Digitized by the Internet Archive in 2011 witii funding from University of Toronto littp://www.arGliive.org/details/leslimitesdelabiOOgras LES LIMITES LA BIOLOGIE i ^ DU MÊME AUTEUR Traité pratique des Maladies du Système nerveux, 4'" édition (en collaboration avec le protessenv Rauzier), I89i. Montpellier. Goulet, Paris, Masson. Les maladies de l'Orientation et de l'Équilibre [Bibliothèque scientifique internationale, 1901). Paris, Félix Alcan. L'Hsrpnotisme et la Suggestion (Bibliothèque internationale de psi/chologie expérimentale normale et pathologique. 2' éd., 1904). Paris, Doin. Les Centres nerveux. Physiopathologie clinique. 1905. Paris, J.-B. Baillière. Le Psychisme inférieur [Bibliothèque de philosophie expe'rimen- tale, 1906). Paris, Chevalier et Rivière. Thérapeutique des maladies du système nerveux. Paris, Doin [Sous presse). Demifous et demiresponsables [Bibliothèque de philosophie contemporaine). Paris, Félix Alcan [Sous presse). 802-06. — Couloramiers. Imp. Paul BRODARD. -- P6-06. LES LIMITES LA BIOLOGIE J. GRASSET Professeur de Clinique médicale à l'Université de Montpellier Associé national de l'Académie de médecine Lauréat de l'Institut Nec ancilla; nec domina. QUATRIEME EDITION PRÉCÉDÉE d'une PRÉFACE P A R PAUL BOURGET de l'Académie française. PARIS FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN RÉUNIES 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 1906 Tous droits de traduction ot de reproduction réservés. \k L' INSÎIÎOT 11 OE II an 3 13 PRÉFACE I Voici un petit livre dont le succès a été très vif, et, j'imagine, très inattendu pour son auteur. Le titre à la fois si modeste et si technique, — Les limites de la Biologie, — indiquait une étude d'un ordre spécial, et dont il semblait que le grand public dût se désintéresser. M. le docteur Grasset, d'autre part, ne quitte guère Montpellier. Il n'a pu acquérir par son enseignement cette vogue parisienne qui fut celle d'un Claude Bernard ou d'un Trousseau, pour ne parler que des morts. Le caractère sévère- ment professionnel de ses précédents ouvrages, notamment de son vaste Traité des maladies du système nerveux, était de nature à provoquer plutôt la défiance d'un certain public. On admet malai- sément que les qualités du praticien et celles du philosophe ou du généralisateur coexistent dans un homme. Ces deux cents pages étaient si fortes qu'elles ont vaincu ces obstacles. Elles ont été pas- II LES LIMITES DE LA BIOLOGIE sionnément lues et passionnément discutées. La raison en est sans doute dans la vigueur de la doc- trine, dans la richesse de la documentation, dans la lucidité de l'analyse. Ces mérites n'auraient pas suffi si le vitaliste déclaré de l'hôpital Saint-Éloi n'avait abordé là, et, à mon humble avis, résolu de la façon la plus saisissante un des problèmes essen- tiels de notre âge, et qui n'est rien moins que celui de la valeur de la Science. Une récente discussion entre M. Berthelot et M. Brunetière a prouvé, par son retentissement, à quelle profondeur ce problème passionnait en effet nos contemporains. Ce serait une grave erreur de croire que cet intérêt date d'aujourd'hui, ni même d'hier. Il semble qu'il faille reporter aux environs de 1850 le moment où il s'est posé devant les meilleurs esprits. Jusqu'à cette époque, lorsqu'on prononçait ce mot de Science, on ne l'appliquait guère qu'à l'ensemble des Sciences positives, telles que les Mathématiques, la Physique, la Chimie, la Physio- logie. La Science s'opposait communément à l'Art et à la Littérature. On n'entendait pas en faire un procédé de l'intelligence, capable de s'adapter à tous les objets, et de renouveler le domaine entier de la connaissance, autant que celui de l'activité. Après les merveilleuses découvertes accomplies par cette succession de grands ouvriers de vérité qui se sont appelés Laplace et Cauchy, Cuvier et Geoffroy Saint- Hilaire, Fresnel et Faraday, Ampère et Arago, Magendie et Flourens, — combien d'autres encorel PREFACE III — une idée commença de germer et de croître, dont les premiers essais de M. Renan et de M. Taine donnent l'expression la plus brillante, sinon la plus complète. Cette idée, Auguste Comte en avait été le précurseur méconnu. Elle peut se schématiser amsi: o'était-il pas loisible d'employer pour des besognes réservées auparavant à d'autres facultés les mé- thodes auxquelles les sciences devaient leurs rapides 3t indiscutables progrès? On oppose sans cesse la Littérature et la Science. N'y avait-il pas lieu, au contraire, de les marier? La Religion et la Science. Pourquoi ne pas les unir? Et l'auteur de V Histoire de la Littérature anglaise entreprend de trouver la loi fixe qui domine toute la production des œuvres d'art d'un pays, et Renan se propose de déterminer les conditions exactes qui régissent la naissance, l'efflorescence et la décadence des phénomènes religieux. Plus tard Zola intitulera une suite de récits : Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire. Il dressera un arbre généalogique de ses personnages qui est comme un code appliqué des lois de l'hérédité. Il entreprendra une étude sur le « Roman expérimental », pour donner une suite, à la célèbre Introduction à la médecine expérimentale. Les politiciens théoriques ou pratiques de la même période prétendent, eux aussi, mettre au service de leurs idées les méthodes de cette science expérimen- tale. C'est l'ambition de Marx dans son vaste traité, de Spencer dans tout son œuvre, comme plus tard de Gambetta dans ses discours et ses programmes. IV LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Il n'est pas jusqu'aux poètes qui ne se piquent de renouveler l'art des vers par la Science, soit qu'ils ambitionnent, comme un Leconte de Lisle, de donner à leur peinture des mœurs antiques les précisions et jusqu'aux vocabulaires des érudits, soit qu'ils recherchent, comme un Sully Prudhomme, les fon- dements physiologiques de la versification. J'ai choisi ces noms entre des centaines. Ils sont plus représentatifs que d'autres, parce que les œuvres, auxquelles ils sont attachés, sont plus accessibles, j'allais dire plus vulgarisées, en retirant à' ce mot son sens défavorable. Ils permettent de mieux saisir en quoi cet effort pour élargir le domaine de la Science put paraître avoir avorté au regard de nouveau-venus qui avaient fait à leurs devanciers un tel crédit d'enthousiasme et d'espérance. Et d'abord que cet effort ait réellement avorté sur certains points, le seul examen des réstdtats obtenus par les plus grands de ceux que je viens de men- tionner suffit à le démontrer. Ce qui caractérise essentiellement la connaissance scientifique, c'est V impersonnalité, ou, pour employer le langage clas- sique, Vobjectivité. Ces deux termes se complètent. Leur seule étymologie suffirait à définir la Science. Il n'y a Science que dans une conformité de la penséeà l'objet, si exacte, si stricte, que cette pensée devienne identique dans tout esprit une fois mis en pré- sence de cet objet, à travers et malgré toutes les difl'érences de capacités et de goûts individuels. Le principe des vases communicants est le même PRÉFACE V pour un candidat au baccalauréat et pour un phy- sicien de rinstitut. Le plus illustre des géomètres ne démontre pas l'égalité des triangles autrement qu'un élève de quatrième. C'est bien aussi cette fixité universelle de la loi que les Taine et les Renan, les Zola et les Sully Prudhomme, tout comme les Spencer et les Karl Marx, ont rêvé d'im- primer à leurs conceptions de critiques et d'exé- gètes, de romanciers et de poètes, de moralistes et de sociologues. Nous pouvons dès aujourd'hui étudier leurs travaux dans une perspective qui permet d'en discerner les portions durables et les portions caduques. Il est très frappant que les pages auxquelles ils ont essayé de donner la valeur la plus délibérément scientifique soient celles qui nous semblent les plus contestables, les moins véri- fiées, les plus révélatrices d'une illusion subjective. Lorsque Taine croit expliquer le mystère de la création littéraire par la race, le milieu et le moment, nous voyons là un signe de la passion phi- losophique dont cette intelligence était dévorée. Nous nous en rendons compte : il a donné pour une loi ce qui n'était qu'un point de vue tout arbitraire, il a institué une hypothèse de type scientifique^ mais non pas scientifique. La difïérence est du tout au tout. C'est par d'autres morceaux et de plus solides que sa Littérature anglaise lui survit, par des por- traits tels que ceux de Swift et de lord Byron. Ils ne sont que de la critique sentie, mais avec quelle ardeur et quelle justesse! Pareillement, lorsque VI LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Renan inscrit en tête de sa Vie de Jésus et de son j\.7itichrist cette formule : Histoire des origines du Christianisme, il nous fait mieux saisir le contraste entre ce qu'il a voulu et ce qu'il a réalisé. La pres- tigieuse ingéniosité de ces romans sacrés n'a rien de commun avec la Science. C'est une rêverie per- sonnelle que l'auteur évoque, une fantaisie de poète, plutôt gâtée par l'inutile appareil des textes. Ils ne sont pour lui qu'un prétexte à interprétations indé- montrables. Ce qui vaut dans cette histoire, c'est le Néron, c'est l'Hadrien, lesquels n'ont rien à voir avec des pages comme celles qu'il a intitulées — , lui aussi — : De la méthode expérimentale en Religion. Il en est de même des vigoureux tableaux de foules qu'a brossés Zola. Ils demeurent entièrement étran- gers aux théories par lesquelles il a entrepris de les justifier. Les théories ont vieilli. Elles étaient démo- dées sitôt que nés. Les tableaux, eux, n'ont pas bougé. On pourrait prolonger cette analyse et l'on trouverait que les constructions pseudo-scientifiques de l'auteur du Capital ou des Premiers Principes, comme les phraséologies positivistes du fondateur de l'opportunisme sont allées rejoindre les chimères d'un Fourier ou d'un Saint-Simon. La tentation était bien pressante, on l'avouera, de conclure que la Science a fait banqueroute à ses fervents de la seconde moitié du xix'' siècle, et c'est bien une faillite que proclament avec une outrance égale à l'engouement de 1850 beaucoup de sincères esprits de 1903. Ils entendent par là, non point que les PREFACE VII Sciences naturelles ou mathématiques aient cessé de progresser, mais que leurs méthodes appUquées à l'Art, à la Littérature, à la Morale, à la Politique se sont trouvées insuffisantes. II La grande originalité du livre de M. Grasset réside dans une analyse supérieurement menée des raisons qui nécessitaient cet apparent insuccès des méthodes scientifiques et dans la démonstration que cet insuccès ne prouve rien contre l'application de la Science à des domaines nouveaux. Il a semblé à ce savant que partout où ces méthodes avaient échoué, la cause en était que justement elles n'avaient pas été assez scientifiques. Si la Science consiste, par définition, dans une étude objective de la réalité, n'est-il pas évident que son premier soin doit être de subordonner ses procédés de recherche à la nature propre, ou, si l'on veut, à l'espèce de cette réalité? Une vue très vraisemblable, mais toute métaphysique, c'est-à-dire non démontrée scienti- fiquement, nous fait seule concevoir la totale unité du cosmos. Le monde ne se présente à nous, quand nous nous en tenons à l'observation, que fragmenté, que distribué en séries de phénomènes parallèles et distincts. Nous constatons ainsi qu'il y a des groupes de faits physico-chimiques, des groupes de faits physiologiques, des groupes de faits mathématiques, des groupes de faits psychologiques, des groupes de VIII LES LIMITES DE LA BIOLOGIE faits sociaux, des groupes de faits religieux. Ces faits sont, pour notre expérience, irréductibles les uns aux autres, même quand notre raison ne se satisfait pas d'une telle multiplicité. Cette énumé- ration des objets de la connaissance est très incom- plète. Elle n'est pas classée. Elle suffît à démontrer que les Sciences, si elles ont des moyens communs d'investigation doivent en avoir aussi de particu- liers. Cette règle a-t-elle été suivie dans les travaux dont l'insuccès a fait conclure à la banqueroute de la Science? C'est le sujet véritable de l'étude de M. Grasset. Il affirme que non, et il en donne la preuve. Si l'on examine en effet avec soin, les conceptions des critiques et des romanciers, des politiques et des sociologues que j'ai cités plus haut, dans leurs parties caduques, on reconnaît que toujours ou presque toujours, ils ont entendu par ce terme très général : la Science, une Science très particulière, et que cette Science a été la Biologie. On peut retracer à peu près ainsi la marche de leur pensée : ils ont estimé que le point de vue scientifique consistait à consi- dérer tous les phénomènes psychologiques et spiri- tuels comme des phénomènes naturels, c'est-à-dire conditionnés. Jusqu'ici rien que d'admissible. L'er- reur a commencé quand, voulant préciser ce mol naturels, ils l'ont traduit par cet autre : vivants. Une invincible analogie les a conduits à rapprocher jus- qu'à les identifier les faits de vitalité morale, si l'on peut dire, et les faits de vitalité organique. Ils ont PREFACE IX cru remarquer qu'une littérature, parexemple, et une religion sont comme des espèces qui commencent, qui grandissent, qui se développent par une con- currence et d'après une sélection, tout comme les espèces animales. Une société, d'autre part, n'est-elle pas si pareille à un corps, que l'apologue s'est emparé depuis des siècles de cette comparaison, depuis Méné- nius Agrippa jusqu'à La Fontaine : « Si l'on appli- quait les aphorismes d'Hippocrate au gouvernement civil», a dit un écrivain politique, « on verrait qu'ils sont un petit itinéraire pour la conduite de la vie humaine »? N'y a-t-il pas, entre les manifestations du génie et certaines dispositions nerveuses, des rapports si étroits qu'une biographie d'un Musset ou d'un Edgard Poë n'est qu'un chapitre de pathologie mentale? Ne rencontre-t-on pas de même le pro- blème du tempérament derrière tous les caractères et toutes les destinées, hautes et humbles, quand on veut les expliquer par leurs causes? Notant cela, com- ment ces observateurs n'eussent-ils pas été incités à prendre au biologiste devant tous ces objets et dans tous ces domaines et ses méthodes et son vocabu- laire? Quoi d'étonnant si, dans leur première ivresse de Science, de beaux génies ont succombé à cette séduction d'une impérieuse identité? M. Grasset, lui, est un biologiste professionnel, et à ce litre il s'inscrit en faux contre cette identité prétendue qui n'est qu'une confusion de méthode et d'objet. 11 donne ainsi une preuve très rare d'esprit philosophique. Le plus souvent les spécia- X LES LIMITES DE LA BIOLOGIE listes n'ont-ils pas au contraire le souci d'absorber dans leur spécialité les ordres d'étude les plus étrangers? Les mathématiciens raisonnent de la Politique ou de l'Esthétique en géomètres. Pour les chimistes, la vie se ramène à une opération de cornue. Il n'a pas dépendu de certains théologiens que le désaccord devînt irréductible entre la Foi et la Science, grâce à l'abus de leurs empiétements. Nec micilla, nec domina. Cette judicieuse et forte devise est celle que le professeur de Montpellier réclame pour la Biologie. Il n'admet pas qu'elle s'introduise où elle n'a que faire, pas plus qu'il n'admet que les autres Sciences s'introduisent dans son domaine. La revendication de cette autonomie fait la matière de son livre, mais c'est une revendication justifiée et il se trouve, au cours de cette défense de sa province, avoir comme dressé une carte "de l'empire scientifique. En délimitant les frontières de sa Science, il marque du même coup les frontières des autres Sciences — avec quelle logique dans ses raisonnements, avec quelle justesse dans ses défini- tions, avec quelle netteté dans ses conclusions! Et, comme il arrive au terme des analyses bien ordon- nées, toutes sortes de problèmes latéraux se trouvent avoir été résolus par la seule mise au point de quel- ques équivoques. Celui de la banqueroute de la Science est du nombre. S'il est exact que les domaines des différentes Sciences soient à la fois contigus et distincts, la première règle pour l'esprit est qu'il emploie dans PREFACE XI chacun de ces domaines une méthode commune par certains points, et distincte par d'autres. Il s'agit donc d'examiner si, dans les travaux prétendus scientifiques qui ont fait crier à la faillite de la Science ces deux principes ont été appliqués. Un seul exemple suffit. Le signataire de ces courtes notes demande qu'il lui soit permis, eu égard à la nature de ses propres travaux, de le prendre dans le domaine littéraire. Dans cette tentative acharnée qui fut celle d'Emile Zola pour donner au roman une rigueur scientifique, tout est-il à rejeter, je parle du point de vue scientifique? Evidemment non. Ima- ginez qu'un historien veuille étudier scientifiquement les conditions de l'existence populaire en France, dans les commencements de la troisième Républi- que, il ne pourra se passer de consulter ï Assommoir, Germinal, le Ventre de Paris. Un psychologue qui voudra ramasser des notions précises sur la menta- lité de l'artiste moderne, en recueillera de capitales, dans VŒuvre, de même qu'un sociologue en saura plus sur les anarchistes, en lisant Paris, qu'en dépouillant vingt volumes consacrés au même sujet. Il suffit de comparer ces romans à des ouvrages du même genre : les Mystères de Paris ou les Misérables, pour se rendre compte qu'un esprit nouveau a passé par là, qui n'est autre que l'esprit scientifique. Sue et Hugo ne le possèdent à aucun degré, au lieu qu'il s'unit dans Zola aux plus hardies facultés du vision- naire et de l'écrivain. Mais ici, — j'entends dans les exemples que je viens de citer, — cette union s'ac- XII LES LIMITES DE LA BIOLOGIE complit dans les Limites, pour employer la formule de M. Grasset, et d'après la norme que la nature spéciale de l'œuvre dart impose. Je dis que l'esprit scientifique se reconnaît dans ces romans. A quel signe? A ceci que le principe de l'exactitude docu- mentaire y gouverne souverainement l'imagination de l'écrivain. Il veut amasser des faits réels, et il se soumet à cette réalité. En cela il est un savant. Mais en amassant ces faits il les vit, si l'on peut dire. En ceci il reste un artiste. Il a l'ambition de dégager les lois générales de l'activité humaine. En cela encore, il est un savant. II les incarne dans des individus, qui deviennent des êtres, des personnes, qui vont, qui viennent, qui parlent, qui agissent, qui jouissent, qui souffrent. Voici l'artiste. La Science, au lieu de fausser l'Art se coule en lui. C'était préci- sément le contraire quand l'auteur du Roman expé- rimental dressait l'arbre des Rougon-Macquart, ou qu'il amalgamait la doctrine de Claude Bernard et l'esthétique de la littérature romanesque de manière à les fausser l'une et l'autre et l'une par l'autre. III On pourrait pratiquer une opération d'analyse semblable sur tous ceux de nos contemporains qui se sont piquées de rajeunir, qui la Critique, qui la Poésie, qui la Religion, qui la Morale, qui la Poli- tique, qui la Sociologie. Ce cas très particulier suffit. Un peu étranger à la matière môme du livre de PREFACE XIII M. Grasset, en apparence, il permet bien d'en mesurer la portée et d'en préciser le caractère. Certains ont voulu voir dans les Limites une œuvre de tendance négative, presque un pamphlet contre la Science. L'auteur cite lui-même, dans une note, non sans ironie, cette phrase d'un de ses détracteurs : « On s'afflige d'apprendre qu'un clinicien de la valeur de M. Grasset est clérical. 0 la terrible folie! » En réa- lité, ces quelques pages sont le plaidoyer le plus décisif en faveur de la Science et de la méthode scientifique, mais de la Science définie, comme elle doit l'être : la soumission de l'intelligence au fait, et delà méthode scientifique pratiquée comme elle doit l'être, modestement, rigoureusement, sans générali- sation préalable, sans postulat anticipé, sans hypo- thèse métaphysique. II est bien significatif que cette conception de la Science ait conduit l'illustre médecin à un traditionnalisme qui fut aussi celui de Taine dans les Origines de la France contemporaine, de Renan dans la Réforme intellectuelle et morale, — magni- fiques ouvrages où ces deux maîtres ont abordé l'histoire et la politique, non plus cette fois avec des hypothèses de type scientifique, mais avec la méthode scientifique, simplement. La grossière cri- tique adressée à M. Grasset par un des innombra- bles « pense-petit » de l'anticléricalisme, atteste, dans la naïveté de sa surprise, combien une telle position d'esprit est encore exceptionnelle. A peine est-elle intelhgible à la plupart, tant sont profonds les préjugés dérivés du dix-huitième siècle et renou- Grasset. 0 XIV LES LIMITES DE LA BIOLOGIE velés, SOUS une autre forme, vers le milieu du siècle dernier, sur l'antinomie de la Science et de la Tra- dition. Quand on a bien pénétré l'idée fondamentale des Limites de la Biologie, on se rend compte que cette antinomie ne repose sur aucune nécessité rationnelle. Il y a des domaines où la Tradition a pu être contraire à la Science : ainsi pour tout ce qui regarde l'interprétation des phénomènes physiques et chimiques. Il y a d'autres domaines où cette Tra- dition n'a été que la mise en œuvre instinctive et spontanée des lois de la nature, et, dans ces cas, la Science n'ayant pas d'autre but que la découverte de ces lois, il est évident que la prétendue antinomie n'existe pas. Une langue est parlée avant toute grammaire, et cette grammaire n'est une Science que si elle se conforme à ce fait antérieur, irrai- sonné, irrationnel souvent, mais souverain, mais indiscutable parce qu'il est lœuvre de la toute-puis- sante nature : l'Usage, autant dire la Tradition. Nous arrivons à reconnaître ainsi que, dans le domaine des mœurs, la méthode scientifique consiste essentiellement dans une constatation^ et que cette constatation ne peut être faite ni avec les procédés des mathématiques, ni avec ceux de la biologie. Construire, par exemple, une Société a priori d'après des principes abstraits, proclamés comme des axiomes, c'est se condamner à un avortement cer- tain. Ces principes ont beau être scientifiques, cette construction, elle, est, par définition, anti-scienti- fique. On n'obtiendra pas davantage un résultat sa tis- PRÉFACE XV faisant si l'on essaie de tirer directement une p( li- tique et une morale des conceptions, plus ou moins justifiées, que nous nous formons aujourd'hui sur l'origine et le développement des espèces, ou sur les iDcalisations cérébrales et les conditions de la person- nalité. Le faitproprement politique, le fait proprement éthique, le fait religieux se présentent à nous comme incommensurables à d'autres. Ce sont des faits ^jre- «li'i/'s, et nous ne sommes vraiment scientifiques qu'en les admettant comme tels. Nous avons à les étudier dans leur originalité et à dégager leurs lois d'une manière non pas rationnelle, mais expérimentale. Cette expérimentation est, elle aussi, d'un ordre spé- cial, comme les faits eux-mêmes auxquels elle s'ap- plique. Nous ne pouvons guère la provoquer, mais qu'est la coutume sinon une expérience instituée pour la nature, pour tout ce qui touche aux mœurs? L'his- toire en est une pour ce qui touche à la politique. Si nous constatons, pour préciser les idées, que tous les hommes dans tous les temps n'ont maintenu de société qu'en s'imposant et pratiquantun culte public, nous serons scientifiques en concluant qu'une reli- gion ancestrale est très probablement une loi de tout groupement ethnique. Si nous constatons que toutes les périodes de prospérité pour les peuples ont impliqué certaines conditions, et toutes les périodes de décadence certaines autres, nous serons scienti- fiques en concluant que la pratique des uns amélio- rera un pays, que la pratique des autres le détériorera davantage. Nous serons scientifiques encore en ins- XVI LES LIMITES DE LA BIOLOGIE crivant dans nos constitutions ces lois de santé, en proscrivant ces lois de destruction. Nous le serons en n'essayant pas de rationaliser, c'est-à-dire de ramener à la mesure d'autres Sciences, ces vérités expérimen- tales qui peuvent nous être aussi parfaitement inintel- ligibles, dans leur raison dernière, que la pathogénie de telle ou telle maladie l'est à un clinicien. Il ne nous sera pas défendu, une fois ces vérités dégagées, de discerner des ressemblances profondes entre elles et des vérités d'un autre ordre. C'est ce que je viens de faire, et légitimement, je crois, en marquant l'iden- tité d'attitude mentale du médecin et du sociologue dans l'observation. Si les derniers domaines de la connaissance sont juxtaposés, il n'y a aucun motif de croire qu'ils soient contradictoires. Quand M.Quin- ton nous apporte la démonstration de sa loi de cons- tance du milieu vital, ce n'est pas manquer aux bonnes méthodes que de signaler l'accord saisissant entre cette hypothèse et le vieux principe sur les gouvernements jadis proclamé par Rivarol : res eodem modo conservantur quogeneranlur. Ce n'est pas y man- quer que de discerner d'autres accords : ceux, par exemple des hypothèses de sélection et d'évolution d'une part, et les caractères constitutifs des systèmes de politique aristocratique. Mais ces rapprochements ne sont que des accessoires. Ils constituent des pro- cédés de confirmation et non de recherche. Leur valeur est d'illustrer en les renforçant des vérités découvertes d'abord par la méthode propre à la Science politique et à la psychologie sociale. PREFACE ^ va IV Cela revient à dire, je le répète après l'avoir indi- qué déjà — car c'est l'idée qui se dégage finalement du livre de M. Grasset, — qu'il peut y avoir, et pour ma part, je suis persuadé qu'il y a une unité absolue dans l'action de la nature, mais que cette unité ne peut être saisie par l'esprit que métaphysiquement. Elle rentre dans cette catégorie de l'Inconnaissable dont aucun savant de bonne foi ne nie l'existence. Puis, quand il s'agit pour eux de conclure, ils ne veulent jamais prononcer cet ignoramus et ignora- bimus que Du Bois Raymond a eu le courage de proclamer en Allemagne, et Jules Soury en France. M. le professeur Grasset, lui, estime que cette affir- mation de l'Inconnaissable est en même temps une affirmation du Connaissable et que circonscrire le royaume particulier de chaque Science, c'est fortifier cette Science. Visiblement, il est de ceux qui croient que l'existence même de la civilisation est intéressée au double jeu des pratiques traditionnelles, qui représentent l'élément vital par excellence : l'Incons- cient, — et des méthodes positives qui représentent plus particulièrement le Rationnel, le Conscient. Une humanité qui voudrait se comprendre toute, systématiser toute son activité, penser tous ses modes d'être, irait au rebours de la nature. Elle dépérirait dans une décomposition intellectuelle dont le conflit des doctrines nous donne par avance une image, h. XVIII LES LIMITES DE LA BIOLOGIE quand il s'agit de formuler une hypothèse sur des pro- blèmes tels que l'origine de la vie ou simplement l'organisation du travail ou du capital. D'autre part, «ne humanité qui prétendrait s'emprisonner dans les conceptions héréditaires sur les points où les mé- thodes expérimentales ont renouvelé les idées, irait, elle aussi, contre la nature. Elle dépérirait dans cette routine où certaines civilisations d'Orient demeurent enkylosées. Il y a là une difficulté qui se retrouve, sous vingt formes diverses, dans toutes les discussions d'aujourd'hui. Elle est au fond du problème de l'Éducation, comme au fond de celui de la Politique. C'est à elle que se heurtent les utopistes du socialisme et ces autres utopistes plus dangereux peut-être qui, dans l'Église même, ont tenté d'intro- duire l'anarchie, toujours sous le prétexte de Science et de renouvellement. A tous ceux-là, le petit livre de M. Grasset apporterait, s'ils voulaient en accepter l'enseignement, la solution la plus lumineuse d'une équivoque qui dérive, comme tant d'autres, d'une inexactitude dans la traduction d'un mot, celui de Science. Ce mot est devenu une de ces idoles de •théâtre, dont parlait Bacon. Le philosophe de Vlns- tauraiio magna entendait par là ces erreurs qui pro- viennent d'un abus du langage, causé lui-même par une griserie des idées, alors que l'esprit, exalté par une découverte, en amplifie les conséquences plus encore par auto-suggestion que par charlatanisme. Auguste Comte, — il faut en revenir à ce maître si mal compris, — dans une page trop peu connue, PREFACE XIX condamnait déjà cette usurpation des Sciences les unes sur les autres. Il reprochait aux mathémati- ciens de « laisser absorber la géométrie ou la méca- nique par le calcul ». Il déplorait « cette usurpation de la physique par l'ensemble de la mathématique, ou de la chimie par la physique, surtout de la bio- logie par la chimie ». Il signalait « la disposition constante des biologistes à concevoir la Science sociale comme un simple corollaire ou appendice de la leur. » Et il pronostiquait partout un même résultat, nécessaire de ce désordre : « l'imminente désorgani- sation des études supérieures. » Il appartient aux savants, dont la supériorité professionnelle est indis- cutable, de rappeler les constructeurs de systèmes pseudo-scientifiques à cette discipline. L'auteur des Limiles de la Biologie a rempli ce devoir avec une énergie dans la pensée qui le classe parmi les logi- ciens de notre époque, au rang qu'il occupait déjà parmi les cliniciens. Ceux qui suivent ses travaux de neurologie savent que ce rang est un des tout premiers. Paul Bourget. Décembre 1903. Le nom et la préface de Paul Bourget ont porté bonheur à la troisième édition de ce petit livre. Cette nouvelle édition est trop rapprochée de la précédente pour que j'aie quelque chose à y ajouter en dehors d'un nouveau témoignage de ma profonde recon- naissance à l'illustre écrivain psychologue. J. G. AVANT-PROPOS Ce petit livre* n'est que le développement d'une Conférence, faite à Marseille le 13 avril 1901, à une Assemblée régionale do médecins catholiques et publiée par la Revue Thomiste en juillet. Je l'ai complétée et en ai surtout accru la docu- mentation. On m'objectera peut-être à ce sujet le très grand nombre de mes citations. Je reconnais que cela alourdit l'exposition; mais cela lui donne plus de valeur. N'étant pas un professionnel de philosophie, j'ai cru nécessaire d'étayer mon exposé sur les opinions nettement émises (dans les deux sens) par les hommes dont la compétence est reconnue partout. D'ailleurs il me semble que malgré ces citations on peut suivre le développement de la thèse que je poursuis et qui est restée textuellement la même que dans ma Conférence de Marseille. J'essaie de démontrer que la Biologie n'est pas la 1. Ce texte est le même que celui des trois premières édi- tions. J'ai seulement ajouté quelques notes et une table alpha- bétique des auteurs cités. On trouvera, à la fin du volume, comme Appendice, la préface de la deuxième édition. XXII LES LIMITES DE LA BIOLOGIE science universelle et unique^ que la conception et le point de vue biologiques ne sont pas les seuls modes de penser et de savoir, que la Biologie a des limites la séparant des autres sciences et des autres modes de connaissance. En un mot, j'ai essayé de combattre le monisme biologique, incarnation séduisante du monisme posi- tiviste. On ne trouvera donc ici que de vieilles idées sur de vieilles questions. J'ai entendu, l'hiver dernier,- un de nos plus émi- nents critiques développer cette thèse curieuse qu'il est ridicule de vouloir être de son temps, soutenant que ce qui vit le plus dans le présent, c'est le passé. Ce n'est là qu'un élégant paradoxe. Mais il y a quelque chose de vrai à en retenir : c'est que, tout en étant de son temps, il ne faut ni oublier ni renier le passé. C'est dans les vieux cadres travaillés et sculptés par toutes les générations passées qu'on doit placer les faits nouveaux découverts par la génération actuelle. Il ne faut pas que nous oubliions jamais la pyra- mide des siècles écoulés, au somrr.et de laquelle nous sommes hissés et du haut de laquelle nous voyons ainsi mieux et plus loin que nos devanciers. Bien des gens prétendent que les idées se démo- dent et changent comme les chapeaux ou les toilettes de femmes. AVANT-PROPOS XXIIl Ce n'est pas vrai des grandes idées qui sont a la base de nos connaissances. Il est parfois bon de le rappeler. Comme les citations sont nombreuses et les mêmes auteurs plusieurs fois répétés, j'ai cru préfé- rable de réunir, à la fin, dans un Index unique, toutes les indications bibliographiques. Je les ai toujours données très précises et, toutes les fois que je citais de seconde main, j'ai indiqué l'intermédiaire. Quand j'ai cité plusieurs publications du même auteur, elles sont distinguées par des lettres A, B.... De cette manière, on ne trouvera, au bas des pages ou dans le texte, que le nom de l'auteur, une lettre (s'il y a lieu) et la page. LES LIMITES DE LA BIOLOGIE I Le monisme biologique et la pluralité des sciences indépendantes. LA BIOLOGIE A-T-ELLE DES LIMITES NATURELLES ET INFRANCHISSABLES? La Biologie ou Science de la. vie et des êtres vivants a fait de tels progrès dans le siècle dernier que, pour beaucoup de bons esprits, elle est devenue la science universelle, l'incarnation du seul mode de connaissance que nous puissions avoir. La littérature et les arts lui ont emprunté ses pro- cédés et ses méthodes, la psychologie et la morale se sont fondues complètement en elle, toute la philosophie a abdiqué entre ses mains... et si quelques parties de nos connaissances, comme la métaphysique et la théologie, paraissent trop rebelles à cette inféodation, on déclare qu'elles n'existent plus, du moment qu'elles ne rentrent pas dans les lois et les moyens de démons- tration de la Biologie. Grasset. 1 2 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE La Biologie devient ainsi Suinma scientise, la Science générale de Leibniz, la science maîtresse, la science universelle « oîi n'entrerait aucune conception méta- physique ou théologique » (Bourdeau *, v). Cette doctrine, qui semble réaliser « le rêve de Spencer, unification du savoir », est synthétisée dans ce que l'on appelle le monisme. On désigne sous ce nom « la conception unitaire de la nature entière », « unité fondamentale de la nature organique et inorganique ». « En conséquence, dit Haeckel, nous regardons toute la science humaine comme un seul édifice de connaissances, nous repoussons la distinction habi- tuelle entre la science de la nature et celle de lesprit. La seconde n'est qu'une partie de la première, ou réciproquement les deux n'en font qu'une. » Cette conception moniste de nos connaissances, ce monisme biologique veut « faire disparaître l'opposi- tion que l'on a établie à tort et sans nécessité » entre la religion et la science. Mais il est facile de voir qu'elle ne fait la » fusion » de ces « deux domaines supérieurs de la pensée humaine » qu'en supprimant l'un des deux. C'est la paix à la façon du partage de la Pologne. Tout ce qui ne veut pas être expérimental s'appelle : solennelle futilité, tautologie, lantùmcs, idoles, chi- mère, rêverie... 11 n'y a plus pour le moniste qu'une science et un mode de connaissance : la Biologie. Comme le dit très bien Goblot (23) on en arrive ainsi au « fanatisme de la méthode expérimentale ». La Biologie devient une « religion laïque », suivant l'expression de Brunetière (B, 25). Comme le disait déjà J.-J. Weiss (cité par Brune- tièrei, toute une génération a été ainsi conduite à € l'adoration de la science, fruit de la doctrine positi- LE MONISME BIOLOGIQUE 3 vistc ». C'est comme une « papauté nouvelle » (jue Comte aurait pu qualifier de « pédantocratie » (Palante, 32). « La compétence d'un physicien ou d'un naturaliste est aisrnient regardée comme universelle... La profes- sion de savant confère en vérité l'onction sainte » (Brunetière, A, 87). I Ce courant d'opinion tend à s'imposer par l'argu- ment d'autorité. A l'époque de la scolastique, un pas- sage d'Aristote tenait sou vent lieu de raison; aujourd'hui la science muderne, telle que la conçoivent ceux qui pen- sent être ses vrais représentants, est souvent invoquée comme une puissance anonyme devant laquelle il faut s'incliner, si ou ne veut pas être mis au nombre des esprits en retard » (Naville, viii). On renouvelle les pratiques du Moyen âge : on emploie des arguments tirés des sciences expérimen- tales, de la Biologie, dans le domaine des questions métaphysiques et religieuses, comme, au Moyen âge, on discutait les résultats expérimentaux de la Biologie et des sciences naturelles avec des arguments méta- physiques et religieux. Ce mouvement contemporain vers le monisme date évidemment delà proclamation par Auguste Comte de sa fameuse loi des trois états, que Turgot avait déjà énoncée et que Stuart Mill appelle l'épine dorsale du positivisme (Fouillée, D, 2, 262,. 358). Je rappelle qu'elle est ainsi formulée : « par la nature même de l'esprit humain chaque branche de nos connaissances est nécessairement assujettie dans sa marche à passer successivement par trois états théoriques différents : l'état théologique ou fictif, l'état métaphysique ou abstrait, enfin l'état scienti- fique ou positif » (Lévy-Bruhl). Voilà le thème du monisme bien établi : la théologie * LES LIMITES DE LA BIOLOGIE et la métaphysique ne sont que des états transitoires de l'esprit humain; il n'y a de définitif, de vrai que l'état scientifique ou positif, c'eSt-à-dire les sciences expérimentales, les sciences physicochimiques et natu- relles, la Biologie, C'est la suppression sans phrase de tout ce qui n'est pas cette science expérimentale; c'est mémo l'inter- diction à tout esprit sérieux de 1' « interrogation » sur tout ce qui n'est pas la science positive, de cette inter- rogation dont Fouillée dit cependant qu'elle « ne se taira jamais : le silence > devant être « la mort même de la pensée » (A, xvi). Auguste Comte le dit nettement : « Dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant l'imposnbil ilé d'obtenir des notions absolues renonce * à chercher l'origine et la destination de l'univers et à reconnaître les causes intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois effectives, c'est-à-dire leurs relations invariables de successions et de similitude... » (Cit. Renouvier, A, 394). Voilà le dogme posé en tête de tout. Et c'est bien un dogme. Car tout découle de là et la proposition n'a en elle-même d'autre preuve positive que l'affirmation d'Auguste Comte et la foi aveugle que cette affirmation doit entraîner dans notre esprit. C'est ce qu'exprime très bien Renouvier : « Demeuré systématiquement étranger à l'étude de l'esprit et à la critique de la raison. Comte crut pouvoir décider arbitrairement de ce qui est accessible ou inaccessible au savoir... Il ne pensa jamais qu'il eût à apporter une raison quelconque pour démontrer aux hommes qu'ils devaient abandonner toute préoccupation d'ob- jets dont il ne pouvait pas dire que l'existence fût 1. C'est moi qui souligne. LE MONISME BIOLOGIQUE 5 impossible, mais seulement Vaccès défendu à une cer- taine méthode *, et qui leur paraissent à eux les plus importants » (A, 306). Voilà la doctrine positiviste. Herbert Spencer l'a développée, l'a complétée et en a fait le monisme. « ... Des principes de la science qu'il prend pour accordés, il ne déduit pas simplement la philosophie positive — une philosophie qui est une méthode bor- nant a priori la science possible, — mais bien le savoir complètement unifié » (Renouvier, A, 397). On voit combien Stuart Mill avait raison de signaler € l'obstination des positivistes à ne vouloir laisser aucune porte ouverte ». Seulement il s'agit de savoir si la question est aussi nettement et définitivement tranchée que cela par une simple affirmation, quelle que soit la haute valeur de l'homme qui la lance de façon magistrale et quasi hiératique 2. N'a-t-on pas le droit de la discuter, d'en critiquer la valeur scientifique et positive? Je crois qu'on peut, avec Liard (B), poser la ques- tion suivante : doit-on dire que les trois solutions — théologique, métaphysique, positive — « qui s'excluent mutuellement sur une même question, ne peuvent exister sur des questions d'ordre essentiellement dis- tinct? » Doit.-on condamner comme misonéistes (suivant l'expression de César Lombroso) ou (suivant une autre expression de Liard) t déclarer mal faits ou 1. Tous les mots soulignés le sont par moi. 2. « L'on apprécierait désormais rinteUigence des hommes selon la facilité plus ou moins grande avec laquelle ils accep- teraient la doctrine évolutive • (Hacckel, cit. Brunetière, A, 89). 6 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE malades les cerveaux où elles se produisent ensemble, sans touteibis se mêler et se confondre »? Je crois que la question peut être discutée et mérite de l'être. D'ailleurs ces doctrines du monisme biologique que je veux essayer de combattre ici ont été en général plutôt soutenues par les biologistes • ou les philo- sophes-biologistes que par les philosophes proprement dits. Ainsi Fouillée (B, 207) a même dû défendre la valeur de la science contre les écoles philosophiques qui voulaient la saper et l'absorber dans un monisme renversé; et il faut lire dans le même ouvrage la dis- cussion de la réaction kantienne contre l'hégémonie de la science (xxlx et 323). Il existe en effet un monisme renversé, un monisme psychologique, qui est, avec une formule opposée, le même que le monisme biologique. On le trouvera notamment exposé par Max Verworn (4G). Je le combattrai de la même manière et avec les mêmes arguments que le monisme biologique ^. 1. On a « pu se demander s'il y a des hommes plus remplis de préjugés que les hommes de sciences lorsqu'ils n'ont reçu aucune culture philosophique » (Blum, 574). « Dès qu'ils mettent le pied sur le domaine des choses morales et sociales, ils éprouvent le vertige dont parle Platon : la tète leur tourne, leurs yeux sont éblouis et ils déraisonnent d'autant plus qu'ils sont plus habitués au raisonnement rectiligne des sciences positives... il ne leur reste plus, comme dit encore Platon, qu'à embrasser les arbres et les pierres qu'ils trouvent sur leur chemin » (Fouillée, F, cit. Blum, 574). 2. Segond {Bulletin critique, déc. 1902) trouve trop absolue celte condamnation. « L'iiypothcse atomiste, comme explica- tion nouménale, est absurde, dit-il; l'hypothèse panpsychiste ne l'est pas. » {Note de la 3" édition.) LE MONISME BIOLOGIQUE 7 Car l'un et l'autre sont basés sur le même principe de l'unité du mode de connaissance pour l'homme. C'est cette doctrine, d'ailleurs séduisante, de Vunité du mode de connaissance — doctrine dont l'esprit imprègne la plupart des livres contemporains — que je voudrais discuter. • Je n'ai ni le temps ni la compétence nécessaires pour en entreprendre la réfutation en règle : c'est affaire aux philosophes (et je ne suis que médecin). Mais je voudrais indiquer le plan et les grandes lignes de cette réfutation ; en tout cas montrer que la question existe, que le problème n'est pas dogma- tiquement et déOnitivemeat résolu dans le sens que professent les positivistes; montrer, contre l'opinion de Le Dantec (A, 10 , que les produits de l'éducation philosopliique et les produits de l'éducation scienti- fique ne sont pas incompatibles. J'y ajouterai même l'éducation religieuse et je tâcherai d'établir qu'il n'y a pas incompatibilité dans le même esprit entre les produits de ces trois éduca- tions, puisqu'elles se complètent sans se contredire ; que la Biologie laisse et laissera toujours en dehors d'elle bien des questions qu'elle ne peut connaître, mais qui n'en existent pas moins et ne sont pas pour cela inconnaissables. Son hégémonie ne s'étend pas à l'intellectualité entière et à toutes nos connaissances. Elle est notam- ment étrangère et indifférente aux solutions méta- physiques et religieuses de certaines questions qui lui sont inaccessibles ; elle les ignore, mais ne les interdit ni ne les contredit. Je voudrais essayer de mettre au point cette ques- tion controversée qui tourmente bien des esprits sou- cieux d'allier les conquêtes les plus récentes de la Biologie et leurs anciennes convictions métaphysiques et religieuses. 8 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Je crois que le monisme part d'un principe non démontré et non évident, donc pas scientifique, quand il dit : « Nous ne disposons que d'un point de vue sur les choses... l'alternative se pose de penser unique- ment ou pas du tout... T (Lévy-Bruhl, 36). Rien de moins positif que ce principe, posé comme un postulatum ou un axiome. Non seulement cette loi ne me paraît pas démontrée; mais je crois possible de démontrer la loi diamétrale- ment opposée. C'est la conclusion de Goblot quand il dit (6 et 7) : « c'est l'opinion de beaucoup de philosophes, surtout du côté des positivistes, que la science, réalisant par ses progrès une conception de plus en plus simple de l'univers, tend à l'unité absolue, à la loi unique et suprême... Non, il n'y a pas de loi unique quijcon- tienne toutes les autres ». Voilà précisément ce que je veux essayer de démontrer. Je voudrais prouver qu'il n'y a pas de science unique qui contienne toutes les autres, pas plus la Biologie que les autres. La Biologie n'est pas la seule science; elle ne com- prend pas toutes les autres sciences en elle-même. Ses procédés et ses méthodes, quelque positifs et excellents qu'ils soient, ne sont pas nos seuls moyens de connaître. Il y a, en dehors de la Biologie, d'autres sciences, d'autres modes de connaissance, tout aussi certains que la Biologie. La Biologie a donc des limites, qu'elle ne dépassera pas, quels que soient ses progrès ultérieurs. « Mes contemporains, dit Secrétan (11), m'ont instruit d'une vérité que l'enflure de la génération précédente ne m'avait laissé qu'obscurément entrevoir : ils m'ont expliqué que ce qui fait le prix de la science lui fixe aussi sa limite. > LE MONISME BIOLOGIQUE 9 Il est bon que chaque science fixe et connaisse exac- tement ses limites. C'est la condition de son succès et de son développement. Car, seule, une délimitation exacte évitera l'éparpil- lement stérile des forces sur des terrains inacces- sibles. « ... De telles recherches (de délimitation) ne sont pas oiseuses. Il importe au progrès de chaque science que ses méthodes soient bien définies, ses problèmes nettement posés, et pour cela il faut se rendre compte de ses relations avec toutes les autres et de ce qu'on peut appeler, par analogie, saposition systématique...-» (Goblot, 2). « Rien de plus important que de mesurer ainsi le vrai domaine de la science et d'en délimiter les fron- tières; il faut l'exactitude d'un géographe pour mar- quer les bornes oîi la terre ferme fait place à cet océan, dont la vue, dit Littré, est aussi salutaire que formidable. Cette étude des bornes du savoir, si grande et si belle en soi, offre plus d'intérêt encore quand ce sont les savants eux-mêmes qui, arrivés aux frontières de leur science, plantent eux-mêmes la borne. C'est ce qui donne une importance particulière aux discours de Du Bois Reymond sur les Limites de la science expérimentale et à son étude ultérieure sur les Sept énigm.es du w.onde... Rappelons aussi les dis- cours analogues de Tyndall, de Virchow, de Nœgeli, sur les limites de la connaissance de la nature » (Fouillée, A, 26). Je n'ai certes pas la prétention ridicule de compa- rer, même de loin, le présent Essai aux travaux de ces grands savants. Mais je peux bien dire que j'ai trouvé dans ce passage de mon maître Alfred Fouillée une justification de mon entreprise et un encourage- ment à la poursuivre. 1. 10 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Donc, voilà le problème posé et voici la thèse que je vais essayer de soutenir : La Biologie a des limites; Il y a des choses qui ne sont pas de sa compétence, qu'elle ignorera éternellement parce qu'elles sont autres ; Ces choses autres sont cependant connaissables pour l'homme par d'autres méthodes, d'autres voies intel- lectuelles; elles sont l'objet d'autres sciences; Que sont ces sciences autres? Quelles sont les limites de la Biologie? II A. — Limites inférieures de la Biologie. LA SCIENCE DES CORPS INANIMÉS : SCIENCES PHYSICO CHIMIQUES La Biologie a d'abord une limite que l'on peut appeler inférieure : c'est la limite qui la sépare des sciences physicochimiques, de la science des corps inanimés. Je ne crois pas qu'on puisse, avec Le Dantec (B), considérer « comme démontré i, « dans l'état actuel de la science », « que toutes les manifestations de la vie élémentaire des corpuscules vivants sont des manifestations de leurs propriétés chimiques, que leurs mouvements sont dus à des réactions chimiques » ; ni que « dans ce qui frappe nos sens au cours de l'ob- servation des êtres vivants, rien n'est en dehors des lois naturelles établies pour les corps bruts (chimie et physique) » (C, 320). Certes, dans l'être vivant, la chaleur, le son, la lumière, l'électricité restent soumis à leurs lois propres, comme ces mêmes mouvements vibratoires dans le monde inanimé. Mais l'être vivant, par essence et par définition, a aussi ses lois propres, objet d'une science à part. La plante et l'animal (car ils sont vivants l'un et 12 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE l'autre et ont des lois communes) constituent des unités, des individualités, qui naissent, croissent, se défendent contre les causes extérieures d'amoindrisse- ment ou de destruction, engendrent, se reproduisent et meurent : tous caractères que l'on ne retrouve pas dans les corps inanimés. On trouvera toutes les objections à notre manière de voir, particulièrement et très brillamment développées dans les ouvrages de Le Dantec, plus spécialement dans son livre sur V Individualité et l'erreur indivi- dualiste * (A). Cependant dans ce même livre on trouvera, notam- ment aux pages 91, 98, 102 et 104, des caractères spé- ciaux qui semblent distinguer les corps bruts des plastides (c'est-à-dire des êtres vivants les plus élémen- taires et les plus voisins des corps inanimés). De même, Bourdeau, qui soutient des théories abso- lument différentes de la nôtre, dit (42),ens'inspirant du livre de Charrin sur les Défenses naturelles de l'orga- nisme : 4 Cette pensée dirigeante (de la vie) ne se révèle pas seulement dans la construction de l'organisme et le consensus de ses fonctions; elle apparaît avec la même évidence dans les moyens de défense et de pro- tection que la vie oppose aux influences perturbatrices qui l'assaillent du dehors, aux assauts continuels que lui livrent les actions mécaniques, physiques, chi- miques ou microbiennes. Une sorte d'intelligence tou- jours en éveil semble présider à la stratégie la plus ingénieuse pour garantir les organes, les tissus ou les humeurs et prévenir les désordres pathogènes ». L'individu reste l'unité biologique comme l'atome ou la molécule est l'unité physicochimique, comme nous verrons que la personne est l'unité morale et psycholo- gique. 1. Voir aussi, du même auteur, la Théorie nouvelle de la vie (C), le Confia (D) et VUîiité dans l'être vivant (E) LA BIOLOGIE ET LA PHYSICOCHIMIE 13 Les découvertes contemporaines sur les vies indivi- duelles de certaines parties, plus ou moins ténues, de notre organisme n'ont en rien modifié cette ancienne doctrine de la vie. Certaines de ces parties vivantes, comme les mi- crobes, vivent en nous, comme des parasites, gardent leur individualité propre : le lierre garde bien sa vie propre et personnelle à côté de celle du chêne qu'il enlace au point, quelquefois, de l'étouffer. Quand, à la mort, lors de la putréfaction, une mul- titude de vies remplacent celle disparue du cadavre, ce n'est pas une division d'un être vivant en plusieurs — comme la division d'un cristal. C'est la mort d'un être vivant et la pullulation d'une série d'autres à sa place. Quand, spontanément ou sur provocation expérimen- tale, un être vivant se sépare en plusieurs tronçons également vivants, ce n'est encore pas de la division à la façon du cristal : c'est de la génération, c'est-à-dire un mode particulier d'une des fonctions les plus caractéristiques et les plus imporlantesdel'ètrevivant'. Les éléments normaux d'un organisme vivant vivent bien aussi d'une vie individuelle : nos leucocytes et nos cellules, par exemple, agents de la nutrition et de la défense. Mais cela n'empêche pas l'unité de l'individu vivant, qui est « l'unum etplura des Pythagoriciens ou plutôt Vunum è pluribvs ». Dans l'être vivant, rien n'est isolé, tout est concor- dant, comme l'affirmait Hippocrate : SjjxTtvoia uavra. Bourdeau, qui fait ces citations, ajoute (250) : « Une faculté d'adaptation réciproque dispose les éléments du corps à se lier en systèmes unitaires, qui se coordonnent ensuite en séries pour aboutir à une suprême unité ». 1. Voir mon article ■< La fin de la vie. A propos d'un livre de MetchnikofT ». Revue de Philosophie (août 1903). [Note delà. 5* édition). 14 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE La fédération des vies parcellaii^es est toujours dominée et unifiée par une idée directrice générale. Delage (Cit. Le Dantec, 141 et 649) a étudié et dis- cuté la conception polyzoïque des êtres supérieurs. Il montre que la segmentation est un trait d'organisa- tion et non l'indice d'un morcellement de l'individua- lité et admet l'individualité polyzoïque. « L'organisation d'un corps vivant, dit Dunan (B. Cit. Bourdeau, 42 et 43), de quelque humble degré qu'il soit, est une œuvre complexe et savante au plus haut point, supposant dans la cause qui le produit une pensée pro- fonde qui peut s'ignorer complètement elle-même, mais qui n'est pas pour cela moins réelle. » Goblot (175) estime que le transformisme a apporté de nouveaux arguments à l'indépendance de la Bio- logie : « Loin de ramener la science delà vie au détermi- nisme physicochimique, le transformisme nous montre au contraire, partout le spectacle de la sensibilité et de l'effort. Le vivant est un lutteur qui s'ingénie et s'évertue, qui répugne à la souffrance, qui aime la vie et use de toutes ses ressources pour la conserver et pour l'accroître. Le transformisme... n'exclut pas, il suppose au contraire l'existence d'un facteur psychique (vital) sans lequel les explications, toutes négatives, sont incomplètes. » L'hérédité entière parle dans le même sens. Cette transmission des qualités des ancêtres et de leurs caractères, les modifications même que les géné- rations successives apportent à certains êtres, tout cela constitue un fait essentiellement biologique et nullement physicochimique. Car l'unité individuelle que l'on trouve dans chaque être et dans la série des descendants ne peut pas se comprendre avec les seuls éléments physicochimiques qui sont essentiellement hétérogènes. t Comment oser appelei unité, dit Le Dantec, un LA BIOLOGIE ET LA PHYSICOCHIMIE 15 ensemble aussi complexe qu'un- homme formé de plus de 60 millions de cellules appartenant à des types aussi différents? » (E, 459). Rien de plus juste. L'unité du corps brut, du cristal, se retrouve identique dans chacune des parties cons- tituantes du tout; tandis que pour l'être vivant il n'en est rien. Chaque muscle, chaque os, chaque épilhélium peut avoir son unité, sa. vie propre; mais chacun de ces éléments n'est nullement identique à chacun des autres; encore moins à l'unité totale de l'être vivant qu'ils composent. L'unité de l'être vivant est formée d'éléments hétéro- gènes. L'unité biologique est donc absolument diffé- rente de l'unité physicochimique. t La vie, disait Claude Bernard (Cit. Bourdeau, 42 et 43', et Kelsch, 60) c'est une idée; c'est l'idée du résultat commun pour lequel sont associés et disci- plinés tous les éléments anatomiques, l'idée de l'har- monie qui résulte de leur concert, de l'ordre qui règne dans leur action. ■» Et le même Claude Bernard souligne et caractérise admirablement la limite qui sépare la Biologie des sciences physicochimiques quand il dit : « Ce qui caractérise la machine vivante, ce n'est pas la nature de ses propriétés physicochimiques, c'est la création de cette machine d'après une idée définie... Ce grou- pement se fait par suite des lois qui régissent les pro- priétés physicochimiques de la matière; mais ce qui est essentiellement du domaine de la vie, ce qui n'ap- partient ni à la physique ni à la chimie, c'est l'idée directrice de cette évolution vitale. » Ailleurs Claude Bernard dit encore (Cit. Brunetière, A, 77) : « Ici, comme partout, tout dérive de l'idée qui seule crée et dirige; les moyens de manifestation sont communs à toute la nature et restent confondus 16 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE pêle-mêle comme les caractères de l'alphabet, dans une boîte où une force va les chercher pour exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers... la force vitale dirige des phénomènes qu'elle ne produit pas. » « Arrivés au terme de nos études, nous voyons qu'elles nous imposent une conclusion très générale, fruit de l'expérience, c'est à savoir qu'entre les deux écoles qui font des phénomènes vitaux quelque chose d'absolument distinct des phénomènes physicochi- miques et quelque chose de tout à fait identique à eux, il y a place pour une troisième doctrine, celle du vitalisme physique, qui tient compte de ce qu'il y a de spécial dans les manifestations de la vie et de ce qu'il y a de conforme à l'action des forces générales > (Cit. Raphaël Dubois, 75). Il est bon de rappeler enfin cet autre passage du môme auteur : « En admettant que les phénomènes (vitaux) se rattachent à des manifestations physico- chimiques, ce qui est vrai, la question dans son essence n'est pas éclaircie pour cela ; car ce n'est pas une ren- contre fortuite de phénomènes physicochimiques qui construit chaque être sur un plan et suivant un dessin fixes et prévus d'avance, et suscite l'admirable subor- dination et l'harmonieux concert des actes de la vie. Il y a dans le corps animé un arrangement, une sorte d'ordonnance que l'on i e saurait laisser dans l'ombre parce qu'elle est véritablement le trait le plus saillant des êtres vivants... en sorte que si, considéré isolé- ment, chaque phénomène de l'économie est tributaire des forces générales de la nature, pris dans ses rap- ports avec les autres, il révèle un lien général, il semble dirigé par quelque guide invisible dans la route qu'il suit et amené dans la place qu'il occupe » (Cit. Le Dantec, B, 42). Il faut retenir cette opinion du plus grand de nos LA BIOLOGIE ET LA PHYSICOCHIMIE 17 physiologistes : la Biologie a pour objet d'étude des êtres vivants, l'évolution vitale, leur idée directrice, leur lien spécial... Cela n'appartient ni à la physique ni à la chimie. Certes vous entendrez tous les jours dire le con- traire; mais l'assertion ne me paraît pas alors établie scientifiquement. Déjà Cardan disait au xvi^ siècle : « Non seulement les pierres vivent, mais elles souffrent la maladie, la vieillesse et la mort. » Et; développant ce mot qu'il trouve juste, Thoulet (119) dit dans une leçon sur « la vie des minéraux » : » Le cristal tout formé semble quelquefois se douter qu'il existe un idéal, la symétrie parfaite, l'ellipsoïde du système cubique qui est une sphère; il le cherche, il s'en approche, et s'il ne peut y parvenir, il triche, il joue la comédie, il se déguise, tout comme parmi les hommes plus d'un s'efforce de jouer le personnage qu'il n'est pas. Le minéralogiste s'en tirera ou ne s'en tirera pas ; les petits cristaux savourent en silence leur gloire usurpée et ne s'inquiètent guère du reste. » Je ne me permettrai pas de suivre l'exemple de Naville qui qualifie de « bouffon » ce tableau « des cristaux volontairement déguisés » qui « se moquent des embarras du minéralogiste » (103). D'un savant comme Thoulet l'étude est sérieuse, mais alors on ne peut considérer la chose que comme une allégorie, une comparaison*. Mais en tout cas ce n'est pas scientifique, cela n'appartient en rien à la science positive. C'est de l'anthropomorphisme par en bas comme les positivistes reprochent tant aux méta- physiciens d'en faire par en haut. 1. « Ne diminuons pas le rôle de l'imaginalion dans les recherches scientifiques », dit le professeur de Nancy dans le même article (119). 18 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE En réalité, comme le dit Liard, « quelque petite qu'on suppose la quantité de vie obscure qui gît dans l'organisme rudinientaire , elle n'en manifeste pas moins un fait irréductible aux phénomènes inorgani- ques » (A, lb3). Delbœuf consacre un chapitre à démontrer cette proposition : la matière non vivante ne peut engendrer la vie; et il affirme que « si la communauté renferme des êtres vivants, les propriétés des corps sont, tout au moins partiellement, une création de la vie » (28-29). « 11 est clair, peut-on ajouter avec Dunan (A), que le corps organisé, au sein d'une nature étrangère à tout finalisme, périrait immédiatement sous l'action bru- tale des lois physicochimiques. » «Un chronomètre, dit Fouillée (C, I, xx), a beau être fait pour marquer l'heure future, aucun de ses mouve- ments, à lui, n'enferme une finalité immanente ni ne: tend à marquer l'heure. Il ne porte pas en lui-même un but qui se maintienne identique et suscite de nou- veaux moyens quand les anciens manquent. Touchez à l'un quelconque de ses rouages, c'est fini, l'heure ne sera plus marquée : la roue qui tournait à gauche n'essaiera pas de tourner à droite pour continuer de poursuivre l'heure; l'aiguille n'essaiera pas de s'ap- puyer sur un nouveau ressort pour pouvoir tourner. Au contraire, la grenouille qui a perdu la patte droite et dont on brûle la cuisse droite avec un acide se ser- vira des moyens qui lui restent pour essuyer l'acide : elle remuera la patte gauche, tandis qu'ordinairement elle se sert de la patte droite pour essuyer la cuisse droite. La fin poursuivie reste donc ici la même, alors que le mécanisme des moyens est altéré : le chrono- mètre vivant continue de tendre à l'heure future alors même qu'on lui a enlevé plusieurs de ses res- sorts : il supplée à l'un par l'autre, comme si le bien à venir agissait sur lui par l'intermédiaire du bien ou LA BIOLOGIE ET LA PHYSICOCHIMIE 19 du mal présent. Dans le chronomètre, tous les mou- vements se déroulent et s'expliquent d'une manière adéquate, sans aucune considération de l'heure, tant du moins qu'on ne sort pas du chronomètre pour remonter à l'horloger. Au contraire, le bcsoinde vivre et de jouir, avec les mouvements corrélatils, existe dans l'être vivant, non au dehors, et y devient le géné- rateur môme des autres mouvements. » Et ainsi, suivant l'expression d'Emile Boutroux (A, 101), « les lois zoologiques ne sont pas ramenées aux lois physicochimiques ». C'était d'ailleurs là, très nettement déjà, la doctrine d'Auguste Comte. Pour lui (Lévy-Bruhl, 198 et suiv.), « le passage du monde inorganique au monde de la vie marque un point critique dans la philosophie naturelle... dès que la vie apparaît, nous entrons dans un monde nou- veau... les phénomènes biologiques présentent un ensemble de caractères qui leur sont propres. La science positive qui les étudie a pour première obli- gation d'en respecter l'originalité... Avec la Biologie, dit Comte, apparaissent nécessairement les idées de consensus, de hiérarchie, de milieu, de conditions d'existence, de rapport de l'état statique à l'état dyna- mique, d'organe et de fonction... Ici, à l'inverse de ce qui se passe dans le monde inorganique, les parties ne sont intelligibles que par l'idée du tout... Dans les sciences du monde inorganique, on procède du cas le moins composé aux cas plus composés ; on commence par l'étude des phénomènes séparés les uns des autres, mais les êtres vivants, au contraire, nous sont d'autant mieux connus qu'ils sont plus complexes^. L'idée d'animal est plus claire pour nous que celle de 1. C'est moi qui souligne. 20 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE végétal. Uidèe des animaux supérieurs est plus claire que celle des animaux inférieurs. L'homme enfin est pour nous la principale unité biologique, et c'est d'elle que part la spéculation dans cette science. » Voilà une proposition, bien remarquable, qui fera accuser Auguste Comte d'anthropocentrisme par les savants qui, comme Le Dantec, veulent au contraire commencer toujours l'étude par le bas de l'échelle, par les êtres dont la vie est tellement obscure et réduite qu'on se demande s'ils vivent ou non ou tout au moins si ce sont des végétaux ou des animaux. A ces savants Auguste Comte disait d'avance : « Dès qu'il s'agit des caractères de l'animalité, nous devons partir de l'homme et voir comment ils se dégradent peu à peu, plutôt que de partir de l'éponge, et de chercher comment ils se développent. La vie animale de V/wmme nous aide à comprendre celle de l'éponge; niais la réciproque n'esf pas vraie » (Lévy-Bruhl, 214). Qu'eût-il dit s'il avait vu, pour l'étude de l'indivi- dualité, de la morale et du raisonnement, partir, non plus de l'éponge, mais des plastides. En somme, Comte conclut que « nous ne saurions jamais rattacher le monde organique au monde inor- ganique que par les lois fondamentales propres aux phénomènes généraux qui leur sont communs ». Et il déclare « irréductible » le « caractère biolo- gique » des « phénomèces de la vie ». De même J.-B. Dumas : ce que l'homme « a décou- vert, en étudiant les forces physiques, n'a servi qu a constater qu'entre elles et les forces morales il n'y a rien de commun ». Et Blum, qui fait cette citation, ajoute (5.34) : sui- \ant l'expression de Cournot, « il y a une distinction essentielle entre une masse inorganique qui est un bloc et un organisme qui est un tout ». LA BIOLOGIE ET LA PHYSICOCHIMTE 21 De même, Fouillée : « Seuls des hommes incompé- tents peuvent... croire que des atomes bruts, disposés d'une certaine manière, comme les diverses pièces d'un moulin, arriveront à penser » (Cit. Blum, 540). Et Caro : « La vie est donc autre chose qu'une résul- tante des forces et des propriétés physicochimiques dans les circonstances données. Elle précède le déve- loppement des propriétés organiques, lesquelles ne s'expliquent que par elle. Voilà d'un seul coup le com- mencement de la vie mis en dehors des phénomènes matériels » (Cit. Blum, 540, note). Renouvier exprime la même pensée : « l'explication mécanique prétendue des phénomènes vitaux n'est point une explication de la vie même. L'aphorisme célèbre de Leibniz nisi intellectus ipse, prononcé à propos de la réduction des idées aux sensations, est également vrai comme un nisi ipsa vita appliqué à la réduction de la physiologie au mécanisme » (Cit. Blum, 547). Et Blum conclut (546) de ces diverses citations : € tout être vivant présuppose un germe vivant et par conséquent irréductible aux seuls éléments physico- chimiques ï. Je citerai enfin Fonsegrive qui résume bien la même doctrine (496) : c ... Les lois chimiques ne peuvent suffire à expliquer la vie. Ici nous avons pour nous non seulement le rai- sonnement et la logique, mais l'expérience même. Les découvertes de Pasteur ont rejeté dans le domaine des vieilles théories démenties par les faits, la thèse des générations spontanées. Omnevivum ex vivo, telle est la loi qui se dégage de toutes ces expériences, qui ne sont pas moins admirables aux yeux du philosophe et du logicien qu'instructives pour le médecin et fécondes pour l'humanité. Par suite donc on ne peut passer par voie d'analyse du domaine des choses 22 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE mortes au domaine des êtres vivants, de la chimie à la liiologie. Par ses belles recherches de synthèse M. Berthelot n'a montré qu'une chose : c'est que les lois de la chimie sont les conditions nécessaires de la vie; mais toutes les synthèses opérées dans le labora- toire sont inertes et mortes, elles manquent du ferment de vie, elles ne sont pas des conditions suffisantes. Sans elles la vie ne peut être, mais avec elles seules elle ne peut se montrer. » Donc, la Biologie ne doit pas être identifiée aux sciences physicochimiques ^ Voilà une première limite de la Biologie. Une remarque est nécessaire ici avant de pass-^r aux chapitres suivants. Je croi€ fermement que la Biologie est et restera une science séparée, distincte, irréductible à la science physicochimique. Cependant je dois ajouter que la limite qui sépare ces deux sciences est bien moins radicale, absolue et définitive que les suivantes. On ne peut pas dire qu'il soit antirationnel de sup- poser qu'un jour on trouvera le moyen de passer d'un corps brut à un corps vivant et par suite d'unifier ces deux sciences. Je ne crois pas que cela arrive; mais je reconnais que cela peut arriver ; tandis que je déclare rationnel- lement et définitivement impossible la suppression des limites que nous allons étudier maintenant sous le nom de limites latérales et de limites supérieures. 1. Tous les chapitres suivants développeront encore cette pensée. Car si la morale, l'esthétique, les sciences abstraites, la métaphysique séparent l'homme des autres animaux, à plus forte raison le séparent-elles des corps bruts et du monde inorganique. III B. — Limites latérales de la Biologie. 1. — LA MORALE : SCIENCE DU BIEN OBLIGATOIRE. La première limite latérale à signaler est la limite, absolue à mon sens, qui sépare la Biologie de la science du bien, de la morale. 1. Les savants contemporains, comprenant très bien à la fois les difficultés et l'importance de la question, ont accumulé les arguments pour démontrer que Vèvolulion explique tout, que, par des transitions insensibles, on peut passer, du déterminisme de l'amibe et même du caillou, à la liberté de l'homme. Il n'y aurait là qu'une question de degré et les lois biologiques resteraient suffisantes pour expliquer et régler la morale, comme toutes les autres fonctions de notre organisme. C'est Herbert Spencer qui, d'abord et surtout, a développé cette doctrine. Il la synthétise immédiatement dans les principes suivants qu'il pose à priori, comme des axiomes ou des postulats (3 et 4) : La conduite est « ou l'ensemble des actes adaptés à 24 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE une fin, ou l'adaptation des actes à des fins, suivant que nous considérons la somme des actes toute formée ou que nous pensons seulement à sa formation. La conduite, dans la pleine acception du mot, doit être prise comme embrassant toutes les adaptations d'actes à des fins, depuis les plus simples jusqu'aux plus com- plexes, quelle que soit leur nature spéciale, qu'on les considère d'ailleurs séparément ou dans leur totalité... « ... Il n'est pas moins clair que la transition des actes indifférents aux actes bons ou mauvais se fait par degré... « ... Une conduite où la moralité n'intervient pas se transforme par des degrés insensibles et de mille manières en une conduite morale ou immorale .. « ... Nous n'aurons pas une compréhension com- plète de la conduite en considérant seulement la con- duite des hommes : nous devons en effet la regarder comme une simple partie de la conduite universelle, de la conduite telle qu'elle se manifeste chez tous les êtres vivants. Car celle-ci rentre dans la définition que nous avons donnée : des actes adaptés à des fins. » On aura une idée de la théorie de l'évolution appli- quée au sens des mots dans le chapitre intitulé : « La bonne et la mauvaise conduite ». « Cherchons, dit Spencer (17 à 37), ce que signifient les mots bon et mauvais. « ... Le bon couteau est un couteau qui coupe; le bon fusil, un fusil qui porte loin et juste... Réciproque- ment le mal que l'on trouve dans le parapluie ou la paire de bottes se rapporte à l'insuffisance au moins apparente de ces objets pour atteindre certaines fins, comme de nous protéger de la pluie ou de garantir efficacement nos pieds. « ... La conduite est bonne ou mauvaise suivant que les actes spéciaux qui la composent, bien ou mal appropriés à des fins spéciales, peuvent conduire ou LA BIOLOGIE ET LA MORALE 25 non à la fin générale de la conservation de l'individu. « ... Toutes choses égales d'ailleurs, nous appelons bons les actes bien appropriés à notre conservation; bons les actes bien appropriés à l'éducation d'enfnnts capables d'une vie complète ; bons les actes qui favori- sent le développement de la vie de nos semblables. » Dans ces adaptations de moyens à fin, il envisage successivement celles qui ont « pour dernier résultat de compléter la vie individuelle » et celles « qui ont pour fin la vie de l'espèce », et arrive ainsi à admettre que « les membres d'une Société peuvent s'entr'aider à atteindre leur but » (13, 15). Et enfin il conclut : « ... Nous passons évidemment par degrés de cette simple adaptation initiale, qui n'a pas encore de caractère moral intrinsèque, aux adap- tations les plus complexes et à celles qui donnent lieu à des jugements moraux... « La morale a pour sujet propre la forme que revêt la conduite universelle dans les dernières étapes de son évolution » (7, 15). La morale devient bien, dans cette doctrine, un simple chapitre de la Biologie. Récemment, Le Dantec a repris cette question au même point de vue et l'a développée avec beaucoup de talent. Il étudie la volonté des plastides et remonte ensuite jusqu'à l'homme (B, 19 et suiv.). Il conclut : « Ainsi donc l'étude approfondie des pro- tozoaires permet d'appliquer à ces animaux le prin- cipe de l'inertie •; le passage graduel et raisonné des 1. Voici la loi d'inertie, telle qu'elle est formulée par Secclii (Cit. Sergi, 111) : « la matière n'est pas spontanément apte à changer d'état; elle change d'état sous l'action d'une force extrinsèque qui puisse agir sur elle; et ce même changement ne cesse pas si ce n'est sous une influence extérieure ». Grasset. 2 26 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE protozoaires à l'homme autorise l'extension du prin- cipe de l'inertie à tous les corps de la nature ». C'est la morale fondue, non plus seulement dans a Biologie, mais, avec la Biologie, dans les sciences phy- sicochimiques. Savamment déduite par ces auteurs, la doctrine de la morale évolutionniste ou morale biologique a été plus ou moins brutalement professée par d'autres ^ Ainsi Pierre Laffitte (Cit. Naville, 247) : « Le résultat le plus fondamental du développement de la science est que tous les phénomènes sont soumis à des lois inva- riables, depuis les phénomènes géométriques jusqu'à ceux de l'homme et de la société ». Et Bûchner (Cit. Naville, 198) : « L'homme, comme être physique et intelligent, est l'ouvrage de la nature. Il s'ensuit, par conséquent, que non seulement tgut son être, mais aussi ses actions, sa pensée et ses sen- timents sont fatalement soumis aux lois qui régissent l'univers. » 2. La lecture de tous les ouvrages consacrés à déve- lopper cette thèse de « la morale chapitre de la Bio- logie » donnera l'impression de la grandeur et de rétendue du talent et des connaissances de leurs auteurs, mais aussi, je crois, de l'inanité complète de leur tentative. Évidemment l'effort est grand et tend à un but très élevé : construire et justifier une morale très haute, altruiste, dont tous les hommes comprennent l'exis- tence nécessaire. Mais je crois que ces auteurs se heurtent à des diffi- cultés insurmontables et à de vraies impossibilités, 1. Voir aussi le Discours de J.-L. de Lanessan sur la morale scicnlitique qui vient de paraître [Revue scienli/iqzie, 19 oc- tobre 1901) pendant que nous corrigeons nos épreuves. LA BIOLOGIE ET LA MORALE 27 quand ils veulent édifier cette morale sans sortir de la Biologie, c'est-à-dire faire rentrer la morale dans la science des phénomènes communs à tous les êtres vivants. Et, en effet, quelque nombreuses et insensibles que soient les transitions, on arrive toujours à un fossé absolu, quand il faut passer du déterminisme, loi de tous les êtres vivants (l'homme compris, en tant qu'être vivant), au libre arbitre et à la responsabilité, bases de la morale. Dans l'échelle animale, vous pourrez voir se perfec- tionner, en quelque sorte indéfiniment, l'instinct delà conservation individuelle et de la conservation de l'es- pèce, la notion de l'utile et de l'agréable; mais vous ne passerez jamais de là à la notion de la liberté, du bien et de l'obligation. Pour établir la liberté chez les animaux il faut dire comme Draper (192) : « Quelle déduction frappante nous pouvons tirer de cette observation de lluber qui a si bien écrit sur le sujet : si vous regardez attenti- vement une fourmi au travail, vous pourrez dire après chaque opération, l'opération qu'elle fera ensuite! Cette fourmi raisonne donc et voit donc les choses de la même manière que nous. » La conclusion paraît étrange. Je ne sais si cela prouve que la fourmi voit les choses comme nous; mais cela prouve surtout qu'elle ne les vent pas comme nous et qu'elle ne les exécute pas lihix'ment comme nous. Dans les actes les plus intelligents de l'animal il y a toujours de l'automatisme, c'est-à-dire du détermi- nisme, rien qui ressemble à l'acte libre et voulu de l'homme responsable. Comme le dit très bien Ernest Naville (x), « le libre arbitre en soi est ou n'est pas. S'il est, il est impos- sible de le considérer comme la transformation d'une chose autre que lui-même. » 28 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Le même auteur rappelle qu'Herbert Spencer et ses successeurs ont oublié « la condamnation justement portée par Auguste Comte ' contre les doctrines qui veulent expliquer le supérieur par l'inférieur ». Et il déclare « impossible... de faire sortir d'un ordre de choses régi par des lois nécessaires un élément de liberté... Toutes les fois qu'on veut faire de la liberté le résultat d'une transformation, on la nie » (99). Halleux a récemment repris cette discussion avec beaucoup de force (78 à 89). La morale évolutionniste ou biologique représente le sauvage comme l'intermédiaire entre l'animal et l'homme. Or, il n'est pas démontré que le sauvage ne soit pas, au moins dans beaucoup de cas, un homme déchu, un dégénéré. En tout cas, « il est clair qu'avec ses croyances reli- gieuses et ses idées morales, son langage compliqué, fait, en partie du moins, de termes généraux, à la dif- férence du langage purement émotionnel des bêtes, son organisation sociale, son industrie, son aptitude à recevoir les enseignements de la civilisation, voire même à progresser dans une certaine mesure par lui- même, lorsqu'il est placé dans des conditions plus favorables, le sauvage apparaît infiniment supérieur au singe le plus rusé. Assurément ce n'est pas en lui que l'on trouvera l'intermédiaire vainement recherché entre le règne humain et le règne animal ». Duprat, qui, sur bien des points, défend une thèse opposée à la nôtre, admet que l'on se refuse « généra- lement à reconnaître chez les animaux une moralité, du moins au même sens du mot que lorsqu'il s'agit de l'homme ». Et, en effet, « toutes leurs réactions sont pour ainsi i. Et que nous avons déjà citée plus haut, p. 23 et 24. LA BIOLOGIE ET LA MORALE 29 dire automatiques, bien qu'elles puissent porter la marque de la sympathie, de l'altruisme, du désinté- ressement même » (61). Et plus loin (107) il ne veut pas qu'on oublie la diffé- rence qu'il y a entre « la poursuite animale et la con- duite humaine ». De même Dunan (A, 375) distingue» la sagesse toute mécanique de l'animal » et « la sagesse intelligente de Ihomme qui sait ce qu'il fait et qui le fait parce qu'il veut ». Donc, rien n'établit scientifiquement que par des transitions quelconques on puisse passer du détermi- nisme biologique à la liberté morale; tout prouve au contraire qu'il y a, au point de vue moral, une diffé- rence absolue entre l'homme et les animaux. 3. D'ailleurs si on ramène la morale à la Biologie, si on en fait une partie ou un chapitre de la Biologie, il est bien évident que la morale ne peut plus avoir que l'intérêt comme but et le plaisir ou la peine comme mobiles '. Herbert Spencer le proclame (38) : « Aucune école ne peut éviter de prendre pour der- nier terme de l'effort moral un état désirable de senti- ment, quelque nom d'ailleurs qu'on lui donne: récom- pense, jouissance ou bonheur. Le plaisir, de quelque nature qu'il soit, à quelque moment que ce soit, et pour n'importe quel être ou quels êtres, voilà l'élément essen- 1. Pour Renouvier (G, I, 194), cité par Duprat, (H6), l'intérêt est « le groupe des fins humaines, qui comprend trois sortes de biens ou éléments du bonheur: l" ceux qui touchent direc- tement la conservation de l'individu; 2° ceux qui touchent ses puissances d'ordre matériel ou passionnel quand ses passions n'ont que lui-même pour but; 3° ses moyens ou sa puissance accumulée de se conserver et de jouir... L'utilité, comme l'in- térêt, passe au sens collectif, mais sans cesser de s'appliquer à l'individu et à ses biens matériels en dernière analyse ». 2. 30 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE tiel de toute conception de moralité. C'est une forme aussi nécessaire de l'intuition morale que l'espace est une forme nécessaire de l'intuition intellectuelle. » Il faut ajouter que, pour ces grands penseurs, le plaisir et l'intérêt sont pris dans les sens les plus élevés : le plaisir de vivre et l'intérêt de la vie de l'individu et de l'espèce. Guyau dit que nous devons favoriser en nous « le développement de toutes nos puissances » et « l'épa- nouissement de toutes nos virtualités » (Cit. Brunetière, A, 26). Bourdeau a largement développé cette pensée : « l'office de la morale, dit-il (318 à 333), est de nous diriger le mieux possible dans la poursuite et l'acqui- sition des biens de la vie, dans l'exemption ou l'atté- nuation de ses maux^.. » Richet emploie une formule un peu différente, mais dérivant du même principe : « le mal, dit-il, c'est la douleur des autres. Voilà ce que nous ont appris la physique et la zoologie, la chimie et l'astronomie, la botanique et la physiologie, la géographie et la phi- lologie, l'anthropologie et les mathématiques t>. Fouillée, qui cite cette phrase, ajoute (B, xxxiv) non sans raison : « on est quelque peu surpris de cette découverte morale faite par des sciences objec- tives, y compris l'astronomie et la géographie; et on se demande, en cette triomphante énumération, comment il se fait que la psychologie, la morale même et la philosophie générale soient absentes ». Je me permettrai de répondre que si la psychologie, 1. « Tout acte immoral constitue, pour le coupable, une infériorité dans la lutte pour la vie... Bien vivre, c'est être fort et vaillant dans cette bataille qui est la vie universelle, c'est prendre possession du présent et s'assurer l'avenir; vivre mal, c'est s'affaiblir et lâcher pied, c'est déchoir et tendre à se supprimer « (Goblot, 265). LA BIOLOGIE ET LA MORALE 31 la morale et la philosophie générale ne figurent pas dans rénumération de Richet, c'est simplement parce qu'elles n' « existent » pas pour les savants comme réniincnt professeur de physiologie de Paris. Quoi qu'il en soit, il est bien établi que la morale évolutionniste ou biologique revient à la morale du plaisir et de l'intérêt ^ Halleux l'a bien résumée quand il a dit (18, 38, 42) : « la conduite doit être estimée bonne, si la vie, qu'elle entretient et développe au sein de l'humanité, procure finalement à celle-ci plus de jouissances que de souf- frances... Pour tout le monde, le but suprême de l'exis- tence est donc de jouir; la distinction entre le bien et le mal repose sur la conformité ou l'opposition des actes à ce but .. La morale nous commande donc de faire ce qu'exige le fonctionnement régulier des organes et d'éviter les excès capables de troubler l'économie de notre être. Observe les règles de l'hygiène, tel paraît être le premier précepte de la morale évolutionniste. » Continuant leur rêve, d'ailleurs généreux 2, les évo- lutionnistcs pensent que 1 l'évolution de la conduite sociale s'accomplit dans le sens de la paix et de la liberté. Elle atteindra son terme lorsque seront défini- tivement taries toutes les sources d'antagonisme et de discorde d'individus à individus, de nations à nations... Favorable au développement de la vie, l'évolution de la conduite doit amener finalement la d. Voir note A à la fin du vokunc, p. 193. 2. Secrélan (222) signale « ce fait singulier que les penseurs partis des points les plus éloignés aboutissent à des conseils moraux sensiblement identiques ». Et il fait remarquer aussi (109) que « Spencer, qui ne se prive jamais d'un mot amer à l'adresse des chrétiens qu'il connaît " tient » à constater l'idcntilé foncière de ses préceptes et des préceptes clirétiens » (Herbert Spencer, 7 et 220). 32 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE réalisation d'un état social parfait, caractérisé par l'expansion aussi complète que possible des sentiments altruistes et l'harmonie de tous les intérêts individuels » (Halleux, 67, 71). Malheureusement il est absolument impossible d'éta- blir scientifiquement la vérité de ces propositions soit pour rindividu soit pour la société. Herbert Spencer reconnaissait déjà « que, dans l'état actuel de l'humanité, la direction donnée par les peines et les plaisirs immédiats est mauvaise dans un grand nombre de cas » (73). De même, Bourdeau (333) après le passage cité plus haut, reconnaît « qu'une réserve s'impose », « qu'il arrive par circonstance que les sanctions encourues ou méritées ne se produisent pas i. Il en cite des exemples. Et Dupratdit nettement (110) : « le plaisir n'est pas un signe institué par la nature pour avertir l'homme de ce qui est son bien, parce que le plaisir est le résultat physique de modifications biologiques, de multiples rétlexes et autres phénomènes organiques que peut déterminer un poison aussi bien qu'un breuvage sain, l'aclivité morbide aussi bien que l'activité morale ». De plus, d'après les lois posées par les évolution- nistes, le progrès moral et le progrès matériel devraient se poursuivre parallèlement; ils ne sont même « l'un et l'autre que deux aspects de la même loi d'évolution » (Halleux, 197 à 200j. Or, il ne paraît guère que les faits ratifient cette con- clusion de l'hypothèse évolutionniste. n me paraît impossible de dire par exemple avec Bridel : « quant au caractère d'obligation impérative, de devoir, de coercivité, avec lequel se présente à nous la conduite vertueuse, c'est tout simplement un écho de ces longues et constantes expériences qui ont appris à notre race que le défaut de vertu finit toujours par LA BIOLOGIE ET LA MORALE 33 se payer cher et qu'ainsi les lois morales se vengent tôt ou tard de leurs contempteurs » (53). S'il en était ainsi et si l'hypothèse évolutionniste était vraie, l'être le plus avancé en évolution devrait être le plus heureux; l'homme élevé serait plus heu- reux que l'homme grossier, l'homme grossier plus heureux que les animaux. Or, il n'en est rien. « Incapable de s'élever à la conception d'un idéal absolu, l'animal limitera ses désirs aux biens présents; par le fait même, ses appétits pourront trouver, du moins pour un temps, une satisfaction complète. Au contraire, à mesure que se perfectionne l'humanité, ses exigences se multiplient, et l'impuissance des biens terrestres à les satisfaire devient plus manifeste. L'homme grossier plongera rarement le regard au delà des horizons terrestres, mais le besoin d'un idéal vai- nement poursuivi fera le noble tourment des natures d'élite » (Halleux, 156). Donc, et pour résumer ce paragraphe, la morale évolutionniste ou biologique ne peut s'élever qu'avec des hypothèses, non démontrées scientifiquement et démenties par beaucoup de faits; et sans ces hypo- thèses elle se confond avec la morale vulgaire de l'in- térêt et du plaisir*. 4. Cela posé et établi, je crois qu'on peut dire nette- ment que concevoir la morale de cette manière, c'est la supprimer. 1. C'est la morale que Paul Bourget fait exposer par Adrien Sixte dans le Disciple (Voir Anatole France, B, 59). Au sujet du différend que ce livre a soulevé entre Brunetiôre et Ana- t)Ie France, je crois que la formule des rapports entre la morale et la science est l'épigraphe du présent livre : nec andlla nec domina; qu'aucune ne cherche à envahir, à régenter ou à supplanter l'autre! 34 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE « La négation de la liberté entraîne logiquement la destruction de la morale » (Naville, 140). Assimiler l'homme aux animaux et faire de la morale un chapitre de la Biologie, c'est supprimer la morale. C'est confondre le Vrai (objet de la science) avec le Bien (objet de la morale). Il faut bien admettre, avec Renouvier (C), « la possi- bilité de faire une science de la morale » *. Seule- ment, comme l'ajoute justement Durkheim i nous ne voulons pas tirer la morale de la science, mais faire la science de la moraley ce qui est bien dilierent » (Cit. Duprat, 22). Car il faut bien séparer les lois morales d'une part et de l'autre les lois physiques et biologiques; « celles-ci sont inviolables ; leur nécessité est telle que personne ne saurait éluder leurs effets; celles-là, au contraire, sont aisément éludées : on y obéit ou bien on les viole » (Duprat, 26). Confondre la morale et la Biologie, c'est arriver à dire avec Leibniz qu'il y a de la morale partout, jusque 1. Goblot le conteste (261) : « L'impératif catégorique ne peut être que l'objet d'un acte de foi... Fouillée dit avec raison qu'il tombe des nues; il ressemble à ces tables que Moïse rap- porte de la montagne sainte, environnée de nuages, d'éclairs et de tonnerre, c'est une voix qui résonne au-dessus de nos têtes, l'immortelle et céleste voix dont parle Rousseau... Une doctrine qui a un tel principe n'a point de place dans le sys- tème des sciences; car elle est métaphysique, c'est-à-dire extrascientifique, et même mystique, c'est-à-dire antiscienti- fique ». Ce qui est antiscientifique ou au moins extrascienti- fique, c'est de ne vouloir accepter que l'observation extérieure comme base de science. Les notions fondamentales de la morale sont connues par l'observation intérieure et un esprit positif n"a aucune raison de refuser à l'observation intérieure le droit d'existence scientifique (voir plus loin nos chapitres IV et vm). — Il y a aussi une morale-art (voir Sftcrétan, 72) : c'est l'application de la morale-science. LA BIOLOGIE ET LA MORALE 3b dans la géométrie; c'est-à-dire qu'il n'y en a plus nulle part; il n'y a plus ni libre arbitre ni obligation; il n'y a plus que déterminisme et nécessité. Haeckel s'elîorce de démontrer que l'amour du pro- chain, base de toute la morale, est un principe biolo- gique commun à tous les animaux. Mais, à la page suivante, il développe les idées de Darwin sur la lutte pour l'existence et la sélection par la force. Nous savons, dit-il, « que toute la nature organique de notre planète ne subsiste que par une lutte sans merci de chacun contre tous... La lutte féroce des intérêts dans la société humaine n'est qu'une faible image de l'existence de combat, incessante et cruelle, qui règne dans tout le monde vivant ». Et son traducteur et commentateur, Vacher de Laponge, s'écrie (très logiquement) : « à la formule Célèbre qui résume le christianisme laïcisé de la Révo- lution : Liberté, Égalité, Fraternité, — nous répon- drons : déterminisme, inégalité, sélection. > C'est bien la négation de la morale. Brunctière (A, 27, et C) oppose très bien ce qui en nous est naturel (commun à l'homme et aux animaux, biologique) et ce qui est humain (propre à l'homme, moral) et conclut : « on le sent, on en est sûr, on a fait vingt fois la cruelle expérience, le progrès moral n'est pas le progrès intellectuel, puisque le plus savant n'est pas le plus vertueux; et assurément, si les progrès de l'histoire naturelle ou de la chimie organique ont favorisé quelque chose, il ne semble pas que ce soit les progrès de la sainteté » (A, 37). Emile Faguet dit de même (363) :■« Le positiviste réussit peu dans celte conciliation (des sciences morales et des sciences naturelles) et il y réussira peut-être de moins en moins... Il ne peut pas y avoir de 36 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE morale naturelle, parce que la nature est immorale '.» Alors les empiristes doivent réduire la morale à la recherche du plaisir (Aristippe) ou à la recherche de l'intérêt personnel (Épicure) ou collectif de l'humanité (Auguste Comte) ou même universel de la nature (Herbert Spencer). Et, quoi que fasse l'utilitaire, « il lui est impossible de sortir de l'égoïsme, égoïsme à un seul ou égoïsme à plusieurs ». Que l'on sacrifie l'intérêt d'autrui à l'in- térêt personnel (Bentham) ou l'intérêt personnel à l'intérêt d'autrui (Stuart Mill), la morale biologique est toujours la morale de l'intérêt, c'est-à-dire n'est plus la morale. Car comment donner vraiment ce nom à la morale du plaisir ou de l'intérêt, à la morale du succès? La formule de Bismarck « la Force prime le Droit » devient la suprême loi morale. On proclame avec Nietzsche, Hobbes et Spinoza que « la force, c'est la source du droit » (Duprat, 260). Dans le sud de l'Afrique, l'immoralité est représeotée par les Boers puisqu'ils sont battus -. Il ne faudrait pas croire que j'exagère. Fouillée (B, 267) a longuement cité un article de Jean Weber, qu'à bon droit il considère comme € typique » et qui expose nettement toute cette doc- trine morale. « Loin d'avoir un droit supérieur au fait ^ la loi morale est le plus insolent empiétement du monde de {'intelligence sur la. spontanéité... il n'y a aucune raison pour reconnaître à la conscience morale toute suprématie dans la conduite de nos actions... au fond, il faut en convenir, la moralité d'un tiomme ce n'est que son impuissance à se créer une conduite person- 1. Voir aussi Ch. Dunan, A, 258 et suiv. 2. Voir aussi Goblot, 264. 3. Dans cet exposé de Fouillée, les passages en italiques appartiennent textuellement à Jean Weber. LA BIOLOGIE ET LA MORALE 37 nelle... Le devoir n'est que la tyrannie des vieilleries à l'égard de la nouveauté... La vraie morale est celle du fait... Le fait accompli emporte toujours toute admiration et tout amour, puisque l'univers qui peut le juger est ace moment conséquence de ce fait. Ainsi nous appelons bien ce qui a triomphé... La perfection, cest d'exister... La raison du plus fort est toujours la meilleure .-cette proposition voudrait être une audace; ce n'est qu'une naïveté '. » On trouvera des idées analogues dans « la brochure de M. Yves Guyot, la morale de la concurrence, où cet ancien ministre des travaux publics, s'inspirant d'une définition du plus cynique des barons allemands (c'est d'Kolbaclî que je veux dire) nous enseigne qu'en toute occasion l'intérêt du producteur est une assez sûre garantie de sa moralité » (Brunetière, B, 78). Dans ces conditions, loin de soigner, d'aider à vivre les faibles elles chétifs, il faut les supprimer, puisque, inutiles au progrès général, ils peuvent même en entraver le développement -. La tolérance et la protection des faibles deviennent une immoralité (Voir Halleux, 133). On arrive donc ainsi ou à la négation et à la suppres- sion de la morale ou, ce qui revient au môme, à insti- tuer et à proclamer une morale monstrueuse, une morale qui justifierait le mot de Diderot à ceux qui veulent civiliser l'homme : « Civilisez-le, empoisonnez- le de votre mieux d'une morale contraire à la nature » (Brunetière. A, 12). Tout cela prouve Combien ces doctrines sont fausses dans leur point de départ. 1. Voir aussi J.-L. Micheli. Cit. Ernest Naville, 245. 2. Voir mon Discours sur L'hygiène sociale œuvre de science et œuvre de morale, prononcé à la séance de clôture du II* Congrès national d'hygiène sociale, Montpellier, 21 mai 1905. (A'o/e de la 3' édition.) Grasset. 3 38 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE 5. Tous les raisonnements et toutes les expériences péniblement accumulés et habilement rapprochés, ne peuvent pas parvenir à prévaloir contre la notion posi- tive et très nette que nous avons : a, du bien et du mal, distincts du vrai et du faux, puisque le mal est aussi vrai que le bien ; &, de l'obligation morale que comporte le bien, abstraction faite de toute considération de peine ou de récompense ultérieures, d'intérêt, de plaisir ou de douleur; c, de la liberté que nous avons de choisir ou non le bien, avec la responsabilité entière de notre acte. On me permettra de ne pas m'arrèter au raison- nement qui consiste alors à dire : Si la morale avec liberté et responsabilité ne peut pas être rattachée, par l'évolution, aux lois générales de la Biologie, il faut en conclure que cette morale n'existe pas et que ce que nous appelons liberté n'existe pas, est du détermi- nisme dissimulé; car il ne peut pas y avoir en l'homme quelque chose qui ne soit pas, à un certain degré, chez les autres êtres vivants. Vous voyez immédiatement la pétition de principes; c'est proclamer d'avance, comme un postulat ou un axiome, ce qui est précisément à démontrer, savoir que la Biologie est la seule science et que, hors de la Biologie, il n'y a ni salut ni connaissance. Bien des auteurs affirment ainsi a priori sans cher- cher à donner des preuves. Ainsi Giard (Le Dantec, A, 14) déclare que d'une part l'observation des animaux et de toute la nature prouve le déterminisme, que d'autre part le sens intime semble donner la certitude de la liberté, qu'il y a contradiction et que par conséquent la notion de liberté est une illusion. N'est-ce pas là un raisonnement tout à fait en l'air et qui ne prouve rien? Les deux observations rappro- chées par l'auteur ne sont pas foncièrement contradic- toires et inconciliables, si elles visent des objets diffé- LA BIOLOGIIi ET LA MORALE 39 rents. Pourquoi donc déclarer la seconde illusoire et la première légitime? Que ne dirait-on pas, et légitimement, si je faisais le raisonnement inverse et si je niais le déterminisme de la nature, en me basant sur la certitude de la liberté de l'homme? De même, il ne faut pas voir autre chose qu'une affirmation sans preuves dans cette proposition de Le Dantec, qui veut < exprimer d'une manière précise ce que l'on doit entendre par ces mots : l'illusion de la volonté » (B, 152). « Supposez, dit-il (cas purement hypothétique), qu'il y ait, à un moment déterminé, deux hommes ideyiti- ques atome à atome. Ces deux hommes auront natu- rellement les mêmes souvenirs (mémoire histologique). Eh bien! placés à ce moment déterminé dans des con- ditions identiques, ils voudront exactement la même chose, ce qui est la négation d'une volonté absolue, d'une liberté véritable. » Rien de moins positif et de moins démontré que cette proposition*. Donnez-la comme une chose^à éta- blir et à prouver, c'est très bien. Mais ne la prenez pas comme une vérité scientifique, expérimentale, posi- tive; car c'est contraire à l'existence des trois éléments que j'indiquais plus haut et que l'observation inté- rieure nous révèle : la triple notion a, du bien et du mal, b, de l'obligation morale, c, de la liberté. I. « A supposer, en efTet, que la position, la direction et la vitesse de chaque atome de matière cérébrale fussent déter- minées à tous les moments de la durée, il ne s'ensuivrait en aucune manière que notre vie psychologique fût soumise à la même fatalité. Car il faudrait d'abord prouver qu'à un état cérébral donné correspond un état psychologique déterminé rigoureusement, et cette démonstration est encore à faire... on ne démontre pas, on ne démontrera jamais que le fait psycho- logique soit déterminé nécessairement par le mouvement moléculaire • (Bergson, 112 et 113). 40 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Or, aucune de ces trois notions ne se retrouve dans la morale évolutionniste ou biologique. a. Le bien n'est ni le vrai ni l'utile et la Biologie ne connaît que le vrai et l'utile. Nous voyo7is le bien en nous par une aperception directe et par une loi de notre être. Or, cette notion ne peut pas être établie chez l'animal. On ne voit pas un animal faire le bien en soi et pour soi. Il agit instinctivement et automatiquement pour son intérêt ou celui de sa race, mais pas pour le bien. C'est là l'idée vraiment capitale qui me paraît cons- tituer l'objection absolue à la morale évolutionniste et biologique. La notion de l'utile et de l'agréable est d'ailleurs toute subjective, varie avec les individus et, par suite, ne peut être confondue avec la notion du bien. Stuart Mill dira bien : « j'aime mieux être un Socrate mécontent qu'un pourceau satisfait >. Mais la plupart de ses disciples préféreront « à ce sage malheureux l'heureux industriel qui, sans élévation d'esprit et de cœur, réussit dans ses entreprises, s'enrichit et assure une existence de gaieté dans la bonne chère ». Et l'utile pour le plus grand nombre est tout aussi variable et par suite aussi impossible à confondre avec le bien (voir Duprat, 117). La notion du bien est, au contraire, une notion qui s'impose à tous, qu'on ne discute pas; c'est une notion absolue et nécessaire. Et la morale évolutionniste ou biologique ne peut rien produire d'absolu et de néces- saire * (voir Dunan, A, 364). La notion du bien en soi est donc foncièrement dis- 1. C'est le raisonnement que nous reprendrons plus loin, dans notre chapitre vm, pour établir la limite qui sépare la Biologie de la Métaphysique. LA BIOLOGIE ET LA MORALE 41 tincte de la notion de Tutile et de lagréable. Or, révolu- tion et l'hérédité accumulées, quel que soit le temps pen- dant lequel on les suppose s'exerçant, ne peuvent chan- ger la nature des choses, introduire un élément nouveau, faire naître l'idée de bien de lïdée d'utile ou d'agréable. Cette notion du bien en soi, du bien pour le bien, reste donc la base de la seule morale humaine. Donc parla déjà la morale humaine se sépare de la Biologie. b. Il en est de même de l'idée d'obligation. Quoi qu'on dise ou qu'on fasse, on ne peut pas trouver le caractère obligatoire à l'utile et à l'agréable. La morale évolutionniste et biologique ne peut être que le rêve de Guyau : la « morale sans obligation ni sanction ». Or, comme dit Brunetière (A, 7), < il n'y a pas plus, en bon français, de morale sans obligation ni sanction qu'il n'y a de religion sans surnaturel; ce ne sont pas seulement des notions connexes, ce sont des expressions synonymes ». Bourdeau le dit (333) : t La vraie récompense du devoir accompli, qui est la satisfactio7i de la con- science, ne dépend en rien des accidents de fortune et on l'obtient toujours par cela seul qu'on l'a méritée ». C'est très juste, mais on n'a la satisfaction de con- science que si le bien apparaît avec le caractère obli- gatoire. Or, la Biologie est absolument incapable de démontrer positivement et scientifiquement que la recherche de l'intérêt, même de l'intérêt de la race, est obligatoire (Voir aussi Brochard, 4). Herbert Spencer a très bien compris cette nécessité de Tobligation en toute morale et alors il la place dans la fonction, dans la vie : la fonction vitale, la vie, la conservation et le développement de l'espèce deviennent obligatoires. € Quelque étrange que la conclusion paraisse, dit-il, c'est cependant une conclusion qu'il faut tirer 42 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE ici : l'accomplissement de toutes les fonctions est, en un sens, une obligation morale... Toutes les fonctions ani- males, aussi bien que les fonctions plus élevées, ont leur caractère obligatoire » (G5). Mais la conclusion n'est pas seulement « étrange »; elle est inacceptable et il ne suffit pas de la proclamer dogmatiquement pour l'établir. Sergi dit (213) : t Les sentiments moraux impli- quent... la reconnaissance par chaque membre de la société de ce fait, que chacun d'eux doit vivre et déployer sa propre activité pour la conservation de la vie et la satisfaction des besoins les plus immé- diats qui dérivent des conditions mêmes de la vie... » C'est très juste. Mais je conteste que les biologistes puissent imposer cette « reconnaissance » à tous les membres de la société. Je ne me sens nullement obligé à vivre et à faire vivre l'espèce le plus et le mieux possible ^ Cette plénitude de la vie (individuelle ou de l'espèce), qui est le but moral des évolutionnistes, non seule- ment n'est pas obligatoire, mais même elle n'appa- raîtra pas à tous comme désirable. Et si les évolutionnistes répondent qu'il ne faut pas s'occuper de nos misères personnelles et qu'il faut ne voir que le bien de l'espèce, je demande sur quoi se basera l'obligation de cet altruisme; je ne me sens pas obligé à me sacrifier à la communauté s'il n'y a en jeu que l'intérêt même de cette communauté, s'il n'y a pas en même temps une idée de bien obligatoire (Voir Halleux, 18-164). Le bien est obligatoire pour tous; c'est un « impé- ratif catégorique » ^ pas seulement pour une élite, mais pour l'humanité. 1. Voir aussi Goblot, 266. et Secrétan, 77-107. 2. Schopenhauerveut rejeter cet impératif catégorique comme LA BIOLOGIE ET LA MORALE 43 Or, la morale évolutionniste ne peut s'adresser qu'à une élite; et encore... (Voir Halleux, 217). Nous concluons donc, sur ce deuxième point comme sur le premier : la morale évolutionniste ou biolo- gique est aussi impuissante à donner la notion d'obli- gation morale que la notion du bien en soi et pour soi. c. Elle est tout aussi impuissante à donner la notion de liberté, de libre arbitre. Nous avons déjà dit plus haut que le déterminisme ne peut devenir libre arbitre, si nombreux qu'on sup- pose les termes de transition et de transformation. Donc, l'animal n e.tant pas libre (et rien ne prouve qu'il le soit à un degré quelconque), l'homme ne peut pas l'être dans la morale évolutionniste ou biologique. C'est ce que Duprat (98) a très bien compris quand il écrit : « Ayons donc la franchise de dire, d'enseigner, de demander, que la liberté, telle qu'on la conçoit trop souvent, est une illusion due, comme Spinoza l'avait pressenti, à l'ignorance de la plupart des causes déter- minantes de nos décisions ». Pour Schopcnhauer, les « actes humains sont abso- lument déterminés... La volonté est un phénomène de même ordre que les réactions du monde inorganic|ue » (Naville, p. 216). Pour Herbert Spencer, « l'idée de cause sainement entendue, est exclusive de toute notion de contin- gence » (Halleux, 19). Nous avons également vu Giard et Le Dantec nier la liberté, n'admettre que F « illusion de la volonté » et le seul déterminisme biologique chez l'homme comme chez les animaux *. Kn face de ces négations se dresse, en chacun de une idée judéo-chrétienne, due à l'influence biblique, le Du .^oUsl du Décalogue (Goblol, 254). 1. Voir note B à la lin du volume, p. 193. 44 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE nous, raffirmation continue de notre liberté et de notre responsabilité. Tous les observateurs, les évolutionnistes comme les autres, établissent bien < une distinction très nette entre les actes qui sont accompagnés du sentiment intime de la liberté et de la responsabilité, et ceux qui ne le sont pas » (Halleux, 144). Il y a donc des actes humains qui révèlent un élé- ment particulier, spécial à l'homme : c'est ce que nous appelons la liberté ou libre arbitre et la responsabilité morale. Renouvier a très bien exposé cette constatation, qui est un fait (A, 437). La démonstration de la réalité du libre arbitre reste soit l'affirmation directe de l'expérience interne soit (comme disent les nérocriticistes) un acte de croyance rationnelle, basé sur l'analyse psychologique de l'acte de délibérer. Ce point particulier n'importe pas à notre thèse. Il suffit de retenir le fait de l'existence de la liberté et de la responsabilité morale chez l'homme, et chez l'homme seul. Cette notion de la liberté et de la responsabilité s'impose à l'esprit de tous (Voir Bergson, 168). Jules Lemaître vient récemment de faire remarquer que le positivisme de Berthelot respecte les réalités morales et les reconnaît irréductibles. 6. D'ailleurs, il est important de le bien remarquer, la liberté de l'homme n'est pas la liberté absolue ou liberté d'indifférence et l'acte libre n'est pas l'acte sans causes ^ comme le prétendent Schopenhauer et 1. Voir sur ce point : Ernest Naville, v, viii, 29, 30, 34, 202, et aussi la conférence d'Armand Gautier que Le Dantec (A, 21) a essayé de réfuter, à mon sens sans y réussir. LA BIOLOGIE ET LA MORALE 45 déjà Helvetius, pour lequel un traité philosophique de la liberté morale serait « un traité des effets sans causes » (Naville, 216). En réalité, un acte est toujours une résultante de divers facteurs* (mobiles, motifs... 2); seulement, il s'agit de savoir si, parmi ces facteurs, intervient la volonté, intelligente, sensible, éclairée, mais libre, du sujet. Or, comme dit Fouillée, a si quelque chose agit dans ce monde, nous aussi nous agissons; si quelque chose, après avoir été conditionné, conditionne, nous aussi nous conditionnons » (C, I, xxiv). On peut donc dire, avec Duprat (qui a cependant une manière de voir bien différente de la nôtre) : « ... ces tendances, ces représentations enchaînées en raisonnements, qui sont les mobiles et les motifs de nos actions, tout cela c'est nous, c'est notre moi, se déterminant progressivement lui-même... l'idée de liberté doit donc se concilier avec l'idée de détermi- nisme'; mais alors elle peut être celle d'une déter- mination par soi-même, opposée à celle d'une déter- mination par le dehors, d'une causalité intime opposée à la causalité extérieure. L'idée d'un homme libre est celle d'un agent qui est véritablement agent au lieu d'être simplement un intermédiaire pour la transmission de mouvements * » (100 et 96). Cette notion suffît pour que le déterminisme moral 1. Voir, sur les diverses raisons de l'acte : Fouillée, B, 254. 2. L'action de la liberté « ne consiste pas à vouloir sans motifs, mais à choisir entre les motifs sans être absolument déterminé dans le choix par les antécédents internes ou externes des individus • (Secrétan, 148). 3. Voir aussi Bergson, 126. 4. « Le dynamisme... conçoit donc sans peine une force libre d'un côté et de l'autre une matière gouvernée par les lois • (Bergson, 107). 46 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE ne soit plus le même que le déterminisme biologique, pour qu'il ne soit plus du déterminisme, au sens scientifique et positif du mot, puisque dans ce dernier cas le sujet n'est pas facteur, n'intervient pas per- sonnellement; il subit la loi, il est le théâtre de son exécution. On ne peut pas dire par suite que dans l'acte libre il y ait création * de mouvement, dérogation aux lois biologiques ou physicochimiques. Pas le moins du monde. Le sujet libre n'est libre que de vouloir. Quand ensuite il agit, il doit se conformer aux lois biolo- giques et aux lois physicochimiques : sinon, sa volonté libre reste théorique et inactive dans la pra- tique. Quoi qu'en dise Le Dantec (B, 16) il n'y a notam- ment là rien de contraire « au principe physique de l'inertie » ni à la loi de la conservation de la force. Notre distingué collègue à l'Université de Mont- pellier, Milhaud, a très bien mis la chose en lumière (A, 200). « Qui n'a lu ou entendu, dit-il, cette assertion que la conservation de la force, pour employer une expres- sion courante, condamne, au nom de la rigueur mathématique, la liberté psychologique? » C'est là une € illusion D. € Si l'on veut bien admettre que je puisse rester libre, quoique je sois incapable de soulever un poids trop lourd ou de voir jaune une couleur noire; quoique je doive me borner, sous peine de tomber quand je me tiens sur un seul pied par exemple, aux mouve- ments qui n'entraîneront pas la projection de mon centre de gravité au delà du contour de mon pied, etc., 1. Voir sur cette objection de la « création ex nihilo &". per nihilum ' dans l'acte libre : Fouillée, B, 258. LA BIOLOGIE ET LA MORALE 47 pourquoi déclarer la liberté incompatible avec telles lois physiques que l'on voudra? Aucune démonstra- tion n'existe et ne saurait exister défendant d'ima- giner une vie psychologique libre en face des néces- sités cinétiques de la matière* » (118). Donc, comme dit Fouillée, « l'idée n'intervient jamais physiquement, de manière à faire brèche au mécanisme universel » (C, xi). Si donc la morale est en dehors de la Biologie, elle ne lui est pas contradictoire. Le biologiste peut donc ignorer la morale, mais il n'a aucun droit à en nier l'existence. Donc, et pour résumer ce paragraphe, le libre arbitre existe chez l'homme, il est parfaitement conci- liable avec le déterminisme des animaux et de l'homme animal. Mais il est incompatible avec la morale pure- ment biologique -. On peut conclure avec Fouillée que « la question morale est insoluble pour la science positive » ^ 7. Dès lors, les esprits positifs et scientifiques doi- vent simplement raisonner de la manière suivante. L'expérience nous montre l'existence en nous et chez nos semblables des idées de bien, d'obligation et de libre arbitre. La Biologie est impuissante à étudier ces idées, parce qu'elle n'étudie que les lois communes à tous les êtres vivants et qu'elle ne découvre rien de semblable à la morale chez les animaux et les plantes. La Biologie n'est ni morale ni immorale; elle est amorale *. 1. Voir aussi Bergson, H4. 2. Voir Naville, 303, et Fouillée, B, un, et A, lb9. 3. On trouvera de remarquables arguments contre la morale évolutionniste dans les pages qui suivent cette phrase. — Comp. le Discours, cité plus haut, de Lanessan. 4. La vérité scienlilique, dit Poincaré {La valeur de la science^ 48 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE On ne doit pas plus invoquer Timmoralité contre la Biologie qu'on ne peut invoquer la liberté de con- science contre la physique'. Donc, la Biologie est impuissante à tout étudier; donc, quelque étendu que soit son domaine, il y a quelque chose qui lui échappe. Ce quelque chose doit être l'objet d'une autre science distincte et séparée de la Biologie, irréductible à la Biologie, Cette science est la psychologie. Biblioth. de philosophie scientif., p. 3), « ne peut être en conflit avec la morale. La morale et la science ont leurs domaines propres qui se touchent, mais ne se pénètrent pas... Elles ne peuvent donc jamais se contrarier, puisqu'elles ne peuvent se rencontrer. Il ne peut pas y avoir de science immorale, pas plus qu'il ne peut y avoir de morale scientifique ». {Note de la 3' édition.) 1. Bazard, Cit. Emile Faguet. IV B. — Limites latérales de la Biologie [suite). 2. — LA PSYCHOLOGIE 1. On a. fait de grands efforts dans ces derniers temps pour supprimer l'individualité de la psychologie et la noyer dans la physiologie, et par suite dans la Biologie. C'est avec les appareils enregistreurs, dans les labo- ratoires de physiologie et à la Salpêtriôre ou dans les asiles, que l'on étudie aujourd'hui la psychologie. Alfred Giard (Le Dantec, A, 6) proclame « que la Biologie et la psychologie sont destinées à se fondre prochainement»; et, pour Haeckel (23), « la psycho- logie scientifique est une partie de la physiologie, la théorie des fonctions ou de l'activité vitale des orga- nismes >. Sergi (11) déclare avoir démontré, dans son ouvrage sur l'origine des phénomènes psychiques et leur signi- fication biologique, « que les phénomènes psychologi- ques sont des phénomènes vitaux, comme ceux de nutrition et de reproduction, et que leur fonction n'est autre chose que la protection de l'individu et de la descendance ». bO LES LIMITES DE LA BIOLOGIE 2. Il est certain que, les diverses parties de notre humanité étant étroitement unies et solidaires dans la vie, il y a des chapitres frontières que le psychologue ne peut étudier qu'en connaissant la physiologie, notamment du système nerveux. J'ai demandé*, et je crois fort désirable, qu'il y ait, dans les facultés des lettres, un enseignement de tout ce qu'un philosophe doit savoir de la physiologie et de la pathologie du système nerveux et, dans les facultés de médecine, un enseignement de tout ce qu'un médecin doit savoir en philosophie. On réaliserait ainsi la pénétration souhaitée des diverses facultés de la même Université et on éviterait certainement beaucoup d'erreurs d'appréciation et des conclusions trop hâtives. En tout cas, il existe une science de ces zones neutres entre la physiologie et la psychologie : c'est la psjyc/io- physiologie, science récente, qui a déjà produit de beaux travaux et provoqué d'utiles recherches, et qui est loin d'avoir dit son dernier mot. Cette science, qui est, elle, une partie de la Biologie, existe; il faut qu'on la connaisse, qu'on la creuse, qu'on la développe. Et ce que je dis n'est certes pas pour décourager les pionniers de cette science, tout au contraire. Mais la psychophysiologie, même largement com- prise, même avec les progrès les plus étendus que l'avenir lui fera réaliser, ne peut pas remplacer la psychologie 2, pas plus d'ailleurs qu'elle ne peut rem- placer la physiologie tout entière. Pour Fechner ^, qui en est le fondateur, la psycho- 1. Le vertige, Étude physiologique de la fonction d'orienta- tion et d'équilibre. Revue philos., 1901, 225. 2. Dans tout ce chapitre je m'elTorce de démontrer cette propo- sition, quL est posée ici simplement à titre de thèse à établir. 3. On trouvera la bibliographie de Fechner in Foucault (4). LA BIOLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE 51 physiologie est « une science exacte des rapports de l'âme et du corps, ces rapports étant envisagés au point de vue phénoméniste » ; elle étudie les rapports des phénomènes psychologiques soit avec les phéno- mènes physiologiques soit avec les phénomènes phy- siques. En fait, la mesure des phénomènes psychologiques étant le problème premier devient l'objet capital de la psychophysiologie ' pour Fechner, qui étudie surtout la mesure des sensations et de la sensibilité ^ (Weber, Vierordt, Fechner). Puis on étudie la durée des actes psychiques (Helmholtz, Wundt) et la psychophysique a en somme « pour objet l'analyse quantitative des perceptions », sa méthode générale consistant i à étudier les phénomènes psychologiques à travers les phénomènes physiques et en particulier à atteindre et à exprimer les quantités psychologiques par le moyen des quantités physiques ». On voit l'importance de cette science. Rien de plus légitime que sa constitution sur le terrain suivant : Étude de Vêlement physiologique dans les phénomènes psychologiques. Mais elle sort de son domaine et exagère sa portée, quand, oubliant qu'elle n'est au fond qu'un chapitre de physiologie, elle veut envahir, conquérir entière- ment et remplacer absolument la psychologie elle- même. La psychologie est et reste une science à part, qui a ses modes et procédés d'étude et son objet, spéciaux et distincts de ceux de la Biologie. 1. Voir, pour tout ce paragraphe, les premières pages de Foucault. 2. Nous discuterons plus loin la loi logarithmique qui résuma les recherches de Fechner. 52 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE 3. Son mode spécial de connaissance est ce que l'on appelait autrefois la conscience : c'est l'observation intérieure, l'auto-observation. N'est-il pas curieux de voir la facilité avec laquelle tous les savants font un acte de foi dans la véracité de leurs sens, c'est-à-dire de leurs organes d'expérience extérieure, et la difficulté avec laquelle ils admettent la légitimité de l'expérience intérieure. L'expérience intérieure existe parfaitement. Elle s'impose à notre esprit avec la même force que l'ex- périence extérieure. Il est même facile de voir qu'on commence par elle. Car c'est par là que nous avons la notion de notre propre existence et cette notion doit nécessairement précéder celle des existences autres que la nôtre. Lachelier (130-143), Fouillée (C. 1, xxxiv) ont large- ment développé cette pensée. Le ergo sum de Descartes est notre première affir- mation scientifique; elle est la condition de toutes les autres. C'est l'aperception de Leibniz et de Kant. « La pensée à qui tout devient visible, est immédia- tement visible pour elle-même; dans cette conscience de soi toutes les sciences ont leur point de départ et elles doivent y avoir aussi, sans doute, leur point d'ar- rivée » (Fouillée, A, 29). Certes il ne faut pas exagérer cette pensée, n'ad- mettre que l'observation psychique et tomber dans le psychomonisme '. Mais il est absolument antiscienti- fîque de nier l'observation intérieure. C'est la doctrine de Cousin : « Les faits de conscience forment, en un mot, un monde à part, et la science de i. Voir Max Verworn, 40 à 42, et les opinions qu'il cite de Descartes, Berkeley, Fichte, Schopenhauer et Mach. LA BIOLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE 53 ces faits doit être distincte de toutes les autres sciences y compris la physiologie » (Lachelier, 108). Renouvier a très énergiquement soutenu et déve- loppé cette même thèse (A, 400 et suiv.). Il cite en la qualifiant d' « étonnante proposition î cette phrase d'Herbert Spencer : « la personnalité dont chacun est conscient et dont l'existence est pour cha- cun un fait plus certain de beaucoup que tous les autres faits, est cependant une chose qui ne peut vrai- ment point être connue. La connaissance en est inter- dite par la nature de la pensée ». Pourquoi? Elle est interdite par la nature de la pensée de Spencer? J'en doute. Car la pensée de Spencer est singulièrement pénétrante. Pourquoi serait-elle interdite par la nature de la pensée humaine? Voici la raison que donne Spencer. « L'acte mental dans lequel le soi est perçu implique un sujet percevant et un objet perçu. Si donc l'objet perçu est le soi, quel est le sujet qui perçoit? Ou, si c'est le vrai soi qui pense, quel est l'autre soi qui est pensé? Évidemment, une vraie connaissance de soi implique un état dans lequel le sujet et l'objet sont identifiés et cet état, c'est l'anéantissement du sujet et de l'objet. » Voilà un raisonnement étrange pour étayer une € étonnante proposition ». Renouvier, après avoir cité le passage de Spencer, poursuit excellemment : « C'est nous qui soulignons, parce que ce mot évidemment, cet état qui est l'état d'on ne sait quoi, ce soi qui n'a plus ni sujet, ni objet, et dès lors énonce un pur néant, nous offrent le curieux spécimen d'un réalisme prodigieusement naïf en son absurdité. Le sophisme repose sur la supposition que l'objet et le sujet sont deux cfioses... » Donc, on le voit, la négation dogmatique de l'auto- observation, ainsi formulée par Spencer, est, comme s 4 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE dit Renouvier, une i étonnante proposition », un a priori, une « supposition », un « curieux spécimen d'un réalisme prodigieusement naïf en son absur- dité », Développant encore cette pensée, Renouvier dit plus loin (A, 447) : « La donnée empirique de la conscience du moi, avec une représentation objective, quel que puisse être ou paraître l'objet représenté, est un fait antérieur et supérieur à toute autre affirmation pos- sible, et en est la condition. » Il est donc impossible, en science positive, de nier l'auto-observation, l'observation intérieure, la con- science et, par l'existence démontrée de cette méthode spéciale d'observation et de connaissance, on peut dire que non seulement la psychologie existe en dehors de la Biologie, mais encore elle la précède logiquement et en est la condition. 4. Cette science, distincte de la Biologie par ses méthodes et ses moyens d'investigation, a aussi, par là même, un objet particulier, spécial, distinct de l'objet de la Biologie. Tandis que la Biologie étudie les lois des phéno- mènes communs à tous les êtres vivants, la psycho- logie étudie les phénomènes propres à l'homme, n'ayant pas leur analogue chez les autres êtres vivants, et leurs lois. Nous connaissons déjà une de ces notions propres à l'homme que la psychologie devra étudier : c'est la notion du bien, de l'obligation et du libre arbitre. Voilà un premier objet de la science psychologique, nous en trouverons d'autres dans les chapitres sui- vants, quand nous étudierons l'esthétique, la logique, les mathématiques, la métaphysique... D'une manière plus générale, l'objet de la psycho- LA BIOLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE 55 logie est l'étude des phénomènes psychiques supé- rieurs, propres à l'homme. Ce mot « psychiques » a eu des fortunes successives et des sens variés. On a même voulu, dans ces derniers temps, en faire un synonyme d'occultes, de suprascien- tifîques... Nous laisserons au mot son ancien sens. Sont psy- chiques tous les phénomènes d'intelligence, sans idée préconçue ni nécessaire du principe de cette intelli- gence. Ainsi compris, les phénomènes psychiques se divi- sent en deux catégories bien différentes : le psychisme inférieur, automatisme psychologique ou supérieur, d'une part, et d'autre part le psychisme supérieiu'. Le premier, celui que nous avons appelé polygonal ', est commun (au degré près) à l'homme et aux animaux; il garde chez l'homme des centres corticaux spéciaux, distincts de ceux du psychisme supérieur. Le second, psychisme supérieur, est propre à l'homme et, par suite, il ne peut être étudié que chez l'homme, par la psychologie. Ce qui caractérise le psychisme supérieur, propre à l'homme, c'est la conscience synthétique du bien et du beau, c'est le raisonnement appliquant consciemment les idées universelles, abstrayant, déduisant et sachant pourquoi, c'est la décision libre, raisonnée et respon- sable, entraînant le mérite ou le démérite. Complétant la phrase, citée plus haut, de Fouillée, je dirai : la psychologie est la science de la volonté et de la conscience. 1. De l'automatisme psychologique (psychisme inférieur, polygone cortical) à l'état physiologique et pathologique, Leçons de clinique médicale, t. III, 1898. Le psychisme inférieur. Bibliothèque de philosophie expéri- mentale, 1906, et Le psychisme inférieur. Revue des Deux Mondes, 1905, 1d mars, 314. {Note de la 5* édition.) 56 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Ainsi définie par sa méthode et son objet, la psycho- logie est bien une science propre à l'homme. Les ani- maux présentent aussi des phénomènes psychiques; mais nous ne pouvons pas les étudier en eux-mêmes, dans la conscience des sujets. Nous ne pouvons les étudier que dans leurs manifestations physiolo- giques. La psychologie animale est donc un chapitre de la Biologie, tandis que la psychologie de l'homme ou psychologie proprement dite est une science spéciale, distincte de la Biologie. 5. Toute une école, composée d'hommes extrême- ment distingués, a combattu dans ces derniers temps cette manière de voir, en soutenant que la psychologie de l'homme devait se faire comme la psychologie des animaux, par la seule étude des phénomènes physio- logiques qui accompagnent les phénomènes psychi- ques, c'est-à-dire par la seule étude de ce que l'on a appelé les phénomènes psychophysiologiques. Et, en fondant et en développant la psychophysiologie (qui n'est qu'un chapitre de la physiologie et de la Biologie) on a voulu la substituer entièrement à l'ancienne psy- chologie, qui a disparu comme science distincte, non biologique. « En un mot, disait Ribot (B, C), 'résumant la doc- trine de Fechner, de Wundt (A, B) et de Delbœuf (B, C), à tout phénomène ou groupe de phénomènes d'ordre psychologique correspond un fait ou groupe de faits d'ordre physiologique et l'explication scienti- fique des premiers doit être cherchée dans la connais- sance des seconds. » Et alors, sur ce prkicipe, est créée la psychologie physiologique qui est l'introduction en psychologie des principes, des méthodes et des hommes de la physiologie LA BIOLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE 57 Il y a vingt-cinq ans, j"ai essayé' de montrer l'ina- nité de celte tentative d'inféodation complète de la psychologie à la physiologie, et j'ai discuté le loga- rithme des sensations, qui a été une des premières et plus importantes lois de la psychophysiologie 2. Je rappelle cette loi capitale, dont Ribot a dit : « par elle, la mesure exacte est appliquée pour la première fois aux phénomènes psychiques ». On peut l'énoncer ainsi : « les sensations croissent comme les logarithmes quand les excitations croissent comme les nombres ordinaires ï; ou, plus brièvement: « la sensation croît comme le logarithme de l'excita- tion »; ou, en langage plus clair, « quand les excita- tions augmentent suivant une progression géomé- trique, les sensations augmentent suivant une pro- gression arithmétique ». A mon sens, disais-je en discutant cette loi en 1876, l'objection capitale à faire à la loi psychophysique, c'est que la sensation n'est pas une grandeur mesu- rable comme les grandeurs ordinaires, et alors on ne peut pas dire que la sensation croisse comme le loga- rithme des excitations. Nous distinguons bien deux sensations semblables et deux sensations dissemblables, mais il nous est impossible de dire si une sensation est le double ou le triple d'une autre. Nous ne pouvons faire abstrac- tion de la qualité d'une sensation pour n'en apprécier que la quantité. Dans les expériences des psychophysiologistes il m'est impossible de dire que les petites sensations 1. La Psychologie physiologique contemporaine. Revue cri- tique. Montpellier médical, janvier 1876. 2. Voir dans Foucault un long et très bon exposé de la loi de Fechner (loi logarithmique, loi psychophysique fondamen- tale) et de ses éléments antérieurs : la loi de Weber et la loi du seuil. 58 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE éprouvées à chaque augmentation minima d'excitant sont égales entre elles. Et alors on ne peut plus les poser en série arithmétique quand les excitations croissent en série géométrique, et par suite tout l'édi- fice de la loi est ruiné. « On saisit un moment où la sensation change : il n'y a là ni quantité ni continuité ^ » Il est impossible de traiter mathématiquement une notion de cette espèce. Le raisonnement des psychophysiologistes n'a donc qu'une apparence de rigueur. Rien, absolument rien ne me prouve l'égalité des divers minima de sensation. De ce qu'une sensation est provoquée par le minimum d'excitation perçue, je ne peux pas conclure que cette sensation soit elle- même minima absolue et par suite toujours égale à elle-même. Ce n'est que par définition que l'on peut poser cela et la loi cesse d'être une loi pour devenir elle-même une définition. En somme, les expériences des psychophysiolo- gistes ont un grand intérêt et une grande portée, mais au seul point de vue physiologique. Pour rester dans la vérité des faits démontrés par l'expérience, il faut dire : pour que des excitations successives agissent efficacement sur les extrémités périphériques des nerfs sensitifs, il faut qu'elles crois- sent en progression géométrique. Voilà le fait incon- testable. Il n'y a absolument rien de psychique là dedans. Les sensations ne pourraient entrer dans la loi trouvée que si, par d'autres expériences, on les avait mesu- rées et on avait trouvé leurs rapports avec l'excitation nerveuse. 1. A propos du logarithme des sensations. Revue scientif., p. 876. LA BIOLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE 59 Car il faut bien se garder de confondre la sensation et l'excitation nerveuse qui lui donne naissance. Rien n'autorise à conclure de l'excitation nerveuse à la sen- sation perçue. Donc, la loi des logarithmes est une loi purement physiologique et nullement psychologique. Cette argumentation de 1876 me paraît toujours valable *. Récemment encore, Bergson (tout le chap. i) a repris, avec beaucoup de soin, cette étude de l'inten- sité des états psychologiques et il a montré que cette notion « se réduit ici à une certaine qualité ou nuance dont se colore une masse plus ou moins considérable d'états psychiques ». Il montre qu'il y a « là un chan- gement de qualité plutôt que de grandeur ». Les élé- ments qui semblent accroître la grandeur d'une sen- sation se bornent à en modifier la nature. De même, € les intensités successives du sentiment esthétique correspondent à des changements d'état survenus en nous... Il n'y a rien de commun entre des grandeurs superposables telles que des amplitudes de vibrations, par exemple, et des sensations qui n'occupent point d'espace». Parlant ensuite de la loi de Fechner et appliquant les mêmes principes : «. Mais comment passer, dit-il, d'une relation entre l'excitation et son accroissement minimum à une équation qui lie la quantité de la sensation à l'excitation correspondante? Toute la psy- chophysique est dans ce passage... » Et Bergson conclut : « Considérés en eux-mêmes, les états de conscience profonds n'ont aucun rapport avec la quantité; ils sont qualité pure... » 1. Elle développait d'ailleurs l'argumentation de Tannery : lettres anonymes delà. Revue scientifique, 13 mars et 15 mai 1875. 60 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Plus récemment encore, Foucault (125-144 et suiv.) a repris avec beaucoup de force la discussion de la loi de Fechner qui est, dit-il, la base expérimentale de toute la psychophysique ^ Il ne faut pas confondre la sensation et la perception. La sensation est un phénomène « de conscience faible et obscure »; un travail automatique en fait une per- ception, qui est « un composé de sensations et d'images associées ». Ce sont des perceptions que Fechner étudie et qu'il a la prétention d'analyser. Or, « la perception est en partie l'œuvre propre de chacun de nous, nos images reflètent notre passé, peut-être même notre caractère, car elles se sont modifiées à notre insu depuis le jour où elles ont été formées : bref, nous marquons chacune de nos per- ceptions d'un trait qui nous est personnel et par suite il ne peut pas exister une relation fonctionnelle géné- rale entre l'excitation et la perception qu'elle déter- mine. L'interprétation que Fechner a donnée de ses expériences est donc insoutenable; car il est évident que, quand nous comparons des intensités lumineuses ou sonores, des poids ou des longueurs, ce n'est pas la sensation qui est le fait psychologique en jeu, mais la perception ». Et Foucault conclut nettement : « Les tentatives faites par Fechner et beaucoup d'autres pour mesurer, directement ou indirectement, l'intensité des sensa- tions, sont donc stériles, parce que cette prétendue intensité n'existe pas, et que par suite la sensation ne grandit en intensité ni d'une manière continue, ni d'une manière discontinue » (181)... et ailleurs (267) : 1. « Si celte loi n'était pas exacte, la psychophysique n'exis- terait pas, du moins telle que l'a conçue Fechner » (Marcel Foucault, 18). LA BIOLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE 61 « le système psychophysique de Fechner est inaccep- table parce que l'idée qui lui sert de base est fausse : il est faux que, lorsque nous portons le jugement psychophysique, lorsque nous déclarons, par exemple, une intensité lumineuse plus forte qu'une autre ou égale à une autre, notre jugement soit déterminé par une comparaison quantitative des sensations ou des perceptions; la prétendue intensité des sensations, qui grandirait et diminuerait à mesure que les inten- sités physiques correspondantes grandissent et dimi- nuent, n'existe pas »... « la recherche d'une loi mathé- matique reliant les phénomènes psychologiques à leurs concomitants physiologiques et à leurs antécédents physiques était chimérique » (484). Voilà donc une première tentative, déjà ancienne, pour faire rentrer la psychologie dans la Biologie, qui me paraît vaine. On a réussi à réunir des faits très intéressants, on a trouvé une loi nouvelle et créé un chapitre nouveau. Mais c'est une loi et un chapitre de physiologie et nullement de psychologie. Voici une autre tentative du même genre, celle-ci très récente, qui ne me paraît pas aboutir davantage à l'inféodation de la psychologie dans la Biologie. C'est l'étude contemporaine des émotions et la théorie de James et de Sergi. 6. Lange, de Copenhague, puis 'William James, de Havard , et surtout Sergi ', de Rome , ont voulu 1. Tout l'exposé de ce paragraphe est emprunté au livre de Sergi. La théorie a d'abord été exposée par William James (A/iw./, 1884), puis par Lange (1885). — Voir : Lange, Les émnlions. Étude psychophysiologique, trad. Georges Dumas; Félix Alcan, éditeur; 2' édit., 1902; et William James, La théorie de l'émo- tion, même traducteur; Félix Alcan, éditeur, 1903. — Voir aussi mon article « Plan d'une physiopathologie clinique des centres psychiques », Montpellier médical, 1904, p. 193. (»Vo/e de la 3" édition.) Grasset. 4 62 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE démontrer « que les phénomènes psycliologiques sont des phénomènes vitaux comme ceux de nutrition et de reproduction, et que leur fonction n'est autre chose que la protection de l'individu et de la descendance ». Dans la douleur, le plaisir, toutes les émotions, il y a des troubles physiologiques, tels que « arrêt ou accélération du cœur, arrêt de la respiration, sensa- tion de suffocation, difficulté de la respiration pro- fonde, sécrétions abondantes ou excessives dans les intestins, larmes, pâleur, rougeur, tremblement, mou- vements violents ou convulsifs ». Ces phénomè7ies physiologiques sont la partie essentielle de l'émotion, constituent Vémotion. « La théorie que je soutiens, dit Sergi, est que les émotions sont les sentiments des changements plus ou moins profonds des fonctions de la vie organique depuis les plus vitaux jusqu'aux moins vitaux, du mouvement du cœur et de la respiration aux sécré- tions, au déséquilibre sanguin par action vasomotrice, par dilatation ou restriction des vaisseaux en quelque lieu de la circulation que ce soit, jusqu'à l'augmenta- tion ou à la diminution de l'énergie neuromusculaire, au relâchement ou à la contraction musculaire, depuis tous les phénomènes de l'agonie jusqu'à l'excès d'ac- tion de l'énergie vitale. » Le centre des émotions n'est plus le cerveau (les centres corticaux perçoivent simplement l'émotion, la rendent consciente; d'autres fois, ils la provoquent), mais le vrai et seul centre des émotions est la moelle allongée. Cela s'applique aux émotions même les plus élevées, comme les émotions altruistes. Et voilà tout un gros et important chapitre de l'an- cienne psychologie réuni à la physiologie, fondu dans la Biologie. LA BIOLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE 63 La chose ne me paraît pas aussi claire que cela. Sergi reconnaît bien la nécessité d'intervention du cerveau pour rendre l'émotion consciente. Mais c'est pour lui, un élément secondaire, quasi insignifiant. James, constatant bien cet élément cérébral, lui accorde peu d'importance dans les émotions grossières (coarser), mais lui reconnaît un grand rôle dans les émotions délicates (subtler). Sergi s'élève contre cette distinction : il n'y a pas deux catégories d'émotions et, avec Baldwin, il accuse James de détruire lui-même son ancienne théorie et de revenir à Vorthodoxie. Eh bien ! je suis de l'avis de James et vais même plus loin que lui : dans les émotions et en général dans les phénomènes psychologiques il y a deux éléments, l'élément physiologique et l'élément psychologique. Sergi a, à mon sens, le tort de subordonner le second au premier au point de l'annihiler. Je crois qu'il fau- drait au moins les mettre sur le même pied; ou, si on tient à les hiérarchiser, c'est l'élément psychologique qui est le plus important, le seul essentiel. La meilleure des preuves en est que Ton conçoit très bien et l'on observe des phénomènes psychologiques et des émotions sans phénomènes physiologiques, tandis que l'émotion n'existe plus dès qu'il n'y a pas conscience, phénomène psychique proprement dit. De plus, quand les phénomènes physiologiques accompagnent les émotions, il n'y a nullement paral- lélisme entre les deux ordres de phénomènes : ce qui devrait être dans la théorie de Sergi. En même temps il n'y a aucune spécificité dans les réactions physiologiques. A des émotions très diverses correspondent des syndromes physiologiques identi- ques. c Binet et Courtier ne voient qu'un seul l'ait de caractère physiologique dans les émotions provo- 64 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE quées, quelle que soit leur qualité : elles provoquent des vasoconstrictions et accélèrent la respiration et le cœur ' B (Sergi, 443). Sergi reconnaît l'importance de l'objection. « La difficulté, dit-il (180), est d'expliquer pourquoi les phénomènes dans le plaisir et la joie sont fonda- mentalement identiques à ceux de la colère ou de la fureur... Nous ne pouvons trouver d'autre origine à cette identité fondamentale que le principe de défense et de protection considéré comme fonction primaire de la psychologie. » C'est parfait. Mais alors il faut bien reconnaître dans les émotions deux éléments : l'un physiologique, commun, qui a son centre à la base de l'encéphale, que le biologiste doit étudier, que Sergi a très bien analysé; — l'autre psychologique, spécial, qui a son centre dans l'écorce, que le psychologue peut seul analyser et étudier par l'observation intérieure. Les éléments de la première catégorie sont communs aux animaux et à l'homme et constituent des phéno- mènes biologiques de défense et de protection ^. Mais, comme le reconnaît très bien Sergi (166), « nous employons aussi notre puissance intellectuelle à des usages différents de ceux de la défense ou de 1. Voir le Mémoire entier de Binet et Courtier [Année psychoL, t. III, 1S97, 65) et aussi les travaux de Georges Dumas sur la joie et la tristesse {Revue philos., 1896), et ceux de Vas- chide et Marchand {Revue de psychiatrie^ juillet 1900; Rev. sperim. d. Freniatria, 1900, 512; Soc. de Biol., 11 mai 1901 • Revue de wiédecine, 1901, 133;. Je ferai seulement remarquer ici que les observations de malades, très importantes pour l'étude de l'élément physiologique des émotions, ne peuvent guère servir pour la solution du problème de doctrine que nous éludions ici, parce que, chez les malades, l'élément psychologique est complètement perturbé. 2. Voir mon article : La peur élément psychique normal de défense. Journal de Psychologie normale et pathologique, 1904, n° 3, p. 265. {\ote de la 5" édition.) LA. BIOLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE 65 la protection psychique : nous nous occupons de recherches scientifiques , littéraires , artistiques ». C'est là, dit le même auteur, une quantité d'énergie exubérante employée, comme un luxe d'activité, à des usages n'ayant pas trait à l'utilité biologique. Ces usages ont trait à la vie psychologique de l'homme, ce qui est une partie capitale de son exis- tence. Les émotions ne sont donc pas seulement des phénomènes de défense biologique; ce sont aussi des phénomènes de haut psychisme, qui vont jusqu'à l'émotion esthétique et à l'émotion morale*. Voilà le second élément de l'émotion, qui est du ressort exclusif de la psychologie. Sergi cite même (88) une expérience de François Franck qui prouve précisément l'indépendance des phénomènes physiologiques (centres de la base) et des phénomènes psychologiques (écorce) dans l'émotion et par suite la nécessité d'une étude double et séparée (biologique et psychologique) de ces phénomènes. Ribot reconnaît très bien l'existence de ces deux éléments. « Chaque espèce d'émotion, dit-il, doit être étudiée de cette manière : ce que les mouvements de la face et du corps, les troubles vasomoteurs, respira- toires, sécrétoires, expriment objectivement, les états de conscience corrélatifs que l'observation intérieure classe suivant leurs qualités l'expriment subjective- ment : c'est un seul et même événement traduit en deux lajigues ^ » (Sergi, 435). •1. On verra les efforts que Sergi est obligé de faire pour étendre sa théorie, même aux sentiments moraux (213 et suiv.), et esthétiques (283 et suiv.). Nous reviendrons sur ce dernier point dans notre cliapitre v. 2. Rendant compte du livre de Ribot sur la Psychologie des senliments, Binet {Année psychoL, t. 111, 1897) dit d'abord (559) que Ribot « donne son adhésion complète » à la théorie de Lange-James et ensuite (561) il ajoute : « en y regardant 4. 66 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Goblot (181) ne veut pas non plus voir dans le phénomène psychologique une simple doublure contingente des phénomènes physiologiques, un « éclairage de luxe y> du mécanisme , comme a dit Fouillée. Pour lui, le point de vue mental et le point de vue physique s'adressent à la même chose, « qui, pouvant être connue par deux voies différentes, les sens et la conscience, se présente sous deux aspects irréduc- t/bles ' i. Il me paraît difficile, après cela, d'admettre l'iden- tité des deux ordres de phénomènes, qui sont connus par des voies différentes et se présentent sous des aspects irréductibles. En tous cas, retenons qu'ils doivent être l'objet de deux sciences différentes, la Biologie et la psychologie. Bergson, lui aussi, ne peut pas admettre que rémo- tion de la fureur « se réduise à la somme de ces sen« de près, on s'aperçoit que Ribot rejette complètement la théorie de James-Lange » Sergi considère aussi Ribot comme son adversaire. 1. Goblot conclut cependant (186) que « la psychologie n'est point une science indépendante; si la physiologie est nécessairement psychologique, la psychologie à son tour est nécessairement physiologique ». Je rappellerai d'abord à Goblot qu'il reproche à Ampère (19) d'avoir dit qu'une science est mathématique parce qu'elle emploie les mathématiques. Des rapports très intimes et très étroits, qui unissent la Biologie et la psychologie, on ne peut pas nécessairement conclure à l'identité des deux sciences. Je crois tellement à leur connexité qu'à mon sens on ne peut être ni physiologiste sans être aussi psychologue ni psychologue sans être aussi physiologiste. Mais on peut bien dire aussi qu'il est impossible d'être physicien sans être mathématicien et cependant la physique et la mathématique sont deux sciences distinctes. De l'aveu de Goblot, la Biologie et la psychologie ont des méthodes diffé- rentes et des objets différents. Cela suffit pour en faire deux sciences distinctes l'une de l'autre et pour ne pas les coQ~ fondre et les identifier. LA BIOLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE 67 sations organiques : il entrera toujours dans la colère un élément psychique irréductible » (22). Voilà donc une seconde tentative, qui a échoué, de faire rentrer la psychologie dans la Biologie. Comme Fechner, Sergi étudie la zone frontière entre ces deux sciences; mais cette étude même n'aboutit qu'à mieux démontrer l'existence de limites entre la Biologie et la psychologie. Donc, la psychophysiologie est une étude intéres- sante, le plus souvent purement physiologique, des zones frontières entre la psychologie et la physiologie; mais elle ne peut pas remplacer toute la psychologie pour en faire ainsi un simple chapitre de Biologie. On trouve même, non sans étonnement, parmi les défenseurs de notre doctrine, des hommes comme Stuart Mill et Spencer. « Je regarde, dit le premier (B, Blum, 359), comme une erreur tout aussi grande en principe, et plus sérieuse encore en pratique, le parti pris de s'interdire les ressources de l'analyse psychologique, et d'édifier la théorie de l'esprit sur les seules données que la physiologie peut actuellement fournir. » Quant à Herbert Spencer (C, Blum, 394), il démontre que « la distinction entre la biologie et la psychologie se justifie de la même manière que la distinction entre les autres sciences concrètes » , et établit contre Auguste Comte que « la psychologie est une science complète- ment unique , indépendante de toutes les autres sciences quelles qu'elles soient, qui s'oppose à elles comme une antithèse * ». 7. Un autre argument vient encore à l'appui de cette idée que la psychologie et la Biologie sont bien dis- 1. Ceci paraît du reste contradictoire avec les idées de Spencer sur révolulionnisme. 68 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE tinctes l'une de l'autre, chacune avec sa méthode et son objet propres. C'est que beaucoup de biologistes reconnaissent très bien aujourd'hui que la conscience (mode de connais- sance éminement psychologique) est impossible à analyser chez les animaux et par suite échappe à la Biologie. Ainsi le D"" Claparède (495-498) s'est récemment posé cette question : les animaux sont-ils conscients? et il démontre combien cette question est au-dessus du biologiste. 11 n'y a pas, dit-il, de « critérium objectif de la con- science »... « le subjectif et l'objectif sont hétéro- gènes ». « Et voilà pourquoi nos biologistes, lorsque, étant donné un système nerveux d'animal, ils cherchent à en inférer le degré de conscience correspondant, se conduisent comme un physicien qui prétendrait déduire immédiatement de ses observations thermo- métriques le nombre et la nature des crimes qui se commettent au même instant. » Et il conclut : i à la question : les animaux sont-ils conscients? la physio- logie — et même la psychologie en tant que cette science est explicative — doivent donc répondre non seulement : Je l'ignore, mais encore : Peu m'importe! » De même, Sergi (43) trouve « artificieuse » et « pas scientifique » la distinction, en Biologie, de la sensibi- lité consciente et de la sensibilité inconsciente. Il éli- mine donc du domaine de la Biologie l'élude des phénomènes de conscience. Donc, les phénomènes de conscience restent l'objet distinct d'une science spéciale : la Psychologie. 8. Seulement comme ces phénomènes de conscience ne peuvent être bien étudiés que par l'observation intérieure et par suite exclusivement chez l'homme, l'objection surgit immédiatement que nous faisons LA BIOLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE 69 ainsi de Vanthropocentrisme. Or, c'est là un mot redou- table avec lequel on supprime certaines assertions aussi sûrement que, pour d'autres, avec le mot « anthropomorphisme ». J'accepte d'ailleurs le reproche. Si on fait de l'an- thropocentrisme en séparant nettement l'homme des animaux, en proclamant qu'il y a des sciences humaines distinctes des sciences biologiques (com- munes aux animaux et à l'homme), je fais de l'anthro- pocentrisme et je ne m'en cache pas : car c'est le principal but du présent livre. Et ce genre d'anthropocentrisme me paraît parfai- tement acceptable et scientifique. Halleux a très bien développé (102) tous les argu- ments en faveur de la séparation de l'homme et des animaux. On ne peut pas nier « la conquête progressive de la nature par l'homme, et cela dès les temps les plus reculés » (117). « Seul, parmi les êtres innombrables qui l'entourent, l'homme est capable de s'assimiler l'œuvre de ses devanciers, de profiter des efforts qu'ils ont faits, des connaissances qu'ils ont acquises, de comprendre le passé, et par le passé de prévoir l'avenir, de progresser en un mot par la comparaison des choses » (de Nadaillac. Cit. Halleux, 122). « Quelle longue patience, quel génie il a fallu à l'homme nu, désarmé, inhabile, des temps préhisto- riques, pour faire peu à peu la conquête du monde, des choses et des êtres ambiants, tous ennemis nés du futur roi de la nature. Qui aurait pu deviner, en pré- sence des gigantesques mammouths, des énormes mastodontes, des titanesques dinotériums, des forêts de fougères arborescentes qui devaient devenir la houille, que l'être débile, velu, informe, qui, audacieux, au lieu de se courber vers le sol, osait lever les yeux 70 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE vers la voûte étoilée, dompterait un jour tout cela? » (Foveau de Courmelles, 56.) « L'uniformité et la stabilité caractérisent donc la conduite de l'animal, le changement et le progrès celle de l'homme ■» (Halleux, 123). On a voulu cependant soutenir la thèse précisément inverse et le D'' Maréchal a consacré un livre, d'ailleurs intéressant, à soutenir la « supériorité des animaux sur l'homme ». Acceptons cette démonstration d'allure paradoxale, nous y trouverons des arguments en faveur de notre propre thèse. Toutes ces preuves de la supériorité des animaux sur l'homme, rapprochées de ce fait que l'homme est devenu le « roi de la création », qu'il a asservi les animaux, qu'il les a domptés, qu'il s'en sert, lui si inférieur, alors que les animaux n'ont organisé nulle part une lutte victorieuse contre l'homme, prouvent que l'homme et les animaux sont différents. Car, de deux êtres identiques, de même nature, de même constitution, il est illogique d'admettre que c'est l'inférieur qui a toujours et partout vaincu le supérieur. En quoi consiste donc la supériorité des animaux? dans la force exclusive du déterminisme et de l'auto- matisme, dans la faiblesse ou l'absence de la sponta- néité. Les minéraux (les planètes, la terre) atteignent leur but encore plus sûrement que les animaux. C'est la supériorité, dans le règne humain, du sauvage sur Victor Hugo. On trouvera dans le livre, déjà souvent cité, de Halleux (105) de nombreux exemples (à opposer à ceux de Maréchal) qui établissent nettement le genre de psychisme de l'animal comparé à celui de l'homme. Nous conclurons avec cet auteur (127) : * 11 y a lieu, LA BIOLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE 71 dès lors, d'attribuer à l'homme une nature spéciale, caractérisée par le pouvoir d'abstraire et de raisonner d'après des principes g-énéraux. Ce pouvoir crée entre lui et l'animal, non une simple différence de degré, mais une différence d'essence. » 9. Puisqu'il y a chez l'homme des phénomènes propres, spéciaux, ne se retrouvant pas chez les autres êtres vivants, la question doit scientifiquement se poser de savoir ce qu"il y a derrière ces phéno- mènes spéciaux, de savoir si l'homme n'aurait pas une âme correspondant à ces phénomènes spéciaux et, s'il en est ainsi, d'où vient et où. va cette âme. Notez que je ne prétends trancher ni même aborder ici la grave question de la spiritualité et de l'immor- talité de l'àme. Je dis simplement que la question se pose, qu'il y a lieu de létudiér, de la résoudre si pos- sible et que ce n'est pas l'affaire du biologiste *. Fouillée (B, xxxv) a bien montré l'insuffisance des réponses des biologistes qui ont, comme Marselli, voulu aborder ces questions : que sommes-nous? d'où venons-nous? Il s'agit, bien entendu, ici de V « immortalité per- sonnelle » que Haeckel déclare « tout à fait insoute- nable » et qu'il ne faut pas confondre avec l'immorta- lité générale considérée comme « la conservation de la substance », c'est-à-dire la conservation de l'énergie physique et de la matière chimique, celle dont parle le même Haeckel, quand il dit : « l'univers, dans son ensemble, est immortel ». A la psychologie aussi, et encore plus peut-être à la théologie, en tout cas pas du tout à la Biologie, 1. « La science a-t-elle fourni la preuve de l'inexistence de l'âme? Assurément non... Le problème de l'existence de l'àme n'est donc nullement de son ressort. Ceux qui font pi'ofession de positivisme ne nous contrediront pas » (Halieux, 219). 72 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE appartiendrait la question de savoir si, comme le veut Renouvier, Dieu, « en prévision de la chute, avait déposé au plus profond des organismes primitifs cer- taines compositions monadiques, étrangères aux fonc- tions vitales, mais liées à l'unité psychique des sujets et indestructibles », s' « il est possible qu'après cette vie certains êtres humains soient anéantis » et si seuls ne revivent pas « dans des corps nouveaux adaptés à un milieu nouveau »... « ceux qui n'aaront pas détruit en eux la liberté » par le mauvais usgge *. Guyau, qui ne pense certes pas comme nous sur toutes ces grandes questions, dit dans VIrreligion de Vavenir : devant la science moderne, l'immortalité demeure; si le problème n'a pas reçu de solution posi- tive, il n'a pas reçu davantage, comme on le prétend parfois, de solution négative ^. Rien de plus vrai. Le biologiste ne peut qu'ignorer ces questions qui intéressent tellement l'homme. La Biologie ne doit en rien intervenir dans leur solution, qui regarde exclusivement cette autre science, la psychologie, dont nous venons d'indiquer les limites par rapport à la Biologie ^ 1. Baylac, passim. Sur celte doctrine, surtout soutenue par les théologiens protestants, qui envisage l'immortalité comme une récompense des âmes qui ont fait un bon usage de leur liberté, voir la Conférence du professeur Sabatier à l'Associa- tion générale des étudiants de Montpellier (1900), sur les des- tinées de l'âme, et aussi Ernest Naville, 289. 2. De même Ed. Perrier : « Rien ne conduit dans la doctrine de l'évolution, rien ne conduit dans la doctrine' de l'unité de la force, de l'unité de la matière, à ne voir dans l'homme qu'une combinaison passagère, éminemment périssable » (cit. Blum, 590). 3. Voir aussi une récente conférence de Claparède sur la psychologie dans ses rapports avec la médecine (Revue médi- cale de la Suisse romande, 1901, n° 10); je ne l'ai reçue que pendant la correction des présentes épreuves. LA BIOLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE 73 C'est ce qu'exprime Fouillée quand il dit (B, 26) : 4 la science proprement dite, la science objective et explicative, a aussi une seconde limite, et celle-là toute immanente, du côté du sujet conscient, à savoir la conscience même ». Vous voyez comme la Biologie se circonscrit peu à peu, comme elle se trompait quand elle rêvait de ne point avoir de limites. Et nous ne sommes pas au bout. &RASSET. B. — Limites latérales de la Biologie {suite). 3. — LA LITTÉRATURE ET LES ARTS (ESTHETIQUE) La littérature, les arts et l'esthétique dont ils sont l'application constituent aussi un mode d'intellectua- lité et de connaissance bien positif, bien réel et bien net, et aussi, bien séparé de la Biologie. On a cependant voulu les confondre. 1. Nous avons assisté à cette tentative qui a voulu apporter dans la littérature les procédés de la physio- logie : on découpe des tranches de vie, on fait des planches d'anatomie morale, on dissèque des âmes, et en décrivant ces états d'âme on reste expérimental et documentaire, on fait l'histoire naturelle d'une génération, la critique devient une herborisation des esprits (Péllissier, 268). Tout cela reste joli quand on laisse à ces mots leur sens d'image, de comparaison et de figure. Pris au pied de la lettre, cela devient ridicule. La tentative n'est d'ailleurs pas nouvelle. Un critique qui a très bien étudié toute cette ques- tion, Lanson, dit (319) que « Ronsard a été l'auteur de la dernière révolution qui ne se soit pas faite au nom LA BIOLOGIE ET L'ESTHÉTIQUE 75 de la vérité, le chef de la dernière école qui n'ait pas d'abord inscrit sur son drapeau la vérité ». A partir de Bacon et de Descartes, commence « la prise de possession de la littérature par l'esprit scientifique t>. Et alors c'est une lutte d'inlluence entre le sens esthétique et l'esprit scientifique, depuis Boileau pour lequel « rien n'est beau que le vrai », jusijn'à Victor Hugo qui appelle le beau le « serviteur du vrai ». Le dernier et plus récent terme de cette évolution est le naturalisme. « Comme le mathématicien Descartes à Boileau, le physiologiste Claude Bernard fournit à M. Zola le principe de sa théorie littéraire... Le naturalisme est la forme à la fois la plus outrée et la plus dégradée de la littérature scientifique. » Tous les auteurs « ont subi plus ou moins l'influence des mêmes idées, et leurs œuvres, leurs théories, leurs confidences révèlent l'assimilation que leur ima- gination, complice de leur amour-propre, établit entre leur travail et le travail scientifique, fascinés qu'ils sont par les miracles et la popularité de la science. Flaubert exposait le cas d'Emma Bovary comme une leçon d'amphithéâtre; MM. de Goncourt invitaient le public désireux de s'instruire à fréquenter leur cli- nique, et l'on sait comment M. Zola, naïvement, s'es- timait ouvrier de la même oeuvre que Claude Bernard. On n'a pas oublié avec quelle amusante gravité doc- torale M. Daudet déposa naguère, devant un tribunal, du ton d'un médecin légiste commis à l'expertise de l'état mental d'un accusé : il ne doutait pas que son témoignage ne dût faire foi, venant d'un homme de science, dont la profession était l'étude des troubles passionnels. Et Paul Bourget ' dans le roman, et 1. Il ne faut cependant pas confondre dans la même con- 76 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE M. Becque au théâtre, et à leur suite tous les infini- ment petits du théâtre et du roman, nesont-ce pas des cas qu'ils exposent, des mémoires qu'ils composent, en hommes qui mènent une vaste enquête sur Thuma- nité contemporaine? ne sont-ils pas tous des spécia- listes qui professent et au besoin donnent des consul- tations? Le théâtre libre n'est-il pas fondé, obscénité à part, sur la prétention de décrire avec toute la rigueur et l'impassibilité de la science les plaies, les détraque- ments, les malaises de notre pauvre siècle? Et y a-t-il rien de comique comme de voir le respect profond avec lequel une foule de candides auteurs touchent à leurs propres fantaisies, émus et graves comme un carabin devant son premier cadavre? »... D'autres, au lieu de professer, prêchent, révèlent, « tant on conçoit peu que la littérature ne soit pas faite pour découvrir et communiquer le vrai » (Lanson, 323). Depuis que cette jolie page a été écrite, que de pièces à thèse médicale le théâtre a vu éclore : En paix de Louis Bruyerre sur les aliénés et la loi qui régit leur internement, UEvasionei Les Remplaçantes de Brieux sur l'hérédité et sur l'allaitement maternel et les dangers de l'allaitement mercenaire (plus récem- ment les Avariés), la Nouvelle Idole de Curel sur l'ino- culation du cancer et le droit à l'expérimentation mor- telle sur l'homme... 1 Dans le roman, l'analyse psychologique la plus minutieuse, les influences physiologiques devront être mises en œuvre à chaque instant pour nous expliquer les actions des personnages. Au théâtre, il n'en devra pas être autrement. Les acteurs devront nous expli- damnation les littérateurs qui font de la Biologie (et qui, à mon sens, ont tort) et les littérateurs qui font de la psychologie (ce qui me paraît permis, ou en tout cas, ce que je ne me sens pas la compétence de condamner). LA BIOLOGIE ET L'ESTHÉTIQUE 77 quer leurs actes par des suggestions ', des idées fixes 2, des influences héréditaires 3, ou des maladies delà volonté* » (Fonsegrive, oo3). Jusqu'au conte, qui, chez Guy de Maupassant, « est devenu réaliste » (Jules Lemaître, G). La poésie elle-même n'a pas échappé à cette prise de possession par l'esprit scientifique. « Toute une école de poètes a soutenu qu'un poète ne doit être qu'un traducteur passif des impressions qu'il éprouve en face des événements déterminés de la nature. Poètes et romanciers, tous ne veulent qu'éveiller dans l'esprit du lecteur les mêmes sensa- tions, les mêmes impressions qu'ils ont ressenties eux- mêmes à la vue de l'objet qu'ils décrivent ou de l'évé- nement qu'ils racontent. Aussi leur poésie est-elle surtout objective. Décrire l'objet, faire naître par le jeu des mots et le cliquetis des métaphores les images visuelles, sonores, tactiles, odorantes, sapides que produirait l'objet même, voilà leur but, et il faut avouer que souvent ils l'atteignent avec un bonheur surprenant. L'âme du poète est un écho sonore qui répercute les bruits des choses extérieures, mais qui ne s'y mêle pas. S'il y a une idée sous la sensation, c'est au lecteur, au spectateur à la retrouver : l'artiste a rempli son rôle, il a été un miroir fidèle et complet de la nature » (Fonsegrive, 55*2). Dans sa remarquable et déjà ancienne Étude sur Leconte de Lisle, Paul Bourget a très bien montré (339) combien cette « question des rapports de la science et de la poésie se trouve étroitement liée à celle de l'art moderne... Plusieurs excellents esprits 1. J. Claretie, /ean Mornas. 2. Bourget, Crime d'amour. Cruelle énigme, André Cornelis. 3. Zola, Renée, La famille des Bougon. 4. A. Daudet, Sapho, 78 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE ont jugé qu'il était possible de donner une expression rythmique aux vérités les plus exactes. Ils ont invoqué l'exemple des grands poètes grecs et, parmi les latins, de Lucrèce. De nos jours, M. Sully Prudhonime, à plusieurs Reprises, s'est attaqué au poème scientifique. Son plus considérable ouvrage, La justice, est une ten- tative de cet ordre ». En dehors de ce poème scientifique, Sully Prud- homme a, dans d'autres œuvres, des vers scientifiques de vraies définitions, comme celle du baromètre (Le Zénith) : ... l'échelle où se mesure L'audace du voyage au déclin du mercure Ou celle de l'atome (Lucrèce, De la nature des choses) : ... l'atome insécable est justement pour nous Cet extrême d'un corps qui n'est plus percepUble. A ces vers, d'ailleurs exceptionnels dans l'œuvre du poète, on peut en joindre d'autres comme ceux dans lesquels il ne veut, dans les fleurs, voir (La révolte des fleurs) ... que le nécessaire, Les étamines, le pistil. Une corolle! pourquoi faire'? L'art tout entier a à se défendre contre cette inva- sion de la Biologie et une école se laisse envahir. « En art, l'esthétique a conquis un idéal nouveau, à rôle Imaginatif moindre : la fidèle et scientifi'que repré- sentation des choses vues » (Foveau de Courmelles, 2). A cette question de Fouillée (B, lix) : « démontrerez- vous more geometrico que la Vénus de Milo est 1. Nous verrons plus loin la réponse biologique de Darwin et des naturalistes à cette question du poète. LA BIOLOGIE ET L'ESTHÉTIQUE 79 belle? > Fonsegrive (549) répond qu'un certain groupe d'artistes se met c à l'école du déterminisme géomé- trique... pour expliquer la beauté des lignes de la sculpture ou du dessin * ». Et le même auteur montre plus loin (553) que, dans cette école, « toutes les mollesses du pinceau, toutes les subtilités de la langue, toutes les crselures de l'ex- pression, tous les procédés les plus raftînés de l'art ne devront servir qu'à reproduire avec une vérité plus grande la valeur des tons, la délicatesse infinie des teintes. L'artiste n'est plus une àme, mais une orijani- sation, c'est-à-dire un système de sens. Il ne doit pas être ému, mais rester calme et froid en face des choses extérieures. Ce sont les choses mêmes qui doivent exciter l'émotion, et non ce que l'artiste leur peut ajouter : Sunt lacrymx rerum. » Voilà tout un ensemble de bons esprits qui veulent faire rentrer la littérature, le roman, le théâtre, la poésie, l'art entier dans la Biologie ^ : l'entière esthé- tique ne serait plus qu'un chapitre de Biologie appli- quée. 2. Certes, il ne faudrait pas tomber dans l'extrême opposé et nier les services que la Biologie peut rendre aux littérateurs et aux artistes. On ne peut plus dire aujourd'hui « qu'il y a un anta- gonisme irréductible entre l'instinct de vérité d'oii émane la science et l'instinct de beauté, source pre- mière de la poésie > et considérer « ces deux pouvoirs 1. Newton n'a-t-il pas dit que « la musique est de l'arithmé- tique sonore » et Leibniz que « la musique est un calcul secret que l'àme fait à notre insu?» (cit. D'Foveau de Courmelles, 185). 2. Voir mon Discours d'ouverture du V'^ Congrès français de médecine à Lille (1899) sur L'évolution inédicale en France au XIX' siècle, p. 29. 80 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE comme si radicalement opposés que le développement de l'un entraîne toujours le dépérissement de l'autre, et chez les individus et chez les peuples » (Bourget, 339). Le littérateur, quel qu'il soit, doit se documenter. Le vrai est la source du beau. On ne donnerait plus, à ce point de vue , aux artistes d'aujourd'hui les licences données à leurs prédécesseurs. « Quand Shakespeare évoquait la Rome de l'anti- quité, il en ignorait presque tout,.. Cette fantaisie serait chez l'artiste moderne le plus condamnable manque de conscience » (Bourget, 367), Le romantisme, dans la première moitié du xix^ siècle, ne connaissait que la science de Buffon et plaisantait Darwin ', a La science de Buffon.,, pendant plus d'un demi- siècle, a été la science même de la nature,.. Chateau- briand, Lamartine, Victor Hugo n'en ont pas connu d'autres » (Brunetière, D, 163). Victor Hugo c n'aime pas ceux qui ont des idées... Le mouvement scientifique lui est inconnu » (Faguet, B, 181). « H faut bien le dire, jamais poètes au monde, pas même Racine ou Boileau, ne s'étaient montrés moins curieux, plus insouciants de tout ce qui n'était pas leur art — de mécanique ou d'astronomie, de physique ou de chimie, d'histoire naturelle ou de physiologie, d'histoire et de philosophie — que les Lamartine, les Hugo, les Musset, les Dumas, les Gautier » (Bru- netière, E, 449). Bien plus récemment, pour Paul Verlaine (Jules Lemaître, B, 111), ,,,Le seul savant, c'est encore Moïse. 1. Voir Georges Pellissier, 268, LA BIOLOGIE ET L'ESTHÉTIQUE 81 C'est contre cette ignorance dédaigneuse de la Bio- logie que, vers le milieu du xix" siècle, à l'époque de Claude Bernard, les faits prirent « leur revanche » et « le réalisme triomphant du romantisme » fut « le triomphe de la science sur l'imagination et le senti- ment » (Pellissier, 260). Donc, n'exagérons rien. La constatation de l'ignorance scientifique chez les grands artistes de lettres que nous venons de nommer, permet bien déjà de conclure à la possibilité de la séparation de la Biologie et de l'esthétique. Mais il ne serait pas scientifique d'en induire qu'il y a opposition et contradiction entre les deux. Concluons simplement pour le moment que l'esthétique n'est pas la Biologie et essayons d'analyser maintenant en quoi elles diffèrent et quelles sont par suite les limites delà Biologie de ce côté. 3. L'entière doctrine sur ce point difficile et grave me paraît pouvoir être résumée ainsi •: le vrai est la source du beau; mais la science étudie le vrai en lui et pour lui. tandis que les lettres ot les arts s'en servent pour évoquer la sensation du beau. Ce sont là deux buts bien différents. De là, cette conséquence que, si l'artiste expose le vrai, il ne le démontre pas, il ne l'enseigne pas; il l'uti- lise simplement. Ainsi, comme dit Lanson, si un roman peut être vrai à la façon d'un tableau de Léonard ou de Rembrandt, il ne saurait l'être à la façon d'une démonstration de Laplace ou d'une expérience de Pasteur. « La reproduction pure et simple des faits et des hommes n'est qu'un travail de greffier et de photo- graphe », disait Alexandre Dumas dans la Préface du Fils nalurel (Brunetière, B, 53). Or, le littérateur ne fait pas un constat ou un procès- 82 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE verbal, pas plus que le peintre ne fait une photogra- phie. « Il n'y a pas de grande peinture sans pensée, j'en- tends sans quelque chose qui dépasse l'imitation de la nature et de l'histoire et qui se les subordonne... L'imitation de la nature ne saurait être le terme de l'art de peindre et, pour admirer, selon le mot de Pascal, les imitations de choses dont nous n'admirons pas les originaux, il faut que la pensée de l'artiste ait démêlé en elles quelque chose de caché, d'intime et d'ultérieur, que n'y discernait pas le regard du vul- gaire T> (Brunetière, B, 63-66). En d'autres termes, le savant dirige l'observation et l'expérimentation; mais il en accepte et subit d'avance les résultats. Sa personnalité s'efface et n'apparaît en rien dans l'oeuvre. Au contraire, la personnalité de l'artiste doit s'affirmer et transparaître dans son œuvre. L'œuvre du savant est impersonnelle et en quelque sorte anonyme; l'œuvre de l'artiste est signée et émi- nemment personnelle. Le vrai est la matière du beau; mais il n'en est que la matière : il faut, en plus, l'artiste pour en faire le beau, tandis que le vrai ne demande le savant que pour le constater, mais existe par lui-même, hors du savant et sans le savant. Pour écrire les chefs-d'œuvre d'Alphonse Daudet ou de Paul Bourget, il ne suffit pas de transcrire les Notes « que M. Chincholle eut suffi à recueillir », ou les « chroniques d'Étincelle » et les renseignements i que le premier venu peut ramasser en une visite d'un quart d'heure chez le couturier ou le carrossier à la mode i ; de même qu'il ne suffit pas d'être monté sur une locomotive ou descendu dans une mine pour écrire la Bêle humaine ou Germinal. Zola demande « lui-même au romancier d'ajouter au LA BIOLOGIE ET L'ESTHÉTIQUE 83 sens du réel Vexpression personnelle », tandis que jamais savant n'a voulu donner une expression person- nelle des lois de la nature : le progrès de la science exclut de plus en plus de l'observation et de l'expéri- mentation toute influence possible et presque toute intervention du tempérament individuel (Lanson, 332, 348, 344). « Des yeux de poète, dit Bourget (341), ouverts sur des hypothèses de science. » Voilà l'œuvre d'art; tandis qu'il sul'lît d'yeux clairvoyants et consciencieux pour constituer l'œuvre de science. En science, des yeux de poète seraient même inférieurs à des yeux simplement impartiaux. Bourget, condamnant cette analyse, montre bien que dans « tous les poèmes fondés sur la science », « les portions poétiques de ces œuvres sont celles où l'au- teur a exprimé, non pas ce qu'il croyait être la vérité, mais ses émotions, mais ses songes, l'afflux de ses visions et de ses désirs, en un mot son âme. C'est le mouvement seul de cette âme qui fait la beauté de ces vers ». Les formules du savant « expliquent » les phéno- mènes, elles ne les « représentent » pas. « Or, cette représentation colorée et vivante des choses est préci- sément le caractère propre de l'esprit poétique. Son procédé habituel n'est pas la notation abstraite, c'est la vision évocalrice... » Quand le poète « contemple une des lois découvertes par le savant », il « aperçoit derrière elle, et à l'état d'images, les faits que le savant a décomposés, puis réunis pour en dégager une sorte de résidu tout intel- lectuel ». Au lieu de dessiner, comme un savant pur, « seulement la ligne extérieure et la formule abstraite de ces faits qui sont les sensations, il évoque ces sensations elles-mêmes, il les éprouve, il les traduit avec leur saveur entière... Et justement M. Leconle de 84 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Lisle a écrit la plupart de ses poèmes d'après cette méthode » ^Bourget, 340-341). Un autre point de vue se dégage immédiatement du précédent. L'œuvre d'art, portant et gardant la marque de la personnalité de son auteur, « s'aheurte dès le début à la notion de la liberté humaine», tandis que la science est et reste déterministe « et ne peut pas ne pas l'être » (Lanson, 332), la personnalité libre n'intervenant en rien dans sa conception. C'est ce caractère distinctif que l'art naturaliste a méconnu quand il est devenu impersonnel et impas- sible, l'impassibilité étant définie « non pas du tout par le manque de sensibilité, mais par le désintéresse- ment le plus complet de tout ce qui n'est pas l'art ou la science. Le savant, dans son laboratoire, s'indigne- t-il contre les poisons qu'il manipule; et que lui importe la valeur économique ou morale des animaux qu'il dissèque? un fait n'est à ses yeux qu'un fait, il le constate et n'en juge point ». Il faut donc dire que la véritable œuvre d'art a une moralité, tandis que la Biologie est amorale. L'ar- tiste est responsable de son œuvre, le biologiste ne l'est pas. Fonsegrive (550) a très bien développé cette pensée du rôle du libre arbitre dans la production de l'œuvre d'art. Dans l'œuvre d'art, « ce qui est beau, c'est non pas l'œuvre elle-même, mais la liberté qui se montre en elle, l'âme qui se fait voir à travers »; ce qui est beau dans les systèmes de Spinoza ou de Leibniz, < c'est la puissance de pensée de leurs auteurs, la liberté et l'audace même de leurs conceptions ». Cela est vrai même des artistes déterministes : « leur théorie ne peut rien sur leur art, ils sont libres et LA BIOLOGIE ET L ESTHÉTIQUE 83 dans leur ardeur artistique ils agissent avec liberté ». C'est l'indéterminisme qui fait l'intérêt d'un drame. € Tout l'intérêt de Britannicus n'est-il pas attaché aux incertitudes de Néron? N'est-ce pas par la décision libre de Néron que le sort de tous les acteurs sera fixé? Aussi Racine n'a-t-il fait Néron ni tout à fait vicieux, ni tout à" fait vertueux. Il a un tempérament faible et porté au mal, il reçoit des conseils perfides; mais il a reçu de hautes leçons de morale, il est encore retenu par Sénèque, Rome entière et trois ans de vertus; il est libre. Tout le dénouement d'Athalie n'est-il pas suspendu au libre arbitre d'Abner? Et dans Renée, n'est-ce pas l'influence balancée, des deux hérédités qui fait l'intérêt du caractère de l'héroïne?... Est-ce que tout l'intérêt de Cinna. n'est pas comme concentré dans le monologue d'Auguste? Cette éloquente déli- bération est le drame même, le drame sans décors, sans autre appareil extérieur que les beaux vers où s'exprime ce combat d'une conscience avec elle-même .. Et le résultat de ce drame intérieur éclate dans ces vers où le libre arbitre s'affirme avec une force sublime et embrasse le monde dans son envergure : Je suis maître de moi comme de l'univers : Je le suis, je veux l'être... La grâce elle-même, « en ce qu'elle a d'essentiel, manifeste un libre don et par conséquent une liberté. Qu'est-ce qu'un don qui n'est pas libre? Et en quoi mérite-t-il mon amour? Si la grâce lui manque, Vénus est encore la déesse puissante qu'a chantée Lucrèce; elle symbolise la loi féconde et génératrice des êtres' , 1. Nous retrouverons un peu plus loin des auteurs pour lesquels la sexualité est le point de départ et surtout l'abou- tissant de toutes les émotions esthétiques. 86 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE mais elle a perdu son charme et sa poésie, parce qu'elle a perdu sa vertu. C'est la Vénus Pandème et non la Vénus Uranie ». L'art biologique n'aurait jamais ces caractères de personnalité, de libre arbitre, de moralité que doit présenter l'art vrai. La littérature sous toutes ses formes et l'art en général sont donc bien distincts et bien séparés de la Biologie. On peut même dire que la littérature et la Biologie diffèrent totalement par leur objet et par leur inélhode. Lanson l'a très bien dit (325) : « Il n'y a de science que du général et la science par conséquent exclut de sa considération tout ce qui est particulier, individuel partant le concret, le sensible, la vie enfin... mais, justement ces aspects particuliers, ces qualités indi- viduelles des êtres et des choses, la vie dans la multi- plicité insaisissable de ses formes dont chacune est unique et paraît une fois pour disparaître à jamais, tout cela, c'est ce que l'art ' et la littérature imitent et s'efforcent de fixer dans leurs œuvres. . Si bien que la littérature et l'art se servent de ce que la science rejette pour nous conduire à ce que la science n'atteint ni ne cherche. » Les naturalistes réalisent « leurs intentions de savants » avec des « procédés de peintres ». Et cela vient de ce que la vérité scientifique est la 1. Ce caractère d'individualisme n'empêche pas l'art d'uni- versaUser, ou plutôt de chercher à s'approcher par Talistrac- tion de l'idée universelle du beau (voir Taine, Philosophie de l'art, et Halleux, 124 et suiv.). Voir aussi Victor Bascli, De Vuniversalité du jugement esthétique. IV Congrès internat, de psychol., Paris, août 1900, 352 LA BIOLOGIE ET L'ESTHÉTIQUE 87 vraie, l'authentique, tandis que la vérité artistique n'est vérité que « par métaphore » ; c'est la vraisem- blance, « la semblance ou image du vrai ». ï Un roman, un poème sont l'image de la vie; ils n'en sont pas la loi. » Et le même critique donne justement cette dernière preuve de la différence qu'il y a enti"e la Biologie et les arts. « On refait l'expérience d'un chimiste, la démons- tration d'un mathématicien. On ne peut refaire l'obser- vation d'un écrivain, qu'il se nomme Sophocle, Racine ou Bourget. On refera toujours autre chose. Grandet n'est pas Harpagon, pas plus que notre Phèdre n'est la Phèdre d'Euripide. La répétition exacte de ce que M. Zola appelle pompeusement une expérience n'est pas possible. » 4. Pour établir les limites qui séparent la Biologie de la littérature et des arts, nous avons, dans les paragraphes précédents, étudié et discuté les théories des artistes voulant pénétrer dans la Biologie et inféoder l'œuvre d'art à l'œuvre biologique. Il nous faut maintenant discuter les théories des biologistes qui, en partant de l'extrémité opposée, veulent aboutir au même résultat : la fusion de la Bio- logie et des arts. Une première incarnation, complète et bien moderne de cette doctrine se trouve dans le livre de Sergi qui a voulu appliquer à l'émotion esthétique sa théorie générale des émotions, que nous avons déjà étudiée plus haut. Nous avons vu que les émotions simples sont des phénomènes physiologiques liés à la protection et à la défense de l'organisme. Les émotions esthétiques dépassent ce but, mais restent des phénomènes physiologiques, qui utilisent « une quantité d'énergie 88 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE exubérante, comme un luxe d'activité », pour t des usages n'ayant pas trait à la vie psychologique k. A l'origine, ces émotions sont simples et rentrent dans la vie de défense et de protection. Mais ensuite le plaisir provoqué par ces émotions est devenu tel que nous les recherchons en elles-mêmes et pour le seul plaisir, sans plus nous préoccuper de la défense et de la protection de notre organisme. Telle est l'idée de symétrie que nous puisons dans l'organisme même, dans toute l'architecture humaine et animale; telle l'idée des mouvements rythmés, danse par exemple : « les origines^de la danse ne viennent pas d'émotions esthétiques, mais paraissent être dans une expression naturelle primitive d'émo- tions diverses euviolentes qui se rapportent à l'origine à la conservation et à la protection commune du groupe (328) ». De là, on passe à la musique : « c'est ainsi que nous pouvons résoudre le mystère de l'effet musical, non par son intellectualité, mais simplement par l'émotion sensuelle envahissant tout le domaine de la vie au moyen de modifications des fonctions organiques » (354). Puis c'est la poésie, art représen- tatif, spécialement du caractère humain (365j. Enfin les arts visuels, qui ont pour base la sensation agréable (385) « de mouvements oculaires accomplis sans effort et sans fatigue et appropriés à la nature et à la struc- ture anatomique de l'œil lui-même' » (328). Pais toutes les émotions simples ont été recherchées pour elles-mêmes, comme jeu, en dehors de leur but utile, pour le plaisir seul qu'elles donnent : c'est alors et ainsi qu'elles deviennent esthétiques. 1. Sur le rôle de l'élément moteur dans la perception esthé- tique voir les communiGations et le questionnaire de miss Paget (Vcrnon Lee) et miss Anslhurher Thomson au IV° Congrès internat, de psychoL, à Paris (août IQûO^i. 468 à 477. LA BIOLOGIE ET L'ESTHÉTIQUE 89 Ainsi « l'origine esthétique de la danse se trouve dans les danses mêmes qui ont eu des buts utiles, réels ou fictifs, par ce que ces mouvements sans rythme apparent sont automatiquement devenus rythmiques et par ce qu'ils ont produit par leur exci- tation des plaisirs étrangers au but pour lequel ils étaient d'abord exécutés t>. Et Sergi retrouve ainsi aux sensations esthétiques le caractère que Spencer avait proclamé (développant ainsi une pensée de Schiller) : l'absence d'utilité. A Guyau prétendant que la vie, la réalité sont le vrai but de l'art, il répond avec Spencer : « rechercher un but qui serve à la vie, comme le bon ou l'utile, c'est néces- sairement perdre de vue son caractère esthétique » (299). La doctrine de Spencer et celle de Guyau ne me paraissent nullement inconciliables : un objet peut parfaitement être utile et beau; seulement il ne peut pas être simultanément envisagé par le même sujet sous ces deux points de vue; il ne peut pas, au même moment, occuper la conscience du sujet, comme objet beau et comme objet utile*. Je crois que ceci peut être reconnu par tout le monde mais ce que je veux surtout retenir de cette discussion c'est l'obligation où se trouve Sergi de' reconnaître que l'émotion esthétique est essentiellement cons- tituée par autre chose que par la sensation de l'utile : « dans le sentiment esthétique, dit-il textuellement (305), il doit y avoir absence d'utilité dans le sens le plus étendu de ce mot; là où l'utile intervient, l'es- thétique disparaît avec le beau k. Or, tous les phénomènes biologiques sont utiles, ils 1. • La Beauté est la transformalion complète de l'utile que l'on ne voit plus, que l'on ne perçoit plus, et dont on ne saisit que l'émotion produite », dit Foveau de Courmelles (178) et il ajoute ce mot de Maurice Griveau : le Beau est ■< le point de perfection d'une utilité qui cesse de se manifester au dehors ». 90 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE ont tous une utilité pour la vie, ils correspondent à une fonction de notre organisme vivant. Donc, l'émo- tion esthétique n'est pas un simple phénomène phy- siologique, puisqu'elle n'a pas dutilité pour la vie. Nous retrouvons donc ici, et avec plus de force et de raisons encore que plus haut (p. 65) la notion dans l'émotion esthétique d'un élément psychologique, (distinct de Télément biologique), élément capital, qui constitue le fond même de l'émotion esthétique. Ceci suffit pour renverser la théorie de Sergi et marquer une limite entre la Biologie et l'esthétique. S. Rémy de Gourmont (B, 299) i-amène « l'idée de beauté à l'idée même de sexualité* ; toutes les émotions humaines, quels que soient leur ordre, leur nature et leur intensité, retentissent plus ou moins sur le réseau nerveux génital... Le seul but naturel de l'homme est la reproduction... La conscience de l'émotion s'élabore au moment où l'émotion y passe; mais elle ne fait que passer en laissant son image, et descend dans les reins. » C'est donc une théorie physiologique de l'émotion esthétique, comme celle de Sergi. On peut même dire qu'elle se tient mieux, parce qu'elle redonne à cette émotion le caractère d'utilité pour la vie, qui appar- tient à tous les phénomènes purement biologiques. Seulement, en fin psychologue qu'il est, Remy de Gourmont reconnaît vite que cet aboutissant sexuel de l'émotion esthétique n'est pas constant et néces- saire. 11 y a des émotions qui s'arrêtent en route et ne dépassent pas la conscience. « On a vu des hommes auxquels l'odeur des pommes \. Voir aussi : Gaston Banville, La psychologie de V amour, Biblioth. de Philos, contempor., 1894; Joanny Roux, L'iiistmct d'amour, 1904; Ch. Féré, Uinstinct 5e,r?. Je regrette de ne pas pouvoir insister davantage sur cette argumentation. Mais il semble que j'en ai dit assez pour montrer que cette nouvelle et remarquable tentative ne réussira pas plus que les précédentes à faire rentrer l'esthétique dans la Biologie, à faire de l'esthétique un simple chapitre de la Biologie. 7. De tout ce qui précède il résulte, pour en revenir au point de départ de ce chapitre, que la littérature et les arts étant distincts de la Biologie, le littérateur et l'artiste peuvent se servir de la science, l'utiliser; mais ils doivent savoir qu'ils ne font pas de la science dans leurs œuvres; ils peuvent être personnellement des savants, mais ils ne font pas œuvres de savant quand ils font des œuvres d'art. Ceci est important pour la littérature un peu, poui la science beaucoup. 96 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Car la Biologie présentée par les littérateurs risque d'égarer bien des personnes que séduirait la supério- rité de la forme. Comme dit Lanson (32), la science « a été plus com- promise qu'honorée par toutes ces contrefaçons litté- raires, conséquences naturelles de la souveraineté qu'elle exerce sur le monde moderne ». Les littéra- teurs « se promènent à travers toutes les sciences : physiologie, pathologie, anatomie, biologie, chimie, histoire... S'ils s'adressent à l'Académie de médecine, à l'Académie des sciences ou à celle des inscriptions, on ne sait trop, ni quelle place précisément ceux qui les produisent comptent prendre dans la longue théorie des savants de tout ordre, si c'est plus près de M. Renan ou plus près de M. Charcot;... on a des raisons de croire que la compagnie des médecins, surtout des aliénistes, leur agréerait. Pourtant cette indécision est grave : si la littérature est une science, il faut savoir quelle science elle est; mais alors on s'aperçoit que si la litté- rature est une science, elle n'est plus qu'un nom, une étiquette... » N'est-ce pas « l'avilir que de la réduire à n'être plus par définition que ce que les ouvrages de M. Flammarion sont à l'astronomie ou le Jeune Ana- charsis à l'archéologie? Le bel emploi pour la littéra- ture que d'apprêter la science au goût des ignorants! J'ai bien peur pourtant que ce ne soit là qu'abou- tissent, avec toutes leurs prétentions, les écrivains qui veulent faire de la science : que de gens, sans MM. Zola, Daudet, Claretie, Bourget et autres, n'auraient pas ridée et ne sauraient parler du darw^inisme et de l'évo- lutionnisme, de l'hérédité, de l'hypnotisme, de la responsabilité, de tous les grands problèmes enfin qu'agitent sérieusement l'histoire naturelle, la médecine et la philosophie ! C'est ainsi qu'il y a cinquante ans, le bourgeois apprenait l'histoire de France dans le bon Dumas ». LA BIOLOGIE ET L'ESTHETIQUE 97 Quand le naturaliste pense faire une expérience, comme Claude Bernard dans son laboratoire, il con fond le réel et l'idéal : « il prend une idée d'expérience pour une expérience faite. L'expérience de Claude Ber- nard tire sa valeur de ce qu'il la fait réellement et elle dément parfois son hypothèse. Celle de M. Zola se passe dans son esprit et soyez sûr qu'elle ne contredit jamais l'hypothèse. Faute d'avoir tenu quelque part en un coin de ce pauvre monde, un vrai Coupeau, une vivante Renée, comme l'a fait observer M. Bruneti'M'e, et de leur avoir fait subir en effet toutes les modifica- tions physiologiques qu'il détaille, notre disciple de Claude Bernard n'est plus qu'un Jules Verne. Son Coupeau et sa Renée ont juste la valeur du canon monstrueux qui envoie un boulet de la terre à la lune ». Toute cette juste argumentation de Lanson se ter- mine admirablement par ce conseil : « que nos roman- ciers ne se croient pas des savants » et surtout qu'ils ne se croient pas chargés d'enseigner la science; « qu'ils ne pontilient, ni ne professent ; ils n'ont ni dogmes ni lois à formuler ». Et surtout que le public ne prenne jamais une œuvre d'art pour une œuvre de science et qu'il n'ap- prenne la Biologie ni au théâtre ni dans les romans. Que le littérateur trouve dans une thèse biologique le thème d'un drame, d'un poème ou d'un roman'. C'est parfait. Mais que l'auteur reste un littérateur et un artiste et ne se croie pas pour cela un professeur de science. Ainsi, comme Balzac, Leconte de Liste part de la thèse de l'unité des espèces de la nature; mais il n'y a là qu'un point de départ pour satisfaire sa faculté de vision évocatrice. Il comprend les animaux en natu- raliste et les évoque en poète (Bourget, 347). d. Voif ma Conférence sur L'idée médicale dans les roynans de Paul Bourget, 1904. Montpellier, Coulet. {Note de la 3" édition.) Grasset. G 98 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Que l'hypothèse de l'internement d'un homme saia d'esprit dans un asile d'aliénés fournisse à un littéra- teur le thème d'une pièce ou d'un roman très drama- tiques : rien de mieux. Mais que le public n'y voie pas la preuve scientifique que les asiles sont peuplés de sages, victimes de la perfidie des médecins < ; pas plus qu'il ne doit apprendre l'hérédité dans VÉvasion, ou croire à l'inoculabilité du cancer d'après la Nouvelle Idole. Donc, je ne prétends certes pas que la documenta- tion scientifique ne puisse être utile à l'artiste. Elle ne lui est pas indispensable : car il y a eu de grands artistes, en lettres comme en beaux-arts, qui n'avaient pas cette documentation. Je la reconnais cependant utile, surtout aujourd'hui. Il n'y a donc pas « divorce ï ni opposition entre la science et l'art; mais il y a séparation. L'œuvre de l'artiste consiste précisément à franchir cette séparation, à passer « de la recherche documen- taire à l'esthétique ^ ». C'est précisément là la limite que nous étudions, ou plutôt dont nous essayons d'établir l'existence, entre la Biologie d'un côté et de l'autre l'esthétique ou la littérature et les arts. 1. En janvier 1900, on jouait En paix au théâtre Antoine et Emile Faguet faisait un remarquable article dans le Gaulois contre les <- chevaliers de la douche » ; et, le même mois, les faits se multipliaient montrant le danger qu'il y a à laisser les aliénés en liberté. M. J. de Lunel était assassiné, dans le rapide, entre Laroche et Lyon, par un persécuté ; et un jeune homme de vingt-deux ans décapitait sa mère d'un coup de rasoir... Ces faits mettent en garde contre les enseignements des littérateurs et justifient l'interview du D"' Paul Garnier (Gaulois, 12 janvier 1900) quand il disait, à propos de la pièce de Louis Bruyerre : « Ces choses ne se passent qu'au théâtre ». 2. Paul Bourgel a trè? bien montré que franchir ce passage constitue la grande difficulté qu'ont comprise et résolue (sou- vent avec beaucoup de travail) « Flaubert comme Leconte de Lisle, Mérimée comme Tourgueniew », de Heredia... • LA BIOLOGIE ET L'ESTHÉTIQUE 99 Donc, de même que la peinture ne se ramène ni à l'optique, ni à la science physique des couleurs, de même que la musique no peut pas s'identifiera l'acous- tique et à la science physique des sens, de môme la littérature ne peut pas s'identifier à l'anatomie et à la physiologie, à la Biologie. Les arts et la littérature ne cherchent que le beau à travers le vrai. La Biologie ne cherche que le vrai pour le vrai : le vrai est sans beauté comme il est sans moralité. Certes il faut du vrai et du bon pour faire du beau, comme il faut des couleurs, de l'encre ou des sons pour exprimer ce beau. Mais ce serait nier l'existence même delà littérature et des arts que de vouloir les identifier à une science comme la Biologie. La Biologie ignore le beau et le laid, comme elle ignore le bien et le mal. Elle est anartistique comme elle est amorale. Voilà donc encore une limite qui l'arrête, qu'elle ne peut pas dépasser : la limite qui la sépare de l'esthé- tique, science du beau, et de ses applications, littéra- ture et arts. fil UT ^ DE PSYOIIOLÛGIE VI B. — Limites latérales de la Biologie {fin). 4. — l'histoire, la sociologie et le droit (SCIENCES sociales) Tout ce que nous venons de dire nous entraîne tout naturellement à trouver encore une nouvelle limite à la Biologie, à la séparer de ÏHistoire et de la Socio- logie, c'est-à-dire des Sciences sociales et de leur prin- cipale application, le Droit. Depuis Auguste Comte •, un des grands objectifs de la science contemporaine positive (et la science contemporaine positive, c'est la Biologie) est de vou- loir englober l'histoire et aboutir à la sociologie qui devient le couronnement suprême de la science bio- logique. C'est encore là un point de vue très séduisant. 1. De même que chaque animal est une fédération d'êtres vivants, de même les animaux s'associent et forment des fédérations supérieures, comme la famille et, chez l'homme, les groupements supérieurs des peuples et des nations. 1. Nous verrons cependant qu'Auguste Comte engage /a sociologie à se défendre de l'usurpation de la Biologie. LA BIOLOGIE ET LES SCIENCES SOCIALES 101 L'histoire devient l'étude, dans le temps, de ces unités biologiques supérieures et la sociologie devient la science biologique générale de l'espèce humaine, considérée dans ses groupements sociaux plus ou moins élevés. * Il s'agit donc, dit-on nettement (Bourdeau, vi), de souder la psychologie à la physiologie, l'histoire à l'histoire naturelle, et de constituer, sous le nom de sociologie, la science des sociétés humaines, la plus importante de toutes. » Draper (ix) a nettement séparé et sommairement jugé les deux conceptions de l'histoire, l'ancienne et la biologique : « il existe deux manières d'écrire l'his- toire, la manière artistique et la manière scientifique. La première part de cette supposition que les hommes font les événements... La seconde, au contraire, tient que les choses humaines sont un enchaînement dans lequel un fait sort nécessairement d'un fait et produit, non moins nécessairement, un autre fait... La pre- mière donne naissance à des compositions fort agréables, mais qui, par le fond, ne s élèvent guère au-dessus du roman... » C'est la condamnation sans phrases et a priori de toute méthode historique qui veut tenir compte du libre arbitre, c'est-à-dire de l'observation intérieure au même titre que de l'autre. Comte, Spencer, de Greef déclarent que « les lois sociales sont de la même nature que les lois physi- ques » (Palante, 14-22). Mazel a caractérisé cette période de l'histoire de la sociologie, dans laquelle c le champ sociologique > est < devenu l'apanage des naturalistes » et dans laquelle on a vu, suivant l'expression de Taine, les sciences sociales se détacher c des spéculations méta- physiques pour se souder aux sciences naturelles » (Palante, 16). 6. 102 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE On trouvera le développement, d'ailleurs remar- qual)Ie, de celte doctrine dans le livre de Novicow (A). Dès la première page, il pose en principe que » tout ce qui n'est pas basé sur les sciences naturelles est fondé sur du sable. Nous avons jugé nécessaire d'ap- puyer nos opinions sur des données de la chimie et de la biologie » (!, note). Il montre l'association dans l'univers entier, à tous les degrés de l'échelle, depuis les atomes de la vie inorganique jusqu'aux sociétés beaucoup plus com- plexes des animaux (famille, troupeau, bande). « On ne peut fixer aucune limite à l'association » (50). Entre toutes ces associations « la lutte est un phé- nomène universel. Elle s'opère entre les atonies et les molécules d'un corps, entre les corps célestes, entre les cellules d'un organisme et entre les différents membres d'une société» (18). c La lutte est tour à tour chimique, astronomique, biologique et sociale » (50). Un autre phénomène biologique universel est l'adaptation au milieu, qui est la résultante de la lutte pour l'existence, « la survivance des plus aptes, c'est- à-dire des mieux adaptés à leur milieu » (31). « Le progrès n'est qu'une accélération de l'adaptation » (50). Et ainsi c'est sur les lois et les faits biologiques que s'édifie la sociologie. Aussi n'arrive-t-on pas « à préciser les limites de cette science (la sociologie) par rapport à la biologie » (10). « Le domaine de la sociologie commence à vrai dire en même temps que celui de la Biologie. Tan!; qu'on n'appliquera pas les mêmes méthodes dans les deux sciences, tant qu'on ne comprendra pas que les sociétés sont des organismes où il faut distinguer des fonctions, l'ancienne politique de l'empirisme sera inattaquable » (707j. « La science est une comme la nature. Il n'y a LA BIOLOGIE ET LES SCIENCES SOCIALES 103 aucune solution de continuité entre les domaines de la chimie, delà biologie... de la sociologie » (714). Et enfin (745) : « Combien de temps faudra-t-il pour que la loi naturelle des luttes entre sociétés humaines, soit le fondement des relations internationales? nul ne peut le prévoir. Mais ce qui est absolument certain, c'est que tôt ou tard il en sera ainsi ». Goblot expose aussi et défend la théorie biologique de la sociologie. « Pour plasieurs, dit-il (195), l'économie politique n'est pas une science morale, mais une science physique »; et il cite le mot de Mac Lood : « il est maintenant généralement admis que l'économique est une science physique ». Il rappelle ensuite les origines de cette doctrine (271). « Auguste Comte avait conçu la sociologie comme distincte de la biologie, mais subordonnée à elle. » Les sociologues qui ont suivi ont rapproché davan- tage la Biologie et la sociologie et établi entre elles € une analogie comparable à la similitude des géo- mètres, si bien que la sociologie pourrait être édifiée par une simple transposition des divisions et même des lois de la biologie. H. Spencer a donné l'exemple des comparaisons biosociologiques; Schaffle H3au und Lebendes socialen Kôrpers) lésa amplement dévelop- pées. On a discuté si la cellule du tissu social est l'in- dividu ou la famille. On a voulu retrouver dans le superorganisme une enveloppe protectrice analogue aux téguments des animaux, des organes internes assimilables aux viscères, etc. G. de Greef compare quelque part la circulation de la monnaie à la circu- lation du sang ». « La société, c'est l'homme utile à l'homme, ou, plus généralement, le vivant utile au vivant » (270). Il ne 104 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE veut donc pas avec Auguste Comte et Herbert Spencer confondre le fait social avec le fait collectif. Quoique Durkheim considère « ce prétendu axiome » comme « le contrepied de la vérité >, il admet avec H. Spencer qu' « une société, au sens scientifique du mot, n'existe que lorsque à la juxtaposition des individus s'ajoute la coopération » (Spencer, B, m, 331, Goblot, 218), Mais il ne veut pas reconnaître ce caractère /lu main sur lequel nous verrons tout à l'heure Bougie insister avec raison. Dans sa définition du fait social, il tient à généraliser aux sociétés animales et aux sociétés entre l'homme et les animaux. Partant de ce principe que i la science étant le sys- tème des lois, il ne saurait y avoir deux sciences là où il n'y a qu'un système de lois », il conclut que la Bio- logie et la sociologie ayant des lois communes ne forment qu'une science, « sont des subdivisions d'une seule et même science > (278). 2. Cette conclusion me paraît erronée et je ne crois pas qu'on doive identifier la sociologie à la Biologie.' Si on ne voyait dans les expressions biologiques que des comparaisons ou des facilités de langage, il n'y aurait rien à dire. Ainsi quand on parle de faire « l'anatomie et la physiologie des sociétés >, si on ne veut que présenter une image, c'est parfait; et cela n'a pas plus de portée que quand on parle de disséquer une âme. Mais les comparaisons et les habitudes de langage deviennent à la longue dangereuses et il vaut mieux y renoncer. « II est temps, dit Fournière, de renoncer à la fâcheuse habitude d'appliquer aux faits et aux individus sociaux la terminologie des sciences naturelles. » Cela ne fait que prêter i une apparence scientifique aux construc- tions de l'esprit les plus fantaisistes ». LA BIOLOGIE ET LES SCIENCES SOCIALES 105 Seulement il y a un certain nombre d'esprits, et des plus distingués, pour lesquels il ne s'agit plus seule- ment de comparaisons et de terminologie; ils identi- fient réellement la sociologie et la Biologie ; la première n'est plus qu'un chapitre de la seconde : les citations que nous venons de faire le prouvent bien. Alors on tombe dans l'erreur, erreur identique à celle des savants qui veulent que la science entière de l'homme tienne dans la Biologie. L'étude, dans le passé et dans le présent, d'une société, quelle qu'elle soit, doit étr^ composée des mêmes éléments que l'étude particulière des individus qui composent cette société. Ainsi l'histoire d'une espèce végétale ou d'une espèce animale, à travers le temps et dans ses groupe- ments familiaux ou autres, appartient à l'étude biolo- gique de cette espèce : la Biologie suffisant à con- naître les individus suffira à faire connaître leurs associations. Mais nous avons vu, dans les chapitres précédents, spécialement dans les chapitres m et iv, que pour l'homme il y a, en dehors de la Biologie, au moins une autre science, la psychologie, qui étudie d'autres élé- ments de l'homme, notamment le principe du libre arbitre et de la responsabilité. Dès lors, les événements de l'histoire ne sont plus liés par un déterminisme biologique et la sociologie doit tenir aussi grand compte de la psychologie et de la morale que de la Biologie elle-même. Nous avons vu Draper condamner d'avance toute méthode historique qui veut tenir compte du libre arbitre, mais c'est là une affirmation a priori, sans démonstration ; ce ne peut pas être considéré comme une proposition positive et scientifique. Tarde, de son côté, a coupé « le cordon ombilical qui tenait la sociologie avec la biologie » (Espinas, 455) 106 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE et dit avec raison : « les hommes ne sont pas des anthropoïdes et la sociologie ne doit pas être l'étude seule des facteurs géographiques ou physiologiques, mais encore celle des facteurs moraux, l'influence de la nature ou de l'hérédité sur une société étant en somme moindre que l'action des individus qui la com- posent ou des autres sociétés qui l'avoisinent ». Si j'approuve et adopte ses conclusions, je ne goûte que médiocrement l'argument de Tarde quand, pour combattre les comparaisons et les théories biosociolo- giques, il dit : « Expliquer la sociologie par la biologie, c'est expliquer ce qui est manifeste par ce qui est obscur, c'est chercher à éclaircir le connu par l'inconnu, transformer un système solaire en nébuleuse non résoluble pour le mieux comprendre » (Goblot, 274). Je trouve le jugement bien sévère pour la Biologie. En donnant semblable argument, on s'expose à rece- voir la réponse suivante : « Les faits sociaux ne sont pas plus manifestes que les faits physiologiques » (275). Et on peut discuter ainsi longtemps, sans jamais s'en- tendre, sur la clarté relative des faits physiologiques et des faits sociologiques. En réalité, il n'est nullement nécessaire de contester la valeur de nos connaissances en Biologie et en socio- logie pour séparer et complètement distinguer les deux sciences. Il suffit de montrer que si elles ont des lois communes (Goblot), toutes leurs lois ne sont pas communes et cela suffit pour qu'il y ait deux systèmes de lois et par suite deux sciences. La physique et la mathématique, la chimie et la Biologie ont bien des lois communes; mais elles en ont aussi de différentes ; chacune de ces sciences a son système de lois distinct; donc ces sciences ne doivent pas être confondues en une seule; elles sont séparées et distinctes les unes des antres. Il en est de même de la sociologie et de la Biologie. LA BIOLOGIE ET LES SCIENCES SOCIALES 107 Deux faits psychologiques principaux apparaissent nettement dans la sociologie et la distinguent de la Biologie: l'élément moral et rélémenti?ife//ecfue/, c'est- à-dire lanotion du libre arbitre et la notion du progrès. L'élément moral a été nié par les auteurs comme Schopenhauer et Renan, pour qui « la société est comme la nature, indifférente à la moralité » (Palante, 14). Nous avons vu dans notre chapitre m que la nature est déterministe, tandis que Ihomme est libre et res- ponsable; la société humaine, composée d'êtres moraux, ne peut pas être indifférente à la moralité. Je ne crois pas juste, dit Duclaux, l'opinion « sou- tenue et professée avec éclat » qui veut identifier la société humaine et les sociétés animales : < elle fait abstraction de la liberté, qui doit être le pivot de toute société humaine » (833). * La question sociale, a très bien dit Brunetière, est une question morale... les questions sociales ne sont au fond que des questions morales ». Je n'irai cependant pas jusqu'à identifier, avec de Roberty, la morale et la sociologie, mais je dirai avec Palante : « Les rapports entre la sociologie et la morale sont très étroits, puisque le problème social se mani- feste à son point culminant sous la forme du problème moral le plus passionnant qui préoccupe la conscience contemporaine, celui des rapports de l'individu et de la collectivité j>. C'est à ce titre que Palante (20) condamne la méthode biologique appliquée à la sociologie par Schœffe, Spencer, Worms, et rappelle combien Nietzsche (Pa- lante, 51) s'est élevé avec énergie contre la sociologie de Spencer, « ce mécanisme à l'anglaise qui fait de l'univers une machine stupide * ». 1. Voici le passage de Niclzsche, qui contient plutôt une série d'affirmations curieuses que des discussions et des arguments 408 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Naville (76) a très bien compris et développé ce rôle, en sociologie, de l'élément liberté et moralité. D'abord, pour l'individu, « le passé de la liberté se retrouve dans le présent de la nature j, et ainsi se fait « la transformation du volontaire en spontané, résultat de l'habitude ». De plus, « dans la nature actuelle d'un individu adulte, il y a une part de sa liberté et une part de la liberté de ses ancêtres; ainsi s'établit la solida- rité morale qui relie les générations et qui donne à la responsabilité un caractère partiellement collectif». Cet élément de responsabilité se retrouve dans l'his- toire. Herbert Spencer, qui professe le déterminisme absolu de l'évolution sociale, admet cependant qu'on peut en troubler le cours, le retarder ou l'altérer et alors « faire un mal incalculable » (Naville, 137), et Naville ajoute ce passage de Guizot (137) : « il serrés : S ^32 (202). « Ce n'est point une race philosophique ces Anglais. Bacon est proprement une attaque contre l'esprit philosophique en général; Hobbes, Hume et Locke sont un abaissement et un amoindrissement pour près d'un siècle de l'idée de philosophe; c'est contre Hume que s'éleva Kant et il passa outre; c'est de Locke que Schelling eut le droit de dire : Je méprise Locke; contre le brutal mécanisme de la conception anglaise furent d'accord Hegel et Schopenhauer (avec Goethe), ces deux géniaux frères ennemis de la philosophie qui diver- gèrent vers les deux pôles opposés de l'esprit allemand et qui se méconnurent comme seuls des frères savent le faire... » » g 2o3 (20 i) Il est des vérités qui sont le mieux reconnues par des cerveaux médiocres, parce qu'elles sont le plus con- formes à leur capacité, il est des vérités qui ne possèdent de charme et d'attrait que pour les esprits médiocres : — on est poussé à celte conclusion, peut-être désagréable, depuis que des esprits d'Anglais, estimables mais médiocres — je nomme Darwin, John Stuart Mill et Herbert Spencer — commencent à exercer la prédominance dans les régions moyennes du goût européen... » Ce cerveau supérieur d'Allemand paraît avoir assez médio- crement compris la philosophieanglaise ; quel que soit l'avis doc- trinal que l'on adopte, cette philosophie mérite un jugement moins sommaire. LA BIOLOGIE ET LES SCIENCES SOCIALES 109 y a dans l'histoire des peuples deux séries de causes à la fois essentiellement diverses et intimement unies, les causes naturelles qui président au cours général des événements et les causes libres qui viennent y prendre place... les hommes sont dans l'histoire des êtres actifs * et libres qui y produisent des résultats et y exercent une influence dont ils sont responsables. Les causes fatales et les causes libres, les lois déter- minées des événements et des actes spontanés de la liberté humaine, c'est là l'histoire tout entière ». C'est l'éloquente indication de l'élément moral à côté de l'élément déterministe dans l'histoire. Cet élément libre arbitre n'imprègne pas seulement Ihistoire et la sociologie, mais aussi les applications de ces sciences sociales et spécialement le droit. « Une agglomération d'hommes, dit encore Naville (130), ne devient une Société que par l'existence d'une loi... Il y a des lois dans tous les ordres de phéno- mènes; mais lorsqu'on passe de la nature à la société le sens du mot change. Les lois de la nature sont l'expression des faits, de l'ordre des événements. Les lois sociales sont des ordres dans le sens d'un com- mandement. Elles ne sont pas l'expression de ce qui est, mais la prescription de ce qui doit être. Elles s'adressent à des êtres capables d'obéir ou de résister c'est-à-dire à des êtres doués d'un élément de libre arbitre. La loi morale crée une obligation qui se révèle à la conscience; la loi sociale crée une obliga- tion civile. L'obligation civile devient morale par le lien qui réunit chaque individu à la communauté... Si l'idée de la liberté est le postulat de la législation, dans toute l'étendue de ce terme, elle est, d'une 1. L'historien « démontrera l'efficacité de l'action, en faisant voir qu'à telle date, tel homme ou tel groupe d'hommes a, par sa volonté, modifié l'histoire » (Lavisse, cit. Blum, 399). Grasset. 7 110 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE manière encore plus apparente, le postulat de la légis- lation pénale... Il est trois idées eu effet qui sont intimement liées : liberté, responsabilité, culpabilité. ». Et, comme conclusion : e l'organisation sociale sup- pose la liberté ». Nous voilà loin de la formule citée plus haut qui pourrait être la devise des sociologues biologistes : « la société est, commela nature, indifférenteà la moralité ». Je crois avoir démontré au contraire dans les sciences sociales (histoire et sociologie) et leurs applications (droit et législation), un principe de moralité, tiré du libre arbitre des individus qui com- posent la société humaine. C'est là le premier et le plus important élément de différenciation entre la sociologie et la Biologie. J'en indiquerai i-apidement un second. Ce second élément qui sépare la sociologie de la Biologie, c'est l'élément psychique supérieur ou mental, celui qui a fait dire à Remy de Gourmont (88) : « puisque tout dans l'homme se ramène à l'intelligence tout dans l'histoire doit se ramènera la psychologie»; et qui a inspiré cette définition de la sociologie « la science qui étudie la mentalité des unités rapprochées par la vie sociale » (Palante, 3). Certes, il y a du psychisme dans les sociétés ani- males comme dans les individus qui les composent. Mais nous avons vu, au chapitre iv, combien et en quoi le psychisme de l'homme se différencie de celui des animaux. Tandis que chez les animaux, même les plus élevés, on ne trouve qu'un psychisme inférieur, automatique, biologique, chez l'homme il y a, en plus, un psychisme supérieur, capable de spontanéité, de perfectionne- ment et de progrès. LA BIOLOGIE ET LES SCIENCES SOCIALES lH De même, dans les sociétés humaines, il y a cet élé- ment que l'on ne retrouve pas dans les sociétés ani- males : la perfectibilité, la possibilité du progrès, en quelque sorte indéfini ^ On peut donc dire des sociétés animales et de la société humaine ce que Halleux dit des individus com- posants : « runiforuiité et la stabilité caractérisent donc la conduite de l'animal, le changement et le pro- grès celle de l'homme ». Donc, la personnalité spéciale de l'homme indivi- dualise les sociétés humaines et oblige à séparer la sociologie de la Biologie. Je ferai même remarquer que cette constatation n'exige pas la croyance au libre arbitre et au progrès. Vous pouvez regarder le libre arbitre comme une illusion de notre conscience, vous pouvez nier que l'évolution de l'humanité constitue un progrès : peu importe. Vous ne pouvez pas nier qu'il y ait des chan- gements, des évolutions, des révolutions, des actions et des réactions, des aspirations élevées... dans la société humaine, dont nous ne voyons scientifiquement aucune trace dans les sociétés animales. Et par suite, quelle que soit la doctrine philoso- phique que l'on professe, on doit séparer la sociologie de la Biologie, sous peine de décapiter et même de supprimer entièrement la première de ces deux sciences. C'est ce qui ressortira, je crois, avec plus d'évidence encore, après le paragraphe suivant. 3. Cette question des rapports entre la Biologie et la sociologie est tellement capitale pour l'existence et la constitution de cette dernière science, qu'elle se re- 1. Voir Nadaillac, in Halleux, 123. 112 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE trouve constamment sous la plume des sociologues qui forment aujourd'hui une brillante et très active école. Je dois signaler ici avec quelque détail les récentes études de mon distingué collègue Bougie (A) dont j'aime d'autant plus à citer lopinion que nous différons tota- lement d'avis sur bien d'autres points. « Le procès de la sociologie biologique est encore pendant », dit-il dès le début de son premier travail. C'est ce procès qu'il instruit. Pour cela il met cette théorie « au pied du mur », en présence d'un problème particulier et si elle « ne répond à la question posée que par des formules vagues, incapables de s'appliquer aux faits sociaux sans porter à faux, l'organicisme (sociologie biologique) a tort et sa place est marquée au musée de l'histoire des sciences, entre les hypothèses inutiles et les méta- phores dangereuses ». 11 choisit le problème des « castes », la question du régime à « hiérarchie solide » avec « différenciation profonde » et « sélection sévère », en face du « mou- vement démocratique » actuel. Et il montre que la solution biologique conduit à une « différenciation profonde », à une « hiérarchie stricte », au « régime des castes » ; ce qui serait, ajoute- t-il, « un renversement total de nos conceptions fami- lières ». 11 poursuit très habilement son argumentation. « D'ailleurs, qu'ils soient des hommes, en effet, animaux singuliers non pas seulement par leur com- plexité, mais par leur conscience, voilà le fait décisif, qui explique pourquoi la différenciation devait pro- duire dans le monde social des effets tout autres que dans le monde organique, et pourquoi les catégories qui conviennent à celui-ci ne sauraient se transposer fidèlement à celui-là. » LA BIOLOGIE ET LES SCIENCES SOCIALES H3 Je souscris absolument à cette proposition. C'est bien là en effet le fait décisif qui répond à toutes les accusations d'anthropocentrisme qu'on pourrait for- muler contre notre manière de voir. Je continue à citer. « Parce qu'ils sont des hommes, c'est-à-dire des êtres critiques, les éléments du corps social sont capables de raisonner sur le sort qui leur est fait par la différenciation et de travailler à limiter ou à recti- fier ses effets s'ils les jugent injustes. Les cellules coopèrent aveuglement et se laissent sans crier asservir dans l'organe; mais les hommes sont capables de réfléchir sur leur coopération même, de comparer ce qu'ils donnent avec ce qu'ils reçoi- vent... » En d'autres termes, les sociétés humaines ne sont pas des troupeaux. Les associations animales reçoi- vent leur chef de la nature ou de l'homme, tandis que les sociétés humaines, quand elles se laissent conduire, choisissent du moins leur berger, le discutent, le rem- placent... Bougie montre ensuite très bien à quoi aboutirait en sociologie l'application de la loi biologiquement générale de la lutte pour la vie : la constitution, de plus en plus accentuée par l'hérédité, de castes plus fortes, s'arrogeant le « repas du lion ». Et plus loin (350), il redit encore excellemment : € nous ne pouvons finalement oublier, comme le voudrait la sociologie biologique, que nos sociétés sont faites d'hommes; et que ce seul caractère, comme il change les conditions, est capable de modifier les Gns et les conséquences de la lutte pour la vie ». € Et d'abord, ce n'est pas seulement pour survivre animalement et, si l'on ose dire, bêtement, que les hommes font effort, mais pour bien vivre... Ce sont, en un mot, des organismes capables d'idéal et cet 114 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE idéal pourra intervenir jusque dans la concurrence naturelle. » Et il conclut : « la sociologie ne saui^ait être une biologie transposée; elle sera une histoire analysée... » Ces conclusions de Bougie ont été bientôt combat- tues par Novicow et par Espinas. Novicow (B) maintient les propositions que nous lui avons vu développer déjà et affirme encore que « les sociétés... sont des êtres vivants d'une nature particulière, mais obéissant cependant aux lois géné- rales de la vie étudiées par la science appelée bio- logie ». Certainement ce sont des êtres vivants, si l'on veut. Mais, quand il s'agit d'hommes, la nature en est telle- ment parlicidière que la Biologie ne suffît plus pour étudier sérieusement ces organismes humains. La Biologie ne serait pas en tous cas la seule science à laquelle il faudrait inféoder la sociologie. Novicow avait dit quelque part (C) : « la sociologie sera organiciste (biologique) ou elle ne sera pas ». Espi- nas intitule son travail « Être ou n'être pas ou du Pos- tulat de la sociologie ». Déjà, en 1872, cet auteur avait émis la pensée que le fait social doit être considéré dans sa généralité : « les sociétés animales doivent donc être comprises dans les recherches qui tendent à constituer la socio- logie ». 11 trouve, en 1881, dans le livre de Pei'rier sur les colonies animales, un appui à sa théorie et la déve- loppe dans ce nouveau mémoire de 1901. « 11 y a, dit-il (452j, un intérêt de premier ordre à déterminer les rapports de la sociologie avec la bio- logie. » Et pour résoudre la question, il oppose toujours comme une véritable antinomie, la séparation de la LA BIOLOGIE ET LES SCIENCES SOCIALES 115 sociologie et de la Biologie d'une part et de l'autre la considération de la société comme une « réalité solide, naturelle ». La question est précisément de savoir s'il y a opposition entre ces deux formules et s'il est vrai- ment impossible de les concilier et de les admettre simultanément. La question est de savoir si l'organisme social, « réalité solide et naturelle », est ou non purement biologique. C'est toujours la grande question (que nous avons traitée au chapitre iv) de la séparation de l'homme et des autres êtres vivants : doit-on recon- naître pour l'homme des sciences distinctes de la Bio- logie, autres que la Biologie, commune à tous les êtres vivants? A l'appui de sa manière de voir, Espinas cite (458) de Maistre : « les nations ont une âme générale et une véritable unité morale qui les constitue ce qu'elles sont... elles naissent et périssent comme les indi- vidus ». — Soit; mais de Maistre parle d'une unité morale et pas seulement d'une unité vivante ou biolo- gique. En définitive (474), Espinas reconnaît, avec Dur- kheim, dans les sociétés, un « règne nouveau » qui, comme chacun des autres règnes, nécessite seulement une subdivision particulière dans la Biologie, qui est générale. Bougie (B) a répondu en même temps à ces deux mémoires de Novicow et d'Espinas. Il maintient sa thèse ; « l'inlecondité de la sociologie biologique ». Ce qui prouve que « la sociologie biologique est stérile », c'est qu'elle conduit à des assertions comme celle d'Huxley (Bougie, B, 122), qui qualifie de « risible au point de vue scientifique » la proposition suivante : « les liommes naissent libres et égaux en droits ». 116 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Bougie montre ensuite que ses deux adversaires, biologistes tous les deux, tirent du même point de départ des conséquences opposées : l'un est indivi" dualiste pur, pour l'autre l'individualisme est l'en- nemi. L'un pose pour objectif l'intérêt, l'autre le sacrifice des éléments. Pour l'un, la patrie est la plus vivante des réalités, pour l'autre, pure con- vention... L'argument ne me paraît pas péremptoire. Il n'est pas démontré qu'avec une même méthode bonne deux observateurs ne puissent pas arriver à des conclu- sions actuellement et provisoirement contradictoires. Et il n'est pas bien sûr que tous les sociologues non biologistes arrivent unanimement à des conclusions identiques. Bougie me paraît beaucoup plus fort, quand, pre- nant le raisonnement d'Espinas signalé plus haut sur la prétendue solidarité de deux assertions, il dit (136) : 4 il est aisé de distinguer (dans ce raisonnement) deux thèses : la thèse proprement sociologique, les sociétés sont des réalités distinctes des individus, et la thèse spécialement biologique, la réalité des sociétés repose sur une base organique. Or, ne peut-on admettre l'une sans l'autre? » Espinas dit non; Bougie dit oui et, à mon sens, a raison. Bougie montre enfin (143) que Durkheim et tous ses collaborateurs à VAnnée socioloqique ou dans la Civande Encyclopédie essaient, comme lui-même, de montrer qu'il faut « dessouder en quelque sorte la sociologie de la biologie », « sans la dissoudre pour autant dans la psychologie individuelle ». — « La sociologie est une psychologie », mais une psychologie de la collectivité, de la société. Son objet, c'est l'âme des foules, Volhgeist... En tout cas, la sociologie reste une science à part, qu'il faut séparer de la Biologie. LA BIOLOGIE ET LES SCIENCES SOCIALES H 7 4. Donc, pour conclure et résumer tout ce chapitre, l'histoire et la sociologie (sciences sociales) et leurs applications (le Droit) ne peuvent pas plus être inféo- dées à la Biologie qu'à toute autre science. Ce sont des sciences distinctes , spéciales , qui empruntent leurs documents à diverses sources, à la Biologie des individus et des groupes, à la psychologie des individus et des groupes et aussi à l'évolution la littérature et des arts. Voilà donc une nouvelle limite à la Biologie : celle qui sépare cette science de la science de l'histoire et de la sociologie. Toutes les sciences dont nous venons de séparer la Biologie sont des modes expérimentaux d'intellectua- lité et de connaissance. C'est V expérience, l'observation (extérieure ou inté- rieure) et Vinduction qui sont à la base de chacune d'elles. A cause de cela, nous avons appelé inférieures ou latérales ces limites de la Biologie. Il y a maintenant d'autres modes intellectuels qu'il faut aussi séparer de la Biologie, qui ne sont plus basés, eux, sur l'expérience, mais sur l'idée univer- selle ou absolue et sur la déduction. De ces sciences plus élevées la Biologie est séparée par des lin it-s que l'on peut appeler supérieures. VII G. — Limites supérieures de la Biologie. 1. — LES MATHÉMATIQUES, LA GÉOMÉTRIE ET LA LOGIQUE (SCIENCES DE L'ESPRIT) En tête des sciences séparées de la Biologie par les limites que nous appelons supérieures, nous trouvons les mathématiques, la géométrie et la logique, l'en- semble de ce que l'on peut appeler les sciences de l'esprit et de ses lois, les sciences abstraites d'Herbert Spencer. 1. A première vue, il paraîtra étonnant à plusieurs que je me croie obligé de souligner la séparation qu'il y a entre les mathématiques et la Biologie. Ce n'est pas si inutile que cela. Car on a soutenu que les sciences mathématiques pouvaient, elles aussi, être ramenées à la Biologie, ou d'une manière plus générale aux sciences expéri- mentales. On a voulu dire que deux et deux font quatre est la conclusion d'une expérience dans laquelle nous avons vu que deux objets mis à côté de deux autres objets font quatre objets. Si chacun n'est plus obligé d'ac- LA BIOLOGIE ET LES MATHÉMATIQUES 119 quérir personnellement cette notion, c'est parce que nos ancêtres ont accumulé ces constatations expéri- mentales et nous ont ainsi héréditairement légué ce principe, qui nous apparaît faussement comme une notion a priori, antérieure à l'observation. C'est du positivisme que date la forme moderne de cette doctrine expérimentale ou biologique des mathé- matiques. « Loin de dire avec Platon ou avec ses successeurs qu'il n'y a pas de science du phénomène, ou de ce qui passe, Comte pense au contraire que la science a pour unique objet la réalité phénoménale, en tant que soumise à des lois... les phénomènes géométriques et mécaniques sont les plus simples de tous et les plus naturellement liés entre eux. La période oti ils ont été étudiés par l'observation a donc pu être très courte, si courte même qu'il n'y a pas d'absurdité à soutenir qu'elle n'a jamais existé, et que, dans *ce cas, la con- naissance rationnelle n'a pas été précédée par la cons- tatation empirique des faits. Mais la différence entre les mathématiques et les autres sciences n'en reste pas moins une différence de degré, non de nature. Les mathématiques ont une avance sur les autres sciences ; elles ne. sont pas sur un autre terrain. En un mot, les mathématiques sont, comme toutes les autres, des sciences naturelles » (Lévy-Bruhl, 143). Voilà la doctrine positiviste des mathématiques nettement posée : elles ne sont pas sur un autre terrain que les autres sciences naturelles, c'est-à-dire que les sciences expérimentales*. Quoiqu'on puisse, sans absurdité, soutenir que la phase expérimentale 1. Pour Auguste Comte, les mathématiques « ne sont plus que fies sciences naturelles, différant des autres en ce que leur objet est plus général » (Milhaud, B, 39j. 120 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE n'a jamais existé, cela ne prouve qu'une chose, c'est que cette période d'observation a été très courte. Et rien de plus. Et Lévy-Bruhl continue (145) : « toute science a son origine dans un art correspondant. Les mathémati- ques sont nées de l'art de mesurer les grandeurs. Cet art serait bien rudimentaire si nous ne pratiquions que la mesure directe... Par suite, l'esprit humain a dû chercher à déterminer les grandeurs indirecte- ment. Pour connaître les grandeurs qui ne com- portent point une mesure directe, il faut évidemment les rattacher à d'autres qui soient susceptibles d'être déterminées immédiatement et d'après lesquelles on parvient à découvrir les premières, au moyen des relations qui existent entre les unes et les autres. Tel est l'objet précis de la science mathématique dans son ensemble ». Quand la philosophie positive « sera universellement acceptée, l'idée qu'une science puisse être tout a priori, absolue et immuable, aura disparu des esprits. Précisément parce qu'elles sont le type le plus parfait d'une science positive, les mathématiques ne prétendront plus à ces caractères, et leurs liens sécu- laires avec la métaphysique seront définitivement rompus ï (162). Littré est encore plus nettement catégorique : « un et un font deux est un fait d'observation et le point de départ de la plus longue et de la plus belle déduc- tion qu'il ait été donné à l'homme de parcourir » (Liard,B, 71). Mais alors, devenant expérimentales, dans la con- ception positiviste, les mathématiques cessent d'être universelles, absolues et immuables. Comte ne recule pas devant cette conséquence de sa doctrine. < Dernière conséquence enfin oîi aboutit cette LA BIOLOGIE ET LES MATHÉMATIQUES 121 théorie : fondés sur l'expérience, le principe des lois et le principe des conditions d'existence ne garan- tissent qu'un ordre provisoire. Comte admet fort bien qu'il puisse ne pas exister... Rien n'empêche d'imaginer, hors de notre système solaire, des mondes toujours livrés à une agitation inorganique, entière- ment désordonnée... » (Lévy-Bruhl, 112). Stuart Mill a développé la même manière de voir. D'abord il combat la nécessité des vérités mathé- matiques : « je crois que le caractère de nécessité assigné aux vérités des mathématiques, et même la certitude particulière qu'on leur attribue sont une illu- sion... » (Milhaud, A, 51). Puis il montre d'un cùté l'origine expérimentale de deux et deux font quatre et la possibilité de deux et deux font cinq dans un autre monde. « Il est très aisé de voir pourquoi dans le monde nous sommes tout à fait certains que deux et deux font quatre. Il n'y a probablement pas un moment dans la vie où nous n'en fassions l'expérience. Nous le voyons toutes les fois que nous comptons quatre livres, quatre tables, quatre chaises, quatre hommes dans la rue, ou les quatre coins d'un pavé, et nous en sommes plus sûrs que nous ne le sommes de voir le soleil se lever demain, parce que notre expérience de ce sujet s'applique à une quantité inconcevable de cas » (Milhaud, A, 22). D'autre part, dit encore Stuart Mill, « considérez le cas que voici : il y a un monde où toutes les fois que deux couples de choses sont placées à proximité l'une de l'autre ou examinées ensemble, une cinquième chose est immédiatement créée et amenée dans l'exa- men de l'esprit au moment où il unit deux à deux... Eh bien! dans ce monde assurément deux et deux feraient cinq, c'est-à-dire que le résultat auquel arriverait l'esprit en considérant deux fois deux serait 122 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE de compter cinq. On voit par là qu'il n'est pas inconce- vable que deux et deux puissent faire cinq... » De même Beddoes (Liard, A, 27) : « les sciences mathé- matiques sont des sciences d'expérience et d'observa- tion, uniquement fondées sur l'induction des faits particuliers, de même que l'astronomie, la mécanique, l'optique et la chimie ». Et Foveau de Courmelles : « les mathématiques reposent sur certaines données sensorielles... les mathématiques pures, même simplement spéculatives, ne reposent pas sur l'absolu i (21-30). Voilà, complète et logiquement poussée à ses légi- times conséquences, la doctrine positiviste ou biolo- gique des mathématiques. Il me semble que l'énoncé même de ces conséquences logiques facilite singulièrement la réfutation de la doctrine qui les produit. Le raisonnement paraît inacceptable pour établir qu'on peut concevoir un monde où deux et deux feraient cinq. S'il y a à chaque fois création d'un cinquième objet, comme le suppose Stuart Mill, cela n'empêche pas que, même dans le monde supposé, deux et deux feraient encore quatre, puisque, pour faire cinq, il y aurait création d'une unité de plus. 11 est donc permis de maintenir l'ancienne formule : on conçoit facilement un monde, voire même une planète où la Biologie et la science expérimentale seraient entièrement différentes de ce qu'elles nous apparaissent sur la terre, tandis qu'on ne peut pas concevoir la possibilité d'un monde où les sciences mathématiques seraient autres qu'elles ne sont. Les lois de la Biologie ont pu changer avec les époques; les lois mathématiques sont éternelles, dans le passé et dans l'avenir. Ce n'est faire ni anthropocentrisme ni géocentrisme LA BIOLOGIE ET LES MATHÉMATIQUES 123 que de dire que deux et deux font quatre a été, est et sera toujours vrai dans tous les siècles et dans tous les mondes. Goblot (20) développe très bien cette pensée et cite avec raison cette phrase d'Ampère : < telle que l'ont conçue les Euler, les Lagrange, les Laplace, etc., la mécanique donne des lois, comme Farithmologie et la géométrie, à tous les mondes possibles ». En réalité donc, les mathématiques n'ont rien à voir avec l'expérience et l'induction, comme points de départ. Elles sont le développement, par déduction, du principe d'identité et de contradiction, qui est « le nerf caché de tous les raisonnements déductifs et mathématiques » (Liard, B, 48). On part de l'idée de nombre, on pose des définitions et on en déduit toutes les conséquences par le seul raisonnement. La meilleure des preuves que ces idées et cette science sont antérieures et supérieures à toute expé- rience, c'est qu'elles ont un caractère d'éternité, d'universalité et d'absolu que jamais n'atteindront les vérités contingentes et seulement générales que permet d'acquérir l'expérience. « Beaucoup, dit Ribot*, sont tombés dans cette étrange illusion de croire qu'en manipulant l'expérience par le travail d'une abstraction toujours croissante, on peut en faire sortir l'absolu. > Comte et Stuart Mill, en supprimant le caractère 1. Th. Ribot, A, 228. Tout le livre de Ribot est absolument remarquable pour ce qui concerne les idées générales et tant qu'il élimine les questions mélaphysiquesde son sujet (comme il le fait à la page 254). Il devient plus discutable quand il parle de l'Universalisalion de certaines idées (207 à 212). Nous retrouverons cette question dans le chapitre suivant relatif à la Mctaphysicjue. 124 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE absolu, nécessaire et universel des mathématiques, suppriment les mathématiques elles-mêmes. Le bon sens se refuse à admettre des mathématiques contin- gentes, relatives et variables. L'expérience est si peu le point de départ des mathématiques que, si cette expérience se trouve un jour en contradiction avec les mathématiques, nous n'hésitons pas à dire que c'est l'expérience qui a tort; nous refaisons et varions l'observation et ce sont toujours les mathématiques qui ont le dernier mot. Il y a des sciences qui appliquent plus particulière- ment les mathématiques et qui y joignent un élément expérimental : la mécanique, l'astronomie, la phy- sique, par exemple. Eh bien! même dans ces sciences, l'élément mathématique rationnel a une existence tel- lement indépendante que si une contradiction apparaît avec l'élément expérimental, il n'y a pas conflit, l'élé- ment mathématique n'en subit aucune atteinte, il n'est même pas discuté et l'élément expérimental est immédiatement déclaré inexact et doit être revisé. Comme dit très bien Milhaud (A, d07), « si par exemple la prédiction d'un phénomène astronomique, à laquelle conduirait la mécanique céleste, ne se trouve pas réalisée, on n'aura jamais envie d'en accuser la mécanique rationnelle... on se dira seulement quelque fait jusqu'ici inconnu, la présence dans le ciel de quelque corps céleste ignoré, par exemple, et dont il n'a pas été tenu compte dans les calculs, peut jouer un rôle dans le problème et changer toutes les conclusions. Nous ne doutons pas un seul instant que jamais aucun fait ne viendra infirmer les postulats de la mécanique rationnelle... » L'expérience qui est tout dans l'établissement et l'évolution de la Biologie et des sciences expérimen- LA BIOLOGIE ET LA GÉOMÉTRIE 125 taies n'est rfen en mathématiques : celles-ci ont pour objet le seul vrai, tandis que les premières étudient le réel. Or, ces deux termes ne sont ni identiques ni synonymes. « Stuart Mill, dit très bien Goblot (15), impose aux définitions mathématiques une condition à laquelle elles ne sont nullement assujetties. Dans ces défini- tions, dit-il, il est sous-entendu que quelque chose, telle que le défini, existe réellement ou peut se trouver dans notre expérience. Cela n'est pas exact; on définit une asymptote, on définit des parallèles; or, notre expérience ne peut pas nous présenter des lignes indé- finiment prolongées. On définit des quantités néga- tives, imaginaires*, infiniment grandes ou petites; or, toute quantité donnée dans l'expérience est positive, réelle et finie... Aucune définition mathématique n'est la définition d'une chose réelle 2. » Donc, tandis que les sciences biologiques et physi- cochimiques « ont pour objet les faits », les sciences mathématiques i sont indépendantes des faits et n"ont pas besoin, pour être vraies, que leurs objets soient réels ». 2, On peut refaire pour la géométrie une argumen- tation très analogue à celle que nous venons de faire pour les mathématiques. Ici encore on a voulu trouver une origine expéri- mentale aux définitions et aux axiomes qui sont le point de départ de cette science. Ainsi Paul Regnaud dit expressément : « les axiomes expriment en dernière analyse, comme les proposi- 1. • L'imaginaire V — 1 n'a pas besoin d'un substratum effectif pour être utile, il suffit que ce signe facifite les transforma- tions algébriques... » (Milhaud, B, 107). 2. Voir les chap. iv et v de Liard, B, et Milhaud, A, 1 et 10 126 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE lions proprement dites, des faits expérimentaux... » (75). Et ailleurs (132, note) : « le fait que la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre est une affirmation qui repose sur l'expérience et qu'on a généralisée sous la forme d'une définition » et, « la définition, quelle qu'en soit la forme, repose directe- ment ou indirectement sur la perception et l'observa- tion j> (5). C'est la doctrine d'Auguste Comte. Dans les faits que l'on considère en géométrie, dit Lévy-Bruhl (151) exposant cette doctrine, « il y a un certain nombre de phénomènes primitifs qui, n'étant établis par aucun raisonnement, ne peuvent être fondés que sur l'observation et servent de base à toutes les déductions géométriques. Cette part de l'observation, quoique très petite, est indispensable, parce qu'elle est initiale. Elle ne saurait jamais se réduire à rien. Ainsi se trouvent écartées les discus- sions métaphysiques sur l'origine des définitions et de l'espace géométrique ». La géométrie est une « science de faits » (156); elle « garde sa racine dans l'expérience ». Car « l'applica- tion de l'analyse mathématique ne peut jamais com- mencer une science quelconque ». Et plus loin (162) : « Conforme en ceci encore à la définition positive de la science », la géométrie et les sciences qui en décou- lent « sont empiriques dans leur origine et elles res- tent relatives dans le cours de leur développement ». Liard (A, 18) expose (pour la discuter ensuite) toute la doctrine de cette « école fort nombreuse de philo- sophes et de géomètres », d'après laquelle les notions géométriques « dérivent de l'expérience et de l'abstrac- tion travaillant sur une matière expérimentale ». 11 cite Stuart iMill, pour lequel les définitions géo- métriques doivent être considérées « comme nos pre- LA BIOLOGIE ET LA GEOMETRIE 127 mières et nos plus évidentes généralisations relatives aux lignes et à toutes les figures telles qu'elles exis- tent », et pour lequel les axiomes géométriques sont c des vérités expérimentales, des généralisations de l'observation » (Liard, B, 88). De même, pour Houel (Fouillée, D, 38), « la géométrie est fondée sur la notion expérimentale de la solidité ou de l'invariabilité des figures, qui fait qu'on peut les déplacer sans les déformer ». Il paraît assez aisé de réfuter cette doctrine qui donne une base expérimentale à la géométrie et qui par conséquent refuse d'admettre des limites entre elle et la Biologie. Cette discussion peut être calquée sur celle du para- graphe précédent, relative aux mathématiques. a. La géométrie est tout entière déduite de certains axiomes et de certaines définitions. Ces définitions et ces axiomes sont si peu d'origine expérimentale que nous n'avons jamais observé des objets répondant exactement à ces définitions et pouvant par suite leur servir de point de départ et de substratum. L'homme, l'animal... existent tels que nous les décri- vons, avec toutes les propriétés que nous leur décri- vons, puisque nous ne décrivons que ce que nous observons en eux. Au contraire une vraie ligne droite, un vrai triangle, une vraie circonférence... répondant exactement à la définition géométrique n'ont jamais été réalisés, ni par suite observés par personne. Goblot (14), Milhaud (B, 140), Liard (A, ?8) ont bien nettement posé et développé cette pensée. Donc, les définitions géométriques ne sont pas basées sur l'observation directe des objets qu'elles visent. Comme les définitions mathématiques, elles sont vi'aies sans répondre à des objets réels. 128 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Il est curieux de voir StuartMill reconnaître la chose et dire (B, Blum, 141) : « il n'y a pas de choses réelles exactement conformes aux définitions géométriques; il n'y a pas de points sans étendue, pas de lignes sans largeur, ni parfaitement droites, pas de cercles à rayons exactement égaux ni de carrés à angles par- faitement droits * ». b. Ce que nous venons de dire des définitions géo- métriques peut être textuellement répété pour les théorèmes qu'on déduit de ces définitions et des axiomes. a La somme des angles d'un triangle, dit Goblot (14), est égale à deux angles droits. Ceci n'a pas besoin d'être vérifié expérimentalement, et d'ailleurs ne peut l'être ; car l'expérience prouvera seulement que c'est vrai sensiblement; mais le mathématicien veut dire que c'est vrai absolument. Ce serait encore vrai, quand même ce ne serait pas réel. Ce n'est peut-être pas réel... Mais il suffît qu'on puisse concevoir et définir le triangle pour que les propositions qu'on en démontre soient vraies. » C'est l'esprit humain qui pose les définitions et les axiomes géométriques ^. Sur ces notions initiales, l'esprit applique des rai- sonnements plus ou moins comparables au syllogisme (nous reviendrons sur ce point) et il construit ainsi la science entière sans le secours de l'observation et de l'expérience externes. 1. Il est vrai que, sans craindre la contradiction, Stuart Mill dit aussi, quelques lignes plus loin : « les points, les lignes, les cercles que chacun a dans l'esprit sont, il me semble, de simples copies des points, lignes, cercles et carrés qu'il a connus par l'expérience » ; « on ne voit plus du tout la suite des idées, dit très justement Blum (142).., Toute la théoi'ie débute par une contradiction ». 2. Voir Milhaud, B. 139. LA BIOLOGIE ET LA GEOMETRIE 129 c. Une fois cette science créée et développée, on l'applique aux objets réels et, d'une manière générale, on peut dire que ces applications vérifient expérimen- talement ces notions. Mais cependant ces notions sont tellement supé- rieures à cette expérience que si une application par- ticulière ou un fait observé apparaissent en contra- diction avec les données de la géométrie, on n'hésite pas à condamner immédiatement l'expérience et à déclarer que, dans ce conflit momentané, certainement c'est la géométrie qui a raison et reste vraie, malgré les contradictions de la réalité. Et ainsi, comme dit Milhaud (55), i il faut renoncer à voir un lien absolument étroit entre certaines notions de la science rationnelle et les confirmations qu'elle reçoit des faits observés ». On voit combien ceci accentue et creuse la limite entre la Biologie et la géométrie. Nées de l'expérience, ne vivant que par elle, les lois de la Biologie ne pourraient résister à une expérience contradictoire ni prévaloir contre elle. L'expérience seule les conditionne et est leur seule raison d'être. d. Et ceci nous conduit à ce dernier caractère diffé- rentiel qui est capital mais qu'il suffit d'énoncer parce que nous l'avons déjà rencontré pour les mathéma- tiques et que nous le retrouverons surtout dans le cha- pitre (VIII) relatif à la métaphysique : les données géo- métriques sont absolues, universelles et nécessaires, taudis que les données biologiques, et en général des sciences expérimentales, n'ont aucun de ces carac- tères. La géométrie est vraie dans toutes les planètes et dans tous les mondes existants ou possibles. « Stuait INIill, qui soutient une sorte de positivisme géométrique, veut nous faire croire que, avec d'autres 130 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE habitudes dans un autre monde, nous trouverions naturel qu'un cercle fut carré ; mais il y a là une cou- fusion pitoyable » (Fouillée, D, 36). On ne peut pas concevoir un univers dans lequel le carré de l'iiypothénuse ne serait pas égal à la somme des carrés des deux autres côtés du triangle rec- tangle. Les théorèmes géométriques sont tels qu' « il nous est impossible de concevoir le contraire ». (Liard, A, 103). Comme Platon le fait dire à Socrate dans la République, la géométrie reste « la connais- sance de ce qui est toujours, non de ce qui naît et périt » (Milhaud, B, 28). Les lois biologiques ne peuvent avoir aucun de ces caractères, l'expérience étant impuissante à les con- férer aux lois qu'elle crée. Cela prouve donc bien que la géométrie ne peut dériver d' « une synthèse empirique » (Liard, B, 237). Donc, voilà une limite bien tranchée entre la Bio- logie et la géométrie. 3. 11 en est de même encore de la logique. Il me paraît impossible de soutenir que la logique et la raison ne sont que l'expression de la manière de penser de la majorité des hommes et de dire avec Le Dantec (B, 142) que nous qualifions un homme de fou uniquement « parce qu'il n'éprouve pas ce que nous éprouvons et ne réagit pas comme nous réagissons, nous qui constituons la majorité des hommes ». Qu'est ce dabord que la logique? D'après Liard (C) la logique est « la science des formes de la pensée ». La forme d'une science est « l'ensemble des procédés qu'elle met en œuvre pour arrivera connaître les lois de l'objet qu'elle étudie ». Le « double objet de la logique » est donc d' a établir les lois de la pensée considérée en elle-même, abs- traction faite des objets auxquels elle s'applique, puis LA BIOLOGIE ET LA LOGIQUE 131 en déterminer les applications différentes ». Les lois formelles de la pensée se ramènent à trois principes : le principe d'identité : ce qni est, est; — le principe de contradiction : une chose ne peut pas à la fois être et ne pas être ; — le principe du milieu exclu : toute chose doit être ou ne pas être. Cela posé, la logique est-elle devenue un chapitre de la Biolo2fie?ou, pour mieux dire, l'ancienne logique a- t-elle disparu en se fondant dans la Biologie? C'est ce qu'admettent les positivistes, depuis Auguste Comtek « La logique traditionnelle achève de disparaître » (120). La preuve en est que « les méthodes ne sauraient être étudiées hors des recherches positives où les savants les emploient... aucun art ne s'enseigne abs- traitement, non pas même l'art de bien raisonner, ni celui d'expérimenter... Il n'a jamais suffi de posséder les règles de l'art poétique pour écrire de belles œuvres. La connaissance approfondie des règles de méthode ne conduit pas davantage aux découvertes scientifiques » (119). L'ancienne logique « développe surtout la faculté dialectique, c'est-à-dire une aptitude, plus nuisible qu'utile, à prouver sans trouver » (il7). Comte va plus loin et non seulement il conteste l'utilité de la logique, mais il en discute même la légi- timité et l'existence, puisqu'il en conteste la méthode et veut la ramener à la sociologie et à la Biologie. 1 L'ancienne philosophie prétendait découvrir les lois intellectuelles par la réfiexion, comme si l'esprit pouvait en même temps penser et se regarder penser, raisonner et observer son raisonnement [pourquoi 1. Toutes les citations qui suivent, sur la doctrine d'Auguste Comte, sont empruntées à Lévy-Bruhl. 132 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE pas*?]. Comte rejette cette méthode introspective, qui ne donne pas de résultats scientifiques [pourquoi?]. Si l'on applique aux phénomènes intellectuels, comme à tous les autres, la méthode d'investigation positive, deux voies seulement sont ouvertes. On peut se placer au point de vue statique, c'est-à-dire étudier les condi- tions d'oîi ces phénomènes dépendent, et les y rap- porter, comme on rapporte en général la fonction à l'organe. En ce sens, l'étude des phénomènes intellec- tuels appartient à la biologie. Ou bien, du point de vue dynamique, on peut considérer ces phénomènes dans leur évolution, en observant les phases succes- sives qu'ils traversent. Et comme la vie de l'individu est trop courte pour que ce progrés y soit sensible, il faut étudier celui-ci dans la vie de l'espèce. Ainsi comprise, la science des lois intellectuelles relève de la sociologie... La logique positive s'abstient de spé- culer sur les principes directeurs de la connaissance, principes d'identité, de contradiction, de causalité, etc. Ces sortes de principes ne sont pas objets d'examen ou de discussion. Comte est pleinement d'accord là-dessus avec l'école écossaise. Aucune science positive ne met en question ses principes propres. Comment soumettre à la critique les principes mêmes de tout raisonnement? Rien ne s'accorde moins avec l'esprit positif qu'une tentative de ce genre. Elle est métaphysique et sans aucune chance de succès » (122). Binet a très bien repris de son côté, exposé et développé les objections de Stuart Mill à l'ancienne logique. Selon les logiciens anciens, la preuve est un syllo- gisme. Or, dans le syllogisme, la première proposition est générale {tous les hommes sont m.ortels)et contient 1. Voir, plus haut, notre chapitre iv relatif à la psychologie et à l'observation intér.'eure. LA BIOLOGIE ET LA LOGIQUE 133 la conclusion (donc Paul est mortel). Mais alors Stuart Mill fait remarquer que, s'il en est ainsi, le raisonne- ment ne sert à rien, n'apprend rien, n'est « pas un ins- trument de découverte, mais une répétition sous une autre forme d'une connaissance déjà acquise, c'est-à- dire une solennelle futilité ». Il n"y a d'opération utile que celle qui « consiste à joindre à un lait un second fait non contenu dans le premier ». En réalité, continuent Stuart Mill et Binet, si le syllogisme ci-dessus apprend quelque chose, c'est parce que la majeure est déjà une conclusion expéri- mentale et que la conclusion en est alors une applica- tion et une nouvelle preuve. Dès lors, comme le remarque Milhaud (B, 117), il vaut mieux supprimer le syllogisme et appliquer directement à Paul ce que nous savons de Jean, Pierre et Jacques. « C'est une étrange fantaisie que de donner à la majeure une généralité absolue en même temps qu'inutile. » 11 est bien « plus simple et plus sincère de conclure directement des cas particuliers connus à celui dont il sera maintenant question ». En somme, le seul raisonnement possible et utile consiste à inférer d'un certain nombre de cas particuliers observés à un autre cas particulier nouveau. A cette seule condition, reprend Binet, « le raison- nement constitue un développement de la connaissance puisque toute inférence va du particulier au particu- lier et ajoute ainsi des faits nouveaux non observés aux faits déjà connus ». « L'élément fondamental de l'esprit est l'image... le raisonnement est une organisatian d'images... » et Binet analyse alors très bien dans tout son livre cette espèce particulière de raisonnement qu'avec les posi- tivistes il considère comme la seule. Ceux qui admettent cette doctrine suppriment toute Ghasset. 8 134 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE limite entre la Biologie et la logique. Pour eux la logique serait stérile si elle existait; mais en réalité elle Tî'existe pas, se fondant dans la Biologie, dont elle devient un chapitre. Je crois pour ma part cette doctrine inadmissible et il me paraît facile de réfuter, sur ce point, Auguste Comte et Binet. Tout le raisonnement de Comte est basé sur cette affirmation a priori, posée comme un axiome et non démontrée, qu'il n'existe de science que les sciences expérimentales. S'il y a des sciences rationnelles on ne peut plus dire que rien ne s'enseigne abstraitement. La logique est une science rationnelle, comme les mathématiques et la géométrie. Et la logique peut, comme science, être postérieure aux faits dont elle étudie les lois. De ce qu'on applique tous les jours et depuis tou- jours les règles du raisonnement sans les connaître scientifiquement, c'est-à-dire de ce qu'on raisonne très bien sans savoir sa logique, cela ne prouve nullement qu'il n'y a pas une science du raisonnement et des lois de l'esprit. Tout le monde applique et a toujours appliqué les lois de la mécanique et de la physique sans les connaître : cela ne supprime pas ces sciences. On ne peut pas plus dire, avec Comte, que, si elle existe, cette science de l'esprit est stérile. Aucune science n'est stérile. Alors même qu'une science n'aurait aucune application pratique, elle ne serait pas inutile pour cela. On ne peut d'ailleurs pro- clamer sa stérilité que si on pose en principe que les sciences expérimentales seules sont utiles et fécondes : toujours le même postulat non démontré, qui revient derrière tous les raisonnements des positivistes. C'est en poursuivant le même postulat que Comte condamne les méthodes de la logique et l'étude des LA BIOLOGIE ET LA LOGIQUE 135 lois de l'esprit, uniquement parce que cela ne rentre pas dans le cadre intentionnellement et initialement rétréci des sciences expérimentales, seules caractéri- sées de positives. Quant à Stuart Mill et à Binet, tout leur travail aboutit à nier le syllogisme comme une solennelle futilité qui ne sert à rien et n'existe même pas. Car, remarquez-le, Binet ne sauve pas le syllogisme quand il cherche à lui donner une nouvelle forme et à montrer que la conclusion n'est pas contenue dans la majeure, mais ajoute un fait nouveau à la majeure. Le cas de Paul ne peut pas être donné comme une preuve de la majeure, puisqu'à ce moment Paul n'est pas mort. Le syllogisme suppose une majeure déjà démontrée n'ayant plus besoin de preuves et la con- clusion en est la déduction, l'application à un fait particulier. En réalité, la question est très haute : Stuart Mill et Binet déclarent que nous ne pouvons, dans nos rai- sonnements, inférer que du particulier au particulier, tandis que l'ancienne logique admettait qu'on peut aussi dans certains cas inférer du général au particu- lier. En d'autres tdtmes, la logique positiviste ne veut admettre que l'induction* s'exerçant sur les faits expé' rimentaux, tandis que l'ancienne logique, sans nier l'induction, admettait aussi la déduction, s'exerçant sur un principe général, quelle que soit d'ailleurs l'origine de ce principe, expérimentale ou rationnelle; Eh bien! il me paraît impossible de nier l'existence et l'utilité du raisonnement déductif. l. De même, d'après Spencer, « l'esprit est un. Depuis la pure appréhension de deux sensations successivesjusqu'à la solution d'un problème de hautes mathématiques, il se comporte de la même manière, il procède de la même façon, il suit la même loi... Cette théorie sur l'unité de composition de l'esprit est la pierre angulaire de l'édifice entier » (Liard, B, 178). 136 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE D'abord ce raisonnement sert déjà dans les sciences expérimentales pour étendre et appliquer à des cas particuliers nouveaux des lois générales que l'expé- rience antérieure, aidée de l'induction, a fait con- naître. Ceci ne peut être nié par personne et Binet reconnaît que le raisonnement nous permet d'ap- prendre que Paul est mortel. Mais ce n'est pas tout. Le point de départ du raisonnement déductif peut ne pas être expérimental, au moins au sens positiviste; il ne vient pas nécessairement de la seule expérience extérieure. Il suffit qu'il soit vrai et Vévidence est une source de certitude et fournit un point de départ au raisonnement, au même titre que la perception exté- rieure. Ceci a été prouvé, ce me semble, dans les deux para- graphes précédents de ce même chapitre, à propos des mathématiques et de la géométrie. On peut discuter pour savoir si les raisonnements mathématique et géométrique sont ou non des syllo- gismes. Milhaud dit oui (B, H5) et je crois que Fouil- lée dit non ^ Ceci est dans l'espèce une question secondaire de forme. Ce qui est certain, c'est que les raisonnements des mathématiciens et des géomètres sont déductifs et tout à fait différents des raisonne- ments inductifs des expérimentateurs. Ils ne vont pas du particulier au particulier ou au général; ils partent de principes universels ou généraux, d'axiomes et de définitions et en déduisent des conclusions qui sont contenues dans ces principes. Et alors le syllogisme et le raisonnement déductif échappent aux objections de Stuart Mill et des positi- vistes (Milhaud, B, 119). 1. Liard, A, distingue aussi la démonstration géométrique du raisonnement déductif ordinaire. LA BIOLOGIE ET LA LOGIQUE 137 En d'autres termes, les mathématiciens et les géo- mètres ne font pas d'autre raisonnement que ceux condamnés comme inutiles par Stuart Mill et Binet. Et cependant ces raisonnements servent à quelque chose, apprennent quelque chose, ne sont pas stériles, puisqu'ils arrivent à fonder des sciences entières avec des applications multiples. Le raisonnement déductif n'est donc pas toujours une « solennelle futilité ». Donc, l'ancienne logique n'est pas tellement ruinée que cela, tellement supprimée. Donc, tout en logique ne revient pas à l'expérience et à l'induction : la logique n'est pas un chapitre de la Biologie. Ce sont là deux sciences distinctes : il y a donc des limites entre la logique et la Biologie. "Voilà donc une première limite supérieure de la Biologie : celle qui la sépare des sciences rationnelles ou abstraites, mathématiques, géométrie et logique. Nous allons voir qu'une autre limite supérieure, non moins certaine, répare la Biologie de la métaphy- sique. VIII C. — Limites supérieures de la Biologie {suite). 2. — LA MÉTAPHYSIQUE C'est certainement sur, ou plutôt contre, la métaphy- sique que l'effort des positivistes contemporains a été le plus grand. On a voulu faire rentrer la métaphysique dans la Biologie ou plutôt, comme la chose est impossible par définition, on a nié la métaphysique. Du moment qu'elle ne pouvait pas devenir une partie de la Bio- logie, elle n'existait plus. Elle ne pouvait que perdre son préfixe ou disparaître. Il est devenu de mode de la persifler et de la classer, avec. Anatole France (Fouillée, B, 141), parmi a ces jeux, plus compliqués que la marelle ou les échecs », auxquels « l'intelligence s'emploie proprement » ou de rire, avec Giard, de * l'agitation stérile des méta- physiciens bomhinantes in vacuo », (Fouillée, B, xxxiv). Le snobisme est devenu tel qu'on finit par croire qu'il y a un certain courage à employer encore ce mot, du moins parmi les médecins et les biologistes. Car chez les philosophes de profession il n'en est certes pas de même (Liard, B; Fouillée, D...). LA BIOLOGIE ET LA MÉTAPHYSIQUE 139 1. La campagne contre la métaphysique ne date pas d'hier. Réagissant contre le dogmatisme idéaliste de Des- cartes et de Leibniz, Locke avait considéré l'esprit comme « une table rase, où les choses viennent sim- plement marquer leur empreinte. Plus d'idées innées, plus de principes a priori, il n'y a dans l'entendement d'autres éléments que ceux qu'apporte la sensation » (Milhaud, B, 35). C'est le principe de Condillac : nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu. Et Hume e est conduit, par une analyse profonde de la loi de causalité, loi fondamentale dans les sciences physiques, à déclarer qu'elle se réduit à une simple habitude d'es- prit » (Milhaud, B, 36). Voilà bien la ruine de la métaphysique : la Biologie et les sciences expérimentales subsistent seules et l'absorbent. De même, Auguste Comte ne cesse de voir dans les conceptions les plus hautes de la pensée scientifique « de simples abstractions dégagées du monde concret, et, dans ses notions en apparence les plus éloignées de toute réalité sensible, des propriétés des choses directement fournies par l'expérience. C'est là à ses yeux la condition essentielle pour que l'idée ait droit de cité dans la science i; à défaut de ces « éléments de positivité », elle « devient une -chimère » (Milhaud, B, 15). Cette attitude, ajoute Milhaud (16), « est celle qu'auront indéfiniment tous les Bacon de l'avenir, tous ceux qui se refusent à voir tout ce qu'il y a de créateur et de si originalement puissant dans la spontanéité de la pensée ». Nous avons déjà dit, en rappelant la loi des trois états, comment la métaphysique n'est pour Comte qu'une forme transitoire de la pensée humaine. Cette métaphysique tombe en désuétude et est graduelle- 140 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE ment remplacée ' par la science positive, qui est à la fois son « héritière ^ » et son « ennemie » (Lévy- Bruhl, 34). La recherche des causes est reléguée « dans des régions de plus en plus lointaines » ; la science n'étudie que les phénomènes et leurs lois et ainsi disparaît « le mode de penser mathématique ». Et ainsi disparaissent la connaissance et l'étude des notions absolues et nécessaires. Les notions absolues paraissent à Comte complètement impossibles et il ne voudrait en garantir aucune. « La philosophie posi- tive n'admet rien d'absolu », dit Lévy-Bruhl (377). « Il n'y a rien d'absolu en ce monde : tout est relatif », écrit Comte, dès 1818, à son ami Valat (Lévy-Bruhl, 383). Donc, « le positivisme nie le droit de la métaphy- sique à la vie » (Liard, B, 41) et, conclut Littré (Liard, B, 66), « les principes généraux de la doctrine de la nature humaine sont dans la Biologie ». Tout à fait analogue est la doctrine des association- nistes ^ et des évolutionnistes ^. Pour la première de ces écoles, « raisonnements, jugements, concepts, même ceux qui semblent le plus éloignés des premiers résultats de l'expérience et que nous qualifions d'universels et de nécessaires, se 1. « D'après la loi essentielle de la dynamique sociale, l'étal métaphysique n'est jamais que transitoire entre l'état théolo- gique et l'état positif » (Lévy-Bruhl, 40o). 2. Sans doute (Fouillée, U, 358) Auguste Comte a admis « la coexistence continuelle des trois états », mais sur des ques- tions différentes. Pour chaque question prise en particulier les solutions se succèdent, se remplacent et la solution posi- tive n'hérite de la solution métaphysique qu'en la tuant. 3. Voir Claparède, L'association des idées, Biblioth. de psychol. normale etpathol., 1903, et Harald Hoiïding, Esquisse d'une psy- chologie fondée sw l'expérience, édit. Poitevin; Félix Alcan, éditeur, 2" édit. trad., 1903. {Noie de la S' édition.) 4. Voir, pour tout ce paragraphe, Liard, B, 74 et suiv. LA BIOLOGIE ET LA MÉTAPHYSIQUE 141 réduisent, par une analyse progressive, en éléments empiriques *, tantôt réunis d'une façon temporaire, tantôt soudés en couples et en ensembles indissolubles par le fait de l'association... Tout s'explique, a dit Haftley, par les sensations primitives et la loi de l'as- sociation... Aperçue d"abord là où elle était le plus en relief, la loi de l'association est apparue peu à peu comme la loi universelle du mécanisme intellectuel tout entier. » « Elle explique, dit Ribot, tous les faits intellectuels, non à la manière de la métaphysique qui réclame la raison dernière et absolue des choses, mais à la manière de la physique, qui ne recherche que leur cause seconde et prochaine » (Liard, B, 75). Voulant aller plus loin que Locke et Kant en conci- liant leurs doctrines et reconnaître avec l'un que la pensée est innée à l'individu, avec l'autre que toute pensée vient de l'expérience, Herbert Spencer rap- porte « à l'expérience illimitée de la race humaine et des organismes inférieurs desquels elle est sortie par voie d'évolution, ce que Locke attribue à l'expérience de chaque individu, ce que Kant déclare irréductible » (B, 139). Et ainsi « l'intelligence, innée dans chaque individu, serait une lente acquisition de la race ». C'est l'idée qu'exprime Regnaud (94) quand il dit que ces principes sont « affaire d'instinct héréditaire et d'expérience personnelle ». Ribot (A) a brillamment développé la même doc- trine : € il importe de remarquer, dit-il (207), que le passage des cas particuliers à la généralisation et fina- 1. Pour Stuart Mill, le principe de causalité serait « un résultat d'expériences uniformes accumulées » (Liard, G, 155). Il " déclare expressément que la loi de causalité univer- selle, loin de précéder dans notre esprit les lois particulières de la nature, les suit et les suppose; et c'est à ces lois elles- mêmes qu'elle emprunte, suivant lui, l'autorité dont elle a besoin pour les garantir » (Lachelier, 20). 142 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE lement à l'universalisation * du concept de cause, au sens rigoureux, ne s'est fait que peu à peu... La croyance en une loi universelle de causalité n'est pas un don gratuit de la nature, mais une conquête... Elle (celte notion) n'en reste pas moins une conception tar- dive, ignorée de la plus grande portion du genre humain... le transport de cette loi (de causalité) à tout le connu et l'inconnu ne s'est produit que peu à peu, et, même de nos jours, il n'est pas complet, achevé. En un mot, la loi de causalité universelle est la géné- ralisation de lois particulières et reste un postulat. » On voit que la métaphysique biologique ou plutôt la doctrine qui sacrifie la métaphysique à la Biologie en n'admettant que l'origine expérimentale pour toutes nos connaissances a été obligée de se transformer peu à peu et en quelque sorte de se perfectionneç^. Ces modifications même prouvent ou au moins font prévoir la valeur des objections qu'on a formulées et qu'on peut, je crois, maintenir contre cette manière de voir, pour sauver la métaphysique. 2. Je ne souscris pas, dit Goblot (5), « à cet interdit jeté par les positivistes sur le domaine des métaphysi- ciens. 11 ne s'agit que de dissiper les malentendus d'oîi ils sont nés ». Le principal, le seul malentendu est celui qui veut 1. Quoique parlant ici d'universalisation, Ribot ne consacre son livre qu'aux idées générales et, à la dernière page (254), il dit expressément : « Existe-t-il, comme quelques-uns le sou- tiennent, des notions antérieures à toute intuition sensible qui ne puissent, en aucune manière et par aucun effort, être dérivées des données expérimentales? Il ne nous appartient pas de le discuter... c'est le problème de la constitution dernière de l'intelligence humaine que nous avons rigoureusement éli- miné de notre sujet ». LA BIOLOGIE ET LA METAPHYSIQUE 143 que la métaphysique et la science positive aient le même objet, que par suite elles ne puissent que se combattre et se déloger l'une l'autre sur le même ter- rain, alors qu'elles ont des terrains séparés, des objets distincts et qu'elles peuvent par suite coexister dans le temps et dans l'esprit humain, en se complétant. La Biologie n'est pas ïliéritière et par suite l'ennemie de la métaphysique. La Biologie et la métaphysique sont des sciences distinctes dont il faut connaître les limites. « La métaphysique peut se définir la recherche de ce qui est premier. » Le principal de ces objets « premiers » de la méta- physique est certainement formé par les principes absolus, universels et nécessaires, dont nous avons déjà parlé à propos des mathématiques et de la géométrie, qui ne dépendent pas de lexpérience et qui n'en proviennent pas. Il suffit de prendre comme exemples pour la démons- tration le principe de contradiction et le principe de causalité. Comme l'a très bien dit Fouillée (B, xxiv, 209), « ce n'est pas introduire dans la science une conception intruse et parasite que de poser la non-contradiction et la causalité comme universellement applicables à tout ce qui est du domaine de la connaissance ». Pour le principe de contradiction nous en avons suffisamment parlé dans le chapitre précédent. Ce principe est tellement évident que Stuart Mill, que nous avons vu soutenir la concevabilité de deux et deux font cinq recule ensuite et n'ose pas nier le principe de contradiction. Il met « à part cette propo- sition qu'une chose soit en même temj^s A et non A »; 144 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE dans ce cas extrême, il « consent à reconnaître le con- tradictoire » (Milhaud, A, 23). Milhaud trouve avec raison que le logicien anglais, t qui n'avait pas reculé devant les conséquences les plus effrayantes de sa manière d'entendre le langage I s'est « laissé intimider par la nécessité de faire un dernier pas bien insignifiant ». L'exception concédée par Stuart Mill ne lui semble pas justifiée ^ Je ne connais pas de meilleure réfutation de l'entière doctrine que nous combattons que cette argumentation de Milhaud poussant les idées d'Au- guste Comte et de Stuart Mill à l'extrême et par là même à l'absurde. Quant au principe de causalité, de raison suffisante (Leibniz) ou d'universelle intelligibilité (Fouillée), on ne peut pas en nier l'existence, malgré tous les rai- sonnements que l'on entassera : il a la valeur d'un fait. Tout a une raison, tout changement a une cause. Voilà un principe absolu et universel, qui existe, en fait, dans l'esprit humain et qui ne peut pas être le produit de l'expérience aidée de l'induction, puisqu'il est la condition même de toute induction. Quand, en Biologie, vous concluez, d'un certain nombre de faits bien observés, que, dans les mêmes conditions, les choses se passeront toujours de la même manière, quand vous établissez ainsi les lois du déterminisme biologique, vous appliquez, plus ou moins consciemment, mais nécessairement le principe de la raison suffisante. 1. « N'en doutez pas, dit Milhaud (A, 26), le terrible logi- cien s'est laissé inconsciemment glisser pour une fois &u point de vue objectif, d'où il voulait obstinément interpréter le sens de tous les termes, vers le point de vue subjectif. » LA BIOLOGIE ET LA xMETAPHYSIQUE 145 Si vous ne saviez pas d'avance que les mêmes causes produisent les mêmes effets, vous ne pourriez établir aucune science expérimentale. Il va sans dire que l'on applique ce principe incon- sciemment, sans l'avoir analysé. On ne peut donc pas objecter avec Binet (163) et bien d'autres que « cette connaissance très complexe manque à la plupart des hommes i et que chez ceux qui la possèdent elle « s'est formée plus tard, par une lente accumulation d'induc- tions partielles >. Tout le monde ne connaît pas le principe de la raison suffisante sous cette forme de loi, en ce sens qu'il ne l'a pas analysé et ne s'en est pas rendu scientifiquement compte. Mais chacun l'applique dès le premier jour oîi il raisonne et par suite chacun possède la notion qu'exprime ce principe avant toute espèce dinduction. Ce n'est donc pas « faire un cercle vicieux que de donner comme fondement à nos inductions le résultat d'une induction particulière, qui n'est ni constante, ni élémentaire, ni primitive ». Le cercle vicieux consiste au contraire à donner comme résultat de l'induction accumulée un principe qui est la condition de toute induc- tion et par conséquent lui est nécessairement antérieure'. Le point de départ du principe de causalité est si peu dans l'expérience que, renouvelant ce que nous avons dit pour les définitions géométriques, on peut soutenir avec Boutroux (29, 38) que, nulle part dans le monde concret et réel, le principe de causalité ne s'applique rigoureusement; et « il est impossible, d'établir expérimentalement ce soi-disant résultat de l'expérience » (Liard, C, 156). Et cependant nous le maintenons comme vrai, en face du réel, presque en contradiction avec le réel que nous fait connaître l'expérience. 1. Voir pour le développement de celte idée, Liard, B, 67. Grasset. 9 146 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Comme nous l'avons souvent répété, l'universel, l'absolu et le nécessaire ne peuvent pas sortir de l'expérience, qui ne donne que le particulier et ne peut même atteindre au général qu'avec l'c.ide de l'universel. € La nécessité etl'universalité absolues, dit Kant, sont les marques certaines de toute connaissance a priori et elles sont même inséparables; voilà un double signe qui permet de distinguer sûrement une connaissance pure d'une connaissance empirique » (Liard, B, 205). Quand donc Littré et les autres positivistes veulent examiner la prétention de la métaphysique à connaître l'absolu en se plaçant au point dé vue de la science positive, ils l'ont un cercle vicieux ou une pétition de principes : ils partent volontairement et arbitrairement d'un point de départ qui préjuge la question à résoudre. Ou le positiviste nie le principe universel de raison suffisante et alors il ne peut faire aucun raisonne- ment et ne peut fonder aucune science expérimentale — ou il admet et applique ce principe et alors il reconnaît sans le vouloir l'existence de l'objet de la métaphysique' et l'applique sans le savoir ^ 1. « Interrogez ceux qui rejettent la métaphysique; vous reconnaîtrez bien vite qu'ils la rejettent au nom d'un système de métaphysique, qui est naturellement le leur » (Fouillée, A, 275, cit. Blum, Bo?). 2. « C'est là la grande force de la réponse à donnera tous ceux qui voudraient faire de la métaphysique un article de contrebande intellectuelle. Qu'il soit à souhaiter, ou non, d'imposer un droit prohibitif sur les spéculations philoso- phiques, il est absolument impossible d'en empêcher l'impor- tation dans l'esprit. Et il est assez curieux de remarquer que ceux qui professent le plus hautement s'abstenir de ces denrées sont, au même moment, des consommateurs inconscients, sur une grande échelle, de l'une ou l'autre de leurs innombrables falsifications ou déguisements. La bouche pleine de la tartine beurrée, particulièrement indigeste, qu'ils affectionnent, ils se LA BIOLOGIE ET LA MÉTAPHYSIQUE 147 Comprenant cela et ne voulant que l'expérimental, Stuart Mill nie l'absolu et déclare « qu'il n'y a dans l'expérience ni dans la nature de notre esprit aucune raison suffisante, ni même aucune raison de croire > qu'il n'existe pas un univers dans lequel la succession des événements est toute fortuite et n'obéit à aucune loi déterminée. Mais alors, comme dit Liard, « dans cette hypothèse que devient la science? que devient la pensée? » (B, 129). En d'autres termes, « l'empirisme pur ne peut arriver à aucune certitude scientifique pour les choses de l'avenir'... La comparaison de Descartes est tou- jours vraie : les vérités métaphysiques sont les racines de larbre delà science et sans elles l'arbre se dessèche et languit, son feuillage pâlit et tombe » (Fonse- grive, 326). Lachelier, lui aussi, l'a très bien démontré et il conclut nettement : « L'empirisme s'efforce vainement d'asseoir un principe sur le terrain solide, mais trop étroit, des phénomènes » (36). On sera surpris de voir Stuart Mill émettre la même doctrine. « L'induction, dit-il, est le procédé par lequel nous concluons que ce qui est vrai de certains indi- vidus d'une classe est vrai de la classe entière, ou que répandent en invectives contre le pain ordinaire. En réalité, la tentative de nourrir l'intelligence humaine avec un régime ne contenant pas de métaphysique est à peu près aussi heureuse que celle de certains sages orientaux qui prétendaient, nourrir leur corps sans détruire aucune vie... Le poisson légendaire, qui de la poêle à frire se jeta dans le feu, n'était pas plus sottement conseillé que l'homme qui cherche un sanctuaire contre la persécution métaphysique dans les murs de l'observatoire ou du laboratoire " (Th. Huxley, cit. Blum. 556). 1. « Le positivisme est tombé dans l'illusion commune des négateurs de la métaphysique, qui ne sauraient en combattre les thèses qu'en leur en opposant d'autres » (Renouvier, A, 641), 148 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE ce qui est vrai certaines fois le sera toujours dans des circonstances semblables... L'univers, autant que nous le connaissons, est ainsi constitué, que ce qui est vrai dans un cas quelconque est vrai aussi dans tous les cas d'une certaine nature » (Blum, 218). Ce principe, condition de l'induction, est donc antérieur à toute induction. Il ne provient donc pas de l'expérience ; car l'expérience ne pourrait le donner que par induction et aucune induction n'est possible sans lui. L'évolution ne peut pas plus produire ces principes universels que l'expérience individuelle, puisque l'ac- cumulation du particulier, que ce soit oJiez le même individu ou à travers les familles, ne peut jamais permettre de franchir le fossé qui le sépare de l'absolu. Car, « ou bien les notions universelles sont en germe à l'origine de l'évolution; alors celle-ci ne les crée pas, elle les développe et les formes de la pensée ont un commencement absolu; ou bien elles apparais- sent à un degré quelconque de l'évolution; alors elles ne sont pas davantage un produit de l'évolution, et, dans ce cas encore, elles ontun commencement absolu». En somme, ni le nombre, ni même la totalité des phénomènes ne constituent l'absolu (Liard, B, 189-327). Donc, « le double principe qui est le nerf de toute recherche et de toute induction est antérieur à l'expé- rience » (Liard, 157). Et nous pouvons conclure avec Liard (B, 206) : « les raisons invoquées au nom de la science positive contre la possibilité de la métaphysique ne méritent pas créance ». Donc, il y a un objet de science que n'at- teignent ni la Biologie ni aucune science expérimen- tale : c'est l'objet de la métaphysique. On peut dire de la Biologie ce que Brunetière (A, 86) dit de la science : c ses titres sont nuls, absolument LA BIOLOGIE ET LA MÉTAPHYSIQUE 149 nuls, à parler de morale ou de métaphysique » ; et, comme dit Fouillée (A, 275, 16), « quels que soient les prétentions du positivisme ou, comme on dit de nos jours, de l'agnosticisme, les sciences de la nature et de l'homme ne supprimeront jamais la métaphysique... La métaphysique durera donc autant qu'il y aura des cerveaux humains, une société humaine et un monde dont ils subiront l'influence. L'homme est un animal métaphysique »; ou, comme dit Haeckel (13), l'animal des causes premières, Ursachenthier de Lichtenberg. 3. Donc, la métaphysique existe en dehors de la Biologie; donc, de ce côté-là encore, la Biologie est bornée par une limite supérieure. Remarquez que je veux simplement ici vous mon- trer l'existence de la métaphysique sans chercher à vous en faire mesurer l'étendue. Car je pourrais la montrer étudiant non seulement les idées universelles et absolues, mais aussi Vonto- logie, c'est-à-dire la nature substantielle des êtres vivants et de l'homme, arrivant même à la notion de l'infini et à l'idée de Dieu. Renouvier l'a courageusement dit (A, 390) : « ce n'est que gratuitement qu'on peut condamner à disparaître, en vertu d'une loi de l'esprit humain, la croyance en un seul Dieu, personne suprême, et dans le gouverne- ment divin du monde : croyance qui n'est infirmée par aucun argument positif tiré de l'expérience ou des sciences, seuls moyens de savoir aux yeux d'Au- guste Comte, et qui continue d'être amplement repré- sentée dansle monde, même scientifique. Le théisme... n'exclut nullement l'esprit positif, là où V esprit positif est à sa place ' ». 1. Et ailleurs : » c'est d'une souveraine croyance rationnelle à l'Un et au Bien comme fondement du monde quant à l'Essence 150 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Ce dernier membre de phrase, souligné par moi, exprime et résume toute la doctrine que j'essaie de développer dans ce livre. La question de l'âme humaine, de la substance du moi appartient aussi à cette partie delà métaphysique. Pour Auguste Comte, < la théorie métaphysique du moi représente un état fictif » (Fouillée, D, 183, 144), parce qu'il se place exclusivement au point de vue positif et que « le problème de l'âme est méta- physique, c'est-à-dire qu'il suppose une induction sur le fond des choses telles qu'elles sont en soi ». Il ne s'agit pas, bien entendu, de faire de la méta- physique une « mythologie abstraite » et d'admettre de ï véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde et conçues comme capables d'engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste alors à assigner pour chacun l'entité correspondante » (Liard, B, 42). Il serait ridicule de vouloir remplacer la science positive par la métaphysique, là où la science positive peut atteindre. Mais 1 tous les systèmes, quand on en défalque les différences spécifiques, présentent un même résidu, l'affirmation d'une existence en soi et par soi... » voilà l'objet réservé à la métaphysique*, à l'ontologie. « Toute qualité est inhérente à une substance... La substance n'est pas la somme des qualités elles-mêmes. (termes platoniciens) que dépend l'idée de l'Être parfait, c'est- à-dire doué (aux termes de Descartes) de toutes les perfections dont nous avons l'idée, sans comprendre d'où nous pouvons la tenir, si ce n'est de cet être lui-même » (Ch. Renouvier, A, 451). 1. « La force échappe aux prises de la science positive... le concept tout rationnel de force est essentiellement métaphy- sique » (Blum, 532. Note}- LA BIOLOGIE ET LA MÉTAPHYSIQUE 151 Car, si toute qualité requiert un support, une qualité ne peut être le support dune qualité... La critique établit la nécessité de la substance comme liaison des phénomènes * (Liard, B, 311, 256, 2G4). Cela suffit pour légitimer l'existence de cette partie de la miHaphysique. Et cela établit nettement la méta- physique en dehors de la Biologie et de toutes les sciences positives. Car, comme le dit très bien Fouillée (170), la science positive n'atteint pas l'être ou les êtres où résident tous les mouvements. Voilà donc un second objet de la métaphysique, un second côté par lequel elle existe et se sépare de la Biologie. 4. En somme et comme conclusion générale de nos deux derniers chapiti'es (vu et vin), il existe une science des idées, dont l'existence est indiscutable, en face et à côté de la science des faits. Je ne dirai pas complètement, avec Paul Adam, que « l'Esprit se lève contre le Fait et prétend le trans- former à son image ». Mais je dirai que l'esprit se lève à côté du fait, qu'il le précède et lui est supérieur ou du moins qu'il est la condition absolue de la connaissance et de l'analyse scientifique du fait. Il faut lire là-dessus tout l'ouvrage de Fouillée sur la Psychologie des idées forces : au panorama tout intellectuel des idées représentations « la psychologie des idées forces doit substituer l'action ». Toute idée est « une force qui tend à réaliser son propre objet ». Si l'homme ne veut accepter que la science des faits, c réduit aux phénomènes et à leurs relations, il demeure enfermé, comme le prisonnier de la caverne, dans le monde des apparences et des ombres » (D, 362). 152 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Il ne faut plus voir dans la métaphysique un simple mode transitoire de la pensée humaine. « La méta- physique et la science n'ayant pas le même objet, la loi des trois états qui en constate l'apparition succes- sive n'en prouve pas l'incompatibilité... Par son prin- cipe constitutif, le positivisme est condamné à ne jamais établir la proposition qui lui sert de base; par- tant son jugement sur la vanité des recherches méta>. physiques est mal informé et révisable... La pensée, qu'on l'appelle entendement ou raison, demeure la législatrice de la science... La science est vraie parce que l'esprit existe » (Liard, B, 555 à 202). Je n'insiste pas, ne voulant pas prendre position dans l'étude et l'exposé de la métaphysique : je suis trop incompétent pour cela et cela sortirait entière- ment du but et du cadre de ce livre. Pour continuer la démonstration de ma thèse je voulais simplement montrer que la métaphysique, comme les mathématiques, la géométrie et la logique, c'est-à-dire l'entière science de l'esprit et des idées, existe en dehors des sciences expérimentales, posi- tives, de la Biologie; par conséquent, de ce côté encore existe une limite importante de la Biologie. IX C. — Limites supérieures de la Biologie {fin). 3. — LA THÉOLOGIE ET LA RELIGION : CONNAISSANCES RÉVÉLÉES Il semble que ma thèse soit déjà amplement et suffisamment démontrée : la Biologie n'est pas la seule science, n'est pas le seul mode de connaissance et d'intellectualité; la Biologie a des limites puisqu'on dehors d'elle il y a les sciences physicochimiques, les sciences psychologiques (morale et psychologie), l'esthétique et ses applications (littérature et arts), les sciences sociales (sociologie, histoire) et leurs applica- tions (droit), les sciences abstraites et de l'esprit (mathématiques, géométrie, logique et métaphysique). Ma tâche n'est cependant pas entièrement terminée. Il y a encore un domaine réservé, il y a d'autres questions qui sont non seulement en dehors de la Biologie, mais aussi en dehors des autres sciences que nous avons énumérées : c'est le domaine de la théo- logie, de la révélation, de la religion. Je prie de noter que je ne veux pas plus exposer un dogme ou faire de l'apologétique chrétienne que je n'ai voulu développer une psychologie ou une méta- physique particulières. Je ne veux toujours qu'une chose : montrer qu'en 9. 154 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE dehors du domaine des études biologiques il y a un autre domaine livré aux études théologiques et reli- gieuses, comme il y a un autre domaine livré aux études psychologiques et un autre livré aux études métaphysiques. Ainsi posé, le fait ne me parait pas discutable. Nombreuses sont les questions dont la solution intéresse puissamment l'homme et qui ne sont résolues par aucune des sciences envisagées jusqu'ici. La physicochimie nous prouve nettement la conser- vation actuelle de la force au milieu de ses multiples transformations; elle est incapable de nous dire si, quand, pourquoi et comment cette force a commencé; si, quand, pourquoi et comment elle finira ou non; si elle est, ou non, éternelle et indestructible, dans le passé et dans le futur; si elle a été créée et si elle sera anéantie. « A ces questions : le monde a-t-il commencé? L'univers est-il limité dans l'espace? La matière est- elle divisible à l'infini ou constituée par des éléments indivisibles? Kant répondait en affirmant limpuis- sance de la raison à prendre parti pour la thèse ou l'antithèse » (Milhaud, A, 166). La Biologie, la mieux complétée par les dernières découvertes, nous prouvera l'existence de l'évolution dans un certain nombre de cas, la possibilité de cette évolution dans d'autres; elle sera toujours impuis- sante à dire, pour la vie comme pour la force phy- sique, si, quand, pourquoi et sous quelle forme cette évolution a commencé et si elle finira ou non. La psychologie nous montre bien le libre arbitre, les idées de beau et de bien; elle nous force à admettre, en nous, un être responsable. Mais la des- tinée précise de cet être lui échappe : d'où viënt-il? où va-t-il? mourra-t-il?.,. Graves questions que la psy- chologie la plus perfectionnée ignore. LA BIOLOGIE ET LA THÉOLOGIE 155 Enfin la métaphysique conduira certains d'entre nous à l'idée d'un infini qu'elle pourra appeler Dieu : mais toutes les questions de Providence, d'interven- tion, de création, de jugement... lui échappent abso- lument et lui échapperont toujours. Elle ne sait s'il y a une Providence active ou si la seule fonction de Dieu est olium cum dignitate. Chaque science laisse donc, en dehors d'elle, ce que Littré appelait un « résidu ». Nombreuses sont les a terres inconnues » pour les- quelles l'homme, armé de toutes les sciences que nous avons énumérées, est non seulement obligé de dire un provisoire ignoramus, mais encore est contraint de proclamer le fameux et définitif ignorabimus par lequel Du Bois-Reymond a terminé un discours célèbre. « La connaissance scientifique et philosophique étant toujours bornée, il restera toujours au delà une sphère ouverte à des croyances » (Fouillée, B,lvi). Il est donc impossible de dire : « Dans l'état actuel de la science, on ne doit plus renoncer à rien com- prendre dans les phénomènes de la nature » (Le Dantec, B, 8). Il reste vraiment et il restera toujours pour le savant un « au-de-là... l'inconnaissable auquel Spencer élève un autel comme au Dieu inconnu » (Fouillée. A, 4oj. Tout le monde reconnaît l'existence de ces mystères rebelles à la science positive. L'hypothèse évolutionniste, dit Tyndall (Blum, 550), c ne résout pas, elle na pas la prétention de résoudre le système dernier de cet univers. Elle laisse de fait la mystère intact... au fond, l'hypothèse ne fait que transporter la conception de l'origine de la vie à un passé indéfiniment distant ». Il y a des questions que la science laisse « ouvertes « et les vrais savants « ne permettent pas qu'on impose aucune limite déloyale à l'horizon de leurs pensées ». 15e LES LIMITES DE LA BIOLOGIE « On n'empêchera jamais l'être humain de se faire au moins son roman de l'infini », dit Blum (558), et il cite ce passage de J.-B. Dumas : « ... l'espace, le temps, le mouvement, la force, la matière, la création et la nature brute et le néant demeurent autant de notions primordiales dont la conception nous échappe... » La physiologie « ne sait rien de la nature et de l'origine de cette vie qui se transmet mystérieusement de géné- rations en générations, depuis son apparition sur la terre; d'où elle vient, la science l'ignore; oîi va la vie, la science ne le sait pas, et, quand on affirme le con- traire en son nom, on lui prête un langage qu'elle a le devoir de désavouer » (559), Ribot dit de même : « L'ensemble des connaissances humaines ressemble ainsi à un grand fleuve coulant à plein bord, sous un ciel resplendissant de lumière, mais dont on ignore la source et l'embouchure, qui naît et meurt dans les nuages. Les esprits audacieux n'ont jamais pu ni éclaircir ce mystère, ni l'oublier » (Blum, 566). Pour Littré (Blum, 579), cet inconnu forme « un océan qui vient battre notre rive et pour lequel nous n'avons ni barque ni voile mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable ». Stuart Mill parle aussi du mur qui nous enferme avec des « fissui'es,à travers lesquelles perce un rayon de cette lumière qui éclaire un dehors inconnu » (Blum, 579). a Nous vivons dans une oasis de savoir, riche et brillante mais environnée de tous côtés par une vaste région inexplorée, et cernée par d'impénétrables mys- tères » (Salisbury, 11). a On ne connaît pas, dit le professeur Virchow, un seul faitpositif qui établissequ'une masse inorganique, même de la Société Carbone et G'% se soit jamais transformée en masse organique. Et pourtant, si je ne LA BIOLOGIE ET LA THÉOLOGIE 157 veux pas croire qu'il y ait un créateur spécial, je dois recourir à la génération spontanée... mais personne n'a vu une production spontanée de matière organique. Ce ne sont pas les théologiens, mais les savants qui repoussent la génération spontanée... Il faut opter entre la création et la génération spontanée. » Et Foveau de Courmelles qui fait cette citation ajoute plus loin (368) : « on oublie facilement qu'il s'agit là d'un empire ténébreux, invisible, où il faut crier casse-cou aux savants qui cessent d'être scienti- fiques en s'y égarant ». C'est cette région restée mystérieuse et inconnue, déclarée inaccessible par la science positive * que la théologie et la religion veulent nous révéler et nous faire connaître. Il n'y a aucune humiliation pour le savant à admettre ce principe et à leur laisser le champ libre dans ce domaine. C'est la pensée qu'a exprimée un biologiste dont per- sonne ne contestera la haute compétence, Jules Soury, quand il a dit (615) : « Pourquoi l'homme de réflexion, le savant athée, au sens antique du mot, ne se mêle- rait il pas à la foule de ses frères, ne s'agenouillerait- il pas sur la pierre de ce pavé des cathédrales où sa mère l'a conduit enfant?... Plus l'homme de science sera savant, plus il aura conscience de son ignorance et de son néant, plus il trouvera digne de lui et de ses pères de s'incliner très bas sur les dalles de la vieille église, prostré dans un spasme de pitié, d'humilité infinies j. Berthelot a énoncé une pensée non démontrée scien- 1. C'est la matière de ce qu'Arago appelait VEncyclopédie de l'ignorance, <■ encyclopédie beaucoup plus riche, beaucoup plus instructive, aimait-il à répéter, que celle de la Science • (W. de Fonvielle, ix). 138 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE tifiquement quand il a dit (440) : « La méthode scien- tifique a été reconnue par l'expérience des âges écoulés, comme par celle des âges présents, la seule méthode eificace pour parvenir à la connaissance : il n'y a pas deux sources de la vérité, l'une révélée, surgie des profondeurs de l'inconnaissable; l'autre tirée de l'observation et de l'expérimentation , internes ou externes. » Voilà une affirmation purement gratuite, que, par définition même, la science est impuissante à établir. On peut donc traiter cette proposition d' « idole de notre imagination », suivant l'expression de Berthelot. De ce que les dogmes religieux n'ont pas « inventé l'imprimerie, le microscope, le télescope » (460) (l'énu- mération pourrait être bien plus longue que celle de Berthelot), cela ne prouve pas scientifiquement que ces dogmes n'existent pas, e7i dehors de la science^. Proclamer ainsi la banqueroute des dogmes, c'est leur appliquer exactement le raisonnement que l'on reproche aux ennemis de la science : pas plus que la science, la religion ne fait banqueroute dans un domaine qui n'est pas le sien, dans un domaine où elle n'affirme rien et ne suscite aucune espérance. Il en est en somme de la théologie et de la Biologie comme de la métaphysique et de la Biologie. L'une et l'autre ne paraissent faire banqueroute que sur un domaine qui n'est pas le leur. La théologie et la Bio- logie tâchent de remplir leur programme sur des domaines distincts et séparés. Étant ainsi séparées et distinctes par leur objet et leur domaine, la théologie et la Biologie ne se com- battent ni ne se contredisent, mais se complètent. Ainsi la rotation de la terre, fait scientifique, ne 1. C'est à propos de cet article de Berthelot que Fouillée a dit (B, xxxiii) : « La science, pour son malheur, a été défendue par les savants. L'un des plus illustres... » LA BIOLOGIE ET LA THÉOLOGIE 159 doit pas plus être considérée comme un argument contre le miracle de Josué, fait Ihéologique, que ce miracle lui-même contre les découvertes de Galilée. Ce sont là choses disparates ne pouvant pas s'influencer mutuellement ^ 11 ne faut pas que les savants, « quel que soit leur credo », cherchent « leur géologie dans leurs livres sacrés >. Mais il ne faut pas non plus enseigner cette « idée étrange que les croyances religieuses sont dans la dépendance des recherches physiques », et les savants ne doivent pas s'imaginer « que leur creuset ou leur microscope peut les aider à pénétrer les mys- tères planant sur la nature et la destinée de l'àme humaine i (Salisbury, 10). Nombreux cependant sont ceux qui, comme Draper, étudient les Conflits de la science et de la religion. Tous ces prétendus conflits résultent de l'oubli des limites qui séparent ces deux ordres de connaissance. Ainsi Draper dit (vi) qu' « une révélation divine exclut nécessairement la contradiction ». C'est très vrai. Mais la révélation divàne ne s'exerce que sur un terrain inaccessible aux autres modes de connais- sance et ne peut rencontrer de contradiction, si elle reste dans son domaine et la science dans le sien. On n'a donc pas le droit d'ajouter avec le même auteur que la révélation « exclut le progrès des idées et tout ce qui émane de la spontanéité humaine ». Ceci est une erreur manifeste et ne découle nulle- ment de la proposition précédente. Le domaine de la révélation est au-dessus et en dehors du domaine des idées et de la spontanéité humaines; la révélation ne peut donc en rien entraver c:; progrès. On peut dire seulement qu'elle le complète en quelque sorte. 1. Voir la note C à la fin du volume (p. 194) et la Revue de philosophie, 1904, p. "65. {Note de la 3* édilion.) 160 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE La révélation n'a rien à voir en physicochimie et en Biologie. Donc elle ne gène en rien l'essor de l'homme dans ces sciences. Elle ne cherche à intervenir qu'à partir du point où les autres modes de connaissance reconnaissent qu'elles doivent s'arrêter. Donc, ni contradiction réelle ni contradiction pos- sible. On a longtemps cru et on répète souvent encore que l'on ne peut pas être transformiste en Biologie et catholique en religion'. La doctrine « de l'évolution et du développement renverse le dogme de la création en plusieurs actes successifs », dit Draper (2o8). Cela n'est nullement prouvé. Il n'y a qu'à lire dans le livre de Quatrefages tout le chapitre intitulé transformisme, philosophie et dogme pour voir qu'en fait cette contradiction entre le transformisme et le dogme n'a jamais existé. Si le libre-penseur Charles Robin était antitransfor- miste, Lamarck, le véritable fondateur du transfor- misme, ne veut pas qu'on confonde i la montre avec l'horloger, l'ouvrage avec son auteur », proclame que « Dieu créa la matière » et que « la volonté de Dieu est 1. L'ouvrage de Darwin (1839) sur l'origine de l'espèce a été « publié à une époque où il fournit des armes de guerre à des hommes qui ne se préoccupaient aucunement de la vérité scientifique et qui en firent usage dans des polémiques violentes, dont l'ciret ne pouvait être que passager " (Salisbury, 28). « La plupart des partisans de Darwin, au moins sur le conti- nent, appartenaient au parti révolutionnaire, ce qui a fait croire que cette manière de voir entraînait une adhésion à des principes avancés » (W. de Fonvielle, 28, note). « C'est parce qu'ils défendaient ces doctrines (de la mutabilité de l'espèce) que la plupart de leurs concitoyens les considéraient comme des gens désireux de saper les fondements de la morale et de la religion » (Huxley, ibicL, p. 51). LA BIOLOGIE ET LA THÉOLOGIE 161 partout exprimée par Texécution des lois de la nature, puisque ces lois viennent de lui ». Un outre transformiste, Etienne Geoffroy-Saint- Hilaire, était « religieux » et écrivait, à la fin d'une de ses dernières publications : « Si j'ai pu être quelque peu utile, gloire à Dieu! » D'Omalius d'Halloy était « un vrai catholique, croyant et pratiquant » et le Père Bellinck : jésuite et transformiste éminent. Darwin lui-même, s'il avait perdu la foi, se pro- clamait « déiste » et disait : « le mystère du com- mencement pour toutes choses est insoluble pour nous; et je dois me contenter de demeurer un agnos- tique ». Voilà la vraie formule : le biologiste est un agnos- tique en religion, en tant que biologiste. Donc, rien, en Biologie, ne l'empêche d'être, d'autre part, reli- gieux. Chacun peut, s'il le croit bon et sans contradic- tion, aller successivement à son laboratoire et à son oratoire *. 1. Partant de cet « aphorisme » Jules Soury vient de faire, dans VAclion française (1" novembre 1901) un n-marquable article sous ce titre : Oratoire et laboratoire. Voici quelques phrases du début : « J'ai soutenu et je répète qu'entre la foi et la science, bien comprises, il n'existe point de conflit pos- sible, c'est à la condition qu'il n'y ait point de rencontre. Leur domaine est distinct; elles s'ignorent, elles ne répondent ni aux mêmes besoins ni aux mêmes questions... La science ne sait rien et, par définition, ne peut rien savoir de ce que croit la foi : Dieu, la création, l'àme immortelle, la liberté morale, la vie future, le miracle et le surnaturel. La foi ne sait pas : elle croit. Ses certitudes sont des illuminations de ce qu'elle appelle la grâce... » — Tout le monde ne pense pas du reste de même et le Libertaire disait peu de jours avant (12 au 19 octobre 1901) : « On s'afflige d'apprendre qu'un cli- nitien de la valeur de M. Grasset, par exemple, est clérical. 0 la terrible fo ie! » 162 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Halleux a repris toute cette question de l'évolution devant le dogme catholique. « La question de notre origine simienne, dit-il en commençant, intéresse peut-être moins la foi qu'on ne le pense généralement. » Il montre que le dogme catholique vise exclusivement la création par Dieu de chaque âme humaine. Mais « que le corps du premier homme ait été formé d'une matière directement empruntée au règne inorganique ou d'une matière organisée, préparée dans une certaine mesure par l'évolution, il n'en reste pas moins vrai (pour le catho- lique) que Dieu est l'auteur de notre vie... » De même, Tyndall : « Croyez-moi, son existence (de l'hypothèse évolutionniste) à l'état d'hypothèse dans un esprit est parfaitement compatible avec l'existence simultanée de toutes les vertus auxquelles on peut appliquer le nom de vertus chrétiennes » (Blum, 548), Après ces explications et en comprenant les choses de cette manière, il paraît difficile de considérer la religion comme une maladie de l'esprit. C'est là cependant ce qu'admet Sergi (404) quand s'occupant < du caractère et de la signification psychologique de la religion », il déclare qu'il la considère < comme une manifestation pathologique de la fonction de pro- tection, comme une déviation de la fonction nor- male développée dans la nature physique et orga- nique, déviation causée par l'ignorance des causes et des effets ». Personne n'acceptera, comme un procédé de discus- sion et un argument de réfutation, qu'on traite de malades ceux qui n'ont que le tort de penser autre- ment que l'auteur. Nous revenons là aux affirmations a priori, non scientifiques, lancées superbement par des positivistes sincères. Je comprends mieux Secrétan disant, en tête de son LA BIOLOGIE ET LA THÉOLOGIE 163 beau livre de philosophie : « je suis resté fidèle aux croyances de ma jeunesse. Je lis toujours dans le, christianisme le secret du monde... La religion, la phi- losophie et la science ne sont point trois procédés d'inégale valeur pour atteindre la solution du même problème, elles ont chacune au contraire leur pro- blème et leur objet distincts... Cette unité finale et suprême que la pensée réclame, l'expérience de la vie me la montre dans la religion pleinement réalisée... La religion est donc, quoi qu'on en dise, un élément essentiel de notre vie, la fonction centrale et synthé- tique de l'esprit... Autoritaires, rationalistes, juste milieu, tous reconnaissent, contrairement aux suppo- sitions positivistes, que la religion n'est pas un acci- dent de l'histoire mais une fonction de l'humanité. » Il est impossible de dire avec Schleiermacher et Hegel que la théologie c est au fond un tissu d'apparences, «ne forme inadéquate de la vérité >. La science qui doit tout ignorer de la théologie serait bien mal venue à en discuter les bases et la valeur. Chaque homme, entend comme Pascal, une voix lui dire : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas trouvé ». La croyance à la Providence et à la prière n'a rien de contradictoire avec toutes les sciences les plus positives. Comme dit encore Secrétan, « nous pouvons admettre l'efficacité delà prière pournous-mème et pour autrui sans porter atteinte à la conviction que le propos de l'Éternel est immuable, que les lois de la nature ne souf- frent pas d'exception et que la science est possible. » Il est donc aussi antiscientifique que ridicule de répandre la phobie de la révélation chez tous les hommes de science' et surtout de faire de cette crainte même la base d'une argumentation scientifique. 1. C'est le raisonnement, cité plus haut de Virchow. 164 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE C'est cependant ainsi qu'ont raisonné Haeckel et Weissmann, quand ils ont dit : le premier, « les monères primitives sont nées par génération spontanée de la mer, comme les cristaux naissent dans les eaux-mères. Oui ne croit pas à la génération spontanée admet le miracle '. C'est une hypothèse nécessaire et qu'on ne saurait ruiner par des arguments" a priori ou des expériences de laboratoire » — et le second, « nous acceptons la sélection naturelle, non point parce que nous sommes à même de la démontrer en détail, non point parce que nous pouvons la comprendre avec plus ou moins de facilité, mais parce que nous y sommes obligés, parce qu'il n'est pas possible de con- cevoir qu'il y ait un autre moyen de rendre compte de l'adaptation des organismes, sans invoquer l'existence d'un plan préconçu dans la nature ». Ainsi, comme le dit très bien de Kirvs^an (à qui nous empruntons ces citations), « il faut admettre, contre toute expérience, un fait imaginaire afin de supprimer un fait réel, mais qui gêne une théorie préconçue ». Salisbury avait déjà, de son côté, finement raillé cette argumentation qu'il trouve « étrange » sous la plume d' « un philosophe de la pénétration du profes- seur Weissmann ». « Voilà la manière dont on s'y prend pour raisonner... La roue du destin apporte toujours la vengeance des 1. Au moment où je corrige ces épreuves je reçois un très beau discours de Mgr Henry sur la Philosophie et la Foi (Lyon, 13 novembre 1901). L'évêque de Grenoble s'adresse aux hommes qui ont su offrir « à la Science et à la Foi, comme à deux sœurs dignes de s'entendre et de s'aimer, la joie d'une cohabitation pacifique dans le palais de leur intelligence » et il leur dit nettement : « Ni la science ne doit périr étouffée par la foi, ni la foi mourir dans les âmes sous les coups que lui aura portés la science... De conflit entre elles il n'y en aurait donc d'aucune sorte, sans les passions qui ont tout intérêt à en créer, par ce qu'elles en vivent... • LA BIOLOGIE ET LA THÉOLOGIE 163 opprimés. Il n'y a pas très longtemps que la croyance dans l'existence d'un plan général delà nature régnait d'une façon despotique. Même ceux qui minaient son autorité avaient l'habitude de commencer par lui rendre hommage afin de ne pas blesser la conscience publique en refusant d'en proclamer la réalité. Aujour- d'hui, la révolution est si complète que voilà un grand philosophe qui fait usage de ce principe jadis invio- lable pour exécuter une réduction à Vabsurdel II pré- fère croire ce qu'il ne peut démontrer en détail, ce qu'il ne peut concevoir en gros, plutôt que de se rendre coupable d'hérésie en admettant un principe aussi ridicule que l'intervention d'un pouvoir régula- teur > (37-40-41). Tout ce joli passage peut être appliqué à l'ensemble des idées religieuses et peint bien la terreur qu'elles inspirent aux savants actuels. Que la science fasse donc son travail sans se préoc- cuper des rapports que ses conclusions auront avec celles de la théologie, soit dans un sens, soit dans un autre. Elle n'a pas le droit d'interdire la foi à ceux qui veu- lent et qui peuvent l'avoir, à ceux qui disent comme Maxime du Camp : « dans le labyrinthe de la vie, le meilleur fil conducteur est encore la foi * » ; ou comme Taine : « le vieil Évangile, quelle que soit son enve- loppe présente, est encore le meilleur auxiliaire de l'instinct social » ; à ceux en un mot qui croient trouver dans la religion ce complément d'informations qui satisfait leur « désir de connaître le pourquoi des choses », désir dont Spencer reconnaît qu'il tourmente incessamment l'esprit humain (Halleux, 183-188-190). 1. Maxime du Camp ajoute du reste : « Je parle d'une façon désintéressée, car je n'ai pu la saisir ». 166 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Si la science ne doit pas interdire la religion, la religion à son tour ne doit pas interdire la science. Il en est bien ainsi pour la religion catholique, qui, sans vouloir en rien la comparer aux autres, est générale- ment considérée comme la moins tolérante. Voici en effet ce que nous lisons dans la Constitu- tion dogmatique de la Foi catholique établie par le concile du Vatican (c'est au livre de Draper que j'em- prunte ces citations!) « L'Église catholique a toujours tenu et tient encore qu'il existe deux espèces de sciences, distinctes l'une de l'autre dans leur principe et dans leur objet : dis- tinctes dans leur principe, parce que, dans l'une, nous sommes instruits par la raison naturelle et dans l'autre par la foi divine; distinctes dans leur objet, parce que, outre les vérités auxquelles notre raison peut atteindre, on présente à notre esprit des mystères cachés en Dieu, lesquels ne peuvent arriver à notre connaissance que par la voie de la révélation, » Et plus loin : « Si éloignée est l'Église de s'opposer à la culture des sciences et des arts qu'elle les encou- rage et les protège de diverses manières : car elle n'ignore ni ne méprise les avantages qui en dérivent pour le bien de l'homme ^.. Elle ne défend à aucune science de se servir de ses principes et de ses méthodes dans le domaine qui lui est propice ». Voilà bien la doctrine que je défends dans ce tra- vail : il faut cesser d'opposer la science et la foi, d'en signaler les conflits et de se demander plus ou moins anxieusement à qui restera la victoire. Ce sont là des querelles dignes du moyen âge : à 1. « ... La science et la foi sont si peu faites pour entrer en lutte que, loin de retenir les chrétiens éloignés des connais- sances humaines, la religion fait mieux que leur permettre, elle leur recommande la science » (JMgr Henry. Dicours cité 29). LA BIOLOGIE ET LA THÉOLOGIE 167 cette époque la science ne pouvait s'établir que sous le contrôle en quelque sorte de la théologie; aujour- d'hui on voudrait que la théologie n'existât que comme science positive. Or, ceci c'est la supprimer par définition et sans discussion. Car, par essence même, la théologie, science des vérités révélées, ne peut être ni classée dans les sciences positives ni jugée par les sciences positives. Il n'y aurait lutte et conflit que si les solutions théo- logiques et les solutions ■ scientifiques portaient sur les mêmes objets. Mais il n'en est rien. La révélation ne cherche à nous instruire que sur les terrains laissés dans le mystère et l'ignorance par toutes les autres sciences, expérimentales et rationnelles. Il ne peut donc pas y avoir de conflit. Car, comme disait Benjamin Constant, « à mesure que la religion se retire de ce que les hommes con- naissent, elle se replace à la circonférence de ce qu'ils savent » (Brunetière, B, 36). Et cette circonférence limite existe toujours malgré tous les progrès qui en allongent le rayon. On peut discuter (et sur ce point je ne me prononce pas, quoique ayant mon opinion personnelle, très ferme, sur la question), on peut discuter pour savoir si la religion réussit à faire connaître ces terres incon- nues et inconnaissables des savants, mais on ne peut pas opposer à la religion une fin de non recevoir, une question préalable hautaine : ce serait un a priori non scientifique, que notre époque ne peut pas se per- mettre. Donc, voilà encore une nouvelle et dernière limite supérieure de la Biologie : la limite qui la sépare de la théologie et des connaissances révélées. CONCLUSIONS GENERALES Biologie et vitalisme. Que conclure de tout cela? Quelle est l'utilité de cette longue et laborieuse analyse des limites naturelles de la Biologie, dans les divers sens? La conclusion est bien simple et on en voit immé- diatement l'immense importance. La conclusion, c'est que toutes ces diverses sciences ne sont pas des chapitres divers d'une seule science *, la Biologie, qu'on ne peut pas les ramener les unes aux autres, qu'elles sont indépendantes, peuvent se développer indéfiniment, chacune dans son domaine sans jamais se nuire mutuellement, se contrarier ou se contredire. Nous généralisons ainsi la pensée d'Auguste Comte quand il a dit : « la physique doit se défendre de l'usur- pation des mathématiques; la chimie, de celle de la physique, enfin la sociologie, de celle de la biologie » (Fouillée, D, 17). Grasset. 1" 170 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Nous ajoutons : la métaphysique et la théologie doivent se défendre de l'usurpation de la Biologie. Il est, par exemple, inexact de dire que la science « nous a révélé, de vérité certaine, combien incompa- tibles sont nos anciennes croyances avec l'histoire, la physique et la biologie » (de Lapouge). Ce sont des choses différentes, mais non incompa- tibles, des domaines séparés, objets de sciences, dis- tinctes mais non opposées ou contradictoires. De même, quand Haeckel dit : « dans cette guerre intellectuelle, qui agite tout ce qui pense dans l'huma- nité et qui prépare pour l'avenir une société vraiment humaine, on voit d'un côté, sous l'éclatante bannière de la science, l'affranchissement de l'esprit et la vérité, la raison et la civilisation, le développement et le pro- grès. Dans l'autre camp se rangent, sous l'étendard de la hiérarchie, la servitude intellectuelle et l'erreur, l'illogisme et la rudesse des mœurs, la superstition et la décadence » (Quatrefages, i, 7). Ce sont là des mots, plus ou moins ronflants et séduisants pour des snobs superficiels; mais ce n'est pas de la science. Avec autant de raison, on pourrait renverser bout à bout les termes de la proposition. Il faut être bien pauvre d'arguments positifs pour en venir à accuser bruyamment d'illogisme, de rudesse des mœurs, de superstition et de décadence des gens qui n'ont d'autre tort que de penser, sur certains points, autrement que l'auteur. De là à rétablir l'Inquisition à rebours, il n'y a qu'un pas. En fait, nos divers modes de connaissance s'entr'- aident, se complètent pour nous permettre d'arriver à acquérir la plus grande somme possible de vrai. Mais le développement d'aucun d'eux ne peut gêner, condamner ou seulement restreindre le voisin. CONCLUSIONS GÉNÉRALES 171 Quand une science en condamne une autre, c'est qu'au moins l'une des deux est sortie de son domaine. « L'interdit des positivistes frappe donc les usurpa- tions de la métaphysique et ses empiétements sur le domaine des sciences : mais il n'atteint en rien la vraie métaphysique, celle qui s'en tient à son pro- blème propre » (Fouillée, A, 6). Chaque science ignore l'objet des autres. L'homme seul, dans son unité personnelle, peut les connaître et les utiliser toutes. La science, dit Draper (163), « demande seulement le droit, qu'elle accorde si volontiers aux autres, de se choisir son propre critérium à elle-même ». Rien de plus juste. Qu'on laisse la Biologie « se choisir son propre critérium »; mais qu'à son tour elle « accoide volontiers » ce droit aux autres sciences, même à la théologie. Si l'on me permet un mot dont on a beaucoup usé dans ces derniers temps, j'appellerai ma théorie la théorie de l'action parallèle^des diverses sciences. Oui, ce sont là des parallèles qui ne doivent jamais se croiser ou se couper, qui ne peuvent se ren- contrer qu'à l'infini, c'est-à-dire lors de la connaissance absolue, complète et définitive de la vérité : ce qui n'est pas de ce monde. Vous voyez que cette « marche parallèle » n'est pas r « ordre dispersé > avec lequel on ne peut aboutir à rien. L'esprit humain fait l'unité, centralisé, empêche 1' « anarchie » de ces diverses sciences. Fouillée l'a très bien dit (A, 29j : « les sciences, diverses pour les objets qu'elles étudient, nombre, 1. On l'a appelée aussi la « théorie des cloisons étanclies»; cloisons percées de fenêtres, mais pas de meurtrières. [Note de la 3" édition.) 172 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE étendue, corps, êtres vivants, ont leur unité dans le sujet pensant ». C'est là le vrai monisme, donnant satisfaction à la raison humaine qui, selon une définition remontant à saint Augustin, « est une force orientée vers l'unité » (Naville, 10). Je n'ai pas besoin d'insister pour montrer combien larges et libérales sont ces idées, d'ailleurs vieilles comme le monde. J'ai déjà cité Stuart Mill se plaignant « de l'obstina- tion des positivistes à ne vouloir laisser aucune porte ouverte ». Nous, nous laissons ouvertes les portes et les fenêtres; mais elles sont percées dans des murailles solides, qui limitent les territoires. Sans discuter ici la hiérarchisation des diverses sciences et l'hégémonie de telle ou telle, disons que chacune est et doit rester maîtresse chez elle. Elles ne doivent prendre « aucun ombrage » les unes des autres, « de leurs progrès, de leurs conquêtes ». « Une vérité n'a rien à craindre d'une autre vérité ». Les sciences doivent se reconnaître mutuellement « la pleine liberté de leurs méthodes », accepter mutuelle- ment « leurs résultats sans mesquines chicanes, quand même ces résultats dérangeraient » ou paraîtraient déranger « quelques-unes des conceptions idéales de notre esprit » (Caro, cit. Blum, 567). Et ainsi, en montrant les limites de la Biologie, je n'ai en rien diminué ni restreint la portée et le dévelop- pement ultérieurs indéfinis de cette magnifique science. Je me suis contenté de marquer ce qui ne lui appar- tient pas, ce qu'elle ne peut pas étudier. Ce n'est certes pas restreindre la physique que de montrer où commence la chimie; ce n'est pas res- treindre les mathématiques que de montrer où com- mence la science expérimentale. CONCLUSIONS GÉNÉRALES l'73 De même, ce n'est pas restreindre la Biologie que de montrer ses limites naturelles. C'est au contraire la défendre contre certaines attaques. On ne pourra plus l'accuser jamais de faire banque- route, puisqu'elle n'a trompé l'attente que de ceux qui lui demandaient de sortir de son domaine '. « Toute usurpation d'une science sur un domaine étranger aboutira nécessairement à des déconvenues » (Fouillée, B, xxxi). Mais la science qui n'essaie pas d'usurper ne risque ni désillusion ni déception. De cet exposé et de cette discussion la Biologie me paraît donc sortir plus grande, plus forte, plus pré- cise, avec un avenir de progrès indéfini pour conti- nuer et compléter les grandes découvertes antérieures. En nème temps j'ai essayé de répondre à la ques- tion de Liard que j'ai déjà citée plus haut : doit-on dire que les trois solutions — théologique, métaphy- sique, positive — qui s'excluent mutuellement sur une même question, ne peuvent coexister sur des ques- tions d'ordre essentiellement différent? Je crois avoir nettement répondu et établi qu'elles peuvent parfaitement coexister, se compléter même, et qu'on ne doit pas (pour emprunter encore une expres- sion de Liard) déclarer mal faits ou malades les cer- veaux où elles se produisent ensemble, sans toutefois se mêler et se confondre. Par là même je crois également avoir réfuté la loi des trois états d'Auguste Comte, montrant que ce né sont pas là trois états successifs de nos connais- sances. 1. « Ce sont les hommes qui parlent au nom de la Science qui peuvent faire faillite ou même banqueroute frauduleuse. Quant à la Science, elle est infaillible, infaillitable » (W. de Fonvielle, in Salisbury, vu). 10. 174 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE Ce sont trois ordres de connaissances qui existent logiquement ensemble dans l'esprit humain. « La religion, la philosophie et la science ne sont pas trois manières consécutives de résoudre le même problème » (Secrétan, 64). Les sciences particulières sont nées non « pas du démembrement de l'objet spécial de la métaphysique, mais du discernement graduel de deux ordres de réa- lités : d'une part les effets et les conséquences, d'autre part les causes et les principes. Ce qu'elles se par- tagent entre elles, c'est le monde des phénomènes; elles ne touchent pas, encore moins l'entament-elles, au monde des principes : leur constitution progressive a donc pour résultat, non pas de diminuer peu à peu, mais de délimiter avec une rigueur croissante l'objet de la métaphysique » (Liard, B, 55). Donc, ce qui a varié aux diverses époques ', ce qui a évolué et changé, c'est la délimitation respective des trois modes de penser, c'est l'hégémonie abusive qui a passé successivement à chacun de ces ti'ois modes de connaissances. Au début, la théologie a tout dominé; puis la méta- physique a envahi. Aujourd'hui la science positive, la Biologie, veut envahir à son tour. Le moment est venu de mettre chacun à sa place. Au risque d'être traité de Guelfe par les Gibelins et de Gibelin par les Guelfes, il faut assigner ses limites à chaque science, sans permettre de tyrannie et sans demander de servilisme à aucune. 1. Le positivisme « faisait d'une hypothèse historique, la prétendue loi des trois états de l'esprit humain, un dogme qui le dispensait de l'étude de l'esprit humain lui-même. Mais, alors même que la succession de ces états ne serait pas une chimère, il aurait fallu apporter la preuve que l'état positif était vraiment le dernier et définitif : induction arbitraire » (Renouvier, 417). BIOLOGIE ET VITALISME 175 Nec ancilla nec domina peut devenir la devise de toutes. Je ne crois pas faire ainsi de la « concentration rétrograde » ou manquer de cette « parfaite cohé- rence logique et mentale » dont le positivisme voudrait avoir le monopole (Lévy-Bruhl, 396). Avant de terminer, on permettra à un vieux Mont- pellierain, amoureux entêté de son aima ynater, de montrer combien cette grande conception de la Bio- logie reproduit simplement nos traditionnelles doc- trines vitalistes. L'idée vitaliste * est au fond et simplement celle-ci : les lois de la vie et des êtres vivants ont leur auto- nomie et leur individualité propres; on ne peut les confondre ni avec les lois physicochimiques ni avec les lois du psychisme supérieur, de la morale et de la métaphysique; la Biologie est une science distincte, qu'il faut séparer, d'un côté de la physicochimie, de l'autre delà métaphysique; elle est indéfinie dans son programme personnel, elle est limitée par les autres sciences avec lesquelles il ne faut pas la confondre. Voilà l'idée fondamentale du vitalisme. On voit que c'est précisément l'idée que je viens de développer en essayant de préciser les limites de la Biologie. l. Voir mes études : 1° Sur la Vie et la maladie (1877) en tête des trois premières éditions de mes Maladies du système nerveux; 2° Sur le Professeur Chauffard et ses doctrines dans le Montpellier médical (1877, XXXVIII, 340 et XXXIX, 338; 1878,- XL, 544; 1879, XLIl, 255); 3° Sur les Vieux dogmes cliniques devant la Pathologie microbienne, à la fin delà quatrième édi- tion de mes Maladies du système nerveux; 4° Sur V Évolution vu'dicale en France au xix" siècle (1899), dans les Comptes rendus du V Congrès français de Médecine à Lille (Discours d'ouverture). Voir aussi mon article sur le Centenaire de Barlhez (1806-1906), Montpellier médical. 1904, p. 565. {'Note de la 3" édition.) 176 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE On remarquera que je ne prononce ici aucun des mots de principe vital ou de force vitale, qui ont été l'objectif et le bouc émissaire de toutes les discussions contre le vitalisme montpellierain, les uns raillant, les autres discutant sérieusement*, tous s'attaquant à la question du double dynamisme, à la question de l'existence substantielle et indépendante du principe de la vie, question qui appartient à la métaphysique et non à la Biologie. Barthez, qui symbolise glorieusement notre vita- lisme (comme sa statue garde la porte de notre École), Barthez n'a jamais voulu traiter que la question biolo- gique, nous dirions aujourd'hui la question positive; il s'est toujours refusé à étudier la question métaphy- sique 2, laissant ce soin à d'autres. Il ne pouvait d'ailleurs pas faire autrement, lui, dont le « moyen de réforme fut l'introduction de la philosophie inductive dans la médecine... Cette mé- thode, rajeunie par Bacon, qui en avait fait un nouvel instrument de progrès... parut à Barthez le meilleur moyen de tirer la médecine du joug des théories où elle se débattait et de la remettre dans le courant naturel des progrès dont les sciences physiques et naturelles donnaient l'exemple » (Bouisson, 671). Une pareille méthode ne pouvait conduire qu'à des résultats expérimentaux, ne préjugeant rien des solu- tions métaphysiques possibles. La chose est bien mise en lumière dans le passage suivant de Barthez qui est capital et a en quelque sorte une valeur historique. « La philosophie naturelle a pour objet la recherche 1. Voir notamment Max Verworn, 47, et le remarquable ouvrage du R. P. Marie-Thomas Coconnier, 235 et suiv. 2. S'il paraît avoir abordé parfois cette question, c'est surtout par impropriété de langage. En tout cas, ce ne sont pas plus ces passages qui fixent sa doctrine que la religion d'Auguste Comte ne doit représenter le positivisme. CONCLUSIONS GÉNÉRALES 177 des causes et des phénomènes de la nature, mais seu- lement en tant qu'elles pe?t.vent être connues par l'ex- périence. L'expérience ne peut nous faire connaître en quoi consiste essentiellement l'action d'une de ces causes quelconques (comme par exemple celle du mou- vement des corps qui est produit par l'impulsion) et elle ne peut manifester que l'ordre et la règle que suivent, dans leur succession, les phénomènes qui indiquent cette cause. On entend par cause ce qui fait que tel fait vient toujours à la suite de tel autre; ou ce dont l'action rend nécessaire cette succession, qui est d'ailleurs supposée constante... Dans la philosophie naturelle on ne peut connaître les causes générales que par les lois que Vexpérience réduite en calcul a découvertes dans la succession des phénomènes. On peut donner à ces causes générales, que j'appelle expérimentales et qui ne sont connues que par leurs lois que donne l'expérience, les noms synonymes et pareillement indéteiminés de principe, de puissance, de force, de faculté, etc. Toute explication des phéno- mènes naturels ne peut en indiquer que la cause expé- rimentale. Expliquer un phénomène se réduit tou- jours à faire voir que les faits qu'il présente se suivent dans un ordre analogue à l'ordre de succession d'autres faits qui sont plus familiers et qui dès lors semblent être plus connus... Dans toute science natu- relle, les hypothèses, qui ne sont pas déduites des faits propres à cette science et qui ne sont que des conjectures sur les affections possibles d'une cause occulte, doivent être regardées comme contraires à la bonne méthode de philosopher j> (Cit. Beaugrand). Voilà en quelque sorte la profession de foi du vita- lisme de Barthez : c'est le nôtre'. C'est une doctrine 1. Ainsi défini, le vitalisme ne me paraît passible d'aucune des objections qu'Alfred Fouillée formule (D, 81) contre la Ï78 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE positive, biologique, laissant intacte et en dehors toute discussion métaphysique. Si les mots faculté, principe, force sont parfois employés, c'est pour la commodité du langage, mais dans un sens indéter- miné, non comme la désignation ontologique d'une cause occulte. On peut rapprocher de ce passage de Barthez la phrase suivante de Claude Bernard : « l'obscure notion de cause doit être reportée à l'origine des choses... elle doit faire place, dans la science, à la notion du rapport et des conditions. Le déter- minisme fixe les conditions des phénomènes... » (Cit. Renan). Voilà le vitalisme, celui dont j'ai pu dire que le xix" siècle l'avait conduit de sa forme philosophique et synthétique personnifiée par Barthez et par Bichat à sa forme expérimentale et analytique personnifiée par Laennec, Claude Bernard et Pasteur'. Ce vitalisme n'est autre que la Biologie telle que nous la comprenons, c'est-à-dire la Biologie se tenant chez elle, restant elle-même, également distincte de la physicochimie et de la psychologie, de la métaphy- sique et de la théologie, la Biologie reconnaissant qu'elle a des limites. Ainsi comprise, la Biologie n'est ni tyrannique ni intolérante, en même temps qu'elle n'est ni asservie ni dépendante. Elle laisse à chacun de ses disciples sa liberté de penser, de savoir et de croire en psychologie, en métaphysique et en religion, comme elle le laisse libre en mathématique et en physicochimie. force vitale, rapprochée par lui des « forces occultes de la scolastique », de la ■• faculté pulsifique des artères », de « l'horreur du vide et autres » « entités érigées en causes ». 1. Voir les travaux récents sur le néovitalisrne et notamment CONCLUSIONS GENERALES 179 Cette doctrine, qui est celle du libéralisme * philoso- phique, consiste simplement à dire à la Biologie comme à chacune des autres sciences : Ne cherchez pas à sortir de vos limites naturelles et on respectera votre domaine; N'empiétez pas et vous ne serez pas envahie. Chacun chez soi I les Rapports de Reinke {Der Neovitalismus und die Finalitàl n der Biologie) et de Giard (Néoviialisme et Finalité en Biolor/ie) et la discussion qu'ils ont motivée au II" Congrès international de philosophie, Genève, septembre 1904, p. 140, 167 et suiv. du Compte rendu. (Note de la S' édition.) 1. Que le libéralisme, banni actuellement de toutes les sphères, garde au moins un refuge dans les hauteurs sereines de la science et de la philosophie! Voir : Éraile Faguet, Le libéralisme, 1903 ; Anatole Loi oy- Beau- lieu, Les doctrines de haine, 1902. [Note de la 3" édition.) Montpellier, 15 octobre 1901. APPENDICE Réponse à quelques objections. Je tiens d'abord à remercier tous ceux qui se sont occupés de ce volume, depuis MM. Liard et Raymond, qui l'ont aimablement présenté à l'Académie des sciences morales et politiques et à l'Académie de médecine, jusqu'à MM. Paul Bourget ^ , et Jules Soury ^ qui ont bien voulu indiquer que ma manière de voir est conforme à la leur, au moins en principe et sur la thèse fondamentale *. Une rare bonne fortune est même échue à cet opus- cule : publié d'abord (dans ses lignes principales) par la Revue thomiste des Dominicains, il a été loué dans les Études des Jésuites et il a enfin été honoré d'une souscription du Ministre de l'Instruction publique. Heureuse rencontre de trois hautes autorités intellec- tuelles qu'on n'est pas habitué à trouver d'accord sur le terrain philosophique! Cela ne veut pas dire que la thèse soutenue dans ces pages n'ait été critiquée et contredite par per- sonne. Loin de là! Je dois signaler rapidement les objections formu- lées de divers côtés et par les hommes les plus com- pétents. \. Cet Appendice formait la Préface de la deuxième édition. 2. VÊtape. 3. Oratoire et laboratoire, Action française. 4. Voir aussi Léon Daudet, La libre parole, 23 septembre 1904. {Note de la 3" édilion.) APPENDICE 181 1. — On a d'abord contesté l'opportunité de cette publication. La Revue Suisse de Lausanne me l'a dit assez rudement : puisque, de l'aveu même de l'auteur, il n'y a là que de vieilles idées sur de vieilles questions, € on se demande s'il était bien nécessaire de redire ce qui a été dit déjà ». Le professeur Le Dantec * a également combattu avec une cruelle ironie mon respect des vieilles idées et des traditions. « Restons fidèles aux vieilles traditions! écrit-il... traduction libre : Stahl avait imaginé le phlogistique qui était absurde. Lavoisicr a découvert l'oxygène qui en a démontré l'absurdité : croyons à l'oxygène, mais conservons le phlogistique qui nous le fera mieux comprendre! » Et voyez la force des comparaisons ! 11 a suffi de représenter sous forme d'une pyramide l'accumula- tion des erreurs ancestrales pour conclure avec un élément de logique que le passé éclaire l'avenir. Mais le passé est bien plutôt un bourbier dans lequel la tradition nous enfouit et nous étouffe. La science ne marche qu'en détruisant sans pitié. La vérité d'aujour- d'hui, n'est-ce pas l'erreur de demain? s'écrie Ibsen. Considérons comme provisoires les vérités que nous acquérons et n'attribuons pas aux conquêtes de nos prédécesseurs une éternité qu'elles ne méritent peut- être pas 2 ». ÎSF. Le Dantec est sévère pour la science et pour toute la science contemporaine elle-même. Cette science 1. Immatériel et inconnaissable, Rev. blanche, !•' mars 1902. 2. Voir également : Le Dantec, Les limites de la Biologie diaprés M. Grasset in Les limites du Connaissable. La vie et les phénomènes naturels. Biblioth. de philos, contemp., 1903, p. 121, et Points de vue in f'evue blanche, 1" janvier 1903, p. 57. — Voir aussi les articles critiques de Y. de Brabandére in Revue Gbasset. 11 182 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE du xixe siècle, dont nous étions si fiers, ne va donc plus être, pour le xxi% qu'un « bourbier » d' « erreurs ancestrales ». Si je ne savais combien M. Le Dantec s'écarte de M. Brunetière *, je dirais qu'il proclame là la banqueroute perpétuelle de la science. Si la vérité d'aujourd'hui n'est que l'erreur de demain, l'édifice de la science est tout entier effondré et alors, en effet, la vieille comparaison avec la pyramide ou avec le géant devient détestable comme toutes les vieilles choses. J'interprète évidemment mal la pensée de M. Le Dantec : il y a certainement dans ses œuvres et dans ses observations scientifiques des choses qui reste- ront et que nos arrière-petits-neveux se refuseront encore à considérer comme des erreurs ancestrales. Il est en effet vieux — mais toujours vrai — de dire qu'en science les théories passent et changent, mais que les faits restent, s'accumulent, se complètent et ne s'entredétruisent pas. Le phlogistique était une théorie, l'oxygène est un fait. La théorie est passée, le fait restera, alors même qu'à la suite de nouvelles observations l'oxygène ces- serait d'être un corps simple. Tel a été précisément le but de ce livre : démontrer qu'en dehors des faits d'observation extérieure il y a des faits d'observation intérieure, qui ont tout autant de valeur scientifique; que, par suite, les procédés et les méthodes de la Biologie, si perfectionnés qu'ils soient, n'épuisent pas la liste de nos moyens d'inves- hibliographique belge, 31 mai 1903, et de G. deKirwan in Revue des questions scientifiques, 20 octobre 1902. Dans la Revue géné- rale des sciences pures et appliquées {a.oûl 1903), Gaston Rageot estima que « à la vérité M. Le Dantec eût été sage de ne pas reproduire sur le même pied que ses travaux scientifiques les improvisations de circonstance ». {Note de la 3" édition.) 1. Voir Le Dantec : M. Brunetière est plein d'espoir. Revue blanclie, 15 mars 1902. APPENDICE 183 tigation et d'étude, qu'il y a donc des sciences, des modes de connaissance qui ne sont pas la Biologie, que par conséquent la Biologie a des limites. Ces idées, basées sur les faits, me paraissent rester vraies, quoique vieilles. En tous cas, ces objections de M. Le Dantec sont la meilleure réponse à faire à la Revue Suisse de Lau- sanne : il n'était pas inutile de redire et d'essayer de démontrer à nouveau ces vieilles idées, puisqu'elles sont encore si énergiquement et si brillamment discutées. 2. — J'insisterai peu sur les objections faites à la méthode employée dans ce livre. On m'a reproché le nonibie de mes citations «. Je répondrai, avec les critiques eux-mêmes ^, que c'était « à la fois nécessilé, élaat donné le plan du livre, et besoin d'exactitude chez l'auteur ^ », que c'est « un rare exemple de probité littéraire » qui devrait être « plus suivi ^ », que d'ailleurs ces citations sont c impartialement empruntées aux auteurs des camps philosophiques les plus opposés ^ ». J'accepte plus volontiers le reproche que cette biblio- graphie a des lacunes. Je dois les signaler à ceux qui voudraient reprendre et approfondir le sujet. Ainsi la Revue bibliographique belge me reproche de ne pas citer la Revue des questions scientifiques, 1. Cabanes, Chronique médicale, — Roure, Études religieuses.. — Journal des praticiens de Huchard. — Polybiblion. 2. « La lecture de ces pages est des plus suggestives, dit Claparêde (Archives de psychologie), leur auteur les ayant émaillées de citations provenant des sources les plus diverses et dont le rapprochement est souvent piquant. » [Noie de la H' édition.) 3. Étude'. 4. Chronique médicale. 5. Dupral, Revue philosophique. 184 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE le P. Castelein, Mgr Mercier, le P. de Bonniot, le P. Carbonnelle et « son œuvre maîtresse, inspiratrice de tout un mouvement d'études », et toute la littéra- ture catholique du Beau. Le D'^ Surbled me reproche de ne pas citer le livre du P. Sertillanges. J'ai égale- lement connu trop tard « l'Esprit scientifique contem- porain » du D'' Foveau de Gourmelles, l'ouvrage de Lucien Bray sur le Beau (dont je ne connaissais que des extraits)... Voilà de vraies lacunes dont je m'excuse et que je corrige en partie en les signalant ici. M. Le Dantec fait deux reproches plus graves à ma méthode. D'abord, dit-il, « les citations de M. Grasset résu- ment des opinions et non des arguments ». Soit, mais quand ces opinions sont celles de Claude B^_iiard, de Renouvier, d'Alfred Fouillée, de Liard, de Bergson, de Boutroux, de Berthelot, de Brochard, de Brunetière, de Delbœuf, de Dunan, de Goblot, de Herbert Spencer, de Lachelier, de Milhaud, de Naville, de Ribot, de Secrétan, de Stuart Mill... on peut bien admettre qu'elles sont basées sur des arguments, qu'elles résument ces arguments et deviennent ainsi des arguments elles-mêmes. En particulier, les opinions de M. Le Dantec, que j'ai largement citées, ont bien cette origine et cette valeur. En second lieu, le même auteur me reproche de dire avec Barthez que c'est expliquer une chose que de la rapprocher d'autres déjà mieux connues, et de dire avec Auguste Comte que, dans l'étude des ani- maux, il faut parfois descendre de l'homme à l'éponge au lieu de remonter de l'éponge à l'homme, et qu'il y a des phénomènes plus faciles à étudier chez l'animal supérieur que chez l'animal inférieur. Au risque de me faire anathématiser en vtombant, APPENDICE 185 une fois de plus, dans la haïssable « erreur anthropo- centrique », je crois pouvoir maintenir que ces deux principes de méthode, posés par Barthez et par Auguste Comte, restent applicables à un certain nombre de cas. Car je n'ai jamais voulu en faire une méthode uni- verselle, ni créer à leur profit un monisme plus ou moins analogue à celui que je combats. 3. — J'arrive enfin aux appréciations portées sur la thèse même, développée dans le livre. Duprat ' (tout en faisant des réserves sur certains points) reconnaît le « libéralisme qui permet aux croyants de concilier leur respect pour la science avec leur foi religieuse, le laboratoire avec l'oratoire » ; il admet que la solution vitaliste, telle que je l'expose « peut être aisément acceptée ». De même, le D"" Cabanes - écrit qu'à mes conclusions t des plus conciliantes » peuvent se rallier « tous les esprits libres, sans rien abdiquer de leurs croyances ou de leurs sympathies ^ ». J'enregistre volontiers ces déclarations en faveur de l'idée maîtresse de mon livre, qui est une pensée de libéralisme intellectuel : nil subjungere nec mihi res nec me rébus *. D'autre part, les adhésions citées plus haut (et d'autres) des notabilités catholiques répondent suffi- samment aux critiques, qui, comme M. Joseph Bian- quis dans la Revue chrétienne, ne veulent pas admettre « que la foi catholique puisse jamais s'allier jus- 1. Revue philosophique, 2. Chronique médicale. 3. « Voilà qui nous change des intransigeances matérialistes et nous permet de ramener le rêve exilé. » {Archives générales de médecine.) 4. Cf. Alfred Fouillée, La Conception morale et civique de l'Enseignement, 1902, p. 108 et 109. 186 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE qu'au bout à la rigoureuse méthode scientifique, toute d'examen libre et d'investigation spontanée ». Le principal but de ce livre est précisément de mon- trer la distinction qu il faut faire et les limites qu'il faut établir entre le terrain biologique, sur lequel l'examen libre est permis à tous par toutes les reli- gions, et les terrains réservés, inaccessibles à la science positive et sur lesquels certaines religions veulent sub- stituer l'autorité de la révélation à la liberté de l'exa- men individuel *. La Revue du clergé français aurait voulu « m'en- tendre dire que le philosophe, le théologien seuls sont chargés de faire la synthèse de toutes choses , en s'inspirant des conclusions certaines de toutes les sciences particulières », et la Revue de métaphysique indique les problèmes que j'ai signalés sans les résoudre: « Son livre demeure tout négatif; il n'éclaircit en rien le problème que se pose la philosophie : quel est le point de vue biologique? > Je peux répondre en opposant les deux critiques l'un à l'autre et ajouter : c'est à dessein que j'ai écarté ces problèmes, parce que ce sont là des questions de philosophie et que je faisais un livre de Biologie et non de Philosophie. En agissant autrement, je serais sorti des limites mêmes que je m'efforçais de tracer ^. . Le D"" Cabanes me reproche d'avoir creusé un fossé trop profond entre la biologie d'une part et la littéra- ture et l'art de l'autre. Certes, le seul exemple de Cabanes prouve que le 1. 'Voir la Lettre du Pape Léon XIII aux Évêques, VÈcla'r'' 2 avril 1902. 2. Les Annales de philosophie chrétienne me reproclient de n'avoir pas commencé mon livre par un cliapilre sur la « Connaissance », suivi d'un deuxième sur la classification des sciences... {Note de là 3" édition.) APPENDICE 187 fossé n'est pas infranchissable. Mais je n'ai jamais nié la possibilité de superposition et de collaboration, chez un même sujet, de plusieurs de ces modes de connaissance dont je marquais néanmoins les carac- tères distinctifs et les limites. Le D"" Surbled, dans un long article *, très original et trop bienveillant, me fait une grosse objection: « Le cerveau, dit-il, n"est pas un organe psychique; c'est un organe de sensibilité et de mouvement... Quant aux facultés psychiques ou intellectuelles, elles n'ont ni siège, ni organes; elles ne sont pas localisables 2. b Actuellement peut-être les fonctions psychiques ne sont pas localisables dans un point précis de l'écorce ^. Et encore on connaît bien le centre du lan- gage et de son élément psychique. Mais, d'ailleurs, de ce que ces centres ne sont pas actuellement précisés^ cela ne prouve pas qu'ils n'existent pas. Quelle que soit la doctrine philosophique et même religieuse de chacun, sur l'existence et la spiritualité de l'àme notamment, il faut bien admettre que l'écorce cérébrale sert d'outil, d'intermédiaii'e pour la fonction psychique au même titre que pour la fonction sensitivo-motrice *. Enfin c'est l'auteur du Conflit qui porte à la doctrine que j'expose les coups les plus violents, soit avec l'ironie, soit avec le raisonnement, 1. Science catholique. •2. Surbled renouvelle l'objection à propos du centré psychique des émotions. 3. Voir ma Communication au Congrès de Paris (1904) sur « le problème des localisations psychiques dans le cerveau » et mon livre sur le Psychisme itîférieur, Bibliothèque de philo- sophie expérimentale, 1906. {Note de la 3" édition.) 4. Voir mon article Pensée et Cerveau. La doctrine biolo- gique du double psychisyne et le spiritualisme. Réponse au b' Surbled, Revue de Philosophie, 1904, t. IV, p. 201. {Note de ta 3' édition.) 188 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE « La biologie est la science de la vie et des êtres vivants. Il est donc bien nécessaire qu'il y ait, en dehors d'elle, la science des êtres non vivants. Cela saute aux yeux. Si un monsieur fait une collection de timbres-poste, il fait autre chose que s'il faisait une collection de cartes postales... Par définition! Cela est évident! Comment n'y avions-nous pas songé? Vous collectionnez des cartes postales, moi des timbres' poste; ce n'est pas la même chose. 11 y a sur la terre des corps que nous appelons vivants et d'autres que nous appelons bruts : c'est une classification admise par tout le monde, et venez me dire ensuite que les corps vivants ne diffèrent pas essentiellement des corps bruts ! C'est contraire à la définition; c'est absurde... » A travers l'ironie, on retrouve ce raisonnement dan- gereux dont nous nous rendons tous, plus ou moins souvent, coupables : les mots dont je me sers expri- ment tous une idée précise basée sur les faits, les mots dont se sert mon adversaire ne sont que des sons, sans base scientifique, de pures explications verbales, qui ne donnent que l'illusion d'une démons- tration, bombinantes in vacuo... Mais M. Le Dantec a aussi des arguments sérieux. « Je me demande, dit-il, comment il se fait qu'un mode de connaissance indissolublement lié à l'état de vie de l'individu qui s'en sert (car on n'a pas le droit, jusqu'à nouvel ordre, de croire que les métaphysiciens et les théologiens seraient capables, s'ils étaient morts, de continuer à faire de la métaphysique et de la théologie), soit en dehors du cadre de la science de la vie et des êtres vivants. ï A ce point de vue, la biologie aurait droit de con- trôle sur toutes les sciences, puisqu'il n'y a pas de science pour un être qui ne vit pas et que par consé- quent le mode de connaissance appliqué à l'étude APPENDICE 189 d'une science quelconque dépend forcément de la nature de celui qui étudie cette science. » Ce qu'on peut déduire de ces considérations, c'est qu'en toute science humaine il y a un certain degré d'anthropocentrisme ou d'anthropoïdéisme qu'il faut pardonner parce qu'il est inévitable. Je suis homn.e et tout ce que je pense ou je sais, je le pense ou je le sais en homme. Mais, cela accepté, il y a une confusion qu'il faut éviter sur les mots science de l'homine. Toute science acquise par l'homme a ce caractère numain ; mais la science ayant pour objet la vie de l'homme n'est qu'une partie de cette science acquise par l'homme. Il| ne faut donc pas confondre ces deux sciences , quoique l'une et l'autre puisse s'appeler « science de l'homme ». Donc, tout le raisonnement de M. Le Dantec s'ap- plique à toutes les sciences acquises par Vhomme vivant, mais ne s'applique nullement à cette branche particulière de ces sciences que l'on appelle la Bio- logie : la seule que j'aie jamais eue en vue. M. Le Dantec ne comprend pas qu'après avoir essayé de tracer les limites entre la biologie et la science physicochimique, je déclare ensuite cette limite moins radicale, absolue et définitive que celle qui sépare la biologie de la métaphysique et des mathématiques par exemple K d. Le même reproche m'a été fait, avec plus ou moins de courloisie, de divers côtés. « Voilà un aveu qui nous dis- pense de poursuivre cette fastidieuse lecture, dit Souley Darqué dans la Raison (13 mars 1904)... 11 suffit. Tout ce que pourra dire désormais M. Grasset sur ce sujet sera vide de sens... Ce fait considérable accordé, tout le reste du pénible échafau- dage de M. Grasset est emporté du même coup. La psycho- logie, la morale, l'esthétique, les sciences morales, les mathé- matiques, la métaphysique et la théologie ne peuvent être,. U. 190 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE La chose me paraît cependant simple. La biologie et la physicochimie sont des sciences d'observation extérieure et d'induction; elles ne diffèrent donc que par leur objet; ce qui est beaucoup, mais n'est pas tout. Les mathémathiques et la métaphysique, au con- traire, sont basées sur l'observation intérieure et la déduction. Ces sciences et la biologie diffèrent donc non plus seulement par leur objet, mais par leur point de départ, leur principe, leur méthode, leur essence môme. Et ainsi, tout en admettant des limites actuelles entre la biologie et la physicochimie, je ne repousse pas comme impossible dans l'avenir telle découverte qui identifierait les êtres vivants aux corps bruts : cette découverte n'est pas faite, mais elle n'est pas rationnellement irréalisable. J'estime au contraire qu'il n'y a pas de découverte possible, dans un avenir quelconque, qui puisse iden- tifier l'induction et la déduction, une science expéri- mentale comme la biologie et une science rationnelle comme les mathématiques et la métaphysique : j'ai tort d'insister sur cette idée, mon livre entier n'a pour but que de l'établir. M. Le Dantec me fait l'honneur de m'associer, dans son argumentation, à MM. Alfred Fouillée et Brune- tière : il va sans dire que je n'aurai pas l'outrecuidance de présenter leur défense. Mais, à propos de ce dernier, je signalerai la tenta- tive que fait iM. Le Dantec pour nous mettre en contra- diction l'un avec 1 autre. Il semble heureux de trouver « deux apologistes qui se contredisent ». comme il le prétend, séparées de la Biologie. » J'avoue ne pas comprendre comment l'absorplion de la Biologie dans la physicochimie ferait immédiatement rentrer dans celte Bio- logie la métaphysique et la théologie. {Noie de la 5° édition.) APPENDICE 191 D'abord, si j'ai fait de l'apologétique, c'est à la façon de M. Jourdain : je n'en ai jamais eu l'intention et m"en suis toujours ouvertement défendu. Ensuite, sur quoi porte le débat? Sur la conception de la morale. J'ai essayé de démontrer que tout, dans la morale, ne revient pas à l'hygiène sociale : M. Bru- netière aurait dit le contraire. Ici encore il faut éviter les confusions de mot. J'ad- mets très bien que l'application générale et univer- selle de la morale dans une société serait la meilleure hygiène sociale et conduirait cette société au bonheur et à la prospérité matérielle. Mais je n'admets pas pour cela que la base, le point de départ de la morale soit précisément ce résultat de bonne santé sociale à atteindre. J'admets et j'ai essayé de démontrer que la morale a un autre principe que l'intérêt, même de la société. Pour démontrer celte proposition, je me suis trop souvent appuyé sur les opinions mêmes de M. Brune- tière pour admettre qu'il y ait désaccord entre nous Sût ce point... 4. — Dans une grande solennité récente, à la Sor- bonne, M. Berthelot a dit : « La science élève plus loin ses légitimes prétentions. Elle réclamt'. aujourd'hui à la'fois la direction matérielle, la direction intellec- tuelle et la direction morale des sociétés. » « A la bonne heure, dit M. Emile Faguet * en jcitant cette phrase ainsi soulignée , à la bonne heure et voilà les choses remises au point. La science n'a pas de prétentions exagérées ni indiscrètes. Elle n'a que des prétentions légitimes. Elle ne réclame que trois directions des sociétés : la direction matérielle, la direction intellectuelle, la direction morale; aux autres le reste. 1. La nouvelle i lole. Gaulois, 1902. 192 LES LIMITES DE LA. BIOLOGIE » A elle, comme c'est son droit, la direction maté- rielle, la direction intellectuelle et la direction morale; aux prêtres, aux hommes d'État, aux philosophes, aux moralistes et aux hommes de lettres, toutes les autres directions qui pourront se trouver au fond du coffre. Il est juste de faire des partages bien proportionnés. » ... Voilà ce que j'appelle une répartition bien faite. Elle est claire, précise et complète. C'est une répar- tition scientifique. Il y en a une comme cela dans La Fontaine entre le lion, la génisse, la chèvre et la brebis. Elle sert de type à toutes les répartitions où un seul a la parole et parle avec sincérité de ses mérites et de ses droits. » A cela on n'a rien à dire... > On ne saurait plus spirituellement indiquer com- bien il est nécessaire que chaque science précise ses limites et ne cherche pas à les dépasser. La biologie n'a pas plus de droit que toute autre science à devenir une religion et à se substituer aux anciennes idoles. Elle a le droit de garder son indé- pendance, mais elle a le devoir de ne demander aucune dévotion vis-à-vis d'elle-même. C'est pour démontrer cette vérité que ce livre a été écrit. La chose est encore assez discutée pour qu'il reste opportun. Montpellier, octobre 1902. Celte Préface était sous presse quand a paru, dans la Revue Scientifique (11 octobre 1902), un très intéressant article (Bio- lor/ie et morale. Simples réflexions à propos d'un livre récent), dans lequel Gustave Loisel discute avec autant de courtoisie que de talent mon chapitre sur les rapports de la biologie et de la morale et soutient « non seulement qu'on ne peut séparer la morale de la biologie, mais encore que la science seule doit être le point de départ de la morale ». NOTES Note. A (p. 31). — Certains critiques essaient, vai- nement à mon sens, de nier cette identité des morales biologique et du plaisir. « Ceci ne veut pas dire, comme quelques-uns l'attri- buent à la théorie de l'évolution, que le plaisir est un signe institué par la nature pour guider l'homme vers le bien. Certes, non. La notion du rapport existant entre le plaisir et le bien a été acquise par l'homme dans le cours de l'évolution de l'espèce humaine. » (Lux, Tribune de VAube, 3 septembre 1903.) Mais il faut pour cela que l'homme ait l'idée du bien anté- rieurement à cette évolution biologique elle-même. Ce qui est ma thèse, que cet auteur prétend com- battre. Dans la suite de l'article (28 sept. 1903), le même publiciste déclare d'ailleurs que « les biologistes, pris en particulier, sont peut-être, de tous les savants, les moins aptes à remplir ce rôle » de moralistes et il ne trouve plus que « les philosophes ou plutôt la phi- losophie » « pour essayer d'associer la science et la religion en vue du bien moral de l'humanité. Cette noble tâche, si lourde qu'elle soit, n'est pas au-dessus du pouvoir de la philosophie. » Je ne prétends pas autre chose. [Note de la 3' édition.] Note B(p. 43). — C'est aussi la conclusion d'A. Bayet (La morale scientifique. F. Alcan, 1903). Sur les ruines de l'ancienne morale métaphysique ou religieuse, il cherche à élever, sur le déterminisme le plus absolu, une science des mœurs (étude des faits, et des seuls faits, moraux); d'où on déduit un art moral, science d'application ou mieux science des mœurs appliquée. 194 NOTES 11 considère spécialement « avec un soin particulier » l'idée, « sainte, mais vieillie », de responsabilité, « prin- cipe et fondement de la morale classique ». 11 lui semble que cette idée « craque » et qu'on en peut, « sans témérité, prévoir la disparition ». « Dès l'instant, ajoute-t-il, qu'on admet, dans le monde social, l'exis- tence de lois en tous points semblables à celles qui régissent la chute d'une pierre, il est aussi puéril de rendre un individu, quel qu'il soit, responsable de ses actes, que de blâmer l'arbre chétif ou de féliciter l'arbre vigoureux. Toute tentative en vue d'atténuer la rigueur de cette conséquence est foncièrement anti-scienti- fiqae. » Voir mon article sur le problème physio- pathologique de la responsaljilité. Journal de psycho- logie normale et pathologique, 1905, t. II, p. 97. — Voir aussi, sur ces questions : Questions de morale (Félix Alcan, éditeur), 1900, et Lévy-Bruhl, La morale et la science des mœurs (Félix Alcan, éditeur), 1903. Voir aussi le récent article d'Alfred Fouillée dans la Revue des deux mondes, octobre 1905. [Noie de la 3« édition.] Note C (p. 159). — Je crois pouvoir maintenir cette idée malgré l'ironie du passage suivant de Fouillée (La conception morale et civique de renseignement, p. 100) : « M.Grasset va jusqu'à conclure que, théologiquement, le soleil tourne autour de la terre, mais que, scientifi- quement, la terre tourne autour du soleil, et que ce sont deux vérités de sphères différentes. Maintenant qu'on ne peut plus emprisonner les Galilée, ni brûler les Giordano Bruno, l'Église s'accommode aux décou- vertes scientifiques au lieu de les accommoder à elle : Non mihi res, sed me rébus conjungere conorl » Je n'ai jamais voulu dire que la vérité théologique et la vérité scientifique soient opposées. Mais je crois pou- voir dire que, si Dieu a parlé à Josué, il a dû lui parler le seul langage intelligible à l'époque et lui dire d'ar- rêter le soleil, au lieu de lui dire darrêter la terre (ce qu'il n'eût pas compris). Le tort a été quand, de ce fait, l'îilglise a cru devoir conclure que réellement le soleil tourne autour de la terre. [Noie de la 3^ édition]. INDEX BIBLIOGRAPHIQUE ADAM (Paul). L'erreur des assassins, Le Journal, 21 mars 1901. ART (G.). Voir : Nietzsche. BARNI. Voir : Kant. BARTHEZ. Nouveaux éléments de la science de l'homme, 1878. Cit. Beaugrand. BAYLAC. Le problème du mal d'après M. Renouvier, Bulletin de littCr- eccléniast., février 1901. BEAUGR.\ND. Article Barthez, in Dictionn. encyclop. des se. médicales, 1868, t. VIll, p. 383. BEDDOES. Observations sur la nature de l'évidence démonstrative. Cit. Louis Liard, a. BERGSON (Henri). Essai sur les données immédiates de la conscience, 3= édit., 1901, Paris, F. Aloan. BERTHELOT. La science et la morale. Bévue de Po.ris, 1895. BINET. La psychologie du raisonnement. Recherches expérimentales par l'hypnotisme, '2" édit., 1S96, Paris, F. Alcan. BINET et COURTIER. Influence de la vie émotionnelle sur le cœur, la respiration, la circulation capillaire, Annpe psychoL, t. III, 1897. Cit. Sergi. BLUM (Eugène). Lectures de philosophie scientifique, 2° édit., 1897. BOIS-REYMOND (Du), Ueber die Grenzen der Naturerkennens in Reden 1886. BONNIER (Charles). Sur la morale bourgeoise, in Devenir social, déc. 1895. Cit. Brunetière. BOUGLÉ. A. La sociologie biologique et le régime des castes. Reçue philos., 1900, p. 337. — B. Le procès de la sociologie biologique, Ibid., 1901, t. II, p. 121. BOUISSON. Les bienieiiteurs de l'école de Montpellier, Montpellier médical, 1858, t. I. BOURDEAU (Louis). Le problème de la vie. Essai de sociologie générale, 1901, Paris, F. Alcan. BOURGET (Paul). Etude sur Leconte de Lisle. Œuv. complètes, t. I, p. 339, et Appendice L. A propos des « Trophées », Ihid., p. 361. BOUTKOUX (Emile). A. De l'idée de loi naturelle. Cit. Brunetière. B. De la contingence des lois de la nature. Cit. Alfred Fouillée, Paris, F. Alcan. BRAY (P.). Le beau dans la nature. Revue philos., 1901, t. II, p. 379. E.Ktrait d'un livre qui va paraître sous ce titre : Du beau, Essai sur l'oriqine et l'évolution du sentiment esthétique, Paris, F. Alcan. 196 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE BRIDEL{Ph.). tes bases de la morale évolutionniste, d'après M. Herbert, Petite bibliothèque du chercheur, 1886. BROCHARD. La morale anciemie et la morale moderne, JReoue philos., 1901. BRUNETIERB. A. La moralité de la doctrine éToIutive, 1896. — B. La renaissance de l'idéalisme, 1896. — C. Question de morale, in Essais de critique. — D. Nouvelles questions de critique, 1890. — E. Manuel de Ihistoire de la littérature française, 1898. BUCHNER (Louis). Force et matière. Cit. Ernest Naville. CARO (E.). A. Le matérialisme et la science. Cit. Eugène Blum. — B. M. Littré et le positivisme. Ci;. Eugène Blum. GAZELLES. Voir : Stuart Mill. CLAPARÈDE (D^ Ed.). Les animaux sont-ils conscients? Bévue philos., 1901, t. I, p. 481. C0C0NN1ER(R. P. Mahie-Thomas). L'âme humaine ; existence et nature, 1890. COURTIER (BINET et). Voir : Binet. DELAGE. Bévue scientif., 23 mai 1896. Cit. Le Dantec, b. DELBŒUF. A. La matière brute et la matière vivante, 1887, Paris, F. Alcan. — B. Recherches théoriques et expérimentales sur la mesure des sensa lions, Mem. de l'acad. de Belgique, IS'/S, Cit. Ribot, b. C, La mesure des sensations. Bévue scientifique, 1875, p. 1089. — D. Théorie générale de la sensibilité, Acad. des se. de Belgique, Bévue scientif., 1875, p. 97. DRAPER. Les conflits de la soience et de la religion, 10" édit., 1900, Paris, F. Alcan. DUBOIS (Raphaël). Discours prononcé à l'inauguration de la statue de Claude Bernard à Lyon. DUCLAUX(B.). Sociologie et biologie. Bévue scientif., ^ iéc. 1899, t. XII, p. 833. DUGAS. Analyse psychologique de l'idée de devoir, Bévue philos., 1897, t. Il, p, 390. DUMAS (J.-B.). Eloges académiques. Cit. Eugène Blum. DUNAN. A. Les principes de la morale, Bévue philos., mars et avril 1901. — B. La nature des corps, Bévue de métaphys. et de morale, mai 1898. Cit. Louis BOURDEAU. DUPRAT (G.-L.). La morale. Fondements psychologiques d'une conduite rationnelle, Biblioth. internai, de psychol. expériment. norm. et pathol., 1901. DURKHEIM. De la division du travail social, 1893, 2« édit., 1902, Paris, F. Alcan. Cit. G.-L. Duprat. ESPINAS. Être ou ne pas être on du postulat de la sociologie, Bevtie philos., 1901, t. 1, p. 449. FAGUET (Emile). A. Auguste Comte, in Politiques et moralistes du XIX*»i»- de, 1898. — B. Dix-neuvième siècle, 1896 INDEX BIBLIOGRAPHfQUE 197 FECHNER. Elemente der Psychophysik, 1860. Cit. Ribot, b. FONSEGRIVE (George). Essai sur le libre arbitre, sa théorie et son his- toire, 2' édit., 1896, Paris, F. Alcan. FONVIELLE (W. de). Voir : Salisbury. FOUCAULT (Marcel). La psychophysique, 1901, Paris, F. Alcan. FOUILLÉE (Alfred). A. L'avenir de la métaphysique fondée sur l'expé- rience, 1889, Paris, F. Alcan. — B. Le mouvementidéaliste et la réaction contre la science positive, 1896, Paris, F. Alcan. — C. La psychologie des idées forces, Paris, F. Alcan. — D. Le mouvement positiviste et la conception sociologique du monde, 1896, Paris, F. Alcan. — E. La philosophie de Platon. Cit. Louis Liard, a. — F. L'enseignement au point de vue national. Cit. Eugène Blum. FOURNIÈRE (Eugène). Essai sur l'individualisme, Paris, F. Alcan, 1901. FOVEAU DE COURMELLES (D'). L'esprit scientifique contemporain, 2* édit., 1899. FRANCE (Anatole). A. Le jardin d'Epicure. Cit. Alfred Fouillée. — B. La morale et la science, La vie littéraire, 3* série, 1899. GAUTIER (Armand). Les manifestations de la vie dérivent-elles des forces matérielles? Revue générale des sciences, 15 avril 1897. GOBLOT (Edmond). Essai sur la classification des sciences, Biblioth. de philos, contemp., 1898. GOURMONT (Remy de). A. La culture des idées. Cit. Palante. — B. Le succès et l'idée de beauté. Mercure de France, août 1901, p. 291. GRIVEAU (Maurice). Une nouvelle conception de la beauté, Revue génér. internat., avril 1897. Cit. D' Foveau de Courmelles. GUIZOT. L'histoire de France racontée à mes petits enfants. Lettre aux éditeurs. Cit. Naville. HAECKEL (Ernest). Le monisme, lien entre la religion et la science. Pro- fession de foi d'un naturaliste. Préf. et trad. de Vacher de Lapouge, 1897. HALLEUX (Jean). L'évolutionnlsme en morale. Étude sur la philosophie de Herbert Spencer, 1901, Paris, F. Alcan. HEDON. "Voir : Verworn. HERBERT SPENCER. A. Les bases de la morale évolutionniste, Biblioth. scientif. internat., 6« édit., 1880, Paris, F. Alcan. — B. Principes de sociologie, Paris, F. Alcan, Cit. Goblot, Naville. — C. Principes de Psychologie, Paris, F. Alcan. Cit. Eugène Blum. HERZEN. Causeries physiologiques, 1899, Paris, F. Alcan. HUXLEY. A. Zukunft, 31 mars 1894. Cit. Bouclé, b. — B. Les problèmes de la biologie. Cit. Eugène Blum. KANT. Critique de la raison pure, trad. Barni. Cit. Louis Liard, B. KELSCH. Discours prononcé à l'inauguration de la statue de Claude Bernard, à Lyon. KIRWAN (de). Où en est l'évolutionnlsme? Revue Thomiste, 1901, t. IX, p. 379. 198 LES LIMITES DE LA BIOLOGIE LACHELIER. Du fondement de l'induction, suivi de Psychologie et méta- physique, 3« édit., 1898, Paris, F. Alcan. LAFFITTE (Pierre). Discouis d'ouverture du Cours sur l'histoire géné- rale des sciences, 1892. Cit. Ernest N-^ville. LANSON. La littérature et la science. Hommes et livres; études morales et littéraires, 1805. LAPOUGE (VACHER de). Voir : Haeckel. LE DANTEC (Félix). A. L'individuaUté et l'erreur individualiste, 1898, Paris, F. Alcan. — B. Le déterminisme biologique et la personnalité consciente, 1897, Paris, F. Alcan. — C. Théories nouvelles de la vie, 2'^ édit., Paris, F. Alcan. — D. Le Conflit. Entretiens philosophiques, 1901. — E. L'unité dans l'être vivant. Essai d'une biologie chimique, 1902, Paris, F. Alcan. LEMAITRE (Jules). A. Discours prononcé à l'Académie française à la réception de Berthelot, le 2 mai 1901. — D. Les contemporains, 4" série. — C. Les contemporains, 1" série, 1896. LÉVY-BRUllL. La philosopliie d'Auguste Comte, 1900, Paris, F. Alcan. LIARD (Louis). A. Des définitions géométriques et des définitions empi- riques, Paris, F. Alcan. — B. Lascience positive et la métaphysique, 4= édit., 1898, Paris, F. Alcan — C. Logique, 4" édit., Ib97. LITTRÉ. A. La philosophie positive. Cit. Louis Liaud, b. — B. Auguste Comte et la philosophie positive. Cit. E. Caro, b. MAC LOOD. Principlesofeconomicalphilosophy, 2"édit., 1873, Cit. Goblot. MARÉCHAL (D' Ph.). Supériorité des animaux sur l'homme, 1900. MAZEL. La synergie sociale. Cit. Palante. MlCHELl (J.-L.). Deux lettres sur les missions, 1860. Cit. Ernest Naville. MILHAUD. A. Essai sur les conditions et les limites de la certitude logique, 2= édit., 1898, Paris, F. Alcan. — B. Le rationnel, études complémentaires à l'essai sur la certitude logique, 1898, Paris, F. Alcan. MILL (Stuart). Voir : Stuaut Mill. MOIGNO (Abbé). Voir : Tyndali,. NA VILLE (Ernest). Le libre arbitre. Etude philosophique, 1898, Paris, F. Alcan. NIETZSCHE (Frédéric). Par delà le bien et le mal. Trad. française de L. Weiscopf et G. Art, 1898. NOVICOW. A. Les luttes entre les sociétés humaines et leurs phases successives, 1896, Paris, F. Alcan. — B. Les castes et la sociologie biologique, Bevut^ philos., 190C. t. II, p. 361. — C. Annales de l'institut internat, de sociologie, t. V. Cit. Bouglé, b. PALANTE. Précis de sociologie, 1001, Paris, F. Alcan. PELLISSIER (Georges). Le mouvement littéraire au XIX» siècle. PERRIER (Ed.). Les colonies animales. Cit. Eugène Blum. INDEX BIBUOGRAPmorE 199 QUATREFAGES (de). Les émules de Darwin, Paris, F. Alcan. RE(iNAUD (Paul). Précis de logique évolutionniste. L'ertendement dans les rapports avec le langage, Paris, F. Alcan. RE.MY DE GOURMONT. Voir : Goormont (Remy de). REN.VN (Ernest). Discours do réception à l'Académie française en rem- placement de Claude Bernard. RENOUVIER. A. Histoire et solution des problèmes métaphysiques, 1901, Paris, F. Alcan. — B. La nouvelle monadologie, 1899. Cit. Baylac. — C. Science de la morale. RIBOT (Cli.i. .1. L'évolution des idées générales, 1897, F. Alcan. — B. La psychologie physiologique en Allemagne, Revue scient., 1874,p. 553. — C. La psychologie allemande contemporaine, Paris, F.Alcan. M. Wilhelm "Wuudt, p. "lio et 751. — B. La psychologie anglaise contemporaine; 2' édit., Paris, F. Alcan. Cit. Louis LiARD, B, EuGicNE Blu.m. SALISBURY (Marquis de). Les limites actuelles de la science. Discours présidentiel prononcé le 8 août 1894 devant la British Association dans sa session d'Oxford. Trad. W. de Fonvielle, 1895. SCIIOPENHAUER. Essai sur le libre arbitre, Paris, F. Alcan. Cit. Ernest Xaville. SECRÉTAN (Cil). Le principe de la morale, -2' édit., 1893. SERGI. Les émotions, Bibliot. internat, de psychol. expériment. normale et pat ho L, 1901. — Edition française du volume italien : la Douleur et le Plaisir; histoire naturelle des sentiments. SOURY (Jules). Science et religion, L'Action française, 15 avril 1901. SPENCER (Herbert). Voir : IIehbert Spenxer. STUART MILL. A. Philosophie de Hamilton. Trad. Gazelles. Cit. Mil- HAtjD, A. — B. Système de logique, Paris, F. Alcan. Cit. Louis Liard, A,B, Eugène Blum. TARDE. Les lois de l'inÊtation, Paris, F. Alcan. Cit. Goblot. THOULET. La vie des minéraux, Becue scienti/'., 1885, 3« série, t. IX. TYNDALL (John). Le rôle scientifique de l'imagination. Appendice à la Lumière. Trad. MoiGNa Cit. Eugène Blum. VACHER DE LAPOUGE. Voir : Haeckel. VERWORN (Max). Physiologie générale. Trad. Hedon, 1900. "WEBER (Jean). One étude réaliste de l'acte et de ses conséquences morales, Bévue de métaphys. et de moj-ale, 1894. Cit. Alfred Fouillée, b WEISCOPF (L.). Voir : Nietzsche. WEISS. Bévue contempor., 15 août 1858. Cit. Bbunetière. WUNDT. A. Vorlesungen iiber die Menschen und Thierseele, 1863. — Beitràge zur Théorie der Sinneswahrnehmng, 1862. — Grundziige der physiologischen Psychologie, 1874. Cit. Ribot, c. — B. Lettre, Bévue Scient., 1875, p. 1014. TABLE ALPHABÉTIQUE DES AUTEURS CITÉS Adam (Paul), 151. Ampère, 66, 123. Anatole France. Voir : France (Ana- tole). Ansthurher Thomson (Miss), 88. Arago, 157. Aristippe, 36. Art (G.). Voir : Nietzsche. Augustin (Saint), 172. Bacon, 75, 108, 176. Baldwin, 63. Balzac, 97. Barni. Voir : Kant. Barthez, 176, 177, 178, 184, 185. Basch (Victor), 86. Bayet (Albert), 193. Baylac, 79. Bazard, 48. Beaugrand, 177. Becque, 76. Beddocs, 122. Bcllinck (Père), 161. Benjamin Constant, 167. Bentham, 36. Bergson (Henri), 39, 44, 45, 47, 59 60, 184. Berkeley, 52. Bernard (Claude). Voir : Claude Bernard. Bernardin de Saint-Pierre, 93. Berthclot, 22, 44, 157, 158, 184, 191. Bianquis (Joseph), 185. Bichat, 178. Binet, 63, 64, 65, 132, 133, 134, 135, 137, 145. Blum (Eugène), 6, 20, 21, 67, 72, 109, 128, 146, 147, 148, 150, 155, 156, 162, 172. Boileau, 75, 80. Bois Reymond (du), 9, 155. Bonniot (P. de), 184. Bougie, 104, 112, 113, 114, 115, 116. Bouisson, 176. Bourdeau (Louis), 2, 12, 13, 14, 15, 30,32, 41, 101. Bourget (Paul), V. 33, 75, 77, 80, 82, 83, 84, 87, 96, 97, 98, 180. Boutroux (Emile), 19, 145, 184. Brabandcre (V. de), 181. Bray (Lucien), 91, 94, 95, 184. Bridel (Ph.), 32. Brieux, 76. Brochard, 41, 184. Bruhl (Levy.) Voir : Levy Bruhl. Bruneticre, 2, 3, 5, 15, 30, 33, 35, 37, 41, 80, 81, 82, 97, 107, 148, 167, 182, 184, 190, 191. Bruyerre (Louis), 76, 98. Buchner (Louis), 26. Buffon, 80. Cabanes (D'), 183, 185, 186. Camp (Maxime du). Voir : Maxime du Camp. Carbonnelle (P.), 184. Cardan, 17. Caro (E.), 21, 172. Castclein (P.), 184. Gazelles. Voir : Stuart Mill. Charcot, 96. Charrin, 12. Chateaubriand, 80. Claparède (D' Ed.), '68, 72, 140, 183. Claretie (J.), 77, 96. Claude Bernard, 15, 75, 81, 97, 178, 184. Coconnier (R. P. Marie Thomas), 176. Comte (Auguste 3, 4, 19, 20, 28, 36 TABLE ALPHABETIQUE 201 67, 100, 101, 103, 104, 119, 120, 121, 123, 126, 131, 132, 134, 139, 140, 149, 150, 169, 173, 176, 184, 185. Ck)ndillac, 139. Constant (Benjamin). Voir : Benja- min Constant. Cournielles (Foveau de). Voir : Foveau de Courmelles. Cournot, 20. Courtier, 63, 64. Cousin, 52. Curel (de), 76. Banville (Gaston), 90. Darwin, 35, 78, 80, 91, 108, 160, 161. Daudet (Alphonse), 75, 77, 82, 96. Daudet (Léon), 180. Delage, 14. Delbœuf, 18, 56, 185. Descartes. 52, 75, 139, 147, 150. Diderot, 37. Draper, 27, 101, 105, 159, 160, 166, 171. Dubois (Raphaël), 16. Duclaux, 107. Dumas (Alexandre), 80, 81. Dumas (Georges), 61, 64. Dumas (J.-B.), 20, 156. Dunan, 14, 18, 29, 36, 40, 184. Duprat, 28, 29, 32, 34, 36, 40, 43, 45, 183, 185. Durkheim, 34, 104, 115, 116. Epicure, 36. Errera, 92. Espinas, 105, 114, 115, 116. Euler, 123. Euripide, 87. Faguet (Emile), 35, 48, 80, 98, 179, 191. Fechner, 50, 51, 56, 57, 59, 60, 61, 67. Féré (Ch.), 90. Fichte, 52. Flaubert, 75, 98. Fonsegrive (George), 21, 77, 79, 84, 147. Fonvielle (\V. de). Voir : Salisbury. Forel, 91. Foucault (Marcel), 50, 51, 57, 60. Fouillée (Alfred), 3, 4, 6, 9, 18, 21, 30, 34, 36, 45, 46, 47, 52, 55, 06, 71, 73, 78, 127, 130, 136, 138, 140, 1 13, 144. 146, 149, 150, 151, 155, 158, 169, 171, 173, 177, 184, 185, 190, 194. Fournière (Eugène), 104. Foveau de Courmelles (D'), 70, 78, 79. 89, 122, 157, 184. France (Anatole), 33, 138. Franck (François). Voir : François Franck. François Franck, 65. Garnier (D' Paul), 98. Gautier (Armand), 44. Gautier (Théophile), 80. Geoffroy Saint-Hilaire (Etienne), 161. Gevaert, 92. Giard (Alfred), ,38, 43, 49, 138, 179. Goblot (Edmond), 2, 8, 9, 14, 30, 3i, 42, 43, 66, 103, 104, 106, 123, 125, 127, 128, 142, 184. Goethe, 108. Goncourt (de), 75. Gourmont (Remy de), 90, 110. Greef (de), 101, 103. Griveau (Maurice), 89. Guizot, 108. Guyau, 30, 41, 72, 89. Guy de Maupassant, 77. Guyot (Yves), 37. Haeckel (Ernest), 2, 5, 35, 49, 71, 149, 164, 170. Halleux (.Jean), 28, 31, 32, 33, 37, 42, 43, 44, 69, 70, 71,.86, 111, 162, 165. Halloy (d'Omalius d'). Voir : Oma- lius d'Halloy (d'). Harald Hôffding, 140. Hartley, 141. Hedon. Voir : Verworn. Hegel, 108, 163. Helmholtz, 51. Helvetius, 45. Henry (Mgr), 164, 166. Herbert Spencer, 2, 5, 23, 24, 28, 29, 31. 32, 36, 41, 43, 53, 67, 89, 94, 101, 103, 104, 107, 108, 135, 141, 155, 165, 184. 202 TABLE ALPHABETIQUE Heredia (de), 98. Hippocrate, 13. Hobbes, 36, 108. Hoffding (Harald). Voir : Harald Hoffding. Houel, 127. Hubcr, 27. Huchard, 183. Hugo (Victor). Voir : Victor Hugo. Hume, 108, 139. Huxley, 115, 147, 160. Ibsen, 182. James (William), 61, 63, 65, 66. Kant, 50, 108, 141, 146, 154. Kelsch, 15. Kirwaa (de), 164, 182. Lachelier, 52, 53, 141, 147, 184. Laennec, 178. Laffitte (Pierre), 26. Lagrange, 123. Lamarck, 160. Lamartine, 80. Lanessan (de), 26, 47. Lange, 61, 65, 66. Lanson, 74, 76, 81, 83, 84, 86, 96, 97. Laplace, 81, 123. Lapouge (Vacher de). Voir : Vacher de Lapouge. Lavisse, 109. Lavoisier, 181. Leconto de Lisie, 77, 83, 97, 98. Le Dantec (Féli.x), 7, 11, 12, 14, 16, 20, 25, 38, 39, 43, 44, 46, 49, 130, 155, 181, 182, 183, 184, 188, 189, 190. Leibniz, 2, 21, 34, 52, 79, 84, 139, 144. Lemaître (Jules), 44, 77, 80. Léon XIII, 186. Lerov Beaulieu (Anatole), 179. Levy Bruhl, 3, 8, 19, 20, 119, 120, 121, 126, 131, 140, 175, 194. Liard (Louise, 5, 6, 18, 120, 122, 123, 125. 126, 127, 130, 135, 136, 138, 140, 141, 145, 146, 147, 148, 150, 151, 152, 173, 174, 180, 184. Lichtenberg, 149. Lisle (Leconte de). Voir : Leconte de Lisle. Littré, 9, 120, 140, 146, 156. Locke, 108, 139, 141. Loisel (Gustave), 193. Lood (Mac). Voir : Mac Lood. Lombroso (César), 5. Lubbock, 91. Lucrèce, 78, 85. Lux, 193. Macb, 52. Mac Lood, 103. Maistre (de), 115. Marchand, 64. Maréchal (D' Ph.), 70. Marselli, 71. Maupassant (Guy de). Voir : Guy de Maupassant. Maxime du Camp, 165. Mazel, 101. Mercier (Mgr), 184. Mérimée, 98. Metchnikoff, 13. Micheli (J. L.), 37. Milhaud, 46, 119, 121, 124, 125, 127, 128, 129, 130, 133, 136, 139, 144, 154, 184. Mill (Stuart). Voir : Stuart Mill. Moigno (abbé). Voir : Tyndall. Musset (Alfred de), 80. Nadaillac (de), 69, 111. Naville (Ernest), 3, 26, 27, 34, 37, 43, 44, 45, 47, 72, 108, 109, 172, 184. Newton, 79. Nietzsche (Frédéric), 36, 107, Niegcli, 9. Novicow, 102, 114, 115. Omalius d'Halloy (d'), 161. Paget (miss), 88. Palante, 3, 101, 107, 110. Pascal, 82, 163. Pasteur. 2L 81, 178. Paul Bourget. Voir : Bourget (Paul). Pellissier i,Georges), 74, 80, 81. Perrier (Ed.), 72, 114. Platon, 6, 119, 130. Poincaré, 47. TABLE ALPHABETIQUE 203 Prudhomme (Sull^'). Voir : Sully Prudhomme. Quatrefages (do), 160, 170. Racine, 80, 85, 87. Rageot (Gaston), 183. Raymond, 180. Regnaud (Paul), 125, 141. Reinke, 179. Remy de Gourmont. Voir . Gour- mont (Remy de). Renan (Ernest), 96, 107, 178. Renouvier, 4, 5, 21, 29, 34, 44, 53, 54, 72, 147, 149, 150, 174, 184. Ribot (Oh.), 56, 57, 65, 66, 123, 141, 142, 156, 184. Richet (Charles), 30, 31. Roberty (de), 107. Robin (Charles), 160. Ronsard, 74. Roure, 183. Rousseau, 34. Roux (Joanny), 90. Sabatier, 72. Salisbury (Marquis de), 156, 157, 150, 160, 164, 173. Schacffo, 107. Schaffle, 103. Schelling, 108. Schiller, 89, 91. Schleiermachor, 163. Schoponhauer, 42, 43, 44, 52, 107, 108. Secchi, 25. Secretan (Ch.), 8, 31, 34, 42, 45, 162, 163, 174, 184. Segond, 6. Sergi, 25, 42, 49, 61, 62, 63, 64, 65. 66, 67, 68, 89, 90, 162. Sertillanges (P.), 184. Shakespeare, 80. Sophocle, 87. Souley Darqué, 189. Soury (Jules), 157, 161, 180. Spencer (Herbert). Voir : Herbert Spencer. Spinoza, 36, 43, 84. Stahl, 182. Stuart Mill, 3, 5, 36, 40,67, 108, 121, 122, 123, 125, 136. 127, 128, 129, 132, 133, 135, 13G, 137, 141, 143, 141, 147, 156, 173. Sully Prudhomme, 78, 92, Surbled (D''), 184, 187. Taine, 86, 101, 165. Tannery, 59. Tarde, 105, 106. Thoulet, 17. Tourgucniew, 98. Turgot, 3. Tyndall (John), 9, 155, 162. Vacher de Lapouge, 35, 170. Vaschide, 64. Verlaine (Paul), 80. Verworn (Max), 6, 52, 176. Victor Hugo, 70, 75, 80. Vierordt, 51. Virchow, 9, 156, 163. Weber, 51, 57. Weber (Jean), 36. Weiscopf. Voir : Nietzsche. Weiss, 2. Weissmann, 164. Worms, 107. Wundt, 51, 56. Yves Guyot. Voir : Guyot (Yves) Zola, 75, 77, 82, 87, 96, 97 TABLE DES MATIERES Préface de Paul Bouroet I Avant-propos xxi I. — Le monisme biologique et la pluralité des sciences INDÉPENDANTES. — La Biologie a-t-elle des limites naturelles et infranchissables ? 1 IL — A. Limites inférieures de la Biologie. — La science des corps inanimés : sciences physicochimiqiies. . . 11 IIL — B. Limites latérales de la Biologie. — l.La mo- rale ; science du Bien obligatoire 23 IV. — B. Limites latérales de la Biologie {suite). — 2. La psychologie 49 V. — B. Limites latérales de la Biologie (suite). — 3. La littérature et les arts (esthétique) 74 VI. — B. Limites latérales de la Biologie (fin). — 4. L'his- toire, la sociologie et le droit (sciences sociales)... 100 VII. — G. Limites supérieures de la Biologie. — 1. Les mathématiques, la géométrie et la logique (sciences de l'esprit) 118 VIII — G. Limites supérieures de la Biologie {suite). — 2. La métaphysique 138 IX. — G. Limites supérieures de la Biologie {fin). — 3.Lathéologieetlareligion : connaissances révélées. 147 Gonclusions générales. — Biologie et vitalisme 169 Appendice. — Réponse à quelques objections 180 Index bibliographique 195 Table alphabétique des auteurs cités 200 Table des matières 204 802-06. — Coulommierg. Inip. Paot, BRODARD. — P606. La Bibliothèque Université d'Ottawa Echéance r\ %1 Un" The Library Univers! ty of Ottawa Date Due ^«r ^ a39003 0038385^6b QH 313 «^76 1906 CRflSSETi JOSEPH LimiTES DE Lfi BIOLOGIE