09006G/0 \ D UN CAMPAGNAR } 4. + IRS D ï j FL AIR fl di, Cu y jy MON CABINET DE TRAVAIL Æ 0 uit Lt del dr had LOISIRS D'UN CAMPAGNARD PAR RAPIZZETTA ILLUSTRATIONS DE P. KAUFFMANN, F. LIX ET A. JOBIN DEUXIÈME ÉDITION PARIS A. HENNUYER, IMPRIMEUR-ÉDITEUR 47, RUE LAFFITTE, 47 1914 Droits de traduction et de reproduction réservés. __. Vous vous étonnez, mon cher amt, de me voir passer l'année entière à la campagne, où il n'y a, dites-vous. ni théâtres, ni musées, ni cercles, ni cafés, et vous semblez douter que je puisse employer mon temps autrement qu'à dormir ou à bayer aux corneilles. Voilà certes une opinion qui dénote bien le citadin endurci, ne connaissant, comme M?:° de Staël, rien de plus attrayant au monde que le ruis- seau de la rue du Bac. Eh bien, détrompez-vous, mon ami, et soyez convaincu que ma vie est occupée d’une manière aussi agréable que la _vôtre. Je n'ai nullement le temps de m'ennuyer, et, si je me couche moins tard que vous, je me lève à coup sùr plus tôt, ce qui est, je crois, plus naturel et plus favorable à la santé. Nous n'avons à la campagne, il est vrai, ni théâtre, ni musée, ni cercle, ni cohue, mais nous avons la vie calme et régulière, la terre émaillée de fleurs, le chant mélodieux des oiseaux, le doux murmure du ruisseau, la diversité des paysages et mille points de vue, tous plus ravissants les uns que les autres, merveilleux kaléidoscope qui offre à nos regards une foule de tableaux originaux dont vos musées ne renferment que de pâles copies. Ces bois touffus, ces vallées charmantes que la nature a parés de ses dons et qui ne doivent rien à l’art, parlent à l'âme et flattent les sens. Tout y est mouvement, tout y res- pire la vie. re — Le jardinage est un des plaisirs les plus purs que puisse se procurer l'homme. « Je n'ai trouvé plus grande délectation en ce monde, dit Bernard Palissy, que d’avoir un beau jardin. » Nous naissons tous un peu jardiniers; la culture des fleurs et des fruits est notre première inclination, et c'est là sans doute un goût que nous ont transmis nos premiers parents. Un jardin est la meilleure école pour un enfant; il est bon qu'il voie et touche la nature avant de l'étudier dans les livres. Dès que les habitants des villes peuvent s'affranchir ou respirer quelques moments en liberté, une pente secrète les ramène au jardinage. Le marchand se sent heureux de pou- voir passer du comptoir à ses fleurs; l'artisan, qu'une dure nécessité attache toujours au mème endroit, orne sa fenêtre d’une caisse de verdure; l’homme d’épée, le magistrat, de fonctionnaire soupirent après la vie champètre, et, pendant les courts instants où ils quittent la ville et les affaires pour jouir du repos de la campagne, tous s’extasient sur les charmes de ces heureuses et paisibles retraites où l’on oublie le monde avec ses déceptions, ses amertumes et ses jouissances fac- tices. Que de gens désabusés cherchent, comme Dioclétien, à oublier les vaines grandeurs et l’ingratitude des hommes en cultivant leur jardin! © rus, quando ego le aspiciam? O campagne, quand te reverrai-je ? s'écrie le poète Horace. N'est-ce pas aussi un beau spectacle que celui de cette lutte pacifique de l’agriculteur, pendant toute l’année, pour arracher à la terre son tribut ? = Et que de distractions nous offre le séjour à la campagne ! Celui-ci y satisfait son goût pour la botanique et pratique dans ses herborisations la meilleure hygiène ; car, comme le disait le savant Haüy: on n'a pas besoin de prendre des du le — plantes en décoction, il suffit d'aller les cueillir pour en res- on les effets salutaires. … Célui-là préfère l'entomolôgie, et trouve dans l'étude des + rome les mœurs les plus étranges, les leçons les plus utiles . Cet autre a la passion de la chasse; il poursuit les êtres sauvages au fond des bois, sous les haies, dans les joncs; “les traque dans leurs repaires, et se livre avec bonheur aux distractions qui exigent un grand exercice. Et pour ètre plus calme, la pêche n’en est pas moins attrayante, et souvent mème pleine d'émotions, lorsque, par exemple, ayant capturé un brochet ou une belle truite, vous manœuvrez habilement pour l’amener sans encombre sur la rive. Même pendant l'hiver, la campagne n'est pas dépourvue e charmes. Dans la forêt, le chène, le sapin, le hêtre, le Se mélèze, ont conservé leur chevelure; le lierre, qui tapisse le tronc du vieil orme, y maintient vertes toutes ses feuilles, : Le que le houx couvert de ses baies écarlates que recher- . Es: chent le merle et la grive. Les mousses ont conservé tout leur lat, et, au De nen d'elles, fleurissent mème le perce-neige et ienade! Et us n’avons-nous pas la chasse et la pèche, qui ont dans leur plus grande activité en cette saison ? . L'hiver fait autour de nous le silence et le repos, il nous D intérieurs et nous dispose à la méditation. N'est-ce > Rs parcours les prés et les bois. Je contemple et j'admire plus que je n’étudie, et ces causeries familières, qui n’ont rien de scientifique, vous montreront comment je sais employer mes loisirs. Je vous y parle de mon jardin, des travaux et des fleurs des champs, des arbres et des animaux de la forêt. de la chasse et de la pèche, en un mot, de tout ce qui rend le séjour de la campagne si agréable. Je vous dis tout simple- ment ce que je vois dans mes excursions et ce que vous pourrez voir, quand vous le voudrez, tout aussi bien que moi. Villa des Fleurs, LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD CR PA EE — LE PRINTEMPS MARS La forêt de Compiègne. — La vallée et la maison que j'habite. Mon jardin. Non loin du confluent de l’Aisne et de l'Oise, en vue de la forêt de Compiègne, est une charmante vallée dont les fraîches prairies sont arrosées par un clair ruisseau qui fuit et serpente au loin à travers la forêt. Cette vallée est si fraîche et si richement en- tourée de bois qu’on dirait une oasis. A quelques pas s'étend l’océan de verdure de la magnifique forêt, dont les vénérables futaies pour- raient raconter tant d'événements mémorables. Des chênes, des hêtres, des charmes gigantesques y éten- dent leurs branches séculaires et, sans aucun doute, leurs antiques ombrages cachèrent autrefois les mys- ières religieux des Druides. 9 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Plus tard, les soldats de César traversèrent cette forêt, y portèrent la hache, ouvrirent des routes mi- litaires et y élevèrent des constructions dont on re- trouve aujourd’hui les traces. Puis nos rois francs, passionnés pour la chasse, en firent bien souvent retentir les échos du son rauque de leur cor. Alcuin décrivait, vers la fin du huitième siècle, une de ces grandes chasses royales où la reine et les dames de sa cour, montées sur des chevaux richement capara- çconnés, suivaient hardiment le roi entouré des ducs et des comtes, à la poursuite des aurochs et des san- gliers. Au moyen âge, les légendes remplissaient ces bois de terreur, et encore aujourd'hui bien des paysans ne voudraient pas se trouver seuls, à minuit, à la Fosse du Puits, ou au carrefour du Crucifix, rendez-vous habituel des sorcières. L’Arioste, recueillant chez nos vieux romanciers les fantastiques merveilles de la forêt de Compiègne, en fait un lieu de réunion des chevaliers de la Table ronde, et plus tard le trop célèbre baron de Rieux, retiré dans sa forteresse de Pierrefonds, comme un faucon dans son aire, rançonnait le pays, au nom de la Ligue, pillait les voitures et les voyageurs et don- nait à la forêt de Compiègne le triste renom qu'avait la forêt de Bondy. Tout cela n'est plus ; ce que, par euphémisme sans doute, on appelait le bon vieux temps est disparu, le serf ou le vilain n’est plus taillable et corvéable à LE PRINTEMPS. 3 merci, et le cultivateur jouit en paix du fruit de ses travaux. Tout au plus la paisible vallée retentit-elle de loin en loin du son des cors sonnant l’hallali du cerf. C’est là, dans cette belle région de l'Ile-de-France, dans cette riante vallée, qu'est assis mon village. C’est là qu'est ma maison ou plutôt ma maisonnette. Elle se compose d’un rez-de-chaussée et d’un premier, et chaque étage est formé de quatre pièces. Sa façade, _que vient dorer le soleil levant, est tapissée d’une glycine, et entre ses persiennes vertes s'élèvent des rosiers grimpants. La glycine est un arbrisseau sarmenteux qui nous vient de la Chine; il se couvre, vers la fin d'avril, d'innombrables et grandes grappes de fleurs bleues qui répandent une odeur suave et forment une splen- dide décoration. Quelques jours après, mes rosiers grimpants se couvrent de roses blanches et de cou- leur nagkin, dont le parfum rappelle à la fois l’arome du thé et le parfum de la fraise. Cette maisonnette toute verte, toute fleurie, toute parfumée, est à mes yeux mille fois plus belle que les plus riches palais. Et ce n’est pas tout; sous son toit qui avance, des hirondelles ont fait leur nid. Je le leur ai vu bâtir et, chaque année, dans la première quin- zaine d'avril, le même couple fidèle revient l’habiter. Or, comme vous le savez, c'est une vieille croyance populaire que les hirondelles portent bonheur. Mon jardin s'étend devant ma maison; il n’est pas grand, il n’est pas riche, mais c'est mon jardin, et, à LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. tel qu’il est, il me procure une somme suffisante de distractions et de jouissances. Mais je n’en aime pas moins les champs et les bois qui m'entourent. Là, je passe la plus grande partie de mon existence au mi- lieu de ces harmonies sublimes que présente la nature. Aucun plaisir n’est comparable à celui qu’on éprouve à interroger ce domaine sans limites. Le ciel avec toutes ses splendeurs, la terre émaillée de fleurs, le chant des oiseaux, le gai murmure du ruisseau, la di- versité des paysages me fournissent sans cesse de nouveaux sujets d'observation et de contentement. Je n’ai pas l'intention de vous décrire les beautésde mon jardin, trouvant moi-même ennuyeux et ridicules ces horticulteurs fanatiques qui ne vous feraient pas grâce d’un chou ou d’une carotte. Il me suffira de vous dire que j'y ai distribué les fleurs, les légumes et les ar- bres fruitiers de manière qu'ils forment un tout harmo- nieux. J'ai choisi les unes pour leur beauté, les autres pour leur parfum, d’autres pour leur utilité, beaucoup enfin parce qu'elles produisent des fleurs à différentes époques de l’année. Si je rencontre dans un champ une fleur qui me plaît, je lui donne une place dans mon jardin. Mais j'ai surtout évité avec soin ces figu- res géométriques, ces arabesques, ces croix d'honneur végétales qui rappellent tout ce que l’on veut, excepté la nature. Mon jardin est traversé par un petit ruisseau; sur ses bords se dressent des plantes aquatiques, et son lit est émaillé de pierres recouvertes d'insectes et de es, / HILL do La maison que j'habite. LE PRINTEMPS. 7 mousses. Au bout du jardin, au-dessous d’un grand saule, j'ai disposé un berceau pour m'abriter contre les rayons du soleil. Les branches inférieures du saule ont été abaissées pour former cette tonnelle, et sur ces branches grimpent le chèvrefeuille et la elématite. Les rossignols, les fauvettes et les roitelets aiment cet endroit; leur chant, se mariant au murmure éter- nel du ruisseau, forme un concert ravissant qui repose délicieusement l’esprit. Un jardin sans oiseaux res- semblerait à une maison sans habitants; aussi, bien loin de les écarter, je m’efforce de les attirer chez moi, trouvant que la petite dime qu'ils prélèvent chaque année sur mes fruits n’est qu'une légère rémunéra- tion des services qu'ils me rendent et du plaisir qu'ils me donnent. Mars ouvre l’année. — Ses titres à la prééminence. E Théophile Gautier. Les anciens peuples de l'Orient, les successeurs de Romulus et les Français eux-mêmes avant Charles IX faisaient commencer l’année au mois de mars, ordre bien plus conforme à la nature que celui de notre ca- lendrier actuel. N'est-il pas rationnel, en effet, que l’époque du renouvellement de la nature soit l’époque du renouvellement de l’année? C'est en mars vérita- blement que l'hiver finit pour nos climats et que le soleil fait luire sur nous les premiers beaux jours. _ Ce n’est point cependant que nous jouissions encore LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. d’une douce température; ce mois consacré au dieu Mars, est comme lui dur etrigoureux ; mais les travaux de lacampagnerecommencent alors. L’hiveret ses fri- mas ylacés résistent encore aux premiers souffles du printemps ; le combat s’établit dans l’atmosphère, et les divers incidents de la lutte produisent les gibou- lées. Les nuages emportés par le vent du nord revien- nent sous une impulsion contraire, et la nuée en- tr’ouverte laisse échapper des ondées de grésil qui tournoient et qui tombent sur la végétation naissante. Mais bientôt le calme se rétablit, le soleil brille et donne le signal du réveil à tout ce qui peut vivre et respirer. Mars n’est pas encore le printemps, mais ce n’est déjà plus l'hiver. Les jours commencent à deve- nir plus longs, la température plus douce, et dès qu'un rayon de soleil vient dorer la campagne, tout semble renaître. Dans les champs pointent déjà les seigles et les blés verdoyants, les bourgeons des ar- bres ouvrent leurs écailles et les dessous du bois com- mencent à jaunir. Dans l’antiquité, c'était dans ce mois qu'on renou- velait sur l'autel de Vesta le feu sacré, pris au foyer même du soleil avec un miroir ardent, et qu’on célé- brait les fètes Jrlaries (joyeuses), espèce de carnaval. Un concile a décidé que c’est au mois de mars, vers l’'équinoxe du printemps, que Dieu créa le monde, et les historiens juifs affirment que c’est à la même époque que s’effectua le passage de la mer Rouge par les Hébreux sous la conduite de Moïse. En voilà plus LE PRINTEMPS. 9 qu'il n’en faut pour illustrer le mois de mars, quand même 1l n’aurait pas l'avantage, inappréciable à nos yeux, de clore l'hiver et d'ouvrir la porte au prin- temps. Voici comment Théophile Gautier exprime cette idée : Tandis qu'à leurs œuvres perverses Les hommes courent haletants, Mars, qui rit malgré les averses, Prépare en secret le printemps. Pour les petites pàquerettes, Sournoisement, lorsque tout dort, Il repasse des collerettes Et cisèle des boutons-d'or. La nature au lit se repose ; Lui, descend au jardin désert, Et lace des boutons de rose Dans leur corset de velours vert. Puis, lorsque sa besogne est faite Et que son règne va finir, Au seuil d'avril tournant la tête, I dit : « Printemps, tu peux venir. » En effet, dans les derniers jours de mars le soleil commence à prendre de la force, la terre s'échauffe, les premières feuilles paraissent et nos regards se re- posent avec bonheur sur des rideaux de verdure; le printemps approche et déjà sa douce haleine se fait sentir. 10 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. La renaissance &es feuilles; leur rôle dans la nature. Les premières fleurs. La renaissance des feuilles est peut-être, de tous les phénomènes de la nature, celui qui inspire le plus de plaisir et d’admiration ; chacun en attend, avec le retour des beaux jours, le brillant cortège des fleurs et des fruits qu’elles promettent. Si elles n’ont poiat le coloris séduisant et le parfum des fleurs, elles sont plus durables, plus nombreuses; leur couleur d’un vert gai repose agréablement la vue. Soutenues la plupart par une queue mince, légère, flexible, le pé- tiole, elles se jouent au gré de l'air, qu’elles purifient en l’aspirant, qu’elles renouvellent en le rejetant. Les feuilles ne sont pas seulement destinées à faire l’ornement de nos bois, à nous procurer de l'ombrage ou à récréer nos yeux par la variété de leurs formes; elles ont des fonctions plus importantes à remplir dans l'acte de la végétation. Ce sont, avec les racines, les organes principaux de la nutrition des plantes. Cri- blées de pores à leur surface, elles servent à l’ab- sorption des fluides nécessaires au développement de la plante ou à l’exhalation de ceux qui sont devenus inutiles. Ce sont des espèces de poumons dans les- quels pénètre l'air ambiant, au contact duquel les fluides contenus dans le végétal subissent les élabo- rations qui les rendent propres à la nutrition de la plante. Enfin, les feuilles, si utiles pour la conserva- LE PRINTEMPS. 11 tion des végétaux, ne le sont pas moins pour celle de notre propre existence. Tandis que l’air atmosphérique est continuellement altéré et vicié par notre respiration, par les décom- positions putrides, par les vapeurs qui s'élèvent du sein de la terre et qui, en s’accumulant, porteraient dans les organes de la vie la destruction et la mort, les feuilles des arbres le purifient, le rendent salubre, en absorbant toutes ses parties non respirables, en les décomposant et en laissant échapper par leurs pores, surtout lorsqu'elles sont frappées par le soleil, une grande abondance d’air vital ou d'oxygène, si nécessaire à l'entretien de notre santé. Merveilleuse harmonie par laquelle les végétaux fournissent à la respiration des animaux l'élément nécessaire à leur existence et en reçoivent à leur tour les fluides indis- pensables à leur développement. Bien peu de plantes encore osent ouvrir leurs co- rolles aux vents froids de mars; il en est cependant quelques-unes qui affrontent le danger et viennent charmer nos regards si longtemps attristés par les frimas. De ce nombre sont plusieurs arbres fruitiers dont les fleurs paraissent avant les feuilles : tels sont l’amandier, l’abricotier, le pêcher; déjà leurs fleurs, sollicitées par les rayons pénétrants du soleil, ont rompu leur enveloppe soyeuse. L’amandier, originaire des pays chauds, a conservé l'habitude de fleurir de bonne heure; symbole de l’é- tourderie, sans s'inquiéter de la différence du climat 12 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. sous lequel on l’a transplanté, il répond le premier à l'appel du printemps et ouvre ses fleurs avant tout autre. Mais presque toujours les gelées tardives le punissent, sans le rendre plus sage. Ses fleurs sont de petites roses simples, à cinq pétales d'un beau blanc, formant comme une coupe d’albâtre du milieu de laquelle s'élèvent vingt à trente petites colonnes surmontées de chapiteaux d'or. Ces fleurs rappellent déjà l'odeur et le goût de l’amande qui se formera dans leur sein et mürira, si les gelées printanières le permettent; mais cela est bien rare sous le climat de Paris. Non loin de l’amandier commun, fleurit dans mon jardin l’amandier nain, qui vient de Géorgie : c’est un charmant arbrisseau dont la taille ne dépasse guère 1°,50, mais il se couvre au printemps de belles fleurs roses d'un effet charmant. Voici qu'à leur tour l'abricotier se couvre de fleurs blanches et le pêcher de fleurs roses; mais:si l’on veut jouir de leurs fruits savoureux en été, il faut se hâter de les abriter contre les gelées blanches, si meurtrières en mars et avril. Les violettes se montrent entre leurs petites feuilles arrondies et-embaument l'air de leur parfum déli- cieux. Elles ne se cachent pas tant qu'on l’a dit, et si elles s'abritent au pied des arbres et des buissons, c'est qu'elles craignent la trop grande chaleur aussi bien que le froid. Mais en vain se cacheraient-elles sous l'herbe, leur parfum les trahit et le bleu pourpré de leur corolle perce à travers le gazon. Malgré la 216 Rae 0e LE PRINTEMPS. 13 modestie qu’on lui prête, la violette a exercé la verve des poètes presque autant que la rose; les princes de l'Église ont pris sa couleur, qui est aussi le deuil des rois ; enfin elle est la favorite des femmes. Les vio- lettes bleues, blanches, lilas, violettes, couvrent tout au printemps : les bois, ies prés, les sentiers, les coteaux, le bord des ruisseaux ; mais ces diverses es- pèces ne jouissent pas toutes des mêmes dons. La violette odorante fuit l’intérieur des bois et semble se mettre partout à notre portée, dans les Jardins, au bord des chemins, sur la lisière des bois. La violette sauvage ou violette des bois n’a pas de parfum, non plus que la violette des prés à fleurs d’un bleu clair, ni la violette des Alpes à corolle jaune. Les pensées sont sœurs des violettes ; la petite pensée sauvage, qui recherche les fourrés, est d’un jaune tendre, mais elle n’a pas les larges pétales et les riches couleurs que lui a donnés la culture. Ob- servez bien ces jolies fleurs : les cinq pétales inégaux de sa corolle figurent, par la réunion de leurs onglets au centre de la fleur, une sorte de masque dont les grimaces variées sont des plus amusantes. Est-ce là ce qui leur a valu le nom de pensées ? La pensée des jardins est une des plantes qui attestent le mieux l'influence modificatrice de la cul- ture et en même temps la variabilité de certaines espèces. Aucune description ne saurait rendre toutes les combinaisons de coloris et la variété de tons qui ont été obtenus sur la corolle de la pensée. Sa forme, 14 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. la grandeur de ses fleurs, et jusqu'à un certain point le port même de la plante, sont également sujets à varier ; aussi les Dotanistes n’ont-ils pas encore pu s’accorder sur l’origine des innombrables variétés qu’elle nous présente. La primevère, dont le nom rappelle qu’elle est une des premières fleurs du printemps, émaille déjà nos bois et nos prairies. Du milieu d’une rosette de feuilles ridées et velues s'élève une tige légère por- tant une grappe de fleurs penchées d’un beau jaune, tachées de rouge. Cette jolie plante, transportée dans nos jardins sur un sol plus substantiel, a donné une foule de variétés à grandes fleurs, de couleurs variées, qui font, en cette saison, l’un des premiers ornements des jardins. Les oreilles-d’ours, descendues des Alpes dans nos parterres, et si remarquables par leurs for- mes variées et les riches couleurs de leur corolle, sont des primevères. Au bord de l’eau, le tussilage ou pas-d'âne ne montre encore que ses fleurs semblables à des houppes dorées : ses feuilles, rondes et larges comme le sabot d’un baudet, ne viendront que l'été. Près de lui, l'iris nain épanouit ses belles fleurs violettes à pétales élé- gamment recourbés. Les crocus printaniers ouvrent dans le gazon, parmi les petites étoiles blanches des pâquerettes, leurs fleurs en forme de lis, jaunes, vio- lettes ou panachées, et la giroflée jaune brille comme un rayon de soleil au sommet des vieux murs. LE PRINTEMPS. 15 Travaux du jardinier. — Les semailles. — Travaux des champs. Le tallage et le provignage. Mais voilà le moment où les fonctions de jardinier commencent à n'être plus une sinécure. Le sécateur à la main, je parcours les bosquets et coupe sans pi- tié les branches qui gènent la vue ou détruisent par l’exagération de leur développement les proportions de la plante. Il ne faut pas imposer aux arbres des formes étranges, contraires à celles que leur donne la nature, mais il est utile de les aider à être beaux, bien faits, de les dégager de leur bois mort, de retrancher les branches trop vigoureuses, qui tirent à elles toute la sève et détruiraient l'harmonie. Il faut biner, fu- mer, butter ; c’est le moment de planter ses choux et généralement tous les légumes qui ne craignent pas trop les gelées. Lorsque celles-ci sont à redouter, il faut avoir soin de recouvrir les semis et plantations d'une couche de terreau ou d’un léger paillis. C'est aussi le moment de semer en bordures ou en touffes la julienne de Mahon, les pieds-d’alouette, le réséda, le pavot, les renoncules, anémones, etc., de tailler les rosiers les plus délicats, tels que bengale, thé, noi- sette; mais il est toutefois prudent d'attendre pour cela que les hâles de mars soient passés. Mars est le mois des semailles; c’est l'époque où l’on sème presque tous les végétaux utiles : les blés, les seigles de printemps, l’avoine, les trèfles, les sain- 16 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. foins, le lin, l’œillette, les betteraves et bien d’autres encore. Aussi la plaine, couverte de travailleurs, pré- sente le spectacle le plus vivant et le plus animé. Les blouses bleues des hommes, les fichus, les mouchoirs de tête rouges des femmes diaprent gaiement la mar- queterie brune et verte des champs labourés, et çà et là on voit errer sur la prairie des chevaux bais et blancs. — Mais, qu'est-ce là, père Mathurin ; vous laissez une vache paitre votre blé en herbe? — Eh! oui, me dit le vieux paysan à demi courbé et s'appuyant sur son hoyau; c'est pour le faire taller ; mon blé poussait trop en herbe. Et il m’expliqua comment, dès que le seigle ou le froment commencent à monter, on le renverse afin que la tige couchée sur le sillon et à moitié recouverte de terre produise de chacun de ses nœuds des racines et des rejetons. De même que, pour rafraichir une vigne en mars, oncouche les sarments dans une rigole, afin que de leurs bourgeons naissent de nouveaux ceps, ce que l’on appelle provigner. De même encore que des traçants ou stolons lancés naturellement de tous côtés reproduisent et multiplient les fraisiers. C’est ainsi que j'appris un axiome d'agriculture : «I n'est bon blé que de tallage. » 26 LE PRINTEMPS. 17 Les premiers oiseaux du printemps : l’alouette, le merle, le coucou. Depuis longtemps déjà la gentille alouette s’est établie dans nos guérets. Elle n’est pas le seul oiseau qui précède le prin- temps, le merle et le coucou font également leur apparition en mars. Dès l'aube, le merle, ce gai sif- fleur, chante dans les pommiers en fleur. Il niche de bonne heure dans les vieux lierres qui, en hiver, lui livrent leurs baies succulentes. De la mousse, qui ne manque jamais sur le tronc des arbres, du limon, qu'ils trouvent au pied ou dans les environs, tels sont les matériaux dont ils font le corps du nid; des brins d'herbe et de petites racines sont la matière d’un tissu dont ils le revêtent intérieurement, et le mâle et la femèlle y travaillent de concert avec une telle assiduité, qu'il ne leur faut pas plus de huit jours pour finir l'ouvrage. La femelle y pond cinq ou six œufs d’un vert bleuâtre tachés de rouille, et pendant qu’elle couve, le mâle pourvoit à sa subsis- tance. Le merle ne nous quitte pas l'hiver, maisil ne fait entendre sa voix qu’à l'approche du printemps et pendant une partie de la belle saison. Le coucou est l’un des premiers à nous annoncer le printemps. Qui n’a pas entendu, en se promenant dans les bois vers la fin de mars ou dans le courant d'avril, les deux notes en tierce mineure auxquelles 2 18 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. cet oiseau doit son nom? Mais si tout le monde con- naît son chant monotone, bien peu connaissent l’oi- Le coucou, mâle et femelle. seau pour l'avoir vu. C'est que le coucou est d’une sauvagerie extrême, et que sa vue perçante lui per- met de découvrir au loin ses ennemis. #- «7 LE PRINTEMPS. 19 J'ai pourtant eu cette bonne fortune, un jour que, couché dans l'herbe, je me tenais immobile, tout ab- sorbé par mes réflexions. Un coucou vint se poser non loin de moi sur la branche d’un chêne, et son vol léger et doux me le fit d’abord prendre pour un petit oiseau de proie. Je me tins immobile comme un roc pour le bien contempler. Mon oiseau avait la grosseur el le maintien d’une pie, mais les pattes fort courtes. Son plumage brun cendré sur le dos, couleur de rouille au cou, d’un blanc sale marqué de raies transversales noires au ventre; son bec un peu recourbé, ses yeux ronds à iris jaune, la longueur de ses ailes et de sa queue, tout cela lui donnait un faux # air d'épervier. Peut-être est-ce cette ressemblance qui a donné lieu à cette très ancienne croyance po- pulaire que le coucou se métamorphosait en épervier. * Il n’est d’ailleurs pas de fables ou de contes qui n'aient été inventés ou répétés sur les habitudes si singulières de cet oiseau. Si l’on en croit Pline, celui qui entend le coucou au printemps doit aussitôt s’ar- rêter pour tracer un cercle autour de son pied droit ; la terre sur laquelle ce pied est posé est une poudre excellente pour empêcher les puces de se multiplier! Essayez-en, cela ne coûte rien. Un autre affirme que, cousu dans une peau de lièvre, cet oiseau procure le sommeil. En réalité, les mœurs du coucou sont assez singulières par elles-mêmes, sans aller chercher ces absurdités. : L'amour pour ses petits est un instinct tellement 20 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. répandu chez les animaux, et l’on peut ajouter telle- mentnécessaire pourassurerla propagation delespèce, qu'on pourrait dire qu'il ne manque dans aucun. Eh bien, le coucou fait -exception à la règle et semble avoir été créé exprès pour mettre le philosophe et le naturaliste en garde contre les théories et les prin- cipes trop absolus. Le coucou ne prend lui-même aueun soin de sa progéniture, il charge d’autres oiseaux du soin de couver ses œufs et d'élever ses petits. La femelle ne fait pas de nid, elle pond à terre un œuf qu'elle prend dans son bec et va déposer dans le nid de quelque petitoiseau insectivore, tel que fauvette, rouge-gorge, mésange, bergeronnette, ete. Chose curieuse à noter, les œufs du coucou sont très petits proportionnellement à sa taille, à peine plus gros que ceux de la fauvette, et leur coloration n’est pas constante ; ils sont tantôt jaunâtres, tantôt verdâtres, tantôt blanchâtres, tache- tés ou non tachetés. C’est, je crois, le seul oiseau dont l’œuf puisse varier d'une teinte à l’autre. C’est toujours furtivement et en prenant les plus grandes précautions que le coucou dépose ses œufs dans les nids, en épiant l'absence des propriétaires ; car il sait qu'il éprouverait de leur part une résistance opiniâtre. Et ce qu'il y a de plus singulier, c'est que ces mêmes oiseaux qui repoussent l’envahisseur avec acharnement, donnent à son œuf et à son petit les mêmes soins qu'aux leurs, bien qu’ils puissent faci- lement reconnaître qu'ils ne leur appartiennent pas. LE PRINTEMPS. 21 Rien n'est curieux comme de voir ce gros poussin sans plumes remplissant à lui seul tout le nid — car presque toujours il en a éliminé ses infortunés frères de lait — ouvrant un large bec et piaillant sans cesse, au point d’étourdir ses parents adoptifs qui s’épui- sent à apporter des aliments à ce nourrisson insa- tiable et plus gros qu'eux. On a dit que le jeune coucou dévorait ses petits frères, c’est là une calomnie, le coucou est insecti- vore et non un oiseau de proie. Ce qu’il y a de vrai, c'est que, beaucoup plus gros et plus fort que les en- fants du logis éclos en même temps que lui, et se trouvant à l’étroit dans ce petit nid, ses mouvements brusques jettent par-dessus bord ses compagnons. Peut-être même y met-il quelque malice et agit-il ainsi dans le but intéressé de son bien-être et de sa * conservation personnelle. Devenu assez grand pour s'envoler du nid et chercher lui-même sa nourriture, il quitte ses parents d'adoption sans retour. Si l’on cherche la raison de ces habitudes anor- males, on la trouvera dans les mœurs volages de cet oiseau, mœurs que lui à imposées la nature. Les cou- cous sont des oiseaux migrateurs qui arrivent dans notre climat isolément et successivement, les uns dès la fin de mars, les autres dans le courant d'avril, Les mâles, beaucoup plus nombreux que les femelles, vivent solitaires pendant tout l’été dans le canton qu'ils ont choisi; la femelle, au contraire, aussitôt arrivée, fait choix d'un époux et, dès qu’elle a confié 22 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. à un nid étranger le fruit de son union, elle part pour convoler à de nouvelles noces dans un autre canton, et fait ainsi quatre ou cinq pontes dans la saison; ce qui explique comment l’on trouve de jeunes coucous non seulement en mai et en juin, mais aussi aux mois de juillet et d'août. C’est donc en raison de ses mœurs polygames que le coucou néglige de couver ses œufs et de nourrir ses petits, puisque ce dernier instinet l’obligerait à res- ter au nid tandis que le premier l’en éloigne. Le coucou est d’ailleurs un oiseau utile à notre point de vue; il ne vit que d'insectes et nous débarrasse d’une multitude de chenilles nuisibles aux essences forestières; il recherche particulièrement les che- nilles velues que la plupart des autres oiseaux insec- tivores ne mangent point, et nous rend ainsi de grands services. La chasse du lapin. — Le furet. Si la chasse est fermée, le chasseur fanatique peut s’en dédommager en fusillant quelques lapins, ani- maux dont les habitudes vicieuses ont fait autoriser la chasse en tout temps. Quoique proche parent du lièvre, dont il ne se dis- tingue guère que par les dimensions moindres de ses oreilles; de sa queue et de ses jambes de derrière et par son habit gris, le lapin a des habitudes très diffé- LE PRINTEMPS. 23 rentes de celles de son congénère, On peut même dire qu'il y a antipathie entre les deux races, et que les cantons habités par l'une sont généralement peu fréquentés par l’autre. Le lapin nous est venu d'Espagne à la suite des Maures, et, grâce à son étonnante fécondité, il s’est répandu presque dans le monde entier, au point de devenir en quelques pays un véritable fléau. Pline nous rapporte que le lapin a renversé des cités et que les habitants d'une des îles Baléares furent forcés de demander le secours d'une légion romaine contre l'invasion des lapins. Quoi qu'il en soit, cet animal, par ses habitudes et sa prolificité, est un dangereux ennemi pour le cultivateur et le forestier. Il ronge dans les bois les rejets et les jeunes plants, et sa dent est si meurtrière qu'il n’y a souvent d'autre remède que le recepage. En hiver, lorsque la neige couvre le sol, il s'attaque à l’écorce des arbres, et cause ainsi aux jeunes taillis des dégâts très sensibles. Il ronge également la vigne, et se nourrit au besoin de graines, de fruits, d'herbes, de légumes ; il exerce pendant l'hiver de grands ravages dans les blés verts. Quoique vivant également bien dans tous les ter- rains qui ne sont pas trop humides, le lapin préfère les sols sablonneux, dans lesquels il peut creuser plus facilement sou terrier. Ce terrier est un trou profond, à une ou plusieurs issues, et dans lequel il vit en famille. C’est là qu'il passe la plus grande par- tie du jour et qu'il cherche un refuge quand il est 24 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD, poursuivi. En outre, il se choisit un gîte où il se rase quand il n’est pas au terrier; c'est ordinairement dans un buisson, sur le bord d’un fossé, dans les broussailles, sous des piles de fagots, parfois même au milieu d’un champ. Le lièvre ne fait pas de terrier; mais il se choisit avec soin un gîte auquel il revient pendant quelque temps. A ces différences de forme et d’habitudes que nous avons constatées entre le lapin et le lièvre, il faut en ajouter une autre que je découvre dans un livre de cuisine. Ce respectable cordon bleu nous apprend que «le lapin demande à être écorché vif! » — singulier goût; — « mais le lièvre préfère atten- dre » : je comprends cela; mais ne discutons pas là- dessus. La femelle du lapin ou hase, comme on l'appelle, a, chaque année, quatre ou cinq portées, composées chacune de quatre à huit et même dix lapereaux. Ces petits sont en état de produire dès l’âge de six mois; or, comme le lapin peut vivre huit à neuf ans, on comprend la rapidité avec laquelle il se multiplie ; ce qui augmente encore le danger que sa présence fait courir aux bois qu'il habite et aux champs riverains. La femelle dépose ses petits non dans son terrier, où le mâle les mettrait à mort, mais dans un trou appelé rabouillère, qu’elle creuse à cet effet quelques jours avant de mellre bas et qu'elle recouvre de brins d'herbe sèche et de feuilles. La fécondité du lapin est si grande, qu'une seule paire de ces animaux ayant LE PRINTEMPS. 25 été lâchée dans une île déserte où il n’en existait pas auparavant, ils’en trouva plus d’un millier au bout d'un an, et il est certain que ces rongeurs multiplient si prodigieusement dans les pays qui leur conviennent, que la terre pourrait à peine fournir à leur subsis- tance, si une foule d’ennemis n’en entravaient la trop grande propagation. C’est précisément ce qui est arrivé en Australie, où le lapin, inconnu il y a un quart de siècle, est devenu pour les colons australiens un véritable fléau. Cet animal s’est trouvé là dans un milieu tellement pro- pice, qu'il s’y est en quelque sorte transformé ; et y a pris des habitudes nouvelles. Ainsi, tandis qu’en Europe il ne se reproduit que pendant six ou huit mois, il reproduit toute l’année en Australie, où le climat lui est aussi favorable que la nourriture abon- dante, et où il compte beaucoup moins d’ennemis. Il y est devenu plus oros, plus remuant, moins timide. Un naturaliste anglais a été frappé d’étonnement en voyant les lapins dans la colonie de Victoria grimper aux murs, se hisser et se cacher dans le creux des arbres, comme le ferait un écureuil, se mettre à la nage et traverser des rivières comme des rats d’eau. On ne saurait se faire une idée, dit-il, des ravages que ce rongeur peut faire aux récoltes, et le danger est devenu tel, que le gouvernement a offert une prime de 10000 livres sterling à celui qui trouvera le meilleur moyen d'exterminer cette engeance. Chez nous, la guerre acharnée que lui font les re- 26 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. nards, les martes, les fouines, les oiseaux de proie, et par-dessus tout l'homme, suffit pour maintenir dans d'assez justes proportions la propagation du lapin. On chasse le lapin au fusil et au chien courant, au chien d'arrêt, au furet et en battue ; on le détruit éga- lement à l'affût, au piège, ou on le prend vivant au panneau. La chasse aux chiens courants se fait sur- tout à l’aide de bassets ; elle est fort amusante. Le chien basset est le plus lent de tous les chiens; sa perfide lenteur, qui fait que le gibier chassé le méprise et trottine devant lui au lieu de prendre parti, donne au chasseur tout loisir de tirer, surtout s’il est posté sous bois dans le voisinage des terriers. La principale manœuvre du lapin, quand il se sent poursuivi par les chiens, est de revenir au terrier. Il est donc im- portant pour le chasseur de rester immobile à son poste et de conserver un silence absolu. Quand on chasse le lapin au chien d'arrêt dans les jeunes taillis et dans les broussailles, on doit se tenir prêt à tirer dès que le chien tombe en arrêt, car le lapin part toujours avec une extrême rapidité, et cet exercice exige beaucoup de prestesse, de coup d'œil et d'habitude de la part du tireur. Souvent on se borne à tirer le lapin au sortir du terrier d'où l’ex- pulse le furet, ou on le prend vivant avec des bourses, petits filets qu’on tend à l'ouverture des terriers. Le furet est un petit carnassier de la famille des martes, au corps long, souple et vigoureux, comme tous les membres de la famille, et, comme eux, un LE PRINTEMPS. 27 vrai buveur de sang. Originaire d'Afrique, d’où il est passé en Espagne avec les Arabes, il nous est venu de ce pays en compagnie de ses envahisseurs. Mais il ne peut exister dans nos bois en liberté ; le froid et l'humidité l’empêchent de vivre et de se reproduire. On l'élève en domesticité en ne lui donnant que du pain trempé dans du lait, et on le tient le plus chau- dement possible dans des boîtes où il dort presque constamment. c Le furet. Malgré sa robe claire, le furet est la bête noire du lapin, et réciproquement : et l’homme a utilisé ses instincts sanguinaires pour opposer une barrière aux envahissements du rongeur. . Lors donc qu’on veut fureter un terrier, que l’on a reconnu être habité par des lapins, on tend les bourses sur chacune des gueules du terrier, et, par l’une d'elles, on introduit le furet, Celui-ci, dès qu'il a senti sa proie, se glisse, fouille les galeries, y met le dé- sarroi, en expulse tous les habitants, qui, cherchant 28 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. à fuir par une des issues, se précipitent dans les bourses. Le furet, avide de sang, n’a qu'une idée fixe, celle d’en acculer un dans une impasse ; et, s’il par- vient à ce résultat, si l’on n’a eu soin de le museler, il égorge incontinent sa victime et lui suce le sang jusqu’à ce qu'il en soit ivre; et, comme il s'endort aussitôt qu'il est repu, on est obligé d’attendre son réveil pour recommencer plus loin le fouillage. On cherche habituellement à le réveiller en tirant un coup de fusil à poudre dans un des trous; mais souvent ce moyen ne réussit pas. La chasse au furet se fait également sans bourses, ou en bouchant seu- lement quelques-uns des trous. Les lapins s’échappent par les gueules restées libres, et on les tire au dé- bouché. Quelle que soit la méthode que l’on emploie, il faut observer le plus grand silence, car si le lapin en- tend le moindre bruit, il se laissera plutôt étrangler dans son terrier que d’en sortir. On a peine à comprendre que, bien armé comme il l’est de puissantes incisives, capables de couper comme un ciseau, le lapin se laisse égorger sans ré- sistance par le furet ou même par la belette, qui sont moitié moins gros que lui; alors surtout qu'il sait très bien se servir de ses armes naturelles contre les siens au besoin. [l faut croire que la vue seule de ses ennemis le paralyse et lui ôte jusqu’à la conscience de ses moyens. LE PRINTEMPS. 7” 99 La pêche. Quant à la pêche, en mars, on peut, surtout dans la dernière quinzaine, si le temps est beau et que les giboulées ne soient pas trop violentes, prendre, pen- dant les heures du milieu du jour, quelques carpes, gardons, chevennes ou goujons. A cette époque, les poissons recherchent avidement deux choses : le so- leil et la nourriture : c’est donc près du bord et sur les gués qu'il faudra pêcher, car c’est dans les endroits où 1l y à peu d’eau que le poisson ressentira plus di- rectement les rayons bienfaisants du soleil; c’est là aussi que la carpe et les autres poissons herbivores vont chercher les jeunes plantes qui commencent à pousser et leur fournissent une pâture tendre et suc- cülente. Le meilleur appât à employer en cette saison est le ver rouge ou ver de vase, dont le poisson est très gourmand. | Les brochets et les perches commencent à frayer dans ce mois ; il est, par conséquent, inutile d'en tenter la pêche à la ligne ou au trimmer; car un pois- son qui fraie est tout entier à cette importante occu- pation et ne mord pas. Je ne parle que pour mémoire des truites et des saumons ; ces délicieux poissons, dont la pêche est si amusante et si pleine de péripéties, n’ont pas jugé les eaux de mon canton dignes de leurs ébats. Pour ceux plus heureux que moi, je dirai donc que ces semblent pour retourner à la mer. Il est ee qu'àace 24 moment la pêche en est interdite, ef que, d'ailleurs, Le amaigris et languissants, ils Sr une Brpie facile, a mais très médiocre. F5 : AVRIL Réveil de la nature. — Les fleurs du printemps; les crucifères. Voici avril, premier mois du printemps, frais comme toutes les aubes, gai comme toutes les en- fances, un peu pleureur parfois, comme un nouveau- né qu’il est. En ce mois, tout est vert, tout est riant; la nature a des lueurs charmuntes, et, comme les fleurs, le cœur s'ouvre à l'espérance. Avril vient du latin aperire, ouvrir, parce que c’est l’époque à laquelle. la terre ouvre son sein, d’ou les plantes commencent à sortir. Le soleil, dans sa course apparente, a franchi la ligne équinoxiale ; la durée du jour, un moment égale à celle de la nuit, augmentera à mesure que l’astre radieux va décrire au-dessus de notre horizon des arcs de plus en plus grands. Sous les feux du soleil la terre devient féconde et tout s'imprègne de vie dans la na- ture. Le tendre feuillage se nuance de jaune et de vert; le gazon est diapré de pâquerettes ; les reptiles engourdis se réveillent; les oiseaux, parés de leurs plus brillants atours, répètent aux échos des bois leurs joyeuses chansons; des fleurs, déjà nombreuses, entr'ouvrent leurs brillantes corolles, au-dessus des- 32 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. quelles volent en bourdonnant des insectes fraiche- ment éclos. La vue de toutes ces merveilles, le contact de cet air frais et pur remplissent d’une douce ivresse; la poitrine se dilate plus aisément; le sang semble couler plus vite, et toute cette magie nous entraîne à nous identifier avec ce réveil de la nature. Les bois nous offrent les prémices de la saison; sur les coteaux, ils gardent encore la livrée de l'hiver ; mais les buissons du bas-fond se sont glacés de vert tendre. L’anémone des bois y tient encore ses blanches corolles inclinées vers la terre, comme si elle craignait un retour de l'hiver; elle ose à peine développer ses feuilles découpées. Près d’elle croît le corydalis aux racines tubéreuses, aux fleurs roses étagées le long d'un épi, et la jolie pulmonaire aux feuilles ta- chées de noir et aux corolles d'azur. Près des prime- vères et auprès de moelleux tapis de mousses écla- tantes croît la scille à deux feuilles, avec ses grappes épanouies d'un bleu d’outremer ; près d’elle se dresse la jacinthe des bois, sa sœur. La ficaire-renoncule ouvre ses fleurs aux pétales d’or, sur le bord des sen- tiers, et offre ses feuilles tendres et lisses aux ama- teurs de salades printanières ; mais gardez-vous de la confondre avec les vraies renoncules aux boutons d’or, dont les feuilles découpées renferment un sue âcre et corrosif. Les gazons sont constellés de petites pâquerettes. Quelle est jolie cette modeste fleur des champs avec sa couronne blanche et rose etson cœur d’or! Comme UT PA v Pan +. LE PRINTEMPS. 33 elle dresse joyeusement sa petite tète au-dessus de sa rosette de feuilles! Elle cherche le soleil, elle aspire à la lumière; elle se pénètre de l'humidité de l’air et paraît tout heureuse de vivre. Cà et là se détachent des groupes de houx au feuil- lage éternel, aux fruits écarlates, et des cerisiers sau- vages étalent leurs branches qui disparaissent sous la neige des fleurs qui les couvre. Toutes ces fleurs attirent déjà de laborieux insectes sortis de leurs re- traites et se livrant à leurs travaux. Des bourdons annelés de blanc, de noir et d’orangé y cherchent un miel encore rare et sans parfum, puis s’envolent en bourdonnant et s'arrêtent sur d’autres fleurs. Dans nos climats, c’est au printemps que les grands arbres laissent épanouir les fleurs et presque toujours avant que les feuilles ne viennent les entourer d'om- brage et de fraîcheur. Les trembles à la verte écorce et les peupliers blancs laissent tomber les écailles ré- sineuses qui abritaient leurs fleurs; les saules allon- gent subitement les filets de leurs étamines et leur pollen odorant attire de nombreuses tribus d'insectes qui s'agitent en bourdonnant autour de leurs épis parfumés; le sycomore balance ses grappes allongées. Les hôtes du printemps jouissent du soleil et les arbres à peine feuillés ne répandent pas encore leur ombre protectrice. Plus tard les habitants des bois chercheront un abri contre les feux du jour; en ce moment le contraire a lieu, et c’est au contact d’une vive lumière que ies espèces printanières se dévelop- 3 34 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. pent sur la terre. Le daphné-lauréole cache ses fleurs verdâtres sous son brillant feuillage, et le bois gentil ou mézéréon, aux flexibles rameaux, couvre ses bran- ches de fleurs roses qui répandent au loin un doux parfum. Des tapis de pervenches restent humblement appliquées sur la terre, mêlées au lierre des forêts, parsemés de corolles d’un bleu céleste, et non loin de là, le narcisse jaune allonge ses godets orangés. Avril est le mois des crucifères; déjà partout leurs fleurs jaunes aux pétales placés en croix abondent dans les sentiers et dans les champs. Ce sont les sé- nevés ou petites moutardes jaunes, répandus partout, qui fleurissent de bonne heure et tard et donnent aux champs cette teinte dorée en se mêlant aux fleurs du chou, du navet, du colza. C’est la julienne blanche, la cardamine violette ou cresson des prés au goût pi- quant. C’est le violier qui eroît sur les vieilles mu- railles ; le thalictron jaune fleurissant au bout de sa quenouille de siliques longues et déliées. Voici le ta- bouret ou bourse à pasteur, à petites fleurs blanches auxquelles succèdent des silicules plus larges que lon- gues, aplaties et échancrées; l’alliaire, qui altère, dit- on, le lait des vaches, et la roquette, qui donne du montant à la salade et aime à parer les décombres de ses petites corolles brunes bordées d’un jaune pâle. Presque toutes ces plantes ont dans la tige ou dans la feuille un peude ee goût piquant du cresson ; aucune n’est vénéneuse, elles possèdent une huile volatile qui leur communique des propriétés excitantes et anti- bé. LE PRINTEMPS. 35 scorbutiques. L’azote, substance fort rare dans la plupart des autres végétaux, existe en quantité assez notable chez les crucifères, qui lui doivent leurs pro- priétés nutritives. Nous trouvons en effet dans cette famille des plantes alimentaires importantes, telles que les choux, les raves, les navets, etc.; d’autres donnent à l’industrie et à l'économie domestique une huile abondante, tels sont le colza, la navette; plu- sieurs enfin fournissent à la médecine des remèdes excellents, parmi lesquels on peut citer la moutarde noire, le cochléaria, le vélar, le cresson. La sève du printemps. —— La circulation chez les plantes. Si, par un temps ealme, nous entrons dans les bois, tout autour de nous éclatent de petits pétillements : on croirait, s’il y avait de la fumée, assister à un commencement d'incendie ; c’est l'effet de la sève, qui élargit et fendillé l'écorce emprisonnant le bois. La sève, ce sang végétal, arrêté par le froid de l'hiver dans son mouvement circulatoire, comme chez les animaux hibernants, reçoit une impulsion nouvelle par l’action vivifiante des rayons solaires qui raniment tous les êtres. On se demande comment les anciens ont pu placer la terre au centre du monde, en considérant le rôle que joue le soleil, cette âme de la nature d’où dérivent toutes les sources de chaleur et de mouvement, C'est 36 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. lui qui produit les vents en échauffant plus que d’au- tres certaines parties de l'air, qui tendent alors à se déplacer ; c’est lui qui pompe l’eau des mers et des forêts et l’amasse en nuage sur la montagne, d’où elle retombe en neige qui se glace, et des glaciers s'écoule en fleuves qui distribuent partout la vie et le mouve- ment; c'est lui qui rend la vie au germe endormi d’où sortent l'arbre et la fleur, et qui forme dans la plante les aliments qui nous nourrissent; c’est lui qui nous échauffe et nous éclaire et qui, chaque année, ramène le printemps. Mais pour en revenir à la sève du printemps, elle ne parait pas se réveiller en même temps chez toutes les plantes, car les unes ont déjà des feuilles quand les autres ont à peine des bourgeons; certaines espè- ces même ont des fleurs, alors que le chêne, le hêtre et le bouleau continuent à porter l’image de la mort : la sève qui doit les ranimer n’est pas encore sortie de son sommeil hivernal. La plante pompe dans le sol, au moyen de ses ra- cines, l’eau chargée des substances minérales qu’elle y a dissoutes; ce liquide s'élève par endosmose et capillarité dans les vaisseaux jusqu’au sommet de la plante; on lui donne alors le nom de séve ascendante, elle monte à travers les fibres ligneuses et, à cette époque, les végétaux que l’on taille laissent exsuder leur sève comme l’eau d'une fontaine. Qui ne connaît _les pleurs de la vigne? Cette sève s'épaissit en mon- _tant à mesure qu'elle délaye et dissout les matériaux ” LE PRINTEMPS. 37 contenus dans les cellules et qui se sont épaissis pen- dant l'hiver. Puis, après s'être modifiée dans les feuilles au contact de l’air, et avoir acquis par cette sorte de respiration les qualités nécessaires pour nourrir et développer les tissus, elle redescend des feuilles vers les racines, son point de départ; on lui donne alors le nom de sève descendante. C’est entre l'écorce et le bois que descend cette sève élaborée. Les végétaux ont donc une circulation complète exac- tement comme, chez les animaux, le sang veineux mis en contact avec l'air dans les poumons se change en sang artériel. C'est ce mouvement alternatif de va- et-vient qui constitue la circulation de la sève ou du sang et ne cesse complètement qu'avec la vie de la plante ou de l'animal. ” L'animal et la plante. — Le polypier. » A première vue, rien ne ressemble moins à un ani- mal qu’une plante ; et cependant, pour le naturaliste qui envisage surtout l’organisation générale, tous deux vivent ; œuf ou graine, leur point de départ est le même; puis l’un et l’autre se nourrissent, ont une respiration, une circulation, se reproduisent et meu- rent; ce qui faisait dire plaisamment au philosophe Bonnet qu’il-ne voyait pas grande différence entre son chat et son rosier. Sans pousser aussi loin la com- plaisance, il faut reconnaitre qu'il existe une grande 38 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. analogie entre l’animal et le végétal. Certes, on ne peut pas confondre un chien avec un chou, un bœuf avec un chêne; mais si l’on examine les êtres moins élevés dans l'échelle animale, il n’en est plus de même. Les polypiers, par exemple, différent fort peu des vé- gétaux et à ce point même que pendant des milliers d'années on a pris des polypiers pour des plantes marines. Il a fallu les études suivies et les expériences scrupuleuses des savants pour trancher la question. En effet, qu'est-ce qu'un polypier, le corail, par exemple ? C'est un petit arbuste d’un rouge vif ayant une tige, des branches et des rameaux; seulement au lieu d'être en bois, cet arbuste est en pierre et c'est de cette pierre, dure comme du marbre, que sont faites les belles perles rouges des colliers et une foule d’autres petits objets. La tige est revêtue d’une écorce molle criblée de trous, dans chacun desquels bourgeonne et se déve- loppe un petit animal ou polype en forme de campa- nule, dont les bras s’épanouissent en dehors comme les pétales de la fleur. Avec ces bras, toujours en mouvement, les polypes happent au passage les par- ticules nutritives amenées par les eaux. On pourrait croire que chacun de ces polypes vit solitaire et ren- fermé dans sa cellule sans communication avec ses voisins ; mais si l'on ouvre le polypier dans sa lon- gueur, on voit qu'il y à entre ces parties continuité organique et que le corps du polype se prolonge en un long tube qui, dans une partie de son étendue, est. LE PRINTEMPS. 39 soudé à ses voisins et plonge plus ou moins profon- dément dans la masse commune; tandis qu'à son extrémité supé- | rieure 1l est et reste isolé. Grâce à cette disposition, la colonie entière profite de la nourriture prise séparément par chaque indi- vidu. Les ali- ments élaborés dans l’estomac de chaque po- SE lype passent > En, danslescanaux qui le mettent en communica- tion avec les or- ganes digestifs des autres po- lypes et nour- rissent ainsi la colonie entière dont chaque membre lui transmet à son tour une petite fraction de sa propre nourriture. De sorte qu'un groupe de polypes ainsi constitué ressemble à un animal qui, comme l'hydre de la Fable, aurait un seul corps et un seul estomac, Le corail et son polype grossi. 2 40 à LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. surmonté d'un grand nombre de têtes. Comme on le voit, ce polypier offre l’image d'une république modèle où l'égalité et la fraternité sont exercées beaucoup plus sérieusement qu’elles ne l'ont jamais été dans n'importe quelle république ancienne ou moderne; mais il faut avouer qu’il y existe peu de liberté. Tout polypier, tout pied de corail débute par un seul polype qui, issu d'un œuf, se fixe à une roche sous-marine pour y fonder une colonie. Une fois qu’il a pris domicile, ce polype bourgeonne à la manière de la plante et produit d’autres polypes comme un arbre étendant ses branches. Le premier polype, le polype mère, devient alors un tronc qui par l’âge se solidifie; il se transforme en pierre sur laquelle les générations accumulées de ses enfants travaillent et se multiplient en montant pour ainsi dire sur les épaules les uns des autres. Eh bien! les plantes ne sont, comme le corail et les autres polypiers, que des assemblages d'individus, des êtres collectifs; un saule, un cerisier, un chou ne sont, comme le corail, qu'un agrégat composé de l'in- dividu primitif provenu de l’œuf ou de la graine et de tous les individus provenus de bourgeons qui se sont développés les uns sur les autres. Et, ce quile prouve, c'est que presque toutes les parties peuvent être à vo- lonté séparées de l’ensemble et constituer un nouvel être. Si vous enlevez un membre ou une portion quel- conque à un animal supérieur, cette partie meurt aus- sitôt qu’elle est détachée du tout; mais si l'on fait la LE PRINTEMPS. “1 mème opération sur un polypier ou une plante, la partie détachée, placée dans des conditions favora- bles, donne naissance à une collection d'êtres nou- veaux. C'est ainsi que s'expliquent les opérations du bouturage,du marcottage, du greffage, familiers à tous les jardiniers. Une plante est donc un composé de petits êtres organisés semblables, c'est une confédération d'individus tous intimement unis, s’entr'aidant les uns les autres et travaillant tous au bien de l’ensemble, Le paradis terrestre. — L'homme et la nature. — Les plantes potagères et les arbres fruitiers. Comme le fait judicieusement remarquer le philo- sophe Bacon : « Dieu commença par créer un jardin peur y placer Adam, et c’est là, en effet, un des plai- _sirs les plus purs que puisse se procurer l’homme. » Ce devait être, en effet, un ravissant jardin que cet Éden, au milieu duquel nos premiers parents ouvri- rent les yeux à la lumière. Jardin sans pareil, plantu- reux, toujours vert, regorgeant de fleurs et débordant de fruits qui ne se flétrissaient jamais et n'avaient à craindre ni les intempéries, ni la voracité des insectes. Tout y venait à point, sans qu'aucun jardinier eût be- soin d’y arroser la terre de ses sueurs, Dieu n'ayant eu qu’à dire aux arbres et aux plantes : Croissez et produi- sez vos fleurs et vos fruits chacun suivant son espèce. Malheureusement, au milieu de ce merveilleux jar- din s'élevait un pommier, le seul arbre dont il fût dé- 42 LES LOISIRS D'UN COMPAGNARD. fendu de manger le fruit, et lorsque notre mère Eve, hélas ! eut cueilli cette fatale pomme, origine de tous nos maux, combien ia scène changea! l'Éden dispa- rut avec ses fleurs parfumées et ses fruits savoureux ; l'homme fut condamné à labourer la terre maudite, qui ne produisit plus que des chardons et des épines, et il dut manger son pain à la sueur de son front. Ce sont les propres paroles de l'Écriture, et je ne com- prends réellement pas sur quoi se fondent certaines gens, qui persistent à croire que tout à été fait ici-bas pour les plaisirs et la commodité exclusive de l’homme. Il a beau s’intituler orgueilleusement le ro2 de la création, comme s'il n'avait qu’à commander en maître à la nature, il n’en est pas moins forcé de lutter sans trêve ni repos contre elle ; c'est une guerre perpétuelle entre l’homme qui veut tout accaparer, tout changer à son profit, et la nature qui s'efforce de rétablir les choses au point de vue de l'utilité et de l'harmonie générales et ne se préoccupe pas plus de l'homme que des autres êtres sublunaires : elle ne voit que.son but et n’agit que d’après des lois générales et immuables. La vanité humaine nous persuade aisément que tous les êtres terrestres ont été créés pour nous seuls et que nous en sommes les maîtres ; mais l'inutilité ou même la nocuité d’une foule de plantes et d'animaux s'élève contre cette prétention et la détruit. Sans doute l'homme domine les animaux par son intelligence su- périeure, mais encore, combien en est-il de soumis à sa domination sur le million d'espèces que l’on con- LE PRINTEMPS. 43 naît aujourd'hui? à peine une trentaine. Est-ce pour lui qu'ont été créés le tigre et le naja qui, dans l'Inde, font tous les ans des milliers de victimes ? ou le ser- pent fer-de-lance, de la Martinique, dont le venin tue en quelques secondes? ou le crotale et le caïman d'Amérique et mille autres bêtes dangereuses? et jus- qu'au sein des villes ne sommes-nous pas attaqués par des milliers de microbes invisibles qui portent en nous des germes de mort? Non, il serait aussi absurde de prétendre que la terre fut créée pour nous, que de croire que le corps de l’homme fut formé pour nourrir la puce ou le cousin. Chaque créature de l'univers est formée pour une fin, l’homme comme les autres. La terre est pour nous une rude marâtre, et ce que l'homme en reçoit est peu de chose en comparaison de ce qu'il l’oblige à lui donner ; féconde à contre- cœur, il faut lui faire violence pour jouir de ses bien- faits. Ce n’est qu'à force de travaux et de soins que l'homme est parvenu à s'assurer la propriété de quel- ques espèces végétales et animales qui lui sont utiles et à les multiplier autour de lui. Il est obligé de net- toyer et de préparer le sol pour recevoir la semence ; il doit s’opposer à l'invasion des mauvaises herbes, qui affameraient les plantes qu'il protège; si ces der- nières sont délicates, il doit leur ménager des abris convenables contre les atteintes du froid et les ardeurs du soleil. Pour préparer, surveiller, diriger leur déve- loppement, pour les récolter ensuite, il est obligé de passer une partie de sa vie en plein air et de braver . 44 LES LOISIRS D’UN CAMPAGNARD,. toutes les intempéries des saisons. Il lui faut labou- rer, bêcher, sarcler, arroser sans cesse, éloigner des jeunes plants les insectes dévorants. Le vrai jardinier, celui qui cultive lui-même son jardin, n'a ni paix ni trêve ; il est toujours sur la brèche. Il doit avoir une épine dorsale en fer forgé et des muscles d'acier. Ces légumes succulents et ces fruits savoureux, qui font la gloire de nos jardins et l’ornement de nos ta- bles, ne sont point des dons de la nature; c’est à son intelligence seule et à son industrie que l'homme les doit. Mais que d'essais infructueux, que de peines avant d'arriver à ce résultat! Ce n’est que lentement et peu à peu que l’homme a pu démèêler, parmi les nombreuses espèces végétales, celles dont les qualités et le naturel facile pouvaient se prêter à des amélio- rations, mais le plus grand nombre est resté rebelle malgré toutes les tentatives, et rien n'a pu les faire sortir de leur état sauvage. Voyez ce magnifique chou aux larges feuilles frisées et cloquées, aux nervures brillantes, emboîtées les unes dans les autres, de manière à former une grosse tête serrée. Croyez-vous que ce soit la nature qui nous le donne ainsi? Nullement; cette belle plante pota- gère, qui faisait les délices de Caton, est un produit de l’industrie humaine. Si vous voulez connaitre le vrai chou de la nature, il faut vous transporter sur les falaises de l'Océan, exposées à tous les vents ; là vous trouverez un chou maigre, efflanqué, à haute tige à peine garnie de feuilles échevelées d’un vert cru, de = 4) © 7) L'adiun ail LE PRINTEMPS. 45 saveur âcre et d’odeur désagréable. Qu'espérer de ce sauvageon? Eh bien! parles soins patients de l'homme, il est devenu ce magnifique chou pommé qui ac- compagne sibien une perdrix cuite à point. Mais que de soins il a fallu pour conserver ces améliorations graduellement conquises ; que de travail ! La nature jalouse est toujours là qui guette pour reprendre ses droits. Que le jar- dinier l'aban- donne à lui- même sans en- grais, Sans arTO- sage, qu'il laisse les graines ger- mer à l'aventure Le chou sauvage. où le vent les aura chassées, et le chou s’empressera d'abandonner sa pomme serrée de feuilles blanches pour reprendre sa livrée de chou sauvage des falaises. 46 LES LOISIRS D’UN CAMPAGNARD. L’artichaut aux feuilles charnues, au réceptacle dé- licat, n’est qu'un chardon civilisé qui, abandonné à lui-même, retourne bien vite à ses épines. Et le navet et la carotte aux racines gonflées de pulpe savoureuse ? A l’état de nature, leur racine est un maigre pivot de la grosseur d’une plume d’oie, dé- pourvue de chair et de matière sucrée ; il a donc fallu les obliger à amasser des provisions dans leur propre intérêt, et l’on y est parvenu en les semant assez tard pour qu'elles n’eussent pas le temps d'accomplir leur floraison et leur fructification avant l’arrivée de la mauvaise saison, qui suspend le travail de la végéta- tion. La carotte sauvage ne vit qu’un an; mais, em- pèchée de se développer, elle pousse ses bourgeons pour l’année suivante — car il faut qu'elle remplisse sa mission qui est de fructifier — et elle gonfle sa ra- cine de provisions pour sustenter ses jeunes pousses : elle est devenue bisannuelle. Et ce poirier, dont les fleurs viennent de s’ouvrir, et qui nous donnera à l’automne ces délicieux fruits dont la chair fond dans la bouche en la parfumant, croyez-vous qu'il soit sorti ainsi de la terre? non, c'est encore un produit de l’art. Le poirier sauvage, tel que le prit l’homme et tel qu'on le trouve encore dans nos bois, est un affreux buisson hérissé de fortes épines; ses poires, toutes petites, âpres, dures et graveleuses, vous serrent la gorge et vous agacent les dents. Trans- planté dans un terrain substantiel, entouré de soins, dépouillé de son bois superflu dont la sève se porte Fr : { " ' CR ne dde at ET à (Ne à ji HAS ARRET 5, 1 à 4 … Tr 2. A < = PER, : LALA , LE PRINTEMPS, 47 dans les rameaux à fruits, la merveilleuse métamor- phose s’est faite ; le sauvageon s’est civilisé, il a perdu ses épines et remplacé ses détestables petits fruits par des poires à chair fondante et parfumée. De même avec le pommier et les autres arbres fruitiers, qui font aujourd’hui nos délices ; de même avec la vigne, dont les grappes primitives ne dépassent pas en volume les baies de sureau ; de même enfin avec le blé, ob- tenu à force de soins de quelque pauvre gramen au- jourd’'hui inconnu. Mais la plante se préoccupe fort peu de nos intérêts; elle vit pour elle et non pour l'homme et s'efforce autant qu’elle peut de retourner à son état primitif, à la liberté, et d'échapper aux tor- tures de la taille, aux ennuis de la greffe, au supplice du palissage. Et lorsqu'elle ne peut s'affranchir elle- même, elle inspire à ses descendants des idées de ré- vokte, et les arbustes qui naîtront de ses graines ten- teront de revenir à l’état sauvage, si le jardinier n’y apporte une attention incessante, un travail assidu. Il en est de même des fleurs, que nous transfor- mons et modifions au moyen d’un sol substantiel, d’arrosages fréquents, de tailles habiles. Les étamines gonflées d’une sève surabondante se transforment en pétales ; nous les doublons, nous les engraissons en quelque sorte comme les oies et les canards. Pour le botaniste, ce sont des monstres, monstres charmants, il est vrai ; mais pour le jardinier ce sont les seules vraies fleurs qui récompensent ses soins par un parfum plus suave, un coloris plus vif, des 48 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARN, formes plus riches. En réalité l'homme n’est pas le maître de la nature, il n’en est que le tyran ; mais aussi comme elle se venge ! Loin d'accepter avec docilité les réformes que l'homme lui impose et de le laisser jouir en paix des biens qu'il est parvenu à conquérir sur elle, la nature est toujours prête à éclater en soudaines violences et à lui ravir le fruit de ses efforts. Tantôt ce sont des pluies excessives contre lesquelles il est sans res- sources, tantôt des débordements de rivières, tantôt des sécheresses, tantôt la grêle, la gelée; puis les épi- démies ou même l'incendie, fléaux dévastateurs qui enlèvent à l’homme le produit de son industrie et de ses labeurs ; ses champs sont ravagés, ses troupeaux détruits, et, menacé des horreurs de la famine, il erre avec désespoir dans ces campagnes sur lesquelles la nature vient de ressaisir momentanément son empire. Et n'a-t-elle pas encore les ouragans, la foudre et les tremblements de terre, puissances formidables, sans cesse armées contre nous, qui nous tiennent constam- ment en éveil et nous rappellent cruellement que l'homme n’est pas le maître de la nature ? Gelées d'avril. — La lune rousse ; les prévisions du temps. Au printemps, la température est douce et les tra- vaux moins fatigants que sous le soleil embrasé de juillet et d'août: mais c’est une saison dangereuse et angoisseuse pour le pauvre jardinier. S'il veut avoir FR. ; FN. NN LE PRINTEMPS. 49 des primeurs, il faut d’abord les faire lever en terre chaude ; mais pour peu qu’il se hâte de les exposer en plein air, elles risquent fort d’être grillées par la gelée, car le thermomètre marquera 20 degrés un jour et descendra à zéro la nuit suivante. Il ne sait jamais s’il doit se réjouir ou non de voir pousser les jeunes plantes. Si la journée est chaude, il brüle de les voir lever ; mais que le vent du nord fasse sentir son souffle glacé, et le voilà tout tremblant de peur que les se- mences n'aient déjà rompu leurs frèles enveloppes. Son printemps se passe dans des craintes continuelles qui finissent souvent par se réaliser. Et la terrible lune rousse, effroi des jardiniers! J'ai souvent remarqué en février et mars que la neige fondait sur les rameaux et au pied des arbres en pleine vie beaucoup plus vite que sur les bois morts et sur les toits, et j'en ai conclu que les plantes, comme les animaux, ont une température moyenne qui leur est propre et qui leur permet jusqu’à un certain point de résister au froid et à la chaleur. Il est certain que les racines des arbres pompent, en s’enfonçant pro- fondément dans la terre, une eau plus chaude que l'atmosphère d'hiver, plus fraîche que celle d'été. Je crains plus pour mes espaliers le refroidissement que la gelée, et je prends mes précautions contre la lune rousse. Entendons-nous, cependant, quand je dis la lune rousse, c’est pour me servir de l'expression usitée dans les campagnes, car cet épouvantail des paysans est 4 50 k LES LOISIRS D'UN (CAMPAGNARD. une pure superstition. On sait qu’on appelle ainsi la lune qui, commençant en avril, devient pleine à la fin de ce mois ou, plus ordinairement, dans le courant de mai. De fait il n'existe aucune différence entre la lune d'avril et celle des autres mois de l’année; l’astre des nuits n’est pour rien dans les désastres qu’on lui attri- bue et qui sont dus à un refroidissement rapide et à l’'évaporation. Le matin, bien qu'il n’ait pas gelé de la nuit, on trouve parfois toutes les pousses de l’année roussies, gelées; les paysans s’en prennent à la lune, qu'ils couvrent de leurs malédictions. En effet, plus le ciel est pur et serein, plus rapidement la chaleur de la terre s'exhale et se perd dans l’espace ; la couverture de nuages qui, comme un écran, s'opposerait au rayon- nement du sol et lui renverrait sa chaleur, intercepte en même temps la iumière de la lune ; le mal n'arrive donc que lorsqu'elle brille de tout son éclat. Aussi, bien qu'elle soit étrangère au phénomène, le Jui a-t-on attribué. Lorsque le soleil, au printemps, commence à prendre de ia force, la différence de température entre le jour et a nuit est plus marquée, les plantes alors, les jeunes rameaux sont gonflés de sève, mouil- lés de rosée, et il faut attribuer les gelées locales qui les détruisent à la rapide évaporation de cette humi- dité lorsque, au lever du soleil, la température s'a- baisse subitement. Des expériences scientifiques nombreuses ont mis à néant l'influence que l’on attribue vulgairement à la LE PRINTEMPS. 51 lune, soit sur la végétation des plantes, soit sur les changements de temps. De même qu'elle agit sur la mer pour produire les marées, a-t-on dit, de même elle doit agir sur l'air et produire des marées at- mosphériques et par conséquent influer sur le temps. Mais bien que cette opinion soit assez généralement répandue parmi les marins et les habitants de la cam- pagne, elle n’est pas confirmée par les observations météorologiques, et des savants tels que Biot, Arago et Faye, l’ont constamment combattue. Les marées océaniques produites par l’action lunaire obéissent dans leur apparition au mouvement de notre satellite, et comme le passage de cet astre au méridien retarde chaque jour de cinquante minutes, les marées retardent en moyenne de la même quantité d’un jour à l’autre, et on les calcule avec une exactitude rigou- reuse. Si la lune agissait de même sur l'atmosphère, le temps devrait changer avec la même régularité; ce qui n’a point lieu. Est-ce à dire que l'attraction de la lune ne se fait pas sentir sur les couches atmosphériques? Nulle- ment, et l’on a même reconnu que son influence dé- terminait un mouvement comparable au flux et au reflux. Seulement, comme l'océan atmosphérique a quelque soixante kilomètres d'épaisseur et que sa densité est huit cents fois moindre que celle de la mer, cet effet ne se fait sentir que dans les couches super- ficielles de la masse gazeuse; il est imperceptible dans les couches inférieures, et le baromètre n’en 52 LES LOISIRS D’UN CAMPAGNARD. accuse absolument rien. C'est-à-dire, n’exagérons pas, et avouons que l'illustre Laplace, l’immortel auteur de la Mécanique céleste, après avoir soumis à l'analyse l'influence de la lune sur l’atmosphère ter- restre, a reconnu que cette action pouvait faire varier le baromètre d’un centième de millimètre ! La lune, comme chacun sait, n’est point lumineuse par elle-même ; la lumière que nous recevons d'elle n’est qu’un reflet de celle du soleil. On s’est demandé longtemps si, en nous renvoyant la lumière du so- leil, elle ne nous renvoyait pas aussi un peu de sa chaleur. Pour s’en assurer, le physicien italien Mel- loni eut l’idée de concentrer les rayons lunaires sur la boule d’un thermomètre au moyen d’une forte len- tille, et il n’obtint aucun résultat sensible. On peut donc affirmer que la lune n'intervient en aucune façon dans la production ou la cessation du beau et du mauvais temps; qu’elle n’est pas plus rousse au printemps qu'en toute autre saison; qu’elle est innocente du gel des bourgeons et des jeunes pousses, et qu'en résumé il n’y a lieu ni de lui im- puter les phénomènes atmosphériques que nous tenons pour nuisibles ou fâcheux, ni de lui faire honneur de ceux qui nous sont agréables ou utiles. Toutefois, la lune peut servir quelquefois à pro- nostiquer le temps à très courte échéance; en effet, son aspect varie suivant l'état du milieu interposé entre elle et nous et peut par conséquent fournir cer- tains indices. La lumière qu’elle nous renvoie éprouve, ne LE PRINTEMPS. 53 en traversant un air humide ou agité, des modifica- tions que la météorologie rationnelle permet d'inter- préter avec assez de certitude. Si le disque ou la por- tion de disque que la lune nous montre brille de cet éclat argenté si cher aux poètes, il y a lieu de compter pour le lendemain sur une belle journée. Mais, si la lune présente une teinte rougeâtre; si sa face est terne et blafarde; si ses contours sont indécis et tremblants; enfin, si elle apparaît entourée d’un large cercle bleuâtre, c'est que l’air des régions supé- rieures est agité ou surchargé de vapeurs diffuses. Il faut alors s'attendre à du vent, à des bourrasques, à de la pluie; en un mot, à du mauvais temps ; mais la lune par elle-même n'y est pour rien. «Ce qui n'empêche pas, dit mon voisin, ancien soldat d'Afrique, que mon général, le maréchal Bu- geaud, un rude lapin, y avait une confiance absolue. Il avait expérimenté un vieux dicton de son pays disant : Au cinq de la lune on verra Quel temps tout le mois donnera. et avait reconnu que, pendant toute la durée d'une lunaison, le temps se comporte onze fois sur douze comme il s’est comporté le cinquième jour de cette lune, si le sixième jour le temps est resté le même qu’au cinquième, et il croyait à la justesse de cette règle à tel point qu'il n’entreprenait aucune expédi- tion militaire, aucune AR agricole sans en consulter les données. » 54 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. D'un autre côté, Arago, Babinet et bien d’autres savants ont toujours proclamé qu'il était impossible d'annoncer avec certitude aujourd’hui le temps qu'il fera demain. Quant à ceux qui ont la prétention de pronostiquer à l’avance et jour par jour les variations atmosphériques pour l’année entière, comme les Mathieu Laensberg et autres Mathieu, ils spéculent sur la bêtise humaine et atteignent leur but, qui est de vendre leurs petits almanachs. Mais, pour en revenir à notre lune rousse, les meilleurs moyens, pour éviter les effets désastreux qu'on lui attribue, sont d’abriter les espaliers, les cultures, au moyen de nattes, de châssis; le plus léger réseau suffit pour concentrer la chaleur ter- restre et faire obstacle à la gelée. Dans les vignes et les champs, on brûle à l'aube des herbes humides au-dessus du vent, afin que la fumée, remplaçant les nuages, épaississe l’atmosphère et s'oppose au rayon- nement du sol. Allons, allons, malgré tout cela, il y a encore de beaux jours pour ceux qui aiment à interroger et à contempler la nature. Et voici les hirondelles qui nous ramènent le beau temps et l'espérance. Les hirondelles. L'hirondelle, ce doux oiseau qui recherche la so- ciété de l’homme et semble mettre sous sa sauve- garde ce qu'il a de plus cher : sa couvée, ses enfants, LE PRINTEMPS. 5à revient chaque printemps aux lieux qui l'ont vue naître. Dès les premiers jours d'avril, on voit les hiron- delles arriver en foule dans nos campagnes et dans nos villes, et s'empresser de prendre possession du L'hirondelle. nid qu’elles ont construit une des années précédentes. Qui ne les a vus glissant dans l'air, tantôt rasant le sol, tantôt planant au-dessus de nos têtes, ces petits oiseaux gracieux ef brillants sous leur plumage noir ? A peine l’œil peut-il les suivre dans les mille détours de leur vol capricieux; mais ce qu'il aperçoit encore moins, ce sont les myriades de moucherons, de 56 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. tipules et d'insectes ailés de toutes sortes qu'ils pour- suivent dans leur vol. Leur bec, court et largement fendu, est ouvert au vent et forme avec leur vaste gosier une sorte d’en- tonnoir dans lequel s’engouffrent à tout moment les insectes. Tant que le ciel est serein et l’atmosphère tiède, les insectes volent haut et les hirondelles s'élèvent avec eux; mais quand la pluie menace ou que le froid se fait sentir, tout ce même butin se tapit sur les plantes, au milieu des herbes, ou même à terre, et les hirondelles se rapprochent alors du sol pour les saisir ; elles chassent alors en rasant la terre, la sur- face des eaux, et jusqu'au pavé de nos villes, en frô- lant de l’aile le bas des murailles. C’est ainsi qu'elles nous débarrassent de mille insectes nuisibles et nous rendent d'importants services. Quand une saison plus douce vient remplacer la saison des frimas; quand la nature rajeunie sort du long sommeil dans lequel elle a été plongée, la sève coule plus abondante dans les végétaux, qui bientôt vont se couvrir de feuilles et de fleurs ; les nombreux animaux qu'un froid rigoureux à endormis sortent de leur état de torpeur, et des myriades d'insectes qui semblaient avoir disparu commencent à voir le jour, se propagent avec une incalculable rapidité, peuplent l'air et envahissent la terre. Bientôt ils répandraient partout le ravage et la mort, si la nature, par une de ces admirables compensations dont elle nous offre LE PRINTEMPS. 57 tant d'exemples, n'avait mis des obstacles à cette effrayante multiplication. De nombreux oiseaux, dont la nourriture habi- tuelle se compose d'insectes, ont été choisis par elle pour atteindre ce but, et l’hirondelle est surtout l’un de ceux auxquels l’homme est redevable de cet im- mense service. Sa petite tête arrondie, presque sans cou, son corps en ovale allongé, ses pattes courtes, ses longues ailes en faux, sa queue fourchue, en font un des plus fins voiliers parmi les oiseaux. Aussi vole- t-elle toujours. Elle mange en volant, boit et se baigne en volant, et toujours en volant nourrit ses petits. L'hirondelle attire l’attention par la grâce et la promptitude de son vol. Tantôt elle s'élève audacieu- sement vers le ciel, et presque au même instant elle fond sur le sol de toute la rapidité de ses ailes; tan- tôt, changeant mille fois de direction, elle retourne par un mouvement brusque sur les lieux qu’elle vient de parcourir, les quitte de nouveau pour y revenir encore, et décrit ainsi, en jetant des petits cris de joie, des courbes infinies qui s’enlacent, se fuient, se rapprochent et forment un dédale inextricable. Les mœurs de l’hirondelle ne la recommandent pas moins que la gracieuseté de ses mouvements. Véri- table amie de l’homme, elle semble ne se plaire que dans les lieux dont il fait sa demeure ; de son logis, elle fait le sien, place dans l'angle de sa fenêtre, au milieu des villes, le nid où elle déposera sa tendre 58 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. progéniture, ou bien cherche un refuge sous le toit paisible de la chaumière. Et, je vous l’ai dit, sous le toit qui avance de ma maison, des hirondelles ont fait leur nid. Je le leur ai vu construire, et chaque année, au commencement du printemps, le couple fidèle revient l’habiter. Ce fait curieux, sur lequel on a émis des doutes, est cependant acquis à la science par les expériences nombreuses faites d’abord par le célèbre naturaliste italien Spallanzani, et répétées depuis par un grand nombre de personnes; un cor- don de couleur attaché à leur patte rendit impossible toute espèce d'erreur. L'année suivante, toutes celles qu'il avait marquées revinrent exactement au mème nid. Il reconnut par le même moyen un autre fait non moins Curieux, c’est l’indissolubilité de l’union des hirondelles entre elles; une fois formé, le couple ne se sépare plus; la vie de l’un est étroitement liée à celle de l’autre, et, quand il arrive que l’un d’eux succombe sous le plomb meurtrier, l'autre ne tarde pas à mourir. Que de touchants exemples offre la nature à ceux qui savent l’observer. Tout ce que les facultés intellectuelles les plus élevées peuvent inspi- rer de sentiments les plus exquis de tendresse et d'amour pour la famille; tout ce que la plus prudente sagacité dicte d’ingénieuse prévoyance et d’habileté dans l'exécution du nid, la nature s’est plu à le réunir dans l'instinct merveilleux des hirondelles. Le nid de l’hirondelle est un chef-d'œuvre de ma- çonnerie. C’est ordinairement un demi-sphéroïde LE PRINTEMPS. 59 creux, bâti en dehors avec de la terre glaise, gàchée au moyen de la salive qui s'écoule de son bec, et matelassée en dedans de plumes et de duvet. Elle l’attache solidement à un mur, à une poutre, à une saillie, sous les avant-loits des maisons ; mais il est toujours abrité contre la pluie et le vent. Lorsqu'il est placé dans l’angle formé par deux murs, il ne repré- sente alors que le quart d’un demi-sphéroïde, adhé- rant par ses deux faces latérales à la paroi de la muraille. Son bec est le seul instrument dont l’hi- rondelle se sert pour construire son nid. Dans nos contrées, les hirondelles font deux ou trois pontes de quatre à cinq œufs, quelquefois six, que la femelle couve pendant quinze jours. Le mâle passe la nuit auprès de sa famille, et, dès l’aube du jour, 1l vole lui chercher de la nourriture. Dès que les petits sont éclos, ce sont des chants d’allégresse, et tous deux semblent se disputer le plaisir d'apporter leur chasse à leurs nourrissons. La tendresse qu'ils montrent pour ceux-e1 est extrême ; ils ne les quittent que lorsqu'ils peuvent entièrement se passer de leurs soins. Leur instruction excite toute leur sollicitude. Quand les petits n’ont pas encore essayé la force de leurs ailes, leurs parents, pour les exciter à voltiger à l’entour du nid, leur présentent de loin dans leur bec une proie qui les attire ; puis, se reculant peu à peu, ils les conduisent ainsi, et comme à leur insu, à une distance plus ou moins grande de leur de- meure. 60 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Non seulement les hirondelles ont. la plus grande tendresse pour leur progéniture, mais elles montrent pour leurs semblables beaucoup d’affection et de so- ciabilité. Lorsqu'une d'elles a besoin de secours, aux cris qu'elle jette, ses compagnes arrivent en foule et viennent aussitôt lui prèter leur appui. Le fait sui- vant, rapporté par Dupont de Nemours suffit pour donner une idée de la puissance de cet instinct. « J'ai vu, dit-il, une hirondelle qui s’était malheu- reusement, et je ne sais comment, pris la patte dans le nœud coulant d’une ficelle dont l’autre bout tenait à une gouttière du collège des Quatre-Nations. La pauvrette, sa force épuisée, pendait et criait au bout de la ficelle, qu'elle relevait quelquefois en voulant s'envoler. A ses cris, toutes les hirondelles du vaste bassin entre le pont des Tuileries et le Pont-Neuf, et peut- ètre plus loin, s'étaient réunies au nombre de plusieurs milliers; elles faisaient nuage, toutes poussaient le eri d'alarme et de pitié. Après une longue hésitation et un conseil tumuitueux, une d’entre elles inventa un moyen de délivrer leur compagne, le fit comprendre aux autres, eton commença l'exécution. Toutes celles qui étaient à portée, vinrent à leur tour, comme à une course de bague, donner en passant un coup de bec à la ficelle. Ces coups dirigés sur le même point se succédaient de seconde en seconde. Une demi- heure de travail suffit pour couper la ficelle et mettre la captive en liberté.» | ‘abs ee cd, sl dot CRT LE PRINTEMPS. 61 Vers la fin de septembre, les hirondelles se réu- nissent en nombre considérable et partent pour des climats plus propices. La plupart de celles qui visi- tent la France quittent ce pays pour se rendre dans le Levant ou sous le ciel brûlant de l'Afrique; quoi de plus surprenant que ces migrations qui ont pour but de retrouver sous un autre climat la chaleur et la nourriture qui va leur manquer dans celui qu’elles quittent ! Comment d'aussi frèles créatures ont-elles la force et l'audace d'entreprendre des voyages si considérables ? Quels sont les guides qui les dirigent vers ces contrées lointaines? De quels sens particu- liers sont-elles douées, qui leur permettent de se di- riger avec sûreté au milieu de l’immensité des airs, de retrouver au retour le lieu qu'elles ont habité, le md qu’elles ont construit? Ici se présente l’éternel que sais-je de Montaigne. Mais ce charmant oiseau qui nous montre tant de confiance et nous rend de si grands services, lui sa- vons-nous gré au moins de ses aimables qualités et lui en tenons-nous compte? Oui sans doute... à coups de fusil. Ici, ce sont de tristes désœuvrés qui, pour signaler leur adresse, les prennent pour but et luttent à qui en tuera le plus, n’ayant même pas pour excuse la bonté du gibier qu'ils laissent à terre. Plus loin, dans le Midi, des troupes de chasseurs enragés les attendent au passage et les abattent par milliers. Et, malgré ces méfaits, le pauvre oiseau revient cha- que année au milieu de nous. 62 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Bien d’autres oiseaux nous arrivent avec le prin- temps, chaque jour amène de nouveaux hôtes, et bientôt chaque buisson est habité, chaque arbre à ses chansons. Les fauvettes, les bergeronnettes, les ros- signols, les mésanges, les roitelets et cent autres ac- courent peupler nos bois et nos jardins. Retour offensif. Quel plaisir d'assister au développement rapide de la végétation ; déjà les jeunes feuilles de mes rosiers ont percé les bourgeons de tous côtés; mes violiers sont en pleines fleurs, et l’or bruni des scrofulaires printaniers brille au milieu des primevères blanches et roses. Les buissons d’épine noire ou prunellier couvrent les coteaux et les haies d’un nuage de fleurs blanches comme la neige, et les touffes vertes du groseillier garnissent lé pied de ses épines fleuries. Le pêcher à fleurs doubles rivalise par avance avec les roses. L'air est tout imprégné des vivifiantes odeurs qu’exhalent les bourgeons du peuplier et de toutes ces plantes dont les parfums se confondent avec la suave odeur des violettes cachées sous l'herbe au pied des arbres et des buissons. Trop souvent, hélas! dans le courant d'avril, le vent du nord, prenant le dessus, nous ramène mo- mentanément l’hiver. Lorsque je sens de trop bonne heure les vents aux tièdes haleines, je m’en méfie et je songe aux neiges qui fondent et qui refroidissent ste LE PRINTEMPS. 63 l'air; lorsque dans l’humide printemps la terre s'é- chauffe trop, elle est plus sensible aux rapides refroi- dissements des nuits, et les vapeurs qui s’en exha- lent vont là-haut préparer les froides pluies. On connaît le proverbe : Mars, avril, s'ils sont trop chauds, Mettent la fleur en défaut Et le printemps au tombeau. Il y a encore des gelées à craindre, et le plus sage est de protéger ses arbres fruitiers et d’abriter ses jeunes plantes. Moins prudent que moi, mon voisin, encouragé par la douceur exceptionnelle du temps, coupe avec ses doigts les bourgeons mal placés de ses espaliers, pince les jeunes rameaux de ses poiriers et de ses abricotiers, et coupe les cimes des sarments de ses vignes pour détourner la sève sur ceux qu'il veut con- server, mais le temps n’a que trop vérifié mes ap- préhensions; l'hiver, faisant un retour offensif, n’a respeeté ni la grâce des fleurs ni le domaine du prin- temps. Il a neigé, gelé, grêlé impitoyablement. Les fleurs, surprises de tant de secousses, se sont fanées, les bourgeons eux-mêmes ont été flétris, et le germe de la vie a été altéré dans le plus grand nombre; mais l'orage s’est apaisé, le soleil darde de nouveau ses plus doux rayons. Cette fois il y a tout lieu de croire que nous en avons fini avec l'hiver. 64 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. La pêche au mois d'avril. Je connais un certain endroit de la rivière où j'ai souvent remporté de brillants succès sur le peuple aux écailles d'argent. Dois-je divulguer mon secret et me trahir moi-même en faveur de mes confrères en Saint-Pierre? Bah ! soyons généreux. Eh bien, cet endroit est celui où s’assied près de sa digue chenue et ventrue le vieux moulin à eau des Roselles. En cet endroit l’eau murmure au dé- versoir, la roue tourne, le tic-tac ou la sonnette égaye le paysage fort pittoresque par lui-même et auquel ne nuit en rien ce vieux moulin aux murs verdâtres et au toit moussu. Les environs de ce moulin sont des lieux privilé- giés pour le pêcheur. Les perches s’y donnent ren- dez-vous à la pointe d’une petite île, entre les touffes de roseaux, et pourchassent les vérons et les ablettes; les gardons se promènent en. flänant parmi les raci- nes des peupliers, attendant les insectes que chaque coup de vent fait pleuvoir sur la rivière; et près du moulin, dans les creux formés par les eaux du déver- soir, de gros chevennes ont élu domicile et profitent des nombreuses proies que leur amène le remous de l’eau, dont le trouble les cache suffisamment. C’est de cette habitude des chevennes de se tenir autour des moulins que leur vient le nom de meunier. Et bien des fois, assis à l'ombre près de la roue, cer ATÉ y OPEN PORT PR PER TPE VE Mon lieu de pêche favori. LE PRINTEMPS. 67 j'en ai pris dont le poids dépassait { kilogramme. Le chevenne ou juerne, comme l’appellent les pè- cheurs, est omnivore et mange suivant la saison. Au printemps, il est occupé à faire la chasse aux hanne- tons, il ramasse tous ceux que le vent précipite dans la rivière, et il s’en régale largement; mais, à ce mo- ment, le poisson possède un appétit de circonstance, il vient de frayer, il a besoin de se refaire, et il gobe sans relâche la manne que la fortune lui envoie. La meilleure amorce est donc alors le hanneton. Un peu plus tard, il mord bien à la cerise qu'il aime beau- coup; puis il prend les sauterelles et les grillons jusqu’à la fin de l'été. Le raisin lui plaît en sa saison ainsi que les vers; mais, de tous ces appâts, c’est encore la grosse mouche qu'il préfère. La chair du chevenne n'est pas très estimée, et je lui préfère celle du, gardon, mais tous deux ont trop d’arêtes ; aussi ai-je plus de plaisir à les prendre qu’à les manger, et lorsque je fais de belles pêches, je les envoie à l’hospice de la ville, où l'on n'en fait pas fi, je vous l'assure. C’est un joli poisson que le gardon ; la forme géné- rale de son corps rappelle celle de la carpe, mais la coloration rose ou rouge de ses nageoires suffit tou- jours pour l'en distinguer. Un proverbe dit : Vif comme un gardun; ce n’est pas que son allure soit plus vive que celle des autres poissons, et l'on peut mème dire que beaucoup d’entre eux sont plus vifs que lui; mais ce dicton, inventé probable- en LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. ment par les pêcheurs, doit s'appliquer à la rapidité et à la dextérité avec laquelle il enlève l’amorce au nez de son tentateur, sans presque faire tressaillir la plume. Aussi faut-il beaucoup d'attention, car la pêche du gardon est un véritable assaut de finesse et de ruse entre le pêcheur et le poisson, et s’il fait du vent, on fera bien de s'abstenir, si l’on ne veut revenir bredouille. CARE MAL «at MAT Floréal, le mois des fleurs. — Anciens usages au mois de mai. Voici le mois des fleurs, si justement nommé floréal par le poète Fabre d'Églantine. En effet, dans ce mois, le plus beau de la saison — quand il est beau — la nature semble déployer toutes ses forces, tout son luxe. Les fleurs abondent de tous côtés et se donnent rendez-vous dans nos parterres, comme les jeunes filles dans un salon, pour disputer entre elles le prix de la grâce, de la fraîcheur et de la beauté. Les prairies, émaiikées de mille couleurs, répandent un suave parfum, qui donne un nouveau charme à la fraicheur de l’atmosphère. Les fleurs se suc- cèdent si vite qu'elles ne laissent pas le temps de les compter. Qu'il est gracieux le sourire de la terre, et quel magique décorateur, quel merveilleux coloriste que le soleil ! C’est lui qui donne aux plantes leurs teintes brillantes et leurs parfums. Mai, cinquième mois de notre calendrier, tire son nom de la déesse Maïa, l’une des Pléiades, mère de Mercure, et qui présidait aux biens de la terre. Tous les peuples ont célébré par des fêtes ce mois qui ra- mène partout la gaieté et la vie. Chez les Romains, le 70 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. mois de mai tout entier était consacré à Apollon. Les marchands fêtaient leur dieu Mercure, fils de Maïa, le 15 de ce mois. De nos jours, en Espagne, le pre- mier jour de mai, on pare une jeune fille d’une robe blanche, on la couronne de feuillage et de fleurs, puis on l'assied sur un trône, et ses jeunes compagnes autour d'elle quêtent pour Maïa. De même en Pro- vence, on célèbre le 41€ mai la fête de la Maye, en pro- menant une jeune fille parée de fleurs. Les matelots païens invoquaient aussi Maïa ; aujourd'hui la bonne déesse est détrônée par Notre-Dame de Bon-Secours. Un usage fort répandu autrefois, et qui s'est con- servé dans quelques parties de la France, est la plan- tation du mai. C'était un arbre ou simplement un ra- meau qui se plantait, le premier jour de mai, devant la maison des personnes que l’on voulait honorer. Les habitants des campagnes rendaient ainsi hom- mage à leurs baïilis et àleurs seigneurs. Encore au- jourd'hui, dans certaines localités, les jeunes villageois plantent des mais, qu'ils ornent de fleurs et de rubans, à la porte de leurs fiancées. Jadis, les clercs de la Basoche dressaient tous les ans, à Paris, un mai dans la grande cour du Palais. En mai, la température augmente de 4 à 5 degrés en moyenne sur celle d'avril. Alors la terre, imbibée d’eau et sollicitée par une douce chaleur, abandonne presque sans réserve ses plus riches trésors. Quelle vie et quel mouvement dans ces heureuses journées où l'hiver paraît avoir abandonné sans retour nos bois LE PRINTEMPS, 71 et nos campagnes fleuries ! La sève, puisée dans le sol humecté, monte dans des milliers de canaux invi- sibles à nos veux ; elle s'insinue dans les plus minces rameaux ; les bourgeons s'ouvrent, les arbres les plus attardés montrent leurs feuilles ; le chène laisse flotier ses chatons fleuris, le bouleau ses épis suspendus, l’érable balance ses grappes allongées, et le hêtre, à la cime majestueuse, laisse deviner, sous un feuillage translucide et plein de fraicheur, le berceau de ses fruits et le coloris modeste de ses fleurs. Les prairies et les bois offrent les fleurs singulières et les gracieux épis des orchidées; ailleurs s'épanouis- sent les corolles panachées de la mélisse des bois et les larges cornets blancs de l’arum: la lisière des forèts se pare de fusains, de nerpruns et de viornes aux* couronnes de neige et aux feuilles lobées. Les pêchers et les amandiers ont perdu leur parure éphé- mère; mais l’aubépine, aux mille corolles, agite dou- cement ses guirlandes fleuries et embaume l'air; les pommiers semblent d'énormes bouquets de mariées; les genêts aux fleurs d’or égayent tous les coteaux, et le narcisse des poètes parfume les prairies, mé- langé aux panicules des brizes et des paturins. Les renoncules et les roseaux entrelacent leurs tiges au bord du ruisseau, qui s'enfuit en murmurant à travers la vallée’et vient s'endormir à l’ombre mélancolique des saules. APTE NOR OM PES PU OT VU NTM EN PA se > Re AL. REF R RU 72 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Le combat pour l'existence.— Les amis et les ennemis de l'homme. Les insectes et les oiseaux. A mesure que la terre s'enrichit, se parfume et se pare, voyez aussi comme elle s’anime et se peu- ple. Tous les animaux ont revêtu leurs habits de fête pour célébrer le retour du printemps ; tous le chantent à leur manière. La fauvette fait entendre sa douce symphonie, l’hirondelle du haut des airs répond de sa voix fine à la voix brève du traquet; le rouge-gorge dans le buisson répète ses vives roulades, et l’alouette, dans les guérets, ses trilles retentissants. Avec quelle ardeur chacun prépare sa demeure, son gîte ou son nid, et vient se régaler à la table abondamment pourvue, où la nature fournit à chacun son plat fa- vori — car si elie est dure et hostile à l’homme, tou- jours en rébellion contre elle, elle est, au contraire, pleine de sollicitude pour ceux qui se soumettent à ses lois. Le ver et le lapin se régalent des racines ; la chenille ronge le feuillage, le scarabée et sa larve perforent le bois; le papillon et l'abeille viennent butiner le miel dans la coupe embaumée des fleurs ; les oiseaux se partagent les graines et les baies suc- culentes ; l’écureuil ronge les noix et les faines, et la gentille souris vient saisir les miettes qu'il laisse échapper. | Et ne faut-il pas, en effet, que tout le monde vive, et pour cela chacun n'est-il pas obligé de chercher sa LE PRINTEMPS. 73 nourriture suivant ses instincts? C’est là une loi iné- luctable que résume le fameux {0 be or not to be de Shakspeare : être ou n'être pas ; c'est-à-dire, manger ou être mangé. L'homme n’y contredit pas; mais à la condition que ce ne soit pas à ses dépens. Au lapin, au loir, au mulot, aux oiseaux et aux insectes dépré- dateurs, il dit : « Faites chère lie, vivez en joie, créa- tures d’ici-bas ; mais que ce soit sans me nuire. Si vous voulez que nous vivions en paix, ne venez pas manger ce que, par mon travail, j'ai préparé pour ma nourriture ou mon agrément. La terre est assez grande, allez-vous-en ailleurs ; autrement je vous tuerai, je vous en avertis. » Et il le fait comme il le dit; même un peu trop et sans discernement, car il n'épargne guère plus ses amis que ses ennemis; il tue tout aveuglément. Ce n’est pas méchanceté pure, parti pris de faire le mal ; non, c’est, le plus souvent, parce qu'il ne sait pas, par pure ignorance. C’est ainsi que nos paysans se plaisent à crucifier des chouettes et des chauves-souris sur la porte de leurs granges —c’est pour l'exemple, disent-ils. Triste exemple, à ne pas suivre. Tandis que ces cadavres innocents se putréfient au profit des mouches char- bonneuses, les souris et les mulots mangent le grain de lingénieux paysan, et les moucherons lui piquent les mains et la figure. Hé, bonhomme ! tu n’as que ce que tu mérites ! En immolant tes alliés, tu t'es livré, corps et bien, à tes ennemis. Si ces chauves-souris étaient vivantes, elles happeraient les moucherons CR TES EU TETE SORTIE 74 Ù LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. qui t'incommodent ; si tu n'avais pas assassiné cette pauvre chouette, elle purgerait ton grenier des ron- geurs qui le pillent. Lorsque les rayons vivifiants du soleil printanier font sortir de leurs écailles protectrices les feuilles et les fleurs, et semblent promettre au cultivateur une riche moisson, des milliers d'insectes et de chenilles dévorantes sortent à leur tour de l'œufet, comme une invasion de barbares, se ruent de tous côtés sur cette tendre végétation. Leur nombre est prodigieux, leurs dégâts incalculables. A peine nés, ils se reproduisent et pondent leurs œufs par centaines; ils envahissent tout. Ils détruisent le gazon des prairies, dévastent les jardins potagers, les champs de blé, de lin et de colza, les arbres fruitiers, les forêts; ils attaquent nos provisions, nos récoltes et iusau' à nos vêtements. L'homme est interessé à faire dominer certaines plantes nécessaires à ses besoins ; mais en propageant ces végétaux, en les multipliant outre mesure, il tend à rompre l'équilibre, à contrarier les lois de la nature, et celle-ci vient s’y opposer et rétablir l’ordre en mul- tipliant dans les mêmes proportions les insectes et les parasites destinés à empêcher cette perturbation. A la vigne, elle envoie l’oïdium et le phylloxera, à la pomme de terre un champignon destructeur, à nos céréales le charbon et la rouille, à nos arbres fruitiers les chenilles et les charançons; elle lance contre toutes nos plantations les bataillons serrés de ses insectes ravageurs. La nature, nous l'avons dit, ne s'occupe LE PRINTEMPS. 75 point des affaires de l’homme; c'est à lui d'employer l'intelligence qu'il a reçue en partage, pour trouver les moyens de protéger ses cultures, et ces moyens, c'est la nature elle-même qui les lui offre; il s’agit seulement de l’étudier et de la comprendre. Lorsque les insectes ont accompli leur mission, lorsqu'ils ont ramené par leurs ravages la végétation à de justes proportions, leur propagation est elle- même entravée et limitée par de nombreux ennemis, afin que tout rentre dans l’ordre. Parmi ces ennemis, les plus actifs, les plus nombreux sont les oiseaux. L'oiseau est le modérateur-né de la multiplication exagérée des insectes. Lui seul, en effet, peut pour- suivre l’insecte au milieu des airs, le trouver caché dans les replis des feuilles, dans les crevasses de Pécorce et jusque dans le calice des fleurs. Sans lui les insectes, ces génres de la destruction, auraient bientôt fait disparaître toute trace de végétation de la surface de la terre. L'oiseau est donc l’auxiliaire de l’homme, le défenseur de sa propriété. Pas tous, il est vrai, mais le plus grand nombre. Aux approches de l'hiver, la plupart des oiseaux nous quittent pour se rendre dans des contrées plus douces, où ils trouveront une nourriture abondante, qui leur manquerait chez nous. Mais au printemps, dès que le soleil fait éclore à la fois les plantes et les insectes, on les voit accourir en volées nombreuses et se répandre dans les champs, les vergers, les bosquets, les forêts, âpres à la curée et travaillant sans relâche ft 4 pi FE » ? nr” > à F4 CNT Er 76 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. à purger la terre et l’air de tous ces vers, de tous ces insectes qui, sans l’aide bienfaisante de cesamis ailés, auraient bientôt anéanti le fruit de nos labeurs. Les fauvettes, les mésanges, les traquets, les ber- geronnettes, les gobe-mouches, les hirondelles, les alouettes, les coucous et cent autres, détruisent les insectes par milliers chaque jour. Par une série de minutieuses expériences qui n’ont pas duré moins de quarante années, un naturaliste éminent, Florent Prévost, estarrivé à reconnaîtremois par mois,semaine par semaine, le régime alimentaire des oiseaux de nos climats. En examinant les débris contenus dans leur estomac il a su combien chacun mange degraines, combien il dévore d'insectes. Les rapaces nocturnes, chouettes, hiboux, chats-huants, les grimpeurs, les passereaux sont tous utiles, y compris le moineau lui-même qu'on a tant accusé : des expériences ré- pétées ont prouvé qu'un couple de moineaux portait à sa couvée une moyenne de 40 chenilles par heure, soit 480 par jour de douze heures. Florent Prévost conclut ainsi : « Le plus grand nombre des oiseaux sont très utiles à l’agriculture, et le mal que font à nos récoltes, en certains moments, les oiseaux granivores, est compensé, et bien au delà, par la consommation d'insectes qu'ils font en d’autres temps. La plupart des oiseaux granivores sont exclu- sivement insectivores dans leur jeune âge, et ils le de- viennent de nouveau pendant l’âge adulte, lorsqu'ils ont des petits. » Si donc, les granivores eux-mêmes LE PRINTEMPS. 77 sont plus utiles que nuisibles ; combien le sont plus les espèces insectivores ! On a calculé qu’un couple de mésanges qui élèvent leurs petits leur donnent en vingt jours ou consomment, elles-mêmes, plus de 30 000 chenilles ou insectes. L’hirondelle détruit plus de 300 insectes par jour, le coucou dévore des milliers de chenilles velues, si nuisibles à nos forêts. Mais que fait l'homme pour reconnaître de tels services? Respecte-t-il, protège-t-il ces utiles auxi- liaires? Oui, à la façon du paysan qui crucifie les chouettes et les chauves-souris. Il tue les oiseaux et détruit les œufs. Dans mon village, les gamins luttent à qui dénichera le plus d'œufs ; ils en font des cha- pelets dont ils ornent la cheminée. J'avoue que je me mets en colère et que j'admoneste les parents lorsque je rencontre chez eux ces trophées de lignorance et de l’imprévoyance humaines. S'ils savaient ce que leur coûtentces meurtresetces destructions barbares ! Enfin, aujourd’hui que tout enfant passe par l’école, espérons que les instituteurs feront comprendre à leurs élèves l'utilité de l'oiseau et le tort qui doit ré- sulter pour eux de sa destruction. Et puis, humain envers les bêtes, l'enfant sera un jour dévoué à ses semblables et charitable à ses frères. T8 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Les fleurs de mai. — Les tulipes, les iris et les glaïeuls. Le spectacle le plus digne de l'admiration d’une âme sensible aux merveilles de la nature est, sans contredit, celui d’une campagne ou d’un jardin au mois de mai; c'est une profusion de fleurs magni- fiques dans lesquelles s'offre réuni tout ce qu'il y a de plus brillant, de plus vif et de plus varié en cou- leurs. Et avec quel art ces couleurs sont mélangées! Jamais de ces constrastes heurtés, de ces réunions disparates qui choquent l'œil. Sur un fond de verdure différemment nuancé, la nature a disséminé ses groupes de couleurs avec une variété qui saisit d’ad- miration. Les fleurs sont un des plus beaux objets que la nature puisse offrir à limitation des peintres et on ne peut guère leur comparer que le plumage brillant de certains oiseaux et l'aile des plus beaux papillons. « La fleur donne le miel, dit Chateaubriand ; elle est fille du matin, le charme du printemps, la source des parfums, la grâce des vierges, l'amour des poètes; elle passe vite comme l’homme; mais elle rend dou- cement ses feuilles à la terre. Chez les anciens, elle couronnait la coupe du banquet et les cheveux blancs du sage; de nos jours, elle est de toutes les fêtes ; elle orne le berceau de l'enfant et décore la tombe de ceux qui nous furent chers. Dans le monde, nous attribuons nos affeetions à ses couleurs : l'espérance, à sa ver- LE PRINTEMPS. gs) dure ; l'innocence, à sa blancheur ; la pudeur, à ses teintes de rose; il y a des nations entières où elle est l'interprète des sentiments; livre charmant qui ne renferme aucune erreur dangereuse, et ne garde que l'histoire fugitive des révolutions du cœur. » Au mois de mai, les fleurs sont si nombreuses et si variées qu'il serait impossible de les énumérer toutes. Nos bosquets voient fleurir les grands lilas à gros bouquets dressés, qui répandentune odeur suave, et les lilas de Perse aux feuilles en fer de lance, dont les branches souples se penchent sous le poids de leurs panicules fleuries, d’un pourpre clair. A côté d'eux s'élèvent le groseillier de Colombie, qui laisse pendre ses longues touffes de fleurs d’un rose vif, et l’'ébénier, dont les gracieuses grappes dorées font le plus bel effet. Les rhododendrons ou roses des Alpes ouvrent de toutes partsleurs larges corymbes de fleurs roses où d'un pourpre violet. Le marronnier d'Inde épanouit ses fleurs en thyrses roses ou blancs ; l'arbre de Judée couvre ses branches, encore dépourvues de feuilles, de bouquets de fleurs roses, et les corètes du Japon constellent les murs de leurs innombrables petites roses jaunes. Ma belle glycine est dans toute sa beauté; ses grappes d’un bleu violacé sont tellement nombreuses qu’elles se touchent et forment sur le mur comme un épais rideau, laissant à peine voir ses jeunes feuilles poilues et blanchâtres. Les tiges sarmenteuses des vignes vierges, des bignonias, des jasmins et des 80 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. chèvrefeuilles montent jusqu’au premier étage et pré- parent aux fenêtres des encadrements de fleurs pour l'été. L'aristoloche-siphon couvre mon berceau de ses larges feuilles en cœur, entre lesquelles se dressent ses singulières fleurs pourpre, qui ont la forme d’une pipe orientale, et le jasmin-jonquille à fleurs jaunes, d'une odeur suave, serpente au travers. Dans les plates-bandes s'épanouissent les juliennes blanches et violettes, l’asphodèle jaune ou verge d'or, les charmantes azalées, l’aspérule odorante qui, lors- qu'elle est desséchée, sert à parfumer le linge ; les pivoines, si jolies et si variées, les renoncules, la va- lériane rouge, les tendres pervenches, les silènes à fleurs roses, les Ivehnis laciniés, le muguet, dont les fleurs si mignonnes, si gracieuses, plaisent tant aux femmes à cause de leur douce et suave odeur. Toutes ces plantes et mille autres, épanouissant leurs fleurs pendant le mois de mai, concourent, par la variété de leurs couleurs et de leurs formes, à donner à nos jardins l'aspect le plus enchanteur. Je ne vous parle pas des roses, cette reine de nos parterres, bien que, par une vieille habitude, on donne au mois de mai le nom de nos des roses. A l'exception des roses du Bengale et de deux ou trois variétés précoces qui se montrent en mai, c'est au mois de juin que fleurissent les innombrables variétés de rosiers qui embellissent et parfument nos jardins. Cette erreur vient de ce que nos poètes, ayant trouvé baston i ami. died fé. D. SR es à 1 $ F LE PRINTEMPS. si 5 cette jolie image dans les auteurs grecs, latins et “ orientaux, l'ont adoptée sans s'inquiéter autrement 3 LA U a de la nature et de la différence du climat. Quelques jacinthes de couleurs variées agitent en- core au doux souffle de mai les grelots odorants de leur élégant épi; mais ce sont leurs derniers adieux. $ D'autres fleurs les remplacent aussitôt : les glaïeuls, | AE ELU SR f les iris, les tulipes ouvrent leurs magnifiques corolles ÿ aux chaudes caresses du soleil. La tulipe est certai- 210 GR 3 nement une des plus belles fleurs qui existent: il en EZ est peu où le pinceau de la nature se soit plu à ras- # sembler des couleurs plus vives et plus variées ; mal- heureusement, elle n’a pas de parfum. Plantées en à pare, c'est-à-dire réunies en grand nombre, les tu- 34 D lipes se font réciproquement valoir par l'opposition ou par l'harmonie de leurs couleurs et produisent un effet ravissant. , On admet généralement que la tulipe cultivée nous. a été apportée d'Orient vers le milieu du seizième siècle. Cependant on rencontre quelquefois en avril dans nos bois la tulipe sauvage. Elle ressemble à une grosse Campanule jaune à divisions lancéolées et pointues. Cette tulipe nous vient-elle du Midi, où elle est assez commune, ou n'est-elle qu’une dégénéres- cence de la tulipe orientale? Cette question a été sé- rieusement discutée, mais elle ne paraît pas facile à 4 résoudre. Ce qu'il y a de certain, c'est que les bota- l : nistes antérieurs au seizième siècle n’en parlent pas, à et que son nom, emprunté à l'italien #w/pano, vien- 6 * % ‘ya * A 4 d ne EN à La pt ERA TS AD VAE NeRrye 82 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. drait du mot turc éuhiband, qui veut dire bonnet, d'où l’on aurait fait fwrban, coiffure caractéristique des Orientaux. Quoi qu'il en soit, l'espèce cultivée, qui porte le nom de Gesner, célèbre naturaliste suisse, mort en 1564, qui, le premier, la fit connaître, est la. ? ;] souche de ces innombrables variétés que les horticul- teurs ont créées par leurs soins, et dont on connaît aujourd’hui près de deux mille. L'histoire de la tulipe est assez singulière : cette fleur devint, vers le milieu du dix-septième siècle, l'objet d’un agiotage dont la Bourse de nos jours offre à peine un exemple. Ce fut en Hollande que régna cette monomanie. Les riches patriciens d'Amsterdam, de Harlem, d'Utrecht, et d’autres villes, faisaient ve- unir à grands frais des oignons directement de Con- stantinople, et s’efforçaient d'en obtenir par la culture des variétés nouvelles, qui, tant qu’elles étaient rares, se vendaient à des prix fabuleux. Il en advint de la tulipomanie comme de toutes les manies de collec- tionneurs, ce qui n’était d’abord que simple fantaisie, devint passion frénétique, et l’on vit des gens se ruiner pour la possession d’une variété rare. Un oi- gnon de la variété dite vice-ror se vendait 3000 flo- rins (plus de 6 000 franes), un amateur paya Jusqu'à 5500 florins la variété semper auqustus, un autre céda une belle ‘brasserie, qui porta longtemps le nom de Brasserie de la Tulipe, pour un seul oignon qui coûte aujourd’hui 60 centimes. Bientôt la spéculation s'en mêla, et des sommes considérables s’échangèrent pour RAT PPT CN UT COR VO PER" LE PRINTEMPS. 83 des tulipes que ni vendeurs ni acheteurs n’avaient jamais vues. Ainsi, par exemple, un courtier en tu- lipes demandait à un marchand de lui livrer, dans le délai de trois mois, dix oignons au prix de 1 000 flo- rins chacun; au bout de ce terme, le prix de la mar- chandise avait éprouvé une hausse ou une baisse ; les contractants ne tenaient compte que de la différence ; quant à la livraison, ils ne s’en souciaient ni l’un ni l’autre, C'était done là un véritable jeu de bourse. Aujourd'hui :il existe encore de nombreux amateurs de tulipes, mais qui ne font plus de semblables folies. Ils ont encore toutefois leurs manies : ainsi les tu- lipes à fond blanc, désignées sous le nom de #wlipes flamandes, sont seules admises dans les collections d'élite; les autres, nommées bizarres, sont négligées comme de valeur inférieure. Une tulipe de mérite doit avoir sa tige droite et ferme, d’un beau vert, sa fleur orande, d’un cinquième plus longue que large, avec les pétales bien arrondis, et offrant au moins trois couleurs parfaitement tranchées. Quant aux tulipes d'une seule couleur, elles ne sont pas admises par les amateurs qui se respectent, non plus que celles à fleurs doubles. _ Pour moi, qui ne cultive les fleurs que parce que je les aime et les trouve belles, et non pour leur rareté, je n'ai pas de parti pris. Je possède une dou- zaine de variétés de tulipes, des plus communes et que regarderait sans doute en pitié un amateur tuli- pier; mais cela ne les empêche pas de former un RCI . + ee EL Aa té su. 5 D) 84 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. groupe charmant par leurs nuances vives et variées. L’une est d’un beau jaune, l’autre d’un rouge écla- tant ; celle-ci est d’un blanc de lait, cette autre rosée; La tulipe flamande. il en est à fond jaune ou à fond blanc, panachées de brun, de rouge ou de violet. Les tulipes se multiplient par caïeux qui donnent LE PRINTEMPS. 85 constamment une plante identique à celle dont ils proviennent ; c’est par les semences que l’on se pro- cure de nouvelles variétés. Mais, outre qu'il faut quatre ou cinq ans pour qu'elles fleurissent, à peine en obtient-on une sur mille digne de figurer dans une collection d’amateur. Non loin de mes tulipes s'élèvent d’autres plantes bulbeuses, parmi lesquelles des glaïeuls, qui dressent leurs feuilles tranchantes comme des glaives, d’où leur nom latin gladiolus, en français glaïeul. Un seul d’entre eux fleurit en mai, le glaïeul commun de notre pays ; ses belles fleurs rouges, roses, jaunes ou blan- ches, selon les variétés obtenues par la culture, for- ment d'un seul côté de la tige un long épi dressé, Les espèces étrangères, telles que le glaïeul cardinal, le glaïeul changeant et le magnifique, ne fleurissent qu'en été. Proches parents des iris, les glaïeuls ap- partiennent à la famille des iridées. [ris est la messagère des dieux et laisse après elle une trace brillante, l’arc-en-ciel ; c’est par allusion à la vivacité de ses couleurs qu’on a donné son nom à cette plante. Peu de fleurs, en effet, peuvent le dis- .puter à l'iris pour l'élégance des formes, la grâce du port et la richesse du coloris. Du milieu de ses feuilles aiguës, dressées et rapprochées en éventail, s'élèvent des tiges chargées de fleurs. Voici l'iris d'Allemagne ou flambe aux grandes fleurs violettes ou bleues, l'iris de Florence à fleurs blanches veinées de jaune, dont la racine a l’odeur agréable de la violette, l'iris 86 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. d'Espagne à fleurs bleues tachées de jaune, C’est un des plus beaux groupes de fleurs qu'on puisse voir. L'iris nain, haut à peine d’un décimètre, forme des bordures ravissantes où se marient les couleurs L'iris d'Allemagne. vives de ses fleurs violettes, purpurines, jaunes ou blanches, suivant les variétés. Au bord du ruisseau croissent les grosses touffes de l'iris des marais ou faux acore, dont les grandes fleurs, d'un jaune écla- tant, s'épanouissent jusqu'en juillet. LE PRINTEMPS. 87 Les bois et les prairies. — Les insectes et les fleurs. Le hanneton. Vous est-il arrivé de courir les bois par une belle matinée de mai, soit pour tirer quelque lapin rentrant au gîte, soit pour relever quelques lacets ou des pièges à renard ? Le ciel rougit à l'horizon, l'aurore s’allume peu à peu; déjà quelques trainées d’or traversent le ciel et le brouillard se pelotonne dans les ravins. Le chant de l’alouette a retenti, un vent, avant-coureur du jour, s’est élevé et le disque empourpré du soleil se montre lentement. La lumière se répand comme un torrent; tout respire la fraicheur et la joie, la na- ture est en liesse. J'entre sous bois. La rosée couvre en abondance l'herbe et les fougères. Les corneilles poussent des cris et s’ébattent autour des hêtres au-dessus de ma tête, les sansonnets ne sont pas moins bruyants; les grives, les merles et les pinsons, lorsqu'ils ne chan- tent pas, sont occupés à construire leurs nids ou à ‘remplir leurs devoirs domestiques. Les lapins que la peur arrache aux douceurs du repas matinal, courent se càcher dans leurs terriers et vous offrent, bien malgré eux, l’occasion d'exercer votre adresse. É Dans le parfum embaumé d'une matinée comme celle-là, on respire plus librement, les membres ont plus de souplesse. Le simple sentiment de la vie et du TRUE LE en CNE FEAT PE IE TER CRETE ER D PRE 88 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. mouvement ranimé par la fraiche Here du prin- temps est plein de charmes. Lorsque vous sortez du bois, la plaine n’est pas moins riante : la terre, ranimée par les rayons d’'ux soleil déjà chaud et par quelques douces pluies, ma- nifeste avec exubérance son inépuisable fécondité. Les champs de blé et les prairies resplendissent de ce vert éclatant et joyeux qui n'appartient qu’au prin- temps et sur lequel se détachent si bien les têtes bleuâtres des saules, et les fuseaux dorés des peu- pliers qui bordent le ruisseau. Rien n’est gracieux comme ces charmants tapis de verdure émaillés de mille fleurs où butinent à l’envi les abeilles et bien d’autres insectes avides de leur nectar. On est émerveillé, devant ces délicieux parterres de la nature, de l’art admirable avec lequel elle trace ses tableaux, combine les couleurs, taille, découpe, con- tourne, festonne les fleurs. Il y en a de rondes et d'anguleuses, de droites et de courbes. Il en est de faites en forme de croix, les crucifères ; d'étoiles, les stellaires ; de soleil, les radiées; de rosettes, les rosa- cées; un grand nombre sont façonnées en grelot, les bruyères ; en cloches, les campanules ; en cornet, les liserons; on en voit de figurées comme des coupes, des urnes, des nacelles, des étendards et. même des bouches d'animaux, comme celles qu’on a nommées gueule de loup et mufle de veau. Les unes se pré- sentent seules, les autres réunies en greupes ; on les LE PRINTEMPS. 89 voit rangées en épis, en grappes, en corymbes, en ombelles, en bouquets. Et avec quel art, quelle magnificence, ces fleurs innombrables ont été coloriées! Toutes les teintes imaginables sont employées à leur parure. Là, des couleurs opposées contrastent avec éclat; ici, elles se fondent doucement l’une dans l’autre ; ailleurs, elles se coupent et se mêlent agréablement. Beaucoup de fleurs sont peintes avec une simplicité charmante, beaucoup avec une pompeuse magnificence. L'azur du ciel, le rose de l'aurore, la blancheur des neiges, le jäune de l'or, le rouge de la pourpre, les font briller sur la verdure des gazons, comme des bijoux sur une riche tenture. Du sein de la prairie monte une mer de fleurs et de parfums qui embaument l’air. , Mais quoi ! est-ce donc pour l’homme exclusive- ment qu'ont été créées les fleurs? Est-ce pour flatter nos yeux, notre odorat, notre toucher, que leur ont été prodigués les couleurs brillantes, les formes va- riées, le parfum pénétrant et le tissu velouté que nous admirons en elles? Et n'est-il pas plus conforme à la raison de penser que ces qualités, que cette pa- rure des plantes leur ont été données dans leur propre intérêt? Tout le monde sait aujourd’hui que le plus grand nombre des fleurs portent, au centre de leur corolle, un organe de forme variée, le pistil, sorte de conduit qui communique avec l'ovaire renfermant les graines ; et que, autour de cet axe central, s'élèvent de minces 90 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. filaments, les étamines, terminées par de petits sa- chets qui renferment une poussière fécondante, le pollen. Dès que celui-ci est mûr, les sachets des éta- mines s'ouvrent, versent leur poussière sur l’ouver- ture du pistil qui la reçoit et la fait pénétrer jusque dans l'ovaire, où elle va féconder les graines, et celles-ci, sans son intervention, resteraient impro- ductives. Jusque-là rien que de très naturel ; ies choses vont toutes seules ; mais il n’en est pas toujours ainsi. Dans beaucoup de plantes, chaque fleur n’est pourvue que d’un seul organe, les unes portant le pistil et les autres munies d'étamines seulement. Dans quelques espèces, le melon, par exemple, les deux sortes de fleurs sont portées sur le même pied ; mais dans d’au- tres, comme le palmier, le dattier, le lychnis de nos prairies, les fleurs à étamines sont sur un pied et les fleurs à pistil sur un autre, et parfois ces deux pieds sont fort éloignés l’un de l’autre. Comment, daus ces diverses circonstances, se fera le transport du pollen? Sera-ce le vent qui s'en char- gera, et le pollen, dispersé par lui, ira-t1l à travers l’espace, comme par une sorte d'attraction, trouver la fleur qui porte les graines? C'est faire un peu trop large la part du hasard, et d’autres messagers guidés par l'intérêt rempliront mieux la mission. Au moment où la fleur s’'épanouit, où le pollen de- vient mûr pour la fécondation des graines, beaucoup de plantes distillent au fond de leurs corolles un li- ns. : LES, LE PRINTEMPS. 91 quide sucré, le nectar, dont les insectes sont très friands et qui sert aux abeilles pour faire leur miel. C’est ce nectar qui attire en foule autour des fleurs, pendant toute la belle saison, les papillons, les mou- ches, les bourdons et autres insectes qui pénètrent dans la corolle et se gorgent de la liqueur sucrée. Remarquez l'abeille quand elle fait: sa récolte, elle pompe avidement le nectar ; mais son corps hérissé de poils se charge de la poussière dorée des étamines au milieu desquelles elle s’est glissée; bientôt elle prend son vol, disperse une partie de ce pollen au- dessus de la fleur, puis va picorer sur d’autres plantes, et, tout en pénétrant au fond de leurs fleurs, elle se frotte contre le pistil dont l’ovaire renferme les grai- nes. N’est-il pas évident qu'il y a là un échange de services rendus, et que les insectes, pour payer le régal que leur offrent les fleurs, distribuent, dans l'hôtellerie où ils arrivent, le pollen recueilli dans l’hô- tellerie qu'ils viennent de quitter? Quant à la corolle, si remarquable par ses formes, ses nuances, son odeur, elle est destinée à indiquer aux insectes le ré- servoir où ils pourront puiser le nectar, c'est l’en- seigne éclatante à laquelle les insectes voyageurs savent reconnaître l’auberge où ils trouveront leur pâture, et chaque espèce a son hôtel préféré. Les insectes sont donc de précieux auxiliaires pour la fécondation des plantes, soit en colportant le pollen d’une plante sur une autre, soit en favorisant la dis- persion de ce pollen parmi les étamines d’une même CITE IEEE A LÉ SE DES RE 1 ; rx = ERERIS Se AE ee À 92 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. fleur. On a depuis longtemps reconnu, d’ailleurs, que les fleurs fécondées au moyen de pollen pris sur une plante différente, donnent des produits beaucoup plus vigoureux que celles fécondées avec leur propre pol- len. Ajoutons que chez certaines plantes, où la même fleur porte des étamines et un pistil, ces organes ne se développent pas en même temps, et que, par con- séquent, le pollen des unes ne pouvant féconder les graines de l’autre, elles ne peuvent se reproduire que par l'intervention des insectes. Voici justement que se passe devant mes yeux une de ces scènes qui ont un si vif intérêt pour ceux qui aiment à observer la nature. Assis sous mon berceau qu'abritent les larges feuilles d'une aristoloche grim- pante, j'admirais les formes étranges de sa fleur d’un pourpre obscur, figurant assez bien une pipe orien- tale avec son long tuyau. Sa corolle en tube allongé, un peu évasée au sommet, un peu renflée à la base, présente à l’intérieur, sur sa partie moyenne, un ré- trécissement fermé par des poils assez rudes qui se dirigent en arrière, de sorte que cette fleur ressemble beaucoup à ce piège à prendre les anguilles que l’on nomme une nasse. J’examinais la structure singulière de cette fleur, et me demandais comment le pollen des étamines, plus courtes que le pistil et placées beaucoup plus bas, pouvait atteindre le sommet de celui-ci. ; J'en étais là de mes réflexions lorsque je vis une tipule se poser sur l’une des fleurs. Je compris que là At et LE PRINTEMPS. 93 était la solution du problème. En effet, la petite mou- che, friande du nectar sécrété par la fleur, entra dans la corolle, força Ja barrière que lui opposaient les poils qui en obstruaient l'entrée, et gagna le fond où se trouvait la liqueur affriolante. Mais dès que les soies rudes lui eurent livré passage, en raison de leur élas- ticité, elles se rejoignirent vivement, emprisonnant linsecte. Or, quand la tipule, après avoir longuement savouré le nectar, essaye de sortir, elle rencontre les pointes des soies qui maintenant réagissent d'autant plus que l'insecte fait contre elles plus d’efforts. En appliquant mon oreille contre la fleur, j’entendais son bourdonnement aigu ; la tipule, impatiente de recou- vrer sa liberté, s’irrite et se débat; la trépidation ra- pide de ses ailes soulève à l’intérieur de la corolle une petite tempête qui détache et disperse le pollen. Les graines sont fécondées et bientôt la corolle se flétrit et tombe, rendant au captif sa liberté. Admirable ré- ciprocité de service qui se résume en festins délicieux pour l'insecte, en évolution embryonnaire pour la fleur. Mais il s’en faut que tous les insectes soient utiles aux plantes; il en est qui leur sont terriblement nui- sibles. Je n’ai pour en être convaineu qu'à lever les yeux sur ces jeunes peupliers; quelques-uns sont à peu près complètement dépouillés de feuilles, et leurs branches sont littéralement enguirlandées de han- netons. Qui ne connait le hanneton avec son corselet noir, OT " REA TOR RIR 94 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. ses élytres brun rouge et ses antennes en éventail? Qui, dans son enfance, n’en a fait son amusement, en lui attachant un fil à la patte? usage qui remonte à une haute antiquité, puisque nous le trouvons déjà cité dans les Vuées d’Aristophane. Mais s’il fait la joie des enfants, il fait le désespoir du cultivateur et du jardinier; car il cause les plus grands dégâts dans les jardins, les champs et les prairies, sous ses deux états de larve et d’insecte parfait ; dans le premier, les hannetons dévorent les racines des plantes herbacées et des arbres et les font périr ; dans le second, ils dé- pouillent les arbres de leurs feuilles, ce qui ne leur est pas moins nuisible. La vie des hannetons à l’état d’insecte ailé ne se prolonge guère au-delà d’une quinzaine dé jours, mais leur éclosion commence en avril et se prolonge jusqu'à la fin de mai. Ces insectes naissent ordinai- rement le soir. [ls sortent de terre, et dès que leurs ailes sont suffisamment raffermies ils s’envolent pour venir se placer sous les feuilles, où ils restent immo- biles pendant toute la chaleur du jour; ils ne pren- nent leur essor qu'après le coucher du soleil. Leur vol est bruyant, lourd et inconsidéré, ils se heurtent contre. tous les objets qu’ils rencontrent, d’où est venu le dicton : « Étourdi comme un hanneton », et leur nom lui-même paraît n'être que la corruption du mot latin Aahtonus : qui fait du bruit en volant. Le moment de la ponte arrivé, les femelles deseen- dent à terre, creusent avec leurs pattes robustes un #4 PT À LE PRINTEMPS. 95 trou de 8 à 10 centimètres de profondeur et y déposent leurs œufs en un petit tas, au nombre de trente à quarante au plus; ils sont d’un blanc jaunâtre, et de la grosseur d’un grain de chènevis, De ces œufs sor- tent en juin ou juillet de petits vers blanchâtres, ra- massés et dodus, qui vivent d’abord réunis en famille [5 ll fl Le hanneton, sa nymphe et sa larve. j Il Il et se contentent de ronger les radicelles des plantes herbacées. Aux approches de l'hiver, ils s'enfoncent assez profondément pour se mettre à l'abri des gelées et des inondations; mais le printemps venu, ils se réveillent affamés, se dispersent dans les cultures en creusant des galeries assez rapprochées de la surface de la terre et dévorent les racines de toutesles plantes qu'ils rencontrent. C’est alors que commencent d’ef- 96 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. froyables ravages qui ne cessent qu'avec les premiers froids. A cette époque, les larves ont atteint la moitié de leur grosseur; elles s’enfoncent de nouveau à une certaine profondeur pour reparaitre avec le printemps; leur appétit est doublé; elles ne se contentent plus des végétaux herbacés, elles dévorent les racines des arbres et des arbrisseaux. Les plantes qu’elles ont at- taquées se fanent et périssent promptement. On peut évaluer les dégâts commis par ces vers dans les seules pépinières des environs de Paris, en certaines années, à plusieurs centaines de mille francs. La troisième année, les larves ont acquis toute leur grosseur. En juillet, elles se préparent à se transfor- mer en nymphes; à cet effet, elles s’enfoncent en terre à 1 mètre ou 1",50 de profondeur et se construisent une coque ovoïde dans laquelle elles subissent leur métamorphose. L’insecte parfait éclôt en mars ou avril; mais ne sort de terre que lorsque la tempéra- ture lui paraît convenable. Les larves mettent donc près de quatre ans à se développer, tandis que l'in- secte parfait vit à peine une quinzaine de jours. C'est ce qui explique pourquoi, bien qu'il y ait des hanne- tons tous les ans, ils apparaissent en plus grande quantité tous les quatre ans. En effet, dans une année où il y aura beaucoup de hannetons, ces insectes pon- dront une plus grande quantité d'œufs, qui, quatre ans après, produiront également une plus grande quantité de hannetons. | j 12/1): RS ten 0 à de ni ad Gé d'un à: ME di dd Ed Lin chéget) ct alé di Gratis it) CUP OT CE PE CI LE PRINTEMPS. ON Ces insectes se montrent certaines années en nom- bre tellement considérable, que les jardins et les bais sont dépouillés de leur verdure.Affamés alors par leurs propres ravages, ils se réunissent, comme les saute- relles d'Afrique, en nombreuses légions et se trans- portent à des distances plus ou moins considérables pour trouver une nouvelle pâture. C’est ainsi que, il y à quelques années, des nuées de hannetons s’abat- tirent tout à coup sur les vignobles du Mâconnais et y causèrent de grands dégâts. Mais quelque considérables que soient les ravages des hannetons dans leur état parfait, ils ne peuvent être comparés à ceux que commettent leurs larves ; celles-ci dévastent les jardins maraichers, font périr sur pied les récoltes de blé, d'avoine, de luzerne, etc., dévorent les racines des arbres fruitiers et causent en un mot des dommages incalculables. On a proposé divers moyens pour détruire les han- netons et leurs larves. Le premier, qui est infaillible, est de les écraser. Le meilleur temps pour leur faire la chasse est le matin, lorsqu'ils sont encore engourdis par le froid de la nuit et la rosée; ils tombent alors à terre sans prendre leur vol, dès que l’on secoue l’arbre sur lequel ils sont réfugiés. | Les chroniques rapportent qu’en 1479, à la suite d’une famine qu’ils avaient amenée, les évêques lan- cèrent contre les hannetons les foudres de l’ex- communication. Ils furent cités devant le tribunal 7 98 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD- ecclésiastique de Lausanne et on leur nomma un avo- cat d'office pour les défendre. Malgré l’éloquence de celui-ci, les hannetons furent bannis du territoire; mais on ne dit pas s'ils se soumirent à l'arrêt. Les jardiniers emploient des moyens moins ortho- doxes : la fleur de soufre enterrée au pied des arbres où l'on soupçonne leur présence est un excellent moyen, car les émanations sulfureuses les tuent sûrement. Les vers blancs ont également une grande répugnance pour le goudron de houille, et il suffit, dit-on, de jeter dans les trous destinés aux plantations deux ou trois feuilles de chène sèches trempées dans ce goudron pour tenir les mans à distance respectueuse. Ver blane ou man est le nom sous lequel les cultivateurs dési- gnent la larve du hanneton. Quant aux grandes cultures, il est fort difficile de les préserver des ravages du ver blane, à cause de la profondeur à laquelle se tient cette larve aux époques des principaux labours. Cependant, lorsqu'on met la charrue dans une luzerne, un trèfle, ou un sainfoin, auxquels doit succéder une semaille de céréales, le labour, qui dans ce cas est très profond, ramène à la surface une multitude de vers blancs. On peut faire suivre la charrue parune bande de dindons ou d'oies, qui en sont très avides et n’en laisseront pas échapper un seul. Mais c’est encore la taupe qui en détruit le plus grand nombre en creusant ses galeries souter- raines. Tous les moyens ci-dessus ne sont, il faut le re- ui 6 data © dr: à fl did brie el, Sa NL) d éties OTALS AS De dns Lt d'A dédie dut 5 L Y'a ce LE PRINTEMPS. 99 connaître, que de légers palliatifs ; un bien plus radi- cal serait le hannetonnage pratiqué en grand, dès la première apparition des hannetons, et rendu obliga- toire par une loi comme l'échenillage. Sous le règne du roi Louis-Philippe, vers 1835, je crois, un homme très intelligent, et réputé pour son esprit, Romieu, préfet de la Sarthe, fit recueillir les hannetons en les payant 25 centimes le boisseau ; il fit anéantir ainsi 155 millions de hannetons dans son département, et fut pour ce fait, pendant longtemps,en butte aux plai- santeries des journaux, bien que, par cette mesure, il eût peut-être sauvé des millions à l’agriculture. Mais telle est notre légèreté de caractère, en France, que, par esprit de plaisanterie ou par ignorance, nous avons l'habitude de tourner en ridicule les choses les plus sérieuses. A combien de facéties de mauvais goût, le grand popularisateur de la pomme de terre, l'illustre Parmentier, n’a-t-1l pas été exposé ! Les hannetons recueillis dans des sacs, on les tue en les plongeant dans l’eau bouillante. Une fois qu'ils sont morts, ils peuvent être employés comme engrais. On en extrait aussi une huile grasse excellente pour lubrifier les engrenages; en outre, séchés et réduits en poudre et mêlés avec du grain ou de la pomme de terre, on en fait une sorte de pâtée pour nourrir la volaille et surtout les faisans. 7, 100 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Élevage du faisan et de la perdrix; les œufs de fourmi. C'est au commencement du mois de mai ou à la fin d'avril, si la saison est favorable, que les faisans et les perdrix commencent à pondre, et comme ces oiseaux montrent une prédilection particulière pour les prairies naturelles et les champsdeblé et d'avoine, dont ils mangent les jeunes pousses, c’est le moment de recueillir leurs œufs si on veut les élever. Cette pré- caution est aussi fort importante pour le propriétaire de bois et de terrains de chasse au point du vue de la reproduction du gibier; car s’il les y laisse, les couvées risquent fort de devenir la proie des renards, des fouines et des oiseaux rapaces, et, à leur défaut, le fer des faucheurs ne les épargnerait pas lors de la fenaison qui a lieu vers le 15 juin; car ce n’est qu’à la fin de ce mois que faisandeaux et perdreaux com- mencent à voler. Tout le monde connaît le faisan; ce bel oiseau au plumage chatoyant est originaire des bords du Phase, fleuve de l’ancienne Colchide, appelée aujourd’hui Mingrélie. C’est à cette origine qu'il doit son nom : de Phasianus, oiseau du Phase, nous avons fait faisan. Introduit en Grèce à la suite de l'expédition des Argonautes, il s’est de là répandu dans toutes les par- ties tempérées de l’Europe. Les habitudes du faisan laissent cependant peu d'espoir de l’acclimater jamais complètement dans nos LE PRINTEMPS. 101 contrées. Son passage fréquent des bois à la plaine, l’usage où il est de se brancher pendant la nuit, sont pour lui des causes incessantes de destruction. Les cris qu'il pousse en allant au gagnage et en se bran- chant appellent l'attention de ses ennemis. En outre, les couvées déposées par terre sans aucune précaution, sont à la merci de tous les animaux de proie. La poule faisane construit son nid soit dans un buisson, soit en plaine, dans un champ de blé ou d’a- voine, soit dans une prairie. Elle le garnit de quelques herbes sèches et y dépose dix à douze œufs, rarement plus; ces œufs sont d’un vert olive clair marqué de points blancs. Les faisandeaux naissent après une in- cubation de vingt et un à vingt-trois jours, revêtus d’un duvet brun, et ils ne tardent pas à suivre leur mèêre. La chasse active que leur font l’homme et les ani- maux carnassiers en aurait bien vite fait disparaître l’espèce, si, pour combler les vides, on n'avait soin d’en élever en grand nombre. On appelle aisanderie le liéu consacré à élever des faisans et même des per- drix. La faisanderie libre s'organise en entourant de murs ou de hautes palissades une portion de bois tail- lis, contenant des clairières bien gazonnées et, s’il se peut, traversée par un filet d’eau courante. On lâche dans cet enclos quatre ou cinq familles de faisans, composées chacune d’un mâle et de cinq ou six fe- melles. Il faut avoir soin de casser le fouet de l’aile aux mâles pour les empêcher de s'envoler; tant que 102 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. ceux-ci restent dans l’enclos, il n’y a pas à craindre que les femelles s’en éloignent. Là les choses se pas- sent tout naturellement : chaque poule faisane se choi- sit un canton, pond, couve et promène sa famille. Le seul soin à prendre est de veiller à ce qu’ils ne man- quent ni d'eau pure, ni de grains, surtout pendant la mauvaise saison ; dans les beaux jours, ils trouvent suffisamment de fruits et d'insectes pour subsister. Mais tout le monde ne possède pas une assez grande étendue de bois pour pouvoir en distraire les 4 ou 5 hectares nécessaires à la faisanderie libre. On se contente alors d’une faisanderie domestique, eù les faisans sont trailés comme oiseaux de basse-cour, en leur affectant un local entièrement séparé. Une cour carrée, close de murs ayant de 10 à 12 mètres de côté, suffit pour quatre coqs faisans accompagnés chacun de quatre ou cinq poules faisanes. L'espace qu’on leur consacre doit être divisé par des cloisons de treillage ou de grillage de fil de fer, en autant de comparti- ments qu’on entretient de familles de faisans ; car ces oiseaux sont très jaloux et se livrent à l’époque des pariades des combats furieux. On fait circuler dans une rigole en pierre ou en briques un filet d’eau cou- rante à travers tous les compartiments, ou, si ce moyen n’est pas praticable, on enterre de petits baquets ou des terrines de grès dont l’eau doit être renouvelée tous les jours. On dispose au fond de chaque compar- timent ou parquet une petite cabane en bois destinée à servir de refuge aux oiseaux en cas de pluie, et, du ei ALTO PUBSI PE Pi Ne ete 6} EN LE PRINTEMPS. 105 côlé opposé, on plante quelques petits arbustes verts où la faisane ira pondre ses œufs. La basse-cour doit être placée à une exposition chaude, au midi ou au moins au levant, être abritée du vent, avoir un sol très sec recouvert d’une couche de sable. Des mangeoires et des perchoirs complètent l'installation de la faisanderie. La nourriture de prédilection des faisans est le sar- rasin; on peut à son défaut leur donner du blé ou de l'orge ; mais il est important, dans tous les cas, de ne pas leur donner une nourriture trop abondante, car les poules faisanes trop grasses perdent de leurs qua- lités de reproduction ; les œufs sont alors moins nom- breux et moins bons. On donne habituellement 1 dé- cilitre de grains par.jour et par faisan ; quelques éleveurs y ajoutent du chènevis vers le milieu de mars pour activer la ponte. On à soin de temps en temps de leur fournir de l'herbe fraiche, qui leur est très favorable." Une poule faisane élevée en basse-cour, stimulée par une bonne nourriture, pond plus tôt qu’à l’état de liberté et donne un plus grand nombre d'œufs. Au lieu de douze à quinze œufs après la ponte desquels elle se mettrait à couver, notre faisane pondra en vo- lière de vingt à vingt-cinq œufs depuis le 15 mars environ jusqu’à la fin de mai; mais elle ne couve pas en captivité. On est donc obligé pour faire éclore les couvées de faisans d’avoir recours à des poules, et les meilleures pour cet objet sont les petites poules naines Fr eee : si 2 ER É À es LCL OEM die 7 trés es Bee. = ni 7 FT, 106 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. de la race Bantam, non seulement parce qu’elles sont irès bonnes couveuses, mais parce que leur petite taille les expose moins que les poules de grande taille à écraser les œufs de faisans dont la coque est mince et fragile. | La poule faisane pond assez régulièrement tous les deux jours, quelquefois même plusieurs jours de suite. On enlève les œufs en ayant soin de marquer sur cha- cun d'eux la date de la ponte, et on les dépose dans du son. Dès qu'on a réuni une douzaine d'œufs pro- duits le même jour ou à peu de jours de distance, on les met sous la poule couveuse, dans un panier garni de foin sec, que l’on place dans la couverie, sorte de petite hutte bien close, qui doit être fraîche et obscure. Les faisandeaux éclosent du vingt-troisième au vingt- cinquième jour après le commencement de l’incuba- tion. Quelques éleveurs ont l’habitude de déposer, au fur et à mesure des éclosions, les faisandeaux dans une boîte garnie de coton et tenue au chaud, soit près du feu, soit au midi; mais il vaut peut-être mieux se contenter d'enlever les coquilles d'œufs qui pourraient blesser les nouveau-nés, et laisser à la couveuse le soin de les sécher. Les petits une fois éclos peuvent rester vingt-quatre heures sans nourriture ; ils vivent pendant ce temps aux dépens d’une portion du jaune de l’œuf qu'ils ne s'étaient pas encore assimilée. La première nourri- ture qu’on leur donne consiste en une pâtée formée de mie de pain, de jaune d'œuf cuit émietté, de di- LE PRINTEMPS. 107 verses graines moulues et de chicorée sauvage, ou de laitue, le tout bien mélangé. Les œufs de fourmi, qui forment à l’état sauvage la principale nourriture des jeunes faisans, sont la meilleure nourriture qu’on puisse leur donner avec la pâtée, bien qu'un peu plus tard ils mangent toutes sortes d'insectes. Ce que l’on nomme vulgairement œufs de fourme, et dont les faisandeaux et les perdreaux se montrent si friands, ne sont nullement des œufs, mais bien les nymphes ou chrysalides des fourmis enfermées dans leur éocon. Comme tous les insectes, les fourmis su- bissent des métamorphoses et passent par les quatre états suivants : œuf, larve, nymphe et insecte par- fait. Les fourmis, comme les abeilles, offrent trois sortes d'individus : des mâles et des femelles, pour- vus d'ailes, et qui ont pour mission de perpétuer l’es- pèce, et des neutres ou ouvrières, privés d’ailes, mais munis d’un aiguillon redoutable. Ces derniers, qui forment le gros de la population, donnent leurs soins aux mères et aux jeunes, leur apportent leur nourri- ture quotidienne, leur construisent des demeures et les défendent contre tout danger. Dans le cours de l'été, les mâles et les femelles prennent leur volée; les mâles, incapables de se nourrir seuls, ne tardent pas à périr; les femelles, recueillies par les ouvrières qui leur arrachent les ailes et les entrainent dans la fourmilière, ne tardent pas à pondre. Elles accom- plissent cet acte important {out en marchant, et sont accompagnées dans leur promenade par une douzaine 108 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. d'ouvrières qui recueillent les œufs et les réunissent en tas dans des logettes spéciales ; ces œufs sont mi- croscopiques. Quinze jours après sortent de ces œufs les larves, semblables à de petits vers blancs sans pattes; les ouvrières leur dégorgent une liqueur miellée appro- priée à leur faiblesse et les transportent au faite de la fourmilière afin qu'elles y reçoivent la salutaire in- fluence du soleil. Au bout d'un certain temps, ces larves se filent un petit cocon de soie pour y subir leur transformation en nymphe; sous cette enveloppe elles prennent leur forme définitive, acquièrent des pattes, des antennes et en sortent à l’état de fourmis. C'est cette nymphe enfermée dans son cocon blane, et dont les faisandeaux et les perdreaux sont si avides, que l’on prend pour l'œuf de la fourmi, bien que cet œuf paraisse plus gros que sa mère. C’est dans les premiers beaux jours de printemps qu'il faut se mettre en quête des œufs de fourmi, et le moment le plus favorable pour en faire la récolte est le matin entre sept et neuf heures, parce que c’est à ce moment que, les premiers rayons du soleil ve- nant échauffer le sommet de la fourmilière, les ou- vrières y transportent leurs larves et leurs nymphes. Il sera donc plus facile à cette heure de les y recueillir. Vous partez donc le matin pour le bois, armé d’une pelle à main et d'un grand sac, après avoir pris la précaution de serrer avec un cordon le bas de votre pantalon et vos manches, pour mettre votre épiderme | | 1 ‘ dut test met dé put À at: CPS OT 4 | it de Globe ln éd... tds 1 , ) à ES), 2.» és, dde … ».: sf PO . LE PRINTEMPS. 109 à l'abri des morsures des fourmis. Dès que vous ren- contrez plusieurs de ces insectes marchant dans le même sens suivant un chemin tracé, vous n'avez qu'à les suivre, ils vous mèneront sûrement à la fourmi- lière, et vous ne tarderez pas à voir se dresser devant vos yeux un de ces monticules formés de brindilles dont quelques-uns atteignent 1 mètre de hauteur: édi- fice surprenant lorsqu'on considère la taille de ses architectes. Vous écartez le sommet de la fourmilière pour mettre à découvert les larves et les cocons, et vous y plongez votre pelle de manière à en enlever le plus possible en deux ou trois pelletées que vous jetez au fond du sac. Il faut procéder rapidement, et il est inu- tile de revenir à la charge, car les fourmis, aussi alertes qu'intelligentes, ne se sont pas plutôt rendu compte du danger, qu’elles emportent leurs chers nourrissons au fin fond de leurs demeures. 1l est d’ailleurs pru- dent de ne pas rester trop longtemps près de la four- milière dévastée ; les pauvres bestioles, ivres de fureur, ne tarderaient pas à se venger. Cela fait, on cherche une autre fourmilière et l’on agit de même, en ayant soin chaque fois de bien re- fermer le sac. Lorsque celui-ci est suffisamment garni, il s’agit de trier les œufs, c’est-à-dire de les débarras- ser des détritus et des fourmis que l’on a enlevés en même temps.On emploie pour cela diverses méthodes: les uns tamisent le tout sur place, au-dessus d’une ser- viette sur laquelle tombent les larves et les nymphes, 110 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. puis rejettent les débris au pied de la fourmilière ; mais un grand nombre de fourmis tombent également sur la serviette, et leur premier soin est de s'emparer chacune d’un cocon pour le reporter à la nourricerie. Une autre méthode plus ingénieuse consiste à former un cercle avec des pots à fleurs couchés les uns à côté des autres, l’ouverture tournée vers le centre, dans un endroit découvert exposé au soleil. On vide le sac au milieu du cercle, et après un court moment d’hé- sitation, pendant lequel les fourmis s’agitent dans tous les sens pour se reconnaître, elles ne songent plus qu’à sauver leurs larves des ardeurs du soleil, et ; les voilà toutes qui, saisissant une coque entre leurs | mandibules, se dirigent vers les pots pour les mettre Ç à l'abri. Arrêtées dans le fond, elles y déposent leur 4 précieux fardeau pour retourner bien vite en chercher 4 un autre. Les coques s’empilent bientôt dans les pots + dégagées de tous matériaux, et ressemblent à de pe- 4 tits tas de riz que l’on vide dans le sac à mesure qu'ils s’emplissent. Aussitôt rentré de son excursion, il faut descendre le sac d'œufs de fourmi à la cave ou dans un lieu 4 frais ; car, s’il restait exposé à la chaleur, l’éclosion aurait lieu rapidement et l’on retrouverait une masse grouillante de fourmis en place des nymphes que l’on y avait mises. Les faisandeaux et les perdreaux sont d’ailleurs friands de toutes sortes d'insectes ; les blattes, les grillons, les criquets, les petits hannetons des blés, 4 E dit. ètre LE LE PRINTEMPS. 111 les sauterelles, sont pour eux un vrai régal, et rien n’est plus facile que de s’en procurer des quantités, en fauchant les herbes et les prés avec un filet en ca- nevas emmanché au bout d’une canne. Ce genre de sport, qui n’a en lui-même rien de désagréable, est mênfe une distraction de plus à ajouter à vos occupa- tions champêtres. Quand les faisandeaux sont destinés au repeuple- ment dans une forêt ou dans un parc, on les habitue à la liberté en les transportant dans une boite, au mi- lieu d’un massif, dès qu’ils ont une quinzaine de jours, Une porte pratiquée sur l’un des côtés leur permet d'aller et venir librement, et, dès qu'ils le peuvent, ils volent au dehors. La première condition pour conser- ver le faisan dans un bois est de détruire les animaux nuisibles qui font la guerre aux couvées, les renards, lès fouines, les putois, les éperviers, les buses, les pies et même les corbeaux. Un excellent moyen pour conserver les faisans élevés dans un bois et même pour attirer ceux des forêts voisines consiste à jeter, principalement en hiver, dans les clairières, des bottes de blé et de sar- rasin avec leurs épis, ou simplement du sarrasin, du chènevis et du mare de raisin. L'élevage des perdrix se fait à peu près de la même manière que celui des faisans. On l’entreprend géné- ralement en faisant couver les œufs trouvés dans les champs au moment de la fauchaison des prairies arti- ficielles, par une pete poule Bantam, la perdrix ne DENT Ni LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. couvant jamais en captivité. Au point de vue de la chasse de ces excellents gibiers et des cailles, dont les arrivages en France ont lieu aux mois d'avril et de mai, nous en reparlerons lorsque la chasse sera ouverte, de crainte de contravention. ÉTÉ JUIN Fleurs des champs et fleurs des parterres. Les légumineuses. Juin, en latin junius, était consacré à Junon suivant 4 + Ke les uns, à Junius Brutus, fon- dateur de la liberté romaine, suivant les autres. Le 21 Fi est le jour le plus long de l’année et le premier de l'été. Dès le commencement de juin, la végétation acquiert, sous notre climat, son plus beau développement. On voit encore une grande partie des fleurs du mois précédent et un grand nombre de nou- veaux acteurs paraissent sur la scène. Les bluets et les co- Le bluet. quelicots ouvrent leurs fleurs parmi les blés encore verts ; les adonis étalent aux feux du jour leurs pétales 8 114 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. écarlates et les ferment à l’astre des nuits et au serein du soir. Les liserons qui s’accrochent aux buissons les décorent de leur corolle rose et blanche : la cam- panule, si poétiquement nommée mwroër de Vénus, ouvre ses fleurs violettes, qui, le soir, se ferment avec symétrie ; le caille-lait ou gratteron s'associe aux chardons et à l’ivraie pour infester les champs. Mais ce sont surtout les légumineuses qui dominent ; la campagne est bariolée des fleurs blanches papiliona- cées des pois et des haricots, des fleurs jaunes des genèts, des fleurs roses des ononis; les prairies arti- ficielles de luzerne, de trèfle, de sainfoin, sont d’un vert charmant diapré de mille couleurs, et de leur sein s'élève le doux parfum des mélilots, Toutes les légumineuses ont une fructification en gousse, comme le pois et la fève, c'est là le véritable légume d’où dé- rive le nom de la famille, et c’est à tort que, dans le langage vulgaire, on étend ce nom à toutes les plantes alimentaires et aux racines telles que les carottes, les navets, les poireaux. La fleur doit à ses pétales étalés comme les ailes d’un papillon le nom de papihonacée. Une foule de plantes alimentaires et fourragères ap- partiennent à cette famille. Beaucoup d’autres ont des propriétés médicales très prononcées; il nous suffira de citer la casse et le séné, les baumes et les gommes. C’est aux légumineuses qu'appartiennent les indigo- üers, le bois de Campèche, le bois de Fernambouc et beaucoup d’autres plantes tinctoriales. Nos pares et nos jardins paysagers doivent une partie de leurs ri- L'ÉTÉ. 115 chesses à cette famille où l’on compte les acacias, les faux ébéniers, les mimosas, les genêts, les cytises, le sophora, et une foule d’autres plantes, soit en arbres, soit grimpantes, qui se font remarquer par l’élégance de leur feuillage et le parfum de leurs fleurs. . La Saint-Médard. — L'orage ; la pluie; la grêle. Dans les premiers jours de juin, un orage a éclaté et a amené une suite de jours froids et pluvieux qui se prolongent au-delà du 8, jour de la Saint-Médard. Or, l’on connaît le dicton populaire : S'il pleut le jour de Saint-Médard, Il pleut quarante jours plus tard. Fort heureusement cette croyance n’est pas mieux fondée que celle de, la lune rousse. Dès le 11, en dé- pit du vent du nord-ouest, le soleil, perçant les nuées, commence à dorer la plaine; les marguerites étalent de nouveau leurs rayons sur la pelouse; les graines du pissenlit voltigent en ouvrant leur petit parasol ; le grillon chante dans les blés ; voilà le beau temps revenu. Il est bon de remarquer que c’est pendant les mois de mai et de juin qu'il tombe la plus grande quantité de pluie en France; c’est là un fait constaté par les observations que l’on fait chaque jour dans les obser- vatoires météorologiques. Si, par conséquent, la tem- pérature et le vent sont favorables à la pluie, il y a 116 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. des chances pour que le mauvais temps dure quelques jours; mais le proverbe n’en est pas moins faux ainsi que l'intervention du saint. Un savant météorologiste, le docteur Bérigny, a eu la curiosité de relever, sur les tableaux quotidiens de l'Observatoire de Paris, le temps qu'il a fait chaque jour du mois de juin pendant quarante années consé- cutives. Or, pendant cette longue période de temps, le proverbe ne s’est pas réalisé complètement une seule fois. Pendant les quarante années dont il est question, il a plu vingt-deux fois le 8 juin, et deux seules années ont donné, l’une trente-deux jours de pluie, l’autre vingt-sept, à la suite d’une Saint-Médard pluvieuse ; la moyenne des jours de pluie pour cha- cune des autres années n’a été que de neuf jours et un tiers. Done, lorsqu'il pleut le jour de la Saint-Mé- dard, il ne pleut pas quarante jours plus tard; et la statistique nous apprend, en outre, que la moyenne des jours de pluie et des jours de beau temps, après la date du 8 juin, est restée sensiblement la même, qu’il ait plu ce jour-là ou que le temps soit resté beau. C’est bien ennuyeux, la pluie ! De tous les météores, c'est le plus insupportable, le plus nuisible à notre existence en plein air. Elle change subitement les conditions non seulement de l’atmosphère, mais du sol. Nous avons des vêtements contre le froid, nous n'en avons pas qui nous garantissent commodément - de la pluie, et surtout de ces ondées orageuses que nous réserve souvent le mois de juin. Outre les ennuis L'ÉTÉ. 117 ‘que nous cause la pluie, elle nous dérobe la lumière du soleil, change la terre en un marais, noie la na- ture dans la tristesse, et va même jusqu'à nous im- poser la mélancolie en même temps que la gêne et le malaise, caractère si fâcheux qu’en tous pays c’est la pluie qui signifie juste l'opposé du beau temps. Elle tombe le jour comme la nuit, trop abondamment à des époques où elle est inutile ou même nuisible, en trop petite quantité, au contraire, dans des lieux et des temps où elle serait nécessaire ; en un mot, tout au rebours des lois que nous lui dicterions si elle était à notre disposition. Mais voilà; ce qui ferait l'affaire de l'un ne ferait probablement pas celle de l’autre. Le citadin, lui, n’aime pas la pluie, le campa- gnard la supporte, le paysan l’apprécie, pourvu qu'elle vienne en son temps. Après quelques jours de sécheresse, de chaleur tor- ride, les plantes, tristement penchées vers la terre, semblent à l’agonie : dans nos jardins, nous pouvons un peu les soulager par des arrosages fréquents, quoique toujours insuffisants ; le sol brûlant absorbe rapidement le mince filet eus dont nous avons fait l’aumône aux racines et l'humidité à la surface s’éva- pore bien vite sous les rayons d'un soleil dévorant; mais, dans les prés, dans les champs, les pauvres plantes n’ont même pas ce léger délommagement; leurs tiges amollies laissent pendre tristement leurs feuilles et leurs fleurs ternies ; elles paraissent mou- rantes. 118 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. C’est alors qu’est bienvenu le gros nuage noir, dont: la masse épaisse couvre l’horizon; il s’avance rapi- dement et semble vouloir s’abaisser jusqu'à terre. Le soleil se voile et un souffle d’air chaud annonce l'orage en soulevant des tourbillons de poussière et de feuilles desséchées. Déjà Les oiseaux ont prévu la lutte qui se prépare; ils ont cessé leurs chants et se sont enfuis sous l’épaisse feuillée des bois; les in- sectes ont replié leurs ailes et cherchent partout un abri. L'éclair brille, les nues entr'ouvertes montrent un ciel de feu, et la pluie tombe par torrents; l’étin- celle électrique court d’un nuage à l’autre, et les éclats du tonnerre font retentir au loin ies échos ; c'est un vacarme effroyable et tout tremble ici-bas. Mais l'orage est un bourru bienfaisant, qui, dans nos climats tempérés au moins, fait plus de bruit que de mal. L'électricité qui se dégage des nuages purifie l'air en engendrant l'ozone ; l’eau, qui tombe à tor- rents du ciel, redonne la vigueur à la terre. Rien n’est comparable à cet instant de réveil et d'espoir qui succède à l'orage : les arbres redressent leurs rameaux appesantis par la pluie vivifiante; les fleurs relèvent leurs tiges courbées par la sécheresse et mê- lent aux vapeurs qui sortent de la terre humectée les cffluves parfumées de leurs corolles. Ce gros nuage noir, grâce à son onde bienfaisante, a rendu à la vé- gétation la force, l'éclat et le parfum; jardins, pota- gers, champs et bois, tout a recouvré sa grâce et sa fraîcheur. Aussi les paysans disent-ils que ce sont des L'ÉTÉ. 119 pièces de cent sous qui tombent. Des zones de pluie estompent encore dans le lointain le paysage, et l’arc- en-ciel aux brillantes couleurs étend son écharpe lé- cère comme un gage de paix. Le ciel a recouvré sa sérénité, le calme est revenu, et, avec le premier rayon de soleil, la mélodie des oiseaux et le bourdonnement des insectes -recom- mence partout; de nouveau l’hirondelle glisse au- dessus de la prairie et saisit les moucherons, qui re- commencent aussi leurs danses fantastiques. Mais souvent, au lieu d'une onde bienfaisante, c'est la grêle que le nuage recèle dans ses flancs, la grêle, le météore le plus redoutable pour le cultiva- teur, qui sait bien reconnaître son approche, mais ne peut rien pour l’éviter. Comme il est généralement admis que l'électricité joue un rôle capital dans la production de ce phéno- mène, on a cherché à préserver les cultures de ses terribles effets au moyen des paragrèles, sortes de perches pointues plantées Gans le solet destinées à soutirer l'électricité des nuages orageux. Ces instru- ments n’ont aucunement atteint le but pour lequel on les avait imaginés. En effet, la présence d’une pointe de paratonnerre à la surface du sol empêche le point où 1l se trouve d’être atteint par une étincelle élec- trique; mais c’est un effet purement local : il n’y a pas en réalité soustraction notable de fluide à la masse nuageuse électrisée; mais seulement, l’accumula- üon électrique ne pouvant se faire à la pointe, celle-ci 120 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. ne saurait être le siège d'une étincelle. Pour empé- cher la grêle de tomber, il faudrait l'empêcher de se former, etc'est là ce qu'aucun moyen connu ne nous permet d'obtenir ni même d'espérer jusqu'à présent; aussi est-ce avec un véritable effroi que le paysan voit s’avancer ce gros nuage d’un gris cendré, déchiqueté sur les bords, à franges cuivreuses, qui semble tour- billonner dans l’espace et fait entendre un crépite- ment lugubre. Le nuage entr'ouvre ses flancs et, comme une mi- trailleuse, lance ses grêlons meurtriers. Si c’est une petite grêle, le moindre dégât qu’elle cause est de hacher les feuilles, les fleurs et les fruits; la grosseur ‘d’un pois est déjà calamiteuse; mais lorsqu'elle at- teint celle d’une noisette ou même d’une noix, c’est une véritable désolation ; rien n’y résiste et la terre est complètement dépouillée. C’est surtout au mois d'août que le désastre est irréparable pour les vigne- rons. À la veille de la récolte, alors qu'ils rêvent de leurs futailles au ventre rebondi et qu’ils supputent le nombre de pièces qui garniront leurs celliers, ils voient en quelques instants les belles grappes de leurs ceps réduites en bouillie. Outre les dégâts matériels que cause la grêle par son poids et la violence avec laquelle elle tombe, on lui attribue une action délétère sur les végétaux ; c’est au moins une croyance très répandue dans les cam- pagnes, et à ce point que beaucoup de cultivateurs ne | donneraient pas à leurs bestiaux des végétaux en- L'ÉTÉ, 121 dommagés par la grêle. Des vétérinaires partagent cette opinion rustique, et de savants agronomes en ont admis la possibilité, sans l'expliquer. On ne connaît pas encore bien complètement les causes du double phénomène de la formation et de la suspension des grèlons au sein des nuages. Ce qui ne saurait être révoqué en doute, c’est le rôle impor- tant que joue l'électricité dans la formation de la orèle, La présence de plusieurs couches distinctes de nuages, lorsque se produit ce météore, avait donné à penser à l'illustre Volta que les grêlons étaient suc- cessivement attirés d’un nuage à l’autre à la façon de ces boules en moelle de sureau que l’on fait danser entre deux plateaux électrisés, dans tous les cours de physique, expérience connue sous le nom de danse des” pantins. Le bruit qui précède toujours la chute de la grêle confirmerait cette manière de voir. D'autre part, ies ascensions aérostatiques expérimentales, faites dans ces derniers temps, ont fait reconnaitre qu'il règne, dans ces régions élevées, de violents cou- rants d'air glacé, et l’on pense que c’est à l’action de ces masses d'air froid, venant condenser subitement les parties supérieures des nuages et congeler la va- peur aqueuse autour des flocons neigeux, qu'il faut attribuer la formation de la grêle. L'observation dé- montre, en effet, que les grèlons sont constitués par un noyau neigeux et opaque qu'enveloppe complète- ment une couche de glace diaphane. Mais passons à des images plus riantes. 122 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Les produits du jardin. — Les roses; leurs variétés. Greîfte, bouture et marcotte. Le soleil, s’élevant dans sa course, darde sur notre hémisphère ses plus chauds rayons et reste plus long- temps sur l'horizon; les longues journées sont à peine séparées par des nuits sans ténèbres; le crépuscule du soir atteint presque l'aurore du matin. Le jardinier vigilant ne se repose guère pendant ce mois riche et chaud; car si les plantes travaillent pour nous, il faut travailler pour elles. Que de soins à prendre pour qu'elles aient tout ce dont elles ont besoin ! Il faut arroser sans cesse; donner des tuteurs aux plantes fragiles; couper les fleurs fanées pour ménager la sève, excepté celles que vous réservez comme porte-graines ; faucher les gazons; ratisser les allées; biner les massifs ; faire une chasse active aux limaces et aux chenilles et sarcler, sarcler sans relâche les mauvaises herbes qui, souvent, poussent en une seule nuit. C’est à n'en plus finir, et à peine - si l’on a le temps de s’essuyer le front. Mais aussi l’on récolte le prix de ses labeurs. Les produits de juin en légumes et en fruits sont des plus variés. On peut dire qu’il n°‘y a presque pas un légume dont on ne puisse jouir en ce mois. Après les asperges, qui sont déjà rares, voici venir les pois; on a du céleri, des artichauts à profusion, ainsi que des choux-fleurs ; après le chou d’York vient le chou L id _ ant hr. “ LÉ Ad Pres RARE Ds LR L'ÉTÉ. 123 cabus; puis ce sont les haricots, les fèves de marais; des laitues, des romaines et la chicorée d'été. Les au- bergines etles concombres élevés sur couche sont en plein produit, et les tomates commencent à rapporter. Déjà les fruits nous offrent leurs prémices. Tous les fraisiers sont en plein rapport, ainsi que les aman- diers, les framboisiers, la plupart des cerisiers et quelques groseilliers. A la fin du mois commenceront à müûrir les poires de petit muscat et la prune miro- bolan. On doit visiter les espaliers pour enlever les feuilles roulées en cornet, qui renferment des che- nilles et des larves, et si, comme il arrive assez sou- vent, les fruits ont noué en trop grand nombre et que les arbres en soient surchargés, il ne faut pas hésiter à en sacrifier une partie pour assurer le grossissement ebxla parfaite maturité du reste. Sous les rayon$ du soleil, qui deviennent de jour en jour plus ardents, la végétation prend une vigueur extrême ; nos parterres, qui ont conservé une partie des richesses de mai, voient éclore des fleurs nou- velles. Ce sont les lis, les mufliers, la gesse odorante ou pois de senteur, qui se marie sur les treillages aux tiges grimpantes des liserons et des volubilis aux clochettes brillantes : Cette plante qui grimpe et se pend aux murailles, Et comme un réseau vert entrelace ses mailles De feuilles et de fleurs. Ce sont les œillets qui, par leur beauté, la variété de leurs couleurs et la suavité de leur odeur, tien- . + ‘ À L/ SR + 14 4 124 LES LOISIRS D'UN COMPAGNARD. dront toujours une des premières places dans nos parterres..Les pieds-d’alouette, les matricaires, le jasmin blanc à l'odeur si douce, le laurier-rose, les lychnis et bien d’autres fleurissent dans ce mois; mais juin est surtout le mois des roses ; notamment de cette admirable rose à cent feuilles que sa belle forme, son suave parfum, le brillant coloris de ses grandes fleurs pleines placent sans conteste au premier rang, comme la merveille, la reine des fleurs. Mais qui peut refuser un hommage à la rose ? Aucune plante, même parmi les plus utiles, n'a été aussi célébrée que le rosier par les auteurs anciens et modernes. Depuis Anacréon et Sapho, la rose a inspiré tous les poètes, et il n’est pas d’écolier rimail- leur qui, au sortir de rhétorique, n'ait chanté la rose, à peine éclose, ou le teint de lis et de roses, ce qui, entre nous, rappellerait assez ces poupées de cire qui tournent sur un pivot à la vitrine des boutiques de coiffeur. Les anciens n'avaient pas cru pouvoir faire moins que de lui attribuer une origine divine : un jour, Vénus, jouant imprudemment avec les flèches de son fils, piqua son joli doigt; une goutte de sang tomba sur la terre et la rose naquit. Les poètes de l'antiquité se couronnaient de roses et l’on en couvrait les tables du festin. Néron aimait tant les roses, qu'il en faisait infuser dans son vin. Mais si la rose a joué un rôle dans les orgies romaines, elle a été purifiée par L'ÉTÉ. 125 l'Église, qui en a introduit l'usage dans ses cérémo- nies. Nous retrouvons les roses dans cette jolie fête de la rosière instituée à Salency, par saint Médard, évèque de Noyon, au temps de Clotaire. Quelques auteurs ont assigné à la reine des fleurs l'Orient pour berceau ; mais la spontanéité de la rose dans tous les climats prouve le contraire. Elle croît partout, elle fleurit sous toutes les latitudes et dans tous les terrains. On pourrait presque dire qu’il n’est pas de pays qui ne possède des roses. Sur les rives brûlantes du golfe de Bengale, près des sables arides du Sahara, il croît des roses, et l’on en retrouve jusque sur les bords glacés de la baie d'Hudson et dans les plaines neigeuses de la Laponie. On connaît aujourd'hui plus de cent cinquante espèces de roses; quant aux variétés obtenues dans nos jardins par la culture, elles sont tellement nombreuses que le nombre s’en élève à plusieurs milliers, Il est vrai que, parmi toutes ces variétés, il y en a beaucoup qui diffèrent si peu les unes des autres, qu'il faut des yeux bien exercés pour les distinguer et que, dans cette foule, il serait difficile d’en trouver une centaine qui, par leur fraicheur, leur éclat, leur forme gra- cieuse, leur odeur suave, pussent rivaliser avec notre belle rose à cent feuilles. Les principaux groupes de roses sont : les roses à cent feuilles roses ou blanches, parmi lesquelles se trouvent les plus belles du monde : rose des peintres, rose de Provence, pompon de Bourgogne, moussue, 126 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. reine de Damas, des quatre saisons, etc.; les roses de Belgique, à fleurs roses ou blanches, fort belles aussi, et qui ont le mérite de se montrer pendant toute la végétation ; les roses de Provins, qui offrent de nom- breuses variétés et parmi lesquelles on trouve les fleurs les plus foncées en couleur; leurs arbustes sont généralement touffus et forment des buissons plus réguliers que les autres ; les rosiers à bractées, à fleurs blanches, roses ou carnées, produisent un bel effet palissés contre un mur, mais ils craignent les gelées ; les roses pimpreneiles, remarquables par leur feuillage à folioles nombreuses et serrées, à fleurs rouges, jaunes ou blanches, font très bien en touffe, francs de pied; les roses indiennes, roses thé, roses du Ben- gale, roses de la Chine, à fleurs de couleurs très va- riées : blanches, jaunes, carnées, roses, cerise, pourpre ; les rosiers toujours verts, les rosiers multi- flores et les rosiers de Banks grimpent le long des murs ou des tonnelles et produisent un fort bel effet, mais ils craignent les gelées. Ces divers groupes fournissent de nombreuses variétés. L'Orient est surtout fertile en roses. C’est de là que nous est venu l’art d'extraire leur délicieux parfum ; l'essence de Cachemire est encore aujourd’hui regar- dée comme la première de toutes, elle se paye jus- qu'à 1200 francs le kilogramme; celle de Grasse, beaucoup moins estimée, coûte encore de6 à 800 francs le kilogramme. On sait quel rôle important elle joue dans l'art de la parfumerie. La rose est recherchée L'ÉTÉ. 127 non seulement pour son arome suave, mais aussi pour ses qualités bienfaisantes. Homère, dans l’'Iiade, vante l'huile de roses comme donnant de la souplesse aux membres et réparant les forces. Anacréon, le chantre de la rose, dit en détaillant ses vertus : La rose sait guérir plus d’une maladie, Elle embaume les morts, elle résiste au temps, Elle ne vieillit pas, el sa feuille jaunie Conserve en son hiver l'odeur de son printemps. Les rosiers aiment une terre franche, substantielle et un peu fraiche, qu'il faut amender au moins tous les deux ans avec du bon terreau ou avec du fumier bien consommé. L'exposition qui leur convient le mieux est celle du levant ; ils y conservent plus long- temps la beauté et la fraicheur de leurs fleurs. Au midi, celles-ci sont moins belles et durent à peine un jour. Tous les rosiers aiment le plein air; ils réus- sissent toujours moins bien dans les petits jardins, surtout lorsque ceux-ci sont entourés de murs ou d'habitations. Quelques espèces qui s'élèvent très haut, comme les Banks et les multiflores, demandent à être palissadées contre un mur. La multiplication des rosiers se fait par semis, dra- sgeons, marcottes, greffes. On les cultive francs de pied ou greffés sur églantier ; les rosiers thé et du Bengale s’obtiennent très bien francs de pied par boutures ; ceux de Provins et à cent feuilles doivent être greffés. La voie des semis est toujours fort 198 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. longue et n’est employée que pour obtenir de nou- velles variétés. Chaque année, les rosiers francs de pied doivent être rabattus à 30 ou 40 centimètres de terre ; ceux à tige sont taillés de façon à leur former une tête bien faite, bien arrondie. On les taille alors à deux ou trois yeux, en supprimant aussi les bran- ches mal placées. Cette opération doit se faire au mois de mars, au moment où les bourgeons commencent à se montrer. Mais voilà plusieurs fois que je parle de greffe, de . bouture, de marcotte ; quelques-uns de mes lecteurs ne seront peut-être pas fâchés que je leur donne quelques explications à ce sujet. Les plantes, avons- nous dit, ne se soumettent pas volontiers aux modifi- cations que l’homme leur impose dans son intérêt ; elles tendent toujours à reprendre leurs caractères primitifs et plusieurs semis consécutifs suffisent sou- vent pour ramener nos arbres fruitiers, nos plantes d'ornement à l’état de sauvageon. Comment faire alors pour les propager sans crainte de les voir dégé- nérer ? En recourant au bouturage ou à la greffe. Je vous ai dit qu'un bourgeon, et par suite un ra- meau, développement de ce bourgeon, avait sa vitalité propre et n’était qu’un des membres de la commu- nauté végétale que représente la plante, comme chaque polype du corail. Or, si l’on détache ce rameau de sa branche et qu’onle transplante en terre dans des conditions favorables, de la partie enterrée naîtront des racines au moyen desquelles il puisera les sucs ut d Mur née nt à à dréumontlal le 4 ds nu. 56 D 0, a pit. do, ax 3 À 4 à 3% à L'ÉTÉ. 129 nutritifs nécessaires à son développement; c’est là ce qu'on appelle une bouture. En voyant beaucoup de plantes se reproduire ainsi de boutures plantées en terre, on se demanda s’il ne serait pas possible de transporter le rameau de sa branche sur une autre branche, de son arbre sur un autre, et d'opérer ce changement de nourrice sans nuire au nourrisson. Après de longs tâtonnements, on obtint des résultats satisfaisants et l’art de greffer fut inventé. L'arbre qui doit servir de nourrice prend le nom de swyet et le rameau qu'on y implante celui de greffe. La greffe consiste donc à appliquer un rameau, contenant plu- sieurs yeux, d’un végétal sur un autre, de manière que leur sève puisse se mettre promptement en com- munication, et que celle du sujet passe facilement dans le rameau greffé pour le nourrir. Mais, pour que la creffe réussisse, il faut que le sujet soit de la même espèce que la greffe, ou du moins qu’ils appartiennent à des espèces très voisines ; ainsi on perdrait son temps à vouloir greffer un rosier sur un lilas, ou un cerisier sur un pommiér ; mais on greffe avec succès tous les rosiers sur l’églantier, le pêcher sur l’abri- cotier, le cerisier sur le prunier et réciproquement, . parce qu’il y a entre ces végétaux une étroite parenté. Mais alors, direz-vous, à quoi sert la greffe, et à quoi bon greffer un rosier sur un églantier, un ceri- sier sur un prunier? Le voici : le rameau du végétal perfectionné, greffé sur un sauvageon, conserve toutes ses qualités acquises et ne lui emprunte que la ] { 130 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. nourriture et la vigueur; il ne peut donc qu'y ga- gner, tandis que, par le semis, il perd presque tou- jours ces qualités. Tenez, voici un églantier bien venant que je vais greffer. Je veux l’obliger, lui qui ne m'a donné, jus- qu'à présent, que de petites fleurs simples et d’un rose pâle, à produire des roses admirables comme celles du ro- sier à cent feuilles. Pour cela faire, je coupe toutes les branches de l’églan- ‘ tier, ne laissant sur la tige qu’un court rameau,dansl’écorce duquel je fais une in- cision en forme de T; La creffe en écusson. puis -j'enlève, sur le rosier à cent feuilles que je veux reproduire, un bourgeon bien formé, avec une petite plaque d’écorce et d’aubier, que j'in- troduis entre les lèvres soulevées de l’incision du sujet. Je rabats avec soin de chaque côté les lèvres de l’incision, afin qu'elles ne laissent de passage qu’à l’œil; puis, avec des chiffons ou de la filasse, je fais une ligature qui maintient le tout. Bientôt le bour- geon soude son écorce et son aubier à l’écorce et à l’aubier de la tige, et la greffe, alimentée par le sujet, L'ÉTÉ. 134 se développe en ramifications. Ce genre de greffe est dit en écusson, et c’est le plus généralement employé pour les rosiers. J'ai donc amputé la tête et les bras d’un rosier sau- vage, d'un églantier, et lui ai imposé un bourgeon de rosier cultivé pour l’obliger à le nourrir. Si j'ai usé de cette rigueur, c'était pour son bien et pour l’em- bellir. Eh bien, l'ingrat a des velléités de révolte, il s’insurge, et le voilà qui, traitreusement, pousse un bourgeon sur sa tige, au-dessous de la greffe. Ce bourgeon, qui est à lui, deviendrait une branche qui, pour produire ses petites roses simples, attirerait à elle toute la sève et ne tarderait pas à affamer le nourrisson étranger, le beau rosier à cent feuilles. Mais je me suis aperçu à temps de cette tentative révolutionnaire et, d’un coup de mon sécateur, j'ai supprimé l’obscur prétendant. Croyez-vous que mon sauvage d’églantier se le tienne pour dit et renonce à la lutte? Nullement. Au bout de quelques jours ma belle greffe s’alanguit ; ses feuilles jaunissent, ses boutons se fanent, et cepen- dant je ne vois aucun rameau nouveau sur la tige. Mais, en poussant plus loin mes investigations, je découvre à un mètre du rosier une jolie petite pousse qui sort de terre et étale déjà ses feuilles finement dentelées. Plus de doute; le sournois a tout douce- ment glissé sous terre un drageon qui deviendra un églantier — pourvu que je lui prête vie — et il lui envoie toute sa sève au détriment de la belle greffe 139 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. qui se meurt d'inanition. Un coup de bêche rétablit l’ordre; mais il faudra ouvrir l'œil. Quand je vous disais que c’est une lutte perpétuelle entre l’homme et la nature ! Les ennemis du rosier. — Les pucerons; la bête du bon Dieu. Le poème du papillon et de la rose. Si les roses ont de nombreux admirateurs, elles ont aussi beaucoup d’ennemis. Tenez, voyez ce beau rosier, ses jeunes pousses sont couvertes de puce- rons; il y en a des milliers. Ce sont de très petits insectes dont le corps, mou, ovale, d’un vert clair, est porté sur six longues pattes grêles; leur tête est ornée de deux antennes flexibles et terminée par un long bec pointu qu’ils plongent dans le tissu du rosier pour en sucer la sève. A l'extrémité de leur corps sont deux petites cornes creuses ou tubes qui laissent écouler en gouttelettes un liquide sucré. Ils sont là tous immobiles, serrés les uns contre les autres, occupés à sucer le rosier sans relâche, et semblent n’avoir pas d'autre but au monde que de se gorger de ses sucs. Je ne crois pas qu'il existe au monde un être moins remuant que le puceron, et l’on peut con- sidérer comme fou ou agité de quelque vive passion tout individu de cette espèce qui se hasarde à faire le tour de la branche. Cependant, vers la fin de la sai- son, il pousse des ailes à certains d’entre eux, qui en de. dt ES nn 2 +, 2 L'ÉTÉ. 133 profitent pour aller créer sur d’autres plantes de nou- velles colonies. Si vous observez pendant quelques minutes les plus gros pucerons, vous verrez sortir de leur corps, et à la file, une douzaine de petits pucerons en tout semblables à leurmère, à la taille près. Celle-ci ne se préoccupe pas autrement de ses en- fants, qui, d’ailleurs, n’ont pas besoin d'elle, et ne s’en inquiètent pas davantage. Ils pas- sent sur le dos des au- tres pucerons et vont se,mettre au dernier rang pour enfoñcer leur petit bec dans l’épiderme du rosier, et, à partir de ce mo- ment, ils ne bougent Pucerons à divers états, très grossis. plus. Au bout de dix jours, ces petits pucerons devenus grands — les insectes vieillissent vite — donnent le jour à des petits qui se rangent derrière les autres, deviennent mères à leur tour au bout de dix jours, et ainsi de suite. Si l'on réfléchit que chaque puceron produit une douzaine de petits tous les dix jours, et que cha- cun de ceux-ci en produit à son tour trois douzanes 134 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. en un mois, on ne sera pas surpris que ces petits êtres couvrent par milliers nos végétaux, et l’on s’étonnera plutôt qu'ils ne fassent pas disparaître toute trace de végétation. En effet, on peut s’assurer par le calcul qu’un seul puceron de la première géné- ration se trouverait, à la cinquième, auteur de 5 milliards 904 millions 900 mille pucerons. Or, il y a douze générations et plus dans une année, et le produit en serait représenté par un nombre de trente chiffres. Fort heureusement à côté du mal est le remède, et cette reproduction exagérée des pucerons est ra- menée dans de justes limites par les nombreux enne- mis qui en font leur proie. Ce sont d’abord les oiseaux, et surtout les mésanges, qui, en un clin d'œil, ont nettoyé une branche; puis divers insectes, qui s’en nourrissent exclusivement. Tenez, voyez-vous sur cette feuille ce joli petit insecte, dont le corps, de forme hémisphérique, paraît recouvert, comme celui de la tortue, d’une carapace luisante? celle-ci est rouge, parsemée de points noirs. Les enfants l’ap- pellent bête du bon Dieu, et les naturalistes, coccinelle. Mais avant de revêtir sa jolie forme et sa brillante livrée, la bête du bon Dieu n'était qu'un ver large et plat, d'un gris sale piqueté de jaune, muni de six pattes et d'un robuste appétit. Ce vilain ver, qui est la larve de la coccinelle, s'établit au milieu du trou- peau de pucerons, comme le loup dans la bergerie, saisit ies stupides bestioles une à une, sans que L'ÉTÉ. 135 celles-ei offrent la moindre résistance, les suce comme nous faisons d’une orange et rejette la peau vide et sèche. Voici un autre ver à six pattes ; sa forme est plus allongée, sa couleur brune rayée de jaune. Celui-là aussi est un mangeur de pucerons, et des plus vo- races ; aussi Réaumur, dans son admirable ouvrage sur les insectes, lui donne-t-il le nom de Zon des pu- cerons, 1 en fait une affreuse boucherie et aucun d'eux ne fait unpmouvement pour éviter le sort qui l’attend.. Cette larve vorace mange ainsi pendant une quinzaine de jours, puis elle se retire dans le pli d'une feuille, s’y file une petite coque de soie blanche, d’où elle sort au bout de vingt jours sous la forme d’une jolie mouche verte, avec des ailes de gaz et des yeux d'or, et assez ressemblante à l’éphémère. Les naturalistes lui ont donné le nom d’heémérobe, mot gree qui a la même signification que celui d’éphé- mère, c'est-à-dire qui ne vit qu'un jour. Cependant, l’hémérobe vit plus longtemps que cette dernière et son existence se prolonge jusqu’à quatre ou cinq jours, qu’elle emploie à pondre ses œufs. Ces œufs sont fortsinguliers et vous pourriez bien les avoir vus sans savoir ce que c'était. Ils sont blancs, gros comme de petites têtes d’épingles, et supportés à l’ex-: trémité par de petites tiges longues de 2 à 3 centi- mètres et de la grosseur d’un cheveu, implantées en bouquet sur une feuille. On les a pris longtemps pour des champignons. 136 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Partout où il y a des pucerons, il y a beaucoup de fourmis ; mais celles-ci ne leur font pas de mal et ne viennent là que pour satisfaire leur gourmandise ; très friandes de substances sucrées, elles sucent les petites cornes abdominales des pucerons. On connaît aujourd’hui près de quatre cents espèces de pucerons qui, pour le plus grand nombre, vivent sur des végé- taux différents. Tous nos arbustes fruitiers, la plu- part des plantes potagères et beaucoup de plantes d'ornement ont leur puceron particulier. Le trop cé- lèbre phylloxera qui, de nos jours, ravage les vigno- bles, est un proche parent des pucerons. Tous, d’ail- leurs, sont très nuisibles aux plantes sur lesquelles ils vivent, et l’on doit, par conséquent, protéger et non détruire les larves des coccinelles et des hémé- robes qui travaillent à nous en délivrer. Cependant, si vous trouvez que ceux-là ne vont pas assez vite, rien ne vous empêche de les aider, en les écrasant, ou, si ce moyen vous répugne, aspergez les branches attaquées avec une décoction de tabac, de feuilles de noyer, ou avec de la benzine. Quant à la fumée de tabac employée par beau- coup de jardiniers, l’usage en est excellent dans les serres où sous châssis, mais complètement inefficace en plein air. Vous vous déclarez donc bravement poru l’écrasement, et vous emportez sur une feuille les derniers occupants, comme Hercule emporta dans sa peau de lion les Mirmidons vaincus, et voilà vos rosiers débarrassés de pucerons jusqu’à ce que quelque L'ÉTÉ. 137 femelle ailée y vienne déposer de nouvelles familles, mais bien d’autres encore attaquent le pauvre ar- buste. Que de jolies choses on a dites sur les amours du papillon et de la rose ! Les papillons ne font par eux-mêmes aucun mal aux plantes ; ils voltigent autour des fleurs, dont ils sucent la liqueur miellée à l’aide de leur trompe. Ils sont aussi innocents que beaux. Malheureusement, ils pondent des œufs d’où sortent des chenilles, et celles- ci, aussi nuisibles que laides, sont. les ennemies acharnées du pauvre jardinier. C’est de la chenille que naît le papillon, l’un procède de l’autre. Le papil- lon qui se pose sur une rose, n’y vient le plus souvent que pour y pondre ses œufs, d’où sortiront des che- nilles qui mangeront le rosier. Tenez, en voici un, justement, dont les feuilles sont disséquées à ce point qu'il ne reste que les nervures; ce sont de véritables squelettes. Qui a fait cela? Cher- chons et nous trouverons. Voilà le coupable blotti sous une feuille; c'est une chenille d’une tournure assez originale : le fond de sa robe est d’un bleuâtre pâle, relevé sur les côtés par une rangée de tubercules rouges hérissés de petites aigrettes de poils; la tête est ornée, sur les côtés, d’une longue aigrette de poils dirigée en avant, comme des cornes, et sur l’extré- mité du corps s'élève une aigrette semblable; de petites brosses de poils jaunes se dressent sur le mi- lieu du corps. Cette chenille chevelue et biscornue se 138 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. file une coque blanchâtre entremêlée de poils, d’où sort un papillon à ailes d'un brun roux, rayées de brun foncé et portant au bas une petite tache blanche Rose à cent feuilles; bombyx antique et sa chenille. | | | | | en forme de lune. C’est le bombyx antique. Ce que ce papillon offre de singulier, c’est que la femelle est privée d’ailes, de sorte que, lorsqu'elle grimpe sur la tige des rosiers ou des arbres fruitiers pour y déposer ses œufs, on la prendrait plutôt pour une grosse NE ht dei ontt. 1 dt dés en. si L'ÉTÉ. 139 araignée. Mais en cherchant ma disséqueuse de feuilles, j'en vois qui sont roulées et retenues par des fils de soie ; j'en ouvre une, et tout aussitôt en sort une petite chenille verte à tête noire, qui se laisse tomber et reste suspendue à moitié chemin au bout d’un fil, comme un acrobate; mais ce fil est si fin qu’à peine si je puis le distinguer. Non seulement cette petite chenille verte ronge les feuilles tendres, mais aussi les boutons. Elle donne naissance à un minus- cule papillon à ailes jaunes agrémentées de dessins bruns, la teigne du rosier, que l’on voit voltiger le soir autour des rosiers. Tuez, tuez sans pitié ces gourmands, si vous tenez à vos roses. Malgré tous ces ennemis, grâce à vos soins vigi- lants, vos rosiers vous prodiguent à l’envi leurs plus belles fleurs et leurs plus doux parfums ; vous triom- phez. Mais voilà qu’un beau jour, votre rosier favori, une gloire de Dijon, dépérit; ses blanches fleurs se fanent, ses vertes feuilles jaunissent. En vain vous cherchez l’ennemi, en vain vous retournez et scrutez toutes les feuilles ; il n’y a pas un puceron, pas une chenille, et cependant votre rosier dépérit; bientôt il ne sera plus, si l’on ne coupe le mal dans la racine, et non pas au figuré cette fois, mais bien en réalité, car c’est là qu'est le mal. Bêchez avec précaution au pied de l’arbuste, et déracinez-le tout doucement. Hor- reur! quatre ou cinq gros vers blancs sont attachés par leurs mâchoires aux racines du malheureux ro- sier ; ils sont gros comme le doigt, courbés en crois- 140 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. sant et marqués de plis transversaux qui figurent des anneaux. Ces gros vers dodus ne sont autres que la larve du hanneton, des mans, comme les appellent les jardiniers. Ces vers passent environ quatre ans en- fouis dans le sol avant de se transformer en hanne- tons, et pendant ce temps ils commettent d’effrayants ravages; car, pour satisfaire leur robuste appétit, ils s’attaquent à toutes les racines qu’ils rencontrent ; mais ils ont une préférence marquée pour celles des rosiers, des laitues et des fraisiers. L'insecte parfait n’est pas moins nuisible que sa larve; il dépouille les arbres de leurs feuilles. Heureusement il ne vit qu'une douzaine de jours. Le potager; le chou, les haricots, les fèves, les laitues. Mais après l’agréable, l’utile ; le parterre ne doit pas nous faire oublier le potager. Si le premier est plus brillant, le dernier est plus solide. Le potager ne borne pas son mérite aux fleurs du printemps ni aux fruits de l'automne, il donne ses présents d’un bout de l’année à l’autre. Tout ce que la terre produit de végétaux utiles dans ses différentes parties, soit pour l'alimentation, soit pour la santé de l’homme, le pota- ser le rassemble sous sa main; c'est son grand ma- gasin de nourriture et de remèdes ; il y recueille cha- que jour ce que la saison lui produit. Les vignes et les champs ne produisent qu'une fois l’an ; le potager nous donne récoite sur récolte, et continue ses libéra- Re St nd nn es ee dE de co da à initie OU RDS odon Se L'ÉTÉ. 11 lités jusqu’en hiver. Et puis, beaucoup de ces plantes potagères ne sont pas dépourvues de beauté. Voyez ce chou, si justement apprécié par Caton, et que l’on cultive de temps immémorial chez presque tous les peuples, n'est-ce point là une belle plante? Voyez comme sa feuille est large et bien nourrie ; son énorme côte blanche en soutient toute la charpente ; son limbe est arrondi, frisé, concave ; son tissu glabre et flexible forme de profondes cavités où s'accumulent les gouttes de rosée ou de pluie, réservoirs où se dé- saltère Pinsecte, pendant que les bords de la feuille lui offrent la nourriture ; genre d'utilité fort peu ap- précié des jardiniers, il est vrai. Quel merveilleux arrangement de toutes ces feuilles repliées et serrées les unes contre les autres, mais de manière à n'en blesser aucune partie, qui lui donnent une belle forme ronde autour de laquelle se renversent élégamment les feuilles extérieures, et quelle jolie couleur tendre d’un vert bleuâtre dans le cabus ou d’un pourpre foncé nuancé de vert sombre dans le chou rouge. Et lorsque, montant en graine, il perce de sa tige vigoureuse le centre de sa sphère foliacée et se dresse hardiment en étalant un grand nombre de branches, accompagnées de feuilles alternatives, progressive- ment plus étroites et plus petites, le chou même semble ne servir que de piédestal. Les rameaux portent des grappes de fleurs d’un jaune pâle à corolle cruciforme, c'est-à-dire à quatre pétales en croix, et le pistil, qui 142 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. s'élève au milieu des étamines comme un petit cylin- dre, deviendra une longue silique dans laquelle un ordre imperturbable rangera les graines. Le chou présente aujourd’hui un si grand nombre de variétés, que l'exposition en devient embarras- sante; les plus importantes sont : le chou frisé, à feuilles ondulées frisées vertes ou rouges ; le chou pommé, à feuilles concaves, étroitement appliquées les unes contre les autres et formant une tête ; le chou- rave, à partie souterraine de la tige renflée en une tête charnue; le chou-fleur, à pédoncules floraux très ramifiés, charnus, et chargés de fleurs stériles ; le chou vert, à feuilles non imbriquées; le chou de Bruxelles, à tige très élevée, portant des feuilles dans toute sa hauteur et de nombreux bourgeons ou petits choux à l’aisselle de ces feuilles. Malgré ce qu’en pourront dire quelques estomacs délicats, le chou est un excellent légume, très sain et très nourrissant. Il tenait le premier rang parmi les plantes potagères chez les Grecs et les Romains, qui lui attribuaient même des vertus particulières. Caton, dont c'était le plat favori, prétendait qu’il garan- tissait de la peste ; Cicéron en régalait souvent ses amis. On sait le rôle important que remplit le chou dans l'alimentation de nos campagnes, et personne ne niera qu'il représente un accompagnement exquis, lorsqu'il entoure une perdrix escortée de petit salé et de saucisses, le tout bien mijoté. 1 | | | | L | ue > li os. : ts D. ct. M UUe A L'ÉTÉ. 143 Je suis même de l'avis des gais chansonniers du Caveau : Quant à moi pour mon ordinaire, A ces potages, entre nous, Celui de tous que je préfère, C’est la classique soupe aux choux. Voici des haricots dont les tiges flexibles s’enrou- lent autour des rames ou tuteurs plantés pour les re- cevoir. Les haricots montent, non pas à l’aide de vrilles, comme les pois et la vigne, mais en entourant leur support en spirale à la manière des liserons. Celui-ci, dont les fleurs papilionacées sont d’un beau rouge, comme la fleur du grenadier, et durent tout l'été, est le haricot à bouquets ou haricot d'Espagne, ainsi nommé, non qu'il soit originaire de ce pays, car il vient de l'Inde, mais parce qu'il a été introduit en Europe par le voie de la péninsule ibérique. Il donne de grandes gousses d’un vert foncé contenant des semences violettes jaspées de noir. Cette. espèce x est très bonne à manger et s’accommode de toutes les préparations culinaires ; elle est en outre très dé- corative et peut couvrir des tonnelles et de longs treil- lages, car elle monte à 5 et 6 mètres. A côté, le haricot commun, à fleurs blanches, donne naissance à une tige rameuse haute de 2 mètres. Ses fleurs blanches sont disposées en petites grappes, et donnent une gousse lisse qui contient des graines blanches, ou rouges dans quelques variétés. Le haricot pousse dans tous les terrains ; on le sème 144 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. en avril et on récolte en juillet, août et septembre. Lorsque ses tiges dépassent 1°,30, les jardiniers les pincent, c’est-à-dire rompent les brins qui dépassent, pour que la sève se porte sur le fruit. Il faut cueillir chaque cosse dès qu’elle est mûre ; et, quand on veut manger les haricots frais, il vaut mieux les cueillir jeunes, car le grain en mürissant épuise la plante. Les haricots sont un aliment vulgaire, dit-on, in- digne de paraître sur la table d’un raffiné; je connais pourtant des gastronomes qui ne dédaignent pas un gigot garni de haricots, et il est certain que des hari- cots verts fraichement cueillis, cuits dans le jus de viande où même saupoudrés de fromage, sont très estimables. Voici une planche de fèves. N'est-ce pas une jolie plante avec ses feuilles ailées d’un vert glauque et ses : grandes fleurs blanches tachées de noir et répandant une odeur agréable ? Sa graine n’est pas non plus à dédaigner dans sa primeur, ni même plus tard. Les Romains, qui passaient pour gourmands, en faisaient grand cas. « Quand verrai-je apporter sur ma table la fève assaisonnée d’un lard savoureux ! » s’écrie Horace dans un accès de lyrisme gastronomique, et Martial parle avec éloge de la fève servie dans sa cosse. L'usage des fèves comme aliment remonte à la plus haute antiquité. Isidore, dans son livre Des Origines, prétend même que c'est le plus ancien légume dont l’homme ait fait usage. Les Hébreux s’en gorgeaient en Égypte, tandis que les Égyptiens les rejetaient L'ÉTÉ. 145 comme immondes. Les Grecs en mélangeaient la fa- rine au froment pour faire du pain, et les gladiateurs d'Asie en mangeaient habituellement, au dire de Ga- _ lien, pour entretenir la souplesse et la vigueur de leur corps. Les idées les plus étranges régnèrent d’ailleurs dans l'antiquité au sujet de la fève qui, d'après le dogme de la métempsycose, recélait les âmes des morts. Aussi Pythagore en interdisait-il l'usage à ses disciples : « Manger des fèves, disait-il, c’est comme si l'on frap- pait mortellement ses parents. » C’est ce qui faisait dire à Horace : « la fève, parente de Pythagore ». On croyait voir dans les taches noires de la corolle des caractères funèbres, aussi les offrait-on aux mânes des morts dans les cérémonies expiatoires. Les fèves ont eu pourtant leurs détracteurs : Théo- phraste prétend qu’elles occasionnent le cauchemar et de nos jours le docteur Roques les a accusées de pro- voquer des accidents nerveux chez les femmes déli- cates. Quoi qu'il en soit, il est certain que les fèves dérobées, c’est-à-dire privées de leur enveloppe, cuites à point avec du lard, constituent un plat aussi savou- reux que substantiel. On sème les fèves en février ou mars, dans une terre fraiche, à l'abri du grand soleil. On les plante en touffes ou en rayons espacés d’un pied, en mettant trois ou quatre graines dans le même trou. Aussitôt qu'elles sont levées, on rapproche la terre des jeunes tiges, puis, lorsque celles-ci sont plus fortes, on les 10 “ g à ; -! SE nr: Fr 5 De. #r n SEE | F £: 146 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. rechausse pour leur donner de la vigueur. Ordinaire- ment, après la fleur, on pince le bout des tiges pour que la sève se porte sur le fruit. Dans quelques con- trées, on les sème pour engrais vers la fin de l'au- tomne, et, lorsqu'elles sont en fleur, on les enterre avec la charrue. Les fleurs des fèves sont très recherchées des abeilles et donnent un excellent miel ; il y a done intérêt à les semer aux environs des ruches. Préférez-vous les laitues”? tenez, en voici de diverses sortes : ici est la laitue pommée à feuilles nombreuses, concaves, pressées les unes contre les autres en tête arrondie ; là, c'est la laitue frisée à feuilles découpées, crépues sur les bords; un peu plus loin, c’est la laitue romaine à feuilles allongées, plus étroites à leur base. Cette dernière est ainsi nommée parce qu'elle était très en vogue chez les Romains, qui en faisaient un de leurs mets favoris. A l’état de nature, les laitues ont une saveur amère insupportable, et leurs feuilles étroites sont dures et filandreuses. Pour en obtenir les plantes potagères que l’on connaît, la culture provoque chez elles un développement rapide qui élargit notablement leurs feuilles et ne permet pas l'élaboration du suc amer. Les jardiniers les soumettent en même temps à une sorte d'étiolement en les liant ensemble, pratique qui achève de les adoucir et de les attendrir. Les laitues sont un légume exquis et dont l'usage alimentaire remonte à la plus haute antiquité. Les L ÉTÉ. 147 Hébreux en faisaient u« des principaux éléments de leur festin pascal, et les Romains terminaient leurs repas en mangeant les feuilles les plus délicates du cœur ; aussi Horace l’appelle-tl : grata nobilium re- quies ciborum, agréable calmant des repas copieux. Castel, dans son poème des Plantes, parle avec ten- dresse de la laitue : Et la jeune laitue au soleil de l'hiver, Bravant le long d’un mur l’inclémence de l'air, Ira dès le printemps de sa feuille agréable, Vous payer le tribut et parer votre table. Les laitues possèdent des propriétés bienfaisantes qui étaient connues des anciens. Galien rapporte que, dans sa vieillesse, il ne trouva pas de meilleur remède contre les insomnies auxquelles il était sujet, que de manger des laitues le soir, soit crues, soit bouillies. Pythagore leur attribuait la propriété de calmer les ardeurs du sang, et l’empereur Auguste, qui souffrait constamment d’une soif ardente, ne l’apaisait, au dire de Pline, qu’en suçant des tiges de laitue. La laitue sauvage ou laitue vireuse croît dans les lieux arides, parmi les décombres. Elle contient un suc laiteux — d’où son nom latin, lactuca — qui, en épaississant à l'air, devient un véritable opium. Ce suc laiteux existe dans la tige et dans les feuilles de la plante ; il est renfermé dans des vaisseaux particu- liers, et on le recueille lorsque le pied commence à monter en graine ; auparavant il n’a pas acquis toutes ses qualités, On l'extrait, comme l’opium du pavot, 148 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. ; 2 par des incisions faites à la tige ; ce suc, d'abord lai- teux, se concrète, brunit et devient sec et cassant; on lui donne alors le nom de fhridace où de lactuca- rium, suivant son mode de préparation, et la médecine l’'emploie comme calmant et narcotique léger, Toutes les laitues contiennent plus ou moins ce suc ; mais l'espèce sauvage, la laitue vireuse, est celle qui en contient le plus. Les laitues blondes ou laitues à couper-se sèment sur couches en janvier, février ou mars, sous châssis ou sous cloches ; puis sur terre en avril et plus tard. On peut d’ailleurs en avoir toute l’année au moyen de semis successifs. La fenaison. — Prairies naturelles et prairies artificielles. Au mois de juin, dans nos campagnes, la verdure fraiche et jeune des avoines et des orges remplace la verdure printanière des prairies. Sur l'herbe mûrie et brunie se détachent les fleurs rouges de la jacée, de grandes ombelles blanches, quelques jacobées jaunes, et des scabieuses violettes. Mais déjà d’autres fleurs ont perdu leur éclat. Des gousses naissantes, des co- rolles flétries annoncent l’accomplissement de leur destinée. Mais si les prairies printanières ont pâli dans les vallées, les champs sont maintenant émaillés. Entre les seigles presque mûrs, les nuances vives des co- quelicots, des bluets, des sauges, du mélilot, attirent L'ÉTÉ. 149 les regards. Une multitude de grandes marguerites blanches se balancent comme autant d'étoiles - au- dessus des moissons. Et quelle profusion de fleurs dans les bois, dans les jardins, au bord des routes ! Les chèvrefeuilles se suspendent en guirlandes aux rameaux des chätaigniers et des chènes, et les lise- rons violets, blancs et roses, bordent chaque sentier et envoient au passant leur légère odeur d'amande. Juin est le mois de la fenaison, c’est-à-dire du fau- chage et de l'enlèvement du foin dans les prairies. C’est la première récolte, et en même temps la plus facile et la plus pittoresque. La température est mo- dérée, le paysage gracieux, l’air embaumé par les senteurs balsamiques du foin. Les trèfles incarnats, les sainfoins roses, les luzernes aux fleurettes viola- cées vont devenir fourrages. Le faucheur s'avance à pas lents, entonnant parfois une chanson villageoise au rythme monotone, et l'herbe tombe en cadence sous la faux. . Les foins, fauchés. après la rosée, couchés sur le sol par vertes ondes, retournés à plusieurs reprises tous les jours, réunis tous les soirs en täs pour offrir moins de surface à l'humidité; puis, chaque matin, étalés au râteau, sont enfin à peu.près fanés. On les réunit en meules, dans le pré, où ils resteront quelques jours avant d’être rentrés dans le fenil. C’est plaisir de voir le faucheur, fièrement campé sur sa monta- gne mouvante, lancer les meulons sur la charrette. On le voit développer tour à tour la force de ses mus- 150 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. cles, la souplesse de ses reins, la justesse de son coup d'œil. Il enfonce profondément sa fourche dans les foins entassés, la charge d’une forte bottelée qu'il en- lève avec aisance, et se détournant à demi, lance l'énorme faix juste dans le creux qu’elle doit com- bler. Cette opération demande autant d'adresse que de force. Sous le climat de Paris. la fenaison ou récolte des foins a lieu habituellement vers le milieu de juin; un peu plus tôt, un peu plus tard, suivant la température de l’année. Le moment favorable pour faucher une prairie est celui où les plantes qui abondent le plus et qui produisent le meilleur fourrage sont en pleine floraison. Quelques jours de retard peuvent amener une différence considérable dans la qualité du four- rage; car toute plante dont la graine est arrivée à maturité ne produit qu'un foin dur, peu savoureux et peu nourrissant pour le bétail. Le fanage est une opé- ration fort importante, et qui demande pour être bien faite un certain nombre de bras; ce sont généralement les femmes qui fanent et qui de la fourche et du rà- teau étalent le foin sur le sol, ou le mettent en tas. La pluie vient vite en juin; or, il est fort important que le foin soit sec quand on le serre ; mais il ne faut pas non plus qu’il le soit trop. Quelques heures d’ex- position au soleil, lorsque le foin est suffisamment sec, lui ‘tent une grande partie de son parfum et de ses bonnes qualités. Les prairies naturelles sont celles où poussent spon- L'ÉTÉ. 151 tanément de nombreuses plantes herbacées qui s’en- semencent d’elles-mêmes, et que l’on conserve géné- ralement dans l’état où la nature les a mises. Autrefois il n’y en avait point d’autres, et elles suffisaient pour nourrir le peu de bétail qu'il y avait; mais aujour- d’hui que l’agriculture est mieux comprise, on a re- connu l'avantage d'élever un grand nombre d’ani- maux, qui fournissent à la terre les engrais dont elle ne peut se passer et à l’homme la viande qui le nour- rit. Et les prairies naturelles ne suffisant plus, on en a créé d’artificielles en semant des plantes particuliè- rement propres à la nourriture des besliaux, comme la vesce, le sainfoin, l’esparcette, les trèfles, la lu- zerne, etc. Ces plantes n’épuisent pas le sol comme les racines; vivant principalement par l’action de leurs parties vertes sur l’atmosphère, elles lui laissent au contraire un repos relatif et lui rendent, lorsqu'on les supprime, un grand nombre de débris qui l'engrais- sent. C’est ce qui fait comprendre le conseil de ce vieux paysan disant à son fils : « Si tu veux avoir de bon et beau blé, sème de la luzerne! » La nuit. -- Le sommeil des plantes. — L'Horloge de Flore. La vie nocturne. Mais qu'il fait bon le soir, assis dans son jardin, de jouir de la fraîcheur du crépuscule après une journée brûlante. Une brise légère caresse doucement le vi- sage et apporte l’arome des foins coupés. Au loin le 152 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. soleil couchant, lançant ses derniers rayons, allume des topazes, des rubis, des pierreries sans nom dans les vitres obscures des chaumières éparses sur la col- line. Voici la nuit qui va descendre et nous offrir d'autres tableaux. L’un des plus mouvementés et des plus amusants est celui du retour des animaux à la ferme. Là c'est un jeune cheval qui s'échappe et galope fol- lement; plus loin les moutons, pris d’une peur subite, font volte-face au moment de rentrer à l’étable et se dispersent, malgré les efforts des chiens lancés à leur poursuite. Les jeunes veaux restés à l’étable mugis- sent en appelant leurs mères qui répondent par de longs beuglements et se hâtent de leur porter leurs mamelles gonflées de lait, tandis que dans la bergerie les agneaux trop jeunes pour être conduits aux champs attendent le retour des brebis en poussant des bêlements plaintifs. : | Du côté du couchant, le ciel paraît en feu; des nuages légers à demi transparents adoucissent les teintes ardentes du soleil prêt à disparaître, et dans cette atmosphère chaude et dorée, la forêt se détache en masse sombre et noire. Des nuées d’abeilles finis- sant leur tournée, passent en bourdonnant et les oi- seaux font entendre leurs dernières chansons en se réunissant dans les haies pour la nuit. À mesure que le jour baisse, quelque chose de vague et de mysté- lieux s'étend sur la campagne. Par degrés insensi- bles, les fleurs les plus brillantes s’inclinent et se fer- L'ÉTÉ. 153 ment, tandis que d’autres plus ternes s'ouvrent pour les remplacer ; déjà le liseron et le pavot replient leur corolle, tandis que la belle-de-nuit et le lychnis déve- loppent les leurs. Le blanc lychnis, des nuits ce magique encensoir, Qui n’a de parfum que le soir. Aux papillons richement costumés succèdent les sombres phalènes; tous les insectes diurnes gagnent leurs retraites, tandis que sortent des leurs les ou- vriers de la nuit et des ténèbres, les mineurs, les vi- dangeurs, les nécrophores, insectes aux formes tra- pues, au vol lourd et bourdonnant, commis aux travaux d'assainissement, aux soins hygiéniques, et qui ne travaillent que la nuit. L'ombre s’épaissit, les formes s’effacent ainsi que les couleurs, le bruit cesse, tout invite au repos. La puissance végétative s’assoupit elle-même ; sous- traite à son principe excitateur, la lumière, elle ralentit et suspend son action. Presque toutes les plantes s’en- dorment, chacune dans une position qui lui est propre et pour ainsi dire avec des précautions particulières : depuis le lotus qui entoure sa fleur de trois bractées comme d'un triple rideau, jusqu'à la sensitive qui contracte toutes ses feuilles pour mieux s’abriter du vent. Celui dont l'esprit est tourné vers l'étude et l’obser- vatioh de la nature peut seul apprécier tout le bonheur que la moindre découverte apporte avec elle. L'illustre 154 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. x Linné, qui consacra sa vie à cette étude, raconte ses impressions lorsqu'il découvrit le curieux phénomène du sommeil des plantes. Il avait reçu d’un botaniste de ses amis, qui habitait le midi de la France, des graines du lotier pied d'or- seau. Il les soigna dans son jardin d'Upsal, et fut heureux d'y voir un beau matin deux fleurs ; mais il remit à la fin de la journée pour les étudier. Le soir venu, il ne les vit plus et, pensant qu'on les lui avait enlevées, il recommanda de ne les pas tou- cher. Cependant, dès le matin du jour suivant il revit deux fleurs qu'il crut nouvelles ; mais le soir arrivé, les deux fleurs ont disparu. Fort étonné, Linné soup- çonne alors quelque chose d’extraordinaire; il cherche et trouve que les deux stipules ou folioles qui terminent le rameau fleuri se rapprochent en se redressant, et couvrent en entier les fleurs et leur support de manière à les cacher à la vue. La plante a pris ses dispositions pour dormir. Mais elle ne doit pas être seule à jouir de cette particularité organique. Aussi, la même nuit, Linné se promène une lanterne à la main dans le jardin de botanique, dans les serres, et a la satisfac- tion de voir le port d’un grand nombre d'espèces to- talement changé. On pense bien qu'il ne se borna pas à une seule vi- site nocturne, il les multiplia pour constater les di- verses dispositions des feuilles suivant les espèces de végétaux, et toutes présentent au philosophe qui les contemple l’image du doux repos et d’un véritable J "1 : . L'ÉTÉ. 153 D'ARTS j sommeil, Un spectacle si nouveau ravit le savant et 1 sensible naturaliste, son cœur est vivement ému, des larmes coulent de ses yeux. La nature vient de lui re révéler un de ses secrets. È Non seulement les fleurs ont leur saison, mais beaucoup d’entre elles ont leurs heures ; heures aux- quelles elles s'ouvrent et se ferment alternativement È - pendant toute la durée de leur existence. Linné, ayant remarqué que non seulement la plu- $ part des plantes jouissaient d'un sommeil réparateur, comme les animaux, mais qu’un certain nombre d’en- tre elles avaient même un sommeil si régulier qu’elles s’endormaient et se réveillaient, c'est-à-dire ouvraient et fermaient leurs fleurs, toujours à la même heure, et sans égard pour la saison, eut l'ingénieuse idée de réunir dans un même parterre une série de plantes dormantes, dont chacune se réveillait à une heure dif- férente,et il réussit ainsi à établir une orloge de Flore, dont la marche est assez régulière. Ainsi, dès trois heures du matin, le sa/sifis des prés ouvre ses grandes fleurs jaunes et le Zseron tricolore épanouit sa brillante corolle. De quatre à cinq, on voit s’ouvrir celle de la crépide des toits et de la chivcorée sauvage. À cinq heures précises, c'est le /azteron com- mun et l’hémérocalle qui saluent le soleil. Vers six heures du matin, s'ouvrent le pissenht et l'épervière aux corymbes jaunes. A sept heures, s'épanouissent les blancs nénuphars êt le souci des jardins. A huit heu- res, le #nouron des champs ouvre sa petite corolle 156 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. rouge etil estimité par le souci pluvial. A neuf heures, c’est le souci des champs qui épanouit son disque. À dix heures, la ficoïde à fleurs vertes. À onze heures, les mauves et l'ornithogale à ombelle, surnommée à cause de cela dame d’onze heures. La ficoide qlaciale s'ouvre chez nous à midi juste. À une heure après midi, on voit déjà l'œr/let prohfère fermer sa corolle. A deux heures, l’épervière piloselle qui replie ses fleurs. A trois heures, le pissenlit referme ses rayons. Puis com- mence la série de l'épanouissement des fleurs noctur- nes. À quatre heures, la ryctage dichotome donne le signal du réveil à ses sœurs endormies. A cinq heures, s'ouvrent les belles-de-nuit aux longues fleurs blanches et rouges. À six heures du soir, le géranium triste ouvre ses Corolles tachées de noir. A sept heures, se réveille le cestreau nocturne. À huit heures, c’est la ficoide noctiflore qui ouvre ses fleurs. À neuf heures du soir, le Zseron linéaire ferme ses corolles, tandis que le nyctanthe du Malabar ouvre ses fleurs blanches odo- rantes. À dix heures de la nuit, s'épanouissent celles de l’isomée pourpre. À onze heures, le ss/éne nocturne s’ouvre dans l'ombre, et à minuit, le cactus à grandes fleurs replie ses pétales. On peut donc, en suivant attentivement les moments précis où telle et telle autre plante épanouit ou referme ses fleurs, connaître l'heure du jour et à peu près celles de la nuit. Longtemps avant Linné, les villa- geois devinaient les heures du jour en jetant les yeux sur une prairie, etils observaient sans le savoir l'har- FE re TR Trois heures. & Quatre heures. Cinq heures. Six heures. Sent heures. L'IIDRLOGE DE FLORE, D'APRÈS LINNÉ. Liseron tricolore et Salsifis des prés. Crépide des toits et Chi- corée sauvage. Laiteron et Hémérocalle. Pissenlit et Epervière. Nénuphar blanc et Souci, Huit heures. Neuf heures. Dix heures. Onze heures. Midi. Une heure. Deux heures. Mouron rouge. Souci des champs, Ficoïde à fleurs vertes, Ornithugale à ombelle. Ficoïde glaciale. OEillet prolifère. Epervière piloselle. Me, Ur L'ÉTÉ. 159 monieinexplheable qui existeentre le mouvementd’'une pêtite fleur et le mouvement des astres qui mesure le passage du temps. C’est ainsi que les paysans du Languedoc et de l'Auvergne attachent à la porte de leur chaumière les tiges d’une espèce de carline dont la fleur leur annonce par son sommeil l'approche d'un orage, et par son réveil Le retour du beau temps. L'une de ces dormeuses nous offre des phénomènes très intéressants et faciles à observer, car il s’agit du pissenht, cette plante si commune, si dédaignée, et pourtant si remarquable par son disque d’or et par la légèreté, l'élégance de son aigrette. Le pissenlit ap- partient à la famille des Composées, ainsi nommées parce que ce qui représente la fleur, n’est pas une fleur unique, mais une agglomération de petites fleurs ou fleurons renfermés dans un calice, comme un bou- quet dans son enveloppe. Avant la floraison, le calice, sous ses folioles pres- que imbriquées et très serrées, tient les fleurs à l'abri des variations de l’atmosphère, mais dès que le mo- ment de l'épanouissement est arrivé et que le temps est favorable, ses folioles s'ouvrent, s’écartent, et laissent aux corolles la liberté d'exposer au soleil leurs pétales rayonnants. A l’approche de la nuit, tout se ferme et le calice reprend sa première position. La fécondation s'opère, les corolles se flétrissent et tombent, mais le calice reste, il a protégé les fleurs, il protégera encore les graines jusqu’à leur parfaite maturité. Celles-ci ne sont que médiocrement atta- 160 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. chées au réceptacle, elles tomberaient à la moindre secousse si elles n'avaient point d'abri. Le calice se ferme donc de nouveau et ne s'ouvre plus; il reste dans cette position aussi bien le jour que la nuit et, quel que soit l’état de l'atmosphère, jusqu'à ce que les graines soient parfaitement mûres, alors il les quitte, il s'ouvre, et pour ne pas gèner leur dissémination, il rabat toutes ses folioles sur le pédoncule : le récep- tacle saillant en dehors se montre chargé de semences ornées d'une fine aigrette et disposées en une jolie tête globuleuse et d’une telle légèreté, qu'au moin- dre souffle ces semences voltigent au milieu des airs. C’est un jouet bien connu des enfants. Ainsi, tant que la plante est en fleur, les folioles du calice semblent céder par leur changement de situation aux impressions de lhumidité ou de la sé- cheresse, de la lumière ou de l’obscurité, mais par quelle cause ce même calice cesse-t-il d’en éprouver l'influence après la fécondation? Pourquoi reste-t-il constamment fermé sur les graines, quel que soit l’état de l'atmosphère, le jour et la nuit? Quelle force lui fait ensuite rabattre toutes ses folioles après la maturité des semences ?..... Que sais-je! La nuit n’est cependant pas pour tous les êtres le moment du repos; beaucoup fuient la lumière du jour et n’entrent en activité que la nuit. Les uns, poussés par leurs instincts carnassiers, profitent des ténèbres pour surprendre leurs victimes sans défense; tels sont le loup, le renard, la fouine, le chat; d’autres, L'ÉTÉ. 161 au contraire, dominés par la crainte, ne vont cher- cher leur nourriture que la nuit. Ainsi le lièvre, ras- suré, quitte son gîte et se promène dans les guérets, le loir sort de son trou et va marauder dans le verger ; les mulots et les rats envahissent nos de- meures et nos cultures où les poursuivent la chouette et le hibou. La chauve-souris vient prendre dans l'air les fonctions de l’hirondelle et chasse les insectes nocturnes, et sous le sol la taupe infatigable creuse ses galeries. Quelques cris rares et lointains se pro- duisent encore; le hibou sur ses ruines, la grenouille dans son marais, mais, en général, les oiseaux noc- turnes portent dans leur voix la tristesse, et dans leur livrée le deuil. Le réveil. — Le roitelet. * Bientôt à la nuif succède le jour. Dès l'aube, le coq sur son fumier chante le réveil et l’alouette dans les champs égrène son chapelet au haut des airs. Un point lumineux, semblable à une longue trainée de feu, se montre à l’orient pour illuminer la terre. Le brouillard cache encore la base des collines, une fu- mée vaporeuse s'élève au-dessus de la rivière, les plantes sont chargées d’une rosée bienfaisante qui leur donne toutes les grâces d’un coloris nouveau. Au lever du soleil, chaque goutte d’eau reçoit une parcelle de ses rayons et reflète les couleurs de l’arc- en-ciel, puis rapidement s’évapore. Les prairies, plus 11 162 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. mouillées, semblent couvertes de ces pierres étince- lantes que la terre recèle et garde dans son sein, c'est la parure d’un moment, et les plantes en se redres- sant rendent à l’atmosphère ses vapeurs attiédies. Peu à peu les vapeurs qui voilaient l’horizon se dissolvent dans un océan de lumière, de riants paysa- ges se déroulent de tous côtés et tout retentit des cla- meurs du matin; les bœufs sortent en mugissant pour gagner le pâturage, et l’on entend de toutes parts le bêlement des troupeaux que rassemblent les bergers. Partout la vie, suspendue par une nuit de courte durée, reprend son essor sous la puissante impulsion des rayons solaires. L'oiseau, rendu à son existence éthérée, chante son bonheur et sa hberté, et appelle sa compagne sous le corymbe neigeux du sorbier, ou sous les feuilles plissées du charme ou de l’ormeau. Les habitants des bois, ceux de la plaine jouissent en paix des dons que leur a faits le ciel et profitent de la trêve que leur accordent les lois sur la chasse et la pêche. Aussi que de concerts sous la feuillée, que de voix chantant l’hyménée ! Pendant que la mère, les ailes à demi étendues, couve ses œufs ou protège ses petits, le père la distrait par son chant ou va chercher la nourriture pour elle et ses enfants. Et ces concerts se feront entendre aussi longtemps que dureront les noces et la nourricerie, c'est-à-dire pendant tout le mois pour le plus grand nombre, et jusqu'à la mi-juillet pour quelques autres. Dans ce concert des bois, il semble que chaque » — + 4 | L L'ÉTÉ. 163 arbre, chaque buisson rend un son différent; le merle siffle en volant et traverse la clairière, la linotte ra- Le roitelet. mage sous l’aubépine fleurie, la fauvette lui répond du sein d’un buisson, et la grive se fait entendre dans le bosquet voisin; chacun paye son tribut à 164 LES LOISIRS -D'UN CAMPAGNARD. l'harmonie, et leurs compagnes silencieuses, tout aux soins de l'éducation des petits, écoutent sans les ré- péter leurs gais refrains. Parmi ces hôtes empiumés qui m'éveillent avec leurs chansons, il en est un qui a bâti son nid dans un petit acacia en boule qui croît dans mon jardin. C’est un tout petit oiseau à plumage brun en dessus, la gorge et le ventre blanchâtres, la queue courte et relevée. Son ramage est très agréable, sa voix est proportionnée à sa taille, c’est-à-dire qu’elle n’est pas forte; mais elle est claire et harmonieuse comme une clochette d'argent. Toujours en mouvement, toujours sautillant et voletant, il passe et repasse vingt fois à travers le feuillage avec une rapidité surprenante ; il se cramponne aux branches la tête en bas, perché. à l'envers, visitant les fissures de l’écorce, le dessous des feuilles, s’arrêtant à peine pour croquer l’insecte qu'il vient de prendre. Je l’ai vu dessinant un ovale, engluer avec sa salive de petits paquets de mousse rangés symétriquement sur une branche qui lui ser- vait de point d'appui. Après les avoir disposés en forme de bourse, plus étroite au sommet qu’au fond, il entortillait le tout de petites racines chevelues, de brins de graminées. Chaque fois qu’il avait posé un des matériaux de sa légère construction, il se per- chait fièrement sur une branche voisine, penchait la tête comme pour mieux juger de son œuvre et, satis- fait sans doute, il lançait à plein gosier une fanfare triomphale se terminant par un trille aigu. Ce petit 1 M do hè L'ÉTÉ. 165 oiseau est le roitelet ou troglodyte, que les enfants au village appellent, je ne sais pourquoi, un roi Ber- taud. Il y a en ce moment dans le nid cinq petits affa- més, auxquels le père et la mère apportent sans re- lâche la pâture; ils enflent leurs plumes naissantes et agitent leurs moignons d'ailes pour se maintenir debout. Dès que le père et la mère, fendant l'air, pa- raissent en vue, chantant et répétant leur /see, tsec, qui redouble en approchant de la couvée, alors toutes les plumes frémissent, tous les gosiers murmurent, tous les becs s'ouvrent, c’est un gazouillement uni- versel. La pêche au mois de juin. — La pisciculture; le saumon; la truite; la carpe; la brème; la perche. \ La pêche ouvre le 15 juin, et les disciples de saint Pierre se précipitent en foule sur les bords plus ou moins fleuris des cours d’eau. A cette époque, tous les poissons ont frayé, mais quelques-uns récemment, surtout si la saison a été froide ; affaiblis par le frai ou énervés par la chaleur, la plupart sont noncha- lants et ne mordent guère ; aussi le pêcheur à la ligne a beau prodiguer les amorces les plus séduisantes, il ne remplira pas son panier. Le meilleur moment pour tendre Fhameçon est le matin ou le soir, et les endroits les plus favorables sont les eaux vives, der- rière les barrages, les moulins, au-dessous des chu- 166 LES LOISIRS D’UN CAMPAGNARD. tes, partout enfin où le courant est rapide; c’est là que pendant les grandes chaleurs le poisson vient chercher un peu de fraicheur. Les vers etles insectes sont les meilleurs appâts pendant ce mois. La pêche la plus sûre en juin est celle des truites dans les ruis- seaux froids et les courants rapides. A cette époque de l’année, ce beau poisson plein de vigueur et de vi- vacité prend bien la mouche naturelle ou artificielle. Le poisson a, de tout temps, servi dans une large proportion à la nourriture de l'homme. Proie fa- cile, aliment agréable et substantiel, n’exigeant que peu d’apprêt, il offre d'immenses avantages, surtout dans des pays où, comme en France, des millions d'habitants sont privés de viande de boucherie. De nos jours encore, les produits de la pèche sont en beaucoup de lieux la principale base de l’alimen- tation; en Suède, en Norwège, en Hollande, en An- gleterre, le poisson y entre pour une large part. Il en était de même autrefois en France, où le poisson, et surtout le saumon, formait la nourriture principale du menu peuple et était commun à ce point que, dans beaucoup de provinces, les domestiques stipulaient, dans leur contrat d'engagement, qu'on ne pourrait leur faire manger du poisson rouge (saumon) plus de deux fois par semaine. Je trouve dans un acte de 1774, qu’à Strasbourg, le saumon se vendait encore 25 et 30 centimes la livre; il coûte aujourd’hui 3 et 4 francs. À cette époque, nos rivières et nos laes regorgeaient L'ÉTÉ. 167 de poisson, et les pêcheurs en prenaient d’un seul coup de filet plusieurs quintaux. Une telle pêche se- rait considérée aujourd’hui comme miraculeuse. Nos pêcheries ont de jour en jour perdu de leur impor- tance, et la diminution du poisson a continué à sui- vre une marche progressive. I y a lieu de s'étonner de la rareté et de la cherté du poisson en France, où il existe un si riche réseau de rivières et de réservoirs d’eau de toutes sortes ; surtout si l’on considère l’étonnante fécondité de ces animaux. Le saumon et la truite produisent plus de 30000 œufs, la perche, 50000; le brochet, 100 000 ; la carpe pond 300 000 œufs, la tanche, 380 000. Nous ne parlons pas des poissons de mer, dont quelques- uns les sèment par millions. ‘En présence de semblables chiffres, il semblerait que le poisson dût être une source en quelque sorte inépuisable d'alimentation et encombrer nos mar- chés ; mais 1ln’en est rien ; aujourd’hui la consomma- tion du poisson est insignifiante en France ; tellement insignifiante qu'un nombre considérable d'individus n'en mangent jamais. Trop souvent la nature suscite des obstacles aux entreprises de l’homme; mais ici c’est l’homme qui, par son incurie, gaspille les biens que lui offre la na- ture. C'est à lui seul, en effet, qu'il faut imputer cette rareté du poisson sur nos marchés; c’est son impré- voyance et son avidité qui tendent de jour en jour à dépeupler nos cours d’eau. 168 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Dans son ouvrage sur les pêches, Duhamel signa- lait déjà, au commencement du siècle, les dépréda- tions des pêcheurs, qui tendent leurs filets à toutes les époques de l’année, malgré les règlements, et laissent journellement périr sur le rivage une multi- tude de poissons trop petits pour être vendus. Il s’in- dignait avec raison de voir les habitants des côtes remplir des tonnes de frai pour en fumer leurs terres ou pour nourrir leurs pourceaux. Devant une commission ayant pour but la revision de la législation des pêches, Dupin disait : «Le pois- son est excellent au Morvan, parce que les eaux y sont vives, pures et courantes sur un fond de sable qui en maintient la netteté; il y est abondant, parce qu'il y a un grand nombre de cours d’eau, d'étangs et de petits réservoirs. Mais le pays n’en retire pas, à beaucoup près, l'utilité qu’il y trouverait, si cette ressource était ménagée et si elle n’était pas chaque jour compromise par la manière dont on en abuse. Les Morvandiaux ne s’amusent pas à pêcher au filet, à la nasse ou à la ligne; mais, quand ils veulent du poisson, ils prennent un muid de chaux vive, la se- couent dans un sac ou dans des paniers et la détrem- pent dans le ruisseau ; ils corrompent ainsi l’eau et la rendent inhabitable au poisson, qui ne tarde pas à venir expirer à la surface ou sur les bords, et, comme le mal se propage avec le cours de l’eau, ils font ainsi périr tout ce qu’elle renferme de poissons gros et pe- tits sur l’espace d’une lieue. C’est ce qu’on appelle s À une site. ami à à) 1e Ladies D Le, L'ÉTÉ. 169 brûler la rivière. Cela ressemble à la manière de jouir de ces sauvages de l'Amérique dont parle Montes- quieu, qui coupent l'arbre par le pied pour en avoir le fruit. » Le mal s’est encore accru par les envahissements de l’industrie manufacturière, ainsi que par les tra- vaux de toute sorte qu'ils ont nécessités. Les usines se débarrassent dans les cours d’eau de leurs acides et de leurs sels devenus inutiles ; les blanchisseurs y jettent leurs chlorures. Les bateaux à vapeur, par les brusques mouvements qu'ils déterminent dans l’eau, soulèvent et portent sur les berges le frai ou les jeunes poissons, qui s'y trouvent arrêtés et y périssent. Les saumons, ces poissons voyageurs qui, tous les ans, quittent la mer pour se reproduire dans les fleuves et leurs affluents, entraient autrefois dans nos cours d’eau en troupes considérables. Fidèles au lieu de leur naissance, ils y reviennent comme l’hi- rondelle au nid qui l’a vue naître. Il y a moins d’un siècle, on les y pêchait par milliers, de décembre à avril. Aujourd'hui, les barrages et les constructions hydrauliques placés en travers des cours d’eau en ont complètement exelu ces poissons. Nous avons cité plus haut quelques exemples de la surprenante fécondité des poissons. Si seulemeni le dixième des germes contenus dans le corps de chaque femelle parvenait au terme de son développement, il n'y aurait que peu de craintes à concevoir sur le dé- peuplement de nos cours d'eau ; mais de nombreuses 170 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. causes naturelles de destruction tendent à réduire considérablement cette multiplication si richement préparée. On sait que les poissons femelles déposent leurs œufs sur le sable ou parmi les herbes, et que les, mâles viennent à leur suite les arroser de leur laite pour les féconder. Mais beaucoup d’œufs échappent au contact de la laite, et ces œufs s’altèrent et bientôt se décomposent. La portion fécondée est à son tour exposée à une foule d’ennemis et d’influences perni- cieuses ; la plupart des poissons eux-mêmes en sont très avides ; les insectes d’eau, les crustacés s’y atta- quent également, et tous les oiseaux aquatiques en sont très friands. Si, à toutes ces chances naturelles de destruction on ajoute celles qui proviennent du fait de l’homme, on comprendra qu'un bien petit nombre de ces germes puisse arriver à se développer. Frappés des conséquences funestes que devait en- traîner, au point de vue de l’alimentation et du bien- être des populations, cet appauvrissement progressif de nos eaux douces, des esprits éminents ont pensé que, si l'on pouvait féconder ces œufs et les mettre à l'abri des nombreuses causes de destruction qui les menacent, on arriverait promptement à repeupler nos cours d’eau et à produire du poisson de manière à augmenter dans une proportion notable la quantité de nourriture animale dont l’homme a besoin. Des expériences et des efforts de ces penseurs est née une science nouvelle, la pisciculture, qui est l’art de multi- plier le poisson, comme l’agriculture est l’art de multi- L'ÉTÉ. 171 plier les fruits de la terre. Les procédés mis en œuvre ont déjà donné des résultats importants, et ont prouvé que, par leur application intelligente, la moitié au moins des œufs fécondés donnent des produits qui deviennent aptes à se reproduire à leur tour. On connait le soin qu’apportaient les Romains à entretenir de magnifiques viviers : le principal luxe de leurs festins était le poisson. Ce goût devint même une véritable passion, et, pour la satisfaire, les séna- teurs et les patriciens de l’ancienne Rome, enrichis des dépouilles de l’Asie et de l’Afrique, se livrèrent aux plus folles dépenses. Les noms de Licinius Mu- rena, de Quintus Hortensius, de Lucullus sont passés à la postérité, pour le luxe qu'ils déployèrent en ce genre, et Pline nous apprend que ce dernier fit percer une montagne pour introduire l’eau de la mer dans ses viviers. Les Romains ont poussé très loin l’art d'élever les poissons; mais ils n’ont rien fait pour en augmenter la production et en répandre l'usage. Nous voyons, au moyen âge, les communautés re- ligieuses entretenir de grands viviers où s’engraissait le poisson, en vue de satisfaire aux nécessités du ré- gime maigre auquei les astreignaient les exigences de leur règle ; mais tout se bornait là. Enfin, un manuscrit, daté de 1420, nous ap- prend qu'un moine de l’abbaye de Réome, près de Montbard, nommé dom Pinchon, imagina de fé- conder artificiellement des œufs de truite en faisant écouler tour à tour par la pression les œufs de la fe- 172 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. melle et la laite du mâle de cette espèce dans une eau qu'il agitait ensuite avec le doigt. Après cette opéra- tion, il plaçait les œufs dans une caisse en bois dont le fond était garni de sable fin et qui était fermée par des grillages d’osier en dessus et à ses deux extré- mités. L'appareil restait plongé dans une eau faible- ment courante, jusqu’au moment de l’éclosion. Dom Pinchon, un Français, serait donc le premier inven- teur des fécondations artificielles; mais ses essais, qu'il ne rendit pas publics, n’eurent nécessairement aucune influence sur les progrès de la pisciculture, et l’on ne voit pas qu'il ait eu des imitateurs. Ce n’est que vers le milieu du siècle dernier, qu'un conseiller suédois, Friedrich Lund, remarqua que les trois espèces de poissons les plus estimées parmi celles qui habitent les lacs de cette contrée : la brème, la perche et le gardon, attachent leurs œufs près du rivage, soit aux rochers, soit plutôt aux herbes et aux ramilles de sapin. Ces œufs sont ainsi détruits par les pêcheurs ou dévorés par les insectes, les oiseaux et surtout les poissons de proie ; si bien, dit-il, que c’est à peine si sur dix un seul vient à échapper. Il comprit que l'interdiction de la pêche à l’époque du frai n'em- pêchait que très imparfaitement cette énorme destruc- tion, et, pour protéger la multiplication des poissons, il imagina un autre moyen. Il fit faire de grandes caisses en bois sans couvercle, percées de petits trous et munies de roulettes pour permettre de les descendre aisément dans l’eau. Il garnit l’intérieur de L'ÉTÉ. 173 rameaux de sapin et y introduisit une certaine quan- tité de mâles et de femelles pris au moment du frai, en ayant soin de les séparer par espèces. Après les y avoir laissés deux ou trois jours, c’est-à-dire le temps nécessaire à l’accomplissement de la ponte, il retira tous les poissons à l’aide d’une trouble, aban- donnant les œufs à eux-mêmes. Ceux-ci arrivèrent à maturité au bout de deux semaines ou un peu plus, selon le degré de chaleur, et une multitude de jeunes poissons en sortit. Ce procédé, très simple, réunissait toutes les conditions nécessaires au succès, pour la propagation des espèces dont les œufs sont adhérents. Lund put jeter ainsi dans le lac de Rœxen plus de 10 millions de jeunes poissons. « Si l’on avait procédé en grand de la même manière sur tous les lacs de la Suède, dit-il, il en serait résulté une véri- table bénédiction pour le pays. » Vers le même ‘temps, un officier de Westphalie, J.-L. Jacobi, imaginait de féconder artificiellement les œufs de poisson et essayait d'appliquer ce procédé au repeuplement des rivières et des étangs. Il adressa même à ce sujet, à notre illustre Buffon, des notes manuscrites que Lacépède a mentionnées dans le premier volume de son Histoire naturelle des poissons. Les essais de Jacobi portaient sur deux des espèces - de poissons les plus estimées : la truite et le saumon. Il obtint des produits ; mais il ne dit pas s'il arriva à un résultat final satisfaisant au point de vue pratique, et l’on est en droit d'en douter, puisque ces résultats 174 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. ne sont constatés nulle part, ce que l'on n'eût pas manqué de faire. Enfin, en 1842, s’ouvrit en France une ère nouvelle pour la pisciculture, et ce grand progrès est dû à un pauvre pêcheur des Vosges, Rémy, qui habitait le village de La Bresse. Il remarquait avec chagrin que, depuis plusieurs années, la truite désertait progres- sivement divers cours d’eau du bassin de Remiremont; c'était son gagne-pain qui fuyait, et il résolut de le ramener dans les eaux de son voisinage. Dès lors il n’eut plus qu’une idée fixe : découvrir comment les poissons se reproduisent. Couché le long des bords pendant de longues heures du jour et de la nuit; par des temps souvent rigoureux, le cou tendu, observant J'immobilité la plus parfaite, 1l regardait. Il vitalors les truites femelles, prêtes à frayer, écar- ter le gravier avec leur queue et se frotter pour faci- liter la ponte ; puis il vit les mâles venir arroser ces œufs de leur laite. Il ne s’écria pas ewréka! car il ne savait pas le grec; mais ayant pris plusieurs femelles en cet état, il s’aperçut qu'en les serrant un peu dans la main, ilen faisait sortir les œufs mürs, et que la même chose arrivait pour la laitance des mâles. Alors il suspendit une femelle au-dessus d’un vase plein d’eau et, au moyen d’une légère pression exercée de haut en bas, il fit tomber les œufs, sur lesquels il ré- + pandit ensuite de la même manière la laite du mâle jusqu'à ce que l’eau fût blanchie. Il mit ensuite ses œufs dans une boîte en fer-blanc percée de mille trous matit ® LE > 6. ne Mi ir ds il: D 2 de birtèt d L'ÉTÉ. 175 et garnie d’une couche de sable à gros grains, il plaça la boîte dans le lit d'un ruisseau ; au bout d’un certain temps il vit les petits éclore. Sûr de lui dorénavant, il s’associa un autre pêcheur, Géhin, et tous deux travaillèrent dès lors à perfec- tionner l’œuvre. Ce n’était pas tout d’avoir soustrait les œufs aux chances de destruction qui les menacent lorsqu'ils sont abandonnés à eux-mêmes, il fallait encore assurer le développement des jeunes et leur trouver une nourriture en rapport avec les besoins de leur âge : c’est ce que nos deux pècheurs surent faire. Lorsqu'il vient au monde, le petit poisson porte avec lui son garde-manger : la vésicule ombilicale, qui sert à l'alimentation de l’embryon pendant son jeune âge, comme le jaune de son œufnourrit le jeune poulet avant son complet développement. Cette vési- ‘ctle ombilicale est très développée chez les jeunes truitons qui trouvént une nourriture suffisante pen- dant plus d’un mois. Rémy ouvrit done les boîtes qui contenaient le fretin au bout de trois semaines et le laissa courir librement dans une pièce d’eau disposée pour le recevoir. Il avait eu soin d'y élever à l’avance un grand rombre de grenouilles dont le frai est très recherché par les jeunes truitons. Puis il recourut plus tard à un procédé tout à fait conforme à ce qui se passe dans la nature. Pour nourrir les jeunes truites, 1l sema à côté d’elles d’autres espèces de poissons plus petites et herbivores. Celles-ci s'élèvent et s’entretiennent elles-mêmes aux 176 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. dépens des végétaux aquatiques; à leur tour, elles servent d’aliment aux truites qui se nourrissent de chair. Quelques années après, Rémy et Géhin possédaient une pièce d’eau renfermant 5000 à 6000 truites depuis l’âge d’un an jusqu’à trois, toutes élevées par ce procédé, et, par la suite, ils empoissonnaient deux étangs situés près de leur village, plusieurs cours d’eau de leur canton et finissaient par jeter environ 50000 jeunes truites dans la Moselotte,un des affluents de la Moselle. N'est-ce pas un juste sujet d'admiration que la sa- gacité et la persévérance de ce pêcheur qui, complète- ment :llettré et étranger aux progrès des sciences naturelles, a trouvé en lui-même la puissance de re- médier au dépérissement de son industrie et de lui donner un nouvel essor? Bien que l'invention remonte à Jacobi ou même à dom Pinchon, elle lui appartient bien en propre. Ce n’est pas dans leurs livres qu'il est allé la chercher, lui qui n’a jamais su lire ; mais c'est à force d'observations et de patience, après avoir fait les expériences de Jacobi et de dom Pinchon et les avoir de beaucoup dépassés dans la voie de la pra- tique. Les résultats obtenus par Rémy étaient trop écla- tants pour ne pas attirer l'attention publique, et même celle du gouvernement. Celui-ci chargea une commission de s'assurer de l’exactitude des faits an- noncés et d'en apprécier la valeur. Le rapport fut très L'ÉTÉ. 177 favorable et reconnut aux deux pêcheurs de La Bresse le mérite d’avoir créé en France une industrie nou- velle. Bientôt fut établi, au Collège de France, un labo- ratoire de pisciculture, sous la direction du savant professeur d’embryogénie M. Coste, pour y étudier et y perfectionner les procédés des inventeurs. Puis, par ses soins, fut créé à Huningue un établissement modèle, qui ne tarda pas à devenir une école où, de tous les points de l’Europe, on vint chercher des instructions et des alevins. Depuis ont été fondés, sur des principes analogues, dans plusieurs contrées, des établissements similaires, aujourd’hui en pleine prospérité; tandis que nous, hélas ! la guerre de 1870 avec l’Allemagne nous a enlevé Huningue et a long- temps paralysé les efforts particuliers qui commen- çaient à porter leurs fruits. Cependantquelques esprits judicieux ont tenté de nouveaux essais; ils ontcompris qu'au lieu de vouloir répandre des saumons et des truites partout, il valait mieux multiplier en chaque lieu les espèces qui s’y trouvaient déjà. C'est ce qu'a fait l'intelligent propriétaire du domaine de G...; ses étangs ne contiennent que des carpes, des tanches, des brèmes et des perches. M. de G..., homme instruit et ayant le goût des sciences, à fait de ce beau domaine un véritable labo- ratoire d'expériences. Il y étudie tous les nouveaux procédés agricoles et s'y livre surtout avec ardeur à une science relativement nouvelle, la pisciculture. 225 178 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Un clair ruisseau coule au fond de la vallée et ali- mente un vaste réservoir d'eau de plus d’une lieue de tour, que l’on pourrait décorer du nom de lac, s’il n'était divisé par d'étroites chaussées empierrées en quatre étangs communiquant les uns avec les autres par un chenal étroit. C'est une circonstance très favorable lorsque l'é- tang est alimenté par un ruisseau; l’eau de ces petits courants étant ordinairement très limpide, la vase n’y pénètre pas. Le poisson se plaît beaucoup dans ces sortes d'étangs et y est excellent. Le plus ordinairement, les étangs reçoivent leurs eaux de l'égout des terres ou des montagnes voisi- nes, qui y entraine toujours une grande quantité de limon. Ici les eaux remplissent tout le fond de la vallée ; les collines chargées de bois s'élèvent à partir des deux rivages en laissant un sentier suffisant le long de l’eau, et les arbres baignent parmi les ro- seaux leurs racines et leurs branches pendantes. L'exploitation industrielle ne nuit en rien au pitto- resque. C'est là que j'ai vu semer du poisson comme on sème du blé ou de lavoine. Ces poissons ont l'habitude de pondre leurs œufs collants sur les plantes aquatiques placées près des rives et exposées au soleil. Afin d'éviter leur dissémi- nation, et de pouvoir les recueillir de manière à les garantir contre les nombreuses causes de destruction quiles menacent, on fauche les joncs et les autres ine de G... gs du doma ue Les*étan L'ÉTÉ. 181 plantes qui bordent la pièce d’eau, et on dispose de distance en distance des frayères artificielles faites de mottes de gazon et de petites fascines de joncs sur lesquelles les poissons ne manqueront pas de venir frayer. Dans le premier étang destiné au frai et à l’alevi- nage on met, au commencement d'avril, cinq ou six couples de carpes, autant de tanches et de brèmes. Celles-ci déposent leurs œufs les premières, au commencement de mai; vers le 15, ou un peu plus tard, selon l’état de la saison, ce sont les carpes; puis un mois après les tanches couvrent les plantes aqua- tiques de leur frai, que, bientôt après, les mâles vont féconder de leur laite. La ponte étant terminée, ce que l’on reconnait à la couleur perlée des frayères, on place celles-ci dans des corbeilles en o$ier recouvertes du même bois et maintenues à la surface de l’eau par des flotteurs de liège. Dans ces corbeilles, les œufs sont à l’abri de la voracité des oiseaux aquatiques, des rats d’eau et des poissons, qui en sont friands. On retire d’ailleurs ceux-ci, dès que leurs fonctions sont remplies; car, malgré leur régime herbivore, la gourmandise les pousse à avaler non seulement le frai, mais encore les jeunes a'evins. Les œufs éclosent en peu de jours, et il en sort plus d'un million de petits poissons qui s’échappent à tra- vers les mailles de leur prison momentanée et se dis- persent dans les eaux environnantes. 182 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Lorsqu'il vient au monde, nous l'avons dit, le petit poisson porte avec lui son garde-manger, la vésicule ombilicale. Cette vésicule ombilicale persiste pendant deux ou trois semaines chez les petits alevins, et ce n’est que lorsque les sues nutritifs qu’elle contient ont été absorbés, que la faim s’éveille chez eux. Ils se nourrissent alors des innombrables animalcules que recèlent les eaux qu'ils habitent; mais ces petites proies ne leur suffiraient pas et l’on y ajoute des matières animales cuites et réduites en pâtée, et par- ticulièrement du sang cuit desséché et réduit en poudre impalpable. Au bout de quelques mois, ils sont devenus assez forts pour rechercher les petits vers, les larves d’in- sectes et les œufs des mollusques qu'ils ajoutent à leur alimentation végétale. On laisse les jeunes poissons pendant un an dans le bassin d’alevinage ; puis on les fait passer, en ou- vrant les vannes, dans le second étang, qui est plus profond et abondamment pourvu de végétation. Là ils se développent sans obstacle, et on les y laisse pen- dant deux ans. Au bout de ce temps, on leur ouvre le troisième étang et on les engraisse en ajoutant à la nourriture végétale, qu'ils y trouvent abondamment, de la fiente de vache, des débris de cuisine, des pommes de terre avariées ; tout leur est bon, surtout aux carpes. Avec ce régime, une carpe peut atteindre en quatre ou cinq ans un poids de 2 à 3 kilogrammes, et se vend avan- L'ÉTÉ. 183 tageusement ; à l’âge de six ans, elle pèse 4 et 5 kilo- grammes. A ce moment de son existence, la carpe est un beau poisson ; elle a de 35 à 40 centimètres de longueur ; ses formes sont arrondies, son dos voûüté, sa corpu- lence un peu massive; mais elle est robuste et jouit d’une grande puissance musculaire. Faite, non pour vivre de proie, mais pour servir elle-même de proie aux poissons carnassiers : brochets, perches, truites, La carpe. elle est dépourvue d'armes offensives ou défensives ; elle n’a point d’épines, sa bouche est peu fendue et ses mâchoires faibles sont privées de dents pointues. Ses dents à elle sont pharyngiennes, c’est-à-dire qu’elles pavent son gosier ; c’est tout ce qu'il lui fal- lait pour consommer les herbes, les graines et les vers dont elle fait sa nourriture habituelle. Ses lèvres charnues et protractiles, munies de quatre barbillons, lui suffisent pour chercher dans la vase ou parmi les petits cailloux les vers et les mollusques qui s’y ca- chent. Elle est en dessus d’un bleu verdâtre ; ses 184 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. flancs sont jaunâtres avec une ligne latérale de petits points noirs, et son ventre est blanchâtre ; ses écailles sont grandes et striées ; sa queue fourchue. La carpe parvient à une extrême vieillesse. Buffon parle de carpes de cent cinquante ans vivant dans les fossés de Pontchartrain, et tout le monde connaît celles qui habitent les bassins de Fontainebleau. Quel- ques-uns de ces vétérans aquatiques datent, non pas du règne de François I‘, comme l'ont avancé quel- ques amis du merveilleux, mais de 1816. Outre leur taille énorme — quelques-unes mesurant 1 mètre — elles portent sur elles le cachet de la caducité : des écailles blanches, des yeux ternes et vitreux, des mou- vements d’une lenteur mesurée. Mais, lorsqu'on élève les carpes pour la vente, on n'attend pas si longtemps ; on les pêche ordinaire- ment à quatre ou cinq ans, au mois de mars ou d’avril, avant qu'elles aient frayé. C’est également à cet âge qu'il faut les prendre pour la reproduction et qu’elles fournissent le plus d’alevins. Je ne sais pourquoi l’on dit : bête comme une carpe ! la carpe n’est point bête ; c’est au contraire un animal très fin et très défiant, qui acquiert de l'expérience ; donc il raisonne. J’en ai bien des fois acquis la preuve dans la pêche des étangs. Lorsqu'on veut faire la ré- colte du poisson, on donne un premier coup de senne ou traîne, et l’on en ramène un assez grand nombre. Naturellement on rejette à l’eau tous ceux qui n’ont pas encore atteint le poids voulu. Le lendemain, on : L'ÉTÉ. 185 redonne un coup de senne, et l’on en prend moitié moins que la première fois et moins gros. Si l’on jette la traîne une troisième fois, on ne prend plus une seule carpe. Instruites par l'expérience, lorsqu'elles sentent l'approche du filet, elles plongent la tête dans la vase, laissent glisser le filet sur la queue, qui ploie à volonté, et restent ainsi tranquilles jusqu’à ce qu’elles n’entendent plus de mouvement. Il y a là quelques grosses carpes de dix à douze ans, si bien sur leurs gardes, qu’on n’en peut prendre une seule. L'instinct de la conservation rend le poisson défiant, et plus il est poursuivi, plus il est difficile à prendre. Tous les . pêcheurs savent que les poissons de la Seine et de la Marne se prennent moins facilement que ceux des ri- vières isolées de nos départements. Pourquoi? parce que du matin au soir ils sont harcelés et pêchés. Que les vieux qui ont échappé à l'épervier et à l’hameçon aient acquis de l'expérience, je le comprends ; mais que les jeunes se méfient également, qui a pu les mettre en garde? Faut-il donc admettre qu’ils s'entendent entre eux ? Pourquoi pas, après tout. Les bêtes ne sont pas si bêtes que l’homme veut bien le dire. La tanche, comme la carpe, fait partie de la famille des Cyprins. Elle offre à peu près les mêmes formes ; son corps large, d'un brun à reflets verdâtres, est cou- vert d'écailles très petites et enduites d’une mucosité épaisse qui la rend presque aussi glissante que l'an- guille. Ses nageoires sont d’un violet foncé, et ses yeux brillent d’un beau rouge de laque. Elle n’a que 186 LES LOISIRS D'UN ŒÆÆPAGNARD. deux barbillons à la mâchoire inférieure, et sa queue . n’est pas fourchue, mais coupée carrément. Plus sédentaire que la carpe, avec laquelle elle fait bon ménage, la tanche est d’une taille inférieure à celle de sa compagne, et ne vit pas aussi longtemps ; elle dépasse rarement, au bout de trois ans, le poids de 1 livre, et grandit jusqu'à sept ou huit ans, époque à laquelle elle pèse environ 2 kilogrammes ; mais elle meurt bientôt après. La tanche. La tanche est un poisson de fond, qui remue sans cesse la vase pour y trouver les vers dont elle est avide. Les eaux qu'elle habite ont une très grande influence, non seulement sur sa couleur et sa taille, mais aussi sur la bonté de sa chair, ce qui explique le dissentiment des auteurs à son égard : les uns trou- vant sa chair exquise, tandis que d’autres, et parmi ces derniers le poète Ausone, la traitent de poisson vil et de nourriture des pauvres (pauperiorum cibus). Il est certain que les tanches que l’on pêche dans les | 1 È | | | | | | ‘À À ab ttut à em dis Le és Se tb) üneltuee éaiihut à PRE L'ÉTÉ. 187 eaux vaseuses ou tourbeuses ont un goût terreux, qu'on leur fait perdre d’ailleurs en les mettant pen- dant quelques jours dans une eau pure à fond de sable. La brème, autre Cyprin, se rapproche de la carpe par sa forme large et aplatie; mais elle en diffère par sa couleur argentée, par l'absence de barbillons et par sa queue plus large, en forme de croissant, On La brème, peut dire de la brème ce que nous avons dit de la tanche, que la bonté de sa chair dépend des eaux qu’elle habite; cependant elle recherche moins que cette dernière les fonds vaseux, et se tient assez gé- néralement entre deux eaux. Ainsi l’on peut dire que, dans un étang, la brème habite le premier, la carpe le rez-de-chaussée et la tanche le sous-sol. La brème est en somme un poisson assez délicat lorsqu'elle est bien nourrie et atteint une certaine 158 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. taille. On la tenait même autrefois en assez grande estime, si l’on en croit ce vieux dicton français : Qui a brème en son vivier, Peut ses amis convier. Les carpes, les tanches et les brèmes occupent donc les trois premiers bassins, alimentés, comme nous l'avons dit, par un petit ruisseau dont le courant en- tretient une eau toujours pure et fraîche, condition des plus favorables à la production du poisson. Le quatrième étang ou bassin est réservé aux per- ches, que leurs appétits carnassiers ne permettent pas d'associer aux autres membres de la république aqua- tique. Comme le brochet, ce poisson vorace attaque tous les êtres plus faibles que lui et fait de grands ravages dans les étangs et les bassins d’alevinage où on l’introduit, et, s’il est moins redoutable que le bro- chet, c’est qu'il n’en a ni la taille ni les terribles mâ- choires. La perche ne se reproduit que lorsqu'elle a atteint sa troisième année; elle fraie en avril ou mai, selon la température, et fixe ses œufs en nombreux chapelets aux herbes du rivage, où ils forment de longs rubans repliés sur eux-mêmes et retenus par un enduit vis- queux semblable à celui du frai de grenouille. Ces œufs ont la grosseur d'une graine de pavot,et chaque femelle en pond de quarante à cinquante mille. Comme pour les carpes, on a eu soin de remplacer la végétation des rivages par des frayères artificielles, L'ÉTÉ. 189 et, lorsque la ponte a eu lieu et que les œufs ont été fécondés, on recueille ces frayères et on les dépose dans les corbeilles à incubation, dont nous avons parlé, pour les mettre à l'abri de la voracité des rats d’eau et des oiseaux aquatiques, qui en sont très friands. En même temps que les perches, on met dans ce bassin un certain nombre de gardons, de vérons, de goujons et-poissons blancs qui, par leur fécondité de reproduction, fournissentune nourriture abondante aux jeunes perches La perche. La perche adulte est un beau poisson au corps oblong un peu comprimé, long de 35 à 40° centimè- tres. Son dos est d’un vert brun; ses flancs dorés sont - marqués de bandes transversales noirâtres ; ses na- geoires inférieures sont rouges ; sa dorsale, très épi- neuse, est marquée en arrière d’une tache noire. Lors- qu’elle peut se procurer facilement la nourriture qui Jui est nécessaire et qu’elle vit dans les eaux qui lui sont favorables, la perche est d’un goût exquis; les anciens la recherchaient dans un temps où le luxe de 190 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. leur table était porté au plus haut degré, et Ausone, dans son poème de /a Moselle, compare sa chair à celle des meilleurs poissons de mer et la nomme de- ces des festins. La perche nage toujours entre deux eaux, et avec une grande vitesse; on la voit souvent s'arrêter, rester presque immobile ; puis se porter vivement dans une direction quelconque et reprendre presque aussitôt son immobilité première. Lorsqu'il fait très chaud, on la voit s'élever à la surface du bassin et s’élancer avec agilité pour saisir les moucherons qui se pres- sent par milliers au-dessus des eaux. Ce poisson est extrêmement vorace, il se précipite sur toute proie qui s'offre à lui, et dévore indistinctement les petits poissons, les tritons, les têtards et même de jeunes grenouilles. Parfois aussi sa gloutonnerie lui est fu- neste ; lorsque, se jetant sur une épinoche, celle-ci re- dresse ses fortes épines et les enfonce dans le palais de la perche, qui, dès lors, ne pouvant ni la rejeter ni l’avaler, périt victime de sa voracité. ÿ ie a PAR ‘ — JUILLET Travaux et productions du mois. — Fruits et fleurs du jardin. Le lis, l'iris, le pavot. Juillet, septième mois de notre calendrier, était Le cinquième de l’année romaine — celle-ci commençant en mars — et s'appelait guëntihs. Il prit le nom de Julius sous le consulat de Marc Antoine, en l'honneur de Jules César, réformateur du calendrier romain, qui était né le 12 de ce mois. Le poète Ausone représente juillet sous l'emblème d’ün homme nu, dont le soleil a hâlé les membres, et dont les cheveux roux sont entrelacés de tiges et d’épis ; il tient une corbeille remplie de mûres. Ce mois était consacré à Neptune, en l'honneur duquel on célébrait des jeux nautiques. Le vingt-hui- tième jour, on offrait à Cérès un sacrifice de vin et de miel, et l’on égorgeait quelques chiens roux à la ca- nicule, dans l'espoir de détourner les trop grandes chaleurs. Juillet est le premier mois de l'été, qui apporte à l'homme des champs l'abondance, le travail et la joie. Il se repose pendant les chaleurs accablantes du midi; mais, levé avant l'aurore, il jouit de la brise, 192 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. cette douce fraîcheur des matins et des soirs qui vient d'elle-même sous le chaume que la clématite et la vigne ont revêtu de leurs riantes draperies. Au village, chacun se prépare à la grande action du mois d’août; le charron, le bourrelier ne savent plus où donner de la tête. Chacun prépare ses armes; celui-ci martelle sa faux, celui-là aiguise sa faucille, cet autre met des dents à son râteau. Au nord de la Loire, les blés ne sont généralement récoltés qu’en août; mais dans le Midi, dans ces régions favorisées du soleil, la moisson se fait au mois de juillet. Les travailleurs sans occu- pation s’assemblent au jour fixé sur la place de l'Église, vont entendre là messe, et, après la bénédiction, se mettent en route le paquet sur l'épaule et la faucille pendue près de la gourde, pour offrir leur concours à ceux qui en ont besoin. Ils parcourent ainsi la contrée, fauchant, moissonnant, faisant la récolte des olives, des glands, des châtaignes. A la même époque, on récolte les colzas et la navette, dont on exécute le battage sur une bâche, et l’on fait partout la moisson du seigle, puis des avoines d'hiver ; le froment ne vient qu’en dernier. Le jardin potager fournit abondamment toutes sortes de légumes et le verger commence à s'enrichir. Outre les fraisiers des quatre saisons, qui continue- ront à nous donner leurs fruits jusqu'aux premières gelées, on cueille sur les arbres, en pleine maturité, des figues, des abricots, des guignes, des bigarreaux, des framboises, des groseilles à grappes et à maque- ‘à . : | 4 L'ÉTÉ. 193 reau, du cassis, quelques pêches hâtives, des grosses prunes bleues couvertes de leur fleur et les reines- claudes juteuses et sucrées, les plus savoureuses de toutes les prunes, obtenues au château de Blois et baptisées par la reine Claude, femme de François I”. On récolte aussi des poires telles que le muscat Ro- bert, le rousselet hâtif, la Madeleine. Pendant cette longue série de beaux jours, le mois de juillet continue l’évolution des plantes estivales. Les espèces alors fleuries sont innombrables; près d’un millier se montrent ensemble sur la scène, où elles viennent figurer en donnant le majestueux spec- tacle des merveilles de la création. Le jardin est res- plendissant. Les roses les plus suaves et les plus gracieuses ont disparu avec le mois de juin ; mais les roses du Ben- gale, les roses noïsette et celles dites perpétuelles embellissent encore nos parterres. A leur tour, les roses trémières, les dahlias, la bal- samine du Japon attirent les regards. Les belles-de- nuit ouvrent le soir leurs corolles parfumées blanches et roses. Les cinéraires, les coreopsis, les campa- nules, les fuchsias, les gardénias, les hortensias, le laurier-rose, le myrte, les œillets, les phlox forment un coup d'œil magique par leur beauté et la variété de leurs couleurs. L’aconit dresse son magnifique épi -de fleurs bleues en forme de casque, et son port élé- gant lui fait pardonner ses propriétés funestes. Il en estde même du datura, autre empoisonneur, qui épa- 13 194 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. nouit à côté ses grandes fleurs blanches en long cor- net plissé. Mais voici les lis qui élèvent leur tige altière au- dessus des autres fleurs, ils charment les veux par la beauté et la grandeur de leur corolle. Le chef de la famille, le lis blanc, est originaire d'Orient. Ses belles fleurs, d’un blanc éclatant, couronnent la tige de leurs grappes odorantes, qui parfument au loin l'air F. que nous respirons. Mais cette odeur exquise devient | nuisible dans un lieu clos, et des lis conservés pen- dant la nuit dans la chambre à coucher peuvent occa- sionner des accidents d’une certaine gravité. Le lis est le symbole de la grandeur et de la majesté et, comme tel, figure sur les armoiries de plusieurs sou- verains et notamment dans les armes de France. Saint Louis avait pris pour devise une marguerite et un lis, la première faisant allusion à la reine, le se- cond aux armes de France. Le lis blanc est également regardé comme l’emblème de la candeur et de l'inno- cence. Les peintres ont très souvent placé une tige fleurie de lis entre les mains de la Vierge ou de leurs saintes. Près du lis blanc s'élève le superbe marta- gon ou lis tigré, dont les grandes fleurs d’un rouge orange ponctué de pourpre et de brun recourbent leurs pétales en dehors. Il donne des variétés à fleurs doubles de couleur pourpre ou d’un Jaune bril- lant. Le lis du Japon, surnommé le magnifique, incline nonchalamment ses longues fleurs roses tachées de pourpre. L'ÉTÉ. 195 Les lis, comme les tulipes, les jacinthes, les crocus, les fritillaires, ete., proviennent d’un oignon qu'il faut relever dès que la plante est desséchée, pour le replan- ter en automne ; cependant les bulbes des lis et des fri- tillaires peuvent rester trois ou quatre ans en terre. Les fleurs de lis qui figu- rent dans le blason de nos anciens rois n'ont pas été prises sur le lis blanc de nos jardins, le seul qui fût connu à cette époque ; on n'a qu'à le regarder pour voir qu'il ne lui ressemble en aucune façon, tandis que la forme héraldique rappelle plutôt l'iris des marais dont les grandes fleurs jaunes et les feuilles dressées en glaive garnissent le bord du ruisseau. Mais si réellement cette plante a eu l'honneur de figurer dans les armes de Le lis. France, elle a joui d’une bien mauvaise réputation pendant les siècles superstitieux du moyen âge, et a servi bien souvent d’instrument au crime et à la cupi- dité. L’iris des marais, qu'on nomme aussi glaïeul des marais où faux acore, a une racine rampante, épaisse, rougeûtre, d'un goût âcre et irritant, dont la sorcellerie faisait usage pour accomplir ses malé- 196 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. fices. Elle entrait dans la composition de l’onguent dont on s’oignait avant de partir pour le sabbat. « Cueillez du glaïeul à minuit, disent les livres de magie etentre autres le Dragon rouge; râpez sa racine fraiche, et mettez immédiatement cette râpure dans de l'huile blanche; puis mêlez cette huile avec du suc de pavot réduit à l’état de pâte, et vous vous en frot- terez le front, les aisselles et autres parties du corps. Après quoi vous tomberez dans un sommeil profond, et, à votre réveil, vous vous sentirez si léger, que vous n’aurez plus qu’à enfourcher un bâton et à partir pour le rendez-vous de minuit. » Ce mélange de glaïeul et de pavot agissait-il comme une sorte de haschisch, qui troublait la raison des soi-disant sorciers et leur causait des rêves étranges et des hallucinations? C'est bien possible. Les jeteurs de sort employaient aussi la racine de glaïeul pour décimer les troupeaux de leurs ennemis, ou pour accabler ceux-ci de maux. Voici encore une des plus belles plantes que je connaisse, mais, aux yeux de beaucoup d'amateurs, elle a ‘un défaut capital, c'est de n'être pas rare. Je veux parler du pavot. En effet, il croît partout; les moissons en sont parsemées et, dans le nord, on en cultive des champs immenses. Le pavot des jardins a une figure pittoresque et un port superbe; sa belle tige ronde, chargée d’un fin duvet, porte des feuilles qui l’embrassent de leur base élargie, leur limbe on- dulé se découpe en longs festons et forme les contours les plus gracieux. Avant l'épanouissement, les bou- L'ÉTÉ. tons à fleurs sont penchés ; mais aussitôt que leur ca- lice s'ouvre, que leurs pétales se développent, ils se redressent comme pour mieux offrir à la vue l'éclat des couleurs de la fleur et la beauté de sa forme. Il y en a de rouges dans toutes les nuances, depuis le rose le plus tendre jusqu’au pourpre le plus foncé; il y en a de blancs, de violets, de panachés. Il n’y en a pas de jaunes; ce que l’on appelle vulgairement pa- vot jaune, n'est pas un vrai pavot, bien -qu'il appartienne à la même famille ; son véritable nom est glaucion. Ses grandes fleurs jaunés rappellent celles du pa- vot, mais sa capsule a la forme d'une longue gousse arquée, ce qui le fait appeler parfois pavot Cornu. Malheureusement chaque fleur dure peu; le même jour la voit naïître et la voit presque flétrir; mais on Le pavot. 198 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. en est dédommagé par le développement successif des autres fleurs portées sur la même tige. Du sein de cette fleur sort un ovaire, sorte de petite capsule piriforme, coiffé d'une calotte festonnée sur les bords et portant à sa surface des galons de velours qui rayonnent du centre à la circonférence. Cette capsule, d'abord verte, grossit rapidement, devient d’un brun clair ou jaunâtre, et constitue ce que l’on appelle Za tête de pavot. Cet ovaire énorme renferme d’innom- brables graines, plus de 30 000, dit-on — je ne les ai pas comptées — mais si toutes germaient, la terre entière en serait couverte avant la cinquième géné- ration. Ces graines, qui ne participent pas aux pro- priétés narcotiques de la plante, fournissent une huile alimentaire excellente en même temps que précieuse pour la peinture; on la désigne dans le commerce sous le nom d’Auile d'œllette. Les Romains et les anciens Égyptiens pétrissaient ces semences torréfiées avee du miel, et en faisaient dés gâteaux et autres friandises. Cet usage s’est con- servé de nos jours dans quelques contrées de l’Alle- magne et de l'Italie. De la capsule incisée découle un suc blanc comme du lait, qui change de couleur en se coagulant, et passe à l’état d’opium, poison mortel en même temps que médicament inappréciable. L’ex- cès habituel d’opium a pour conséquence les désor- dres les plus graves, les plus effrayants. Les Tures et les Chinois ont une véritable passion pour cette sub- stance; ils l’avalent ou la fument pour se procurer PARLAIT 4 : à zu EN ton fé, Clan de « bts. die lt du EE) déertrt debat à ent CS és DS à ÈS, de AT Sd gel di) ésnrp Ét a nn) ds à sh. 1h NES NARRCE L'ÉTÉ. 199 une certaine ivresse ; à mesure que l’économie s’y habitue on augmente la dose, et les fumeurs d’opium finissent comme les buveurs d'alcool par la folie fu- rieuse et la mort. Les fleurs des champs. — Le jardinage. Les mauvaises herbes. Les fleurs des champs sont d'ordinaire, il faut le reconnaitre, inférieures en beauté à celles de nos serres, de nos jardins ; mais lorsqu'elles se présen- tent à la place que Dieu leur a donnée, avec l’entou- rage qui fait mieux ressortir leur genre de beauté, leur vue est bien souvent la source d’une impression plus agréable, d’une admiration mieux sentie. A peine, dans un jardin, prêterais-je quelque attention à une plante de bouillon-blanc, et cependant, quel plaisir ai-je plus d'une fois éprouvé à la vue de l’une de ces plantes, s'élevant d’un bloc de pierre et dres- sant fièrement sa tige haute, garnie à sa base de feuilles couvertes d’un: duvet blanc et terminée par une pyramide de fleurs d’un jaune clair; feuilles et fleurs faisant contraste au milieu des roches brunies. par le soleil. Dans un parterre, je regarde avec une sorte de dé- dain les plantes de cochléaria et de myosotis; au con- traire, ce n’est jamais sans admiration que je con- temple, au milieu de l'herbe fine des prairies, les massifs de cochléarias aux feuilles cordiformes et 200 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. d'un vert brillant, aux belles fleurs d'un jaune métal- lique et reflétant les rayons du soleil ; sur le bord des ruisseaux, les touffes de myosotis aux fleurs bleues si fines et si délicates. La prairie plantureuse sied au cochléaria, comme la nappe paisible des étangs aux larges feuilles de nénuphar, comme les buissons touffus aux pampres de la elématite qui couronne leur feuillage vert de ses bouquets de fleurs blanches. Le bord des ruisseaux dont les eaux clairés et limpides coulent sur le sable avec un doux murmure, sied au myosotis, comme les haies au grand liseron dont les lianes aux feuilles en fer de flèche grimpent le long des tiges et les constellent de leurs clochettes blan- ches ou roses. Chacune est à la place qui lui convient le mieux. Là est la supériorité de la nature sur l'art humain. Mais ne négligeons pas le jardin pour cela. Je ne sais rien de plus tranquillisant et qui cause autant de satisfaction que le jardinage. Par jardi- nage, je n’entends pas ce désir immodéré qu'ont cer- taines personnes de faire pousser des légumes et des fruits — non que je les dédaigne — mais bien ce travail philosophique résultant du contact avec la na- ture; cette douce intimité qui s'établit avec les plantes qu'on à vues naître et dont on suit pas à pas les pro- grès : cet exercice salutaire qui apaise l'esprit tout en développant les muscles. Les manières de voir varient d’ailleurs, suivant l’état ou la profession de chacun. Ainsi l’herboriste n’a des yeux que pour les plantes qui font aller son L'ÉTÉ. 201 petit commerce; dans l'empire de Flore, il ne re- cherche que les simples ; le maraïcher ne connaît que les légumes qui se vendent au marché; le jardinier ne voit que deux choses dans la nature : les plantes cultivées et les mauvaises herbes. Pour lui, tout ce qu'il ne cultive pas ou qui vient sans sa permission est une mauvaise herbe, et comme celles-ci pren- nent la place et la nour- riture- des autres, il ‘es détruit impitoyablement. Il arrive souvent que ce qui, pour le jardinier, est une mauvaise herbe, est, au contraire, une plante intéressante pour le mé- decin et l'herboriste:; telles sont, pour ne citer que les plus communes, le chiendent, la mercuriale, la morelle; mais le jardi- nier les arrache sans pitié, AUECN Le chiendent. et il a fort à faire, je vous assure, car elles croissent comme si le diable les poussait, et c’est avec elles une lutte de tous les instants. Il faut sans cesse avoir le sar- cloir à la main et ce n’est pas une petite besogne, sur- tout dans les mois chauds, où tout pousse avec vigueur. Voilà le chiendent, par exemple, c’est le comble de FRERE LRU. ES IN TS CE = à Su “2 "+ 202 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. la dépravation végétale dans un jardin. Cette espèce de blé sauvage à longues feuilles raides, d’un reflet bleuâtre-et terminé par une grappe de maigres épis sur deux rangs, foisonne en été. Lorsqu'on le coupe ras de terre ou qu'on en arrache une longue racine, on pense s’en être débarrassé; mais au bout d’un jour ou deux, il a repoussé au même endroit plus vi- vace que jamais. Plus on le coupe, plus on l’arrache et plus il prospère. Si vous suivez une de ses minces ‘acines blanches, vous vous apercevrez qu’elle court sous le sol en se ramifiant à l'infini ; il faut l'extirper tout entière, sans laisser le moindre petit rejeton; sans cela il repoussera toujours. Pour peu que vous vous croisiez les bras, votre jardin est envahi par les mauvaises herbes, et il semble que, plus la plante est inutile, plus sa croissance est rapide et luxuriante. Il faut sarcler, sarcler, sarcler! Le jardinage est une gymnastique qui tient constamment l’homme en éveil. Je vous avouerai, cependant, que lorsque, le sar- cloir à la main, j'avance, courbé le long de mes plates- bandes et que les rayons du soleil se reflètent sur la lame de mon instrument et font perler la sueur sur mon front, pendant ces jours où le thermomètre marque 32 degrés à l'ombre, je trouve que le jardi- nage actif manque de charme et que ce n’est pas une jouissance enviable de ruisseler en plein soleil. L'ÉTÉ. 203 Le repos. — Les forêts; leur influence sur le climat. Le ruisseau. Mais qu'il fait bon assis à l'ombre, lorsqu'une petite brise vient par intervalles souffler à travers la cime des arbres. Les haies vives, les arbustes odorants exhalent alors sous l'influence de cette température élevée les parfums les plus pénétrants et les plus ex- quis. On entend le merle siffler dans le taillis et les oiseaux gazouiller gaiement entre eux sous la feuillée. Qu'il fait bon aussi dans les grands bois, sous leurs frais ombrages, où mille parfums embaument la brise qui vous caresse. Combien la vie se purifie, les pas- sions s’adoucissent, les sentiments s’agrandissent au milieu du calme et du silence imposant d’une forêt. Les natures, même les plus rebelles en apparence à toute émotion, les plus indifférentes à tout effet pit- toresque, ne peuvent se défendre d’une certaine im- pression. La majestueuse grandeur de ces arbres qui se succèdent à perte de vue, les force à s’incliner de- vant une puissance supérieure et à lui rendre hom- mage. Il semble que l’on soit dans une immense église. Les branches touffues en forment la voûte au- dessus de nos têtes, et les gros troncs en sont comme les piliers ; les rayons du soleil filtrent à travers le feuillage comme à travers les vitraux et lorsque souffle le vent, on croit entendre les derniers accords d’un orgue lointain. Et 204 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Ce sont, en effet, nos vieilles forêts druidiques qui ont inspiré, aux architectes du moyen âge, le style ogival et la forme élancée de nos églises gothiques ; et il y a vingt siècles, les forêts étaient les seuls temples de nos ancêtres les Gaulois. C’est là qu'ils se réunissaient pour prier, là que leurs prêtres, les druides, les instruisaient et accomplissaient leurs cé- rémonies religieuses, et que, revêtus de longues robes blanches, couronnés de verveine et armés de la fau- cille d’or, ils allaient cueillir, sur les chênes, le gui sacré, le gui toujours vert, symbole de l’immortalité. Les forêts ont, sur nos régions tempérées, la plus grande influence : elles interviennent non seulement dans leur aspect, au point de vue pittoresque, mais jouent le rôle le plus important sur leur température et sur la fécondité de leur sol. Sous la cime protec- trice des géants de nos forêts, le sol ombragé con- serve son humidité et, de cette façon, ils viennent en aide aux petits végétaux dont les racines délicates ne pourraient, comme celles des arbres, aller profondé- ment dans les entrailles de la terre puiser leur nour- riture. À la faveur de cet ombrage. le sol peut se re- vêtir d’un tapis de mousse qui s'oppose davantage encore à l’évaporation de l'humidité et contribue ainsi à favoriser le suintement des eaux vers les profon- deurs du sol, qui les reverse en sources limpides. Quand des averses viennent s'abattre sur les fo- rêts, chaque feuille reçoit leurs gouttes qu’elle reverse une à une pour les disséminer davantage et offrir L'ÉTÉ. 205 plus régulièrement au sol cette massed'eau que l'océan aérien lui rend pour servir à la nourriture des plantes et à l’entretien des sources. En outre, l'incessante évaporation qui s’y produit, entretient une tempéra- ture moins élevée qu'ailleurs, et celle-ci, condensant les nuages qui passent au-dessus, les convertit en pluie. Les forêts sont donc de véritables appareils de réfrigération et de condensation des vapeurs d’eau que charrie l'atmosphère, qu'elles rendent sous forme de filets d’eau qui vont rafraichir les prairies. Sur beaucoup de points les forêts ont disparu et avec elles les sources qu’elles protégeaient. C’est au déboisement que la Sologne, la Bresse, la Dombes doivent, depuis deux siècles, d’avoir perdu leur fer- lité, et partout où le déboisement a pris une grande extension, le même fait s’est produit. Combien l’on Sent mieux, pendant les chaleurs de l'été, le charme du ruisseau qui baigne les racines des vieux chênes et qui se déroule en gracieux méandres à travers la forêt. Sur ses bords se pressent les blanches renoneules et les salicaires qui réfléchissent dans le mirofr des eaux leurs épis purpurins ; la lysi- maque déploie ses thyrses, d’un jaune pur, près des ombellifères aux parasols de fleurs blanches, et plus loin des nénuphars, blancs comme des lis, laissent _flotter leurs fleurs magnifiques et leurs larges feuilles rondes qui ombragent les habitants des eaux. Les volants d'eau aux fines découpures se ramifient en tous sens, et forment de véritables forêts aquatiques 206 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. habitées par des milliers d'êtres vivants. Des lymnées et des planorbes, ou colimaçons d'eau, nagent non- chalamment, la coquille en bas, dans les eaux attié- dies. Un gros ver, couvert de vase, sort de l’eau et grimpe sur une feuille dé carex ; bientôt sa peau, des- a Rss SRE ARS Ca ps 0% CUT = A LS FL 2: RE LE CAE & ë ar SEE IR AP ; x 2 PEN A D Le, ny La libellule. séchée par les rayons brülants du soleil, se fend sur le dos, et de cette enveloppe sordide sort une briliante libellule au corps d'émeraude qui, déployant ses quatre ailes de gaze, prend son essor et donne carrière à ses instincts carnassiers en poursuivant les insectes qui voltigent en cherchant la fraicheur. De nombreux sca- rabées d'eau, dytiques et gyrins, viennent à la sur- face renouveler leur provision d'air, et plongent dans la profondeur des eaux pour y chercher une proie. Les insectes ; leur rôle dans la nature. — Les auxiliaires du cultivateur. — Les oiseaux. Dans ces jours d’accablante chaleur, où l'homme perd sa force et son énergie, des êtres vivants sans nombre, comme les grains de sable de l’océan, usent leur vie en quelques heures, naissent et disparaissent de la scène du monde. Ils ont obscurei l’air de leurs innombrables tribus, ils ont rempli l’eau des mares et des ruisseaux de leurs millions d'individus; ils criblent les plantes ; ils se logent partout, dans l’épais- seur d’une feuille, dans le pétale d’une fleur, et abri- tent dans un fruit, qui pour eux est un monde, le ber- ceau de leurs futures générations. Il en est qui courent sur le sable, d’autres parcourent les clairières, bour- donnent à l'ombre des forêts, plongent dans la corolle des fleurs qui distille pour eux le nectar parfumé. L'insecte peut choisir, chaque fleur est son domaine: ses palais sont innombrables, et leurs décors, renou- velés sans cesse, nè lui coûtent que le plaisir de vol- tiger. £ Là, la chenilleindustrieuse préparelacouche soyeuse du gracieux papillon qui doit en sortir à l’automne ; elle a rapproché deux feuilles par des liens solides, et, sous ce premier abri, elle a filé sa tente. Ayant ainsi assuré son repos, elle s'endort momentanément pour se réveiller sous une forme nouvelle, et par- courir, soutenue sur des ailes brillantes, les régions 208 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. de l'air. Fleurs mouvantes et aériennes, les papillons viennent animer ces solitudes. Celui-ci montre sur ses ailes de pourpre des yeux irisés qui lui ont valu le nom de paon de jour ; cet autre, le morio, aux ailes frangées d'or, étale en planant toute la splendeur de ses taches azurées, un troisième à les ailes d’un jaune doré qui le ferait prendre pour une fleur de genêt, lorsqu'il est posé, et lui ont fait donner le nom de soufré ; puis, c’est le vulcain aux ailes noires tachées de feu, et des nuées de papillons blancs qui croisent dans tous les sens leur vol capricieux. J'ai toujours été frappé des transformations qui s’opèrent dans la chenille. C’est d'abord un ver, ou larve, se trainant lentement sur seize moignons qui lui servent à marcher, ou à se cramponner aux bran- ches et aux feuilles. Son corps est formé d’anneaux, sa bouche armée de mandibules tranchantes et laté- rales, comme des ciseaux, et les jardiniers savent si elle s’en sert. Elle n’a pas d’yeux, à moins que l’on ne considère comme tels les petits points noirs qui, de chaque côté, garnissent sa tête écailleuse, et, comme les reptiles, elle change plusieurs fois de peau. Lorsqu’elles ont atteint toute leur croissance, les chenilles cessent de manger, elles se retirent dans un coin, se suspendent par les pieds de derrière, comme les chauves-souris pour dormir, ou se tissent un cer- cueil de soie dans lequel elles se transforment en une espèce de momie, la chrysalide, corps informe, sans apparence de pattes, d'yeux, de bouche, renfer- r — Rif BAS "x 1 2 ZE Co ' , Le “ = £ l + nr. tir # ( G L'ÉTÉ. 209 mée dans une enveloppe, sorte de suaire qui lui est adhérent de toutes parts. Cette enveloppe se brise, au bout d’un certain temps, et voilà qu’il en sort un papillon, dont l’organisation est toute différente ; il a six longues pattes, des antennes, de grands yeux à mille facettes, au lieu de mandibules courtes et tran- chantes, une longue trompe qu'il déroule comme un ressort pour pomper le nectar au fond de la corolle des fleurs, et de grandes ailes, souvent plus belles que jamais peintre ni poète n’en a donné aux anges, des ailes où la nacre, l'émail, l'or et l’argent brillent sur un fond de velours, où parfois les broderies sont semées de perles, de topazes, d’émeraudes et de sa- phirs. Et ces différences ne sont pas les seules. À un ver se traînant péniblement à terre, faisant son unique affaire de manger et de digérer, à une chrysalide inerte, succède un brillant papillon, vif, léger, agile, qui voltige dans l'air emporté par son caprice, qui semble, en volant de fleur en fleur, être attiré par le seul plaisir de savourer leur parfum, qui de sa trompe fine et délicate effleure, plutôt qu’il n’absorbe, le nectar embaumé. Les chenilles sont, de tous les animaux, les plus nuisibles aux cultivateurs et surtout aux jardiniers. Les unes sont complètement nues, les autres plus ou moins velues. Quant à leurs couleurs, fort vives et agréables chez quelques-unes, elles sont plus souvent de teintes sombres ou tout au moins propres à les 14 210 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. dissimuler aux recherches de leurs nombreux enne- mis ; ainsi, telle chenille qui vit sur les écorces, revêt la couleur de ces écorces ou celle des lichens qui les couvrent ; telle autre qui vit sur les feuilles porte une nuance analogue à celle de ces dernières. Toutes les chenilles, à très peu d’exceptions près, se nourrissent des différentes parties des végétaux ; généralement elles dévorent les feuilles, mais il y en a qui ne mangent que des fleurs, d’autres que des ra- cines ; quelques-unes habitent dans les fruits ; il y en a d’autres qui vivent dans les tiges ou même dans le tronc des arbres. La plupart des chenilles sont soli- taires sur différentes plantes, mais quelques espèces vivent en sociétés ou en familles nombreuses, et ce sont les plus nuisibles ; elles vivent sur les arbres fruitiers ou sur les arbres des forêts et commettent parfois des dégâts incalculables. C'est un préjugé généralement répandu que les chenilles sont des animaux immondes et venimeux et qu'il suffit de les toucher pour être couvert de bou- tons ; cependant il n’a rien de fondé. Ce qu'il y a de vrai, c'est que les chenilles velues qui vivent en so- ciété sur les arbres et font de grandes toiles, telles que les processionnaires du chêne et celles du bombyx chrysorrhée qui s’établissent sur nos arbres fruitiers, sont parfois très incommodes, et l’on n’y touche pas impunément. Les poils secs provenant des vieilles dépouilles de ces chenilles renfermées dans le nid se réduisent en une fine poussière que le moindre vent L'ÉTÉ. 211 enlève, et lorsqu'on la reçoit dans les yeux ou sur le visage, cette poussière détermine des démangeaisons insupportables, un gonflement des parties atteintes et de l’inflammation : mais ces effets sont dus à une action mécanique et nullement venimeuse. Il est pru- Chenilles processionnaires et papillons. dent, en tout cas, lorsqu'on veut débarrasser les arbres de ces hôtes nuisibles, de tourner le dos au vent, afin de n'être pas atteint par la poussière qui s'en dégage. Dans les prairies inondées de soleil, la vie n'est pas moins active ; alors que la température élevée fa- tigue les autres animaux et flétrit la végétation, le grillon des champs fait entendre son cri aigre et le 212 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. criquet agite sa crécelle ; des milliers d'abeïlles bour- donnent parmi les fleurs et en récoltent le miel, tan- dis que des troupes de petits papillons bleu d'azur se croisent dans tous les sens avec des myriades de mouches de toutes les couleurs. Ne vous y trompez pas, les insectes, que leur peti- tesse semble devoir faire mépriser, constituent une des plus grandes forces de la nature ; c’est un des rouages les plus nécessaires à l’équilibre et à l’har- monie de notre monde. Chaque insecte, pris isolé- ment, n’exerce qu'une bien faible influence, sans doute ; mais, lorsqu'ils sont réunis en multitudes presque infinies, ils deviennent une véritable puis- sance avec laquelle il faut compter. S'ils sont répandus partout en myriades innombrables, c’est, n'en dou- tons pas, qu'ils sont indispensables à l'équilibre de la vie sur notre globe. Les insectes ont des rapports plus ou moins intimes avec les végétaux ; les uns pour assurer leur multipli- cation en contribuant à porter le pollen d’un individu mâle dans les fleurs d’un individu femelle, souvent placé fort loin du premier; -- des groupes entiers d'insectes semblent n’avoir pas d’autre destination, — la nature leur a donné, dans ce but, des brosses de poils, des palettes propres à ramasser le pollen et à le porter au loin. Mais si un certain nombre d'insectes est destiné à cette mission de propagation, un nombre bien plus considérable sert à régler la multiplication de ces ' SL PX dut dit vit sis RS “a | ñ, D: É à L'ÉTÉ. 213 mêmes végétaux, afin de conserver de justes propor- tions entre tous les êtres répandus sur la terre, et qu'aucun ne puisse dépasser les limites qui lui sont assignées. Les insectes ont encore d’autres missions : les uns sont destinés à replacer la matière dans la circulation générale, en ne permettant pas qu'elle reste un in- stant inutile, et ils concourent dans ce but avec d’au- tres agents physiques et chimiques. Beaucoup ont pour fonction de hâter la mort des animaux et des végétaux malades; d’autres ont pour mission de com- pléter cette œuvre et ne s’attaquent qu’à des êtres morts et décomposés; d’autres font disparaître les déjections des grands animaux, afin d'empêcher qu'elles n’infectent l'air. Tous changent ces matières, devenues inutiles, en un terreau fécond, et viennent contribuer à leur transformation en gaz vivifiants. Toutefois, si les insectes sont indispensables pour maintenir l'équilibre parmi les végétaux dans la na- ture abandonnée à elle-même, ils deviennent dange- reux, ils nuisent gravement à l'homme quand celui- ei est intéressé à faire dominer certains végétaux indispensables à ses besoins. En propageant ces végétaux, en les multipliant outre mesure, il tend à rompre les harmonies de la nature, et celle-ci vient s’y opposer en multipliant dans les mêmes propor- tions les insectes destinés à empêcher cette pertur- bation. En général, les insectes sont pour nos cultures des 214 LES LOISIRS D’UN CAMPAGNARD. ennemis d'autant plus redoutables que, par leur exi- guité ou par leurs ruses, ils échappent souvent à nos investigations. Mais la nature a voulu qu'ils eussent leur place au soleil et le droit de s’asseoir au grand banquet de la vie. L'homme, qui s'intitule le roi de la création, a la vanité de croire que la terre a été créée pour lui seul; dans sa pensée, tous ses produits lui appartiennent et tout ce qui l’importune ou ne con- tribue pas à son bien-être est inutile. Mais le philo- sophe sait que rien n’est inutile ici-bas; il sait qu'aux yeux de la nature, la vie de l’homme n’a pas plus d'importance que celle du plus infime insecte, et qu’elle ne tient pas à la conservation des individus, : mais à celle des espèces. Quand celles-ci deviennent trop nombreuses, elle ouvre sa main puissante et laisse échapper les épidémies et les parasites, et chaque espèce rentre dans les limites qui lui sont assignées. Les insectes, comme les animaux placés! plus haut dans l'échelle des êtres, ont aussi leurs épidémies. Dans certaines années, une grande partie des larves périt sans cause connue ou faute d’une nourriture suffisante. Ne voit-on pas souvent périr des essaims entiers d’abeilles par une maladie spéciale ? Guichar- din nous apprend que, de son temps, il survint une maladie qui faisait périr presque toutes les abeilles, et que l'Église, se voyant sur le point de manquer de cire pour l'exercice du culte, ordonna des prières et des processions publiques pour conjurer cette épidé- dde de de. pb“ du ri: 4. io L'ÉTÉ. 215 mie. Tous les sériciculteurs ne connaissent que trop la muscardine, qui tue les vers-à soie, et tout le monde a pu voir bien souvent des mouches mortes, couvertes d’une efflorescence blanchâtre, collées aux vitres ou aux boiseries où elles étaient venues se fixer avant de rendre le dernier soupir. Outre les épidémies qui les déciment, les insectes ou leurs larves ont des ennemis excessivement nom- breux dans toutes les classes d'animaux, et dans la leur propre. Ces derniers peuvent être con-- sidérés comme des auxiliaires très utiles à l’homme, car ils vivent d'insectes végétariens et les poursuivent dans leurs re- traites les plus cachées. Les uns, comme les carabes, insectes vi- goureux et fins coureurs, les for- cent à la course. L'un des plus communs, le carabe doré, plus connu dans les cam- pagnes sous le nom de couturière ou de vinaigrier, est un bel insecte, d’un joli vert doré à reflets cuivreux. Depuis le commencement du printemps jusqu’à la fin de l’été, on le voit courir à terre dans les jardins et les champs. Il est très vorace et fait une chasse incessante aux vers, aux insectes et aux chenilles. Non seule- ment le jardinier, le cultivateur, doivent le respecter et ne-lui faire aucun mal, mais je leur conseille même de recueillir tous ceux qu'ils trouveront par les che- Le carabe doré. 216 LES LOISIRS D’UN CAMPAGNARD. mins et de les rapporter dans les champs ou dans les jardins. Comme cet insecte ne vole jamais, il s'y multipliera facilement. Il en est de même de ses con- génères, le carabe bleu, le carabe vert, le carabe noir, qui sont moins communs que le précédent, mais non moins utiles. Outre ces grandes espèces de carabes, il y en a une foule de petits, de couleur noire, bronzée ou cuivrée, qui tous vivent de proies et font une énorme destruc- tion de larves et de petits insectes déprédateurs. Comme les carnassiers parmi les mammifères, comme les lions, les tigres, les panthères, ils unissent le courage et l’audace aux instincts du carnage et de la destruction; ils ne vivent que de leur chasse, font leur proie des petits animaux sur lesquels ils s’élan- cent et les déchirent à l’aide de leurs puissantes mâ- choires. On les reconnaitra surtout à leur corps al- longé, de forme ovale, porté sur de longues pattes très propres à la course, et, en effet, on les rencontre toujours courant rapidement dans les chemins en quête d’une proie, ou cachés sous les pierres pendant la grande chaleur. Les staphylins sont également des insectes carnas- siers très utiles. Comme les carabes, ils appartiennent à l’ordre des coléoptères ou insectes à quatre ailes dont les supérieures, nommées élytres, sont crusta- cées et recouvrent comme des étuis les inférieures, qui sont membraneuses et repliées dessous. Seule- ment, chez les staphylins, ces élytres sont courtes at, hr D ie te à. 6). ! à aidant nt hé full, = © L'ÉTÉ. 217 comme celles des perce-oreilles. On dirait que la na- ture leur a refusé un habillement complet et ne leur a donné qu’une veste. Leur corps est long et étroit, leur tête, armée de fortes mandibules pointues et croisées, est séparée du corselet par un étranglement ou espèce de cou; le corselet, pas plus grand que la tète, est en carré plus ou moins long, à angles émoussés ; les élytres recouvrent à peine le tiers de l’abdomen. L'espèce la plus commune de cette nom- breuse famille, et l’une des plus grandes — elle a 3 centimètres de longueur — est le staphylin odorant. Il est tout noir et court rapidement, en relevant, comme le scorpion, l'extrémité de son abdomen. Celui-ci porte à l'extrémité deux petites vésicules blanches, qui répandent, quand on veut le saisir, une forte odeur, comparable à celle de Le staphylin. l’éther. Des insectes non moins utiles, mais appartenant à un autre ordre, sont les ichneumons. Ce sont des mouches à quatre ailes, comme les abeilles et les guêpes; mais bien reconnaissables à leur corps mince et très allongé, à leurs longues antennes toujours en mouvement et à la tarière qui termine leur abdomen, au moins chez les femelles, et qui se compose de trois filets d’une ténuité extrême. Dans quelques espèces, ceite tarière est plus longue que le corps de l’insecte qui en est armé ; dans d’autres, elle est plus courte. 218 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Ce nom d'ichneumon leur a été donné par allusion au petit mammifère de ce nom, qui est propre à l'Égypte, et que les Égyptiens adoraient, parce qu'ils supposaient qu'il entrait par la gueule du crocodile pour lui dévorer les entrailles. Cette fable n'a plus cours de nos jours ; on sait que l’ichneumon, comme tous les carnassiers du même groupe, vit de rats, de mulots, de petits reptiles, etc. ; mais il rend d’impor- tants services au bord du Nil, en détruisant les œufs de crocodilé dont il est très friand. Nos mouches ichneumons, elles, ne pénètrent pas dans le corps de leurs ennemis et ne dévorent pas leurs œufs; mais, au moyen de la tarière dont elles sont munies, elles percent la peau des chenilles et des au- tres larves d'insectes, et y intro- duisent un ou plusieurs œufs. La petite plaie se referme vite et la chenille ne parait pas en souffrir ; elle mange et vaque à ses affaires comme d'habitude. Mais, au bout d’un certain temps, l'œuf ou les œufs éclosent dans le corps de la larve qui a été piquée, et les petits vers qui en sortent vivent intérieurement aux dépens de la victime; et, comme l’ichneumon de la fable, lui dévorent réellement les entrailles. Celle-ci en meurt naturellement: cependant, il arrive quelquefois que la chenille conserve la vie assezlongtemps pour se métamorphoser en chrysalide. Le sphex ichneumon, 1 (ER L'ÉTÉ. 219 Les amateurs de papillons, qui, pour les obtenir plus frais, élèvent les chenilles ou recherchent les chrysalides, sont habitués à cette déception, de voir sortir une mouche à quatre ailes au lieu du papillon qu'ils attendaient, et ce fait est très fréquent. La famille des ichneumons est excessivement nom- breuse ; quelques espèces sont assez grandes et atia- quent les grosses larves ou les chenilles ; mais d’autres sont d’une petitesse extrême et déposent leurs œufs dans le corps de très petits insectes, tels que les pu- cerons, les cochenilles, ou même dans les œufs des autres insectes. L'ichneumon à l'instinct de découvrir la larve propre à nourrir sa progéniture; il sait trouver les larves les mieux cachées en apparence; à l’aide de sa tarière, il perce les écorces, le bois, la terre, ete., pour déposer ses œufs dans le corps de la victime qu'il a choisie. Les trois longs filets que l'ichneumon porte à l'extrémité de l'abdomen ne sont, en effet, que l’oviducte transformé en tarière, c’est-à-dire un long tube creux dont l’insecte plonge la pointe acérée dans la peau de sa victime et par lequel il fait des- cendre l'œuf dans la plaie; les deux filets latéraux ne sont que des étuis protecteurs destinés à renforcer la tarière. | Ces insectes, très répandus dans nos campagnes, rendent à l'agriculture et au jardinage des services immenses en détruisant des quantités considérables de chenilles et de larves nuisibles, et c’est principale- 220 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. ment à leur influence que le cultivateur doit souvent de voir cesser tout à coup les ravages de certaines 4 espèces dévastatrices. ë È Mais, de tous les animaux qui servent d’auxiliaires 2 à l’homme en défendant ses jardins et ses champs contre l'invasion des insectes dévorants, ce sont les oiseaux qui nous rendent les plus grands services. Leur organisation les rend, en effet, plus que tous autres, propres à cette fonction; leur grande mobi- lité et leur vitesse, leur vue perçante leur permettent d'exercer leur police sans cesse et partout où elle est nécessaire ; leur appétit insatiable et leur puissance extraordinaire de digestion leur fontconsommer jour- 4 nellement une quantité d'insectes au moins égale au poids de leur corps, et plusieurs espèces recherchent avec avidité les œufs d'insectes et en absorbent des myriades. | À l’automne de l’an passé, visitant mes arbres frui- , üers, je les vis avec effroi couverts de paquets d'œufs de ce bombyx dispar si commun dans les jardins et si nuisible. Ces œufs, enveloppés par leur mère pré- voyante d’une bourre grisâtre qui se confond avec la couleur de l'écorce et les met en même temps à l'abri des intempéries de l'hiver, couvraient le tronc et les branches. Je commençai à nettoyer les arbres de cette vermine; mais bientôt, découragé en recon- naissant mon impuissance, j'y renonçai. J'augurais fort mal de mes pauvres arbres et de la récolte qu'ils me donneraient, lorsqu'au printemps arrivèrent quel- L'ÉTÉ. 221 ques couples de mésanges et de roitelets qui, en peu d'heures, nettoyèrent si bien mes arbres qu'il ne resta pas trace d'œufs. J'ai vu un rouge-gorge débarrasser en quelques instants deux grands rosiers couverts de pucerons. Les fauvettes, les pouillots, les rossignols, les berge- ronnettes, les bruants, les pinsons, les alouettes, les grimpereaux, les hirondelles, les martinets, les pics, les étourneaux et cent autres, nous rendent des ser- vices analogues. Quand done le paysan, qui détruit ou laisse dé- truire avec indifférence ces charmants oiseaux, com- prendra-t-il qu’il est de son intérêt, je dirai même de son devoir, non seulement de s'abstenir de détruire ces êtres utiles, mais encore de les protéger et d’en favoriser la multiplication par tous les moyens pos- sibles. La chasse aux petits oiseaux est un abus ; elle ne rapporte aucun profit réel et cause un tort im- mense à l’agriculture. Quand on lit les gracieuses descriptions des auteurs anciens, on voit qu’autrefois la plus humble chau- mière avait un aspect riant; des fleurs cultivées or- naient toujours quelque coin du jardin, et dans les arbres de joyeux oiseaux faisaient entendre leurs douces chansons. Quel est aujourd’hui l'aspect des demeures de nos paysans? Elles sont pour la plupart environnées de mares infectes, de tas de fumier, dont les principes les plus fécondants entraînés par les pluies vont alimenter la mare ou le ruisseau, et pour 292 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. tout oiseau on ne voit que des poules et des canards. Plus de fleurs d'agrément, qui réjouissent l'œil de leurs brillantes couleurs, qui embaument l'air de doux parfums, plus d'oiseaux improductifs, mais si utiles par leurs chasses incessantes, si agréables par leur chant. Tout se compte, tout se pèse aujourd’hui, et ce qui ne peut rapporter d'argent est détruit ou chassé impitoyablement. Mais en raisonnant ainsi, le paysan compte mal. « Les oiseaux, dit-il, mangent mes fruits et pillent mes grains, » et, sans plus s’enquérir s’il est trompé par les apparences, il leur fait une guerre incessante et trouve même bon que ses enfants aillent ravager les nids. Qu'arrive-t-11? C'est que, délivré de ces pré- tendus ennemis, dont quelques-uns, peut-être bien, prélevaient un bouquet de cerises pour prix de leurs services, il se trouve en présence de pillards mille fois plus redoutables, sans moyens de prévenir leurs dé- gâts. Si quelques fruits devenaient la pâture des oiï- seaux, du moins les autres pouvaient acquérir toute leur grosseur; car on sait que les arbres privés de feuilles ne donnent que de mauvais petits fruits. Or, les chenilles dont la reproduction n’est plus entravée par les oiseaux, dévorent les feuilles, tout en ne mé- nageant pas plus les fleurs et les fruits. Qu’aura-t-il gagné à la destruction des oiseaux ? Rien; ses arbres au contraire seront faibles et maladifs, ils produiront peu et de mauvais fruits. Plus sage que nous, l'autorité, en Allemagne, dé- de, he, à 1 * É 1 4 À # L'ÉTÉ. 223 fend la chasse aux petits oiseaux. En Saxe, il est mème interdit, sous peine d’une forte amende, de prendre un rossignol ou une fauvette, et il faut payer % un impôt de vingt franes pour pouvoir en garder un. | Que ne puis-je introduire les oiseaux en liberté dans mon domicile ; ils me délivreraient peut-être de cet odieux insecte diptère qui tourbillonne par milliers dans ma maison, et ne me laisse pas un instant de repos. Les mouches; leur utilité. - Les vers. — Le tsetsé. â Le cousin. Non, je ne connais rien au monde de plus agaçant que les mouches. Voilà bien un quart d'heure que je m'efforce d'en chasser une de dessus mon nez, et + plus je m'obstine à défendre mon organe olfactif » contre ses attouchements inconvenants, plus elle s'en- tête à se poser dessus. C’est intolérable. Pendant les chaudes journées de juin et de juillet, cet insecte est un véritable fléau et envahit la maison en dépit du papier chimique et des pièges à mouches. En haut, en bas, dans le salon, dans la salle à manger et jusque dans ma chambre à coucher circule ce dip- tère désagréable qui, pour son sans-gène et son im- pertinente familiarité, n’a pas d’égal. Si vous le chassez de votre assiette où il vous dis- pute avec opiniâtreté les morceaux, il se jette sur _ votre verre, où non seulement il sirote le vin comme 224 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. pour en apprécier la qualité, mais, par un raffine- ment d’épicurisme, il s’y lave les pattes. Chassez-le avec votre serviette, au risque de renverser votre verre, il va se poser sur un fruit et vous regarde de ses yeux d'Argus comme pour se moquer de vous. Ft ce n'est pas tout, il fait le désespoir de la ménagère en salissant tout de ses ordures. Malgré tous ses méfaits, suivez la mouche du re- gard, et si son insolente importunité ne vous à pas fait perdre le sang-froid, observez comme elle s'élève dans l'air hardiment et sans préparation. Tout ani- mal qui saute prend son élan; l'oiseau même, bien qu'il ait des ailes, s'élève de terre; mais la mouche ouvre simplement ses ailes et la voilà partie. N’est-il pas encore plus surprenant de la voir marcher verti- calement sur une surface polie, comme une glace ou une vitre, ou se promener au plafond le dos en bas? Cela déroute complètement nos idées sur les lois de la pesanteur. La mouche domestique pond ses œufs dans le fu- mier, où vivent ses larves. Éloignez avec soin les amas de fumier des maisons de campagne, si vous voulez diminuer en été leur innombrable multitude. Ces larves sont allongées, molles, sans pattes, d’un blanc sale, rampant sans cesse en contournant leurs anneaux, et bien connues sous le nom de vers ou d'asticots. Lorsque cette larve va se transformer en nymphe — état transitoire entre la larve et l’insecte parfait — Lo HS TR | ne LT : % A . t L'ÉTÉ. 225 elle ne se file‘ pas une coque, comme tant d’autres : mais sa peau s’épaissit ; se durcit d'elle-même et lui forme une enveloppe tellement coriace, qu’elle résiste à la pression des doigts. Lorsque la mouche est for- | mée et prête à sortir, cette enveloppe se fend pour lui livrer passage. Cependant, cet insecte taquin, dont l'existence ne sembiait avoir d'autre but que d'exercer notre pa- tience, a son rôle à remplir ici-bas. Tant il est vrai que notre ignorance nous porte trop souvent à consi- dérer comme inutiles ou même nuisibles des choses qui sont parfaitement nécessaires à l'harmonie de l'univers. Outre les services que nous rendent leurs larves, en dévorant une quantité considérable de matières en décomposition, les mouches elles-mêmes seraient d’une grande utilité hygiénique, si l’on en croit les observations d’un savant naturaliste anglais. Regardez attentivement une mouche qui vient se reposer après avoir volé pendant quelque temps; | vous lui verrez exécuter une série de mouvements : comparables à ceux du chat qui fait sa loilette, ou de l'oiseau qui lustre ses plumes. Ce sont d'abord les pattes de derrière qui sont frottées l’une contre l’autre ; puis chacune de celles-ci passe sur une aile; ensuite c’est au tour des jambes de devant de se fric- tionner ; enfin, vous verrez la trompe passer sur les jambes et sur toutes les parties du corps qu'elle pourra atteindre. 15 226 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Ce manège est-il fait dans un but dé propreté seu- lement ? On l'avait cru jusqu'ici. Mais le docteur Emerson a récemment démontré qu'il en était tout autrement. Ayant placé sous le microscope une mouche qu’il ve- nait de prendre, il vit qu'elle était couverte d’animal- cules d’une incroyable petitesse. Ii renouvela son ex- périence sur d’autres mouches, et constata qu'il en était de même pour toutes. Il remarqua ensuite que ces insectes passaient leur trompe sur leur corps où il y avait des animalcules, et que les divers mouve- ments de leurs pattes avaient pour but de rassembler en un même point le plus possible de ceux-ci, pour n’en faire qu'une bouchée. I] plaça alors un morceau de papier blanc dans un endroit fréquenté par les mouches; mais en ayant soin qu'aucune d'elles n’en approchât; puis, au bout d’un certain temps, il mit le papier sous le micro- scope et vit avec étonnement qu'il était couvert de ces mêmes animalcules. Il en conclut que ceux-ci flot- taient dans l'air et faisaient partie de ces germes aériens découverts par M. Pasteur, et qu’ils s’accro- chaient aux ailes et au corps des mouches qui fai- saient curée de cette provision vivante. Il renouvela son expérience dans un grand nombre d'endroits, et constata que, dans les lieux sales où l'air est vicié, les myriades de mouches qu'y s’y pres- saient étaient littéralement couvertes d’animalcules ; tandis que d’autres mouches, prises dans des endroits int , Êné sn: TETE A Vdeti Dulaei Ent à til dus do 2 TR de ss D de he à: ÉTÉ) tp à76 L'ÉTÉ. 227 propres et bien aérés, étaient au contraire mai- gres et presque complètement dépourvues d’animal- cules. ‘Ainsi, là où la corruption existe, les germes animés qui peuvent déterminer des maladies pullulent, et de même les mouches qui leur font la chasse ; là où la’ propreté règne, il n’existe presque pas d’animalcules et les mouches y sont rares et affamées. Les mouches sont donc des destructeurs de mi- crobes, et cette découverte met au jour un nouvel an- neau de la chaîne nécessaire de destruction qui existe dans la nature. Ces animalcules microscopiques ser- vant de nourriture à la mouche, celle-ci à l’araignée, l’araignée à l'oiseau, et ce dernier aux quadrupèdes ou à l’homme. Une autre mouche, tout aussi désagréable, quoique moins commune-dans nos maisons, est la grosse mouche bleue, velue, dont le fort bourdonnement est si agaçant. Elle vole en quête de quelque morceau de viande pour y déposer ses œufs, car c’est de chair que doivent se nourrir ses larves. Elle fait le déses- poir des bouchers ; car ces œufs, qui éclosent en quel- ques heures, font promptement gâter la viande. Les vers ne sont pas plutôt nés qu'ils cherchent à manger ; ils se traînent d’abord sur la viande, qu’ils sillounent à l’aide des crochets dont leur bouche est pourvue, puis ils s’enfoncent dedans. Les entomologistes ont donné à cette grosse mouche le nom de vomitoria, parce qu’elle dégorge, quand on la saisit, une liqueur 298 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. . noirâtre infecte; le vulgaire la nomme simplement mouche de la viande. La mouche dorée, d’un beau vert-émeraude, nous rend moins souvent visite, bien qu’elle soit très commune; mais elle demeure en plein air, recher- chant les cadavres d'animaux sur lesquels elle dépose ses œufs, Les vers qui en sortent sont les véritables asticots dont se servent les pêcheurs pour amorcer leur ligne. Ces insectes subissent toutes leurs trans- formations en quelques jours, et, presque aussitôt sortie de sa coque, la mouche se reproduit et dépose ses œufs sur quelque corps mort. Ces myriades de mouches, répandues sur toutes les parties du globe, tourbillonnent autour de tous les végétaux, de tous les êtres animés et particulièrement de tout ce qui a cessé de vivre : la profusion avec la- quelle elles sont jetées partout, leur fait remplir deux destinations importantes dans l’économie générale : elles servent de subsistance à un grand nombre d'animaux supérieurs ; l’hirondelle les happe en ra- sant l’eau ; le rossignol les saisit de son bec effilé pour les porter à ses nourrissons; elles sont pour tous une manne sans cesse renaissante. D'autre part, elles travaillent puissamment à consommer et à faire dis- paraître tous les débris de la vie, toutes les substances en décomposition, tout ce qui corrompt la pureté de l'air; elles semblent chargées de la salubrité pu- blique. Telle est leur activité, leur fécondité et la suc- cession rapide de leurs générations, que Linné a pu a hs mms, L'ÉTÉ. 229 dire, sans trop d’hyperbole, que trois mouches con- somment le cadavre d'un cheval aussi vite que le fait un lion. Les poètes et les prédicateurs ont souvent parlé des vers qui dévorent nos cadavres après la mort. Mais cette image du néant de l’homme, présentée avec tantde pompe par les Bossuet et des Fléchier, cette image horrible pour ceux qui ont livré à la terre des personnes chères, est tout à fait fausse. Les vers du tombeau n'existent que dans l'imagination des poètes. Tout au plus ce sort serait-il réservé à ces puissants de la terre dont Malherbe a dit : Et dans ces grands fombeaux où leurs âmes hautaines Font encore les vaines, Ils sont rongés des vers. En effet, déposés dans de somptueux tombeaux ou dans des caveaux, ils peuvent recevoir la visite de certains insectes nécrophages, qui, pénétrant par les soupiraux des voûtes sépulcrales et par les fentes que le ferment de la pütréfaction peut avoir produites dans le cercueil même du bois le plus précieux, y dé- posent leurs œufs. Mais le pauvre, dont la dépouille mortelle gît dans une fosse de 1 mètre et plus de pro- fondeur, est à l’abri des vers et des insectes sous son épaisse couverture de terre. Il est simplement réduit en poussière et ses restes se mêlent à sa terre maternelle sans qu'aucun animal vienne troubler son repos. 230 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Mais si beaucoup de mouches nous rendent de vé- ritables services, soit comme agents de la salubrité, soit en déposant leurs œufs dans le corps des che- nilles, dont les petites larves parasites font périr de grandes quantités; il en est d’autres qui nous sont fort nuisibles, les unes en détruisant nos cultures, comme le chlorops et la cécidomye, qui attaquent les céréales, les autres en nous incom- “ / . modant par leur piqüre, comme le $ Ne stomoxe des bois, si semblable à la € > mouche commune; mais qui, à l’au- | 7 tomne, nous fait sentir vivement 4 ] | \ l'effet de son suçoir ; ce qui fait dire t \ à queiques personnes que les #2ou- La cécydomie. €Ches piquent. Telle est encore la mouche aux yeux d’or qui, dans les bois, les parcs et les prairies, au moment des grandes chaleurs, se jette sur les mains ou le visage et en- fonce. avec la rapidité de l'éclair, son dard dans la peau. L'homme n’est pas seul exposé à la voracité de ces buveurs de sang : les animaux domestiques en sont souvent fort tourmentés. Dans les temps chauds et orageux, Ces diptères féroces leur mettent le corps en sang et les rendent furieux. Toutes les personnes qui habitent la campagne connaissent bien le taon, qui attaque les bœufs, les chevaux et même l'homme. Encore nos régions tempérées sont-elles favorisées, car bien plus terribles sont certains diptères des pays : otre Msn hetéés NOR PET 9 À MGM LR dE L'ÉTÉ. 231 chauds. Tel est l’insecte dont la larve est connue à _| Cayenne sous le nom de ver macaque. Cette mouche dépose parfois ses œufs sur les narines des hommes endormis en état d'ivresse, et les larves pénètrent dans les sinus frontaux et déterminent la mort à la suite d'horribles souffrances. Tel est encore le redoutable tsetsé ou mouche zimb, qui règne en despote dans le centre de l'Afrique. A ne considérer que là petite taille de cet insecte, à peu près de la grosseur de notre mouche commune, on a peine à comprendre la frayeur qu'elle inspire aux plus forts animaux ; cependant son seul bourdonnement jette l’épouvante parmi ceux-ci. Dès qu’elle paraît, les troupeaux, saisis de terreur, se mettent à courir de tous côtés dans la plaine jusqu'à ce qu'ils tombent épuisés de fatigue. Le corps des animaux qu’elle a pi- qués se couvre de tumeurs qui s’excorient, se putré- fient et entraînent infailliblement la mort. Tels sont les renseignements que nous a laissés le voyageur Livingstone sur ce terrible diptère dont l’existence est une des causes qui rendent si difficile l'explora- tion de l'intérieur de l'Afrique. C'est du tsetsé dont parle Isaïe lorsque, prédisant la désolation de l'Égypte, il la menace de la mouche _qni viendra d'Éthiopie à l'appel du Seigneur et dont les essaims couvriront la rive des torrents au fond des vallées et poursuivront les troupeaux dans les ca- vernes et sous l'ombrage des bois. Par une étrange exception, cette piqûre est sans 232 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. danger pour Fhomme et pour la chèvre, et les peu- plades qui habitent les deux rives du Zambèse, où abonde le tsetsé, ne peuvent avoir d'autre animal do- mestique que la chèvre. L'imagination du plus brave ne serait-elle pas épou- vantée par l’idée d’une bête féroce qui, au courage et à l’avidité sanguinaire du tigre, joindrait les ailes ra- pides de l'aigle et des instruments de dissection plus terribles que n’en a jamais fabriqué Charrière. Sans aucun doute il ne voudrait pas habiter la même contrée que ce monstre, sa patrie fût-elle le Paradis terrestre. Eh bien, cet animal existe, il vit au milieu de nous et en troupes considérables; il s’élance sur notre corps, s’y cramponne avec ses griffes et plonge dans nos chairs palpitantes les affreux instruments à l’aide des- quels il se gorge de notre sang. Seulement, et fort heureusement pour nous, la Providence, qui aurait pu lui accorder la taille du tigre ou de l'aigle, s’est contentée de lui donner des proportions microsco- piques. Cet être malfaisant n’est autre, en effet, que le cousin. N’est-il pas heureux pour nous que là se soit bornée la fantaisie de dame Nature ? car si l'on observe la forme cruelle de ses armes empoisonnées; si l’on tient compte de sa voracité qui le fait s’exposer à la mort sans essayer de fuir, lorsqu'il suce notre sang ; si l’on considère le mal qu’il nous fait propor- tionnellement à sa taille, ne doit-il pas être regardé comme le plus féroce des animaux ? Re ln É Rt 4 D J L'ÉTÉ. 233 Si petit qu’il soit, le cousin est le fléau de l’huma- nité ; l’ombrage des forêts, la fraîcheur des eaux, l’in- térieur même de nos alcôves sont également troublés par son bourdonnement aigu et ses piqûres doulou- reuses. Sous le climat que nous habitons, et surtout dans les villes, le cousin ne paraît pas être un fléau si re- doutable ; mais dans les régions chaudes et principa- lement dans les pays marécageux, où ces insectes pullulent, les souffrances qu’ils causent sont intolé- rables. On ne peut ni dormir un instant ni se reposer, sans s’entourer de voiles de gaze appelés mousti- quaires. Les Caraïbes d'Amérique ne se frottaient le corps d’ocre rouge que pour éloigner les maringouins, et c’est dans ce but que les Hottentots s'enduisent de _ graisse et de beuse de vache ; peut-être est-ce à la même cause qu’il faut attribuer l'habitude de fumer le tabac, que les Espagnols trouvèrent établie chez les sauvages du nouveau monde. On pourrait croire que les contrées du Nord, déjà si peu favorisées sous d’autres rapports, devraient être à l’abri de cette peste ; mais il n’en est rien. Les malheureux Lapons en sont tourmentés à ce point qu'ils sont obligés de se frotter le visage et les mains de graisse et de vivre constamment au milieu de la fumée. Pendant le voyage qu'il fit dans ces contrées, Linné vit des malheureux qui avaient perdu l’usage de leurs membres, devenus monstrueux par les pi- qûres réitérées de ces animaux. 234 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. « Comment décrire les souffrances que nous cau- sait cette peste ailée? dit le capitaine Bach, dans son Voyage au pôle Arctique. Ges atroces persécuteurs s'é- levaient en nuages et obseureissaient l'air. Parler et voir était également impossible ; car ils s’élançaient sur chaque point de notre corps qui n’était pas dé- fendu, et y enfonçaient en un instant leurs dards em- poisonnés. Nos visages ruisselaient de sang, comme si l'on y eût appliqué des sangsues. La cuisante et irritante douleur que nous éprouvions, immédiate- ment suivie d’inflammation et de vertige, nous ren- dait presque fous. Nos hommes, même les Indiens, se jetaient la face contre terre en poussant des gémis- sements semblables à ceux de l’agonie. » Malgré sa méchanceté, le cousin est un assez joli petit être. Son dos, un peu bossu il est vrai, porte deux ailes de la plus fine gaze irisée; sa tête est ornée de deux belles aigrettes en forme de panaches, et ses yeux ont l'éclat de l'émeraude et du rubis. Mais ce qui doit surtout exciter l'admiration de l'observateur, c'est la délicatesse et la perfection de la trompe, in- strument de notre supplice. Cet appareil de dissec- tion, véritable trousse de chirurgien, consiste en einq petites lames semblables à des lancettes, les unes dentelées en scie, les autres seulement tranchantes, renfermées dans un étui. L'étui est un tube fendu dans sa longueur, très flexible, et terminé par une lèvre ou petit bouton. Lorsqu'un cousin s’est posé sur votre main, il fait | | PA * t M4 rh sarah oi: at sf il ka L'ÉTÉ. 235 sortir du bout de sa trompe une pointe très fine avec laquelle 11 tâte successivement plusieurs endroits de la peau, jusqu'à ce qu'il ait trouvé le point qui lui convient, c'est-à-dire un petit vaisseau dans lequel il puisse pomper le sang à loisir. Il a bientôt fait son choix, ce dont on est averti par la douleur que cause la piqûre ; car il fait tout à coup sortir son aiguillon de l’étui et le plonge tout entier dans la chair, en fai- sant jouer ses lames dentelées, afin d'élargir la plaie. À mesure que ces lancettes s’enfoncent, le fourreau, qui ne pénètre pas avec elles, mais est retenu au bord de la plaie par son ourlet ou bouton, se courbe en are de plus en plus aigu ; son rôle est de maintenir les lames minces et flexibles de l’aiguillon. Pour une trompe si délicate, le sang est un fluide encore trop grossier et, afin de lui donner plus de fluidité, le cou- sin y mêle une certaine liqueur vénéneuse qui déter- mine dans la plaie une irritation et une enflure plus ou moins considérables. La piqûre du cousin est par elle-même légère; mais c’est à la présence de ce li- quide vénéneux qu'il faut attribuer la douleur cuisante qu'on en ressent. Dans les chaudes soirées d'été, on voit les cousins former au-dessus des eaux de petits nuages, qui mon- tent et descendent en s’entre-croisant, et semblent se livrer, sous les rayons obliques du soleil couchant, à des danses fantastiques. | J’ai pu tout à loisir observer les mœurs des cou- sins ; Car 1l existe, au bout de mon jardin, un vaste 236 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. tonneau d'arrosage où toutes les cousines du can- ton semblent s'être donné rendez-vous pour venir y pondre leurs œufs. En effet, le cousin qui voltige dans l’air a d’abord été habitant de l’eau ; avant d’être ailé et empanaché, c'était un petit ver aquatique qui n'aurait pu vivre hors de son élément liquide. Aussi est-ce sur l’eau que la femelle va déposer ses œufs. Ces œufs sont allongés, oblongs, pointus supérieu- rement et réunis en une masse qui a la forme d’un radeau et vogue à la surface de l’eau. Tous ces œufs sont posés perpendiculairement, et l’on se demande comment l’insecte parvient à les faire-tenir dans cette position, du moins les premiers, qui doivent néces- sairement offrir trop peu de base par rapport à leur hauteur. Voici comment il s'y prend : lorsqu'une femelle veut pondre, elle s’accroche au moyen de ses quatre pattes antérieures à quelque brin d'herbe ou à quel- que petite aspérité au bord de l’eau, de manière à ce que l'extrémité de son abdomen effleure la surface du liquide ; puis elle allonge ses deux longues jambes postérieures qu'elle croise en X sous l'extrémité de l’abdomen, et pond alors son premier œuf qui reste maintenu verticalement par les jambes ; elle en pond alors un second qu’elle colle le long du premier, tou- jours en le maintenant avec ses pattes ; puis un troi- sième et ainsi de suite, et ce n’est que lorsqu'elle a pondu son dernier œuf qu’elle abandonne le petit ra- deau qui est alors en état de voguer sans risque. PO MOD CRT PUR UE L L'ÉTÉ. 237 Environ quarante-huit heures après la ponte, il sort pe de chaque œuf, par une soupape ménagée à sa partie % inférieure, un petit ver qui naît ainsi dans l’eau où il EU PT Le cousin et sa larve. doit vivre jusqu’à sa transformation en insecte par- fait. Ce ver a une forme singulière qui rappelle celle du têtard ou du dauphin de la Fable ; c’est-à-dire que TER 0 nn 238 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. sa partie antérieure est renflée et la postérieure très mince. Il est très vif, nage avec rapidité et plonge à la moindre inquiétude. Après avoir changé trois fois son enveloppe devenue trop étroite, le ver se trans- forme en nymphe, état transitoire dans lequel il va prendre sa forme définitive. La métamorphose accom- plie, il s’agit pour lui de sortir de son étui, comme le papillon de sa chrysalide, ef c’est là le moment diffi- cile de son existence, ear cet insecte qui vivait dans l’eau et qui aurait péri même si on l'en eût tiré, va passer à un état où il n’a rien tant à craindre que cet élément ; s’il y touche, il est perdu. Voici comment il se conduit dans cette situation dé- licate : il vient flotter à la surface, de façon que son corselet gibbeux soit élevé au-dessus; puis il fait effort et se gonfle de manière à faire craquer sa peau de nymphe qui se fend dans le dos, comme le ferait un habit trop étroit. Il fait alors paraître sa tête et son corselet, et les élève autant qu’il peut au-dessus des bords de l'ouverture qui leur a permis de paraître au jour. Puis il tire tout doucement la partie postérieure de son corps et se redresse de plus en plus, jusqu’à ce que son enveloppe de nymphe soit devenue vide et forme une espèce de bateau dans lequel il se tient dressé debout; car ses ailes, trop molles encore et collées le long de son corps, ne peuvent lui être alors d'aucun usage. Cette nacelle d’un nouveau genre se trouve ainsi pesamment chargée, et les bords de son ouverture 19 sante dr dinde 262 ait drécht pit dis és TENS 1 . 4 : \ j L'ÉTÉ. 239 touchent presque l’eau ; le moindre souffle peut la faire chavirer, et il faut que le cousin fasse des pro- diges d'équilibre pour se maintenir dans cette posi- tion dangereuse, mais au bout de quelques instants l'air et le soleil ont séché ses ailes et il prend son essor. La race des cousins est malheureusement douée d'une grande fécondité ; chaque femelle pond de deux à trois cents œufs, et il peut y avoir jusqu'à six géné- rations par année. De sorte qu'une seule cousine se trouve, au bout d’un an, mère ou grand'mère de quel- ques milliards de cousins. Il est vrai que tous n’arri- vent pas à bon port; il s’en noie des milliers. J'ai vu, dans certains jours où la brise était un peu forte, la surface de mon tonneau couverte de leurs cadavres. En outre, les hirondelles et les bergeronnettes en font une consommation prodigieuse. Je prends d’ailleurs le soin d’'écumer mon réservoir, et je détruis ainsi des milliers d'œufs et de larves de ces petits buveurs de sang. Le chanvre; sa culture. — Le haschich. — La cellulose. Traitement du chanvre. — La toile. -- Le papier. Par une belle matinée de la fin de juillet, je suivais un petit sentier à travers champs, lorsque le vent m'apporta tout à coup une senteur âcre et particulière dont je ne pus d’abord reconnaitre la nature. Mais, après avoir dépassé un champ de blé dont les épis 240 LES LOISIRS D'UM CAMPAGNARD. dressés me cachaient l'horizon, je me trouvai en face d'une plantation de chanvre dont les hautes tiges fleuries répandaient leurs effluves narcotiques. Le chanvre est une plante robuste, à tige droite, effilée, s’élevant à 1",50 ou 2 mètres de hauteur; cette Le chanvre. tige est quadrangulaire, cannelée, velue, rude au tou- cher, et recouverte d’une écorce qui se partage en fila- ments. Ses feuilles, placées alternativement le long de la tige, sont digitées ou composées de cinq folioles étroites, dentées en scie, d’un vert foncé en dessus et répandant une odeur désagréable. ‘Les fleurs mâles et les fleurs femelles sont portées L'ÉTÉ. 241 sur des pieds différents ; sur les pieds mâles, les fleurs forment de petites grappes à l’aisselle des feuilles su- périeures ; ces fleurs, peu remarquables, sont com- posées d’un petit calice de cinq écailles portant cinq étamines sans corolle. Les fruits naissent en grand nombre le long des rameaux sur les plantes femelles, sans apparence de fleurs ; ils sont composés de pis- tils enveloppés d'une capsule membraneuse, dans la- quelle se forment des graines arrondies, lisses, con- tenant une amande blanche, huileuse, dont les oiseaux sont extrêmement friands. Cette graine est bien con- nue sous le nom de chénevis. Dans les campagnes, les paysans donnent mal à propos le nom de chanvre mâle à celui qui porte les graines, et celui de chanvre femelle au pied qui porte les fleurs. Les pieds de chanvre mâle, ceux qui por- tent les fleurs à étamines, sont beaucoup moins nom- ‘breux que les pieds femelles ou porte-graines. Dans leur jeune âge, ils croissent plus vite et dépassent ces derniers au moment de leur floraison, de sorte qu'ils sont placés plus commodément pour verser leur pous- sière fécondante sur les pieds femelles. Mais, après avoir rempli cette fonction, leur accroissement s’ar- rête, tandis que les pieds femelles végètent avec une nouvelle vigueur et ne tardent pas à dépasser les pieds mâles. C'est à cause de cette plus grande éléva- tion et de la grosseur des tiges que les habitants de la campagne ont donné le nom de chanvre mâle au pied femelle, en vertu de cette croyance que le sexe 16 242 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. masculin a toujours la supériorité et la force. C'est de l'écorce du chanvre, comme l’on sait, que l’on tire les fibres destinées à la fabrication de la toile. Le chanvre demande une terre meuble et substan- tielle ; le temps le plus convenable pour semer est celui où l'on cesse de craindre les fortes gelées ; mais il vaut mieux, en général, semer un peu de bonne heure, afin que les semis profitent des pluies assez ordinaires vers l’'équinoxe du printemps. La graine se sème clair ou épais, suivant l'usage auquel.on des- tine le chanvre; s’il doit être employé à fabriquer des toiles, la graine doit être semée épais, parce que, dans ce cas, l'écorce plus mince produit une filasse plus fine, plus douce, plus soyeuse et qui blanchit plus fa- cilement. Lorsque le chanvre est destiné à la corderie, on le sème clair, pour que les pieds prennent plus de développement et donnent une filasse plus forte et plus longue. On arrache les pieds mâles presque aussitôt après qu'ils ont rempli leur destination en fécondant les graines des pieds femelles, c'est-à-dire au commen- cement d'août. Ce n'est que six semaines après que l'on arrache les pieds femelles, afin que les graines puissent acquérir leur parfaite maturité. Lorsque ce point est arrivé, la pointe se dessèche, le haut de la tige jaunit et le bas blanchit. Après l’arrachage, on égrène les tiges et on les réunit en petites bottes pour sécher. : Toutes les parties du chanvre répandent une odeur RP en L'ÉTÉ. 243 forte et vireuse, et l’on regarde cette plante comme très délétère. Lorsque l’on reste quelque temps exposé aux émanations qui s'élèvent d’une plantation de chanvre, on éprouve souvent un mal de tête violent, _accompagné de vertiges. Ces phénomènes sont d’au- tant plus marqués que la plante est cultivée dans un pays plus chaud, et, dans le Nord, il perd une grande partie de son activité. Dans l'Inde, les habitants mêlent les feuilles du chanvre avec celles du tabac à fumer, et se procurent ainsi une sorte d'ivresse dont les effets sont à peu près les mêmes que ceux du kaschich d'Orient. Cette der- nière substance se prépare en Arabie et en Égypte avec les sommités du chanvre pilées avec du beurre et du sucre. Le haschich provoque un état nerveux tout particulier, une sorte d'ivresse voluptueuse pen- dant laquelle l'imagination vous présente les tableaux les plus agréables, les objets les plus enchanteurs. Pour les Orientaux qui en font usage, cette prépara- tion est une sorte d'initiation aux délices du paradis de Mahomet. C'est au moyen du haschich que le cheik Assan ben Sabab, plus connu sous le nom de Vieux de la Montagne, si célèbre dans l’histoire de nos croisades, s'était rendu maître de l'imagination des fanatiques appelés par les croisés assassins, par corruption du mot arabe Aaschichins, c’est-à-dire mangeurs de has- chich. Il plongeait ces sectaires dans le délire et obte- nait d'eux une obéissance si absolue, qu'ils allaient 0 D nil 244 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. sans crainte exécuter ses arrêts de mort contre les rois et les princes, ses ennemis. Les meurtres nom- breux que commirent ces fanatiques rendirent la puis- sance de leur chef redoutable. Voici un curieux pas- sage du voyageur Marco Polo, cité par Cantu dans son /istotre universelle : « Quand le Vieux de la Mon- tagne veut confier une entreprise à quelqu'un de ces jeunes gens, il leur fait donner un breuvage qui les endort et les plonge dans l’extase des rêves les plus voluptueux; puis il leur persuade qu'ils sont allés dans le Paradis. Quand le Vieux veut faire tuer quel- qu'un, il appelle celui qui lui paraît le plus vigoureux et le plus hardi et le charge de donner la mort à celui qu'il désigne. Et ïl le fait volontiers pour retourner en Paradis. De cette manière, aucun homme n'échappe au Vieux de la Montagne lorsqu'il veut s'en défaire; aussi je vous dis que plusieurs rois lui payent tribut dans la crainte qu'ils én ont. » Quoi qu’il en soit, les effets produits par cette sub- stance sont loin d’être les mêmes pour tous les indi- vidus ; quelques personnes ont été singulièrement trompées dans leur attente, en faisant usage de cette drogue. Elles n’ont éprouvé que du malaise, des nau- sées et un état très fatigant, à la place du plaisir et du bien-être qu’on leur avait promis. Ce résultat est-il dû à la qualité du chanvre qui, comme nous l’avons dit, perd de ses propriétés narcotiques dans le Nord, ou au tempérament moins impressionnable des Occi- dentaux”?peut-être ces deux causes y concourent-elles. À RS Ÿ L'ÉTÉ. 245 L'usage immodéré du haschich produit d’ailleurs, comme l'opium, la stupeur, l'hébétement, la con- somption et la mort. La graine du chanvre, connue sous le nom de cé- nevis, est d’un usage très varié ; elle fournit un ali- ment aussi substantiel que savoureux à la volaille, et particulièrement à nos charmants oiseaux de volière ; les paysans russes et polonais la mangent pilée avec un peu de sel et étendue sur leur pain noir. L'huile de chènevis est bonne à brûler, elle entre dans la pré- paration de certains onguents et du savon vert. Ses tourteaux sont recherchés par les bestiaux qu'ils en- graissent. Les Grecs donnaient au chanvre le nom de canna- bis, qu'adoptèrent les Latins ; ce mot viendrait, dit-on, du mot celte £anab; qui signifie : petit roseau. Le chauvre, dit Hérodote, croît naturellement en Scythie ; les Thraces s’en font des vêtements qui ressemblent tellement à ceux du lin, qu'il faut être connaisseur pour les distinguer. C’est en effet de ces contrées, la Perse et la Russie asiatique, où le chanvre est encore abondant, qu’on le croit originaire ; mais :l s’est si bien naturalisé dans toutes les contrées de l’Europe, qu'il paraît en être indigène. Il semble toutefois qu’on n’en ait fait des tissus que fort tard chez les peuples occidentaux. Les Grecs et les Romains n'employaient le chanvre qu’à faire des cordes et des filets. Au té- moignage de Pline, le territoire de notre ville de Bourges donnait de fort beaux chanvres ; mais de 246 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. tissus de cette substance, il n’en est pas question. Encore au seizième siècle, l’on citait comme une ra- reté deux chemises de toile de chanvre que possédait Catherine de Médicis. On cultive le chanvre et on le travaille aux envi- rons de Compiègne, où il existe plusieurs fabriques de toiles et de cordages. Si l’on fend dans sa longueur une tige de chanvre ou de toute autre plante herbacée, on voit qu’elle se compose de filets blancs, tenaces, placés les uns à côté des autres et formant des faisceaux plus difficiles à rompre en travers qu'à séparer longitudinalement. Entre ces fibres est répandue une matière molle, spongieuse, plus ou moins verte ou blanche suivant l’âge des rameaux. Ces filets blancs, tenaces, sont les fibres, qui forment la partie solide du végétal, et la matière molle et spongieuse est le parenchyme ou tissu cellulaire de la plante. Si, poussant plus loin nos investigations, nous sou- mettons au microscope cette tige fendue pour en exa- miner la structure intime, nous aurons sous les yeux une figure qui nous rappellera assez exactement le merveilleux travail des abeilles, c’est-à-dire une suc- cession de petites cellules collées les unes aux autres par leurs parois de manière à former un tissu solide. Dans toutes les plantes, ligneuses ou herbacées, l'organe élémentaire est cette petite cellule qui, em- pilée par myriades et par myriades, forme toutes les parties du végétal. Dans le tissu cellulaire ou la pulpe L'ÉTÉ. 247 de la plante, les cellules conservent leur forme ovoïde ; mais, pour former les fibres et les vaisseaux, elles s’ajustent bout à bout en s’ouvrant aux extrémités pour communiquer entre elles, et constituent ainsi des espèces de canaux plus ou moins longs, comme des cheveux, mais bien plus fins encore. Comme ces fibres ont pour but de consolider l'édifice végétal, elles s’encroûtent d’une matière dure connue sous le nom de lgneux et constituent le bois. Quels que soient leur forme, leur transparence ou leur aspect, cellules ou fibres sont formées de la même substance, la cellulose. Toutes les parties de la plante : tige, feuilles, fleurs, écorce, bois ou moelle, ‘sont toujours formées de cellules ou de fibres, c’est- à-dire de cellulose. Les végétaux, nous le savons, puisent leur nourri- ture à la fois dans l'atmosphère et dans le sol; dans l'atmosphère par les feuilles et dans le sol par les ra- cines, et mélangeant, associant, combinant les ma- tières premières arrivées par ces deux voies, ils pré- parent la purée gommeuse, la sève qui les nourrit, et c'est avec la sève que la plante fait ses cellules ; ce sont les moellons de l'édifice végétal. La cellulose est une substance insoluble, résistante, presque inaltérable. Les acides violents ont seuls une action sur elle; l’acide sulfurique la transforme en sucre, l’acide nitrique en coton-poudre. Il faut donc une puissante action pour modifier la cellulose ; c’est _une matière qui résiste énergiquement à toutes les 248 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. causes de destruction, et cette inaltérabilité la rend propre à une foule d’usages ; mais il faut pour cela la débarrasser des matières qui l’encroûtent et altèrent sa blancheur naturelle. On arrive à ce résultat par des opérations successives : battages, lessivages, ac- tion d'agents chimiques. Il faut d’abord débarrasser la tige de l'écorce gros- sière qui la recouvre, et en même temps désagréger les fibres qui sont intimement liées ensemble par une matière gommo-résineuse. C’est le but du rowissage, opération qui consiste à faire pourrir ou férmenter les tiges par leur immersion dans l’eau. Pour cela, on les dispose par couches qu’on plonge dans une pièce d’eau ou routoir, en chargeant la dernière couche de pierres pour les faire immerger complètement. Bientôt l’eau du routoir se trouble, se teint d’une couleur jaunâtre et exhale une odeur fétide; on re- connaît à ces indices que la décomposition s'effectue. La durée de l'opération varie suivant l'élévation de la température, la chaleur ayant, comme l’on sait, une grande influence dans toutes les actions de fermen- tation. Dans nos climats, où le rouissage s'exécute généralement dans des pièces d’eau stagnante, il suffit de dix à douze jours pour que la décomposition de la matière gommeuse ait lieu. Le rouissage dans les eaux stagnantes présente de réels dangers pour la santé des hommes et des ani- maux, à Cause des exhalaisons méphitiques qui s'en dégagent. Les eaux courantes sont préférables ; mais, Mt xl L'ÉTÉ. 249 dans beaucoup de localités, l'autorité défend, dans l'intérêt de la conservation du poisson, le rouissage dans les rivières. En effet, le principe narcotique con- tenu dans toutes les parties du chanvre tue sûrement le poisson. Il existe un troisième mode de rouissage qui ne présente pas les inconvénients des deux pre- miers, mais il est beaucoup plus long, c’est l’exposi- tion sur le pré ; il dure un mois. Quand le chanvre est arrivé à point, c’est-à-dire suffisamment trempé et à demi séché sur la rive, on finit de le sécher au soleil. Dans ce but, on place le chanvre debout, par petites gerbes, qui, avec leurs tiges écartées du bas et leurs têtes liées en boule, res- semblent passablement, le soir, à une longue proces- sion de fantômes plantés sur leurs jambes grêles et marchant sans bruit le long des murs. Quand le chañvre est bien sec, on le broie et on le teille, opération qui a pour but de débarrasser les fibres des matières étrangères desséchées. On se sert pour cela d’une sorte de chevalet surmonté d’un levier en bois en forme de lame de couteau qui hache la plante sans la couper, et en disperse les débris li- gneux. On bat ensuite les fibres pour les assouplir, on les lave dans une eau courante, puis, après les avoir fait sécher en les suspendant sur une perche, on - les envoie au peignage. Le but du peignage est de séparer complètement les fibres les unes des autres, de leur donner de la flexibilité et de les ranger aussi parallèlement que 250 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. possible sans déchet provenant de la rupture des brins. Mais tous les soins qu’on apporte au peignage ne peuvent empêcher qu'une certaine quantité de brins courts ne se sépare des filaments longs et reste engagée dans les dents du peigne. Ces brins courts constituent l’étoupe, qui se carde et est mise en œuvre par le cordier ; les brins longs font la filasse qui se file et sert à faire les tissus. C'est un métier malsain que celui du chanvreur; il est sujet à des maladies qui attaquent particulière- ment les organes de la respiration, et qui sont moins l’effet des exhalaisons qui peuvent se dégager de la plante, que de la poussière fine qui s’en échappe lors- qu'il la teille ou la peigne. Cette poussière est formée de petites paillettes imperceptibles que leur légèreté tient suspendues dans l’air et qui pénètrent avec celui- ci à travers les bronches, où leur présence excite une toux plus ou moins fréquente et parfois une inflam- mation du poumon. Pour prévenir ces accidents, le chanvreur doit, autant que possible, travailler en plein air le dos au vent, ou dans un lieu couvert bien aéré. Les filaments du chanvre sont d’une longueur et d’une grosseur très limitées : pour en former un fil continu, il faut les réunir et leur donner une adhé- rence entre eux au moyen d’une torsion convenable ; c'est ce que l’on obtient au moyen du filage. L'art du filage remonte à la plus haute antiquité, puisqu'il a dû nécessairement précéder la confection des tissus, et plusieurs nations revendiquent l’hon- L'ÉTÉ. 251 neur d’avoir inventé le fuseau. Moïse nous dit que ce fut Noëma, sœur de Tubalcaïn, qui inventa l’art de filer ; les Égyptiens l’attribuent à leur déesse Isis; les Grecs, à Minerve; les Chinois, à leur empereur Yao. Quoi qu'il en soit, le fuseau et la quenouille ont une origine fort ancienne. Si nous en croyons les his- toriens et les poètes du bon vieux temps, ces paci- fiques instruments furent d’abord maniés par des reines et des princesses; mais, de notre temps, le fuseau, la quenouille et ïe rouet ne sont plus utilisés que par les jeunes villageoises en gardant leurs bes- tiaux et par les vieilles matrones au coin de leur feu. Il y a à peine un demi-siècle que ces simples instru- ments ont été remplacés par des machines compli- quées et que des moteurs, animés par l’eau ou la va- peur, s’acquittent du travail réservé dans l’origine aux doigts des femmes dans nos campagnes. Cepen- dant le classique rouet n’a pas complètement disparu, et l’on voit encore certaines demeures rustiques où, pendant les longues soirées d'hiver, les paysannes, groupées autour d’une chandelle ou d’une lampe à lu- mignon qui répand une clarté douteuse, font tourner rapidement leur fuseau entre leurs doigts agiles et dévident leur quenouille tout en écoutant le récit de quelque bonne grand’mère, ou en chantant quelque refrain connu. Quant au tissage, ses procédés sont fort anciens, et, d’après ce que nous en disent Virgile et Pline, les métiers à tisser de leur temps devaient différer fort 252 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. peu de ceux que l’on emploie encore aujourd'hui pour le tissage à la main. Les progrès modernes dans l’art du tissage, consistent principalement dans l’établis- sement du travail mécanique. C’est un Anglais, Cartwright, qui, le premier, in- venta un métier automatique, c’est-à-dire qui tissait de lui-même. Depuis lors, on peut dire que presque chaque année a vu apparaître un nouveau métier mé- canique à tisser, tant en France qu’en Angleterre. Au sortir du métier les toiles ont une couleur rousse: ce sont des toiles écrues; il faut les blanchir. Cette couleur rousse peu agréable qui masque la blancheur naturelle de la cellulose est due aux matières gommo- résineuses qui existaient primitivement dans la plante. Pour débarrasser la toile de ces impuretés, on ne con- naissait autrefois d'autre moyen que d'étendre les pièces sur un pré et de les exposer ainsi plus ou moins longtemps à l’action de lairet de la rosée. Nous avons vu de quelle inaltérabilité est douée la cellulose; elle résiste à l'oxygène de l’air et à une foule d'autres agents destructeurs.Les matières étran- geères qui altèrent sa blancheur sont au contraire fa- cilement attaquables par l'oxygène de l’air et par la rosée. Transformées par ces agents, elles deviennent susceptibles de se dissoudre dans une lessive, de telle sorte qu’en alternant plusieurs fois les expositions sur le pré et les lessivages, on parvenait, au bout de plusieurs mois, à rendre les toiles d’une blancheur parfaite. Mais ce procédé, d’une longueur désespé- L'ÉTÉ. 253 rante, nécessitait en outre l'emploi de vastes prairies qui étaient ainsi enlevées à l’agriculture. Ce fut en 1785 qu'un illustre chimiste, Berthollet, découvrit que le chlore, employé dans certaines pro- portions, produisait sur les matières colorantes végé- tales le même effet que l’air et la rosée, dans un temps incomparablement plus court et sans attaquer la cellulose elle-même. Il créa l’art du blanchiment, tel qu'on le pratique aujourd'hui. Voilà donc la toile faite, blanchie et prête à être mise en œuvre. Tout le monde connaît les nombreux usages auxquels sont appliqués ces tissus, et à quelles causes multiples de destruction ils sont soumis : les- sivages avec la cendre corrosive, contact avec l’âcreté du savon, coups de battoir, exposition à l’air, au so- leil, à la pluie; tant et si bien que les voilà déchirés en lambeaux, tachés, souillés d’impuretés de toutes sortes, et enfin jetés au coin de la borne comme inu- tiles. Mais alors ces débris, ces haïllons deviennent la matière première d’une nouvelle industrie. Ramassés parmi les immondices de la rue par le chiffonnier, on les soumet de nouveau à de rudes lessivages, et ils en ont grand besoin. Les machines s’en emparent, des griffes d'acier les cisaillent, les déchirent ; des cylindres les triturent, les broient dans l’eau, les ré- duisent en purée. La bouillie est grise, il faut la blan- chir. On fait alors intervenir de violentes drogues qui . altèrent ce qu'elles touchent et, en moins de rien, la font blanche comme la neige. 254 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. La voilà revenue à l’état de fibres végétales, de cel- lulose pure. Ces fibres, unies et entre-croisées par le feutrage qu’on fait subir à la pâte, donnent ces feuilles blanches si souples et si solides qui constituent le papier. Le papier, cette merveilleuse substance qui a exercé une si grande influence sur les progrès de la civilisa- tion, qui a tant contribué au bien-être de l’homme et au développement de son intelligence; le papier, ce véhicule de la pensée, cet instrument de propagation de toutes les connaissances humaines, vulgarisateur et éducateur par excellence. N’est-il pas, en effet, le livre de science qui seconde nos études, la gravure ou l’estampe qui développe notre goût artistique, la mu- sique qui délasse notre esprit, le roman qui nous amuse, le journal qui instruit et agite l'opinion pu- blique? Et ce n’est pas tout. Recouvert de couleur, c’est en- core le papier qui, produit à un bon marché éton- nant, va recouvrir les murs nus de la demeure du pauvre, ou bien, paré de mille nuances, tapisse l’hô- tel des riches, luttant par son éclat avec les plus somptueuses étoffes. Le papier mâché est employé dans l’ameublement et pour la décoration intérieure des édifices. | A l’état de carton, le papier entre dans un grand nombre d'articles de Paris si renommés dans le monde entier, ou bien encore il peut acquérir une ri- gidité telle qu’on l’emploie pour la fabrication des sh. ris + ( ñ à L'ÉTÉ. roues de wagon et pour le pavage. Enfin, comme le - phénix renaissant de ses cendres, le vieux papier est une des matières premières que l’on emploie à sa fa- _brication. Il me souvient d’un conte, dans lequel une bonne fée donne à une princesse, sa filleule, une noisette dont il sort une pièce de toile de Hollande, si blanche qu’elle éblouit, si fine qu’elle passe par le trou d’une aiguille. Voilà qui est certainement merveilleux. Mais, sans sortir de la réalité, n’est-il pas encore plus merveilleux de voir tant de choses sortir d’un _ simple grain de chènevis! C’est d’abord un pied de chanvre qui produira des graines d’où sortiront d'au- tres pieds de chanvre en nombre indéfini. Leurs fibres, transformées en fil, fabriquent de la toile, puis du papier, qui éprouvent eux-mêmes mille trans- formations. Pour.qui sait la comprendre, la vérité est toujours plus merveilleuse que la fable. AOÛT Fleurs des champs. -- Le tamier, légende de l'herbe aux femmes battues. Août, corruption du mot latin Awgustus, nom de l'empereur Auguste, auquel ce mois était consacré, est le huitième mois de notre année; il était le sixième dans l’ancien calendrier romain et portait le nom de sextils. Août est le mois des grandes chaleurs et des mois- sons; mais le travail des champs ne se borne pas à la récolte, il faut encore préparer la terre pour l’an- née suivante. Dès que les grandes récoltes sont eu- levées, il faut faire un labour en vue des semailles d'automne, ou bien fumer les terres. Remuez votre champ dès qu'on aura fait l’oùt, dit le vieillard de La Fontaine à ses enfants. Pendant la plus grande partie de ce mois, la cha- leur reste stationnaire, et les fleurs et les fruits se succèdent avec rapidité. Mais, si déjà la campagne a perdu sa fraicheur, elle conserve de splendides par- terres et des fleurs nouvelles que la nature tenait en réserve pour orner ses derniers tableaux. Les prai- L'ÉTÉ. 257 ries, d’un vert encore pur, ressemblent à d'immenses tapis de velours, sur lesquels on voit successivement apparaître de nouveaux décors. Les centaurées y étalent leurs couronnes purpurines, la scabieuse suc- cise offre ses capitules azurés au papillon Vulcain, que distinguent des taches de feu placées sur le fond noir de ses ailes. Les trèfles, aux corolles roses et blanches, fleurissent de nouveau et attirent les pa- pillons nacrés, dont la violette a nourri les chenilles. L’eupatoire borde les ruisseaux de ses tiges élancées, et épanouit ses légers corymbes de fleurs lilas; l’au- née montre ses grandes fleurs jaunes et enfonce ses racines odorantes dans le sol profond où la bardane puise la nourriture de son ample feuillage. Les che- mins sont bordés des fleurs bleues de la chicorée sauvage, qui ne s'ouvrent qu’au soleil du matin, des bouquets dorés de la brillante tanaisie et des gazons découpés de l’achillée millefeuille. Les bois sont rem- plis de nombreuses épervières, dont les fleurs, en épis ou en ombelles, offrent les plus belles nuances du jaune et de l'orangé, et les œillets sauvages mé- langent leurs fleurs d'un coloris si pur aux parasols rosés des ombellifères. De vastes terrains sont teints d’un lilas violet par les mille corolles des bruyères. Mais. quelle est cette jolie plante à tige grêle, sar- menteuse, qui de ses longs rameaux s'accroche aux buissons ? Ses feuilles ovales, en cœur, sont d’un vert luisant et portent à leur aisselle de petites grap- pes de fleurs d’un jaune verdâtre. Quelques fruits 17 258 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. sont déjà formés; ce sont de petites baies vertes de la grosseur d’un pois; mais quand elles seront mûres, elles seront d’un beau rouge, formeront comme des guirlandes de corail, et seront la providence des oi- seaux qui nous restent l'hiver. Mais ce n'est pas là le seul mérite de cette plante, et dans les campagnes, où l’on est pour la médecine des simples, qui ne coûtent rien, on lui attribue une foule de qualités, bien qu'elle ne figure pas dans le Codex. Sa racine, grosse et noire, a des propriétés purgatives; le suc de ses feuilles écrasées, étendu d’eau chaude, est un vomitif; et, réduites en cataplasme, ces feuilles, appliquées à l'extérieur, calment les douleurs articulaires et gué- rissent les contusions. Cette plante, précieuse à tant de titres, est, pour les botanistes, le tamier (éamus), mais pour nous autres campagnards, c’est le sceau de Notre-Dame ou l'herbe aux femmes battues. Pour- quoi ces noms? demanderez-vous peut-être. Quant au premier, je n'en sais rien; mais pour Ce qui est du second, voici ce que raconte la légende : « Un frère capucin parcourait les villages à plu- sieurs lieues à la ronde autour de son couvent, pour recueillir les offrandes et les dons en nature des fidèles. Un jour, passant dans un hameau, 1l- vit une pauvre jeune femme qui pleurait, et, s'étant enquis de la cause de son chagrin, elle se plaignit d’être con- stamment battue par son mari, et lui montra comme preuve ses bras et ses épaules meurtris et bleuis. « La sainte Vierge, lui dit le moine, m'a enseigné Ja connaissance d’une plante miraculeuse qui, non seulement guérira votre peau marbrée de taches bleues, mais encore vous empêchera d’être bat- É tue par votre mari. Mais suivez bien exactement mes prescriptions : Faites une infusion de l'herbe Le tamier. de Notre-Dame, qui croît abondamment dans les haïes à la lisière du bois, bassinez-en trois ou qua- tre fois par jour vos bras et vos épaules, etles con- tusions disparaitront rapidement. Voilà pour le pré- sent. Lorsque dorénavant votre mari, un peu pris de boisson, rentrera du cabaret, remplissez votre bou- che d’une infusion faible d’herbe de Notre-Dame. 260 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. N'avalez pas cette infusion, car elle vous purgerait : ne la rejetez pas non plus, car votre mari commen- cerait immédiatement à vous battre. » Là-dessus il partit. A quelque temps de là, repassant par le village avec sa besace sur l'épaule, le capuein vit la brave femme qui, du plus loin qu’elle l’aperçut, fit le signe de la croix et courut au-devant de lui en s’écriant : « Vous êtes un saint! Non seulement mes bras sont redevenus en quelques jours frais et blancs comme les voilà, mais encore mon mari ne m'a pas battue une seule fois, depuis que, suivant votre conseil, je remplis ma bouche de l’eau en question, lorsque je le vois rentrer entre deux vins. — Eh bien, continuez, répondit le frère mendiant en souriant. Bénissez la merveilleuse herbe de Notre- Dame, et n'oubliez pas mon couvent. » Elle lui donna une miche de six livres et plusieurs bottes de légumes, en échange desquelles il lui donna sa bénédiction. Le capucin n'était pas un saint, mais c'était un homme de sens et de bon conseil. S'il avait simple- ment dit à cette femme : Ne faites pas de reproches à votre mari et ne lui répondez pas avec aigreur quand il est ivre, car vous l’irritez et vous le poussez à vous battre, elle ne l’eût point écouté; tandis qu'ayant la bouche pleine d’eau, elle se trouvait dans l'impossibilité de lui répondre, de le mettre en co- lère et de s’attirer des coups. L'ÉTÉ. 261 Le jardin frfuitier et le potager; le melon. Les jardins ne sont pas moins riches que les cam- pagnes; aux produits du mois précédent viennent s’en joindre de nouveaux. On a toujours tous les lé- gumes en abondance et aucun mois n’est aussi riche en fruits : fraises, abricots, figues, pêches, poires, plusieurs espèces de pommes mûrissent à l’envi; il faut y joindre les amandes et les noix vertes ; enfin, c’est dans ce mois que les melons abondent le plus. Le melon, délices de toutes les tables, est un des produits de l’horticulture les plus soignés et les plus délicats. Sa chair, composée d’une aggrégation de vésicules pleines d’un suc aromatique et sucré, con- stitue un des fruits les plus délicieux de l'été. Le type du melon cultivé ne nous est pas connu, pas plus que son pays natal; les uns le font venir d’Asie, les au- tres le disent originaire de l'Afrique ; ce qu’il y a de certain, c'est qu'il -appartient aux pays chauds de l’ancien monde, qu'il gèle aisément et que, pour at- teindre sa parfaite maturité, il demande en nos cli- mats une grande chaleur. Plante annuelle, le melon a la racine branchue et fibreuse, la tige longue, rampante, sarmenteuse ; sa feuille alterne, anguleuse, arrondie, molle; ses fleurs jaunes, en forme de cloche évasée, poussent réunies en petit nombre aux aisselles des feuilles. Ces fleurs sont, les unes mâles, les autres femelles, mais por- 262 LES. LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. tées sur le même pied. Elles sont d’ailleurs faciles à distinguer au premier coup d'œil : les fleurs mâles sont plus en entonnoir et portent les étamines; les fleurs femelles sont plus évasées et contiennent un style très court avec trois stigmates épais et bifides. On s’étonne toujours de voir une plante, en apparence si faible, produire un si gros fruit, mais on se rap- pelle aussitôt la fable de La Fontaine : /e Gland et la Citrouille. AE Le melon cultivé varie dans sa forme, sa grosseur, sa couleur et la broderie de ses côtes plus ou moins saillantes, aussi bien que dans la saveur et l’excel- lence de sa chair. On les classe dans trois groupes principaux : les melons brodés ou communs, les can- taloups et les melons à écorce unie. A la première catégorie appartiennent le melon maraîcher commun, à chair d'un rouge pâle, épaisse, mais de saveur mé- diocre ; le sucrin de Tours, plus petit, à côtes moins profondes, à chair plus rouge, plus parfumée, plus sucrée, et le melon de Honfleur, très gros, de forme allongée, bien brodé, à chair jaune, suceulente et sucrée. Les cantaloups, dont le nom vient de Cantalupo, village aux environs de Rome, où ils furent d’abord et uniquement cultivés, se distinguent par leurs côtes très marquées, leur écorce épaisse et rugueuse. Leur chair fine et fondante, sucrée et d’un parfum très agréable, en fait une espèce fort recherchée. On en connait d’ailleurs de nombreuses variétés, telles L'ÉTÉ. 268 que le Prescott, le cantaloup d'Alger, le cantaloup du Mogol, etc. Les melons à peau unie ont l'écorce lisse, sans cô- Le melon. tes, verte ou panachée ; leur chair verdâtre est fon- dante, parfumée et sucrée, mais un peu fade. Tel est le melon vert de Malte que l'on cultive dans quel- ques-uns de nos départements méridionaux; mais il ne mûrit pas au nord. 26% LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Veut-on choisir un melon? Il faut en général que le pédoncule, ou vulgairement la queue, soit courte et grosse, qu'il soit pesant, qu’il exhale un peu d'o- deur, qu'il soit ferme sous le doigt. Mais il est sur- tout essentiel, dans les pays situés au-dessus du 45° degré de latitude septentrionale, de le manger bien müûür. Pour combattre et même détruire avec certitude ce que sa froideur naturelle a de vicieux sur les estomacs délicats, pour prévenir les fièvres, coliques et dysenteries qu’elle détermine souvent, il convient de boire par-dessus un vin généreux. La culture du melon ne peut se faire en pleine terre que dans le midi de la France; on est obligé, dans nos départements du nord, de le semer sur couche, dans un terrain bien abrité du nord et découvert au midi. C’est en février que se font les premiers semis, sur couches remplies de terreau et de fumier de che- val, et couvertes de châssis. Lorsque les plants sont levés, on leur donne un peu de jour en soulevant les paillassons, puis on leur donne de l’air en ouvrant les châssis dans le moment le plus chaud du jour; mais il faut avoir soin de replacer les paillassons pour la nuit. Quand les fleurs paraissent et que les plantes ont acquis un grand développement, il faut féconder à la main les fleurs femelles en secouant dessus le pollen des fleurs mâles, car les insectes auxquels incombe généralement cette fonction n’entrent pas dans les châssis. Quand le fruit est noué, on choisit le plus ED © L'ÉTÉ. 265 beau, le mieux conformé, et l’on coupe tous les au- tres. La branche qui porte le fruit doit être coupée au-dessus de la deuxième feuille située au-delà du fruit, et toutes les autres sont taillées vers la base au-dessus de la deuxième feuille. Quand le fruit est formé et commence à grossir, 1l faut lui donner très peu d’eau; on a, en effet, remar- qué que l’eau, en contact direct avec la racine, pro- duisait des melons très gros, mais creux ; si, au Con- traire, on n’arrose pas, on obtient des fruits solides jusqu’au centre et de bien meilleure qualité. Mais comme, d'un autre côté, il est important que les feuilles de la plante restent vigoureuses jusqu’à ce que le fruit soit mûr, il est nécessaire de conserver une certaine humidité dans l’atmosphère; on y ar- rive en mettant dans le châssis des soucoupes pleines d’eau. Il ne faut couper le fruit que quand il est bien mûr, et il faut le manger immédiatement: dans ces conditions, il est parfaitement sain. Les maraïchers ont l'habitude de le cueillir avant qu’il soit tout à fait mûr; mais c’est là une précaution toute commerciale, et afin qu'il ne se gâte pas lorsqu'il leur reste pen- dant quelques jours. Aussi sont-ils rarement bons, et l’on a pu dire d’eux : « Les melons sont comme les amis, on en trouve à la douzaine, mais il yen a à peine un sur vingt qui vaille quelque chose. » 266 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Le parterre. — Travaux de jardinage. — Les ravageurs : altises, limaces, escargots, vers de terre. Dans les parterres, les rosiers des quatre saisons, du roi, du Bengale, noisette, continuent de montrer leurs fleurs et sont accompagnés des dahlias, d’une nombreuse légion d’asters, de clématites, de phlox, du soleil vivace, des mufliers et d’une infinité d'au- tres fleurs plus ou moins éclatantes. On voit peu d'arbres de pleine terre en fleur dans cette saison ; cependant, c’est l’époque où l’acacia de Constanti- nople se couvre de ses élégantes aigrettes pourprées, le troène du Japon de ses panicules de fleurs blan- ches, les bignones de Virginieet dela Chine de leurs grappes de longues fleurs rouges. La sève est alors suspendue dans les arbres; c’est à ce moment qu'on commence à les couper pour les greffer et les boutu- rer. C’est aussi le temps le plus favorable pour la transplantation des arbres résineux. Les ratissages, les arrosements, les élagages sont les principaux travaux de ce mois, qui, plus aride et plus brûlant que les précédents, oblige à ombrager les plantes que dévorerait un soleil ardent et à les rafraichir par des arrosements abondants le matin et le soir. On met en place sur les plates-bandes les fleurs d'automne élevées en pépinière ; on marcotte les œillets, et l’on a soin de munir de tuteurs les grandes plantes que le vent pourrait briser. On sème L'ÉTÉ. 267 encore, pour avoir des fleurs en septembre et octo- bre, la julienne de Mahon, le réséda, le phlox de Drummond, le souci de Trianon, le thlaspi blanc, etc. Plus que jamais, il faut rechercher et détruire les insectes nuisibles; car c’est l’époque où le plus grand nombre d’entre eux vont déposer leurs œufs. Ceux-ci passeront l'hiver en sûreté, quelque froid qu'il fasse, et, au printemps suivant, en sortiront des légions de larves et de chenilles qui dévoreront vos plantations et vos semis. Sus donc aux ravageurs, et, malgré la chaleur, inspectons le jardin en commençant par le potager. Hum, hum ! voilà des tomates dont les feuilles res- semblent à de belles guipures, grâce aux _. horribles petites puces noires qui sautil- dd lent tout autour sans qu'on puisse jamais les attraper. Ces insectes, que les jardi- niers désignent sous le nom de #iquets ou de puces de jardin, mais dont le vrai nom est altise, sont de très petits coléop- . tères lisses, luisants, souvent ornés de couleurs mé- talliques bleues, vertes ou bronzées; leurs cuisses postérieures très robustes leur donnent la faculté de sauter comme les puces quand on veut les saisir. Leurs larves sont de petits vers jaunâtres à six pattes, qui vivent à l'intérieur des feuilles, où elles se creu- sent des galeries en tous sens. Ces insectes font beau- coup de mal aux plantes potagères : choux, navets, radis, tomates ; ils dévorent tout, et ne se font pas Altise grossie, pis 268 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. faute d'attaquer aussi les plantes d'agrément, surtout les giroflées, les juliennes et les résédas. Mais, hélas! ce n’est pas tout; mes semis de pois et de haricots pour l'automne sont à moitié dévorés, et mes laitues d’été ne sont pas en meilleur état. Quels sont les auteurs de ces méfaits? Pour m'en as- surer, je bine légèrement autour de mes plantes, et je ne tarde pas à mettre à découvert une famille de limaces. Il y en a de toutes tailles et de toutes nuan- ces, des rouges, des grises, des noires. Vous connaissez sans doute ce mollusque dégoû- tant. Sa forme est à peu près celle d’un colimaçon dont on aurait enlevé la coquille; comme lui, il rampe sur un large pied, comme lui, il a sur la tête quatre cornes ou tentacules, dont les deux supérieurs por- tent les yeux, comme lui enfin, il progresse lente- ment, bien qu'il n’ait pas de maison à porter sur son dos, et laisse une trace gluante sur son passage. Pouah ! la sale bête, et la méchante bête pour le jar- dinier ; car elle exerce des ravages considérables sur tous les légumes, sur les fruits et jusque sur les fleurs. Les limaces craignent le soleil et ne sortent guère que la nuit pour dévorer les plantes; pendant le jour, elles se cachent dans l'herbe, sous les pierres ou à fleur de terre. Les limaces sont des mollusques sans coquille, appartenant à la division des pulmonés, c’est-à-dire n'ayant pas de branchies pour respirer dans l’eau, comme tant d’autres mollusques; mais bien une he L'ÉTÉ. 269 sorte de poumon qui leur permet de respirer l’air en nature. Il communique au dehors au moyen d’une petite ouverture dont ils ferment à volonté l’étroit orifice et qui peut se voir sur le rebord du manteau, soit en avant, soit en arrière, suivant les espèces. Le manteau est ce disque charnu, ovale, à surface cha- grinée ou plissée, qui règne sur le dos du mollusque et près de sa tête. Ce manteau recouvre les organes La limace. > vitaux de l’animal, et c’est par conséquent leur point vulnérable; une limace embrochée par le milieu du manteau est une limace morte; blessée sur tout autre point, elle guérira promptement. Les limaces sont herbivores et recherchent surtout les feuilles succulentes et sucrées ; aussi les jeunes plantes ont-elles toujours plus que d’autres à souffrir de leurs dégâts. Elles dévorent la plupart de nos espèces potagères : choux, carottes, radis, épinards, salades, et montrent une certaine prédilection pour les plantes légumineuses, telles que les pois et les 270 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. haricots. On est souvent obligé de semer plusieurs fois les mêmes végétaux, qu’elles dévorent à mesure qu'ils paraissent. Ces êtres mollasses, rampants et gluants, sembient craindre le soleil et ont des habitudes noeturnes ou crépusculaires. C’est, en effet, le soir ou l’extrèême matin qu'on les rencontre en grand nombre, et le jour on ne reconnaît guère leur présence qu'aux traces luisantes de la bave qu'ils laissent derrière eux en rampant, sauf lorsque l'atmosphère est chargée d'hu- midité, et surtout après une pluie douce. Les années humides et pluvieuses sont particulièrement favo- rables à leur multiplication ; mais, si sèche que soit l’année, jamais la limace ne manque; à la moindre rosée, il en sort des légions de terre. Pendant le jour et surtout lorsque le soleil luit, elles demeurent cachées sous les feuilles, les écorces, sous les pierres ; en un mot, partout où il y a obscu- rité et fraicheur. Ces habitudes nous indiquent un des meilleurs moyens pour les détruire, e’est de leur offrir un certain nombre de ces abris où on sera certain de les trouver. Il suffira de mettre sur les plates-bandes des tuiles ou des planchettes de bois humides, un peu soulevées d’un côté au moyen d’un caillou, ou même de simples feuilles de chou, tous objets qui peuvent sembler aux limaces un abri eontre la chaleur du jour, pour qu'elles s’y retirent en grand nombre. On n'aura qu'à retourner ces pièges et à embrocher ces mollusques comme nous l'avons dit, au moyen d’une | L'ÉTÉ. 271 tige de fer bien aiguisée ou même d'une fourchette. On peut encore, avec plus de profit, si l'on possède une basse-cour, les donner aux poules, et surtout aux canards, qui en sont très friands. En hiver, les limaces s’enfouissent en terre, s’y engourdissent en boule et attendent le printemps. A cette époque, elles se reproduisent avec une déplo- rable fécondité; chacune d'elles pond plusieurs cen- _taines d'œufs, et des expériences m'ont prouvé que, contrairement à ce que l’on avait prétendu, ces œufs peuvent être soumis à plusieurs reprises aux rayons d'un soleil ardent sans perdre rien de leur vitalité. En présence d’une telle multiplication, on peut se demander comment la végétation ne disparaît pas tout entière de dessus le globe, car les limaces pul- lulent partout. Mais, comme nous l’avons déjà vu, la nature sait équilibrér ses forces, et lorsqu'elle a donné à un être vivant une grande fécondité, c'est toujours en proportion des chances de destruction qu'il a à courir. Il en périt évidemment un grand nombre dans l’œuf, et, à l’état parfait, elles sont re- cherchées par beaucoup d'animaux qui en font leur proie ; les oiseaux, les reptiles, le crapaud, plusieurs quadrupèdes, et notamment le hérisson, en détruisent . des quantités énormes, fort heureusement. Mais, malheureusement, l'homme, qui, malgré toute son intelligence, n’est pas encore parvenu à distinguer ses amis d'avec ses ennemis, massacre tout indistine- tement : limaces, insectes, oiseaux, crapaud, héris- 272 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. son ; et, si la nature ne lui est pas toujours favorable, il faut avouer aussi qu'il donne souvent du fil à re- tordre à dame nature. On trouve dans les jardins, dans les champs, dans les bois, diverses espèces de limaces plus ou moins voraces et par conséquent nuisibles aux cultures. Les plus répandues sont : la limace cendrée, ou grande limace grise; c’est la plus grande de notre pays: elle a souvent 15 centimètres de longueur. Sa couleur est jaunâtre ou grisâtre, tigrée de brun foncé; son man-. teau, grand et bombé, est bordé de brun. Cette espèce fuit la lumière et se réfugie souvent dans les caves, où elle va chercher les légumes qu’on y serre; mais, à la nuit, elle en sort pour se jeter sur les végétaux du: jardin, qu’elle coupe et déchiquette en peu de temps. On la trouve souvent dans les bois; elle se cache alors pendant le jour sous les feuilles ou sous l'écorce des vieux arbres. On trouve également dans les caves une limace plus petite; elle n’a que 10 à 12 centimètres, et sa peau rousse est maculée de taches claires. Cette espèce, qui ne s’engourdit pas pendant l'hiver, sans doute par suite de la température moyenne qu'elle trouve dans ce séjour, commet de grands dégâts parmi les légumes qu’on y dépose pour les sauver des gelées. La limace agreste, ou petite limace grise, que les cultivateurs nomment loche, est une des plus petites, mais non des moins nuisibles. Elle est d’un gris L'ÉTÉ. 273 transparent, tirant quelquefois sur le roux, et n’a que 4 à 5 centimètres de longueur. C’est la plus prolifique de toutes les limaces ; elle se réunit souvent par pe- tites troupes au pied des végétaux qu'elle envahit, s’insinue entre les feuilles des choux, des laitues, des chicorées et en ronge le cœur; elle monte aussi sur les arbres et les espaliers dont elle dévore les fruits. Un observateur sagace, M. E. Noël, dit avoir vu cette limace descendre des arbres en se suspendant à sa bave étirée en fil très mince et se balancer ainsi dans l'air à la façon des araignées. La grosse limace rouge, à laquelle on donne aussi le nom de /oche, est une des plus grandes espèces; elle mesure de 12 à 15 centimètres. Sa couleur est très belle, variant du rouge-vermillon au brun rouge bronzé. Moins féconde que les autres, elle n’en com- _ met pas moins de très grands dégâts quand elle pé- nètre dans un jardin, s’attaquant à toutes les plantes potagères, aux fruits et même aux fleurs, principale- ment aux dablias, dont elle ronge la tige, de telle sorte que celle-ci se brise au moindre vent. Cette espèce paraît être moins lucifuge que ses congénères, et on la rencontre souvent le jour dans les bois humides se promenant le long des sentiers. Une autre petite limace rouge à tête noire n’a que 4 centimètres de long. On la trouve principalement dans les salades, dont elle troue et hache les feuilles. Outre les pièges-abris dont j'ai parlé plus haut, un moyen efficace de défendre les plantes contre les ap- 18 274 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. proches des limaces et des chenilles, est d’en entou- rer le pied d’une large zone de suie; mais ce moyen, que l’on peut bien employer pour protéger quelques plantes rares ou auxquelles on tient particulièrement, ne peut guère être appliqué partout. Si des limaces nous passons aux escargots, la transition est naturelle, car ils ne diffèrent guère entre eux que par la coquille bien développée, qui recouvre ces derniers et dans laquelle ils peuvent se retirer complètement. Au seuil de son palais nacré, Ce mollusque à bave incongrue, Se carre en bourgeois décoré, Tout fier d’avoir pignon sur rue, a dit Béranger. Mais ce que je vous dis, moi, c'est que l'escargot est le pire ennemi des jardins. Il est vrai que, pour nous, il présente sur la limace cet avantage : s’il nous mange, nous le mangeons, c'est- à-dire cela dépend des goûts, car tout le monde n’ap- précie pas ce mets. J'ai beaucoup étudié l’escargot, non pas au point de vue gastronomique, mais à celui des mœurs, et je vais vous conter par le menu les faits et gestes de ce mollusque pulmoné terrestre. Je dis terrestre, parce qu'il existe des mollusques pulmonés aquatiques, telles sont les lymnées et les planorbes, que vous voyez nager dans les ruisseaux et les étangs, le pied en l’air et la coquille en bas ; mais ceux-là ne man- + L'ÉTÉ. 275 geant que les herbes aquatiques, nous n'avons pas à nous en occuper. Les escargots, limaçons ou hélices, comme vous voudrez les appeler, sont de plusieurs «espèces; il en est de très grandes, comme la vigneronne ou grand limaçon de vigne, qui a jusqu’à 5 centimètres de dia- mètre, et de fort petites, qui atteignent à peine la grosseur d’un petit pois. Les unes ont la coquille glo- L'escargot. buleuse, les autres l’ont plus ou moins déprimée et à spires aplaties ; mais toutes ont à peu près les mêmes mœurs et un degré de nocuité proportionné à leur taille et à leur nombre. Le gros limaçon de vigne ou hélice vigneronne est la plus répandue dans les vignes; elle abonde surtout en Bourgogne, en Champagne, et fait fréquemment son apparition dans nos jardins. Elle est de couleur roussâtre ou jaune mat, marquée de raies transver- sales noirâtres. C'est l'espèce qu'on mange le plus. 276 LES LOISIRS D UN CAMPAGNARD. L'hélice des jardins, d’un tiers plus petite que la vigneronne, lui ressemble beaucoup et n’en est peut- être qu'une variété. L'hélice némorale ou petit limaçon des jardins, la plus commune dans nos régions, est de taille moyenne, de couleur jaune, parfois rosée, avec des bandes noires ou brunes bien marquées. La couleur de sa coquille varie d’ailleurs beaucoup ; on en voit de toutes blanches et de violettes. Lorsque la mauvaise saison est proche, les escar- gots se cachent dans la terre, sous des pierres ou des feuilles et s’enferment dans leur coquille comme dans un tombeau ; elles en bouchent l'ouverture d'un couvercle crétacé ou opercule. Le froid venu, l’escar- got cesse de respirer, son cœur cesse de battre ; il se congèle même et devient dur comme un morceau de glace, si le thermomètre descend à quelques degrés au-dessous de zéro ; mais il re meurt pas pour cela. Le printemps arrive avec ses tièdes haleines, et lorsque les pluies chaudes d’avril ont fait sortir les feuilles de leurs enveloppes; lorsque les premiers roulements du tonnerre se sont fait entendre, les escargots soulèvent l’'opercule de leur coquille, sor- tent leur tête et déploient leurs longues cornes ou tentacules. Le sens de l’odorat, qui occupe chez les limaçons, l'extrémité des grands tentacules, leur apporte la douce senteur de la végétation ; l’herbe est tendre ; ils se dédommagent avec délices d’un jeûne de plu- hate Ed. at à ao ASE L es 2: ” > RE PPT TRES T4 RTS Ù nu , L'ÉTÉ. 277 sieurs mois; de toutes parts on aperçoit des lima- çons qui se promènent gravement sur le sol ou s’éle- vent le long des branches des arbustes et des ceps de vigne, dont ils dévorent les jeunes pousses. Durant les temps chauds et humides, les jeunes escargots mangent chaque jour une quantité d'aliments d’un poids supérieur à celui de leur corps; ils ont besoin de se sustenter pour grandir ; plus tard, ils sont moins voraces. Les limaçons s’attaquent à tous les végétaux dont les tissus ne sont pas trop coriaces; mais ils ont des préférences marquées : les uns s'adressent aux choux, aux laitues et autres feuilles succulentes ; d’autres sont très avides de fruits sucrés, et montent sur les arbres qui portent ces fruits. Mais, en attendant qu’ils soient mûrs, ils mangent jes feuilles et font ainsi aux arbres un tort considérable; les branches languissent, les fruits avortent ou restent petits et chétifs. Il en est même qui recherchent certaines plantes, telles que le pavot, le datura, la belladone, dont l'odeur, nauséa- bonde pour l’homme, l’avertit de leur action nuisible sur son organisation. Il faut croire que l’odorat et le goût des limaçons en sont affectés tout différemment, puisqu'ils les mangent avidement et n’en sont nulle- ment incommodés. C’est probablement à cette cause qu'il faut attribuer les symptômes d’empoisonnement qu'ont éprouvés quelques personnes après avoir mange des escargots. Aussi, est-il prudent de ne manger que les escargots operculés, c’est-à-dire dont l’ouverture 278 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD, est fermée par un couvercle ; parce qu'on est sûr alors que leur estomac est vide. Les limaçons mangent parfois de la terre, comme le font les lombrics ; mais ce n'est pas pour se nourrir ; c’est afin d'y puiser les éléments calcaires qui leur sont nécessaires pour l'agrandissement de leur coquille, pour la formation de l’opercule ou de l'enveloppe des œufs. Ils boivent aussi fréquemment et même en assez grande quantité. Vers le mois de juin, après une pluie qui a ramolli le sol, le limaçon cherche un terrain exposé au midi, pour y construire un nid destiné à recevoir ses œufs. Ce nid consiste en une cavité de forme ovale, dont l'ouverture est beaucoup plus étroite, et dont les di- mensions diffèrent suivant l'espèce qui le construit. Ce travail est pénible et de longue durée, l'animal se sert de sa mâchoire tranchante pour creuser la terre, dont il avale une partie, et c'est à l’aide de son pied, auquel il donne toute espèce de formes, qu’il enlève Ia terre ou polit l’intérieur du nid. Celui-ci terminé, l’eseargot y pond ordinairement une cinquantaine d'œufs enduits d’un liquide gluant qui les fait d'abord adhérer l’un à l’autre, comme un chapelet : de cette manière, les premiers œufs pondus arrivent doucement et sans se rompre au fond de la cavité. La ponte terminée, l’hélice bouche le conduit et égalise le terrain à la surface du sol à l'aide de son pied, et elle le fait avec une telle perfection que rien ne peut trahir l'existence du nid. L'ÉTÉ. 279 Ces œufs sont ronds, blanchâtres, recouverts d’une cuveloppe crétacée, et très gros proportionnellement à l'animal qui les produit. Ceux de l’escargot de vigne ontla grosseur d’un pois, et l’on se demande comment il peut en contenir cinquante, dont la masse forme un volume beaucoup plus considérable que celui de l'animal lui-même. On nierait avec raison la possibi- lité du contenu plus grand que le contenant, si l’on ne savait que, chez l’escargot, les œufs se développent les uns après les autres, au fur et à mesure de la ponte, et à un assez long intervalle l’un de l’autre. Les œufs éclosent du trentième au quarantième jour à partir de la ponte, selon la température régnante, et les petits en sortent, si le temps est favorable. Ils sontrevêtus d'une petite coquille mince ettransparente qui n’a qu'un tour et demi de développement. Cette coquille, principalement composée de carbonate de chaux et d’une substance visqueuse, est agrandie progressivement par l'animal, qui tient en réserve les . matériaux nécessaires à son accroissement. Ils se ré- pandent sur les végétaux, et mangent, mangent, mangent, pour se faire des matériaux. Lorsque l’escargot veut accroître sa coquille, il sé- crète une substance visqueuse jaunàtre qui, en se desséchant, ajoute à tout le pourtour de la coquille un liséré membraneux ; celui-ci ne tarde pas à durcir. Il forme ensuite un second liséré qui vient s'ajouter au premier ; puis trente, quarante lisérés sont produits ainsi successivement et forment par leur réunion un 280 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. prolongement de la coquille, un tour de spire. Les stries circulaires que l’on remarque sur la coquille indiquent ces lisérés. On a prétendu qu’un limaçon décapité, non seu- lement ne périt pas, mais que, au bout d’un certain temps, il lui a poussé une nouvelle tête. Cette croyance repose, pensons-nous, sur des observations mal faites. En effet, chez ces animaux, le cerveau, centre où abou- tissent tous les nerfs, n’est pas placé au sommet de la tête, mais bien à sa partie inférieure, en dessous et dans le cou ; de sorte qu’en enlevant le sommet de la tête, on ne lèse pas le cerveau, principe du mouve- ment, et dans ce cas le mutilé peut régénérer la partie enlevée et même recouvrer ses cornes ; mais l’opéra- tion ne réussit pas toujours. Quant à ceux dont on retranche le cerveau, ils n’en reviennent pas. Un escargot en mouvement semble glisser plutôt que marcher ; il avance comme l’aiguille d’une pendule sans paraître faire aucun mouvement. Pour recon- naître le mécanisme de la marche d’un limaçon ou d’une limace, il faut le placer sur une lame de verre et regarder en dessous; on voit se former sous le pied une série d'ondulations. L'animal s’avance porté en avant par ces ondulations, comme un navire par les flots de la mer. Lorsque l’escargot monte le long d’un arbre 6u d’un mur, le poids de sa coquille rend sa marche plus difficile; alors l’orifice d’une poche qui est située à l’intérieur du pied verse au-devant de cet organe un liquide visqueux, très gluant, qui augmente =& D vs dal te tes, ARR Et MERE | L'ÉTÉ. 281 son adhérence. Ce liquide forme ce ruban brillant que l’on observe parfois sur les traces d’un escargot 4 ou d’une limace. _ . Aupointde vue de l'alimentation, l’escargot, malgré son humble volume, joue un certain rôle. Pline nous apprend que, chez les Romains, les escargots étaient “ un mets très recherché. Des navires allaient les cher- cher en Sicile, en Espagne, et jusqu’en Afrique. On les enfermait pour les engraisser dans des parcs ap- pelés cochlearra, autrement dit, dans des escargotières. Leurs cuisiniers les apprêtaient avec non moins de recherche, et Apicius, dans son Traité de l’art culinaire, nous à transmis les différents modes d’apprêt qu’on leur faisait subir. Mis dans une chaudière avec du lait, ils y étaient laissés jusqu’à une demi-coction ; on les trempait ensuite dans de l’huile d'olive, puis on les roulait dans de-la farine et on les saupoudrait de menthe, de safran, etc. Dans les pays catholiques, les lois religieuses pla- cent l’escargot au nombre des aliments maigres : les limaçons y sont très recherchés pendant le carême. À Bordeaux, la population se rend en foule, le mer- credi des Cendres, le premier jour de carême, à un petit village appelé Cauderan, pour terminer gaiement le carnaval et prendre un avant-cvoût du carême, en y mangeant des escargots ; naturellement, on les ar- rose abondamment d’un vin généreux. Les limaçons sont aujourd’hui en grande vogue à Paris; ils ont leur place à la halle. Ce sont les huîtres Lits dx x à let D it Le 2 4" { D PET RS EU CE , d AT” { + L L \ ; 282 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. du pauvre. Et puis, disent les ouvriers de Paris, qui en font une grande consommation, « les escargots font trouver le vin bon » ! Quant à leur valeur nutri- tive, pourme servir des expressions du docteur Ebrard, ils ne valent pas même un bifteck de vache maigre ou de cheval. Mais n’en dégoûtons pas les autres. Dans le Midi, apprêtés à l’ayoli, à l’aillado, ou à la calourada, sortes de fareis à l'ail, ils font un mets très recherché. En somme, les limaçons ne sont pas moins nuisibles aux jardins que les limaces, peut-être le sont-ils plus encore, car certaines espèces, les petites principale- ment, qui se cachent facilement sous les feuilles, les buis, dans une fissure d’écorce ou d’échalas, y sont répandues en quantités considérables. Le meilleur moyen de se débarrasser des limaçons, est de les rechercher, soit de grand matin, soit après une petite pluie douce, sous le chaperon des murs et surtout derrière les treillages et les espaliers. Il m'est arrivé d'enrecueillir ainsi plusieurs centaines en moins d’une heure, et, à la campagne, il est facile de trouver des enfants enchantés de faire cette besogne pour un salaire insignifiant. Le moyen que nous avons indiqué pour sauvegarder les plantes de prédilection de l'atteinte des limaces, en les entourant d'une large ceinture de suie ou de cendres, est applicable aux escargots ; mais par un temps sec seulement. Les pièges-abris, tels que tuiles et planchettes,sont également bons pour les limaçons; L'ÉTÉ. 283 mais quelques brassées de rameaux verts, des genûts surtout, les attireront encore mieux aux heures du 4 soleil. Le Généralement, les cultivateurs et surtout les jardi- À niers enveloppent dans une même réprobation les à . vers de terre ou lombrics, qui pullulent surtout dans 4 les prés et les terrains un peu humides, et ils ne man- à, quent jamais d'en multiplier les tronçons à coups de 4 _ bêche, ce qui est un tort; car, si le ver de terre est nuisible et que, suivant la croyance répandue dans les campagnes, chaque tronçon puisse redevenir un animal complet, ils ne feraient que favoriser sa multi- plication ; mais, s’il est au contraire utile, comme l'ont prétendu quelques naturalistes, ils ont tort de le dé- truire. En réalité, Le lombric a une grande vitalité; si on le coupe en morceaux, chaque tronçon conserve longtemps le mouvement; mais, de là à ce qu'ils con- stituent autant d'individus séparés, il y a loin. Sans doute, la portion antérieure du corps, qui renferme les ganglions nerveux, les organes de la nutrition et de la reproduction, pourra reproduire l'extrémité pos- térieure enlevée, mais un tronçon privé de cesorganes importants reste bien mort. Tout le monde connaît le ver de terre, et l’ou pro- fesse généralement à son égard le plus profond dédain. Comparer quelqu'un ou quelque chose à un ver de terre, est l'expression du plus grand mépris, et nous étonnerons certainement beaucoup de gens, qui re- gardaient cet animal comme un des êtres les plus ! À nr: ; dt sets 284 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. insignifiants de la création, en leur disant qu'il joue un très grand rôle dans la nature. Mais avant d’expli- quer la mission qu’il remplit, jetons d’abord un coup d'œil sur son organisation... Le ver de terre ou lombric a le corps long, cylin- drique, beaucoup plus effilé à un bout qu’à l’autre, et divisé par des rides en un grand nombre d’anneaux — de 150 à 200 chez le ver adulte — dont chacun est muni de petites soies raides et crochues qui l’aident à se mouvoir en s’accrochant aux inégalités des surfaces sur lesquelles il rampe. L’extrémité effilée et pointue du corps est la tête; l’autre extrémité, la queue, est épaisse et obtuse. A la partie antérieure est la bouche, placée un peu en dessous et munie d’une lèvre sail- lante. Les lombrics sont privés d’yeux ; cependant ils ne sont pas insensibles à la lumière, car si l’on pro- jette sur eux, à l’aide d’un miroir, un rayon soudain de lumière, on les voit souvent plonger dans leur trou comme les lapins. Il est donc évident qu’ils peuvent au moins distinguer entre le jour et la nuit, et, de fait, rares le jour, sauf après une pluie, ils sortent la nuit au point de couvrir les pelouses et les prairies. Léur système circulatoire à sang rouge et leur système nerveux sont bien développés, mais ils n’ont pas d’or- ganes respiratoires et respirent par la peau. Les vers de terre abondent partout où le sol est humide ; bien qu'animaux terrestres, l’eau leur est né- cessaire et à ce point que l'exposition à l’air sec pen- dant une seule nuit leur est fatale, tandis qu’ils peu- 3 + dasiont.s “hab: 4 DR Éd aupes de de de À té dé Sd Lt dt du de, AU nn hé , TOY Pa Ë né. AVR f L'ÉTÉ. 285 vent vivre pendant plusieurs semaines complètement submergés dans l’eau. Quand le sol est sec l'été, ou lorsqu'il est gelé l'hiver, ils pénètrent à une profon- deur considérable et cessent de travailler. Ils rampent de tous côtés la nuit; mais, s'ils sor- tent de leur trou le jour, ils y laissent habituellement leur queue insérée et s'y cramponnent si bien qu'il est difficile de les arracher du sol sans les mettre en morceaux. Ils emploient deux méthodes pour creuser leur trou : en écartant la terre devant eux’ dans tous les sens, et en l’avalant. Dans le premier cas, le ver allonge sa tête amincie dans toute petite crevasse ou trou qu'il rencontre, puis 1l gonfle la partie antérieure de son corps de manière à écarterla terre ; mais, quand il ne peut procéder de cette façon, il avale la terre et la rejette par l'extrémité postérieure de son corps, formant ainsi ces-petits tas vermiculaires si fréquents dans tous les terrains qu'ils habitent. Non seulement les vers mangent la terre pour con- struire leur trou, mais pour en extraire la matière organique qui y est contenue ; car, comme l’on sait, la terre végétale contient non seulement de nombreux détritus de feuilles et d’autres matières végétales, mais tout un monde d'œufs, de larves et d'animaux microscopiques vivants ou morts. Leur organisation leur permet de s’assimiler ces substances nutritives et de rejeter la terre complètement épurée dans cet alambic vivant. Les terriers ainsi formés sont loin d’être de simples 286 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. trous, ce sont en réalité des puits de mine qui des- cendent parfois à de grandes profondeurs; j'en ai vu qui avaient plus de 1 mètre. Ils sont toujours perpen- diculaires ou très peu obliques, et tapissés dans toute leur étendue d’un revêtement de terre foncée très fine qui n’est autre que celle qu'ils rejettent. Cet enduit devient très compact et lisse quand 1l est sec; et comme le tube est exactement adapté à la forme du ver, celui-ci y monte et y descend fort aisément au moyen des soies raides et crochues dont son corps est garni. La plupart des trous se terminent par une petite chambre qui a sans doute pour objet de permettre au ver de se retourner dans son étroit tuyau. Les vers, avons-nous dit,avalent une quantité extra- ordinaire de terre, dont ils extraient toute la matière digestible, mais ils consomment aussi une énorme quantité de feuilles en décomposition, et ils s’en ser- vent non seulement comme d’aliment, mais comme de tampons pour boucher l'ouverture de leurs trous ; ils y emploient d’ailleurs toute autre espèce de débris organiques. Les brins de paille, les plumes, les feuilles, les morceaux de papier qu'on voit le matin fichés en terre dans les cours et les jardins et qui ont l'air d'avoir été plantés par des enfants, sont enterrés la nuit par les vers. Ces espèces de tampons ont proba- blement pour but de cacher l’entrée de leur retraite aux carabes, aux scolopendres et autres animaux qui sont leurs ennemis ; mais ils ne peuvent les mettre à L'ÉTÉ. 287 l'abri des taupes, qui en détruisent des quantités considérables. Eh bien, cette créature infime, ce ver de terre que les naturalistes eux-mêmes considéraient comme un anneau insignifiant de la chaîne des êtres orga- nisés, devient, d’après les observations de Darwin, une des forces les plus considérables de la nature et joue un très grand rôle dans l’histoire naturelle de notre monde. Il est un exemple remarquable de l'effet immense produit dans la nature par l'accumulation continue de petites causes. Ne sait-on pas déjà que les foraminifères, ces coquilles microscopiques, ont bâti des montagnes, et que Paris et ses envi- rons sont en quelque sorte construits de leurs dé- bris. ; Les vers de terre participent à modifier la surface ‘terrestre. On les rencontre sur tous les points du globe en nombre incalculable. Des expériences faites avec le plus grand soin, et comme sait les faire l’il- lustre observateur Darwin, ont prouvé que, dans un champ moyen, les vers de terre déposent à la surface 647 grammes de déjections par mètre carré en un mois. Les vers ne travaillent ni par les temps très secs l’été, ni pendant les grands froids de l'hiver; par conséquent, en prenant une évaluation très basse et même en admettant qu’ils ne travaillent que pendant six mois de l’année, ils rejetteraient par an 3*,882 de déjections par mètre carré, c’est-à-dire en nombre . rond 38 000 kilogrammes par hectare, ce qui donne- 288 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. rait en dix ans une conche uniforme de 3 centi- mètres d'épaisseur ; car, sous l'influence des vents et de la pluie, ces petits monticules finissent par s’éta- ler en couches parfaitement horizontales. [l a trouvé 1345 vers dans 1 are, ce qui donne 134500 vers par hectare. Mais il faut remarquer que cette estimation est fondée sur le nombre des vers trouvés dans un jardin et qu’il en existe beaucoup plus dans les prés. Tous les pêcheurs, qui emploient le lombric comme amorce du gros poisson, savent que, dans les prairies humides, on peut en ramasser, la nuit avec une lan- terne, plusieurs centaines en fort peu de temps. Somme toute, il paraît bien prouvé que, sur chaque hectare de terre adapté à l’œuvre des vers, un poids de 38 tonnes de terre passe annuellement par leur corps et est ramené du sous-sol à la surface. Par ce travail des vers, la terre végétale est en mouvement constant, quoique lent, et des surfaces fraîches sont continuellement exposées à l’action des agents atmos- phériques. Les feuilles que les vers entraînent dans leurs trous sont déchirées en minuscules fragments, partiellement digérées, saturées de leurs sécrétions et ensuite mélangées à la terre, et c’est cette terre qui forme ce qu’on appelle l’humus. Comme on le voit, le ver de terre est loin d’être nuisible, et peu d'animaux sont appelés à jouer un rôle plus important dans l’éco- nuomie de la nature. ar d PT NC TO PPT PTS CIN Er naise ornée. L'ÉTÉ. 333 La pre des potagers. — M. de Buffon et son valet de chambre. Le crapaud. Mais je reviens, non pas à mes moutons, mais à mon potager, et je vois mes beaux choux. percés à jour. Quels sont les auteurs de ce méfait? Sont-ce les limaces, ou les escargots ? Non, ce n'est pas leur manière de travailler.C'est là l’œuvre d’une punaise tout habillée de rouge et de noir, comme Méphisto- phélès. On l’appelle la pu- Qui l’a appelée? Ce n'est pas moi, assurément. Pour une belle punaise, c’est une belle punaise, au La punaise ornée. point de vue entomolo- gique, mais c'est un être absolument désagréable pour les amateurs de choux et d'autres crucifères ; car non seulement elle les fait dépérir en déchi- quetant leurs feuilles, mais encore elle imprègne de son odeur infecte les plantes sur lesquelles elle se promène. Cet insecte à robe bariolée est d'autant plus difficile à attraper qu'il vole dans les ténèbres et disparaît en plein jour. Il faudrait, pour le sur- prendre, se lever avec le soleil. Donc, lorsqu'on a un jardin et qu'on veut devancer les punaises, les 19 M AVE sd | Me rer SACS ON < . Fe Ü Lars PTT NE : | RS : 299 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. limaces, les courtilières, les blattes, les mulots, les loirs et autres maraudeurs, il faut aimer à voir lever l’aurore ; ou, pour mieux dire, il serait bon d’être sur pied toute la nuit et d’avoir des yeux de chat, car, comme tous les malfaiteurs, c’est dans les ténèbres que tous ces ravageurs déploient la plus grande acti- vité. Malheureusement, ce genre de vie serait incom- patible avec la santé pour un honnête homme, à moins qu'il ne se résignât à mener une vie de noctambule, c'est-à-dire à dormir le jour et veiller la nuit; ce qui ne me paraît nullement agréable. Il suffirait même de se lever au petit jour pour sur- prendre tous ces malfaiteurs, au moment où ils se préparent à quitter la scène, comme le braconnier qui se porte près du terrier du lapin au moment où celui-ci va rentrer au gîte. Mais il n’est pas donné à tout le monde de se lever aussi matin. Cependant avec une ferme volonté on y arrive ; témoin le grand Buffon, dont l’exemple se trouve ici fort bien placé, puisqu'il est question d'histoire naturelle. M. de Buffon, homme du monde et fort recherché, se couchait tard ; mais comme il était en même temps grand travailleur, il s’imposait d’être debout tous les jours à cinq heures en été, à six heures en hiver. Cela lui coûtait souvent; mais, pour en assurer la réali- sation, son valet de chambre, Joseph, recevait un écu chaque matin pour l’éveiller et le faire lever à l’heure dite, et pour arriver à ses fins tous les moyens lui étaient permis. L'ÉTÉ. 291 Un jour donc, Buffon, vaincu par le sommeil, ne voulait absolument point quitter son lit. Joseph le tira par les pieds. « Insolent! criait Buffon, sortez, je vous chasse. » Joseph sortit en effet, mais pour revenir aussitôt avec une cuvette d’eau glacée qu'il lança sur son maître, mais en se sauvant cette fois pour de bon. Il ne reparut que quelques heures plus tard. « Tenez, mon bon Joseph, lui dit Buffon, voilà votre écu ; vous l’avez bien gagné. » « Je dois à ce garçon-là, disait-il à la fin de sa vie, trois ou quatre volumes de l’Hrstoire naturelle. » Buffon habitait son château de Montbard pendant neuf mois de l’année, bien qu'il fût surintendant du Jardin des Plantes. La légende qui le représente ne travaillant qu’en manchettes est un conte fait à plaisir. Il travaillait jusqu’au diner — deux heures — en robe de chambre, puis reprenait ses allures mondaines jus- qu’au soir. | Quoi qu’il en soit, ce moyen de se lever matin me semble un peu pénible, et je préfère avoir recours aux auxiliaires précieux que nous fournit le règne ani- mal, auxiliaires dont je vous ai déjà parlé, et au pre- mier rang desquels je place le crapaud. Le crapaud est une des victimes les plus innocentes de la calomnie. Incapable de plaider sa cause et de re- pousser les accusations lancées contre lui, le pauvre batracien se voit voué à l'exécration publique et à toutes les persécutions qu’elle entraîne. Objet d'hor- Fin 248 POINT fn FR be CT A+ _ ; on F7 OR PTE \ k / Re Er 292 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. reur et de dégoût, on le poursuit, on le traque partout dès qu'il paraît pour jouir de la part d’air et de soleil que son créateur lui a départie. C’est un haro géné- ral, c’est à qui lui jettera la pierre, c’est à qui le fera souffrir et inventera quelque nouvelle torture pour la pauvre bête. Et celle-ci se venge en rendant d’im- menses services à ses bourreaux, jardiniers ou marai- chers, qui ne s’en doutent même pas, car nul mieux qu’elle n’attrape les punaises, les limaces et autres mécréants. Et, après tout, de quoi l’accuse-t-on? « Il est hideux et dégoûtant, dites-vous, sa morsure est dangereuse ; 1l lance son venin sur ceux qui l’appro- chent. » Votre jardinier vous à même dit que, lors- qu'un crapaud touchait un chou ou une salade, ils étaient empoisonnés ; et que sais-je encore! Voilà, en effet, de graves accusations, et, si elles sont fondées, je dois avouer qu'on en a lapidé de moins coupables. Seulement, 1l est juste, avant de condamner un accusé, d'examiner les pièces du pro- cès. Et d’abord, il ne mord pas; comment mordrait-il, puisqu'il n’a pas de dents? Il est vrai qu'il lance par- fois, quand on l’irrite, un petit jet de liquide ; mais ce liquide n’a rien de venimeux, non plus que l'humeur visqueuse qui suinte des verrues de sa peau ; d’ha- biles chimistes s’en sont assurés, et il n’y à aucun doute à cet égard. J’ai d’ailleurs manié cent fois des crapauds, sans en être jamais incommodé. Reste donc sa laideur, et il faut avouer que ce grief-là est au moins fondé. Son corps ramassé et ventru, sa peau PO OR CP L'ÉTÉ. 293 livide, couverte de verrues d’où suinte une humeur visqueuse, sa démarche lourde et rampante en font un être absolument disgracié de la nature. Mais quoi: faut-il done maudire tous ceux à qui la nature n’a pas accordé la beauté en partage ? Que deviendrions-nous, , grand Dieu! La laideur n’est odieuse que lorsqu'elle se pavane. Le seul moyen de défense que la nature ait accordé au crapaud, consiste dans la faculté de gonfler sa peau Le crapaud. d’air comme un ballon; son corps se trouve ainsi placé au milieu d’une couche élastique qui amortit les chocs. C’est ce qui fait qu'il résiste longtemps aux coups de pierre et de bâton dont les enfants sont si prodigues à son égard. Il n'est pourtant pas invulnérable, et bien souvent il perd un œil ou une patte à la bataille dont lui seul paye les frais. Il ne bouge plus; on le croit mort; puis, quand l'orage est passé, il se traîne sous une pierre ou entre deux touffes d’herbe ; il se dégonfle, il se repose, et le soir on l’entend chanter - > 4 Æ ex = 294 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. sa chanson mélancolique composée de deux notes flû- tées : Pi! pou!! J'ai eu pendant assez longtemps des relations d’a- mitié avec un gros crapaud qui habitait chez moi. Cet estimable batracien, sans m'en demander l’auto- risation, avait élu domicile dans un trou qui s'était produit sous une des marches de pierre du perron qui donne sur mon jardin. Il y restait tapi tout le jour, mais, quand venait le soir, il en sortait pour aller chercher sa pâture. Un jour, le temps pluvieux sans doute l’engagea à commencer plus tôt son excursion habituelle, et je l’aperçus, à quelques pas de sa re- traite, immobile et accroupi sur ses jambes de der- rière que cachait son gros ventre, ouvrant de grands yeux béats. Il ressemblait ainsi à l’une de ces sta- tuettes qui nous viennent de la Chine et qu’on appelle des magots. Peut-être réfléchissait-11l mûrement si aller plus loin n’était pas une imprudence. Je m'approchai et lui jetai un ver de terre; il fit d’abord un demi- tour, comme pour regagner son trou, mais le ver était tombé près de lui, il remuait, la tentation était trop forte, et, allongeant la tête avec une promptitude dont je ne l'aurais pas cru capable, il lança comme un trait hors de son énorme bouche une langue gluante et engloutit le ver; puis il reprit sa position de magot. Sans doute, son opinion à mon égard s'était amé- liorée, car il ne bougea pas, et je finis par gagner tout à fait ses bonnes grâces en lui jetant plusieurs lombrics qu'il engloutit avec la même vivacité. Aux L'ÉTÉ. 295 lombries succédèrent des limaces, puis des chenilles qui reçurent le même accueil. Émerveillé des talents gastronomiques de mon nouvel ami, je lui donnai à partir de ce jour de nombreux compagnons, et, bien que ravagé trop souvent encore, mon jardin l’est beau- coup moins que ceux de mes voisins qui ont horreur du crapaud. Il faut dire, d’ailleurs, que cet estimable animal ne recherche pas les louanges ; modeste à l'excès, il semble avoir conscience de sa laideur et du dégoût qu'il inspire et ne se montre pas volontiers ; il ne tra- vaille que la nuit et reste caché pendant le jour. J’en ai bien au moins trois douzaines dans mon jardin, et je reste souvent quinze jours sans en voir un seul, sauf toutefois après.les pluies d'orage. Oh ! alors, ils surmontent leur timidité, et on les voit sortir de tous côtés, surtout les petits, qui sautillent comme des diablotins le long des allées sablées. C’est en réalité un spectacle très réjouissant. Surpris de cette appa- rition subite, beaucoup de gens ont cru qu'ils tom- baient du ciel avec la pluie; des personnes sérieuses même ont tenté d'expliquer ce fait extraordinaire par des trombes qui auraient enlevé les œufs avec l’eau des mares. Mais, si l’explication méritait d’être ré- futée, on pourrait leur objecter qu'il devrait, à plus forte raison, tomber des têtards, première forme du crapaud, et qu’il en tomberait aussi bien sur les villes que dans les campagnes ; ce qui ne s’est jamais vu. Un de mes voisins prétend que les crapauds sortent 296 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. pendant une averse pour avoir de l’eau, d’où le dicton : « Saute, crapaud, nous aurons de l’eau. » Moi, je crois le contraire; ce n’est pas de l’eau qu'ils viennent cher- cher, et s’ils sortent de leur trou en toute hâte, c’est pour échapper au danger d’être noyés. Le crapaud est donc en cela comme tous les animaux qui habitent le sol : quand sa demeure est inondée, il Ia quitte. Le crapaud passe la plus grande partie de sa vie sur terre, et non dans l’eau, comme la grenouille ; mais c’est cependant dans ce dernier élément que les femelles pondent leurs œufs et que les petits passent le premier temps de leur jeunesse sous la forme de têtards. Aussi ai-je, tous les printemps, dans mon petit étang, la représentation curieuse de la ponte des crapauds avec accompagnement d’une musique que je ne puis comparer qu'à celle que produirait un chœur de jeunes chats mélomanes. La moisson. — Le faucheur et la ramasseuse. — Les meules. Conservation du blé. Août est le mois de la moisson — messidor —. Cette opération demande toute la prudence et l’acti- vité du cultivateur ; c’est la fin et le couronnement en quelque sorte de ses travaux. Quel mouvement, quel train, quelle fatigue! Et comme on se rend bien compte de l’énormité de la tâche, lorsque, traversant la Beauce, on voit cette mer d'épis ondulants, dont l'œil n’aper- çoit pas la fin. Il faut cependant qu’en quelques jours n nn als, Ernie aie à 3 L'ÉTÉ. 297 tout cela soit abattu, assemblé en javelles, puis en meules et rentré; car vienne une rafale, une forte pluie ou même la grêle, et voilà le fruit d’une année de travail perdu. La coupe des céréales et en particulier du blé se fait à la faucille, à la faux ou à la sape ; la faucille est l'instrument qui ménage le plus le grain, lorsqu'il est bien mûr ; mais elle n’opère qu'avec une extrême len- teur, et l’on ne s’en sert guère dans nos régions. La faux est plus généralement employée, comme plus ex- péditive, ou la sape, surtout si les blés sont versés ou roulés, et l'usage de ce dernier instrument, employé surtout en Belgique et dans le Nord, tend à se répan- dre de plus en plus. Toutefois, dans les grandes ex- ploitations, on fait usage des moissonneuses mécani- ques, qui opèrent beaucoup plus vite, avec économie, et peuvent remédier à la disette de bras qui afflige les campagnes ; mais les innovations font lentement leur chemin à travers champs, et c’est encore aujourd’hui la faux qui est le plus employée. Il vaut mieux commencer la récolte trop tôt que trop tard, sans cependant trop se presser; cela dépend, d’ailleurs, du temps qu'il fait; en réalité, le moment précis est celui où le grain, n'étant plus en lait, se coupe facilement avec l’ongle et où le chaume est devenu blanc, les nœuds inférieurs restant encore verts. Les petits cultivateurs fauchent généralement eux- mêmes leurs moissons, ou les faucheurs l’entrepren- 298 LES LOISIRS D’UN CAMPAGNARD. nent à la tâche. C'est un rude métier que celui de fau- cheur ! non moins rude celui de la ramasseuse chargée de relever l’andain — ce que couche à terre un coup de faux — et d'en former des javelles. Tous deux par- tent avant l’aurore, mangeant le long du chemin leur morceau de pain frotté d’un oignon, heureux s’ils peu- vent y ajouter quelques gouttes de piquette ou de mau- vaise eau-de-vie. Le ciel se teinte à peine de rose au levant et la plaine est encore dans l'ombre; mais il n’y a pas de temps à perdre, et l’homme aiguise sa faux. Le silence n’est interrompu que par le chant de la caille et le cri aigre du grillon, auquel se joint bientôt le sifflement strident de la faux, qui abat les épis d’un mouvement régulier et continu, comme celui du ba- lancier d'une horloge. Ranimé par la fraicheur du matin, le faucheur avance à pas pressés et couche à terre des rangées d’épis que la ramasseuse s’empresse de former en ja- velles ; mais c’est lorsque le soleil est arrivé à son zénith, que ce brave ouvrier de la plaine montre ce que peut l’énergie et la volonté. Brüûlé par les rayons d’un soleil ardent qui tombe d’aplomb sur sa tête, déjà fatigué par six à sept heures de travail, la sueur ruisselle sur son corps. C’est alors que devient vraie cette métaphore que l’homme arrose la terre de ses sueurs. Vers midi, il s'arrête et reprend des forces au moyen d'un léger repas et d'une courte sieste ; cinq quarts d'heure à peine ; puis il saisit de nouveau sa faux hi" LENS 2 À hd TT | PL D | | È 3 à ; L'ÉTÉ. 299 et la fait manœuvrer jusqu’à la nuit. Après quinze ou seize heures d’un travail aussi fatigant, le faucheur se retire à pas lents, suivi de la pauvre ramasseuse, et tous deux n’aspirent qu'aux quelques heures de repos qu'ils ont si rudement gagnées, car, à l’aube, il leur faudra reprendre leur dur labeur. Le plus souvent, c’est dans une grange et sur la paille qu'ils passent la nuit, et ils n’ont pas d’insomnies, je vous assure. QIl n’y a que celui-là seul qui l’a fait pousser, me disait un paysan, qui sait ce que vaut une bouchée de pain. » Cette rude bataille de la moisson dure quinze jours à trois semaines. Un faucheur habile et son aide peu- vent ainsi couper, ramasser et lier environ 40 ares ou 1 arpent de blé par jour, etils gagnent ensemble de 10 à 12 francs, dont un quart pour la ramasseuse. Mais cette bonne aubaine n’a lieu qu’une fois par an. Lorsque, par suite d’un temps incertain, on coupe le blé un peu vert, après quelques jours de javelle on le met en moyettes ; c'est-à-dire qu'après avoir lié les javelles en bottes, de manière à former une gerbe, on place cinq ou six de celles-ci debout, les épis en haut, un peu inclinées les unes contre les autres : puis, par- dessus ces gerbes, on en pose une en guise de toit, en écartant les épis et en les tournant vers la terre. Aïnsi disposé en moyettes, le blé peut rester sur place près d’un mois ; il achève de mürir et son grain y devient plus lourd et plus nourri ; il peut même braver plu- sieurs jours de pluie, sans fermenter et sans que le grain soit exposé à germer dans l’épi, ce qui n'arrive + 300 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. que trop souvent, quand les javelles restent à plat sur le sol humide. Enfin, dès que les gerbes ou les moyet- tes sont sèches et que le temps est favorable, il faut les rentrer, sans tarder, et ne pas oublier qu’un seul jour de retard dans la moisson peut amener la perte d’une partie de la récolte. Les blés secs, on les dispose en meules ou on les transporte à la grange avant le moment de l’égrenage. Qui n’a vu en ce mois d’août, dans les champs, aux alentours des villages et des fermes, ces énormes meules de paille, dont la plupart sont faites avec une rare perfection? C’est le moyen employé généralement pour mettre les céréales à l’abri des intempéries, lors- que la ferme ne possède pas tous les abris nécessaires à son exploitation, ce qui, malheureusement, est la règle commune, au grand détriment des récoltes. Il arrive, en effet, que ces meules sont détruites par l'incendie : tantôt c’est un fumeur imprudent, qui s’est couché à l’ombre et qui, en allumant sa pipe, a en même temps allumé sa chambre à coucher ; tantôt c'est un de ces vagabonds, ennemis de la propriété, graine d’anarchiste, qui y met le feu pour le seul plai- sir de détruire; d’autres fois, ce sont les locomotives qui lancent leurs escarbilles et incendient les meules voisines des lignes ferrées. Comme généralement les meules sont assurées et que les compagnies d’assu- rance ou de chemin de fer payent les dégâts, le paysan ne s’en inquiète pas autrement; mais cela n’en est pas moins perdu pour la consommation. BANENLLER SRE | La construction des meules. 1 LA ne L'ÉTÉ. 308 En outre, pour peu que la saison soit pluvieuse, ce qui arrive fréquemment dans notre climat, malgré la couche de branchages et de paille qui forme le sous-trait de la meule, les gerbes inférieures seront gâtées par l'humidité du sol. Il est vrai que, même lorsqu'il fait sec, la base de la meule sert de refuge à une telle quantité de rats, de souris, de mulots et d’autres ron- geurs, qui trouvent là la nourriture et le couvert, que ces gerbes du bas sont toujours en partie perdues. Nos voisins les Anglais, à qui nous pourrions em- prunter quelques bons usages, surtout en agriculture, ont imaginé, dans le but d’éviter ces inconvénients, des plates-formes supportées par des piliers en forme de cône renversé, sur lesquels les animaux ne peuvent grimper ; c'est sur ces plates-formes, élevées dans un enclos spécial, que l’on construit les meules. (te 1 Mais voici justement qu’on en construit une dans mon voisinage ; voyons comment on procède pour éle- ver cette espèce de kiosque : le meulier plante d'abord un fort piquet en terre, puis, à l’aide d’un cordeau qu’il attache au piquet, il trace autour de celui-ci un cercle de la dimension qu’il veut donner à la meule. Il garnit le sol d’un lit de branchages, recouvert de paille, d’une épaisseur de 30 à 40 centimètres au moins, afin que les gerbes de blé ne soient pas en contact avec la terre, puis il procède au placement des gerbes, Il commence par piquer, dans la perche centrale, une gerbe, les épis en haut, et range, tout autour de cet axe et debout en cercles, des gerbes jusqu’à la cir- 304 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. conférence tracée. En raison de leur forme conique, les gerbes ont été en s’inclinant de plus en plus, en sorte que le rang extérieur est presque couché. Le meulier commence le second lit par la circonférence de la meule, les picots des gerbes toujours tournés en dehors, et il continue de même le troisième lit. Arrivé là, la meule commence à creuser au milieu; il tourne alors les épis en dehors et continue ainsi jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à la hauteur voulue. Jusqu'à 3 mètres de hauteur, les rangs de gerbes sont disposés de manière que le rang supérieur dé- borde l’inférieur de quelques centimètres ; après cela c'est le contraire ; de telle façon que la meule estcomme renflée vers la moitié de sa hauteur. On la termine par un toit pointu, que l’on forme au moyen d'une douzaine de bottes de longue paille, dressées debout et maintenues par des fiches en bois. Après avoir récolté le blé, il faut séparer le grain des tiges qui le portent, opération connue sous le nom d’égrenage, de dépiquage ou de battage, suivant le mode employé. Le dépiquage est un procédé propre au midi de la France et aux contrées méridionales de l’Europe, comme l'Italie et l'Espagne ; il consiste à étaler les ger- bes sur un sol convenablement disposé, qu’on nomme aire, et à les faire piétiner par des chevaux. Ce procédé remonte à une très haute antiquité ; c’est celui qu'em- ployaient les anciens; mais, quoique plus rapide, il offre de graves inconvénients, tels que de hacher la paille et de salir le grain; aussi l’abandonne-t-on pro- L'ÉTÉ. 305 gressivement pour le fléau et les machines à battre. Le fléau, généralement adopté dans nos contrées, se compose d'un bâton ou manche en bois, à l’extré- mité duquel est rattachée, par des courroies de cuir, une masse en bois ou batte, plus courte que le manche et qui sert à frapper la gerbe. Le battage se fait parfois en plein air ; mais, le plus souvent, il a lieu l'hiver et exige l'abri d’une grange. Dans l’un et l’autre cas, il se fait sur une aire de terre durcie. Les gerbes sont étalées par couches, les épis dirigés tous d'un même côté, et un ou plusieurs hommes armés de fléaux frappent alternativement en mesure sur les gerbes et sur toute la longueur de la paille. Lorsqu'un côté est bien battu, on le retourne et on bat le second côté, puis on retourne encore et ainsi de suite cinq ou six fois. Le battage au fléau est très fatigant et très long à exécuter ; il tend de jour en jour à être remplacé par les machines à battre, et l’on n’emploie plus que ces dernières dansles grandes exploitations. Ensuite on relève la paille et l’on recueille le grain; mais ce grain, mêlé à des fragments de balles ou de paille, à de la poussière, à des corps étrangers, à be- soin d’être nettoyé. On le vanne en le projetant en l’air sous l’action du vent dans un grand panier à deux anses en forme de coquille évasée, que l’on nomme van; puis on le tamise dans un récipient ou crible, qui est percé de mille trous. Ces procédés, fort anciens, et employés encore aujourd’hui par un 20 306 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. grand nombre de petits cultivateurs, ont été rem- placés dans les exploitations un peu importantes par des machines connues sous le nom de {arares ou de trieurs, et qui, non seulement débarrassent le blé de toutes les matières étrangères, mais encore le trient par qualités de volume. Le grain, bien sec et bien nettoyé, est porté dans le grenier, soit que, dans les années d’abondance, on le mette en réserve pour les temps de disette, soit qu'on doive le livrer à la consommation immédiate. La première condition pour la conservation du grain est de ne le déposer dans les greniers que dans un bon état de dessiccation, afin d’éviter l’échauffement qui se produit constamment dans les matières organi- ques humides; puis ensuite, il faut le mettre à l’abri des animaux déprédateurs et des insectes nuisibles. Les anciens peuples du Midi, et même nos ancêtres gaulois, conservaient leurs récoltes "pendant de lon- gues années au besoin dans des silos, profonds sou- terrains qu'on avait soin de tenir à l'abri de l'air et de l'humidité. Ce procédé, le plus simple et le plus utile, est le moins employé peut-être par nos cultiva- teurs ; mais il est encore fort usité en Italie, en Es- pagne et en Algérie, et certains auteurs ont cherché. à prouver que c'est au moyen d'immenses silos que Joseph conserva le blé récolté pendant les années d’abondance pour préserver l'Egypte de la famine pendant les années de disette. Quoi qu'il en soit, un silo doit être creusé dans un L'ÉTÉ. 307 terrain bien sec, à une certaine profondeur, afin que la température y soit à peu près égale en tout temps, comme une bonne cave. L’excavation doit être revé- tue intérieurement de ciment ou d’une bonne maçon- nerie imperméable, être close hermétiquement, de façon à ne donner accès ni à l’air extérieur ni à l’hu- midité. Dans ces conditions, les grains peuvent s’v conserver indéfiniment. Les silos ne sont pas, d’ail- leurs, exclusivement propres à la conservation des céréales ; ce moyen est même plus fréquemment em- ployé chez nous pour les récoltes de carottes, navets, betteraves, pommes de terre, choux, etc. Le grenier à grains doit être bien bâti, à murs épais, blanchis à la chaux, bien secs; il doit être planchéié ou carrelé et entretenu de manière à ne présenter ni trou ni-fissure qui puisse servir de re- traite aux souris ef aux rats. Autant que possible, le bâtiment doit être éloigné des étables, écuries, mares, fumiers, dont l’odeur peut influer sur les qualités du grain. Il doit avoir de nombreuses fenêtres, surtout au nord, de façon à pouvoir aérer largement le gre- nier en toute saison, et les fenêtres sont garnies de volets ou d'un treillage assez serré pour empêcher l'entrée des animaux nuisibles ; les rayons du soleil, au midi, doivent être interceptés. Pendant les quatre ou cinq premiers mois qui sui- vent le battage, les grains, même lorsqu'ils ont été récoltés dans de bonnes conditions, conservent tou- jours une certaine humidité qui pourrait y provoquer et Re dk Là A NOR, 308 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. un mouvement de fermentation, s'ils étaient entassés en couches trop épaisses. On ne leur donne donc qu'une épaisseur de 25 à 30 centimètres ; plus tard, lorsqu'ils seront bien desséchés, on pourra porter cette épaisseur à 60 centimètres. Quelques cultiva- teurs, pour éviter l’échauffement qui peut menacer les grains, les font traverser d’outre en outre par des tuyaux de drainage percés de petits trous à leur eir- conférence, et communiquant au dehors par leurs deux extrémités ; ils assurent ainsi une ventilation continue très favorable à la conservation du grain et en même temps contraire à la multiplication des insectes nuisibles. Les souris, les rats, les oiseaux, ne sont pas les ennemis les plus à craindre pour nos provisions de grains ; bien plus redoutables mille fois sont ces pe- üts êtres, dont la taille, presque microscopique, les dérobe à nos yeux et ne nous permet souvent de constater les dégâts que lorsqu'il n’y a plus de re- mède. La calandre ou charançon, la teigne des blés, l'alucite, sont les plus dangereux. Tout le monde a entendu parler du désastreux cha- rançon ou calandre, dont les ravages sont tels que, dans certains cas, tout le grain contenu dans un gre- nier est perdu; c'est un petit insecte coléoptère, à enveloppe très dure, d’un brun noirâtre, pointillé, dont la tête se prolonge en une trompe cylindrique au bout de laquelle sont les mandibules. Sa longueur totale est de 2 ou 3 millimètres. L'ÉTÉ. 309 7" Dès que la température atteint 10 à 12 degrés, c’est-à-dire en avril, ou, au plus tard, en mai. la ca- NE landre pond ses œufs en grand nombre, un seul sur chaque grain, et il en sort au bout de quelques jours un très petit ver blanc, allongé, mou, à tête écail- leuse, qui pénètre dans le grain, en ronge toute la substance amylacée et ne nous laisse que l'enveloppe extérieure ou le son. Chaque larve consomme la fa- rine d’un seul grain et se métamorphose dans son intérieur ; mais cette larve, grâce à la malheureuse fécondité de la calandre, est quelquefois en si grand nombre dans un monceau de blé, que plus de la moitié Ld2 Le mn. cle de de sd TT OV. MU IT à IPS TU des grains sont attaqués, et, comme elle a bien soin de ne pas endommager l’en- veloppe, ce n’est qu'en prenant une poi- Lo cn UE gnée de grains qu'on s'aperçoit à leur du blé. légèreté qu'ils sont vides. Lorsque la larve a dévoré tout le contenu du grain, elle se transforme en nymphe et reste immobile jus- qu'à ce qu'elle ait acquis les formes de l’insecte par- fait. Celui-ci sort alors du grain évidé et ne tarde pas à aller pondre ses œufs sur les grains restés sains. Et l’on a calculé que, d’un seul couple de charançons, pouvaient sortir environ six mille descendants en une année. Comme on sait que ces insectes ont besoin d’être laissés assez longtemps tranquilles pour subir leurs métemorphoses, et que l'agitation, le grand air et la 310 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. lumière les font fuir, on remue souvent le grain à la pelle. Chaque fois qu'on fait cette opération, on voit les charançons, qui ne volent pas, bien qu'ils soient pourvus d’ailes, et qui marchent même assez lente- ment, se disperser dans toutes les directions; c’est le moment de les écraser. Un autre moyen que j'ai vu fréquemment employé, consiste à étendre sur les tas de grains une ou plusieurs peaux de moutons, en mettant la laine en contact avec le grain. Les charan- çons se retirent tous dans la laine, qu’on secoue for- tement tous les matins dans la basse-cour, où les volailles savent les ramasser sans en perdre un seul. Mais le meilleur procédé de tous est de soumettre les grains envahis à la vapeur du sulfure de carbone, qui tue sûrement les insectes sans altérer le grain. Tous ces moyens doivent être employés avant la ponte, c'est-à-dire en février ou mars, car ils n’ont aucune action sur les œufs. La teigne des blés est un petit papillon nocturne, de ceux qui viennent fréquemment le soir se brûler à la chandelle. Il est d’un blanc jaunâtre, avec les aïles supérieures tachetées de noir. Il pond ses œufs sur les grains et la petite chenille quien sort ronge ces grains et les agglomère en les enveloppant de fils de sole. L'alucite est également un petit papillon du groupe des teignes. Il est couleur de café au lait et pond ses œufs sur les grains de blé. La chenille, qui ressemble à un très pett ver blanchâtre, pénètre dans le grain, | hill] | lil ) \| | || | nr | | | } ÿ il | (all LE | il q l A ill 1 1 à épi ns Lobdé dà LÉtditrhhd 4 ' Fi de La . PR TR EM EAP ET TE PART VO : LÉ À | » ù : L L'ÉTÉ. 311 en ronge toute la farine, puis s’y transforme en chry- salide, d’où sort le papillon. Et, non seulement l'alu- cite ronge et détruit une quantité considérable de grains, mais elle gâte et salit le reste de la récolte avec ses fils et ses excréments qui agglomèrent les grains en AE ar La teigne du blé et sa chenille, très grossies. Les ravages que commet ce petit insecte sont incal- culables, et, vers le milieu du siècle, il a failli ruiner plusieurs de nos départements, principalement dans l'Angoumois. Le pain qui provient des blés attaqués par l’alucite est mauvais et très malsain. Il provoque | chez ceux qui en font usage un mal de gorge très dangereux. On a pese de nb l’alucite par la chaleur ; il 312 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. suffit, en effet, d’une température de 55 degrés pour tuer la chenille et le papillon ; mais il n’est pas tou- jours facile de se procurer les appareils nécessaires à cette opération dans les petites fermes et l'emploi du A. Epi de blé attaqué par la cécidomye. B. Tige de blé rongée par la larve du cephus. four est dangereux, car si la chaleur dépasse seule- ment de 10 degrés la température indispensable à la destruction des insectes, le grain se trouve altéré ; aussi préfère-t-on l’emploi des tarares et autres ma- chines à battre, qui, secouant violemment le grain et le projetant avec force contre des corps durs, tuent infailliblement tous les insectes. On peut aussi em- ployer contre l’alucite le sulfure de carbone ; mais son MOMERN D x L'ÉTÉ. 313 odeur infecte en rend l'usage fort désagréable. Il est vrai que le paysan, habitué aux parfums brutaux du fumier et des eaux croupissantes, n’a pas les cornets olfactifs aussi susceptibles que le citadin. Outre ces insectes, qui détruisent le grain dans les greniers, il en est d’autres qui attaquent le blé sur pied; tels sont la cécidomye, qui ronge l’épi (page 230), et le cephus pygmée, dont la larve ronge la tige à l’intérieur et l’affaiblit au point qu’elle se brise au moindre vent. L'habitant des villes, qui mange tranquillement son pain tous les jours, se fait difficilement une idée des fatigues et des souffrances qu’endurent les malheu- reux cultivateurs, qui, trop souvent, après une année de durs labeurs, voient les fruits de leurs peines et de leurs travaux disparaître, dévorés dans leurs champs ou dans leurs greniers, rat ch Ë ! L'AUTOMNE SEPTEMBRE Les travaux des champs. — Les fleurs. — Les champignons. Les fruits. — Le parterre. Le mois de septembre, ainsi nommé parce qu'il était le septième du mois de l’année romaine, voit continuer et terminer les récoltes si activement com- mencées dans le mois précédent. Les labours, les ensemencements. d'automne et surtout la préparation de tout ce qu’il faut pour la vendange dans les pays vignobles, ne laissent pas le cultivateur manquer d'occupations. C’est à la même époque qu'on récolte les pommes de terre, les haricots, les féveroles, le safran, le houblon et les betteraves. _ L'arrivée du mois de septembre est marquée par un abaissement de température; les brouillards com- mencent à humecter la campagne. Dans les prés et les bois, les fleurs sont devenues plus rares, il n’en reste qu’un petit nombre, dont la terre sera bientôt dépouillée. L’œillet superbe étale encore dans les bois les franges roses de ses pétales ; l’aster-amelle 316 LES LOISIRS D’UN CAMPAGNARD. élève sur les coteaux ses boutons-d'or entourés de rayons bleus, près des corymbes orangés du lyno- syris. Une fleur pâle, qui paraît souffrante, se mon- tre partout dans les prairies : c’est le colchique, dont les corolles lilas, évasées comme celles des tulipes, naissent sans feuilles et sans abris. L'herbe seule | les protège contre les vents d'automne, car la fleur ap- partient à un oignon profon- dément enfoui dans la terre et chaudement enveloppé de tuniques superposées. Mais alors le sol des bois, qui conserve une chaleur hu- mide, remplace ces fleurs par une immense variété de cham- pignons, dont les formes bi- zarres et les couleurs souvent brillantes ne le cèdent en rien à celles de leurs charmantes devancières. Au premier rang Le colchique. se trouve la délicieuse oronge, dont le large chapeau orangé se distingue de si loin. Tantôt complètement épanouie, elle montre le jaune doré de ses feuillets, tantôt enfermée dans une mem- brane d’une blancheur éclatante, elle découvre seu- lement le sommet de son dôme doré. Près d'elle se dresse, en rivale, la redoutable fausse oronge, au port élégant, aux lames d'ivoire, dont le chapeau écarlate L'ÉTÉ. 317 est relevé de nombreuses mouchetures blanches. Ail- leurs,on trouve en abondance l’agaric poivré, au vaste parasol d’un blanc pur, et qui laisse couler de ses blessures un lait cor- rosif et brûlant; non loin croissent les agarics san- guin et émétique, qui of- frent toutes les nuances du violet et du car- min. L'agaricsoufréélève son chapeau jaune, dont L’amaaite oronge. l'odeur est infecte, près de l’agaric rosé qui répand un parfum de noisette. Les bolets sont encore plus nombreux que les agarics; ils atteignent d'é-- normes propor- tions; quelques- uns attachés aux arbres y forment comme un auvent : tel est le champi- gnon dont on fait l’amadou, et qui atteint L'amanite fausse oronge. jusqu'à 50 et 60 centimètres de largeur. De grands espaces sont occupés par la mérule corne d’abondance, 318 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. qui tire son nom de ses tubes rembrunis évasés par en haut. Elle s’aligne en longue série au milieu des mousses et contraste avec la chanterelle orangée,com- mune dans les mêmes localités. Des champignons charnus, fauves ou chamois, paraissent çà et là, en groupes nombreux et ressortent par leurs jolies nuances sur le vert velouté des mousses, tandis que la clavaire-corail fait briller au loin ses touffes buis- sonnantes et parfumées d’un rouge vermillon. Dans ces journées radieuses de la fin d'août et du commencement de septembre, la nature arrivée à un calme équilibre semble jouir et se reposer dans son œuvre; passé cette époque, elle suit une pente natu- relle qui descend. Quel repos enchanteur! Les toma- tes, lasses de müûrir, commencent à se flétrir; les melons musqués couverts d’une dentelle délicate de : filaments entrelacés sont prêts à se détacher de leur. tige, signe infaillible de maturité. Le raisin, pénétré de ce fluide doré que lle soleil répand autour de lui, commence à tourner; les grappes prennent des tein- tes pourprées, mais elles ont encore plus d'apparence que de goût. Les poires commencent à se colorer et à grossir; on en voit quelques-unes apparaître à tra- vers les feuilles aussi vermeilles que les joues d’une fraiche brunette. Outre la fraise des quatre saisons qu’on a toujours sous la main, on a encore la cerise du Nord, les figues d'automne; c'est dans ce mois que mûrissent les meilleures pêches et beaucoup de prunes excellentes. On a en abondance toutes sortes L'AUTOMNE. 319 de légumes, et même avec plus de facilité que dans les deux mois précédents, parce que, la chaleur étant devenue plus modérée, toutes montent moins vite et exigent moins d’arrosements. Nos parterres, pour s'être appauvris, ne sont ce- pendant pas déserts, tant s’en faut. Nous y voyons encore la plupart des fleurs qui brillaient au mois d'août et quelques plantes nouvelles, dont les plus gracieuses sont : la ketmie arborescente, l'amaryllis belle-dame, le jasmin des Açores. Elles sont accom- pagnées d’un grand nombre d’asters, de soleils, de verges d'or, de coréopsis et de plusieurs autres ra- diées auxquelles se joint la nombreuse tribu des dahlias, tous plus éclatants les uns que les autres. Les reines-marguerites, les balsamines, les œillets d'Inde brillent au premier rang sur les parterres. Comme travaux de jardinage, on n’a guère que ceux d'entretien et de propreté et la surveillance des grai- nes, afin de récolter chacune au moment de sa matu- rité. Les arrosements doivent être d'autant plus modérés que la chaleur est plus diminuée, et il vaut mieux les faire le matin que le soir. Parmi les arbres fruitiers, les pêchers seuls exigent quelques soins; il faut pincer et palisser les branches les plus vigou- reuses. Quant aux autres, il suffit de découvrir les fruits trop ombragés. J'aime à me promener ou à rêver dans mon jar- din pendant les belles journées de l'été. J'entends par rêver être assis au soleil et regarder dans le à 4 k 1% Je Par Me, ER NT VS PIS FE E AC 320 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. vague. Les derniers rayons du soleil de septembre sont d’une douceur extrême ; on peut en absorber une assez grande quantité sans en être incommodé. Il est fâcheux qu'on ne puisse les recueillir comme provi- sion de combustible pour l'hiver. Peut-être cette dé- couverte de l’emmagasinement de la chaleur solaire est-elle moins éloignée qu'on ne croit. Des savants, qui ne reculent devant aucun obstacle, ont déjà tenté la chose. S'ils avaient pu seulement emmagasiner celle, par exemple, qui a grillé l’autre jour les feuilles de mon céleri! S'asseoir au soleil, entouré des résultats heureux de ses labeurs, est une des plus douces satisfactions du jardinage ; mais ce dolce farniente, si délicieux qu'il soit, ne doit pas vous faire oublier vos devoirs; le jardin réclame encore vos soins. Il vous faut épamprer la vigne pour découvrir les grappes aux approches de la maturité des raisins, et mettre en sac les plus belles et les plus mûres pour les garantir des oiseaux et des mouches ; enlever sur les pêchers et autres arbres fruitiers les feuilles qui empêchent les fruits de se colorer; arracher et repiquer le plant de fraisier ; achever la cueillette des graines. On ré- colte ses pommes de terre... Je viens justement de récolter les miennes. Arracher des pommes de terre est une occupation utile et paisible, mais peu poéti- que. Cela repose l'esprit, mais point le corps, car il faut courber l’échine pour ramasser ces tubercules, comme un Ccourtisan devant son maître, et c’est là D PAU er ur L'AUTOMNE. : 32: ie vilain côté de la besogne. Si je cueillais des roses, ce serait moins fatigant et plus poétique. Il est singulier de voir qu'il existe parmi les plan- tes, comme chez les hommes, des classes privilé- giées ; le rosier, le jasmin, la tulipe appartiennent à l'aristocratie végétale ; ils ont droit d’entrée dans tous les salons ; les poètes chantent leurs louanges; tandis que la pomme de terre, le haricot, le navet sont considérés comme des roturiers; les salons leur sont rigoureusement fermés, ils sont relégués à la cuisine. Essayez donc d'introduire la pomme de terre ou le haricot dans la poésie, ou mème dans une prose tant soit peu élevée. Et cependant, la pomme de terre et le haricot en pleine floraison sont de fort jolies plantes ; elles sont, en outre, au point de vue pra- _ tique, beaucoup plus utiles que la rose ou la tulipe; mais c’est justement là ce qui est cause de leur vul- garité. Le monde est ainsi fait; presque toujours il donne la prééminence à l’agréable sur l'utile. Cepen- dant voici le melon qui certes, en été, est au moins aussi agréable qu'utile, eh bien, son nom est une injure, et il en est de même de tous les membres de la famille des cucurbitacées. Appelez un individu melon, concombre ou cornichon, et il se fâchera tout rouge, tandis qu'il s’enorgueillira des noms de Larose, ._ de Jasmin ou de Lafleur, noms chers aux valets roués _ de l'ancien régime. D'un autre côté, voici le pois qui _ n’est qu'un légume, et cependant l'expression /a fleur des pois exprime le nec plus ultra de la perfec- 21 TL 322 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. tion humaine. Pourquoi mon chou est-il un mot de tendresse, tandis que potiron serait un terme de mé- pris ? La pomme de terre. — La pelouse et la taupe. Quoi qu'il en soit, la pomme de terre est une plante précieuse et dont le mérite est aujourd’hui in- contesté ; mais que d'efforts il a fallu, que de ruse et d'habileté ont été dépensées pour la faire accepter en France ! Originaire du Pérou, la pomme de terre fut importée par les Espagnols après la conquête ; elle passa par leur intermédiaire en Italie, dans les Pays-Bas, en Angleterre, mais resta pendant plus d'un siècle dans la catégorie des raretés et fut pres- que oubliée. Cependant, vers le milieu du dix-sep- tième siècle, les agriculteurs de la Grande-Bretagne commencèrent à la cultiver; mais son introduction et ses progrès sur le continent furent beaucoup plus tardifs. En France surtout, de nombreux préjugés s’élevaient contre la pomme de terre; comme elle appartient à la famille des solanées, presque toutes douées de propriétés vénéneuses, les savants disaient que, de quelque manière que l’on apprêtât cette ra- cine, elle serait toujours fade et dangereuse, et qu’on ne pourrait jamais la compter au rang des aliments agréables. Enfin, dans les dernières années du dix- huitième siècle, un homme, dont le nom est devenu célèbre, Parmentier, employa plusieurs années de sa 4 + ae L'AUTOMNE. 323 vie en efforts, dont une énergie de volonté peu com- mune et une conviction profonde pouvaient seules le rendre capable, pour propager parmi nous une plante Parmentier. qu'il savait être appelée à rendre les plus grands services. Il prouva, par des expériences répétées, que la pomme de terre n'avait aucune des propriétés nui- sibles de la famille des plantes à laquelle elle appar- 324 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. tenait, qu'elle pouvait flatter les goûts les plus déli- cats, et, enfin, qu'on pouvait la cultiver dans les terrains les plus stériles. Il fit part de ses idées au roi Louis XVI, qui les partagea et lui accorda sa protection; mais ie plus difficile était de rendre ces idées populaires et sur- tout d’intéresser à leur succès la mode. cette reine despotique, dont l'autorité domine même celle des rois. Sur le conseil de Parmentier, Louis XVI se mon- tra dans une fête publique, tenant à la main un bou- quet composé de fleurs de pommes de terre. Ces belles corolles blanches à anthères jaunes, disposées en corymbe et accompagnées de feuilles élégamment découpées, excitèrent la curiosité. On en parla à la cour et à la ville; on les imita pour les faire entrer dans les bouquets artificiels: elles furent adoptées par les fleuristes comme plantes d'agrément, et les seigneurs, pour faire leur cour au roi, en envoyèrent à leurs fermiers avec ordre de les cultiver. Néan- moins, cette première tentative resta stérile; malgré les ordres des grands propriétaires, les paysans ne les cultivaient qu'avec répugnance, ils refusaient d'en manger et l’abandonnaient à leurs bestiaux. Convaincu que, si la pomme de terre finissait par entrer dans les usages et par suppléer le froment, toute famine deviendrait impossible, Parmentier n'hésita pas à consacrer sa fortune, son talent, sa vie entière à cette œuvre immense de charité. Il. acheta ou prit à ferme une grande quantité de ter- ue. bride dun fe" ‘dei vis L Hé Li ? ; x 2 4 L ( : L'AUTOMNE. 395 rains en friche, dans le voisinage de Paris, et y fit planter des pommes de terre. La première année, il les vendit à bas prix; peu de gens en achetérent. La seconde année, il les offrit pour rien; personne n'en voulut. Il eut alors une inspiration de génie. Il supprima les distributions gratuites et fit publier à son de trompe, dans tous les villages des alentours, une défense expresse qui menaçait de toute la ri- gueur des lois quiconque se permettrait de toucher aux pommes de terre dont ses champs regorgeaient. Les gardes champêtres eurent ordre d'exercer, pen- dant le jour, une surveillance active et de rester chez eux pendant la nuit. Dès lors, chaque carré de pommes de terre devint, pour les paysans, un jardin des Hespérides, dont le dragon était endormi. La maraude nocturne s'organisa régulièrement, et le bon Parmentier reçut de tous côtés des rapports sur la dévastation de’ses champs qui le comblaient de joie. La pomme de terre avait acquis la saveur du fruit défendu, et sa culture s'étendit rapidement sur tous les points du royaume. On sait les services qu'elle rend aujourd’hui. J'ai travaillé toute la saison pour me faire une pe- louse. Il m'a fallu préparer le terrain, l'ensemencer, y passer le cylindre, mais aussi, une fois poussé, comme il réjouissait la vue. L'autre jour, je venais justement de passer la tondeuse sur ma pelouse et je me plaisais à en contempler la surface unie, quand "ice 326 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD, je remarquai tout à coup une, deux, trois boursou- flures de terrain fraîchement remué, et m’'avançant aussitôt, je découvris qu'une taupe était venue explo- rer mon gazon. En moins d’une nuit, elle avait creusé et soulevé le sol comme l’eût fait un sanglier. Je découvris ses traces et me plaçai en sentinelle la bêche à la main. Je restai là quelques minutes im- mobile, et, de guerre lasse, j'allais me retirer, lors- que je vis un mouvement dans la terre de l’une des taupinières. J'enfonçai alors vivement le fer de ma bêche dans le monticule et, la faisant aussitôt bascu- ler, je fis sauter en l'air et la terre et la taupe. C’est un fort joli petit animal que la taupe, avec son épaisse fourrure d’un beau noir velouté et son museau rose. Puisque nous la tenons, nous pouvons Fexaminer de près : son museau est allongé en bou- toir et armé à l'extrémité d'un petit osselet qui lui sert comme de tarière pour percer èt soulever la terre, ce qui ne nuit en aucune façon à la délicatesse de son odorat. Quant à l'œil, il est si petit et si bien caché sous les poils qu’on ne le voit pas, et bien que sa vue doive être très faible, la taupe n’est pas com- plètement aveugle, comme on le croit généralement. Pour déchirer la terre et la rejeter de côté, elle a reçu de la nature des instruments merveilleusement appropriés à leur destination; ses pattes de devant, courtes et vigoureuses, sont terminées par une main à large paume tournée en dehors, à doigts très courts, mais armés d'ongles robustes, plats et tranchants. L'AUTOMNE. 327 A l’aide de ces instruments, la taupe s’avance quel- quefois si rapidement dans la terre qu’elle semble y nager. La taupe est un architecte habile : elle construit une vaste chambre voûtée, surélevée, d’où partent en rayonnant de nombreuses galeries qui communi- < La taupe (tiers de grandeur). quent entre elles par des couloirs. L'ensemble de ses travaux peut être comparé au réseau souterrain des égouts d'une grande ville. La taupe se nourrit exclu- sivement de vers, de larves d'insectes et de petits animaux, et c'est à la poursuite de sa proie qu'elle creuse ces innombrables galeries. Elle a un appétit insatiable et détruit une quantité considérable de lombrics, de courtilières, de iarves de hannetons et 328 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. d’autres ennemis de nos cultures. Elle ne ronge pas les racines des plantes pour s’en nourrir, comme on l’a dit; mais elle ne peut creuser ses nombreuses galeries sans qu'il lui arrive parfois de briser ou de déchausser quelques racines, et lorsqu'elle rencontre sur son chemin une plate-bande ou un potager, elle y produit quelques dégâts. Cependant, si l’on met en balance la quantité d'insectes nuisibles qu’elle dé- vore, les petits désordres qu’elle cause se trouveront largement compensés. Dans les prairies, au con- traire, la taupe ne rend que des services ; car, en même temps qu'elle les débarrasse d’une foule de ron- seurs, elle exécute un excellent drainage et ramène à la surface une terre substantielle qui renouvelle la couche supérieure du sol. Aussi ce petit animal. st longtemps considéré comme la bête notre du cultiva- teur, compte-t-il aujourd’hui de nombreux protec- teurs, et les agronomes les plus instruits le rangent parmi nos plus utiles auxiliaires. L’alouette ; ses mœurs; chasse aux alouettes. Dès les premiers beaux jours qui succèdent aux brumes et aux froids de l'hiver, la joyeuse alouette fait entendre son doux ramage. Son chant d’allégresse devance le printemps et salue le ever du soleil ; ses accents sont les premiers qui frappent l'oreille du cul- üvateur vigilant. Le chant matinal de l’alouette est pour Jui le signal de commencer son travail; mais L'AUTOMNE. 329 elle se tait lorsque le ciel est couvert et le temps plu- vieux ; elle chante, du reste, pendant toute la belle saison. De même que dans presque toutes les espèces d'oi- seaux, le chant est un attribut particulier au mâle: il chante en volant. On le voit s'élever presque perpen- diculairement et par reprises, et décrire en s’élevant une courbe en forme de vis; il monte souvent fort haut, toujours chantantet forçant sa voix à mesure qu'il s'éloigne de la terre, de sorte qu’on l'entend encore aisément, lors même qu'on peut à peine le distinguer à la. vue. Il se sou- tientlongtemps . en air cet: 1l redescend lentement jusqu'à 3 ou 4 mètres au-des- L'alouette. sus du sol, puis il s’y précipite comme un trait; sa voix s’affaiblit à mesure qu'il en approche et il de- -vient muet aussitôt qu'il s'y pose. La femelle reste à terre, regarde attentivement le mâle suspendu en l'air et, voltigeant avec légèreté vers la place où 1i va se poser, semble applaudir par ses battements d’ailes à ses chansons. Ce n’est que vers la fin d'avril que la femelle con- 330 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. struit par terre, entre deux mottes ou au pied d’une touffe d'herbe, avec de petits brins de paille, de me- nues racines et du crin, un nid plat ou très peu con- cave et presque sans consistance. Elle y pond quatre ou cinq œufs tachetés de brun sur un fond grisâtre. Après quinze jours d’incubation les petits éclosent et quinze autres jours suffisent à l’activité de la mère pour élever et instruire sa couvée et la mettre en état de se soustraire aux poursuites de ses nombreux en- nemis. Mais longtemps encore on voit cette tendre mère voltiger au-dessus de sa couvée sans expérience, la suivre de l’œil avec sollicitude, diriger tous ses mouvements, pourvoir à tous ses besoins, veiller à tous ses dangers. Heureusement pour elle, l’alouette n’est plus rangée dans la catégorie des oiseaux de passage et la fermeture de la chasse lui assure une certaine sécurité. L’alouette est cependant un des oiseaux les plus utiles à l’agriculture; elle débarrasse nos champs d'une foule de vers et d'insectes rongeurs, et, dans le Levant, où les sauterelles ne sont pas un fléau moins destructeur que la peste et la famine qui marchent à leur suite, cet oiseau est en vénération et protégé par la loi ; que n’en est-il de même chez nous, où l’on re- connait les services éminents qu'il nous rend en lui faisant une guerre de destruction qui tend à en faire disparaitre l'espèce ? Au mois de septembre, lorsque le temps du chant et des soins maternels est passé, les alouettes volent GE L'AUTOMNE. 331 peu ; elles profitent de l’abondance de Ja nourriture et prennent bien vite cet embonpoint, cette chair suc- culente qui les fait accueillir si favorablement par les gourmets sous le nom de mauvrettes, et à laquelle les pâtés de Pithiviers doivent leur réputation. C'est alors aussi que la destruction commence, la chasse est ou- verte ! et le massacre se poursuit avec activité jusqu'à la fin de l'hiver. Comme l'oiseau est petit, ce n’est pas aux individus, c’est aux masses que l’on s'attaque, et nul autre n'offre plus de prise par sa confiance, la douceur de ses mœurs, sa sociabilité, et surtout par sa curiosité, aux ruses et aux stratagèmes des enne- mis acharnés à sa perte. Tout le monde connaît le miroir à alouettes : c’est une espèce de disque en bois peint en rouge et par- semé de boutons-d’acier ou de petits morceaux de glace, porté par-une tige de fer, et que l’on fait tour- ner au moyen d’une ficelle. On le place au milieu d'un champ, et le chasseur se cache à bonne portée derrière une haie de broussailles ou un talus. Dès que l'instrument est mis en mouvement et que les facettes scintillent sous les rayons du soleil, on voit les pauvres oisillons, cédant à une sorte de fata- lité d’instincet, accourir presque de l’autre bout du ciel, venir papillonner autour de cet objet nouveau et s’of- frir aux coups du chasseur sans que les détonations ni la mort de leurs compagnons aient fe pouvoir de les sauver d’une perte assurée. Si le temps est sombre et froid, le ciel couvert, ou 532 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. encore le soir, après le coucher du soleil, les alouettes volent par troupes sans s’élever et en rasant la terre, et lorsqu'on les force eiles marchent longtemps avant de se lever, et se laissent conduire au gré des chas- seurs sous de vastes filets que supportent quelques fourchettes et qui, fixés à terre par trois côtés, ne leur offrent qu'une entrée sans issue et se referment sur elles dès qu'elles y sont engagées. Cette chasse des- tructive est prohibée ; mais elle n’en est pas moins pratiquée en tout temps par les braconniers, qui em- ploient également le traîneau, les collets et les gluaux. La question de savoir si les alouettes sont ou non des oiseaux de passage a été longuement controver- sée ; mais il paraît établi que, au commencement de l'hiver, l'espèce tout entière se partage en deux bandes, celle des voyageuses et celle des résidentes. Les pre- mières traversent la Méditerranée et vont se répandre en Syrie, en Égypte et en Nubie, d'où elles revien- nent au retour de la belle saison. Mais au départ comme au retour, elles trouvent dans le Midi des mil- liers de chasseurs qui en font un vrai massacre. Les sédentaires, très nombreuses au commence- ment de l'hiver, se rassemblent en troupes et quittent les plaines élevées qu'elles habitent de préférence pendant la belle saison, pour chercher des lieux plus abrités. Durant les jours rigoureux de l'hiver, surtout si la terre est longtemps couverte de neige, leur mi- sère devient extrème ; elles se rapprochent alors des grands chemins, des lieux habités et perdent même L'AUTOMNE. 333 le soin de leur conservation au point de se laisser tuer à coups de bâton et presque prendre à la main sans chercher à s'enfuir. L’alouette est un des oiseaux qui chantent le mieux ; sa voix si pure et si mélodieuse, loin de s’éteindre dans l'esclavage, s'y conserve et s’y embeilit, surtout si on la prend jeune et qu’on l'élève avec soin. Elle charme non seulement par ses accents naturels, mais encore par sa prodigieuse mémoire, qui lui permet de retenir et d'imiter ceux des autres oiseaux et tous les airs qu'on veut lui faire apprendre. C'est à l'automne que l’on doit prendre celles que l’on destine au chant; elles ne tardent pas à s’habi- tuer à l'esclavage et deviennent familières au point de manger dans la main. La cage où on les renferme doit être recouverte de toile par le haut, sans quoi, obéissant à l'instinct qui les porte à s'élever perpen- diculairement, elles ne tardent pas à se tuer en se bri- sant la tête contre le plafond. On doit, en outre, en revêtir le fond d’une épaisse couche de sable fin où ces oiseaux puissent se rouler et chercher un soula- gement contre les petits insectes qui les tourmentent. Il est inutile de mettre des bâtons en travers de leur cage, car les alouettes ne perchent pas, à cause de la conformation de l’ongle postérieur, très long et droit; mais il est bon de placer dans un coin du gazon frais et de le renouveler souvent. On nourrit les jeunes que l’on prend dans le nid avec de la graine de pavot mouillée, et lorsqu'elles 334 LES LOISIRS D'UN COMPAGNARD.. mangent seules, avec de la mie de pain aussi hu- mectée ; mais dès qu’elles commencent à faire en- tendre leur ramage, il faut leur donner du cœur de mouton ou du veau bouilli, haché menu avec des œufs durs; on y ajoute de la graine de pavot, du blé, de l'orge, du millet, du chènevis écrasés, mais cette der- nière graine ne doit pas leur être prodiguée, car elle fait noireir leur plumage. C’est ordinairement la seconde année que la voix des jeunes mâles est complètement développée. Ils chantent en cage durant toutes les saisons, et leur vie s'y prolonge dix à douze ans et plus. La pêche au brochet. _ Vers la fin de septembre, un de mes voisins, pê- cheur enthousiaste, vint me trouver et me proposa pour le lendemain malin une expédition sérieuse. On l'avait prévenu qu’en un certain endroit de la rivière se tenait cantonné un couple de brochets, qui dépeu- plaient les eaux. Il s'agissait de délivrer de ces bri- gands le peuple aux écailles d'argent. Nous partimes donc au jour dit, de bon matin, armés de toutes pièces, c’est-à-dire le carnier sur l'épaule, la canne à pêche ployée dans son fourreau sous le bras; le portefeuille bien garni d’ustensiles : hamecons, soie de Chine, cordonnet poissé, etc., etc. ; dans une boîte de fer-blanc; comme amorce, une dou- zaine de petits poissons, un peu salés, couverts de son. L'AUTOMNE. 335 Nous arrivons bientôt sur les lieux. De vieux saules au feuillage glauque et des buissons de coudrier om- brageaient la rive, bordée elle-même de roseaux et de hautes graminées, dont les panicules se balan- çaient à l'air comme des panaches; tandis que, le pied dans l'eau, les sagittaires dressaient leurs feuilles en fer de flèche, et les iris jaunes ouvraient leurs dernières fleurs d’or. Au-dessus des fleurs aquatiques voltigeaient de gracieuses libellules, dont les fines ailes de gaze soutenaient des corps d’émeraude, de turquoise ou de rubis; et, surpris par notre approche, le martin-pêcheur, déployant ses ailes bleues, s’élan- çait d'une rive à l’autre d'un vol droit et rapide comme celui d’une flèche, en poussant un cri aigu. La scène était charmante et faite pour consoler au besoin d’un insuccès. La journée était d’ailleurs tout ce que l’on pouvait désirer : quelques nuages gris tachaient le ciel et servaient d'écran aux rayons d’un ‘soleil encore chaud, et un léger vent de sud-ouest soulevait de petites rides à la surface de l’eau. La rivière faisait un coude en cet endroit; le cou- rant n’y était pas très fort, et, à quelque distance de la rive, s'élevait un ilot d'herbes assez touffu, qui, probablement, servait de retraite aux brochets. Nous nous arrètämes à quelques pas du bord, pour faire nos apprêts; puis, après avoir emmanché nos cannes, monté nos lignes sur moulinet et amorcé celles-ci d’un petit poisson, nous approchâmes doucement de la rive, en faisant le moins de bruit possible ; car, 336 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. malgré sa gloutonnerie, le brochet est très défiant ; et nous fimes descendre nos lignes, en promenant l'amorce çà et là, à peu de distance des herbes. Je faisais voyager mon poisson depuis un bon quart d'heure, et, voyant que rien ne mordait, j'allais le tirer de l’eau, lorsque soudain se produisit un mou- vement dans l'onde, une sorte de tourbillon, et, comme un trait noir, parut le dos du brochet, qui, d'un élan puissant, disparut de nouveau dans les profondeurs. Un petit choc m’apprit qu'il s'était em- paré de l’appât, et je me hâtai de lui donner du champ, en dévidant vivement le moulinet. Ma flotte, qui d’abord filait rapidement, s'arrêta tout à coup, puis elle fila de nouveau, pour s'arrêter encore, et une forte secousse me fit ferrer vivement. Il ne faut pas perdre de vue que le brochet n’engloutit pas sa proie à la première attaque; il saisit d’abord le pois- son en travers et s'enfuit en l’entraînant ; puis, à peu de distance, il s'arrête, repart et s’arrête encore, pour repartir une troisième fois. C’est pendant cette der- nière course que, par un mouvement de la mâchoire, il fait pirouetter sa proie de façon à l’avaler la tête la première. C'est à ce moment qu'il faut ferrer vive- ment, mais non avant, sinon on lui enlèverait l’appât de la bouche avant qu'il l'eût ingurgité. Mon brochet était pris ; je le sentais à la tension de la ligne, et il s'agissait maintenant de l’amener au rivage, ce qui ne pouvait se faire sans une certaine stratégie, car l'animal était disposé à lutter pour sa La r dls 2 à Te L'AUTOMNE. 537 vie. Il importait surtout de l'empêcher de regagner les herbes. d'où ie n'aurais pu le tirer, et il n’en était qu’à quelques mètres. Je tirai donc doucement, en rempelotonnant la ligne sur le moulinet et en m'’éloi- gnant pas à pas de l'ilot herbeux. Mais le voilà qui reprend son élan et se remet à courir ; heureusement la soie est solide et il est bien accroché; mais je suis obligé de tenir ma canne à deux mains. Il faut cepen- dant agir avec prudence, car un relâchement du fil, un frottement un peu vif sur queique pierre, et tout peut être perdu. Après ce premier élan, mon brochet Le brochet. a plonge dans la profondeur de l’eau, espérant se dé- barrasser du fatal crochet, et, n’y parvenant pas, il file de nouveau jusqu’au milieu du courant, en faisant jalür l’eau comme une pluie autour de lui. Mon compagnon avait lâché sa ligne et restait spectateur de ‘la lutte qui semblait lélectriser; il s’agitait comme un possédé en me donnant des conseils. — Donnez-lui du champ, n’exposez pas votre ligne à être rompue; là, il se fatigue et s’arrête ; tirez-le doucement et continuez ce manège jusqu’à ce que 22 338 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. vous l’ayez attiré à la surface, et alors tirez ferme. Attention, le voilà qui repart avec une nouvelle ar- deur, lâchez-lui de la ligne; mais pas assez pour qu’il puisse gagner les herbes. Ah! le voilà qui s’ar- rèête de nouveau; tâchez de le conduire là-bas où l’eau est de niveau avec la terre ; c’est un excellent endroit pour le mettre hors de l’eau. Là, tirez tou- jours et tâchez de lui faire boire l'air. Ah! le voilà qui saute comme une torpille ; voyez comme il montre ses grandes mâchoires, ses dents pointues et son. large gosier. C’est vraiment un beau poisson. Moi je ne disais mot; mais J'étais fort ému, je l'avoue, je serrais ma perche à la briser, et de grosses gouttes me coulaient du front; je craignais à chaque instant de voir rompre la ligne. Ah! si c’est là ce qu'on appelle un amusement contemplatif! J'avais bien le temps vraiment de me livrer à la contempla- tion. Enfin, après l'avoir bien fatigué et lui avoir fait boire l'air à diverses reprises, je l’amenai sur un banc de sable où il ne pouvait plus éviter son destin. Cé- dant à une traction irrésistible et qui ne se ralentit plus, il manœuvra en décrivant des courbes dans la direction du rivage, mèêlées par moments de mouve- ments brusques, mais sans résultats, jusqu'à ce que, - me penchant en avant, je l’enlevai vivement et le jetai sur le gazon. C'était vraiment un beau poisson; il pouvait avoir 70 centimètres de longueur et pesait bien 4 kilo- grammes. Son dos noir était taché de gris, son ventre or dribiié mr ne dE it dm de Fr | | L'AUTOMNE. 329 blanc lavé de jaune, ses nageoires et sa queue bruñes ponctuées de noir. Sa large gueule, fendue jusque près des yeux, laissait voir deux rangées de fortes dents acérées et recourbées en arrière, dont je me gardai bien d'approcher les doigts; je me contentai de couper l’empile pour dégager ma ligne, et après avoir amorcé de nouveau, nous allâmes jeter nos lignes de l’autre côté de l’ilot. Cette fois ce fut mon compagnon qui amena un second brochet; mais un peu moins gros que le mien, et pensant avec raison qu'il ne pouvait, y en avoir d'autre en cet endroit, nous partimes en triomphateurs, le carnet bien chargé. En général, les animaux exclusivement carnassiers vivent seuls. En effet, il leur faut un terrain de chasse sans concurrence pour satisfaire leur puissant appé- tit. Cette loi naturelle se retrouve aussi bien chez les poissons que chez les mammifères et les oiseaux. Le brochet vit solitaire dans les eaux comme le lion dans ses forêts et l’aigle au haut des montagnes. Tout au plus ils s'associent leur compagne, comme c'était le cas pour nos brochets. Le brochet, que l’on a surnommé le requin des eaux douces, n’est pas dangereux seulement par la gran- deur de ses dimensions, la force de ses muscles, le nombre de ses armes, il l’est encore par son audace et par les finesses de la ruse. Sa férocité est telle qu’il s’élance sur de gros poissons, sur des serpents, des grenouilles, des oiseaux d’eau, des rats ou même de 340 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. petits chiens tombés ou jetés dans l’eau, et que si l’animal dont il veut s'emparer lui oppose une trop grande résistance, il le saisit par la tête, le retient avec ses dents nombreuses et recourbées jusqu'à ce que la portion antérieure de sa proie soit ramollie dans son large gosier, en aspire ensuite le reste et l’engloutit. La croissance du brochet est très rapide et il par- vient souvent à la longueur de 2 mètres et jusqu’au poids de 18 à 20 kilogrammes. Dès la première année il atteint 2 décimètres ; dès la seconde, 4 décimètres; et à six ans il peut mesurer à mètre et plus. On cite quelques exemples de brochets monstrueux : le natu- raliste anglais Willougby en vit pêcher un qui pesait 43 livres; Brandt en prit un qui avait 7 pieds de long, et Bloch rapporte dans son Histoire des poissons que l’on prit, en 1497, à Kaiserslautern, dans le Pala- tinat, un brochet qui avait 19 pieds de long et qui pesait 300 livres. Il ne dit pas si c'était au 1% avril. On peignit ce merveilleux poisson dans un tableau que l’on conserva au château de Lautern, et son squelette se voyait au musée de Mannheim. L’empe- reur Barberousse, dit la légende, l'avait fait mettre, en 1230, dans un étang, en lui faisant attacher un anneau d’or qui pouvait s’élargir au moyen d'un res- sort. Il fut donc pêché deux cent soixante-sept ans après; longévité non moins extraordinaire que sa taille. Il est permis de se demander, sans trop de scep- ticisme, comment on nourrissait un pareil monstre, Hs ÿ | L'AUTOMNE. s41 qui devait avoir D duoute longtemps dépeuplé l'étang. + Le brochet fraye de février à avril, et pendant cette € re il ne prend pas l’appât. Ses œufs, comme | ceux du barbeau, passent pour malsains, et l'on pré- tend que les oiseaux, et particulièrement les hérons, _ quand ils les avalent, sont purgés et les rendent sans € * 4 ‘avoir pu les digérer, ce qui expliquerait l'apparition FAN _de brochets dans des eaux qui n’en possédaient pas nr auparavant. OCTOBRE La fécondité des plantes; la dissémination des graines. Le feuillage d'automne. — Le jardin. Nous voici en octobre. Ce mois est ainsi nommé parce qu'il était le huitième (en latin octo) dans le ca- lendrier romain, et, quoiqu'il soit devenu le dixième dans le nôtre, 1l a conservé ce nom. Pendant tout ce mois, suivant les pays et les ter- rains, on termine les labours et: les semailles, ainsi que la récolte des betteraves, des pommes à cidre et du houblon ; mais la plus importante est celle du rai- sin, la vendange, qui, sauf dans le Midi, où elle se fait en septembre, n’a lieu qu’en octobre dans la plus grande partie de la France. Pendant ce mois, la végétation fait ses derniers efforts. Ce n’est plus ia saison des fleurs aux brillan- - tes corolles, c’est celle où la nature livre à l’homme et aux animaux les semences et les fruits nombreux müû- ris par le soleil d'été. Le fruit succède à la fleur; c’est le dernier produit de la végétation, le résultat vers le- quel elle n’a cessé de tendre. C’est le berceau dans lequel le germe sommeille ; c’est lui qui renferme les graines d’où sortira l'embryon du nouveau végétal. L'amour que les animaux portent à leur progéniture, L'AUTOMNE. 343 leur instinct admirable pour la préserver des dangers ou pour subvenir à ses premiers besoins, leur force, leur courage, leurs ruses sont autant de moyens qui assurent la durée des espèces ; mais tout cela manque aux plantes, qui n'ont ni la sensibilité, ni le mouve- ment spontané. Aussi la nature leur a-t-elle donné en Aigrettes du salsifis et du pissenlit. compensation une extrême fécondité : un seul pied de maïs donne jusqu'à 2 000 graines ; on en a compté 32000 sur un pied de pavot, 360 000 sur un pied de tabac, et le nombre de celles que produisent certaines fougères étonne l'imagination. Et que de soins a pris la nature pour assurer la dissémination de ces graines et favoriser le développement des individus en empè- 344 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. chant qu’ils ne se rassemblent en trop grand nombre sur un terrain trop resserré ! Beaucoup de semences sont fines et légères comme des grains de poussière; les vents les emportentet les déposent sur les plaines, les montagnes, les édifices et jusque dans le fond des cavernes. Aucun réduit ne parait assez clos pour interdire l’entrée aux séminules impalpables des moisissures. Des graines et des fruits plus pesants sont munis d'ailes, qui les soutiennent dans les airs et leur permettent de franchir des dis- tances considérables. La graine de l’orme est bordée d’une membrane circulaire ; celle du frêne se termine par une aile allongée ; celle de l’érable a deux grandes ailes latérales. D'autres ont des aigrettes comme de petits volants ; les filets déliés qui les garnissent, s’é- cartant par l'effet de la dessiccation, leur servent de parachute pour se soutenir dans l'atmosphère; les oraines de l’apocin, du pissenlit, du salsifis et d’une foule de composées forment d'élégantes aigrettes. Des fruits en forme de nacelle ou enfermés herméti- quement sont entraînés par les eaux, qui vont porter les espèces loin des lieux qui les ont vues naître : c’est ainsi que les courants de l'Atlantique amènent jusque sur les côtes de la Norwège les drupes du cocotier et les noix d’acajou. D’autres semences ont des griffes ou des crochets, au moyen desquels elles s’attachent aux vêtements des hommes, aux fourrures des ani- maux, et voyagent au hasard, soumises aux capricieux détours de ceux qui les portent. Des fruits s’ouvrent L'AUTOMNE. 345 doucement et disséminent leurs graines. Il en est d'irritables, qui séparent leurs valves avec fracas et projettent au loin les graines qui mürissaient sous leurs enveloppes protectrices. Les animaux eux-mêmes travaillent inconsciemment à la dissémination des plantes. L'écureuil et le bec- croisé sont très friands de la graine des pins; ils dé- sunissent les écailles des cônes en les frappant contre les rochers, et, par ce moyen, ils en dispersent les semences. Les rats, les marmottes, les loirs, trans- portent des graines et des fruits dans les lieux écar- tés; ils en font des approvisionnements sous terre pour l'arrière-saison; souvent ces magasins sont ou- bliés et perdus, et les grains germent au retour du printemps. Les oiseaux avalent des baies, dont ils digèrent la pulpe ; ‘ils rendent les graines intactes et prêtes à germer. C’est ainsi que les grives et d’autres oiseaux déposent sur les arbres les graines du gui, qui, privées d'ailes et ne pouvant se développer sur la terre, ne se répandent que par ce moyen. On ra- conte que les Hollandais, voulant s'assurer le com- merce exclusif de la muscade, détruisirent les mus- cadiers dans beaucoup d'îles sur lesquelles ils ne pouvaient exercer une surveillance active; mais, en peu de temps, les oiseaux repeuplèrent ces iles de muscadiers, comme si la nature n’avait pas voulu per- mettre cette atteinte à ses droits. A mesure que les fleurs disparaissent, à mesure que s’efface cette brillante parure des beaux jours, un nou- 346 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. veau spectacle leur succède ; les gracieuses guirlandes du printemps sont remplacées par de nouvelles déco- rations. Les houx ont à l'extrémité de leurs branches ES à AN) , SN 0 D Y, äe houx. d’admirables bouquets de graines écarlates ; le gené- vrier unit ses baies bleuûtres et parfumées à son feuil- lage toujours vert ; les rameaux du fusain sont garnis de fruits quadrangulaires, dont l'enveloppe de carmin L'AUTOMNE. 347 se déchire et montre les graines orangées. La viorne obier est chargée de fruits rouges ; l’aubépine s'est transformée en un arbre de corail, et de nombreux églantiers égayent les buissons par leurs calices char- nus et couleur de feu. Des mûres bleuâtres se mon- trent près des grappes violacées du sureau ; le chèvre- feuille, qui entoure les arbres de ses longues spirales, apporte son contingent de baies orangées, et le sor- bier des oiseaux perd chaque jour, au profit des voya- geurs aériens, les baies rouges et succulentes qui font pencher ses rameaux vers la terre. Il est rare que le mois d'octobre se passe sans que les gelées légères viennent donner le signal de la chute des feuilles. La couleur du feuillage est d’abord changée, et des nuances diverses s'étendent sur la lisière des bois. Chäque arbre nous offre alors un co- loris nouveau, quile distingue et le sépare des autres. Le jaune le plus pur colore les feuilles du bouleau ; les hêtres sont chargés de feuilles mortes d’un brun rouge ; les cerisiers sauvages offrent toutes les teintes de l’orangé et du rouge vif; les feuilles du sumac et du cornouiller deviennent d’un rouge éclatant; comme le bouleau, le peuplier passe du jaune pâle au jaune intense ; le noyer noircit, ainsi que le poirier sauvage aux feuilles ternies et décolorées. Mais, au milieu de cette variété de couleurs, si pittoresque et si chère aux artistes, qui paraîtrait devoir encore plaire à Fœil, règne un certain ton de tristesse et de mélancolie, qui annonce que dans peu vont disparaître ces der- 348 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. niers ornements de la nature végétale et que nous en- trons dans la saison des brouillards, des frimas et des vents. Toutes ont perdu cette fraîcheur de la jeunesse, ce ton de santé et de force qui leur don- nait sur leur pétiole une position si gracieuse ; main- tenant flétries, leur forme est changée, leur pétiole fléchit; tristement inclinées vers la terre, le moindre vent les abat. Les hirondelles sont parties, les jours deviennent courts ; les pampres rougissent sur les coteaux. Le soleil, dont les traits commencent à s’émousser, ré- pand comme une poussière d'or sur les feuillages nuancés par l'automne de teintes infinies. Les blés sont coupés, les prairies fauchées. La campagne est encore belle à voir sous un ciel sans nuages; mais elle n’a plus la fraicheur incomparable du printemps, ni la vigueur de l'été. Souvent le premier frisson de l’au- tomne vient vous surprendre au milieu d’une belle journée. Un orage ou une saute de vent suffisent pour faire varier le thermomètre de 10 degrés en quelques heures, et l’on ne peut plus aller au bois sans se munir d’un pardessus. Oui, dans ces jours d'automne où la nature expire, A ses regards voilés je trouve plus d’attraits. C’est l’adieu d’un ami, c’est le dernier sourire Des lèvres que la mort va frapper pour jamais. Non pour jamais, comme le dit Lamartine, mais pour quatre ou cinq mois au moins; car, fort heureu- sement, tous les ans la nature renaît de ses cendres, L'AUTOMNE. 349 Le campagnard a des regrets; il songe aux longs jours ensoleillés, aux tièdes soirées, &ux nuits étoi- lées si douces, qui vont faire place aux journées courtes et assombries, aux nuits longues et froides, aux brouillards et aux frimas. Le paysan, lui, ne regrette rien; les vicissitudes des saisons lui sont indifférentes, pourvu qu’elles viennent en leur temps et favorisent son exploitation. La neige, la gelée, la pluie, la bise, sont pour lui du bon temps, aussi bien que la chaleur et le soleil, suivant les circonstances. Je me plaignais devant un paysan d’un automne tel- lement pluvieux qu'on emportait après ses bottes la terre des champs : «— Ah! monsieur, me dit-il, c’est un riche temps; ces pluies vont humecter la terre et faciliter le labour qui doit précéder les semailles d’au- tomne. » Je parlais en chasseur et lui en agriculteur. Mais il y a encore à faire au jardin ; c’est à ce mo- ment qu'il faut préparer la campagne prochaine. Quand le vent du nord-ouest commencera à souffler pour tout de bon, j'aurai mis mes fraisiers à l'abri sous une couverture de feuilles sèches, émondé ma vigne, lié les tendres arbrisseaux, préparé un plan- tureux festin de fumier au pied de mes arbres frui- tiers, rentré dans la serre les orangers et les grena- diers. Le verger et le potager offrent des produits inté- ressants. Les fruits d'hiver doivent être cueillis par un temps sec, posés doucement dans des paniers, puis portés dans la fruiterie. Le potager offre encore à récolter presque tous les produits qu'il a fournis pen- ee En Le DA annt fin A Eee nt dy pa ve | 350 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. dant l'été. Les fleurs sont devenues plus rares dans les jardins; cependant on en peut réunir encore un nombre assez considérable qui brillent avec éclat. : Outre les roses du Bengale, noisette, muscade, la sauge éclatante et les nombreux dahlias, on a encore des asters, des phlox, des bruyères, des hélianthes, des hibiscus, des chrysanthèmes, des fuchsias, etc. La vendange. —- Histoire et culture de la vigne. — Le phylloxera. Légende de Bacchus. | Au point de vue agricole, il n’est rien de plus solennel, de plus gracieux, de plus renommé que les vendanges. Chez tous les peuples qui ont cultivé la vigne, chez tous ceux où la civilisation s’est successi- vement établie, les vendanges ont toujours été une occasion de satisfactions, de plaisirs, de réjouissances. Ce précieux végétal nous vient de l'Asie. La Bible nous montre Noé plantant la vigne et faisant du vin au sortir de l’arche. C'était des environs de l’'Hébron, en Palestine, que venaient ces merveilleux raisins de la terre promise que les messagers de Josué avaient tant de peine à porter. La mythologie grecque attri- bue à Dionysos ou Bacchus la découverte du vin. Ils le représentaient couronné de pampres, sur un char trainé par des tigres ou des panthères, emblèmes de la fureur que l'ivresse inspire ; quelquefois aussi par des lynx ; mais j'avoue que j’en ignore la raison, car le lynx n’a de particulier que la vue perçante qu’on = Ps. “ 4 = à x : U % hotte URSS DS RS Ps Se Es ns ds té din Tr L'AUTOMNE. 353 lui attribue; or, un homme ivre peut bien y voir double, mais non pas de loin. Les Phéniciens, qui voyagèrent de bonne heure sur les côtes de la Méditerranée, introduisirent la culture de la vigne dans les îles de l’Archipel, dans la Grèce, la Sicile, l'Italie, l'Espagne et la Gaule. Dans cette dernière contrée, ce fut sans doute le territoire de Marseille, fondée par les Phocéens six cents ans avant notre ère, qui posséda les premiers plants de vigne, et c’est de là qu'après avoir été suffisamment multipliés ils furent répandus dans une grande partie des provinces de la Gaule. A l’époque de Jules César, les habitants de la répu- blique marseillaise et ceux de la Gaule narbonnaise possédaient déjà une grande quantité de vignobles productifs. Plus tard, la culture de la vigne avait en- core fait de plus grands progrès et Rome recherchait les vins de la Gaule. Mais cet état de prospérité fut de courte durée : l’an 92 de notre ère, le cruel Domitien, sous prétexte que la culture de la vigne nuisait à celle des céréales, fit arracher toutes les vignes dans les Gaules. Cette proscription dura près de deux siècles ; ce ne fut qu’en 281 que le sage et valeureux empereur Probus rendit aux Gaulois la liberté de replanter la vigne. Ce fut avec enthousiasme que la population entière se livra à cette belle et grande res- tauration, et les plants apportés de l'Italie, de la Grèce, de la Sicile, devinrent le point de départ des innombrables cépages qui couvrent encore aujourd’hui 23 A, FA A 2 - 5 Pass del LS À 6 TES TE 354 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. les divers vignobles de la France. Charlemagne ac- corda une large protection à la culture de la vigne. Les prélats eux-mêmes, imitant l'exemple donné par saint Martin, à Tours, et par saint Remy, à Laon, la favorisèrent d'autant plus que l’Église était méta- phoriquement appelée la Vigne du Seigneur. Les couvents possédèrent des vignes, et c’est aux abbés de Citeaux qu'on doit le célèbre clos Vougeot. Ce qui peut paraître singulier, c’est que les vins du Beauvoisis et de l'Ile-de-France ont Joui autrefois d'une certaine réputation. Les crus d'Argenteuil, de Pierrefitte, de Marly et de Montmorency étaient fort estimés ; quant à celui de Suresnes, dont Henri IV prisait tant le vin blanc, c’est une réputation usurpée et due à une erreur géographique. Ce vin venait, en effet, du pays de Suren, aux environs de Vendôme. Au temps où Paris, enfermé dans l’île de la Cité, s'appelait Lutèce, les ilots qui l’avoisinaient étaient plantés de vignes, et l’un d’eux s'appelait même l’île aux Treilles. On en tirait un vin fort estimé, si l’on en croit les auteurs du temps, et qui était destiné aux commensaux du roi. On voit, en effet, dans une charte de 1160, que Louis VII fait don au chapelain de la sainte Chapelle de Saint-Nicolas du Palais, de six muids de vin du cru des vignes qu’il avait dans l’île aux Treilles, derrière le palais. Les deux rives de la Seine étaient plantées de vignes, et, comme on le voit, Paris a eu ses vigno- bles, non pas seulement ses treilles royales qui mû- POSER 68 OUPS LS =: \ L'AUTOMNE. 355 rissaient là où passent à présent les rues des Jardins- Saint-Paul et Culture-Sainte-Catherine, mais des clos luxuriants dans lesquels on faisait de belles et bonnes vendanges aux seizième et dix-septième siècles. Le clos Bruneau, les rues de la Ferme-des-Mathurins, des Vignes, Beautreillis, rappellent le temps où Paris avait ses vignobles cultivés avec un soin tout parti- culier, èt donnant un vin exquis, selon un historien du temps. À en juger par la piquette que donnent aujourd’hui les vignes des environs de la capitale, il faut admettre que les ceps ont bien dégénéré ou que les dégustateurs d'alors n'avaient pas le goût très raffiné. Les vignes qui fournissent les raisins de table se cultivent sur treilles, en espaliers ou en berceaux; les autres viennent en plein champ; mais pour empèê- cher les grappes de trainer à terre et pour qu'elles reçoivent mieux les rayons du soleil, on soutient les ceps avec des échalas, ou on les fait monter sur des arbres ; les anciens aimaient à marier ainsi la vigne à l'orme et au peuplier, et cet usage existe encore en Italie et dans quelques-uns de nos départements du Midi. C’est à cet usage de faire monter les pampres au sommet des arbres que faisait allusion ce mot de Cinéas, ambassadeur de Pyrrhus, qui, trouvant dé- testable le vin qu'on lui offrait à Rome, dit que «c'était justice d’avoir pendu si haut la mère d’un pareil vin ». La vigne craint également la trop grande chaleur 356 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. et le trop grand froid; ses limites naturelles sont comprises entre les 30° et 50° degrés de latitude, elle demande un sol léger et graveleux et se plaît surtout sur les coteaux découverts exposés au midi. On doit redouter pour elle les gelées du printemps, qui dé- truisent les fleurs ; la coulure, effet des pluies; les ravages de plusieurs insectes tels que le charançon, l’eumolpe, la pyrale, le phylloxera. — Ce dernier sur- tout a tellement étendu ses ravages depuis une quin- zaine d'années, que la production des vins, qui con- stituait une des principales sources de la richesse de la France, a diminué de moitié. — Je parle des vrais vins, car cette calamité a donné naissance à une in- dustrie coupable qui consiste dans la fabrication de liquides qui n'ont de vin que le nom, et dans lesquels n'entre pas une goutte de jus de raisin. Le phylloxera est un petit insecte très voisin des pucerons, dont il rappelle les formes et qui offre à peu près les mêmes habitudes et la même puissance de reproduction. C’est aux racines souterraines de la vigne que s'attaque ce ravageur, et c'est là surtout ce qui le rend si redoutable ; car la cause du mal reste longtemps cachée sous terre et lorsque ce mal devient apparent au dehors, il est sans remède. Les feuilles rougissent, puis jaunissent et se dessèchent, les rai- sins subissent un arrêt de développement et se rident sans mürir. Lorsqu'il en est arrivé là, le cep ne tarde pas à périr. Si l’on arrache un de ces ceps malades, on trouve ses racines couvertes de nodosités ou renfle- L'AUTOMNE. 357 ments sur lesquels sont rassemblés en grand nombre une sorte de petits poux jaunâtres munis d’un long bec qu'ils enfoncent dans la racine pour en sucer les | sucs, et c’est l’afflux de la sève provoqué par cette succion incessante qui cause les nodosités parsemées sur les racines. 1, feuille infestée de cupules ; 2, cupule très grossie; 3, radicelles déformées par le phylloxera. Parmi les nombreux moyens proposés pour la des- truction du phylloxera, il en est deux dont l’expé- rience a démontré l'efficacité réelle ; ce sont : la sub- mersion qui noie l’insecte et l'empoisonnement par le sulfure de carbone. Bonum vinum lætificat cor hominis, a dit le, Psal- 358 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. miste : le bon vin réjouit le cœur de l’homme. Le vin est, en effet, un des plus précieux produits des plantes. Pris avec modération, il met la joie, la force au cœur du travailleur; il est la plus saine, la plus fortifiante des boissons, mais si l’on en use avec excès, il devient un poison et détruit lentement le corps et l'intelligence de l'homme. Voici une jolie légende à ce sujet : Bacchus, encore enfant, fit un voyage en Hellas pour se rendre à Naxia. Le chemin était long, l’en- fant fatigué s’assit sur une pierre pour se reposer. En jetant les yeux à ses pieds, il vit une petite herbe, etil la trouva si belle qu'il pensa aussitôt à l'emporter pour la replanter chez lui. Mais comme le soleil était très chaud, il eut peur qu’elle ne se desséchât avant PP NES + CON VU " Ré lande Dé NS) Ge de DÉS ds son’arrivée à Naxia. Un os d'oiseau tomba sous son regard, il y introduisit la petite plante et continua sa route. Mais la tige croissait si vite, que bientôt elle! dépassa l’os par le haut et par le bas. Alors voyant un os de lion plus gros que l’os d'oiseau, il le ramassa et y introduisit ce dernier avec la petite plante. Celle-ci, croissant toujours, dépassa bientôt l'os de lion par le haut et par le bas. Alors Bacchus, ayant trouvé un os d'âne, plus gros encore que l'os de lion, y plaça ce dernier avec l’os d'oiseau et la plante qu'il conte- nait. Il arriva ainsi à Naxia. Or, quand il voulut mettre la plante dans la terre, il s’aperçut que les racines s'étaient si bien entrela- cées autour de l’os d'oiseau, de l'os de lion et de l'os L'AUTOMNE. 359 d'âne, qu'on n'eût pu dégager la tige sans endom- mager les racines. Il planta donc l’arbuste tel quel. La plante grandit rapidement. A sa grande jeie, elle portait des grappes merveilleuses ; il les pressa et en fit le premier vin, qu'il donna à boire aux hommes. Mais il fut alors témoin d’un grand prodige : quand les hommes commençaient à boire, ils se mettaient d’abord à chanter comme des ciseaux; quand ils bu- vaient davantage, ils devenaient forts comme des lions ; quand ils buvaient plus encore, leur tête s’abaissait et ils étaient semblables à des ânes. La chasse. — Le cerf; chasse à courre; la curée aux flambeaux. Octobre est le mois par excellence pour les chas- seurs : le temps est souvent beau, les chaleurs sont passées et les froids ne sont pas encore venus. Les voyageurs du printemps nous ont quittés, mais ils sont remplacés par d’autres qui viennent prendre chez nous leurs quartiers d'hiver. Les bécasses, les bécassines, les canards, les sarcelles, arrivent en troupes nombreuses se livrer aux coups des chas- seurs. Les faisans sont dans toute leur beauté; les perdreaux sont devenus perdrix et les levrauts bons lièvres ; le lapin pullule et le cerf et le chevreuil sont à point pour la chasse à courre. Le cerfest le plus grand et le plus beau de tous les habitants de nos forêts. Celle de Compiègne en ren- jerme un certain nombre, et il n’est pas rare, au s- biz REA PET 174 PrS porte P £ +} Ed C nr nr NP OUT, Re de der dr PQ Et NE CS 9 ie Ce ea 2 Du on St CE CE LOU EU à 360 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. mois d'octobre, d'entendre les carrefours retentüir de ces cris lugubres et prolongés qu’on appelle des rate- ments. C'est un appel et en même temps un défi porté à ses rivaux au moment des épousailles. Et, à cette époque, malgré sa douceur et sa timidité ordinaire, il peut devenir dangereux, car il est alors tellement surexcité qu'il ne s'inquiète ni ne s’effraye de rien. Sa forme élégante et légère, dit Buffon, sa taille aussi svelte que bien prise, ses membres flexibles et nerveux, sa tête parée plutôt qu'armée d’un bois vivant, et qui, comme la cime des arbres, se renou- velle tous les ans ; sa grandeur, sa légèreté, sa force, le distinguent assez des autres animaux des bois, et, comme il est le plus noble d’entre eux, il ne sert qu'aux plaisirs des plus nobles — ou‘tout au moins des plus riches. | Le pelage le plus ordinaire pour le cerf est le fauve ; cependant, il s’en trouve de bruns, même en assez grand nombre, et d’autres qui sont roux. Le cerf a l'œil bon, l’odorat exquis et l'oreille excellente. Il nage parfaitement et peut même tra- verser de grandes rivières. Il saute encore plus légè- rement qu'il ne nage, car, lorsqu'il est poursuivi, il franchit aisément une haie et même un palis de 2 mètres de hauteur. Le cerf est un ruminant ; il se nourrit de feuilles, de jeunes pousses et de bourgeons qu'il broute de irès près. Il attaque également l'écorce des arbres et les fruits. Non seulement ses dégâts se font sentir Le cerf, la biche et le faon. L'AUTOMNE. 363 dans les forêts qu'il habite, mais surtout dans les champs riverains, dont il compromet fréquemment les récoltes. La femelle du cerf, la biche, se reconnaît à sa tête dépourvue de bois et à sa taille plus petite. Elle met bas, en mai ou juin, un seul et rarement deux faons qui ont un pelage spécial tacheté de brun et de blanc. En octobre, la même année, le faon quitte sa livrée et prend le nom de kére. Des tubercules apparaissent alors sur la tête des jeunes mâles. A un an, les tuber- cules en s’allongeant deviennent des dagues et le jeune cerf est dit daguet ; il conserve ce nom jusqu'à deux ans. En mai de la troisième année, les dagues tombent et sont remplacées par deux perches portant chacune deux ou trois branches appelées andouillers ; c’est un 7eune cerf. A’quatre ans, il fait sa troisième tôte ; les deux bois ônt alors de six à huit andouillers. A cinq ans, il forme sa quatrième tête qui porte huit à dix andouillers. A six ans, le cerf est dix-cors jeune- ment ; il a douze à seize andouillers dont le sommet forme ce qu’on appelle l'empaumure. À sept ans, ilest dix-cors et ne marque plus : le nombre d’andouillers reste stationnaire. Passé cet âge, il devient vwzeur cerf. Le cerf perd ses bois tous les ans en février ou mars. À la fin de juin, il refait sa tête, qui est d'abord recouverte d’une peau veloutée dont l'animal se dé- barrasse en se frottant contre les branches des arbres. Pendant tout le temps de son refait, 11 vit solitaire et se choisit une retraite dans un épais taillis. En sep- SALE 2. er te ot 364 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. tembre et octobre, le cerf n’a aucune demeure fixe, 1l erre et va sans cesse à la recherche des biches. De novembre en mars, les cerfs se rassemblent en troupes ou Aardes et s’enfoncent dans les profondeurs des bois. La chasse du cerf a toujours été une chasse de grand seigneur ; la pompe qu’on y déploie, le luxe d’équi- pages, le nombreux concours d'hommes, de chevaux et de chiens en font un plaisir dispendieux qui n’est permis qu’à peu de personnes. Le cerf ne se chasse qu'à courre, c’est-à-dire au moyen d'une meute de chiens courants que suivent les chasseurs à cheval jusqu'à ce que l’animal soit forcé. C’est ordinairement vers la mi-octobre que commencent les grandes chasses à courre. Les cerfs se réunissent alors dans les endroits les plus propres à viander (pâturer). Cette saison convient mieux d’ail- leurs aux chasseurs, qui n’ont plus dans ce temps à redouter les chaleurs de l'été. Le jour fixé pour la chasse, un piqueur expérimenté part de grand matin pour reconnaître d’une manière certaine la retraite où repose le cerf. Il tient en laisse un chien dressé spécialement à cet usage, et appelé limier. C’est aux empreintes — traces que le pied du cerf laisse sur le terrain — et aux fumées (fientes) qu'il reconnait l’âge et le sexe de l’animal, et ces données sont si certaines, qu'un bon piqueur ne s’y trompe jamais. Il consulte aussi les portées, qui sont les branches que dans sa course le cerf heurte ou dés aooe di 2 > ns Di 4 L'AUTOMNE. 365 brise ; elles lui servent à apprécier la grosseur de l'a- nimal et la hauteur de son bois. Les chasseurs préfèrent les cerfs de quatrième tête ou de dix-cors jeunement à tous autres, parce qu'ils courent mieux et plus longtemps, que leurs empreintes sont mieux formées et donnent lieu à moins d'erreurs. Quand le cerf est détourné, c'est-à-dire que le pi- queur à suivi la voie de l’animal, l’a trouvé dans une enceinte et s’est assuré qu'il n’est pas sorti, il va faire son rapport au lieu du rendez-vous, et on se dispose à aller l’attaquer. Dans l'ancienne vénerie, il était de règle de par- tager la meute en trois relais espacés sur la route que devait tenir la chasse. Quelques équipages conservent encore cette tradition, mais la plupart du temps on attaque de meute à mort, c'est-à-dire sans relais. Les chasseurs xont entourer l'enceinte où le cerf est signalé, et on découple les vieux chiens avec les- quels on foule l'enceinte jusqu'à ce que l’on arrive près du cerf. À la vue des chiens et des veneurs, le cerf dresse fièrement la tête, semble hésiter un mo- ment s’il résistera ou s’il prendra la fuite ; mais, en voyant tant d’ennemis, sa timidité naturelle l'em- porte, et d'un bond il s’élance. A l'instant, les trompes font retentir la forêt de la fanfare propre au lancé, les chasseurs animant leurs chiens de la voix éperonnent leurs chevaux et suivent avec ardeur l'animal qui fuit devant eux. C’est à ce moment qu'il faut examiner avec le plus 366 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. grand soin le pied de l'animal, afin de pouvoir le re- connaître dans le cours de la chasse; cur le cerf est rusé et, s’il rencontre un autre cerf ou des biches, il les fait partir à sa place et se dérobe, afin de donner ainsi le change aux chiens. Il est souvent difficile alors de pouvoir débrouiller la véritable voie de celle des animaux de change, et les chiens, emportés par leur ardeur, s’y laissent prendre. Mais les piqueurs ont re- levé le défaut, et dès que le change est signalé ils arrêtent la meute et la ramènent à l'endroit où ils ont pris le change ; là les chiens reprennent la bonne voie. Le cerf lancé file généralement en ligne droite à travers les bois et les buissons; les chiens y suivent le cerf, les hommes et les chevaux prennent les routes pratiquées à cet effet dans les bois; ils se guident dans leur course sur les aboiements continuels des chiens. On cherche autant que possible à forcer le cerf à faire un débuché, c'est-à-dire à quitter le bois pour prendre la plaine. La chasse alors est plus belle ; le cerf se montre à découvert entraînant à sa suite, comme un ouragan, hommes, chevaux et chiens. A mesure que le cerf se fatigue, sa voie devient plus chaude, les chiens redoublent d’ardeur et ne le quittent plus. Enfin après une longue fuite, si le cerf trouve un étang, il s’y jette, espérant se mettre ainsi à l'abri des chiens et faire perdre sa trace. Mais on le suit dans ce dernier refuge et, s'il ne fait que tra- verser l'étang, la poursuite continue. Maïs, dans ce PPT UN QU Peer PE NT mods dE Le. ds dites es ns din bind St ns. end LS dE sh, D L AUTOMNE. 367 cas, la chasse n’est pas longue; bientôt il est aux abois. Sentant ses forces épuisées, n’espérant plus sauver sa vie par la fuite, il s'arrête, rassemble ce qui lui reste d'énergie et se retourne contre les chiens pour leur faire payer le plus chèrement possible leur victoire. Acculé contre un arbre, il baisse la tête et de ses terribles andouillers il en éventre parfois deux ou trois, si les chasseurs lui en laissent le temps. Mais, généralement, dès qu'il s’arrête, on l’abat d’un coup de carabine. On célèbre la mort de l’animal en sonnant l’Aallali. On procède ensuite à la curée, qui consiste à dé- pouiller le cerf, en réservant le corps et les membres, eten livrant aux chiens les viscères et la panse. Quand cette opération se fait sur place, immédiatement après la mort, on dit que l’on fait curée chaude. On fait la curée froide lorsqu'elle a lieu plus tard, en dehors du lieu où a sonné l’hallali. Tout le monde a entendu parler des curées aux flambeaux qui sont faites, le soir de la chasse, dans la cour d'honneur des châteaux princiers. J'ai pu jouir de ce spectacle étrange, au château de Compiègne. Des valets de pied en grande livrée, les cheveux poudrés, formaient la haie, ménageant une large allée. Chacun d’eux tenait une longue pique au bout de laquelle flambaient des étoupes dans des gobelets remplis d’esprit-de-vin. Ces hautes flammes bleues dansaient dans l'air, se reflétant sur la double rangée 368 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. de gilets écarlates, et éclairant d’une lumière blafarde les visages des curieux qui se pressaient en foule en dehors des grilles. | Au milieu, devant le perron, les débris du cerf en tas sur le pavé étaient recouverts de la peau de l'ani- mal étalée la tête en avant; tandis que, à l’autre bout, contre la grille, la meute attendait, entourée des pi- queurs. Le signal donné, les piqueurs sonnèrent du cor, un valet éleva la tête du cerf pour la montrer aux chiens qui, le cou tendu et dressés à demi sur leurs pattes de derrière, prêts à s’élancer, faisaient un effroyable vacarme. Le maître d'équipage, placé sur le perron, et qui tenait son fouet levé, l’abaissa. Alors la meute se rua sur ces débris sanglants avec des grognements sourds de satisfaction, se disputant les morceaux et les dé- chirant à belles dents. Puis les valets de chiens firent résonner leurs fouets, rassemblèrent leurs meutes pour les ramener au chenil, et tout rentra dans l’ordre. NOVEMBRE La chute des feuilles. — L'été de la Saint-Martin. Utilité des plantes. — Travaux du mois. Nous voici en novembre, ce mois qui commence par la Toussaint et le jour des Morts, triste emblème du deuil de la nature; ce mois que les Anglais nomment mots des brouillards et du spleen. Hélas! les jours sont devenus courts, le soleil échauffe à peine la terre, un crêpe de brume se répand sur les champs privés de verdure. Les oiseaux se font rares comme les fleurs ; leur joyeux ramage n'égaye plus les bosquets, en partie dépouillés de leur parure. Le ralentissement de la sève et la fraicheur des nuits ont, dès la fin d'octobre, donné aux feuilles des arbres ces teintes jaunes, brunes, rouges et violettes qu'admire l'artiste, mais que le cultivateur regarde comme l’avant-coureur des frimas qui vont bientôt venir engourdir la végétation. Cette nouvelle parure, de courte durée, annonce la chute des feuilles; elles tombent aux premières bises de novembre. Leur chute nous attriste autant que leur retour nous a ré- jouis au printemps. Les premières gelées provoquent la débâcle, et bientôt les feuilles tombent dru comme 24 370 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. grêle et couvrent les sentiers des bois. Les fougères se dessèchent et se brisent, les herbes se flétrissent ; tout prend un aspect gris et désolé. À peine l’œil attristé trouve-t-il à se reposer sur le feuillage toujours vert des houx et des genêts. | L'un des premiers arbres qui perd ses feuilles est . le noyer; le mürier, le frêne et le marronnier viennent ensuite. Les pommiers et les pêchers restent verts très tard ; les chênes et les jeunes hèêtres ne se débar- rassent de leurs feuilles qu’au printemps, alors que les nouvelles sortent et poussent les vieilles dehors. Ces feuilles du hêtre deviennent d’un châtain foncé ; celles du chêne prennent cette nuance café au lait, devenue typique sous le nom de couleur de feuille morte. Cependant, pour peu que la saison soit favorable, on peut jouir encore de quelques beaux jours dans la première quinzaine de novembre. Ce court répit que nous laisse l’hiver est ce qu’on appelle l'été de la Saint- Martin. Combien souvent est belle la fin d’une de ces trop courtes journées ! Le soleil, comme s’il voulait se faire regretter davantage, met en jeu toute la magie de ses couleurs. Effieurant la cime des monts, il en dessine le relief par un filet d’un jaune pourpre qui se détache nettement du fond gris bleu de l’espace, et, en même temps, il brode de magnifiques teintes les nuages qui flottent en écharpe aux confins de l’horizon. A cet adieu du bel astre, les rares fleurs de la saison L'AUTOMNE. 371 ferment leur corolle, et le saule pleureur incline mé- lancoliquement ses branches, que reflètent les eaux tranquilles du lac. Mais, hélas! combien est court ce retour momen- tané des beaux jours! À mesure que les heures s’écou- lent, les rayons solaires deviennent de plus en plus obliques ; la température baisse par degrés et le jour cède peu à peu aux envahissements progressifs de la nuit. En même temps, l'air et l’eau concourent à former une atmosphère brumeuse et refroidie. Tout annonce la venue de l'hiver. Le sifflement des vents, le bruit mélancolique des feuilles tombantes, sont comme les gémissements de la nature à l’agonie. c Déjà les aquilons Des ns des bois ont jonché les vallons. Au reste, les feuilles séparées du végétal qui les a produites, ne restent pas inutiles sur la terre. Rien n’est perdu dans la nature, et les débris des plantes ont aussi leur usage. Ils se pourrissent au pied des arbres et-se convertissent en cet humus ou terre vé- gétale si essentielle à la nourriture des plantes. Cette jonchée les préserve sous sa molle épaisseur, elle les met à l'abri des vents rigoureux, elle couvre toutes les graines autour desquelles s’entretiennent ainsi une humidité et une chaleur qui les aident à germer. Ce terreau est surtout d’une grande utilité dans les jar- dins, où l'on en étend des couches qui contribuent beaucoup à l'accroissement des arbustes. Dans certains si, PR on | 1 de ot | ln 2 ANT Nec ATP 372 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. pays, les habitants des campagnes font de grands amas de feuilles ; ils les brülent tout l'hiver et em- ploient les cendres qui en proviennent à l'ameublis- sement des terres paresseuses. Le sol n’est cependant pas privé de tous ses orne- ments, et l'on voit çà et là quelques végétaux qui semblent braver les rigueurs de l'hiver. Les pins, les sapins, les genévriers, les cèdres, les mélèzes ornent encore les bois ; l'épine blanche sauvage montre ses baies purpurines, et les fruits éclatants du houx scin- tillent au milieu de son feuillage qui ne se flétrit point. Le troène, le daphné, l’airelle et l’arbousier conservent leur verdure ; le lierre serpente encore autour des vétérans de la forêt, et l’humble buis montre, même au milieu de la neige, ses rameaux verts. Sur le vieux mur s'épanouissent en rosaces les feuilles charnues de la joubarbe, toujours vivace, et aux bords de la route s'élève une tige herbacée, émettant des branches rus- tiques qui portent à leur aisselle des fleurs d’un beau bleu céleste. C’est la chicorée sauvage, dont la fleur embellit encore les derniers jours ensoleillés de l’été de la Saint-Martin. Mais c’est le dernier tribut que nous paye l'année. Cetteterre, naguère si belle et si féconde, devient de jour en jour triste, indigente et stérile. De longtemps nous ne reverrons les prairies émuillées de fleurs. Dé- pouillée de ses richesses, la terre ne montre de tous côtés qu’une surface inégale et raboteuse, un sol fan- geux et de sombres couleurs. Les champs ont perdu L'AUTOMNE. 373 leurs parfums, et l’on n’y respire qu’une certaine odeur humide, qui n’a rien de gracieux. L'importance du monde végétal est si grande, que LA chicorée sauvage. sa disparition momentanée nous surprend et nous afflige. 11 semble que nous éprouvions une perte irré- parable, et qu'une partie de nos biens nous soit ravie. me. 374 LES LOISIRS D’UN CAMPAGNARD, En effet, que ferait l'homme sans la plante ? Non seulement elle réjouit notre vue, mais nous lui devons nos demeures, nos meubles, notre chauffage et la plupart de nos ustensiles ; nous lui devons tous nos aliments ; car la viande elle-même se fait avec les végétaux : le bœufetle mouton ne donnent leur chair, la vache et la chèvre leur lait, qu'après avoir brouté l'herbe; la poule n’a pu donner ses œufs qu’en échange du grain qui l’a nourrie. Les animaux supérieurs ne peuvent exister sans les plantes ; aussi celles-ci ont- elles été créées avant eux. Elles ont été chargées d’assaiuir l’air qu’ils devaient respirer, et d'organiser en matières nutritives les principes de vie partout ré- pandus, mais dont ils n'auraient pu tirer parti sans elles. Et combien de produits variés les plantes nous four- naissent; à combien d'industries donnent-elles naïs- sance. Les unes, les plantes ligneuses, nous donnent leur bois, si utile pour construire nos ponts, nos na- vires, nos maisons et nos meubles; d’autres, les plantes textiles : chanvre, lin, ortie, phormium, etc., nous fournissent les filaments précieux de leurs tiges, de leurs feuilles, de leurs graines, qui alimentent tant d'industries diverses. D'un autre côté, les fruits d’une foule de plantes nous fournissent l’huile que nous mangeons, que nous brûlons, ou que l’on emploie dans les arts. La plus appréciée des huiles est celle qu’on extrait de l’olive ; puis viennent celles des noix, des amandes, des faines, - L'AUTOMNE, 375 des arachides ; puis encore celles que l’on obtient des graines du colza, de la navette, du sésame, du pavot, du chènevis. La plupart des matières tinctoriales que nous em- ployons sont aussi empruntées aux végétaux. Pour n’en citer que quelques-unes, ce sont: les racines de la garance et de l’orcanette, le bois de campêche, les fleurs du carthame, qui teignent en rouge; les feuilles de la gaude, les fleurs du safran, l’écorce du querci- tron et le suc du guttier, qui donnent de belles cou- leurs jaunes ; le pastel, l’indigo, le croton, qui nous fournissent de beaux bleus ; l'orseille, qui produit un riche violet, etc. De certaines plantes parfumées, comme la rose, le jasmin, l’oranger, l’héliotrope, la vanille, etc., on re- tire des essences précieuses fort recherchées pour les soins de la toilette ou les raffinements culinaires. La médecine et la pharmacie emploient avec succès les sucs d’un grand nombre de plantes pour guérir les malades ou tout au moins pour apaiser leurs souf- frances. Il nous suffira de nommer l’opium et le quin- quina. Mais je m'aperçois que je ne vous ai guère parlé jusqu'ici des travaux de novembre; il est vrai qu'il y a bien peu de chose à en dire. Dans la grande culture, pendant ce mois, on com- - mence les labours profonds ; on procède au curage des fossés et aux travaux de drainage. C’est le mo- ment de fumer les prés ou les prairies artificielles, 376 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. parce que, pendant l'hiver, les pluies et les neiges dissolvent les sels contenus dans les fumiers et les font pénétrer dans le sol. C’est aussi la meilleure époque pour planter les arbres et les haies vives. Dans le verger, il faut enlever la mousse sur l'écorce des arbres, rechercher les œufs des insectes qui forment souvent des plaques ou des bracelets autour des bran- ches, et nettoyer celles-ci des nids de chenilles qu'il faut brûler avec soin. On peut commencer à tailler les arbres à fruits à pepins, surtout les vieux, et, dès que les figuiers ont perdu leurs feuilles il faut rassembler leurs branches en faisceaux et les envelopper avec de la paille; car, plus que tout autre, ils craignent la gelée. Il y a peu de travaux à faire dans le potager, sinon butter, nettoyer et couvrir de litière les artichauts, les céleris, les cardons, les chicorées, et établir des couches pour y planter les laitues et les asperges. Quant au parterre, il prend la tenue d'hiver. Excepté les asters, les chrysanthèmes et les reines-margue- rites, rien n’y paraît plus. Dès le mois précédent on à dû rentrer en serre, ou tout au moins en chambre, toutes les plantes vivaces qui craignent le froid. Avant les premières gelées, on coupe les tiges des dahlias et on arrache les tubercules, que l’on dépose dans une cave bien sèche; puis l’on fume les plates-bandes et l'on prépare le sol pour les semis du printemps. L'AUTOMNE. 377 La chasse au sanglier. — La pêche. Le chasseur, à cette époque, n’a que l'embarras du choix : lapins, lièvres, chevreuils courent les bois, et dans la plaine voltigent par troupes les alouettes etles perdreaux; des grives se sont en grand nom- bre attardées à la cueillette des baies du sorbier et du genévrier, et l’on rencontre des convois d'émi- grants, bécasses et bécassines, mais ce sont là menus gibiers, et le hardi chasseur peut se procurer de plus fortes émotions. Par une belle matinée de novembre, le piqueur de M. de G.., chez qui je me trouvais à ce moment, vint lui annoncer la présence dans ses bois d’un gros sanglier. Ses traces et ses boutis annonçaient un mâle de cinq à six ans, c’est-à-dire dans toute sa force et par conséquent dangereux. Il reçut l’ordre de le détourner, et il fut convenu qu’on lui donnerait la chasse le lendemain matin. Le sanglier est une bête sauvage et brutale, la plus forte et la plus dangereuse de toutes celles qui habitent nos forêts. Il établit de préférence sa de- meure dans le voisinage des mares, où il aime à se vautrer; mais il est extrêmement nomade et par- court souvent de grandes distances. C’est un voisin très incommode, fort nuisible même aux forêts, au gibier et aux champs riverains. Son régime omni- vore, résultat de son système dentaire, le porte à se UE f 4 4 378 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. nourrir non seulement de racines, d'herbes -et de fruits, mais encore à dévorer les lapereaux, les le- vrauts, les jeunes faons, les œufs et les jeunes pous- sins des faisans et des perdrix. Il détruit les semis, les plantations nouvelles et bouleverse les champs cultivés. Le jour, il reste habituellement couché dans son gîte ou bauge, et c’est pendant la nuit qu'il va commettre ses déprédations. Le sanglier fait choix d’une compagne en décem- bre. Celle-ci, la /aie, porte quatre mois et met bas au printemps quatre à huit petits, qui prennent le nom de marcassins et conservent jusqu’à six mois une livrée ou pelage spécial formée de bandes longitudi- nales alternativement blanches, fauves et noires. A six mois, la livrée s’efface et fait place à un pelage de teinte uniforme et d’un gris sale; on donne alors au jeune sanglier le nom de bête rousse; à deux ans, il est dit ragot, à trois ans, tiers an, à quatre ans, quartanier. À partir de cinq ans, il devient vieux sanglier ou solitaire. Le mâle a les mâchoires armées de quatre dents saillantes et dressées vers le ciel, les deux d’en bas sont les défenses; elles sont très fortes, aiguisées et tranchantes, et l’animal s’en sert pour découdre et éventrer ses ennemis. La laie est dépourvue de défenses, mais elle mord cruellement. Nous avions donc affaire à un solitaire de forte taille, et dès le point du jour les piqueurs assemblè- rent le vautrait, c’est ainsi qu'on nomme l'équipage employé à chasser le sanglier, et il se compose ha- LIL : SAUNA Lu: D TNT ÿ (ED La chasse au sanglier. a+ L'AUTOMNE. 381 bituellement de quarante chiens courants. Tout étant bien disposé, nous nous rendimes au fourré où était rembuché le sanglier et le piqueur y entra, tenant le limier en laisse, pendant que les cors sonnaient. Au bout de quelques minutes débuchait une bête énorme qui traversa la clairière à fond de train, en- trainant à sa suite les quarante chiens qu'on avait découplés. Comme un ouragan qui passe, le sanglier se lança à travers bois, brisant tout sur son passage et faisant sa trouée, mais suivi de près par les chiens dont les aboïements furieux nous guidaient. Un quart d'heure à peine s'était écoulé, lorsque d’af- freux hurlements mêlés aux aboiements vinrent frapper nos oreilles. Le solitaire tenait tête aux chiens. Un temps de galop nous amena promptement sur le champ de bataille. Le sanglier avait gagné un fourré de houx et d’épines noires; là il s'était arrêté, et sachant bien qu’il n'avait pas à craindre un mou- vement tournant, les yeux rouges de sang, les lèvres écumantes, le poil hérissé, il était tombé comme la foudre sur les plus rapprochés de ses assaillants, éventrant, décousant, mutilant de ses terribles dé- fenses tout ce qui s’offrait à ses coups. Quelques-uns des chiens, et des meilleurs, étaient restés sur la place; d’autres se retiraient à l’écart, remplissant l’air de douloureux hurlements, l’un traînant un membre ensanglanté, l’autre montrant à son cou ou à son flanc une plaie béante. 382 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Nous descendons de cheval, et, le couteau et la ca- rabine à la main, nous nous disposons à pénétrer dans le fourré; il faut mettre fin au combat, car les moments sont chers et chaque minute compte une nouvelle victime. Nous y voilà ; nous entrevoyons la masse noire du sanglier entouré par les chiens ; c’est un vacarme effrayant d’aboiements frénétiques, de grognements de rage ét de cris de douleur. M. de G... se hâte et profitant du moment où, emporté par sa fougue, l’animal en chargeant les chiens se montre à découvert, il lui loge un lingot entre les deux yeux. La bête tombe, il était temps. Le combat avait duré vingt minutes, et il y avait cinq morts, onze blessés grièvement, sans compter les écloppés; un peu plus, et la meute y aurait passé. Pour agir ainsi, il faut être, comme M. de G..., un tireur hors ligne et un homme de grand sang-froid, car c’est un rôle dangereux. Lorsque le sanglier est acculé à un tronc d'arbre ou à un rocher, et occupé à discuter sérieusement avec les chiens, la vue du chasseur a le don de porter sa colère au paroxysme, et, le plus souvent, la bête furieuse laisse là ses pre- miers adversaires et fond droit sur l’homme. C'est le moment que les veneurs habiles et de sang-froid choisissent pour servir au sanglier une once de plomb. Que l’on chasse le sanglier à courre, à tir ou à l'affût, il faut toujours le viser au défaut de l'épaule, s’il est en travers du tireur; au poitrail ou dans l'œil, s’il vient droit sur lui. L’armure qui le recouvre par- L'AUTOMNE. 383 tout ailleurs est tellement épaisse et forte, que sou- vent une balle ne l’arrêterait pas. En somme, les piqueurs et les chiens aiment peu cette chasse où il faut toujours être muni d’aiguilles et de fil pour raccommoder ceux qui sont déchirés, et c’est une folie digne du héros de la Manche, qu'un joyeux chasseur aille risquer d’éprouver le sort du bel Adonis en faisant assaut de plain-pied avec un pareil animal au fond des bois. Il est plus raison- nable, lorsqu'on veut s’en débarrasser comme animal nuisible, de le tirer à l’affût, posté en un lieu sûr. Quant à la pêche pendant ce mois de novembre, elle est rarement heureuse; les herbes aquati- ques, comme les terrestres, se fanent et se décom- posent; les vents violents, les pluies et souvent même la neige agitent et enflent les eaux. Les gar- dons, les carpes et les vandoises se retirent en eau profonde et y restent jusqu'au printemps; les bro- chets, les perches, les chevaines mordent bien encore au vif, mais au milieu du jour seulement. Peut-être encore prendra-t-on quelques barbeaux avec des vers rouges ou du fromage de gruyère, mais il faut pour cela qu’il n'y ait pas de brouillard et que l’eau ne soit pas trop trouble. Les anguilles sont disparues ou cachées dans la vase. Quant aux saumons et aux truites, la fleur du panier, ils sont au temps du frai, et leur pêche est interdite. » PRE 17 ci | pré Le L'HIVER DÉCEMBRE Le jardin d'hiver. — Soins à donner aux plantes. Bien qu’appartenant à l'automne dans le calendrier astronomique, décembre est en réalité un mois d’hi- ver; au moins dans nos régions tempérées. C'est le mois où les jours sont le plus courts; le froid en- trave les travaux des champs qui, d’ailleurs, ne con- sistent qu’en labours et en défrichements. Tous les soins du cultivateur se portent alors sur les répara- tions et l'amélioration du matériel et de l'intérieur. Il n’y a guère plus à faire dans le jardin et le ver- ser que dans les champs pendant le mois de décem- bre. Tout est désolé, tout est nu. Novembre a fait disparaître les dernières fleurs de la saison; les dahlias, les asters, les chrysanthèmes sont flétris et resteront jusqu’au printemps dépouillés de leur vert feuillage. Il n’y a plus dehors une seule plante qui verdoie, si ce n’est les rustiques arbres verts sur les- quels la vue s'arrête encore avec complaisance. 25 su 386 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Mais, quelque séduisants qu'ils puissent être, vous ne vous en contentez pas, et d’ailleurs il n’est pas toujours agréable de descendre au jardin se geler les doigts et se rougir le nez. Depuis longtemps on a rentré en serre les plantes vivaces, et là vous pou- vez jouir encore de la beauté de leurs corolles et de leur doux parfum. Mais j'y pense, peut-être n'avez-vous pas de serre ? — ni moi non plus — et il serait injuste de ne nous occuper ici que de ceux qui ont la bonne fortune de posséder un véritable jardin d'hiver. Combien de personnes en sont privées ! Combien même n’ont pas de jardin, qui, cependant, aiment les fleurs et en cultivent sur leurs fenêtres ou sur leur balcon ! Pour ceux-là vont commencer, avec l'hiver, de grandes difficultés, soit pour conserver le petit nom- bre de plantes qui, pendant la belle saison, ont ré- joui leurs regards, soit pour maintenir en santé celles qu’ils achèteront en fleurs chez l’horticulteur ; car, trop souvent, hélas! ces fleurs, si fraiches, quand elles sortent des mains du jardinier, ne tardent pas à perdre leur éclat, et, au bout de quelques jours, les pauvres plantes ne sont plus que des cadavres décolorés. À qui la faute ? Généralement l’acheteur s’en prend au jardinier, et Dieu sait ce dont il l’accuse. Parfois même il va jusqu’à lui reprocher de mettre au fond de chaque pot de la chaux, non seulement pour hâter la florai- Lpit/ot É0 Vhord Yan L'HIVER. 387 son, mais encore pour brûler les racines de la plante et l’obliger ainsi à en acheter d’autres. En vain le pau- vre jardinier protestera de son innocence, et lui dira que ce qu’il prend pour de la chaux n’est autre que des platras ou du gravier, qu’il met au fond du vase afin de faciliter l'écoulement de l’eau, qui, en séjour- nant trop longtemps, pourrirait les racines. L'ache- teur n’en croit rien, et, pour débarrasser ses plantes de cette substance soi-disant nuisible, il les dépote en pleine végétation, met leurs racines à nu, et s’é- tonne de voir ses pauvres fleurs s’étioler et mourir. Même quand il n'agit pas ainsi, ses plantes peuvent dépérir, sans qu'il y ait de la faute de l’horticulteur. En effet, si elles fleurissent, malgré la saison, c’est srâce à des soins que, trop souvent, l'amateur ne sait pas leur donner. Lorsqu'il les a prises chez le jardi- nier, elles sortaient de la serre, maintenues à une tem- pérature égale, ou de dessous des châssis, qui, en les abritant, activaient leur végétation. Là, suivant leurs besoins, elles étaient entourées.de tous les soins né- cessaires. Maintenant, exposées au froid, soumises à des arrosements trop copieux ou insuffisants, privées de soins bien entendus, elles souffrent, dépérissent et meurent. Voiei quelques conseils à suivre pour éviter ces dé- sastres. Les plantes cultivées sur les fenêtres, les balcons, les terrasses, se plaisent toujours beaucoup mieux dans les rues larges, bien aérées, que dans les rues étroites à #4 h 4 fé SE dE A Et ES RTS, LES yet Te Se à OS DIRE “A VS CRE Ale. NE M ÉRRES 388 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. ou sur des cours où ne pénètrent Jamais les rayons du soleil. En général, les cultures en pot ne demandent pas une très grande chaleur ; elles ne prospèrent pas au midi, au moins en été. Toutefois l'exposition du nord leur convient encore moins. Le levant et le cou- chant sont les expositions que l’on doit préférer, sur- tout la première. En été, les plantes exposées en plein sud ayant à supporter, pendant une grande partie de la journée, la chaleur dévorante du soleil, on voit leurs fleurs se faner rapidement ; à peine a-t-on le temps de jouir de la beauté de leurs corolles et de leur suave parfum. Il faut donc avoir soin, lorsqu'on a cette exposition, de les rentrer chaque jour dans l'appartement de onze heures à quatre ou cinq heures de l'après-midi, ou de leur procurer, au moyen d’une tente, un abri arti- ficiel. Pendant l'hiver, au contraire, toutes les fois que la température le permet, on doit exposer les plantes à l’air libre le plus longtemps possible, c'est-à-dire tant’ que la gelée ne se fera pas sentir. Mais il faut avoir soin de les rentrer chaque soir, quelque doux que soit le temps; car on ne sait jamais ce que vous réserve une nuit d'hiver. Il est très important de maintenir vos plantes dans un état de grande propreté, et souvenez-vous que la poussière est leur pire ennemie; car les feuilles étant les organes destinés par la nature à la respiration et à la transpiration des végétaux, vous comprenez que si L'HIVER. 389 leurs pores, qui sont imperceptibles à l'œil, se trou- vent bouchés par des corps étrangers, ils ne peuvent plus remplir leurs fonctions, et la plante meurt par asphyxie. Ayez donc soin ou de retirer vos plantes, lorsque l’on fait l'appartement, ou de nettoyer leurs feuilles au moyen d’une éponge légèrement humide. I] faut aussi enlever les feuilles mortes et faire tomber celles qui sont jaunies ou gâtées, non seulement parce qu’elles déparent le sujet, mais encore parce qu'elles font du tort à sa végétation en lui enlevant une nour- riture utile. Si vous tenez, d'ailleurs, à avoir des plantes élé- gantes et bien faites, il est bon de les pincer de temps en temps. Pincer une plante, c'est couper avec les ongles l'extrémité de la tige principale. Cette opéra- tion, que pratiquent-journellement les horticulteurs, a pour but de forcer les plantes à pousser des bran- ches latérales. Si celles-ci prennent trop d'extension, un les pince à leur tour, comme on l’a fait pour la branche mère. Par ce moyen, on donne aux plantes un port élégant ; on leur fait, comme on dit, une jolie tête. Dès que les fleurs de vos plantes sont fanées, il faut les couper, sans attendre que les graines mürissent ; car, pour mürir, celles-ci enlèvent les sucs nutritifs de la plante et l’'épuisent. D'un autre côté, les semen- ces prises sur les plantes cultivées en pot mürissent difficilement et ne sont jamais aussi bonnes que celles récoltées sur des plantes de pleine terre. Le but de 290 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. toute plante étant de produire des graines pour sa re- production, elle s'efforcera de développer de nouvel- les fleurs pour remplacer celles que vous aurez enle- vées. [Il est toujours bon de donner à vos plantes, surtout à celles qui doivent atteindre une certaine élé- vation, un tuteur dès leur jeune âge. Sans cette pré- caution, les plantes prennent en poussant de fausses directions, de vilaines formes; souvent même leurs tiges s’étalent sur la terre et sont salies par la pluie ou l’arrosage, C’est là un des grands secrets des jar- diniers, et, comme vous le voyez, il n’est pas difficile de les imiter. Beaucoup de personnes achètent des arbustes en pot, et les y laissent indéfiniment, quel que soit le développement qu’ils prennent ; puis elles s’étonnent que, au bout d’un certain temps, ces plantes devien- nent chétives, souffrantes, remplies de bois mort. Les plantes exigent naturellement des pots proportionnés à leur développement ; il faut donc les rempoter cha- que année ou au moins tous les deux ans. Le rempo- tage consiste à donner aux plantes des vases plus grands, en rapport avec le développement qu'elles ont pris pendant l’année, et, en même temps, à rempla- cer par une terre neuve celle qu'elles ont épuisée. L’é- poque la pius favorable au rempotage est le printemps; cependant beaucoup de jardiniers font cette opération en automne. Avant de dépoter la plante, il faut prépa- rer le vase plus grand destiné à la recevoir. Une re- commandation essentielle est de ne pas régliger de L'HIVER. 391 mettre au fond du pot soit un lit de petits cailloux, soit quelques tessons placés sur le trou. Cette opéra- tion, fort simple, mais très utile, a pour but, en em- pêchant les pots de se boucher avec la terre, de faci- liter l'écoulement des eaux, puis aussi d'empêcher les vers de s’introduire dans la terre, et les racines de passer à travers le trou. On le remplit ensuite de bonne terre à moitié, un peu plus, un peu moins, suivant la srosseur de la motte à rempoter, et l’on s'occupe de dépoter celle-ci. Voici comment on opère : on place la main gauche sur la terre, de manière que la tige passe entre les doigts; puis on renverse la plante la tête en bas, et, en soutenant le pot de la main droite, l’on frappe légèrement le bord sur un point d’appui. Une fois la motte sortie du pot, on l’examine ; on sup- prime les racines rompues ou pourries ; on fait tom- ber une partie de-la vieille terre, en grattant légère- ment ; puis on la place dans le pot qu'on lui destine, en la maintenant bien au milieu. On coule alors de Ia terre entre la motte et les parois du pot ; on la tasse avec les pouces, afin qu’il n’y ait aucun vide, et en ayant soin de laisser la surface de la terre d'environ 1 ou 2 centimètres plus basse que les bords du pot, afin de recevoir l’eau des arrosements. Cela fait, on arrose convenablement, et l’on place la plante à l’om- bre pendant quelques jours, pour en faciliter la re- prise. La question de l’arrosement des plantes a une grande importance; car elles souffrent autant d’un excès d'hu- SEE PRE NE RE AR LEE, nr A TE rt dr Lt + « Ré de A Re 70 L DER ue At SE, à 392 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. midité que d’une trop grande sécheresse. Quand l’eau séjourne dans les pots, elle pourrit les racines; sur- tout lorsque la plante est succulente. En thèse géné- rale, on peut dire que les arrosements doivent être proportionnés aux progrès de la végétation : ainsi, une plante en fleur demande plus d’eau que celle qui com- mence à végéter. Ils doivent être, en outre, plus ou moins abondants suivant la température. Pendant les chaleurs de l'été, l'heure la plus favorable pour arro- ser les plantes est après le coucher du soleil ; mais, au printemps et à l'automne, où les nuits sont souvent froides, les arrosements doivent se faire le matin. La meilleure eau, pour arroser les plantes, est l’eau de pluie ou de rivière ; celle des sources et des puits, étant froide et très crue, doit être tirée d’avance, afin que sa température se rapproche de celle de l'air et que le sédiment calcaire qu’elle contient puisse se dé- poser. Une eau troublée par les détritus végétaux ou animaux, loin d’être nuisible , augmente la vigueur des plantes. Lorsque vous apercevez même une plante dont la végétation est languissante, dont les feuilles jaunissent, arrosez-la de temps en temps avec de l’eau à laquelle vous aurez ajouté un peu de noir animalisé, de poudrette ou même de crottin de cheval ; presque toujours vous la verrez reprendre ses couleurs et sa santé. Lorsque vous arrosez des plantes en potouen caisse, ayez toujours soin de vous servir d'un arrosoir muni de sa pomme; autrement le jet, trop abondant, bat la L'HIVER. 393 terre et la délaye, et, de plus, elle entraine avec elle une partie de l’humus que contient la terre. Une excel- lente manière de maintenir la terre des pots dans une humidité convenable, c’est de placer ceux-ci dans des assiettes à moitié remplies d’eau. La terre aspire l’eau peu à peu et porte aux racines la fraîcheur dont elles ont besoin. Les arrosements doivent ètre très modé- rés pendant l'hiver ; il est même des plantes qu'il ne faut jamais arroser dans cette saison : ce sont les plan- tes grasses, telles que les cactus, les aloës, les ficoïdes, les yuccas, etc. En tout temps, la conservation des plantes dans les appartements exige de grands soins ; mais plus encore en hiver que dans toute autre saison. Les conditions essentielles pour les maintenir en bonne santé sont les suivantes : les placer non pas où elles font le meil- leur effet, sur un meuble, mais là où elles recevront plus directement la lumière; celle-ci étant absolument indispensable à la vie végétale — entretenir à l'inté- rieur la température entre 10 à 12 degrés; néanmoins, exposer les plantes à l’air extérieur toutes les fois que la température le permettra — enfin arroser le moins possible et avec une eau dont la température soit à peu près égale à celle de l'appartement. Conservez toujours vos plantes dans leurs pots en terre poreuse; rien ne leur est plus nuisible que ces va- ses en porcelaine ou en terre vernissée, qui s'opposent à l’évaporation et à l’action de l’air sur les racines. Si vous employez des caisses ou des jardinières, je vous 394 ‘ LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. conseille d'y placer vos plantes en pot, ce qui n’em- pêche pas de les disposer selon votre goût et suivant leur taille et la couleur de leurs fleurs. Cela vaut tou- jours mieux que de les exposer aux mauvaises chan- ces d'un dépotage et d’une reprise douteuse. Dans tous. La bruyère éclatante. les cas, ces caisses ou ces Jjardinières devront toujours avoir leur fond percé | de trous, pour que l’eau n’y séjourne pas. Si vous me de- mandez maintenant quelles sont les plantes que l’on peut conserver l'hiver avec quelques chances de succès, je vous répondrai : n'achetez jamais de plantes forcées, si vous désirez en jouir quelque temps ; con- tentez-vous de celles qui peuvent fleurir dans la saison, et des plantes à feuillage ornemental; elles sont encore assez nombreuses. Parmi les premières, je vous indiquerai de préférence les bruyères, les cinéraires, les chrysanthèmes, les cyclamens, les ET CP ES ET PO EN Te ce do PA Te A à PA Ê R, « ja + L'HIVER. 395 fuchsias, les giroflées, les cypripédiums, les géra- niums, l’héliotrope d'hiver, le jasmin, les jacinthes, les crocus, les pensées, la primevère de Chine, les re- noncules, le réséda, les hépatiques, les rosiers du Ben- gale, etc. Parmi les secondes, je vous recommanderai les dracænas, les aralias, les yuccas, les petits palmiers (chamærops, lata- nia, aspidistra), les aloès, les phormium, les bégonias, et la plupart des mem- bres de cette grande famille des cactus, qui semblent créés- tout exprès pour fi- gurer sur des éta- gères dans les appar- tements. Lorsqu'on dispose d’une terrasse ou d’un balcon, on peut ajouter aux fleurs et aux arbustes d'agrément quelques arbres fruitiers nains, tels que cerisiers, abricotiers, pommiers, ceps de vigne, groseilliers, fraisiers, etc. Ces arbres nains ou arbustes viennent très bien ; ils sont d’une culture facile et donnent d'excellents fruits. Ce mode de cul- Le cypripédium. 396 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. ture, emprunté aux Chinois, est déjà fort répandu en Angleterre, où, sur les tables riches, on présente les fruits sur l’arbre. Les conditions essentielles du succès sont de plan- ter en pot les jeunes arbres fruitiers, en supprimant les grosses racines, mais en leur laissant assez de che- velu pour qu'ils puissent se nourrir. Comme le volume de terre dans lequel plongent les racines est relative- ment peu considérable, on doit en augmenter la ferti- lité par des arrosages d’eau mêlée de jus de fumier ou de guano délayé. Quant aux travaux des champs, ils sont fort res- ITÉIALIS € En ce mois, on fait leslabours d'hiver, qui ont pour but d'exposer la terre à la gelée, si toutefois ils sont praticables, car parfois, en décembre, les pluies cu la fonte des neiges détrempent le sol et le trarsforment en marécage. Dans ce cas, il est important de visiter fréquemment les champs semés en blé, en colza et autres plantes hivernales, et de procurer aux eaux un facile et prompt écoulement. 11 faut en agir de même dans les terres argileuses qui doivent être cultivées et ensemencées de bonne heure au printemps; car, si l’eau y séjourne pendant l'hiver, cela retardera l'époque où la terre se trouvera en état de recevoir une bonne culture. A l’intérieur, on s'occupe du nettoyage et de la répa- ration des outils et des instruments ; de la restauration des bâtiments. Ceux qui ne l’ont pas encore fait, pro- mi dl LE L'HIVER. 397 cèdent au battage, et beaucoup de petits fermiers réservent même cette opération pour cette époque, où, chaudement enfermés dans leur grange, ils font jouer le fléau du matin au soir, et narguent le froid ou la pluie. Dans le potager comme dans le jardin d'agrément, les travaux de pleine terre se bornent à des défonce- ments, au labour et à la fumure des carrés vides. On démolit les anciennes couches et on en prépare de nouvelles, soit pour les nouveaux semis, soit pour repiquer les semis du mois précédent. Toutes les eul- tures précoces ou forcées doivent être soigneusement garanties du froid par de la litière ou de bons pail- lassons. En fait de légumes, la pleine terre n'offre plus guère que des choux de Bruxelles et de Milan, des salsifis, des mâches, des épinards, du cerfeuil et du persil. Mais les couches et châssis donneront des radis, des laitues, des choux-fleurs, du céleri, des cardons, ete. Les poires et les pommes sont les fruits du mois de décembre; et le fraisier des quatre saisons peut donner de nouveaux produits si on le couvre de châssis. En fait de fleurs, la rose de: Noël et quelques pensées fleurissent encore dans les endroits abrités, si la saison n’est pas trop rigoureuse, et l’on peut mettre en place les saxifrages à fleurs roses, à feuilles épaisses, dont la verdure résiste aux froids de l'hiver. JANVIER Le mois de janvier chez les anciens. — Travaux des ehamps et des jardins. — Utilité de l'hiver. Le ciel est gris comme une coupole de plomb; la terre est couverte d’un manteau de neige ; les arbres livrent aux vents aigres leurs noirs squelettes et tendent comme des bras suppliants leurs branches dénudées; les fleurs sont mortes; l’eau glacée est immobile entre ses rivages sans herbe ; il n'y a dans l'air ni chants d'oiseaux, ni bourdonnements d'in- sectes, ni parfum des fleurs; le soleil, quand il pa- rait, ne reste que quelques heures à l'horizon. Voilà mon jardin l'hiver ; il m'offre le triste tableau des régions hyperboréennes. Ah! janvier est un vilain mois pour ceux qui ai- ment les jardins, les bois, les beaux jours. Beaucoup de personnes, cependant, .apprécient le mois de jan- vier. C’est l'époque des bals et des soirées. Ce pre- mier mois de l’année, que les Romains avaient con- sacré à Janus — Le dieu à deux visages dont l’un regardait l’année qui venait de finir et l’autre celle où l’on entrait — était alors comme aujourd'hui le mois des étrennes. On offrait à ce dieu, dans le ds élan doléechaeie fe Gr: SERRE ns GE SE L'HIVER. 399 cours de la première journée, un gâteau particulier nommé 7anual, des figues et du miel. On se souhai- tait une heureuse année, les amis s’envoyaient des présents, et le soir on festoyait en l'honneur de Ja- nus. Ce sont là de bonnes habitudes que l’on a eu soin de ne pas laisser tomber en désuétude. L'hiver, d’ailleurs, n’est pas complètement dénué de charmes. Quand la bise hurle au dehors, quand les flocons de neige descendent de plus en plus ra- pides et serrés, combien le logis paraît hospitalier et cher, et le feu souriant. C'est le temps de la libre étude et du calme. Alors, je tisonne, je songe, je médite. Et puis ces plaines blanchies, ce ciel fermé, ces branchages nus festonnés de givre ne manquent pas d’une certaine poésie qui parle à l’âme, et dans ces longues et paisibles veillées on échange, au mi- lieu des siens ou de vieux amis, ses idées et ses es- pérances. Les travaux manuels ne sont pas complètement suspendus. Pendant que le cultivateur profite des quelques jours calmes pour labôurer les terres fortes qu’il destine aux récoltes du printemps, qu'il fume le sol, répare ses clôtures et ses outils, l’horticulteur ne chôme pas non plus. Il défonce les carrés et les couvre d’une couche d’engrais ; à moins de gelée, 1l plante ou taille ses arbres fruitiers, sème sur couche ou sous châssis des légumes hâtifs et des fraisiers ; il taille ses rosiers, abrite les violettes et Les pensées, : couvre de paille sèche les plantes de pleine terre et 400 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. les semis faits en automne, qui craignent la gelée. Les rigueurs de l'hiver ne sont pas ques, comme on pourrait le croire, à l'éloignement du soleil; car les astronomes nous apprennent que cet astre est, au contraire, plus près de la terre le 1‘ janvier que le: {juillet de plus d'un million de lieues. C'est par la brièveté des jours, qui n’ont que huit heures de durée, et par la direction oblique des rayons solaires que s'explique l’abaissement de température à cette époque de l’année. Encore ces rayons nous arrivent- ils difficilement à travers une atmosphère brumeuse, qui nous prodigue les brouillards, la pluie, la neige et les vents glacés. Généralement, on accuse l'hiver d’être aussi peu utile qu'il est désagréable ; c’est là une erreur, et l’on méconnaît ses services dans nos régions tempérées. Chaque saison porte un caractère qui lui est propre; celui de l'hiver n’est pas d’être gracieux et agréable, mais d'être économe et réparateur. Dans cette saison, la nature se recueille; elle combine de nouveaux principes de fécondité pour le printemps. Le froid, qui est le principal agent de l'hiver, supprime tous las décors, défait les formes, efface les couleurs, fait taire tous les chants; mais il accumule au sommet des montagnes les glaces qui doivent alimenter les cours d’eau de l'été; il durcit et ferme le sol pour soustraire à l'influence du soleil, alors dangereuse, la graine qui vient d'être semée; il couvre le sol d’un manteau protecteur de neige. Alors la sève s'arrête, US es L'HIVER. 401 les végétaux sont plongés dans une sorte de léthar- gie, tout s'endort, L'hiver et le froid diminuent telle- ment les propriétés des plantes que, dans les régions septentrionales, on ne rencontre plus aucun poison végétal, et l'on voit les paysans russes manger 1m- punément des espèces de champignons qui, dans nos contrées, sont des plus vénéneuses. Pendant cet en- gourdissement des plantes, le principe vital n'existe plus que dans les graines ou dans les bourgeons; chez toutes, il est soigneusement enveloppé et ga- ranti contre les pernicieuses influences de l’exté- rieur. La vigilance de la nature s'étend également sur les animaux. Les plus délicats, avertis à temps par leur instinct, partent pour des climats plus doux; d’autres s’engourdissent et passent l'hiver, comme les plantes, dans le sommeil; le loir est rentré dans son trou; la taupe dans son terrier; la grenouille s’est enfoncée dans la vase de son marais; les chau- ves-souris sont suspendues en grappes aux voûtes des cavernes; la chenille, transformée en une momie lustrée, se cache sous le chaume; et l’araignée, ar- tiste habile, se fabrique un fourreau de ouate soyeuse; et tous vont, dans un calme sommeil, attendre dans leur retraite le retour des beaux jours. D'autres, enfin, doués d’un tempérament plus robuste, reçoi- vent, à l’époque du froid, le vêtement dont ils ont besoin pour ne pas souffrir de ses atteintes, et leur vêtement léger se change en une fourrure plus : 26 : ie 402 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. chaude. L’homme seul reste abandonné à ses pro- pres ressources; mais son intelligence et son indus- trie savent y suppléer. La nature lui ayant refusé ane chaude fourrure, il prend celle des autres. Mais puisque l'aspect de la nature est si triste sur terre, en cette saison, occupons-nous de classer nos herbiers et nos collections, de mettre en ordre nos notes et de relire nos auteurs favoris. FÉVRIER La neige. -- Le givre des hauts sommets. — L'avalanche. Nous sommes en février. La terre est couverte de neige ; elle est enveloppée, comme disent les poètes, d’un blanc linceul ; image très poétique, sans doute, mais très fausse aussi; car la terre que couvre la neige n’est pas un cadavre; elle n’est pas morte, elle n’est qu'assoupie. Elle conserve le germe de la vie dans les graines et les racines des plantes et donnera, avec le retour du printemps, une nouvelle impulsion à la sève dont la circulation sommeille pendant l'hiver. Puisque nous ne pouvons encore étudier les plan- tes, étudions la neige. Le sujet n’est pas dépourvu d'intérêt. Mais, d’abord, qu'est-ce que la neige? Si, lorsqu'elle tombe, vous en recevez des flocons sur un corps de couleur sombre et froid, sur la manche de votre habit, par exemple, et que vous les examiniez à la loupe, vous serez émerveillé des formes qu'ils affectent; ce sont des cristaux combinés entre eux de manière à former les figures géométriques les plus élégantes et les plus bizarres. Le plus souvent, et lorsque la température n’est pas très 104 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. basse, c'est une étoile à six rayons ; mais à me- sure que le froid devient plus intense, à mesure que le mercure descend dans le thermomètre au- dessous de zéro, les cristallisations deviennent de plus en plus compliquées. Tantôt chaque rayon de l'étoile est régulièrement dentelé; tantôt c’est un hexagone d'où partent des rayons symétrique- ment disposés; tantôt, enfin, ces rayons partent d’une étoile centrale et semblent porter de petites flèches qui se dirigent en différents sens. Et, au dire des voyageurs, ces formes sont encore plus variées dans la neige des régions polaires. Mais comment la neige se forme-t-elle? Les nua- ges qui lui donnent naissance se composent-ils de parcelles déjà glacées ? Sont-ils encore à l’état de va- peur vésiculaire? Comment se forment les flocons ? existent-ils tout formés dans les flancs mêmes des nuages, ou leur accroissement est-il dû au trajet qu'ils parcourent en quittant la nuée maternelle pour traverser les couches inférieures de l'air? Il faut avouer que la science ne sait encore rien de positif sur un phénomène qui frappe pourtant les yeux de l’homme depuis qu’il est au monde. Elle en est ré- duite à des conjectures, à des hypothèses. La plus répandue est que la neige doit son existence à la congélation des vapeurs aqueuses qui, saisies par le froid, passent à l’état solide, et que ces cristaux, nés au haut de l’atmosphère, déterminent, à mesure qu’ils descendent, la cristallisation des vapeurs te- L'HIVER. nues e en suspension dans l'air environnant. La neige n’est donc que de l’eau cristallisée par le froid. Cristaux de neige. Dans nos régions tempérées, la neige ne one que en hiver, et rarement e en très grande : abondance : 406 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. proche du pôle, il neige en tout temps. Le sommet des hautes montagnes est toujours couvert de neige, la température ne s'y élevant jamais suffisamment pour en opérer totalement la fusion. Que l’on marche vers le pôle ou que l’on s'élève sur une haute mon- tagne, on observe les mêmes phénomènes. C'est vraiment un spectacle curieux d'examiner les effets de la température sur les productions de la terre : à mesure que la température s'abaisse, la végétation diminue de vigueur, languit et dispa- raît bientôt. Ainsi dans ces vallées, dans ces plaines si riches et si belles, les arbres élèvent et balancent dans les cieux leurs cimes verdoyantes ; la tempéra- ture y est en rapport avec la force de la végétation ; elle est très élevée; mais à mesure que nous mon- tons vers la montagne, les arbres diminuent de. vigueur; chaque pas que nous faisons en montant change les dimensions des produits de la terre; ces beaux arbres si frais et si majestueux, que nous admirions tout à l'heure, sont remplacés par des ar- bustes qui ne dépassent plus la taille de l'homme; l bientôt ces arbustes eux-mêmes ont disparu de la -2 surface du sol, où l’on ne voit plus que des plantes | herbacées répandues çà et là; enfin l’œil étonné n'a- perçoit plus aucune verdure, aucune apparence de végétation; les neiges seules recouvrent alors la montagne. Certes, rien n’est plus curieux que ce spec- . tacle, et il n'apparaît dans aucun pays avec plus de singularité que dans les Andes, au milieu de la zone 2 << L | 4 4 : L'HIVER. 407 torride, où l'habitant du bord de la mer ne connait ni la gelée, ni la neige, et où le voyageur de la mon- tagne ne voit que glaciers et neiges perpétuelles, Le refroidissement progressif des régions bo- réales s'explique naturellement par l’éloignement du soleil et par l'obliquité de ses rayons; mais il sem- blerait, à première vue, que, le sommet des monta- gnes étant plus rapproché du soleil que les plaines basses, la température y devrait être plus élevée, tandis que c’est le contraire qui a lieu. Lei, le phéno- _mène est dû à une autre cause. L'air est pesant et, en raison de son poids, il re- pose sur la terre, qu’il comprime de tous côtés ; les couches supérieures pesant sur les inférieures, celles- ci sont beaucoup plus denses, et plus on s'élève, plus l'air est léger. Or, plus l’air est dense, plus il retient la chaleur solairé. L’atmosphère, en retenant dans ses couches inférieures une grande partie des rayons calorifiques qu’elle reçoit du soleil, y maintient une température bien supérieure à celle des régions éle- vées, dont l'air raréfié s’échauffe à peine. C’est ce qui explique pourquoi, même sous l'équateur, les hauts sommets sont couverts de neige. Quand je dis de neige, je devrais dire de givre, car les hauts sommets des montagnes s'élèvent sou- vent au-dessus des nuages, et la neige provient tou- jours de ceux-ci. Des expériences répétées ont dé- montré que la température décroit à mesure que l’on s'élève au-dessus du niveau de la mer, d'environ 5 LES 108 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. 1 degré par 180 mètres. Ainsi, en supposant que près du sol le thermomètre marque zéro, transporté au sommet du mont Blanc, il descendrait à 26 de- grés au-dessous de glace. Mais la direction des vents, leur vitesse, l'état du ciel viennent souvent troubler la régularité de cette loi. Chacun à pu remarquer que si, pendant l’été, l’on monte de la cave une carafe pleine d’eau, sa surface extérieure se couvre immédiatement de gouttelettes liquides, bien que l’air ne semble pas humide. Si la carufe était plus froide, ou mieux, si on l'avait rem- plie de glace, au lieu de gouttes liquides, ce serait une poussière blanche, comparable à du givre, qui recouvrirait le eristal. Tout cela n’est que le résultat de la condensation de l’eau contenue d’une manière invisible et perma- nente dans l'air, qui la dissout en quantité d’autant plus grande qu’il est lui-même plus chaud. La mon- tagne joue le même rôle que la carafe vis-à-vis de l’atmosphère tiède de l’été, quand l'air, échauffé dans les régions basses de la terre, et devenu plus léger, monte et passe dans son voisinage, refroidi brusque- ment à son contact, il abandonne à sa surface, sous la forme de névé ou givre, une partie de l’eau qu'il con- tient, et en même temps il s’y refroidit. Ce n’est done pas la neige proprement dite qui blanchit les plus hauts sommets, car souvent ils dominent les nuages; c’est une substance aussi blanche, mais infiniment plus fine et plus mobile, sorte de sable glacé que les DEPART" L HIVER. 409 vents transportent souvent comme celui du désert. Malheur au voyageur surpris par une de ces dange- reuses tourmentes! Enseveli en un instant sous un linceul de plusieurs mètres d'épaisseur, il n’a plus d'espoir. La neige ne tombe réellement beaucoup, surtout l'hiver, que dans les parties relativement inférieures ; les pics qui s'élèvent au milieu d’un ciel presque tou- jours bleu se couvrent d’une couche d’autant plus épaisse de ce givre qu'il fait plus chaud dans les plaines. C’est donc, chose curieuse, surtout pendant l'été, que le phénomène se produit avec le plus d’in- tensité. C’est une loi physique que les corps s’échauf- _fent d'autant moins vite que leur couleur est plus claire. Aussi la neige, dont la blancheur ne saurait être égalée par aucun autre corps, ne se laisse-t-elle pas pénétrer par la chaleur; pour la même raison, elle est également à peu près imperméable au froid. C'est à cause de ces propriétés que l'hiver, à tempé- rature égale, le froid semble relativement moins ri- goureux quand le sol se couvre de neige. Celle-ci réfléchit, comme le ferait un miroir, notre propre chaleur au lieu de l’absorber. C’est aussi pour cela que les montagnes conservent l’été leur manteau de neige beaucoup plus bas que le niveau où il gèle en- core pendant le jour dans cette saison. Qui de nous, dans son enfance, n'a fait des bou- les de neige? Ce jeu, répandu partout où il y a des hivers et des écoliers, la nature s’y livre parfois sur 410 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. une grande échelle. Tout d'un coup, pendant l’été, de petites masses de neige se détachent de la mon- tagne, roulant sur les pentes en augmentant inces- samment de vitesse et de volume : c’est une avalan- che, terrible fléau pour les habitants de ces pays. Les avalanches prennent souvent des proportions énor- mes, pèsent plusieurs milliers de tonnes et se préci- pitent le long des pentes avec une fureur que rien ne peut arrêter. Se frayant un passage même à travers les forêts qu’elles renversent, elles ébranlent les ro- chers et vont malheureusement quelquefois à des distances imprévues écraser et ensevelir des villages entiers. Le bruit dont leur chute est accompagnée ressemble au roulement du tonnerre, et l’air qu'elles chassent devant elles a toute la puissance de l’ou- ragan. Les glaciers. — Leur marche. — Réservoirs des rivières et des fleuves. Les glaciers sont de véritables fleuves; car, malgré leur immobilité apparente, ils ont un mouvement de progression absolument semblable à celui d’un cours d’eau. Leur marche est lente ou rapide comme celle des rivières, suivant l’inclinaison du sol qui leur sert de lit, suivant qu'ils se trouvent resserrés dans un défilé ou qu'ils peuvent s'étendre entre deux rives éloignées l'une de l’autre. Ils ont leurs bas-fonds, leurs chutes, leurs affluents, leur source et leur em- L'HIVER, 411 bouchure. Quoique solides, leurs ondes charrient et transportent au loin ce qu’elles arrachent à leurs ri- vages ou ce qui tombe à leur surface par accident. Comme les fleuves, iis forment des deltas à l'endroit où se termine leur cours, avec cette différence que les leurs ne sont pas des sables, mais des rochers souvent assez considérables pour porter des villages et des bois de sapins. Telle est l’origine de ces roches parfois énormes qu’on appelle les blocs erratiques, et que l’on trouve détachées, par exemple, d’une mon- tagne de granit, et déposées souvent à plusieurs cen- taines de kilomètres de l’autre côté d’une immense vallée au sommet d’une montagne calcaire. Quelle puissance à pu les y transporter ainsi isolément, sans arrondir leurs angles, sans briser la plus délicate de leurs saillies? Des blocs erratiques détachés, à n’en pas douter, des flancs du mont Blanc, dont ils ont les mêmes caractères, se rencontrent jusque sur les bords de la Saône, déposés délicatement comme par la main d’un géant qui les aurait emportés par-dessus le Jura. Ces géants ne sont autres que de puis- sants glaciers qui, à une époque reculée à laquelle les géologues ont donné le nom de période glaciaire, ensevelissaient presque entièrement les Alpes et s’é- tendaient en France jusqu'au fond des départements de l’Aiïn et de la Haute-Saône, où l’on retrouve leurs traces. Les glaciers actuels ne sont que des ruisseaux auprès de ceux-là. D'après les expériences d’Agassiz, de Forbes, de pe, ” PV ST RE CRETE NE APS ER D PONT RE A É pod _ D æ, es : + DE ; $ x * 2 = Tr 412 LES LOISIRS D UN CAMPAGNARD. Tyndall et d’autres savants, un glacier progresse en moyenne de 50 centimètres par jour, sa marche an- nuelle serait donc de 180 mètres, ce qui, pour une masse solide aussi considérable, est vraiment sin- gulier. À côté des preuves mathématiques de cette. progression, 1l en est d’autres qui ne sont pas moins certaines. C’est ainsi qu'en 1788, pendant un sé- jour que fit de Saussure sur le col du Géant situé à 3360 mètres au-dessus du niveau de la mer,unde ses guides laissa une échelle dontle poids etle volume rendaient sa marche dangereuse. En 1832, c’est-à-dire quarante-quatre ans après, un explorateur des Alpes, Forbes, trouva les débris de cette échelle près des cascades inférieures de la mer de glace, distantes de plus de 4 000 mètres du premier point. Les catastro- phes, dont les Alpes sont trop souvent le théâtre, fournissent de nombreux documents sur la marche des glaciers. Pour n’en citer qu'un seul, qui eut un triste retentissement à cette époque, le 18 août 1820, plu- sieurs Anglais partirent de Chamounix pour faire l’as- cension du mont Blanc, accompagnés d’une dizaine de guides, Le temps était mauvais et le vent violent; mais, malgré l’opinion des guides, les voyageurs in- sistèrent pour continuer l’entreprise. On se remit en marche, et tout alla bien jusqu’à un étroit sentier assez raide, couvert d’une neige glissante, qui longe l'escarpement à pic. A peine étaient-ils engagés dans cette voie dangereuse, qu'un craquement épouvan- table se faisait entendre, une avalanche se détachait L'HIVER. #13 du flanc de la montagne, tombait sur le chemin et, roulant de là dans l’abime, y entrainait cinq hommes. Deux d’entre eux, arrêtés miraculeusement par une roche au bord de l’escarpement, purent se dégager; mais les trois autres disparurent au fond du gouffre où la neige, tombant en cascade, les ensevelit vivants. Toute tentative de secours étant inutile, les survi- vants redescendirent à Chamounix, la mort dans l’âme. Juste quarante ans après, on retrouva, encore engagés dans la glace, au pied du glacier des Bos- sons, c'est-à-dire à une distance d'environ 3500 mè- tres, quelques ossements, un chapeau de feutre, une lanterne brisée et quelques autres objets que l’on reconnut comme ayant appartenu aux guides victimes de cette catastrophe. La neige et le névé tombent incessamment sur les sommets des. hautes montagnes. Sur des pentes presque verticales, on doit comprendre de quel poids ces neiges supérieures viennent peser sur les parties inférieures. Peu à peu, de proche en proche, cette pression agglomère la neige-qui se comprime, durcit, et finit par se convertir en glace. Pressé par le far- deau des parties supérieures, le glacier marche tou- jours en avant. Ce mouvement développe un peu de chaleur aux points de frottement entre la glace et le sol sur lequel il se meut; une petite quantité d’eau est produite, qui favorise considérablement la des- cente en diminuant les frottements. Le fleuve solide continue ainsi lentement à descendre; la masse se 414 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. moulant toujours sur la vallée qui lui sert de lit. Lorsqu'elle arrive à une partie étroite, elle force le passage, si elle ne peut l’élargir. En face d’un obsta- cle, elle se redresse et passe par-dessus. Dans quel- ques cas, cet obstacle emporté d'assaut est condamné . à suivre le courant qui l’entraîne, pour ne le déposer qu'à plusieurs kilomètres plus loin. Enfin, lent ou rapide, le courant de la glace ne s'arrête jamais. Mais si un glacier avançait toujours sans que son extrémité inférieure disparût, il aurait bientôt envahi les contrées environnantes ; aussi, lorsqu'il a atteint les vallées inférieures où se font sentir avec plus ou moins de force les chaleurs de l'été, il entre en fu- sion, se résout en cataractes, forme des torrents, des rivières et des fleuves. Le Rhin et le Rhône, pour ne parler que des plus grands, sortent tous deux des gla- ciers de la chaîne du mont Blanc, qui donne nais- sance à plus de quarante cours d’eau. Les glaciers sont les réservoirs inépuisables où s'alimentent les rivières et les fleuves les plus im- portants. Leur mission est de condenser une partie des vapeurs que l’air dissout et emporte de la surface des mers. C’est avec ces vapeurs qu'ils entretiennent les cours d’eau qui arrosent et fertilisent nos campa- gnes avant de retourner à l'Océan par mille détours. C'est donc une sorte de circulus chargé d'entretenir incessamment l'équilibre entre l’évaporation et le niveau. L'ARIVER. 415 La neige rouge. — La faune des neiges. — La marmotte. Le chamoïs. — Le aypaëte. — Les fleurs de l'hiver. Pour indiquer qu'un corps est d’une blancheur éblouissante, on dit qu'il est b/anc comme neige. Cette expression n'est pas toujours vraie, car la neige est quelquefois rouge. De nombreux observateurs ont recueilli et étudié la neige rouge sur les montagnes. De Saussure dans les Alpes, Ramon sur les Pyré- nées, le capitaine Ross, Scoresby, Franklin dans les régions polaires, l'y ont observée. Le célèbre bo- taniste De Candolle a pu analyser celle que lui ont envoyée les courageux solitaires du Saint-Bernard, et il a reconnu que cette neige rouge doit sa couleur à une infinité de petits globules sphériques, dont le diamètre varie entre un et deux centièmes de milli- mètre. Ces globules ne sont autres, suivant lui, que des algues microscopiques auxquelles on à donné le nom de Protococcus nivals. Quelques naturalistes, cependant, en font un aninralcule et prétendent qu’il est doué de mouvement; vous comprendrez, d’ail- leurs, qu'il est difficile de déterminer la nature d’un aussi petit être. Quoi qu’il en soit, ces globules s’ac- cumulent sur la neige en telle quantité qu'elle en parait rouge; mais, en réalité, la neige par elle-même est toujours blanche. . Pendantlongtemps on a cru que la région des neiges perpétuelles ne pouvait être habitée par aucun être 416 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. vivant; que là où végétaient seulement quelques 73 ; lichens et de rares mousses, aucun animal ne pouvait vivre. Mais l'exploration scientifique de ces régions a prouvé le contraire. A près de 4000 mètres, au sommet des Alpes, vit, au milieu des neiges, une petite souris d’un gris jau- nâtre, à queue blanche; c’est le campagnol des neiges. De quoi peut vivre ce petit rongeur ? : Vous avez probablement vu — bien que ce spectacle devienne de jour en jour plus rare— de petits Sa- voyards portant dans une boîte ou dans leur veste une marmotte qu'ils faisaient danser. Ge singulier ani- mal est encore un habitant des neiges. Grand comme un lapin, il a la queue courte et touffue, les oreilies tronquées, le museau court et arrondi, le corps trapu et garni de longs poils d’un gris jauuätre. Par la forme du corps il tient à la fois de l’ours et du rat; aussi les naturalistes ont-ils créé tout exprès pour lui le genre Arctomys, nom grec qui signifie owrs-rat. La marmotte est omnivore, comme l’homme et l'ours, avec lequel elle partage ses aptitudes pour la danse et les jeux. Les marmottes habitent pendant l'été les sommets neigeux des Alpes ; mais, à l'automne, elles descendent un peu plus bas, pour se creuser des ter- riers où elles passent l'hiver, complètement engour- dies. C’est à ce moment que les chasseurs en font fa- cilement leur proie ; ils n’ont qu’à creuser leur terrier, au fond duquel les pauvres marmottes sont réunies jusqu'à dix ou douze, roulées en boule et enterrées L'HIVER. 417 dans une litière de foin. Leur sommeil est si profond, que le chasseur les met dans son sac et les emporte chez lui, sans qu'elles se réveillent. On mange la chair des jeunes, qui est assez bonne, quoique parfumée d’une odeur musquée qui n’est pas du goût de tout le monde, et sa peau sert de fourrure commune. C’est d'ans la dernière quinzaine de septembre que La marmotte. les marmottes entreprennent leur travail d'hivernage. Réunies en sociétés, elles commencent par faire un large approvisionnement de foin et de mousse, qu’elles font sécher en les exposant au soleil; puis elles creu- sent leur terrier, composé de deux longues galeries qui se rejoignent et aboutissent à une galerie principale, de manière à représenter assez exactement un Y cou- ché (—<). Ce réduit souterrain, construit avec beaucoup de 27 NL 4TS LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. soin, est alors chaudement tapissé avec le foin et la mousse qu'elles ont recueillis, et elles s'y retirent en en fermant solidement l'ouverture. On à remarqué que les marmottes que l’on déterrait pendant l'hiver avaient, la plupart, le poil usé sur le dos, et voici la singulière cause à laquelle on a attribué cette usure. Lorsqu'elles travaillent en commun à la récolte du foin, dit-on, les unes coupent l'herbe, d'au- tres la ramassent, et, tour à tour, elles servent de voi- ture pour la transporter au gite. L'une d'elles se cou- che donc sur le dos, se laisse charger de foin, en étendant ses pattes en haut pour servir de ridelles, puis se laisse traîner par les autres, qui la tirent par la queue. L'histoire est amusante; mais n'est-l pas plus naturel d'admettre qu'habitant sous la terre et s’occupant sans cesse à la creuser, cela seul suffit pour leur peler le dos ? J'ai possédé vivante‘une marmotte que j'avais rap- portée du Valais, et je l'ai conservée plus d’une année, j'ai donc pu observer en partie ses mœurs privées. Bien qu'elle mangeët de tout, elle préférait une alimen- tation végétale à toute autre; avec ses grandes inci- sives de couleur orange, elle rongeait l’écorce des ar- bustes et même les meubles ; mais elle s’accommodait parfaitement de la viande, du pain, des fruits, des lé- gumes et même des insectes ; elle buvait de l’eau et surtout du lait, dont elle était très friande; elle en buvait autant qu’on voulait lui en donner, levant la tte à chaque gorgte, comme une poule, et en faisant L'HIVER. 419 entendre un petit murmure de satisfaction, comme si elle récitait son Benedicite. C'est peut-être de là que vient l'expression bien connue de marmotter des priè- res. Elle était très apprivoisée, prenait des friandises dans ma main, se levait sur ses pattes de derrière et dansait, lorsque je lui en donnais l’ordre, recherchait les caresses et se montrait très douce, faisant entendre alors son petit murmure ; mais, quand elle étaiteffrayée ou en colère, elle poussait un sifflement perçant et aigu qui blessait le tympan. C'était surtout le cas lors- qu'elle se trouvait en présence d'un chien. Soit jalou- sie, soit antipathie naturelle, elle montrait pour cet animal la plus grande aversion ; dès qu'elle en voyait un, elle s'élançait sur lui et le mordait avec rage. Cette haine aveugle contre les chiens fut la cause de sa mort; car, un jour où elle était dans le jardin, un gros boule- dogue y pénétra à la suite de son maître, le boucher; la marmotte ne l’eut pas plus tôt aperçu qu'elle se rua sur lui et lui fit sentir cruellement ses grandes inci- sives tranchantes ; mais le bouledogue, qui, comme tous ses pareils sans doute, n’était pas endurant, sai- sit ma pauvre marmotte par le cou et l’étrangla sans miséricorde. Dans ses montagnes, la marmotte s'enferme dans son terrrier vers la fin de septembre ou au commen- cement d'octobre, et n’en sort guère que vers les pre- miers jours d'avril; mais lorsqu'on la tient dans une chambre suffisamment chauffée, elle ne s'engourdit pas et conserve même toute sa vivacité. Cette singu- ER ST PRE PT UTP DT PI PE "T7 RS RS RE A Ve: Li 4 ; | " #20 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. lière propriété qu'a la marmotte de s'engourdir pen- dant l'hiver et de rester environ six mois sans man- ger ni boire est ce qu'on appelle l’Atbernation. Elle appartient à plusieurs autres animaux, tels que le loir, l’écureuil, le hérisson, le blaireau, la chauve-souris, les reptiles, les batraciens, etc. La température du corps, qui, chez les animaux hibernants à sang chaud, est, à l'état de veille, égale à celle des autres mammifères, c’est-à-dire d'environ 38 degrés, descend presque, pendant leur sommeil périoäique, à la température de l'air ambiant. Dans cet état, les fonctions vitales sont sinon suspendues complètement, au moins considéra- blement ralenties, et l’abaissement de la température propre de l'animal est l'effet et non la cause de l’en- gourdissement. On attribue généralement le sommeil hibernal au froid ; mais on sait que plusieurs animaux éprouvent cet engourdissement périodique sous le ciel embrasé des tropiques. tandis que beaucoup d’autres, qui habitent les régions polaires, ne s'engourdissent pas. Il faut avouer ici, encore une fois, que la science n’a pas complètement résolu le problème. « Que sçais-je ? » disait Montaigne. Le chamois vit aujourd'hui sur les cimes les plus inaccessibles des Alpes ; mais ce gracieux animal n'y habite pas absolument pour son plaisir ; il s’y est réfu- 4 gié pour échapper à la poursuite acharnée de l'homme. La chasse au chamois est des plus dangereuses; mais elle est, pour quelques montagnards, une passion in- surmontable. Le chasseur part à la pointe du jour, ! Ré 4182 DOTE ri Rat m0 0 DT di L'HIVER. #21 traverse les neiges et les glaces ; armé de son fusil et de son bâton ferré, il sonde les précipices, grimpe de roche en roche et ne recule devant aucun danger. Mais la nuit le surprend ; il attendra le lendemain matin, sans abri et sans feu; l'espoir le soutient ; il mange un morceau de pain dur, se couche et s'endort. Avant l'aube, il est debout; c’est le moment de surprendre le chamois. Il boit une gorgée d’eau-de-vie et court à de nouveaux dangers. Enfin il aperçoit sa proie. Dou- cement il se glisse à portée de fusil ; il s'allonge sur le sol, appuie le canon de son arme sur un rocher et vise d’un œil sûr; le coup part, le chamois fait un bond et tombe. Le chasseur est radieux ; mais il faut reve- nir. [Il charge son précieux fardeau sur ses épaules, mesure de l'œil le chemin qu'il a parcouru, examine comment il pourra franchir les obstacles, les précipices qui le séparent de son village, se met en route et ar- rive triomphant dans son chalet. Mais il arrive aussi parfois que le pied lui manque; il glisse, et alors. son corps, brisé au fond d’un précipice, deviendra la proie des gypaètes et des corbeaux. L'aigle plane souvent au-dessus des pics alpestres. Le gypaète ou vautour des agneaux, que les Suisses nomment Lemmergeier, habite aussi les rochers inac- cessibles. Il a jusqu’à 3 mètres d'envergure et em- porte facilement dans ses serres des agneaux et des chevreaux ; il attaque même les enfants, et l’on ra- x . conte à cet égard, dans le pays, des histoires fort dramatiques. Sa manière d'attaquer les animaux plus 422 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. robustes, tels que chamois, chèvres, est assez singu- lière : lorsqu'il les voit brouter sur les bords des ro- chers et des précipices, il s'élance sur eux à l’impro- viste, les frappe de son bec et de ses aiïles et les force à se précipiter dans l’abime, où leur corps disloqué devient une proie facile. A côté de ces géants de l’ordre des oiseaux, se montre, dans la zone des neiges, un lilliputien, vé- ritable oiseau-mouche de l’Europe, le roitelet cou- ronné, qui doit son nom à la raie d’un beau jaune d’or qui couronne sa tête ; il pèse à peine 8 grammes. Comment vit-il là? car son bec effilé dénote ses in- stincis insectivores. Dans les mêmes régions vivent le pinson des neiges et da corneille des neiges au bec rouge de corail, Ces oiseaux habitent les crêtes des rochers inaccessibles entourés de vastes champs de neige, au milieu des- quels le soleil et les tempêtes ont formé quelques oasis. C’est là qu'on trouve encore un lézard brun, remarquable par la couleur rouge vif de son ventre, un escargot particulier, des vers de terre auxquels tiennent compagnie quelques araignées et quelques millepieds. Lorsque le soleil brille, on y voit encore courir à terre des insectes coléoptères, et de rares pa- pillons aux ailes sombres voltigent dans ces déserts de neige. Mais l'insecte le plus répandu dans la ré- gion des glaces est la puce des neiges. Ce sont là pro- bablement les maigres provisions qui permettent aux oiseaux cités plus haut de vivre dans ces contrées dé 3 Ë L HIVER. 124 déshéritées de la nature. Pourquoi ne descendent-ils pas dans les vallées, où ils trouveraient en abondance des herbes et du foin pour leurs nids, des graines et des insectes pour leur nourriture, du soleil et de verts feuillages pour égaver leurs chants ? Peut-être pour la même raison qui fait qu'un Esquimau ou un Lapon qu'on enlève à ses déserts de neige et de glace pour le transporter en Europe au milieu des jouissances de notre civilisation y meurt de nostalgie. Malgré son nom, la puce des neiges n’a rien de commun avec nos puces ordinaires, si ce n'est la faculté de sauter comme elles. Elle appartient au sgenre Podure. C’est un 14 La puce des neiges, sans ‘ès grossie. petit insecte mou, sans D ÉRRAREELE ailes, de forme très allongée, long de 2 millimètres et d'un noir de velours. Ces petits êtres vivent rassemblés par milliers sous les pierres ; mais dès qu'on les dé- couvre, ils s'éparpillent de tous côtés et disparaissent dans les fissures de la glace ou sous la neige. Le po- dure de la neige exécute ses bonds, non comme la puce au moyen de ses pattes robustes, mais grâce à un petit appareil fort singulier qui termine son corps. C'est un long appendice fourchu qui se replie sous le ventre et qui, en se débandant brusquement en ar- rière, fait sauter tout le corps de l'animal. De quoi se nourrit-il? Toujours l'éternel que sçais-je? de Mon- taigne. 424 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. Mais quittons les sommets glacés des Alpes pour descendre dans la plaine. Aussi bien les pluies de fé- vrier (pluviôse) ont fait disparaître la neige. ( À ne consulter que les apparences, on dirait que la neige ne peut être fort utile à la terre; il semblerait même que le froid humide dont elle la pénètre ne peut qu'être nuisible à la végétation. Mais l'expérience nous rassure à cet égard et nous apprend que, pour garantir les semences, les plantes et ies arbres, de la dangereuse influence du froid, la nature ne pouvait leur donner un meilleur abri que la neige, qui, comme une laine douce, leur sert de couverture et les défend des injures de la gelée et des vents. Lorsqu'elle forme une couche d’une certaine épaisseur, elle conserve une température plus douce qu’à la surface, et si l’on place un thermomètre au-dessous de la masse, il monte au- dessus de zéro. Un très grand nombre de plantes se conservent ensevelies sous la neige, et on les voit pousser au printemps avec rapidité, comme si elles avaient préparé sous cet abri salutaire des provisions pour leur accroissement futur. Si nous visitons les bois, la vue des arbres dé- pouillés de leurs feuilles est certainement attristante, cependant le chêne vert, le troène, le sapin, le mélèze ont conservé leur chevelure. Le lierre qui tapisse le tronc d’un vieil orme y maintient vertes toutes ses feuilles, ainsi que le buis qui s'implante aux fissures des rochers. Voici le houx épineux, dont les haies rouges étincellent au milieu de ses feuilles d'un vert L'HIVER. : 125 Fa brillant et produisent un effet charmant. Au pied des nÀ arbres et sur les roches, les mousses végètent et con- servent toute leur vigueur. Au milieu de ce deuil de la nature, la plus humble La rose-de Noël. fleur que nous rencontrons nous cause une agréable surprise ; six mois plus tôt, nous l’aurions foulée aux pieds ; nous nous baissons maintenant pour la cueillir. fe | Cette brave petite fleur, qui résiste au frimas destruc- ur teur, nous semble une protestation vivante contre la 426 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. mort dont l'image nous environne. Elles sont bien rares, hélas ! les plantes qui, dans nos champs et nos bois, fleurissent en hiver. Cherchons, cependant, si nous en découvrons quelques-unes. Voici justement des coudriers qui laissent pendre leurs longs chatons jaunes ; mais rien ne ressemble moins à des fleurs que ces pendeloques qui se balan- cent mollement aux branches d’un arbrisseau sans feuilles ; on dirait plutôt de grosses chenilles. Tout auprès j'aperçois un arbuste couvert de véritables fleurs, c’est le daphné mézéréon ou bois gentil ; ses feuilles ne sont pas encore parues, mais sur ses bran- ches flexibles s'étalent de jolis bouquets de fleurs roses. Gardez-vous bien, toutefois, de porter ces gra- cieuses fleurs à votre bouche, car vos lèvres enfle- raient comme sous la piqüre d’une gaëêpe. Un peu plus loin, au pied d'un vieux hêtre, la rose de Noël ou hellébore noir épanouit ses fleurs semblables à des roses simples qui s'élèvent au-dessus de ses larges feuilles d’un vert sombre, découpées en lobes pro- fonds. Sa racine épaisse et noirâtre passait autrefois pour guérir la folie. Puis c'est la galanthe ou perce- neige qui élève sa tige grêle surmontée d’une fleur blanche à pétales marqués d'une tache verte et ré- pand une douce odeur de miel. Et pour compléter le bouquet, voici quelques violettes qui devancent le printemps, dont elles sont les joyeuses messagères. Hélas, combien elles sont rares encore ! Mais l’année est finie, et bientôt va renaître le orat; et avec eux ces tranquilles plaisirs, ces listractions que nous offre la campagne et Sent F É LAN (ATrOR 4 _ TABLE DES MATIÈRES LE PRINTEMPS MARS " : ar ; Pages. a forêt de Compiègne. — La vallée et la maison que j'habite. ue 1 s ouvre l'année. — Ses titres à la préémineñce. — Théo- phile Gautier.…......:................... RE A an 7 La: renaissance des feuilles ; leur rôle dans la nature. — Les di ru RE LAS EN AR aux du jardinier. — Les semailles. -- Travaux des champs. EP MHabeetile provignage.............:.....1.,7 40145 3 LS AR ER ANR ART RO Po M A ENS LE = SAN | Doeedeapins. — Le furet. .........:.:..:..!........:) 99 AVRIL k de la nature. — Les fleurs du printemps ; les crucifères. 31 e du printemps. ——-La circulation chez les plantes..... 35 alet la plante. — Le polypigr......................... 317 u ET nine mnt le te nie sainte re ae ete NO èche TO AMEL ne eines au NERO oc0 2 a'eatateis 10 dl RD MAI , le mois des fleurs. — Anciens usages au mois de mai. 69 ombat pour l'existence. — Les amis et les ennemis de name. — Les insectes et les oiseaux .................... 72 "4 A c ENTER RENNES D æ L) + z 430 LES LOISIRS D'UN CAMPAGNARD. ; | | Pages. FE Les fleurs de mai. — Les tulipes, les iris et les Éréus PRES 27 le Les bois et les prairies. — Les insectes et les fleurs. — Le han- HeLOR., 242. ML O ER UUN ER 04 QUES CUS DCR ARS Élevage du faisan et de la perdrix ; les œufs de fourmi....... 100. ! . L'ÉTÉ JUIN Fleurs des champs et fleurs des parterres.— Les légumineuses, 4113 La Saint-Médard. — L’orage; la pluie: la grêle.............:. M5 Les produits du jardin. — Les roses ; leurs variétés. — Greffe, 5 bontare étunarcotles rs A EE AN LA CPE NS Les ennemis du rosier. — Les pucerons ; la bête du bon Dieu. — "Le poème du papillon ef dela rose... 442.000 06 C3 Le potager ; le chou, les haricots, les fèves, les laitues.......,. 140 La feuaison. — Prairies naturelles et prairies artificielles...... 14 La nuit. — Le sommeil des plantes. — L'Horloge de Flore. — La vie nocturne... Hotottu che Prato nerse bi eee OU EEE EE Le réveil. — Le robelBR. asset 912 La UE SON 161 La pèche au mois de juin, — La pisciculture ; le saumon; la truite la carpes la brème; la perche. 4-22 CC tn JUILLET Travaux et productions du mois. — Fruits et fleurs du jardin. dLellis,Türis lé pavot.s 2e, UE ete NRA Les fleurs des champs. —- Le jardinage. — Les mauvaises herbes. 199 Le repos. — Les forêts ; leur influence sur le climat. — Le ruis- Les insectes; leur rôlé dans la nature. — Les auxiliaires du cultivateur. Les 0ISeaux: 2 ER OR Le EC Er Les mouches; leur utilité. — Les vers. — Le tsetsé. — Le cousin. 293 Le chanvre; sa culture. — Le haschich. — La cellulose, — Trai- tement du chanvre. = La toile. — Le papier................ 239 AOÛ Fr Fleurs des champs. — Le tamier, légende de l'herbe aux femmes + RATÉ A ES RA SELS RRSÉAER EE EU Tree dei ea CNE CES DO Le jardin fruitier et le potager - Je Welon 5. ROSES RE DI TABLE DES MATIÈRES. | Le parterre. — Travaux de jardinage. — Les ravageurs: DAREPS) Iimaces, escargots, vers delterre.:. ….7:.,,..../...... La punuise des potagers. — M. de Buffon et son valet de cham- PL CL ADAU ON 2e 2e ee. à 2 elle ce 2 à» ae on neo - La moisson. — Le faucheur et la ramasseuse, — Les meules. — rain AUDI Strat: LT ne nt : PRE IUT A L'AUTOMNE SEPTEMBRE Les travaux des champs. — Les fleurs. — Les champignons. — PROS 2 Leparterre..:...........444T 0 eue La pomme de terre. — La pelouse et la taupe...........,.... L'alouette ; ses mœurs; chasse aux alouettes...,.......,...... RAÉEHeau Drochets.."............,...0..., ME boue de OCTOBRE La fécondité des plantes; la dissémination des graines. — Le feuillage d'automne. — Le jardin...... DE OU OEM cu S DL, La vendange. — Histoire et culture de la vigne. — Le phyl- loxera. — Légende de PCM Re CT AN: 76 TRS La chasse. — Le cerf; c#asse à courre; la curée aux flambeaux. NOVEMBRE La chute des feuilles. — L'été de la Saint-Martin. — Utilité des EE TA NQUX dUAMOIS 6.0. Le nee see eu. Le Parchasse au sanglier. — La pèche......,...........,....4., L'HIVER DÉCEMBRE Le jardin d'hiver. — Soins à donner aux plantes......,....... JANVIER Le mois Je janvier chez les anciens. — Travaux des champs et ons UtiIitE de l'hiver. ui. uk. een 451 Pages. 315 3292 328 334 342 350 35) 389 7 LES s LOISIRS ux canpacxann. D è 7. Re te neige. — Le givre des hauts SRE — L' AY Le 7 h Les Hlaciers. — Ter marche. — Réservoirs des rivières et des | RNCS TETE NN ANS DER ER ENS el RECRUE La neige rouge. — La faune des neiges. - La marmotte. = Le Le chamois. — Le gypaëte. — Les fleurs de l'hiver... ... 415 TPE | | FÉVRIER RU DES PEUT Typographie Firmin-Didot et Cie. — Mesnil (Eure). PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY Pizzetta, Jules Les loisirs d'un campagnard BioMed