-^ I (L-^ r^ a li'i u Digitized by the Internet Archive in 2010 witii funding from University of Ottawa littp://www.arcli ive.org/details/lesinfluencesancOOIeda //-? ?/ Les Inîlaenees aneestfales AUTRES OUVRAGES DU MÊME AUTEUR Théorie nouvelle de la vie. 3' édition. 1 vol. in-8, cart. 6 » Le Déterminisme biologique et la personnalité cons- ciente. 2- édition. 1 vol. in-JG 2 50 L'Individualité et l'erreur individualiste. 2* édition. 1 vol. in-16 2 50 Évolution individuelle et hérédité. 1 vol in-8 carton. 6 » Lamarckiens et Darwiniens. 2= édition. 1 vol. in-lG. 2 50 L'Unité dans l'être vivant, 1 vol. in-8 7 50 Les Limites du connaissable. 2*^ édition. 1 vol. in-S. 3 75 Traité de biologie. 1 vol. grand in-8 illustré 15 » Les Lois naturelles. 1 vol. in-8 6 » Le Conflit, Entretien philosophique. 3'' édit. 1vol. in-lO. 3 50 La Sexualité 2 » La Matière vivante, épuise) 2 50 Les Sporozoaires (en collaboration avec L. Bérard). . 2 50 La Bactéridie charbonneuse. 2 50 La Forme spécifique 2 50 Bibliothèque de Philosophie scientifique FÉLIX LE DANTEC Chargé de cours à la Sorbonne. Les iDflaeDces ancestrales PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE HACINF, 20 Oroits de traduction et de reproduction réservés pou^Tous.j^-fay^j y compris la Suède et la Norvèa BIBUOTHECA q-H- .L37 /9ûCKS I)K HE^^ES Cher maître et ami, A l'heure OH paraîtra ce volume, il y aura riiujt ans que s'inauiiurait le lycée Janson de Sailly. feus le bonheur d'y suivre voire cours et je me rappelle encore certains étonne- ments que me fit éprouver votre manière de concevoir Vensei- (jnement des mathématiques spéciales. Vous commençâtes par nous démontrer l'origine expérimen- tale de la numération et de l'addition, et, provincial avide de merveilles, je trouvai cela bien terre à terre pour un « lycée de Paris »; à mon avis, la supériorité du « taupin » sur les autres élèves, venait surtout de ce quon lui apprend des choses mystérieuses, inaccessibles au bon sens des simples rhétoriciens; je fus donc vivement déçu... Plus tard, ii propos de Vinfinimeul (jrand et de l'infini- ment petit, notions que mon jeune cerveau de métaphysicien trouvait parfaitement claires, vous vous donnâtes beaucoup de mat pour nous enseigner une nouvelle manière de parler, absolument rigoureuse et ne lai.saant prisé à aucune équivoque. .le constatai ■d'ailleurs. Vannée suivante, le même souci philosophique, dans les leçons de Jules Tanner y, à l'École Sormale, et je pense que ce langage impeccable s'est généra- lisé depuis dans l'enseignement secondaire. Vous revîntes ii la charge, avec une insistance que je déplo- rai, quand il fut question de la continuité, de la convergence des séries, de la définition des dérivées, etc.. Quelque temps VI apr(''s,vous nous fi tes saisir les conventions hUiitinies qui S3 cachent derrière la théorie des imaginaires, et je dus renon- cer a voir en rêve les points cycliques de V Infini! A un âge ou Von est encore curable, vous m'avez guéri de la métaphysique héréditaire, vous m'avez appris à redouter l'emploi des mois qui ne sont pas parfaitement définis, et à prendre toujours comme point de départ les éléments mesu- rables des choses. Enfin, secret auquel bien peu furent réel- lement initiés, vous m'avez fait toucher du doigt ladifférence qu'il faut établir, dans l'étude de toutes les questions, entre le point de vue scientifique et le point de vue humain. De vos leçons, peut-être insuffisamment appréciées par mon intelligence de quinze ans, j'ai conservé cependant une em- preinte indélébile, et maintenant que je prétends avoir trouvé, dans la lixation des caractères acquis par l'expérience an- cestrale, l'origine des croyances absolues contre quelques-unes desquelles vous m'avez mis en garde, vousdecez accepter en pur'.ie la responsabilité d'un livre que beaucoup, inéme parmi les libres penseurs, trouveront trop librement pensé, et oit je me suis simplement efforcé, ainsi que vous me l'avez appris il y a vingt ans, de me soumettre sans réserve aux règles salutaires de la méthode scientifique. 'l'y plad en Pleuniour-Bodoii. '2 septembre 1904. FÉi.ix LE DANTEC. INTRODUCTION LA NARRATION HISTORIQUE M La science des litlératures et des philosophies, a dit Renan, c'est l'histoire des littératures et des philosophies ; la 'science de l'esprit humain, c'est l'histoire de Tesprit humain. » La théorie trans- formiste permet de donner à cette proposition un sens beaucoup plus étendu que ne l'avait peut-être prévu l'illustre auteur des Origines du Christia- nisme ; si l'histoire nous montre l'enchaînement des concepts d'ordre religieux ou philosophique qui se sont succédé dans l'esprit des hommes, nous avons aujourd'hui le droit de penser que la préhistoire nous l'erait apsister à l'apparition pro- gressive des éléments mêmes de notre esprit; si l'histoire nous apprend, comme disait Darwin, la variation dans l'intérieur de Vespèce humaine, la préhistoire nous ferait saisir les variations plus profondes qu'ont subies nos ancêtres avant de devenir les hommes dont s'occupe l'histoire. Il 1 PREMIER LIVRE LIGNÉE ET VARIATION §1. Plan du premier livre. Avant de commencer la narration historique de l'apparition des divers caractères qui se remar- quent dans les espèces actuelles, il convient de rechercher s'il n'existe pas de formule générale, s'appliquant à tous les êtres vivants présents ou passés et dominant par conséquent l'histoire évo- lutive de toutes les espèces. Si en effet une telle formule existe. — et le fait même qu'on attribue à des êtres aussi différents la dénomination com- mune d'êtres vivants suffit à le faire prévoir, — elle permettra peut-être de rétablir, au moins dans leurs grandes lignes, certaines parties de l'histoire des êtres sur lesquelles nous n'avons plus aucun document historique ou paléontologique; nous 22 LES INFLUENCES ANCESTRALES pourrons faire, comme je le disais précédemment, la philosophie d'une histoire que nous ne connais- sons pas. Nous allons donc rechercher d'abord ce qu'il y a de commun à tous les êtres vivants; pour faire cette recherche nous nous placerons successive- ment aux divers points de vue qu'il est possible de choisir pour faire l'étude de la vie ; nous trouve- rons dans les recherches d'ordre chimique et dans la loi approchée d'hérédité, le fil d'Ariane qui nous permettra d'unir le présent au passé par des for- mules générales. La notion de la continuité des lignées et la clause restrictive « sous peine de mort » nous suffiront à établir, avec une approximation suffisante pour l'objet que nous poursuivons ici, les principes de Lamarck et de Darwin. Ce premier livre ne sera donc qn'un résumé — aussi général qu'il est possible — de toute la Bio- logie; la lecture en sera naturellement fort aride à cause de sa concision, mais les lecteurs qui con- naissent déjà les grandes lois biologiques, aussi bien que ceux qui veulent bien accepter comme établis et sans les discuter les principes de l'évo- lution, pourront sans inconvénient commencer l'ouvrage au deuxième livre qui se présentera sous un aspect moins rébarbatif. CHAPITRE PREMIER LES DIVERS POINTS DE VUE DANS L'ÉTUDE DE LA VIE i^ 2. Pas de caractère physique commun aux êtres vivants. Nous ne connaissons pas encore de nianifcstalion physi({uc commune àtous les êtres vivants el à eux seuls, comme la lumière est commune à tous les corps lumineux ; les diverses réactions qui pro- duisent de la lumière n'ont d'ailleurs aucun rapport chimique les unes avec les autres et la classifica- tion des réactions en lumineuses et non lumi- neuses ne présenterait aucun intérêt en dehors du point de vue très spécial de la luminosité. La découverte récente des rayons. V a fait penser que l'on avait trouvé précisément cette manifesta- tion physique caractéristique de l'état de vie, et permettant,, par une ohservation rapide au moyen (l'un instrument qu'on pourrait appeler le bioscope, de séparer immédiatement les corps en vivants et non vivants, comme on les sépare en lumineux et obscurs. Malheureusement, cette prétendue carac- téristique physique de l'état de vie, on l'a décou- 24 LES INFLUENCES ANCESTRALES verte en même temps dans des corps bruts soumis à certaines actions mécaniques, et nous devons nous résigner, pour le moment, à ne pas savoir s'il existe, dans les phénomènes vitaux, un mode de mouvement particulier ; l'activité vitale, nous ne pouvons la reconnaître, chez un être quelconque, que par une observation d'une durée relativement longue, très longue du moins par rapport à celle qui nous permet de distinguer un corps lumineux d'un corps obscur ; en d'autres termes, nous ne pouvons pas saisir le phénomène vital dans sa forme pr/'sente, nous ne le reconnaissons qu'à l'accumu- lation de ses résultats pendant un laps de temps assez long ; en revanche, cette accumulation de résultats nous permet d'appliquer à tous les êtres vivants une formule unique et qui ne s'applique qu'à eux; mais nous n'avons, dans l'état actuel de la science, aucun droit d'aflîrmer que les résultats résumés dans cette formule unique, proviennent, chez les diverses espèces vivantes, d'activités ayant entre elles une ressemblance physique quelconque, quoique la chose soit bien vraisemblable à cause de l'analogie des états protoplasmiques. Au con- traire, dans les réactions lumineuses, les résultats d'ensemble ne sont pas comparables tandis qu'il y a un côté commun dans la forme présente de ces réactions, de production de radiations lumi- neuses. La formule qui s'applique à toutes les activités vitales et à elles seules est d'ordre chi- mique ; c'est Vhérédité. On est amené à cette même conclusion à quel- DIVERS POINTS DE VUE DANS L'ÉTUDE DE LA VIE 2o que point de vue (|uc l'on se place pour caracté- riser la vie par rapport aux autres phénomènes de la nature. Le point de vue purement physique étant écarté, provisoirement du moins, comme nous venons de le voir, on peut se placer au point de vue énergétique, au point de vue morphologi- que, ou au point de vue chimique. § 3. Le point de vue énergétique. Il est à peu près certain que ce qui a d'abord frappé les observateurs, ce qui leur a semblé établir, entre les animaux et les corps bruts, une ligne infranchissable de démarcation, c'est l'appa- rente spontanéité des actes des premiers, leur aptitude à créer du mouvement. C'est pour cela que les végétaux ont primitive- ment été séparés des animaux et qu'on a établi trois règnes dans la nature. C'est pour cela aussi que l'on a énoncé, pour les corps bruts, en les opposant implicitement aux animaux, la loi de Vlnertie sous celte forme imagée : Un corps ne peut changer par lui-même son état de repos ou de mouvement. Pour la plupart des anciens philosophes et natu- ralistes, il y avait, dans l'animal, un principe d'action qui mettait en branle les divers rouages de son mécanisme ; aujourd'hui il est impossible de trouver un sens à celte affirmation « qu'un principe immatériel produit, dans un système matériel, un travail effectif », et les amis de là 3 26 LES INFLUENCES ANCESTRALES vieille croyance dualistique se sont rabattus sur celle des formules qui, dans l'état actuel de la science, s'éloigne le moins de l'ancienne concep- tion vitaliste ; ils ont voulu trouver dans la vienne fo7'me particulière de l'Énergie, et grâce aux équi- voques d'un langage qui a subi l'influence de la scholastique, cela n'est pas, à tout prendre, une trop mauvaise défaite. Malheureusement, une forme de l'Energie * se caractérise uniquement par des phénomènes phy- siques, moléculaires ou macroscopiques, et nous devons nous résigner, nous venons de le voir, à avouer que nous ne connaissons pas encore ces manifestations physiques caractéristiques de la vie et communes à tous les êtres vivants. Le rôle de l'Énergétiste qui s'occupe de biologie doit donc se borner pour le moment à vérifier, dans l'activité vitale, le principe de la conservation de l'Energie. .Mais les résultats de son observation seront très différents, suivant l'être qu'il aura choisi pour sujet. Le modèle auquel on pense le plus immédiate- ment, quand on parle d'un être vivant, c'est l'homme ou l'animal adulte, et c'est là certaine- ment le plus mauvais choix qu'on puisse faire quand on veut chercher une particularité commune à tous les êtres vivants. Au point de vue énergé- tique, un homme adulte est à peu près comparable 1. Cette question des formes de l'énergie m'a paru trop si>é- ciale pour être traitée ici avec développement; j'ai donc renvoyé à l'appendice qui termine le volume leur étude plus complète. DIVERS POINTS DE VUE DANS L"KTUDE DE LA VIE 27 aune machine quelconque ; après un certain temps de fonctionnement, il se retrouve à peu près semblable à lui-même, et l'on peut établir par conséquent une équivalence suffisamment exacte entre la quantité d'énergie qui lui a été fournie et celle qu'il a rendue à l'extérieur sous diverses formes. Cela est vrai de n'importe quelle machine ; la seule chose qui soit particulière dans l'homme c'est donc la forme même de son fonctionnement, mais cette forme dépend de sa structure et est différente chez le chien, le lézard, le requin, elc. Il y a bien entre ces diverses machines animales certains rapports assez étroits, tenant, par exemple, à l'existence de systèmes nerveux analogues, mais ces rapports deviennent beaucoup plus vagues si l'on passe aux invertébrés; toute analogie disparaît quand on arrive aux végétaux; nous sommes ramenés à la constatation de notre impuissance relativement à la découverte d'un phénomène physique commun à tout ce qui vit. Si, au lieu de prendre, dès le début, cet exemple trop spécial d'un homme ou d'un animal adulte, nous appliquons le principe de la conservation de l'énergie à un être quelconque non adulte, nous constatons au contraire qu'une partie plus ou moins grande de l'énergie fournie à l'individu pendant un temps assez long n'est pas restituée à lextérieur, mais se trouve employée à des modi- fications considérables de l'individu lui-même; il y a localisation, emmagasinage d'une certaine 28 LES INFLUENCES ANCESTRALES quantité d'énergie à l'intérieur de l'individu et cette localisation d'énergie se fait d'une manière très particulière que l'on ne retrouve jamais dans les machines formées de substances brutes. Si c'est, par exemple, un jeune enfant que l'on a observé, on retrouve, au bout d'un temps assez long, un enfant beaucoup plus grand et différent: une partie de l'énergie fournie sous forme alimen- taire à l'individu étudié a été localisée en lui sous forme de substance d'enfant; cette énergie pourra d'ailleurs être retrouvée si, par exemple, on tue l'enfant en lui écrasant le nœud vital et si l'on emploie les substances qui le constituent à des réac- tions chimiques. Si, au lieu d'un enfant, on a observé une cellule de levure à laquelle on fournit du moût de bière, une partie de l'énergie du moût sera restituée sous forme de bière, mais une autre partie sera localisée dans un nombre croissant de cellules de levure ; il y aura eu fabrication de substances chimiques délinies; le point de vue énergétique nous a amenés à nous placer au point de vue chimique ; cela se produira toutes les fois que nous étudierons des êtres qui ne sont pas adultes ; or, l'état adulte est un état exceptionnel, et nous verrons précisément que nous appelons les individus adultes quand se produisent en eux des phénomènes antagonistes masquant le phéno- mène de synthèse chimique que nous venons d'observer, et que nous étudierons tout à l'heure. Le cas de l'enfant remplacé au bout de quelque temps par un autre enfant, différent, mais néan- DIVERS rOINTS DE VUE DANS l'ÉTUDE DE LA VIE 29 moins analogue comme structure, nous amène maintenant à nous placer au second point de vue qui est celui de la considération des structures, le point de vue morphologique. S 4. Le point de vue morphologique. Malgré l'unité du mot vir appliqué à tous les êtres vivants (probablement à cause de la croyance à un principe vital créateur de mouvement), il est bien certain que co qui frappe le plus quand on observe le monde animal ou le monde végétal, c'est, non pas l'unité, mais au contraire l'extrême variété des types. Entre un chien, un ver de terre, un oursin et un poirier, il semble bien difficile d'établir une comparaison quelconque ; aussi beau- coup de naturalistes bornent-ils leur ambition à la description minutieuse des formes et à leur classi- fication dans des catalogues d'un emploi commode ; pour ceux-là, la morphologie est tout. Et cependant, avant même que la théorie trans- formiste eût conduit les savants à l'établissement d'arbres généalogiques indiquant une parenté entre des formes différentes, on s'était préoccupé de trouver dans les types si variés de la nature vivante une unité de plan de composition qui justifiât à un certain degré leur appellation com- mune d'êtres vivants. Cette unité de plan se manifestait dans l'unité du langage descriptif appliqué aux diverses mono- graphies. Mais, si l'on y regarde de près, on con- 3. 30 LES INFLUENCES ANCESTRALES State aisément que des rapprochements considérés comme morphologiques n'avaient, en réalité, de raison d'être que dans le rôle physiologique com- mun des parties comparées; la preuve en est dans ce fait que, lorsque les parties dont il s'agit n'ont pas de fonction nettement définie, les considé- rations établies à leur sujet n'ont aucune consis- lance. Je n'en veux pour exemple que le fantas- tique mémoire de Von Baer qui, pour renverser l'échafaudage sur lequel on avait essayé d'étayer la parenté des ascidies avec les vertébrés, s'est perdu en considérations vraiment amusantes sur la question de savoir ce qu'il faut, en bonne logique, appeler le dos d'une huître, d'un oursin, d'une anémone de mer, ou de tout autre animal dépourvu de colonne vertébrale. Ce problème me fait penser à celui d'un biblio- phile qui, ayant une connaissance parfaitement nette de ce qu'on appelle le dos d'un livre au XX'' siècle, se demanderait ce qu'il faut appeler le dos des volumes que fabriquaient les anciens au moyen d'une feuille enroulée. Il n'en est plus de même quand il s'agit de par- ties ayant une fonction physiologique précise ; ainsi, on a pu, chez tous les animaux, observer les cinq grandes fonctions suivantes : digestion, respiration, circulation, sécrétion, reproduction, et l'on sait par conséquent ce que l'on dit lorsqu'on parle des appareils digestif, respiratoire, circula- toire, excréteur et reproducteur ; il est vrai qu'en- Ire ces appareils considérés chez le taenia et les DIVERS POINTS DE VUE DANS l'kTUDE DE LA VIE 31 mêmes appareils considérés chez le veau, on ne peut établir d'autre ressemblance que celle qui est précisément contenue dans leur appellation commune; au contraire, la comparaison de ces divers appareils dans ces deux types prouverait à tout espi'it non prévenu l'absence totale d'unité de plan morphologique et démontrerait que ce qu'il y a de commun à tous les êtres vivants est, non morphologique, mais au contraire fonction- nel, c'esl-à-dire physiologique ou, en réalité, chi- mique. Les quatre fonctions : digestion, respiration, cir- culation, excrétion, d'une part, la fonction de reproduction, d'autre part, peuvent j)récisément servir à des définitions chimiques de la vie, défini- tions qui, cette fois, sont véritablement communes à tous les animaux et tous les végétaux; ainsi, même les ^comparaisons qui veulent être morpho- logiques nous ramènent malgré nous à nous placer au point de vue chimique. Une autre considération, résultant d'une observa- tion vulgaire, nous amène à établir entre le point de vue morphologique et le point de vue chimique une relation extrêmement étroite; nos sens de dc'termination chimique (je veux dire le goût et l'odorat principalement;, nous ont permis de savoir qu'un être vivant, doué de telle forme spécifique, est composé de telle substance chimique ; en voyant un chou, nous prévoyons le goût de chou et l'odeur de chou. C'est, je le répète, l'un des points les plus importants de la biologie, que ce 32 LES INFLUENCES ANCESTRALES rapport de la forme spécifique à la composition chimique de l'être. La morphologie de l'ensemble du corps n'ayant pas permis de donner une raison à l'unité d'appel- lation des êtres vivants, on a cherché dans la mor- phologie de détail, et la théorie cellulaire a fourni des résultats inespérés ; tout être vivant est une cellule ou un assemblage de cellules ; voilà une définition d'ensemble ; reste à savoir ce qu'on entend par cellule et si ce terme a une valeur morphologique bien précise. Il est certain que, lorsqu'on observe au micros- cope une bonne préparation d'une coupe de tissu animal ou végétal, on ne peut manquer d'être frappé de ce caractère de structure qui se manifeste par la juxtaposition d'un grand nombre de petites masses, de petits îlots séparés les uns des autres et présentant, ù tout prendre, des caractères incon- testables de similitude. Cependant, malgré l'intérêt très grand de cette identité de structure, on ne peut s'empêcher de remarquer qu'elle se découvre chez des animaux qui sont morts et que, par con- séquent, quoique ayant un rapport certain avec la vie, elle ne suffit pas à la caractériser '. 1. Des observateurs sérieux ont décrit une structure cellu- laire analogue chez des substances brutes et en ont conclu que la vie est universelle, ou encore qu"il y a toutes sortes de tran- sitions entre les corps vivants et les corps bruts. Il eût été plus logique de tirer de cette constatation limpossibilité de définir la vie par la structure cellulaire; il y a certainement une différence entre les corps vivants et les corps bruts, puisque nous savons reconnaître les êtres vivants: cette différence c'est l'hérédité. DIVERS POINTS DE VUE DANS l'ÉTUDE DE L\ VIE 33 De plus, si l'on éliuiie, au point de vue pure- ment morphologiquo. les cellules qui vivent isoU'- nicnt, on arrive (lilTu-ilemeiil à en donner une définition commune vraiment précise. Il faut, pour leur découvrir un caractère tout là fait commun, se rabattre sur le côté fonctionnel ou chimique; et ce côté fonctionnel ou chimique suffit d'ailleurs à expliquer les particularités morphologiques de la structure cellulaire. Ce qu'il y a de plus important, à mon avis, dans ce côté morphologique de la question, c'est la géné- ralité de ï'ctdl protophism'uiue dans lequel se trou- vent toujours les substances vivantes quand elles sont en train de vivre. Peut-être trouvera-t-on dans l'étude approfondie de cet état protoplas- mique quelque chose qui mettra sur la voie de la nature intime des réactions chimiques de la vie ; quoi qu'il en soit, dans l'état actuel de la science, ce qui reste la dominante des phénomènes biolo- logiques, ce sont les résultats des réactions chimi- ques elles-mêmes ; c'est de ces résultats qu'il faut partir lorsqu'on veut embrasser d'un seul coup d'œil l'élude de toutes les formes de la vie; c'est ce que nous allons faire maintenant. CHAPITRE II LE POINT DE VUE CHIMIQUE § 5. Hérédité et assimilation. Les différences chimiques qui séparent les diverses espèces vivantes sont de toute évidence; entre de la substance de porc, de la substance de sardine, de la substance de navet et de la substance de truffe, l'observateur le moins exercé ne saurait faire de confusion ; notre sens du goût suffit à déceler ces différences spécifiques ; au contraire , les diffé- rences entre individus de même espèce sont assez peu tranchées au point de vue chimique, et il faut pour les mettre en évidence une analyse quantita- tive extrêmement précise ; nous pouvons donc, dans une première approximation, parler de subs- tance d'homme, de substance de chien, de subs- tance de chou, malgré les différences individuelles qui existent entre les divers hommes, les divers chiens et les divers choux, et aussi malgré les divers aspects sous lesquels se présentent, dans un même individu formé de nombreux tissus, la subs- tance d'homme, la substance de chien, la substance de chou. LE POINT DE VUE CHIMIQUE f 35 Observons un jeune chien pendant un mois ; il consomme pendant ce temps une certaine quan- tité d'aliments (oxygène, eau, lait, etc.); il rend à l'extérieur une certaine quanlitéd'excréments facide carbonique, urine, fèces, etc.) ; d'auti'e part, il grandit, c'est-à-dire qu'il fabrique une certaine quantité de substance de chien. De même que nous avons précédemment, au point de vue énergétique, établi l'égalité entre l'énergie fournie à Tanimal et la somme des deux quantités représentant, d'une part l'énergie restituée à l'extérieur, d'autre part l'énergie localisée sous forme de substance de chien; de même, au point de vue chimique de la conservation de la matière, nous devons retrouver, soit dans les excréments de l'animal, soit dans la masse dont s'est accru son corps, tous les éléments constitutifs des aliments consommés. Il y a eu, dans le chien, fabrication de substance de chien, aux dépens d'une partie des matières alimentaires fournies, dont le reste se retrouve sous forme d'excréments. Voilà le résultat qui caractérise la vie dans tous les cas ; une certaine quantité de substance vivante, répartie sous forme d'un individu vivant, fabrique, par ses réactions complexes, avec des matériaux dilîérents (matières alimentaires), une quantité nouvelle de substance de même espèce. Celte quantité nouvelle de substance ainsi fabri- quée a donc hérité des propriétés spécifiques de la substance préexistante qui a contribué à sa fabrication ; c'est là le premier point de l'hérédité 36 LES INFLUENCES ANCESTRALES envisagée an point de vue chimique, Vhérédité chi- mique spécifique. On n'a pas l'habitude de parler d'hérédité quand on raconte le phénomène de la croissance d'un animal, mais il est facile de voir que, au point de vue purement chimiquc.il n'y a aucune différence entre la fabrication de substance vivante spéciOque à l'intérieur des tissus mêmes d'un animal et la fabri- cation de substance vivante spécifique dans des conditions où la quantité nouvelle de substance produite se partage entre un nombre plus ou moins grand d'individus analogues au premier ; on réserve ordinairement le nom d'hérédité au cas de la multiplication des individus et on appelle assi- milation la fabrication de substance spécifique dont résulte l'accroissement d'un individu donné; mais, si l'on ne se préoccupe pas du morcellement, les deux phénomènes sont identiques. Voilà donc un premier résultat : l'activité vitale se traduit par la fabrication de substances spécifiques ; l'hérédité spécifique est caractéristique de la vie. Si l'on se bornait à l'élude d'êtres aussi compli- qués que le chien ou l'homme, il serait difficile d'ajouter à la précision de cette première formule, car nous ne sommes guère en mesure de déceler les différences chimiques qui séparent les divers hommes et les divers chiens; on y arrive au con- traire très facilement si l'on veut bien porter son attention sur des organismes élémentaires dont les propriétés chimiques individuelles ont des manifes- tations particulièrement frappantes, comme cela a LE POINT DE VUE ClIIMIOUE 37 lieu, par exemple, chez certains microbes dont les caractères personnels se traduisent par une virii- A'//rt'plus ou moins grande pour un animal supérieur. Dans le cas des microbes, ce n'est plus l'accrois- sement du corps que l'on observe, mais la multi- plication résultant d'un morcellement qui accom- pagne l'assimilation. Or, l'observation attentive de l'un de ces microbes prouve que la multiplication dont il est l'objet dans un milieu convenablement choisi produit, non seulement des microbes de même espèce, mais encore des microbes ayant les mêmes propriétés indioiduelles que le premier. La culture d'un microbe virulent dans un bouil- lon produit des microbes virulents ; celle d'un microbe atténué produit des microbes atténués; il n'y a pas seulement hércdilé chimique spécifique, il y a aussi hcrédilc chimique individuelle. Ce fait de première importance se vérifie dans tous les cas où l'un des caractères chimiques indi- viduels est facile à mettre en évidence ; mais il faut faire immédiatement des réserves sur le degré de précision dont est susceptible cette vérification ; la loi d'hérédité n'est qu'une loi approchée et c'est pour cela qu'il y a des variations dans la nature vivante. Voyons immédiatement ce qu'il faut enten- dre par « loi approchée ». § 6. Qu'est-ce qu'une loi approchée? Quand on laisse tomber une pierre dans un puits, on sait établir une relation mathématique entre la 38 LES INFLUENCES ANCESTRALES durée de la chute et la profondeur du puits. Tout le monde connaît, en effet, la loi de la chute des corps ; mais cette loi n'est vraie que dans le vide; dans le puits, il y a de l'air, et le frottement de Tair contre la pierre ralentit sa chute; la loi simple connue n'est donc ici qu'une loi approchée ; seule- ment on est arrivé à connaître d'autre part la loi de ralentissement par le frottement et l'on s'en sert pour corriger l'erreur qui résulte de l'application de la première loi. Ainsi l'homme a trouvé commode de décom- poser en deux parties distinctes un phénomène parfaitement unique, la chute du corps dans l'air; grâce à cette décomposition, il applique deux lois relativement simples et très générales à l'étude d'un mouvement dont il serait beaucoup plus dif- ficile de donner une formule unique ayant quel- que généralité. Les lois naturelles sont les formules humaines dans lesquelles nous décomposons la des- cription de l'activité du monde connu de nous^. Dans le cas précédent nous savons corriger avec précision la loi approchée de la chute des corps; il n'en est pas de même de la loi de Mariotte qui reste le modèle des lois approchées; en effet, nous ne savons pas calculer à part les corrections qui, ajoutées dans chaque cas aux nombres fournis par la loi de Mariotte, transformeraient ces nombres en ceux qui sont fournis par Texpérience ; c'est grâce â une expérimentation peu précise que l'on 1. V. Les Lois natvî-clles, op. cit., cliap. xxvii. LE POINT DE VUE CHIMIQUE 39 a (lôcouYcii celle loi approchée doiil l'usage est si coniinodc dans ccrlains cas. § 7. La destruction chimique. Il est facile de comprendre que la loi d'hérédité ne soit qu'une loi approchée. Une réaction chimique, quelle qu'elle soit, dépend toujours des réactifs qui sont en présence; si une modification se produit dans la nature de ces réac- tifs,, il faut s'attendre à une modification corres- pondante dans la nature de la réaction ; il n'y a aucune raison a priori pour qu'il en soit autre- ment dans le cas oi!i l'un des corps de la réaction est un corps vivant; un corps vivant réagit de diverses manières avec divers réactifs, et, en efîet, s'il y a des cas où le résultat de sa réaction est l'accroissement de sa substance, il y en a aussi où, au contraire, celte substance se détruit, se transforme en des substances différentes qui ne sont [dus vivantes, (jui ont perdu, en d'autres ter- mes, la faculté de réagir suivant la loi d'hérédité ou d'assimilation. Lors donc ((ue nous observons un corps vivant dans la nature, il faudrait admettre qu'un hasard bien grand a accumulé autour de lui uniquement les matériaux en présence desquels il est l'objet de réactions d'assimilation, sans aucune réaction destructive. Cela se produit sans doute dans quel- ques expériences de laboratoire; par exemple, il semble bien que la moisissure Aspergillus niger 40 LES INFLUENCES ANCESTRALES trouve, dans le liquide découvert par Raulin, des conditions oîi il assimile sans se détruire, mais il est vraisemblable que, dans la nature, des cas analogues sont tout à fait exceptionnels. Au contraire, il est bien cerlain que les cas de destruction et de mort sont bien plus fréquents que les cas d'assimilation ou de vie; et lorsque les réactions destructives l'emportent sur les réactions assimilatrices, les corps vivants cessent d'être vivants, leur étude ne présente plus aucun intérêt biologique. Nous devons donc étudier plus parti- culièrement les phénomènes qui se produisent quand les réactions assimilatrices l'emportent sur les réactions destructives ou au moins les contre- balancent de manière à assurer la survie des corps considérés, mais nous n'oublierons pas que, vrai- semblablement, dans la plupart des cas observés, il y a toujours des réactions destructives plus ou moins importantes à côté des réactions construc- tives et assimilatrices. Quoi qu'il soit généralement fort difficile, sinon impossible de réaliser des réactions assimilatrices absolument pures de réactions destructives, nous pouvons toujours, suivant la règle des lois appro- chées, parler du phénomène d'assimilation comme s'il se produisait seul, quitte à le corriger par des phénomènes concomitants de destruction, de manière à obtenir une description parfaite de ce qui se passe dans la nature. Pour fixer les idées sans faire aucune hypothèse, j'ai proposé d'appeler condition n° 1 un ensemble LE POINT DE VUE CIIIMIOUE 41 de circonstances dans lequel se produit, pour un corps vivant donné, une assimilation pure de toute destruction, et condition n° 2 un ensemble de cir- constances (évidemment réalisable d'une infinité de manières) dans le(iuel se produisent des réac- tions destructives du corps considéré. Par définition, toutes les fois qu'il y a propaga- tion de la vie, la condition n° 1 l'emporte sur la condition n° 2, et c'est là le seul cas qui intéresse le biologiste, mais, de quelle manière se traduit, quant aux propriétés des individus vivants, celle sujierposition de réactions construetives et de réac- tions destructives? C'est ce que nous devons reclier- cher en commençant. § 8. La variation chimique. On pourrait supposer sans invraisemblance, étant donnée notre ignorance actuelle de la struc- ture chimique des corps vivants, que les destruc- tions diminuent seulement la quantité des subs- tances résultant de l'assimilation sans altérer leurs propriétés; alors, il n'y aurait pas variation au sens propre; les corps vivants actuels ne pour- raient être qu'identicjices aux corps vivants des époques géologiques, et l'occurence de certaines destructions au cours des âges, aurait eu pour unique résultat de s'opposer à l'accroissement trop rapide de la masse des corps vivants; en d'autres termes il n'y aurait pas eu évolution chimique des substances vivantes. 42 LES INFLUENCES ANCESTRALES Une observation très élémentaire et faite sur les êtres les plus simples, les bactéries, prouve que tel n'est pas le cas; une bactérie soumise à des réactions destructives change de propriétés : nous n'avons pas à nous demander pourquoi; cette observation doit être au contraire un point de départ pour l'étude des phénomènes biologiques; j'ai montré ailleurs ^ qu'une hypothèse fort sim- ple permet de concevoir le mécanisme de celte variation ; il suffit de considérer la substance bac- térienne, non comme une substance unique chi- miquement définie, mais comme un mélange de substances distinctes dont chacune se détruit pour son compte, mélange dont les propriétés varient en même temps que les proportions. Sans faire aucune hypothèse, contentons-nous de constater ce fait : les propriétés de la bactérie soumise à certaines influences varie»/. Du moment que l'une quelconque de ces influences est en jeu, l'hérédité, l'assimilalion ne sont donc plus que des lois approchées ; pour constater l'existence de ces lois il faut se placer dans des cas où il n'intervient pas de causes destructives (ou du moins, où il en intervient seulement une très faible proportion). § 9. La variation transmise. Sans quitter le point de vue purement chimique et toujours sans faire aucune hypothèse, nous arrivons immédiatement à cette remarque éton- 1. Traité de biologie. Paris, Alcan, 1903. LE POINT DE VUE CHIMIQUE 43 nante et qui nous donne cerlaincment, au sujet de la substance vivante, la notion la plus féconde : supposons supprimée d un niomoit quelconque toute cause destructive, dans une lignée à laquelle nous fournissons les éléments de l'assimilation, il se construit de la substance identique à ce qu'é- tait, au moment considéré, la substance de la lignée ; autrement dit, tant que n'intervient pas une nouvelle cause destructive, In substance vivante se mulliplie avec toutes les propriétés qu'elle a ACQUISES au cours des variations précédentes ' le phénomène de l'assimilation devient encore plus merveilleux de ce fait que, au lieu d'être limité à un certain nombre de substances une fois choi- sies, il peut se manifester dans l'une quelconque des modifications en nombre infini qui résultent de destructions partielles extrêmement variées de ces substances. Voici, par exemple, une bactéridie charbon- neuse; je la soumets à des réactions destructives qui en font une bactéridie atténuée, puis je la transporte dans un bouillon de culture et elle se multiplie sous cette forme atténuée! Considérons une lignée vivante qui dure depuis Torigine ; cette lignée présente une série ininter- rompue de, réactions assimilatrices; mais, à chaque instant de son histoire, Tassimilation est relative à l'état momentané de la substance considérée, et, par conséquent, si l'histoire généalogique du corps considéré présente une série de variations très nombreuses, elle présente aussi une série d'autant 44 LES INFLUENCES ANCESTRALES de phénomènes d'assimilation dont chacun corres- pond à Tnne des variations et la conserve jusqu'à la variation suivante. Cela tient du merveilleux étant donnée la précision absolue qu'entraîne la définition même de l'assimilation. Il est vrai que, s'il en avait été autrement, nous n'aurions pas constaté aujourd'hui l'assimilation chez un seul des êtres actuellement vivants et qui dérivent tous d'êtres difîérents; nous constatons, au moment présent, une assimilation relative à l'état présent de chaque corps vivant. Et puisque nous avons été amenés à définir la vie par l'assi- milation, les remarques précédentes se ramènent à celte constatation qui semble renfermer deux pro- positions contradictoires : « Les corps vivants peuvent varier sans mourir. » Du moment qu'ils sont restés vivants, ils sont susceptibles d'assimi- lation dans leur état nouveau, c'est-à-dire que la variation acquise est transmise à la progéniture chimique du corps considéré, toujours sous réserve d'une nouvelle variation qui sera également acquise pour les assimilations ultérieures, et ainsi de suite. Si donc l'on veut une précision absolue on ne peut parler de Vassimitation que pendant un intervalle de temps très court, suivant les habi- tudes du calcul difTérentiel. Mais si cela est, comment se fait-il que l'obser- vation du monde vivant, pendant une période assez longue pour nous, observateurs, nous permette tou- jours de conclure à la loi d'assimilation ou d'héré- dité? C'est que, le plus souvent, cette loi d'assi- LE POINT DE VUE CHIMIQUE 55 inilalion ou d'hérédilc est Iris approchée, qiic, en d'autres termes, la variation possible au cours des assimilations successives est très limitée sons peine de morl. Cette restriction, soris peine de morl, domine toute la biologie; une fois qu'un corps a perdu la propriété d'assimilation, il ne nous intéresse plus ; nous n'avons à envisager dans notre étude que des corps qui font partie d'une lignée et non ceux qui la terminent à tout jamais. Et quand nous obser- vons un corps qui vit aujourd'hui, nous pouvons affirmer qu'il fait partie d'une lignée que l'on peut remonter sans interruption jusqu'à son premier ancêtre ; en d'autres ternies, que, parmi toutes les variations qui se sont manifestées dans cette lignée ascendante, aucune na entraîné la morl. Cette remarque parait banale et contient cepen- ilant tout le principe de Darwin, exprimé sous une autre forme. Si l'on appelle hasard l'ensemble des circonstances qui se réalisent à chaque instant en chaque point du monde, tous les êtres actuellement vivants sont le produit du hasard qui a occasionné toutes les variations passées ; mais, le hasard étant quelque chose d'essentiellement indéterminé, on doit penser que toutes les possibilités peuvent se rencontrer parmi les êtres actuellement vivants qui sont fils du hasard ; et par conséquent, quoique les formes elles propriétés de ces êtres soient en effet extrêmement nombreuses (on ne connaît pas encore le nombre formidable des espèces actuelles et il n'y a peut-être pas deux individus identiques dans 46 LES INFLUENCES ANCESTRALES chacune d'elles) on peut s'étonner qu'elles ne le soient pas davantage, étant donné le temps pendant lequel le hasard s'est exercé sur leurs ascendants ; on peut s'étonner aussi, si l'on reconnaît dans le hasard l'unique ouvrier de la fabrication de ces espèces, que chacune d'elles présente des propriétés si merveilleuses, une précision de mécanisme si admirable. Cet étonnement cesse si l'on se reporte aux con- sidérations précédentes sur la continuité des lignées ; à chaque instant de l'histoire du monde, c'est bien le hasard seul qui détermine les variations dans toute la " substance vivante d'un modèle actuel donné, et il se produit en etîet des variations abso- lument quelconques -^ mais la plupart de ces varia- tions absolument quelconques causent la mort des quantités de substances qui en sont l'objet. Si toute la substance meurt, la lignée est finie, 7ious n'avons plus à nous en occuper. Si, parmi ces varia- tions absolument quelconques, il en est quelques unes qui n'entraînent pas la mort, la lignée se continue dans les résultats de ces variations, et il devient évident alors que ce n'est pas le hasard pur et simple qui peut être invoqué pour les expliquer, puisque les facteurs quelconques du hasard sont précisés, dans ce cas particulier, par la clause res- trictive « sous peine de mort ». Darwin a donné le nom de sélection naturelle à ce choix que nous devons faire, à chaque instant de l'histoire du monde, de ceux des facteurs du hasard qui n'entraînent pas la mort de la substance LE POINT DE VUE CHIMIOUE 47 vivante i\o la lignc''C 0111(11(^6 au moment considf^ré. Et piiisqnc'. pour chacun des corps actuellement vivants, il est certain que la lignée a été ininter- rompue, nous pouvons, dans un langage imagé, dire que la séleeliun naturelle a guidé la variation de manière à produire tous les êtres actuellement vivants; cette sélection naturelle joue ainsi, dans une narration historique des faits passés, le rôle d'une providence qui, dans le but d'obtenir les êtres avec leurs formes actuelles, aurait dirigé intentionnellement les variations de leurs ancêtres. En résumé, un être vivant aujourd'hui fait par- lie d'une élite et descend d'êtres qui ont fait partie d'une élite à chaque moment de l'histoire du monde. Etant donnés tous les hasards de destru'ction à chaque instant, on peut s'étonner que les phéno- mènes destructifs ne l'emportent pas bientôt sur les phénomènes constructifs qui doivent être beau- coup plus rares à cause de la précision des condi- tions qu'ils exigent, mais le phénomène d'assimi- lation a précisément pour résultat de multiplier très vile les substances qui ont été l'objet de varia- tions heureuses^ de sorte que, à chaque instant, se réparent et au delà les pertes causées par la des- truction. En prenant les choses à un point de vue un peu dilîérenl, on peut dire avec Malthus qu'il naît à chaque instant bien plus d'êtres qu'il n'en peut vivre; et comme tous les êtres, vivant conjointe- ment, contribuent pour leur part à la détermina- 4» LES INFLUENCES ANCESTRALES tion de cet ensemble de circonstances que nous avons appelé le hasard, on peut dire encore, d'une façon imagée, avec Darwin, qu'il y a concurrence vitale ou lutle pour Vexislence entre les êtres vivant à chaque instant; on peut dire aussi que ceux qui ont survécu Tout em))Orté sur ceux qui sont morts et c'est là la formule préconisée par H. Spencer, la persistance du plus apte. Au fond, toutes ces formules suggestives et ima- gées n'ont d'autre but que d'illustrer, dans quel- ques unes de ses conséquences les plus frappantes, la clause restrictive « sous peine de mort » et la continuité des lignées qui ont conduit aux êtres actuellement vivants. § 10. La variation est lente. La loi d'hérédité est, avons nous dit, une loi très approchée ; dans la plupart des cas on constate en effet une suite de phénoniènes d'assimilation entraî- nant une multiplication considérable des corps vivants sans variation sensible ; la clause restric- tive « sous peine de moi"t » limile à des barrières très étroites les modifications possibles dans un corps en voie de multiplication. C'est pour le besoin de la cause, pour établir les influences ancestrales, que nous avons dû mêler aux faits actuels d'assi- milation les faits beaucoup moins sensibles de variation Nous avons employé là un artifice analogue à celui des physiciens qui veulent représenter un phénomène LE POINT DE VUE CHIMIQUE 49 par une courbe, alors qu'une (luanlilé varie très len- tement en fonction d'une autre ; ils choisissent pour mesurer ces quantités des unités d ordres de gran- deur très dillercnts ; de même, les géographes, pour donner une idée du reliefd'un grand pays, comptent les hauteurs en mètres et les distances horizontales en kilomètres. S'il était possible de représenter par un point^ dans Tespace l'état d'une lignée à chaque instant, il faudrait, pour que la courbe tracée par les points qui en représentent les états- succes- sifs en fonctiondu temps fût sensiblement sinueuse, prendre une unité de temps extrêmement consi- dérable et représenter des siècles por des milli- mètres ; la substance humaine, par exemple, ne semble pas avoir énormément changé depuis l'épo- que où les Chaldéens faisaient de l'astronomie, parce que, dans l'espèce humaine, la clause res- trictive « sous peine de mort » diminue énormé- ment les possibilités de variation. Il n'en est pas de même pour certaines espèces vivantes plus simples, la bactéridie charbonneuse, par exemple, qui est susceptible de variations très 1. Cela est sûrement impossible à cause de la complexité des substances vivantes; il faut donc ne voir qu'un symbole com- mode dans tout ce qui suit. 2. Les états, bien entendu, indépendamment des quantités de substance. Supposons, par exemple, que pour la substance figurée en A, dans le plan XoY, la condition de vie soit représentée par la nécessité d'être compris à l'intérieur du cylindre alîyo, parallèle à l'axe des temps oT. La ligne sinueuse de la figure conduira à deux états vivants B et C, et à un grand nombre d'états morts tn, dont nous n'avons pas à tenir compte. Le tube ajîyô 50 LES INFLUENCES ANCESTRALES notables en très peu de temps; en quelques jour?, il est possiljle de fabriquer, avec une bactéridie de virulence donnée, des bacléridics de virulence toute différente; la virulence est une propriété de laquelle nous possédons des réactifs très sensibles, et c'est là nne raison, pour nous, de pouvoir obser- ver chez les microbes des variations rapides ; mais ce n'est pas la seule, ainsi que nous allons le voir au chapitre suivant. figurera donc la sélection natnrello; il réalisera In cannlisalion du hasard. Remarquons immédiatement que, dans cette canalisation faite par un cylindre parallèle à l'axe de temps oT correspond à des '■ conditions de vie constantes f pour la lignée considérée ; tout cliangement de condition à ■^ un moment donné se traduira par un changement de cylin- y dre; en général la canalisa- tion du hasard sera repré- sentée par une surl'ace de forme quelconque se composant d'éléments cylindriques très courts, de génératrices parallèles à l'axe oT. Cette question do la canalisation du Iiasard étant extrêmement impor- tante, je l'expose dans un langage moins algébrique an début dj second livre. y la figure ci-contre. l^-r ^\>^^ R ■m m '^ " "* CIIAPITIIE III LE POINT DE VUE MÉCANISME § 11. Le mécanisme individuel. Pour parler de la continuité de la vie avec une généralité suffisante, nous nous sommes placés au point de vue purement chimique, et cela était indis- pensable, puisque la seule particularité qui nous ait semblé caractéristique de tous les êtres vivants est d'ordre chimique ; et, en réalité, si nous nous en tenions à la considération des êtres unicellulaires, nous n'aurions pas besoin de nous placer à un autre point de vue ; la substance vivante qui est visqueuse crée, autour d'elle-même, en réagissant dans un milieu liquide, un mouvement d'échanges nutritifs et excrémentitiels dont un résultat est de donner une forme et des dimensions limitées aux masses actives de cette substance *, de sorte que quand on parle d'une masse déterminée de subs- tance bactéridienne, par exemple, il s'agit, non d'une masse continue de matière, mais d'un cer- tain nombre de petites masses isolées; cela n'a pas d'importance, car, si j'ose m'exprimer ainsi, la forme de ces masses isolées est uniquement une 1. V. Traité de biologie, op. cit., chap. i, § 2. 52 LES INFLUENCES ANCESTBALES conséquence des phénomènes d'assimilation et n'intervient guère activement dans la détermina- tion de ces phénomènes. Tout autre est le cas d'un animal supérieur comme Thomme ; là encore, la substance vivante crée, par son activité assimilatrice, des mouve- ments d'échanges qui donnent une forme aux masses actives de cette substance; mais ces masses actives s'agglomèrent, suivant les conditions d'équi- libre réalisées autour d'elles, en des masses consi- dérables, des mécanismes^ dont la structure inter- vient efficacement dans la détermination des phénomènes d'assimilation au niveau de tous les points de ce mécanisme. L'activité d'ensemble de ce mécanisme, ce qu'on appelle la vie de Vindividu complexe ainsi formé, a, en effet, pour résultat de renouveler sans cesse le milieu intérieur * de l'agglomération, de manière que l'assimilation soit possible en chaque point de Taggloméralion. Une relation de cause à effet est donc établie entre la morphologie de l'individu et la chimie de sa substance constitutive, car si c'est la chimie de cette substance constitutive qui détermine la cons- truction du mécanisme, c'est le fonctionnement du mécanisme qui entretient la chimie de la substance constitutive. Un défaut du mécanisme arrête le renouvellement du milieu intérieur et cause, par suite, la condition n" 2 pour tous ses éléments vivants. Ici nous n'avons plus donc le droit de parler 1. V. Traité de biologie, op. cit., chap. x, § 84. LE POINT DE VUE MKCANISME 53 uniquement de chimie. Pour la bacléridie char- bonneuse, une variation n'entraînait pas la mort, jiourvn qu'elle transformât la substance vivante en une autre substance capable d'assimilation ; pour la substance humaine, une condition plus précise intervient. C'est, avons-nous dit, la chimie de la substance constitutive qui détermine la construction du mé- canisme humain ; une variation dans cette chimie entraine donc une modification dans la construction ([ui en dépend, de sorte que, même si cette varia- lion a respecté la propriété d'assimilation, elle peut néanmoins entraîner la mort fatale, si le mé- canisme résultant ne renouvelle pas convenable- ment son milieu intérieur. Quand cela se passe ainsi, on dit que le mécanisme n'est pas viaôle, quoique sa construction soit le produit de l'acti- vité de substances vivantes. Plus le mécanisme individuel est précis, plus doit être difficile à réaliser, sans issue fatale, une altération de ce mécanisme. Et il faut même croire que le hasard est un bien grand maître pour oser affirmer qu'une variation forluile d'une substance vivante d'espèce supérieure peut ne pas entraîner la mort. Nous allons assister ici à une canalisation particulière du hasard ; ce sera le principe de Lamarck. § 12. Le principe de Lamarck. Revenons à la bactéridie charbonneuse qui est toujours notre point de départ à cause de la sim- 54 LES INFLUENCES AXCESTRALES plicilé de son cas. Des variations fortuites se pro- duisent dans une culture de ces bactéridies sous l'influence de conditions réalisées aux divers points de la culture ; parmi ces variations, quelques-unes entraînent immédiatement la mort, nous ne nous en occupons pas; les autres conservent la pro- priété d'assimilation, mais avec des différences ; il y a, par exemple, dans la culture, plusieurs varié- tés de virulences différentes et qui y prospèrent également parce que les conditions chimiques réa- lisées dans le bouillon sont aussi favorables aux unes qu'aux autres. Introduisons maintenant cette culture dans le sang d'un mouton vivant ; nous changeons le lube de canalisalion du hasard et, ici, nous savons com- ment nous le changeons, puisque, précisément, ce que nous appelons virulence (pour le mouton) est l'aptitude à prospérer dans le corps d'un mouton vivant. Toutes les variations qui ont eu pour résul- tat dans le bouillon d'atténuer la virulence vont donc se trouver en dehors du tube nouveau, et nous n'aurons plus à nous en occuper ; elles dis- paraîtront en tant que lignée. Dans ce cas particulier, les conditions qui cana- lisent le hasard pour la bactéridie sont extérieures à la bactéridie. Considérons au contraire, maintenant, une subs- tance vivante constructrice de mécanismes; la construction du mécanisme est sous la dépendance de la nature chimique de la substance qui la com- pose, et, d'autre part, la possibilité de survie pour LK POINT \m VUE .mkcamsml; 55 la substance vivante est liée au bon fonclioniic- nicnt du mécauisnic iju'cllc construit. Ce bon fonc- lionnemont s'appelant précisément la vie du méca- nisme individuel considéré, il en résulte que la vie de la substance vivante est sous la dépendance de la vie du mécanisme. Il y a là un inconvénient de langage auquel j'ai proposé de remédier en appelant vie élémentaire la possibilité d'assimilation pour la substance vivante considérée en dehors de tout mécanisme, vie élé- mentaire manifestée, l'activité spéciale de celte substance, et vie le bon fonctionnement d'un mé- canisme individuel, formé d'éléments doués de vie élémentaire. Mais cette nécessité d'une appellation nouvelle nous fait remarquer qu'une confusion était possible, et, en effet, il est facile de parler d'un individu doué de vie, àpeu près dans les mômes termes que d'une substance douée de vie élémen- taire; cet in(]\\idu s'accroil, jneurl ou varie, suivant les conditions, et nous pouvons, par conséquent, parler de la canalisalion du hasard ou sélection naturelle, pour le mécanisme individuel, comme nous en parlions pour la substance vivante. Cela nous permettra un langage plus synthétique et nous pourrons envisager les conditions exté- rieures dans lesquelles un mécanisme individuel reste vivant ; nous nous occuperons des variations introduites, par le jeu des circonstances ambiantes, dans un mécanisme individuel qui reste vivant, ce que Lamarck a appelé Vaction du milieu su)- l'or- ijanisme. OT LES INFLUENCES ANCESTRALES Or, si nous passons de la considération de l'or- ganisme à celle de la substance qui le constitue, nous constatons que les conditions réalisées au niveau de la substance vivante varieront avec les variations de V organisme, et, comme il y a un lien de cause à effet entre le mécanisme individuel et la chimie de la substance constitutive, nous conce- vrons que le maintien de la vie dans l'ensemble considéré ne s'obtienne qu'au prix d'une variation delà chimie substantielle canalisée par la variation de la morphologie^ de l'individu. Ainsi donc, les variations de la substance vivante d'un organisme gî,dit un jour Ulysse à la déesse de la Raison. 11 est difficile à un homme de savoir ce qu'il doit faire dans mainte circonstance, pour agir suivant la volonté des Dieux, et, par consé- quent, l'idée du jugement de l'âme après la mort doit laisser flotter, dans la mentalité de son pro- priétaire, l'incertitude, source de la terreur. Mal- heureusement, cette terreur est aussi grande dans l'esprit du juste que dans celui du criminel, à cause des difficultés dont les prêtres ont entouré la compréhension de la loi. Et c'est ainsi que la croyance à l'immortalité de l'âme a généralisé la peur de la mort; cette peur est devenue universelle et a fini par se transmettre héréditairement sans conserver aucune trace de sa salutaire origine ; chez les populations mystiques, en Bretagne, par exemple, l'idée de peur et l'idée de mort sont devenues inséparables-: chose absolument déraisonnable, la peur de la mort a engendré la peur des morts ; les fantômes dont l'imagination ignorante peuple l'obscurité des cré- puscules ne sont plus des génies malfaisants ; ce sont les ânjes des trépassés, et, même si ces tré- passés vous étaient chers, l'idée que leur âme peut 1. Socratc voulut, avant de mourir, payer à. Esculape le coq qu'il lui devait. Était-ce une ironie du grand Sage ? 2. Môme le cadavre d'un ami devient une chose effrayante pour le mystique. i76 LES INFLUENCES ANCESTRALES se trouver sur votre route fait naître en vous une terreur slupide et maladive, d'autant plus épou- vantable qu'elle n'a aucune raison dètre; c'est le fonctionnement héréditaire de la « machine à avoir peur » dont j'ai parlé précédemment. Cette peur absurde et inutile a rendu fous bien des gens; elle rend les autres idiots et en fait une proie facile pour les exploiteurs de crédulité; voilà au moins une « peur » dont la science guérira les hommes, § 40. Le regret de la vie. Une autre forme de la peur de la mort vient du regret de la vie et semble par conséquent indé- pendante de toute considération mystique. La fable du Bûcheron prouverait même qu'elle est indépendante des joies de la vie et que l'exis- tence la plus misérable est plus enviable que la mort; cependant, il serait peut-être légitime de faire, dans cette parabole, la part de la peur de l'au-delà que nous venons d'étudier et dont bien peu de bûcherons sont débarrassés. La mort de Socrate est un exemple salutaire, un grand enseignement pour les hommes, mais il n'est pas à craindre que la lecture de cet épisode glorieux de l'histoire humaine détermine une épi- démie de suicides. Pour mourir comme Socrate, il faut avoir vécu comme lui ; seul peut accueillir la mort avec sérénité celui dont la vie est sereine. Les excès du romantisme peuvent conduire à des suicides contagieux et sans philosophie ; la mort LA MORT 177 d'un Werther est la vengeance suprême d'un vaiii- Icux qui s'est juge méconnu ; quelles que soient d'ailleurs les couleurs dont se pare le suicide pas- sionnel, il ne peut être admiré que des inquiets capables de l'imiter (et nous avons tous, à vingt ans, connu cette admiration), c'est la marque d'un individualisme excessif et prétentieux ; le suicidé passionnel a ordinairement la conviction qu'il prive d'un de ses membres les plus parfaits la société ingrate de laquelle il n'a pas obtenu ce qu'il croyait dû à son évidente supériorité. L'erreur individualiste est tellement ancrée chez les hommes que, si elle n'est pas accompagnée d'une dose suffisante de modestie, elle entraîne forcément la crainte de la mort. « L'homme, dit un célèbre hygiéniste, doit à Dieu de prendre soin de Tenveloppe dans laquelle il a mis une âme. » Celui qui ne croit pas en Dieu juge souvent qu'il se doit à lui-même de conserver au monde un type supérieur d'humanité ; il me semble cependant que la constatation des changements constants qui se produisent en chacun de nous devrait nous gué- rir de l'erreur individualiste et nous empêcher de regretter d'avance la perte que sera pour le monde notre disparition : « Je me souviens, dit le rai- sonneur du « Conflit » ^, d'un abbé Jozon et d'un 1. Op. cil., p. 1G7. l'n peu plus haut le niùinc raisonneur disait : « Vous qui avez eu des syncopes, vous savez mainte- nant que votre personnalité est discontinue, quoique vous ne puissiez pas vous l'imaginer, pas plus que vous ne pouvez vous imaginer 6tre mort. n"ètre plus. Je vais plus loin et je prétends 178 LES INFLUENCES ANCESTRALES Fabrice Tacaud jeune et vigoureux ; où sont-ils ceux qui se promenaient naguère dans les cam- pagnes fleuries au bord de la Marne? Ils sont, morts ; ils ne sont plus ; et quand ont-ils cessé d'être ? A chaque instant, en se transformant en un autre Jozon et un autre Tacaud, et ainsi de suite, jusqu'à présent où nous les trouvons vieillis et philosophant en face de la mer bretonne, et ils continueront de mourir et de renaître jusqu'à la syncope définitive, qui n'est pas, subjectivement, plus importante que les autres. » Que celte syncope définitive ne soit pas, subjec- tivement, plus importante que les autres, voilà, il me semble, une conviction qui, si elle s'imposait à notre raison, nous empêcherait de redouter la que votre personnalité est actuelle et extemporance; ce que vous appelez votre vie est une série de vies momentanées suc- cessives, analogues aux images d'un cinématographe; je parle naturellement de votre vie subjective, de celle que vous sentez, que vous vivez vous-même. Lorsque l'on fait fonctionner le cmématographe, si les tableaux se succèdent assez vite, on a l'illusion de la continuité, et cependant, entre deux tableaux voisins, il y a une période de vide, une syncope. De même chez nous : nous sommes une série de vies momentanées succes- sives, séparées par des syncopes identiques à celles du cinéma- tographe, mais beaucoup plus courtes, comme les tableaux qu'elles séparent. Notre moi est sans cesse variable : nous sommes à chaque instant, mais, l'instant d'après, nous sommes un autre ; c'est comme si, de chaque syncope, nous renaissions dans un sosie un peu différent. La série des sosies paraît con- tinue, mais il n'y en a jamais qu'un de vivant, l'actuel : tous les autres sont morts ; nous passons notre vie à mourir. » (p. 166.) LA MORT 179 mort plus que nous ne redoutons les changements quoliiliens de notre moi. Quant à ceux qui, jouissant d'un bon moment de la vie, se disent tristement que, une fois morts, ils ne connaîtront plus ces joies, ils peuvent être bien assurés aussi que, même vivants, ils ne goû- teront plus jamais les mêmes. Ce regret est donc peu logique ; or, ceux qui croient à l'anéantisse- ment final ne peuvent pas non plus, sincèrement, me semble-t-il, craindre de n'être plus. Ou bien, c'est qu'ils cachent sans s'en douter, sous cette crainte, un reste inavoué de peur mystique. Quand Hamlet réfléchit au fameux « être ou n'être pas », il ajoute, du moins au Théâtre Français : « Mourir, dormir ! rêver peut-être! » ce qui, à mon avis, est absurde après « n'être pas ». § 41. La liberté et la finalité. En terminant cette revision des particularités les plus remarquables de la genèse de l'égoïsme, ou de l'individualisme, il n'est pas inutile de revenir quelque peu sur une conséquence nécessaire de notre conception de l'individu, je veux dire la liberté individuelle et aussi la finalité. La finalité est, avons-nous dit précédemment, la plus complète expression de Texpérience du déter- minisme acquise par nos ancêtres et par nous- mêmes. Et cela paraîtra sans doute extraordinaire à ceux qui considèrent le déterminisme comme opposé au finalisme et à la liberté. La seule liberté 180 LES INFLUENCES ANCESTRALES que l'on puisse reconnaître chez l'homme est exprimée par le fait qu'il peut, dans chaque cas, se servir comme il le jurje convenable des outils qui constituent son mécanisme. Les éléments dont il se sert pour ce choix sont de deux sortes : D'abord la certitude du déterminisme qui lui permet de prévoir que, sauf intervention d'acci- dents inattendus, tel état de son organisme résul- tera de telle opération; c'est là le finalisme humain. Ensuite le résumé de l'expérience ancestrale qui constitue sa logique et qui lui permet, dans son raisonnement finaliste, d'adapter les moyens à la fin. C'est là, en réalité, ce qu'on appelle l'intel- ligence ; nous avons déjà vu que Romanes définit rintelligence « la faculté qu'a l'animal de tirer parti de son expérience ». Ces deux particularités étant réunies dans l'ani- mal, nous devons en parler dans le langage indi- vidualiste, c'est-à-dire en commettant une erreur volontaire) comme s'il était capable de commen- cements nbsolus. >'ous disons : « Dans telles cir- constances, tel animal a fait telle chose ». Et puis- que dans notre phrase l'animal n'a pas changé, il a introduit, dans le milieu, quelque chose de nou- veau; mais notre langage est incorrect quoique commode. Si nous voulons être rigoureux nous devons dire : « De tel moment à tel autre, en présence de tels corps et de tels mouvements du milieu, il s'est produit, dans l'animal (qui n'est pas un méca- LA MO HT 181 nisme au hasard, mais lo résultat d'une lignée ayant duré des milliers de siècles sans mourir jamais), il s'est produit dans l'animal, dis-je, des changements qui, grâce à la structure actuelle pro- venant des influences ancestrales et en particulier de lexpcrience de ses ancêtres, ont transformé et déplacé son mécanisme d'une manière aussi avan- tageuse qu'il était possible^ dans les circons- tances actuelles pour la conservation de ce méca- nisme et le renouvellement de son milieu intérieur. Ces changements qui se sont produits en lui, lui seul en a été à chaque instant tenu au courant de manière à prévoir dans certaines limites ce qui allait arriver ; tandis qu'aucun observateur autre que lui ne pouvait le deviner. Il était donc libre des appréciations de cet observateur et de tout autre vivant ; il agissait, sous l'influence de condi- tions données, d'après sa structure actuelle, c'est- à-dire pour des raisons qui étaient en lui et qui étaient inconnues de tout autre que lui. » Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que l'emploi prolongé du langage individualiste et la croyance à l'existence en lui d'une divinité statique, immuable quoique active, aient amené l'homme à l'illusion de la liberté absolue. Et ce qu'il y a de plus curieux, c'est que cette croyance est prove- nue chez lui de la constatation, tant ancestrale que 1. Pourvu, naturellement que ces circonstances soient ana- logues à colles dans lesquelles s'est exercée l'expérience ances- trale et ne contienne pas d'élément inconnu devant lequel la logique de l'individu serait désarmée. 16 182 LES INFLUENCES ANCESTRALES personnelle, tant en lui-même que dans le milieu ambiant, d'un déterminisme sans lequel n'existe- raient ni l'intelligence ni la science qui développe la liberté. Quand l'homme se croit capable de pro- duire des commencements absolus, c'est exacte- ment comme quand il croit savoir ce que c'est que tomber'^ d'une manière absolue, alors qu'il est évident que, en dehors de la surface d'une pla- nète, le mot tomber ne signifie rien. C'est encore une notion métaphysique qui résulte d'une expé- rience ancestrale trop bien fixée dans notre héré- dité -. 1. V. plus haut, § 31. 2. V. clia DEUXIÈME PARTIE DU LIVRE II LE DÉVELOPPEMENT ANCESTRAL DE L'ALTRUISME ORIGINE DE LA MORALE CHAPITRE XTII L'ALTRUISME REPRODUCTEUR § 42. Individu et multiplication. L'égoïsme ayant joué un rôle si imporlant dans la formation des espèces, nous allons rechercher comment a pu se développer chez nous l'altruisme qui, au premier abord, lui paraît entièrement opposé; on peut en elîet définir l'altruisme, le sentiment qui nous porte à tenir compte, dans nos actes, de l'égoïsme d'aulrui, à respecter cet égoïsme au détriment du nôtre et à le prendre même pour mobile important de noire conduite. Quelles que soient nos conclusions à cet égard, nous ne devons pas oul)lier que, si l'altruisme a sa place dans notre organisation, il ne s'y trouve qu'à côté d'un égoïsme indispensable à notre con- 184 LES INFLUENCES ANCESTRALES servatioii, et même, soit dit pour ceux qui mesu- rent à l'ancienneté des institutions le respect que nous leur devons, l'égoïsme, primordial dans la vie. a certainement préexisté à l'altruisme, ce qui, pour les amis de la tradition, le rendrait particu- lièrement respectable. Dès que nous observons avec soin une lignée continue quelconque, nous voyons immédiatement que l'égoïsme seul, au sens que nous avons pré- cédemment défini, ne saurait en assurer la conti- nuité; en effet, l'assimilation, phénomène égoïste, conduit, par suite de la limitation du volume' des êtres vivants, à une multiplication (fatale au moins chez certaines espèces inférieures), de sorte qu'à un individu unique ayant une subjectivité unique, un moi unique, se substituent un certain nombre d'individus séparés ayant chacun son moi et se trouvant en concurrence immédiate dans le milieu d'où ils tirent tous leur alimentation. La limitation de l'individu dans le temps et dans Tespace, nécessite sa reproduction sous peine de mort, c'est-à-dire, en parlant le langage égoïste ou individualiste, que chaque individu consacre for- cément à la préparation d'individus différeiits une partie de la substance qu'il fabrique pour son usage personnel-. Et les mdividus nouveaux qui résultent 1. J"ai donné ailleurs une explication mécanique de cette limitation du volume des individus. V. Traité de biologie, op. cit.. § 2 et § 90. 2. Nous verrons plus loin que, dans le cas de la génération sexuelle, ces éléments perdus par l'individu ne deviennent pas forcément le point de départ d'individus nouveaux. l'altruisme reproducteur 185 de celle reproduclion sont séparés du premier, n'ont plus rien de commun (^subjectivement par- lant) avec l'individu qui leur a donné naissance et qu'on appelle leur parent. Dans certains cas même (reproduclion par bipar- tition), l'individualité du parent disparait dans la reproduclion pour èlrc remplacée par deux indivi- dualités concurrentes, par deux frères ennemis. Ainsi l'égoïsme parfait est interdit à l'individu par les conditions mêmes de sa vie; il doit mourir au bout d'un certain temps et s'il a pu éviter de se reproduire effectivement, comme cela arrive dans les espèces sexuées que nous étudierons plus tard, sa lignée est interrompue et ne nous intéresse plus; nous ne connaissons aujourd'hui que des êtres vivants provenant d'une lignée qui n'a jamais été interrompue par la mort et dont, par consé- quent, aucun des membres successifs ne s'est sous- trait à la nécessité de la reproduction ; en d'autres termes, tous les êtres aujourd'hui vivants descen- dent d'égoïstes imparfaits. Il est indiscuta.ble que la multiplication d'un individu dans un milieu limité est, à un certain- point de vue, nuisible à cet individu : si un puce- ron produit, par parthénogenèse, un grand nom- bre de pucerons semblables à lui, ce seront autant de concurrents juxtaposés sur la feuille dont tous devront tirer leur nourriture, et il serait, du moins au point de vue économique, évidemment préfé- rable pour le puceron parent de pouvoir, devenu adulte, conserver pour lui tout seul la feuille qui 16. 186 LES INFLUENCES ANCESTRALES lui assure une large hospitalité; si cela n'est pas possible, si sa nature n'est pas devenue telle au cours des générations successives, c'est que, nous l'avons vu, la sélection naturelle ne connaît pas les individus; ses effets améliorants n'ont pour cause que la continuité des lignées ; si dans certains cas les individus en profitent dans leur organisation, c'est en tant que chaînons d'une lignée que les per- fectionnements individuels rendent plus apte à prospérer dans un milieu donné. Il est certain aussi que si la multiplication était trop nuisible à chaque individu, parent ou rejeton, elle entraînerait la mort de tous et il y aurait sup- pression de la lignée, qui, par suite, ne nous inté- resserait plus. Donc, quand nous observons aujour- d'hui un être vivant, c'est-à-dire provenant d'une lignée ininterrompue, nous avons le droit d'affir- mer, d'une part, que tous ses ancêtres se sont reproduits, d'autre part, que, à aucun moment de son histoire ancestrale, la reproduction n'a entraîné une multiplication incompatible avec la survie de quelques-uns des individus. Enfin, si, dans certains cas, la multiplication a pu être ullle aux individus, il est certain que cela a été doublement favorable à la conservation de la lignée. Il est difficile, en se plaçant au point de vue strict de la quantité d'aliments disponibles dans un milieu, de concevoir que la multiplication des individus puisse devenir avantageuse à cha- cun ; et cependant nous constatons dans bien des circonstances que, là où un individu unique d'une l'altruisme reproducteur 187 espèce ne peut pas vivre, une petite colonie de ces individus réussit à. s'implanter; pour prendre un exemple dans les espèces les plus simples, ne con- statons-nous pas qu'un microbe injecté seul à un mammifère disparait sans postérité, tandis qu'une quantité suffisante des mêmes microbes réussit pour quelque temps du moins à prospérer dans l'organisme et à le rendre malade. C'est que, pour continuer de vivre, il ne faut pas seulement trouver des matières alimentaires ; il faut encore résister à certaines causes de destruc- tion, et l'exemple des microbes nous prouve que, là où un individu succombe, une certaine troupe d'individus peut prospérer provisoirement. Je spécifie que cette utilité du grand nombre est provisoire ; la multiplication peut arriver à annuler cette utilité et même à la transformer en nocuité, à cause de la limitation des aliments, si aucun phénomène n'intervient; mais, du moins, pendant cette période provisoire, la lignée a été ininter- rompue, et l'hisloire de toutes les lignées est faite de périodes provisoires successives que les varia- tions du milieu ont amenées à se succéder d'une façon continue. Ainsi, même dans le cas d'individus tous sembla- bles, comnie les microbes dont nous venons de parler, une action collective peut être utile à chacun des membres de la collectivité, parce que la simple addition des phénomènes spécifiques de résistance à une cause destructive, rend cette résistance plus efficace. Chez des êtres plus élevés en organisation, 188 LES INFLUENCES ANCESTRALES nous constatons des phénomènes analogues; une bande de loups, introduite dans un pays, viendra à bout, plus vite qu'un loup isolé, des ennemis naturels de l'espèce loup; libre à eux, ensuite, de s'entre-dévorer si le pays leur fournit une alimen- tation insuffisante ; la communauté des besoins et des aptitudes créant à tous les loups les mêmes ennemis, il est naturel que leur action contre" ces ennemis soit de même nature et, même sans qu'in- tervienne aucun sentiment de fraternité, prenne provisoirement l'aspect d'une coopération. La coopération est plus évidente et plus réelle dans le cas où, non contents de se défendre contre des ennemis communs, les individus d'une même espèce ont à soustraire, à des concurrents d'espèce différente, les matières alimentaires réparties dans leur canton ; car il ne faut pas oublier que la matière alimentaire, la matière susceptible de servir à la fabrication de substance vivante, n'est pas, en général, inoccupée ; elle fait ordinairement partie d"êtres vivants variés, dont chacun tire la couverture à soi et assimile, pour son compte, dans le milieu universel; sous certaines formes, elle est inutilisable pour les individus d'une espèce donnée, soit parce qu'elle est effectivement impropre à l'alimentation de cette espèce (l'herbe pour les loups, la chair des animaux pour les herbivores, etc.), soit parce qu'elle est inaccessible à ses indi- vidus (la chair des oiseaux pour les requins, celle des loups pour les renards, etc.). Indépendamment donc de la défense d'une l'altruisme reproducteur 189 espèce contre d'autres espèces, l'activité d'un individu d'une famille peut être également profi- table à tous ses congénères, quand cette acti- vité, soit transformatrice, soit collectrice, a pour résultat d'augmenter la quantité de matières ali- mentaires utilisables ou de diminuer celle des matières inaccessibles. C'est ainsi qu'entre en jeu la notion de {ravuil. Les abeilles occiimulent dans leur ruche des matériaux alimentaires recueillis à de grandes distances et tratuforment d'autres matériaux de manière à en faire une nourriture excellente pour les jeunes. Tant qu'il n'y a pas trop d'abeilles dans un pays, chacune d'elles, recueillant plus de maté- riaux qu'elle n'en consomme, est un élément de prospérité pour la colonie; quand le nombre des ouvrières devient trop grand, il se forme un essaim qui va chercher fortune ailleurs. Ainsi, dans certains cas, la fatalité qui pousse l'individu à se multiplier, porte en elle le correctif, au moins provisoire, de ce que cette multiplication a de contraire à l'égoïsme ; ce correctif consiste en ce que le travail de chacun peut être utile à tous les membres de la colonie qui résulte de la multiplication. Il devient particulièrement impor- tant quand le perfectionnement de l'espèce permet, entre les divers individus, la division du travail. Il était avantageux pour les hommes des cavernes d'avoir des enfants dont les uns chassaient, d'autres péchaient, d'autres recueillaient des fruits. Mais si plusieurs familles humaines se trouvaient dans le 190 LES INFLUENCES ANCESTRALES voisinage l'une de l'autre, elles pouvaient se trou- ver en concurrence économique et par conséquent arriver à s'enlre-détruire ; il est probable que ce qui a créé entre les diverses familles d'hommes le premier lien de solidarité a été la lutte nécessaire contre des ennemis communs et redoutables; celui qui tuait un grand félin rendait service aussi bien aux clans voisins qu'à son propre clan. Je n'ai pas à rechercher ici les origines — fort peu connues d'ailleurs, — des sociétés humai- nes i; il me suffit d'avoir montré comment on peut concevoir que l'égo'isme bien compris ait été le point de départ d'associations; je vais mainte- nant m'occuper de rechercher quelle a dû être la conséquence, pour la mentalité héréditaire des hommes et des animaux sociaux, du fait qu'ils ont vécu en société pendant un très grand nombre de générations. 1. J'ai exposé ailleurs quelques considérations sur les asso- ciations entre espèces différentes. V. Traité de biologie, op. cit., § 116. CHAPITRE XIV LES CARACTÈRES ACQUIS ET LA GENÈSE DE L'ABSOLU § 43. La fraternité. Dans une lutte de chaque jour contre des enne- mis redoutables, les hommes, surtout s'ils étaient en petit nombre dans un canton, ont dû se consi- dérer les uns les autres comme des alliés utiles ; la vie de chacun des associés est devenue précieuse aux autres et, malgré des retours d'égoïsme féroce qui, en cas de contestation, ont pu amener des drames terribles, l'association quotidienne a dû créer, peu à peu, dans la mentalité héréditaire de l'espèce, une habitude qui est devenue indépen- dante des conditions économiques, la fraternité ou amour du prochain. C'est là un des phénomènes les plus curieux de l'histoire des êtres vivants, la genèse, par une habitude prolongée et héréditaire, d'un sentiment qui fait partie intégrante du mécanisme des individus et qui existr. par suite, en eur, indépendamment des conditions mêmes dans lesquelles cette habi- tude est née. 192 LES INFLUENCES ANCESTRALES J'ai déjà insisté précédemment sur le plus frap- pant de ces exemples, la genèse, par l'expérience prolongée de la pesanteur, de l'idée de chute, ou, si l'on préfère, du sentiment de chute, qui finit par exister dans la mentalité de l'homme indé- pendamment de ses rapports avec la Terre et qui constitue, par suite, dans notre mentalité innée, l'erreur de la croyance à la valeur absolue du mot tomber. M. Bergson prend de même, comme point de départ de sa métaphysique, l'idée de mouve- ment, qui est née en nous de notre expérience du mouvement relatif des corps par rapport à nous, mais qui a fini par exister en nous et qui nous donne ainsi la croyance erronée de notre connaissance du mouvement absolu. Au fond, c'est là la définition même de ce qu'on appelle en Biologie un caractère acquis. Que, sous l'influence de certaines conditions passagères, une certaine modification passagère se produise dans un organisme, modification pas- sagère qui disparaîtra quand aura disparu l'en- semble des conditions dont elle est provenue, ce ne sera pas là, à proprement parler, un caractère acquis. Mais, que les mêmes conditions se trou- vent réalisées pendant longtemps, pendant un grand nombre de générations de l'espèce étudiée, le caractère définitivement acquis, fixé dans l'héré- dité de l'espèce, se manifeste ensuite chez les individus de cette espèce, indépendamment des conditions extérieures dans lesquelles il a été acquis; ce caractère, résultant des relatiOiNS pro- CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE L'ABSOLU 193 longées d'un individu avec un milieu, cl ayant par suite une valeur relative, se transmettra aux indi- vidus iiltérieurs de l'espèce, avec l'aspect d'un caractère absolu. C'est Ihistoire de toute la méta- physique. L'enlant, qui na pas encore eu le temps de cor- riger, par l'expérience personnelle de la relativité de sa connaissance du monde, l'illusion d'absolu que lui donnent ses idées innées, est donc forcément métaphysicien; bien des gens le restent toute leur vie, sauf peut-être pour quelques erreurs trop grossières, comme celle de la valeur absolue du mot tomber ; encore Chateaubriant a-t-il parlé, après Dante, de la pluie qui, observée du bord du monde, tombe goutte à goutte dans l'infini ! La transformation, en idées innées dont l'aspect absolu est fatal, de certaines conquêtes de l'expé- rience ancestrale (expérience veut dire relation), explique le désaccord qui se manifeste, de nos jours, entre ceux qui croient à la morale absolue et ceux qui prétendent baser la morale sur l'utilité. Il s'agit de s'entendre sur les mots. Si l'on définit la morale, l'ensemble des lois aux- quelles doivent se soumettre les individus vivant en société, il est évident que la meilleure morale est celle qui rendra l'individu le plus heureux possible dans la société la plus prospère possible; il faudra que celte morale fasse le départ le plus avantageux entre les concessions que l'individu doit faire à la société et celles que la société doit faire 17 194 LES INFLUENCES ANCESTRALES à l'individu. Cette morale sera donc basée sur l'utilité ; sans quoi elle serait mauvaise. Mais quand on parle de morale, on pense géné- ralement à la morale innée que chacun porte en lui et qui lui permet d'apprécier, dans chaque cas, le bien et le mal, indépendamment de leur utilité immédiate, qui lui dicte, en un mot, son devoir sans aucun souci d'utilité actuelle. Cette conscience morale qui existe en chacun de nous, tant par hérédité que par tradition, a l'aspect métaphysique des caractères acquis, fixés dans les espèces indé- pendamment des circonstances qui ont déterminé leur acquisition. Chacun de nous croit donc qu'il y a un bien et un mal absolus, indépendants des contingences. L'idée de devoir est, dans notre conscience morale, sou- vent opposée à ce que les circonstances extérieures nous montrent être pour nous d'un intérêt immé- diat, et c'est là précisément ce qu'objectent les métaphysiciens aux partisans de la morale de l'intérêt. Il n'y aurait aucune difficulté à résoudre si l'on distinguait la morale telle que nous l'avons définie, de la conscience morale, caractère ances- tral acquis. Et puisque les conditions de la vie des hommes ont entièrement changé, il serait fort pos- sible que, si des sages arrivaient à établir aujour- d'hui la morale la plus avantageuse pour le bon- heur des individus dans une société prospère, cette morale se trouvât en contradiction, sur un grand nombre de points, avec les enseignements de notre conscience morale héréditaire. CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE l' ABSOLU 195 Mais alors, elle ne sérail pas bonne ! Car l'homme acluel est un composé de mécanismes qui tous, utiles ou nuisibles, font, au même titre, partie de son individu. Si l'homme, pour être heureux, a besoin de se nourrir confortablement, de ne pas souffrir du froid, etc., il a besoin aussi d'avoir la conscience franguille, et, par conséquent, une mo- rale qui, tout en lui assurant les conditions écono- miques les plus avantageuses, heurterait de front quelques-unes de ses idées innées les plus chcres, ne saurait assurer son bonheur. L'homme est, a-t-on dit, un étrange animal ; peut-être d'autres animaux sociaux sont-ils, comme lui, un ramassis de contradictions ; cela se com- prendrait aisément si, dans leur histoire ances- irale, il s'était produit de grands changements des conditions économiques. Dans tous les cas, le problème des législateurs est d'assurer à l'homme tel qu'il est les plus grandes chances possibles de bonheur. Cependant, s'il devenait évident que cer- tains caractères de l'organisme humain sont fran- chement nuisibles aujourd'hui à la prospérité sociale, on pourrait se proposer d'essayer de les faire disparaître, et c'est là une œuvre révolution- naire. Chacun de nous peut se proposer de tenter sur lui-même celte opération ; le développement de la logique par l'éducation scientifique permet en effet à quelques-uns de raisonner leurs sentiments au lieu de leur attribuer une valeur absolue, et de n'en tenir compte que relativement aux circonstances; 196 LES INFLUENCES ANCESTRALES mais malgré la force de la logique, il y a un conflit douloureux entre la tendance raisonnée et la ten- dance sentimentale. Le moyen d'éviter ce conflit dans Tavenir serait de ne pas développer par l'édu- cation, chez l'enfant, lès parties de la conscience morale qui nous paraissent aujourd'hui contraires à la saine raison ; car nous ne devons pas nous dissimuler que ces vieilles habitudes, qui sont devenues nos sentiments les plus tyranniques, si elles nous sont sans doute, pour une grande part, transmises héréditairement, nous sont en outre inculquées dans le jeune âge par nos anciens ; la tradition s'ajoute à l'hérédité de telle manière que nous ne pouvons pas savoir quelle est, dans la genèse de nos sentiments individuels, la part qui revient à l'un ou à l'autre de ces facteurs. Mais pour obtenir que l'éducation des enfants fût faite de Cette manière logique, il faudrait d'abord convaincre tous les hommes de notre géné- ration de l'absurdité de certains sentiments aux- quels ils tiennent souvent surtout en raison de leur absurdité; et si le conflit se manifeste, dou- loureux, dans la mentalité de l'homme instruit qui arrive à raisonner ses sentiments, il se mani- festera probablement, plus aigu encore, entre les ignorants amis de la tradition et les savants révo- lutionnaires. Je n'ai d'ailleurs pas à rechercher, dans ce livre, des remèdes à l'état actuel des choses, mais bien à exposer comment, à mon avis, les influences ancestrales nous ont faits ce que nous sommes, CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE L'ABSOLU 197 tant par rhôrc''(lit6 que par la tradition. Et si l'on veut bien admettre ce que j'ai essayé d'établir tout à l'heure au sujet de l'aspect métaphysique que, par définition même, prennent les caractères réellement acquis, je crois qu'il sera facile de ne pas être embarrassé par les discussions des parti- sans de la morale absolue et des champions de la morale de l'intérêt. La morale absolue est le résultat de la fi.vation, dans notre organisme, d'une morale basée autre- fois sur l'intérêt et qui peut être aujourd'hui en désaccord, à cause du changement des circons- tances, avec l'intérêt individuel ou social ; voilà ce que je voudrais avoir montré dans ce chapitre. § 44. Le sentiment religieux. L'invention des Dieux • a donné une forme parti- culière à la notion humaine du bien et du mal ;* ces entités dirigeantes ont été douées, par nous, hommes, d'une conscience morale calquée sur la nôtre et sont devenues, naturellement, les arbitres des mérites des hommes. En d'autres termes, une fois que, par fixation progressive dans notre hérédité, certaines nécessités utilitaires contin- gentes ont pris le caractère métaphysique d'entités absolues, une fois qu'elles sont devenues de la même nature que les Dieux, l'observance de leurs commandements a pris un caractère religieux; on a eu peur, en désobéissant aux ordres de sa cons- 1. V. plus haut, § 39. 17. 198 LES INFLUENCES ANCESTRALES cience morale, de déplaire aux Dieux arbitres du bien et du mal. En fait, les commandements des Dieux ont com- pris, chez tous les peuples, les plus importantes des lois sociales; il est vrai qu'avec ces lois sociales, et même toujours avant elles, il y avait dans ces commandements des articles relatifs à la peur même qu'inspiraient les Dieux ; il fallait cVabord adorer les Dieux, les flatter et leur offrir des sacri- fices, pour se les rendre favorables, propices, comme des juges vendus ; moyennant le bénéfice qu'ils retiraient de cette première partie du pro- gramme, les prêtres se chargeaient volontiers de surveiller les autres et considéraient comme un crime punissable une infraction aux lois de la société. Il va sans dire qu'entre un honnête homme impie et un pieux larron ils n'hésitaient pas sou- vent, à moins d'être, par hasard, eux-mêmes, des "modèles de probité. Quoiqu'il en soit, le sentiment moral et le sen- timent religieux se sont aisément confondus à cause de leur commune nature et c'est pour cela que tant de gens croient aujourd'hui à l'impossi- bilité d'une morale sans religion ^. Je le répète, il faut s'entendre sur les mots ; la morale est l'en- semble des lois de la société ; ces lois sont bonnes ou mauvaises, suivant qu'elles ont ou n'ont pas pour résultat le maximum de bonheur individuel 1. Les saints laïques comme Littrc sont, il est vrai, assez rares, mais leur existence devrait suffire à montrer que l'al- truisme est indépendant de la foi. CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE L'ABSOLU 199 avec le maximum de prospérilé sociale ; chacun peut les discuter et se proposer, s'il y trouve des améliorations, de les faire accepter par ses congé- nères ; mais tant que les lois sont en vigueur il s'expose, en ne s'y soumettant pas, à des repré- sailles de la part de ceux qui les acceptent. Il n'y a pas d'impératif qui ordonne l'obéissance aux lois; il y a seulement la loi du plus fort qui fait que certains individus, se trouvant bien du régime actuel, sont capables de l'imposer à ceux qui, s'en trouvant mal, essaient de le renverser. Or, il arrive que le sentiment religieux est forcément toujours d'accord avec lé régime qui a été long- temps en vigueur, car .si la conscience morale résulte de la fixation de l'habitude d'une certaine législation, c'est précisément dans cette législation que les hommes ont puisé les éléments avec les- quels ils ont défini la volonté des Dieux. Dans une société quelconque, la religion se trouve donc gardienne de la tradition, et c'est pour cela que les révolutionnaires ont toujours besoin de lutter contre les religions; si, d'ailleurs, un révo- lutionnaire réussissait, ce serait en substituant une religion à une autre, comme l'a fait Jésus-Christ; car, pour les hommes ignorants, la forme de loi la plus facile à saisir et à appliquer est celle qui prend la forme religieuse et qui, par conséquent, exploite une peur irraisonnée plus puissante que la crainte du gendarme. L'histoire du christia- nisme est d'ailleurs très curieuse à cet égard, car, si son fondateur a été un révolutionnaire dans 200 LES INFLUENCES ANCESTRALES toute la force du terme, on sait comment ses successeurs ont trouvé le moyen de se servir de la formule chrétienne pour conserver, (avec une appa- rence un peu difïérente peut-être,) les parties de i'ancienne législation qui étaient le plus opposées à la doctrine de Jésus-Christ. C'était d'ailleurs une condition de vie pour la nouvelle religion ; on ne renverse pas en quelques jours des habitudes sécu- laires ; et grâce à ces compromis qui ont assuré vingt siècles d'existence à la religion dite chrétienne, c'est surtout contre les commandements de cette religion que luttent aujourd'hui des révolution- naires ayant, sur beaucoup de points, le même programme que le Christ. § 45. La justice. Le rôle des conceptions métaphysiques dans les revendications sociales est évident. C'est au nom d'un idéal de justice que s'agitent les révolutionnaires ; il est bon de se demander quel est, dans les phénomènes ancestraux, le point de départ de cette notion du juste et de l'in- juste qui, dans la conscience de chacun, est aussi absolue que celle du bien et du mal. La justice est le respect des droits de chacun ; mais d'où a pu provenir cette notion des droits individuels? Le seul droit que connaisse la Biologie est le droit du plus fort ou, plus précisément, du plus apte ; encore n'y a-t-il là qu'une définition a posteriori; quand nous constatons qu'un individu CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE L' ABSOLU 201 a prospéré, là où d'autres individus sont morts, nous déclarons, sans avoir à craindre de nous tromper, qu'il était plus apte que les autres à prospérer dans les conditions considérées ; or, nous remarquons, à chaque instant, que des êtres meu- rent là où d'autres continuent à vivre, et que, par conséquent, les aptitudes des êtres sont différentes ; en d'autres termes, ce que nous trouvons de plus évident dans l'observation de la nature, c'est que les êtres sont inégaux. Les loups mangent les moutons, les moutons mangent l'herbe ; l'inégalité est partout, et les phé- nomènes naturels sont des conflits d'égo'ismes ; nous n'avons aucune raison de dire que l'herbe a le droit de vivre, que le mouton a le droit de vivre ; ce sont là des mots qui ne correspondent à rien de réel, et dont cependant bien des littérateurs ont fait des phrases ronflantes ; car il est évident que si le loup a le droit de vivre, il ne peut exercer son droit qu'à la condition de ne pas respecter le même di'oit chez les moutons qui eux-mêmes ne le respectent pas chez l'herbe dont ils se nourris- sent. La lutte pour l'existence est la négation des droits égaux de chacun, ou, si l'on préfère, laffir- mation du droit du plus fort. Et par conséquent, si nous trouvons une signification réelle à cette notion métaphysique de justice et de droit, nous ne pourrons pas l'étendre à l'ensemble des êtres vivants ; c'est en effet nous allons le voir, une notion purement humaine, mais, comme les notions 202 LES INFLUENCES ANCESTRALES acquises et transmises héréditairement, elle prend, nous l'avons expliqué plus haut, un caractère absolu; nous nous éftnnions donc après coup, de constater que Injustice immanente dont nous avons doté l'univers, n'est pas respectée dans l'ensemble des êtres vivants. Ce n'est évidemment pas de la vie individuelle ou égoïste qu'a pu provenir la notion de justice avec laquelle elle est en contradiclion patente ; c'est encore une résultante de la vie sociale pro- longée pendant un nombre considérable de géné- rations ; or, si nous nous imaginons les sociétés primitives sur le modèle de nos sociétés modernes, nous devons constater qu'il est bien difficile d'y trouver une égalité de droits individuels capables de servir de point de départ à l'établissement d'une notion de justice. Les individus sont diffé- rents, ont des aptitudes différentes et se trouvent, de plus, placés, par le hasard de la naissance, dans des conditions d'inégalité de lutte qui doivent faire saigner le cœur d'un observateur épris de justice sociale. Tout au plus sont-ils, dans quelques pays au moins, à peu près égaux devant la mort, c'est- à-dire que le meurtre d'un homme est interdit, si misérable qu'il soit. Il est vraisemblable que les inégalités entre hommes ont toujours été fort accusées; mais nous concevons que, dans un clan formé d'un certain nombre d'individus, il y ait eu utilité, pour chacun, à ne pas entraver et même à favoriser le travail, utile au clan, de n'importe lequel de ses membres. CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE l'aBSOLU ^03 Chacun profitant du travail de tous, l'égoïsme de chacun trouvait un avanlai^'e dans ce régime al- truiste; de phis, les luttes intestines représeniatit autant de pertes pour la communauté, à cause du gaspillage d'énergies utilisahles, une convention tacite (peut-être môme maintenue au moyen de sanctions pénales instituées par les anciens du clan) a fait que chacun a respecté, à charge de revanche, l'égoïsme de son voisin. C'est de Yhabi- tude prolongée de ce respect de l'égoïsme de cha- cun qu'est née petit à petit, dans la mentalité des hommes (et probablement de tous les animaux sociaux), la notion métaphysique des droits des individus et de Injustice ou respect de ces droits. Comme nous l'avons maintes fois vu précédem- ment, cette notion métaphysique, avec son carac- tère absolu, s'est trouvée indépendante des con- tingences ; elle a même, chose curieuse, pris dans sa forme héréditaire une rigueur qu'elle n'avait jamais eue au début de son histoire ; la notion de Vrgolité des hommes est née petit à petit, de l'habitude de respecter l'égoïsme de chacun dans une société dont tous les membres étaient forcé- ment inégaux 1. Au cours des siècles, cette notion métaphysique d'égalité, d'abord limitée aux membres d'un clan, a fini, dans le cerveau humain, par prendre un 1. Dans un autre ordre d'idées, j'ai montré ailleurs [Les Lois naturelles, op. cit.], que l'observation prolongée de cas appro- chés de déterminisme a fait naître chez l'homme la notion salu- taire du déterminisme absolu. 204 LES INFLUENCES ANCESTRALES caractère délinilivement absolu et par être appli- quée à tous les hommes, quels qu'ils fussent. L'al- truisme de certains d'entre nous va même plus loin et s'étend aux animaux dont l'exploitation est nécessaire à la vie de l'homme ; il y a des gens qui ne veulent pas manger de viande parce qu'ils ont le sentiment du respect absolu de la vie; si une telle sentimentalité se manifestait chez les loups, ce serait la fin de l'espèce ; si le respect de la vie s'étend, chez les végétariens, à la vie des végétaux, ils devront mourir de faim. Ainsi, la transforma- tion, en sentiment métaphysique, d'une convention qui, primitivement, ne visait qu'à la protection de i'égoïsme, peut arriver finalement à menacer cet égoïsme même. Nous ne devons pas trop regretter le développe- ment progressif de cette sensihlerie chez certains individus, car il ne faut pas oublier que si des sen- timents altruistes se manifestent forcément chez tous les animaux ayant longtemps vécu en société, ils coexistent avec des sentiments égoïstes aussi vigoureux pour le moins et plus anciens. Le pro- verbe : « Charité bien ordonnée commence par soi-même, » établit les droits imprescriptibles de I'égoïsme; et si, chez quelques individus, I'égoïsme est un peu exagéré, il n'est pas mauvais que, chez d'autres, l'altruisme le soit également. « Pour obtenir des hommes le simple devoir, a dit Renan, il faut leur montrer l'exemple de ceux qui le dépassent; la morale se maintient par les héros. » Dans chacun de nous, il y a des tendances CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE L'ABSOLU 205 antagonistes, plus ou moins fortes suivant les hasards de noire naissance, l'égoïsme et l'allruisnie, et nous agissons, dans chaque cas, après avoir tenu compte, suivant notre nature, dans la mesure qui nous convient, de chacune de ces deux tendances. Le résultat du conflit entre les deux tendances est variable suivant les individus ; chez quelques-uns l'égoïsme remj)orte, ceux-là sont les forts et les cruels; chez d'autres l'altruisme prédomine; ce sont les timides et les doux; ils sont les dupes des premiers, mais s'en consolent par la satisfaction de leur conscience. Les hasards de l'amphimixie que nous étudie- rons un peu plus loin, et aussi les eiïels de l'édu- cation, déterminent, chez chacun de nous, ce qu'on appelle le caractère individuel, et qui est émi- nemment variable avec les individus ; une solide instruction, développant la raison, permet quel- quefois à certains hommes de s'abstraire de leur caractère, de juger avec leur logique et non avec leur tempérament; ce sont les philosophes, les sages; mais leurs jugements doivent être souvent discutables, car il y a trop d'éléments en jeu et la raison ne peut les envisager tous; on raisonne incinnplt'temeiil ; c'est pour cela que tous les phi- losophes ne sont i)as d'accord. D'ailleurs, les passions des hommes sont des élé- ments importants, dont chacun tient compte, dans ses raisonnements, suivant sa nalare ' de sorte que les raisonnements sociologiques n'ont pas, en géné- ral, le caractère d'impersonnalité qui seul donne 18 206 LES INFLUENCES ANCESTRALES à une conclusion une valeur scientifique. Les anar- chistes, par exemple, prétendent que les hommes sont assez altruistes pour qu'aucune répression ne soit utile; cela prouve simplement qu'ils le sont eux-mêmes particulièrement et voilà tout. Celte question de la répression m'amène à parler d'une question connexe, celle de la responsabilité. Je vais d'abord essayer de le faire dans le langage de la logique pure, sans donner aux facteurs mé- taphysiques de nos jugements la valeur qu'ils méritent cependant, du moins quand, dans l'état actuel de l'humanité, on veut discuter les choses humaines et les relations des hommes entre eux. § 46. La responsabilité individuelle^. On nous parle sans cesse de responsabilités atté- nuées ; la question est à l'ordre du jour et, tout récemment encore, une cause célèbre a été le point de départ de longues et savantes discussions sur le rôle de la suggestion dans le crime. Tout cela peut paraître fort clair à ceux qui croient que l'homme est libre ; il n'en est pas de même pour les déterministes, car enfin, avant de rechercher si la responsabilité d'un individu est susceptible de se trouver atténuée par certaines circonstances, peut-être convient-il de se demander ce que c'est que la responsabilité, et même s'il y a une respon- sabilité. 1. Tout ce paragraphe a paru dun s le'i A 7ina les de la jeunesse laïque, mai 1904. CAnACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE nK l'ABSOLU 207 L'iiomine est le produit de riiércdilé et de l'édu- cation ; j'entends, par hérédité, l'ensemble des propriétés de l'œuf dont l'homme provient, et par éducation l'ensemble des circonstances qu'a tra- versées l'œuf depuis sa formation ; l'homme est le produit de ces deux facteurs et de ces deux fac- teurs seulement. Qui est responsable de l'hérédité ? Personne ! Le hasard ! Quand deux êtres collaborent à une fécon- dation, chacun d'eux apporte à l'œufses propriétés personnelles héréditaires; mais ils ne savent pas pour cela quel sera le résultat de l'opération ; l'œuf aura des propriétés à lui, une hérédité à lui et qui dépendra non seulement des hérédités pater- nelle et maternelle, mais encore de la manière dont ces deux hérédités se sont mélangées, des proportions dans lesquelles les deux éléments sexuels se sont fondus. Tel autre élément génital venu du père (et il en fournit des millions à la fois) eût procuré à l'œuf des propriétés toutes différentes ! Si deux parents ont obtenu une pre- mière fois un beau rejeton, bien doué sous tous les rapports, demandez-leur donc de lui donner un frère qui lui ressemble ! Ils fabriqueront peut-être un avorton ou un idiot ! Et même si on les consi- dérait a priori comme responsables de leurs actes, ils ne seraient pas responsables du résultat de leur collaboration, du moment que le hasard leur interdit de le prévoir ! Cela ne les empêchera pas d'ailleurs d'être iiers de leur fils aîné et honteux du cadet. De tels sentiments sont naturels à l'homme. 208 LES INFLUENCES ANCESTRALES Qui est responsable de réducation ? J'ai posé intentionnellement la question sous cette forme, car elle montre bien le raisonnement vicieux de ceux qui parlent de responsabilité avant de s'être demandé s'il en existe. L'éducation, ensemble des circonstances qu'a traversées l'œuf depuis sa for- mation, est d'une complexité qui défie toute ana- lyse. Dans l'éducation interviennent des hommes et des choses, ou, d'une manière plus précise, des êtres vivants et des objets inanimés ; et les der- niers ne sont pas moins importants que les pre- miers. Une tuile qui vous tombe sur la tête est un sérieux facteur d'éducation, et personne évidem- ment n'en est responsable, quoique bien des gens soient prêts à vous dire : « Il ne fallait pas rester dessous ! » A cause de la faculté d'imitation, si prodigieuse- ment développée chez les individus de notre espèce, le rôle des êtres vivants est, dans notre éducation, d'autant plus important qu'ils nous res- semblent davantage et que, par conséquent, nous avons plus de facilité à les imiter; nos semblables, les autres hommes, tiennent incontestablement le premier rang à ce point de vue et le langage arti- culé décuple immédiatement leur influence sur nous. C'est pour cela qu'on restreint souvent le sens du mot « éducation » aux facteurs humains de l'éducation, et cela est souverainement regrettable, au point de vue de la précision scientifique. « Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es! » Cette formule très usitée, et qui donne aux CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE l'aBSOLU 209 facteurs humains de l'éducation une importance devant laquelle disparaît celle de l'iu'réditc même, est entièrement opposée à cette autre : « Qualis paler talis fi lins », qui affirme avec aussi peu de raison la toute-puissance de l'hérédité ; cela n'em- ])èche pas qu'on emploie les deux successivement, suivant les besoins de la cause ; et ainsi l'on se tire toujours d'affaire. Non seulement l'homme est uniquement le pro- duit de son hérédité et de son éducation, mais encore, l'acte qu'il commet à un moment donné est entièrement déterminé par son état personnel à ce moment précis et par les circonstances ambiantes; or, il n'est pas responsable des circonstances am- biantes, il n'est pas responsable non plus de son état actuel qui provient de son hérédité et des circonstances qui ont entouré sa vie passée; il n'y a pas de responsabilité ! Et cependant, si je marche sur le pied de quel- qu'un par mégarde, ce n'est certainement pas la même chose que si je le fais intentionnellement. Dans le premier cas, même si je lui fais beaucoup de mal, ma victime ne m'en gardera pas rancune; dans le second cas, même si la douleur a été insi- gnifiante, je serai considéré comme coupable et traité comme tel; et ce qu'il y a de plus remar- quable, c'est que je trouverai cela parfaitement légitime. 18. 210 LES INFLUENCES ANCESTRALES Or, dans les deux cas, j'aurai été également conduit par les circonstances, mais, dans le pre- mier cas, cela aura été plus évident que dans le second. Dans le premier cas, ce sera même la faute de l'offensé si, remarquant que j'avançais sans le voir, il n'a pas retiré son pied avant que je marche dessus ; si lui non plus ne m'a pas vu venir, ce ne sera la faute de personne et cependant le mal aura été fait. . Dans le second cas, j'aurai aperçu d'avance mon partenaire, et l'état de mon individu, à ce moment donné, se sera trouvé tel que j'aurai été amené, précisément par sa vue, au désir de lui marcher sur le pied ; ce désir résulte chez moi de phéno- mènes de mon éducation passée. Il est possible que, dans mes souvenirs, il reste une certaine ran- cune contre le personnage que je vois actuelle- ment, et alors sa vue suffira à éveiller en moi le désir de lui marcher sur le pied. Ou bien, sans que je le connaisse d'avance, son aspect me sera immédiatement assez antipathique pour détermi- ner le mécanisme que je suis au moment consi- déré à lui faire un affront en lui marchant sur le pied. Il est évident que si je raconte les choses de cette manière, qui est la bonne, l'offensé sera aussi responsable que moi de l'accident arrivé : ôtez l'un de nous deux, il n'y aura plus affront. Et cependant je recevrai peut-être un soufflet, et ce sera là une excellente chose pour l'avenir, car si je rencontre une seconde fois le même homme, le souvenir du CARACTÈRES ACOLIS ET GENÈSE DE l'aBSOLI' 2H soufflet sera un nouveau facteur d'action qui suffira peut-être à me décider à me retenir, en admettant que l'envie me prenne, cette fois encore, de lui faire du mal. Ce serait là une excellente chose si l'intéressé agissait vraiment dans ce but philosophique d'in- troduire dans mon éducation un nouveau facteur profitable pour lui ; mais, le plus souvent, cela n'aura pas lieu; il ne raisonnera pas comme je viens de le faire dans les lignes précédentes; il concevra de la haine pour moi et tiendra à se venger de moi absolument comme si j'étais res- ponsable; mais n'ai-je pas moi-même agi aussi peu philosophiquement en lui marchant sur le pied, comme s'il était responsable d'avoir une figure qui me déplaît ! La sociclc humaine agit le plus souvent sans aucune philosophie; ses lois sont destinées à punir le coupable et non à réparer des mécanismes dont le fonctionnement s'est montré dangereux dans cer- taines circonstances. Et, malgré cela, il y a un certain parallélisme entre la manière dont on juge l'individu considéré comme responsable et celle dont on le traiterait dans le seul but de le modifier favorablement en vue de la vie sociale. Si, par exemple, un individu tombant d'un écha- faudage a tué un passant sans se faire du mal, on l'acquittera du fait d'homicide, parce qu'on ne le considérera pas comme responsable de l'accident. On arriverait au même résultat en remarquant que le mécanisme cérébral du meurtrier n'est pas inter- 212 LES INFLUENCES ANCESTRALES venu dans la perpétration du meurtre et que, par conséquent, il serait tout à fait illogique de cor- riger par une condamnation un mécanisme céré- bral qui est peut-être excellent. La seule chose qui serait légitime, serait de le corriger de son poids, de le rendre impondérable pour que, dans une nou- velle occasion, sa chute fût inoffensive, mais il ne saurait y avoir là la moindre idée de punition... Si un fou a tué un homme dans un accès, on l'acquittera comme irresponsable, et Ton se conten- tera de l'interner pour Tempêcher de nuire à lui- même et aux autres. On arriverait exactement à la même conclusion en disant que le mécanisme cérébral du meurtrier n'est pas susceptible d'être amélioré par une condamnation 5 que son état de folie l'empêcherait précisément de tirer parti du souvenir d'une condamnation passée au point de reculer une seconde fois devant un nouveau meurtre, et on l'internerait comme incorrigible ; il serait également logique de le tuer, si on avait la convic- tion que c'est le seul moyen de le guérir. Dans tous les cas, il s'agirait de le guérir de sa folie et non de corriger la partie de son mécanisme qui est spé- cialement relative au meurtre commis. Un véritable impulsif doit également être con- sidéré comme irresponsable ; dans notre langage logique, nous dirons que, si cet individu a été amené à commettre un meurtre dans certaines cir- constances, aucun raisonnement n'aurait pu, par définition même de l'impulsif, le détourner d'obéir à son impulsion. Il est donc inutile d'introduire, CARACTÈRES ACQUIS RT GENKSE DE L'ABSOLU 213 pour l'avenir, dans son mécanisme, le souvenir d'une condamnalion qui ne saurait jouer dans aucun cas, chez lui, un rùlc inhibitif. J'ai connu un chien qui, très doux en général, avait pour un de ses congé- nères une horreur insurmontable; chaque fois qu'il le voyait, il sautait dessus et essayait de le dévo- rer; les raclées les plus consciencieuses ne purent le corriger. Son maître se décida enfin à corriger Vautre chien pour l'empêcher de revenir dans son voisinage et l'ordre fut rétabli. Un homme qui agit sous l'infinence de la sug- gestion est absolument comparable à un impulsif; il obéit passivement à son maître, et aucune faculté inhibitrice n'existe plus chez lui. Tous les cas que nous venons de passer en revue et qu'on appelle les cas d'irresponsabilité, sont donc traités par la justice comme il convient de le faire en bonne logique, quoique la forme du lan- gage juridique soit toute difîérente, dans ses con- sidérants, de celle des raisonnements que nous venons d'exposer. La loi parle toujours du coupable à punir, et, dans les cas précédents, admet simple- ment qu'il n'y a pas à punir, parce qu'il n'y apas cul- pabilité. Passons maintenant au cas des individus qui sont considérés comme responsables, c'est- à-dire à ceux dont le mécanisme cérébral est sain. Un homme dont le mécanisme cérébral est sain est celui qui est capable de comprendre un raison- nement et d'en tenir compte dans ses actes. En d'autres termes, tous les raisonnements qu'on a 214 LES INFLUENTES ANCESTRALES tenus devant lui pourront intervenir comme mo- biles dans ses actes ultérieurs ; quelques-uns de ces raisonnements le pousseront à agir d'une cer- taine manière, d'autres l'en détourneront, et le résultat dépendra de la nature, de la structure actuelle de lindividu, structure dans laquelle tels ou tels mobiles l'emporteront sur tels ou tels autres. La structure de l'homme dépend de son hérédité et de son éducation; les mobiles qui l'in- fluencent dépendent des conditions actuelles et aussi de son hérédité et de son éducation ; on ne saurait donc, en bonne logique, le considérer comme res- ponsable. Les lois ont pour but d'introduire dans le méca- nisme cérébral des hommes sains un certain nom- bre de considérations destinées à peser sur leurs déterminations, dans chaque cas, de manière à les faire agir conformément aux conventions de la société dont ils font partie. Et s'il n'y avait, dans l'éducation de l'homme, d'autres mobiles que ceux qui proviennent du souci d'obéir aux lois, nous serions tous comparables aux impulsifs ou aux suggestionnés dont je parlais tout à l'heure; mais cependant, si les lois étaient bonnes, le résultat en serait tolérable; la connaissance des lois finirait même par devenir héréditaire, et la société humaine serait analogue à la cité des abeilles, dans laquelle chacun n'a jamais envie de faire que ce qu'il doit faire précisément. Mais nous n'en sommes pas là ! Chacun de nous tient, de son hérédité et de son éducation (surtout CARACTÈRES ACQUIS ET flENKSK DE L'aBSOLU 215 de son hérédilé, puisque des êtres ayant subi même éducation diiïerent quelquefois considéra- blement à ce point de vue), une sorte de tribunal intérieur qu'il appelle sa conscience morale et avec lequel il apprécie ce qui est bon et ce qui est mal, ce qui est juste et ce qui est injuste. « Ne juge pas si tu ne veux pas être jugé », a dit un sage ; et ce sage n'a pu s'empêcher cepen- dant de juger et de juger sans cesse, en iiromet- tant des récompenses incalculables à ceux qui acceptaient sa manière de juger. Aussi a-t-il été jugé lui-même à son tour et mis en croix. Nous n'aurons pas la prétention d'être plus sages que lui et nous continuerons de juger puisque cela est dans la nature de l'homme. La justice, dont nous avons l'idée innée, veut que chacun soit traité suivant ses mérites, et nous nous réservons d'apprécier les mérites de chacun au moyen de notre conscience morale, qui juge en dernier ressort ; « on ne peut contenter tout le monde », dit le proverbe, et cela prouve que les tribunaux individuels sont dilïérents ; cette cons- tatation devrait suffire à nous empêcher d'attribuer à notre conscience morale une valeur absolue, mais nous ne nous y résignerons pas facilement. Au contraire, ce sentiment que nous avons du juste et de l'injuste est ce que nous trouvons de meilleur en nous ; quand nous avons imaginé un Dieu, nous lui avons prêté une justice infinie et il a commencé par préférer Abel à Gain, ce qui était profondément injuste, puisqu'il les avait créés 216 LES INFLUENCES ANCESTRALES tous deux avec leurs qualités et leurs défauts, mais ce qui était aussi profondément humain. Notre logique nous apprend qu'il n'y a pas de responsabilité absolue, donc pas de mérite, et cependant nous aimons certains êtres et nous en délestons d'autres, et nos sentiments nous sont bien plus chers que nos raisonnements : « Si nous comprenions, dit Anatole France, la figure des âmes comme les figures de la géométrie, nous n'aurions pas plus d'animosité à l'endroit d'un esprit trop étroit qu'un mathématicien n'en montre contre un angle qui, faute de cinq ou six degrés d'ouverture, n'a pas les propriétés de l'angle droit. » Et cependant nous avons des affections et des haines ; le sentiment est l'ennemi de la raison. Certains philosophes, remplis de bonnes inten- tions, ont essayé de lutter contre la sévérité de la justice et d'apitoyer les juges par la considération de l'irresponsabilité des criminels. « C'est, disent-ils, la société qui est coupable des crimes des malheu- reux. )) Ces sages ont raison, mais ils ne vont pas jusqu'au bout de leur thèse et ils n'accepteront pas de le faire. Même, ils n'ont pas toujours prêché d'exemple, et tel bon juge a accablé de son mépris le mauvais juge qui, cependant, n'est, lui aussi, qu'un criminel irresponsable ; peut-être arrive- rait-on cependant à les guérir de cette erreur de raisonnement s'il n'en résultait pas immédiatement ceci (et c'est là une conclusion de leur thèse, mais ils ne l'accepteront pas) c'est que eux, les bons CARACTKRES ACQUIS ET OKNÈSE DE l'aBSOLU 217 juges, ne sont pas suiirrieurs aux mauvais jn^^cs. Il veuleut bien supprimci' la responsahililé du mal, et ils ont raison, mais ils veulent conserver la responsabilité du bien ; ils veulent avoir du mrrite! Oh I ceci est tellement humain (|u'on ne peut songer à le détruire sans détruire Ihumanité tout entière. Et, cependant, c'est illogique; la logique nous tromperait-elle donc? Le déterminisme ne serait-il qu'une approximation, qu'une illusion? Non ! mais le langage déterministe est différent du langage humain, et voilà le nœud de la ques- tion. L'homme change à chaque instant ; l'homme est une succession de mécanismes (/i//'fc'/'e»/5 et le langage déterministe ne peut raconter l'activité d'un homme sans faire remarquer que, à chaque instant, ce n'est plus le même homme. En parti- culier, il sera impossible à un déterministe de complimenter un homme au sujet d'une action à laquelle un de ses prédécesseurs, dans le temps, a pris part ; un général est déclaré grand parce qu'il a rem[)orté une victoire; on ne dit pas un f/nind canon de celui qui a tué un chef ennemi, et cependant le canon a moins changé que le général. Le langage humain, au contraire, en attribuant à un homme un nom invariable pendant toute si vie, établit une solidarité absolue entre tous ses actes passés, présents et futurs. Qui de nous n'a été peiné de voir s'asseoir, à quatre-vingts ans, sur les bancs de la cour d'assises, le grand Ferdinand de Lesseps ? De même qu'un homme (jui a été déclaré grand i:) 218 LES INFLUENCES ANCESTRALES reste grand toute sa vie, de même un homme qui a volé une fois reste toute sa vie un voleur i; et cependant il peut arriver que l'ancien voleur soit devenu plus honnête que Tancien grand homme; cela devrait même arriver si les lois étaient bien faites, c'est-à-dire si, au lieu de songer à punir, elles se préoccupaient de corriger les mécanismes dans la mesure du possible; un voleur qui récidive fait le procès de la loi qui l'a condamné. La justice serait bonne (je ne dis pas qu'elle serait juste ; l'idée du juste et de l'injuste n'a, nous l'avons vu, aucun fondement logique), lajustice serait bonne, dis-je, si elle se proposait de guérir les malfaiteurs de leur déterminisme malfaisant; au lieu de cela, elle punit au nom d'un idéal qui ne rime cà rien de réel et elle intro- duit, dans les facteurs d'action du condamné, d'une part, le souvenir d'une punition qui le rend peut- être plus mauvais, d'autre part une tare sociale qui dure autant que lui et l'empêche d'agir en honnête homme s'il l'est devenu. Mais qui de nous acceptera de n'être pas une personne qui se perpétue dans le temps, d'être seulement un phénomène extemporané, sans cesse variable? Nous renoncerons bien à oublier ce qui nous abaisse, mais nous retiendrons ce qui nous élève; au contraire, nous retiendrons, de l'histoire individuelle de nos congénères, uniquement ce qui les dégrade, car l'abaissement de l'un fait l'éléva- 1. Nous sommes plus indulgents pour les chiens, une fois que nous les avons corrigés nous ne leur gardons pas rancune. CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE l'aBSOLU 219 tion (le l'autre par contraste; ce sont les voleurs qui font les honnêtes gens. Le langage humain est le langage du sentiment et non celui de la logique ; c'est pour cela qu'il est humain de parler de responsabilité, quoiqu'il soit illogique de le faire ; il est humain de parler de mérite et de punition et de conserver à chacun un nom invariable à travers tous les avatars de son existence. Le langage humain sert surtout aux relations entre les hommes, et il est inutile que CCS relations soient logiques ; les erreurs y jouent un rôle égal et même supérieur à celui des vérités ; pour avoir le droit de nier la responsabilité des autres, il faudrait renoncer à la sienne propre et par conséquent à être un homme supérieur. Per- sonne ne l'acceptera tant que les hommes n'auront pas changé, et ce que nous savons de l'évolution de notre espèce ne semble pas prouver que le règne de la raison soit proche ; les hommes ne seront jamais logiques, et peut-être devons-nous nous en réjouir, car ce serait bien ennuyeux ! CHAPITRE XV LA VÉRITÉ HUMAINE § 47. De I importance qu'il faut accorder aux sentiments dans la législation. J'ai reproduit intégralement, au paragraphe pré- cédent, un article que j'avais publié avant d'entre- prendre cette étude d'ensemble des intluences an- cestrales. Je l'ai reproduit à dessein pour montrer comment, en voulant être logique, on est quelque- fois incomplet. Lorsqu'on veut apprécier la valeur de règles qui établissent actuellement les relations d'homme à homme, il faut tenir compte de tout ce qui, acluellemenl, l'ait partie de la structure de l'homme. Et l'on ne saurait se refuser à admettre que, dans la conscience morale de l'homme, exis- tent les notions métaphysiques de juste et d'injuste, de bien et de mal, de culpabilité et de punition. Qu'il faille souvent se défier de ces notions et des mobiles que nous pouvons y puiser, je crois l'avoir suffisamment montré en exposant leur ori- gine ; un homme qui sera forcé par les circons- tances de commettre, dans un but que sa logique lui impose impérieusement, quelque chose que sa LA VÉIUTÎ: HUMAIN!-: 221 conscience morale réj)rouvo, n'en sera ]ias aussi allrisié s'il se dil que sa conscience morale, héri- tage d'une époque passée, peut n'être plus adéquate aux circonstances actuelles. Il faut donc, tout en constatant que la nature humaine contient ces no- lions, ol que, par conséquent, elles doivent jouer un rùlc dans les relations entre hommes, ne ja- mais oublier que leur caractère absolu est le ré- sultat d'une illusion. C'est à ce point de vue que toutes les considéra- tions précédentes sur la genèse de nos sentiments métaphysiques sont d'une utilité incontestable ; elles nous empochent de voir dans ces sentiments des guides impeccables. Qu'est-ce d'ailleurs que la vérité? Ne nous laissons pas entraîner à la recherche illusoire d'une vérité métaphysique absolue. De même que la logique, résultat de rexpérience hu- maine, permet d'établir, entre les objets délinis à l'échelle humaine, des relations qui sont à l'usage (le l'homme, de même la vérité, dans les relations (les hommes entre eux, doit être à l'échelle de l'homme et formée d'éléments humains. Tout à l'heure, par exemple, je disais après bien d autres, que c'est la société qui est coupable des crimes des malheu- reux. Avant de rechercher si c'est la société ou le criminel qui est coupable, il faut se demander s'il y a une culpabilité absolue, autrement la question ne signifie rien; et si Ton connaît l'origine évolutive de cette notion de culpabilité, la seule question (ju'on puisse se poser en bonne logique est de re- in. 222 LES INFLUENCES ANCESTRÂLES chercher ce qui vaut le mieux pour l'ensemble des hommes, et d'établir des lois en ne tenant compte des idées métaphysiques qu'autant qu'elles inter- viennent comme facteurs dans les déterminations humaines. Une loi doit être avantageuse pour les hommes, et non satisfaire un idéal discutable de jus- tice. Nous tuons les chiens enragés et nous avons raison, quoiqu'il n'y ait là aucune justice, puisque ces amis de l'espèce humaine ne sont en aucune manière responsables de la maladie dangereuse qu'ils ont contractée à leur insu, et même quel- quefois en défendant leur maître contre un en- nemi redoutable. Il y a donc des lois dans les- quelles le souci de l'avantage à obtenir l'emporte sur les influences sentimentales. La notion de responsabilité, courante parmi les hommes doit être prise en considération, mais à condition qu'elle serve seulement à établir le départ entre les actions conscientes et les actions involon- taires et que, surtout, on n'hésite pas, si elle gène le législateur dans la recherche du mieux, à se rappeler qu'elle n'a aucune valeur absolue et à en faire bon marché. Tant que les conditions oi^i elles ont apparu n'auront pas été trop profondément modifiées, quelques unes de nos notions métaphy- siques pourront être d'un bon emploi courant, pourvu que nous n'oubliions jamais que nous avons le droit de discuter leurs ordres. Or, c'est précisément ce que n'admettront jamais les fer- vents adeptes de la métaphysique, et cependant, LA VÉRITl'; nUMAIXK 223 chacun d'eux aura été probablement maintes fois douloureusement ému en se trouvant dans la nécessite d'agir autrement que ne le lui ordonnait une conscience morale tyrannique. Un exemple malheureusement courant est celui des jeunes gens qui sont tiraillés entre le souci de respecter la volonté de leurs parents, d'une part, et un au- tre sentiment également puissant d'autre part; quoiqu'ils fassent, ils sont malheureux. L'afl'ection que nous avons pour nos parents (ou pour ceux qui nous en ont tenu lieu, car cette aireclion ne tient paa, comme on l'a souvent prétendu, aux liens du sang), est le résultat de l'habitude que nous avons prise de bonne heure, de les considérer comme les guides de nos actions et de leur obéir en tout, à une époque où notre raison n'était pas encore assez développée pour se suffire à elle-même. Plus tard, cette affection et cette soumission sont devenues des caractères acquis et persistent, quoique n'étant plus indispensables^, de môme que per- sistent tous les caractères vraiment acquis, indé- pendamment des condilions extérieures. Comme les enfants diffèrent de leurs parents, il peut y avoir conllit entre les tendances du fils et les ordres du père, et ce confiit est d'autant plus violent que, si l'habitude a développé la soumis- 1. Au contraire, quand nous élevons un cliien, nous lui restons toujours indispensables et Tautorito que nous acquérons sur lui ne cesse jamais d'être légitime ; aussi devenons-nous un dieu pour lui; le sentiment religieux est, chez mon chien, le respect do mon autorité incontestée. 224 LES INFLUENCES ANCESTHALES sion chez le premier, elle a également développé l'autorité chez le second. C'est surtout aux époques de transition, pomme celle que nous traversons actuellement, que les générations qui se suivent ne ne ressemblent pas ; aussi, bien rares sont les familles dans lesquelles il n'y a pas eu de lutte douloureuse; on peut trouver dans ces luttes une image fidèle de celles qui se produisent dans chaque individu entre la conscience morale et la raison. § 48. Le progrès. Du moment que Fou s'est rendu compte de la manière dont s'est introduite, dans la conscience humaine, la notion de bien et de mal, de devoir, de justice, de perfection, on ne peut plus accorder au mot progrès une signification absolue ; il est évident que chacun appréciera, d'après ses ten- dances personnelles, les améliorations de la société dont il fait partie et que ce qui sera progrès pour l'un sera au contraire, pour l'autre, une transfor- mation déplorable. Tant que l'espèce humaine a été en lutte avec les autres espèces animales pour la suprématie dans le monde, les hommes ont dû considérer comme des progrès toutes les découvertes qui ont augmenté leurs moyens d'action contre des con- currents redoutables ; mais ce n'a jamais été là qu'une définition humai)ie du progrès. Aujourd'hui, l'homme est définitivement le roi du monde à cause de sa science et des instruments au moyen LA VKIUTK lUMAINE 225 desquels il a su décupler sa vigueur native. Il ne saurait donc plus èlro question de progrès à accomplir par rapport aux autres animaux ; on doit désormais réserver celte dénomination de progrès aux modifications qui, augmentant le patrimoine humain, rendent les sociétés plus prospères. Encore Caut-il que la prospérité qui croît dans les sociétés ne s'accompagne pas d'un amoindrisse- ment du bonheur des individus. Il y aura toujours là matière à appréciation personnelle et je ne veux pas m'attarder à discuter ces appréciations. Une des conséquences du fait que l'homme est devenu le roi du monde, c'est que quelques unes des particularités acquises par notre espèce, au cours de ses premières luttes contre les animaux, n'ont plus aujourd'hui de raison logique d'exister ; cela ne les empêche pas d'ailleurs de faire partie intégrante de nos individus et d'être au premier rang des facteurs de nos déterminations. Plus elles ont pris la forme métaphysique, plus elles sont devenues indisciilnhlns ; ainsi la notion de frater- nité, héritage d'une époque où il fallait s'unir contre un ennemi spécifique, est devenue une notion absolue qui n'a pourtant plus de raison d'être dans la lutte entre exploiteurs et exploités. Suivant les remous de l'histoire, nous voyons naître, de temps en temps, entre certains groupes d'iiommes, une fraternité momentanée résultant d'une coalition contre des ennemis communs, mais, comme les ennemis communs sont également des hommes, et que la coalition ne dure pas un 226 LES INFLUENCES ANCESTRALES grand nombre de générations, cette fraternité de groupe n"a pas le temps de devenir une notion métaphysique indiscutable. C'est ainsi que l'idée de pairie, quoique forte- ment ancrée chez la plupart des hommes, n'est pas aussi indéracinable que l'idée de justice ou de de devoir; le même homme peut d'ailleurs faire partie de deux coalitions différentes, avoir deux patries, et l'attachement qu'il porte à l'une nuit forcément à l'attachement qu'il conserve pour l'autre. Par exemple, le catholique français peut être tiraillé entre les obligations que lui dictent son patriotisme et son attachement à l'Eglise, lorsque les intérêts de l'Eglise se trouvent en conflit avec ceux de la France, et rien n'est plus, curieux que la prétention des prêtres affirmant que sans le catholicisme, il n'y a pas de patrie possible. Du moment que les adeptes d'une religion formeront une église, cette église sera ditïérentc de leur patrie et lui nuira ; à moins que l'on institue des religions d'Etat ; mais nous sommes trop indivi- dualistes pour les accepter, et nous ne devons pas oublier que l'égo'isme coexiste en nous avec l'al- truisme... § 49. L'art. Du moment que l'homme a graduellement con- quis la prépondérance incontestée à la surface de la Terre, du moment qu'il n'a plus eu à lutter sans cesse contre des ennemis qui lui disputaient sa LA VF.RITÉ lUMAINE 227 iiourrilure, il a pu avoir des loisirs ; c'esl-à-dire que le travail nécessaire à son alimentation et sa coopération à Tœuvre économique de la société lui ont laissé plus de temps qu'il ne lui en fallait pour se reposer de ses fatigues ; l'oisiveté a été une des conséquences du progrès et l'un des fac- teurs priuinpaux de l'évolution humaine, à cause de la sensation insupportable que nous appelons l'ennui, et qui vient de l'habitude séculaire du travail. N'ayant plus rien à faire, à certains mo- ments, au point de vue économique, l'individu habitué à travailler depuis de longues générations a dû se créer une activité factice pour satisfaire son besoin d'occupation. Dans beaucoup de cas, l'oisiveté a causé des guerres aussi terribles que les guerres écono- miques; on a attaqué ses voisins « pour rien, pour le plaisir », pour passer le temps ; les peuples guer- riers ne connaissaient guère d'autre distraction, et il nous est resté, de nos ancêtres, la notion plus ou moins ancrée en nous, suivant les individus, de la noblesse du niétier des armes. A certaines époques, au contraire, la paix pro- longée a fait naître, de l'oisiveté des hommes, les arts que nous considérons comme les embellisse- ments de la vie. La notion du beau a une origine ancestrale facile à concevoir comme celle du bie)i, mais, tandis que la notion deé/en a eu pour origine une obligation commune à tous les membres d'une société, le notion du beau, résultant de rapj)ré- ciation personnelle des agréments et des désagré- 228 LES INFLUENCES ANCESTRALES ments, a naturellement été plus individuelle. Il est vrai que les hommes étant de même espèce, leurs dissemblances individuelles n'empêchent pas qu'il y ait entre eux des ressemblances très profondes ; on peut donc penser qu'il y a eu, de tout temps, des points communs dans les goûts de tous les hommes. Ce sont ces points communs qui constituent le beau spécifique, le beau humain*; et. naturelle- ment, de ce beau spécifique indiscuté, l'homme a, comme toujours, fait petit à petit une notion méta- physique, celle du beau absolu. Or, à mesure que les siècles se sont écoulés, que les conditions d'exis- tence ont varié, et que les races diverses se sont mélangées, les goûts des hommes sont devenus de plus en plus divers, mais chacun a toujours cru posséder en lui-même la notion absolue du beau. Les artistes sont ceux qui essaient de fixer dans des œuvres durables leur idéal de beauté; naturelle- ment, comme nous venons de le voir, l'œuvre d'art est éminemment personnelle ; elle est le reflet de la nature propre de l'artiste, et c'est par là que l'art diffère essentiellement de la science qui est impersonnelle. J'ai consacré tout un volume à des considérations sur les sciences {Les Lois naturelles^ op. ci/.); je ne saurais, et pour cause, me livrer à 1. Dans ce beau Imiiiain, on trouve assez peu de cliose si Ton considère à la fois toute l'humanitc. mais si l'on recherche seulement restliétiquc commune aux membres d'une race, le résultat est di'jà plus considérable; c'est le mélange des races qui a préparé les plus grandes variations d'esthétique individuelle. LA VÉRITÉ HUMAINE 229 des réflexions aussi étendues sur les arts, mais je crois devoir signaler cependant quelques remarques de Béotien au sujet de l'antagonisme des tendances artistiques et des tendances scientifiques ; je repro- duis donc ici un article précédemment publié à ce sujet. § 50. La magie des mots'. Dans les cantons sauvages du centre de la Basse- Bretagne, là où l'absence de chemins de fer a con- servé intactes l'ignorance et la naïveté des ancê- tres, il existe des guérisseurs locaux bien plus esti- més de leurs voisins que les pauvres médecins diplômés égarés au milieu de ces populations inculles. Quand un de ces guérisseurs visite un malade, il l'étudié à sa façon, de manière à poser un diagnostic qui n'a rien de commun avec ceux de la Faculté; il déclare par exemple que le patient est atteint du signe de saint Kadok [avouez zant Kadoli) ou du signo de sainte liadccjonde {avouez zantez Radngondn)-. Cela ne signifie pas, je pense, que Saint Kadok ou Sainte Radegonde sont les causes de la maladie, ont envoyé la maladie en punition d'un manque de ferveur, comme Apollon envoya la peslc aux Grecs en leur lançant des flè- ches parce qu'Agamemnon avait manqué d'égards à son prêtre Chrysès ; je crois plutôt que, dans 1. Annales de la jeunesse luïqiip, novoiiibrc 1903. 2. Le dictionnaire breton de Le Gonidec donne comme tra- duction du mot liydropisie : « di'onk sant itmp » c'est-à-dire le mal de saint Itrop. Voilà un saint bien imagino ! 20 230 LES INFLUENCES ANCESTRALES l'esprit de mes compatriotes, les saints en ques- tion ont seulement le pouvoir spécial de guérir ces maladies particulières, quelle que soit leur origine, comme les rois de France guérissaient les écrouelles. Une fois le diagnostic posé, le patient, s'il est transportable, ou, à son défaut, un de ses proches, part en pèlerinage pour un endroit, sou- vent très éloigné, consacré au saint chargé de la guérison de la maladie dont il est alteini. Alors, de deux choses l'une : ou il guérit, ou il ne guérit pas. S'il guérit, il est rempli de reconnaissance pour Saint Kadok ou tel autre saint à qui il a été adressé ; s'il ne guérit pas, sa ferveur pour les saints n'est pas diminuée ; il perd seulement un peu de sa confiance dans le guérisseur, qui a pris pour le signe de Saint Guirec ou de Saint Efflam ce qui était peut-être le signe de Saint Ildut ou de Saint Gwennolé. Pour chaque maladie il y a un certain nombre de phrases consacrées qu'il faut dire au saint chargé de la guérison. Voici par exemple ce qu'il faut dire trois fois de suite sans resjtirer pour obtenir l'intercession de Saint Gildas {Sanl G/veltas) quand on rencontre un chien enragé : Ki Klanv, Ké gant da hent, mé wel Doué hag ar Zent hag an aotrou Zant Weltas a roïo did a dreuz da vass. (( Chien malade, va ton chemin, — je vois Dieu et les saints, — et Monsieur Saint-Gildas, — qui te donnera sur la figure. » LA VKRITl": HUMAINE 231 Il en est de même pour certaines opérations de petite chirurgie. Dans le canton de Bégard, existe un rebouteur célèbre dans toute la Bretagne, et qui guérit les foulures, les entorses, par des mas- sages ; mais ce qui importe bien plus que ces pra- tiques matérielles, ce sont les mots mystérieux qu'il prononce en les exécutante Nous avons hérité de nos ancêtres le respect des formules ; ils croyaient au pouvoir des incantations, surtout lorsque ces incantations se composaient de phrases dépourvues de sens. Beaucoup de nos con- temporains, même assez instruits, y croient encore sans trop se l'avouer, au moins dans certains cas, et nous ne devons pas nous étonner de trouver ces croyances très vivaces chez des ignorants auxquels on apprend de bonne heure à dire en latin des prières dont ils ne comprennent pas le premier mot. Un paysan breton a avalé récemment, soi- gneusement roulée en forme de pilule, une ordon- nance de médecin; il alLribuail, sans doute, aux mots mystérieux écrits sur la feuille de papier, une vertu magique analogue à celle des paroles que prononce le prêtre en consacrant l'hostie. Cet ignorant était logique ; nous nous moquons 1. J'ai constate récemment, chez mes voisins de campagne à Pleumeur-Bodou, une superstition vraiment intéressante au sujet de la valeur des mots. Dans une île de la côte, l'île Agaton ou « à Canton » a existé naguère un sanctuaire do saint André (en breton Andrée) dont il reste encore quelques ves- tiges; on y va en pèlerinage pour la guérison de la coque- luche parce que le mot coqueluche (fh'co'], précédé de l'article {ann , fait ann drèo qui se prononce comme le nom du saint. 232 LES INFLUENCES ANCESTRALES de lui sans nous apercevoir que, bien souvent, nous commettons des sottises du même ordre. Nous expliquons la vie par des mots qui ne signi- fient rien ; il est donc tout naturel que l'on traite les maladies de la vie par d'autres mots. L'intro- duction des poisons dans la thérapeutique (et elle a eu lieu de très bonne heure, malgré l'influence prépondérante attribuée aux paroles cabalistiques) a été un premier pas dans la voie de l'explication chimique de la vie ; on ne peut agir par la chimie que sur ce qui est de nature chimique. Aujourd'hui, personne ne révoque en doute l'in- fluence des substances chimiques sur les manifes- tattons vitales ; il est certain que l'alcool grise et que l'opium fait dormir; mais, dira-t-on, si, évi- demment, il y a de la chimie dans beaucoup de phénomènes vitaux, évidemment aussi il y a autre chose ! Autre chose? Quoi? Des mots? Mais ce sont des mots auxquels on a cru jadis si fermement qu'on les répète et qu'on les répé- tera longtem])S encore comme s'ils avaient un sens. Certainement, c'est par l'intermédiaire des mots que les hommes se transmettent leurs idées ; c'est par des mots qu'un chef commande à ses sujets; mais de ce que certains signes phonétiques con- ventionnels, transmis dans les familles par l'édu- cation, sont utilisés pour les communications entre des hommes d'un même pays, on est arrivé à attri- buer, sans aucune logique, à ces mots, qui n'ont LA VKRITÉ HUMAINE 233 de valeur que (iliduime ù hommc^ une importance universelle; on a cru que les mois commandaient aux éléments; on a dcidé le verbe : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu, et le Verl)e était Dieu. Il était dès le commencement en Dieu. Toutes choses ont été faites en lui et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes... Et le Verbe s'est fait chair. » Pour un esprit non prévenu, le sens de toutes ces belles phrases (si elles ont un sens) serait sim- plement que Dieu est un mot, une manière de parler. Mais cette explication littérale et terre à terre fera sourire de mépris les théologiens qui, il ne faut pas se le dissimuler, sont bien plus des rhétoriciens que des philosophes. Le mot grec ^oyoç, le mot latin verbum, équivalant au terme français parole ou discuurs ou mot, cela eût été trop clair; on aurait bien vu que les phrases pré- cédentes ne signifiaient pas grand'chose ; verbe a une allure i)lus mystérieuse; il fait bien dans le langage poétique. Car le mot c'est le Verbe et le Verbe c'est Dieu a dit Victor Hugo ; cela fait un vers magnifique, donc cela représente autre chose que la misérable explication à laquelle je m'arrêtais tout à l'heure. Le langage vraiment scientifique est trop précis et trop net; il fait disparaître toute trace de mys- tère, donc toute beauté. Un professeur de philoso- phie annotait récemment ainsi une copie d'un de 20. 234 LES INFLUENCES ANCESTRALES ses élèves : « Trop clair, se comprend à la lec- ture. » On ne peut être profond si l'on est clair; il faut laisser aux phrases un vague sous lequel on devine des abîmes de pensées! Les mots sont les passants mystérieux de Fàme, a dit le même Victor Hugo ; allez donc chercher de la profondeur dans les œuvres d'un Monsieur qui K appelle un chat un chall » « Pourquoi vouloir discuter avec les mélaphysi- ciens? me disait récemment un des maîtres les plus écoutés de la psychologie contemporaine. Vous ne parlez pas la même langue. Tenez, je suppose que nous ayons à étudier un arti- chaut ; nous nous attacherons tout bonnement à connaître les feuilles de l'artichaut, le foin de l'artichaut, le cœur de l'artichaut; les métaphysi- ciens, au contraire, enlèveront d'abord les feuilles, puis le foin, puis le cœur, et alors il restera « l'ar- tichaut en soi. » Et quand ces messieurs discute- ront sur la nature de l'artichaut, il sera bien entendu qu'il s'agit uniquement de Vnrlichaut en soi, objet qui n'a évidemment aucun rapport avec les feuilles, le foin et le cœur, que nous aurons étudiés. Pourquoi donc discuter? Nous ne parlons pas des mêmes choses, et l'on ne manquera pas de mépriser un piètre philosophe qui, pour étu- dier un artichaut, s'attache à des détails aussi vul- gaires, aussi matériels que le foin, les feuilles et le cœur. » Et je pensais malgré moi au paysan breton qui LA VKRlTli HUMAINE 235 avait avalé rordoniumco du médecin. Sans doule, ces messieurs ne l'auraient pas avalée : cela est trop grossier et trop matériel; ils se seraient seu- lement pénétrés do son esprit ; ils auraient absorbé, par la pensée, de la « quinine en soi » pour cou- per leur fièvre. Nous ne sommes pas si loin, d'ailleurs, de l'époque où l'on attribuait aux médicaments une vertu de même ordre que le principe vital, et il y a encore aujourd'hui bien des gens qui pensent qu'un produit i)harmaceulique n'est pas seulement actif par sa nature chimique. L'homme aime le mystère; la poésie qui nous berce si délicieuse- ment ou qui développe en nous les aspirations les plus nobles, est, le plus souvent, un ramassis de fic- tions que nous savons absurdes et qui nous émeu- vent cependant, quand elles sont bien dites, plus que les grandes vérités d'ordre scientifique. Le positiviste le plus convaincu n'est jamais insen- sible à la magie d'un beau vers qui ne signifie rien. Un habile manieur de mots est dangereux; il peut faire accepter des idées mauvaises ou fausses. L'art est le contraire de la science. Dans les forces tumultueuses, Verhaercn a tenté un grand effort vers ce qu'on pourrait appeler u la poésie de la vérité. » Il y a tant de choses admira- bles dans la nature qu'il est inutile de chercher dans le mensonge la source d'émotions violentes et profondes. Sans doute, mais les beautés d'ordre scientifique ne seront jamais un sujet bien digne d'inspirer les poètes, elles sont belles par leur 236 LES INFLUENCES ANCESTHALES vérité; l'art, la grandiloquence ne leur ajoutent rien. Au contraire, peut-cire; je ne sais pas si un théorème ne perdrait pas de sa puissance en pas- sant par la plume de Flaubert. Je ne vois pas ce que gagnerait le téléphone à être chanté par Hugo. Les poètes, habitués à personnifier, dans leur langage imagé, toutes les causes naturelles des faits, font exactement le contraire de ce que cher- chent les savants. Ils sont, de gaieté de cœur, éminemment anlhropomorphistes. La science et l'art parlent * à deux parties distinctes de notre individu ; les joies que nous trouvons dans la science ne sont sans doute pas moindres que celles dont nous sommes redevables à l'art; elles sont aulrrs, et c'est une erreur de chercher à les con- fondre et à les mêler. Le côté de nous qui est sen- sible aux manifestations de l'art, c'est le côté métaphysique héréditaire ; il est bien plus consi- dérable chez quelques hommes que le coté scien- tifique, développé uniquement par l'éducation. Et il faudra sans doute bien des siècles pour que notre aptitude à goûter la vérité toute nue prenne dans notre structure congénitale une importance aussi grande que celle qu'occupe aujourd'hui notre tendance mystique vers l'art ; mais nous ne devons pas nous le dissimuler : ceci tuera cela. II existe, à notre époque, des hommes tout à 1. Je m'aperçois que je personnifie nioi-mcme la science et l'art au moment précis où je déclare nuisibles toutes les per- sonnifications. Il est peu probable que le langage humain arrive jamais à n'en plus faire. LA VÉRITÉ HUMAINE 237 fait difTérents les uns des autres ; les uns, purs artistes, hommes de tradition, sont fermés à la science ; d'autres, ayant subi une éducation uni- quement scientifique, ont une culture artistique presque nulle, mais ne peuvent cependant être insensibles à certaines manifestations de l'art : d'autres enfin, et ceux-là sont les plus heureux, ont pu, par une éducation mixte, grâce surtout à de rares dons naturels, être capables à la fois des jouissances artistiques et des jouissances scien- tifiques. Ils ont le grand bonheur de comprendre et d'aj)- précier les hommes des deux premières catégories, lesquels, il faut bien l'avouer, ont souvent, les uns pour les autres, peu de considération et de sym- pathie. C'est l'existence de ces types de transition qui a fait croire à la possibilité d'un art scienti- fique, et je pense qu'il y a là une grande erreur. Entre les émotions d'origine artistique et les émo- tions d'origine scionlifique, il y a autant de diffé- rence qu'entre la vue et l'ouïe: je ne vois pas l'avan- tage que nous aurions à percevoir par les yeux les mouvements qui causent le son; l'exécution d'un chef-d'œuvre de Gluck ne donnerait pas sur le cylindre du phonographe une ligne d'une mer- veilleuse beauté. Cette comparaison avec la vue et l'ouïe n'est pas fameuse, car, entre ces deux sens de l'homme, il n'y a pas antagonisme ; ils peuvent se développer parallèlement, sans se nuire. Je ne crois pas, au contraire, qu'il soit possible de cultiver en même 238 LES INFLUENCES ANCESTRALES temps chez un homme, sans préjudice pour Tune des cultures, le goût de la vérité et celui de la fiction. Maeterlinck, me direz-vous. est un puissant poète, et il a cependant étudié les abeilles avec un esprit scienlique indéniable ; il a écrit, au sujet de ces admirables insectes, une véritable épopée qu'il est difficile de lire sans émotion. Je connais, cepen- dant, plusieurs hommes, de la seconde catégorie de tout à l'heure, qui aiment beaucoup mieux lire l'histoire des hyménoptères dans un manuel rigou- reux et précis et qui n'ont pas joui de l'œuvre du chantre des abeilles. D'autre part, s'il est indénia- ble que le poète belge a fait preuve d'un grand esprit scientifique dans ses études d'apiculteur, il n'en est pas moins vrai qu'il s'est laissé, lui aussi prendre à la magie des mots, à la magie de sa belle langue imagée dans un ouvrage plus récent : Le Temple enseveli. La langue scientifique doit être claire et dépour- vue d'images; la langue des poètes est d'autant plus belle qu'elle est, au contraire, plus pleine d'évocations mystiques et de personnifications; il n'y a aucun avantage à appliquer la poésie à la science ; il semble plutôt que les deux langues vont se séparer de plus en plus; elles ne gagnent pas à être confondues. Mallarmé a été très logique quand il a créé pour sa poésie un vocabulaire dans lequel chaque mot prenait un sens en rapport avec sa sonorité, mais il est bien certain (jue la langue de Mallarmé se prêterait difficilement à la géomé- LA VKUITÉ IIIMAIXIC 239 trie. Un théorème doit être écrit dans une langue commune à tous les hommes, et dans laquelle la signilication des mots soit indépendante de l'im- pression personnelle que leur audition procure à chacun. L'éducation scientifique apprendra aux hommes à goûter vraiment les idées et non la forme des idées. Or,réducation scientifique devient de plus en plus indispensable à tous ; il n'y aura plus, dans deux ou trois générations, un homme civilisé qui en soit dépourvu. Est-ce à dire que, l'évolution continuant, il appa- raîtra des hommes qui ne porteront plus de trace héréditaire des croyances ancestrales? Arrivera-t-il un jour où l'on vivra d'une manière exclusive- ment scientifique? Je ne crois pas que l'évolu- tionniste le plus hardi ose le prévoir. Ce que nous appelons aujourd'hui un homme est un méca- nisme coordonné dont certaines parties sont des résidus ataviques, des survivances d'anciennes lois ou d'anciennes théologies, tandis que d'autres par- ties du même mécanisme résultent uniquement de l'adaptation de plus en plus étroite de l'individu aux frottemeiits extérieurs et constituent notre appareil logique. Avons-nous le droit de supposer que le mécanisme, débarrassé des premières par- ties, pourrait rester (loordonné avec les secondes seules? Rien ne nous le permet et il est plus vrai- semblable de penser que l'homme conservera tou- jours des traces cérébrales de son ancestralité ; le progrès consistera à savoir distinguer ce qui, dans notre cérébration, est un souvenir de nos ancêtres 240 LES INFLUENCES ANCESTRALES ignorants, et à soumettre nos sentiments dits spontanés au jugement de la raison. Sans vouloir nous étendre sur des considéra- tions aussi peu vérifiables, bornons-nous à cons- tater l'antagonisme indéniable qui se manifeste actuellement entre la tendance mystique ou reli- gieuse et la tendance scientifique. De cet antagonisme, je trouve une image très intéressante dans la lutte actuellement engagée entre l'enseignement classique et l'enseignement moderne. Devant la quantité énorme des faits scienti- fiques acquis, et qui doivent être enseignés, il a fallu songer à déblayer les programmes, et nous, qui avons passé les meilleures années de notre jeunesse en compagnie des classiques latins et grecs, nous déplorons la nécessité qui privera les prochaines générations de cet aliment si agréable. Nous terminons une période pendant laquelle on n'était considéré comme « un homme bien élevé » qu'à condition d'avoir fait « ses humanités». Mais dès que nous aurons disparu, la connaissance des auteurs anciens ne sera plus considérée que comme un complément de luxe à une instruction plus solide. Aujourd'hui on serait honteux d'ignorer Virgile et Homère, et l'on n'éprouve aucun ennui à avouer qu'on ne connaît pas la machine Gramme; dans quelque temps les choses seront renversées; on redoutera beaucoup plus d'être mal renseigné LA VÉRITÉ HUMAINE 241 sur le fonctionnement du téléphone que d'être pris en flagrant délit d'ignorance au sujet de VOdijssée. Cela abaissera le niveau de l'espèce humaine, dira-t-on. Il est tout à fait curieux que. a priori et sans s'être donné le mot, la plupart des hommes considèrent comme supérieure, comme plus noble, la partie mystique et nuageuse de leur cerveau, celle où revivent leurs ancêtres les plus barbares ; au contraire, ce qui constitue l'affranchissement réel de notre nature, ce qui nous met au-dessus de tous les autres animaux par la recherche de la vérité, beaucoup en parlent avec dédain. Les hommes seront, en tous cas, moins heu- reux, diront les amis de l'art. Je ne le crois pas. Tant que notre sens mystique se transmettra héré- ditairement à nos descendants, il y aura des poètes et des artistes, et des «euvres qui satisferont cette partie ancestrale de notre cerveau ; et si elle dis- parait un jour devant les progrès de notre déve- loppement scienlilique, le besoin d'art n'existant plus, nous n'aurons pas à déplorer l'absence des artistes. Mais nous n'en éprouverons pas pour cela moins de joies ; seuls, ceux qui n'ont pas goûté les jouissances d-'ordre scientifique peuvent suppo- ser qu'elles sont inférieures à celles dont nous sommes redevables à la poésie. Elles sont en tout cas plus sûres, moins contingentes ! Il faut bien avouer que les œuvres d'art, même les plus belles, sont discutées ; les connaisseurs sont heureux de se dire qu'ils jouissent de choses inaccessibles au vulgaire, et l'on a honni Tolslo'i voulant l'art à la 21 242 LES INFLUENCES ANCESTRALES portée de tous; mais parmi les connaisseurs même, que de groupes, que d'églises hors desquelles il n'y a point de salut ! La vérité scientifique impersonnelle se dresse devant l'individualisme artistique comme un phare qui éclaire l'avenir. Elle promet de débarrasser l'homme de toutes les terreurs mystérieuses, de toutes les superstitions absurdes qui font le mal- heur de la vie, mais elle n'y arrivera qu'aux dépens du mysticisme, survivance des époques barbares. De nos jours encore, beaucoup de natures sont ouvertes aux émotions artistiques et aux joies de la science positive, mais ceci n'existe qu'aux dépens de cela : ceci tuera cela. Bien peu de gens accepteront cette manière de voir; l'esprit conservateur lutte sans cesse contre l'esprit scientifique révolutionnaire; on traite cou- ramment de brute un homme de science qui ignore les choses artistiques; je pense donc que l'on n'adoptera guère cette idée de l'antagonisme de l'art et de la science ; du moins ne pourra-t-on pas nier qu'il est nuisible d'employer, pour la recher- che de la vérité, le langage de la fiction. Ce qui entretient les discussions entre les philo- sophes, ce qui les empêche d'aboutir, c'est qu'il y a des philosophes de deux natures opposées ; il y a des philosophes poètes et des philosophes savants ; c'est la lutte du vieil homme contre l'homme nouveau. Les deux peuvent coexister dans le même individu, mais ils y sont antagonistes; ils ne peu- vent s'entendre. LA VÉniTÉ IILMAINE 2-43 Les philosophes poètes, les philosophes rhélo- riciens, si j'ose m'exprimer ainsi, se grisent de mots mal définis ; c'est pour eux que le verbe est Dieu ! Ce sont des artistes ! Au premier rang, parmi eux, sont les théologiens. Avez-vous quel- quefois assisté à un sermon d'un des grands pré- dicateurs actuels? Et, si vous avez clé enlrahié par l'éloquence et l'abondance du discours, si vous avez éprouvé en l'écoutant une véritable joie d'ordre artistique, avez-vous essayé ensuite de résumer^ en langage clair, ce que vous avez entendu? C'est là une expérience fort intéressante. Il ne faut pas entamer de discussion avec des théologiens; on aboutirait à une vaine logomachie ; il suffit de résumer leur rhétorique en langage clair; immédiatement leurs arguments s'effon- drent; ils ne tiennent que par les mots. Et des mots n'ont pas besoin d'avoir un sens pour donner une émotion profonde quand ils sont arrangés avec art... On nous répète sur tous les tons que la science n'a rien à voir avec la foi. La foi étant un ramassis de mots qui ne représentent rien (écoutez Rabelais : « foy est argument des choses de nulle appa- rence »), il est certain que l'on ne peut pas étu- dier dans les laboratoires ce que représentent les articles de foi ; mais on peut montrer que ces mots ne rei>réscnlenl rien et cela a son impor- tance si ces mois ont précisément pour résultat de terroriser l'humanité. CHAPITRE XVI L'ÉVOLUTION DU LANGAGE ARTICULÉ § 51. Tradition orale et hérédité. Si l'on peut mettre au compte du langage un très grand nombre d'erreurs philosophiques, il ne faut pas pour cela essayer d'amoindrir l'utilité de ce merveilleux outil. Ce n'est pas d'hier qu'Esope a montré que les langues sont à la fois ce qu'il y a de meilleur et de plus mauvais. A l'époque où, chez les ancêtres communs aux hommes et aux singes, un groupe d'individus s'est trouvé, sous l'influence de conditions que nous ignorons, doué d'un appareil phonateur à flexions plus variées, ce groupe a constitué une variété infiniment favorisée sous le rapport de la facilité des relations sociales; et Ton peut affirmer hardi- ment que si les descendants de ces singes parleurs ont progressivement conquis la supériorité du règne animal, c'est au langage articulé qu'ils l'ont dû. C'est à cause du langage articulé et de toutes les fonctions qui en résultent, que le cerveau de l'homme est aujourd'hui le double de celui des singes les mieux doués; le langage articulé a suffi pour creuser legmi/fre dont Huxley constate actuel- Li:VOLUTIOiN DU LANGAGE ARTICULE tiïb lemeiit rexistcncc ciilrc mous et nos cousins les anlliropoïdes. Et ce résultat extraordinaire ne lient pas seule- ment aux facilités que crée le langage pour les relations sociales ; il provient surtout de la possi- bilité, pour l'homme, de transmettre à ses enfants les résultats de son expérience. Tout ce que l'homme sait, il le sait par expé- rience, mais il y a l'expérience individuelle et l'ex- périence ancestrale. De l'expérience anceslrale, une partie, acquise successivement par des milliers de générations, a fini par se fixer, sous forme de mécanisme individuel, dans le patrimoine hérédi- taire des espèces ; cette partie de l'expérience anceslrale, de laquelle résulte notre logique, a donc pu s'accumuler aussi bien chez les animaux muets que chez les hommes, et, en effet, nous cons- tatons que les chiens, les renards, les castors, ont leur logique spécifique ; c'est grâce à cette logique spécifique que les divers animaux peuvent tirer parti (le leur expérience individuelle, c'est-à-dire agir intelligemment. Mais, au cours de la vie des nombreux ancêtres d'un animal actuel, oulrc les faits d'expérience quotidienne et susceptibles par conséquent de fixer leur empreinte dans le patrimoine héréditaire, il y a eu tous les autres faits d'observation fortuite, qui, utilisables par ceux-là même qui les avaient observés, restaient lettre morte pour leurs descen- dants. Dans les espèces douces de la parole arti- culée (et il est possible que cela se soit produit 21. 246 LES INFLUENCES ANCESTRALES ailleurs que dans l'espèce humaine; les perroquets ont un cerveau bien plus volumineux que les autres oiseaux), les parents ont pu enseigner à leurs enfants ce qu'ils avaient eux-mêmes appris; la tradition orale a permis l'accumulation des docu- ments recueillis au cours des générations succes- sives ; c'est elle qui a constitué la science, résumé des parties non héréditaires de l'expérience ances- trale et dont l'intelligence tire parti aussi bien que de l'expérience individuelle. Il est certain que la tradition orale (ou écrite) a conservé, en même temps que les faits bien obser- vés, les explications erronées résultant d'une con- naissance incomplète des choses et que, par consé- quent, en même temps qu'un instrument de développement scientifique, elle a été aussi le plus puissant obstacle à ce développement. Ceux ({u'on appelle aujourd'hui les partisans de la tradition, les conservateurs, sont ceux qui s'at- tachent de préférence aux explications et aux règles de conduite que nos prédécesseurs ont tirées de leur science incomplète. Or, depuis un siècle, les documents scientifiques accumulés sont infiniment supérieurs, tant par la quantité que par la qualité, <à ceux qu'avaient recueillis les hommes pendant tous les siècles antérieurs de leur histoire ; et ce sont précisément l'état social et les doctrines phi- losophiques antérieures à ce grand mouvement de l'esprit humain que l'on veut conserver au nom du respect de la tradition ; cela n'a pas le sens com- mun. l'évolution du langagk ahticuli'; 2i7 A travers les modifications qui, d'âge en âge, se sont manifestées dans les conditions de la vie humaine, les mots ont évolué dans leur significa- tion et sont devenus méconnaissables; l'élude de ces modifications successives des valeurs des mots constitue Thisloire de la philosophie; c'est surtout lo dernier siècle qui a nécessité les plus grandes variations ; il en a nécessite de telles que nous aurions dû oublier les anciens mots et en créer d'autres ; mais l'amour de la tradition est là; on a gardé les mots et beaucoup veulent conserver aussi le sens suranné des mots. § 52. Les déformations du langage et la règle celtique des « mutes ». Si le langage articulé a été l'outil de la tradition, il a été aussi lui-même Iranwiis de génération en génération et, surtout dans les pays où l'écriture existait peu, il s'est modilié plus ou moins vite; il a évolué. Non seulement les invasions et les vicis- situdes des em[)ires, ont créé des mélanges de langues; même des idiomes, qui se sont transmis sans mélange, se sont néanmoins altérés à la longue, quoique chaque génération ait cru, en toute sincérité; transmettre intact à la génération sui- vante l'héritage linguistique qu'elle tenait de la génération précédente. Et c'est ainsi que, modifiées de diverses manières par des peuples de physio- logie dilTérente, des langue-^, primitivement iden- tiques, sont devenues distinctes. 2-i8 LES INFLUENCES AXCESTRALES L'étude (les diiTérents dialectes germaniques est à ce sujet fort instructive; on reconnaît aisément encore l'origine commune de mots équivalents du saxon, du danois et du haut allemand ; là où il y a une dentale dans le premier de ces idiomes, il y a aussi une dentale dans les deux autres, mais celte dentale peut être aspirée ici, alors que là elle est ténue ou moyenne ; de même pour les labiales et les gutturales ; pourquoi ? Je crois que c'est là un phénomène biologique qui ressortit encore à la question de Thérédité des caractères acquis. On a souvent agité la question de savoir si le langage employé pendant de nombreuses généra- tions pouvait finalement devenir héréditaire ; l'ex- périence que prête Hérodote au roi Psammit'ique* prouve que, déjà à cette époque reculée, on avait cru à l'hérédité possible du langage ; elle prouve 1. Les Égyptiens, avant que Psammitique régnât sur eux, se crojaient les plus anciens de tous les hommes. Depuis que Psammitique voulut savoir quels hommes avaient vécu les premiers, ils pensent que les Phrygiens les ont précédés, puis, que eux-mêmes sont venus avant tous les autres. Psammitique fit donc cette enquête, et d'abord, il ne put rien découvrir; enfin, il imagina ce (jui suit. Il prit chez les premiers venus, deux enfants nouveau-nés et les donna à un pâtre pour qu'il les élevât parmi ses troupeaux en se conformante à ces pres- criptions : qu'on ne dît jamais devant eux le moindre mot; qu'on les couchât à part dans une cabane solitaire; qu'on leur conduisit au moment opportun des chèvres; ensuite, quand ils seraient rassasiés de lait, qu'on ne s'occupât plus d'eux. Le roi prit ces mesures et donna ces ordres, afin de saisir les petits cris confus de ces enfants et d'entendre quel mot d'abord l'évolution du langage articulé 249 aussi que Ton avait une idée vague de ce fait, fort discutable en l'espèce, que ce qui est le plus ancien est le plus naturel à l'homme. Aujourd'hui nous sommes bien convaincus que le langage articulé n'est pas héréditaire, et qu'un jeune Anglais élevé dans une île déserte ne saurait pas l'anglais sans l'avoir appris; mais nous sommes convaincus aussi qu'à force de parler une langue ayant certains éléments phonétiques bien spéciaux, on accoutume progressivement son organe phonateur à ces élé- ments phonétiques et que, si cela dure plusieurs générations, cette accoutumance devient hérédi- taire, c'est-à-dire qu'il y a, dans l'organe phonateur des nouvelles générations, des modifications en rapport avec l'habitude d'émettre certains éléments phonétiques. Par conséquent lorsque, en toute bonne foi, les générations nouvelles croient reproduire l'idiome paternel avec sa pureté originelle, elles le modi- ils articuleraient. Tout cela fut exécuté ; deux ans s'étaient écoulés depuis que le pâtre s'acquittait de sa tâche, quand, à l'instant oii il ouvrait la porte et entrait dans la cabane, les deux enfants s'attachèrent à lui en étendant les mains et en prononçant : Becos. La première fois que le pâtre ouït ce mot, il ne dit rien; mais il revint souvent; il prêta la plus grande attention, et ce Becos fut à chaque fois répété. Alors il en parla à son maître et, sur son ordre, il lui conduisit les enfants. . Psammitique, après les avoir lui-même entendus, demanda quels hommes se servaient de ce mot Becos et ce qu'il signifiait. 11 apprit, en s'infurmant, que les Phrygiens nomment ainsi le pain. Les Égyptiens conclurent de cette expérience et tombèrent d'accord que les Phrygiens étaient plus anciens qu'eux. {Uéro- dote, liv. II, .^ 2.) 250 LES INFLUENCES ANGESTRALES ■ fient en réalité puisqu'elles se servent d'un appa- reil phonateur différent. Et les modifications sont toujours dans le sens d'une plus grande facilité à prononcer; on conçoit donc que ces modifications soient difîérentes chez des peuples qui, issus de mêmes ancêtres ont, dans des milieux différents, des physiologies différentes. On peut désormais parler de l'évolution des langues, comme d'un phénomène biologique ana- logue à l'évolution des autres parties des animaux. Chose extrêmement curieuse, on trouve, dans l'his- toire des idiomes celtiques, une particularité du même ordre que celle que Fritz Mûller a mise en évidence dans l'histoire du transformisme animal ; le savant allemand a montré que l'on peut retrou- ver dans le développement individuel de chaque être, une répétition plus ou moins fidèle de son évolution ancestrale. Eh bien, dans le breton actuel, on trouve des transformations actuelles identiques à celles que cet idiome a éprouvées depuis l'époque la plus ancienne dont nous ayons conservé des documents. Tel mot qui, au viii^ siècle, possédait, entre deux voyelles, un P, un K ou un T, avait quelques siècles plus tard remplacé ces lettres par un B, un G ou un D, et quelquefois, plus tard •encore par un V, un C'H ou un Z. Or, aujourd'hui, quand un mot commence par Tune des six pre- mières lettres que je viens de citer i, sa pronon- 1. Et aussi par quelques autres, jM par exemple, qui devient V, tant historiquement que dans le langage actuel; Adam est devenu Azav en çnallois. l'évolution du langage articulé 251 cialion change d'après la facilité plus ou moins ij::rande qu'on éprouve à l'articuler après le mot qui le précède. Soit, par exemple, le mot Tad (père); on dit : va 3ad (mon père), da rfad (ton père), ho /ad (votre père). C'est ce qu'on appelle la règle des mutes\ elle n'a plus, en réalité, aujourd'hui, de valeur uti- litaire; elle n'est plus qu'un souvenir d'une époque où les pronoms qui sont aujourd'hui va et c/a, par exemple, se terminaient par des consonnes diffé- rentes et modifiaient par suite les conditions de prononciation de la première consonne du mot suivant. Elle a été néanmoins conservée par la tra- dition, (nouvel exemple à' xxn. caractère acr/uis devenu indépendant des conditions qui l'ont fait naître), et fait partie aujourd'hui du génie de la langue bre- tonne. Elle finira même par en être le dernier vestige quand l'invasion du français aura fait, petit à petit, disparaître tous les radicaux celtiques; on parle quelquefois, dans mon voisinage, un breton si corrompu que, seule, l'observance de la règle des mutes prouve que ce n'est pas du français; et rien n'est plus bizarre que l'aisance avec laquelle mes compatriotes accommodent les mots français à la sauce bretonne : va ::uteur (mon tuteur), da uontr (ta montre), etc.. TROISIEME LIVRE LA DISTRIBUTION DES PARTICULARITÉS INDIVIDUELLES PAR LA GÉNÉRATION SEXUÉE CHAPITRE XVII LE SEXE ^ 5:5. L'amphimixie, ou mélange des caractères des parents dans la reproduction sexuée. Toutes les iniluences anceslrales dont nous nous sommes occupés jusqu'à présent se manifestent clans les individus actuels comme une conséquence nécessaire de la continuité des lignées. Or, dans presqne toutes les espèces bien connues, la lignée ascendante d'un être n'est i)as unique ; elle est infi- niment dicholome à cause du mode sexuel de génération. Dans l'espèce humaine, en pailiculier, nu indi- vidu qui apparaît provient toujours de deux ascen- dants immédiats. Ces deux ascendants sont di/fi':- 254 LES INFLUENCES ANCESTRALES rents, non seulement par leur sexe, mais encore par un très grand nombre de particularités (jui constituent \a. personnalité de chacun; et l'étude impartiale des faits prouve que les rôles des deux parents sont, au point de vue héréditaire, absolu- ment équivalents dans la fabrication de l'œuf qui est le point de départ de l'individu nouveau ; il ne saurait donc plus être question d'une cuntinualion d'un être dans un autre être, puisqu'il y a collabo- ration équivalente de deux êtres dilTérenls ; la fécondation crée quelque chose de réellement nouveau; elle fabrique un œuf qui a un patrimoine héréditaire personnel. Or, chacun des éléments sexuels qui prennent part à la fécondation possède le patrimoine héréditaire du parent qui l'a fourni, c'est-à-dire que si, au lieu de devenir, par le phénomène de la maturation, un gamète inca- pable d'assimilation, l'un d'eux restait un élé- ment cellulaire complet, capable d'assimilation, il transmettrait à l'individu qui en proviendrait parthénogénétiquoment le patrimoine intégral du parent; l'individu parthénogénétique est réelle- ment la continuation de celui dont il dérive, et ne diffère de son ascendant que par les hasards de l'éducation. La fécondation d'un ovule par un spermatozoïde est donc la fusion de deux patri- moines héréditaires ditïérents. Quoique ne sachant rien de la nature de cette fusion, nous pourrions penser a priori, puisque le premier patrimoine est commun à tous les sperma- tozoïdes du père et le deuxième patrimoine com- LE SEXE 255 miiii à tous les ovules de la mère, que le résultat de la fusion sera toujours le même, quels que soient le spermatozoïde et l'ovule choisis dans la fécondation. Ce serait là une erreur grossière et dont l'observation la [)lns superficielle fait immé- diatement justice. Etant donnés deux parents, il se forme autant d'œufs différents qu'il y a de fécondalions d'un ovule de l'un par un spermatozoïde de l'autre: chaque œuf fécondé est bien effectivement quelque chose de spécial, quelque chose de nouveau, qui n'a jamais existé et ne se reproduira plus jamais ; tous les enfants résultant de l'union de deux parents sont différents, non seulement par suite de divergences possibles dans leur éducation, mais par ce qu'il y a de plus intime dans leur structure, par le patrimoine héréditaire qu'ils tiennent de leur œuf. Dans la génération sexuelle, il ne se pro- duit jamais deux individus identiques. La constatation de l'existence des jumeaux semble être en contradiction formelle avec cette affirma- tion ; il y a des jumeaux tellement semblables que les petites différences qui les séparent ne peuvent être attribuées au patrimoine héréditaire et sont certainement du ressort de l'éducation. Mais, pré- cisément, l'on est arrivé à se rendre compte de l'origine des jumeaux et à en fabriquer expérimen- talement (en dehors de l'espèce humaine, naturel- lement). Deux jumeaux proviennent d'un seul et même œuf ; seulement, dès le début de la segmen- tation, au lieu de deux blastomères accoléa, il s'est 256 LES IM-l.UENCi:S ANCESTRALES forme (sous l'infliieiico du {jIus ou moins d'acidilé ou d'alcalinité du milieu, par exemj)le), deux blas- tomères isolés dont chacun, moitié de Tœuf pri- mitif, a été, pour son compte, le point de départ d'un individu séparé. En d'autres termes, l'œuf fécondé a donné, par une parthénogenèse hàlive, deux œufs parthénogénétiqucs ayant naturellement même patrimoine héréditaire, et dont les déve- loppements ne différeront que par les hasards de l'éducation. Deux jumeaux iiroviennent d'une seule fécondation; c'est pour cela qu'ils sont semblables. Au contraire, deux individus provenant de deux fécondations sont forcément différents, même s'ils se développent ensemble dans l'utérus maternel comme les faux jumeaux, comme les produits de l'accouplement de deux rats ou de deux cobayes. Et pour être absolument démontré par l'observa- tion journalière, ce fait de la diflérence fondamen- tale qui sépare les enfants d'un même couple n'en est pas moins tout à fait impressionnant si l'on veut bien admettre l'identité des patrimoines héré- ditaires dans les divers éléments de chacun des parents. Pour fabriquer uu onifon prend en effet un mor ceau mâle d'une substance A caractérisée par un patrimoine héréditaire a et un morceau femelle d'une substance B caractérisée par un patrimoine héréditaire b ; or, chaque fois que l'on répète l'opé- ration, on olHient, par amphimiicio, une substance NOUVELLE C, caractérisée par un i)atrimoine héré- ditaire c. J'ai été conduit à sujiposer que les diffé- LE SEXE 257 rences des résultats obtenus dans les opérations successives doivent être attribuées aux quantités des substances màle et femelle qui interviennent dans chacun des mélanges, de sorte que doux fécondations ne sauraient donnerdes résultats iden- tiques à moins que les éléments mâles, d'une part, les éléments femelles d'autre part, soient rigou- reusoinent égaux cliacun à chacun. Ce n'est là évi- demment (ju'une hypothèse, et une hypothèse dont on ne saurait proposer la vérification directe, mais elle a du moins l'avanlagc de permettre de conce- voir sans trop de peine la personualilc de chaque fécondation. Je ne m'étends pas ici sur celte hypo- thèse quej'ai longuement développée ailleurs ' en montrant qu'elle permet de prévoir, ce que l'obser- vation vérifie d'ailleurs couramment, que parmi les enfants, qui auront tous leur personnalité mar- qu.ée, quelques-uns auront plus de-ressemblance avec le père, d'antres plus de ressemblance avec la mère, d'autres un type entièrement nouveau. L'une des conséquences les plus importantes de ce rôle considérable des quantités de substance active des éléments sexuels, c'est que, étant donnés deux individus reproducteurs, il sera impossible de prévoir le résultat de leur coopération ; cela restera impossible même après qu'ils auront eu j)lusieurs enfants, d'ailleurs tous différents; on ne saura jamais dire à l'avance ce que sera l'èlrc nou- veau attendu; aucun phénomène, plus que Yniitphi- mixir, n'est à l'abri des prévisions huiiiaines ; ce 1. V. Tvailé de biologie, op. cit.. cliap. viir. 258 LES INFLUENCES ANCESTRALES que l'on exprime en disant que le résultat des fécondations est entièrement livré au hasarJ. II faut bien se rendre compte cependant que les possibilités ont des limites, même quand il s'agit des résultats d'une fécondation ; si un taureau féconde un vache, le résultat de la fécondation ne sera sûrement pas un mouton ou un lézard. Tout ce qui est commun au père et à lanière se retrou- vera évidemment dans le produit, de même que, dans un mélange, on retrouve toujours intégrale- ment les qualités qui étaient communes aux deux substances mélangées. C'est grâce à cette particu- larité de la génération sexuelle que l'on peut parler du rôle des influences ancestrales dans la genèse des caractères d'espèce ou de race, absolument comme si la lignée de chaque animal était unique au lieu d'être infiniment dichotome. C'est pour cela que nous avons pu rejeter à la fin de notre étuile la complication résultant de la génération sexuelle. Quand un homme va naître, nous ne pouvons pas savoir quel homme il sera, mais nous pou- vons affirmer qu'il sera un homme, et même un homme de la race de ses parents. Son mécanisme pourra être décrit avec les mots qui servent à décrire le mécanisme de tous les autres hommes ; en d'au- tres termes, si l'on considère les éléments de la description d'un homme comme des parties en les- quelles on peut subdiviser son mécanisme total (ce qui n'est d'ailleurs qu'une manière de parler), on peut être certain à l'avance que ces éléments se retrouveront dans le mécanisme de l'homme qui va I.K SENE 259 luvilrc ; et ceci est vrai aussi bien des élémcnls de sa description anatomique que des éléments de sa description physiologique et psychologique; il n'y aura de caractéristique de la personne nouvelle, que les proportions des divers éléments qui, réunis, forment un homme; il aura le nez plus ou moins long, les yeux plus ou moins fendus, l'intelligence plus ou moins ouverte, la conscience morale plus ou moins exigeante ; en lui, comme en tous les autres, se manifesteront des conflits entre l'égoïsme et l'altruisme, et, suivant les proportions de ces éléments constitutifs, il obéira, suivant les cas, aux suggestions de l'une ou de l'autre de ces ten- dances antagonistes. Ce sont ces proportions qui définiront son carac- tère ; on dira qu'il a le caractère entier, docile, cruel, irascible, etc. Sa mentalité pourra être celle d'un guerrier, celle d'un lâche, celle d'un saint; on dira alors qu'il subit telle ou telle influence ances- Irale et ce ne sera peut-être pas toujours une expression juste. En vérité, il subit, à u» drrjré plus ou moins accentue^ toutes les influences atic€s- trales de son espèce et si, par les hasards de l'am- phimixie, il ressemble à tel ou tel de ses ancêtres, cela pourra tenir, soit à une transmission effective de certains caractères quantitatifs de l'ancêtre à travers des amphimixies successives, soit à une simple coïncidence qui pourrait aussi bien lui don- ner une mentalité analogue à celle de tel ou tel individu n'ayant avec lui aucune parenté connue. Il faut se défier des cas d'atavisme qui, constatés 260 LES INFLUENCES ANCESTRALES sans aucune rigueur, ne sont souvent que des res- semblances purement fortuites; il y a, d'ailleurs, plusieurs sortes d'atavismes, et je dois les signaler dans ce livre consacré à l'étude des influences ances- trales ; mais je me contenterai de les signaler brièvement, les ayant étudiées dans un autre ouvrage K § 54. Les divers atavismes. I. Les caractères latents. ^Par suite de telle ou telle circonstance, deux particularités qui se trouvent réunies dans le patrimoine héréditaire d'un indivi- du ne peuvent se manifester ensemble ; il y a anta- gonisme entre les caractères correspondants dont l'un se trouve ainsi rester à l'élat latent ; que, à la génération suivante, l'une de ces particularités existe seule chez un enfant, il pourra présenter un caractère que possédait son grand'père et que son père ou sa mère lui ont transmis sans le posséder ouvertement. Exemple : Un grand'père possède une particu- larité qui se traduit dans son appareil génital mâle par une malformation, V/njpospadias. Sa, Cille hérite de cette particularité qui, naturellement, à cause de son sexe, ne peut se manifester chez elle de la même façon; mais elle transmet la particularité à son lilsqui, étant mâle, se trouve atteint d'hypos- padias. Ce cas est exceptionnel et a été observé comme 1. V. T7'ai(â de biolofjir, op. cit., §ii (i5, GO. LK si: XI:; 2G1 une curiosité ; mais le même phénomène se re|)ro- (liiit couramment dans la génération alternante. La fougère transmet intégralement son patri- moine héréditaire à une spore (génération agame) qui, à cause d'un état physique de son proto- plasme, développe, non une fougère, mais un pro- thalle semblable à une algue; la génération sexuée qui a lieu dans ce prothalle, restitue au proto- plasma de l'œuf l'état physique du protoplasma de la fougère et cet œuf donne un être qui res- semble à la grand-mère fougère et non à la mère prolhalle. II. Les variétés dues à la sélection artificielle. — Un éleveur s'amuse à accoupler ensemble des êtres que les hasards de l'amphimixie ont doués d'une même monstruosité, quoiqu'ils proviennent d'individus normaux d'une certaine espèce ; il obîient des produits qui sont doués de la même monstruosité et, les accouplant entre eux, crée une variété monstrueuse ; mais cette variété est ins- table. Je suppose qu'il ait, par exemple, obtenu deux variétés différentes d'une même espèce, comme le pigeon grosse gorge et le culbutant à courte face; s'il laisse ces deux variétés se croiser entre elles, il obtient le relourde l'ancêtre normal commun, le bizet. La génération sexuelle libre a pour résultat de faire disparaître les monstruosités fortuites et de maintenir le type moyen de l'espèce. III. Le retour des métis à l'ancêtre. — Une espèce comi)rend, non plus deux variétés aber- 262 LES INFLUENCES ANCESTRALES ranles comme celles du paragraphe précédent, mais deux races stables fixées et résultant d'adap- tations à des conditions diverses ; en les croisant ensemble, on obtient des métis qui, au bout de quelques générations, reviennent naturellement à des types stables par les hasards de l'amphimixie, et ressemblent par suite à l'un des deux ancêtres de race pure. Tous les cas d'atavisme bien observés rentrent dans l'une des trois catégories précédentes ; ils ne présentent pas l'intérêt qu'on leur attribue parfois. CHAPITRE XVIII LA THÉORIE DES PARTICULES REPRÉSENTATIVES § 55. Elle est la négation de l'évolution. Le souci de donner une explication simple ^ des faits d'hérédité cl d'amphimixie a amené plusieurs auteurs à construire la théorie dite des particules représentatives et qui, quoi qu'elle ait été signée Darwin avant d'élrc transformée par Weismann, est évidemment la négation philosophique de l'évo- lution. J'ai déjà montré souvent'- l'erreur de mé- thode qui a présidé à la genèse de cette théorie, mais je dois y revenir, à cause d'expériences récentes, dans lesquelles leurs auteurs ont voulu trouver la démonstration du hien fonde de la théorie des particules représentatives. La base de ce système antiscicntilîque est la croyance à toutes les entités morphologiques ou 1. Nous avons vu précédemment ce quil faut entendre par cxpliciition simple. V. aussi Les Lois naturelles, op. cit., cliap. xwii. 2. Laviarkiens et Darwiniens 'Paris, Alcan, 2'' cdit.), et Ti-aité de biologie, op. cit., cliap. \i. 264 LES INFLUENCES ANCESTRALES métaphysiques dont notre langage a peuplé le monde ; non seulement il faut croire à ces entités, mais encore il faut admettre l'existence de parti- cules extrêmement petites et d'ailleurs invisibles, qui représentent chacune d'elles et l'introduisent dans les protoplasmas où elles se trouvent; ces particules ont, comme les cellules sur lesquelles elles sont calquées, la propriété de se multiplier par bipartition ; et, d'après Weismann, non seu- lement elles existent aujourd'hui, mais elles ont existé de tout temps ou au moins depuis l'appari- tion de la vie (théorie des plasmas ancestraux) et n'ont fait, depuis, que se multiplier sans se modifier. C'est, on le voit clairement, la négation même de l'évolution. Tous les caractères actuels des êtres, c'est-à-dire tous les éléments conventionnels dans lesquels la fantaisie la plus illimitée peut décomposer, pour la décrire jilus aisément, l'activité physiologique ou psychologique d'un être, tous ces caractères, dis-je, ont existé de tout temps, représentés par des particules immortelles; il n'y a donc plus à expliquer historiquement la genèse des particula- rités les plus merveilleuses de l'organisme humain ; il a existe toujours de la vertu, de la justice, de la morale, de la logique, en bouteille (en particule représentative), et le plus qu'ait pu faire révolu- tion a été de réaliser des groupements variables de ces diverses entités ; l'évolution ainsi comprise ne ferait donc que nous montrer la genèse historique TUÉORIE DES PARTICI-LES REPRÉSENTATIVES 265 des différences entre individus, mais ne nous mon- trerait pas l'apparition progressive de ce qui, dans les mécanismes actuels, nous paraît précisément le plus admirable. Darwin, avec ses gemmules, a donc, me semble-t-il, ouvert à Weismann la voie la plus franchement opposée à celle qu'il avait lui-même tracée dans « l'origine des espèces par sélection naturelle ». Mais la aiinjtUcilé verl)alc de ce système des caractères entités lui a assuré un succès contre lequel il est difficile de lutter; voici ce que m'écri- vait, il y a quelques jours, un de mes amis, pro- fesseur dans une de nos universités françaises, à propos des particules rcprésrntalives : « En tant que philosophe, vous avez raison de dire qu'elles n'ont guère de valeur. Par contre, au point de vue pédagogique, elles sont à même de l'endre des services appréciables; je ne rougis [)oint d'avouer que je m'en sers dans mes leçons, quitte à ne pas celer à mes auditeurs ce que la conception a de fictif, une fois qu'ils ont l'air d'avoir compris. Comment exposer à des débutants ce que peut être la pathologie de la dilTérenciation sans avoir recours à des moyens plus ou moins artificiels? » Je ne partage pas l'opinion de mon ami, et si je consacre tous les ans une leçon à la théorie de Weismann, c'est pour mettre le public en garde contre l'engouement qu'a provoqué cet « édifice ver- bal ». J'obtiens, je dois l'avouer, un résultat assez inattendu, car. aux examens de lin d'année, je constate ordinairement ([ue les élèves connaissent, 23 266 LES INFLUENCES ANCESTRALES mieux que toute autre théorie, la théorie contre laquelle j'ai essayé de les prémunir: et c'est |là une preuve de plus de la facilité qu'ont les hommes à accepter les systèmes anthropomorphistes ; le succès persistant des particules représentatives est dû aux mêmes causes que celui du spiritualisme et de la métaphysique qui sont d'ailleurs aussi des théories « simples » dans le langage humain. Une observation très courante donne une illus- tration fort claire de la nature du système Weis- mannien ; quand un insecte pond dans l'épaisseur des tissus d'un végétal, les larves qui s'y déve- loppent déterminent la production d'une tumeur appelée galle, dont l'aspect dépend de l'espèce infestée et de l'espèce infestante. Là donc, la nar- ration humaine est facile ; on peut dire que la larve parasite est la couse de la tumeur (encore faut-il remarquer que l'ensemble des facteurs con- tenus dans le mot larre n'est pas suflisant pour déterminer la galle puisque l'espèce de la plante infestée y intervient également). Dans le système dont je m'occupe, un caractère est donné de même à un iu'oto{)lasma, par la particule représentative correspondante ; il est vrai qu'on suppose le pro- loplasma tout à fait neutre dans le phénomène, ce qui est d'ailleurs difficile à comprendre, mais à part cela le rôle de la particule représentative est calqué sur celui du parasite cécidogène et cela fait comprendre que l'on ait pu voir dans certains faits «l'un ordre particulier une démonstration du système Weismannien. Je reproduis intégrale- TlIÉdlUE DES PARTICULES REI'HÉSENTATIVES 207 ment l'arlicle que j'ai publié à ce sujet il y a quel- ques mois. § 56. L'hérédité des diathèses ou hérédité mendéllenne*. On aurait pu croire que la théorie des particules représentatives avait vécu, du mument que tout le monde avait compris que celte théorie est l)aséc sur une erreur de niélhode, mais, comme cela arrive chaque fois qu'un système a été longtemps adopté par les savants, il en reste des traces dans le langage scientifique, et le simple emploi de ce langage suffit à conserver à la théorie défunte des adeptes plus ou moins avoués. Tant que l'on a cru, par exemple, aux gemmules de Darwin ou aux déterminants de Weismann, particules représenta- tives des caractères des individus, on a parlé de ces caractères comme d'entités parfaitement définies, puisque chacun d'eux était représente par une particule distincte et l'on disait, couramment, « que tel individu dilTcre de tel autre par n carac- tères §.péciaux », comme s'il n'était pas évident que la décomposition en caractères de la descrip- tion d'un être est susceptible d'être faite d'une infinité de' manières, d'après le caprice du des- cripteur. Je n'insiste pas ici sur les vices fonda- mentaux des théories particiclaircs ; je l'ai suffi- samment fait ailleurs (voyez, par exemple. Traité de /iiuloijie, chapitre Vli, mais je liens à dire 1. Renie scienlipque, 25 avril 1904. 268 LES INFLUENCES ANCESTRALES quelques mots d'expériences récentes qui ont eu pour résultat de donner à certains auteurs un regain de foi Weismannienne ; cela me sera d'au- tant plus facile que l'un des expérimentateurs vient de publier, comme conséquence de ses recherches particulières, un travail d'ensemble sur ce qu'il appelle « l'hérédité mendélienne * ». J'ai en outre sans les yeux trois notes successives du même auteur- sur l'hérédité de la pigmentation chez les souris. A la fin de la première de ces notes, AI. Cuénot remarque que « l'importance théorique de la loi de Mendel est considérable et que de Vries a bien senti l'appui qu'elle apporte aux théories de l'hé- rédité basées sur l'hypothèse des particules repré- sentatives. » Aussi ne se prive-t-il pas d'employer couramment le langage de Weismann dans l'exposé de ses très intéressantes recherches. Mais cela ne l'empêche pas de déclarer qu'il réprouve la théorie dont il ulili.fje le vocabulaire : « Je ne veux point passer en revue les très nombreuses théories basées sur l'hypothèse des particules représenta- tives, gemmules, plasomcs, unités physiologiques, micelles, pangènes, idioblastes, biophores, mné- mons, etc., leur procès a été fait et bien fait. » {Op. cit. Rrv. gên. se, p. 309). 11 n'est peut- être pas très logique, lorsqu'on considère un 1. Cléxot. Les Recherches expérimentales sur llivrcditê men- délienne. (Rev. gén. se, 30 mars 1904.) 2. Cléxot. La loi de Mendel et l'hérédité de la pigmentation chez les sovris. [Arch. de zool. cxp. et gén., 1902, 1903, 1904.) THÉORIE DES PARTICULES REPRÉSENTATIVES 269 système comme mauvais, d'employer un langage qui n'a de sens que dans ce système, un langage dont l'enifiloi seul suffit à nécessiter rétablisse- ment du système répudié. Heureusement, dans le cas considéré, ce langage s'applique sans danger à la narration des résultats de certaines expériences de croisement^; mais cela ne prouve pas, comme le dit M. Cuénot, après M. de Vries, que ces expé- riences a apportent un sérieux appui aux théories de l'hérédilé basées sur l'hypollièse des particules représentatives » ; cela prouve simplement, ce que je vais essayer de montrer au risque d'être accusé de paradoxe, que ces expériences ne nous renseignent aucunenieni sur le grand problème général de l'hé- rédité, en vue duquel ont été édifiés les systèmes de Darivin et de lîV/*/«a/j?7. C'est une toute autre ques- tion et qui n'a rien à voir avec l'hérédité i)roprement dite. M. Cuénot nous dit d'ailleurs que « l'hérédité mendélienne n'est pas le seul type héréditaire connu ; il y en a d^autres ; mais il paraît être très répandu dans les deux règnes et je crois que, lorsqu'on fera de nouvelles expériences et qu'on comprendra mieux les cas litigieux, son importance croîtra encore, surtout en ce qui concerne le phéno- mène capital de la disjonction des caractères dans les gamètes ». [Op. cit. Rev. gén. se., p. 308). Voyons donc ce que c'est que l'hérédité mendé- 1. Paixc que le langage des particules représentatives, caU|ué sur coini des microbes pathogènes, s"ap|)li(|ue naturellement au cas où les caractères considères sont comparables à dos maladies microbiennes. 23. 270 LES INFLUEXCES ANCESTRALES liennc. Voici commeat M. Cuénot l'explique dans sa première note : « Supposons que l'on croise deux plantes qui dilTèrenl entre elles par n caractères dont le plus frappant est, par exemple, la couleur de la fleur : appelons a la couleur de l'une des plantes et b celle de l'autre. Si ces caractères suivent la règle de Mendel, les produits du croisement présentent une uniformité absolue : tous les hybrides ont la couleur a, sans aucune trace de la teinte 0 ; on dit alors que le caractère a est dominant et que le caractère b est récessif (je préférerais le mot domiiir). Si ces hybrides sont croisés entre eux, on obtient une deuxième génération qui se distingue de la précédente par le dimorphisme des individus : 75 p. 100 d'entre eux présentent le caractère domi- nant a et 25 p. 100 le caractère dominé b. Pour expliquer la réapparition du caractère dominé et le dimorphisme des descendants d'hybrides, Men- del et Naudin, mais le premier avec beaucoup plus de précision que le second, ont pensé que les caractères antagonistes a et b, juxtaposés dans l'œuf fécondé et sans doute dans les cellules soma- tiques (jui en descendent, se disjoignent dans les gamètes qui, par conséquent, ne sont plus hybrides : la moitié de ceux-ci possèdent seule- ment le caractère n, l'autre moitié seulement le caractère b. Quand on croise les hybrides entre eux, il peut donc se former les quatre combinai- sons suivantes de gamètes : [a + a) {a -}- b) [b -\- a) {b -}- b) TIIKORII-: LIES P.VItTICULES nivPUÉSENTATIVES 271 Dans les trois premiers cas, la piaule aura le caractère dominant n ; dans le quatrième, le caractère dominé 6 ; les plantes issues de {n -)- n) et de (6 -f- ^) possèdent les caractères a et /.* à l'état de pureté comme les parents du début : [a -|- b) et [h -\- a) sont des hybrides identiques à ceux qui résultaient du i)remier croisement. Cette hypothèse très simple de la disjonction a été sura- bondamment vérifiée par les différents auteurs cités plus haut, et il n'est pas douteux (ju'elle cor- respond bien à la réalité des faits ». {Arch. de zool. exp. et gcn., 1902). Ainsi donc, pour qu'un caractère suive la règle de Mendel, il faut qu'il réalise deux conditions : La première et, à mon avis, la plus importante, est que, d'un individu à l'autre, la dilTérence dont il est tenu compte dans les expériences d'hybrida- tion consiste dans le lait que ce caractère existe chez le premier et est ahsent chez le second. C'est tout l'un ou tout l'autre. On n'ajjas à s'occuper des différences individuelles de degré ; le caractère existe ou n'existe pas ; le phénomène est discontinu. Ce n'est évidemment pas quelque chose de compa- rable à l'existence du nez ou de la bouche ; nous ne sommes pas habitués à observer des croise- ments entre individus pourvus de nez et individus privés de cet appendice et à voir naître, de leurs accouplements, des individus dont les uns ont un nez, les autres pas. Au contraire, nous constatons une variété infinie ilans les nez qui résultent des accouplements humains ; il y a entre les diverses 272 LES INFLUENCES ANCESTRALES parties de ces divers or^janes des diirérences indi- viduelles de degré ; et ce sont jjrécisément ces ditTérences individuelles de degré qu'il faut expli- quer dans les théories de l'hérédité. La deuxième condition est relative à la prédo- minance d'un caractère sur un autre, prédomi- nance qui se constate par l'uniformité des indivi- dus de première génération, lesquels ont unique- ment le caractère mendélien d'un des parents ; cette deuxième condition est beaucoup moins importante que la première ; nous y reviendrons tout à l'heure. Insistons d'abord sur cette particularité de la discontinuité. Les souris sont grises ou albinos ; elles sont tout l'un ou tout l'autre (je suppose pour le moment qu'il n'existe que ces deux types ; nous verrons ultérieurement que la complexité est plus grande). Les descendants d'un accouple- ment de grise et d'albinos sont ou complètement gris ou complètement albinos ; il n'y a pas de milieu, ou du moins, s'il existe des ditTérences individuelles dans le pelage des souris grises, cela n'emjièche i)as qu'elles soient toutes séparées, par une large discontinuité, des souris albinos. De même un homme est syphilitique ou il ne l'est pas ; il peut y avoir des degrés de virulence dans la syphilis des gens infectés, mais cela n'empêche pas qu'il y ait une ligne de démarcation absolu- ment tranchée entre ceux qui sont syphilitiques et ceux qui ne le sont pas. Cette simple comparaison nous amène a bapti- TUKOlilK ni:s l'AHTICLLES nKl'IŒSKNTATIVES 273 ser diolhrsi's le- caractères que M. Ciiénot appelle mcnib'lkns et alors, nous emploierons pour racon- ter les [I hé 110 m eues de croisement* entre individus pourvus de diatlièses différentes, non pas le lan- gage de Weismann, mais simplement celui de Pasleur. Et les lois de probahililé nous feront trouver exactement la règle de Mendel. Il faut d'ailleurs bien constater que les pnrlicules de Darwin ou de Weismann, susceptibles de se multiplier pour leur propre compte dans l'écono- mie, se comportent exactement comme de petits microbes parasites. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, quand il s'agit d'une infection faculta- tive, le langage de Weismann soit parallèle à celui de Pasteur. Voici une souris atteinle de diathèse grise; tou- tes ses cellules, gamètes ou autres, sont infectées de microbes g ; je la croise avec une souris atteinte de diathèse albinos et dont les cellules sont tou- tes infectées de microbes a. Tous les ceufs résul- tant de ces fécondations seront infectés de mi- crobes^ à cause du gamète gris) et de microbes a (à cause du gamète albinos). Mais il se trouve que la diathèse grise se manifeste seule dans les indi- vidus pourvus des deux microbes a et ij (antago- nismes microbiens) ; tous les petits seront donc 1. Ce mot croisement est dangereux; on emploie aussi à tort et à travers le mot liybriiJation; il devient évident (juc si deux conjoints r.c diffèrent que par une diathèse surajoutée à leur nature personnelle, les résultats do leur accouplement ne seront pas comparables à un métissage ou une hybridation. ^/4 LES INFLUENCES ANCESTRALES gris; mais leurs gamètes seront infectés, d'après le calcnl des probabilités, (surtout si l'on admet que la place est restreinte dans les gamètes), les uns de microbes a seulement, les autres de microbes g seulement; d'autres peut-être contiendront des mélanges {a-\-g); on fera l'hypothèse qui con- viendra le mieux à la narration des résultats des seconds croisements. Si l'on admet que chaque gamète ne peut contenir qu'un microbe, il y aura disjonction des diathèses dans les gamètes. Et par conséquent, dans les produits de seconde généra- tion, il y aura des albinos purs, des gris purs et des gris infectés d'albinisme. C'est exactement la nar- ration de M. Cuénot. La même narration sera évidemment applicable à tous les cas d'hérédité mendéliennc. En réalité, pour les souris, le cas est plus com- pliqué que nous ne l'avons dit et que M. Cuénot ne l'avait cru dans sa première note. 11 y a plus de deux diathèses; il y a des souris noires et des sou- ris jaunes; ce qui donne les pigmentations, ce ne sont plus des microbes purs, mais des associations de microbe:;; pour qu'une souris soit noire, par exemple, il faudra qu'elle soit infectée à la fois par le microbe spécilique mélanogène et par un autre microbe chromogène, saiss lequel le premier ne produit pas de matière noire; les albinos seront dépourvus de microbe chrnmogène (ou, si l'on préfère, pourvus d'un microbe qui empêche les autres de produire leur couleur grise, jaune ou noire; on fera l'hypothèse la plus adéquate aux THÉORIE DES PARTICULES REPRÉSENTATIVES 275 résultats des croisemeiils). On conçoit donc que des souris albinos, infectées néanmoins de micro- bes mélanogènes, par exemple, pourront donner des petits noirs, si on les croise avec une souris quelconque pourvue de cliromogèncs, c'est-à-dire non albinos. Je ne fais que transcrire la narration de M. Cué- not en mettant microbe à la place de particule représentative et, dans l'espèce, cela ne change pas grand'chose, puisque ces particules représenta- tives sont précisément pourvues des propriétés des microbes. En d'autres termes, je remplace les particules repn'seninlives par des particules pro- duclricfs de diallièses\ et cela n'a aucun inconvé- nient au point de vue de la narration des expé- riences qu'il relate; mais cela présente un grand avantage en ce sens que cela met les diathèses, les caractères à hérédité discontinue ou mendé- lienne, en dehors des caractères à hérédité con- tinue, qui sont précisément ceux dont la transmis- sion aux enfants nous intéresse particulièrement. Il est bien entendu que le bacille de Koch donne la tuberculose, (juc la bactéridic de Davaine donne le charbon, et l'on peut raconter de la môme ma- nière qu'un microbe mélanogène donne du pig- ment noir; mais il faut se défier d'un langage 1. On découvre cliaqiiû jour des microbes patliogèncs beaucoup plus petits que ceux que le microscope permet de voir; quel- ques-uns d'entre eux sont admirablement connus par leurs ( ITets ; ils traversent les pores des filtres. Voyez à ce sujetlarticle de E. Roix, dans le Bulklin de l'inslilut Pasfovr, l'^ année, n° I. 276 LES INFLUENCES ANCESTRALES que l'on employait jadis pour raconter la genèse du nez et de la bouche et ne pas profiter des résul- tats précédents pour annoncer qu'il y a dans l'œuf un microbe rhinogène qui nous donne notre nez, comme le voulait le système des particules repré- sentatives. Il ne s'agirait donc pas d'hérédité pro- prement dite dans les cas d'hérédité mendélienne, mais bien d'une sorte de conlagion dont les ga- mètes seraient l'objet. En tout cas, il est bien évi- dent que ces phénomènes d'hérédité discontinue ou de conlagion ne sauraient aucunement nous ren- seigner sur les phénomènes d'hérédité continue ou proprement dite. En accumuhmt des diathèses on ne fera pas un homme, et, précisément, l'erreur de la théorie des particules représentatives était de croire qu'un œuf d'homme était formé d'une accu- mulation de petits microbes. Les faits d'hérédité mendélienne sont pour ainsi dire des accidents surajoutés à l'hérédité normale, comme une maladie est ajoutée à la physiologie normale d'un individu. Le mot dialhèse, dans son sens ancien, me paraît correspondre très heureusement à la défi- nition des caractères mendéliens. Littré définit la diathèse : « Une disposition générale en vertu de laquelle un iiidividu est atteint de plusieurs affec- tions locales de même nature. » La diathèse al])inos se manifeste par exemple dans les poils blancs de la souris et dans ses yeux dépigmentés ; la dia- thèse noire, dans les poils noirs de la souris et dans ses yeux noirs, etc. Les manifestations locales d'une même diathèse peuvent être fort différentes THÉORIE DES PARTICULES REPRÉSENTATIVES 277 les unes des autres suivant l'organe atteint; de même la tuberculose osseuse diffère de la tuber- culose pulmonaire. Un donne le nom de caractères corrélatifs à ces dive'rses manifestations locales d'une diathcse unique; je cite M. Cuénot : « Il arrive très souvent qu'un certain nombre de carac- tères, séparables dans une description, forment, au point de vue héréditaire, un groupe inséparable qui se transmet tout entier : ainsi, dans les croise- ments de Pisum arcetise, il y a quatre caractères qui s'héritent du môme coup : fleurs rouges, taches rouge-violet à la base d'insertion des feuilles, tégument de la graine jaune vordàtre avec ponctuation violette et écusson brun brillant (Tschermak); il est possible que ces caractères résultent du développement d'une ébauche unique du plasma germinalif. » [fiev. gén. se, p. 30S). Il est plus simple de dire que ce sont les manifesta- tions locales d'une même diathèse. M. Giard a fait plusieurs remarques analogues : « Chez cer- taines espèces telles que la Douce-Amère {Solanuni dulcaniara), la Bardane {Lappa niinor), il est facile de reconnaître les pieds à fleurs blanches long- temps avant la floraison, par la teinte vert clair du feuillage. Sur les OEillcts de Provence, j'ai pu vérifier, grâce à M. B. Chabaud, de Toulon, que la couleur rouge, jaune ou blanche de la fleur est indiquée d'avance par la teinte corres[)ondante des racines *. » 1. A. GuRD. Caracfèjrs dominanls Iransiloires chez cetiains hybrides. C. R. Société de Biologir, 28 mais 1903. ?>i 278 LES INFLUENCES ANCESTRALES Loin (le moi la pensée que. pour que des carac- tères soient corrélatifs dans un être vivant, il faille les attribuer à une diatlièsc; je suis au contraire convaincu de l'unité du patrimoine héréditaire de l'individu; mais l'interprétation par les diathèses enlève toute obscurité à la dépendance observée entre certains caractères mendéliens. M. Cuénot donne, dans la Reoue générale des ScieiKi's. une série d'exemples de caractères men- déliens. Pour quelques-uns d'entre eux, il est évi- dent que la première condition mendélienne (héré- dité discontinue) entraine forcément la seconde (prédominance d'un caractère), car il s'agit de caractères incompatibles. Par exemple quand on croise une Bryone dioïque avec une Bryone blanche mono'ique, il est indispensable que le caractère de dioïcilé se trouve seul chez les hybrides de pre- mière génération, car une plante ne peut pas être à la fois monoïque et dioïque; mais il n'en est pas de même dans tous les cas; il se pourrait, par exemple, que les souris qui ont à la fois l'infection grise et l'infection blanche fussent d'un gris clair au lieu d'être entièrement grises. Gela n'empê- cherait pas les choses de se passer comme elles se passent, à la seconde génération. Et il y a peut- être lieu d'ajouter à la liste des caractères men- déliens d'autres caractères qui ont bien la particu- larité de l'hérédité discontinue, sans présenter de Tlli:OrxlK DES PAnTICUI.ES REPRÉSENTATIVE^ 279 type dominant cl de type récessif. 11 sera facile de s'en assurer par des observations suivies. Les animaux tachetés présentent un cas inté- ressant. Ceux qui ont, par exemple, des taches blanches et des taches noires, peuvent être consi- dérés comme ayant la double infection blanche et noire, mais avec celte parlicularité que les deux microbes, réparlis uniformément dans les espèces à pelage uniforme, et y constituant une sorte d'as- sociation fixe, sont, au contraire, libres l'un de l'autre dans les individus panachés, de manière à se dissocier et à se répartir en des régions diffé- rentes du corps. Cette particularité de la dissocia- bilité des deux microbes est héréditaire; M. Cuénot a montré que le caractère panaché est récessif par rapport au caractère teinte uniforme, ce qui n'a rien de particulièrement intéressant. Mais il est tout naturel, si l'explication précédente est bonne, que la panachure ne soit pas héréditaire en tant que disposition topoA^TI(:L'LE^; [iEPI'.ÉSKNTATlVES 2S3 liuliaiil de doiiiiôcs cxpérinieiilales, les recherches nouvelles ont permis (rinlroduirc (hins les phéno- mènes héréditaires la /nrvisioii maUiriuiilhiuc cl lu jiossiljilili' du prrciiii\ là où Von nr voi/ail que linsnvdt'l caprice. » {/icv. (jrn. des se, 30 mars 190 i, p. 303.) 11 s'agit, bien entendu, de la loi de Men- del ; mais, d'abord, celle loi ne s'applique qu'à un petit nombre de caractères à hcrcdilé discontinue qu'il appelle mendéliens et que je préfère nommer diathèscs; ensuite, même en ce qui concerne la pigmentation des souris, caractère mendélien, le résultat des accouplements croisés ne peut se pré- voir avec précision, au point qu'on puisse afdrmer que tel petit aura telle robe; on peut seulement prévoir que, sur un grand nombre d'accouple- ments, il y aura environ tant de petits de telle couleur; on fait celte prévision par le calcul des probabilités qui, précisément, autant que je lai appris aulrefoi:'. s'applique aux cas n'ayaul d'au- tre règle que le hasard. CHAPITRE XIX L'ATTRACTION SEXUELLE § 57, L'amour. La généralité du processus de la reproduction sexuelle m'a amené à penser que le phénomène même de la vie élémentaire manifestée, l'assimila- tion, contient les éléments du phénomène sexuel; en d'autres termes, que la substance vivante elle- même est bipolaire, que sa molécule contient un pôle mâle et un pôle femelle et qu'un élément sexuel mûr ne contient plus, au lieu de molécules complètes, que les pôles de même nom des molé- cules de l'individu reproducteur; par conséquent, que deux éléments de sexe opposé et de même espèce sont complémentaires et se complètent, en effet, dans l'acte de la fécondation '. Cette hypothèse permet de concevoir, par de simples comparaisons physiques, V attraction sexuelle qui se manifeste, dans toutes les espèces vivantes, entre éléments de sexe contraire; et, quand les individus sont unicellulaires. il n'y a aucune difficulté de plus. Le « rut desinfusoires », comme disait Balbiani, se réduit à une attraction directe entre éléments sexuels mûrs. 1. V. Traite de Inologic, op. cit., cliap. iv. l'attraction sexuelle 285 Il est moins facile d'arriver, en partant de cette seule considération, à la compréhension de l'amour qui se manileste entre mâle et femelle chez les animaux élevés en organisation. D'une manière générale, on peut considérer comme établi, chez tous les animaux supérieurs, le principe de la génération allornante que nous avons signalée précédemment chez les Fougères (v. § 54). Dans la profondeur des tissus de l'indi- vidu, une cellule, que l'on peut comparer à la spore de la Fougère, se développe en donnant lieu à un amas cellulaire comparable au Prothalle; c'est dans ce Prolhalle, parasite chez l'individu qui l'a pro- duit, et appelé glande génitale, que se produisent les éléments sexuels mûrs. Le dit prothalle se comporte, d'ailleurs, comme un parasite et influe sur la morphologie de son hôte, comme la larve d'insecte cécidogène sur le tissu végétal qu'elle habite; on donne le nom de caractères sexuels secondaires aux modifications causées chez l'indi- vidu par l'influence de son prothalle parasite; c'est par ces caractères que l'individu portant un pro- thalle à produits mâles (individu mâle) diffère de l'individu portant un prothalle à produits femelles (individu femelle). Chez certaines espèces, les choses en restent là; les oursins mâles vivent sur leurs rochers, côte à côte avec les oursins femelles; quand les produits génitaux sont mûrs, ils sortent dans la mer et là, sous l'influence de l'attraction sexuelle, les sper- matozoïdes rencontrent et fécondent les ovules; il 286 LES INFLUENCES ANCESTRALES est évident, d'ailleurs, que des millions et des mil- lions d'éléments sexuels se perdent purement et siniplement,et se détruisent ou sont dévorés. Dans ces espèces, le mâle ne connaît pas la femelle, et il ne peut naître en lui aucun sentiment pour elle. Chez les animaux plus élevés en organisation, il arrive, au contraire, que les différences sexuelles secondaires prennent un caractère particulier et donnent à Tindividu mâle et à l'individu femelle un aspect complémentaire^ analogue à celui des éléments sexuels eux-mêmes ; chez ces animaux, la fécondation n'est plus livrée au hasard; les pro- duits mâles sont déposés dans une cavité spéciale oi^i ils ont les plus grandes chances de rencontrer les produits femelles. Quelle est l'origine ances- trale de celte particularité? Mystère! Les animaux qui en sont doués ont été trop profondément mo- difiés par la longue habitude de la copulation, pour que nous puissions trouver en eux, aujour- d'hui, les éléments primitifs de cet acte, lequel, d'ailleurs, je le répète, n'est pas général, n'est pas fondamental et obligatoire. Peut-être, chez certaines formes ancestrales sim- ples, l'évacuation des produits d'un certain sexe ne sefaisantpasnaturcllementcommechez les oursins, l'attraction par les produits de sexe opposé aidait à cette évacuation salutaire ; le mâle cherchait donc un soulagement * dans le voisinage de la 1. Car la présence d'une acciiniiilation de produits so\lio1s dans lin individu lui est douldurcusc et nuisible. l'attraction sexuelle 287 femelle et s'efToreait nalurellement de rendre ce voisinaire plus immédiat en se servant, comme toujours, des outils ([u'il avait à sa disposition; c'est ainsi que, vraisemblablement, les caractères sexuels secondaires des espèces copulatrices ont pris peu à peu celte apparence dinslruments com- plémentaires ; la sélection naturelle a, d'ailleurs, développé ces caractères spéciaux par lesquels la fécondation se trouvait assurée d'une manière plus immédiate, et l'on peut même s'étonner que la copulation, évitant la perte d'un grand nombre d'ovules non fécondés, ne se soit pas imposée pro- gressivement à tout le règne animal. Il est vrai que, chez les oursins, par exemple, le nombre for- midable des éléments sexuels lutte victorieuse- ment contre l'inexistence du processus féconda- teur; et puis, nous ne connaissons pas assez riiistoire naturelle des oursins pour avoir le droit d'affirmer que. aux profondeurs delà mer, certains êtres nageurs ne favorisent pas la fécondation des œufs d'oursin, comme les insectes assurent la pollinisation des stigmates des fleurs. Quoi qu'il en soit de la plus ou moins grande vraisemblance de l'interprétation que nous venons de proposer de la genèse du processus copulateur, il est certain que, dans la lignée ancestrale des mammifères, par exemple, l'habitude de la copula- tion est infiniment ancienne; et, comme toutes les vieilles habitudes, elle a fini par se fixer dans notre organisme, indépendamment de toute relation avec son utilité primitive ; ce qui est devenu natu- 288 LES INFLUENCES ANCESTRALES rel chez les individus, ce sont les appétits copula- teurs et les mouvements qui réalisent la copula- tion. L'amour de Thomme pour là femme est aussi éloigné aujourd'hui de son origine que la cons- cience morale est distincte des considérations utilitaires qui lui ont donné naissance. Et de même que la conscience morale peut nous dicter des actes contraires à la satisfaction de nos besoins immédiats, de même l'amour, habitude ancestrale fixée, actuellement affaire d'épiderme et de con- tact voluptueux, peut aller contre son objet pri- mitif et prendre un caractère opposé à la reproduc- tion, comme dans l'églogue où Virgile chante les ardeurs désespérées du berger Corydon. Ce nouveau sentiment métaphysique, se mêlant dans notre mécanisme à d'autres sentiments éga- lement détournés de leur origine, le sentiment moral, le sentiment religieux, le sentiment du beau, etc., réalise, indépendamment de toute con- sécration reproductrice ou même voluptueuse, la plus haute chimère dont s'enorgueillisse la folie humaine, l'amour pur, l'amour chaste, l'amour céleste des nonnes et des saints i. 1. L'amour maternel, (jui a pris dans l'espèce humaine, une si haute signification morale, n'a-t-il pas eu comme origine pre- mière, chez les iemelles de mammilores, le souci d'être débar- rassées de leur lait; chez les oiseaux ce serait tout autre chose, et d'ailleurs, dans un très grand nombre d'espèces animales, le sentiment maternel n'existe pas; les parents ne connaissent pas leurs enfants. PREMIER APPENDICE COMPLÉME.NT AL § 3. LES FORMES DE L'ÉNERGIE La première acception du mot travail a, sans doute, été purement humaine ; un homme disait qu'il avait travaillé quand il avait réalisé, au prix d'un effort, une transformation utile du milieu ambiant: on appelait énergie l'aptitude de chacun à fournir plus ou moins do besogne, sa capacité de ti'avail. Plus tard, on imagina d'employer au profit de l'homme certains mouvements naturels ; le vent, les chutes d'eau nous dispenseront d'écraser nous-mêmes notre blé ; la notion de travail s'étendit à des machines dont le fonctionnement était utile à l'homme ; on évalua Vénerrjie de ces systèmes de la nature brute ; il fut possible do faire cette évaluation avec pré- cision, de mesurer le travail produit, et la notion d'énergie quitta le monde humain pour entrer dans la mécanique. Diverses transformations du monde ambiant sont utiles à l'homme. Le déplacement plus ou moins rapide des objets les uns par rapport aux autres produit des résultats extrêmement variés; on réunit ces résultats sous la dénomination commune de tra- vail mécanique. La combustion et les autres transformations d'ordre chimique déterminent : D'une part, des phénomènes calorifiques que l'homme utilise soit directement, pour se chauffer, soit indirectement pour produire d'autres phénomènes chimiques (cuisson des aUments, etc.) ou des phénomènes mécaniques (machines thermiques) ; os 290 LES INFLUENCES ANCESTRALES D'autre part, des phénomènes lumineux, dont l'iionimc se sert, soit directement pour éclairer les objets qui l'entourent, soit indirectement, pour produire d'autres phénomènes chimi- ques (photographie par exemple); D'autre part encore, des phénomènes électriques que l'iiomnie n'emploie guère directement sauf dans certains cas médicaux, mais qu'il utilise de plus en plus pour la production de mouvement ou de réactions chimiques nouvelles. Ainsi donc, en se servant convenablement d'une combustion, on peut réaliser des transformations suivant tous les modèles connus de l'homme; de même, un phénomène mécanique peut donner naissance à des manifestations calorifiques, lumineuses, électriques, chimiques; la chaleur solaire alimente les rivières et les torrents en transportant l'eau sur les sommets ; elle fait pousser les arbres dont le bois nous sert ensuite à faire du feu. L'activité du monde ambiant se compose d'une série de trans- formations de modèles différents; on donne à ces divers modelés de transformations le nom de fermes de l'énergie. Les savants du xix"^ siècle ont établi l'équivalence des diverses formes de l'énergie ; ils ont appris à mesurer en nombre précis la valeur particulière de chaque transformation d'un modèle donné et ils se sont ensuite efforcés de montrer qu'une même quantité d'une certaine forme d'énergie, se trouve toujours transformée en des quantités équivalentes des autres formes d'énergie, de manière que. à chaque instant, l'énergie totale d'un système isoU n'ait pas varié. En réalité, c'est cette équi- valence même qui a servi à évaluer les quantités d'énergie autre que l'énergie mécanique, en fonction de l'énergie méca- nique, seule mesurable dans le système fondamental des unités humaines. Quoi qu'il en soit, le principe de la conservation de l'énergie est aujourd'hui la base de tous les calculs scientifi- ques. 11 faut bien remarquer d'ailleurs que, au cours de toutes les recherches de plus en plus précises auxquelles a donné lieu le principe d'équivalence, la notion primitive et humaine d'énergie s'est légèrement modifiée; il ne s'agit plus aujourd'hui de l'aptitude d'un système à fournir à l'homme plus ou moins de travail ; on parle couramment de Vénergie utilisable par oppo- PREMIER APPENDICE 291 sition avec une énergie inutilisable qui, dans l'ancienne concep- tion, n'aurait pas eu de sons. Cette modification a été néces- saire à la rigueur du principe de la conservation de l'énergie dégagé de ses entraves humaines; par rappo7-t à l'homme le principe de la conservation de l'énergie n'est qu'une loi appro- chée à laquelle il laut joindre comme correctif un principe d'évolvtion qui domine toute la physique. J'ai étudié ces ques- tions ailleurs', je me contente d'en rappeler ici ce qui est nécessaire à la compréhension de cette question qui dissimule des préoccii])ations d'ordre métaphysique : « Les phénomènes vitaux reprcscntent-ils une forme spéciale de l'énergie ? » Et d'abord, qu'cntend-on par forme spéciale de l'énergie? Il est entendu que les diverses formes de l'énergie connues de l'homme sont transformables l'une dans l'autre et que, par conséquent, rien d'e-'isenlicl ne permet de les séparer dans le monisme universel: ce qui les distingue c'est l'aspect de leurs rapports avec l'homme, c'est la manière dont l'homme les con- naît, et, par conséquent, si nous n'attribuons pas au point de vue humain une valeur absolue, rien ne nous contraint do limiter, d'après les sensations de l'homme, le nombre des formes d'énergie. La bielle d'une machine à vapeur reçoit du piston un mouvement alternatif que son articulation avec la manivelle transforme en un mouvement rotatoire ; le mouvement alter- natif de va-et-vient et le mouvement rotatoire méritent-ils d'être appelés des formes différentes de l'cnergio? Je me rappelle avoir éprouvé, dans mon enfance, une grande difficulté à com- prendre cette ti-ansformation de mouvement que la physique élémentaire dont je disposais n'expliquait pas sulfisamment (probablement parce que l'auteur avait jugé la chose trop claire , et je n'ai pas oublié la joie que me procura la vue d'un appareil de remouleur où il me fut possible de suivre plusieurs jours, avec une admiration intense, le jeu de la bielle et de la manivelle. Quant au jeu de l'excentrique, je ne le compris que bien plus tard, quand je vis une machine à vapeur. Me rappe- lant aujourd'iiui combien ces mécanismes m'ont paru extraor- dinaires, je ne puis m'cmpôcher de me demander à quoi l'on I. Les Lois naturelles, Pari-;, Alcan, 1904. 292 LES INFLUENCES ANCESTRALES décidera que la différence entre deux modes d'activité est suf- fisante pour qiron les rapporte à des formes distinctes de l'éner- gie ; la régie la plus ordinaire est que toute activité qui se transmet se transforme plus ou moins ; qu'appolle-t-on une l'orme spéciale d'énergie ? Si je raconte l'histoire d'une locomotive, je dis que la com- bustion du charbon, par l'intermédiaire de la vapeur d'eau, détermine un mouvement de va-et-vient du piston, par suite d'une disposition spéciale de la machine ; ce mouvement de va-et-vient se transforme, par l'intermédiaire d'un mouvement rotatoire et du frottement des roues sur les rails, en un mou- vement continu de translation en avant. Ai-je le droit d'établir entre la chaleur et le mouvement du piston qui en résulte indi- rectement, une ligne de démarcation plus profonde que celle que j'établis entre le mouvement de va-et-vient, le mouvement de rotation et le mouvement de translation? Peut-être ma seule raison d'agir ainsi vient-elle de ce que j'applique primitive- ment la même dénomination de movvcment à dos choses aussi différentes qu'un va-et-vient, une rotation, une translation, phénomènes qui, en réalité, n'ont de commun que la manière dont nous les observons, avec nos yeux, tandis que nous son- tons la chaleur par un autre procédé. C'est toujours le point de vue humain. Autre chose. Nous appelons forme d'énergie un modèle de transformation. Si cela est, pouvons-nous parler d'énergie atcumvlée sous une certaine forme? Y a-t-il une définition statique des formes d'énergie? Voici un litre d'eau suspendu à un mètre au-dessus d'un point donné. Si ce litre d'eau descend d'un mètre il aura accompli un certain travail facile à calculer ; mais ce travail, l'accomplira-t-il forcément sous forme mécanique de chute? Serait-il al)surde de supposer, par exemple, qu'une partie de ce travail se manifestera directement sous forme calorique par une évaporation suivie d'une condensation au niveau d'une paroi froide? Ce que nous permet d'établir le principe de la conservation dé l'énergie, c'est une relation entre l'état initial et l'état final d'un système, sans aucune allusion aux formes des phénomènes PREMIER APPENDICE 293 intermédiaires. Et encore, l'état final et l'état initial sont-ils suscoptiblos d'une description vraiment statique? Ce mot sta- tique est daiigereuv et correspondu des idées fausses dans l'es- prit de beaucoup de pliilosoplios. Si l'on se place, par exemple, dans la théorie cinétique, l'as- pect statique d'un système est simplement la conséquence de cette particularité que la nature des mouvements qui s'y pro- duisent ne subit, pendant qu'on les observe, aucune transfor- mation, mais, d'après la forme qu'ont ces mouvements au moment où on observe un iHat du système, on ne peut prévoir le modèle de transformulidn qui suivra lorsque les circonstances change- ront; on peut seulement calculer la quantité d'énergie qui deviendra disponible dans certaines circonstances. Les considé- rations relatives aux formes d'ènerfjie n'ont qu'un intérêt secon- daire, se rapportant à des phénomènes advenlifs. Voici, par exemple, une chute d'eau à débit constant; cotte chute d'eau est entretenue indirectement par l'énergie solaire; je remploie à faire tourner une turbine qui actionne une dynamo et je me sers du fonctionnement de cette dynamo pour charger un accumulateur. Qu'ai-je accumulé dans mon accumulateur? l'énergie solaire, l'énergie de la chute d'eau, l'énergie de la tur- bine ou l'énergie électrique? Mon accumulateur chargé présente la particularité qu'il est susceptible d'une description statique commode; l'ensemble des phénomènes que je viens de décrire a pour résultat la fabrica- tion de peroxyde de plomb; j'aurais pu obtenir la même fabri- cation par d'autres procédés. De même, je puis utiliser l'énergie accumulée sous cette forme particulière, soit'en faisant restituer l'électricité par mon accumulateur, soit en transportant ailleurs mon peroxyde de plomb et on l'employant à tel usage que je voudrai. Entre ces deux étapes du phénomène, chaleur solaire et peroxyde' de plomb, j'ai pu décrire un certain nombre d'in- termédiaires, évaporation de l'eau, condensation, chute d'eau, turbine, dynamo, mais je n'ai aucune raison de supposer que ces intermédiaires ont, en dehors du point de vue humain, une importance plus grande que d'autres intermédiaires que je né- glige parce que je ne les connais pas. On a l'habitude do dire qu'on accumule de l'électricité dans 25. 294 LES INFLUENCES ANCESTRALES raccumulateur, parce qu'on so sert ordinairement de l'accnniu- lateur pour restituer des courants électriques, mais on pourrait s'en servir pour toute autre chose. De plus, on pourrait, au lieu d'un accumulateur à lames de plomb, employer un appai-eil qui ferait une toute autre synthèse chimique. Donc, d'une part, le même accumulateur peut ôtre utilisé pour produire diverses formes d'énergie, d'autre part, les mômes formes d'énergie peu- vent déterminer'dans des accumulateurs différents des synthèses chimiques toutes différentes. On voit tout ce qu'a de contingent la considération des formes d'énergie. Dans ce cas des substances chimiques, on emploie la même expression, synthèse chimique, pour raconter la formation de corps diff'érents; de môme pour le va-et-vient, la rotation et la translation, nous avions employé le seul mot mouvement. La môme question se pose donc, quoiqu'il s'agisse maintenant de magasins statiques d'énergie. Y a-t-il des raisons pour donner une dénomination unique à tous les magasins d'énergie chimique? Il est facile du moins, si l'on prend cette détermination, d'ac- coler à chaque magasin à'énergie chimique une dénomination particulière, spécifique, savoir, précisément, le nom de Vespêce chimique considérée. Toutes ces considérations, un peu subtiles il faut l'avouer, ne sont pas inutiles à l'examen delà question, que se sont posée certains savants, de savoir si l'on peut trouver dans la vie une forme d'énergie particulière. L'observation la plus élémentaire nous prouve que les êtres vivants des diverses espèces se dis- tinguent, non seulement par leur forme, mais par leur mode d'activité : chacun agit suivant sa nature et, si l'on fait abstrac- tion des dilïérences individuelles qui sont pourtant loin d'être négligeables, il faudra du moins se résoudre, dans une première approximation, à admettre l'existence d'autant de modèles de transformation d'activité qu'il y a à!cspèces animales et végétales. Chacun de ces modèles est extrêmement complexe et nous ne pouvons actuellement donner d'aucun d'eux une description totale qui nous permette de prévoir quel sera son mode d'ac- tivité dans des circonstances données. Y a-t-il quelque chose de commun à toutes ces formes spéci- fiques d'activité? Cela est vraisemblable n priori puisque nous PREMIER APPENDICE 295 savons ordinairement et sans difficultc déclaror que tel objet est un (^tro vivant, que tel autre objet est un corps brut: notre premier but doit donc ^tre de rechercher à quel caractère nous reconnaissons que des mécanismes, aussi difl'érents qu'un han- neton, un ver de terre et un navet, méritent la dénomination conmiuno d'ùtrc vivants. Ce caractère nous ne le trouvons évi- demment pas dans les résultats exlévicurs de l'activité de ces trois espèces considérées comme des transformateurs d'activité; ces résultats extérieurs sont en eflet spécifiques et ne présen- tent aucun caractère do généralité. Un homme consomme certains aliments et fournit du travail d'homme ; un ver de terre consomme dos aliments difl'érents et fournit un travail différent. Ce qu'il y a de commun à ces deux cas c'est donc qu'un certain travail résulte, dans chacun d'eux, d'une certaine dépense, mais on peut en dire autant de n'importe (luelle machine qui n'est pas vivante. Dans une maciiine à vapeur, on trouve une vérification du principe de la conservation de l'énergie, c'est-à-dire que le travail* extérieur total représente la valeur des matériaux consommés, sauf une petite quantité, variable avec les machines, et qui a eu pour effet de déterminer une modification intérieure de la machine. La même chose se retrouve dans un être vivant ; le travail extérieur fourni représente la valeur des matériaux consommés, sauf une quantité, variable avec les espèces, avec les individus, et même avec l'àgc des individus, et qui a eu pour effet de déterminer une modification intrrieure de l'être vivant. On dit qu'un animal est adulte quand cette modification inté- rieure est peu sensible pour une grande quantité de transfor- mations extérieures ; considérons par exemple un homme dans la force de l'âge ; nous pouvons rester un mois sans le voir, nous ne trouverons pas qu'il se soit sensiblement modifié, et cependant il aura, pendant ce mois, fourni le travail de sa profession, fabrique de l'acide carbonique, de l'urine, etc., en consommant de l'oxygène et des aliments variés. Si nous nous 1. Il est bien entendu que le mot travail représente ici, évaluées en une unité commune, toutes les formes d'énergie restituées par la machine (cha- leur, fumée, etc.) 296 LES INFLUENCES ANCESTRALES bornions à l'étude des êtres adultes, nous aurions de la peine à trouver la caractéristique commune des êtres vivants, chacun d'eux se comportant seulement comme un transformateur d'activité d'un modèle tout spécial. Puisqu'il n'est pas possible d'établir de parité entre les transformations extérieures déter- minées par les diverses espèces vivantes, nous devons chercher le quid proprium qui caractérise la vie dans les transformations inférievres qui accompagnent l'activité vitale, et il est logique de s'attaquer pour cela aux époques de l'existence individuelle pendant lesquelles ces transformations intérieures sont le plus sensibles, c'est-à-dire de choisir tout autre état que l'état adulte. A l'état adulte, on pourrait écrire l'équation : « L'énergie consommée par l'individu égale l'énergie transformée par lui et restituée à l'extérieur, à très peu de chose près » ; c'est préci- sément ce correctif « à très peu de chose près » qui va nous être utile maintenant, car ce sont les petites variations de l'individu qui, s'accumulant au cours des temps, nous permet- tront de caractériser la vie. Appliquons, par exemple, le principe de la conservation de l'énergie à l'ensemble des transformations produites par un homme depuis l'âge d'un an jusqu'à l'âge de trente ans; nous pourrons écrire : « L'énergie consommée par l'individu depuis l'âge d'un an jusqu'à l'âge de trente ans, égale l'énergie transformée par lui et restituée par lui pendant ces vingt-neuf ans, augmentée d'une certaine quantité qui représente la différence entre l'énergie emmagasinée dans l'homme de trente ans et l'énergie emma- gasinée dans l'enfant d'un an. » Entre l'homme de trente ans et l'enfant d'un an. les diffé- rences sont multiples : elles se manifestent, tant dans le méca- nisme que dans la quantité do substance constitutive et, suivant les tendances de l'observateur, il sera plus immédiatement frappé par telle ou telle de ces différences. Non seulement l'homme est plus gros que l'enfant, mais il est une machine tout autre qui fonctionne d'une manière tout autre. Nous devons répéter ici ce que nous avons dit précédem- ment pour les accumulateurs électriques ; un accumulateur, PREMIER APPENDICE 297 chargé par un courant électrique peut, dans certaines condi- tions, restituer un courant éloctiique, mais il peut, dans d'autres conditions, rendre, sous une forme tout autre, l'éner- gie qu'il a emmagasinée, et, ce qui est important au point de vue de l'évaluation de cette énergie, ce n'est pas le dispositif mécanique de l'accumulateur, mais la quantité de substance chimique dont il est charge. De même un homme de trente ans^ résidu de trente ans de travail d'homme, peut, dans certaines circonstances, continuer à fournir du travail d'homme ; mais il peut aussi, s'il lui arrive un accident objectivement peu important, l'écrasement du nœud vital par exemple, devenir un transformateur dune tout autre nature dans lequel le principe de la conservation de l'énergie ne cesse pas de s'appliquer. Ce qui est donc important, au point de vue de l'évaluation de l'énergie accumulée dans l'individu, c'est, lion pas le mécanisme même de l'homme, mais la quantité, la nature et la disposition des substances chimiques qui le constituent. Ainsi, même en nous plaçant au point de vue énergétique, nous sommes amenés à considérer connue un phénomène de première importance la fabrication des substances chimiques constitutives. Non pas que la structure du mécanisme ne soit également fort digne d'étude; nous avons vu, au contraire, que le point le plus intéressant de la biologie est la constatation du parallé- lisme établi entre la structure individuelle et la composition chimique. Retenons seulement ceci, que la recherche, au point de vue énergétique, de quelque chose de commun à tous les êtres vivants, nous a conduits à une formule chimique. Nous avons vu précédemment ce qu'il j' a de commun aux formules chimiques dçs diverses espèces animales et végétales. Ceci nous ramène à notre question initiale dont nous nous sommes un peu écartés, nous devons l'avouer. Peut-on trouver dans la vie une forme spéciale de l'énergie ? Si l'on accepte de considérer autant de formes d'énergie qu'il y a d'espèces chi- miques, la réponse n'est pas douteuse; il y a autant de formes spéciales d'énergie que d'espèces vivantes, puisque chaque espèce vivante a certainement son activité chimique propre. Si 298 LES INFLUENCES ANCESTRALES l'on convient au contraire de réunii- sous rappellation com- mune d'énergie chimique toutes les formes spécifiques d'énergie, le problème se pose de savoir : 1° Si les énergies spécifiques des diverses espèces vivantes peuvent être considérées comme entrant dans le cadre général de Ténergie chimique, ou si elles s"en distinguent d'une cer- taine manière ; 2° Si, (dans le cadre de l'énergie chimique ou en dehors de ce cadi'e suivant la réponse à la première question), toutes les énergies spécifiques méritent d'être réunies sous une dénomi- nation commune d'énergie vitale. Quand on se place au point de vue de la conservation de l'énergie, on n'a pas à s'occuper des manifestations intermé- diaires, et l'on se contente de comparer l'état initial et l'état final ; au contraire, pour résoudre les deux questions précé- dentes, il faut observer à chaque instant les manifestations de tout ordre de l'activité vitale. De même, au point de vue de la conservation de la matière, on se borne souvent en chimie h constater que tous les matériaux qui sont entrés en jeu dans une réaction se retrouvent dans ses produits ; il n'en est pas moins intéressant de constater les manifestations calorifiques, lumineuses, électriques, qui accompagnent ces réactions. Quel- ques auteurs ont prétendu que toutes les activités vitales ont pour conséquence commune la production de certains phéno- mènes physiques qui n'appartiennent pas à la nature brute; un ouvrage a été intitulé : La vie, mode de mouvement^. La décou- verte récente des radiations \ a donné à ces idées une vogue passagère, quoique ces radiations spéciales puissent tirer leur origine aussi bien de corps bruts comprimés que d'êtres vivants. Nous ne connaissons pas de réaction chimique qui ne s'accom- pagne pas de phénomène physique ; on peut même affirmer que les phénomènes physiques sont différents suivant la nature chimique des corps qui réagissent ; telle réaction donne de la lumière bleue, telle autre de la lumière rouge ; il y a donc des radiations de longueurs d'onde variées et qui correspondent à 1. PfiÉAi'BERT. Paris, F. Alcau. PREMIER APPENDICE 299 dos réactions diiiiiiques bien déterminées ; si les réactions vitales s'accompagnent de radiations dont les longueurs d'onde sont comprises entre certaines limites, cela prouvera simple- ment, cliez les substances vivantes, l'existence d'une particu- larité chimique spéciale, ce dont personne ne doute puisque les substances vivantes se dislingyent des substances brutes. Au fond, derrière ces recherches, se cachent des préoccupa- tions peu scientifiques et qui correspondent, si je ne me trompe, à une erreur de métiiode. Lorsqu'au lieu de Umiter notre observation à des êtres vivants autres que nous, nous nous observons nous-mêmes, nous constatons cette particularité spéciale de notre mécanisme qui fait que nous pouvons observer et réfléchir ; et au lieu de nous borner à la constater, nous avons la préoccupation méta- physique de l'expliquer ; nous ne pouvons savoir si cette parti- cularité existe en dehors de nous, mais nous avons une tendance à croire, pour des raisons de similitude, qu'elle existe chez nos semblables et qu'elle manque aux substances brutes ; aussi ne sommes-nous pas fâchés de croire qu'une manifestation d'ordre physique nous distingue des corps bruts, correspondant à cette pensée dont nous nous supposons seuls propriétaires. Qu'il y ait une relation de cause à effet entre notre activité vitale et les radiations qui peuvent émaner de nous, cela ne me paraît pas douteux, pas jjIus que je ne puis révoquer en doute la liaison qui existe entre la combustion et la détonation de la poudre ; mais que ces émanations constituent un trans- port de notre pensée, cela me paraît n'être pas encore démon- tré ; de même, quoique j'entende de loin le sifflet de la locomotive, je n'ai pas la prétention de croire que ce bruit me renseigne sur le mode d'activité actuelle de cette machine'. Cependant la merveilleuse invention appelée phonographe peut laisser espérer la découverte d'un appareil encore plus mer- veilleux qui serait le phrènographc ; je ne sais pas si cela se réalisera, mais môme alors que cette découverte serait réalisée, cela ne prouverait pas que les radiations humaines représentent 1. En d'autres termes, la relation qui existe entre les phénomènes psy- chiques et les radiations émanées de l'homme est peut-être très compliquée au lieu d'être simple el immédiate comme le pensent quelques-uns. 300 LES INFLUENCES ANCESTRALES une forme spéciale d'énergie : la voix humaine n'est pas d'une autre essence que les vibrations sonores issues de corps bruts. Or, si les radiations humaines ne diffèrent des autres radia- tions que par leur longueur d'onde, elles entrent dans le cadre de la physique des corps bruts ; l'influx nerveux paraît avoir, à la vérité, une vitesse de propagation très spéciale, mais cette vitesse est peut-être simplement caractéristique du degré de viscosité de la substance du nerf; de même le son se propage avec des vitesses différentes dans divers milieux. Si donc l'on tient absolument à décider qu'il y a, dans les êtres vivants, une énergie particulière, il faudra se rabattre sur des choses non observables et déclarer, par exemple, que les mouvements intramoléculaires des substances vivantes diffèrent de tous les autres mouvements ; mais cette affirmation n'aura rien de scien- tifique ; elle pourra peut-être conduu-e à des considérations verbales, mais ce sera tout ; c'est ainsi que le docteur Bard a démontré (?) le fait suivant : La vie est une force (?) à direc- tion circulaire (? !). Je demande pardon au lecteur d'insister si longuement sur ces considérations qui paraissent étrangères au sujet de ce volume ; elles ne sont pas inutiles à la compréhension du pro- blème des influences ancestrales et il m'a paru indispensable de les exposer longuement à cause de la tendance au mysti- cisme qui semble avoir envahi tant de cerveaux à l'aurore du vingtième siècle. DEUXIÈME APPENDICE L'INFLUENCE ANCESTRALE OU MILIEU MARIN Que la vie soit un phcnomène aquatique, personne n'en a jamais douté; l'assimilation ne peut pas plus se passer deau qu'elle ne peut se passer d'oxygène et de corps azotés et car- bonés; que cela se soit toujours passé ainsi, il est difficile de ne pas l'admettre, et, par conséquent, on doit penser que la vie a apparu dans l'eau. M. Quinton vient de le démontrer dans un gros livre; il s'est, en outre, demandé dans quelle eau? A cela personne n"a jamais répondu; on ne sait même pas (et je crois qu'on ne saura jamais''^ si la vie a apparu en un ou plu- sieurs points de notre globe et si l'on peut considérer les êtres actuels comme descendant d'un ou de plusieurs ancêtres dis- tincts. M. Quinton affirme que la vie a apparu dans la mer et s'appuie pour cela sur le fait qu'il y a du sel marin dans tous les milieux intérieurs des êtres qu'il a analysés; il va plus loin; il annonce que le milieu intérieur des êtres actuels est de l'eau de mer, plus ou moins diluée suivant les cas ; et il con- sidère ce fait (?) comme résultant d'une conservation mysté- rieuse du milieu vital phimitif; c'est même là qu'est le nœud de sa démonstration de l'origine marine de la vie. Cette dilu- tion, qui conserve uniquement les proportions du mélange de sels de l'eau de mer, est vraiment bien curieuse; il me semble môme que, dans un grand nombre de cas, le fait ne doit se vérifier que si l'on convient de diluer l'eau de mer dans une eau contenant déjà certains sels, des sulfates, par exemple, pour l'algue barégine ou les sulfobactéries. Et cela admis, il n'est pas besoin de faire des mesures; on pourra toujours déterminer un 26 302 LES INFLUENCES ANCESTRALES • liquide qui, ajouté à une certaine quantité d'eau de mer, repro- duise le milieu salin de l'être vivant considéré Je suppose même, ce qui n'a pas lieu, que, dans tous les milieux intérieurs des êtres vivants, on trouve de l'eau de mer et uniquement de l'eau de mer pure? Ce serait de l'eau de mer actuelle ; or, qui nous dira la teneur en sels des mers silu- riennes? Alors que tout a évolué, la salure de la mer aurait- elle seule conservé ses proportions initiales? Il me semble que les sels dissous dans la mer proviennent des roches qu'ont lavées, depuis l'origine, les eaux fluviales ou maritimes et que, par conséquent, l'eau de mer a dû varier étrangement, tant pour la concentration que pour la proportion des divers sels. A moins que la mer n'ait été créée salée? Le bon Rabelais en donne d'ailleurs une explication cliarmante : « Le philosophe raconte, en mouvant la question pourquoi c'est que l'eau de mer est salée, que au temps que Phébus bailla le gouverne- ment de son chariot lucifique à son fils Phaéton, le dit Phaé- ton, mal appris en l'art et ne scavant ensuivre la ligne éclip- tique entre les deux tropiques de la sphère du soleil, varia de son chemin, et tant approcha de terre qu'il mit à sec toutes les contrées subjacentes Adoncq, la Terre l'ut tant chauffée qu'il lui vint une sueur énorme, dont elle sua toute la mer, qui par ce est salée; car toute sueur est salée. » {Pantagruel, liv. II, rha|). i[). Et cette siicw provenait naturellement du milieu intérieur do la terre qui était de l'eau de mer comme tous les milieux intérieurs! 11 n'y a rien de nouveau sous le soleil! TABLE DES MATIÈRES l'ages Di^nicACE A Emile Lacoir v INTRODUCTION La narration historique 1 PREMIER LIVRE LIGNÉE ET VARIATION § 1. Plan du premier livre . 21 CHAPITRE PREMIER. — Les divers points de vue dans l'étude de la vie 23 .!; 2. Pas de caractère physique commun aux êtres vivants 23 § 3. Le point de vue énergétique 2.") S 4. Le point de vue morpliolo?;ique 29 CHAPITRE II. — Le point de vue chimique 34 § 5. Hérédité et assimilation 3i § 6. Qu'est-ce qu'une loi approchée? 37 S 7. La destruction chimique.. .39 S 8. La variation chimique 41 § 9. La variation transmise 42 § 10. La variation est lente 48 CEIAPITRE III. — Le point de vue mécanisme. ... 51 § 11. Le mécanisme individuel 51 § 12. Le priticipe de Lamarck 53 § 13. La succession des individus 57 304 TABLE DES MATIÈRES § 14. Lamarckiens et DanvinieiTi 61 § 15. Hérédité ot éducation 63 § 16. Le squelette 65 § 17. Los caractères individuels G6 CHAPITRE IV. — La reproduction sexuelle 70 S 18. Impossibilité de prévoir le résultat d'un croise- ment 70 § 19. Parasitisme et symbiose 74 CHAPITRE V. — Les caractères psychiques 76 § 20. Le langage psychologique 76 § 21. Instincts et intelligence 89 DEUXIÈME LIVRE LES CONSÉQUENCES INDIVIDUELLES ET SOCIALES DE LA CONTINUITÉ DES LIGNÉES § 22. Plan du deuxième livre 83 CHAPITRE VI. — La canalisation du hasard 87 § 23 87 PREMIÈRE PARTIE DU LIVRE II LE DÉVELOPPEMENT ANCESTRAL DE L'ÉGOÏSME. ORIGINE DE LA LOGIQUE CHAPITRE VII. — Individu et expérience 102 ^^§ 24. L'individu dans le milieu 102 § 25. L'expérience 107 CHAPITRE VIII. — L'instinct de la conservation. . . 111 § 26. Des bactéries à l'homme 111 § 27. Le renouvellement du milieu intérieur 115 § 28. L'alimentation 119 § 29. Les conditions physiques 124 TABLE DES MATIÈRES 305 Pages CHAPITRt; IX. — Les relations de l'animal avec l'am- biance 129 S ."ÎO. Loxpoi'icnce dépend du jieni-o do vie 129 v^ '.M. L'oxpôrienco de la pesanteur l'?0 § 32. L'expérience des corps solides 132 § 33. La douleur i:î8 CHAPITRE X. — La peur l'iO § 3i. La conscience salutaire du danger 140 § 35. La peur mystique et l'origine des dieux .... IVi g 36. L'exploitation de la peur Ii8 CHAPITRE XI. — Les entités métaphysiques anthro- poïdes lôG § 37. — Cause, force, âme Ijfî CILVPITRE XII. — La mort 1G8 § 38. La peur de la mort 1G8 § 39. La crainte de l'au-delà 172 Î5 40. Le regret de la vie 176 § 41. La liberté et la finalité 179 DEUXIÈME PARTIE DU LIVRE II LE DÉVELOPPEMENT ANCESTRAL DE L'ALTRUISME, ORIGINE DE LA MORALE CHAPITRE xni. — Laltruisme reproducteur 183 § 42. Individu et nuiltiplication 183 CHAPITRE XIV. — Les caractères acquis et la genèse de l'absolu 191 S 43. La fraternité 191 § 44. Le sentiment religieux 197 § 45. La justice 200 § 46. La responsabilité individuelle 203 CHAPITRE XV. — La vérité humaine 220 § 47. De l'importance qu'il faut accorder aux senti- ments dans la législation 220 306 TABLE DES MATIÈRES Pages § 48. Le progrès 224 § 49. Lart 226 § 50. La inagio des mots 229 CHAPITRE XVL — L'évolution du langage articulé. 244 § 51. Tradition orale et iiércditc 244 § 52. Los déformations du langage et la règle celtique des mutes 247 TROISIÈME LIVRE LA DISTRIBUTION DES PARTICULARITÉS INDIVI- DUELLES PAR LA GÉNÉRATION SEXUÉE CHAPITRE XVII. — Le sexe 253 § 53. L'ampliimixie, ou mélange des caractères des parents dans la reproduction sexuée 253 § 54. Les divers atavismes 260 I. Les caractères latents 260 II. Les variétés dues à la sélection artificielle. 261 III. Le retour dos métis à l'ancêtre 261 CHAPITRE XVIII. — La théorie des particules repré- sentatives 263 § 55. Elle est la négation de l'évolution 263 S 56. L'hérédité des diathèsosou hérédité mendélienne. 267 CHAPITRE XIX. — L'attraction sexuelle 284 § 57. L'amour 284 PREMIER APPENDICE Les formes de l'énergie. Complément au § 3) 289 DEUXIÈME APPENDICE L'influence ancestrale du milieu marin 301 5177. — Paris. — Inip. Hemmerlé el C'^ La Bibliothèque Université d'Ottawa Echéance The Library University of Otta Date Due a 3 900 3 00 366 7 36 6 6 - CE QH U431 .L37 1904 COO LE DaNTEC, F INFLUENCES ACC# 1332560