusé devant le Saint- Office, il alla à Rome pour se justifier, et écrivit humble- ment à Eugène IV, avouant qu'il l'avait insulté lui et le concile. S'il n'obtint pas grâce de ce pontife, le nouveau-

SCANDALES DANS l'ÉGLISE. 425

pape Nicolas V l'accueillit près de lui en qualité d'écrivain apostolique, lui confia des emplois littéraires, bien que Poggio, autre critique malin, et qui avait été provoqué par Valla, eût extrait de ses écrits une série de propositions hérétiques. Élevé même par Calixte III à la charge de se- crétaire apostolique, Valla mourut paisiblement en 1465 et fut enseveli dans la basilique de Lairan. Son livre fut plus tard mis à l'index par le concile de Trente.

Tout cela prouve, non point qu'on penchât dès lors vers les négations protestantes ; mais qu'on avouait les abus, et qu'on pouvait dénoncer sans danger ceux qui se rap- portaient à la forme, sans toucher à l'essence même des croyances.

Quand un pouvoir n'est pas contesté, et qu'aux yeux de tous il conserve son caractère sacré , on peut le juger sévèrement, sans cesser pourtant de le respecter; i'I n'y a aucun scandale à voir le blâme tomber sur les abus qui ne s'attaquent point à l'essence, alors qu'il ne fait naître aucune idée de renversement ni chez celui qui l'exerce, ni chez celui qui le reçoit. Il en est bien autrement, lorsque, le respect une fois perdu, le ratio- nalisme se met à subtiliser, et lorsqu'on voit s'insinuer dans les âmes non-seulement le doute savant ou la rail- lerie incrédule, mais encore la négation systématique.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS X.

(A) On veut que certains prélats, en leur qualité de sei- gneurs de fief, aient exercé, ou au moins possédé le droit scan- daleux des premières nuits ; et Lancelotto, dans son livre bi- zarre intitulé : VUoggid}., ou le monde n'' est pas pire qu'autrefois, dit : « Cet usage pratiqué chez les païens et chez les gentils, le fut jadis en Piémont ; l'illustrissime cardinal Jérôme de la Ro- vère me disait avoir lui-même brûlé le parchemin qui constatait l'existence de cet odieux privilège en faveur de sa famille. » Si jamais ce droit de /"odereQupe) ou de marcheta (droit du seigneur) a pu exister, il faut convenir qu'on a bien soigneusement détruit tous les titres qui le constataient, puisque ni moi ni tant d'autres chercheurs n'en avons jamais trouvé un seul exemplaire. Ce n'é- tait probablement qu'une taxe imposée sur les noces, accompa- gnée peut-être de la cérémonie symbolique qui consistait à mettre une jambe dans le lit ; et ainsi réduit, ce droit appartint même à quelques abbesses.

(B) Ce n'était pas seulement dans les Nouvelles, mais en- core sur le théâtre, qu'on fustigeait l'avarice et l'ignorance des ecclésiastiques. Dans le Saint Jean Gualberf, drame du xv^ siècle, oti il s'agissait d'élire le prieur d'une église, le chapelain examine les aspirants, et fait son rapport à l'évêque :

« Messire, je l'ai su, et on me l'a dit : celui que le peuple vou- drait voir nommer prieur, est un bon prêtre, mais c'est un pauvre diable, qui ne pourrait pas faire chanter un aveugle. Quant au concurrent, il m'a fait voir une petite sacoche pleine, et au son j'ai bien reconnu que ce sont de beaux et bons ducats. Il dit qu'il vous les apporte, et qu'il y en a deux cents.

Monseigneur. Celui-ci a bien raison ! encaissez les ducats. »

Quelques moines s'accordent entre eux pour faire élire abbé un des leurs, qui promet de nommer un tel prieur, tel autre éco-

NOTES ET ÉCLAmCISSEMENTS AU DISCOURS X. 427

nome, tel autre camerlingue (trésorier) ; ils se rendent donc chez l'évêque, et lui promettent cent ducats pour qu'il nomme cet abbé.

Monseigneur. J'ai très-bien entendu l'affaire, et j'accepte bien volontiers. Mais, dites-moi, mes enfants, ces ducats sont-ils de poids?

Un moine. Oh! Monseigneur, ces ducats sont tout neufs ; il est inutile que vous vous donniez la peine de les peser.

Monseigneur. De votre bourse j'en voudrais deux fois autant, sans compter que chaque année, à Pâques et à la Toussaint, j'exige que vous me régaliez d'une oie et que vous m'apportiez encore un chevreau et un chapon.

Un moine. Tout va bien. Monseigneur; vous aurez deux paires de chapons, et les cierges pour la Chandeleur. »

(C) Celui qui se scandaliserait des richesses du clergé d'alors, ne doit pas oublier combien en possède de nos jours le clergé protestant en Angleterre. Les évêques touchent des reve- nus de 4200 à 10000 livres sterling, c'est-à-dire une somme de 105 à 250 000 francs, sans compter un palais à la ville et un autre à la campagne. Les deux archevêques d'York et de Cantorbéry reçoivent, en plus, à titre de représentation, une gratification d'cKviron 275 francs. En septembre 1865, mourut un certain Robert Moore, qui jouissait de six bénéfices sans rien faire, et on a fait le calcul que pendant sa vie il en a retiré 753000 livres sterling, c'est-à-dire plus de 18 millions.

(D)— Alphonse Tostat, fameux théologien espagnol, réputé le plus grand génie de son siècle, soutint à Sienne, en présence d'Eugène IV, vingt et une thèses de théologie, dont quelques- unes ne furent pas approuvées par le pape. Ce dernier désigna un autre fameux théologien, le cardinal Torquemada, pour ré- futer les deux propositions suivantes : que, bien qu'il n'y ait pas de péché qui ne puisse être remis, cependant Dieu ne remet ni la peine ni la coulpe, et aucun prêtre ne peut donner l'absolution; et que Jésus-Christ souffrit la passion le 3 avril et non le 25 mars. Les deux propositions furent condamnées; mais Tostat publia la Défense des trois conclusions, et ne parut pas montrer assez de déférence pour la décision pontificale.

(E) Ed. de Moreni, 1831, 1, 187, 232. Jourdain de Rivalta déclama de nouveau (II, 50) contre les pèlerinages et le pardon n de Rome et des autres lieux saints, prêchant sous la Loge d'Or San Michèle, le 21 septembre 1309, c'est-à-dire plusieurs années

428 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMEKTS AU DISCOURS X.

après. Peut-être ces passages des prédications de frère Giordano furent-elles présentes à l'esprit du bienheureux Jean délie Celle, lorsque, dans sa ix^ lettre, il dissuadait Domitilla de faire le pèleri- nage de Terre sainte.

(F) Savonarole aussi se plaignait que

« Ogni predicator buffoneggiava

« Ne quasi si credea dal tetto in su. » Tout prédicateur bouffonnait. Oubliant Ce qui sur lui planait.

Cedbus LiBANi., Il existe à la hïhVioth.eqne Ma gliabecchiana^ à Flo- rence, un manuscrit du xiv"^ siècle, un Promptuarium praedicato- rum, où, à propos des arguments qui peuvent être choisis comme sujets de prédication, on a rassemblé les autorités de la sainte Écriture, pour que les sermons soient non subtilia magis quam utilia.

(G) Antonio Floribello, dans son sermon sur l'autorité de l'Église, dit : « Quod vero Lutherus et quidam ejus discipuli, omniafato et necessitalefîeri, nihil in potestate nostra situm esse, agi nos, non agere a principio dixerunt, cum idem senseruntquod nonnulli veteres philosophi, tum Viclefi illius sui, Laurentiique Vallensis opinionem impiam et humano generi perniciosam revo- carunt. » (Sadoleti Opcra^ II, p. 401.)

(H) De collatione novi Testamenii. Cet ouvrage fut publié seulement cinquante années après la mort de l'auteur, par Érasme. Pour ne pas parler des anciens, Maï, Rank, Vercellone, Cave- doni signalèrent, dans la version faite dans l'Italie ancienne, beau- coup d'expressions qu'on ne trouve pas dans les auteurs classi- ques,comme abintus,ascella, maletracto, prcndo, regalia, satullus, retia pour rete, advenit dans le sens d'advient (accade), martulus signifiant marteau, manna signifiant une poignée, altarium pour ai- tare, glorio et combina pour laudo et conjungo, scamellum signifiant petit escabeau, et des formes grammaticales abusives, comme odiet, odiajit, odivi, plaudisti, avertuit, sepellibit^ eregit, prodiet, exiain, exies, perient, scrutaberis^ abstulitum est, prxvarico et demolieiit pour prasvaricor et demolientur, lignum viridem, etc., En conclure que la traduction de la Bible est barbare, est une ab- surdité, alors qu'on croit que surtout laversion de l'Italie ancienne date des temps les plus florissants de l'empire, au moment o\x la

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS X 429

langue latine était encore dans toute sa vigueur. De Vit a donc eu une heureuse pensée d'en recueillir les expressions dans la réé- dition qui se fait actuellement du Lexicon totius latinitatis. Je traite cet argument in extenso dans une Dissertation sur Vorigine de la langue italienne. Naples, 1866.

(I) De falso crédita et ementita Constantini donatione^ de- damatio. Il est bon de remarquer que la fausseté de l'acte de do- nation de Constantin était déjàsoutenue par Pie II, encore simple particulier, par le cardinal de Gusa, par Pocock, évèque de Ghichester. Je dis de l'acte, parce que sur cette donation si con- troversée, les meilleurs auteurs modernes ont raisonné dans un sens bien différent du vulgaire, d'après M. de Maistre, qui avait écrit : « La même enceinte ne pouvait renfermer l'empereur et le pontife. Constantin céda Rome au pape. La conscience du genre humain qui est infaillible ne l'entendit pas autrement, et de naquit la fable de la donation qui est très-vraie. L'antiquité, qui aime assez voir et toucher tout, fit bientôt de l'abandon (qu'elle n'aurait pas même su nommer), une donation dans les formes. Elle la vit écrite sur le parchemin et déposée sur l'autel de Saint-Pierre. Les modernes crient à la fausseté, et c'est l'in- nocence même qui racontait ainsi ses pensées. Il n'y a donc rien de si vrai que la donation de Constantin. »

Cependant, le professeur Edouard Dumont, de Paris, soutient l'authenticité même de l'acte; authenticité qui ressemble à celle dont nous avons traité en parlant des autres Décrétales, que Gra- tien ou le faux Isidore n'ont pas inventées, mais qu'ils ont au con- traire mutilées ou changées, pour les accommoder aux besoins d'une collection de lois.

DISCOURS XI.

Les papes politiopies. Alexandre VI. Savonarole.

Les maux que nous avons décrits étaient grands : la saints

Gt ^rmiQs serviteurs

Providence leur opposa un zèle ardent, une solide piété, une science mûre. Personne n'hésitera à reconnaître que l'esprit de vérité et de sainteté qui doit demeurer avec l'Église jusqu'à la fin des siècles, ne se soit alors claire- ment manifesté. Ce fut principalement dans les Ordres religieux que surgirent les hommes appelés à raviver le sentiment religieux, et tous ces Ordres offrent à l'œil at- tentif qui les cherche, des personnages insignes par leur vertu, insignes par leur science. Bernardin de Sienne par- courait l'Italie, en semant derrière lui la paix et l'aumône, multipliant les églises, les couvents, les hôpitaux et les congrégations de missionnaires, qui se répandaient sous son impulsion dans le monde entier. Bernardin de Feltre charmait le peuple par son éloquence et sa vertu, et par l'accueil qu'il faisait aux plaintes de la veuve et des orphelins; il propageait les monts-de-piété, nouvelle insti- tution que venait d'imaginer un franciscain de Pérouse, nommé Barnaba, pour sauver des usuriers les emprun- teurs besogneux (1494). Jacques de Montbrandone, pa- triarche des Marches; Pierre de Moliano et Antoine de Stroconio, en Ombrie; Pacitique de Ceredano, dans le Novarais; Angelo de Chivasso, révéré surtout à Ganeo;

de l'Église,

432 DISCOURS XI.

Jacques d'Illyrie qui habitait un couvent près deBari; Alncent d'Aquila qui se livrait à d'étonnantes austérités, et beaucoup d'autres Franciscains, obtinrent un culte public. Les Dominicains eurent pour réformateurs Antoine, de la famille du marquis de Roddi, à Verceil, et saint An- tonin , qui, élu archevêque de Florence, observait la frugalité de sa règle monastique et se contentait d'une mule en toute occasion; mais qui, en revanche, ouvrait à tous son palais, sa bourse et ses greniers ; il les vidait dans les temps de peste ou de tremblements de terre; « contre l'avis de ceux qui disent que les prélats trouvent dans l'éclat extérieur un moyen d'inspirer le respect, on le vit aller à Rome, vêtu d'un froc comme un simple moine, monté sur une pauvre mule avec une maigre suite, et cependant, il y était l'objet d'une vénération telle qu'à son passage^ on s'agenouillait sur la voie publique pour lui faire honneur : on ne montrait pas le même empressement pour les prélats montés sur de belles mules, suivis d'un cortège de cavaliers et de serviteurs*. » Il fonda à Florence un refuge pour les orphelins et les veuves tombés dans l'infortune, et d'autres institutions qui ont duré insqu aujourd'hui ou jusqu'à hier, par exemple, celle des visiteurs charitables des pauvres hon- teux, précurseurs des confrères de Saint-Vincent de Paul. Il laissa une Somme tliéologique dont les conclusions sont empreintes d'une sage modération, et qui compte encore parmi les mieux ordonnées ; il en fit lui-même un abrégé en italien à l'usage des confesseurs. Mathieu Garrieri de Mantoue, admirable pour remuer le cœur des grandes pé- cheresses et pour cultiver les vertus naissantes, étant tombé

(1) VespasianOj Vite, etc.

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 433

au pouvoir d'un corsaire, et en ayant obtenu la liberté, s'offrit lui-même en échange d'une dame prise avec sa fille en même temps que lui : le pirate, touché au plus profond du cœur, rendit la liberté à tous les captifs (1450). Carrieri était dominicain comme Constant de Fabriano, qui se partagea entre l'étude, la prière et les macérations, et qui de son vivant même, paraît-il, obtint un culte public. JeanLicci, de Palerme, jusqu'à l'âge de cent quinze ans, édifia le même Ordre, auquel appartenait aussi Sé- bastien, de la famille des Maggi de Brescia, qui renonça à la gloire des lettres pour se consacrer à la conversion des pécheurs et à la réconciliation de ceux qui vivaient en ennemis, particulièrement à Gênes, il mourut, en 1494. François de Paule, fondateur des Minimes, prit pour de- vise ce mot : CHARITAS. 11 dit la vérité aux souverains de Naples et aussi à Louis XI, de France, qui l'avait fait venir dans sa dernière maladie : il lui rappela que la vie des rois est, comme celle des autres hommes, entre les mains de Dieu, et il lui annonça qu'il devait se préparer à rendre la sienne à ce Dieu tout-puissant. A la cour de France, on l'appelait le Bonhomme, titre qui passa, de- puis lors, à ses Frères et à une espèce de poires dont il avait apporté la greffe.

Françoise de Busso fut l'exemple des matrones ro- maines, surtout au milieu des souffrances que causèrent l'invasion du roi Ladislas et la peste; pendant trente ans elle servit les malades dans les hôpitaux sans négliger les soins de sa maison ; enfin elle institua les Oblates. Cathe- rine de Pallanza, ayant entendu à Milan le bienheureux Albert de Sarzane prêcher la passion de Jésus-Christ, consacra à ce divin Maître sa virginité, et réunit autour d'elle, sur le mont Varèse, d'autres jeunes filles pour

1 28

434 DISCOURS XI.

vivre dans la perfection ascétique. Véronique, née de pauvres parents milanais, obligée de vivre du travail de ses mains même après avoir été reçue parmi les Sœurs Augustines, apprenait, la nuit, d'elle-même à lire et à écrire : elle fut comblée par Dieu de grâces et de faveurs insignes.

Catherine, fille d'un membre de la famille des Fiesque de Gênes, lequel fut vice-roi de Naples, avait épouser un Adorno, et cela pour cimenter la réconciliation de ces deux familles rivales : après dix ans d'un patient martyre, elle parvint à convertir son mari ; elle servit les pauvres dans les hôpitaux pendant les pestes de 1497 et de 1501 ; enfin, consolée par des communications célestes, elle laissa des écrits qui, pour l'élévation et la ferveur, rivalisent avec ceux de sainte Thérèse, sa contempo- raine.

Louise d'Albertone, Romaine; Catherine Mattei de Rac- conigi , Madeleine Panatieri, de Trino ; Catherine de Bo- logne à qui nous devons le livre intitulé : Les sept armes spirituelles; la carmélite Jeanne Scopello de Reggio; Séra- phine, fîile de Guido Antonio, comte d'Urbin, et épouse malheureuse d'Alexandre Sforza, seigneur de Pesaro; Eustochie, de la famille de Calafato, à Messine, fondatrice de Monte délie Virgine; Marguerite de Ravenne, que Dieu éprouva par les plus pénibles infirmités, fondatrice de la confrérie du Bon-Jésus; Stéphanie Quinzanid'Orzinovi,que les villes se disputaient et à qui le sénat de Venise, le duc de Mantoue et celui de Milan demandaient des avis; Marguerite de Savoie, veuve du marquis de Montferrat, à qui le Christ laissa le choix de l'épreuve entre la ca- lomnie, la maladie ou la persécution, et qui voulut les subir toutes.... nous donnent une faible idée de ce par-

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 435

terre de saintes qui florissaient alors dans le jardin du Christ. Mais la piété de tous ces serviteurs, de toutes ces ser- ^a

^ ' Papauté

vantes de Dieu, et de tant d'autres que nous omettons, etSïson :■• ne suffisait pas pour accomplir une réforme qui aurait prestige, venir de plus haut. Pour arracher le monde à la cor- ruption, il eût fallu encore l'énergie de Grégoire VII, le zèle et les exemples de saint François et de saint Domi- nique.

C'était au souffle de Dieu et sous l'aile du christianisme que la société moderne s'était épanouie, et l'on croyait que Dieu, source unique de toute puissance, avait donné l'exer- cice de la puissance temporelle comme celui de la spiri- tuelle à son vicaire sur la terre ; seulement ce vicaire, chargé du salut des âmes, et qui devait conserverie dogme dans son intégrité, la morale dans sa pureté, avait confié un des deux glaives à l'empereur. L'empereur, l'oint du Christ sur la terre, se considérait comme le chef des rois et comme le représentant du pouvoir temporel de l'É- glise dans cette grande unité qu'on appelait, dans l'ordre religieux le catholicisme, et dans l'o-^dre temporel le saint empire romain. Conception sublime qui arrachait le monde à l'arbitraire de la force, pour le mettre sous la tutelle de la foi ; qui donnait pour fondement au souve- rain pouvoir, non plus le droit de conquête ou le droit de naissance, mais le respect et l'opinion; qui prévenait sou- vent la guerre par un arbitrage suprême, appuyé sur la menace des excommunications ; qui, toujours, la rendait ' moins meurtrière ; qui garantissait les peuples et les rois contre leurs attentats mutuel?, en les appelant les uns et les autres à rendre raison de leur conduite devant un tribunal désarmé et cependant tout-puissant, parce qu'il

436 DISCOURS XI.

avait sa base dans la conscience des peuples, et qui résis- tait aux forts, non en leur opposant les violences d'une révolte, mais en leur rappelant que l'obéissance est due à Dieu plus qu'aux hommes. ^obi!''er ^ ^^^^^ sublime conception s'opposèrent les obstacles ies Papes, g^g j^^^g avons signalés, et les limites respectives des deux autorités restèrent mal définies. Les papes, pour se ménager un abri dans une époque de guerres in- cessantes, quand toute puissance dérivait de la possession de la terre, durent se procurer un domaine temporel; mais ce fut un triste gain que celui qu'ils en tirèrent ! Plus d'une fois, à cause de lui, ils risquèrent d'échan- ger contre une suprématie princière la suprématie de tuteur et d'arbitre, consentie parles consciences et fondée sur un royaume qui n'est pas de ce monde. De leur côté, les empereurs prétendaient dominer les rois et se poser en tuteurs des papes, plus qu'il ne convenait à l'indépendance des premiers et à la dignité du père com- mun des fidèles. De là, un conflit de tous les jours entre la crosse et i'épée, que suspendaient seulement par inter- valles des transactions qui pouvaient bien empêcher l'un des pouvoirs de dominer l'autre, mais ne leur permet- taient pas de montrer toute leur influence. Après les déplorables déchirements de Bâle et de Constance, les deux partis firent appel au bras des souverains, ceux-ci, qui aspiraient à concentrer dans leurs mains toute la puissance publique, saisirent l'occasion, et s'élevant contre les antiques prérogatives de Rome, ils disaient : Nous connaissons et savons faire le bien mieux que l'Eglise; nous ne devons dépendre de personne ; il ne doit y avoir personne dans nos Etats qui ne dépende de nous.

Suivant le penchant général de ce siècle à asseoir la

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 437

puissance des princes sur les ruines des républiques et des communes, les papes eux-mêmes montrèrent plus d'ardente préoccupation pour leurs intérêts temporels, et, entraînés par la chair et le sang, ils s'attachèrent à don- ner l'opulence et des États aux membres de leur famille, n'hésitant pas à caresser les potentats pour acheter leur complaisance, et, en même temps, ne se faisant pas scru- pule de méconnaître le droit et l'intérêt des faibles.

Au concile de Bâie, un orateur, celui-là même qui parvint à faire élire l'antipape Félix, disait : Il fut un 'emps je pensais qu'il serait utile de séparer tout à fait le pouvoir temporel du pouvoir spirituel ; mais depuis, je me suis convaincu que la vertu sans la force est ridicule , et que le pontife romain , sans le patrimoine de l'Eglise, ne représente plus qu'un serviteur des rois et des princes.

Un des politiques les mieux avisés de ce temps, Laurent de Médicis, écrivait à Innocent VIII, qu'il encourageait à se fortifier lui-même en faisant la fortune de ses pa- rents : « Non-seulement Votre Sainteté est dispensée de la modestie et de la réserve en face de Dieu et des hommes, mais on pourrait la blâmer de ne pas agir en ce sens ; on pourrait lui attribuer d'autres motifs que des scru- pules de conscience. Mon dévouement et mon devoir m'obligent à rappeler à Votre Sainteté que personne n'est immortel ; qu'un pape a l'importance qu'il veut avoir, et puisqu'il ne peut rendre héréditaire sa dignité, il ne peut (Jire siens que les honneurs et les biens qu'il assure aux siens*. »

Laurent s'inspirait de son intérêt personnel; mais au- rait-il tenu un langage aussi net , si telle n'avait pas

(Ij Fabroni, Vie de Laurent, II, 390.

438 DISCOURS XI.

été l'opinion commune? C'était le temps les principau- tés s'élevaient sur les ruines des républiques écroulées, et le pape suivait le courant en cherchant à se fortifier, lui aussi. De plus, les puissances fixaient leurs yeux avides sur l'État romain, et puisque désormais il y avait une question non plus de droit, n;ais de force, les papes pouvaient s'appliquer à se faire un domaine comme les autres et à le défendre aussi contre les autres.

L'exil d'Avignon avait fait sentir, plus que jamais, la nécessité pour le pape de résider sur une terre indépen- dante, et de là, le besoin de consolider et d'accroître ce domaine. Martin V et Eugène TV eurent recours au mode de guerre alors en usage ; ils engagèrent des condottieri pour soumettre les cités révoltées. Nicolas V tenta de former une confédération de tous les États de l'Italie pour les opposer aux Turcs, qui avaient pris Constanti- nople, le 29 mai 1453, et il réussit à conclure la paix de Lodi ; mais cette paix, qui assurai^ aux contractants leurs États respectifs, n'ay^it pas cependant le caractère d'une fédération pour l^ctltaque et la défense. A l'intérieur , la conjuration de Porcari avait offert aux papes un prétexte pour s'assurer la toute-puissance à Rome, en annulant l'autorité populaire des chefs de quartier. Sixte IV. Il fallait réduire à la même obéissance l'État tout entier, en réprimant l'anarchie tyrannique dans laquelle l'avaient plongé les petits seigneurs qui se le partageaient; et ce but, tous les papes le poursuivirent les uns après les autres, non sans se laisser aller quelquefois à une politique de violence et de fraude , qui frappe d'autant plus qu'elle était plus opposée au caractère dont ils étaient revêtus. Dans la conspiration des Pazzi, des prélats s'unirent aux conjurés pour assassiner les Médicis dans une église; et le peuple,

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 439

pour les venger, n'hésita pas à pendre un archevêque. S'il fallait une plus grande preuve encore de la perversion des sentiments religieux, nous Ja trouverions dans l'ac- cusation qui fut, à la même occasion, sans aucun ména- gement, dirigée contre Sixte IV, et cela, croit-on, par Gentile des Becchi, évêque d'Urbin. Nous ne croyons pas que ce pontife ait trempé dans cet assassinat et dans bien d'autres crimes reprochés à sa mémoire ; mais il faut bien reconnaître qu'il pratiqua une triste politique. Sous pré- texte de pacifier l'Italie pour l'armer contre les Turcs, il prodigua les excommunications, surtout contre les Vé- nitiens ; il soutint la liberté de Florence à son déclin contre l'usurpation des Médicis et aspira à fonder l'indépen- dance de l'Italie; mais l'ambition et la corruption qu'il montra lui aliénèrent les républicains eux-mêmes; et, sans parvenir à étouffer les troubles intérieurs, il laissa pénétrer d'Espagne en Italie les rigueurs de l'Inquisition, Pour faire de l'argent il ne recula pas devant d'étranges expédients : il créa de nouveaux offices pour les vendre, il leva sur ses sujets l'odieux droit de mouture et la dîme sur les prélats ; il travailla sans pudeur à l'élévation de sa famille, et enfin il conféra à Alfonse, bâtard de Ferdi- nand d'Aragon, quand il avait à peine six ans, l'archevê- ché de Saragosse.

Ses successeurs ne montrèrent pas plus de scrupule et de mesure : ils compromettaient les intérêts de l'Italie pour établir, fortifier, doter leurs enfants naturels ou leurs neveux, et se préoccupaient davantage de leur qualité de chefs d'État que de leur qualité de chefs de l'Église ; sans s'émouvoir des menaces des conciles de Bâle et de Cons- tance, ils ^'endormaient dans la sécurité de la po. session et laissaient même dans la métropole du catholicisme do-

440 DISCOURS XI.

miner les intérêts mondains. Les cardinaux avaient la fa- culté d'imposer des conditions pendant le conclave au pontife futur; mais Innocent VI avait déclaré qu'aucun serment antérieur à l'élection ne peut restreindre l'auto- rité pontificale, attendu que, pendant la vacance du siège suprême, l'Église n'a pas d'autre droit que celui d'élire le successeur du pape" défunt. A la mort de Sixte IV, les cardinaux rendirent un décret dicté par la préoccupation de leur intérêt : ils ne devaient pas avoir moins de quatre mille sequins pour leur entrée, ils se déclaraient relevés des censures , excommunications ou sentences criminelles qui n'auraient pas reçu la sanction des deux tiers du sacré collège , et ils établissaient en principe que le nombre de ses membres ne dépasserait pas vingt- quatre, dont un seul pourrait être de la famille du pape. Nous sommes heureux de n'avoir pas à raconter ici le règne d'Innocent VIII; il dut la tiare à ses promesses, et ne montra que trop de complaisance pour d'indignes favoris qui tenaient boutique de toute chose. Quand il mourut en 1492, la nécessité d'une réforme dans l'Église se manifestait plus clairement que jamais au sein de la chrétienté. Lionello, évêque de Conccrdia, en exprima le vœu devant les cardinaux le jour de leur entrée au con- clave : dans un magnifique discours il leur représenta « que l'Église romaine, mère et racine de l'Eglise univer- « selle, tombait de jour en jour dans une plus grande « déconsidération; que le luxe du clergé était extrême, « et que les princes chrétiens dans leurs luttes achar- « nées tendaient à s'entre-détruire. La douleur de la fille a de Sion est grande comme la mer. Pour remédier à ce Œ déplorable état, il faut élire un pontife saint, instruit, « d'un grand caractère. Toute l'Église a les yeux sur vous ;

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 441

« elle attend un chef qui, parla seule bonne odeur de son « nom , attire les fidèles dans la voie du salut; elle attend a un chef fidèle comme saint Jacques , orthodoxe comme « saint Paul, qui, de la Babylone prédite dans l'Apocalypse, « ramènera l'Eglise aux lumineuses sphères de l'éter- « neP. »

L'élu fut Alexandre VI (A) : il suffit de le nommer pour Alexandre vi. ceux qui acceptent les opinions toutes faites. Il trouva encore le pays désolé par les querelles des Orsini et des Colonna, qui poursuivaient leur ambition personnelle à l'ombre de la bannière des Guelfes ou des Gibelins : il leur fit une guerre sans relâche, ainsi qu'aux Varani et aux Fogliani qui possédaient les Marches, aux délia Rovere, seigneurs de Sinigaglia, aux Montefeltri d'Urbin et de Gubbio, aux Vitelli de Civita di Castello, aux Baglioni de Pérouse, aux Sforza de Pesaro, aux Malatesta de Rimini, aux Riario d'Imola, aux Manfredi de Faenza, aux Benti- voglio de Bologne ; tous rivalisaient de violence et de trahison ; tous avaient, ou provoqué , ou favorisé la fu- neste invasion des Français sous Charles VIII, à laquelle Alexandre, lui du moins, s'opposa. Comme homme, il est resté un type de scélératesse, plutôt, il est vrai, dans le domaine du roman que dans celui de l'histoire ; mais il ne faut; pas oublier que son rôle comme pontife com- mença à soixante et un ans. Et s'il prend trop les allures de l'homme de guerre, quand il va combattre les Savelli, les Orsini et les Colonna; si, pendant ce temps, il laisse le gouvernement aux mains de sa fille Lucrèce Borgia jus- qu'au point de lui permettre d'ouvrir les lettres qu'on lui adresse à lui-même; si César Borgia, coryphée du crime

(1) Raynaldi, à l'année 1492.

442 DISCOURS XI.

et condamné à l'infamie par les éloges mêmes que lui adresse Machiavel, montre ce que peut oser un fils de pape et par cela même combien se justifie le célibat des prêtres ; Alexandre, comme pontife, rendit les plus sages décisions ; et nous n'iiésiterons pas à citer comme exemple sa bulle, objet de t.mt d'injustes accusations, il traça une ligne de partage pour les terres de l'Amérique ré- cemment découvertes , et par laquelle il prévint dans le nouveau monde les conflits ei/ire l'Espagne et le Portu- gal. Les contemporains s'accordent à le louer d'avoir ré- primé les petits tyrans , et beaucoup avouent, comme on le disait de Tibère, que chez lui les vices égalaient les ver- tus. Là oîi ne se fait pas sentir l'organisation tyrannique que la chrétienté repousse , l'inaptitude et la perversité d'un chef ne détruisent pas la bonté des institutions et la suite dans les desseins ^

Renonçant à développer ce qu'on peut dire pour son excuse et sa justification, nous quittons le génie des ténèbres pour nous tourner vers un ange de lu- mière (B).

Quelle était l'Italie d'alors? Les idées païennes y refleu- rissent avec éclat. On rechert-he partout ce qui reste des livres, des statues, des monuments; c'est sur des modèles antiques que se forment les œuvres nouvelles, au grand préjudice de l'originalité et du naturel. L'autorité d'un philosophe ou d'un poëte est mise en balance avec celle de lÉcriture et d'un saint Père, à ce point que, dans les

(1) On peut voir aux arcliives de Florence, dans les manuscrits venus d'tJrbin, une lettre adressée le 21 juillet 1494 par Alexandre VI à Lu- crèce Borgia, su. fille, qui finit ainsi : « Pour cette fois, rien autre chose que de vous tenir soigneusement en santé, et de redoubler de dévotion pour Notre-Dame de Gloire. » On sait qu'il portait toujours sur lui une boîte contenant l'hostie consacrée.

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 445

écoles, on résume ainsi tout Tenseignemenî : Le Christ a dit ceci , Aristote et Platon disent cela. La subtilité sco- lastique obscurcit la raison sous prétexte de l'éclairer, la sublimité de Platon se perd dans des rêveries théoso- phiques, on ne glorifie plus que les vertus païennes, et on adopte des prénoms empruntés aux Grecs et aux Romains, au lieu de ceux qu'on avait reçus au baptême.

Laurent de Médicis avait grandi dans cette civilisation bâtarde : il s'en était fait l'adorateur ; il composait des chants sacrés pour plaire à sa mère et des chansons ob- scènes de carnaval pour plaire aux bandes populaires ; il mourut au milieu du faste qui régnait dans cette cour de marchands, au milieu des chefs-d'œuvre de l'antiquité et des chefs-d'œuvre modernes qui rivalisaient avec les pre- miers, au milieu de livres rapportés de très-loin, au milieu des fleurs embaumées que l'Inde avait fournies, au milieu enfin de toutes les délicatesses dont le monde entier lui envoyait le tribut. Mais se fixaient ses re- gards à ce moment? sur un crucifix de bois grossièrement taillé, et que lui présentait la main d'un moine.

Ce moine était Jérôme Savonarole. à Ferrare, d'une Jérôme

■)i.^l*êfc f Savonarole ;

bénne^iahiille, dès son enfance il aimait la solitude : il sa naissance.

1452.

allait dans les campagnes exhaler la plénitude de son amour jusqu'à verser des larmes, et disait au Seigneur : Notam fac mihi viam in qua ambulem, quia ad te levavi animam meam. Élevé à l'aristotélique, en arrivant à Flo- rence, il se passionna pour Platon et le mysticisme; mais il échappa aux égarements, grâce à son admiration pour saint Thomas, en souvenir de qui il entra dans l'Ordre des Dominicains; il en adopta l'esprit de mortification, d'obéissance, et voulut y remplir les plus humbles fonc- tions. Abandonnant les derniers objets de sa préfé-

444 DISCOURS XI.

rence , c'est-à-dire quelques livres et quelques images , il portait d'ordinaire un petit crâne d'ivoire qui devait lui rappeler le néant des gloires humaines, et il allait de ville en ville prêchant , exhortant , commentant, con- seillant, confessant. Quand il arriva dans la haute Italie, ces montagnes élevées, couronnées de glaciers, mu- railles que Dieu semble avoir données pour défense à son pays de prédilection , et les sommets moins élevés qui s'abaissent doucement vers des lacs limpides ou vers des plaines immenses , le jetaient dans le ravissement : il s'arrêtait dans ses voyages à pied , à l'ombre d'un arbre , pour jouir de ce spectacle, et il cherchait dans sa mémoire quelque verset du Psalmiste pour exprimer les émotions dont il se sentait inondé; si le doute assaillait sa pensée, si la défaillance attaquait sa volonté, il priait, priait toujours.

11 devient Devcnu, eu 1488, prieur du couvent de Saint-Marc à

prieur

de

Saint-Marc.

prieur , i i

de Florence , que le samt archevêque Antonin avait ré-

formé quelque temps auparavant, il se montra aussi sévère pour ceux qui s'égaraient, qu'il était tendre pour ceux que le repentir avait touchés ; croyant que Dieu lui inspirait ce qu'il devait prêcher , il tonnait contre la cor- ruption universelle ; il prêchait sous un grand rosier de Damas , et malgré la faiblesse de sa voix, malgré son ac- cent lombard, son auditoire s'accrut si rapidement, qu'il dut bientôt se transporter à la cathédrale.

Des orateurs avides d'applaudissements, avec les subti- lités scolastiques, une science profane et des phrases harmo- nieuses, flattaient des populations qu'enivrait un air suave et vivifiant et plongées dans une civilisation qui s'était développée au milieu des joies matérielles, sous des princes qui n'avaient pas de rivaux pour le laste et le bon goût, qu'honoraient et recherchaient les souverains les

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 445

plus éloignés, que célébraient les poètes, et dont le peuple chantait les louanges.

Qui oserait interrompre ce concert d'éloges et de joies ? ses Savonarole : ce dominicain, qui ne connaît point de civi- ^'^ 'cations, lisation oij la vertu n'est pas, et qui, unissant la dévotion convaincue et même enthousiaste du moine à la franchise du tribun, commence à s'écrier : Malédic- tion, malédiction ! et à tonner contre les hontes d'une politique cauteleuse, les œuvres profanes des artistes et l'abomination introduite dans le sanctuaire. Il s'écriait : « Malheur à celui qui se vend au monde 1 Malheur aux pères qui conduisent leurs fils à la perdition ! Malheur aux gouvernants qui oppriment les peuples, ou qui fomentent les dissensions ! Malheur aux passions mau- vaises qui combattent la vérité I Malheur aux bourgeois et aux marchands qui ne visent qu'au gain, aux femmes qui s'adonnent -aux frivolités, aux vilains qui volent, aux soldats qui blasphèment 1 Malheur aux prélats qui, au lieu de mener leurs ouailles dans les pâturages purs et frais, les entraînent avec eux vers des sources empoi- sonnées! Malheur aux prêtres qui gaspillent les biens de l'Église, vrai patrimoine des pauvres! Malheur aux savants qui ignorent les vérités de la foi et qui dédaignent la sim- plicité du catéchisme 1 Malheur aux artistes qui , par amour de l'art, perdent la foi et sacrifient les bonnes mœurs ! Malheur aux maîtres qui, en expliquant des au- teurs dangereux, éveillent la luxure chez ces mômes élèves qui, plus tard, dans les universités, se perdent dans les écarts d'une logique querelleuse, dans une ar- gumentation qui respire l'orgueil au lien de s'en tenir au bon sens et à l'Évangile. »

Il ne pouvait pas pardonner aux prédica'eurs qui pro-

446 DISCOURS XI.

voquent les gémissements, les larmes et l'étonnement ; mais qui n amènent personne à se corriger, à s'amender: ils produisent des émotions vives, mais fugitives comme celles des femmes, beaucoup plus qu'une ferveur salutaire.

Au lieu d'enseigner l'Évangile , ils déploient des thèses subtiles et vaines, assaisonnées de piquantes nouveautés ; il semble qu'ils soient jaloux d'égaler la poésie de Vir- gile , la science de Platon, l'éloquence harmonieuse d'Iso- crate ou l'éloquence impétueuse de Démosthène ; mais ils compromettent le nom du Christ au milieu des passions humaines ; ils effacent les distinctions entre le christia- nisme et le paganisme , et font, d'une vaine philosophie avec la sainte Écriture, je ne sais quel mélange, qu'ils dé- bitent ensuite comme une marchandise du haut de la chaire, en laissant de côté les choses de Dieu et de la foi.

« Cette brebis égarée, disait-il , elle est perdue pour le Christ : le bon prêtre la retrouve et doit la rendre au Christ; mais le mauvais prêtre la flatte, la caresse, il lui dit : Je sais qu'on ne peut toujours vivre dans la chas- teté et s'abstenir de péché ; par ce langage il l'éloigné de plus en plus de Jésus-Christ, lui fait perdre la tête et garde la pauvre brebis pour lui-même. Je ne nomme personne, mais la vérité se doit dire. Ah ! si vous saviez ce que je sais, choses dégoûtantes, horribles, vous en frémiriez.... Pour moi, je ne puis retenir mes larmes, quand je pense que les mauvais pasteurs se font entremetteurs pour con- duire la pauvre petite brebis dans la gueule du loup. Est-il décent que des prêtres, des moines, battent le pavé des places ou fassent visite à des commères? Qu'ils étu- dient la Bible! Ah ! malheureux, après des nuits passées dans le vice , que veux-tu faire de la messe ?

« Les sciences, disait-il encore, doivent être employées

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 447

à la démonstration de la foi, mais il faut accepter la foi avec la simplicité du cœur; il faut, non pas se perdre dans les dissertations et les bavardages, mais étudier la Bible et les Pères. » E( de fait, il s'appuie toujours sur li Bible: c'est en son nom, et avec ses paroles mêmes, qu'il menace ou loue, exalte ou foudroie; il croit que dans le sens mystique elle s'applique non-seulemeiit aux faits géné- raux de l'histoire, mais encore aux faits particuliers de chaque époque, quand la grâce nous aide à combiner les textes.

Dans ses prédications, il s'occupe moins de développer le dogme que de montrer ses applications pratiques ; aussi fin politique que Luther le fut peu, il voit les périls im- minents, il sait les nouvelles, il veut établir la république évangélique, l'égalité des riches et des pauvres. A la dif- férence de Machiavel, il sait que la force et les armes ne suffisent plus quand la dépravation est devenue aussi pro- fonde. Le mal est dans l'âme : il faut régénérer celle-ci, et le miracle sera fait. Professant que la vertu est le fonde- ment nécessaire de toute liberté, que les artifices de la tyrannie dépravent les mœurs, il se plaignait de ce que les antiques républiques de l'Italie, sobres et pudiques, sui- vant une déplorable pente, allaient se précipiter dans la tyrannie. Ll proclama que le bon gouvernement et les bonnes mœurs vont ensemble et sont inséparables. Aussi, quand Laurent de Médicis l'appela au lit de son agonie, le moine, dit-on, mit pour condition à son absolution qu'il rendrait à Florence son bien le plus précieux, la li- berté.

Comme d'autres prétendus rédempteurs de l'Italie, il fut ravi et charmé de l'invasion de Charles VIII, et salua les Français comme des libérateurs, dans sa joie de voir

448 DISCOURS XI.

chassés par eux les tyrans de Florence; mais quand ces mêmes Français abusèrent de la victoire, il affronta Charles et fit apparaître devant lui ce qui déplaît le plus aux puissants, la vérité. Comme le roi s'inclinait devant lui, il lui montra le crucifix en disant : « Ce n'est pas moi qu'il faut vénérer, mais celui-ci, qui a fait le ciel et la terre, qui est le Roi des rois, et qui te mènera à ta ruine, toi avec toute ton armée, si tu ne t'arrêtes dans cette voie de cruauté tu marches. » Après le départ de Charles, il fît établir à Florence le règne du Christ, c'est-à-dire le gou- vernement populaire, et apparut comme l'idole de cette ville dont il devait bientôt devenir l'exécration. Conversions Nqus u'avous pas à nous étendre ici sur sa conduite

qu il oper;( '■

à Florence, politique et sur son immixtion dans le gouvernement de Florence, bien qu'elles aient été en grande partie l'occa- sion des dernières crises de sa vie : nous dirons seulement quels merveilleux résultats produisirent ses prédications. On put croire un moment que la Florence des Pulci^, du jeu, des fêtes carnavalesques, était devenue une cité de saints. Des villages qui peuplent la vallée de l'Arno et les penchants de l'Apennin, affluaient les campagnards, qui, à l'ouverture des portes, se précipitaient dans la ville la charité réveillée leur offrait un bon accueil et la nourriture. Jeunes gens, femmes, enfants, vieillards de toute condition, avec une dévotion joyeuse, se pressaient en foule pour attendre l'heure devait prêcher Savo- narole, chacun restant tranquille à sa place avec un petit cierge pour lire l'office ou un livre de piété ; on n'enten- dait pas le moindre bruit; seulement, de temps en

(1) Poètes précurseurs de l'Arioste, mais qui ont poussé jusqu'à l'im- piété le mélange du sacré et du profane. {Note des traducteurs.)

ALEXANDRE VI ET SAVONAKOLE. 449

temps, un des assistants se levait pour entonner une laude qu'on ciiantait en alternant; on attendait trois ou quatre heures que le moine vînt répandre sur l'audi- toire des paroles tantôt de menace, tantôt de reconfort. « On eût dit, raconte un contemporain, l'Église primitive ; partout, une conversation pleine de charité; quand les fidèles se rencontraient, ils avaient dans le regard je ne sais quelle ineffable joie ; ils pouvaient être l'un pour l'autre des étrangers, qu'importe? n'étaient-ils pas les enfants de ce vénérable père? Dans les rues et dans les campagnes, on n'entendait plus de chansons ou de vaines paroles, mais des cantiques spirituels, et l'on voyait sur les chemins les mères récitant l'office avec leurs enfants, à la façon d'une famille de religieux. Au repas, après le Benedicite, on lisait quelque livre de dévotion ; on ne vendait plus de viande les jours défendus; le soir, les jeunes gens ^e groupaient au foyer paternel pour ré- citer le rosaire; les dames respectaient la modestie dans leur toilette, et si elles l'oubliaient, les enfants requé- raient du magistrat des mesures protectrices des bonnes mœurs. Les hommes vicieux s'abstenaient, de peur d'être montrés au doigt par les enfants, comme étaient montrées les dames qui sacrifiaient dans leur parure à des modes déshonnêtes. Voulait-on se divertir? on allait par bandes de vingt ou trente personnes dans quelque site délicieux; on s'abandonnait aux épanche- ments de l'amitié, et l'on passait la journée en chantant des Psaumes ou écoutant de pieuses instructions, ou en portant en procession la Madone et l'enfant Jésus ; les dimanches, après avoir cueilli des branches d'olivier, les fidèles parcouraient les prés en chantant les laudes que le Frère avait composées , et auxquelles ils adaptaient

I -29

450 DISCOURS XI.

des airs naguère consacrés à des chants frivoles et im- moraux.

On multipliait les œuvres de charité ; on faisait arriver le grain pour diminuer la cherté régnante; on avait fondé un mont-de-piété pour remédier à l'usure; enfin, une quantité de réformes et d'actes du même genre faisaient appliquer à ceux qui les accomplissaient, par les amis de la vie joyeuse {gdi\identi), les sobriquets ironiques de cagots (stroppiccioni), de pleurards (piagnoni) ou de frati.

Savonarole se plaignait que la littérature et les arts eus- sent préféré les voies de Bersabée aux voies de Beth- léem, l'étude du naturalisme et de l'antique au sentiment intime ; de ce qu'on exposât des nudités jusque sur les autels, en même temps que, dans les vers des poètes, les divinités du paganisme et un grossier sensualisme pre- naient la place du Christ et du spiritualisme austère, comme si on eût voulu faire revivre ce qui est mort et pour toujours. Réforme Lcs beaux-arts s'étaient renouvelés, non pas au nom

des

beaux-arts de l'idée, mais par les côtés qui relèvent du praticien, par les beautés plastiques, et on se révoltait contre le moyen âge au nom de la belle antiquité ; on caressa d'a- bord les charmes classiques, puis on oublia le fond pour la forme, et on mit le goût à la place de l'enthou- siasme. Savonarole chercha à fonder des écoles et des confréries pour ramener les beaux-arts dans le sanctuaire ils s'étaient épanouis. Pour cette âme enthousiaste, sous le beau ciel d'Itahe et dans la cité nourricière des arts, combien devait être douce et chère la pensée de les régénérer, et de replacer la beauté au sein de l'éternel, sa véritable source 1 Beaucoup d'artistes avaient été con- veitis par lui ; il ne les poussait pas comme le firent les

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coryphées du protestantisme à détruire, à abolir le beau, mais à consacrer leur pinceau, leur ciseau, leur burin, à des sujets édifiants.

Savonarole osa même tenter par l'amour ce que la co- lère devait réaliser plus tard dans d'autres pays. Les ado- lescents qu'il élevait dans une pieuse austérité, étaient envoyés, par la ville, sous son inspiration, pour se faire remettre les livres impies ou traitant de magie, les images obscènes, les tapisseries aux figures lascives, les poésies amoureuses et les portraits des beautés trop con- nues, et mille autres vanités du même genres Le jeudi gras de 1498, on fit un grand amas de toutes ces choses au milieu de la grande place, et on y mit le feu au son des trompettes et au bruit des chants. Les sages selon le siècle s'en scandalisèrent : ils disaient qu'on aurait pu vendre tout cela et distribuer le prix en charités, « ainsi (remarque Nardi) les sages d'autrefois murmuraient de voir le parfum précieux répandu par une pieuse femme sur les pieds du Christ; ils oubliaient que les philosophes da paganisme et les ordonnateurs des systèmes politiques, Platon en particuher, proscrivaient déjà tout ce qu'inter- dit plus sévèrement la philosophie chrétienne. »

C'était surtout au clergé que s'adressait frère Jérôme Réforme

des

pour lui reprocher son indigne vie, son incrédulité pour mœurs. la présence réelle ou les sentiments indignes que certains de ses membres apportaient à l'autel.

« Reconnais ton iniquité. Église tombée dans la dé- bauche, dit le Seigneur; je t'avais donné des vêtements

(1) Saint Paul à Ephèse, s'étant aussi fait céder les amulettes et les talismans de la Bonne Déesse qu'on y adorait, les livres des mystères, et bien d'autres objets d'un grand prix, valant cinquante mille deniers, les avait fait brûler. {Act. ap., chap. xix.)

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magnifiques, tu en as fait l'objet de ton idolâtrie; tu as bu dans tes coupes l'ivresse de l'orgueil, tu as fait des sacre- ments des moyens de simonie et tu as affiché ta luxure comme une courtisane éhontée; tu es pire qu'une bête, tu es un monstre abominable. Autrefois tu as rougi de tes péchés, mais tu n'en rougis plus à cette heure. Naguère les prêtres appelaient neveux leurs fils, aujourd'hui ils les appellent non plus leurs neveux, mais leurs fils ; des fils partout; tu as fait de ton sanctuaire un lieu public, un antre de débauche partout. Que fait la courtisane? Elle siège sur le trône de Salomon , elle provoque tout venant ; celui qui a de l'argent passe et fait ce qu'il veut; celui qui cherche le bien est jeté dehors. 0 Seigneur, Sei- gneur ! ils ne veulent point que le bien se fasse ; c'est ainsi, ô Église prostituée, que tu as découvert au monde cette hideuse sentine tu es plongée et dont les exhalaisons fétides montent jusqu'au ciel. Tu as multiplié tes fornica- tions en Italie, en France, en Espagne, partout. Voilà que j'étendrai mes mains, dit le Seigneur, je ne viendrai plus vers toi, ribaude, scélérate; mon glaive s'étendra sur tes fils, sur l'antre de tes débauches, sur tes courtisanes, sur tes palais, et je ferai connaître quelle est ma justice. Le ciel, la terre, les anges, les bons, les méchants t'accuse- ront, tu n'auras personne pour toi et je te livrerai aux mains de qui te déteste ^

Et une autre fois : <i Quand je pense à la vie que mènent les prêtres, je ne puis retenir mes larmes. 0 mes frères et mes fils, pleurez sur les maux de l'Eglise, afin que le Sei- gneur appelle les prêtres à la pénitence. La robe du prêtre couvre toute espèce de scélératesses. Son point de départ

(1) Sermons sur Ezéchiel. (Sermon XXII,)

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est à Rome; on y bafoue le Christ et les Saints. Ces prê- tres sont pires que des Turcs, pires que des bœufs. Non- seulement ils ne veulent pas souffrir pour Dieu, mais ils vont jusqu'à trafiquer des sacrements. Aujourd'hui, il y a des courtiers de bénéfices et on les vend au plus offrant. Croyez-vous que Dieu veuille supporter cela plus long- temps ? Malheur ! malheur à l'Italie et à Rome ! Venez, venez, prêtres; venez, mes frères du cloître, voyons si nous pourrons ressusciter un peu l'amour de Dieu'.

Il appliquait au clergé ce qu'Amos disait des prêtres Reproches juifs: « Notre Église, extérieurement, a de belles cérémo- adressait nies pour solenniser les offices ecclésiastiques, avec de ° '

riches ornements, beaucoup de tentures, des chandeliers d'or et d'argent, et tant de beaux calices qu'elle resplendit d'un éclat vraiment royal. Tu vois ces prélats avec des mitres d'or couvertes de pierres précieuses qui étincellent sur leur tête, avec des crosses d'argent et des chapes de bro- cart; ils chantent les vêpres et la messe avec un si grand luxe de cérémonies, d'orgues et de choristes, que tu ea serais stupéfait! Ces hommes paraissent devoir être des modèles de gravité et de dévotion, tu ne crois pas qu'ils puissent errer, et tu te disposes à observer ce qu'ils disent et ce qu'ils font comme parole d'Évangile. On se paye de ces vaines apparences, on est charmé de ces cérémonies et l'on répète que l'Église du Christ n'a jamais été aussi flo- rissante, et que le culte divin n'a jamais été célébré avec autant de pompe qu'à présent; un grand prélat déclare que l'Église ne jouit jamais de pareils honneurs, ni les prélats de tant de considération; qu'on ne pouvait com- parer à ceux-ci leurs devanciers d'autrefois, ces prélats de

(1) Prédications sur l'Exode.

454 DISCOURS XI,

rien, qu'on qualifie ainsi parce qu'ils étaient humbles, pauvres, sans évêché à gros revenus, sans riches abbayes. C'étaient des prélats de rien, il est vrai, quant aux choses temporelles, mais de grands prélats, c'est-à-dire des pré- lats de grande vertu, d'une véritable piété, vénérés par le peuple et exerçant sur son cœur une grande autorité à cause de leurs vertus et des miracles qu'ils accomplis- saient. Aujourd'hui les chrétiens qui sont dans le temple, ne s'y glorifient que de bagatelles; c'est pour elles qu'ils s'exaltent, tressaillent et sautent d'allégresse; mais il leur arrivera ce que j'ai vu à l'avance, et ils seront écrasés sous les ruines de l'édifice : je veux dire que le poids des péchés des personnes ecclésiastiques et des princes sécu- liers retombera sur leur tète et qu'ils périront au milieu de la fête, parce qu'ils mettent trop de confiance dans le toit qui les abrite.

«: Les démons et les prélats puissants, de peur que les peuples ne leur échappent et ne se dérobent à leur obéis- sance, ont fait comme font les tyrans de nos ville»: ils égorgent tous les gens de bien qui craignent Dieu, ou les exilent, ou les abaissent pour les écarter des fonctions publiques, el détournent les esprits des réfoi-mes politiques en introduisant des fêtes nouvelles et des spectacles nou- veaux. La même chose est arrivée dans l'Église du Christ: ils ont chassé les gens de bien, les bons évèques, les bons prédicateurs; ils ne veulent pas que ceux-ci Kouvernent; ensuite ils ont supprimé toutes les bonnes lois, toutes les bonnes c ^utumes qu'avait l'Église, et ils sont allés jusqu'à défendre d'en parler. Va, lis le Décret; combien de belles décisions, combien de beaux règlements sur l'honnételé des clercs, sur les vierges sacrées, sur le sacrement de mariage, sur ce que doivent observer dans leur conduite

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 455

les rois et les princes, sur l'obéissance due aux pasteurs ; va, lis, et tu verras qu'on n'observe rien de ce que le texte impose. On peut brûler le Décret : car déjà il semble qu'il n'existe pas; enfin ils ont introduit leurs fêtes et leurs solennités pour corrompre et détruire les solennités de Dieu et des saints.

« Situ vas vers ces prélats cérémonieux, ils ont les meil- leures et les plus douces paroles que tu aies jamais en- tendues; et si tu te plains auprès d'eux de l'état de l'E- glise de ce temps, ils s'empressent de dire : Père, vous dites vrai, et on ne peut plus vivre, si Dieu n'y met la main. Mais la malice les possède intérieurement, et ils se di- sent ; Faisons des fêtes et des solennités de Dieu les fêtes et les solennités du diable ; introduisons celles-ci par notre auto- ritéy par notre exemple, jusqu'à ce que cessent el disparais- sent les fêles de Dieu, et que tout l'honneur soit pour les fêtes du diable. Ils se disent l'un à l'autre : Que penses-tu de notre foi? quelle opinion en as-tu? Et l'autre répond : Tu m'as Vair d'un fou; c'est une rêverie, c'est l'affaire des femmelettes et des frati. As-tu jamais vu des miracles? Ces frati du matin au soir nous menacent, ils disent : Cela viendra, cela sera, et tous les jours ils nous rompent la tête de leurs prophéties, et tu vois que rien ne s'est accompli de ce que nous avait annoncé celui-là. Dieu n'envoie plus de prophètes, il ne s'entretient plus avec les hommes ; nos faits et gestes sont oubliés : il vaut mieux qu'il en soit ainsi et que nous gouvernions l^Église comme nous avons commencé.

....« Que fais-tu donc, Seigneur? Pourquoi sommeilles- tu? Lève-toi, viens délivrer ton Église des mains des dé- mons, des mains des tyrans, des mains des mauvais pré- lats; ne vois-tu pas qu'elle est remplie d'animaux, remplie de lions, d'ours, de loups, qui l'ont ravagée tout entière?

456 DISCOURS XI.

Ne vois-tu pas notre tribulation? As-tu oublié ton Eglise, et n'as-tu plus de tendresse pour elle? Elle est pourtant ton épouse! Ne la reconnais-tu pas? c'est toujours cette Église pour laquelle tu es descendu dans le sein de Marie, pour laquelle tu as souffert tant d'opprobres, pour la- quelle tu as voulu verser ton sang^ur la croix. Viens et punis ces méchants, confonds-les, humilie-les, afin que nous puissions te servir avec plus de tranquillité ^ »

Il reproche aux ecclésiastiques non la possession des biens temporels, mais le triste usage [qu'ils font de leurs richesses (C). Il résiste II allait jusqu'à la violence quand il s'en prenait aux

et s'attaque . , t^ > t

au pape, vices de Rome, et son langage, a dire vrai, sur ce sujet, différait peu de celui de Luther : bien plus, quelques-uns de ces hommes qui compromettent le bien en l'exagé- rant, firent en ce temps-là frapper des médailles l'on voyait étendue sur Rome une main armée d'un poignard, avec cette légende : Gladius Domini super îerram cito et velociter^.

Cependant les livres des lettrés et les correspondances des marchands de Florence faisaient connaître au loin le nom de Savonarole. « Du fond de l'Allemagne, disait-il « lui-même, il nous arrive des lettres de personnes qui a déclarent adhérer à la nouvelle doctrine. » Il recon- naissait donc lui-même une nouvelle doctrine, qui devenait un titre d'accusation près du pape, lequel était alors Alexandre VI. Celui-ci, dans la crainte d'un schisme, l'avertit plusieurs fois, puis entama un procès d'hérésie et lui interdit la prédication. Savonarole ne

(1) Sermon sur Amos.

(2) Jacobo Pitti, Storie, liv. I, cap. li.

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 457

pensait pas à se séparer de l'Église ; il écrivait au pape : « Que Votre Sainteté daigne m'indiquer ce que je dois « rétracter parmi les choses que j'ai dites ou écrites, et « à l'instant je ferai cette rétractation. » Il n'attaquait donc point l'autorité du chef suprême; mais parce qu'elle était alors dans les mains d'un pontife qui, par ses propres mœurs et celles des siens, souillait la chaire qu'avaient honorée tant de doctes et vertueux devanciers, Savonarole soutenait que son élection était viciée; il bra- vait l'excommunication, prétendant que ce qui est contre la justice n'oblige pas, et que le pape pouvait s'être trompé.

Il écrivit (D) aux princes en les prenant à témoin « in verbo « Domini que cet Alexandre n'est pas un pape et ne peut « être tenu pour tel. C'est pourquoi, laissant de côté l'a- « bominable crime de simonie qui lui a valu le trône pon- « tifical, et qu'il renouvelle tous les jours en vendant les « bénéfices ecclésiastiques , je laisse aussi de côté ses « autres vices notoires : j'affirme qu'il n'est pas chrétien « et qu'il ne croit pas à l'existence de Dieu, » et il exhortait les princes à rassembler un concile dans un lieu convenable et libre, se faisant fort de prouver tout cela.

Alexandre VI voulut encore voir dans sa conduite plutôt un excès de zèle qu'une véritable malice d'intention, et, pour lui laisser ouvert le chemin du repentir, il ne le dé- clara point hérétique, mais seulement suspect d'hérésie. Il chargea la Seigneurie d'obtenir de lui qu'il demandât l'absolution, faisant entendre qu'il ne la lui refuserait pas et que même il lui rendrait, aussitôt après, le droit de prêcher (E).

Mais frère Jérôme, jusque dans son dernier discours, s'écriait : « Il faut se tourner vers le Christ, qui est la

iibS DISCOURS XI:

« cause première, et dire : Sois mon confesseur, mon « évêque et mon pape ; secours l'Église qui tombe en « ruine. Mais, frère, vous battez en brèche la puissance « ecclésiastique. Cela n'est pas vrai ; je me suis toujours <c soumis et je me soumets encore à la correction de l'E- « glise romaine; je ne l'affaiblis en rien, je la fortifie au « contraire. Mais je ne veux point me soumettre à la « puissance de l'Enfer; et toute puissance qui va contre le « bien ne vient pas de Dieu, mais du diable. »

Souvent il répétait qu'un jour il tournerait la clef et crierait: Lazare, veni foras; faisant allusion au concile au- quel il en appelait, et qui non-soulement pour lui, mais pour beaucoup d'autres, était envisagé comme l'unique remède aux désordres de l'Église. Cette proposition de réforme par un concile avait d'autant plus de faveur dans l'opinion, que celui de Constance avait décidé qu'on tiendrait une assem- blée de l'Église tous les dix ans. Dans le procès de Savo- narole se trouve la déposition d'un certain Jean Combi, qui dit : « Il y a quarante jours, me trouvant de loisir à « la maison, j'eus l'idée d'envoyer à l'empereur le livre » du Triomphe de la foi, œuvre du frère Jérôme : j'avais « compris que c'était un beau livre, et je l'envoyais à l'em- « pereur comme à un homme docte qui se plaît à de pâ- te relUes matières. En conséquence, je fis une lettre pour « Sa Majesté, dans laquelle je racontais comment ledit « frère Jérôme était un grand prophète et annonçait les a choses futures, surtout la conversion des Turcs, la ruine « de l'Italie et la rénovation de l'Église; qu'on ne pou- « vait mettre en doute le d«^plorable état de l'Église que « Sa Majesté peut bien connaître, et qu'à Sa Majesté il « appartenait d'y porter remède comme on l'avait fait ft dans le temps passé par le moyen des conciles. Puis

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 459

«r j'allai avec cette lettre à Saint-Marc, non pour trouver « frère Jérôme, mais pour faire traduire ma lettre en latin : « j'y trouvai frère Sylvestre et frère Jérôme Benivieni, à « qui je la lus. Je la laissai à Jérôme Benivieni pour qu'il « la mît en latin, ce qu'il me promit de faire. Trois jours « après je revins à Saint-3Iarc, et l'on me dit d'aller trou- « ver frère Jérôme qui me voulait parler. J'y allai, et, « m'étant agenouillé devant lui , il me dit : J'ai vu ton «projet de lettre à l'empereur : sois content, je n'y vois n^ point de mal; et après avoir réfléchi : Elle est même « de mon goût, il y manque peu de chose, disant encore a qu'il voulait y joindre quelques paroles et me donner « copie d'une lettre qu'il avait écrite au pape, pour que je « l'envoyasse avec la mienne. Et je répondis que je ferais « tout ce qu'il voulait, » eic. Mais comme le frère continuait à ne vouloir reconnaître d'autre autorité que celle de Dieu et de sa propre conscience, excité qu'il était par l'opposi- tion haineuse de certains citoyens de Florence, par la jalousie d'autres moines, surtout de frère Mariano de Genazzano, qui, en prêchant, traitait Savonarole de gros juif, de ribaud, de voleur, le pape lança de nouveau l'ex- communication sur lui pour n'avoir point obéi aux ad- monitions et aux intimations apostoliques; il défendait de l'aider, de le hanter et de l'approuver, attendu qu'il était excommunié et suspect d'hérésie. Ses disciples se proposèrent pour soutenir, même par ses

disciples

l'épreuve du feu, contre les frères Franciscains (F) : Que proposent

/ ^ ' 1 épreuve

l'Eglise de Dieu a besoin d'être régénérée; qu'elle pas- '^^ ^^i'- sera par les verges; qu'après la flagellation, elle et Florence seront régénérées et entreront en pleine pros- périté; 4° que les infidèles se convertiront au Christ; que ces choses s'accompliront de nos jours; que

460 DISCOURS XI.

l'excommunication lancée contre frère Jérôme est nulle ; que ceux-là ne pèchent point, qui n'en tiennent aucun compte.

Si nous nous défendons contre l'enthousiasme que pro- voque en nous, par je ne sais quel mouvement sympa- thique, une âme enthousiaste et surtout la noble et austère figure de Savonarole, que verrons-nous en somme? Le moine soutient que la justice a péri, et qu'en conséquence toute autorité s'est retirée du pouvoir temporel et aussi du spirituel. Mais lui-même par s'érigeait en juge de tous : est-ce que le Saint-Siège n'aurait plus dès lors de compétence supérieure? Non (répond-il), parce que le représentant du Saint-Siège a cessé d'être saint et que la sainteté existe au contraire chez les Piagnoni, que la parole du frère a amenés à l'abstinence, à l'austérité, aux exemples anciens de saint François et des Fraticelles (G).

Pour démontrer que sa mission était supérieure à celle des autres, il fallait des prophéties et des miracles : or ses prophéties démocratiques ne se réalisèrent point; quant aux miracles, Charles VIII, comme le petit peuple, lui en demandaient un% et lorsqu'on lui proposa l'épreuve du feu il ne put l'esquiver, ni la traverser heureusement. Cet échec suffit pour lui faire perdre son crédit et pour changer l'amour fanatique qu'il avait inspiré en haine également fanatique.

La plèbe, à la suite des meneurs de la cité, demande une victime : elle assaille le couvent de Saint-Marc en y portant la violence et la mort; elle arrête frère Jérôme; et celui qu'elle avait jadis adoré, dans sa fureur folle

(i) Le roi lui dit dans leur entrevue : Père, faites-moi un tout petit miracle.

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 461

elle l'accable de soufflets et de crachats, disant : Prophé- tise qui t'a frappé, et, Sauve-toi par un tout petit miracle. Et frère Jérôme s'en allait répétant à ses frères : Souve- nez-vous que vous ne devez pas perdre confiance : l'œuvre du Seigneur s'accomplira toujours, et ma mort ne fera que l'accélérer. On vit éclater la ioie des mauvais prêtres à la pensée , Fin

de savonarole.

qu'il ne les gourmanderait plus; celle des Compagnacci débauchés qui n'avaient plus à craindre ses reproches; celle de certains patriotes qui se vantaient d'avoir fait disparaître le perturbateur de la paix publique. Ses adver- saires, devenus ses juges, l'examinèrent, et comme ils ne trouvaient pas de motifs pour une condamnation, il y en eut un qui s'écria : « Un moine de plus ou moins, en quoi cela importe-t-il? » Mis à la torture, quand on étira ses membres à la corde, le patient, qui était faible de corps et brisé de fatigue, confessa tout ce qu'on voulut : à savoir, qu'il s'était rendu coupable d'hérésie, qu'il avait renié le Christ, qu'il avait feint d'être prophète et révélateur; mais tout aussi- tôt il se rétracta : <>- Je n'ai jamais dit qu'il fallait me « croire inspiré, mais seulement que je m'appuyais sur a les saintes Écritures. Ce n'est pas l'ambition des gloires « de ce monde qui m'animait, je désirais que par mes « efforts se fît la réunion du concile, qui, je l'espérais, « devait déposer bien des prélats et le pape lui-même, et « réformer les mœurs sur l'exemple des temps aposto- « liques. Quant à l'excommunication, bien qu'elle parût «. à plusieurs être entachée de nullité, néanmoins je crus « qu'elle était valable, et j'en tins compte pendant quelque a temps; seulement plus tard, quand il me parut que mon « œuvre s'en allait en ruine, je pris le parti de ne plus « en tenir compte, mais au contraire de la contredire

462 DISCOURS XI.

a ouvertement en paroles et par des faits pour mon hon- « neur et pour ma réputation. »

Soumis de nouveau à la torture, il confessa encore ce qu'on voulut, en déclarant qu'il méritait mille morts (H). Mais, interrogé s'il avait voulu introduire des divisions dans l'Église du Christ : « Jamais ! répondit-il résolument, à moins que vous ne vouliez entendre par certaines règles que j'ai introduites pour soumettre à une obser- vance plus étroite la vie de mes frères. Il est vrai que je n'ai jamais eu peur des excommunications. »

Mais sa mort était un sacrifice demandé à cette maîtresse en tyrannie qui, alors comme aujourd'hui, s'intitulait 1 o- pinion publique, et qui, auparavant, demandait son apo- théose : le vulgaire est toujours le même ! Quand l'assem- blée dite de la Pratica délibéra son sort, au milieu de tant de gens qui avaient la menace à la bouche ou qui tremblaient, il y eut cependant un citoyen, Agnolo Pan- dolphini, qui osa se lever et dire « qu'il lui paraissait « inouï qu'on demandât la mort d'un homme d'un si beau « caractère, qu'à peine on en voyait un semblable par « siècle; d'un homme qui pourrait non-seulement rendre a la foi au monde, si elle venait à s'en retirer, mais encore « les sciences. » Il proposait donc de le retenir en prison et de lui donner toute facihté pour écrire, afin que tout le monde ne perdît pas les produits de son génie.

La Pratica accueillit mal la proposition : elle lui objecta qu'il ne fallait pas se fier aux magistrats à venir qui se renouvelleraient tous les deux mois; qu'il pourrait fort bien arriver que le frère fût rendu à la liberté et jetât de nouveau le désordre dans la cité. Un ennemi mort ne fait plus la guerre : c'est bien l'enseignement de Machiavel et pratique de Saint-Just. Sa condamnation à mort fut

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 463

prononcée par ses concitoyens et confirmée par des com- missaires apostoliques. Il lut placé vivant sur le bûcher, avec deux de ses frères, devant le Palais-Vieux, dont la façade porte encore gravé sur la pierre le décret par lequel il avait fait déclarer Jésus-Christ le seul roi de Florence. Le pape avait envoyé aux condamnés l'absolution, et, par suite, l'assistant leur dit : « Il a plu à Sa Sainteté de vous libérer des peines du purgatoire et de vous accorder l'in- dulgence plénière de tous vos péchés : l'acceptez-vous? »

Les trois condamnés inclinèrent la tête et dirent: Oui. C'est ainsi que, le 23 mai 1498, mourait frère Jérôme, poursuivi par les insultes de la foule, qui se disputait pour mettre le feu au bûcher, comme autrefois pour cueillir les fleurs du rosier sous lequel il prêchait. Il fut outragé même par le bourreau, qui, en le souffletant, pro- voqua les applaudissements de l'assistance. La Seigneu- rie informa, les princes étrangers « que ces trois moines avaient eu une fin digne de leurs détestables séditions. » Mais quoi 1 presque aussitôt après Savonarole fut proclamé un saint et un martyr : les tisons de son biicher, des par- celles de ses ossements, ses cendres étaient conservés, et on les montrait à ceux qui restaient dévoués à sa mémoire, comme aujourd'hui encore on les montre aux curieux; et à chaque anniversaire de sa mort, la jeunesse, pour expier son supplice, semait des fleurs à la place il avait été immolé.

Savonarole fut-il hérétique? Les protestants le repré- son

'■ orthodoxie

sentent comme leur précurseur : ils prétendent qu'il avait ®' enseigné que la justification s'opérait par la foi sans qu'il fût besoin d'y joindre les œuvres, et que l'homme est un instrument passif dans la main de Dieu, qui en fait un élu ou un réprouvé, sans qu'il puisse contribuer lui-même

464 DISCOURS XI.

à son propre salut. Dernièrement Meyer et Rudelbach% avec beaucoup de science, en ont écrit une histoire sur cette donnée; mais, avec le système de modifications et de réticences qu'ils ont adopté, il serait facile de ranger parmi les protestants les chrétiens les plus orthodoxes. En analy- sant ses ouvrages, ils les mutilent ou les torturent de façon à leur faire dire ce qu'ils avaient d'avance entendu en tirer, et surtout à supprimer ce qui leur répugne. Par exemple, pour les trois premières parties de son Triomphe de la croix, les doctrines sont communes aux protestants et à nous autres catholiques. Eh bien! Rudelbach les choisit avec un grand soin, s'ingéniant à extraire de chaque feuillet quelque passage qu'il puisse interpréter dans le sens des protestants ; mais il glisse sur le livre IV, frère Jérôme parle des sacrements en parfait catholique. Meyer ira jusqu'à prétendre que le frère parle bien peu de la Vierge et du purgatoire, mais il ne tient nul compte d'un certain endroit il pousse le culte de la Mère de Dieu jusqu'à friser la superstition, il recommande aux fidèles de venir en aide aux morts, et conclut ainsi : « Celui qui se sépare de la doctrine de l'Église romaine, se sépare du Christ. =•

Dans le fameux Char mystique dont il parle plus d'une fois, il nous représente le Christ victorieux, avec ses plaies sanglantes. L'Homme-Dieu tient d'une main

(1) Fr. Karl Meyer, G. Savonarola, aus grossen Theils handschriftli- chen Quellen dargestellt, Berlin 1836.

Cet ouvrage contient beaucoup de pièces inconnues, et qui plus tard ont été produites par d'autres biographes comme nouvelles.

Rudelbach, IL Savonarola und seine Zeit, aus den Quellen] dargestellt, Hambourg 1835. Cet auteur range parmi les prophètes de la réforme l'abbé Joachim, sainte Brigitte; sainte Catherine de Sienne et d'autres encore.

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 465

les deux Testaments, de l'autre la croix et les instruments de sa passion; à ses pieds sont le calice, l'hostie et les images symboliques des sacrements. Derrière lui, vient la Vierge Marie avec les urnes des martyrs. Le char est traîné par des apôtres, des prédicateurs, des prophètes, et il est suivi par la troupe des fidèles et des martyrs. « De ce char, disait-il, doit nous venir une autre philo- « Sophie dont les maximes suprêmes sont que le Christ « a été crucifié, qu'il a été adoré, et qu'il a converti le « monde; que la Vierge, les martyrs, la sainte Trinité « sont adorés des chrétiens. » Plus d'une fois, Savonarole revient sur la nécessité des œuvres, sur le libre arbitre, sur la coopération de l'homme avec la grâce, et si l'ex- pression n'est pas toujours parfaitement exacte comme le furent depuis les définitions du concile de Trente, il montre assez qu'il pense comme l'Église catholique. Bien que la grâce soit un don gratuit, nous devons nous pré- parer à la recevoir, en nous efforçant de croire, en priant, en faisant des bonnes œuvres*. « Veux-tu recevoir, dit-il, « l'amour de Jésus-Christ? Sois toujours prêt à répondre « à son divin appel. Le Seigneur t'appelle : de ton côté, « fais quelque choses » Et il avait, tout jeune encoT'e, adopté cette parole : « C'est aux œuvres qu'il faut mesurer la science de l'homme *, ^ ce qui prouve combien il était loin de l'attente passive de la grâce.

Dans sa méditation sur le Miserere qu'il composa en prison , il disait : « Je mettrai mon espérance dans le Seigneur et je serai de suite déhvré de toute tribulation. Et par quels mérites? Par les miens? non certes, mais

(1) Sermon IV, p. 237 ; serm. V, p. 246.

(2) Sermon XVI, p. 443.

(3) o Tanto sa ciascuno quanto opéra. »

J— 30

466 DISCOURS XL

par les tiens, ô Seigneur. Je n'offre point ma justice, mais je cherche ta miséricorde. Les Pharisiens se glorifièrent de leur justice; aussi n'ont-ils point celle de Dieu, laquelle nous vient seulement par la grâce : et personne ne sera jamais juste devant Dieu par cela seulement qu'il aura accompli les œuvres de la loi. »

« 0 chevalier du Christ, quelles dispositions de l'âme Œ apportes-tu dans cette bataille? As-tu la foi, ou non?

« Oui, je l'ai.

ce Sache donc que c'est une grande grâce que Dieu « nous fait : car la foi est un don qui nous vient de lui et tt non par notre propre effort; personne ne peut donc s'en « glorifier. »

Ces paroles pourraient paraître affirmer que la justi- fication est indépendante des œuvres : aussi cet opuscule fut-il répandu par Luther en Allemagne en l'année 1523, avec une préface il proclamait Savonarole son précur- seur, bien que, dit-il, il y ait encore de la fange théolo- gique aux pieds de ce saint hommes II ajoutait que ce précurseur avait soutenu « la justification par la foi seule, et que POUR GELA il avait été brûlé par le pape ; mais que le Christ l'avait canonisé, parce qu'il ne s'était pas appuyé sur les vœux, sur le capuchon, sur la règle mo- nastique, mais sur la méditation de l'évangile de la paix, et parce que, revêtu de la cuirasse de la justice, armé du bouclier de la foi, du casque du salut, il s'était enrôlé, non dans l'ordre des Frères Prêcheurs, mais dans la milice de l'Église chrétienne. »

Nous savons que Savonarole ne fut ni brûlé parle pape, ni brûlé pour ce motif; le livre même sur lequel Luther

(1) Yorrede ûher Savo)mrola''s, Auslegung des LI P&alms.

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 467

s'appuyait lui donne un démenti. En effet, d'abord la foi est un don gratuit de Dieu : c'est un sentiment commun à tous les théologiens, c'est aussi la définition du concile de Trente ; puis dans ce même livre Savonarole continue : « Le pécheur obstiné, quelle que soit la grandeur de ses fautes, s'il revient et se convertit à Dieu, sera-t-il accueilli et justifié? N'as-tu pas entendu les paroles du Seigneur'/ Toutes les fois que le pécheur versera des larmes et ressentira la douleur de ses péchés, je ne me souviendrai plus de ses iniquités !... Etes-vous tombé? relevez-vous et la miséri- corde vous ouvrira ses bras. Êtes-vous au fond de l'a- bîme ? criez vers Dieu, et sa miséricorde viendra à votre secours. »

Plus tard, comme son geôlier lui demandait de lui lais- ser quelque souvenir, frère Jérôme écrivit sur la couver- ture d'un livre un règlement de vie {una regola ciel ben vivere), réimprimé bien souvent, il est dit: «La bonne vie dépend tout entière de la grâce ; il faut donc s'efforcer de l'acquérir, et, quand on l'a, de l'augmenter. Elle est certainement un don gratuit de Dieu; mais l'exa- men de nos péchés, la méditation sur la vanité des choses de ce monde, appellent la grâce sur nous ; la confession et la communion nous disposent à la recevoir.... La per- sévérance dans les bonnes œuvres, dans la confession (I) et dans tout ce qui touche à la grâce, est le vrai et sûr moyen de l'augmenter.»

Savonarole était plutôt un mystique ; et si pour le faire apparaître avec ce caractère les passages que nous avons déjà cités ne suffisaient pas, nous en pourrions ajouter d'autres, par exemple celui-ci, il donne cette définition : a L'amour de Jésus-Christ est cette vive affection dans les élans de laquelle le fidèle désire que son âme devienne

468 DISCOURS XI.

comme une partie de l'âme du Christ , et que la vie du Seigneur se reproduise en lui non-seulement par une imitation extérieure, mais encore par une intime et di- vine inspiration. Il voudrait que la doctrine de Jésus- Christ fût en lui chose vivante ; il voudrait souffrir sa passion et s'élever mystiquement avec lui sur la croix. Amour tout-puissant, qu'on ne peut avoir sans la grâce, puisqu'il élève l'homme au-dessus de lui-même et joint la créature finie au Créateur infini'.»

Dans ses interrogatoires, il nie s'être jamais donné comme inspiré ; mais en fait il le laissait croire, usant d'un artifice propre à captiver le peuple quiveut toujours être bercé d'illusions (K). Une fois il monta dans la chaire: (c J'ai à vous révéler un secret céleste que je n'ai encore voulu manifester à qui que ce soit, parce que jusqu'ici je n'en étais pas bien certain. Vous connaissez tous le comte Pic de la Mirandole, mort il y a peu de temps. Je vous annonce que son âme, grâce aux prières de nos frères, grâce aux bonnes œuvres qu'il a faites dans cette vie et grâce aussi à d'autres prières, est dans le purgatoire.» Des traits semblables se retrouvent fréquemment dans sa vie et dans ses discours; il s'attache souvent à des révélations spéciales et à des interprétations nouvelles de certains passages de l'Écriture.

Homme de foi, superstitieux, homme de génie, il sura- bonde de charité; il s'abandonne à l'inspiration person- nelle, bien différent en cela de Luther, qui cherchait sa force dans le raisonnement. On peut trouver des argu- ments pour et contre lui dans ses œuvres, de l'ensemble desquelles il résulte qu'il chercha l'harmonie de la raison

(1) Trattato delV amore di Gesù-Cristo. Firenze, 1492.

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 469

avec la foi, et de la religion catholique avec les franchises politiques.

Il n'attaque en aucune façon l'autorité du Saint-Siège, bien qu'il fût en lutte avec celui qui, prétendait-il, l'occu- pait illégitimement, et bien qu'il fît contre lui appel au futur concile appelé à réformer l'Église légitimement. Enivré d'orgueil par les applaudissements de ses partisans et aiguillonné par les attaques de ses adversaires, il dépassa la mesure ; mais il poursuivait son œuvre avec une cons- cience pure et sans ambition personnelle ; il chercha à répandre ses idées, non par la violence, mais par l'in- fluence de l'exemple, comme un homme qui croyait à la puissance de la vérité. Il disait : <t Je suis entré dans le « cloître pour apprendre à souffrir, et quand les souffrances « sont venues me visiter, je les ai étudiées, et elles m'ont «appris à aimer toujours, à toujours pardonner.» Mais comme si Dieu se fût interposé entre sa pensée et sa personne, il subordonna la prudence humaine à l'inspi- ration ; il crut pouvoir conduire le peuple par la passion, et par les cris d'éloquence qu'il faisait retentir jusque sur les places publiques : il succomba dans cette entreprise, comme il arrive toujours. Mais il n'y a d'hérétique que celui qui s'obstine dans une opinion contraire à un point de foi défini par l'Église. La renommée de Savonarole se balance en quelque sorte entre le ciel et l'enfer ; mais sa fin fut déplorée par tout le monde, et ceux-là mêmes qui l'avaient provoquée donnèrent l'exemple ie ce retour à la justice. A Santa Maria Novella et à San Marco, il a été peint avec les attributs de la sainteté, et Raphaël l'a placé dans les chambres du Vatican au milieu des docteurs de l'Église. Son portrait, ses médailles, furent conservés et vénérés non-seulement par les /?c?èie5 qui, à Florence, continuèrent

470 DISCOURS XI.

à lutter contre la dépravation et la servitude qu'elle en- gendre, mais encore par de grands saints. acculateurs ^^ ^^^^> ■'^ sévère Âmbroise Catarino publia à Venise apo^iogis^tes. un discours contre la doctrine et ksprophéties de frère Jérôme Savonarole, dédié au cardinal del Monte, il relève plu- sieurs propositions qu'il croit opposées au dogme catho- lique, «• et il déclare combattre, non Savonarole, jugé « plutôt digne de compassion que de blâme, mais sa doc- « trine et ses erreurs, qui vivent encore dans les souve- « nirs de ceux qui, non sans scandale et non sans péril « pour leurs âmes, ont eu foi en lui. »

Ce fut peut-être sur cette dénonciation que ses ensei- gnements furent soumis à l'examen, sous Paul IV, et quand la commission en lisait quelques passages devant ce pontife, il s'écriait : « Mais c'est un Martin Luther ! c'est une doctrine pestilentielle. » Cependant, après un examen approfondi, on ne frappa de censure que quinze de ses sermons et le Dialogue de la Vérité prophétique. Le Père Paolino Bernardini de Lucques, fondateur de la congrégation de Sainte-Catherine de Sienne, composa Narration et discours sur les grandes contradictions soulevées à propos des œuvres duR. P. frère Jérôme, il soutient que la doctrine du Dominicain « ne pouvait être déclarée ni hé- rétique, ni schismatique, ni même erronée, ni scanda- leuse. » Dans Vindex du concile de Trente , ses livres figurent seulement donec emendati prodeant, c'est-à-dire comme n'étant entachés que d'erreurs accidentelles. On a dit que Clément VIII, en 1598, fit vœu, s'il réussissait à prendre Ferrare, de canoniser Savonarole. Serafino Raz- zi, dominicain de Florence, enthousiaste de Savonarole, demanda plusieurs fois au pape cette canonisation ; il écri- vit aussi une vie du frère; puis, voyant que l'afiaire traî-

ALEXANDRE VI ET SAVONAROLE. 471

nait en longueur, il acheta un âne, et, bien que septua- génaire, il se rendit à Rome l'année du jubilé. Mais le pape, effrayé du nombre et de la qualité des contradic- teurs, ne voulut pas seulement le voir, et ne lui permit pas d'imprimer cette vie. Ce fut en vain que les Domini- cains préparèrent un office propre de Savonarole (L). Si le philosophe Naudet l'appelait l'Arius et le Mahomet moderne, le pieux père Touron l'appelait un envoyé de Dieu ; saint Philippe de Néri et sainte Catherine de Ricci le vénéraient comme un bienheureux, et Benoît XIY le disait digne d'être canonisé. En résumé, il fut un croyant du moyen âge, et non un rationaliste du quinzième siècle. Il représente l'élégie du passé plutôt que la trompette de l'avenir; mais quant au dessein d'associer la morale avec la politique, ses disciples vivent encore aujourd'hui, et ils combattent un bon combat (M).

Aucun deâ adhérents de frère Jérôme ne figura parmi les disciples de Luther, ou parmi les traîtres à la cause de la liberté dans la patrie. Michel-Ange, qui élevait des bastions pour la défense de cette patrie, et à Rome le plus grand temple qu'eût jamais le christianisme, professa pour le frère une constante vénération. Machiavel, qui ne s'aventurait pas à soutenir des opinions contraires aux iaées courantes, commença par admirer Savonarole : il s'en moqua plus tard, quand il eut développé sa politique sans Dieu, sans Providence, sans moralité; sa croyance à une perversité innée sans l'exphcation du péché origi- nel et sans la Rédemption , et quand il voulut faire espé- rer la régénération de l'Italie, non-seulement sans le concours de l'Église , mais en dépit de l'Église ; en un mot, quand il eut formulé une doctrine diamétralement contraire à celle de Savonarole.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS XI.

(A) Les inclinations d'Alexandre VI étaient connues à l'a- vance ; aussi, lors de sou élection, Pierre Martyr d'Anghiera écrivait au cardinal Sforza : « Hoc habeto, princeps illustrissime, non placuisse meis regibus (Ferdinand et Isabelle d'Espagne) pontificatum ad Alexandrum, quamvis eorum ditionarium, per- venisse ; verentur namque ne illius cupiditas, ne ambitio, ne (quod gravius) mollities filialis christianam religionem in praeceps tra- hat. » Lettre 119 de l'édition d'Amsterdam, 1670.

(B) M. Chantrel, dans l'Histoire populaire des papes , s'est attaché à disculper Alexandre VI, en montrant que sa vie ne fut pas scandaleuse, même avant son avènement au trône ponti- fical, et, qu'elle fut toujours édifiante après cet avènement; qu'il fut un grand roi et un grand pontife ; que les accusations qu'on lui a prodiguées manquent de fondement, et retombent sur les historiens menteurs, malveillants, hostiles au pape ou au pouvoir sacré qu'il représente.

On peut voir dans le même sens VHistoire d'Alexandre VI de l'abbé Jorry, et un article de la Revue de Dublin de janvier 1859. Un ami me prévient que dans les lettres inédites d'Alberoni, on trouve un jugement sur Alexandre VI qui s'accorde en substance avec celui que j'ai exprimé. Benoit XIV, dans sa correspondance confidentielle avec Alberoni , son légat à Bologne en 1740, lui manifeste l'intention de corriger divers abus, et avant tout de ré- former le pays ruiné depuis dix ans par les fêtes mondaines et les réjouissances publiques (lettre de Castelgandolfo du 18 oct. de la même année). Alberoni, en demandant que cette réforme ne devint pas une occasion de recourir à des remèdes trop contraires au caractère de Sa Sainteté, ne se déclara pas moins tout prêt, en homme résolu qu'il était, h. seconder une aussi sainte résolution, ajoutant que le besoin de cette réforme était universellement senti par tous les honnêtes gens, à Rome et au dehors (lettre d'Al- beroni, datée de Bologne du 25 octobre 17^1). Le pape lut

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XI. 473

peut-être, sans trop y faire attention, la lettre d'Alberoni dans une assemblée ovi se trouvaient probablement certaines personnes qui avaient besoin de subir cette réforme, et on se récria contre l'impu- dence qui avait osé écrire de telles choses à un tel pape, comme si son pontificat ressemblait à celui d'Alexandre VI. Ce n'est pas ici le lieu de transcrire la longue et véhémente réponse d'Albe- roni à Benoit XIV, datée du 8 novembre, mais sur le point parti- culier il s'exprime ainsi : a Je ne sais comment on a pu faire « intervenir, à propos de ce que j'ai dit, Alexandre VI. Mais s'il Œ fallait parler de son pontificat, on pourrait dire que ce fut un (t mélange de vices et de vertus: que les premiers furent les fautes « d'un homme privé, mais que les secondes furent les qualités « éminentes d'un souverain ayant une grande portée d'esprit. Tel Œ il apparaît dans ses fameuses Bulles, je ne dis pas dans des Epi- <r taphes, ces Bulles dignes d'une mémoire et d'une vénération c éternelles; et entre tant d'autres actes héroïques, je citerai la tt restitution des Romagnes faite au Saint-Siège par leurs tyrans, « cette conquête qui tout entière fut due au courage, à la prudence 0 et à la conduite habile d'Alexandre VI. s

(G) cO fière, tu veux dire que l'Église ne peut posséder des biens temporels ! Ceci serait une hérésie. Et je ne le dis pas, moi : car qui croirait, si on ne pouvait en posséder, que saint Sylvestre en eût acceptés et que saint Grégoire eût confirmé cette possession. Nous soumettons à la sainte Église romaine la question de savoir ce qui vaut mieux, ou d'en avoir ou de n'en point avoir. C'est une grande question, puisque nous voyons qu'elle a fait le mal pour avoir ces richesses, et il n'est pas besoin de le prouver. Répondons, en conséquence, non pas en termes absolus, comme le marin qui ne veut pas jeter les richesses à la mer, mais qui veut fuir le péril, et disons que l'Église sans ri- chesses serait dans une situation meilleure, puisqu'elle serait en union avec Dieu. » {Sur Ezéchiel.)

a Le pape est Dieu sur la terre, il est vicaire de Jésus-Christ. Cela est vrai, mais Dieu et le Christ nous commandent d'aimer notre prochain et de faire le bien. Si donc le pape te commandait des choses contraires à la charité et si tu les faisais, alors ce serait vouloir que le pape fit plus que ne fait Dieu. Le pape peut se tromper, non-seulement par suite de fausses informations, mais quelquefois aussi parce qu'il prend en haine la charité. Ce qui a tant corrompu l'Église , c'est le pouvoir temporel : quand l'Église était pauvre, alors elle était sainte; mais, quand on lui

474 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XI.

eut donné le pouTOir temporel, elle tomba dans la poussière des. richesses et des affaires terrestres, et elle commença à sentir en. elle l'aiguillon de l'orgueil.... Concile veut dire assemblée de l'Église, c'est-à-dire la réunion de tous les bons abbés , prélats et séculiers qui la composent. Mais remarquons qu'on n'appelle proprement l'Église qu'une réunion des fidèles réside la grâce du Saint-Esprit. Or, aujourd'hui oîi est la réunion qui présente ce caractère? Peut-être. l'Église ainsi définie se réduit-elle à. quelque pauvre homme... Dans le concile, il en est qui tranchent du réformateur et qui réforment des choses justes. Dans le con- cile, il faut des réformateurs qui provoquent les réformes que demande la justice. Dans le concile, on doit châtier le mauvais prêtre , déposer Tévêque simoniaque ou schismatique. Oh! com- bien seraient déposés ! Peut-être n'en resterait-il plus un seul. Priez le Seigneur que le concile puisse se réunir une fois pour protéger et aider celui qui veut faire le bien et pour combattre les méchants. » (Sermons de l'an 1498 sur l'Exode.)

(D) ('. N'as-tu pas peur ? Non , je n'ai pas peur pour moi qu'on veut excommunier, parce que je ne fais point le mal. Lais- sez parvenir cette excommunication partout et au grand jour. Ouvrez-lui les portes. Je veux répondre, et si je ne vous étonne point, dites alors ce que vous en pensez ! Je ferai pâlir tant de visages ici et là, que vous serez frappés de leur nombre, et je prononcerai une parole qui fera trembler , qui ébranlera le. monde. ..Si j'avais voulu vivre en flatteur, je ne serais pas aujour- d'hui à Florence, je ne porterais pas un froc en lambeaux, et je pourrais me tirer de ce péril. Mais, Seigneur, je ne veux pas tout cela; je veux seulement ta croix : fais-moi persécuter, je te demande la grâce de ne pas mourir dans mon lit, mais de verser mon sang pour toi, comme tuas versé le tien pour moi. » (Sur Ezé- chiel^ sermon xxviii.)

(E) Le pape disait à Bonsi, l'ambassadeur de Florence : « J'ai lu les prédications de votre moine et j'ai parlé avec des gens c( qui l'ont entendu. Il ose dire que le pape est une barre de fer « brisée ; il taxe d'hérésie quiconque croit à la valeur de l'ex- (( communication, et dit que pour lui, plutôt que de demander « l'absolution, il consentirait à aller en enfer. Il a été excommu- « nié, non point à l'instigation d'une personne quelconque, ni sur « de fausses indications, mais pour sa désobéissance à l'ordre « que nous lui avons donné de se réunir à la congrégation tos- « cano-romaine. Nous ne le condamnons certes point pour ses

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XI. 475

« bonnes œuvres, mais nous voulons qu'il vienne nous demander « pardon de son orgueil remuant, et nous lui accorderons volon- « tiers ce pardon, quand il aura fait acte d'humilité à nos pieds. »

(F) « Anno Domini MCCCCIIC. Dilectis filiis guardiano et fratribus D. Francisci ad Sanctum Miniatum extra muros Floren- tinorum, OrdinisFratrumMinorum de observantia nuncupitorum, Aleïander Papa sextus.

Œ Diiecti filii, salutem et apostolicam benedictionem. Relatum nobis fuit quod apostolico zelo veritatis et justitise accensi, ac pronostro, ethujus'sanctee Sedis honore contra perniciosum dog- ma falsamque doctrinam perditionis filii Hieronymi Savonarolae Ordinis fratrum predicatorum , ac populi seductionem multis ac veris conclusionibus et argumentis sœpius publiée ac privatim predicaveritis , ac eo fervoris et studii processeritis ut , pro sustinendis vestris veris rectisque argumentationibus, et ipsius Hieronymi pertinacia convincenda , non defuerit ex vobis qui etiam se in ignem projicere proposuerit. Laudamus certe devotionem vestram ac tam pium tamquam religiosum ac vene- randum opus quod procul dubio nulla poterit oblivione deleri : Nobis vero et ipsi Sedi ita gratum et acceptum ut gratins et acceptius esse non possit. Hortamur et monemus vos in Domino, ut eodem tenore pergentes adversus ipsius errorum reliquias, si quae supersint, et coniplicem perseverare velitis, ut exinde a Deo et hac sancta Sede mérita condigna consequi possitis. Dat. Romas apud S. Petrum sub annulo Piscatoris, xi die aprilis 1498, Pontificatus nostri anno sexto. »

«Dilecto filio Francisco Apuliensi, Ordinis fratrum Minorum de observantia nuncupatorum professori, Alexander Papa sextus.

(cDilecte fili, salutem et apostolicam benedictionem. Intelleximus quanto fervore pro veritate et justitia, proque nostro ac hujus sanctae Sedis honore nuperprasdicaverisverbum divinum in civi- tate ista florentina adversus falsum et perniciosum dogma ini- quitatis filii Hieronymae Savonarole, qui prius suis demeritis excommunicatus, ausu sacrilego quam plurima scandalosa et heresim sapientia tam diu disseminare tam publiée non erubue- rat. Fecisti profecto opus valde meritorium, ac maxima laude dignum, ac quale religiosum virum decebat, quod nobis et toti sacro venerabilium fratrum uostrorum Sanclse Romanse Ecclesise cardinalium coUegio mirifice complacuit. De qua devotione te plurimum commendamus, momentes et exhortantes ut, si quid forsitan reliquarum deinceps tanli ac nefarii erroris supersit,

476 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XI.

in tam bono ac pio instituto perseverare, ac illud eodem veritatis mucrone reiundere cures, ita ut majores in dies ac uberiores fructus in agro dominico producens, nostram et ipsius Sedisbene- dictionem et gratiam valeas promereri. Datae Romae apud S, Pe- trum l'i98, xi aprilis, Pontificatus nostri aano sexto. »

(G.) Les Fraticelles n'étaient peut-être pas tout à fait disparus de Florence. A la bibliothèque Magliabecc hiana (mss. G. 3. 368), 'on trouve une longue lettre de à.onGiovanni délie Celle, écrite contre eux, avec une réponse assez développée faite au nom des Frati- celles qui au fond accusent l'Église, comme plus tard le fit Lu- ther, d'être tombée dans les voies de l'erreur. « Eux seuls dans « leur petit nombre ont conservé le dépôt de la vérité. Le chemin i( du ciel est étroit, il ne faut donc pas s'étonner qu'ils soient en « si petit nombre ; leurs accusateurs pèchent contre la charité. »

Le manuscrit 11 de la classe XXXIV de la collection de cette même bibliothèque, contient plusieurs écrits contre les Fraticelles dits de l'Opinion , lesquels écrits émanent principalement de l'évêque Ortano, qui dit avoir été envoyé avec l'archevêque de Milan et d'autres évêquespour discuter contre eux, surtout contre ceux qui s'étaient montrés aux environs d'Assise et qui avaient pris pour chef un certain Nicolas de Marano, dans la campagne du Picenum.

(H) Il n'est pas besoin de oommenter ce passage du procès : Jussus expoliari. « Or ça, écoutez-moi... Dieu, tu m'as saisi (il ff s'agenouille). Je confesse que j'ai renié le Christ. J'ai débité (t bien des mensonges, seigneurs de Florence ; je l'ai renié par a. peur des tourments. Je vous prends à témoin. Si je dois souf- a frir, je veux souffrir pour la vérité. Ce que j'ai dit, je le tenais « de Dieu. Dieu, tu m'as imposé la pénitence pour t'a voir renié ; « je la mérite. Je t'ai renié, je t'ai renié, je t'ai renié par peur <r des tourments. (Il s'était agenouillé et montrait son bras gau- c che qui était comme désarticulé.) Jésus, aide-moi. Cette fois « tu m'as saisi. »

(I) a On a coutume de dire que depuis saint Charles seule- ce ment, et après l'institution des clercs réguliers, on vit s'étendre « l'usage des confessions fréquentes et l'établissement des con- « fessionnaux dans les églises.... Dans le procès, frère Jérôme (c disait : « Quant aux confesseurs, j'en mettrai beaucoup à Saint- « Marc, en les encourageant à beaucoup confesser : non pour « connaître d'eux les confessions, ils ne l'eussent point fait sous « la menace des peines les plus terribles, et j'eusse perdu tout

NOTES ET. ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XI. 477

« crédit sur eux; car si je leur eusse demandé une pareille for- « faiture, j'aurais manifesté un cœur perverti ; mais je le faisais « pour avoir un plus grand concours de fidèles, pour alimenter a l'ardeur de nos amis pour notre œuvre, et aussi pour rendre « plus étroite leur union. »

(K) Voici quelques-unes de ses paroles : « Si un ange de Dieu venait un jour me contredire, ne le croyez pas, car c'est Dieu lui-même qui a parlé. » (Sermon du 11 février 1497.)

Et dans le dialogue de la Vérité prophétique^ nous lisons :

Savonargle. Oui, je suis prophète. Et puisque vos raisonne- ments m'y forcent, je confesse, non sans humilité, non sans avoir la conscience de mon indigence, que j'ai été établi de Dieu par son libre don et non pour aucun mérite qui m'appartint précé- demment.

Uria. Prends garde de parler ainsi, non par humilité, mais bien plutôt par arrogance I

Savonargle. Je ne m'attribue rien qui ne soit vrai, et je n'hésite pas à avouer que j'ai reçu ce don, puisque je l'ai reçu pour la gloire de Dieu et pour le salut du prochain.

(L) L'Office propre de Jérôme Savonarole et de ses compa- gnons, écrit dans le xvi" siècle, a été publié pour la première fois par les soins du'comte C. Capponi , SLYec une introduction de Cesare Guasti. Prato, 1860.

Le manuscrit 34 de la classe XXXIV de la collection de la biblio- thèque Magliabecchiana contient un recueil des jugements portés par divers sur la vie et les doctrines de Savonarole. La trace profonde que laissa le Frère est attestée par le nombre infini d'écrits inspirés par lui qui se trouvent dans toutes les bibliothèques de Florence; on les compte par centaines. Nous citerons le ma- nuscrit 7 de la classe XXXIV de la Magliabecchiana, qui contient Vulnera diligentis, par Benedetto de Florence, 'véritable apo- théose de Savonarole. A la première page, l'auteur fait cette re- commandation : hoc non publicetur volumen, nisi post mortem illius decimi (Léon X), de quo scriptumest : Léo in quinto rugilu morietur, plius Sodoma' . . .. Detur Adriano VI. P. M., afin que celte œuvre chré- tienne échappe aux mains des brûleurs et des persécuteurs de la vérité.

(M) Dans l'histoire des Italiens, je me suis étendu sur Savona- role, examinant s'il fut un martyr de la vérité qu'il aurait annoncée à l'avance, s'il fut prophète, s'il fut grand patriote, grand démo- crate, ou bien s'il fut au contraire un halluciné et uu imposteur.

478 KOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XI.

On a publié récemment beaucoup d'ouvrages sur son compte, et parmi ceux qu'il faut surtout citer l^Storiadi Girolamo Savonarola^ par Villari (1859) et la Storia del Convento di San Marco ^ par le Père Marchese. {Note de Vauteur.)

Nous croyons devoir reproduire ici le jugement qu'a porté sur Savonarole, dans son Histoire d'Italie^ l'illustre César Balbo (voir p. 11, t. II de la traduction, par M. Jules Amigues).

« Savonarole est pour les uns un saint, pour les autres un héréti- que, précurseur de Luther, pour d'autres encore un héros de liber- té. Il ne fut rien de tout cela ; les véritables saints ne profanent pas le temple en y agitant des intérêts humains ; les véritables hérétiques ne meurent pas dans le sein de l'Église, comme, tout persécuté qu'il fut, y mourut Savonarole ; les véritables héros de liberté sont plus graves et plus sûrs d'eux-mêmes, et ne s'égarent pas comme lui dans des désordres scandaleux. Savonarole fut simplement un enthousiaste de bonne foi et qui eût pu rendre des services si, se tenant dans son rôle ecclésiastique, il se fût con- tenté de prêcher contre la croissante corruption qui envahissait l'Italie en démence. »

A ce jugement, il faut ajouter, selon nous, que Savonarole fut un moine sans esprit d'obéissance et sans humilité.

{Nu te des Traducteurs.)

DISCOURS XII.

Jules n. Conciles de Pise et de Latran.

Alexandre VI venait de mourir, non point dans les Juies n. circonstances racontées par les chroniqueurs d'alors et parles romanciers d'aujourd'hui (A), mais frappé subi- tement par la mort au milieu de ses trames ambitieuses. Il se préparait à faire de son fils le souverain de la Roma- gne, des xMarches et de l'Ombrie, comme aussi à garantir à l'Église la possession de ses domaines contre les usur- pations des petits tyrans, en y introduisant une admi- nistration pacifique et régulière. Le duc de Valentinois, même après la mort de son père, n'abandonna point l'en- treprise. Les crimes et les trahisons, tels étaient pour lui les moyens de faire ritalie, et s'appuyant comme un sou- verain moderne sur ses soldats , il assiégea le conclave pour lui imposer sa volonté; mais le peuple, soulevé, le chassa, et l'assemblée des cardinaux décida unanimement que le nouveau pape devrait convoquer un concile dans les deux ans qui suivraient son élection. Pie III, de la famille des Piccolomini de Sienne, qui fut élu comme successeur d'Alexandre (1513), s'empressa de se concerter à cet effet avec les puissances, dans le but de réformer l'Éghse, en commençant (il le disait ouvertement) par la Cour romaine. Mais après un règne de vingt-sept jours, il mourut, et eut pour successeur Jules II, de Gênes, qui,

480 DISCOURS XII.

étant cardinal de la Rovère, avait été grand ennemi d'Alexandre VI, sous le pontiflcat duquel il s'était tou- jours tenu en armes et sur la défensive. Il apporta sur la chaire pontificale la conviction que cette chaire ne pouvait s'affermir que si on afïermissait le domaine tem- porel. Sixte IV et Alexandre VI avaient visé à la grandeur de leur maison , l'ambition de Jules II fut de travailler à la grandeur de l'Église, de la constituer arbitre entre l'Es- pagne et la France , et d'user les forces de ces deux puissances pour les expulser d'Italie. Il fait arrêter le re- doutable duc de Valentinois, et l'oblige à céder à l'Église les pays qu'avec d'autres il lui avait enlevés; il reprend Bologne aux Bentivoglio, Pérouse auxBaglioni; il se fait rendre par les Vénitiens Rimini,Ravenne, Faenza et Cer- via; il acquiert la possession d'Urbin sans coup férir, et place l'Église dans la situation la plus forte qu'elle eut jamais. Il laissait aux villes soumises leurs antiques pri- vilèges, leur en concédait de nouveaux et les constituait en communes indépendantes, à l'instar de celles de la Vé- nétie, les corporations de nobles, de bourgeois, d'arti- sans, se tenaient mutuellement en respect. A Rome il y avait chaque jour des agressions et des homicides, il n'était pas rare d'assister à de vraies batailles, Jules II mit fin au désordre en imposant et en exigeant le dé- sarmement général. La noblesse romaine était divisée entre les deux factions guelfe et gibeline ; généralement les Orsini, les Savelii et le peuple tenaient pour la bannière des guelfes : les Golonna, les Conti et les préfets du Bourg pourcelle des gibelins. Ils s'assemblèrent tous auGapitole, et se juièreiit la paix, déclarant que i pour la perpé- tuelle tt mémorable damnation et infamie de ceux qui l'enfreindraitnt, il serait permis de les représenter en

JULES II. 481

peinture la tête en bas, comme il est d'usage pour les traîtres perfides et cruels, sur les murs faisant face au Capitole, et sur d'autres places publiques fréquentées par le peuple, comme pour transmettre à la postérité un té- moignage et un monument de leur vie scélérate *. » Guer- rier comme un prélat de l'an mil, père de ses soldats, violent par nature, il ne dissimulait pas ses passions, quoique ne se laissant pas dominer par elles; hardi dans ses projets, prudent dans le choix des moyens d'exécu- tion, patient dans les revers, intrépide en face du danger, Jules II avait reçu le pays dans un état de désordre com- plet: il sut remettre les barons au frein de l'obéissance, et comprima la plèbe ; véritable héros, si l'armure et les allures d'un guerrier avaient pu s'allier avec le titre de successeur du pacifique pêcheur de Galilée. Louis XII fît une descente en Italie pour venger Charles VIII; mais Jules parvint à repousser les Français, et défendit une fois de plus Tindépendance italienne. Il disait : « Je voudrais réunir la patrie commune sous un seul maître, et ce maître doit être à perpétuité le pontife romain; mais je souffre en songeant que je ns pourrai atteindre le but, à cause du poids des années que je sens sur ma tête ; cette pensée que je ne pourrai accomplir pour la gloire de l'Italie tout ce que j'aurais désiré pour elle , me déchire le cœur ^. »

Pour nous, envoyant un pape obligé de camper en per- sonne sous le feu des canons ennemis, nous comprenons que nous sommes arrivés à une époque bien différente de celle la simple parole de Grégoire VII amenait les

(1) Ratti, Délia famiglia Sforza, 283.

(2) Journal de Paris Grassi, 18.

1 31

482 DISCOURS XII.

rois humiliés à venir du fond de la Saxe, pieds nus, baiser sa mule au château de Canossa. Il n'est point de mal que n'aient dit de Jules II Guichardin, Budée, Erasme, Hutten (B) et la tourbe qui les suit. Mais qui se montra jamais aussi large que ce pape pour les dépenses afTec- tées à de splendides travaux? 11 embellit l'église des Saints-Apôtres; il construisit un palais à côté de Saint - Pierre in Vincoli; il agrandit le Musée pour y placer les chefs-d'œuvre de l'art et y joindre une imprimerie; il créa la rue Giulia et la rue des Banchi avec la fontaine qui portait l'inscription : « Ilalia Ubcrata, » et dans ce môme quartier, la Monnaie se frappent les Jules. Comme il ne restait, de toutes les richesses hydrauliques léguées à Rome par l'antiquité, que la fontaine de VAgua Yergine^ le pape fît amener une autre source au jardin du Vatican, et jeta sur cette colline les fondations de la plus vaste église du monde, en abattant l'antique basilique, pleine de souvenirs sacrés (G), pour ériger en la place un temple nouveau et d'une magnificence incomparable. Michel- Ange évalue à 100 000 écus la dépense de son tombeau. 'c Je t'en donnerai 200 000, » répond le pape, et il pres- crivit à l'artiste d'en faire le monument le plus remar- quable du monde. Il reconstruisit et entoura de murs fortifiés Givita-Vecchia et Ostie, faisant décorer de nobles peintures le château de cette ville, ainsi que celui de Grottaferrata, En résumé, Charles Fea put soutenir cette opinion, que le siècle aui?ait plutôt s'appeler du nom de .Tules que de celui de Léon X. Conciliabule Quaut à ce qui touche la partie ecclésiastique de son ^^\Voa pontificat, il ne fit point de cardinaux de familles riches, ii'hym. et publia une célèbre constitution contre les élections simoniaques. Il avait pris, lui aussi, lors du conclave,

JULES II. 483

l'engagement de réunir un concile dans l'espace de deux ans ; mais tandis qu'il en fut distrait par d'autres occupa- tions; les cardinaux Borgia, Carvajal et Briçonnet pres- sèrent ie roi de France de le réunir. On vit alors un étrange scandale offert par les partis : on vit le chef de l'Église combattant avec les armes mondaines, et le roi de France retournant contre lui les armes spirituelles. Les évêques de ce royaume furent d'abord convoqués à Orléans, puis à Tours (15 10); Louis XII leur posa des question s, auxquelles ils répondirent que le pape n'avait pas le droit de faire la guerre aux princes étrangers; que ceux-ci, pour répa- rer les conséquences d une injuste agression, pouvaient même envahir momentanément les possessions terri- toriales de l'Église et refuser obéissance au pape ennemi, pour défendre leurs droits temporels; qu'en ce qui con- cerne les aiTaires ecclésiastiques, il suffisait de s'en tenir au vieux droit canonique, sans faire cas des censures pon- tificales (septembre 1511).

Les cardinaux, s'étant mis d'accord aussi avec Maximi- lien, l'empereur élu del'AllemagnejOrdonnèrentla réunion d'un concile à Pise, comme un remède nécessaire pour réprimer les écarts de ce pape, dont la volonté ne connais- sait pas de frein, et contre les censures de qui ils pro- testaient par anticipation. On devine quelle fut la colère de Jules II! Il annonça au monde que les événements poli- tiques l'avaient seuls empêché jusqu'ici de convoquer le ooncile,mais qu'ill'ouvriraità Rome pour le 1" avril 1512. Les prélats français s'aperçurent qu'ils devenaient de purs instruments de la politique et de l'animosité du roi; néanmoins, toujours vassaux du pouvoir, ils le favorisaient dans ses vues ; mais ils se trouvèrent presque seuls à l'ouverture du concile qui eut lieu à Pise,

484 DISCOURS XII.

le 5 novembre. On y protesta qu'on ne se séparerait pas tant que la réforme de l'Église ne serait point ac- complie dans son chef et dans ses membres, et tant que la paix ne serait pas rétablie en Europe. En atten- dant, on prenait pour base les règles mêmes édictées par le concile de Bâle, on cherchait à réintégrer au sein de l'Église le gouvernement aristocratique, et on confir- mait le décret du concile de Constance qui reconnaissait le concile supérieur au pape.

Malgré le respect qu'on semblait professer encore pour le pontife, la chrétienté était menacée de voir se re- nouveler le grand schisme. Heureusement cette opinion trouva peu d'adhérents. Aucun prélat d'Allemagne ne vint à Pise, malgré les instances de Maximilien, qui envoyait des circulaires remplies de ses doléances. Il disait que, chaque année, on prélevait sur la nation alle- mande d'énormes sommes d'argent pour alimenter le lUxe de la cour de Rome, et que c'était un abus auquel le futur concile aurait le pouvoir et la volonté de porter remède. En général, on considérait le synode comme un conciliabule; le peuple de Pise accueillit les prélats avec des sifflets ; les Florentins virent d'un mauvais œil celte assemblée se tenir dans leur pays, oii elle semait la dis- corde. On dut la transférer à Milan. aussi, l'opinion po- pulaire lui fut contraire; et, lorsqu'un des prélats qui en faisaient partie venait à entrer dans une église, on suspen- dait les cérémonies sacrées. A cette même époque, lorsque, à la bataille de Ravenne, le cardinal Jean de Médicis, plus tard pape sous le nom de Léon X, fut fait pri- sonnier par les Français , on vit les officiers se presser en foule à ses pieds, implorer de lui l'absolution pour avoir fait la guerre contre le pape, et le supplier de lais-

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ser donner la sépulture ecclésiastique à leurs camarades morts en combattant.

Sur ces entrefaites, la fortune des armes avait changé : l'armée pontificale , soutenue par les Suisses, avait ex- pulsé les Français de la Romagne, et les poursuivait en Lombardie, si bien que les prélats durent émigrer de Milan à Asti, puis à Lyon. Ils continuèrent à appeler leur assemblée concile œcuménique ; mais ils ne firent rien autre chose que de demander des subsides au clergé fran- çais.

Jules II avait rejeté tout accord avec le conciliabule : drutràn. il déposa et excommunia les cardinaux désobéissants, mit en interdit toute la France, et principalement la ville de Lyon. Il ouvrit ensuite un concile le 10 mai au palais de Lalran, se réunirent, dès le commence- ment, quinze cardinaux et soixante-dix-neuf évêques (nombre qui fut ensuite porté à cent vingt), presque tous Italiens. Les cinq premières sessions qui se tinrent du vivant de Jules II , se bornèrent à condamner le con- ciliabule.

A peine Léon X lui eut-il succédé comme pape, qu'il se fit préparer des appartements au palais de Latran, voulant assister en personne aux discussions du concile. Lorsque, le 6 avril 1513, s'ouvrit la sixième session, ses exhortations tendirent par-dessus tout au rétablissement de la paix entre les princes chrétiens, et il promit de ne pas clore les délibérations avant d'avoir atteint complè- tement ce but. De son côté, Louis XII, qui, par animosité contre Jules II, avait accueilli les Pères du conciliabule de Pise après leur dispersion, maintenant « vaincu par les importunités de sa femme et par les remontrances de ses sujets, que celle-ci provoquait de toutes parts,

486 DISCOURS XII.

cessa de les favoriser, et fit adhésion au concile de Latran, les chefs du schisme se présentèrent pour implorer un pardon, qui leur fut accordé. » Décrets Comme dans les autres conciles, il y eut dans celui-

de

réforme, ci uuc commission instituée pour la réforme ; on fit une proposition formelle pour corriger les abus, et pour ra- mener le clergé à la primitive observance des canons ^ Le moine Egidius Ganisius, de Viterbe, fameux prédi- cateur, dans son discours d'ouverture, s'écriait : œ Peut-on « voir aujourd'hui, sans verser des larmes, les désordres « et la corruption du siècle pervers dans lequel nous vi- te vons, le dérèglement monstrueux qui règne dans les <c mœurs, l'ambition, l'impudicité, le libertinage et l'im- « piété qui triomphent dans le lieu saint, d'où ces vices « devraient être éternellement bannis? »

Dans la neuvième session, Antoine Pucci célébrait l'ex- cellence de l'Église, dans le but de rendre plus manifeste le devoir de la ramener à sa pureté primitive; et tous, mais lui bien plus énergiquement encore, déploraient les obstacles que cette réforme rencontrait dans les inimitiés des princes chrétiens, qui, regorgeant de richesses, de population, d'armes, de vigueur et de génie, ne songeaient qu'à bouleverser le monde parleurs hostilités réciproques, par les invasionsjles incursions, le pillage, l'incendie et le meurtre d'innombrables adorateurs du Christ. « 0 cœurs affamés des rois, ne serez-vous jamais rassasiés des en- trailles innocentes des peuples 1 ô terre altérée, ne cesse- ras-tu pas de t'abreuver au fleuve fumant du sang chré- tien ! 0 rage insensée des démons, n'es-tu pas encore sa-

(1) Cupientes, quatenus nobis ex alto promittitur, ea jam nimium invalentia mala corrigere, ac pleraqae in pristinam sacrorum canonum oLservanliam reducere. (Sessio X, BuUa reformalionis.)

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tisfaitede tant d'hécatombes humaines ! Depuis vingt ans, cinq cent mille chrétiens ont été égorgés par le fer, et vous avez encore faim? et vous avez encore soif de sang? » Mais un mal pire encore, c'est, déclarait-il, d'a- voir provoqué la colère de Dieu par tant de fautes , et de ne pouvoir étouffer la guerre étrangère , tant que vous n'aurez pas étouffé cette guerre intérieure que vous livrent vos vices : « Voyez le siècle, voyez les cloî- tres, voyez le sanctuaire ; quels énormes abus à corriger ! Il faut commencer par la maison de Dieu, mais ne pas s'arrêter là^ »

Les décrets de ce concile furent marqués au coin de la prudence autant qu'à celui de la sévérité. Ils prescrivaient de n'élever à la dignité du sacerdoce que des personnes d'un âge mùr, de mœurs exemplaires et ayant l'amour de l'étude. Le concile, décidé à opérer une réforme uni- verselle, à purger le champ du Seigneur, et à recomman- der à ses ministres de le bien cultiver, ne dissimule pas que chaque jour il reçoit des plaintes contre les exac- tions des officiers de la cour romaine : aussi se prononce- t-il pour la modération des taxes, des émoluments, des régales, des revenus, s'en référant aux antiques coutumes et à l'institution première des offices-.

On proposa d'enlever aux Ordres mendiants les nom- breux privilèges qui leur sont dévolus en vertu la bulle Mare magnum : on n'osa pas aller si loin ; mais on décida qu'ils ne pourraient prêcher sans avoir préalablement subi de la part de leur supérieur un examen conscien- cieux, portant sur l'honnêteté de leur vie, sur leur â'^^e, leur savoir, leur probité, leur prudence et les exemples qu'ils

(1) Labbe, Conc. , t. XIV, 232. (2) Session VII.

488 DISCOURS XII.

donnaient^ On leur recommandait en outre de ne point prendre pour sujet de leurs prédications des superstitions ou des révélations; de ne pas y introduire des descrip- tions de faits imaginaires, mais d'enseigner la vérité évangélique et l'Écriture sainte', d'après l'interpréta- tion des docteurs approuvée par l'Église ou par l'usage constant, sans y ajouter le moindre détail contraire ou dissonnant (D). On défendait aux maîtres de borner exclu- sivement leur enseignement aux auteurs classiques, on leur recommandait d'y mêler les préceptes divins, les articles de foi, les hymnes, les psaumes et les vies des saints.

On condamna les philosophes qui prétendent que l'âme est mortelle et qu'il n'y en a qu'une seule pour tous les hommes, tandis que Clément V, au concile de Vienne, avait déclaré, « que l'âme est vraiment et essentiellement la forme du corps humain ; qu'elle est immortelle et mul- tiple selon le nombre des corps dans lesquels elle est ré- pandue. ^ Toutefois le pontife engageait les professeurs à ne pas agiter de vaines questions sur la nature de l'âme, même sur son immortalité en la démontrant selon les principes de la science; il recommandait d'étudier plus la théologie que la philosophie platonicienne, ajoutant que celui-là seul qui connaîtrait la théologie entrerait dans le sacerdoce, cette carrière l'on doit vivre dans la so- briété, la chasteté, la piété, et s'abstenir non-seulement du mal, mais des apparences du mal. La maison des cardinaux doit être commue l'asile et le refuge de tous les hommes savants et vertueux, celui des pauvres au cœur noble et aux mœurs honnêtes ; leur table, simple et frugale; pas

(1) Session XI.

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de luxe ni d'avarice ; un petit nombre de domestiques vi- gilants, dont il faut châtier les désordres, et récompenser la bonne conduite. Les prêtres en exercice ne doivent point s'adonner à des occupations abjectes. On ne doit point prêter l'oreille à ceux qui viennent solliciter des emplois, mais bien à ceux qui demandent justice; les prê- tres doivent toujours être prêts à soutenir la cause du pauvre et celle de l'orphelin. S'ils ont des parents qui sont dans le besoin, il est juste qu'ils leur viennent en aide, mais jamais aux dépens de l'Église. Les évêques feront exécuter les décisions du concile, et devront, au moins tous les trois ans, tenir des synodes diocésains pour déci- der des cas de conscience et des controverses. Ils réside- ront dans leur diocèse, ou ils en confieront l'administra- tion à des personnes vertueuses ; ils devront le visiter au moins chaque année pour s'enquérir des besoins, et châ- tier les mœurs du clergé. A leur mort, ils n'oublieront point que lÉglise qu'ils ont administrée a droit à leur re- connaissance ; et qu'ils ne doivent avoir que de modestes funérailles, parce que le bien qu'ils laissent appartient aux pauvres ^

Parmi les différents sujets qui furent traités dans ce concile, il y en eut un aussi neuf qu'important, la presse, la force la plus puissante et l'instrument le plus formidable, après la parole, que Dieu ait mis à la disposi- tion de l'homme. Les papes en avaient favorisé la diffu- sion, ainsi que nous l'avons dit, et Alexandre VI {Inter multiplias) reconnaissait « comme étant de la plus haute utilité que tout ce qui concerne les saines connaissances et la saine morale fût mis enjumière par l'écriture et les

(1) Voyez toute la session IX.

490 DISCOURS XII.

caractères imprimés qui fixent la vérité, de manière à la mettre sous les yeux des hommes que séparent entre eux les dislances les plus lointaines dans le temps et dans l'espace. » Mais les hommes lettrés et les princes ne tar- dèrent pas à s'apercevoir que si l'imprimerie pouvait ser- vir cl l'édification, elle menaçait de devenir un danger pour la foi, pour les mœurs, pour la réputation du pro- chain. C'est pourquoi le concile rendit le décret suivant : « La presse, qui s'est perfectionnée de nos jours, grâce à la protection divine, est un moyen très-opportun d'exer- cer les intelligences, et déformer des érudits que nous nous réjouissons de voir abonder dans l'Église. Cepen- dant nous savons que beaucoup gémissent de voir im- primer des œuvres qui contiennent des erreurs et des dogmes pernicieux, et des injures contre des personnes même élevées en dignité, en sorte qu'il y a des livres qui, au lieu de servir d'édification, corrompent et la foi et les mœurs. Afin donc qu'un art si heureusement inventé pour la gloire de Dieu, pour l'exaltation de la foi, et la pro- pagation des sciences utiles, ne devienne poisitune pierre d'achoppement pour les fidèles, et désirant qu'il prospère d'autant plus qu'on apportera plus de vigilance à en sur- veiller l'emploi, nous prescrivons qu'aucun ouvrage ne puisse être publié, si auparavant il n'a été revu par le maître du sacré palais ou par les évêques, qui y apposeront leur propre signature gratuitement et sans retard. » C'é- taient des mesures de protection qu'une barbarie déguisée devait plus tard renverser , pour laisser les vérités les plus respectables comme les droits les plus sacrés à la merci d'une vile troupe d'écrivains de bas étage, si bien qu'un pontife dut s'écrier : « Nous sommes saisi d'horreur en voyant de quelles monstrueuses doctrines,

JULES II. 491

bien plus de quelles prodigieuses erreurs nous sommes inondés par ce déluge de livres, d'opuscules et d'écrits de tous genres, dont la déplorable éruption a répandu l'abomination sur la surface de la terre. » (E.)

Sur ces entrefaites, Léon X et François P' faisaient un concordat à Bologne (1515), qui dérogeait à une foule de privilèges que la cour de France prétendait exercer dans les élections des prélats conformément à la pragmatique sanction; concordat qui, comme un nouveau triomphe de l'Église romaine, fut aussitôt approuvé par le concile de Latran.

Ce concile avait donc, paraît-il, atteint le but qu'il s'était proposé, puisque le schisme n'existait plus, que la France était rentrée sous l'obéissance du pape et que les réformes avaient été entreprises : aussi se sépara-t-il le 16 mars 1517. Mais le cardinal de Vio, général des Domi- nicains, sentajit comme un tourbillon dans l'air, insistait pour que les prélats ne se séparassent pas.

Ceux qui ne pourront nier ces faits, pourront répéter cette phrase que la lâcheté des hommes de nos jours a prononcée si souvent : « Trop tard. »

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS XII.

(A) Il n'est pas jusqu'à Voltaire, le calomniateur par excel- lence, qui ne reproche à Guichardin d'avoir trompé l'Europe sur les circonstances de la mort d'Alexandre VI, et d'avoir trop écouté sa haine personnelle. Ainsi, lisons-nous dans Isl Dissertation sur la mort de Henri 7F, il oppose non pas aux assertions, mais aux insinuations de Bembo, de Paul Jove, de Tommasi et de Gui- chardin les arguments du bon sens : « Le pape avait quatre-vingt- sept ans, il était très-riche, il lui importait de se conserver l'amitié des cardinaux, plutôt que de s'attirer leur inimitié, en ayant re- cours à un empoisonnement qui devait soulever bien des clameurs; et en déflnitive, ce charlatan de Burckard n'en dit pas mot. »

(B) Les entreprises de Jules II excitèrent la bile d'Ulrich de Hutten :

Hoc mens illa hominum, partira sortita Deorum, Et pars ipsa Dei patitur se errore teneri ? Ut scelere iste latro pollutus Julius omni. Gui velit occludat cœlum, rursusque recludat Gui velit, et possit momento quemque beatum Efficere aut contra, quantum quiscumque bene egit, Et vixit bene, si lubeat, detrudere possit Ad stygiaspœnas, et Averni Tartara ditis, Et quod non habet ipse, aliis divendere cœlum.... Et nunc ille vagus sparsit promissa per orbem Qui cedem et furias, scelerataque castra sequantur Se duce, ut bis cœlum pateat. Qua fraude, tôt urbes Et totperdidit ille duces, tôt millia morti Tradidit, et puisa induxit bella aciia pace, Tranquillumque diu discordibus induit armis Et scelere implevit mundum, fas omne nefasque Miscuit

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XII. 493

Naufraga direpti finxit matrimonia Pétri Vindice se bello asserere, atque ulciscier armis. (C) Tous les hommes pieux en éprouvèrent du déplaisir. Qua in re adverses pêne habuit cunctorum ordinum homines, et praesertim cardinales, non quod novam non cuperent basilicam magnificentissimam extrui, sed quia antiquam toto terrarum orbe venerabilem, tôt sanctorum sepulcris augustissimara, tôt celeberrimis in ea gestis insignem, funditus deleri ingemiscant. (Panvinio, ap. Fea, Note concernant Raphaël, 41.)

(D) Mandantes omnibus ut evangelicam veritatem et sanc- tam Scripturam, juxta declarationem, interpretationem et am- pliationem doctorum, quos Ecclesia vel usus diuturnus approba- vit, legendosque hactenus recepit, et in posterum recipiet, prae- dicent, explanent : nec quidquam ejus proprio sensui contrariura ant dissonum adjiciant, sed illis semper insistant quae ab ipsius sanctse Scripturae verbis et prsefatorura doctorum interpretalioni- bus, rite etsane intellectis, non discordant.

(E) Encyclique Mirari vos de Grégoire XVI. Ces précau- tions n'étaient point inconnues à l'antiquité païenne. Valère Maxime (lib. VI, cap. m) raconte que, Archiloque ayant publié des poëmes qui offensaient la pudeur, les Spartiates les firent transporter loin de la ville, pour empêcher une lecture plus propre à corrompre les mœurs qu'à orner les intelligences. Gicéron di- sait de certains poètes : « Voyez quels maux ils occasionnent: ils amollissent les âmes ; ils étouffent tout penchant à la vertu ; » Ovide lui-même dissuadait de lire les livres obscènes : i Eloquar invitus ; teneros ne tange poetas. » Plus tard Marc, Ulpien a dit : « Lorsque dans un legs testamentaire on trouve des livres dan- gereux, le juge doit, sur l'avis d'un homme prudent et honnête, faire disparaître ce qui deviendrait une source de corruption. On peut voir d'autres exemples dans Gretser, De jure et more prohibendi Itbros inalos. On peut consulter aussi F. A. Zaccaria, Storia polemica délia proibizione de libri. Roma 1797.

DISGOURS XIII.

Léon X. Splendeur profane du pontificat.

A cette entrevue de Bologne entre Léon X et François I'% Entrevue

° _ de Bologne.

outre les hommages qu'on a coutume de rendre au saint- père, tels que de baiser sa mule, de lui tenir l'étrier, de conduire son cheval par la bride, et même de porter la queue de sa robe, le roi de France se tint à genoux tout le temps de la messe, à laquelle Léon X communia de sa main les gentilshommes français de la suite du roi. Mais la foule de ceux-ci était si considérable, qu'un officier s'écria : a Saint-père, puisque je ne puis vous faire en- tendre ma confession, ni recevoir la communion de vos mains, je m'accuserai publiquement d'avoir combattu de toutes mes forces contre Jules IL » Le roi ajouta qu'il se trouvait dans le même cas ; mais il chercha à s'en excu- ser, en disant que ce pontife avait été un des plus grands adversaires qu'eût jamais eu leur nation. Tous les Fran- çais s'accusèrent ainsi à haute voix de la môme faute, et le pape leur donna à tous l'absolution.

Ce roi chevalier, qui eut pour champions des cheva- liers comme Gaston de Foix et Bayard sans peur et sans reproches, avait rendu volontairement au pape la ville de Modène, et lui avait cédé par suite des vicissitudes de la guerre Parme et Plaisance, en sorte que le domaine temporel de la papauté comprenait les légations de Pé-

496 DISCOURS XIII.

rouse (Ombrie), de la Romagne, de Bologne, de Spolète avec la Marche d'Ancône, et le duché de Bénévent enclavé dans le royaume de Naples; en résumé les plus belles contrées de l'Italie depuis le jusqu'à Terracine. Ces pays fertiles, bien que quelques-uns d'entre eux fussent infectés par la malaria, étaient à l'abri des attaques de l'étranger et enrichis par les produits agricoles, par les mines et par l'alun ; sans compter le commerce, dont le siège était principalement à Anccne; ils l'étaient en outre par l'affluence des étrangers qui y répandaient l'or. Le pape ne retirait pas de ses États plus de 18 000 écus d'or, et pourtant il pouvait y lever cinq mille fantassins et quatre mille chevaux, outre les recrues que devaient lui fournir ses vassaux, et douze galères : aussi l'auto- , rite, désormais organisée pour contenir dans le respect les feudataires et les petits tyrans des diverses cités, ne se sentait plus embarrassée dans sa marche, et n'était plus jalousée, parce qu'elle laissait aux communes leur libre activité.

Il est bien vrai qu'Alexandre VI, en voulant soumettre les petits tyrans de la Romagne, s'était fait de chacun d'eux un ennemi, qui, en la personne du souverain de la Romagne, blasphémait le chef de l'Église; puis Jules II par ses prétentions hautaines avait suscité des résistances sérieuses et des railleries insolentes; mais elles n'étaient guère plus gênantes que ne le sont aujourd'hui les oppo- sitions de nos parlements modernes. Le pape possédait en outre le comtat Venaissin en Provence et la ville d'Avi- gnon ; les rois de Naples et de Sicile lui faisaient hommage de leur couronne, et le pontife empêchait leur réunion à l'empire pour ne pas mettre en danger l'indépendance italienne. Qui pourrait calculer l'argent qui arrivait à

LÉON X. 497

Rome de toutes les parties du monde, soit pour dispenses, soit pour déchéances, réserves, expectatives et revenus de bénéfices (A), soit pour expéditions de bulles et investi- tures, soit enfin pour l'élection de presque tous les pré- lats?

Quel devait être le spectacle qu'offrait Rome, lorsqu'elle splendeur était placée au sommet de la société chrétienne par ses ^°'"^- souvenirs et par ses grandeurs; alors qu'elle était pour ainsi dire la seconde patrie de tous, le point de départ de l'histoire de chaque nation? On peut en juger, au- jourd'hui que, restée en arrière de la civilisation conven- tionnelle d'autres pays, elle montre encore l'origina- lité des mœurs et du caractère, la fierté chez le peuple, la dignité jusque dans les écarts, et en môme temps la piété, l'amour de la famille, et une noble simplicité, qui composent un ensemble inexplicable, en face duquel une armée victorieuse ou la révolution subversive n'ose pas franchir les murailles de la Ville éternelle. Que devait- elle être alors que les idées du moyen âge étaient en pleine vigueur? On savait que de Rome étaient partis les missionnaires pour conquérir au christianisme et à la civilisation l'Europe tout entière et le nouveau monde ; que c'était d'elle qu'étaient venus les décrets qui rom- pirent les chaînes de la servitude; d'elle enfin que pro- venaient les aumônes pour toute espèce de besoins, qu'elle pouvait satisfaire grâce aux revenus qui lui arri- vaient de tous les pays.

L'année sainte du jubilé de 1500 fut célébrée avec une , pompe sans pareille : le pape démolit de sa main la porte Sainte, après que durant trois jours toutes les cloches de la ville eurent fait entendre leurs carillons de fête ; d'in- nombrables pèlerins vinrent de France, d'Allemagne et de

1 32

498 DISCOURS XIII.

Bohême pour demander l'absolution des censures qu'ils avaient encourues, pour avoir adopté les hérésies des Hussites et autres semblables. On dut, pour suffire àla cir- culation des pieux étrangers qui accouraient en foule à la basilique Vaticane, ouvrir une nouvelle rue qu'on appelle encore Is Borgonuovo^ et, le concours ne cessant pas, on fut amené à prolonger le temps des indulgences. Les plus grandes solennités qui sont encore en usage pour cette fonction sacrée datent de ce jubilé, ainsi que l'usage de l'accorder l'année suivante à tout l'univers ca- tholique.

Sur ces entrefaites, on découvrit; avec un nouveau passage vers l'extrême Orient, l'Amérique et les îles de l'Océan; le premier or qu'on en tira, fut envoyé à Rome, à titre de prémices pour la divinité, et le pape le fit employer à dorer le plafond de la basilique Libé- rienne. On profita du second voyage de Christophe Co- lomb pour expédier une colonie de bénédictins, char- gés d'annoncer la foi aux peuples nouveaux; bientôt après, Alexandre Giraldini d'Âmelia fut envoyé comme premier évêque à Saint-Domingue; et on apportait aux populations des pays nouvellement découverts une noti- fication où , après avoir déclaré que les nations sont sœurs comme étant sorties d'une même souche, on exposait que Dieu avait établi saint Pierre comme le chef de la race humaine, « avait soumis à sa juridic- tion le monde entier, lui avait ordonné de fixer soii siège à Rome, et lui avait accordé le pouvoir d'étendre son autorité sur toutes les autres parties du monde, de gouverner et de juger tous les Chrétiens, les Hé- breux, les Maures, les Gentils, les hommes de touîe croyance; qu'enfin ce chef est nommé pape, ce qui veut

LÉON X. 499

dire père commun des fidèles, et leur défenseur : il re- présente cette puissance admirable, qui se perpétuera dans tous les siècles des siècles. »

Comme il pouvait naître un conflit entre les deux na- tions qui avaient participé aux découvertes, sur le point de démarcation entre les possessions de l'une et celles de l'autre dans les régions nouvelles , cette importante déci- sion fut déférée au pape Alexandre VI , qui traça de sa propre main sur la carte une méridienne, assignant à l'Espagne les domaines situés à l'occident de cette ligne, et au Portugal ceux situés au levante Sublime concep- tion 1 le pontife qui divise le monde pour empêcher la guerre, ou qui, à la suite de ces audacieux explorateurs, de ces avides négociants, de ces sanguinaires conquérants, envoie une milice sans armes, chargée de faire des mis- sions, de convertir, de baptiser, de civiliser. Plus tard, au temps de Léon ■X,de pauvres dominicains venaient à Rome pour dénoncer au père des fidèles les barbares traite- ments que les conquérants faisaient endurer aux Indiens, et réclamer pour ceux-ci les droits de frères en Jésus- Christ.

Restaurateur du saint empire romain, dont il devait fondre les deux puissances dans la commune sujétion à la loi divine; rempart opposé à l'invasion de l'islam, ayant pour mission de faire respecter la morale éternelle, le Saint-Siège était parvenu à sauver l'inviolabilité du mariage et la dignité de la famille du danger que leur avaient fait courir les caprices voluptueux des rois; il avait pu également affermir la discipline sacerdotale.

(1) On conserve cette carte au musée Borgia, avec la linea vaticcna tracée de la main même d'Alexandre VI.

Mœurs (le Léon X.

50O DISCOURS XIII.

compromise sous le régime féodal par le contact et le mé- lange avec les intérêts des seigneurs, mais quant aux relations d'État à État, et à celles de l'État avec l'Église, il n'avait pu les établir sur une base solide et incontestée, grâce aux empêchements que lui suscitèrent la hiérarchie féodale, l'oUgarchie des communes, et les coutumes du Nord qui avaient généralement prévalu. Il restait donc un défaut dans la forme contingente de ce christianisme pra- tique, tout puissant dans la vie, profondément humain , propagateur de l'art, doué d'une expansion pleine de sen- timents, ami de la pauvreté, de l'obéissance et de la fidé- lité; qui reconnaît dans le monde le gouvernement de la Providence, et sait inspirer aux hommes, outre la con- fiance en Dieu, la confiance envers le prochain; de ce christianisme qui proclame, qui croit qu'un aliment mor- tel peut être transformé en une nourriture et en un breu- vage de vie éternelle.

L'Église n'étouffait pas l'activité de la pensée et l'exer- cice de la raison; mais elle protégeait les dogmes, et l'on ne tarda pas à reconnaître qu'avec eux elle protégeait la vérité et le droit. La longue durée est l'ennemi inévitable de toutes les institutions : on oublia que le christianisme avait guéri les désordres impies de la civilisation antique, on jugea à propos d'y revenir; le dogme tint bon, mais l'autorité ne put empêcher les évolutions de la société. De l'âge croyant on passa à l'âge politique, malgré les efforts que fit Rome pour s'y opposer, en concentrant ses pouvoirs.

On voyait alors assis sur la chaire de Saint-Pierre Léon X, rejeton d'une famille de marchands, possédant de grandes richesses, habituée à de larges dépenses, et à déployer une grande pompe, non moins qu'à protéger les sciences et les lettres. Lui-même, élève de Politien, de

LÉON X. 501

Démétrius Cbalcondyle, de Bolzani, à la fleur de l'âge, d'une intelligence cultivée, d'un caractère aimable, aspi- rant aux voluptés de l'esprit, aimait à se voir entouré de visages satisfaits, et à entendre tout le monde célébrer les félicités de son règne. Pour son exaltation, on dépensa 100 000 écus à orner les rues de riches tentures; pa- reille somme fut consacrée avenir en aide aux pauvres. Ayant pris les habitudes des cours et des camps, il a de la peine à se faire au maintien ecclésiastique, il déconcerte son maître de cérémonies , en sortant sans rochet et quelquefois même avec des bottes; Cervetri et la villa Magliana sur le Tibre le voient souvent chasser à cheval pendant des journées entières, et Bolsena le voit pêcher; chaque année le pape fait venir de Sienne la compagnie des artistes dramatiques des Rozzi pour représenter des comédies ; il fait de la musique, et suit à mi-voix l'air que l'on chante. Il a pour convives habituels un fils de Poggio, un chevalier Brandini, un frère Mariano, qui d'une bou- chée vous avale un pigeon, et absorbe jusqu'à quarante œufs dans le même repas ; il a aussi d'autres joyeux com- pagnons qui inventent des bons mots et des mots bizarres, et qui se prêtent de bonne grâce à tous les mauvais tours que leur jouent le pape et ses familiers. Un Florentin de la famille des Nobili, surnommé le Maure, « grand bouffon, le plus gourmand et le plus grand mangeur de son temps, avait reçu du pape à titre d'entrée en charge une rente de 200 écus pour le récompenser de sa gloutonnerie et de son bavardage » (Ser. Cambi). Après souper, le pape gardait avec lui six ou sept cardinaux de ses plus intimes amis, avec lesquels il jouait aux cartes, et soit qu'il gagnât, soit qu'il perdît, il jetait des poignées de florins aux spectateurs.

502 DISCOURS xm.

Il aime les lettres ; mais au lieu de les respecter comme des matrones, il les caresse comme des courtisanes ; il décerne le titre d'archipoëte à l'improvisateur Camille Querno, grand mangeur, grand buveur, qui s'était pré- senté à lui avec son poëme de vingt mille vers, Y Aies- siade, et qui était chargé de le divertir pendant les repas par ses jeux de mots. Voit-il quelqu'un pris de vanité? Il l'enfle encore davantage en l'accablant d'honneurs et de démonstrations respectueuses, jusqu'à ce que le va- niteux soit devenu la risée universelle , comme il advint à son vieux secrétaire Tarascon, auquel il avait fait croire qu'il était devenu tout à coup grand musicien; ce- lui-ci se mit en conséquence à débiter des théories ex- travagantes, et mourut fou. De même, Barabello, abbé de Gaëte, fut tellement accablé de compliments sur son ta- lent poétique qu'il se crut un nouveau Pétrarque, et Léon voulut le couronner. 11 le fit monter sur un éléphant que lui avait donné Emmanuel de Portugal, avec la toge pal- mée et le laticlave des triomphateurs, et l'envoya ainsi par- courir les rues de Rome toute parée comme pour une fête; on n'épargna dans cette circonstance aucune dépense pour ce méchant poète qui reçut auGapitoledes honneurs qu'on ne rendit pas à l'Arioste. Le pape se divertis- sait d'une autre façon avec les poètes Jean Gazzoldo et Jérôme Britonio; ce dernier reçut un jour la bastonnade par son ordre pour avoir fait de mauvais vers.

Ces divertissements et autres semblables, auxquels Léon X prenait plaisir, ont été décrits par Paul Jove, évêque de Nocera, avec une gaieté, qui est encore caracté- ristique dans la personne d'un prélat; de même nous de- vons remarquer la conclusion à laquelle il arrive, à savoir que « ces manières sont dignes d'un prince noble et heu-

LÉON X, 503

reusement doué, bien que les gens austères les désapprou- vent dans un pape. »

La cour se modelait sur ce type . Le cardinal Bibiena se fit bâtir sur le Vatican une petite villa, Raphaël pei- gnit des fresques voluptueuses; il était le surintendant des pompes de la cour; il présidait aux réjouissances du carnaval, aux mascarades;. ce fut encore lui qui persuada au pape de faire représenter la Mandragore de Machiavel, et sa propre comédie, intitulée la Calandra (l'Alouette), véritables scènes de mauvais lieux, auxquelles assistèrent dans une loge séparée Léon X, Isabelle d'Esté et les dames les plus élégantes de l'Italie (B). Qui, plus que le cardinal Bibiena, compromit dans des folies les plus sérieux personnages? (C) 11 se félicitait que Julien de Médicis eût amené à Rome la princesse sa femme, et « Dieu soit loué maintenant, dit toute la ville, car il ne manquait plus qu'une cour de dames, et en voici une dans la personne de cette princesse, qui fera de la cour de Rome une perfection'. »

A côté d'eux, monseigneur Jean délia Casa composait des chapitres d'une monstrueuse lubricité, et dem.andait le chapeau de cardinal, non pas pour ses vertus person- nelles, mais « en récompense de la fidélité constante et du dévouement sincère et exclusif qu'il avait montré comme très-humble serviteur des Farnèse. » Conséquents avec leurs écrits, ces mêmes hommes, et Bembo (D) et le cardinal Hippolyte d'Esté, avouaient publiquement leurs enfants naturels.

C'est ainsi que la société ecclésiastique badinait avec le scepticisme qui faisait invasion de toutes parts, ne s'aper-

(1) Lett. di Principi a Principi, vol. I, 46.

504 DISCOURS XIII.

cevant pas de l'abîme qu'elle creusait elle-même sous ses pieds. On ne permettait pas alors qu'aucune gêne, qu'au- cun bruit vînt troubler les fêtes de l'art; c'est ainsi que jadis les Corybantes dansaient autour de Jupiter enfant pour qu'on n'entendît point ses vagissements. L'autorité croyait puiser la force dans la beauté, en s'appuyant sur Raphaël et Michel- Ange, surl'Arioste et sur Bembo. L'amour Modèle de cet épicuréisme raffiné et de cette recrudes-

dubeau .. .1 , ^ ,

prévaut conce païenne , que nous avons attribues a son époque,

sur

l'amour Léon X vovait s'éclipser dans l'éclat du beau le sentiment

du bien.

du juste. « Considérant que l'Arioste a écrit en prose et en vers dans le langage vulgaire un ouvrage intitulé le Roland furieux, auquel il a donné une forme badine, mais en lui consacrant de longues études, de longues réflexions et de nombreuses veilles; considérant la magnificence de son génie, et sa piété envers sa famille, » Léon X trouve tout naturel que l'auteur soit assuré de son gain, et puisse en faire tirer d'autres éditions après l'avoir cor- rigé (E) : de telle sorte qu'il menace de l'excommuni- cation quiconque réimprimerait ce poëme, dont il ac- cepte la dédicace, ainsi que celle de V Itinéraire de Rutilius Numatianus% un des derniers représentants acharnés du paganisme contre le christianisme naissant; il juge fa- vorablement les annotations d'Érasme sur le Nouveau Testament, qui furent plus tard mises à l'index, et accepte la dédicace du livre de Hufcten sur la donation de Cons- tantin, ouvrage dans lequel Luther prétend avoir puisé

(1) Cet Itinéraire ou récit en vers clégiaques d'un voyage de Rome dans les Gaules, fait et publié au V siècle, respire en effet l'amour de la vieille Rome et la haine contenue du christianisme ; nous ne pos- sédons que le premier livre et soixante-deux vers du second. L'auteur, à Toulouse ou à Poitiers, fut maître des offices, puis préfet de Rome sous Honorius, en 417. (Note des traducteurs.)

LÉON X. 505

tout son courage; enfin il concède à Aide Manuce le pri- vilège d'éditer les insolentes Epistolx ohscurorum virorum de Hutten.

Cette idolâtrie pour le beau et pour une littérature toute sensuelle et sans aucune tendance spirituaiiste, était en faveur dans toute la cour. Quand le poëte Accolti, sur- nommé V Unique, récitait des vers, à Rome on fermait les boutiques ; lorsqu'on exhuma au jardin de Titus un groupe, que Sadolet reconnut bientôt pour être le Lao- coon, décrit par Pline, toutes les cloches furent mises en branle, et l'on conduisit à travers les rues de Rome cette statue avec les cérémonies qu'on réservait jadis pour l'accompagnement des insignes reliques, en y faisant in- tervenir les décorations de feuillage, les sons de la mu- sique et les chants des poètes. On improvisait des fêtes à l'occasion de-s guerriers et des artistes, des prélats et des princes, des courtisanes et des saints. Jean Coriccio, cha- que année le jour de Sainte-Anne, réunissait dans sa mai- son des poètes qui récitaient des tensons^, en l'honneur de cette sainte, de sa fille et du Christ. L'Arioste était tout joyeux, parce qu'à cette cour

Al Bembo, al Sadoleto, al dotto Giovio, al Gavallo, al Blosio, al Molza, al Vida Potrà ogni g-iorno e a) Tibaldeo far motto '*.

était Paul Jove, le gazetier menteur de son époque, et Valerianus le patient investigateur des fastes égyptiens; aussi, Castiglione et délia Casa, les maîtres du bon ton.

(1) Terme d'ancienne poésie qui se disait d'une dispute galante entre deux poètes, en italien gara. {Note des traducteurs.)

(2) Parce que dans cette cour on pouvait tous les jours s'entretenir avec Bembo, Sadolet, le docte Paul Jove, Cavallo, Blosio, Molza, Vida et Tibaldeo (Sat. vu).

506 DISCOURS XIII.

Celio Calcagnini composait en latin et en grec, lisait Ho- mère et les prophètes dans l'original, et soutenait que le ciel est immobile tandis que la terre tourne. Thésée Am- brogio de la famille des comtes d'Albonèse, chanoine de Saint- Jean de Latran, parlait le grec comme Musurus de Crète, et le latin comme Érasme, sans compter qu'il apprit seul toutes les autres langues, et sut s'en servir avec les étrangers venus au concile de Latran ; il enseigna le chal- déen à Bologne, et traduisit de cette langue la liturgie orientale ; il songeait à composer une grammaire poly- glotte, et avait préparé plusieurs ouvrages, qui furent perdus au sac de Rome.

Léon X envoie Faust us Sabœus, le savant bibliophile, à la recherche des livres rares dans les abbayes de France, d'Allemagne et de Grèce ; il expédie dans le même but en Allemagne et en Danemark Jean Heytmers, et dans les provinces vénitiennes Beazzano : il accorde des encoura- gements et des privilèges à François de Rosside Ra venue, qui alla à la recherche des manuscrits grecs et arabes en Orient et spécialement en Syrie ^ ; il paye 500 sequins un manuscrit de Tacite plus complet que celui qu'on avait imprimé à Milan, et promet une large récompense à celui qui lui apportera des œuvres antiques inédites; il fonde un collège grec, par les soins de Démétrius Lasca- ris, de Benoît Lampridius et de Favorinus.

On connaît la célébrité des riches bibliothèques des cardinaux Sadolet et Bembo, celle de Pio de Garpi, qui possédait le Virgile revu au m" siècle par le consul Rufus, celle de Grimani dont le bréviaire forme au- jourd'hui le joyau de la bibliothèque Marciana de Venise.

(1) Sadoleti, Ep. xxii du liv. XVII.

LÉON X. 507

Chigi, le fermier des mines d'alun et le protecteur de Rapiiaël, avait monté une imprimerie, présidée par Las- caris, d'où sortirent les tragédies de Sophocle, les scholies d'Homère, les opuscules de Porphyre, les œuvres dePto- lémée, de Pindare, de Théocrite, et d'autres éditions très- appréciées encore de nos jours.

L'italien s'employait désormais généralement en place du latin, dont se lassaient les hommes de bon goût, de- puis qu'ils avaient étudié les classiques. Des personnages dont l'esprit s'ouvrait aussi facilement aux méditations philosophiques qu'aux fantaisies poétiques, maniaient l'analyse et le calcul comme la discussion des affaires; et à toutes les conquêtes de la philologie et des sciences ils joignaient un goût exquis. Piome, en un mot, était le centre de la civilisation , et c'est à bon droil que Zanchi put chanter :

Omnia romanse ceduntmiracula terras, NaLura hic posuit quidquid ubique fuit.

Il est vrai que les études ecclésiastiques étaient bien Les études

'■ ^ ecclésiastiques

moins prisées que les études littéraires; aussi le cardinal "'on|'^iue Pallavicini lui-môme reproche-t-il à Léon X de les avoir ^"sanîéir"^ négligées : cependant, nous voyons que dans le programme "^^l'gees. de i'archigymnase romain, pubhé par monseigneur Ma- rini, la théologie occupe une belle part, qu'elle compte des professeurs illustres et bien rétribués. Le pape ht im- primer, à ses frais, les œuvres de Pagnini ; c'est à lui que fut dédiée la Bible polyglotte du cardinal Ximénès ; à lui, la grammaire hébraïque du Calabrais Guidacerio; à lui, la traduction de l'arabe de la philosophie mystique d'Aiistote par François Rossi de Ravenne; à lui, les trois ouvrages de Paul de Middiebourg, deBasileLapi, et d'An-

508 DISCOURS XIII.

tonius Dulciatus sur la réforme du calendrier. Dans le palais de Léon X, nous rencontrons un cardinal Gajetan^, un des théologiens les plus profonds; un Egidius, qu'il alla chercher au fond d'une forêt de la province de Vi- terbe pour le décorer de la pourpre; un Paul Emile Cesio, qui disait qu'il valait mieux manquer du né- cessaire que de laisser souffrir les autres ; un Boniface Ferreri de Yerceil, qui bâtit à ses frais un collège à Bo- logne; Sadolet, que nous aurons souvent occasion de louer; enfin Giberti, surnommé le père des pauvres et des lettrés.

Que si Léon X embrasse l'Ariosteet fait fête au cardinal de Bibiena, il ne faut pas oublier que c'est le même pape qui indi]ue à l'évêque Vida le sujet de la Christiade; le même qui se félicite avec Sannazar, le chantre du poëme intitulé de Partu Virginis, qu'on ait pu trouver un David qui tuera Goliath ; le même enfin qui reconnut les dispo- sitions favorables de Flaminius de Vérone, et lui fit faire des études qui le mirent à même de traduire en vers latins les psaumes, beaucoup mieux que ne Tavait fait en fran- çais Marot.

Sous son règne furent aussi appelés les plus grands ar- tistes, qui exécutèrent des saints et des madones, con- struisirent et ornèrent des églises. Michel-Ange, cette forte individualité, qui gémissait sur les misères de son temps, et désirait « ne rien voir, ne rien entendre, tant que dureraient l'injustice et la honte, » s'insurge contre les traditions académiques, et veut que chacune de ses œuvres porte le cachet et l'originaUté de son génie; il

(1) Thomas do Vio, à Gaëte, et dont le surnom tiré de sa patrie a prévalu dans l'histoire, ainsi qa'il est arrivé pour plusieurs autres, sur le nom de famille. 1469-1534. {Note des traducteurs.)

LÉON X. 509

conçoit le nu de manière à ce que la pudeur puisse le regarder sans rougir, des sibylles viriles, des prophètes au type idéal; il élève la plus grande coupole du monde, et réalise dans son Moïse le chef-d'œuvre de la sculpture. Sébastien del Piombo mettait tout son talent à retracer la sainteté ; avec frère Angélique et Raphaël la peinture venait d'arriver à un degré d'expression et de beauté qu'elle n'atteindra jamais. Raphaël, d'après les ordres de Jules II, peignit à fresque ;dans la salie de la Signature un poëme grandiose, représentant la vie intellectuelle dans ses quatre manifestations, la théologie, la philoso- phie, la poésie et la jurisprudence; dans le premier de ces sujets, il représentait l'apothéose de l'Eucharistie environnée de tous ceux qui furent les plus illustres interprètes et docteurs de la science divine; ce fut Léon X lui-même qui lui commanda le jugement de Léon III, le couronnement de Charlemngne, la défaite des Sarrasins à Ostie, le miracle de Bolsène, et l'incendie du Bourg. Ra- phaël eut pu, s'il l'avait voulu, devenir cardinal, ou épou- ser une nièce de cardinal; mais il mourut à la fleur de l'âge, et laissa par son testament 1000 écus pour célébrer douze messes par an pour le repos de son âme; le legs était hypothéqué sur une maison de la rue des Catinari, qui exista jusqu'en 1805, époque à laquelle, le gage ayant été détruit dans les vicissitudes politiques, on reconstrui- sit la maison.

Outre que ces artistes personnifiaient en quelque sorte caractère la protestation contre la réforme iconoclaste des Aile- Léonx. mands, ils prouvent bien qu'on ne manquait à cette épo- que ni d'études sérieuses ni de sentiments religieux. Nous avons vu les soins que Léon X donna au concile et h la réforme de l'Église; il s'appliqua à efîacer les der-

510 DISCOURS XIII.

niers vestiges de l'hérésie des Hussites, en Bohême; il propagea le christianisme chez les Moscovites encore bar- bares ; il fit tous ses efforts pour faire sortir du schisme les Syriens et les Abyssiniens; il fonda de nouvelles Églises en Amérique ; il mit fin à l'interminable et scan- daleux procès sur la question de savoir si les monts-de- piété constituaient un fait d'usure ou des œuvres de mi- séricorde, en déclarant qu'il n'y voyait rien d'illicite et d'usuraire, et il introduisit au palais pontifical la liturgie si émouvante de la Semaine sainte. Il suivait, pour la collation des bénéfices, les règles de l'intégrité la plus parfaite, recommandant à ses favoris de ne pas Tentraîner à accorder des grâces dont il devrait plus tard avoir à se repentir ou même à rougir de honte; aussi préférait-il satisfaire de ses propres deniers aux supplications des solliciteurs. Toujours sobre au milieu de tant de délica- tesses, au milieu de tant de poètes et d'hommes sensuels qui célébraient ses actions, et de cuisiniers qui s'effor- çaient de perfectionner les mets friands qu'ils servaient sur sa table, ce pape s'abstenait de \iandes le mercredi, le vendredi ne se nourrissait que de légumes et de fruits, le samedi retranchait le souper, et ne buvait toujours que de l'eau. Ces détails nous sont attestés par Thistorien Jove, dont les éloges d'ailleurs ont nui à sa mémoire (F), tandis que Luther, son grand détracteur, ne trouvait pas matière à le blâmer.

Lorsque la croyance est vive, la piété se confond avec l'enthousiasme du beau; mais on n'était plus au temps des croyances naïves, et Léon X, ébloui par la splendeur du beau, crut que l'imagination et le cœur jouaient dans l'intelligence humaine le même rôle que la raison. Il pensa sans doute, ainsi que cela fut soutenu par d'autres,

LÉON X. 511

que la poésie et l'art en théodicée valaient mieux que la philosophie; il faisait des dignités ecclésiastiques la ré- compense, non pas du zèle remarquable et de la bonté exemplaire, mais souvent celle du génie, quelle que fût son application. Il se risqua dans une politique de ca- price, dépourvue de conceptions élevées ; semblable à un parvenu, il dissipa au sein de la paix les trésors accu- mulés par Jules II au milieu des guerres ; ilchercha à s'en procurer de nouveaux, en faisant vendre les indulgences, ou en imposant des taxes onéreuses; il engagea les joyaux de Saint-Pierre, et vendit les statues des douze apôtres dont lui avait fait présent l'Ordre Teutonique; il nomma d'un seul coup trente et un cardinaux, parmi les- quels deux étaient fils de ses sœurs, les princesses Orsini et Colonna, tandis que depuis un certain temps on avait eu soin de ne pas accroître par des dignités la puis- sance dangçreuse de ces familles; il inventa tant de charges destinées à être vendues, qu'il éleva les dépenses annuelles de l'Église jusqu'à la somme de 40 000 se- quins, et avec tout cela il avait tout dévoré lorsqu'il mourut. Léon fut enlevé à la fleur de l'âge; à sa mort on fit cou- Mort

de Léon X.

rir une épigramme, qui disait que le pape n'avait pu rece- voir les sacrements parce qu'il les avait vendus ^ Ne sui- vons point dans leurs exagérations les détracteurs de sa mémoire, mais n'acceptons pas non plus certaines apolo- gies^, dans lesquelles se sont trop complus quelques-uns de nos contemporains pour faire contrepoids aux viles

(1) Sacra sub extrema si forte requiritis liora Cur Léo non potuit sumere, vendiderat.

On a attribué ce distique à Sannjzar.

(2) Audin, Vie de Léon X.

512 DISCOURS XIII.

calomnies de nos pères. Bon maître, comme pape et comme prince son éloge est difficile à faire; sa place eût été bien plutôt sur tout autre trône que sur celui de Rome; il aurait pu succéder à Laurent le Magnifique, mais non à Pierre Barjona; il voyait dans le saint-siége non pas une chaire, mais un trône, non pas un phare pour illuminer le monde, mais un piédestal pour sa grandeur personnelle ; il semblait moins disposé à rap- peler les égarés au Calvaire qu'à inviter les divinités de l'Olympe à réjouir le Vatican de leur présence.

Cette renaissance du paganisme faillitspréaiisercomplé- tement, pendant la vacance du siège apostolique. Une peste violente ayant éclaté tout à coup, la plupart des car- dinaux s'enfuirent de Rome, les ravages s'étaient ac- crus par suite du désordre qui survient d'ordinaire pendant l'interrègne ; le peuple consterné se laissa em- porter à des scènes de violences. Un certain Démétrius de Sparte voulut ressusciter des cérémonies de la supersti- tion antique; ayant couronné de fleurs un bœuf, et lui ayant attaché les cornes avec une corde légère, il le con- duisit à travers les rues de Rome, puis le mena à l'am- philhéâtre, il le sacrifia. Ce n'était qu'une de ces mille charlataneries qu'on voyait pulluler dans des épo- ques de grands désastres, et ce Spartiate ne faisait que seconder les allures de la société d'alors, en réveillant des souvenirs païens. Il y eut pourtant des gens qui préten- dirent voir, dans ce fait, des opérations magiques et une sorte de culte rendu aux démons ; si bien que le peuple redoutant une recrudescence dans les malheurs publics, voulut qu'on fît de solennelles expiations ; on vit une foule d'hommes et d'enfants h moitié nus aller en procession d'église en église, se flagellant le corps en criant miséri-

LÉON X. 513

corde ; ils étaient suivis par de longues files de matrones, tenant chacune un cierge à la main, elles aussi dans une attitude de suppliantes et d'affligées. C'était pour le bril- lant pontificat de Léon X un lugubre lendemain (G) .

1—33

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS XIII.

l'A) L'usage des annates est si ancien, que nous lisons dans le code de Justinien, à la nov. GXXIII, cap. xvi, ce qui suit : « Neque clericum cujuscumque gradus dare aliquid ei a quo or- dinatur, aut alii cuilibet personae permittimus ; solas autem prae- bere eum consuetudines ils qui ordinantium ministrantes sunt, ex consuetudine accipientibus, unius anni emolumenta non transcen- dentem. »

(B) On a extrait dernièrement des archives de Modène une lettre du secrétaire ducal Paolucci, écrite de Rome, le 8 mars 1519, au duc de Ferrare, dans laquelle il lui faisait la descrip- tion d'une comédie représentée quelques jours auparavant à la Cour du pape. Léon X se tenait lui-même à la porte du théâtre, indiquant par sa bénédiction ceux qui pouvaient entrer. Puis il alla s'asseoir sur un fauteuil placé sur une estrade au milieu d'un amphithéâtre de spectateurs, et on représenta les Supposés de l'Arioste. Les Français en furent scandalisés ; le nonce Spinola « se plaignait qu'en présence d'une si grande majesté, on pro- nonçât des paroles qui ne fussent pas honnêtes; » mais le pape regardait avec son lorgnon, et riait beaucoup. Il y eut des con- certs, des danses moresques, un souper; enfin un combat de tau- reaux, où trois hommes restèrent morts sur place et quatre autres blessés. Un moine récita une autre comédie; mais comme elle déplut, le pape fit sauter ce religieux par-dessus une couverture et donner un grand coup sur le parquet de la scène ; il lui fit ensuite couper les bretelles de sa culotte, et celle-ci ayant glissé jusqu'au talon, il lui ordonna de monter à cheval dans cet état; ce pauvre moine fut tellement courbaturé, qu'il dut garder le lit plusieurs jours de suite. Cette moresque excita chez le pape une grande hilarité, d (Voir Atti e memorie délia Deputazione di storia patria per le provincie Modenesi e Parmensiy vol. I, p. 128.)

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XIII. 515

(C) Accesserat et Bil^ienae cardinalis ingenium, cum ad ar- duas res tra.ctandas peracre, tum maxime ad movendos jocos ac- commodattim. Poeticee enim et etruscae linguse studiosus, comœ- dias raulto sale, multisque facetiis refertas componebat, ingenuos juvenes ad histrionicam hortabatur, et scenas in Vaticano spa- tiosis in conclavibus instituebat. Propterea, quum forte Calan- dram a moUibus argutisque leporibus perjucundam per nobiles comœdos agere statuisset, precibus impetravit ut ipse pontifex e conspicuo loco despectaret. Erat enim Bibiena mirus artifex hominibus astate vel profossione gravibus ad insaniam im- pellendis, quo génère hominum pontifex adeo oblectabatur, ut laudando, ac mira eis persuadendo donandoque, plures ex slolidis stultissimos et maxime ridicules efficere consuevisset.

(JOVE.)

(D) Dans le Recueil d'opuscules scientifiques et philologiques de Calogerà, tom. XXIX, Venise 1743, OQ trouve une Apologie du cardinalL. Bembo, faite par l'abbé G. B. Parisotti, il le défend surtout contre Lansio, qui, dans son discours contra Italiam (Am- sterdam, 1637;, avait dit que « epistolas omnes Pauli palam con- demnavit, easque, deflexo in contumeliam vocabulo, episfolaccias est ausus appèllare.

(E.)— «Gumlibros vernaculo serraone et carminé, quos Orlandi Furiosi titulo inscripsisti, ludicro more, longo taraen studio et cogitatione, multisque vigiliis confeceris, easque conductis abs te impressoribus ac librariis edere cupias, cum ut cura diligentia- que tua emendationes exeant, tum ut si quis fructus ea de causa percipi possit, is ad te potius, qui conGciendi laborem tulisti, quam ad alienos deferatur, volumus et mandamus ne quis, te vivente, eos tues libros imprimere aut imprimi facere, aut im- pressos venundare , vendendosve tradere ullis in locis audeat, sine tuo jussu et concessione. »

(F) Vita Leonis X. Les relations des ambassadeurs véni- tiens à Rome nous manquent jusqu'à l'année 1533; mais nous en avons un résumé dans le journal de Marin Sanuto. Léon X y est toujours cité comme un homme bon et vertueux, mais à l'es- prit jovial, a C'est un amateur de lettres, un savant en humanités et en droit canon, et par-dessus tout un très-excellent musicien ; et lorsqu'il chante avec quelqu'un, il lui fait donner 100 ducats et plus. a> (Pag. 86, Relazioni^ Firenze.) « Il est savant et aime les savants, bon religieux, mais voulant vivre à sa guise et sa- tisfaire ses goûts, surtout ceux de la chasse. j> (Pag. 64.) « Il

516 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XIII.

dormait très- tard...., allait à la messe, donnait audience, se met- tait à table et jouait volontiers à prime. Il jeûnait trois fois la semaine, mangeant une fois par jour, trois heures avant le cou- cher du soleil; le mercredi et le samedi il se nourrissait d'ali- ments maigres comme en carême.... Il recourait souvent aux emprunts; puis il vendait les offices, engageait les bijoux, les tapisseries de la couronne, et jusqu'aux bustes des apôtres pour se faire de l'argent. »

Les détails mis au jour par ce journal sur les cardinaux, dé- tails en général profanes, sont curieux; quelques-uns même ont un pire caractère.

(G) Gomme pour opposer un contraste aux épicèdes litté- raires que les courtisans firent à Léon X, un de ces prédicateurs populaires et gi otesques dont nous avons parlé, frère Galixte de Plaisance, un des plus célèbres du genre, prêchant à Mantoue en 1537 sur ce texte : Seminastis rnultum et intulistis parum, fai- sait cette violente sortie : « Pauvre pape Léon, qui avait su ac- cumuler à son profit tant de dignités, tant de trésors, tant de pa- lais, tant d'amis, tant de serviteurs ; parvenu maintenant à ce dernier passage, que je pourrais comparer à l'orifice d'un sac, tout s'en échappe au dehors, et il n'y reste plus que frère Ma- riano, qui, pour être léger comme un brin de paille (car c'était un bouffon), est resté attaché au sac. Ge pauvre pape, arrivé au fatal instant de la mort, ne conserva rien de tout ce qu'il pos- .sédait en ce monde, sauf frère Mariano, qui fut seul pour faire la recommandation de son âme, en lui disant : Saint-père^ sou- venez-vous de Dieu! à laquelle exhortation le pauvre pape, déjà agonisant, répondait du mieux qu'il pouvait : Dieu bon, ô Dieu bon! et c'est ainsi qu'il rendit son âme à son Seigneur. Voyez maintenant s'il n'est pas juste le vieil adage : Qui congregat mer ces, jionit eas in sacculum pcrtusum. »

DISCOURS XIV,

Les Allemands à Rome. Erasme.

On venait en foule de tous les pavs pour admirer cette impressions

ir J ir (jgg Allemands

Rome pleine de splendeur, ce pontife magnifique, ce ^^^me. siècle d'or, cette terre privilégiée de la nature (A) ; elle attirait les doctes, les curieux, les amis du luxe et les dévots; celui qui aspirait aux bénédces, aux honneurs, celui qui voulait vénérer les débris des libres civilisations de l'antiquité ou les reliques des martyrs ; celui qui vou- lait s'enivrer de plaisirs ou celui qui voulait obtenir le pardon de ses graves péchés. Personne ne croyait avoir complété ses études à moins de les avoir couronnées par un voyage dans cette Italie, oii l'on pouvait contempler la renaissance des arts par l'imitation des modèles an- tiques, et les progrès de la science dans les œuvres de Mattioli, de Cesalpino, d'Aldrovandi, savants explorateurs de la création matérielle ; de Frascatore, de Falopio, d'Eustache, créateur de l'anatomie; oii l'on pouvait vivre au milieu des compatriotes de Colomb, de Cabot, d'Amê- ric A^espuce. Tous les visiteurs, mais surtout les Alle- mands, étaient émerveillés des libres discussions, des railleries et des doutes soulevés ici sur certains sujets qui obtenaient ailleurs une vénération silencieuse; en voyant la science enseignée dans l'idiome vulgaire, et les livres saints traduits.

518 DISCOURS XIV.

La Germanie par sa conversion avait grandement con- tribué à consolider la primauté pontificale, et sa révolte contre Henri IV avait facilité l'accomplissement des vi- goureux desseins de Grégoire VIL Antagonisme ^^^^^ pl^s tard, par sa continuelle intervention au mi- deuxraces. Heu dcs vicissitudcs de l'Italie, elle avait rendu plus vive l'antipathie naturelle des deux races sous le rapport du caractère et des institutions. Les Italiens détestaient dans les Allemands des oppresseurs, et les Allemands de leur côté méprisaient les Italiens comme une race dénuée d'énergie, en ne voulant voir dans la supériorité de leur intelligence que fourberie et mauvaise foi. L'Allemagne, devant ce flot d'or qui coulait de son sein vers Rome(B), se récria plus que jamais, surtout quand le pape, devenu le chef de la résistance à l'invasion ottomane , dut multi- plier les prélèvements et les décimes pour des entreprises qui, ou ne se poursuivaient guère, ou n'étaient point menées à bonne fin. iEneas Silvio Piccolomini, avant d'être lui-même pape, avait écrire beaucoup de lettres pour excuser en pareille occasion les papes, par la né- cessité de faire face à l'ennemi commun ; mais la diète d'Augsbourg, en 1510, éleva hautement ses plaintes contre les exigences pontificales, en menaçant le clergé d'une révolte générale, s'il n'y était porté remède.

L'esprit latin qui réunit, et l'esprit germanique qui sépare, avaient été perpétuellement en lutte; le premier tendait à l'unité juridique, politique, religieuse, qui se réalisa dans la constitution de l'empire; le second de son côlé tendait à la division dans les fiefs, dans les com- munes, dans les moindres seigneuries, et songeait aussi à les faire pénétrer dans la religion, en réagissant contre la suprématie papale et la centralisation romaine.

LES ALLEMANDS A ROME. 519

En Italie, l'opposition à la religion était ironique, rail- leuse et sceptique; elle niait, mais se soumettait. En Alle- magne, au contraire, elle se montrait positive, croyante, emportée ; elle ne se proposait pas seulement de restau- rer, elle voulait démolir pour réédifier. Les Italiens avaient eu le mérite de réveiller la raison par la pensée, par la liberté de l'art, par l'étude des classiques; mais les Allemands, qui avaient la curiosité scientifique sans le sentiment de la beauté des formes, reprochaient aux Ita- liens de chercher la renaissance littéraire beaucoup plus que la renaissance philosophique, et on méprisait au nord l'art italien autant qu'au midi on dédaignait la science tudesque ; funeste dissentiment qui dessécha cette science au point qu'elle ne parut plus susceptible d'être apphquée aux choses de la vie, tandis que la littérature italienne se réduisit à un, pur jeu, à un passe-temps de l'esprit.

Les Allemands accusaient même cette littérature, non sans raison, de libertinage, et Puyherbault disait * : « A quoi servent ces écrivailleurs d'Italie? à alimenter le vice et la mollesse des courtisans énervés et des dames lascives, à stimuler la volupté, à enflammer les sens, à effacer dans les âmes ce qu'elles ont de viril. Nous devons beaucoup aux Italiens ; mais nous leur avons fait aussi trop d'emprunts déplorables. Les mœurs de ce pays-là sentent l'ambre et les parfums. Les âmes y sont amollies comme les corps. Leurs livres ne contien- nent rien de vaillant, rien de digne, rien de fort. Plût à Dieu qu'ils eussent gardé pour eux leurs livres et leurs parfums! Qui ne connaît Jean Boccace, Ange Politien, le Pogge, tous païens plutôt que chrétiens? C'est à Rome

(1) Theotimus, De tollendis malts lïhris, 15^9.

520 DISCOURS XIV.

que Rabelais imagina son Pantagruel, véritable peste des mortels. Que fait-il celui-là? quelle vie mène-t-il? Il passe tout le jour à boire, à faire l'amour, à socratiser, il flaire le fumet des cuisines, souille d'infâmes écrits son misé- rable papier ; et le poison qu'il vomit, se répand au loin en tout pays. Il sème la médisance et l'injure sur toute espèce de personnes, calomnie les bons, déchire les sages; et le saint-père reçoit à sa table cet impertinent, cet enne- mi public, cette écume du genre humain, cet homme aussi riche en faconde que dépourvu de jugement » (G). C'était à Rome que vinrent étudier ceux qui restau- rèrent en Allemagne les études classiques : Rodolphe Agricola de Friesland, professeur à Heidelberg, qui vou- lut finir ses jours dans un couvent de Franciscains; Lu- dovic Vives, vanté pour la finesse de son jugement comme Budé pour sa profondeur. Mais beaucoup firent une guerre vive à l'ignorance des moines, qu'ils fussent humanistes à la façon d'Érasme, ou chevaliers àlafaçon de Hutten. Ulrich Cet Ulrich de Hutten, plein d'enthousiasme pour son

de Hutten. ' ^ ^ _ ,

pays, fit ses études à Pavie; puis il devint soldat, et suivit l'empereur Maximilien avec les hordes qui passèrent les Alpes pour piller l'or des palais et l'argent des églises d'Italie. Poëte et guerrier, il portait sur son casque le laurier, présent de l'Empereur, qui le lui avait donné avec 600 sequins ; et il gourmandait cette Italie qui refusait d'appartenir tout entière à l'empereur d'Alle- magne.

Il marchait avec Maximilien pour détruire Venise; il l'excilait contre ce peuple de grenouilles, auquel il décoche les vers int\tu]és Marais et De piscatura Venetorum, et aussi rEpisiola Ilaliœ ad Maximilianum. Dans une épi-

LES ALLEMANDS A ROME. 521

gramme, il introduit l'Italie pour dire à Apollon : « Il en est trois qui me font la cour, l'un plein de mauvaise foi, l'autre de vin, le troisième d'orgueil. Puisqu'il faut me rendre, dis-moi quel joug sera le moins lourd? Le Vénitien est toujours perfide, dit Apollon; le Français toujours orgueilleux; l'Allemand n'est pas toujours ivre: fi toi de choisir, »

Combattant, chantant, faisant l'amour, il parcourut l'I- talie et y gagna une maladie qui lui valut de cuisantes douleurs et lui coûta beaucoup d'argent. Entré à Rome et à Viterbe, il fut assailli par six Français: il les mit tous en fuite bien que blessé, et à ce propos il écrivit l'épi- gramme In quinquc Gallos à se profligatos. Entendant à Rome mal parler de l'Allemagne par sept jeunes gens, il les défia tous ; il fit un traité historique sur la lutte continuelle des papes contre les empereurs. Dans la Tri- nità Romana, pour rendre odieuse la Cour pontificale, il soutient que l'on rapporte trois choses de Rome : mau- vaise conscience, estomac délabré, bourse vide ; qu'il y a trois choses auxquelles on ne croit pas dans cette ville, l'immortalité de l'âme, la résurrection des morts, l'enfer ; qu'enfin on y fait trafic de trois choses, la grâce du Christ, les dignités ecclésiastiques et les femmes.

11 engagea une polémique avec Érasme de Rotterdam, ^®%o"t^,^"^'' qui riposta par Spongia Erasmi adversus aspergines Hutteni . '^^ p^p^'*' Il écrivit Oratio ad Christiim pro Julio II ligure pontifice, et les Apophthegmata Vadisci et Pasquilli de depravato Ecclesix statu ; il réédita le traité de Valla contre la donation de Constantin, et plus tard la bulle de Léon X contre Luther, avec des gloses interlinéaires et marginales, il la tour- nait en ridicule, et il obtint le surnom de Démosthènes allemand pour ses philippiques contre le pape. Mais

522 DISCOURS XIV.

celle de ses œuvres qui se répandit le plus, a pour titre Epistolse ohscurorum virorum, il prêtait aux moines le langage de l'ignorance et les sophismes de la malice avec tant d'art que beaucoup ne s'aperçurent pas d'a- bord de l'ironie. Jules II, le pontife guerrier, lui paraît, non pas seulement une anomalie, mais un tyran, un Sar- mate à la barbe épaisse, aux cheveux en désordre, à l'œil farouche, à la lèvre gonflée de colère, et il demande au ciel un Brutus qui en délivre Rome (D). Toute con- quête d'une ville par le pape est pour lui une usurpation sur les droits de César; à César appartient la docte Bologne; à César, la cité des sept collines; à César, Parme et Plai- sance, oij ses prédécesseurs ont rendu la justice ; à César, le gouvernement temporel, le spirituel au Christ, à ses apôtres et aux prédicateurs évangéliques qui annoncent la doctrine du Christ (E).

Dans Rome, centre du savoir et des beaux-arts, asile des exilés delà Grèce, école des savants du monde entier, l'on peignait la chapelle Sixtine, l'on formait la bi- bliothèque et le musée du Vatican, il ne veut voir lui, qu'une tourbe d'avocats, de juristes , de procureurs, d'écrivains de bulles qui sucent le sang de l'Allemagne (F). Parmi tant de cardinaux et de prélats, il ne trouve pas une seule figure allemande ; mais il en trouve parmi les mu- letiers, les porteurs d'eau et les valets d'écurie; enfin, lors de sa visite à Saint-Pierre, alors en construction, il ne voit que deux ouvriers, et l'un des deux était boiteux (G) ; tant il est vrai que chacun ne voit que ce qu'il veut voir ! Mais pour lui il s'indigne et s'écrie : « Brisons nos chaînes, secouons leur joug », et ces paroles de colère, condensées en beaux vers, retentissent comme un tonnerre dans toute l'Allemagne qui en renvoie l'écho :

LES ALLEMANDS A ROME. 523

« Brisons nos fers, ne courbons plus la tête sous la main de l'Italie dégénérée et avilie »'; enfin, tout glorieux de la lutte qu'il a engagée, il adopte pour devise : Je Vai osé (Ich hab's gewagt).

Il faut accorder plus d'attention à Érasme de Rotter- dam (1467, 1536): Talent universel, il n'appartient à au- cune école philosophique, mais il avait Tesprit philoso- phique ; il y joignait la verve comique dont il se servit pour combattre de toutes ses forces la scolastique domi- nant encore en Allemagne, et pour fonder, à rencontre d'un autre illustre philologue, Reuchlin% une théologie large et lumineuse. Il publia une édition des Pères et de la Bible avec commentaires ; il donna ainsi l'élan à l'in- terprétation rationnelle des saintes Ecritures selon le sens littéral, et si, pour faire honte aux Ihéologastres, il laissait une large part à l'érudition, il lui imprima une direction pratique en lui conservant une grande liberté de critique.

L'éloge qu'il a le mieux mérité, est celui d'avoir été un excellent humaniste. Il poussa si loin l'amour des auteurs classiques, qu'il ne voulait parler que le latin et le grec, et qu'il traitait de barbares toutes les autres langues. En Italie, il ne daigna même pas apprendre les phrases les plus familières, ce qui lui fit courir un jour péril delà vie^: il n'approuvait pas qu'on enseignât aux enfants le français, idiome barbare et étrange, disait-il, qu'on écrit autrement qu'on ne le prononce ; il renonça à une cure en

(1) Dirumpamus vincula eorum, et projiciamus à nobis jugum ipsorum.

(2) Reuclilin avait étudié le grec à Florence et à Milan sous Chalcon- dyle.

(3) Burigny, Vie d'Érasme, t. I, p. 121 et suiv., e* Lettre V à Serva- tius, au liv. XXV. On l'avait pris, à cause de certains détails de soa vête-

524 DISCOURS XIV.

Angleterre pour ne point parler anglais; enfin il ne com- prit jamais un mot du patois de Bâle, il demeura si longtemps.

Sans parler des éditions et commentaires qu'il publia sur tant d'auteurs, il écrivit entre autres ouvrages péda- gogiques le Cicéronicn, pour fustiger certains pédants ita- liens qui ne supportaient point qu'on employât un mot non employé par Gicéron : il fît la caricature de l'un d'eux, qui depuis sept ans n'avait lu que Gicéron, qui n'avait dans son cabinet que le buste de Gicéron, qui avait pour ca- chet une image de Gicéron ; et qui avait, en quatre énormes volumes, rassemblé tous les mots employés par Gicéron avec toutes les acceptions de chacun d'eux, avec toutes les mesures, toutes les cadences qui marquent le commence- ment et la fîn des périodes de Gicéron; il termine l'ou- vrage par un récit facétieux de la réception d'un citoyen romain dans un cercle de Gicéroniens à Rome (H).

Il énumôre tous les grands savants qu'il connaît dans les diverses parties de cette Italie, Luther prétendait n'avoir rencontré que des ignorants et des ivrognes, et il dit avoir, en présence de Jules II, entendu un prédicateur nommer dans son sermon Jupiter très-bon et très-grand, dont le sourcil dirige le monde par ses mouvements, et com- parer le pape à Décius, à Gurtius et aux autres anciens qui se dévouèrent pour la patrie. Ce dont le prédicateur parla le moins ce fut de la mort du Ghrist; mais toutes ses paroles, tous ses sentiments, il les appuyait sur l'autorité de Gicéron, et l'auditoire d'admirer pour ce langage à la fois si romain et si cicéronien (I).

ment de chanoine, pour un médecin de pestiférés, qui aurait violé la quarantaine, et il n'avait pu, faute de connaître l'italien, détromper le peuple ameuté. {Note des traducteurs.)

LES ALLEMANDS A ROME. 525

Déjà illustre en Allemagne, en France, en Angleterre, Bon accueil

qui ui est fait en Italie.

qui

Erasme était venu en Italie en 1506. Il obtint à Tu in le lui est fait

bonnet de docteur; il resta un an à Bologne, il put connaître Alexandre Farnèse, Othon Tuchses, Stanislas Osio, Cristoforo Madruzzi, Ugo Boncompagni, qui y étu- diaient vers ce temps et qui furent plus tard cardinaux, le dernier même, pape. Chassé par la peste, il vit Padoue pleine de tant d'esprits distingués, qu'il voulait sur- nommer Vltalie de V Italie cette ville dont l'université se donnait pleine licence dans l'interprétation d'Aristote et de ses commentateurs. Il engageait Ambroise Leone, professeur à Naples, à publier son grand ouvrage contre Averroès *.

La beauté du ciel, la fertilité du sol, le culte exquis des arts en Italie ne le touchent point : tandis que les sa- vants et la cité tout entière sont dans l'enthousiasme pour la découverte du fameux Laocoon, il n'en dit pas un seul mot dans ses lettres, il se montre avant tout préoccupé d'une faute de quantité ou de l'interprétation mal réussie de quelques petits vers ; mais il honorait les beaux esprits de cette contrée jusqu'à faire du mot Italien le synonyme du mot Docte : Mihi Italus est quisquis probe doctus est, etiam si apud Ibernos-. II reconnaissait qu'au midi des Alpes on avait secoué le joug des Thomistes, des Scotistes et des Aristotéliens ; que si, au sein de la multi- tude comme dans l'enseignement officiel, les préjugés, les erreurs et les superstitions abondaient, il était du moins permis de les combattre, soit par des réfutations sérieuses, soit par des facéties.

(i) Utinam prodisset ingens illud opus adversum Averroena impium y.al TpU xscTocpàTov. (Lettre du 15 novembre 1519.) (2) Letlie à Lalimer.

526 DISCOURS XIV.

C'est à ce dernier genre que s'attache Érasme; il abuse du génie satirique, aussi fatal à la vérité qu'il est bon pour démolir; mais, comme tous les grands rieurs, il ne se préoccupe guère de la vérité.

Il avance qu'à Rome on voulut lui démontrer qu'il n'y avait point de différence entre l'âme des bêtes et l'âme des hommes, qu'il avait entendu de ses propres oreilles proférer impunément des blasphèmes contre le Christ et d'horribles paroles s'échapper des lèvres des mi- nistres de la cour pontificale, et il ajoute que d'autres lui avaient dit en avoir entendu répéter de pareilles, même pendant la messe , et à haute voix', accusations vagues que le bon sens repousse.

Cependant , alors qu'il croyait trouver le calme dans la capitale des arts et de la science, il tombe au milieu de la guerre que fit naître la honteuse ligue de Cambrai. Bologne était assiégée par Jules II, qui y fit bientôt son entrée triomphale , succès que le pontife martial célébra encore à Rome par des fêtes. Toute cette pompe blessait les convenances ; Érasme exprime nettement sa désappro- bation dans ses Adages , quand, avec une éloquence par- tie du cœur , il expose les désastres de la guerre, déplo- rable surtout entre chrétiens, et relève la sottise des hommes qui attachent la gloire à tuer ou à se faire tuer ; et en regard de ce triste tableau, il montre LéonX, agneau quand il s'agit de faire du mal, lion contre les impies, et tout occupé à rétablir la concorde parmi les princes (K).

(l)Ego Romée his auribus audivi, quosdam, abominandis blaspbemis debacchantes in Christup et iu illius apostolos; idque multis mecum audienlibus, et quidem impunù. Ibidem multos novi, qui commemora- bant se dicta horrenda audisse, à quibusdam sacerdotibus aulse pontifieiae ministris, idque in ipsa missa, tam clare ut ea vox ad multorum aures pervenerit.

LES ALLEMANDS A ROME. 527

A Rome il fut bien accueilli par les cardinaux , princi- palement par ceux de Saint-Georges et de Viterbe , par Mathieu Langio, évêque d'Albano, et par le cardinal de Médicis, qui peu après devint Léon X. Le cardinal Gam- peggi lui avait fait présent d'une bague en diamant , et à ce propos Érasme lui écrivait : « Le feu de ce bijou sera toujours pour moi le symbole de l'éclat que répand au- tour d'elle Votre Éminence , et la douce lumière du dia- mant me rappellera sans cesse la gloire de votre nom. » Le cardinal Dominique Grimani, qui avait une biblio- thèque de huit mille volumes (L) , le considérait comme une lumière de l'Eglise de Jésus-Christ , et non content de lui prodiguer les témoignages de sa bienveillance , il paraissait éprouver une sorte de honte de ce qu'Érasme n'était qu'un pauvre moine ; il lui vantait les splendides horizons , le doux climat de l'Italie , et lui disait que sa place était marquée parmi les hellénistes, les poètes et les peintres qui entouraient Jules IL

Rome, oui s'efforçait de résrénérer les esprits, en leur . ses

' ' ^ '-' '- vives critiques

faisant goûter les beautés de la forme, admirait dans le y^^^l^ marbre taillé la nature idéalisée. Érasme, comme de Hutten, comme Luther et les autres enfants des pays tudesques, cherchait Dieu dans l'homme, et non dans les œuvres de l'art : il taxait d'idolâtrie l'admiration pour la beauté plastique, et prétendait que ce mouvement, qui entraînait l'âme à contempler un morceau de marbre plutôt qu'à étudier la sainte Écriture , nuisait à l'élan spiritualiste.

Les Italiens, rendant dédain pour dédain , considéraient comme des barbares ces hommes du Nord qui ne faisaient point d'aussi belles peintures qu'eux, qui n'avaient point leur versification exquise et qui ne parlaient pas un latin

528 DISCOURS XIV.

cicéronien. Gepenùant Jules II offrit à Érasme une charge à sa cour, et celui-ci, de fait, ne demandait pas mieux que de séjourner dans la grande cité pour jouir des res- sources de la bibliothèque papale; il disait bien : « Il manque chez vous des livres sacrés en langue grecque, et l'imprimerie aldine n'a guère édité que des auteurs profanes; mais Rome assure à ceux qui se livrent aux études élevées non-seulement le calme, mais encore des honneurs *. » son éloge Malgré cela , quoiqu'il se complût dans ces mœurs

la fo^iie. faciles , et qu'il décrivît à Fausto Anderlini celte volupté

a qui lui ôtait tout regret d'être resté dix ans loin du toit paternel (M), » il partit bientôt pour l'Angleterre, en tra- versant le lac de Côme, les Alpes Rhétiques et Coire. Pen- dant le voyage, il ébaucha son Éloge de la folie, il dis- tille le venin contre les ecclésiastiques, et, ce qui paraî- tra étrange à qui ne connaît pas ces temps , il le finit dans la maison de Thomas Morus , grand chancelier d'Angle- terre , qui périt martyr du catholicisme, et sous la pro- tection du fameux cardinal VVolsey , de l'évêque de Ro- chester et d'autres prélats catholiques inébranlables.

Dans cet Éloge, on trouve des plaisanteries devenues triviales à force d'être répétées , mais qui avaient alors le piquant et l'attrait de la nouveauté. Elles roulent sur le trafic des indulgences, les expiations pour les âmes du purgatoire et l'efficacité de certaines formules, sur le culte de certains saints; Érasme y transforma Poly- phème en saint Christophe, Hippolyte ou Hercule en saint Georges; il se moquait de ceux qui croyaient qu'ils ne peuvent mourir de mort violente le jour même ils

il) Epist , p. 3:)7.

LES ALLEMANDS A ROME. 529

ont VU un saint Christophe ; qu'ils reviendront sains et saufs de la guerre , pourvu qu'ils récitent certaines prières devant l'image de sainte Barbara; ou bien qui allument des cierges à saint Érasme pour obtenir certains gains. Il se rit aussi des sottes questions qu'agitaient les théologiens, de leurs subtiles distinctions , de leurs dis- putes de mots, de leur intolérance pour toute espèce de dissentiment poussée à un tel point, que ce n'est ni le baptême , ni l'Evangile , ni Pierre et Paul , ni Jérôme , ni Augustin, ni saint Thomas si fidèle à la méthode d'Aristote, qui font le chrétien, mais bien l'adhésion de certains coryphées, qui, lorsqu'une proposition les cho- que, n'hésitent point à la déclarer scandaleuse, ou peu respectueuse, ou hérétique. Ce sont de semblables chi- canes qui ôtent au clergé son crédit, et on voit des hommes pro/essant la charité apostolique se prendre en haine pour une difïérence dans la couleur de la tunique, ou dans le genre de la ceinture.

A propos de ces variétés de costumes, et de l'intermi- nable énumération des détails relatifs aux ordres reli- gieux; à propos de la psalmodie, des jetines, des signes extérieurs de mortification , de la multiplicité des règles , de la prédication raffinée ou syilogistique et de l'alliage étranger qui s'y introduit, il s'abandonne à des railleries aussi faciles qu'inconvenantes. Il est plus heureux dans ses attaques contre ceux qui, sur la foi des indulgences, endormaient les consciences , et qui mesuraient en quel- que sorte, la clepsydre à la main , la durée des peines du purgatoire, supputant les minutes, les siècles, les années, les jours. A leur compte, il n'y avait pas de marchand, de soldat, déjuge, eût-il dérobé des mil- liers d'écus, qui en faisant l'offrande d'un seul de ces écus

1—34

530 DISCOURS XIV.

volés, ne pût se racheter « de tout vol et de tout pé- ché. » ses II revient à la charge dans ses Colloques. 11 fait dire à

Colloques. *=' ^

l'écho que les moines à rien ne sont idoines et recherchent la prêtrise par fainéantise *. Il raille les Dominicains de ce qu'ils prennent l'épithè te de chérubiques {cheruUci) , et les Franciscains celle de séraphiques ; et tiraille sans cesse contre ces moines. Dans le colloque intitulé les Funérailles Franciscaines, il plaisante sur l'histoire de cet Ordre, en montrant fort peu de révérence pour le fondateur , ses stigmates , et la délivrance de tant d'âmes du purgatoire que l'on dit assurée le jour l'on cé- lèbre sa fête; il lance de violentes invectives contre l'a- varice et la richesse des enfants de saint François, qui sont les plus ardents à mendier parmi les mendiants. Et lors- qu'un des interlocuteurs demande à l'autre s'il ne s'est pas aperçu que ses niaiseries ont excité le rire de certains assistants: Certes, répondit-il, je m'en suis bien aperçu; mais je supposais que c'étaient a de ces hérétiques, dont aujourd'hui le monde fourmille. » (N) Dans le Pèlerinage, il tourne en dérision non-seulement les visites aux sanc- tuaires, mais aussi le culte des saints et de la vierge Ma- rie. Dans les Funérailles , il raconte les circonstances re- latives à la mort d'un soldat, qui , s'étant enrichi par des moyens illicites , appelle au moment de rendre l'âme les cinq Ordres mendiants et le curé: ceux-ci bataillent entre eux jusqu'à ce qu'il ne reste plus que les représentants de

(1) Voici le passage : « Juvenis, cujusmodi censés horum temporum plerosque monachos? »— Écho 'Axoç. Nous avons cberclié à rendre en français les autres jeux de mots. L'italien dit :

a Monachi, sciocchi. »

(Note des traducteurs.)

LES ALLEM^^DS A ROME. 531

deux Ordres pour enterrer le défunt avec une grande so- lennité , après avoir obligé la veuve et les enfants à faire certains vœux et à partager l'immense héritage du défunt entre les Franciscains et les Dominicains. Dans l'Icthyo- phagie, un pénitent ne veut goûter ni à la chair ni aux œufs, quoique les médecins les lui prescrivent ; mais il ne se fait pas scrupule de tromper un créancier par un faux serment.

Dans le dialogue sur rbiquisUiGn, il va jusqu'à avancer que, pour le chrétien, il suffit de croire au symbole des apôtres auquel beaucoup ne croient point à Rome, et que tout homme, ayant cette foi, ne doit pas craindre qu'une excommunication lui porte malheur , lors même qu'il mangerait de plusieurs plats de viande un vendredi. Dans le Naufrage, tandis que, sur le navire battu par la tempête, tous poussent des cris de terreur, et promettent de dire les litanies en l'honneur de tous les saints dont les noms y figurent, il y a un personnage qui invoque Dieu seul, et n'attend son salut que de lui. Dans les Adages, dans le Cicéronien et dans son travail sur la Bible grecque, il n'est pas de mal qu'il ne dise des moines, qui représentent, suivant lui, l'ignorance, la gourmandise et le libertinage. Il remplit la littérature et le monde d'a- necdotes bizarres contre ces congrégations dégénérées. Il n'en fallait pas davantage, si on n'y prenait garde, pour augmenter le discrédit dont ces congrégations étaient me- nacées, pour les livrer sans armes et toutes découragées aux attaques qu'elles allaient avoir à soutenir.

Gœtz de Berlichingen, en qui Gœthe personnifie le moyen âge à son déclin, cet homme au cœur d'acier et à la main de fer, défend contre le droit nouveau la féodalité que combat l'armée de l'empereur, et que combattent

532 DlSCOUJflS XIV.

aussi les vilains soulevés ; il se croit encore en état de rem- porter la victoire. Mais il voit un livre dans les mains de son fils, et ce produit de l'imprimerie qui vient de naître le jette dans le désespoir. Il comprend que c'en est fait de l'ancien monde, à cette heure le fils d'un baron préfère à l'épée le livre, force nouvelle qui va tout envahir, qui est bénie, caressée dans son berceau par les papes, au moment même elle va se retourner contre eux et produire de si terribles effets. Cette verve caustique et malicieuse, que nous relevons dans Érasme, n'était pas moins familière, dans la catholique Italie, aux faiseurs de nouvelles et de satires ; mais leurs livres ne ne couraient guère que dans un petit nombre de mains, tandis que, grâce à l'élan nouveau donné par l'imprimerie, les Colloques se répandirent à vingt-quatre mille exem- plaires, et l'Éloge de la folie à mille huit cents dès la première édition : es dernier ouvrage eut bien trente et une éditions, et les charmantes gravures d'Holbein le rendirent populaire. Ses attaques Par suite, Erasme personnifie l'ennemi des moines;

contre

les moines ^q [qus côtés, on lui adressait des anecdotes, on lui citait

et ' '

lesévêques. des faits qul pouvaient lui servir dans la lutte, comme de notre temps on fit parvenir à Gioberti des projectiles à l'adresse des jésuites. Le jurisconsulte milanais André Alciat, étant professeur à Bourges, avait eu Calvin pour élève; à la lecture de la diatribe de Luther contre la Sor- bonne, il s'élait mis à rire à gorge déployée, en affirmant que depuis Aristophane on n'avait rien produit d'aussi piquant. Il écrivit aussi à Mallio, qui montrait l'intention de se faire franciscain, une lettre il mettait h nu les abus de la vie monastique, avec non moins de liberté qu'Érasme.

LES ALLEMANDS A ROME. 533

François Calvi de Menaggio, qui, sous le nom de François

Calvi

Minicius, vendait des livres à Pavie, et qui se donnait et Aiciat

s'associent

mille peines pour répandre ceux de Luther, envoya de à ses attaques, suite cette lettre à Érasme, en pensant qu'il la ferait pu- blier par Froben de Baie, éditeur de tant de livres héré- tiques. Cette démarche provoqua le courroux et aussi l'humeur maligne d'Alciat, et voici ce qu'il lui écrivit : a Maudit Calvi ! quel ennemi capital tu es pour moi si tu fais cela! A quoi m'auront servi mes veilles et tant d'é- tudes? Si tu me verses ce poison, il vaudrait mieux pour moi être mort; Luther, les Picards, les Hussites et les autres noms d'hérétiques ne seraient pas plus couverts d'infamie que le mien, si cela arrivait. Tu ne sais pas, ou tu feins de ne pas savoir quelle est la puissance de ces porteurs de froc, les flots de rage, les sermons fulminants, l'exécration populaire, la haine et les malheurs infinis qui (si Dieu ne m'en préserve) vont tomber sur ma tète. Je vous intenterai un procès pour injures, d'abord à toi, comme au coryphée, ensuite à Érasme, ensuite à Froben ; j'invoquerai les hommes et les dieux : je me disculperai à tout prix, dussé-je faire tomber sur votre tête la pierre qui menace la mienne K »

Érasme décoche aussi ses traits contre les évêques qui, oubliant leur titre ', confient le troupeau du Christ à des moines; et aussi contre les papes, « qui auraient tant à faire s'ils pensaient à se montrer véritablement les vi- caires de Jésus-Christ, c'est-à-dire à l'imiter dans sa pauvreté, dans ses douleurs, dans sa doctrine, au cal- vaire et dans le mépris de la vie : tandis qu'au con-

(1) Marquarii Gudii et doctorum virorum ad euni Epixtokv. Utrecht, 1697.

(2) Episcopus, de iniay-oiiv.^, surveiller.

534 DISCOURS XIV.

traire, il n'y a pas de vie plus douce et moins crucifiée que la leur; ils croient avoir satisfait à Jésus-Ghrist, quand, avec un appareil théâtral et des cérémonies fastueuses, avec les titres de béatitude, de révérence, de sain- teté, ils distribuent les bénédictions ou fulminent les ana- thèmes. Les pères très-saints ne se montrent aussi rigou- reux pour personne que pour celui qui attaque le patri- moine de Saint-Pierre ; sous ce nom, ils comprennent les champs, les bourgades, les redevances, les juridictions, et, pour tout cela, ils font la guerre, répandent le sang; et tandis que l'Église a été fondée, confirmée, accrue par le sang, ceux-ci la soutiennent avec le fer. » Érasme La riposle ne se lit pas attendre. La Sorbonne imputa à la sorbonn ^rasmc plusieurs propositions hérétiques, et il se défendit dVéré'sieî^^ par uue Apologie adressée aux théologiens de Louvain, dans laquelle il disait que la grande difficulté pour ses Colloquia n'avaient pas d'autre but que celui de trouver en latin, pour les faits et IcS choses quels qu'ils fussent, l'expression propre et rigoureuse; et que, d'ailleurs, la forme du dialogue exigeait qu'on fît parler chacun selon ses sentiments. 'Venant aux points particuliers, il cherche à s'excuser par des propositions en vérité plus que har- dies : par exemple, il dit que la confession a eu pour inventeurs certains personnages de l'Église; qu'il est indifférent de manger quelque aliment que ce soit ; puis il plaisante sur les indulgences, plus encore sur les vœux; enfin, il s'égaye sur l'intercession de la vierge Marie et des saints. Il est vrai qu'il pouvait opposer d'autres pas- sages où il louait tout cela, ea faisant la réflexion que critiquer les abus, équivaut à approuver l'usage légitime ; qu'il veut seulement tenir en garde contre les fausses vucalious, et non critiquer l'entrée des vierges au cou-

LES ALLEMANDS A ROME. 535

vent (0). Dans la Pietas puerilis, il enseigne à bien en- tendre la messe, à se bien confesser; ailleurs il exhortait à conserver les institutions des aïeux, lors même qu'on en pourrait rêver de meilleures, et à souffrir plutôt la tyrannie que de s'aventurer dans les révolutions (P). Il ne manque pas de dire que certains points n'avaient pas été clairement définis par la bulle de Léon X, et que plu- sieurs d'entre eux>e discutaient encore librement avant l'édit de Charles-Quint.

Dans l'édition du Nouveau Testament, il donna l'exemple d'une critique sagace et d'un grand soin pour la compa- raison des manuscrits, d'autant plus que la fameuse Bible polyglotte de Complute^ était encore à l'impression. Certes, il reste bien loin de la critique actuelle, de l'étude lit- térale de l'Écriture, comme de l'exégèse audacieuse qui discute l'authenticité des textes sacrés. Mais il osait con- tester que la Yulgate fût sans erreur, et c'en fut assez pour qu'il effrayât certains esprits timorés, et soulevât de grandes contradictions. Ensuite, dans ses notes et dans ses paraphrases, il recherchait le sens et l'esprit du livre saint en exprimant le désir qu'il fût répandu : « Le soleil illumine le monde, pourquoi n'en devrait-il pas être de même de la doctrine de Jésus-Chrisl ? Je ne suis pas de l'a- vis de ceux qui ne voudraient point que l'Écriture sainte, traduite en langue vulgaire, fût lue par les simples fidèles, comme si les enseignements de Jésus-Christ étaient tel- lement obscurs qu'un petit nombre de théologiens lût seul capable de les comprendre, ou comme si la vénéra- tion pour les saintes Écritures ne pouvait se conserver qu'à condition qu'elles restassent fermées aux hommes. Les

(1) Complule, ville d'Espagne, aujourd'hui Alcalade Hcnares, cette Bible fut imprimée. (Note des traducteurs.)

536 DISCOURS XIV.

rois peuvent cacher au peuple les mystères de leur cabinet ; mais Jésus-Christ veut que ses mystères reçoivent la plus grande publicité. Je voudrais que les femmes les plus simples lussent l'Évangile et les épîtres de saint Paul, et que l'Écriture fût traduite dans toutes les langues, et qu'elle courût non-seulement dans les mains des Écossais et des Irlandais, mais même dans celles des Turcs et des Sarrasins ^ » Faveurs Cependant tout Cela ne lui faisait point perdre les bonnes

qu'Erasme ^ '

de/pa°es S^^âces dcs papes. Le cardinal de Médicis l'avait toujours défendu, quand les prélats s'étaient sentis attaqués, eux et la religion ; il montrait des lettres, Érasme louait la science et la vertu de ceux à qui s'adressaient ses attaques. Et quand le cardinal fut devenu pape, Érasme lui écri- vait : I J'espère que, sous vos heureux auspices, le monde va voir refleurir les trois biens principaux de l'humanité: la piété chrétienne, les belles-lettres et la concorde dans le monde chrétien, véritable source de la piété et de l'é- rudition ^ » Si Léon X ne tint pas tout ce qu'il lui avait fait espérer étant cardinal, il le recommanda du moins à Henri VIII, en lui écrivant que son amour inné pour les lettres s'était accru avec les années, parce qu'il avait ob- servé que les hommes fidèles au culte des lettres, toujours attachés de cœur à la foi, forment l'ornement et la gloire de l'Église chrétienne (10 juillet 1515). De plus, le pape, en acceptant la dédicace de sa traduction du Nouveau Testaments lui donna une sorte de bouclier contre les accusations d'hétérodoxie dirigées contre lui par Stunica,

(1) Paradesis in Novum Testamentum,

(2) Lettre XXX, liv. I. (Voir aux Éclaircissements (PP).

(3) Dans ses notes au chap. x]x, liv. XII de saint Matthieu, il dit des choses incroyables contre le célibat monastique, et au chap. vi de saint •Jean, il déblatère contre les Ordres mendiants.

LES ALLEMANDS A ROME. 537

Hoogstrœten, Lee, Caranza, Egmont et d'autres encore. Adrien VI lui offrit un décanat ; Clément VII lui proposa d'autres avantages et le gratifia de deux cents florins. Paul III eut l'intention de l'élever au cardinalat (Q), et il méritait bien cette dignité, si, au lieu de se borner à ce qu'il a pensé et écrit, on considère les titres qu'il peut avoir comme promoteur du goût classique et de l'étude des humanités, bien que !e goût sévère des Italiens trouvât que son latin n'était pas de très-bon aloi (R).

Le pieux et docte évoque Sadolet, dès l'année 1524, lui écrit pour le remercier des lettres pleines de piété et de respect qu'il a écrites à un grand et vertueux pape ^ : <^ Sa libéralité envers vous eût été encore plus grande, s'il n'était pas gêné par la difficulté des temps et la grandeur de ses charges pécuniaires; mais, ajoute-t-il, le saint- père ne négligera aucune occasion favorable à vos succès et à votre avancement. » Il le félicite aussi de ses ouvrages qui le feront vivre dans la postérité, et, comme Érasme lui écrivait que, déjà sur son déclin (jam deficienlem), il 71 attendait le bonheur que de Dieu, Sadolet lui dit qu'il re- connaît bien sa piété ; mais que, suivant lui, il n'y a pas de déclin possible pour l'homme dont les siècles cé- lébreront la mémoire; ajoutant qu'il est permis de ne pas dédaigner cette gloire, quoiqu'il ne faille pas la comparer aux célestes récompenses ^ Plus tard, en lui prodiguant encore les éloges, il l'engage à éviter les questions liti- gieuses, et à ne pas aborder certains points délicats qui, s'ils n'offensent pas la véritablepiété, sont en contradiction

(1) Sadolet avait été le secrétaire du pape Léon X, mort en l.ViO; la date de 1524 répond au pontificat de Clément VII au nom duquel il pou- vait aussi écrire. (Note des traducteurs.)

(2) Sadolet, lett. ii, livre XVII.

538 DISCOURS XIV.

avec des opinions populaires invétérées. « Unissons plu- tôt nos efforts virils pour aider, autant qu'il est en nous, la foi chrétienne à traverser les jours d'épreuve. » Ailleurs, il le prie de renoncer aux querelles : il l'aver- tit avec une affection paternelle de ne point combattre certaines dévotions populaires pour les images et pour les saints, qui partent d'un fonds de piété, bien qu'il vaille mieux fixer sa pensée sur le Christ seul. Il lui rappelle qu'à un certain moment, il avait sollicité le pape de lui accorder un poste ecclésiastique considérable en Allemagne, et qu'il l'eût obtenu sans certains calomnia- teurs; il lui dit enfin qu'il a dissuadé Stunica d'écrire contre lui^

De fait, tout écrit d'Érasme était un événement qui lui va- lait à la fois de grands amis et de grands adversaires ; mais il conservait les bonnes grâces des prélats et des princes par des habiletés de courtisan, et en ajoutant toujours une phrase destinée aux passages hardis ou piquants. Il était le roi de l'ironie'; mais pour la tourner contre un homme en particulier, il faut avoir ou le courage que donne une ferme vertu, ou la bassesse d'un calomniateur. Le ca- ractère d'Érasme s'accommodait mieux de li satire géné- rale que personne ne peut relever, qui ne frappe personne en particulier, l'on ne peut saisir le mensonge flagrant, par cela même que l'accusation porte sur la généralité. Il accusera d'ignorance les moines d'Allemagne, quand il sera en Angleterre; de dérèglement ceux d'Italie, quand

(1) Sadolet, Epît. i et ii, livre IV.

(2) Parmi ses malices et ses pointes, citons cette phrase extraite du de Collnquiorum utilitate : Depulatos appellant Galli, opiner quod maie putali sint, mit certe plus satis putati. On voit qu'Érasme ne se refuse pas le jeu de mots frisant le calemljour.

LES ALLEMANDS A ROME. 539

il aura quitté l'Italie ; il est très-vif pour attaquer l'en- semble, et il loue le particulier.

Il dira du mal des papes, mais beaucoup de bien de Léon X et d'Adrien TI. Quand de grandes rumeurs s'élè- vent à propos du dialogue entre Jules II et saint Pierre aux portes du paradis, dialogue le pape est traiié d'ivrogne, d'homicide, de scélérat, de simoniaque, d'em- poisonneur, de parjure, d'avare et de luxurieux, Érasme proteste qu'il n'en est pas l'auteur : voilà en arrive celui qui sacrifie la vérité à l'opinion (S).

En effet, il prend les sept péchés capitaux et les présente comme habituels et communs à quiconque porte froc, et il assaisonne cette thèse d'historiettes, de bons mots, de quolibets et d'anecdotes que le riche, le docte, le com- mun des praticiens, acceptent d'ordinaire sans examen, répètent sans discrétion, et que le temps transmet ti la postérité non moins frivole dans ses jugements.

Ainsi donc, pendant qu'à Rome on accordait tant de faveur aux coryphées de la rhétorique, qui n'étaient pas cependant les hommes dont le besoin diit se faire sen- tir, en Germanie les théologiens étaient tournés en ri- dicule par Érasme \ Ses écrits, ses actes nous font connaître dans quelle sphère de doutes oscillaient les esprits avant le concile de Trente, et quelle confiance on avait prise dans la raison individuelle.

Érasme, du reste, professait qu'il n'était pas disposé à mourir martyr de la vérité, et que s'il avait été induit en tentation, il avait pour cause l'exemple de saint Pierre. En réalité, nous ne le plaçons point dans le catalogue des héré-

(1) Nous aurons à revenirsur ce sujet; on peut voiraussi Ad. Mueller, Vie d'Erasme de lloUerdani. Hambourg, 1828. Liebëhkuen, De Erasmi ingénia et doclrina. léna, 1860.

540 DISCOURS XIV. LES ALLEMANDS A ROME.

tiques, quoique plusieurs l'aient voulu, mais bien parmi ces mécontents qui ne se proposent point de détruire, mais qui, en minant le terrain, ébranlent le système, sans avoir eux-mêmes de système précis et net à lui substituer. Abhorrant la lutte, il trouve que le triomphe de la vérité serait payé trop cher au prix du sang ré- pandu; il a toujours confiance dans le progrès de la civi- lisation, et, comme tant d'autres, il pense que la révolu- tion peut se faire tout entière sur la carte ou dans le cabinet, sans que le peuple s'en mêle ; le peuple qui en devient au contraire le seul et véritable acteur le jour elle s'accomplit.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS XIV.

(A) Tu l'as vu, ce ciel enchanté

Qui montre avec tant de clarté

Le grand mystère ; Si pur, qu'un soupir monte à Dieu Plus librement qu'en aucun lieu Qui soit sur terre.

(Alfred de Musset.)

(B) Le cardinal de Luca (De locis montium)^ Giovanni Mar- chetti {De l'argent étranger qui vient à Rome et de celui qui en sort pour les besoins ecclésiastiques ; chiffres et commentaires (Del denaro straniero che viene a Roina e se ne va per cause ecclesias- tiche, calcolo ragionalo. Rome 1800), assurent que pour les besoins de la seule Allemagne, de Paul III à Paul V, le trésor pontifical dépensais millions d'écus, somme qui non-seulement devaitab- sorber ce que lui produisait ce pays, mais encore obligeait à créer des dettes connues sous le nom de Luoghi di monti (appellation qui équivaut à celle plus moderne de rentes d'État ou d'obliga- tions).

(C) Rabelais, ce Français dont je ne puis dire s'il riait en bouffon pour abattre, ou s'il aballait pour rire en bouffon, lui qui savait lien qu'en France on rit toujours du parti vaincu ', jetait à tous les vents les mots épicés, adorait la dive bouteille, et demandait à faire in cathedra une lecture sur l'ivresse lucide. A son passage à Rome, il fit rire de lui le papeetles cardinaux; mais il recueillait de quoi rire à leurs dépens dans son Pantagruel^ livre étrangement audacieux, il n'épargne pas même le Christ. Et cependant il mourut cure, au sein de ce clergé à qui il avait fait tant de mal.

(1) Un moment nous avons cru lire vittore (vainqueur), tant il nous a semblé qu'il faudrait adapter cette seconde épithète pour être et parler plus juste. {Note des traducteurs.)

542 NOTÉS ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XIV.

(D) Julius est Roma? ; quis abest? date, numina, Brutum :

Nam quoties Romae est Julius, illa périt.

Voyez Klag und Vermahnuntj gegen die ubermassige, unchrist- liche Geiralt des Pabat in Rom '.

(E) Das loeltiche Régiment gehort dem Kaiser zu, das geistlich Christo, seinen Aposteln, U7id allen evangelischen Predigern, welche predigern Christi Lehren. Hutteni Conquœstiones ad Garolum imperatorem et principes Germaniae".

(F) Manch Advocat und Auditor Notarius, Procurator,

Die Bullen geben, sprechen Recht Dero jeder bat sein G'sind und Knecbt

Und nebmen tâglich ein Von Deustcben unser Schweiss und Elut ; Ist das leiden, und ist's gut? ''

(G) Lapides noctu migrant, nihil bic fingo. Principes romani Imperii, imo orbis totius cuncti sollicitantur pro œde Pétri, in qua duo tantum opifices operantur, et alter claudus.

(E) Comme il arrive dans toute polémique, Érasme prend pour type l'exagération du genre. Le fameux et élégant tbéolo- gien Paolo Cortese de Modène ayant dit dans une lettre à Politien qu'il fallait suivre comme exemple Gicéron, Politien avec de grandes formules d'estime le réfute, et l'autre répond qu'il a voulu dire seulement qu'il fallait imiter ce modèle comme le plus acbevé, mais non pas le contrefaire : « Quee stultitia esset, cum tam varia sint hominum ingénia, tam multipliées na- turse, tam diversae inter se voluntates, eas velle unius ingenii angustiis astringi et tanquam prsefiniri. » (Ep. Politiani, 1. VIII,

XVI, XVII.)

(I) Probablement ce prédicateur était Tùomaso Fedro In-

(1) Plainte et avertissement contre le pouvoir excessif et peu chrétien du Pape à Rome.

(2) Le gouvernement temporel appartient à l'empereur; le gouverne- ment spirituel à Jésus-Christ, à ses apôtres et à tous les prédicateurs évangéliques qui prêchent la doctrine de Jésus-Christ. {Plai7ites de Hutten à l'empereur Charles et aux souverains d'Allemagne)

(3) Maints avocats, auditeurs, notaires, procureurs qui donnent des huiles, parlent de droit, et dont chacun a des domestiques et des valets, nous prennent journellement, à nous Allemands, notre sueur et notre sang. Devons-nous le souffrir, et est-ce bien ?

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XIV. 5i3

ghirami, conservateur de la bibliothèque Vati cane dictussuisœculi Cicero, à qui on reconnaissait « mira in dicendo tum copia tum auctoritas » (Ep. iv, lib. XXIII), et qui avait exhumé tant de ma- nuscrits de la collection de Bobbio,

(K) « Il reste à Jules la gloire de la guerre : il a pour lui a ses victoires, il a ses magnifiques triomphes que je ne dirai « point, parce qu'ils appartiennent à un pape : car sa gloire en « ceci, quelle qu'elle soit, a été achetée par la mort ou la douleur (c d'un grand nombre d'hommes. Léon a tiré plus de vraie gloire « de la paix rendue au monde, que Jules de tant de guerres tou- « jours vaillamment provoquées et heureusement conduites. »

Duke bellum inexpertis. Ily a chez Érasme, dans le blâme et la louange une exagération qui ne révèle point chez lui le senti- ment de la vérité.

(L) Son père, amiral vénitien, ayant mal réussi dans une guerre contre les Turcs, fut accusé et emprisonné à Venise. Son fils, le cardinal, l'accompagna : il allait le soutenant, lui et ses chaînes, et suppliait les sénateurs de le retenir en prison à la place du vieillard, ou du moins de lui permettre de l'y suivre. Il ne put l'obtenir. Son père dut alors partir pour l'exil; mais quelques années" plus tard, il recouvra tous ses honneurs et fut doge.

Le cardinal avait traduit divsrses homélies de saint Jean- Chrysostome.

(M) Lettre v, livre X. Un autre fameux érudit visitait alors l'Italie. C'était Guillaume Budé, de Paris, envoyé par Fran- çois I'»" au pape. Et voici ce qu'il raconte : « Je suis allé deux fois àRome, j'ai vu les villes remarquables d'Italie en courant et j'ai entrevu les savants qui y demeurent, plus que je ne les ai enten- dus. J'ai salué les professeurs à qui l'on doit la renaissance des belles-lettres, mais, pour ainsi dire, sur le seuil de leur maison ; c'est tout ce que pouvait faire un homme qui parcourait l'Italie en toute hâte, et non comme un voyageur libre de son temps et de ses allures. » (Dans les lettres d'Erasme, lettre xxx, livre II.) Varillas (Hist. de François P") nous dit que a l'Académie de Rome qui n'avait jamais j été tant d'éclat depuis le siècle d'Au- guste, » fit à Budé un accueil extraordinaire, et qu'il fut bientôt admis dans la familiarité du pape, grâce à ce qu'il excellait avant tout dans la connaissance des antiquités grecques, branche de la science oîi le saint-père se piquait d'être un fin connaisseur. Il ajoute que Léon X faisait des objections cpii donnaient à Budé

544 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XIV.

l'occasion de déployer son érudition, ce qui faisait l'affaire du pape, désireux de tirer la négociation en longueur et de ne rien conclure. Dans ses écrits, et surtout dans son traité De Asse, Budé décoche des traits contre la licence du clergé; mais il fut toujours très-opposé aux novateurs, et dans son traité De transitu hellenismi (1535), il exhorte François I'^'" à demeurer catholique, et loue la fameuse procession oii fut donné le spectacle du brûlement de plusieurs hérétiques.

(N) Parmi les merveilles que le Christ prédit à saint Fran- çois, était la promesse que quiconque médirait de l'Ordre séra- phique, ne vivrait pas la moitié de son âge! et la prédiction s'était vérifiée peu auparavant en la personne du cardinal de Sion, ce prélat qui prit une si déplorable part aux guerres d'Italie. Ce fut surtout du fait de ce cardinal (dit le personnage du dialogue) que quatre Dominicains furent brûlés à Berne en 1509. On les accusait d'avoir, par des visions feintes, amené le tailleur Jezer à déclarer que, suivant une révélation à lui venue du ciel, la vierge Marie participait à la souillure du péché ori- ginel. Et quand Jezer eut reconnu la fraude, les Pères lui au- raient fait i^rendre une hostie empoisonnée. Je rapporte ce fait, parce que celui-là et tant d'autres peuvent être cités comme des sentences du Saint-Office en matière d'hérésie ou de sacrilège, et qu'on se gardera bien de dire que ces sentences furent rendues pour des délits communs aggravés par un acte d'impiété qu'on détesterait même de notre temps, l'on pousse très-loin la tolérance pour les fautes imputables à la conscieence, mais ovi l'on se montre en revanche intolérant pour les bévues ou les dis- sentiments.

(0) Dans le colloque sur la vierge Misogamo : « Quemad- modum nemini suadere velim ut, quae se in hoc vit£e genus con- jecerit, lucteturemergere, ita nondubitem hortari puellas omnes, praesertim indolis generosce, ne se temere eo prascipitent, unde post sese non possint explicare. »

(P) « Pugnent qui volent, ego censeo leges majorum reve- renter suscipicndas, et observandas religiose, velut a Deo pro- fectas, nec esse tulum, nec esse pium de potestate publica sinis- tram concipere aut serere suspicionem. Et si quid est tyrannidis, quod tamen non cogat ad impietatem, satius est ferre quam se- ditiose seluctari. t ( 'Ix^Ouo^ayfa.)

(PP) Libet intérim tum mihi privatim hanc gratulari feli- citatem, cui contigerit probari, non solum Pontifici Maxime sed

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XIV. 545

Leoni, inter maxiraos suis dotibus maximo : tum autem publiée seculo hinc nostro, quod prorsus aureum fore spes est, si quod unquam fuit aureum ; ut in quo tuis felicissimus auspiciis tuis- que sanctissimus consiliis tua quasdam prsecipua generis humani bona restitutum iri videam, pietatem illam vere Christianam multis raodis collapsam , optimas litteras partim neglectas bac- tenus, partira corruptas, et publicam ac perpetuam orbis Chris- tiani concordiam, pietatis et eruditionis fontem, parentemque.

(Q) Quum Paulus III statuisset in futurum synodum aliquot eruditos in cardinalium numéro allegere, propositum est et de Erasmo. Sed objiciebantur impedimenta; valetudo ad obeunda munia inutilis, ac census tenuis. Ajunt enim esse senatus con- sultum, quo submoventur ab ea dignitate quibus annui reditus sunt infra tria ducatorura millia. Nunc boc agunt ut onerent prse- posituris me... reclamantem, ac manibus pedibusque recusantem, ac perpétue etiam recusaturum. (Lib. XVII, Ep. xxv et xxviii.)

(R) Flaminio (Marc-Antoine, auteur latin de poésies, 1498- 1560, dont nous parlerons beaucoup, et dont Léon X fut le Mécène) dit: «Bien écrire, surtout dans la langue latine, est si difficile, qu'on doit admirer comme un miracle un bon écrivain; mais nous sommes trop ignorants pour distinguer, en cette matière, les écrivains exquis des écrivains vulgaires, et pourvu qu'un homme, dans ses compositions, évite les mots barbares empruntés au lan- gage monacal, nous trouvons qu'il écrit bien en latin; de vient que non-seulement le vulgaire, mais même beaucoup de person- nes qui ont dans les cités la réputation de savants et de bons juges, admirent le style d'Erasme, deMelanchton, et de certains Italiens qui n'ont jamais su, et qui peut-être ne sauront jamais ce que c'est que la beauté, l'élégance, la pureté, l'abondance de la langue latine. » [Lettere vulgari.)

(S) Dialogus cujuspiam eruditissiini festivus sane ac elegans^ quomodo JuUwi 11^ pontifexmaximus^ post viortem cœli fores pul- sando, ab janitore illo D. Petro intromitti ncquierit. Tout le monde cependant crut qu'il en était l'auteur, quelques-uns seulement l'attribuèrent à Fauste Anderlino, et mieux encore à Hutten. C'est certainement une satire des plus mordantes. Jules II est furieux de ce que saint Pierre ne veut pas le laisser entrer, et il énumère ses propres mérites, qui n'ont pas ce caractère aux yeux du saint. Le bienheureux demande au nouveau venu pourquoi il a fait la guerre contre Bologne , contre Ferrare et contre les Véni- tiens.

546 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XIV.

Jules lui répond : « A cause de l'envahissement que ces usurpa- teurs ont fait d'une partie du domaine de Saint-Pierre. »

Cette dernière parole étonne l'apôtre qui avait quitté tous ses biens pour suivre Jésus-Christ. Il s'étonne aussi de ce que l'Église rassemblée en concile n'ait point déposé un tel pape.

Jules II répond : « On ne peut déposer un pape, même pour homicide, même pour fornications, même pour blasphèmes, même pour simonie, » et il ajoute :

« Le concile frémirait d'horreur s'il savait ce que vous pro- posez ! »

Saint Pierre. Qu'est-ce à dire?

Jules. J'en frémis encore de rage. Ces scélérats voulaient ra- mener notre Église si florissante, si riche, aux jours de sa misère et de ses vertus frugales. Ils voulaient que nos cardinaux, puis- sants et vivant dans les splendeurs comme des princes, rede- vinssent les humbles et pauvres diacres du temps jadis, que les évêques se dépouillassent de leurs palais, de leur faste, de leurs carrosses, et qu'on mît sur le trône papal non le plus riche, mais le plus digne.

Saint Pierre. Ces scélérats parlaient comme Celui dont tu te proclames le vicaire. Mais quels sont donc les ennemis que tu voulais chasser d'Italie?

Jules II. Les barbares.

Saint Pierre, Quelles sontdonc ces bêtes féroces que tu appelles barbares ?

Jules II. Ce sont des hommes.

Saint Pierre. Des hommes, je le veux, mais du moins ce ne sont pas des chrétiens.

Jules II. Ce sont aussi des chrétiens; mais que m'im- porte ?

Saint Pierre. Pourquoi alors les appeler barbares ?

Jules II. C'est le nom que nous autres, Italiens, nous donnons aux étrangers.

Saint Pierre. Et cependant le Christ est mort pour tous les hommes, sa croix les a rendus tous égaux.

Jules. Il n'est pas mort pour les Français, qui méprisent nos foudres et se rient de nos bulles. Passe pour les Espagnols, qui adorent à genoux quand nous leur envoyons des vases, des poi- gnards bénis, des bulles, et qui nous rendent en échange de l'or et des soldats.

Saint Pierre. Ton royaume est celui de Satan, et non celui du

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XIV. 547

Christ. Celui qui se fait le vicaire de mon maitre doit être attentif à ne suivre que les exemples de ce maitre,

Jules. Rien n'est plus noble que de vouloir agrandir l'Église.

S.MNT Pierre. L'Église se compose de tous les chrétiens, et tu la divises, en suscitant des guerres et des désordres.

Jules. Qui parle de peuples chrétiens? Nous appelons Église les basiliques, les prêtres, et principalement la cour de Rome, et moi avant tout, moi qui suis la tête de l'Église-...

Suit une bizarre comparaison entre l'Église humble et pauvre du temps de saint Pirere, et l'Église somptueuse et puissante de Jules II. Pierre se glorifie d'avoir gagné des milliers d'âmes à Jésus-Christ, Jules d'avoir enrichi l'Église. Saint Pierre lui dit de se faire un paradis avec ses richesses : car pour celui dont il est le gardien, il ne le lui ouvrira point. Jules alors le menace de prendre d'assaut le paradis, et d'y entrer de force avec les 60000 hommes qui ont péri dans ses guerres, menace qui fait dire à saint Pierre en finissant qu'il ne s'étonne plus de voir, avec de tels guides, un si petit nombre d'hommes arriver en paradis.

DISCOURS XV.

Luther. Les indulgences. La Bible.

Tout était donc non-seulement préparé, mais encore commencé, soit l'attaque ou la défense, soit la critique ou le mépris, soit la réforme, celle qu'inspirait l'amour du bien, ou celle que fomentait la haine révolutionnaire, lorsque le moine Martin Luther, comme tant d'autres Al- lemands, vint à Rome, l'amenait je ne sais quelle controverse soulevée parmi les Augustins, ordre dont il faisait partie. à Eisleben, l'année même Savona- role commença ses prédications à Florence, Luther, ayant vu mourir subitement un de ses amis, fut effrayé à la pensée de tomber sans préparation dans les mains de Dieu; il se fait moine, et, dégoûté de toute autre lecture que de celle de la Bible, il se consacre désormais à la prière, au jeûne et à la mortification : il est frère quêteur et remplit les fonctions les plus humbles du monastère. Lorsqu'il fut ordonné prêtre à Erfurt, il fît, selon la cou- tume, la promesse solennelle de vivre et de mourir dans le sein de l'Église catholique, de lui obéir comme à une mère; et en célébrant sa première messe, il se sentit tel- lement ému par ces mystères, que, saisi d'un tremble- ment général, il l'acheva à grand'peine.

Ayant acquis bientôt la réputation d'habile théologien et de bon prédicateur, il fut nommé professeur de théo-

550 DISCOURS XV.

logie à la nouvelle université de Wittemberg, et son indignation contre les plaisanteries que faisait Érasme sur le pape, était telle que, disait-il, il apporterait lui- même les fagots pour le brûler. Mais il se laissa envahir par l'orgueil de sa propre science et par l'idolâtrie de sa personne ; aussi, ayant été envoyé au delà des Alpes, il n'y apporte ni sympathie, ni enthousiasme, mais un esprit de dénigrement, d'opposition, de censure. En Lombardie, il trouve partout des hôpitaux bien bâtis, bien dotés, avec un bon régime, des servants attentifs, des médecins habiles, des lits et du linge blancs, et ornés à l'intérieur de peintures ; à peine un malade yest- il amené, qu'on lui enlève ses habits, après en avoir pris note pour les lui restituer; on le revêt d'un sarrau blanc, et on le met dans un bon lit; on lui amène deux méde- cins, et les servants lui donnent à manger et à boire dans des vases propres, qu'ils touchent à peine du bout du doigt. Viennent ensuite des dames et des matrones hono- rables pour servir les pauvres, voilées de manière à ce qu'on ne les reconnaisse point. A Florence, Luther voit des asiles, les enfants trouvés sont nourris on ne peut mieux, élevés, instruits , tous vêtus d'un habille- ment uniforme. Il trouve partout les collèges excellents, et en est d'autant plus frappé qu'ils les avait vus mal di- rigés ailleurs (A). Mais son âme, dépourvue d'amour aussi bien que d'humilité, ne comprend rien à la poésie du ciel d'Itahe, de ses arts, de son histoire.

Déjà pendant son voyage, au lieu de ces fontaines qui jailhssent à travers le trou d'un tronc rustique de sapin, au lieu des Christs et des grossières Madones placés dans les carrefours, il avait rencontré des monuments d'architec- ture et de sculpture, des marbres et des dorures dans les

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églises, et loin d'en ressentir de l'admiration, il en devient ombrageux. Le climat lui semble pluvieux, les hôtels mal commodes, le vin aigre, l'eau insalubre, l'air fiévreux, la nature aussi pauvre que les hommes. Des hauteurs de Montefiascone, il découvre l'immense horizon de la cam- pagne romaine, et n'y voit qu'une terre aride et stérile, au lieu de la plaine semée d'oliviers et de rosiers que son imagination avait rêvée : alors, il se prend à re- gretter la verdure étincelante des prairies de la Saxe et ses forêts séculaires, et sa côte du Pollesberg, qui, à l'en- tendre, resplendit de plus de fleurs que toutes les collines de l'Italie.

Il trouve les hommes encore pires. Pour lui, tout indi- vidu qui porte une soutane ou dit la messe est un igno- rant qui ne comprend pas le latin, et pas davantage sa langue maternelle. Dans une taverne il se rencontre avec des moines qui trinquent, qui gesticnlent, qui bavardent cavalièrement sur des choses saintes ; il voit partout des saints peints sur les maisons comme préservatif de l'in- cendie ; partout, d'après lui, les liens du mariage sont peu respectés, ce qui lui fait dire que ces Italiens sont des enfants du péché; il se scandalise enfin au sujet d'un couvent qui jouit d'une rente de 36 000 sequins. Arrivé à la sainte ville de Rome (c'est ainsi qu'il la qua- lifie), Luthervisite toutes les chapelles, ajoute foi à toutes les légendes, se prosterne devant toutes les reliques, monte à genoux la Scala Sancta (le saint escalier) ; il re- grette que ses parents ne soient pas encore sortis de cette vallée de larmes, parce qu'il lui serait facile de les rache- ter des peines du purgatoire, en leur faisant dire des messes, des prières, Pten gagnant des indulgences à leur profit; il est stupéfait de voir cette police sévère, pour

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laquelle, la nuit, le capitaine parcourt les rues de la ville avec de bonnes escortes, punit les coupables pris en fla- grant délit, et, quand ils ont des armes, les garrotte elles jette dans le Tibre ; il admire le consistoire, et le tribunal de la sacrée Rote, les affaires sont instruites et jugées avec tant de respect pour la justice ^

Mais pour lui Rome n'est pas la ville d'où les saints apôtres ont repoussé Attila le fléau de Dieu, ni celle devant laquelle des empereurs et des rois s'arrêtent pleins de vénération ou remplis d'efîroi, celle qui personnifie la suprématie de l'intelligence sur la force brutale; elle n'est pas cette ville qui tient les Turcs en respect, vers laquelle se tournent les regards de toute la chrétienté, celle d'où partent les missionnaires pour le monde en- tier, et le monde entier envoie ses plaintes contre toute oppression et contre toute injustice. Il reste insen- sible à la vue de tant de chefs-d'œuvre antiques, que les artistes modernes ont cherché à imiter avec la plume, avec le scalpel, avec le pinceau, et de tant de sublimes génies réunis à la cour du pape, dont un seul suffirait pour immortaliser un pays, un siècle; un des rayons qui partent de l'auréole de Raphaël et de Michel-Ange n'est pas assez chaud pour fondre la glace de cette âme raisonneuse. Moine et allemand, il se scandalise envoyant le luxe qui accompagne les cérémonies religieuses, parce qu'il ne comprend pas comment l'idée a besoin de se transformer en image. Pauvre moine, perdu au milieu de tant de richesses, de tant de faste, de tant de sciences, il s'aigrit comme une vipère et médite la vengeance. Jeté au milieu des splendeurs du culte, qui est comme l'ex-

(1) Œuvres de Luther, édit. de Walch, t. XXII, p. 786 et suiv.

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pression mystique du respect et de 1 amour de la créa- ture envers Dieu, au milieu des magnificences qui en- tourent le pontife, il ne calcule rien autre chose que les dépenses qu'elles entraînent, et ne voit que les moyens avec lesquels on y faisait face; il fait le signe de la croix, lorsqu'il découvre ces mœurs réprouvées, lorsqu'il entend les anecdotes qu'on débite sur le compte de Léon X, et lorsqu'il songe à la dissipation de ces prêtres qui disaient sept messes pendant le temps qu il employait à en dire une y « si bien que les petits clercs lui répétaient à chaque mi- nute: passa avanti, passa avanti, (passe, passe, plus vite ^) il se signe encore en voyant la vénalité de la cour romaine disposée à dire comme Judas : « Combien me donnez- vous? et je vous le livrerai. » Il ajoute foi à tous les propos de rue ou de cabaret; il va jusqu'à croire que dans un monastère (dont il n'indique pas le nom), on a déterré du jardin six mille crânes de nouveau-nés; et qu'il y a à Rome des poisons si subtils et si aclifs qu'on peut être empoisonné en se regardant dans un miroir qui en au- rait été saupoudré'.

Il est animé d'un esprit de dénigrement semblable pour les Universités et les études en Italie, parce qu'on y

(1) Dans les Œuvres de Luther, t. XIX, p. 1509, on lit expressément ce qui suit : « Avant que j'eusse achevé l'Évangile, mon voisin avait fini sa messe, et me disait : Passe, passe. » Les biographes postérieurs ont altéré ce récit pour changer une plaisanterie en un blasphème, et faire ressortir davantage la corruption dos prêtres. Selneccer [Oratio de divo Luthero,^. 31) traduit : «Passa, passn, idest, festina et matri filium remitte. » Mathesius le copie, si même ce n'est pas lui qui a inventé cette plaisanterie impie, dont les biographes modernes se sont fait une arme contre la doctrine de la transsubstantiation.

(2) Tischreden, p. 464, 607. Après les nombreuses vies de Luther que nous avons, on en publie maintenant une qui a pour titre Leben und ausgewulte Schritten der Vciter und Begrûnder der lutlierischen Kirche eingeleitet von K. J. Nitsch. Elberfeld, 1860 et suiv.

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place la raison entre la science et la foi ; parce qu'on y enseigne que le rayon divin éclaire la lumière naturelle, comme le soleil éclaire une belle peinture; parce que l'activité de la pensée se répand sur des conceptions païennes, au lieu de se concentrer sur la doctrine du Christ. Bien plus, dans ce magnifique cortège de savants qui entourent Léon X, il ne veut voir que des gens igno- rants , rustres et grossiers , comme s'il s'arrogeait à lui tout seul la gloire d'avoir enseigné le latin, ressuscité les études philologiques, et révélé la Bible.

Rentré dans sa patrie avec de pareils sentiments , il s'enterre dans la Bible grecque et hébraïque; dès ses pre- mières lettres et surtout dans celles qu'il adressait à Spa- latinus en 1518, on voit percer la rancune qu'il nourrissait contre les Romanistes, son mépris pour la théologie scolastique et pour ses interprètes les plus renommés; sa passion pour la nouveauté, sans acception des moyens par lesquels on l'a cherchée ou trouvée; en un mot le doute du sophiste^ le désir furieux de sortir de l'obscu- rité, et de donner une secousse au monde.

Pour concentrer ses pensées dans une direction fixe, il fait éclater la violence de son dégoût à propos de la vente des indulgences. Les De même que l'Église, dès son origine, prescrivit des

pénitences et des mortifications, de même elle usa de la faculté de les remettre ou de les atténuer, à l'exemple des apôtres. C'était surtout aux martyrs qu'on accordait le pouvoir de donner des lettres d'induit aux pécheurs, qui, en les présentant à l'évêque, obtenaient de lui un adou- cissement à leur pénitence; aussi, parallèlement à la doc- trine qui enseigne que le salut est un don gratuit prove- nant du Christ, marcha de pair celle de la coopération de

Indulgences.

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l'homme, de la satisfaction pénale, et de la remise par- tielle ou plénière de celle-ci, selon les dispositions par- ticulières du pénitent. Dès les premiers temps du chris- tianisme, le mot indulgence signifiait une abréviation de durée pour ces pénitences, dont l'Église exigeait l'ac- complissement avant de conférer l'absolution, et qu'elle accordait au pécheur, quand il donnait des marques de profonde contrition et de sincère conversion. Chez les sco- lastiques, l'indulgence prit un sens plus large, sens fondé sur des raisons valables, mais non considéré comme un article de foi. Chaque peine en particulier ne pouvait dé- passer une durée de trente ans ; mais si on les cumulait les unes avec les autres, elles arrivaient parfois à s'étendre à plusieurs siècles. Comme il devenait par impossible au pénitent d'obtenir l'absolution pendant sa vie, on lui permit de les commuer, et de les faire exécuter par d'au- tres : ce furent surtout les moines qui se chargèrent des prières, des pèlerinages, des mortifications, des applica- tions de discipline, au lieu et place du vrai pénitent. Dominique Loricatus, ainsi nommé parce qu'il portait une cuirasse de fer et des chaînes autour du corps, se chargeait quelquefois d'acquitter des pénitences de cent et même de mille ans. Trois mille coups de fouet équiva- laient à une année de pénitence : pendant le temps qu'il fallait pour réciter cent cinquante psaumes, on pouvait donner quinze mille coups; partant, en récitant vingt fois le psautier sous une grêle continue de flagellations, on rachetait la pénitence de cent ans; Dominique arrivait quelquefois à l'accomplir en six jours. Ainsi nous l'affirme, dans la Vie qu'il a écrite de lui, saint Pierre Damien, qui vivait vers l'an 1000; et il dit, dans un autre de ses ouvrages, avoir imposé à l'archevêque de Milan

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la pénitence de cent ans, et taxé le rachat à une année de tribut*. Muratori a publié un Pénitentiel, qui offre des exemples de tels échanges de pénitence : « Si quelqu'un ne peut jeûner, qu'il choisisse un bon prêtre, ou un reli- gieux qui soit un vrai religieux et qui vive selon la règle, qui fera le jeûne à sa place, et que le rachat se fasse au juste prix. Une grand'messe spéciale peut racheter douze jours; dix messes rachètent trois mois ; trente messes, douze mois ^ » La valeur de la messe est infinie : aussi fut-elle employée plus que toutes les autres commuta- tions.

On accordait des indulgences même pour des œuvres civiles ou pies, telles que la fondation d'un hôpital, l'érec- tion d'une église, et même la construction d'un pont ou d'une route, selon le caractère de ce temps, chaque action de ce monde était considérée dans ses rapports avec l'autre; ou bien pour la visite d'un sanctuaire, ou pour la guerre contre les infidèles. Une personne avait-elle causé à une autre un dommage qui ne pouvait être ré- paré : elle obtenait l'absolution moyennant une somme, qui paraissait satisfactoire à cause de l'usage qu'on en fai- sait. L'Inquisition aurait punir beaucoup de déhn- quants, si la voie des indulgences ne se fût présentée à eux comme une échappatoire, un moyen de convertir le délit en péché, le châtiment en pénitence.

(1) Œuvres, t. I, op. 5.

(2) Dans les Règles de saint Boniface, Michelet (Hist. de France, t. I, p. 286), on lit que « si un moine a péché avec une femme, il doit jeûner deux jours au pain et à l'eau. » Voici maintenant le texte : Si quis mo- nachus dormicrit in una dovio cum imdiere, très dies in pane et aqua; si nescivit quod non débet, uno die. Il faudrait traduire : « a dormi dans une maison se trouvait une femme. » Voilà comme on écrit l'histoire. D'ailleurs, dans ce pénitencier, deux cents coups, qui sont le maximum de celte peine, équivalent à deux jours au pain et à l'eau.

LUTHER. 557

Les théologiens se demandèrent comment l'Église avait Justmcation jamais pu se dire autorisée à une pareille condescen- ^"duigences. dance? Et parce qu'alors la scolastique voulait donner la raison de tout, ces théologiens dirent que le fonds iné- puisable de miséricorde créé par le sang du Christ, et que les mérites surérogatoires des saints, forment un trésor, dont l'Église peut disposer au profit de celui qui , s'élant repenti, participe aux sacrements. Mais de quoi n'abuse pas l'homme ? Les indulgences furent parfois accordées à profusion dans des jubilés pléniers, à ceux qui venaient en aide aux besoins temporels de l'Église, et même aux factions politiques de ses chefs.

On alla jusqu'à les reporter sur les peines posthumes (B), parce que les papes et les évèques pouvaient y appli- quer une partie de cet inépuisable trésor de miséricorde. C'est un sentiment naturel à l'homme sur cette terre d'exil, de se l'attacher à ceux qui l'ont précédé et qui l'at- tendent dans la patrie. Ce sentiment a été consacré par la foi, qui reconnaît la communion des fidèles, com- mencée au milieu des épreuves de la vie, continuée dans le lieu de l'expiation temporaire et achevée dans la Jéru- salem céleste. Nous pouvons donc nous, membres de l'Église militante, soulager les âmes encore dans l'attente, en leur appliquant et nos prières et nos bonnes œuvres, suivant une tradition très-antique, et clairement indiquée déjà dans Tertullien et dans saint Augustin (G), qui font mention des messes pour les morls. Mais cet usage, dans la croyance populaire, se confondit avec l'idée du gain, et les suffrages pour les morts se réduisirent presque uni- quement à des messes et à des offices qu'on faisait dire pour eux ; dès lors cet usage prit trop facilement l'aspect d'une affaire de négoce, donnant prise à la médisance.

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L'Église déclarait expressément que les indulgences exigent d'une part un mérite surabondant, et de l'autre des bonnes œuvres et une conscience pure ; qu'elles n'ont aucune valeur, si celui qui les veut gagner n'a pas une contrition sincère et efficace; que la pénitence se rachète seulement en tant que satisfaction, c'est-à-dire châti- ment, mais non en tant que remède, c'est-à-dire moyen destiné à mettre sous les yeux du pécheur l'horreur de la faute commise (D). Les catéchismes les plus vulgaires enseignent même que l'indulgence est une rémission des peines temporelles qui resteraient à acquitter pour les péchés déjà remis quant à la peine éternelle. Elle ne peut donc être accordée qu'à celui à qui la coulpe a déjà été remise, ce qui revient à dire à l'homme en état de grâce, ou encore à l'homme d'une moralité surnaturelle; à l'homme enfin qui possède l'amour de Dieu et de ses commandements, la douleur de ses péchés, et le ferme propos de n'en plus commettre; amour du prochain, pardon des injures reçues, réparation de celles causées, accomplissement des devoirs personnels : en somme con- formité (autant qu'elle est possible à l'homme) à la loi divine. C'est seulement à ces conditions qu'on obtient l'absolution et par conséquent l'indulgence, c'est-à-dire la satisfaction de la peine temporelle que le pécheur doit à la justice divine même après la rémission de la faute. L'homme acquitte cette peine temporelle au moyen des œuvres pénitentielles, auxquelles l'Église fait l'application des mérites infinis de l'Homme-Dieu. Abus Cependant les ignorants se laissaient facilement induire

des

indulgences, en erreur sur cette matière : ceux qui retiraient un avan- tage des indulgences, ne demandaient qu'à les fortifier dans leur fausse croyance, et le beau monde se moquait

LUTHER. 559

d'eux. « Gomment croire au purgatoire prêché par des moines barbares, qui ne savent pas même décliner Musa, ifw5a?,»disaitReuchlin.Etles beaux esprits : «Quoi! est-ce donc que les portes du purgatoire et du paradis seraient aux mains des prêtres? » Sur les théâtres, on représentait souvent des moines qui vendaient l'absolution au voleur, lequel à ses derniers moments hésitait entre sa conscience qui exigeait une réparation, et son bon sens qui repous- sait comme illusoire celle qu'on lui proposait; on en voyait d'autres qui calculaient devant les bonnes femmes, combien de jours une âme avait encore à rester dans les flammes du purgatoire, et combien il fallait pour la ra- cheter.

Le fait est que la vente des bulles d'indulgences devint une grosse source de revenus pour la Cour romaine : il y eut des personnes qui ouvrirent des boutiques pour en débiter de fausses; mesures qui toutes discréditaient les indulgences, et en altéraient le sens. Le vulgaire se lais- sait facilement persuader que cet argent était le prix de la chose sainte; et les percepteurs qu'on envoyait pour le recouvrer, ayant un intérêt de tant pour cent sur la re- cette, exaltaient d'une façon toute profane la vertu de ces bulles. Ammirato le Jeune raconte qu'il vint à Florence, en 1431, un chevalier de Jérusalem accompagné d'un frère mineur, et que ce dernier annonçait avoir reçu du pape plein pouvoir d'absoudre même de la damnation ; il se tenait à une table placée dans les églises pour écrire et sceller les lettres d'indulgences et d'absolutions, pour la coulpG et la peine, qu'il distribuait dans les cas les plus graves à tous ceux qui apportaient non-seulement de l'argent, mais encore du linge et des vêtements. Les séna- teurs, ayant conçu quelques doutes au sujet de sa mission,

560 DISCOURS XV.

voulurent voir le diplôme en vertu duquel le chevalier exerçait sa prétendue autorité, et il se trouva que ses pouvoirs étaient moindres que ceux qu'il annonçait; en conséquence, ils lui défendirent de continuer à l'avenir, en écrivirent au pape, et commencèrent à édicter des peines contre les gens de son métier. Quelle est la chose sainte dont l'avarice n'ait pas abusé? Taxes On a fait grand bruit d'un livre intitulé Taxes de la chan-

attribuées

à la cellerie romaine, qui dans sa .crudité exhale une odeur

chancellerie

romaine, d'étrange impiété. On y lit : « Pour l'absolution de celui qui abuse d'une jeune fille, 6 carhns; pour l'absolution d'un prêtre concubinaire, 7 carlins; pour celle d'un laïc_, dans le même cas, 8. Pour l'absolution de celui qui assassine son père, sa mère, son frère, sa sœur, ou tout autre parent, mais laïque de condition, 5 carlins; pour celle d'un laïc qui tue un abbé ou un autre eccté- siastique d'un rang inférieur à celui d'évêque, ou 7, ou 8 , ou 9 cariins; pour celle d'un mari qui bat sa femme de manière à la faire avorter, 8 carlins; pour celle du père ou de la mère qui a étouffé un enfant, 4 tournois, 1 ducat et 8 carlin?. L'absolution pour péché d'impureté quelconque commis par un clerc, avec dis- pense pour recevoir les ordres et posséder des bé- néfices, 36 tournois; pour avoir la permission de manger du laitage en temps prohibé, 6 tournois. » Ce livre fut imprimé à Rome en 1471; il est vrai qu'il ne porte aucune autorisation de l'Église; mais il a été repro- duit par la presse un très -grand nombre de fois dans cette ville, ainsi qu'à Paris, à Venise et à Cologne, sans exciter le moindre scandale, jusqu'à ce que les princes protes- tants l'eussent inséré dans les Centum gravamina, et qu'An- toine du Ginet l'eût reproduit à Lyon en 1564 sous le titre

LUTHER. 561

de Taxe des parties casuelles de la boutique du pape, etc. On n'est pas bien fixé sur son degré d'authenticité et de sin- cérité ; mais, en face d'une interprétation qui choque l'honnêteté et la morale, il suffit du sens commun pour comprendre que cette taxe ne regarde point le pardon; elle a trait uniquement au coût de l'expédition de la cé- dule absolutoire, et ne dispense jamais du repentir et de la satisfaction.

Les conciles de Vienne, de Constance et de Latran avaient sévèrement défendu ce trafic; mais Léon X crut qu'il pouvait passer par-dessus la prohibition dans un noble but, tel qu'était celui de faire concourir toute la chrétienté à deux grandes entreprises qui l'intéressaient tout entière, à savoir : la croisade contre le sultan Se- lim, et la construction d'un temple incomparable.

Les papes, arrivés à l'apogée de leur grandeur, vou- lurent l'exprimer aussi matériellement, en élevant un temple qui surpassât tous les autres.

La basilique du Vatican offre l'histoire de l'Église et des arts, depuis le temps Proba, au iv* siècle, y érigeait une chapelle à son défunt mari Anicius, jusqu'à Tenerani et à Pie IX. Nicolas V, qui ne fit pas moins pour les arts que Léon X, avait songé à la reconstruire sur un plan magnifique, et à convertir le palais pontifical qui y était joint, en une demeure que pourraient habiter tous les cardinaux, qui formeraient ainsi comme un concile per- manent à côîé du pape. Ce palais devait également con- tenir tous les bureaux de la chancellerie, une salle gi- gantesque destinée à la tenue du conclave, une autre non moins vaste pour le couronnement et de somptueux appartements pour recevoir les princes qui viendraient visiter le pape; enfin dans ce plan la colline du Vatican,

1 36

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couverte d'édifices, devait communiquer avec la ville par une série de portiques à boutiques, sans compter à l'en- tour les jardins, les fontaines, les chapelles et une biblio- thèque.

Nicolas fut surprispar la mort avant l'accomplissement de son gigantesque projet; ensuite Jules II, à qui rien ne paraissait trop grand , pensa employer suivant leurs mérites h la reconstruction de la basilique les artistes éminents qui florissaient alors en Italie. Il se mit à l'œu- vre, et fit détruire des chapelles et des tombeaux précieux par leur antiquité et par les saintes traditions qui s'y rat- tachaient, au grand regret de ceux qui vénèrent les vieux \ souvenirs*; puis il ordonna (1509) que tous les legs pieux

faits à des établissements incapables de les accepter, ou devenus caduques, seraient appliqués à la basilique de Saint-Pierre. Il institua à cet effet un tribunal ad hoc, chargé de faire exécuter ces dispositions dans tout l'uni- vers catholique^.

Léon X, voulant achever l'entreprise que son prédéces- seur avait commencée, imagina d'y faire contribuer toute la chrétienté, et accorda de larges indulgences à ceux qui offriraient de l'argent pour la construction de cet édifice.

Le moyen âge n'aurait rien trouvé à redire à cette mesure; mais alors les nations avaient pris leur vol en dehors du berceau qui les avait vues naître; les princes, ayant besoin d'argent, cherchèrent à profiter pour une part de ce nouveau et particulier genre de re- cettes, et voulurent trafiquer des indulgences, comme ils trafiquaient des votes dans l'élection de l'empereur.

(l) Voyez la note G à l'app. du discours XII.

(i) De prit naissance ie tribunal de la révérende fabrique de Saint- Pierre, qui existe encore aujourd'hui.

LUTHER. 563

La charge de prêcher les indulgences était un emploi ^'^'^^^f^^^f lucratif, comme aujourd'hui celui de tout percepteur; et AHema-ne. Albert, archevêque de Mayence , devant payer au pape 45 000 thalers dont il ne pouvait se libérer, Léon X lui conféra le droit de distribuer les indulgences en Allemagne*; ce prélat afferma ce droit aux Fugger, fameux banquiers d'Augsbourg. Jean Archimboldi, diacre d'Ârcisate, puis archevêque de Milan, qui avait été chargé auparavant de cet office, se réserva le Danemark et la Suède, et en peu d'années finit par recueillir d'abondantes aumôucs que l'infidélité de quelques agents dissipa, sans que sa réputation à lui en souffrît. 11 n'en fut pas de même de celle d'Albert, qui choisit pour publier les in- dulgences Tetzel, dominicain de Pyrna, orateur que son imagination rendit célèbre, mais qui manquait de pru- dence et de jugement. Si nous ajoutons foi au récit de Luther, d'ailleurs trop cynique dans ses calomnies, Tetzel traversa la Saxe avec des caisses remplies de cédules de pardon, bel et bien signées, et partout il arrivait, il dressait une croix sur la place, débitait sa marchandise dans les tavernes, et disait : « Achetez, achetez : car chaque fois que vous entendez une pièce de monnaie tomber dans ma cassette, c'est une âme immortelle qui sort du purga- toire; » et le peuple accourait en foule pour verser des thalers en échange des pardons.

Tel est le récit de Luther ; mais les sermons de Tetzel ont été imprimés, ajoutons par un protestant, et on y rencontre à chaque feuillet la nécessité de la confession et de la contrition : qv.icumque confessus et contritus eleemo-

(1) Guichardin écrit dans son histoire que le pape avait assigné le pro- duit des indulgences de l'Allemagne à sa sœur madonna Cibo. Nous pos- sédons la bulle pontificale qui donne un démenti à cette assertion.

564 DISCOURS XV.

synam ad capsam posv.erit juxta consilium confessons, ple- nariam omnium peccatorum suorum remissionem habebit. Lnther « Je ferai un trou dans ce tambour, » s'écria Luther,

s eleve contre '

, , }^^ irrité de l'effet de ces prédications; et il refusa l'absolu-

Indulgences. ^ '

tion à ceux qui avaient acheté des indulgences, jusqu'à ce qu'ils eussent réparé le mal qu'ils avaient fait et se fussent amendés, a Je vous dis que l'indulgence n'est ni de pré- cepte, ni de conseil divin. Que les âmes puissent être li- bérées du purgatoire par le moyen des indulgences, je ne le sais pas, et je ne le crois pas. Avez-vous de l'argent ? Donnez-en à celui qui a faim, et cela vaudra bien mieux que de le donner pour assembler des pierres les unes sur les autres. Ce que je dis mettra leur boutique en dé- sarroi; mais qu'importent leurs murmures? Cervelles vides, qui n'ont jamais lu la Bible; qui n'entendent pas un iota des doctrines du Christ : elles ne se comprennent pas davantage entre elles. » Telles étaient ses déclama- Lions ; plus tard il affiche dans l'église de Wittemberg, à la solennité de la Toussaint, quatre-vingt-quinze thèses dans lesquelles il lance malédiction et anathème contre quiconque nie la vérité des indulgences accor- dées par le pontife S mais il déclare aussi qu'on en fait abus.

En effet, il y avait abus; c'est ce qui nous est attesté par le concile Trente lui-même; on aurait pu le recon- naître et le réformer sans pour cela rompre l'unité de l'Église; les évèques de Meissen et de Constance avaient déjà prohibé cette vente ; mais la matière était préparée de telle sorte, qu'il suffisait d'une petite étincelle pour allu- mer un incendie qu'on ne pourrait pluséttiindre.

(1) Proposition 71.:

LUTHER. 565

La matière des indulgences n'avait pas été assez dis- cutée par les docteurs, elle ne l'avait jamais été par l'Église rassemblée en concile. La bulle de Clément VI pour le jubilé de 1350 les établissait, les organisait, mais non pas de manière à réfuter à l'avance les raisons de frère Martin ; seulement Tetzel, rude dialecticien à la façon des scolastiques, avait la prétention de triompher de tout par ses argumentations ; et, plutôt que de se retrancher dans la question spécia'e, il affronta le débat sur les généralités, soutenant que l'assentiment des docteurs de l'école con- firmait les indulgences; que le pape, infaillible en matière de foi, leur donnait son approbation, et qu'il en donnait une preuve en les faisant publier; qu'en conséquence, les indulgences étaient un article de foi, et qu'il fallait y croire. Luther lui-même s'éloigne de son thème ; il entre- prend de soumettre à l'examen l'autorité pontificale, et, après celle-ci, la rémission des péchés, la pénitence, le purgatoire, en un mot tous les points qui se rattachent aux indulgences. On vit surgir de nouveaux champions contre Luther; mais d'un côté, par la déclaration qui taxait d'hérésie toute divergence d'opinion, beaucoup de personnes se trouvaient poussées dans le camp ennemi, et de l'autre, les disputes avaient pour résultat ordinaire de creuser davantage l'abîme placé entre les orthodoxes et ceux qui ne l'étaient pas. De la censure des abus on passait facilement à l'attaque des principes; après avoir commencé par affirmer que les prélats avaient outre-passé leur droit, on arrivait à mettre en doute le pouvoir du pape, et jusqu'à son autorité en matière de foi; et au mo- ment même oîi les menaces des Turcs rendaient nécessaire une union plus compacte, la chrétienté allait se partager en deux camps, d'abord opposés, et bientôt hostiles.

566 DISCOURS XV.

Les étudiants de Wittemberg arrêtent un moine qui portait huit cents copies des contre-propositions de Tetzel, les lui arrachent, et l'invitent, en faisant un grand tapnge, à venir avec eux pour les voir brûler, ce qui a lieu au mi- lieu des cris de « Vive Lulher, mort à Tetzel ! » Luther dé- clarait se soumettre à la décision du pape ; mais pendant ce temps-là il affectait de le braver avec un ton de for- fanterie ; enhardi et plein de confiance par suite des ap- plaudissements du peuple, appuyé sur les textes de la Bible, il foule aux pieds la tradition et l'enseignement des écoles, et rappelant la société aux premiers siècles de l'Église, il ouvre les voies à l'avenir par un appel au passé.

Gomme autrefois on avait fait avec Savonarole, Tetzel proposait à Luther l'épreuve de l'eau et du feu ; et celui-ci, moins poli que le moine de Ferrare, répondait : « Tu n'es qu'un âne, et on ne peut pas mieux braire ; quant à moi, en fait d'eau, je te porte un défi avec le jus de la treille, et en fait de feu, je ne connais que le fumet d'une bonne oie rôtie. »

Les savants d'Italie se persuadaient difficilement que d'un barbare pût venir rien d'extraordinaire; ou bien épris qu ils étaient du beau, ils croyaient qu'il suffisait d'opposer aux syllogismes le monument du Vatican ou le tableau de la Transfiguration; d'autres, prenant plai- sir à ces controverses, reconnaissaient à Luther un mer- veilleux talent ; et, bien que le réformateur écrivît avec beaucoup de négligence, ils rap[)laudissaient de s'être pris corps à corps avec la scolastique décriée et avec les moines, qu'ils regardaient comme étant l'ignorance et la pédanterie ic carnées. Les esprits forts se moquaient du pape, dont la situation était si critique; ils se moquaient entre eux des réformateurs, qui se donnaient des airs de

LUTHER. 567

rigoristes enthousiastes, et, suivant le scepticisme qui était de mode alors, ils attendaient tranquillement pour voir qui des deux l'emporterait. Des âmes droites crurent re- connaître en Luther l'homme envoyé de Dieu, non pour ébranler le dogme, mais pour corriger les aberrations. Ceux qui s'affublent du manteau de modérés, déploraient ce schisme ; mais ils pensaient qu'il valait mieux ne pas s'y opposer de peur de l'envenimer davantage, pourrie pas empêcher une réconciliation, et pour ne pas se compro- mettre : ce schisme devait, disaient-ils, mourir de sa belle mort, comme tant d'autres hérésies, nées au milieu des querelles qu'engendre le désœuvrement des cloîtres. C'est ainsi que LéonX envisagea la réforme dans son "ommen- cement ; s'étant laissé prendre à ce dédain imprévoyant, il disait : « Freine Martin est un très-bel esprit, et ce sont bien des rivalités de moines ; » puis, dans un autre moment, cédant à un sentiment de colère provoqué par des injures adressées à sa personne, il lui échappait ce propos sur Luther : « C'est un Allemand ivre, et il faut lui laisser cuver son vin^ » Au bout de neuf mois, Léon X choisit, pour combattre le novateur par des écrits, Sylvestre Mazzolini, de Priero près Mondovi, maître 'du sacré palais (E).

Il n'est pas difficile de rencontrer dans le dialogue com- posé par Mazzolini des passages empreints de frivolité et de mauvais goût ^; aussi, Érasme, toujours en quête de sottises à mettre sur le compte des moines, le tourna en

(1) Ein vohl betrunkener Deulscher. Luther, Œuvres, t. XXII, p. 1337.

(2) In prœsumpluosas M.Lutheri conclusiones de potestate papx dia- logus. J'ai sous les yeuï Replica fratris Silvestri Prieiratis ad fralrem Mariinum Lutherum, sans daie, en dix feuilles, ou l'auteur se défend lui- même des inculpations dirigées contre lui.

568 DISCOURS XV.

dérision ; mais Mazzolini est bien loin d'être cet ignorant que les Réformés ont voulu nous peindre. Déclarations Luthcr lit uue répouso (15 18) ; Mazzolini lui répliaua

et violences ^ \ / 7 r ^ "■

Luther P^'' ^^ traité De juridica et irrefragabili veritate Ecclesiœ, Romanique Pontifias, dans lequel il établit que l'Église est un royaume, et un royaume le chef est tout-puissant, et que le pape est supérieur au concile, dont le réforma- teur parle avec mépris; mais comme l'auteur, ébloui par la majesté du pape, trouvait insupportable toute résis- tance, tout examen, et excellait dans l'art des réfutations, on lui conseilla de se taire, en le faisant évêque et juge de Luther. C'est alors que Luther répondait: « N'avons-nous pas des cordes et des épées, et le feu pour châtier les brigands , les assassins et les hérétiques ? Pourquoi ne nous en servirions-nous pas pour châtier le pape, les car- dinaux, les évêques et toute l'écume de la Sodome ro- maine, empoisonneuse de l'Église de Dieu ? Pourquoi ne tremperions-nous pas nos mains dans leur sang, afin de nous sauver nous-mêmes et nos neveux ^ »

D'autres répondirent au novateur par un tissu d'argu- menls affectant cette forme syllogistique, dont on avait abusé dans les disputes de l'école et même dans les conciles précédents^; et Luther s'esquivait de leurs mains par une plaisanterie; il disait : « Vous discutez pour savoir si le Christ est le iils de Dieu, si Marie est sa mère, et vous ne souffrez pas que nous mettions en doute les indulgences ?

(1) Lutheri Op. Icna, t. I, p. 60.

(2) Par exemi-le^ au concile de Bâle, on avait fait cette argumenta- tion : oc Pour présider l'Église univer.-elle, il faudrait que le pape présidât les chefs et les membres de toutes les Églises établies dans l'univers. Or, le pape ne préside pas le chef de l'Église romaine, parce qu'il ne peut pas se présider lui-même. Donc il ne préside pas toutes les Églises qui constituent l'Église universelle. »

LUTHER. 569

Il avait tort, parce que ces questions se débattaient dans des couvents ou di;ns des réunions ecclésiastiques uniquement sous forme d'exercices scolaires, tandis que lui, maintenant, les portait sur la place publique, et les soumettait au jugement de la foule qui n'esL pas com- pétente en pareille matière. Son audace personnelle enor- gueillissait les écoliers, qui lui prodiguaient, à lui les applaudissements, et à ses contradicteurs les sifflets; toujours la force en révolte contre les règles admises rencontre des admirateur.=, elle entraîne après elle ceux qui ont besoin de mouvement, et qui trouvent plus com- mode de prendre les pensées d'autrui que de se don- ner le travail de penser par eux-mêmes. On expiait ainsi la tolérance accordée à l'Arétin et à Burni, de môme que l'invasion du profane dans l'art était expiée par les mil- liers de gravures représentant le pape sous la ligure d'un âne, qu'on répandait à profusion en Allemagne. Léon X, ayant vainement envoyé des promesses de par- Buue

' •' J f r doctrinale

don et des menaces, n'ayant pu obtenir des princes qu'ils ^yP^P^^ lui consignassent Luther, publia une bulle à la date du 9 no- ï°''"'g«no«s vembre 1518, dans laquelle il déclare les indulgences légi- times, et dit qu'en sa qualité de successeur de. saint Pierre et de vicaire du Christ, il avait le pouvoir de les concéder. Luther en appelle au concile, et, employant un langage propre à soulever les passions, il parle de l'esclavage de Babylone, de la liberté chrétienne : Vindicemus communem libertatem , liberemus oppressam patriam, tel est le mot d'ordre qu'il donne à ses Allemands. Ceux-ci commencèrent à regarder la résistance comme un atfranchissement de la tyrannie italienne, et répétèrent les invectives que îîatlen lançait contre le pape : « N'est-ce pas loi qui as pillé la Germanie? toujours tu as fait bon marché de l'Évangile,

570 DISCOURS XV.

ô tyran : tu asdévoré la Germanie comme une proie, nous te ferons regorger, s'il plaît àDieu. Tu as escamoté, extor- qué notre argent : est-ce ce que tu appelles la liberté de l'Église? La faculté de nous voler. Il n'y a pas d'autre hérétique que toi ! Léon X, tu es devenu un vrai lion et tu voudrais nous dévorer; souviens-toi que mon pays nourrit d'autres lions pour le combattre; si les trois aigles ne suffisent pas à cette tâche : Léon » le res- pect des convenances nous interdit de continuer la ci- tation. Déclamations En effet, SOUS le prétexte de liberté religieuse, il

contre ritalie. ^ °

s'agissait de la liberté politique, libertés d'ailleurs unies entre elles. Le besoin de cette dernière se faisait grandement sentir en Allemagne, l'empereur dépen- dait encore du pape; les barons dépendaient de l'empe- reur, et les hommes de roture dépendaient des barons; le menu peuple était attaché à la glèbe et assujetti aux servitudes pe s onnelles: Liberté, liberté, répétait-on par- tout, et ce cri était compris même par la plèbe.

L'aversion nationale contre tout ce qui était au delà des Alpes trouvait un aliment dans cette guerre d'un nouveau genre, et qui n'entraînait ni dépenses, ni dangers, ni changement d'habitudes; aussi les Allemands s'affection- naient-ils à ce nouvel Arminius, qui déclare une guerre implacable aux Italiens, dont le caractère est un abîme de vices et le comble de l'orgueil; ils déblatèrent contre la méchanceté et les ruses de cette nation, qu'ils n'ont ja- mais pu égaler ; contre cette civilisation enjouée , dont ils sont si éloignés; contre ces Italiens qui les avaient empê- chés de subjuguer l'Europe entière, et auxquels Luther causait m.aintenant par sa plume autant de dommage que jadis les barbares par leurs armées.

LUTHER. 571

En outre , Luther parle allemand , et l'allemand vul- gaire, alors que la plupart des prédicateurs et tous ceux envoyés de Rome se servaient du latin. Il possédait à mer- veille et comme personne ne l'eut jamais, le langage du peuple, le vocabulaire de l'injure et du sarcasme, si puis- sant aux époques troublées, et il « va, vient, brise, brûle les clôtures qu'il ne peut sauter, fond tout à coup comme un rocher qui se détache d'un sommet et franchit monts et vaux comme le diable, » qu'il semblait invoquer si souvent et de qui, disait-on, il se servait.

Dans sa proclamation à la noblesse chrétienne de VAlle- magne, il cherche à exciter la jalousie de ses compatriotes à propos des usurpations progressives du clergé et de Home sur les droits de sa nation , et il s'écrie : « Dehors les nonces apostoliques qui volent notre argent. Pape de Rome, écoute-moi bien : tu n'es pas le plus grand saint, oh ! non, mais tu es le plus grand pécheur ; ton trône n'est pas soudé au ciel, mais il estattachéàla porte de l'enfer.... 0 empereur! tu es le maître; le pouvoir que possède Rome, on te l'a dérobé : nous , nous ne sommes plus que les esclaves des tyrans sacrés; à toi le litre, à toi le nom, à toi les armes de l'empire ; au pape les trésors et la puis- sance de cf dernier; le pape mange le grain et nous laisse la paille. »

Mais le pouvoir qui est offert par la révolution ne plaît pas aux princes qui n'ont pas perdu le sens ; aussi l'em- pereur Maximilien, plus voisin de l'incendie, en reconnut la gravité , et sollicita Léon X de citer Luther à son tribu- nal. En même temps que Luther renouvelait ses protes- tations de soumission envers le pontife, il n'avait pas négligé de se procurer des appuis temporels; et, grâce à la protection de l'électeur de Saxe, il avait obtenu que le

Thomas

de Vio,

(lit

le cardinal

Caïetan.

572 DISCOURS XV.

pape envoyât en Allemagne un légat pour l'examiner. Le choix tomba sur Thomas de Vio, qui s'appela ensuite le cardinal Caïelan, parce qu'il était à Gaète en 1469. Il avait fui de bonne heure les dangers du monde, en pre- nant l'habit de dominicain; il enseigna les arts à Padoue, et, sans compter qu'il savait tout saint Thomas par cœur, il imitait la manière d'argumenter de ce docteur, c'est-à- dire qu'il joignait à la dialectique d'Aristote l'inspiration de Platon. Aussi accourait-on pour l'entendre; mais il échappait aux bruits de la foule, et finit par se cacher pour se soustraire à un triomphe que lui préparait l'université de Padoue. Souvent aussi il prit part aux disputes philo- sophiques et religieuses, fort en usage à cette époque, et notamment à une réunion du chapitre général de son Ordre , qui eut lieu à Ferrare, en présence du duc et du sénat, et il combattit Pic de la Mirandole. Au concilia- bule de Pise , il foudroya du haut de la chaire le cardinal Caivajal et les autres promoteurs du schisme, et il com- posa un traité sur l'autorité du pape, dans lequel il soutenait la suprématie du pape sur le concile. Il avait aussi publié un ouvrage sur les indulgences, qu'Érasme loue comme un de ceux qui rem illustrant, non excitant tumulium, dans lequel il confirme leur efficacité, non- seulement par rapport à la rémission de la peine ut est débita ex vinculo Ecclesix, mais encore de la peine ut est débita ex vinculo divinœ justitise ; il distingue aussi les mé- rites de Jésus-Christ et ceux des saints, ainsi que leur ap- plication par manière d'absolution et par manière de suffrage. Devenu évêque de Gaëte, puis créé cardinal par Léon X, Thomas de Vio se montra très-zélé pour soulever l'Alle- magne, la Scandinavie et la Hongrie contre les Turcs; en Bohême , il réprima les survivants des Hussites ; il dé-

LUTHER, 573

montra comme on avait tort d'accuser TÉglise romaine à propos des dîmes, attendu l'usage qu'elle en faisait; plus tard Clément VII, apprenant que le cardinal Caïetan était assailli par la soldatesque qui pillait Rome, envoya sup- plier le connétable de le protéger, pour qu'on ne vît pas s'éteindre un homme qu'il regardait comme une lumière de l'Église. Le célèbre théologien Michel Gano dit en par- lant de lui ; « J'ai toujours eu pour ce cardinal une estime mêlée de profonde reconnaissance; il fut d'un puissant secours pour l'Église , et aurait pu devenir l'égal des grands docteurs qui l'ont fondée, si sa doctrine n'eût été entachée d'une sorte de lèpre, et si, soit par curiosité, soit par subtilité d'esprit, il n'eût commenté les saintes Écri- tures plutôt à sa guise, quoique toujours fort heureuse- ment, mais enfin dans certains endroits avec un esprit plus ingénieux que juste. Peu fidèle à l'antique tradition, peu versé aussi dans la lecture des saints Pères, il ne voulut pas connaître les mystères contenus dans le livre scellé par la foi de ceux qui, pour donner la clef du Verbe de Dieu, ne s'en rapportent pas à leur propre jugement, mais à la tradition des ancêtres , c'est-à-dire à celle qui est la vraie. Après avoir écrit beaucoup d'ouvrages excellents, quelques nouveaux commentaires qu'il donna en dernier lieu sur la sainte Écriture, diminuèrent l'autorité qu'on accordait à ceux qu'il avait faits dans toute la maturité de son jugements »

(1) Frédéric Borromée raconte que le duc Ludovic le More, s'étant rendu au couvent des Dominicains de Milan pour converser, selon sa coutume, avec ces moines, il aperçut le P. de Vio, à la taille petite et d'apparence commune, et demanda au prieur pourquoi il avait dans son couvent de petits hommes si mal bâtis. Celui-ci lui fit celte réponse : Ipse fecil 7ios eu non ipsi nos. Ludovic s'étant mis à causer avec le P. de Vio, fut tellement édifié sur son grand savoir et sa grande vertu qu'il conçut par la suite pour lui une plus grande estime que pour tous les autres religieux de ce couvent.

574 DISCOURS XV.

C'est donc à tort qu'on reproche à Léon X d'avoir choisi un faible adversaire à Luther. Celui-ci proposa une dis- cussion publique à Augsbourg, connaissant tout l'a- vantage qu'il y aurait à appeler les multitudes comme juges sur des points positifs et fondés sur l'autorité. Cette proposition ayant été rejetée, Luther tergiverse, veut dis- cuter, remercie le cardinal Caïetan d'avoir usé de charité envers lui qui cependant s'était montré violent, hostile et insolent à l'endroit de la personne du pape; mais le cardinal pose la question dans ses vrais et derniers termes, c'est-à-dire l'obéissance absolue à l'Église comme à l'au- torité unique en matière de foi : « Le pape, lui dit-il, con- damne vos propositions, vous devez vous soumettre. Le voulez-vous, oui ou non? » Luther refuse la soumission sans conditions, et soutient même qu'on doit plutôt croire un laïc revêtu de l'autorité, que le pape, que le concile, que l'Église elle-même. Luther Léon approuva la conduite des distributeurs de cé-

excommunié. , , ,,.,-. ,, , -ri i / ,.- /-i n

dules d indulgences, et déclara Luther hérétique. Gelui-ci écrivit au pape sur un ton de plaisanterie, prenant pitié de lui comme d'un agneau placé au milieu de loups, et recommençant la kyrielle de toutes les abominations qu'on débitait contre Rome : « C'est bien dommage, ô vertueux Léon , que tu sois devenu pape dans un temps il n'y avait que le démon qui pût l'être. Ah ! que n'as-tu vécu sur quelque bénéfice ou sur l'héritage paternel, plutôt que de rechercher un honneur, digne seulement de Judas et de ses pareils que Dieu a rejetés. »

Le pape, laissant alors de côté toute longanimité, lança l'excommunication le 15 juin 1520, dans une bulle très- soigneusement élaborée par Pierre Accolti, cardinal d'An- cône. Après avoir invoqué le Christpourqu'il vînt en aide

LUTHER. 575

à son Église, dans un moment si critique ; puis saint Pierre pour qu'il prît soin de Celle qui lui avait été confiée par le Christ; puis saint Paul qui, tout en ayant reconnu la né- cessité des hérésies pour éprouver la foi des bons, trouvait convenable de les étouffer à leur naissance; puis tous les saints et l'Église universelle, afin qu'ils intercédassent auprès de Dieu pour le prier de faire cesser cette souil- lure, Léon X y exposait comment beaucoup d'erreurs, déjà condamnées en Grèce et en Bohême, dont quelques- unes étaient des assertions entachées d'hérésie, d'autres fausses et scandaleuses, avaient pris racine maintenant dans cette Allemagne, qui fut toujours un pays cher aux pontifes, et auquel, depuis la translation de l'empire d'Orient en Occident, ils avaient toujours demandé des défenseurs pour le Saint-Siège.

Ensuite la bulle reproduit les quarante et une proposi- tions de Luther, touchant le péché originel, la pénitence, la rémission des péchés, la communion, les indulgences, l'excommunication, la puissance des papes, l'autorité des conciles, les bonnes œuvres, le libre arbitre, le purga- toire, les ordres mendiants : propositions toutes contraires à la charité, au respect à l'Église romaine et à l'obéis- sance qui est le nerf de la discipline ecclésiastique. Après avoir passé sur chacun? d'elles à un scrutin consciencieux, auquel prirent part les cardinaux et les chefs d'Ordres religieux, ainsi que les théologiens et les docteurs, le pape les condamne et les réprouve comme hérétiques, scandaleuses, fausses et contraires à la vérité catholique; il interdit, sous peine d'excommunication, de les conser- ver, de les défendre, de les favoriser, de les enseigner. Et comme ces propositions sont affirmées dans les livres de frère Martin, il condamne ceux-ci , et quiconque les

576 DISCOURS XV.

conserve ou les lit, ordonnant qu'ils soient brûlés. Si Luther, plusieurs fois averti et cité avec engagement de pourvoir à sa sécurité, se fût rendu à l'appel, il n'eût pas trouvé à la Cour pontificale autant de désordres qu'il se plaisait à en débiter, et le pape l'eût éclairé, en lui prou- vant que ses prédécesseurs ne s'étaient jamais trompés dans leurs constitutions. Mais ayant, au contraire, porté pendant tout une année le poids des censures, il fit appel au concile (ce qui était interdit par Pie II et par Jules II) : le pape pouvait procéder à sa condamnation; néanmoins, oubliant les injures que le réformateur lui avait adressées, il voulait encore l'avertir, pour qu'il pût se désister de ses erreurs, lui donnant un délai de soixante jours pour les abjurer et brûler ses livres; mais, au cas il n'acquiescerait point à cet ordre, il le déclarait, lui et ses défenseurs, hérétiques obstinés et notoires ; enjoi- gnant à chacun de se saisir de leurs personnes et de les lui consigner, ou au, moins de les chasser, prononçant l'interdit sur les lieux ils demeureraient.

Celte bulle fut admirée par les uns comme un modèle de latinité, de science et de diplomatie; mais elle fut cri- tiquée par les autres comme étant excessivement longue, et conçue plutôt dans le style de la chancellerie romaine que dans la forme énergique des sentences de la sainte Écriture; enfin , on remarquait que la bulle condamnait comme hérétiques, ou scandaleuses ou fausses, les qua- rante propositions de Luther, en les prenant toutes en bloc au lieu de relever chacune d'elles en particulier.

Luther, imitant ce que Savonarole avait fait des livres immoraux, brûla, en présence des étudiants deWittem- berg, les Décrétales, la Somme de saint Thomas, les écrits qui lui étaient contraires, et la bulle, en disant: « Oh!

LUTHER. î)'?

puissé-je en faire autant du pape, qui a troublé le Saint du Seigneur; ^ ayant jeté le froc aux orties, il épousa l'ex-religieuse Catherine Bore, changea la forme du culte, et, tandis que Léon X persistait à le rappeler à la pénitence, il publia son traité de la Liberté chrétienne. Pas plus que les autres novateurs , Luther n avait un Le

serf arbitre

programme prémédité et complet : il allait à tâtons, sem- et la blable à celui qui s'oriente peu à peu au milieu des ténè- bres, et qui tire lesconséquences de la question précédente. Or, la question suprême était celle-ci : « De quelle ma- nière l'homme déchu peut-il se mettre en union avec le Christ et participer aux fruits de la rédemption En la développant sous toutes ses formes , il arrive à son canon fondamental, la justification par les seuls mérites du Christ; d'où dérivent comme corollaires le serf arbitre et la prédestination.

Tout l'édifice de l'Église catholique est enchaîné à cette croyance, que les bonnes œuvres nous méritent le salut; Luther, voulant le renverser, nie que l'homme puisse coopérer h son propre salut; la foi seulenous sauve^ lisons- nous dans l'Évangile; nous sommes corruption et péché, si bien que nous ne pouvons rien de nous-mêmes que ce qui nous est a&oordé par notre divin Sauveur; il n'y a de mérite ou de justice qu'en lui ; partant, sont inutiles, que dis-je? nuisibles au salut,les bonnes œuvresde l'homme, qui n'est pas plus libre de sa volonté que ne l'est la scie aux mains du menuisier; c'est professer la doctrine des Pélagiens que de croire que l'homme par lui-même mérite le salut, tandis que c'est Jésus-Christ seul qui le mérite. A quoi bon les pénitences , les sacrements , les suffrages pour les morts ou les autres œuvres satisfacloires ? Le mal est la condition de tout homme, être fini; en d'autres termes,

1—37

578 DISCOURS XV.

le sentiment du péché ne peut être arraché d'aucune con- science finie. Le chrétien ne peut obtenir la paix qu'en élevant son esprit à l'idée de l'infini , à la méditation de la bonté de Dieu. Alors, à la liberté morale annihilée, Luther substitue la liberté chrétienne; celle-ci veut dire affranchissement de la loi morale, qui ne se rapporte qu'au monde fini ; et elle n'admet pas d'applications à ce qui est éternel.

Si la foi est non-seulement un don gratuit, mais une espèce de force qui entraîne le consentement , tandis que l'homme, originairement corrompu, est incapable de toute liberté , même de celle qui fait désirer et choisir le bien , il ne coopère pas à un acte de foi, et la Grâce opère en lui , non-seulement avant la liberté, mais indépendam- ment d'elle; d'où il suit que foi et liberté sont deux ter- mes qui s'excluent. Pour les catholiques, au contraire, le libre arbitre suppose ia faculté, non de mériter la grâce divine, mais celle d'y consentir ou de n'y point con- sentir, en sorte que l'acte de foi est un acte volontaire : credere in voluntate credentium consistit, ditsainl Thomas; on connaît des grâces qui provoquent, qui excitent, qui attirent la liberté, mais il n'y en a aucune qui la con- traigne ou la supprime.

Dans le système de Luther sur la justification, c'est-à- dire sur la question de savoir si 1 homme devient juste par les seuls mérites du Christ, à lui appliqués au moyen de la foi, tout ce qui s'interposa entre le Christ justifica- teur et le fidèle justifié, disparaît, c'est-à- lire toute l'ac- tion médiatrice de l'Église sur Fliomme. Conséquemment, de la négation de la liberté métaphysique, Luther fait

inutilité sortir la liberté ecclésiastique.

sacerdoce Si tout homme est guidé par Dieu, qu'est-il besoin

LUTHER. 579

d'autorité humaine? Qu'est-il besoin d'expiation si les chezies

protestants.

fidèles deviennent d'un seul coup parfaits, grâce aux mé- rites du Christ? Il suffît de stimuler la foi par le moyen de la prédication de l'Évangile ; si les Chrétiens ont la foi, les voilà saints ; s'il ne l'ont pas, ils sont perdus sans avoir subi l'ennui des confessions, des jeûnes, des excommuni- cations. Le culte extérieur est inutile, la confiance en Dieu suffit ; de sorte que tout chrétien est prêtre , et que la hiérarchie a été établie uniquement par l'ambition de quelques-uns, par l'ignorance servile du plus grand nombre, et au préjudice de la liberté des enfants de Dieu. Il n'y a plus de motif pour le chrétien de s'instruire afin de s'élever par. degré à la sainteté; partant l'Église, non- seulement avec les évêques, avec le pape, avec les sa- crements immuables , mais encore avec les Ordres mo- nastiques, avec les pénitences, les indulgences et toute l'organisation extérieure , modifiable selon les temps , devient une absurdité, une institution qui dérive des préjugés et des ambitions mondaines.

Mais si nous sommes privés du libre arbitre, pour quelle fin Dieu nous a-t-il donné ses commandements? Luther n'hésite pas à répondre que ce fut pour prouver aux hommes l'impuissance de leur volonté, et se moquer d'eux en leur enjoignant des préceptes qu'ils n'ont pas la force d'observer (F). Péchons donc, commettons de graves péchés , rendons-nous coupables de meurtres, de fornications cent fois par jour; peu importe, pourvu que nous croyions aux richesses de l'Agneau de Dieu, qui ef- face les péchés du mondée Cette négation de lacoopéra-

(1) Esto peocator et pec(ia fortiter : sed fortius fide et gaude in Christo, qui Victor est peccati, mortis et mundi. Peccandum est quamdiù hic sumus.— Sufficit quod agnovimus per divitias Dei Agnum qui toUit pec-

580 DISCOURS xv.

lion de l'homme s'appela l'Évangile, et quiconque soutint le contraire fut qualifié d'ennemi de l'Évangile.

Nous insistons sur Luther, parce qu'une doctrine reli- gieuse doit être jugée à sa source dans sa partie originale et primitive. Luther est le vrai fondateur du protes- tantisme ; il s'est ouvert un chemin particuher, en éri- geant la raison individuelle à la place du Christ, qui seul représente l'humanité rachetée, et qui n'a commu- niqué ce privilège qu'à son Église. Les raisons spéciales qui le conduisent à formuler son système, les perspec- tives générales de son édilice , ses preuves déduites de la raison et des opinions individuelles, se reproduisent dans la race interminable d'hérétiques sortis de lui , quelque divisés qu'ils paraissent entre eux; les passions de son âme ne peuvent pas non plus être séparées de ses croyances. Li'ntcipréfation Commc OU prétendit que Dieu est l'unique auteur de ^éia'B"ibie! notre sanctification, de même, en abolissant toute inter- vention de l'Église entre le fidèle et la sainte Écriture, on prétendit que celle-ci est l'unique source, l'unique règle et le juge de la foi. L'intelligence des livres saints n'est pas seulement une étude de philologie et d'his- toire , mais elle est encore une inspiration divine , puisque c'est l'esprit qui met la vérité dans nos cœurs. C'est ainsi qu'on confondait le lecteur de la Bible avec la Bible elle-même, comme s'il n'y avait aucune différence entre lire un écrit infaillible et être infaillible pour l'in- terpréter. Par Luther rendait inutile un maître pour l'instruction chréiienne et oour conserver la tradition.

cala mundi; ab hoc non avellet nos peccatum, etiamsi millies, millies unn die fornicemus aut occidamus. {Lettres de Luther, recueillies por ■Iran Âurifahro. lena, 1556, t. I, p. 545.)

LUTHER. 581

L'Église n'est pas infaillible, et elle peut être en désaccord avec la parole divine. Celle-ci demande à être interprétée par chacun en son particulier, avec sincérité, et sous l'invocation du Saint-Esprit; c'est à elle seule qu'on doit avoir foi, sans avoir égard aux Pères ou aux conciles, mais uniquement au texte tel qu'il est interprété par chacun.

Avec ce critérium, Luther lisait dans la Bible: que Dieu est l'unique auteur du bien comme du mal; que les sacre- ments disposent au salut, mais qu'ils ne le confèrent pas; que le Christ est présent dans la sainte cène, mais non transsubstantié; que le minisire est un homme qui ne diffère en rien des autres hommes; qu'en conséquence, il ne peut absoudre ses frères, et qu'il ne doit pas s'en dis- tinguer par des vœux et une vie de pénitence ; que îa ju- ridiction religieuse appartient tout entière aux évêques , égaux entre eux sous l'autorité du Christ qui en est le chef, et que leur élection appartient aux princes. Dans les deux Testaments, et dans les quatre premiers conciles on ne parle pas de purgatoire, d'indulgences, de vœux mo- nastiques, d'invocation des saints, de suffrages : donc on ne doit pas les accepter. L'ordre n'est pas un sacrement : Dieu consacre intérieurement l'intelhgence de tous,

En résumé, pour renverser l'autorité ecclésiastique qui avait prévalu jusqu'à cette époque, pour tarir la source des richesses et celle de la puissance du pape et des prê- tres, Luther faisait de tout laïc un ministre, et lui don- nant la Bible, il lui disait : <• Interprète-la comme Dieu t'inspirera. »

Il fallait donc la traduire. Dès le premier siècle, elle Traductions

^ ' de la Bible.

avait été traduite de l'hébreu et du grec en latin (G), et saint Augustin rapporte que, de son temps, il y en

582 DISCOUR? XV.

avait par le monde d'innombrables traductions, parce que tout individu qui connaissait la langue grecque se mettait à en faire une ; aussi, selon saint Jérôme, on possédait M exemplaria quot coclices; mais, en Italie, on préférait la version faite dans le vieil idiome italien. Elle faisait même l'objet de discussions, et TertuUien écrivait dans son livre des Prescriptions : « Les hérétiques rejettent les livres de l'Écriture qui ne leur conviennent pas; ils interprètent les autres à leur fantaisie; ils ne se font pas scrupule de changer le sens dans leurs traductio ns ; pour gagner un prosélyte, ils lui annoncent qu'il est nécessaire de tout examiner, et de chercher la vérité en elle-même; une fois qu'ils l'ont gagné à leur cause, ils ne souffrent plus que le converti les contredise; ils trompent leS' femmes et les ignorants, en leur faisant croire qu'ils en sauront bientôt plus que les docteurs ; ils déclament contre la corruption du clergé et de l'Église; ils ont un langage vain, arrogant et plein de fiel; ils s'abandonnent à toutes les passions humaines. »

Notons que ce passage de Tertuliien est antérieur au ir siècle, et qu'il n'appartient ni au xv* ni au xix' : tant il est vrai que notre âge nous paraît quelquefois extraordi- naire, seulement parce que nous y vivons, et que nous n'avons pas vécu dans les autres. Ulphilas traduisit la Bible pour les Goths, d'autres pour d'autres peuples qui se convertissaient, et peut-être n^'y a-t-il pas un idiome qui n'en possédât des traductions antérieures àla Réforme. La Bibliothèque impériale de Paris possède huit mille huit cent vingt-trois Bib'es de grand format, neuf mille trois cent quatre-vingts de moyen, et dix mille quatre cent dix-neuf de petit format, sans compter trente-sept mille quatre cent quatre-vingt-quatre manuscrits com-

LUTHER. 583

posés de quelques fragments, sinon tous, du moins pour la plus grande partie, antérieurs à la découverte de l'imprimerie. En Allemagne même, on compte seize tra- ductions en langue littéraire, et cinq en dialectes vulgaires, antérieures à Luther ^

Pour nous en tenir à l'Italie, la langue latine v était Traductions comprise par tout homme sachant lire ; néanmoins Jean- Baptiste Tavelli de Tossignano avait fait une traduction nouvelle de la Bible sur les instances d'une sœur d'Eu- gène IV; une autre fut faite par Jacques de Varagine, évêque de Gênes; celle de Nicolas Ma'errai ou Manerbi, moine camaldule, fut imprimée à Venise en 1471, aux calendes d'août. Une autre, qui semble de la même année, est inscrite comme ayant paru aux calendes d'octobre, et certains érudits ont émis l'opinion qu'elle pouvait bien être celle de Varagine ; mais il n'y a pas de doute qu'elle ne soit un travail plus ancien et l'œuvre d'un Vénitien, malgré ses locutions toscanes (H). Malermi lui-même dit dans son prologue que « déjà, dans les temps passés, ce grand volume de la Bible a été traduit en langue vulgaire et dans son idiome maternel, « mais avec de grandes er- reurs et omissions , défauts qu'il a voulu corriger lui- même en entreprenant son travail. Cette Bible eut trente- trois éditions, dont neuf parurent avant la lin du siècle, et cinq d'entre elles sortirent des presses de Venise^ (I). En 1472, Christophe Arnoldo imprima aussi à Venise « les Épîtrcs et les Evangiles qu'on lit à la messe pendant toute l'an- née, » version toscane, plusieurs fois réimprimée dans ce siècle, ce qui atteste le grand nombre de lecteurs qu'elle trouva parmi le public ; l'année 1486 vit paraître les quatre

(1) Panzer, Not. litt. des Bibles allemandes anciennement imprimées.

*A

584 DISCOURS XV.

volumes des Évangiles traduits par frère Guido, avec leurs commentaires rédigés par frère Simon de Cascia. En ce mo- ment même on est en train d'imprimer, en Italie, une Bible, dont la traduction, pense-t-on, serait de Cavalca'.

Une de nos curiosités bibliographiques est l'ouvrage in-folio imprimé à Venise en 1512, par Zuane Antonio e fradeli da Sabio, sous le titre de Epistole evangelii volgari historiadi, dont quelques planches sont gravées sur bois par Marc Antoine Raimondi.

La bibliothèque de Sienne possède un Ancien Testament en italien, appartenant à une confrérie, qui en lisait quelques passages dans ses réunions des jours de fête. La bibliothèque Magliabecchiana de Florence possède d'autres traductions de la Bible, soit entières, soit par fragments, qui ont appartenu jadis, les unes à celle de Sauta Maria Novella, les autres à la Ricardiana, à la Lau- rentienne, deux exemplaires enfin à la Bibliothèque im- périale de Paris.

Au surplus, Jacques Passavanti, dans son Miroir de Pé- nitence, se plaint que les traducteurs de l'Écriture sainte « l'avilissent de plusieurs manières : les uns, tels que les Français et les Provençaux, la défigurent par leurs mots tronqués; les autres, comme les Allemands, les Hongrois, les Anglais, lui enlèvent sa clarté avec leur langage équi- voque; d'autres, comme les Lombards, lui donnent une physionomie sauvage avec leur idiome grossier et dur ; d'autres, comme les Napolitains et les Régnicoles, l'en-

(1) Ce sérail celle de Genson de 1471. I-a Crusca s'est appuyée sur un texte manuscrit, sans bien comprendre ce que c'était; aussi elle l'a cité sous le tHred' Annotai ions éiangéliques ; puis, dans l'impression qu'elle fait maintenant du Vocabulaire, sous celui de Traduction des e'pitres et des évangiles.

LUTHER. 585

tremêlent de termes ambigus et douteux, et détruisent son homogénéité en lui faisant subir des divisions arbi- traires ; d'autres, comme les Romains, font déteindre sur elle une espèce de rouille qui est inséparable de la dureté de leur prononciation ; quelques autres font passer dans leur traduction une partie de la rudesse de l'idiome qu'on parle dans la Maremme, ou dans les Alpes, ou dans les campagnes reculées; quelques-uns, moins malen- contreux tels que les Toscans, la gâtent et l'obscurcissent, les Florentins surtout, avec des expressions affectées et hachées, avec leurs locutions florentines, et la rendent ennuyeuse, d'autant plus qu'ils la troublent et l'embarras- senipar leurs mots, or, puis, naguère Jamais, cependant, etc. On censurait donc la manière de traduire la Bible, mais Etudes

sur la Bible

on ne condamnait pas le fait en lui-même. L'ascétique auteur de Vlmiiation du Christ ne défend pas de lire l'Écriture; mais il veut « qu'on y cherche la vérité, et non pas la qualité du style; il veut qu'on la lise animé de l'es- prit dans lequel elle est composée. » Alphonse d'Aragon, roi de Sicile, avait lu quatorze fois la Bible avec les com- mentaires de Nicolas de Lira, et la citait à chaque instant. Savonarole en faisait sa lecture assidue, ainsi qu'il ré- sulte des notes marginales qui surchargent les Bibles qui lui ont appartenu, ou qui (supposons-nous) lui avaient été confiées par ses fidèles amis, pour qu'il les enrichît de ses annotations. Dans ses sermons et ses opuscules, il en faisait l'interprétation spirituelle, morale, allégorique et anagogique. Par exemple, ce passage : « Dieu créa le ciel et la terre, » outre le sens littéral, a le sens spirituel qui figure la création de l'âme et du corps ; le sens moral in- diquera la raison et l'instinct; dans le sens allégorique regardant l'Église hébraïque, le ciel et la terre signifieront

586 DISCOURS XV.

Adam et Eve ; le soleil et la terre signifieront le grand prêtre et le roi ; considérés par rapport à l'Église catlioii- que, ils signifieront le peuple élu et les Gentils, le pape et l'empereur. Le sens anagogique se rapporte à l'Église triomphante, en sorte que le ciel, la terre, le soleil, la lune et les étoiles signifieront les anges, les hommes, le Christ, la Vierge, les bienheureux; ainsi de suite (J).

Aussi Savonarole pensait-ii que, pour atteindre ce but, il fallait connaître bien la langue et l'histoire, s'être bien familiarisé avec la Bible, ne pas heurter les opinions ad- mises par l'Église romaine, ne pas détourner le sens pour nos fins particulières, de façon à ne pas mettre notre pensée à la place de la parole divine; mais qu'il fallait se laisser guider par la grâce divine, en s'eflorçant de la mériter par la pureté de cœur, par la pratique habituelle de la charité, par l'élévation de l'âmeaa-dessus des choses de la terre. Tels sont les salutaires avertissements qu'il se répétait à tout moment à lui-même, pour se tenir sur ses gardes ; cependant, en réalité, il trouvait souvent dans la Bible ses pensées, ses espérances, les allusions aux évé- nements pubhcs et privés, importants ou ordinaires, comme aussi ses visions et ses prophéties.

Ce n'est pas à dire pour cela que nous voulions nier que l'étude de l'Écriture sainte ne fût négligée. Un moine tout à fait exemplaire et animé d'excellentes intentions deman- dait à Savonarole , encore novice, à quoi servait de lire l'Ancien Testament, et quels fruits on pouvait recueilhr d'événements passés depuis tant de siècles ^ En effet, dans l'Italie de celte époque, tout le monde était catholique, et on n'avait nul besoin de controverses avec les hétéro-

(!) Savonarole, Sermon pour le b" dimanche de Carême.

LUTHER. 587

doxes ; c'est pourquoi la Bible était plutôt conservée comme un répertoire pour les prédicateurs. Toutes les fêtes de l'Église se rapportent aux fastes du Christ et à la commémoration des personnes qui ont jeté le plus d'éclat sur l'histoire ecclésiastique; d'où il suit que le curé, en expliquant l'évangile, n'a pas besoin de discuter les véri- tés qui ne sont l'objet d'aucune controverse. La rareté des livres faisait qu'on se reportait plus volontiers à des ta- bleaux d'ensemble, à des abrégés, à des concordances d'auteurs qui avaient écrit sur la Bible et sur les asser- tions desquels on s'appuyait; et, de même que pour la médecine on se servait de la Somme de Taddée, et pour la jurisprudence de celle d'Azon , de même, pour la théolo- gie, on avait recours aux Sentences de Pierre Lombard, à la Somme de saint Thomas et à d'autres Sommes ; on leur accordait une confiance ilhmitée, ainsi qu'il arrive lorsqu'il s'agit de matières non discutées ; on se croyait dispensé d'examiner la nature pour les sujets tirés de la physique^ les textes pour la morale, et on se bornait à en faire l'ap- plication par une argumentation subtile ; c'était affaire de logique et rien de plus. Les prédicateurs, alors comme aujourd'hui, altéraient souvent le sens des citations, et, dans un but d'édification, ils amplifiaient, exagéraient les textes, dépassant les limites du vrai ; ou, pour le moins, forcés de faire un sermon dans un temps donné, ils n'a- vaient pas le temps de confronter la leçon de l'évangile courant avec la philologie et l'exégèse; ils admettaient soit l'interprétation la plus répandue, soit celle qu'ils avaient eux-mêmes trouvée, au risque de violenter la lettre pour l'arranger à leur façon et la faire servir à leur

but moral. Manuscrits et

Néanmoins la Bible ne manquait pas de commentât urs. de la BiWe.

588 DISCOURS XV.

Pantaléon Giustiniani, qui fut d'abord le frère Augustin de Gèn-^s, puis l'évêque de Nebbio en Corse, et qui assista au Concile deLalian, savait le grec, l'hébreu, l'arabe et le chaldéen. Il fut choisi par François I" pour organiser, à l'université de Paris, l'enseignement des langues orien- tales. Ayant résolu de publier la Bible en latin, en grec, en hébreu, en arabe et en chaldéen, il commença par le Psautier, qu'il dédia à Léon X (1516). Celte édition était partagée en huit colonnes, une pour le texte hébreu, les autres contenaient six interprétations et les notes; mais de deux mille exemplaires tirés, à peine un quart trouva- t-il des acheteurs; le re^te périt dans un naufrage avec l'auteur. L'université d'Alcala, en Espagne, fondée par le cardinal Xlménès, publia la première^ Bible polyglotte, dédiée à LéonX. Santé Pagnini de Lucques, auteur du Thésaurus Imguœ sanctx , œuvre admirable, eu égard à l'époque si dépourvue de ressources elle fut com- posée, et qui ne trouverait pas même aujourd'hui quel- qu'un qui osât la refaire, mena à bonne fm une nouvelle traduction latine de la Bible ; Léon X en paya les frais d'impression, et elle fat publiée, après sa mort, à Lyon, en 1527. Le père Rotier, inquisiteur à Toulouse, tra- versait Lyon au mois d'août 1541; entendant sonner le glas funèbre par toutes les cloches de la ville, et voyant trois Vients hommes vêtus de deuil accompagner une bière au milieu de tout un concours de peuple, il demanda qui était mort : on lui dit que c'était Santé Pagnini, un bon dominicain de Lucques, âgé de soixante et onze ans, dont les prédications et les exemples avaient préservé le pays des invasions luthériennes; qui avait fondé un asile pour les portefaix, et déterminé la municipalité à fonder un hôpital pour les lépreux, surtout avec les dons des riches

LUTHER. 589

marchands florentins, et qui faisait chaque jour des quêtes au profit des pauvres*. Sa Bible, très-vantée par Huet et Touron, a encoura les critiques amères de Richard Simon ; du reste ici il n'est pas question du mérite, mais du fait matériel de la publication. Le cardinal Adrien de Corneto, qui avait été chargé de plusieurs nonciatures et de postes élevés, banni par Jules II et par Léon X, dédiait à Charles-Quint un traité De sermone latino, dans la pré- face duquel il raconte comment il s'était mis à traduire de l'hébreu en latin l'Ancien Testament, et comment ayant été forcé, par suite de la colère du pape, d'aller se réfu- gier au milieu des Alpes de Trente, pays aucun Israé- lite n'ose pénétrer à cause de l'antique assassinat de l'en- fant Simon, il s'était adonné à cette étude.

On étudiait la langue hébraïque seulement pour l'in- telligence de la Bible; aussi le concile de Vienne de 1311 prescrivit qu'il y eût deux professeurs de langues orien- tales dans chacune des universités d'Oxford, de Paris, de Bologne de Salamanque, et aussi dans la ville siège la Cour romaine ; cet ordre est inséré au Corpus juris ca- nonici^. Le premier chrétien qui enseigna cette langue en Italie, paraît avoir été Félix de Prato, Israélite converti, qui, en 1515, publia la version des Psaumes, et qui fut in- vité par Léon X à venir à Rome en 1518. L'hébreu était aussi enseigné à cette époque par Agathias Guidacerio de Catane, appelé plus tard par François I" au collège des Trois-Langues, lui succédfT, dans cette cliaire, Paul Paradisi de Canossa. L'Italie fut le premier pays qui im- prima en caractères hébraïques : en 1475 existaient à

(1) Quétif et Echard, Scrip!. Ordin. Prxdic, !. II, p. 114 et 115.

(2) Clémentines, lib. V, tit. De magistris.

590 DISCOURS XV.

Reggio de Calabre et à Pieve di Sacco , dans le Padouan, des typographies en ce genre, et il y en eut bientôt à Mantoue, à Ferrare et à Bologne. Les seules éditions de la Bible hébraïque en ce siècle furent les suivantes : la pre- mière, celle éditée par Soncino de Crémone, en 1488; la seconde, celle de 1491, imprimée par les presses du même Soncino, transférées à Naples ; la troisième, celle publiée en 1494, à Brescia. En 148,2 fut imprimé, à Bologne, le Targum di Onkelos, qui est la meilleure et la plus. ancienne version chaldaïque du Pentateuque.

Nous avons, en Italie, les manuscrits les plus estimés de la version des Septante, et il suffît de citer entre tous le manuscrit de la bibliothèque Yaticane (K). Auxv* siècle, on fit trois éditions du Psautier grec : une à Milan en 1481, une autre à Venise en 1486, et la dernière est l'édition Aldine, de 1497 et 1498. La collection la plus nombreuse des manuscrits de la Bibk est en Italie; celle de Bernardo de Rossi, à Parme, possède, à elle seule, sept cent douze manuscrits du texte hébraïque, c'est-à-dire plus qu'il n'y en a dans tout le reste du monde. On a fait, en Italie, plus de cent éditions de la Vulgate. A Fano, on imprima, en 1514, un recueil de prières en arabe, dans l'établissement typographique fondé par Jules IP. Le susdit Pagnini commença, à Venise, l'édition originale du Coran ^ En 1513, fut publié à Rome le Psautier en éthiopien^; puis, en 1548, le Nouveau Testament, par les soins de Mariano Vittorio de Pdeti, qui, quatre ans après, donna la première grammaire abyssinienne '' ; Thésée Ambrogio, des comtes d'Albonèse, enseigna à Bologne les langues chaldaïque,

(1) Schnurrer, Bibl. Arabica, p. 231-34. (2) Id., p. 402.

(3) Le Long, Edi. Masch., vol. I.

(4) Colomesii, liai, oralores, ad nomen.

LUTHER. 591

syriaque e' arménienne, et il donna sur ces versions et sur dix autres une introduction (Pavie, 1539) imprimée avec les caractères de quarante alphabets.

Après la renaissance de la philologie, la critique, qui s'était exercéed'abord sur les auteurs profanes, se reporta sur les textes sacrés; aussi chacun voulut-il, enhardi par cette nouvelle acquisition, y chercher des interprétations selon son jugement. L'illustre Allemand Reuchlin fit de nombreuses corrections à la Vulgate ; et s'il y eut des es- prits étroits qui en furent scandalisés, Rome défendit le savant, et se montra tolérante tint que la science ne fit courir aucun danger à l'unité de la foi. Nous avons dit plus haut comment la traduction d'Érasme fut protégée par Léon X contre les censeu' s. C'est donc une vraie fa- ble que de prétendre que la Bible n'a été répandue qu'a- près Luther; bien plus, les travaux d'exégèse sacrée sont si nombreux à cette époque, que le protestant Mac Crie admire la Providence qui permit que les catholiques eux- mêmes aient affilé les armes dont on se servit pour les vaincre.

Mais faut-il conclure de que la lecture de la Bible ,1-^ p^".?!'^

^ lit la Bible.

doive être répandue parmi le vulgaire ?

Les protestants , pour enlever toute importance au clergé, proclamèrent le droit qu'a chacun d'interpréter la Bible, et affirmèrent que ce livre est facile à comprendre, accessible à tous. En est-il ainsi? Mais tout dans îa société est autorité et tradition, à commencer par le langage, au moyen duquel nous recevons une infinité de notions et de jugements. On peut même dire des vérités fondamentales en physique, en mathématiques, en jurisprudence et en médecine, qu'il est donné à bien peu de personnes d'aller les chercher aux sources premières; quant à la masse des

592 DISCOURS XV.

hommes, elle ne puise la science que dans les assertions d'autrui. Qu'arrivera-t-il donc d'une histoire qui résume en un petit nombre de pages les événements de quatre mille ans, qui expose l'origine et les destinées du monde et de l'homme, les prophéties et leur accomplissement, les mœurs pastorales et les splendeurs des demeures royales, la prédication de l'apôtre, la dispule du docteur, les sen- tences du sage, l'hosanna de la victoire et les gémissements de la servitude? Un liv^-e écrit en grande partie dans une langue connue depeu depersonnes, adeptes d'une religion déchue; un livre dont le style parcourt tous lestons depuis le récit le plus simple jusqu'au lyrisme le plus sublime; qui est imbu de l'esprit des temps les plus éloignés et des civilisations les plus diverses, renfermant des allusions et des idiotismes; un pareil livre, je le demande, est-il à la portée de toute espèce de lecteurs ?

La vérité divine y est exprimée avec les formes de la pensée humaine, avec le langage humain, et ainsi donc avec toutes les conditions de celui-ci , c'est-à-dire avec l'art de l'écrivain, les figures, les hyperboles ; tantôt cette vérité s'annonce sous le voile d'un mystère, tantôt sous celui de l'allusion et de la parabole; elle s'adresse à l'ima- gination, au cœur, à la conscience, et non pas seulement à l'intelligence, qu'elle pourrait, ce semble, mieux con- vaincre en lui présentant une formule plus précise. Diflërentes De là, la Variété dans la manière d'interpréter les Ecri-

interprétations. . i t»i i ni i , i

tures; aussi la Bible reçut-elle des altérations dans les différentes traductions, selon la fantaisie des traducteurs. La plus ancienne, celle des Septante, est inspirée par l'es- prit du néoplatonicisme, et s'écarte de la paraphrase chal- daïque, faite pour une autre classe de lecteurs (L). La tra- duction latine, faite par saint Jérôme, et qui devint la base

LUTHER. 593

de celle que l'Église catholique adopta depuis sous le nom de "Vulgate, diffère de toutes les deux. Luther la répudia, et fit une traduction allemande pour la commodité de la nouvelle Église; les autres réformateurs l'imitèrent, si bien qu'il y eut une Bible calviniste, une Bible méthodiste, une Bible socinienne, et ainsi de suite.

Les inductions tirées par les commentateurs sont en- core plus variées. Toute erreur y trouve un appui ; il en est de même de tout système, même philosophique. Combien de docteurs, combien de livres ont discuté sur le vrai sens de certains passages ! Prenons-en deux des principaux à titre d'exemple : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » et cet autre: a Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon ÉgHse ^ » Que de controverses sur ce texte en dehors et au sein du catholicisme ! Or, com- ment un simple fidèle pourra-t-il jamais prétendre en avoir trouvé la véritable signification? Un passage de l'épître de saint Paul à Tiraothée soulève des discussions sans nom- bre, et sert de base à la question moderne sur la nature de la théopneustie *. Cette réponse si précise du Christ au jeune homme : Si vous voulez entrer dans la vie, gardez mes commandements ^ Luther déclare que personne ne l'a comprise, parce qu'elle gêne son système, et prête un puissant appui à l'édifice catholique. Au contraire, qui

(1) Eck raconte que Luther prétendait que le Christ avait dit à saint Pierre : « Tu es Pierre, » puis se frappant lui-même, il aurait ajouté : « Et sur cette pierre sera bâtie l'Église. » Le docteur Thiess (Incompatibilité entre la puissance spirituelle et la puissance temporelle, p. 17) compte quatre-vingt-cinq commentaires différents de la parabole de l'économe infidèle, et cent cinquante de ce texte: Mediator autem unius non est: Deus autem units est. (Ad. Gai. m, 20. )■

(2) C'est-à-dire, de l'inspiration divine des saintes Écritures. C'est le verset 16 du chap. ii de VEp. II à Timothée.

(3) Saint Matthieu, xix, 17.

1 38

594 DISCOURS XV.

assurera que la Bible est un livre inspiré, si l'Eglise ne nous le dit pas ? Luther lui-même acceptait pour partie, et répudiait pour partie le texte sacré. Par exemple, Tépître de saint Jacques qui traite des rapports entre la foi et la conduite du chrétien, contrariait ses opinions, et il la déclara fausse, indigne, straminea; il agit de même pour d'autres livres, qu'après lui ses successeurs ont admis.

Gomment donc trouver dans la Bible cette solidité iné- branlable qui est nécessaire à la foi ? comment en tirer les lumières dont nous avons besoin pour croire et pour diriger notre conduite? C'est par la sage distribution de l'Écriture : car beaucoup de ses passages ne peuvent être compris qu'en les confrontant avec d'autres et avec l'en- semble des textes; travail auquel ne peuvent être aptes que des esprits profondément exercés. Nous lisons dans un endroit des saints livres : Qui crédit in me habet vitam œternam^ mais dans un autre : Fides sine operibus mortua est. Quelques-uns même peuvent jusqu'à un certain point causer du scandale au lecteur, par exemple le Cantique des Cantiques, ou les discussions de saint Paul dans l'é- pître aux Romains sur le prépuce et la circoncision, ainsi que certains passages du livre des Proverbes'.

Pour faire une interprétation exacte de la Bible, il faudrait tout savoir, puisque celui qui ignorerait une seule chose peut croire que, s'il la connaissait, son opinion se trouverait modifiée touchant celles qui lui sont con-

(1) Dans les règles de l'Index, on dit qu'il est évident que, si la Bible en langue vulgaire passim sine discrimine permittattir, elle présente plus de danger que d'utilité; il faut donc s'en rapporter au jugement de l'évêque ou de l'inquisiteur pour en permettre la lecture à ceux qui peuvent y trouver non pas un danger, mais un accroissement pour leur foi et pour leur piété. (Règle lY.)

LUTHER. 59S

nues. Or, le chrétien orthodoxe ne sait pas tout; mais il a la conscience que ce qu'il sait est vrai, puisque l'Église qui a examiné toutes choses le lui affirme (M).

Il y eut donc prudence à ne pas trop répandre la Bible, lors même que nous ne saurions pas que tel était aussi le sort de tous les livres, avant que l'imprimerie ne les eût multipliés. A peine fut-elle vulgarisée, que chacun y puisa ce qui était utile à ses passions: M athias Harlem et Muncer y découvrirent le communisme ; Jean de Leyde, la refonte de la société; Fox, la justification de ses excentricités fé- roces; les uns voulurent y voir la bigamie, les autres l'en- thousiasme, d'autres la prostration, et tous, la justification de leurs cruautés pour la réalisation de leurs systèmes insensés (M;. En présence de ces résultats, l'intelligence, placée toute seule en face de la révélation biblique, ne peut jamais être sûre d'elle-même, et ne tardera pas à tomber dans les abîmes du scepticisme. Mais l'Église s'est constituée elle-même en interprète, soit qu'on la regarde comme inspirée sans discontinuité, soit qu'on la considère comme dépositaire infaillible de la tradition primitive, qui n'a rien oublié, et qui n'a jamais trompé (N).

L'Église est antérieure à l'Évangile : car le Christ l'a fondée, et il a institué les sacrements, donné ses com- mandements, fixé la hiérarchie, enseigné la prière, avant que tout cela ne fût écrit. Il n'a pas dit à ses apôtres : « Voici le livre que je vous donne pour être la règle de votre croyance, répandez -le autour de vous ; » mais au contraire: « Allez et enseignez toutes les nations. » Donc, l'Église, incarnation permanente et continuation de l'Horame-Dieu sur la terre, a la certitude immédiate de la vérité de ses enseignements ; aussi dans les premiers conciles elle n'allégua aucun passage tiré de l'Écriture à

596 DISCOURS XV.

l'appui de ses décisions, puisqu'elle exposait les vérités qu'elle avait reçues immédiatement de la bouche du Christ, qui «t sera avec elle jusqu'à la consommation des siècles. » La tradition H y a plus : tout n'a pas été écrit dans le Testament;

et I exégèse. ^ i. x i

saint Jean déclare ouvertement qu'il y a une infinité de faits qu'il n'a pas relatés dans son Evangile ; saint Paul répète dans ses Épîtres qu'il s'est exprimé dans un langage qui convient à des hommes charnels, et qu'il s'est abs- tenu de leur présenter un aliment qu'ils n'auraient pu encore digérer ^ Il y a donc une tradition orale, dont l'Église est également dépositaire, et qui lui confirme encore mieux l'autorité d'unique interprète des livres saints.

Ce titre, conféré à l'Église, n'implique pas ce que les protestants affirment, à savoir que chez les catho- liques il ne reste plus de place à l'exégèse : car loin de confondre la foi avec la discipline , les opinions d'un théologien avec le dogme, il faut distinguer la foi de la théologie, qui est une science humaine , et qui n'a pas reçu les promesses d'infaillibilité. L'Église expose ses décisions sur le dogme et sur la morale, pas autre chose ; elle ne se mêle pas de l'interprétation philologique des mots et des versets séparément, des détails archéologi- ques, de l'ordre chronologique, de la raison qui a dé- terminé saint Jean à publier son Évangile, ou saint Paul à adresser une épître aux Romains, ni de savoir quel est l'auteur du livre de Job, à quelle patrie, à quelle époque

(1) Et ego, fratres, non potui vobis loqui quasi spiritualibus, sed quasi carnalibus. Tanquam parvulis in Christo, lac vobis potum dedi, non escam; nondum enim poteratis: sed nec nunc quidem potestis; adbuc enim carnales estis. [l, Corinth., m, 1, 2.)

LUTHER. 597

il appartenait, dans quel but il l'a écrit; elle ne s'occupe pas davantage de bien d'autres questions, qui rentrent dans l'arène des discussions scientifiques. L'Église a rendu des sentences et a donné son approbation ; dans ces li- mites, l'arène est fermée; on ne peut pas émettre une pensée contraire à ses décisions; bien plus, il n'est pas permis d'aller par la pensée au delà de ce qu'elle a fixé. Mais l'Église ne peut conserver son caractère, et permettre en même temps à chacun de se former son propre sym- bole ou d'affirmer et de nier la même doctrine, de com- prendre d'une manière différente le Christ, et de différer sur les moyens d'obtenir le salut. Tout homme qui lui obéit en ce qui touche la foi et la morale, conserve pour le reste sa liberté, et peut développer ses aptitudes et son érudition, faire l'application des progrès dans la connais- sance des langues et des coutumes des peuples : car le concile de Trente a défendu seulement « d'interpréter l'ÉcrKure contre l'assentiment unanime des Pères. » Or, les Pères professent la même foi, la même morale, mais diffèrent beaucoup entre eux dans le mode de commen- taire et d'exposition dont ils se servent selon leur génie particuher, et l'Église n'a jamais admis comme siennes les opinions de l'un d'eux, quelque illustre qu'il soit* ; elle s'en rapporte à la doctrine des Pères, lorsqu'ils représen- tent les opinions de l'antiquité, c'est-à-dire quand ils at- testent la croyance de l'Église.

En procédant ainsi, l'Église catholique, voulant non- seulement l'union, mais l'unité, exclut tout ce qui n'est p^ elle, et cependant elle est universelle ; tandis que l'hé-

(1) Il suffit de citer pour exemple certains aperçus propres à saint Au- gustin sur la grâce et sur le péché originel qui c'eut jamais été adoptés par l'Eglise comme doctrine universelle.

598 DISCOURS XV. LUTHER.

résie unit tout à elle, et pourtant elle reste locale. Elle a cru faciliter le progrès en supprimant tout intermédiaire entre la raison individuelle et la parole de Dieu, et au lieu de cela, elle a augmenté la confusion.

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS XV,

(A) Ce qu'étaient les collèges au nord des Alpes, en France, nous pouvons nous en faire une idée par les deux que nous avons eu occasion de nommer, sans parler des autres. Érasme raconte qu'au collège de Montaigu, à Paris, il y avait comme directeur un nommé Jean Staudin, qui n'était pas méchant homme, mais dépourvu de jugement; il ne donnait k ses élèves que des lits durs, une nourriture insuffisante; il leur imposait des veilles pénibles, des travaux fatigants. Beaucoup de jeunes gens qui donnaient les plus belles espérances en moururent, ou devinrent aveugles, ou furent atteints de lèpre ou de folie. Non-seulement il maltraitrait, les élèves pauvres, mais encore les jeunes gens appartenant à des familles riches. Au cœur de l'hiver, il ne leur donnait qu'un morceau de pain dur, et les envoyait à la fontaine puiser une eau fétide, malsaine et glaciale. Les dortoirs étaient au rez-dt-chaussée, à côté de latrines empestées, et les murs étaient couverts de moisissure (Colloquia. Ichthyophagia). Ra- belais fait dire à Ponocrate, relativement à ce même collège : c Seigneur (Grandgousier), ne pensez pas que je l'aye mis au collège (îti pouillerie qu'on nomme Montaigu; mieux l'eusse voulu mettre entre les genoulx de saint Innocent, pour l'énorme cruaultè et villenie que j'y ai cognue : car trop mieulx sont traictés les forcés entre les Maures et les Tartares, les meurtriers en la prison criminelle, voyre certes les chiens en votre maison, que sont ces malautrus audit collège. »

(B) Le concile de Florence définit ainsi l'état des âm.es après la mort : « Celles des vrais pénitents, morts dans Famour de Dieu avant d'avoir fait de dignes fruits de pénitence en ex- piation de leurs péchés de commission et d'omission, sont purifiées après la mort par les peines du purgatoire, et en peuvent être soulagées par le moyen des suffrages des fidèles vivants, comme par exemple le saint sac:^ fice de la messe, les prières,

600 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XV.

les aumônes et autres œuvres de miséricorde, que les fidèles accomplissent pour les autres fidèles, selon les règles de l'Église. Les âmes de ceux qui ont péché après le baptême, ou qui, étant tombées en péché, en furent purifiées pendant leur vie avant d'en sortir, entrent tout de suite dans le ciel, et voient distinctement la Trinité, les uns plus parfaitement que les autres, selon la dif- férence de leurs mérites. Les âmes de ceux qui sont morts en état de péché mortel ou seulement avec le péché originel, sont précipitées dans l'enfer pour y être punies, bien qu'à des degrés différents.

(G) Augustin raconte comment, après la mort de Monique, sa mère, Evodius prit le Psautier et se mit à chanter un psaume, auquel tous ceux de sa maison répondaient : « Misericordiam et judicium cantabo tibi, Domine. » Beaucoup de moines et de pieuses femmes accoururent, tandis qu'il cherchait à réprimer l'intensité de sa douleur. « Lorsque le corps fut emporté, j'allais et je revenais sans verser une larme; et je n'en répandis même pas au milieu des prières que nous t'adressions, ô Seigneur, tandis que, après avoir déposé le cercueil près du tombeau, comme il est d'usage en ce lieu, on t'offrait pour elle le sacrifice de notre Sau- veur, s (Cum tibi offeretur pro ea sacrificium pretii nostri. « Confes- sions, liv. IX, chap. XII.) Pourtant il s'accuse de l'avoir trop [jleurée, et bientôt quand sa douleur est un peu calmée, il prie Dieu pour elle avec Ks larmes dent il se sent inondé à la pensée des dangers que court toute âme qui meurt en Adam. Car, bien que Monique eût vécu saintement, cependant il n'était pas sûr qu'il ne lui eût échappé quelque parole contre les préceptes divins ; et, malheur à la vie la plus digne de louange, si elle vient à être scrutée sans pitié! C'est pourquoi Augustin, dans les supplications qu'il adressait au Seigneur pour les péchés de sa mère, n'alléguait pas les mérites de celle-ci, mais il l'intercédait au nom du Ré- dempteur qui fut attaché à la croix, et qui, assis à la droite de Dieu, implore son Père pour nous dans le ciel. « Et parce qu'elle a pratiqué les œuvres de miséricorde, et qu'elle a pardonné leurs offenses à ceux qui l'ont offensée, pardonnez-lui les fautes qu'elle a pu commettre envers vous. Si elle a contracté quelque souil- lure pendant tant d'années qu'elle a vécu depuis son baptême, pardonnez-les lui, Seigneur, je vous en supplie, et n'entrez point avec elle en jugement. Elle ne désira ni faire embaumer son corps avec de précieux aromates, ni d'avoir un tombeau magni- fique, ni d'être portée dans celui qu'elle s'était elle-même pré-

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XV. 601

paré dans sa terre natale; elle ne nous recommanda rien de toutes ces choses, mais seulement de nous souvenir d'elle à l'autel du Seigneur, elle n'avait pas manqué de se prosterner un seul jour de sa vie, et oii elle savait que se distribue la sainte Victime, dont le sang- a effacé la cédule de notre condamnation. Inspirez aussi, Seigneur mon Dieu, à vos serviteurs, qui sont mes frères; inspirez à tous ceux qui liront ceci, de se souvenir à votre autel de Monique, votre servante, et de Patrice qui fut son époux. » (Chap. xiii.) Il dit en outre, au sermon XVI De rerbis apostoli : « Injuria est pro martyre orare, cvjus debeinus orationi- bus commendari. » Boèce, dans son Traité de la consolation de la philosophie , liv. IV, iv, écrit : « l\fullane animarum supplicia post defuncium morte corjms relinquis? Et magna quidem^ quorum alia pœnali acerbitate^ alia vero purgatoria clementia exerceri puto. »

MuRATORi, dans la Dissertation LVI de ses Antiqmtates medii xvi^ cite beaucoup de legs antérieurs à l'an 800, pour faire dire des messes même quotidiennes.

(D) Jean Galéas Visconti, voulant éviter les dangers aux- quels l'exposait son état de guerre avec les Florentins, et amas- ser de l'argent pour la construction de la cathédrale de Milan, obtint de Boniface IX que ses sujets pourraient gagner l'indul- gence du jubilé sans aller à Rome, mais en visitant seulement quatre basiliques de Milan. Gorio affirme que la bulle portait que « lors même que le pénitent n'eût pas été contrit et ne se fût pas confessé, il fût absous de tout péché dans cette ville, pourvu qu'il y fût demeuré dix jours de suite, a Maintenant nous possédons cette bulle, qui est du 12 février 1391, et elle dit expressément que les fidèles devaient être « vere pœnitentes et confessi. »

(E) Saint Dominique obtint du pape Honorius III le couvent de Sainte-Sabine, à Rome, en 1218, et une partie du palais pon- tifical pour y établir ses religieux. Il conseilla au pape de char- ger un moine de donner des instructions morales et religieuses aux gens attachés à ce palais, et le pape en confia la charge à saint Dominique lui-même, qui entreprit l'explication des épî- tres de saint Paul. Honorius trouva bon de perpétuer cette in- stitution, et la confia toujours à un dominicain, qui reçut le titre de maître du sacré palais. Ainsi se sont succédé soixante-seize dignitaires de ce nom, qui, encore aujourd'hui, prêchent aux serviteurs du palais Pavent et le carême, et font en outre trois

602 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XV.

jours de catéchisme, avant chacune des quatre communions g-é- nérales qui ont lieu chaque année au palais apostolique. Plus tard on confia au maître du sacré palais la censure des livres. Voyez Ankio de Viterbe, De dignitate officii magistri sacri pa- latii: Catalani, De magistro S. P. apostolici, libri duo. Roma 1751.

(F) De servo arbitrio. C'est en vain qu'on veut disculper Lu- ther d'une doctrine contenue dans ce traité, laquelle répugne tant au sens moral dans ce qu'il a de plus intime et à la saine raison. On lit dans ses œuvres, édition de Wittemberg-, 1572, tom. VII, fol. 18, ce qui suit : « Une bonne œuvre accomplie dans les meilleures conditions possibles, est un péché véniel devant la mi- séricorde de Dieu, et un péché mortel devant sa rigoureuse jus- tice. y> Dans la Captivité de Babylone : « Voyez comme un chrétien est riche ! Il ne peut manquer Tœuvre de son salut, même quand il la voudrait. Qu'il commette des péchés graves aussi souvent qu'il voudra, tant qu'il n'est pas devenu incrédule, aucun péché ne peut entraîner sa damnation. Tant que la foi subsiste, les autres péchés sont effacés en un seul instant par la foi. » Et dans son livre de la Liberté chrétienne : « Ainsi l'on voit comme le chré- tien est libre en tout et par-dessus tout, puisque pour être jus- tifié, il n'a besoin d'aucune sorte d'œuvres, et que la foi lui donne tout surabondamment, .i par hasard quelqu'un était assez in- sensé pour croire qu'il peut être justifié et faire son saiut par le moyen des bonnes œuvres, il perdrait immédiatement la foi avec tous les biens qui en résultent. » Lorsque en 1541, à Ratisbonne, Mélanchton chercha à s'accorder avec les catholiques, disant que par la foi qui justifie on devait entendre une foi agissante par la charité, Luther protesta que c'était un misérable expé- dient, une pièce neuve sur un vieil habit, qui le déchire da- vantage.

(G) Sur l'usage primitif de la liturgie dans les différentes langues des provinces converties, on peut, sans avoir recours à des ouvrages considérables, consulter Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes (Paris, 1865), spécialement à l'article Langues liturgiques. Ce fut seulement lorsque les vieilles lan- gues se transformèrent en langues modernes, quïl ne parut pas prudent de changer la liturgie. Cependant rien ne défendait de le faire, et par exemple on accorda aux Chinois l'usage de leur langue.

(H) Les légendes du révérend Jacques de Varagine ont

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XV, 603

été critiquées par Melchior Cano et par Louis Vives ; mais, dès le quatorzième siècle, on les avait reconnues controuvées , et frère Bernard Guidone, dominicain, composa, à l'instigation de son supérieur, un légendaire basé sur demeilleuressources, pour l'opposer au précédent. Un autre entreprit récemment sa dé- fense, en faisant voir que Varagine ne donne pas pour certain ce qui n'est qu'une pure tradition; parfois il rejette certains faits, puis il est d'une utilité immense comme témoignage des croyan- ces du temps, et il sert à expliquer certains passages des poètes et des œuvres d'artistes du moyen âge.

Malermi, en 1^75, publia le légendaire de Varagine, et dit qu'il appela près de lui « le cher Hiéronyme, illustre citoyen de Florence, non moins instruit dans les saintes Écritures que re- marquable par les vertus dont il était orné, afin qu'il passât en re- vue tout l'ouvrage, et qu'il pût corriger à son gré les passages qui auraient besoin de correction. »

Fontanini a démontré qu'il n'existe pas de traduction de la Bible faite par Varagine, qui vivait vers la moitié du treizième siècle. On connaît bien une traduction de l'Apocalypse, avec un commentaire complet, composé dans le dialecte vénitien pri- mitif, par irère Frédéric de Renoldo, qui vécut en 1300, et fut imprimée par Pàgnini, à Venise, en 1515, sous le titre : œ Apo- calypsis J. C. hoc est revelatione fatta a sancto Giohanni Evan- gelista, con nova espositione in lingua volgare composta per el Rererendo Theologo et angelico spirito Frate Federico V'eneto ordinis Prœdicatorum , cum chiara dilucidatione a tulti soi passi. »

Aide Manuce, dans la lettre mise en tête du Psautier grec de 1495, promettait de publier la Bible complète en latin, en grec et en hébreu, et disait qu'il avait déjà, préparé les caractères hé- braïques, dont en effet on a retrouvé un échantillon à la biblio- thèque de la Sorbonne. (^Voir Foscarini, De la littérature véni- tienne, livre IV.) La Bible des Septante sortit de l'imprimerie des Aides, sous la direction d'André Assolo, en 1518, et le parallèle qu'on établit entre elle et la Vulgate prête à la cri- tique.

(I) Haym présente l'édition de Malermi comme celle de Vindelinus de Spire, publiée à Vienne, en 1471; une autre de la même année, sans nom, ni lieu; une Bible italienne, par Jean de Rossi, à Pignerol, 1475; une autre de Malermi, par Antoine Bolognese, à Venise, en 1477; une autre publiée la même année

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et dans la même ville, par Pierre Trevisano; enfin deux autres Bibles furent éditées, l'une en 1484, par André Paltafichio de Cattaro ; l'autre en 1494, par Jean Rosso de Verceil, sur les in- stances de Luc Antoine Giunta. Voici les principales éditions des Épitres, Évangiles et leçons de toute l'année : Bologne, 1473-, Venise, 1483; puis celle de 1487, par Annibal de Parme; Rome, 1483; Venise, 1507 et 1522, sans nom de traducteur.

(J) Dans la Bible éditée à Bâle, en 1491, qui existe à la bibliothèque Magliabecchiana, outre les notes mises en marge, il y a plusieurs feuillets au commencement et à la fin, écrits en caractères si fins, qu'il faut une loupe pour les lire. Dans l'autre édition de Venise, 1492, qui est maintenant dans la Ricardiana, les notes sont beaucoup plus distinctes; elles contiennent des notices historiques et géographiques, et le sens de quelques paroles hé- braïques pour en tirer ensuite diverses interprétations, mais rare- ment l'auteur y entre dans des discussions purement théologi- ques, et il passe sans s'arrêter. aux versets qui ont été l'objet des plus vives controverses de la part des Réformés.

D'autres moines accomplissaient aussi un travail du même genre, comme on peut le voir dans différentes Bibles, et sans quitter Florence, dans deux exemplaires sur parchemin qui exis- tent à Saint-Marc, et qu'on attribue par erreur à Savonarole lui- même. (F. ViLLARi, Histoire de Jérôme Savonarole^ 1859.)

(K) Le cardinal Ximenès s'aida beaucoup, pour sa Bible, des manuscrits de la bibliothèque Vaticane, et dans sa dédicace à Léon X, il dit : « In ipsis exemplaribus graeca sanctitati tuae de- bemus, qui ex ista apostolica bibliotheca antiquissimas tum ve- teris, tum Novi Testamenti codices perquam humane ad nos misisti. s

Érasme, examinant certaines variantes du manuscrit du Nou- veau Testament de la Vaticane, est étonné de la conformité qui existe entre lui et la Vulgate latine, au lieu de trouver celle-ci en désaccord avec les manuscrits grecs; aussi pensa-t-il qu'il avait été corrigé sur la version latine. Mais le cardinal Cervini de Trente, avec plus d'autorité scientifique, écrivait à Rome à mon- seigneur Mafi'ei : « Les textes des deux langues (grecque et hé- braïque) sont souvent plus incorrets que les latins; que dis-je? plus il y a d'exemplaires anciens et fidèles, plus ils se trouvent conformes à notre Vulgate. » Aiusi les envoyés du cardinal Far- nèse écrivaient : n Plus les textes grecs et hébreux sont corrects, plus ils confirment la leçon de cette Vulgate. » Voyez les disserta-

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XV. 605

tions de Vercelloni. Aujourd'hui, en effet, les meilleurs critiques voudraient qu'on pût se servir de la traduction dite Itala pour corriger le texte grec du Nouveau Testament et la version des Septaute.

Le Prayer Book, ou livre de prières adopté par l'Église an- glicane, s'est appuyé, pour tous les passages bibliques, sur notre Vulgate. Lorsqu'on le réimprima dernièrement, on conserva le même système, ce qui excita de vives clameurs chez les rigo- ristes. Mais on y répondit en opposant l'autorité de Routh, pré- sident du collège d'Oxford, qui recommandait à ses élèves la Vul- gate comme un excellent commentaire de l'Écriture.

(Lj Certains critiques rationalistes ont prétendu que l'inspi- ration néoplatonicienne avait été jusqu'à altérer le fond des saintes Écritures, mais ils l'ont très-mal prouvé. Écrite par des Juifs alexandrins, cette version peut offrir des locutions qui se retrou- vent chez les Néoplatoniciens élèves de l'école d'Alexandrie ; mais nulle part elle n'insinue les erreurs du néoplatonisme au détri- ment du sens dogmatique et moral des textes sacrés. Nous sommes heureux d'insérer cette note due à une autorité compétente. {Note des Traducteurs. Voir ci-dessus, IV.)

(M) Pierre .NicoUe, fameux adversaire des Jésuites , dans ses Préjugés légitimes contre les Calvinistes (1671), entreprend de prouver que « la voie proposée par les Calvinistes pour ensei- gner les vérités est ridicule et impraticable. » Il s'attache à dé- montrer qu'on ne peut se servir de cette méthode, qu'à la condition de s'assurer : si les citations produites à l'appui sont vraiment tirées d'un livre canonique; si elles sont conformes à l'ori- ginal; 3° s'il n'y a pas une manière différente de les lire, qui en affaiblisse la preuve. Il en tire la conséquence que ceux qui, au seizième siècle, sortirent de la communion romaine, ne purent agir de la sorte que par un excès de témérité, à moins qu'ils eussent une exacte connaissance des raisons qui sont en sa fa- veur, de celles qui la combattent, et de toutes les objections qui peuvent être faites sur les passages des Écritures adoptés d'un côté et de l'autre.

Claude prétendit le réfuter en montrant qu'il est nécessaire de faire autant d'études pour s'assurer des vérités catholiques. Je ne suis pas de cet avis. J'admets que l'Église puisse dire : « Qui vous écoute m'écoute. » Tous les doutes sont levés par la déci- sion de cette autorité vivante. Voyez sur ce point la conférence avec le même Claude sur la matière de l'Église.

606 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XV.

(N) Barthélémy Caranza, archevêque de Tolède, que nous verrous victime de l'inquisition espagnole, s'exprimait ainsi en parlant des Bibles en langue vulgaire : c Avant que les hérésies de Luther sortissent de l'enfer, je ne sache pas qu'en aucun pays on ait prohibé la Bible en langue vulgaire ; on en fit des traductions en Espagne, sur les ordres du roi catholique, du temps que les Juifs et les Maures pouvaient vivre au milieu des Chrétiens, en se gouvernant d'après leurs propres lois. Dès que les Juifs furent chassés d'Espagne, les autorités religieuses s'a- perçurent que quelques convertis instruisaient leurs enfants dans la religion juive, les accoutumant aux cérémonies mosaïques, au moyen de ces Bibles vulgaires qu'on imprima ensuite à Fer- rare, en Italie. Ce fut pour ce motif parfaitement juste qu'on les interdit en Espagne : cependant on introduisit une exception en faveur des collèges, des monastères et des personnes qui n'in- spiraient aucun soupçon, et on leur accorda la faculté de les garder chez elles et de les lire, j Après avoir suivi le récit de ces prohibitions en d'autres pays, l'archevêque de Tolède conclut : « En Espagne, où, par la grâce de Dieu, nous sommes exempts de l'ivraie de l'erreur, on défendit toute traduction de la Bible en langue vulgaire, afin d'enlever tout prétexte aux étrangers de traiter leurs questions de controverses avec des gens simples et illettrés, et aussi parce qu'on a acquis la preuve de faits par- ticuliers et d'erreurs qui se sont produits en Espagne, à la suite de la lecture de certains passages des Écritures qui n'ont pas été compris. Le fait est constant, et tel fut le motif de la prohibition des Bibles en langue vulgaire. » {Commentaires sur le Catéchisme chrétien.)

DISCOURS XVI.

Progrès et subdivisions des Protestants.

Le protestantisme ne fut pas un événement extraordi- . ^^ ..

^ ^ protestantisme

naire, un phénomène isolé dans l'iiistoire. A commencer "y^Vau^ par le discours de saint Paul devant l'Aréopage, TÉglise dansISoire. dut défendre par la parole les vérités qu'elle scellait de son sang. Pressée autour du successeur de Pierre, elle dut dis- cuter les dogmes, et, suivant l'inspiration du Saint-Esprit, réprimer l'orgueil de la raison, qui, sortant de la voie de l'humilité, la voie la plus sûre pour l'esprit, dit à l'homme comme autrefois l'antique tentateur : « Tu es Dieu. » Il y eut toujours antagonisme entre le droit social et l'indé- pendance individuelle, il existe aussi entre l'opinion personnelle et la croyance universelle. A la suite des Gnostiques, chez qui nous trouvons déjà toutes les erreurs tant intellectuelles que morales (A), les Vaudois, les Ca- thares, les Hussites et l'interminable variété des nova- teurs soutenaient que la tradition, parole humaine, est sujette à tromper, et que la lettre de feu de l'Écriture conserve seule sa pureté tout entière : la liberté du sens individuel avait été l'aspiration de tout hérésiarque; aussi sur les questions de la grâce, de la justification, du pur- gatoire, il n'y a pas d'opinion qui n'ait servi de thème à la controverse. On désirait depuis des siècles la réforme de l'Église ; les uns la demandaient àl'autorité, les autres

608 DISCOURS XVI.

contre l'autorité, ceux-là ayant horreur de l'initiative individuelle, ceux-ci en exagérant l'importance. On vou- lait faire revenir la papauté à ses origines, soit par la voie monarchique, soit parla voie aristocratique; et déjà, à Bâle et à Constance, on avait proclamé que le pouvoir spirituel n'a rien à voir avec le temporel, et que le pape n'est pas un chef ayant le pouvoir constitutif, mais le dé- légué, et en quelque sorte le ministre de l'Église; aussi Thomas, qui, après avoir été évêque de Bologne, devint Nicolas V, disait avec beaucoup de sagesse: « Les pontifes romains ont sans doute trop allongé les bras, puisqu'ils en sont venus presque h ne laisser aucun pouvoir aux évoques. A leur tour, les Pères du Concile de Bâle ont enfermé dans un cercle trop restreint la main du prince des apô- tres, et il n'y a rien d'étonnant : car celui qui abuse de son pouvoir doit s'attendre que d'autres en fassent au- tant; celui qui veut redresser un arbre courbé, le courbe du côté opposé. Ma ferme résolution est de ne pas usurper les droits des évoques, qui sont appelés à m'assister dans la direction de l'Église *. »

Protester a donc été un fait commun à toutes les époques, avec cette diflerence, qu'auparavant ce fait se limitait à des points spéciaux, tandis que cette fois il de- vint général, si bien que le mot réforme renferma dans son acception toutes les protestations qui suivirent : ce furent d'abord des révoltes, maintenant c'était la révo- lution.

Luther lui même déclare qu'il n'a rien inventé, et qu'il n'a fait que recueillir en un corps de doctrines les opi- nions qui avaient cours, des innovations déjà admises ou

(1) Koch, Sanctio pragrnalica Germanix illustrata, cap. ii, § 45-

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 609

demandées avec instances. Il n'eut pas en effet un sys- tème préconçu; mais il rassembla peu à peu, et pour ainsi dire grain à grain, à travers les siècles, tous les doutes. Il substitue à la stabilité des traditions l'inconstance des explications vulgaires, et, avec celte hardiesse imper- turbable du novateur qui ne se donne même pas la peine de les mettre d'accord, il les jette dans un mondç toutes les puissances de l'erreur conspiraient contre la vérité, obscurcie par l'indifférence et par les préva- rications.

La première année du pontificat de Léon X, un frère Bonaventure prêchait à Rome qu'il était le sauveur du monde* et l'envoyé de Dieu, qui désormais voulait avoir le chef de son Église à Jérusalem; plus de vingt mille per- sonnes accoururent pour lui baiser les pieds comme s'il eût été le vicaire du Christ; il écrivit un livre intitulé : « De l'apostasie de l'Église romaine, cette courtisane que Dieu a chassée et maudite » {Délia apostatrice, cacciata e maledetta da Dio meretrice Chiésa romana) ,\i\re dans lequel il excom- munie le pape, les cardinaux et les prélats, et il annonce qu'il baptisera l'empire romain, excitant les rois chrétiens à se préparer au combat et à lui porter secours. De plus, il y exhorte particulièrement les Vénitiens à se mettre d'accord avec le roi de France, qui a été choisi par Dieu comme son ministre pour transférer l'Église de Dieu à Jérusalem, et pour convertir les Turcs. Il fut arrêté en 1516 et mis au château Saint-Ange.

« Le 21 août 1515, vint à Milan un laïc d'une stature

(1) A Plaisance, un moine fanatique annonça, en 1420, que l'Ante- cliri?t était depuis trois ans à Babylone, ce qui jeta la consternation chez les habitants de celte ville, jusqu'à ce que l'évèque Alexis de Seregno l'eût réfuté.

1 39

610 DISCOURS XVI.

élevée, d'un corps grêle, à l'aspect étrangement sauvage, sans chaussure, sans chemise, la tête nue, les cheveux hérissés, la barbe inculte, et d'une maigreur qui le faisait ressembler à un autre Julien l'ermite. Il avait pour tout vêtement une veste de drap marron ; sa nourriture se composait de pain de millet, d'eau, de racines et autres choses semblables; il dormait sur une table, ou bien il se contentait pour oreiller de la terre nue. Il se rendit chez le vicaire de l'archevêque pour demander avec in- stance la permission de prêcher, mais celui-ci ne voulut pas la lui accorder : néanmoins, le jour suivant, il se mit à annoncer à la cathédrale la parole de Dieu, et continua jusqu'à la mi-septembre, dans un style si plein de char- mes., que tout Milan accourait pour l'entendre. Lorsqu'il avait terminé son sermon, il s'en allait à l'autel de la Madone, et là, prosterné à terre, il y restait assez long- temps en oraison (je crois); puis chaque soir, une heure avant le coucher du soleil, il faisait sonner la cloche de cette même cathédrale, accouraient une grande foule de fidèles portant des flambeaux allumés pour réciter le Salve Regina; mais avant d'entonner cet hymne, il restait environ une demi-heure accroupi par terre. Il ne vou- lait en aucune façon recevoir d'argent à titre d'aumône; et lorsque quelqu'un lui en offraft;, il le faisait donner au profit de l'autel de la Madone. Mais il était par trop l'en- nemi des prêtres, et beaucoup plus encore celui des moines : chaque fois qu'il prêchait, il leur adressait de sévères réprimandes, disant que leur profession, loin d'être l'exercice des vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, consistait seulement à renoncer à la faim, au froid et aux fatigues, et à s'engraisser dans la bonne chère pour l'amour de Dieu ; il ajoutait enfin que ceux qui

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 611

ne doivent pas toucher à l'argent, non-seulement possé- daient des biens propres, mais qu'ils s'étaient faits les dépositaires de la fortune des autres.

« Ce personnage était âgé de trente ans, Toscan de na- tion, et disait s'appeler Jérôme : d'après ce que j'ai pu comprendre en conversant avec iui, il me paraissait un fantôme et non pas un homme; et je le vis à différentes reprises vaciller dans ses résolutions; mais il avait une voix douce, et il devait, à mon avis, être très-instruit dans la sainte Écriture. Il ne voulait pas accepter l'hospitalité de ceux qui la lui offraient, mais selon l'idée qui lui passait parla tête, il allait tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, et on m'a raconté sur son compte une foule de détails merveilleux; mais comme je ne les crois pas, je ne veux pas même perdre mon temps à les rapportera »

Ces extravagances font bien voir comme on compre- on sentait

o ■'le besoin

nait, même dans le petit peuple, la prévarication des ^''^"® '''''^°™''- ecclésiastiques, le scandale de leur impunité, et la né- cessité de les réformer. Le très-pieux cardinal Sadolet revient sans cesse sur cette nécessité de corriger l'É- glise (B), et selon Jérôme Negro, « il avait formé le projet d'écrire un livre intitulé De Republica, il aurait passé au crible de la critique toutes les républiques de notre temps, et surtout celle non de l'Église, mais des prêtres. •» Au concile de Trente même, le cardinal de Lorraine, après avoir fait le tableau des maux auxquels la France était en proie, invoquait comme remède principal la réforme de l'Église, et disait qu'on devait appliquer au clergé le remède de Jonas : « C'est par notre faute qu'est survenue cette tempête; jetez-nous à la mer. »

(1) Prato, Chronique de Milan.

612 DISCOURS XVI.

Le cardinal Zabarella, l'âme et parfois le chef do ce concile, dans son Traclatus de hujus temporis schismatc, censure amèrement les désordres de l'Église romaine; et, s'il a été mis à l'Index, ce fut seulement l'édition qu'en firent les Prolestants à Argentina, accompagnée d'une préface qui avait un sens hérétique.

Pour ne pas nous étendre davantage sur ce sujet, nous citerons ce qu'en dit un des plus zélés défenseurs non pas seulement de la foi, mais encore de la Cour romaine : 1 Annis aliquot antequam Lutherana et Calviniana hœresis « oriretur, nulla ferme erat, ut ii testantur qui tum « vivebant, nulla prope erat in judiciis ecclesiasticis « scveritas, nulla in moribus disciplina, nulla in sacris 0 litferis eruditio, nulla in rébus divinis reverentia, nulla « jam propemodum erat religio. Eximius ille cîeri et « sacri ordinis décor periarat ; gravi diuturnaque labora- <t bant infamia sacerdotes, quod panum et piscium, hoc « est proventuum, majorera quam animarum curam « haberent^ »

On était donc d'accord sur le besoin d'une réforme. Mais une réforme à l'amiable aurait-elle été possible? Une volonté puissante et sincère aurait-elle pu amener une solution claire, et dans le sens chrétien, de la malheu- reuse diversité des idées pratiques, et détruire l'antago- nisme résultant de la confusion des intérêts ecclésias- tiques et religieux avec les intérêts politiques et séculiers? Serait-elle parvenue à renouveler l'Église, en consolidant son unité, au lieu de la détruire? Les hommes de bien l'avaient espéré ; mais il est toujours difficile de prouver ce qui aurait pu arriver en présence de circonstances hypothétiques.

(I) Bellarmin, Concio XXVIH, in dom. Laetare.

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 613

En vérité, pour ce qui regarde les dogmes, Luther s'éga- comm&nt rait si peu dès l'origine, qu'on est étonné qu'il ait pu r^formieup soulever une si grande tempête. Quelques-unes de ses dîSme. thèses, qui provoquèrent alors le plus d'agitations, con- tenaient une bonne part de vérité : par exemple, celle il définit l'Église une assemblée de saints, divinement établie, et celle dans laquelle il démontre que la foi doit avoir une base surnaturelle. « Sa Sainteté (écrivait Mus- cetola) a fait examiner par plusieurs de nos théologiens les confessions de foi rédigées par des Luthériens, et il lui a été répondu que plusieurs des propositions qu'elles contenaient, étaient tout à fait catholiques, que les atlres étaient susceptibles d'une interprétation conforme à la foi, pourvu que les Luthériens voulussent se prêter à un accommodement, ce qui ne paraissait pas encore impossible à d'autres égards*. »

Quant au point si controversé des indulgences, le con- cile de Trente s'est borné à déclarer qu'elles sont utiles, et que l'Église a le droit de les accorder ; mais qu'elle doit agir en cette matière avec modération, pour ne pas affaiblir la discipline ecclésiastique. Puis^ désirant corriger les abus à l'occasion desquels les hérétiques ont blasphémélesindulgenccs,ilabolitd'une manière générale toutes les conditions pécuniaires qu'on pouvait imposer pour leur obtention ; s'en remettant aux évoques du soin de prévenir tous les autres désordres, qui naîtraient de la superstition, de l'ignorance et de l'irrévérence.

Luther, dans le principe, admettait même le purga- toire et les expiations applicables aux âmes qui y souf- frent, et dans ses thèses de 1517 il posait cette règle :

(1) Lettre du 19 août 1552 dans Carias al emperador Carlo V, escrilas por su corfcso*. Berlin, 1848.

614 DISCOURS XVI.

« Si quelqu'un nie la vérité des indulgences accordées par le pape, qu'il soit anathème*. » « Personne n'est certain de la sincérité de sa contrition, et encore moins de la plénitude du pardon-. » Plus tard même il convenait de l'excellence de l'Église romaine et de son autorité (G).

La confession auriculaire, un des actes qui répugnent le plus à l'orgueil humain, et une des causes premières qui amenèrent la rébellion d'une si grande partie du monde contre l'Église (D), avait été admise par les pre- miers réformés. L'usage du calice avait été abandonné pour des convenances de discipline qui pouvaient dispa- raître (Ë); et déjà l'Église avait fait plusieurs concessions vis-à-vis des Grecs et des Hussites relativement aux rites.

Les explications auxquelles on en vint postérieurement à la Réforme pour tenter de réunir les diverses Églises hétérodoxes, ou pour condamner celles qui s'écartaient de la prétendue orthodoxie protestante, firent apparaître clairement comment les dogmes catholiques, à propos des sacrements et delà justiGcation % ont été attaqués dans un sens purement arbitraire.

Mélanchton, le seul contre qui les Italiens n'ont point lancé d'invectives, esprit affable, qui cherchait à réconci- lier les deux Églises, et qui changea, raconte-t-on, qua- torze fois d'opinion sur le péché originel et sur la prédes- tination, disait : Dogma nullum habemus diversum ab Ecclesia romana. A Augsbourg, il affirmait au légat A'aldes que la controverse pouvait.se réduire à trois points :

^1) Proposition 71.

(2) Proposition 31.

(3) Aujourd'hui la doctrine de Luther sur la justification est ahan- donnée par tous les protestants.

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 615

communion sous les deux espèces, mariage des prêtres, abolition des messes particulières*.

Cependant, il ne manque pas de gens qui sont convain- cus que si la cour de Rome eût immédiatement, et avant tout, corrigé la discipline ; si elle se fût désistée de ses pré- tentions purement curiales, sans transformer en questions de dogme des questions de juridiction; si elle n'avait pas tenu avec trop d'opiniâtreté aux avantages temporels ei aux privilèges, qui avec le temps lui furent enlevés sans occasionner de schisme; si, en résumé, elle avait cédé de bonne grâce ce qu'elle dut plus tard céder de force, elle aurait du moins ôté à la Réforme son principal prétexte.

Mais cette Réforme tira son importance et son caractère ce qui favorisait du temps qui la vit naître. C'était en effet une de ces séparation. époques se manifeste le travail lent et graduel des siècles, et se développent les germes féconds de pro- grès, de civilisation et de culture intellectuelle. Le man- teau du pape avait été terni par les baisers des fidèles, et la restriction apportée à l'autorité des pontifes laissait aux couvents et aux chapitres une grande faciUté de tomber dans des égarements. Les sciences, fortiiiées par la décou- verte de l'imprimerie, se croyaient capables d'édifier par elles-mêmes; la politique, de gouverner par elle-même et dans un but national; les arts pensaient se diriger par eux- mêmes ; la philosophie croyait tenir en propre la certi- tude quiluiavaitété communiquée par la révélation: aussi ne sentait-elle plus le besoin de chercher des auxiliaires contre le doute érigé en système ; l'opinion se jouait de l'irresponsabifité, qui dans la pratique avait soustrait au contrôle les actes du clergé; la souveraineté, consacrée

(1) Voir la relation de Spalatin, ap. Seckendorr, II, 16ô.

616 DISCOURS XVI.

par le christianisme et conservée par les progrès de la tactique, n'avait plus à craindre l'indocilité des sujets; et, comme la force et le génie, elle s'était soustraite à l'action des lois que lui imposait une autorité supérieure, au nom de Dieu et par l'organe de son vicaire sur la terre.

Quant aux particuliers, il n'est pas dans la nature hu- maine que les discussions mènent à une réconciliation : bien au contraire elles creusent de plus en plus l'abîme qui sépare deux opinions. La révolution d'alors diffère, il est vrai, de celle de nos jours, en ce que si les railleries et le scepticisme du dix-huitième siècle qui poussaient à tout nier, ne pouvaient produire autre chose que calcul, naturalisme et déisme, alors du moins on était encore religieux, on avait conservé une grande partie du christia- nisme, malgré l'affaiblissement de la crainte de Dieu dans les cœurs, à mesure qu'augmentait la crainte inspirée par les gouvernants. Mais les dissidents habillaient à leur fan- taisie les doctrines qu'ils nous attribuaient ; les catholiques, ou exagéraient les vraies doctrines, ou défendaient incon- sidérément même des erreurs, des abus, des prétentions de la Cour romaine, et soutenaient aussi vivement la lutte pour des opinions d'une école et de certains docteurs que pour les principes de la révélation infaillible. Le point d'honneur une fois engagé , on ne voulait point avouer qu'on avait agi par dépit et par esprit de contradiction, avantd'avoirréfléchi sérieusement aux conséquences de cet aveu; on avait la prétention d'exiger de la part des catho- liques des concessions qu'ils refusaient, quelquefois parce qu'ils se sentaient fermes dans la vérité, d'autres fois parce qu'ils les avaient d'abord rejetées.

Quoi qu'il en soit, trop souvent on accrédite l'opi- nion f|uc les papes se sont trompés dans leur manière

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTAMS. 617

d'agir, qu'ils se sont obstinés à tort, qu'ils ont hésité à tort, et qu'ils n'ont pas eu de bons champions. Il est bien commode de faire des reproches après coup ; le procédé est aussi facile qu'il est vulgaire.

Dans le courant de juillet 1528, une personne de Paris écrivait à Rome pour rendre compte delà surprise qu'avait excitée « une bulle, par laquelle on constituait juges dans cette cause de la foi des envoyés d'un tel caractère, que Luther lui-même n'aurait pu en demander qui fussent plus à son gré et plus favorables à ses adhérents. » Je ne sais quel est ce nouveau procédé, poursuivait-elle; on confie la cause de la foi à des juges séculiers et mariés, et ignorants de ces matières, à l'exclusion de tous les théo- logiens d'une Université comme celle de Paris, qui compte plus de cent maîtres résidents, lesquels ont tou- jours combattu les hérétiques avec une grande ténacité ; ces maîtres qui, pour maintenir l'intégrité de la foi et la soumission au Siège apostolique, n'abandonneraient pas leur devoir, lors même que tous les chrétiens se conver- tiraient en prédicateurs de la réforme luthérienne ; et sans le zèle infatigable des juges précédents, la France eût été tellement infestée de l'hérésie luthérienne, que vous eussiez pu en voir les fruits depuis longtemps. Or, les voici révoqués ces juges pour avoir condamné un Brachino, qui jouit d'un certain crédit près de quelques personnes; voici qu'on a confié toutes les causes de la foi à des sécuHers, et utinam que tous du moins fussent de bons catholiques, au lieu que plus d'un pourrait être qualifié de porte-enseigne du Luthéranisme. Il y a parmi eux deux Italiens, dont le premier a dit, ouver- tement (po/aw), je le sais, lorsqu'il apprit le sac de Rome : La voilà donc aussi dctrnilc l^ alchimie de la Cour romaine :

618 DISCOURS XVI.

le second ne discute jamais d'autre question que celle de savoirs! Luther a été un archange envoyé du ciel; et ce sont des séculiers ainsi que les autres qui ne sont que des poètes ou de simples jurisconsultes, ne connaissant des choses que ce qu'ils en ont entendu dire pour avoir assisté quelquefois à la sainte messe, et avoir chanté vêpres. Est-il possible qu'on ait apporté tant de négligence dans une affaire d'une si haute importance?... Que si notre seigneur objecte que les ambassadeurs de Sa Ma- jesté le roi lui en ont parlé, et qu'il a rédigé ladite bulle sur leurs instances, je réponds que si le roi lui-même et tous les princes du monde venaient à insister auprès de Sa Sainteté pour qu'elle nommât juges en matière de foi des personnes qui seraient ou incapables ou suspectes, elle devrait plutôt souffrir le martyre que d'y consentir. Mais je vous dis que Sa Majesté le roi et Madame ont d'excellents et pieux sentiments, et qu'ils n'ont jamais eu la pensée de demander et de solliciter de pareils juges ; mais ceci s'est fait à la demande et à l'instigation de quelque autre personne; je puis vous dire encore que ces hérétiques s'entendent ensemble, qu'ils s'aident l'un l'autre bien mieux que ne font les Juifs, et qu'ils ont un zèle des plus vifs pour répandre partout leurs hérésies.,.. Dans cette matière de foi, il faut du zèle, de la ferveur, de l'étude, de l'activité et de la compétence; il n'est pas besoin de tant de juges pour châtier les hérétiques : car il est difficile de se mettre d'accord dans une assemblée nombreuse, lors même que tous ceux qui la composent seraient vertueux et intelhgents.... Les théologiens (de l'université de Paris) ont été exclus des fonctions déjuges en matière de foi : voudrait-on par hasard leur confier dorénavant les matières culinaires ? Je ne saurais com-

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS: 619

prendre pourquoi l'on a manqué d'égards pour cette université, qui est la première de la Chrétienté et qui a toujours combattu pour le Siège apostolique, jusqu'à lui faire un tel affront en plein visage, et surtout en ces temps l'on devrait accroître l'autorité de ses membres, afin de les rendre plus forts et mieux armés pour combattre les hérétiques. En Allemagne, pour avoir maltraité et cons- pué un méchant petit moine de la suite du cardinal de la Minerve, voyez ce qui est arrivé ^ ! »

La citation qui précède laisse entrevoir encore un des leviers de la Réforme, la haine vouée non-seulement au pape, mais à l'Italie. Luther avait prophétisé ainsi : Pestis eram vivens, moriens tua mors ero, papa.

Voyant l'irréconciliable lutte des pontifes avec l'empereur, il voulut abattre ceux-là en faisant triompher celui-ci, et il rendit ainsi possible la grandeur de Charles-Quint et celle de la Maison d'Autriche ; voyant naître la liberté poli- tique, il détourna l'attention sur la liberté religieuse, et il affermit le despotisme monarchique et administratif pour détruire le pouvoir ecclésiastique. Il représente les Italiens, les Wahlen, comme abîmés dans tous les vices et pétris d'orgueil; refusant de reconnaître à l'Italie son rôle de mère et de maîtresse de la civilisation, il renouvela par la libre pensée l'œuvre de destruction que les Bar- bares avaient accomplie dans ce pays par la force; à l'universalité catholique il substitua les Eglises nationales, semblables à celles qui existaient avant le christianisme, ce qui le fit adorer par ses Allemands comme le soutien de leur indépendance.

(1) Lettres de Princes à Princes, vol. III, p. 16, sans indication de nom.

620 DISCOURS XVI.

Premiers Q'est ici le licu de bien remarquer que les princes enne-

champions

Réform ^^^ ^^^ papes caressèrent toujours les hétérodoxes : c'est ce que nous avons vu en parlant de Frédéric II, et aussi de Louis le Bavarois ; Charles VIII flatta Savonarole ; Louis XII favorisa le conciliabule de Pise, en sorte qu'à cette époque les papes durent modifier leur politique, à raison des craintes qu'ils avaient de voir l'empereur prendre le parti des hérétiques.

Lorsque Léon X eut lancé la condamnation définitive contre le réformateur, l'empereur Charles-Quint, qui avait besoin du pape en ce moment, proscrivit Luther et ses adhérents. Mais la Réforme avait grandi, en promettant aux princes les ostensoirs d'argent, aux moines le ma- riage, aux populations la liberté. L'attrait des réunions clandestines, l'abohtion de la confession, la suppression du jeûne, celle des marques de révérence, et d'autres pratiques qui mortifient notre orgueil et nos sens ; l'austé- rité dont se paraient ceux qui demandaient des réformes, tout concourait à donner tant d'adhérents aux négations nouvelles, qu'il fut possible, dès lors, de résister à l'em- pereur. A la diète d'Augsbourg, en 1530, les réformés présentèrent leur profession de foi, qui fut appelée pour cela Confession d'Augsbourg : ce fut une compilation faite parlesgens modérés, qui espéraient la voir adopter même par l'Église catholique. Celle-ci ne peut accepter de transactions sur les points oii elle est sûre de posséder la vérité; toutefois, elle ne perdit pas l'espoir d'une conci- liation, et elle députa à l'Allemagne des prélats d'un grand savoir et d'une grande prudence. Le cardinal Nous avous déjà parlé de Priero et du cardinal Caïetan, Aiéandre. tous deux l'objet de la haine implacable des adversaires de l'Église. Jérôme Aléandre de la Motte Trévisane, tant

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 621

loué par Aide Manuce et par Érasme (F) pour sa connais- sance du grec et de l'hébreu, fut attaché par Alexandre Yl au duc de Valentinois en qualité de secrétaire. Il fut envoyé pour affaires en Hongrie; il avait été ensuite ap- pelé par Louis XII à une chaire de l'Université de Paris, et il était attaché à la personne de Léon X, près duquel il remplissait de hauts emplois. Lorsqu'il fut envoyé en Allemagne pour combattre les Luthériens, il parut pécher par excès de zèle, quoiqu'il eût lui-même adressé ce re- proche à d'autres. Il écrit de Spire, le 16 octobre 1531, à Salviati : « Fabri a édité un livre De conîradictionibus Luiheri : c'est un hon ouvrage, ajoute-t-il, mais intem- pestive edilur in ipso puncto concordise ineundas. Eck vient aussi de faire paraître un petit livre sub titulo Catalogi hœreticorum, il nomme prxcipue Melancthon; il disait vrai, sed non erat id tempus. Soyez sûrs que j'amuserai les deux partis l'un après l'autre par de douces paroles, ut malos lucrifaciam^. »

On peut se représenter par ses lettres à quel boulever- sement était en proie l'Allemagne : voici ce qu'il écrivait de Bruxelles, le 26 octobre 1531, au secrétaire Sanga- :

« Nous fûmes invités, moi et les principaux ambassa- deurs des princes, et une infinité de barons et de nobles de cette Cour, à un^ banquet Tcpccê. xr^^ AuaiTavi'a,-, lequel Sioc Tov TTpwTOToxov Tov BajO.î'co; ajTo^ a fait des fêtes splen- dides.... fut récitée, prœsentemundo, une comédie iBe- piffTi xa\ >^u!7tiav'.c-:\, mais d'un très-mauvais genre, qui, sous le nom d'un jubilé d'amour, était une satire évidente contre Rome : on y nommait toute chose sans détours ni

(1) Voyez Monumenta Vaticana, num. LXIII, p. 84, et à la page 89, il revient plus longuement sur ce point.

(2) 3Ionumenta Vaticana, Num. LXVHI.

622 DISCOURS XVI.

ambages, disant que de Rome et du pape il ne venait autre chose que la vente des indulgences, et que quiconque ne donnait pas d'argent, non-seulement n'était pas absous, mais était excommunié de plus belle ; tels furent le commencement, le milieu et la fin de la comédie. Celui qui tenait ce langage était un des principaux acteurs de la pièce ; vêtu d'un rochet comme un évêque, il voulait pas- ser pour tel : car il portait sur sa tête la barrette cardina- lice, qu'il s'était procurée dans la maison du révérendis- sime légat, oii on la lui avait prêtée sans savoir l'usage qu'il en voulait faire. L'hilarité était si forte, qu'il semblait que tout le monde fût dans la jubilation. Quant à moi, je me sentais le cœur déchiré; il me semblait que j'étais en pleine Saxe à entendre Luther, ou bien au milieu des horreurs du sac de Rome. Je ne pus m'empêcher d'en parler à voix basse avec Bari à qui je signalai l'objet de mes doléances; j'ai même dit à quelques personnes no- tables parmi les assistants, et cela d'une belle manière^ que ce n'étaient pas des pièces convenables à faire jouer dans une demeure de chrétiens, et encore bien moins à la Cour d'un si noble, si vertueux et si catholique empe- reur, etc., etc. On m'a répondu que ce n'était pas une œuvre qu'on venait d'achever, mais une comédie d'un autre âge, dont on s'était servi, parce qu'on n'en avait pas d'autre.... "Votre Seigneurie verra par va le siècle I »

Aléandre se flattait beaucoup trop, lorsqu'il écrivait de Rome àSalviati*:

0 On dirait que l'Allemagne commence à se fatiguer de la variété si grande de ces hérésies. Et si ce n'était Taver-

(1) Voir lettre du 31 août 1532, dans le tome V, p. 224., dos lettres de la légation d'Allemagne aux archives du Vatican.

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 623

sion qui aveugle beaucoup de princes et de particuliers, tant catholiques qu'hérétiques, qui détiennent les biens d'autrui, et surtout ceux de la pauvre Église, il me semble qu'il ne serait pas bien difficile d'y mettre un peu d'ordre, avec le concours desdits princes et autres ravis- seurs des biens ecclésiastiques : car il y en a bien peu maintenant, dans cette Allemagne, qui soient purs de cette tache. »

Le même cardinal Aléandre fît voir clairement, à la diète d'Allemagne, combien on avait exagéré l'importance des richesses que faisait affluer à Rome l'expédition des bulles, des annates et des autres grâces. « Ces revenus suffiraient à peine, dit-il, à faire vivre un prince ordinaire, et pour- tant le pape, qui dépense moins qu'aucun des princes de moyenne condition, est obligé de consacrer une partie de ses revenus propres à l'entretien de sa Cour. Encore faut-il dire que ces ressources modiques lui proviennent de tous les royaumes catholiques : par conséquent, la part contributoire de chacun d'eux est d'autant moindre. Jadis ils n'avaient même pas cette ressource. Oh ! c'est vrai; mais alors faites-nous revenir à l'époque les hommes ce nourrissaient de glands, les princes vivaient sans antichambres, ni gardes, ni cour; les filles des rois faisaient elles-mêmes sécher le linge, comme nous lisons dans les livres que cela se serait fait autrefois. De même que dans le corps humain le tempérament et les besoins varient selon l'âge, de même en est-il des corps politiques. Supposez que pour son unité et son pres- tige l'Église doive avoir un chef suprême, il faut, pour que celui-ci n'inspire de défiance à personne, qu'il n'habite pas dans les États d'un prince étranger, mais dans un État qui soit à lui, qu'il ait une cour et des ministres à lui.

t)?.4 DISCOURS XVI.

Or, qui lui en fournira les moyens? Chaque paroisse en fournil à son curé, chaque diocèse à son évêque, chaque peuple à son souverain. Il ne faut pas regarder comme une charge que l'argent circule d'un pays dans un autre, si, par ce moyen, on se procure la marchandise la plus précieuse de toutes, c'est-à-dire la loi et la conservation de la justice. Vous objecterez peut-être que, s'il est con- venable d'entretenir le palais qui sert de demeure au chef du christianistne, c'est qu'il y a nécessité, tandis qu'il ne doit pas en êt^e de mê;ne pour les pompes de sa Cour. Si vous entendez par pompes ce qui concerne la construc- tion et l'ornementation des temples, sans doute l'Église primitive en manquait absolument; mais c'était le résultat de la méchanceté du siècle. Du reste, et Dieu dans l'anti- quité et les Gentils voulurent avoir des temples ornés, afin que les peuples y fussent attirés aussi, que la raison y trouvât un auxiliaire dans les sens , la dévotion dans le plaisir. Et vous-mêmes, ô princes, vous voulez vous entourer des pompes d'une cour, et le peuple veut des théâtres. Quant aux pompes privées, à Rome, on re- commande la vie pauvre, on vénère le fondateur de la mendicité volontaire; mais cette perfection, on peut la dé- sirer plutôt que l'espérer. Si donc nous voulons que le centre spirituel du christianisme soit fréquenté par des personnes illustres par le talent, par la noblesse et par la culture desletlres, et qu'elles abandonnent leur patrie pour s'astreindre au célibat ou aux autres sacrifices qu'en- traîne la vie ecclésiastique, il est nécessaire qu'elles puissent espérer des compensations honorifiques et pécu- niaires. Aussi Rome n'est pas une cour composée de Ro- mains de naissance, mais bien d'ecclésiastiques qui y sont accourus des différents payi de la chrétienté par leur

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 625

libre choix. Les jugesdes tribunaux, les magistrats, les gou- verneurs, les nonces, sont choisis parmi les hommes de tous les pays, en sorte que tous prennent part aux honneurs, aux richesses et aux avantages de la Cour pontificale. »

Nous aurons beaucoup à dire sur Pierre-Paul Yergerio, évêque de Gapo d'Istria, qui fut envoyé comme nonce en Al- lemagne. Lorsque, en 1536, le cardinal Morone, Milanais, y alla, le pape lui recommandait de payer tout et de ne pas faire de dettes dans les hôtelleries, de ne pas porter des ha- bits de luxe, de visiter les églises sans faste ni hypocrisie : en un mot, de donner en sa personne l'exemple de la réforme romaine; il prévoyait que Luther et Mélanchton ne consen- tiraient jamais à faire une rétractation; néanmoins, il envoyait une formule de nature à ne point les offenser, et rédigée à cette intention par des personnes sages et res- pectables.

Mais Luther,- de bonne heure, rendit impossible toute j ^en^jt espèce d'accord, en proclamant carrément la condamnation jmposi'iile. de toute tradition ecclésiastique, de toute autorité de l'Église; quant aux rapports de l'homme avec Dieu, il établit un dogme que lui-même disait inconnu à l'Église depuis le temps des apôtres. On ne demandait donc plus, comme dans les scènes licencieuse^ qui précédaient, que l'Église se réformât dans son chef et dans ses membres, mais qu'elle s'anéantît d'elle-même; on voulait qu'à l'ado- ration et au sacrifice elle substituât la prédication, en un mot qu'elle détruisît l'organisation qui tenait réunis entre eux tous les peuples'. Alors aussi le pape devait répondre

(1) Dollinger [l'Église et les Églises), pour montrer que c'est une illu- sion que d'espérer l'union des Catholiques et des Protestants par le moyen de l'Écriture, fait observer que la dispute entre les Luthériens et les Reformés sur les paroles employées par Jésus-Christ pour l'initiUition de

I— 40

Tausse

doctrine

lie la

Justification.

626 DISCOURS XVI.

la parole la plus profonde qu'on ait entendue dans un siècle d'universelle irrésolution comme est le nôtre : Non possumus ; mais ce refus pouvait se formuler dans les termes dont se servait M. de Maistre en écrivant à une dame de Genève: « Nous ne pouvons pas faire un pas « vers vous; mais si vous voulez venir à nous, nous « aplanirons la voie à nos frais. »

Déjà des négations particulières on en était venu à reje- ter les canons généraux; c'est ainsi qu'on attaquait surtout le dogme de la justification. Dans rÉvangile, le Christ dit à la femme adultère : « Allez en paix et ne péchez plus; » il dit au jeune homme : « Si vous voulez obtenir la vie éternelle, observez mes commandements; » le Christ ac- cepta l'amour et le repentir de la Madeleine ; il accepta également la bonne volonté du mercenaire qui arriva à la dernière heure. Nous voyons toujours, en résumé, que, dans l'œuvre de la justification du pécheur, la volonté de l'homme coopère avec la Grâce, et que cette coopération engendre une nouvelle vie, conforme à l'observance de la loi divine et à la production des œuvres méritoires. Que si Paul, dans l'épître aux Romains, insiste pour que l'homme soit justifié, non par les œuvres de la loi, mais par la foi, il entendait parler des Hébreux, qui, pour re- jeter la nécessité d'un rédempteur, affirmaient que, grâce à la loi et aux œuvres qu'elle prescrit, un homme peut, par les propres forces de sa nature, devenir juste et agréable aux yeux de Dieu. Cependant l'apôtre écrit, pour les combattre, que l'homme est justifié, non par les œuvres de la loi mosaïque, mais par la foi, c'est-à-dire par la

l'Eucharistie, après d'innombrables conférences et des milliers de livres qui se sont succédé pendant trois siècles, n'a pas fait un pas en avant.

PROGRÈS. ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 627

croyance au Christ. Mais, dans aucun passage, il ne dit que la foi sea/e justifie sans les œuvres (G) ; il a dit, au con- traire, que la foi n'a de valeur aux yeux du Christ que lorsqu'elle agit en nous par la charité '.

Partant de ce texte, les Catholiques ont conclu que la justification (laquelle est inhérente à l'âme, qui la trans- forme, et qui renouvelle l'homme intérieur) a pour élé- ments nécessaires la foi et les œuvres, et qu'elle peut se perdre psr de nouveaux péchés. Les Protestants, au con- traire, enseignent que la justification n'est autre chose que la justice du Christ, qui nous est applicable de telle sorte que les fautes, même en subsistant dans l'âme, ne nous peuvent être imputées : pour l'obtenir, il suffit de croire que les péchés nous ont été remis par les mérites du Christ- qu'enfin, pour être justifiés, nous n'avons que faire des bonnes œuvres, qui peuvent coexister avec des sentiments pervers, et que la justification, une fois ac- quise, ne peut plus nous échapper.

Des deux côtés, les controversistes s'appuyaient sur ce passage de saint Paul et autres semblables; les Pères du concile de Trente ne tombèrent pas non plus tous d'ac- cord sur la différence entre la foi qui justifie, et les œuvres qui ne justifient pas mais sont des effets de la justice ; on y déclara seulement que « la foi est le principe du salut du genre humain, le fondement et la racine de la justifi- cation, et que, sans elle, il est impossible de plaire à Dieu, et d'entrer dans la société de ses enfants ^ » On ex- posa plus loin que ce n'est ni la loi des Juifs, ni les œuvres des païens qui sont valables, mais bien la foi qui opère

(1) ÉpUre aux Galates, v, 6.

(2) Session VI, cliap. vii'.

628 DISCOURS XVI.

par la charité, laquelle a son type dans l'amour, puisque sans les œuvres la foi est mortel

Luther fit un jour cette sortie : « Lorsque ces sophistes insensés enseignent que la foi doit emprunter à la charité son essence, sa forme, ils font preuve d'une monstrueuse aberration : la foi qui justifie est la confiance que nous avons d'être rentrés en grâce avec Dieu, et d'avoir ob- tenu le pardon de nos péchés par les mérites du Sau- veur. » Mélanchton a une définition plus précise, que voici : « La foi est la confiance absolue dans la miséri- corde de Dieu, abstraction faite de nos actions bonnes ou mauvaises. »

L'homme, donc, ne peut perdre le salut pour quelque péché que ce soit, et lors même qu'il le voudrait, pourvu qu'il conserve la foi dans les promesses de Dieu '. .e sacrifice Après la négation de la vraie doctrine concernant la justification, vint immédiatement celle du sacrifice; et comme pour la première les Protestants falsifiaient l'épître de saint Paul aux Romains, de même pour la se- conde ils s'appuyaient sur l'épître aux Hébreux.

Dans cette dernièi e, l'Apôtre entend nous enseigner que les pécheurs ne pouvaient éviter la mort qu'en offrant à leur place une victime qui serait immolée pour eux. Tant qu'ils la remplacèrent par des sacrifices d'animaux, ils ne faisaient qu'attester parla qu'ils méritaient la mort; et comme la justice divine ne pouvait pas y trouver une sa- tisfaction définitive et complète, on recommençait chaque jour à immoler un holocauste qui n'était pas propor-

(1) Session VI, chap. vu.

(2; Homo chrisdanus, eliam volens, non potest perdere salutem suam, quanliscumque peccatis, nisi nolit credere. JNuUa enim peccata eum pos- sunt damnare, nisi soia incredulitas. (Luther, de Captiv. Babyl.)

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 629

tienne à la réparation. Lorsque Jésus-Christ fut mort pour nos péchés, Dieu satisfait n'eut plus à exiger d'autre prix pour notre rachat. Il n'était donc pas besoin de sacrifier d'autres victimes après le Christ, et le Christ lui-même ne devait être sacrifié qu'une seule fois.

Les Protestants en concluaient qu'il était inutile de re- Eouveler le sacrifice de la messe. Mais TÉglise ne puise pas son enseigaement dans un passage isolé ; dans cette épître, saint Paul entend seulement expliquer la perfection du sacrifice de la Croix, et nullement exclure les différents moyens que Dieu nous a donnés pour l'ap- pliquer. Or, le mot offrir signifie souvent, dans les saintes Écritures, présenter : c'est pourquoi l'Église ne dit pas que Jésus-Christ se constitue de nouveau comme \irtime actuelle dans l'Eucharistie, mais qu'il s'offre à Dieu son Père, en comparaissant pour nous devant lui ^ Jésus- Christ s'est irnmolé une fois en qualité de victime de la justice de Dieu ; mais il ne cesse pas de s'offrir pour nous ; et la perfection de ce sacrifice consiste en ce qu'il résume en lui tout ce qui le précède comme préparation, ou tout ce qui le suit comme consommation et application. Le prix de notre rachat ne se paye pas une seconde fois, puis- qu'il a été acquitté complètement la première; ce qui continue, c'est l'application particulière qui nous est faite à nous-mêmes de cette rédemption

Or, le sacrement de l'autel, c'est le centre de tout le culte, c'est la communion intime de l'homme avec Dieu :

(1) Dans la même épître, saint Paul nous dit que Jésus-Christ s'offre à Dieu en entrant dans le monde (x, 5); qu'il prend la place des victimes qui ne lui furent pas agréables (ix, 24); qu'd continue à comparaître pour nous devant Dieu (ix, 26), et qu'il ne cesse pas d'intercéder pour nous (vu, 25); sans que pour cela l'Apôtre accuse d'insuffisance Toblationdu Christ sur la croix, et les prières par lesquelles il intercède près de son Père pour nous à l'heure dernière de sa passion.

630 DISCOURS XVI.

d'où il suit que le mystère de la foi complète la raison, et que l'ordre surnaturel donne son entier complément à l'ordre naturel. Notre intelligence, toute faible qu'elle est, les distingue; en réalité ils se continuent l'un par l'autre; considérés dans leur objet, ils vont se confondre dans la même vérité, et, bien loin d'être en contradiction, ils ne nous offrent plus la moindre divergence. Le chrétien a toujours besoin de combattre : aussi a-t-il toujours besoin de renouveler ses forces à la source éternelle du vrai, du beau et du bien.

Ce fut donc à propos de cette épître et de celle aux Ro- mains, que se multiplièrent les explications et les ques- tions exégétiques sur la foi , sur les bonnes œuvres , sur la grâce , sur le libre arbitre , sur la prédestination , sur la vocation et sur la glorification. Comme il n'y avait pas encore à cette époque de décisions rendues sur ces ma- tières, on vit beaucoup de chrétiens s'arrêter à des appré- ciations bien différentes de celles qui furent plus tard sanctionnées. De l'examen En dernière analyse , tout se réduisait à la suprême

individuel.

question de l'autorité del'Eglise ou de lexamen individuel. Tout chrétien qui lit dans saint Paul que notre obéis- sance doit être raisonnable {obsequium raiionabile) , com- prend que c'est une banalité de répéter que les Catholi- ques excluent l'examen en matière de religion. Le Christ a dit : « Scrutez les Écritures et voyez comme elles rendent témoignage de moi; » ce qui signifie bien que le Christ nous a imposé un examen précédant notre adhésion. Unique est le motif de la foi; multiples, au contraire, sont les motifs de la crédibilité, et il y a autant de démonstra- tions de la vérité de la foi qu'il y a de motifs de crédibi- lité. Il n'est pas de don de Dieu que l'homme ne doive se

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 631

rendre propre et actuel par des efforts personnels; et depuis saint Augustin jusqu'à nous, on a appelé prodrome de la loi l'exposition des preuves de la révélation et de l'autorité de l'Église. Cette foi a pour motif immédiat la véracité de Dieu, et pour règle l'autorité de l'Église; mais elle suppose des titres que la raison puisse accepter. Lors- que je sais que Dieu a parlé, qu'il a établi pour son in- terprète l'Église, je ne puis plus discuter la parole de Dieu contrairement aux définitions que l'Église en a données, ni lui donner le sens qu'il me plaît; mais je puis me rendre compte de la foi que je professe, ou, pour ceux qui ne croient point, je puis examiner sérieusement d'après la critique et l'argumentation si réellement Dieu nous a révélé sa loi, et s'il a établi une autorité régula- trice en matière de fo;. Cette doctrine me paraît élémen- taire et d'une application tout à lait générale , aussi éloi- gnée de la foi aveuglément passive que du rationalisme , qui exagère les droits de la raison, en l'établissant juge de la parole de Dieu, et confond la lumière surnaturelle de la révélation avec la lumière naturelle de l'intelligence humaine.

Le problème de la destinée humaine , de l'association mystérieuse de la nature humaine qui expie , avec la na- ture divine qui pardonne, est suprême ; cependant la raison est incompétente pour en donner une solution adéquate: aussi était-il besoin pour y arriver de la rêvé- lation divine; la parole humaine est insuffisante pour transmettre la foi, et, pour la transmettre, il faut l'Église vivante capable de l'interpréter. Nous ne trouvons dans ses décisions ni absurdité, ni contradiction: le christia- nisme est hors du domaine de la simple raison; les vérités de l'ordre géométrique se prêteraient mal dans leur ap-

catholique.

632 DISCOURS XVI.

plicatlon aux données du sentiment et de l'imagination, qui sont cependant aussi légitimes que celles de l'enten- dement; il manque aux premières l'évidence mathémati- que ; mais si elles avaient été évidentes, elles ne seraient ni la foi, ni un don de Dieu. L'Autorité Le catholique sait que l'Église est établie pour appli- XoH,me ^^^^ ^^^ mérites de l'Homme-Dieu à l'humanité en géné- ral et à chaque homme en particulier, et pour opérer ainsi la sanctification du genre humain. Cette sanctifica- tion, il le sait encore, n'est possible que chez elle et par elle qui possède seule le don surnaturel de connaître in- failliblement la vérité révélée, e!, en conséquence, cette Église peut seule plier son esprit, à lui catholique, pour le faire acquiescer aux règles qu'elle a posées comme celles du bien et du vrai. Il sait que la liberté est le pouvoir d'accomplir les lois qui lui sont propres, et que l'Église, pour les lui tracer, a besoin de posséder la certitude de les bien connaître : or, cette certitude, elle ne la peut avoir sans l'infailhbilité. Les décisions de l'Église enchaî- nent notre liberté comme l'étoile polaire enchaîne le pilote. Ou bien, par hasard, l'homme cesserait-il d'être libre, parce qu'il est croyant, parce qu'il est vertueux? Si la liberté existe dans l'homme, ce qui s'entend de la faculté de faire le bien et d'accomphr sa destinée, tandis que, d'un autre côté, il y a aussi la possibilité de faire le mal, il faut nécessairement qu'il y ait une infaillibilité qui lui donne une règle sûre pour sa conduite.

L'homme peut accepter purement et simplement les affirmations divines, et alors il n'est qu'un croyant; il peut, au contraire, vouloir éclaircir les rapports qui existent entre celles-ci et les faits intérieurs ou extérieurs de l'univers, et alors sa foi devient scientifique. La certi-

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 633

tude en matière de foi est distincte de la science des choses de la foi : ce qui prouve la vérité de la révélation, est aussi distinct de ce qui la défend des attaques dont elle est l'objet. La théologie est précisément la science qui traite de Dieu et des choses que, selon les vérités révélées , l'Église propose à notre foi; elle est, en un mot, la science des efforts faits pour résoudre le problème divin. Elle a deux objets distincts : l'un consiste à exposer la vérité et les dogmes fournis par l'Écriture et par la tradition, et rigoureusement définis par l'Église , et c'est la partie in- variable. En effet, à côté des principes nécessaires de la raison, il y a des doctrines d'une grande élévation, qui ne sont pas simplement rationnelles, invariables comme le vrai, et dont l'inviolabilité atteste que la source d'où elles découlent est divine. Sur cette base divine s'élève donc l'éditice de la raison, second objet de la théologie, soumis aux conditions de toute œuvre humaine, développement, changement, succession, progrès et réaction, et cela en proportion du savoir et des aptitudes de l'homme et de la société. Comme cette société ne se renferme pas dans la catégorie des créatures qui n'ont que l'existence , mais passe dans celle des créatures dont l'existence se trans- forme, il s'ensuit que , s'il y a un seul mode de croire , il y a cependant plusieurs modes de démontrer et d'appuyer la vérité.

Telle a été l'entreprise des Pères , qui avaient pour but la régénération intellectuelle, identifiée avec la régéné- ration morale, par le moyen de la vérité. En effet, ils voulaient procurer le salut des âmes, d'abord en extir- pant le scepticisme qui, par son argumentation subtile, avait ébranlé les croyances les plus vitales, et ensuite en réorganisant les idées du devoir régnait la confu-

634 DISCOURS XVI.

sion : car, sous prétexte d'attaquer les mystères, en réa- lité on rejetaii les commandements.

Émanciper la conscience individuelle de la tutelle ec- clésiastique , rendre chacun responsable de ses propres croyances comme de ses propres actions, et obliger cha- cun à acquérir par l'examen des convictions propres, à suivre sa propre conscience plutôt que d'obéir à l'Église ou d'écouter le prêtre, voilà ce qui établit la grande dif- férence entre les Protestants et les Catholiques.

Mais rarement une génération peut mesurer la portée de l'œuvre qu'elle entreprend et qu'elle accomplit : c'est ainsi que les réformateurs d'alors n'aspirèrent point au résultat, qui, aux yeux des modernes, conîtitue leur mé- rite, la liberté d'examen. Luther la combattait dans ses écrits et dans ses discours : « 11 n'y a pas un ange dans «le ciel, disait-il, et encore bien moins un homme « sur la terre, qui pui&se et qui ose juger ma doctrine; « quiconque ne l'adopte pas, ne peut être sauvé; celui « qui croit à un autre qu'à moi, est destiné à l'enfer. A « l'Évangile que j'ai prêché doivent se soumettre pape, « évêques, prêtres, moines, rois et princes, le diable, la « mort, le péché et tout ce qui n'est pas le Christ. Ma pa- « rôle est la parole de Jésus-Christ, ma bouche est la Œ bouche de Jésus-Christ*. »

On avait bien pu énoncer des principes funestes en philosophie et en politique; mais l'existence de la doctrine catholique en prévenait les excès et les applications ex- trêmes. Maintenant que les croyances étaient ébranlées, on demandait avec instance, comme après toute révolu- tion, une réorganisation; en partie les vieilles habitudes,

(1) Lulheri Op., éd. Wittemberg, t. ]l,p. 44; t. VII, p. 56.

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 635

en partie les penchants des multitudes faisaient sentir le besoin de conserver la liberté , et pourtant de se consti- tuer en communauté, de former une Église et d'avoir des consistoires pour autoriser la prédication*. Il est vrai que, en soutenant le principe de la justification parla foi, on en venait à mettre la conscience individuelle en lutte ouverte avec la tradition séculaire, mais on entendait alors substituer directement à l'autorité de l'Église l'au- torité de la Bible.

Etpourtant, qui avait transmis la Bible aux Protestants? c'était cette même traditioa qu'ils repoussaient. Ensuite, pour l'interpréter, ils s'en remettaient au sentiment in- dividuel : ce qui , en définitive , était en revenir au libre assentiment de la conscience. Ainsi le Protestant avait le texte de l'Écriture avec l'alliance confuse des vé- rités de la foi et des vérités de la raison, sans avoir la cer- titude du sens qu'il renferme ; tandis que le Catholique a un texte dont le sens lui est parvenu sous une garde indé- fectible, et ce texte contient tous les dogmes de la foi. Mais la foi est l'adhésion de l'esprit humain au témoignage de Dieu ; elle ne donne pas seulement le pressentiment de la vérité, plie en donne encore la certitude. Le libre examen est le droit pour l'esprit humain de n'admettre, dans aucune espèce d'ordre de choses, que ce qu'il re- connaît pour la vérité. Donc, avant de croire les mystères

(1) L'institution des consistoires pour autoriser un ministre à prêcher est en contradiction manifeste avec la mission qui est attribuée à chaque fidèle. Elle a été sanctionnée par la Confession d'Augsbourg, art. XIV, «t en conséquence on dut imposer aux Églises d'avoir un ministre et de l'entretenir. Mais le peuple n'entendait pas de cette oreille, et Luther s'en plaint souvent, a Le peuple, dit-il, ne veut rien offrir; son ingratitude est si révoltante, que si la conscience n'était pour m'arrêter, j'enlè- verais curés et prédicants pour le laisser vivre comme un animal, ce qu'il est en réalité. »

636 DISCOURS XVI.

révélés, il doit avoir la certitude qu'ils sont révélés; ce qui veut dire qu'on peut se servir de la raison jusqu'au point elle nous conduit à reconnaître l'Église. Tel est l'exa- men préalable à la foi, examen qui n'est point du tout interdit aux Catholiques.

Mais le protestantisme sépare tout ce que Dieu avait uni : la société spirituelle, de l'autorité sur laquelle elle est fondée; la parole écrite, de la tradition vivante qui en découvre l'origine et le sens ; le sacrifice unique de la ré- demption, de son oblation perpétuelle sur les autels de la nouvelle alliance ; la grâce , des sacrements qui en sont les grandes et divines artères; la foi, des bonnes œuvres qui la montrent vivante; l'amour, du culte qui en est l'expression; la prière, des degrés de l'échelle par laquelle on s'élève vers Dieu, grâce à l'intermédiaire des anges, des saints et de la mère du Christ; et c'est ainsi qu'il pré- pare la rupture complète entre la raison et la foi, entre la nature et la grâce, entre Dieu et l'homme, par l'athéisme ou le panthéisme, par le déisme ou le naturalisme.

Le Protestantisme fut une hérésie politique non moins qu'une hérésie religieuse : il combattait la religion et la civilisation chrétienne , aussi bien en théorie qu'en pra- tique ; il établissait comme principe suprême du vrai et du bien le moi humain; en opposition à l'unité papale, il érigeait l'État en divinité ; il reléguait au second rang les intérêts de Dieu qui, jusqu'alors, avaient occupé le pre- mier, si bien que, après avoir crié : « Rendez à César ce qui est à César, » on devait out)lier de rendre à Dieu ce qui est à Dieu.

C'est ainsi que la primauté une fois niée dans l'ordre religieux , on l'attaquait aussi dans l'ordre civil , tout en ayantl'air de l'affermir. Les conséquences ne se sont rêvé-

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 637

lées que tard et de nos jours, l'on n'est arrivé à une apparence d'unité qu'aux dépens de la foi, et la foi ne se manifeste plus désormais qu'en opposition avec cette unité: mais dès le début on avait bien pressenti le désordre.

Le Vénitien Gaspard Contarini (1483-1562) , entré aux Gaspard Prégadi, dans sa ville natale, lorsqu'à peine il eut at- teint l'âge, se décidait avec peine à prendre la parole, et lorsqu'il le faisait, il parlait sans art, mais avec pro- fondeur. Très-savant en philosophie et en mathématiques, très-versé dans la pratique sérieuse des négociations politiques, il avait été l'un des six grands Sages delà Con- sulta % chef du conseil des Dix et réformateur de l'ensei- gnement. Paul III le créa cardinal avec sept autres personnages d'une grande vertu et d'une science remar- quable , bien qu'alors il fût laïc et très-éloigné de son- ger à ce qui lui arrivait. Il fut ambassadeur de la séré- nissime République à la cour de Clément VII, près duquel il Gt tous les efforts possibles, afin de le détourner d'une politique d'oscillation, en lui montrant comme elle con- duisait l'Italie à sa ruine. A l'étude de la philosophie il avait joint celle de la théologie, avec une préférence pour saint Thomas; cependant il connaissait tous les saints Pères; il avait écrit, étant encore jeune, contre Pom- ponaceson maître; puis il avait publié deux livres De Offi- cia Episcopi (1516), et un autre sur l'origine divine de la puissance du pape. Son style était grave et simple et il ne

(1) Le gouvernement de Venise se composait du grand Conseil ou as- semblée de tous les nobles, des Prégadi ou Sénat, du fameux conseil des Dix qui choisissait dans son sein les trois Inquisiteurs d'État , du Collège (pieno Collegio), espèce de directoire exécutif, siégeait le Doge, avec six administrateurs, dits grands Sages, ou Sam grandi: l'assemblée spéciale de ces six Sages s'appelait la Consulta ou Consiglio. {Note des traducteurs.)

038 DISCOURS XVI.

tombait pas autant que les théologiens de profession dans les arguties d'écoie. Aussi le cardinal Pôle disait de lui qu'il n'était resté étranger à aucune des découvertes de l'esprit iiumain, à aucune des révélations de la grâce di- vine, et qu'il joignait à ces avantages i'oniement de la vertu. Gaspard assistait à une séance du conseil, quand lui parvint la nouvelle de sa promotion au cardinalat, et tous d'applaudir; seul, Alvise Mocenigo, son constant adver- saire, comme aussi celui des ecclésiastiques, dit en grom- melant : « Ces prêtres nous ont volé le meilleur gentil- homme que la république possédât*. Ce ne fut qu'aux pressantes instances qui lui furent faites, et à la pensée de remplir un devoir, que Contarini se résigna à accepter celte lourde dignité ; « n'apportant pas à Rome pour les affaires les complaisances d'un courtisan, » il insistait sur les réformes; il écrivit entre autres deux lettres à Paul III, relatives aux componondes et à la puissance pontificale. « L'intendant, disait-il , ne peut vendre ce qui n'est pas à lui , mais à Dieu, dût le bénéfice être consacré h faire la guerre aux Turcs ou à racheter des esclaves, ou à tout autre objet. » Tout le monde était d'accord sur le texte de saint Paul, qu'on ne peut laire le mal pour obtenir le bien, ni accommoder la vérité de Dieu à nos manières de faire et k nos usages. Ceux qui ont élargi en ceci le cercle de l'autorité du pontife , jusqu'à affirmer qu'il n'avait pas d'autre règle que sa volonté particulière, ont fourni aux adversaires l'occasion de nier absolument celte auto-

(1) Lettre de Daniel Barbaro à Dominique Venier, dans les Lettere vulgari ; Venise, 1542, p. 94. Il était à Séville en 1522, quand arriva le navue Vittoria, de retour du premier voyage fait autour du monde. Les matelots, qui avaient tenu exactement le journal, s'étonnaient de trouver à leur compte un jour de moins. Personne te comprenait cette anomalie; nuub Contarini eu donna l'explicaiion.

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 639

rite. Que pourrait-on imaginer déplus incompatible avec la loi du Christ qui est une loi de liberté, que de soumettre les Chrétiens à un chef, à qui on aurait attribué le pouvoir de faire des lois, d'y déroger, d'en dispenser à sa pure volonté, plutôt que selonles règles du devoir?Toute puis- sance est une puissance de raison, et son objet est de conduire les hommes au bonheur par des moyens droits. Ainsi, l'autorité pontificale elle-même, conférée par Dieu au bienheureux Pierre et à ses successeurs Fur des hom- mes libres, demande à être exercée suivant les règles de la raison, d'après les préceptes divins et ceux de la cha- rité. Saint-Père, vous qui avez la prééminence de doc- trine sur tous les autres pasteurs, vous qui êtes merveil- leusement doué du sens naturel et de l'expérience des choses, examinez bien si la doctrine contraire n'a pas fourni des prétextes à l'audace des Luthériens pour com- poser leurs livres sur la captivité de Babylone. Et, en vérité, quelle pire captivité que celle quc professent cer- tains défenseurs exagérés de la puissance pontificale? Que Votre Sainteté prenne à cœur cette suprême puissance et cette liberté de volonté qui a sa source dans la déférence à la grâce divine et à la raison; qu'elle veuille bien ne pas céder à l'impuissance de la volonté qui choisit le pire, et à la servitude qui mène au péché : car lorsque cette vraie faculté de la volonté sera unie à la puissance pon- tificale qui vous a été conférée par le Christ , alors seu- lement vous serez tout-puissant, tout à fait libre, et vous personnifierez la vraie vie de la république chrétienne ^ » Lorsque, dans ces mêmes lettres, il traite de la justifi-

(1) Bibliotheca maxima pontificia. Roma, 1698. Ad Paulum III, P. M. de potestale pontiflcis in usu clainum et compositionibus , dux epislola', p. 179-183 du XII1= volume.

640 DISCOURS XVI.

cation, il déclare ouvertement que « Thomme est enclin au mal, grâce à l'impuissance delà volonté, et qu'il ne peut se guérir de cette malarlie, vraie servitude de l'esprit, par les seules vertus moral îs qui le disposent naturelle- ment aux bonnes œuvres ; mais qu'il lui faut aussi la grâce de Dieu et la foi au sang de Jésus-Christ. Telle est la doctrine qu'il exposa dans le Tractatus seu Epistola de jiis- tificatione, auquel prodiguèrent des louanges le cardinal Pôle, le cardinal Sadolet et d'autres, qui admiraient com- ment il avait si bien éclairé cette question ardue, en y fai- sant ressortir des vérités inattendues , quoiqu'elles fussent dans la sainte Écriture ^ C'est ce qui fait dire que Conta- rini a eu le mérite de mettre au jour le vrai programme de ce que le Concile de Trente accomplit plus tard, soit quant à la réforme, soit quant à la définition dogma- tique de ce point si scabreux.

Il insistait près du pape Paul III, afin que celui-ci réa- lisât les réformes, et d'Ostie il était, il écrivait, le 11 novembre 1538, au cardinal Pôle : « Le pape me mena avec lui en carrosse à Ostie. Pendant la route, notre bon vieillard s'entretint avec moi sur la réforme des compo- nendes ; il disait qu il avait avec lui le petit traité que j'ai composé sur ce sujet, et qu'il l'avait lu le matin même. J'avais perdu toute espérance; mais il vient de me parler d'une façon si chrétienne, que j'ai de nouveau bon espoir que Dieu lui fera accomplir quelque chose de grand, et qu'il ne permettra pas que les portes de l'enfer prévalent dans son esprit. »

(1) Sur ce point Contarini eut quelques opinions particulières; il n'ac- cepta pas pleinement celle de saint Augustin, pas plus qu'il n'admit que par le péché originel les hommes encourussent la réprobation. Il engage vivement les prédicateurs à ne toucher à de semblables questions qu'avec une grande réserve.

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 641

Mais le pape était au milieu des embarras que lui créaient ses projets politiques : lorsque Gontarini lui fai- sait des objections sur la nomination des cardinaux qui ne lui paraissaient pas devoir faire honneur à l'Église , il l'interrompait en ces termes : « Jadis nous avons été car- dinaux nous-même, et nous savons comment les cardi- naux répugnent à en voir d'autres parvenir au même hon- neur.» A quoi Gontarini ne put s'empêcher de répliquer : « Je ne pense pas que mon plus grand honneur soit le chapeau de cardinal. »

Envoyé à la diète de Ratisbonne de 1541 , pour tenter une réconciliation entre les Luthériens et les Gatlioliques, ou tout au moins pour amener ceux-là à reconnaître les principes fondamentaux, c'est-à-dire la primauté du Saint- Siège, les sacrements et d'autres points appuyés sur l'Écriture et sur l'usage constant, il demanda au pape, pour le cas la réconciliation dépendrait d'articles in- différents à la foi, s'il pourrait faire des concessions rela- tivement au célibat des prêtres, relativement à la commu- nion sous les deux espèces et autres points semblables, en réservant toujours l'autorité du pape; mais il ne paraît pas qu'il ait obtenu le consentement de Paul III '. Gertes, il est merveilleux de voir comme il réussit à amener l'ac- cord entre les membres de la diète sur les quatre articles essentiels de la nature humaine, du péché originel, de la rédemption et de la justification par le moyen d'une foi vive et agissante. « Quand je vis cet accord d'opinions (écrivait-il au cardinal Pôle), je me sentis rempli d'une joie suprême, non pas tant pour les espérances que je

(I) Le fondement de tout ceci se trouve principalement dans le recnei des lettres de Réginald Pôle. Une Vie de Contarini, par Mgr Louis Bac- cadelli, contemporain, a été publiée à Venise en 1827.

1—41

642 DISCOURS XVI.

conçus d'une base solide préparée pour la paix, que parce qu'il y avait toute la doctrine chrétienne. »

En outre, l'électeur de Brandebourg consentait à ad- mettre la primauté du pape, la trouvant nécessaire il n'y avait qu'une foi, une seule Église*. Bucer lui- même avouait que la discipline des Protestants était bien en décadence, et qu'il était convenable que les évêques exerçassent leur pouvoir spirituel dans un ordre hiérar- chique, bien qu'il pensât que le célibat, les jeûnes et les pénitences ne pouvaient plus s'adapter aux mœurs de l'époque ^

Mais il est bien difficile d'espérer des concessions dans des temps de troubles : aussi Luther protesta que c'était la queue du diable qui conduisait cette tentative de paix*; les cours ne se prêtaient point à la conclusion d'un ac- cord ; les princes d'Allemagne redoutaient qu'avec l'unité religieuse ne s'augmentât la puissance de l'empereur; les enthousiastes tournaient en ridicule la modération ; le roi de France, dans son zèle hypocrite pour le pape et pour l'Église, blâmait dans Gontarini ia froideur de son esprit et sa déférence aux volontés de l'empereur. Oontarini en fut tout découragé , suivant ce qu'écrit Jérôme Negro qui l'accompagnait , en voyant « son corps infirme épuisé de faiblesse, au point que ni diète ni médecine n'y pouvaient plus rien faire.... et les

(1) Gontarini écrivait de tlatisbonn^ au cardinal Farnèse, le 28 avril 1541 : a Quant à la primauté du pape, i'électeur de Brandebourg n'y fait pas la moindre difficulté devant le monde; bien plus, il dit que cette pri- mauté lui paraît absolument, nécessaire, puisque chez les chrétiens il n'y a qu'une loi et une Église » [Ep. Reginaldi Poli, t. III, p. 254.)

(2) Voir la lettre du 19 janvier 1541 à l'évèque Nausea, de Vienne, dans Dollinger, die Reformalion. Katisbonns, 1848, t. II, p. 49.

(:i)jVoir sa lettre à l'électeur de Saxe dans le recueil de de Wette, t. V, p. 353, 317.

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 643

menées secrètes des princes, qui ne voulaient pas voir César devenir, par cette union, maître de ces provinces.... et les Protestants faire de vives protestations contre les messes particulières, le célibat, les vœux monastiques, les invocations aux saints et autres prescriptions de nous autres Catholiques, lesquelles n'avaient été établies, ni par le Christ, ni par les apôtres^ » et ainsi s'en alla en fumée l'œuvre de la réconciliation. Les Italiens, comme à l'ordinaire, en rejetèrent la faute sur Contarini, qui, s'il eut à se plaindre « de voir ses fatigues récompensées d'une pareille monnaie, » dut plus encore verser des larmes sur les désastres imminents de l'Église. La vilaine race des bouffons se mit, selon sa coutume, à faire des charges sur le compte du cardinal légat, et Baccadelli rap- porte que, tandis qu'il retournait en Italie, un vieil ami, à son passage, à Brescia, lui fit cette question : <^ Eh! « qu'est-il arrivé, monseigneur révérendissime, de ces « chapitres si exorbitants que vous avez souscrits en fa- « veur des Luthériens? » Et Contarini lui ayant répondu que c'étaient des farces dignes de Pasquin, son ami lui fit voir des lettres de Rome, on tenait le même lan- gage. Aussi Contarini dut-il écrire au pape de suspendre son jugement, jusqu'à ce qu'il eût dégagé la vérité, comme il le lit plus tard avec un tel éclat, que le pape lui-même l'engagea à ne plus se lamenter en lui citant ce vers d'Ovide :

Summa petit livot\per fiant altissima ventP» Par V Union de Ratisbonne , on aurait pu conserver à

(1) Lettres de Princes à Princes, liv. III, p. 169.

(2) On trouve une longue apologie de Contarini dans la ùissejitation du cardinal Quirini sur les lettres du cardinal Pôle.

644 DISCOURS XVI.

l'unité la nation allemande et prévenir les empiétements de Rome; mais Luther repoussa toute conciliation, disant qu'il ne pouvait y avoir rapprochement entre l'œuvre de Dieu et celle de Satan. Rome aussi en fut scandalisée; et François 1"% roi de France, s'y opposa dans la crainte que l'empereur, chef de toute l'Allemagne, ne devînt tout- puissant, Contarini écrit au cardinal Farnèse, en parlant de Granvelle, ministre de Charles-Quint : « Il m'a affirmé avec serment qu'il avait entre les mains des lettres du roi très-chrétien, lequel écrivait à ces princes protes- tants de ne pas s'accorder, en aucune manière, et que leurs opinions dont il avait voulu se rendre compte par lui-même, ne lui déplaisaient pas^ »

Le 15 juin 1540, Nicolas Ardinghelli écrivait, au nom du pape, à ce même cardinal Contarini ^ pour lui expli- quer comment désormais la tolérance était devenue impos- sible : a Les articles qui restent l'objet d'une controverse sont si essentiels à la foi, que, sans l'autorisation expresse de Jésus-Christ Notre-Seigneur, nous ses représentants ici- bas, nous ne pouvons nous tranquilliser sur ce point; bien plus, nous avons la loi qui porte : non sunt facienda mala ut ventant bona ; parce que la foi étant indivisible, celui qui ne l'accepte pas pour le tout, ne peut l'accepter pour partie : autrement on pourrait se dire chrétien, et former un corps à part dans l'Église. En conséquence, notre seigneur avec tout le collège des cardinaux, nemine

(1) Quiiini, Liatrihx III, CCLV. Les piincipaux ouvrages de Contarini sont: De immorlalitate animx, contre Pomponace; Conciliorum magis ïllustrium, iumma, judicieux abrégé, qu'on a plusieurs fois réimprimé, et auquel on a souvent joint le traité De potestate pontificis : Scholtes sur lesÉpitrti de saint Paul; Den Devoirs des évêques, et beaucoup d'oeuvres de controverse.

(2) lettere di XIII nomini illustri. Venezia, lôG'i.

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 645

discrepanîe, a déclaré ne pouvoir se prêter en aucune façon à celte tolérance qu'on lui demande, et en tant que cela dépendra de Sa Béatitude, ne pouvoir ternir la pu- reté de la foi, que ses prédécesseurs ont jusqu'ici conser- vée intacte, preuve manifeste que ce siège est la chaire de saint Pierre, pour la foi duquel a prié Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Ce qu'il y avait de trop réel, c'était le désordre que jeta, premières

variations

dans les intelligences comme dans la vie, cette multipli- du

" Protestantisme.

cation des disciples de la nouvelle doctrine, dont chacun était un dissident. Dans la Confession d'Augsbourg, les hétérodoxes avaient prétendu rassembler tous les points communs entre leur foi et la foi catholique, et pour cela ils avaient eu recours à des mots à double sens, que l'Église catholique n'avait pas acceptés, parce qu'ils pou- vaient servir aussi bien à exprimer la vérité qu'à ratifier l'erreur. Charles-Quint, en 1548, décréta Yinterim, par lequel « temporairement les États étaient libres en reli- gion, sauf à rendre compte de cette liberté à Dieu et à l'em- pereur; » ce règlement n'attribuait rien de particulier à l'Église catholique, qui, outre qu'elle y voyait un acte émané de l'autorité séculière, incompétente en pareille matière, le trouvait encore attentatoire à ses préroga- tives, puisqu'elle s'était déjà prononcée sur les cha- pitres où l'on était en dissidence. Parmi les Protestants eux-mêmes, il y en eut à qui l'intérim déplaisait, et on désigna ceux qui l'acceptaient sous le nom de relâchés, adiaphoristes ^ , indifféren ts .

. Mais voici que, au bruit de la nouvelle doctrine, à l'an- nonce que les prédicants rompent la chaîne historique

(1) Du grec àoiâcpopo;.

646- DISCOURS XVI.

de la tradition, et que chacun peut interpréter l'Écriture à sa volonté, surgissent des illuminés sur toutes les questions ; les moins aptes au ministère prétendent y avoir la vocation la plus manifeste ; la Bible devient un instrument pour les passions ; et les paysans, y ayant lu que les hommes sont égaux, déchaînent la haine irré- conciliable du pauvre contre le riche, en déclarant la guerre à l'ordre comme étant la tyrsnnie, à la propriété comme étant le vol, aux sciences comme destructives de l'égalité, aux beaux-arts comme étant une idolâ- trie.

Luther en gémissait et disait : « A peine avions-nous commencé à prêcher notre évangile, qu'il y eut dans le pays un bouleversement épouvantable ; on vit des schis- mes et des sectes, et partout ia ruine de l'honnêtetéjde la morale et de l'ordre : la licence et tous les vices, et les turpitudes dépassèrent toutes les bornes, bien plus qu'elles ne l'avaient fait sous le règne du papisme ; le peuple, jadis retenu dans le devoir, ne connaît plus de loi, et vit comme un cheval débridé, sans pudeur ni frein, se laissant emporter au gré de ses désirs matériels. De- puis que nous prêchons, le monde devient plus triste, plus impie, plus dévergondé; les démons se déchaînent par légions sur les hommes, qui, à la pure kimière de l'évangile, se montrent avides, impudiques, détestables, enfin pires qu'ils n'ont été sous la papauté; depuis le plus grand jusqu'au plus petit, on ne voit partout qu'ava- rice, désordres honteux , passions abominables. Moi- même, je suis plus négligent que je ne l'ai été sous le papisme, et, moins que jamais, je me plie à la discipline et aux pratiques de zèle que je devrais observer. Si Dieu ne m'avait pas caché l'avenir, je n'eusse jamais osé pro-

PROGRES ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 647

pager une doctrine d'où doivent sortir tant de calamités, tant de scandales K »

En vérité, l'autorité ecclésiastique une fois abattue, pour ne pas abattre aussi l'ordre social tout entier, il fallait ne point tenir à rester d'accord avec ses propres principes et il fallait reculer devant des conséquences né- cessaires. Luther , n'étant plus maître de diriger les ora- ges qu'il avait déchaînés, est forcé de renier sa règle fondamentale de la raison individuelle, et d'opposer aux sectaires exagérés la sainte Écriture et les livres symbo- liques ^ ; s'éioignant du peuple dont il s'était fait un appui, il vise à fortifier le pouvoir des princes : et c'est ainsi que commence l'action politique de la Réforme, qui consista à attribuer à ces princes l'autorité même en matière ecclésiastique ; en sorte que tout sujet dut croire et ado- rer comme l'entendait le souverain, cujus regio ejusreligio; et les princes ne connurent plus de bornes à leur pouvoir, depuis qu'ils eurent aussi la direction des consciences (H).

Elles avaient, en effet, besoin d'une direction, alors que les frères utérins de la Réforme se battaient entre eux. C'est en vain que Luther s'emporte contre toute confession de foi différente delà sienne (I). Mélanchthon, Carlostadt, OEcolampade, Engelhard, Brenzer, modifient les dogmes, chacun selon sa visée ou conformément à la constitution de son propre pays ; démembrement inévitable partout existe pour chacun le droit de libre interprétation.

0) Édition de Walch,V, 114; IX, 1310; X, 2666; VI, 620; VIII, 564, etc.

(2) Les Protestants appellent livre symbolique une exposition de la doctrine reçue dans une Eglise particulière, contenant en même temps une énonciatiou des articles sur lesquels il y a dissentiment d'une secte à l'autre. Appliquant cette dénomination même à l'Église catholique, ils appellent pî'pmî'er livre symbolique le Concile de Trente, second, la profession de foi tridentine, troisième, le catéchisme romain.

Zwingle.

648 DISCOURS XVI.

zïin'eie ^^^^ ^^ même temps que Luther, et sans le connaître, Ulrich Zwingle, qui avait guerroyé en Italie, en qualité de chapelain des mercenaires suisses, s'éleva en 1518, à Zurich, contre les indulgences. Elles avaient été prêchées dans cette ville par François Licelto de Brescia, général des Mineurs, puis par frère Bernard Sansone de Mi- lan; et ce fut à ce propos que Zwingle soutint qu'il faut que la foi ait pour fondement la sainte Écriture, et non les décisions du clergé. Répudiant alors les quinze siè- cles d'existence de l'Église pour recourir aux sources, il étudia la langue grecque, se mit à apprendre par cœur les Épîtres de saint Paul, et condamna les pèlerinages qu'on faisait au sanctuaire d'Einsiedeln ; il enseigna que le pain et le vin de la Cène sont de purs symboles du corps sacré et du sang de Notre- Seigneur, et débita d'autres assertions qui furent accueillies dans une grande partie de la Suisse. Tandis qu'il soutenait que le dogme de la liberté conduit au panthéisme, parce qu'en faisant les hommes indépendants, il les fait devenir les égaux de Dieu, il aboutissait au vrai panthéisme, en affirmant que l'unique essence est celle de Dieu. Tout ce qui est, selon lui, est Dieu et proprement Dieu (J).

A vrai dire, Zwingle a plutôt une importance historique que doctrinale, puisqu'il n'a laissé aucune œuvre de conséquence, et puisqu'il est disparu dans la révolution dont le Français Jean Calvin fut l'âme. Celui-ci, étudiant à Bourges sous le fameux légiste italien Alciat, déplora les désordres qu'avait enfantés la Réforme, et pensa les corriger, en allant plus loin que Luther, pour aboutira une séparation complète. On conservait encore des au- tels et des crucifix ; on priait à genoux, on faisait le lave- ment des pieds. Calvin proclame un antagonisme perpé-

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 649

tuel avec les traditions reçues. C'est ainsi que dans la dogmatique, il prend pour point de départ une idée pré- conçue , un parti pris. Zwingle lui-même s'était sou- mis à la sainte Écriture ; Calvin s'inspire d'elle, mais la fond dans sa pensée. Zwingle oppose l'Écriture à la tra- dition ; Calvin fait un pas de plus en avant; il ne fait pas seulement de l'exégèse, mais il formule aussi des dogmes, et, quand il s'attaque à la tradition , ce n'est pas seulement pour l'épurer, c'est pour la détruire.

Genève avait commencé à renaître à la vie politique, en se révoltant contre le duc de Savoie, qui voulait con- vertir sa suzeraineté féodale en souveraineté. Il en était résulté, comme d'habitude, l'omnipotence désordonnée des factieux, et Calvin , pour y remédier, eut recours au despotisme. Luther avait abattu la monarchie catholique pour favoriser les évéques allemands; Calvin sacrifie cette aristocratie luthérienne aux idées républicaines de Genève ; et tandis que les Luthériens exaltaient la souveraineté des princes pour l'opposer au pape, Calvin abaisse cette sou- veraineté pour la faire passer sous le niveau des révolu- tionnaires ^ Après avoir mis la cognée au tronc de l'arbre, il s'attaque au mystère, et place la certitude dans la révé- lation individuelle : l'arbitre n'est pas libre, et pour choisir le bien, il faut une grâce nécessitante, laquelle seule pro- duit la justification, sans que la volonté de l'homme y ait aucune part ; Dieu est maître absolu de ses créatures, et, ab xierno, il a destiné les unes au paradis, les autres à l'enfer, quelles que soient d'ailleurs leurs actions. Le

(1) Calvin, en commentant le chapitre vi de Daniel, dit: « ALdicant se potestate teneni principes cum insurgant contra Deum : indigni sunt qui in numéro hominum censeantur, ideoque in capita potius eorum con- spuere oportet quam illis parère. »

650 DISCOURS XVI.

iidèle doit s'attacher spécialement à tenir pour assuré son propre salut; et pour acquérir cette certitude, il doit le croire fondé, non sur les œuvres ou les intentions de l'homme, mais sur la volonté suprême et éternelle.

11 ne reste donc aucune efficacité au haptême, les fils des élus appartenant par droit de naissance à la société rachetée; aucune à la pénitence, puisque celui qui a une fois été élu ne peut plus retomber ; dans la sainte Gène les espèces ne sont pas transsubsîantiées, mais le Seigneur communique le Christ sous ces symboles, pour alimenter la vie spirituelle. L'épiscopat aboli, les communautés reli- gieuses se choisissent un ministre qui ne se distingue plus des autres que par l'habit noir ; dans les temples dépouil- lés, rien autre que la chaire et une table sur laquelle on expose le pain et le vin; dégagé de tout ce qui était propre aux Catholiques, le culte n'est pas seulement simplifié, mais il a disparu complètement. Possédé d'une pareille haine pour le passé , Calvin se rend omnipotent, et établit une puissante organisation, sous le gouvernement des pasteurs, qui doivent rester unis avec les anciens, après avoir fait disparaître toute ligne de démarcation entre les scclésiasti- ques et les laïcs, entre le chœur et le reste de l'église.

Il soutenait avec une intolérance inflexible ces dogmes austères, qui renfermaient la négation de la bonté et de la liberté de l'homme, et ii n'admettait pas que sa doc- trine fût de celles qui comportent la discussion ou dont on pût chercher l'accord avec d'autres croyances. Les Cal- vinistes, en tant qu'élus de Dieu, sont autorisés à frapper tout ce qui s'oppose à leur doctrine exclusive ; en leur qualité d'inspirés, ils ont en horreur le raisonnement. Calvin a la rigueur de l'Ancien Testamer\t plus que la douceur du Nouveau : plein d'exigences, d'une rigidité

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 651

dictatoriale, il subordonne à l'administration ecclésias tique l'administration civile; il multiplie les règlements jusqu'à entrer dans les détails concernant le vêtement et la table, proscrivant le luxe, les bijoux en or et tous ob- jets artistement travaillés, comme pour condamner les frivolités de Paris et les magnificences de Rome. 11 défend d'épouser des papistes ; il ordonne aux imprimeurs et aux libraires, aux peintres et aux sculpteurs, aux ver- riers, aux orfèvres et aux avocats, de ne pas prêter leurs services aux papistes ; il ne veut pas que ses adeptes prennent à ferme les biens de l'Église, lorsque le bail contient stipulation de cire ou d'encens^ parce que ce serait encourager l'idolâtrie. Une jeune fille qui s'habilla en homme, un propriétaire qui maltraita ses ouvriers, parce qu'ils s'étaient montrés paresseux au labour ; des enfants qui jouèrent à la fève le jour de l'Epiphanie ; un autre qui avait lu le Recueil d'historiettes plaisantes du Pogge.... étaient punis; et l'était plus encore, celui qui avait dit du mal des réfugiés, martyrs de la vérité.

Ayant ainsi creusé l'abîme entre le Credo ancien et le Credo nouveau, Calvin effraya les âmes timides, et dé- trompa ceux qui rêvaient toujours un accord. Cette auda- cieuse fermeté, ce caractère auquel le sarcasme était fami- lier, cette éloquence haineuse contre Rome, la Sorbonne et tout le clergé, entraînaient les esprits comme tout ce qui est violent. Alors la Réforme protestante parut être arri- vée à son terme extrême ; par la doctrine de la prédes- tination,on s'en remettait pour tous les événements de la vie aux irrésistibles décrets de Dieu ; on arrivait donc à anniniler l'homme, ce qui causait une austère satisfac- tion, ce qui créait des martyrs, et ce qui devait plaire à ceux qui se trouvaient persécutés. Quoique novateur aussi

652 DISCOURS XVI.

radical, néanmoins Calvin voulait conserver plusieurs des articles primitifs de la foi; bien plus, il déployait ses rigueurs contre quiconque les attaquait; comme si la Trinité, la révélation, l'incarnation, le péché originel, l'expiation du Christ, ne reposaient pas sur les mêmes bases que les autres dogmes catholiques.

Plus tard, la critique, née de la philologie, devait ren- verser les idées traditionnelles sur l'origine et l'autorité des livres sacrés. Mais déj à à cette époque, les Anabaptistes en tirent l'objet de leurs attaques ; les Unitaires, que nous verrons dominer en Italie, rejetaient la Trinité ; en ré- sumé, on répudiait le christianisme, en se bornant à nier systématiquement les dogmes de l'Église.

Quelques Protestants étaient confus de tant de discor- dance dans les opinions, et voulaient en nier l'existence ou en atténuer la portée ; d'autres, au contraire, se van- taient des variations auxquelles elles étaient sujettes *, et disaient : « Nous n'avons pas l'unité des croyances, mais c'est un avantage : car la raison individuelle peut ainsi jouer le rôle qui lui est propre, et nous pouvons, dans nos croyances, tenir compte des temps. Les changements continuels sont conformes à la nature de notre principe ; bien que, à la différence des Catholiques qui se rattachent à l'ancre de l'autorité, nous nous attachions au jugement individuel, incompatible avec l'immobilité dogmatique. »

(1) Mélanchthon enseignait « qu'on devait changer souvent les articles de foi et les accommoder aux temps et aux circonstances. » En effet, il changea d'opinion, même en ce qui concerne les matières les plus impor- tantes, par exemple sur le dogme de la présence réelle. Les Luthériens le condamnèrent, et déclarèrent en plein synode {CoUoq. Altenburg.) que ces changements continuels et alternatifs avaient fourni des armes aux papistes, et réduit les fidèles à ne savoir plus ce qu'ils devaient croire comme étant la vraie doctrine. Ses Lieux théologiques devraient plutôt être appelés des Jeux théologiques.

PROGRÈS ET SUBDIVISIONS DES PROTESTANTS. 653

Les multitudes n'avaient point été conduites à embras- ser la Réforme par la force des arguments théologiques : les uns y avaient été poussés par une sorte de pas- sion frénétique pour la liberté, d'autres par un besoin de conscience et de piété; en sorte que tous adoptèrent, sans trop les analyser, les symboles et les confessions de foi, dans lesquels les novateurs formulèrent leurs doc- trines. Il y en eut deux principales : la Confession d'Augs- bourg ou celle des Protestants, à laquelle adhéra l'Alle- magne ; et la Confession Helvétique, ou des É'/angéliques, dans laquelle se confondirent les Zwingliens. En 1550, les croyances s'étaient déjà constituées sur un pied d'hostilité manifeste les unes vis-à-vis des autres ; elles avaient, ce qui est digne de remarque, les limites géographiques qu'elles ont conservées à peu de chose près, et la grande division des réformés était celle qui subsiste encore au- jourd'hui. Ils se partageaient en Luthériens et en Calvinis- tes, les premiers qui admettent le sens littéral des paroles de la Cène, les seconds, le sens figuré.

Un peintre italien a composé un tableau divisé en trois parties superposées : dans celle du bas, il représenta Cal- vin distribuant le pain consacré, et prononçant cette parole : « Ceci est la figure de mon corps; » dans celle du milieu, Luther accomplissant la même cérémonie, et disant : « Ce pain renferme mon corps ; » et au- dessus, envoyait le Sauveur, qui, donnant la communion à ses apôtres, disait : « Ceci est mon corps. »

L'artiste mit au bas cette question : « Qui des trois croi- rons-nous? » Le tableau plut, et amena, dit-on, beaucoup de conversions; ou du moins il empêcha la perte d'un grand nombre d'âmes.

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS

AU DISCOURS XVI.

(A) Saint Épiphane décrit les obscénités les plus honteuses des Gnostiques, telles que nous n'oserions pas même les repro- duire en latin. Il affirme que « uxores habuerunt communes.... impudica fcsminarum et virorum contractatio nota fuit ejusdem professionis in religione... Synaxim ipsam turpitudine multiplicis coitus polluerunt, comedentes ac contingentes tum humauas carnes tum immunditias... Vir quidam concedens alteri uxorem, Surge, dixit, fac dilectionem cum fratre... Voluptatis gratia tan- tum, non generationis coierunt : hanc enim aversati sunt... Si quae praegnans facta fuit mulier, detractum fœtum in mortario pistillo contuderunt, et admixto melle ac pipere et aliis quibus- dam aromatis ac unguentis ad avertendam nauseam, sic congre- gati omnes porcorum et canum horum sodales participes facti sunt pueri contusi... Animam dixerunt esse virtutem menstrui sanguinis et genitalis seminis ; quam colligentes et edentes, sive carnes, sive olera, sive panem, sive aliud quod vorarent, grati- ficare se creaturas dixerunt, animam ab omnibus colligentes, et ad cœlestia secum transferentes. Animam enim et in animalibus et in plantis et in hominibus eamdem esse docnerunt... Exar- sere etiam in seipsos, viri in viros, fœminae in fœminas... » (/fe- res XXVI). Eusèbe de Césarée affirme qu'ils se servaient aussi de l'art magique : «. Magicas Simonis praestigias non clam ut ille, sed palam ac publiée tradendas esse censebant. »

(B) Jacobi Sadoleti cardinalis, De Christiana Ecclesia, ad Johannem Salvlatum cardinalem.

a .... Majores nostri sapientissimi bomines, optimis illis tempo- ribus, quibus ecclesiastica vigebat disciplina, quae nunc tota pêne nobis e manibus elapsa est, taies eligebant et consecrabant sacer- dotes, quos doctrina vitaque eximios, egregie et posse et velle intelligerentdocerepopulum publiée, habereconciones, prsecipere plebibus quse facienda cuique essent... Solis tum presbyteris et sacerdotibus Dei haec concionandi et dicendi provincia in templis etsacris locis erat demandata; reliquis omnibus de populo, etiam ex ea vita quam monasticam vocamus , quamvis doctis et pru- dentibus ab hoc omni munere penitus exclusis. a

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XVI. 655

(C) Lorsque les Anabaptistes et les autres fanatiques eurent développé à l'excès le principe de l'interprétatioa individuelle, Luther soutenait des vérités très-opposées à celles que professè- rent ensuite ses disciples : « Le dogme de la présence réelle n'a c( pas été inventé par les horanries, mais il est fondé sur l'Évangile « et sur les paroles précises et irréfragables du Christ ; dès le «commencement, il était l'objet d'un enseignement et d'une « croyance uniformes. A défaut d'autres preuves, il suffirait de a la tradition de toutes les Églises pour repousser les sophismes « des sectaires. Il est en effet dangereux d'admettre une chose « contrairement au témoignage unanime de l'Église et à la doc- < trine qu'elle nous a enseignée depuis quinze siècles. Quiconque a met en doute ce dogme, nie la sainte Église chrétienne. Or, « nier l'Église, c'est condamner Jésus-Christ, les apôtres et les « prophètes. Si Dieu ne peut mentir, l'Église ne peut tomber dans « l'erreur. » Et il continue à développer les mêmes idées. Voyez sa lettre à Albert de Prusse. Il dit encore : « Nous reconnaissoni «t que dans le papisme il y a beaucoup de bon ; bien plus, qu'il « renferme tout ce qui fait le bon chrétien, le vrai baptême, le « vrai sacrement de l'autel, les vraies clefs, le vrai pardon des péchés, la vraie prédication, le vrai catéchisme. Je dis qu'avec « le pape est le vrai christianisme, ou pour mieux dire la fleur du et christianisme. «

(D) Pascal est du même avis, et ses Pensées nous en offrent le développement et la justification dans un style qui confond l'intelligence.

Luther et Mélanchthon maintenaient aussi le principe de l'abso- lution. En effet, le premier, dans sa controverse de 1518, et le second dans son Ai)ulorjie de la Confession d'Augsbourg, soutin- rent, « Absolutionis ministrum , etiamsi contra prohibitionem Superioris absolvat, vere nihilominus absolvere a culpa, etcoram Dec. » Luther dit : « Occulta confessio, quœ modo celebratur, etsi probari ex Scriptura non possit, miro modo tamen placet, et utilis, imo necessaria est, nec vellem eam non esse, imo gaudeo eam esse in Ecclesia Christi. » (De Captivitate Babijîonis^ t. II, p. 292.)

Et dans les articles de Sraalkalde, p. III, c. viii : « Nequaquam in Ecclesia confessio et absolutio abolenda est, praesertim propter teneras et pavidasconscientias, et propter juventutem indomitam et petulantem, ut audiatur, examinetur, et instituatur in doctrina chrisliana. » La confession fut longtemps conservée par les Pro-

656 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XVI.

testants, et le célèbre Spener, fondateur du Piétisme, était en 1686 confesseur de l'électeur de Saxe; ce fut précisément à cette époque que Schaden trouva que cette pratique était devenue une source de superstition, en trompant les pénitents sur l'effet de l'absolution ; de naquit une grande controverse, que Spener parvint à apaiser, en faisant décider que les fidèles" seraient libres désormais de faire ou de ne pas faire précéder la sainte Cène de la confession : tel fut le motif pour lequel elle tomba en désuétude.

(E) Mohler qui , dans la Symbolique , a fait l'exposition la plus complète des divergences dogmatiques entre les Catholiques et les Protestants, dit «qu'il verrait avec plaisir qu'on s'en remît au jugement de chacun pour l'usage du calice : ce qui arrivera certainement, si ce vœu dicté par l'amour et le besoin de charité se prononce en faveur d'une telle pratique, avec une vigueur égale à celle avec laquelle on repoussa ce vœu au xii« siècle. » xxxiv.)

(F) Tout un volume de la collection Mazzoleni est formé par les lettres écrites par Aléandre, lorsqu'il était en Allemagne, ou par celles qui lui sont adressées, et qui traitent de la condition de l'Église et de l'Italie.

Ulrich de Hutten, qui avait tant aidé à la Réforme de Luther et avec la plume et avec l'épée,

Ut prius ingenio, nunc peragente manu,

ne se cachait pas d'avoir tendu toute sorte de pièges à Aléandre.

Integer hic Aleander abit : dubium hic tamen illi Qui semel effugit semper ut effugiat....

Quod potui, facere insidias, servare recessus Complectique omnes obsidione vias,

Cessatum nihil est. At Caesaris agmine tuti Evadunt. Credas sic voluisse Deum.

(G) Aux textes de saint Paul sur l'efficacité de la foi, Luther ajoute le mot sola^ et dans une lettre adressée à Link, en 1550, il dit : « Si le papiste veut nous importuner pour le mot sola^ répondez-lui nettement : Le docteur Martin le veut ainsi et dit : Un papiste et un âne, c'est tout un. « Sic volo, sic jubeo, sit pro « ratione voluntas. » Je regrette même de ne pas avoir mis sans aucune œuvre d'aucune loi, expression qui aurait rendu plus clai- rement ma pensée. C'est pourquoi j'entends que ce mot reste dans mon Nouveau Testament, et dussent tous ces ânes de papistes en perdre la tête, ils ne me le feront pas enlever. »

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XVI. 657

(H) Il peut être opportun de rappeler ici un passage des Propos de Table de Luther : « Le proverbe dit que les biens des prêtres s'en vont en fumée ; et de fait, ceux qui se sont emparés violemment des biens des églises, finissent par devenir plus pau- vres qu'avant. Burckard Hund, conseiller d'État de l'électeur de Saxe, avait coutume de dire : « Nous autres nobles, nous avons ajouté les biens des couvents aux nôtres, et ceux-là ont si bien dévoré ceux-ci, que nous avons perdu et les uns et les autres. »

a Je veux maintenant vous raconter une petite fable : L'aigle, ayant un jour dérobé à l'autel de Jupiter un petit morceau de viande rôtie, le porta aux aiglons dans leur nid, et reprit son vol pour chercher une autre proie. Mais un charbon ardent qui était resté après la viande, tomba dans le nid et y mit le feu ; or, les petits aiglons, ne sachant pas encore voler, brûlèrent avec le nid. Ainsi en est-il de ceux qui s'approprient les biens de l'Église , biens qui furent donnés pour servir à honorer Dieu, ou à entre- tenir les prédicateurs de TÉglise et le culte divin : ils perdront eur nid et leurs poussins, et ils souffriront dans leurs corps et dans leurs âmes. » (Tischreden, p. 292. léna, 1603.)

(I) Henri VIII, roi d'Angleterre, argumentait d'une manière différente contre Luther : « Emilius Scaurus, accusé devant le peuple romain pai" une personne de nul crédit, répondait : Qui- ri tes, Varus affirme, et moi je nie; qui de nous deux croirez- vous?Etle peuple applaudit, et l'accusateur s'en alla confus. J'opposerai ce seul argument à la question du pouvoir des clefs. Luther dit que les paroles d'institution s'appliquent aux laïcs : Augustin le nie, qui des deux croirez-vous? Luther dit oui, Bède dit non, qui des deux croirez-vous? Luther dit oui, et l'Église tout entière s'est levée et a dit non : qui croirez-vous ? »

L'introduction des Libres Penseurs en Italie, en 1865, fut une autre imitation de l'étranger. Ils n'appartiennent pas aux héréti- ques, puisqu'ils condamnent toute religion positive ; cependant, avec l'esprit d'inconséquence ordinaire à l'homme, ils imposent une foi. En effet, « ils n'admettent d'autres vérités que celles démontrées par la raison, d'autre loi morale que celle sanctionnée par la conscience. »

A ce point, il faut déjà supposer dans l'homme quelque chose d*inné, une morale naturelle, une conscience antérieure et indé- pendante de toute loi. Puis, la raison pourrait très-bien démon- trer que le christianisme ou toute autre religion est vraie. Ce- pendant les Libres Penseurs ajoutent un dogme exclusif qui

I —42

658 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS AU DISCOURS XVI.

consiste à « considérer comme négation de la conscience et de la raison humaine les religions dogmatiques et révélées, s Ils ne se contentent point de cela : comme conséquence de leur dogma- tisme, ils imposent certaine règle de conduite, d'une manière aussi absolue que pourrait le faire le pape ou le Grand Lama, et ils exigent de leurs adhérents qu'ils professent « de vivre et de mourir en dehors de toute Église ou d'une croyance dogmatique quelconque ; enfin, de conformer à cet engagement moral tous les actes qui ont rapport à la naissance et à la mort de leurs enfants qui ne sont pas encore arrivés à l'âge de discernement, » etc. De plus , l'intolérance est poussée par ces prétendus libéraux au point d'excommunier ceux qui, non-seulement propagent, mais encore professent des principes contraires à ceux prêches par la société. Il ne leur manquera pas non plus un Saint-Office, car l'ex- communication sera prononcée « par un jury composé de neuf associés élus dans le sein de la société. » Elle a sa propagande, elle a sa solidarité ; en somme, toutes les formes de la servitude qu'on reproche à l'Église constituée.

(J) Gioberti, dans ses OEuvres philosophiques, veut prouver que l'essence de l'hétérodoxie consiste dans l'idée panthéiste Luther et Calvin furent fatalistes, et le fatalisme est logique- ment inséparable du panthéisme. Zwingle professa cette doc- trine, puisque, dans le Traité de la Providence^ il dit : « Creata dicitur, cum omnis virtus numinis virtus sit, nec enim quidquam est quod non ex illo, in illo et per illud, imo illud sit; creata vir- tus dicitur eo quod in novo subjecto et nova specie, universalis aut generalis ipsa virtus exhibetur. » Et, quand il parle de l'uni- versalité de Dieu, il ne le considère pas seulement comme cause première, puisqu'il ajoute : a Cum autem infinitum quod res esf , ideo dicatur quod essentia et existentia infinitum sit, jam constat extra infinitum hoc esse nullum esse posse... Cum igitur unura ac solum infinitum sit, necesse est propter hoc nihil esse. »

Il en revenait donc au panthéisme idéaliste et aux Nominaux du moyen âge , qui enseignaient l'unité et l'universalité des choses, la nécessité de tout ce qui arrive, et partant la nécessité du mal; l'homme enchaîné par les décrets de la Provideuce; le fidèle affranchi de la loi morale, la certitude infaillible du salut, c'est-à-dire le retour de l'homme à Dieu^

FIN*

TABLE DES MATIÈRES

Pages,

PREFACE , I

DISCOURS 1. Fondation et Etablissement de l'Egmse . 1

Nécessité de la Rédemption 1

L'Eglise commence avec la venue de Jésus-Cluist. ... 2

Sa fondation 3

Mission et autorité de l'Eglise i

Sa suprématie et son infaillibilité 5

Elle devait s'appuyer sur la tradition et les livres saii\ls. . 7

Universalité du" Christianisme 11

Les Apologistes .... 12

Les saints Pères 13

La Foi et la Raison 14

Le Sacerdoce 15

Gouvernement ecclésiastique 17

Comment fut répandu le Christianisme 18

Résultat moral et social 19

L'Eglise se précise dans sa forme 21

Le Culte 22

Les Saints 23

Le Clergé et sa hiérarchie 23

Les Provinces métropolitaines 25

De l'infaillibilité du Pape 30

S. Benoît et sa règle 31

Les moines 34

Les moines non essentiels "a l'Eglise, mais aujourd'hui plus

utiles que jamais 37

Influence de la constitution de l'Eglise sur la civilisation. . 39

Notes et Eclaircissements ' 41

DISCOURS II. Premières Hérésies. Affermissement de

LA Suprématie papale 47

Ariens 52

Premier Concile uccuménique 33

La GrAce. Les Trois Chapitres 55

660 TABLE DES MATIERES.

Pages.

Saint Grégoire le Grand S9

Iconoclastes 60

Autorité civile du clergé 63

Principauté du pape 63

Origine du domaine temporel 62

Empire chrétien 67

Notes et Eclaircissements 76

DISCOURS III. ÂGE DE FER DE LA PaPAUTÉ. LeS CONCU-

BiNAiRES. Les Investitures. Guerre entre la Crosse

ET l'Epée 77

L'Eglise inaltérable dans son essence spirituelle, corruptible

dans sa forme contingente 77

Simonie 77

Incontinence 78

La Commende 80

Hérésie des Nicolaïtes sur le mariage des prêtres .... 80

Grégoire VII 81

Le mariage des prêtres a Milan. 83

Apogée de la puissance papale 86

Un pape et un empereur 88

Ce que valait alors l'excommunication 88

Mort de Grégoire VII 90

La comtesse Mathilde 90

Transaction calixline ou le premier des Concordats ... 91

Les fausses Décrétales 93

Le Mahométisme 94

Affranchissement des Communes 9S

Arnauld de Brescia et Frédéric Barberousse 93

Guelfes et Gibelins 101

Innocent III 10*

Frédéric II et Pierre des Vignes 105

Livre des Trois Imposteurs 108

L'Eglise et l'Etat selon Frédéric II 112

Fin de Frédéric II H"*

Rodolphe de Habsbourg 116

Notes et Eclaircissements 118

DISCOURS IV. Les Patarins. —Les Ordres mendiants.

La Scolastiuue 127

Evêques hérétiques à Turin et dans le Milanais 127

Caractères du moyen âge 129

Manichéens et Vaudois. . 131

Albigeois 134

Patarins 137

Leur organisation et leur culte 138

Initiation 141

Procès criminels 143

Remèdes opposés par l'Eglise a ces hérésies. Dévotions

nouvelles . l^^

TABLE DES MATIERES. 661

Pages.

Saint François et les Frères Mineurs 139

Saint Dominique et les Frères Prêcheurs 163

Les Frères Mendiants 166

Théologiens du moyen âge 168

Lanfranc de Pavie 169

S. Anselme 169

La Scolasiique 170

La Sophistique 172

Pierre Lombard 174

Saint Thomas d'Aquin 173

Notes et Eclaircissements 180

DISCOURS V. Origine de l'Inquisition. Suite des

Patarins La Guillemine 185

Lois civiles contre les hérétiques 183

Croisade contre les Albigeois 189

L'Inquisition 191

Ses Procès 192

en Toscane 292

dans les Etats romains ... 194

à Milan 197

en Lombardie 198

dans le royaume de Naples 199

Patarins, leurs fauteurs et leurs adversaires 199

Saint Pierre martyr 206

La Guillemine 209

De l'intolérance 212

Notes et Eclaircissements 213

DISCOURS VI. Les Mystiques. L'Evangile éternel . . 223

L'abbé Joachim 224

Les Fraticelles 227

Gérard Segarella 236

Frère Jacopone de Todi 237

L'Evangile éternel 242

Frà Dolcino 244

Procès des Patarins 245

Frère Michel de la Marche 245

Fraticelles dits de VOpinion. 249

Notes et Eclaircissements 252

DISCOURS VII. Ebranlement de l'omnipotence pontifi- cale. — Boniface VIII ET Dante. Cecco d'Ascoli. . . 259

Monarchie pontificale 260

Célef»in V 263

Boniface VIII 264

Ses prétentions, ses démêlés avec Philippe le Bel .... 265

Les Temphers 270

Dante Alighieri 273

Sa conduite envers Boniface VIII 274

662 TABLE DES MATIERES.

Pages*

Dante accusé d'hérésie 278

Les prétendus mystères de la poésie 280

Orthodoxie de Dante vengée. ••...••••. 284

Mysticisme de Dante 286

Cecco d'Ascoli, ses doctrines, ses ouvrages 288

Sentence de l'Inquisition condamnant Cecco 292

Notes et éclaircissements 297

DISCOURS VIII.— L'Exil d'Avignon. Le grand Schisme.

Conciles de Constance, de Bale et de Florence. , . . 299

Premières conséquences de l'exil d'Avignon 299

Constitution de l'Etal pontifical 301

L'exil d'Avignon démontre la nécessité du pouvoir tem- porel 303

Louis de Bavière 307

Guillaume d'Occam et Marsile de Padoue 307

Augustin Trionfo d'Ancône 309

La corruption se glisse dans le clergé 310

Le grand Schisme 312

Conséquences du Schisme . 313

Les Flagellants 31S

Wicleffet Jean Huss 317

Concile de Constance 318

Martin V 319

Eugène IV 321

Concile de Florence 323

Nicolas V. Fin du synode de Bide 323

Notes et éclaircissements 325

DISCOURS IX. HÉRÉSIE scientifique et littéraire.

Paganisme dans l'art, dans la vie. —Hérésie politique. 331

De la prétendue tristesse du moyen âge 331

Sa prétendue ignorance 332

Hérésies particulières 333

Péripatéticiens musulmans 33S

Averroès 337

Les Averroïstes 339

Pétrarque les combat 341

Pierre d'Abano 344

Autres Averroïstes 344

Néo-Platoniciens 346

Eclectisme 347

Marsile Ficin 348

Pierre Pomponace 350

Philosophes hétérodoxes 355

Galeotto Marzio 356

Mathieu Palmieri 356

Nicoletto Vernia 358

Augustin Nipho, calabrais 358

RegiomoDtanus 358

TABLE DES MATIERES. 663

Pages.

Gismondo Malalesta, Doria et Speron Speroni 359

Jean Pic de la Mirandole 359

Epicuréisme et légèreté des esprits. 364

Platina et Pomponius Laetus " 366

Paganisme dans l'art et dans les belles-lettres 368

Le cardinal Bembo 371

Sadolet et Sannazar 373

Vida 374

Le Paganisme dans les institutions civiles 375

François Guichardin 376

Nicolas Maciiiavel 378

Notes et éclaircissements 386

DISCOURS X. Scandales dans l'Église. Reproches justes

ET INJUSTES AUXQUELS ILS ONT DONNÉ LIEU 393

Transformations sociales 393

Progrès des connaissances humaines 394

Commendes 396

Evêques non résidents 398

Ce qu'était le haut clergé 398

Ce qu'était le bas clergé 400

Les moines dégénèrent 401

Controverses et prédications 406

Le burlesque dans la chaire 408

Les abus ecclésiastiques et ceux qui les dénoncent. . . . 414

Plaintes que ces désordres inspirent aux bons. . . . 418

Ste Catherine de Sienne 419

Ste Brigitte 420

Jean-François Pic de la Mirandole 422

Laurent Valla 423

Notes et éclaircissements 426

DISCOURS XI. Les Papes politiques. Alexandre VI.

Savonarole 432

Saints et grands serviteurs de l'Église 432

La Papauté décline et perd de son prestige 435

Politique obligée des papes 436

Sixte IV 438

Alexandre VI 441

Jérôme Savonarole. Sa naissance 443

Il devient prieur de Saint-Marc 444

Ses prédications . 445

Conversions qu'il opéra à Florence 448

Réforme des beaux-arts 450

Réforme des mœurs..! 451

Reproches qu'il adressait au clergé 453

11 résiste et s'attaque au pape 456

Ses disciples proposent l'épreuve^ du feu. ...... 459

Fin de Savonarole 461

Son orthodoxie et ses erreurs 463

664 TABLE DES MATIERES.

Pages,

Ses accusateurs et ses apologistes 470

Noies et éclaircissemenls 472

DISCOURS XII, Jules H. Conciles de Pise et de

Latran 479

Jules II 479

Conciliabule de Pise et son transfert k Lyon 482

Cinquième concile de Latran 485

Décrets de réforme 486

Notes et éclaircissements 492

DISCOURS XIII. LÉON X. Splendeur profane du

PONTIFICAT 493

Entrevue de Bologne 495

Splendeur de Rome 497

Mœurs de Léon X. ...... - ^^^

L'amour du beau prévaut sur l'amour du bien S04

Les études ecclésiastiques n'ont que le second rang, sans être

négligées 507

Caractère de Léon X 509

Mort de Léon X 511

Notes et éclaircissements S14

DISCOURS XIV. Les Allemands A Rome. —Erasme.. . . 517

Impressions des Allemands "a Rome 517

Antagonisme des deux races 518

Ulrich de Hutten 520

Les attaques contre les Papes S2l

Erasme 523

Bon accueil qui lui est fait en Italie 525

Ses vives critiques contre l'Église 527

Ses Colloques 530

Ses attaques contre les moines et les évoques 532

François Calvi et Alciat s'associent a ses attaques. . . . 533

Erasme se détend contre la Sorbonne du reproche d'hérésie. 534

Faveurs qu'Erasme reçoit des papes 536

Notes et éclaircissements. . 541

DISCOURS XV. Luther. Les Inbulgences. La Bible. 549

Luther en Italie 549

Les Tndulgences 554

Justification des Indulgences 557

Abus des Indulgences 558

Taxes attribuées a la chancellerie romaine 560

Indulgences prêchées en Allemagne 563

Luther s'élève contre les Indulgences 564

Déclarations et violences de Luther 568

Bulle doctrinale sur les Indulgences 569

Déclamations contre l'Italie 570

Thomas de Vio, dit le cardinal Caïelan. 571

TABLE DES MATIÈRES. 665

Pages.

Luther excommunié 57i

Le serf arbitre 577

Inutilité du sacerdoce chfiz les Protestants 578

L'interprétation individuelle de la Bible. . ; 580

Traductions de la Bible 581

Traductions italiennes 583

Etudes sur la Bible 585

Manuscrits et Editions de la Bible 587

Le peuple lit la Bible 591

Diflérentes interprétations 592

La tradition et l'exégèse 596

Notes et éclaircissements 599

DISCOURS XVI. Progrès et subdivisions des Protestants. 606

Le protestantisme n'est pas un fait nouveau dans l'histoire. 606

On sentait le besoin d'une réforme . 611

Comment peu à peu les réformateurs s'écartent du dogme. 613

Ce qui favorisa la séparation 615

Premiers champions de la Réforme 620

[j J.e cardinal Jérôme Aléandre 620

Ce qui rendit l'accord impossible 625

Fausse doctrine de la Justification 626

Le sacrifice 628

De l'examen individuel 630

L'autorité et l'examen au sens catholique 632

Gaspard Contarini 637

Premières variations du Protestantisme Gi'S

Ulrich Zwingle 648

Notes et éclaircissements 654

FIN DE LA TABLE.

APPENDICE

Ce volume était déjà imprimé, lorsque l'auteur nous s, envoyé une nouvelle note se rapportant au Discours XVI, que nous nous empressons de donner. Elle doit figurer page 656, lettre (F), à la suite de la citation latine.

L'Aléandre écrivait de Bruxelles à Sanga, le \ 9 novembre 1531 , ce qui suit : « Grâces soient rendues à Dieu de nous avoir donné « un prince aussi catliolique (Charles-Quint); car si, dans ces « temps de grande dépravalion, nous avions eu pour empereur « un Frédéric Barberousse, un Louis de Bavière, ou un Henri IV, « ou autres princes semblables, déjà nous n'aurions conservé « que bien peu, ou même rien de ce qui constitue la chrétienté.

« Dans le Bref adressé à Sa Majesté, on avait inséré expres- « sèment les mots de celebratione universalis concilii. A ces mots, « Sa Majesté ouvrit les yeux et prêta l'oreille avec beaucoup « d'attention, disant : Rendons grdces à Dieu, puisque Sa Sain- « teté persévère dans les promesses qu'elle m'a faites autrefois, « et qu'elle donne ainsi un démenti à ceux qui disent que Sa « Sainteté veut esquiver le concile. Je répondis alors : Sire, « Sa Sainteté ne refuse pas le concile, pourvu qu'il ait lieu « selon les règles prescrites, c'est-à-dire, que in primis Votre « Majesté ne manque pas d'y assister régulièrement, comme « Constantin assista au concile de Nicée, Marcien à celui de « Constantinople, et les empereurs qui se succédèrent à ceux « qui eurent lieu ensuite. De plus, à la condition qu'on puisse « concevoir des espérances presque certaines sur ces trois « points : le premier, de ramener véritablement les luthériens « dans le sein de l'Eghse ; et pour ce, il faut qu'ils donnent une « adhésion suffisante, car cette espérance est le motif principal « de la convocation du concile. Le second, c'est qu'on ne pro- V duise pas un schisme avec les autres nations catholiques, ce « qui arriverait si la France, l'Angleterre et l'Ecosse ne vou- « laient pas s'y faire représenter. Le troisième, c'est qu'on « espère une bonne et sainte réforme de toute l'Eglise de Dieu, « in capite et in membris, une réforme réelle et sérieuse; autre- « ment, en croyant tromper Dieu, nous nous tromperions nous «« mômes. Sa Majesté répondit, etc. etc. »

« Cet entretien étant terniiné, l'empereur me demanda si je « savais écrire en hél)reu; je lui répondis que oui, mais qu'il « ne devait pas pour cela croire que je fusse juif, comme « les hérétiques font semblant de le penser, lorsqu'ils disent « qu'on ne peut se fier à un juif pour défendre l'Eglise chré- « tienne. 11 me demanda ensuite j'avais appris cette langue. « Je lui dis que j'avais eu pour maître un juif, non pas origi- « naire de mon pays, jamais les juifs ne pourront résider, « mais d'un juif espagnol, qui se fit ensuite chrétien dans la « maison de mon père. »

{Monumenta Vaticana, XLV.)

ERRATA

Page m, 3* ligne. An lieu de : Obéir au fils de vos sujets^ lisez : Obéir au fils de l'un de vos sujets.

Page 118, 2e § in fine. Voir le renvoi (P) aux Éclaircissements.

Page 230, 8^ ligne. Après ces mots : liefusait de le rcconnaitre, lisez : El déclarait l'Italie, etc.

Page 237, à la manchette. Ajoutez ces mots : De Todi.

Page 2(i7, 8' ligne. Lisez : Les empereurs et les papes.

Page 275, 6* avant-dernière ligne. Au lieu de : Pour les chefs augustes, lisez : Pour les clefs augustes.

Page 286, au second vers de la citation de Dante. Au lieu de : Mestie lisez : Mestier.

Pflge 462, 15e ligne. Au lieu de : Délibéra son sort, lisez : Délibéra sur son sort.

Piuis. Imp. AoniliN Le Clëre, rue Cassette, 29

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Cantu, Cesar

Les hérétiques d'Italie

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